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Original en couleur
NF Z 43-120-8
RECTO ET VERSO
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DE L'HELLÉNISME
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DE L'HELLÉNISME
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A IjA B'AOTJLTB DES IjETTRES DE PARIS FAX
LÉON BOULVE
UCENCtBES-I.BTTMS
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE THORIN ET FILS
A. FONTEMOING, EDITEUR
LIBRAIRE DES ÉCOLES FRANÇAISES D'ATHENES ET DE ROME,
DU COLLÈGE DE FRANCE, DE L'ECOLE NORMALE SUPÉRIEURE ET DE LA SOCIÉTÉ DES ETUDES HISTORIQUES
4, RUE LE GOFF, 4
1897
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AVANT-PROPOS
DE I/HELMNtSME AU XVtI" SIÈCLE
§ I. Étude du grec au XVIIe siècle
Il ne faut pas croire que le latin et le grec aient
exercé sur notre génie national, au xvir' siècle, une influence égale. Bien que les savants travaux des Budé, des Estienne et des Ramus eussent, à l'époque précédente, propagé le culte des. études grecques, il n'en est pas moins certain que ces études déchurent à la fin du siècle et que le latin, toujours en honneur, resta la langue classique par excellence. Ce phénomène ne doit pas nous surprendre. En effet, durant cette longue enfance que traversa notre idiome national avant de devenir une langue littéraire, le latin ne cessa de vivre à côté de lui, comme pour soutenir son impuissance et l'aider à exprimer sa pensée. Il devint ainsi la langue officielle, employée dans un grand nombre de fonctions libérales, et nous savons
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qu'on s'exerçait de longue date à la parler. Le cas de Montaigne, qui, à l'âge de sept ans, n'avait pas encore entendu un mot de français, n'était pas un cas isolé, ou du moins il n'était que l'exagération de l'usage universel où on était alors de donner au latin une importance égale sinon supérieure à celle du français.
Dans l'Université comme chez les-Jésuites, le français était interdit dans les classes aussi bien que dans les conversations. Les exercices, les jeux, tout se passait en latin, et si les enfants ne parlaient pas cette langue avec la même élégance que l'auteur des Essais, ils la parlaient du moins avec la même facilité.
Lorsque le français commença à se perfectionner, c'est encore le latin qui dirigea et qui soutint la pensée de nos écrivains. C'est en puisant à cette source que les grands maîtres du xvir" siècle donnèrent à la langue de Marot et de Rabelais la concision et l'harmonie qui devaient contribuer à la fixer et à l'élever au rang d'une langue classique. Mais il y eut alors une autre cause qui contribua particulièrement à donner au latin une place prépondérante. C'était son affinité avec notre génie national. Ce qui domine, en effet, sous l'influence du grand roi dans la littérature, comme dans la poli-
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tique et la religion, c'est la discipline, l'ordre, la mesure, l'harmonie. Or, le latin, avec sa gravité sereine, sa concision énergique et son élégance majestueuse, était bien la langue qui répondait le mieux à cet état d'esprit, et il semble que les sujets du grand roi ne pouvaient parler une autre langue que celle du peuple roi. Aussi voyons-nous no:? meilleurs écrivains tels que Bossuet, Lafontaine, Molière, nourris de la lecture de Cicéron et de Tite-Ltve, enrichir leur phrase de fréquents latinismes, et proclamer par là en quelque sorte que le latin est le plus parfait éducateur de l'esprit français.
Du reste, ce qui convenait spécialement au xvu° siècle convient aussi au nôtre et à toutes les manifestations de notre activité. « Quel est, dit Labbé, le secret de cette langue sobre et juste, qui n'a ni brouillards, ni termes affairés, ni mièvreries, ni rodomontades, tout unie et toute claire, comme !a pensée d'un honnête homme, de cet esprit sage et modéré, incisif et critique qui a pu trouver la chevalerie du Moyen-âge et le lyrisme de nos jours, sans cesser d'être Gaulois, qui voit encore par les yeux de Molière et de Lafontaine, les plus modernes et les plus anciens de tous les hommes, de ces mœurs où les grâces de la vivacité le disputent à celles de l'urbanité pour y créer le lien charmant de
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la vie sociale, où les femmes, celles-là surtout qui ont l'air d'y toucher le moins sont restées latines à la barbe des Welches ignorants et rassasiés des sources de notre humanité ». Tout cela est évidemMent l'oeuvre du latin qui a laissé son empreinte sur notre langue comme sur notre esprit.
Le grec n'a jamais exercé sur nous, quoi qu'on en dise, une pareille influence. Quand on se contente de jeter un regard superficiel sur ce siècle qui a produit tant d'hommes supérieurs, lorsqu'on les voit s'exercer dans les mêmes sujets que les anciens, et parvenir presque à les égaler, on est tout naturellement porté à penser qu'ils ont pratiqué la langue de leurs devanciers. On voudrait croire, par exemple, que Molière, à qui Boileau décernait le prix de son art, lisait Aristophane dans le texte aussi bien que Plaute et Térence. Et pourtant, il est certain que Molière ne savait pas le grec. De même, le grand Corneille, que La Bruyère comparait aux pius grands tragiques de l'antiquité, ignorait la langue de Sophocle et d'Euripide, et s'il connut leur théâtre, ce ne fut que très tard, longtemps après avoir produit ses chefs-d'œuvre et à travers une traduction. Beaucoup d'autres sont dans le même cas que Corneille. Et s'il est vrai que dans notre siècle d'érudition intense et minutieuse la première des conditions
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pour rivaliser avec un modèle, c'est de connaître sa tangue, il est non moins certain qu'on vit au XVIIe siècle ce spectacle étrange de plusieurs grands écrivains, classiques au même titre que Sophocle et Euripide, s'inspirant de leurs procédés et de leurs théories littéraires et qui ne savaient pas leur langue. Mais ce phénomène nous paraîtra moins étonnant si nous observons que l'enseignement officiel ne faisait au grec qu'une part médiocre pour ne pas dire nulle. Sans doute, la réforme universitaire de i598, inspirée par H. Estienne, parut un moment remettre en honneur les auteurs anciens. On vit figurer dans les nouveaux règlements, Homère, Hésiode, Théocrite, Platon, Démosthène,Lysias,Pindare, Aristote surtout. M. Egger dans son histoire de l'~e~e/M's~e en France, nous cite une foule d'exemples isolés qui semblent attester que l'étude du grec redevint alors populaire. Henri IV qui promulgua l'édit de 1598, lisait Plutarque dans le texte. Louis XIII savait le grec. En i6i3, des vers grecs furent lus en pleine Sorbonne. On vit même un Fr. de Harlay, archevêque de Rouen, prêcher chez les Cordeliers dans la langue de Démosthène.
Parmi les professeurs de talent, M. Gidel (1) nous (() Annuaire de l'Association pour l'sncouragement des études grecques en France. 18e année. 1884. Paris.
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cite un ~er~'s~~ ~n' qui enseignait le grec au collège du Békoud vers le commencement du xvn" siècle. « It savait, dit-il, rendre son enseignement si clair et si facile que en deux mois, ses élèves étaient au point ou les autres ne pouvaient atteindre qu'en un an ».
Mais c'est surtout dans les collèges des Jésuites que le grec semble avoir été l'objet d'une étude sérieuse. Le P. Jouvency dans son traité De ratione (~ce~ ac docendi, met le grec avant même le latin, et il dit que l'écolier doit connaître à fond ces deux langues « versari debeat in linguis latinis et graecis penitus cognoscendis ».
Les Jésuites de Quimper possédaient une bibliothèque de 3 700 volumes ou les livres grecs étaient en abondance. M. Ch. Fierville cite même des exemples qui semblent établir que les élèves se livraient avec ardeur à l'étude du grec. « J'ai retrouvé, dit-il, un devoir de déclinaisons grecques d'un étève de cinquième, Hervey Musette, avant 4 640, portant une accentuation très exacte et des abréviations très nombreuses inconnues aujourd'hui aux élèves des hautes classes (1) ».
Tout le monde sait que le P. Brumoy devait sa réputation à son Théâtre des Grecs, et le P. Labbé, (t) FtEHvtLLK. H~. (/M collège de OtMmper, <86~.
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que M. Egger appelle « un des plus grands promoteurs de Grec au xvi:" siècle », ne le cédait en rien aux plus illustres hellénistes de Port-Royal. Le P. Petau donnait en vers grecs une paraphrase de Jérémie. tl y travaillait « en venant, en revenant, en se promenant dans la ville, dans la maison, à table, la nuit, à ses autres moments perdus ». Avec de tels maîtres, les élèves devaient recevoir une singulière impulsion. Aussi vit-on des élèves du Collège de Clermont pousser l'engouement pour rhellénisme e au point de composer des vers grecs. Le morceau le plus célèbre est le ïM~yujMxof mo~ dans lequel les meilleurs élèves emploient leur verve poétique à célébrer la prise de la Rochelle par Richelieu. Ce morceau « est parfaitement écrit, dit M. Gidel, c'est un centon si on veut, c'est un placage de phrases et de mots, un rhabillage de fragments épiques ou lyriques mais pour faire cette œuvre de marqueterie, il faut avoir dans la tête un souvenir bien présent des auteurs auxquels on fait ces emprunts (1) ». Que conclure a présent de tant d'exemples fameux ? Que cette époque savait le grec? C'est ici que nous devons nous tenir en garde contre une illusion qui séduit trop facilement les admirateurs du grand (1) Annu aire de l'Association pour encouragement des études </t'ec<j'Me.<
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siècle. Qu'on se rappelle la réflexion par laquelle Fénelon commence son traité de l'TMMc~'OM des Filles. « L'éducation des garçons passe pour une des affaires principales par rapport au bien public et quoiqu'on n'y fasse guère moins de fautes que dans celles desfilles, du moins on est persuadé qu'il faut t beaucoup de lumières pour y réussir. Lesplushabiles gens se sont appliqués à donner des règles dans cette matière. Combien voit-on de maîtres et de collèges Combien de dépenses pour des impressions de livres, pour des recherches de sciences, pour des méthodes d'apprendre les langues, pour le choix des professeurs ». A quoi donc aboutissent tant de précautions et tant de soins? à produire la science? « Non, dit Fénelon, tous ces préparatifs ont souvent plus d'apparence que de solidité ».
L'apparence et non la solidité, voilà le trait décisif qui caractérise l'enseignement en général et à plus forte raison l'enseignement du grec au xvrre siècle. En théorie, les collèges donnaient à l'étude de cette langue une place importante. En réalité, ils l'enseignaient fort peu et fort mal. Les hellénistes remarquables dont nous avons parlé, et tant d'autres encore qui illustrèrent le siècle turent des exceptions. Leur science fut plutôt le fruit d'un travail et d'un goût personnels que le résultat d'une saine direction
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reçue au collège. En somme, si on doit reconnaître que le xvue siècle produisit des hellénistes, on peut dire aussi que ce ne fût pas un siècle d'hellénisme. En effet, pour qu'une science se répande et devienne populaire, il ne suffit pas que ceux qui l'enseignent en pénétrent à fond tous les secrets. Il ne suffit pas, pour faire aimer à des élèves l'étude du grec, que le professeur connaisse bien cette langue. Une méthode même vicieuse a pu suffire à la lui apprendre à lui-même, s'il est doué d'aptitudes spéciales. Mais pour ouvrir l'esprit des jeunes intelligences, et les attirer à une étude qui d'ordinaire n'a par elle-même aucun attrait, il faut des « idées générales qui permettent de simplifier l'étude de la conjugaison et de la déclinaison. » II faut enfin et surtout, pour faire saisir l'esprit de l'hellénisme, après en avoir enseigné la lettre, posséder un sens critique très développé.
Or, voilà ce qui manquait aux hellénistes même les plus illustres du XVIIe siècle. llsavaientappris le grec poussés par cet engouement général qui depuis la Renaissance portait les esprits à étudier les chefsd'œuvre antiques et qui leur tenait lieu de méthode. En outre, s'attachant surtout à la lettre, et ignorant l'histoire littéraire, ils apportaient dans l'étude des auteurs une critique étroite et erronée. Tels sont les
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deux défauts qu'il nous semble utile de relever rapidement dans ce court aperçu sur l'histoire de l'hellénisme en France.
§ II. Vice des méthodes.
Les méthodes n'étaient pas toutes également vicieuses. Ainsi Port-Royal réalisait un progrès considérable sur l'Université qui ne savait pas modifier ses règlements, et sur les Jésuites qui ne voulaient pas modifier les leurs, parce qu'ils répondaient à leur but unique qui était de former non des érudits, mais des hommes du monde. Port-Roya! a eu le mérite d'inaugurer en partie ce règne de la raison substitué à l'autorité dans les méthodes pédagogiques. Nous disons en partie, parce qu'il n'a pas, quoiqu'il en dise, rempli tout son programme. L'esprit de corps qui devient facilement un esprit de parti, surtout lorsqu'il repose sur des principes contestables, a gâté en plus d'un endroit, comme nous le verrons plus loin, les méthodes de ses collèges et y a introduit des éléments funestes, en contradiction avec ses principes même.
Il est un homme qui semble avoir été plus affranchi que Port-Royal de tout parti pris, et'avoir entrevu mieux que personne, au xvn" siècle, la
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méthode la plus rationnelle et la plus féconde pour l'enseignement des langues anciennes. Nous voulons parler de T. Lefebvre père de M" Dacier. On ne dit plus aujourd'hui, après Voltaire, que son seul mérite a été de donner le jour à cette célèbre helténiste (1). Il a écrit sur un grand nombre d'auteurs des commentaires très estimés qui le mettent sans contredit au premier rang des philologues de son temps. Il est vrai que ces travaux exécutés à une époque où la philologie était encore dans l'enfance ont été dépassés depuis et par conséquent oubliés. Mais il n'en est pas de même de ses théories pédagogiques. D'abord professeur au collège de Saumur où il restaura l'étude du grec, admiré et recherché même à l'étranger, il nous a indiqué dans sa ~Ye~oe~e pour commencer les Humanités (2) les moyens dont il s'est servi pour initier les élèves à la connaissance du grec. Les merveilleux résultats qu'il obtint dans la personne de M. et de M"" Dacier prouvent à eux seuls combien sa méthode était excellente et aujourd'hui encore on peut lui appliquer le mot que lui appliquait en 1731 un de ses commentateurs enthousiastes « non magnus, ve<f
(1) Son talent a été mis en lumière par M. Bourch.enin. Thèse latine 1885.
(2) PubUée en 1731 par GauHyer.
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rum aureoluset ad verbumediscendus bibellus. (1) » Si Lefèbvre s'était borné à nous exposer sa Methode, il n'y aurait pas lieu d'en faire ici une mention spéciale. Mals il a eu soin de nous expliquer en même temps les motifs qui l'avaient engagé à proposer sa réforme. En effet, écrivant à une époque où la routine régnait en souveraine dans l'Université et dans les Collèges, il fallait, pour accréditer une méthode nouvelle, l'appuyer de raisons solides et éclatantes. Il fallait désiller les yeux de ceux qui ne voyaient pas, ou qui affectaient de ne pas voir le vice des vieilles méthodes. Or voilà ce qu'a fait Lefebvre. Avant d'établirles différents points de sa réforme, il montre en quoi péche l'usage qu'il combat, et il ne propose le remède qu'après avoir bien établi la profondeur du mal.
1 Ainsi son ouvrage renferme à la fois un réquisitoire et un programme. C'est pour cela que nous avons cru utile de le prendre pour base de cette étude comporative entre les méthodes des divers corps d'enseignement au xvn~ siècle. Le contraste entre le vice régnant et le remède proposé nous fera voir nettement l'impossibilité de fait où on était alors de savoir le grec. D'autre part, l'échec final de ~on programme comme de celui de Port-Royal nous mon(1) Gaullyer.
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trera qu'il était en avance sur son siècle et que le temps n'était pas encore venu de rompre dénnitivement avec la routine.
En prenant la plume pour écrire sa méthode, Lefebvre sent bien qu'il va se heurter à un préjugé invétéré qu'il sera impuissant à détruire, et dès les premiers mots, il nous en avertit sur un ton à la fois dédaigneux et cavalier. « Je n'écris pas, dit-il, pour les collèges ni pour les régens. mais pour un enfant bien né et riche, capable de la force de cette méthode )). C'est comme s'il disait « Dans le siècle présent il est impossible de devenir un bon humaniste par la voie des collèges. Peut-être parviendrat-on dans la suite à les transformer et à y faire adopter'le programme que je propose ici. Mais le siècle est trop attaché à la routine, pour qu'on puisse songer à le corriger d'un seul coup. Il n'y a donc pour l'élève studieux qu'un moyen de s'instruire, c'est de vivre dans l'isolement sous la direction d'un bon maître, s'il peut le rencontrer ». On n'est pas plus pessimiste. Cela rappelle la boutade du misanthrope qui dégoûté des vices du monde, veut chercher. M un endroit écarté »
« Où d'être homme d'honneur ont ait la liberté ».
Seulement, dans la bouche d'Alceste, ce n'est là qu'une boutade, parce qu'on peut être honnête
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même dans un milieu qui ne l'est pas. Mais pouvaiton devenir un bon humaniste avec la méthode des collèges ? Lefebvre qui semble mieux placé que nous pour en juger déclare que non. Quel est donc le point principal de la difficulté et le centre de l'opposition entre la vieille méthode et celle qu'il propose ? C'est que l'Université et les Jésuites se plaçaient à un point de vue bien différent de celui de Lefebvre. Visant surtout à former le style,les maîtres ne recherchaient dans les auteurs anciens que des procédés de composition qu'ils enseignaient à leur élèves, et ils négligeaient le fond même de la pensée pour ne courir qu'après l'élégance. Le latin et le grec on'raient à cet égard de précieuses ressources qu'on aurait dû, ce semble, exploiter avec une égale ardeur. Et en effet nous voyons les programmes des collèges mettre ces deux langues à peu près sur le même pied.
At sit graeoa memor Juvenis junxisse Latinis
Par esse in studio debet uterque labor,
disait le P. Mercier. Mais en réalité le grec n'occupait dans les classes qu'un rôle secondaire. Il n'était toléré à côté du latin qu'à titre de vassal (1), et c'est (1) M. LANTo~E. .H< de l'enseignement sMo~a!t'e en France, au XV! siècle.
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sur le latin, en somme, que s'appuyaient les maîtres pour former leurs élèves au beau langage. Lefebvre, au contraire, non moins occupé du fond que de laforme, pense comme Port-Royal que l'élève doit étudier le grec en lui-même et pour lui-même, afin de se mettre en état de puiser dans les auteurs un aliment et une direction pour la pensée aussi bien.que pour la langue. C'est pour opérer cette réforme qu'il compose sa Méthode et que Lancelot publie avec le Jardin des racines grecques, sa Me~a~ pour apprendre facilement la langue grecque. Mais puisque l'étude des langues anciennes a changé d'objet, il faut changer aussi la manière d'enseigner la grammaire. L'Université et les Jésuites, avides de trouver des recettes commodes pour apprendre vite le grec, donnaient le premier rôle à la mémoire. Mais Lefebvre qui veut, comme PortRoyal, former des hellénistes, préfère la méthode rationnelle. Il s'attache donc surtout aux formes. ïl veut une grammaire courte et nette, se bornant à quelques principes généraux et il fait la principale part à l'enseignement oral, suivant en cela la pratique de Socrate « qui faisait parler d'abord ses disciples et puis il parlait à eux )) comme dit Montaigne, cet autre admirateur des méthodes rationnelles dans un siècle de pédantisme.
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C'est le même esprit qui animait les solitaires de Port-Royal. Ils avaient même en ce point un avantage sur Lefebvre. C'est que tout en faisant à l'intelligence la part qu'elle mérite, ils n'excluaient point le rôle de la mémoire, et après avoir expliqué les formes, ils créaient des recettes pour retenir les racines. Aussi M. Egger a-t-il dit avec raison que « leurs ouvrages facilitent par un choix de mots l'effort de mémoire nécessaire pour apprendre le vocabulaire ». Lefebvre, au contraire, ne croit pas cet effort nécessaire, et il pense que si l'élève connaît les formes qui sont la partie essentielle, il arrivera facilement à apprendre les racines.
Mais s'il dédaigne les procédés mécaniques pour apprendre les mots, il a soin de recommander les procédés scientifiques pour retenir les formes. Tels sont la raison et l'analogie. Sans doute ces procédés ne sont pas les meilleurs aujourd'hui que nous possédons la méthode historique. Mais au xvn" siècle c'était une nouveauté heureuse. « L'analogie a-t-on dit, est la meilleure méthode d'enseignement et de transmission (1) ». En effet, en associant l'intelligence à la mémoire, elle fait faire à l'esprit la synthèse de ses connaissances et lui aide à les retenir par la comparaison des formes entre elles. (<) D:e<M)!KaM'e des sciences philosophiques.
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Du reste, l'auteur de la Me~ae n'était pas le seul à proclamer ce nouveau principe. Il en partage l'honneur avec Port-Royal qui, dans sa Grammaire générale propose la même réforme. Il est vrai qu'Arnault et Lancelot s'exagéraient l'importance de ces deux procédés en voulant les appliquer aux langues vivantes. Car celles-ci se modifiant continuellement, sous l'empire de mille influences diverses, sont remplies d'une foule de locutions promptes, indéterminées, qui, bien qu'elles aient leur raison, ne l'ont qu'insensible et secrète et en tirent plus de grâce (i) ». Mais la 6~<MM~<Mre générale n'en a pas moins le mérite d'avoir inauguré avec Lefebvre une méthode rationnelle pour diriger et pour soutenir la mémoire dans l'étude des formes grammaticales. Mais les principes une fois établis, il s'agit de les appliquer pour se familiariser avec la langue. Comment faut-il procéder? L'Université et les Jésuites débutaient par la composition, exercice précieux assurément qui ne peut que graver davantage les règles dans la mémoire, quand il se borne à quelques phrases très courtes, mais qui devient pénible et ingrat quand l'élève n'est pas encore maître de sa langue. « Pour faire un bâtiment, dit Lefebvre, il faut des matériaux. Il faut donc, pour suivre l'ordre (i) SAtNTE-BEOVE. Port Royal.
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de la nature, s'exercer à la traduction avant d'entreprendre la composition ». Ainsi, l'étude des auteurs, l'effort persévérant de l'élève pour pénétrer la pensée d'un texte et le traduire en français, voilà quel doit être à ses yeux le souci de quiconque veut devenir un véritable helléniste. Mais c'est ici que l'élève doit se prémunir soigneusement contre un abus très grave qui régnait depuis longtemps dans la traduction, c'est l'abus de la périphrase. Tout le monde comprend aisément que c'était là le résultat auquel devaient aboutir les méthodes qui ne poursuivaient que l'élégance de la forme au préjudice de la pensée. Le texte d'un auteur n'était en quelque sorte qu'un thème autour duquel les divers traducteurs imaginaient une foule de variations tellement capricieuses qu'il était presque impossible de deviner la pensée première qui les avait inspirées. L'auteur disparaissait complètement sous le traducteur. Or voilà ce qui indignait Lefebvre et les hellénistes de Port Royal qui forçaient avant tout l'élève à rendre la pensée du texte par le mot français correspondant, sans courir après l'élégance qu'il ne trouverait, surtout dans les débuts, qu'au préjudice de l'exactitude.
Telle est dans ses grandes lignes la méthode de Lefebvre, complètement opposée, on le voit, à celle
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des collèges et semblable en somme à celle de PortRoyal.Toutefois, cette ressemblance n'estpas absolue, et elle a des traits propres et originaux qui l'élèvent au-dessus de toutes les autres. Nous avons vu que tout en combattant contre la routine des collèges, il appliquait avec plus de sagesse que Lancelot à l'étude des langues les procédés de la raison et de l'analogie. Ce n'est pas tout. Exempt de tout préjugé sur la langue, il est aussi à l'abri des scrupules religieux qui empêchaient certains esprits de son temps de goûter les beautés de la Bible et qui faisaient trouver une contradiction entre la poésie sacrée et la poésie profane. Lefebvre les admire l'une et l'autre. Aussi, de même qu'il fait choisir à son élève l'Evangile de saint Jean pour l'explication latine et celui de saint Mathieu pour l'explication grecque, de même il n'hésite à lui conseiller la lecture d'Aristophane et de Lucrèce.
Elevé au-dessus de tous les préjugés de son siècle, Lefebre était donc digne de dominer tous les partis, précisément parce qu'il n'appartenait à aucun. Par sa méthode large et saine, il pouvait diriger avec profit les hellénistes danslavoie qu'ils semblaient chercher. Car si Port-Royal corrige l'Université et les Jésuites, Lefebvre corrige Port-Hoyal, et fait un pas de plus vers les méthodes modernes. Pourquoi donc
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ses conseils sont-ils restés sans écho ? D'où vient que la critique en faisant l'histoire de la raison en France, s'arrête avec complaisance sur les noms de Rabelais, de Montaigne et de Lancelot, tandis qu'elle fait à peine une mention rapide de Lefebvre qui, venu après eux, a perfectionné leurs méthodes. On pourrait en donner plusieurs raisons dont les unes expliquent sans le justifier, et les autres justifient .jusqu'à un certain point le discrédit où il est tombé. Mais sans nous arrêter à des griefs personnels qui n'entrent pas dans notre sujet, la grande raison qui a faitéchouersa~e~o~e comme celle de Port-Royal, c'est un vice de critique qui a dominé le xviie siècle tout entier et dont les meilleurs hellénistes euxmêmes n'ont pas été tout à fait exempts. Nous voulons parler du dogmatisme et du cartésianisme, deux méthodes opposées sans doute dans le domaine de la pure philosophie, mais qui dans celui de la critique se sont réunies à cette époque pour aveugler l'esprit de nos écrivains etles empêcher de se faire une notion exacte de l'antiquité.
§. III. – Vice de la critique.
On a souvent remarqué qu'Aristote au xvi~ siècle gagna en littérature le terrain qu'il perdait en philo-
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sophie. Ce dogmatisme étroit et rigoriste qui depuis saint Thomas jusqu'à Descartes avait fait accepter comme des axiomes infaillibles la doctrine du Maître, fut également appliqué à l'étude des chefs d'œuvre antiques qui étaient en effet une éclatante révélation après les ténèbres du moyen âge. Ainsi, on vit dans Sophocle et dans Platon, dans Virgile et dans Horace, la personnification du génie et du goût, comme on avait vu dans Aristote l'idéal de l'esprit philosophique. Singulière contradiction Ce grand siècle, qu'on a appelé avec raison le siècle du bon sens, introduit une innovation dans la philosophie qui, [étudiant l'essence même des choses, devrait jouir, ce semble, du privilège d'une certaine immobilité, et il prétend établir sur des fondements inébranlables des doctrines purement littéraires, c'est-à-dire ce qui est du domaine du goût, par suite essentiellelement variable et susceptible de mille formes. C'est qu'il existe deux points de vue très diNérents scus lesquels on peut étudier une œuvre le point de vue dogmatique et le point de vue historique. « Le point de vue dogmatique en matière littéraire consiste à confronter les écrits avec un idéal antérieur et supérieur, avec un code littéraire, par exemple, ou avec un autre ouvrage érigé en type. » Telle avait été la méthode du xvn° siècle.
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« Le point de vue historique consiste au contraire à n'apporter dans cette étude aucun idéal priori aucune hâte de condamner ou d'absoudre aucune tendance au panégyrique ou au réquisitoire, mais un esprit libre curieux de toute vérité, avide de comprendre et encore plus de juger, et bien pénétré de tout ce que signifie ce mot comprendre quand on l'applique à l'infinie complexité soit de la vie, soit de l'art. Comprendre un texte, ce n'est pas seulement entendre le sens extérieur et superficiel des mots et voir en gros de quoi il s'agit c'est discerner dans leur finesse propre et distinctive, tous les traits qui déterminent sa physionomie et qui font que deux œuvres à première vue assez semblables sont en réalité fort différentes c'est rattacher ces traits délicats aux causes qui les ont produits c'est reconnaître dans chacun d'eux l'héritage de la race, le caractère du temps, les convenances du genre, les lois naturelles de l'évolution technique, la marque personnelle de l'écrivain. Telle est la méthode contemporaine, fruit du progrès des études philologiques et historiques. Grâce à elle, notre siècle a jugé d'une manière plus sûre et plus impartiale les œuvres de l'antiquité. Car elle a su trouver le vrai point de vue auquel s'était placé l'auteur en écrivant. Ainsi, par exemple, il a vu dans Homère l'oeuvre d'un homme
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de génie qui dans une langue parfaite s'est fait l'écho sublime et fidèle des croyances et des idées de son temps. Il n'y a pas vu, comme le xvn" siècle, l'oeuvre d'un artiste réfléchi qui a calculé tous ses effets et qui a voulu tout rapporter à un idéal universel et infaillible. Il a su voir dans Homère le type de l'épopée naturelle, comme il a reconnu dans les Argonautiques d'Apollonius de Rhodas l'idéal de l'épopée artificielle. Il s'est donc bien gardé de juger d'après un type unique deux œuvres qui en réalité ont été composées d'après des principes différents (i). » Or, voilà ce qui a égaré la critique au xvu~ siècle. Faute de connaître l'histoire littéraire, on a jugé les Anciens d'après des théories conçues a priori, et comme elles étaient souvent démenties par les œuvres, on ne relevait dans celles-ci, en définitive, que des qualités secondaires ou des défauts imaginaires. On n'y apercevait pas les qualités solides qui en faisaient la principale beauté.
Ce n'est pas tout. A côté de ce dogmatisme aristotélique, qui rétrécissait les limites de l'idéal littéraire, le cartésianisme exerçait aussi à sa manière une influence funeste aux progrès des études grecques. En développant à l'excès le sens propre et en portant (1) M. CRoisET, H~ott'f; de la Littérature Grecque, I. page il.
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l'esprit français à produire des œuvres originales, il lui inspirait en même temps qu'une grande confiance en lui-même, une sorte de méfiance pour les Anciens. Car ce fut là l'influence de l'esprit cartésien à l'époque même où nos grands écrivains se formaient à l'école de l'antiquité.
« Quand les chefs-d'œuvre de Descartes et de Pascal, de Corneille et de Racine ont montré que la littérature française est devenue capable de lutter avec les modèles de la littérature ancienne, un autre sentiment se fait jour parmi les beaux esprits qui prétendent régenter notre littérature, et il s'exprime surtout dans les écrits de Ch. Perrault. On se demande à quoi bon cette superstition qui s'incline toujours devant le génie des Grecs et des Romains. Parvenu à sa maturité, l'esprit du grand siècle tend à s'émanci'per et à s'affranchir de la tutelle sous laquelle il avait grandi jusque là (1). »
Sans doute il cultive les Anciens, mais il ne les goûte pas avec cet abandon naïf et confiant que le disciple doit accorder à la direction du maître. Les Anciens ne sont pour lui qu'un guide, un soutien, un stimulant, et il ne cherche dans leurs œuvres que ce qui lui semble le plus propre à faire éclater le (i) EGGÉR, HeM~Msme M Ft'emcc.
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génie national. Mais la véritable puissance créatrice c'est .en lui-même qu'il croit la trouver. C'est là sa pensée intime même dans les moments où il affirme que les Anciens sont nos seuls maîtres.
La querelle des Anciens et des Modernes ne contredit pas cette assertion. Il ne faut pas croire que les différents champions de cette lutte plus fameuse que féconde en résultats pratiques aient suivi deux courants opposés. Le courant était absolument le même dans les deux partis. Seulement, chez les Modernes, il était impatient, désordonné, tapageur. C'était un torrent débordé qui entraînait tout et qui ne souffrait aucune résistance.
Les ~Mc~e~, au contraire, préfèrent un mouvement réglé, uniforme, intelligent. Ils veulent avoir le temps de bien étudier leurs modèles afin de leur dérober le plus de trésors possible et de parvenir à les égaler en les imitant. Mais, ne l'oublions pas, ils prétendent les égaler comme les Modernes, et ils ira" vaillent uniquement dans ce but.
Boileau aussi bien que Perrault, Racine aussi bien que Fontenelle ont foi dans la puissance créatrice du génie français. S'ils ne l'avouent pas tout haut, c'est par ce sentiment de modestie qui sied toujours au vrai génie. C'est aussi pour ne pas compromettre par un aveu imprudent le rôle qu'ils se sont donné de
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modérateurs de l'opinion. Mais il est incontestable que dans te fond et en dehors de ce terrain de combat ils pensaient exactement comme leurs adversaires (1). Qu'on se rappelle la uère réponse de Hacine aux vulgaires détracteurs de ses pièces qui voulaient lui dicter les règles de la bonne tragédie: « Mais que dirait cependant le petit nombre de gens sages auxquels je m'efforce de plaire ? De quel front oserais-je me montrer pour ainsi dire aux yeux de ces grands hommes de l'antiquité que j'ai choisis pour modèles? Car, pour me servir de la pensée d'un ancien, voi!à, les véritables spectateurs que nous devons nous proposer et nous devons sans cesse nous demander: «Que dirait Homère et Virgile s'ils lisaient ces vers? Que dirait Sophocle s'il voyait représenter cette scène? )) Non, ce n'était pas seulement l'imitateur des Anciens qui parlait ainsi, c'était encore et surtout le génie supérieur qui se posait déjà comme leur rival, parce qu'il se sentait en pleine possession de ses forces. Il obéissait, sans s'en douter peut-être, à ce sentiment (1) Qui oserait affirmer que le défaut de sens historique n'ait pas nui même au goût littéraire d'un Boileau ou d'un Racine ? Racine sentait vivement le charme littéraire d'Euripide et de Sophocle? mais que pensait-il d'Eschyle? Et Boileau. l'avocat si chaleureux d'Homère contre Perrault, comment jugeait-il dans le fond de son âme et une fois le bruit de la lutte apaisé, certaines naïvetés de l'épopée primitive? (M. CROSET, Hist. de la litt. g~M~Me, ï, p. XII.)
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de légitime orgueil qui, trente ans auparavant, dictait à Corneille sa fière excuse à Ariste.
«. Mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans,
Par leurs seules beautés ma plume est estimée
Et pense toutefois n'avoir pas de rival
A qui je fasse tort en le traitant d'égal.
Admirable disposition d'esprit qui offrait un singulier contraste avec l'engouement servile etécolier des disciples de la Renaissance chez lesquels on a ~u raison de dire que l'imitation de l'antiquité ressemblait à un vrai pillage. Mais si cette tendance est favorable à la parfaite éclosion du génie national dans une œuvre originale et chez un écrivain de génie déjà imbu de toute la saveur de l'hellénisme, elle ~st exagérée et malsaine chez un écrivain encore novice qui cherche à se pénétrer de cette même saveur. Or, il ne faut pas se le dissimuler, sous l'empire d'un dogmatisme étroit et d'un cartésianisme audacieux, la généralité des écrivains s'est trouvée placée dans des conditions insuffisantes pour bien apprendre le grec, et les génies supérieurs, entraînés ~ux-mêmes par le courant, n'ont pas su dominer dès le début les préjugés en vogue, de sorte que même chez les meilleurs hellénistes on relève jusqu'à de certaines limites les défauts dont nous venons de parler.
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§ IV. – La traduction.
I. (~Me/~Mes ~'a~MC~Mr~ célèbres.
Le genre littéraire qui nous les montre le mieux c'est la traduction. Tous les auteurs qui se sont livrés à cet exercice ont appliqué cette étrange théorie qu'il faut traduire les anciens non tels qu'ils sont, mais tels qu'ils auraient été s'ils avaient vécu au xvn" siècle. Ils partent de ce principe que les Grecs et les Romains se sont trouvés dans un état de civilisation moins avancé que le nôtre. Le mérite du traducteur consiste donc, d'après eux, à deviner les mots et les tournures que l'auteur aurait employés s'il avait rencontré un milieu plus favorable. « On croyait naguère, ditM. Egger (1), que les Anciens devaient nous apprendre à écrire on croit désormais que c'est nous qui devons le leur apprendre. Partout où un auteur grec blessera le goût moderne, on ne craindra pas de le corriger en l'interprétant. » Et pourtant, notons-le bien, les traducteurs du grand siècle ne faisaient après tout qu'appliquer en l'exagérant la méthode de leurs devanciers. « Au xvi" siè(1) Hellénisme en. France.
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cle, dit encore M. Egger, la traduction était considérée comme un genre spécial de littérature )) ainsi que le prouvent ces paroles de Sibilet citées par le même critique.
« La traduction est aujourd'hui le poème le plus fréquent et mieux reçu des estimés poètes et des doctes lecteurs, à cause que chacun d'eux est une grande œuvre et de grand prix, rendre la pure et argentine invention des poètes dorée et enrichie de notre langue. Et vraiment celui et son œuvre méritent grandes louanges qui a pu proprement et naïvement exprimer en son langage ce qu'un autre avait mieux écrit au sien après l'avoir bien conçu en son esprit et lui est due la même gloire qu'emporte celui qui son labeur et longue peine tire des entrailles de la terre le trésor caché pour le faire commun à tous les hommes. »
Cela revient à dire que le traducteur en mettant en français le texte d'un auteur ancien aura, s'il réussit, le même mérite que Molière ou Racine puisant chez les poètes dramatiques les éléments de .leurs pièces. Il ne fera, lui aussi, que prendre son bien là où il le trouve. Le texte d'Homère ou de Sophocle n'aura en somme d'autre objet que d'éveiller ses facultés intellectuelles et de l'exciter à présenter sous une forme moderne des trésors communs à
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tous les hommes. Son mérite propre consistera non à leur laisser un cachet antique mais à leur donner une empreinte personnelle.
AMYOT
Or, s'il est au xvi" siècle un auteur qui ait possédé ce talent à un très haut degré c'est sans contredit Amyot. « On ne saurait trop louer, dit un critique (1), l'intelligence avec laquelle il a saisi dans leur ensemble les idées de Plutarque et l'art avec lequel il les a fait passer dans notre langue. Il a si bien pénétré dans la pensée de l'auteur grec qu'il la fait sienne et nous la rend revêtue d'un charme nouveau que son imagination y ajoute. » On a eu raison aussi d'être frappé du caractère éminemment français de sa prose et de la rareté des emprunts qu'elle se permet à la langue de l'original. On est ravi de le trouver familier et naïf là même où Plutarque est subtil et raffiné. Mais pour nous renfermer dans notre point de vue, que penser d'une traduction qui nous porte à faire honneur au savant écrivain de Chéronée de la simplicité et du naturel d'Amyot? S'il est vrai que sous sa plume « ces héros lointains sont de (i) DARMESTETER et HATZFELb Le XVf siècle en F~HCS.
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venus des concitoyens, et que l'intérêt y gagne tout ce que peut y perdre l'exactitude historique (1) », il n'en est pas moins vrai que cette exactitude n'existe pas, et que celui qui cherche dans Amyot l'esprit de l'antiquité éprouve une grande déception, car il croyait lire une œuvre ancienne et il éprouve à chaque page FiMusion d'une œuvre moderne.
Or, si ce traducteur, tant vanté depuis Montaigne jusqu'à nos jours, s'est donné un si grand nombre de libertés, et s'il a tant préjugé du génie national à une époque où ce génie commençait à peine à prendre connaissance de lui-même par son contact avec les Anciens, qu'on juge de ce qu'il devait être après l'apparition des chefs-d'œuvre du grand siècle. Aussi voyons-nous le vice que nous signalons aller toujours en augmentant, et M. Egger a eu soin de le relever chez presque tous les traducteurs de profession. Pourtant il en est un qu'il a cru devoir distinguer des autres at en qui il a reconnu un vrai talent, c'est Tourreil. traducteur de Démosthène. TOURREIL.
« Il sait bien le grec et l'histoire grecque, dit notre critique. sa traduction, d'un style large, franc, quel(l) PEUT DE JULLEVU-LE. Leçons de Litt. /'t'aHC.
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quefois énergique quand il le faut, d'un tour périodique qui convient souvent avec le tour de l'original est une œuvre fort estimable. »
Cependant, il ne faudrait pas prendre cet éloge trop au pied de la lettre et croire que le traducteur nous a donné une image absolument pure du génie de Démosthène. Il suffirait, pour s'en convaincre, de lire la préface de la ire, Philippique où il reproche au grand orateur de parler « avec tant d'impétuosité que sa langue ne peut SM/~ye à son esprit (?), et qu'il passe sans avertir d'une idée à l'autre ». Tourreil en conclut qu'un lecteur moderne « ne pouvant s'accommoder d'une telle rapidité », il faut donner plus d'ampleur à sa phrase et y introduire des transitions qui, semblables à des « reposoirs » soulagent l'attention.
Or, veut-on savoir comment il a appliqué cette étrange théorie de la traduction? De tous les passages qui nous ont frappé par les libertés qu'il s'est données, nous citerons la célèbre apostrophe de la ire Philippique, en la comparant à la traduction que Fénelon en a faite dans sa Lettre à l'Académie, et qu'il a tant vantée comme un modèle de cette éloquence « qui parle sans autre ornement que sa force )).
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FÉNELON
Voyez, o Athéniens, en quel
état vous êtes réduits ce méchant homme est par venu jusqu'au point de ne vous laisser plus le choix entre la vigilance et l'inaction. Il vous menace il parle, dit-on, avec arrogance il ne peut plus se contenter de ce qu'il a conquis sur vous il étend de plus en plus chaque jour ses projets pour vous subjuguer il vous tend des pièges de tous les côtés, pendant que vous êtes sans cesse en arrière et sans mouvement.
TOURREIL
Jusqu'où s'emporte et s'oublie le barbare ? H ne vous laisse pas l'alternative de la paix ou d.; la guerre.
Il publie qu'il médite contre vous une vengeance éclatante. Il y court, il y vole et de toutes parts déjà vous enveloppe.
Sans doute, Tourreil a bien saisi et bien rendu le sens général du texte grec. Les derniers mots « il y court, il y vole, et de toutes parts déjà nous enveloppe », nous peignent bien la rapidité avec laquelle le Macédonien s'avance sur le territoire de Grèce. Mais de quel droit a-t-il supprimé la fin de la phrase « pendant que vous êtes sans cesse en arrière et sans mouvement », paroles que l'orateur athénien a mises à dessein à cette place pour mieux exciter ses auditeurs par le contraste de leur mollesse avec l'impétuosité de leur ennemi.
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FÉNELON
Quand est-ce donc, o Athéniens, que vous ferez ce qu'il faut faire? Quand est-ce que la nécessité vous y déterminera. ? Mais que faut-il croire de ce qui se fait actuellement? Ma pensée est qu'il n'y a pour des hommes libres aucune plus pressante nécessité que celle qui résulte de la honte d'avoir mal conduit ses affaires. Voulez-vous achever de perdre votre temps? Chacun ira-t-il encore ça et là dans la place publique faisant cette ques- tion N'y a-t-il aucune nouvelle ? Eh que peut-il y avoir de plus nouveau que de voir un homme de Macédoine qui dompte les Athéniens et qui gouverne la Grèce?
Poursuivons la citation.
ToURREtL
Qu'attendez-vous ? qu'une
nouvelle catastrophe vous réveille ou qu'une dure nécessité vous traîne au combat?
L'homme libre ne connaît
pas de nécessité plus impérieuse que la honte.
[Cependant,elle vous touche
peu, si l'on croit vos mouvements, votre âme s'aguerrit contre l'infamie.] Vous n'allez pas plus loin que la place publique pour vous demander l'un à l'autre Que dit-on de nouveau, etc.
Remarquons d'abord que Tourreil a singulièrement affaibli l'effet de cette apostrophe éloquente, en supprimant une grande partie de ces formes interrogatives vives et rapides par lesquelles l'orateur grec voulait tenir en éveil l'attention de ses auditeurs et leur faire sentir plus profondément le désordre
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de leur conduite. Le traducteur croyait sans doute qu'un lecteur moderne ne s'accommoderait pas d'une telle rapidité. C'est pourquoi il a introduit, comme par manière de « reposoir », cette phrase que nous avons signalée, « cependant, elle vous touche, etc. ». qui ne répond à rien de bien précis dans le texte grec, mais qui est placée là évidemment pour ménager la transition à la nouvelle apostrophe « Vous n'allez pas plus loin, etc. Il est clair que c'est là un procédé fort commode pour « mener plus doucement » l'esprit du lecteur. Mais que devient la pensée de Démosthène qui voulait au contraire réveiller son auditoire, « le piquer, et lui montrer l'abîme ouvert » comme dit Fénelon à la fin de sa citation qui reproduit rigoureusement le texte grec. L'orateur poursuit
FÉNELON
Philippe est mort, dit quelqu'un. Non, dit un autre, il n'est que malade. Eh que vous importe,Athéniens, puisque s'il n'était plus, vous vous feriez bientôt un autre PhiHppe.
TOURRML
Philippe est-il mort ? non, mais il est malade. Hé que vous importe, Messieurs, qu'il vive ou qu'il meure ? A peine le ciel vous en aurait délivrés que vous vous feriez vousmêmes un autre Philippe.
Cette dernière phrase achève de nous peindre Tourreil. En traduisant c5ïo$ n n~ par « le
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ciel vous en aurait délivrés », mais surtout en rendant « A~pe: 'A0y;Mf[o{ » par « Messieurs » il nous montre clairement sa préoccupation de donner à son œuvre un caractère moderne. Aussi a-t-il eu soin de répondre dans une note aux objections que des hellénistes plus scrupuleux auraient pu lui faire. « Je mets à la française ~~E$ dans ma version, et je supprime l'Ae~~ot. Messieurs 6~4<AeMes aurait mauvaise grâce en notre langue qui suppose poliment qu'un harangueur ne connaît de « Monsieur que le héros de la harangue, et défend sans exception d'apostropher jamais par leur nom en pareille rencontre les personnes qualifiées comme si l'on avait peur qu'elles l'ignorassent ou qu'elles l'eussent, oublié. » (?)
Lorsqu'un traducteur en arrive à dénaturer ainsi 'i la physionomie d'un auteur ancien et à s'excuser par de si misérables raisons, on a beau nous dire qu'il « sait le grec et l'histoire grecque M et que sa phrase périodique « convient souvent avec le tour de l'original. » De tout ce que nous venons de voir il résulte que Tourreil nous a donné un Démosthène moitié grec moitié français dont le langage plus poli et plus coulant, est loin de reproduire la « rapide simplicité » de l'adversaire de Philippe.
Aussi nous comprenons facilement que Racine qui
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goûtait sans doute aussi vivement la sublime éloquence de l'orateur grec que le pathétique d'Euripide ait osé dire de son traducteur « Ah le bourreau il fera tant qu'il donnera de l'esprit à Démosthène ». Et il nous semble que la postérité n'a été que juste lorsqu'elle a résumé dans cette boutade spirituelle le jugement dénnitif qui mérite de rester attaché à son nom.
LAMOTTE
Si de Tourreil nous passons à des auteurs moins célèbres, nous retrouvons chez eux les mêmes défauts que nous venons de signaler, unis à bien d'autres encore. C'est ainsi qu'on vit Lamotte oser écrire qu'il était inutile d'étudier la langue de l'auteur grec et de s'attacher au texte. « On peut le choisir seulement, dit-il, pour l'utilité des faits, ou comme une époque de l'état et des progrès de l'esprit dans certains siècles. C'est comme une relation de voyage où l'on ne garantit ni la bonté des mœurs, ni celle des idées des peuples qu'on décrit (1). »
Ainsi, voilà Platon et Homère, par exemple, assimilés à de vulgaires auteurs d'annales. Leur génie (t) Réflexions sur la critique.
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propre et la langue dans laquelle ils ont écrit ne méritent pas d'attirer l'attention d'un lecteur moderne. En eflet, si on en croit Lamotte, le style de r/o~? est lui-même très imparfait. « Homère est quelquefois si défectueux en ce qu'il a pensé et dit, que le traducteur prosaïque et le plus déterminé à être fidèle est souvent contraint de le corriger en beaucoup d'endroits. Il emploie quelquefois les mots les plus vils et il les relève aussitôt par des épithètes magnifiques. Si nous n'en faisons pas de même, c'est pargoût plutôt que par impuissance (1). »
Quel est donc le moyen de faire une traduction conforme au bon goût? C'est de renoncer à la prose et d'employer les vers. Mais comment être littéral en vers? Lamotte a trouvé une recette décisive, c'est la méthode des équivalents. « On découvrirait quelquefois mieux, dit-il; la dimculté de rendre les choses telles qu'elles sont, conduirait à imaginer la manière dont elles doivent être. C'est du moins dans cette opinion que j"ai traduit Homère (2). )) Cette théorie des équivalents n'était pas de l'invention de Lamotte. Avant lui on l'avait appliquée avec plus ou moins de liberté dans les traductions. L'exemple le plus fameux est celui de Perrot d'A(i) Ibid.
(a) Discours sur Homère en tête de la traduction de l'Iliade.
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blancourt dans sa traduction de Lucien. H n'avait pas osé reproduire en français le dialogue instructif et agréable que l'auteur a intitulé VM~e~e~f des consonnes devant le ~&MMa~ des voyelles. En effet, ce petit morceau ne peut guère intéresser que les personnes curieuses del'histoire de la langue grecque. Perrot s'est donc cru le devoir de le remplacer par un petit dialogue sur l'orthographe française (1). Sans doute Lamotte n'a jamais poussé si loin l'abus des équivalents dans son 7/M~e. Mais il y a eu recours plus souvent, et c'est à cet expédient commode qu'il attribue le mérite de son travail. Il y voit même un gage presque assuré de succés. Aussi après avoir entrepris sa traduction, il ne craint pas de s'écrier
« Homère m'a laissé sa muse
Et si mon orgueil ne m'abuse
Je vais faire ce qu'il eût fait (2) ».
Il est vrai que cejugementplein d'une sotte et naïve suffisance ne fut pas du goût de tous ses contemporains. Car quelques malins lui en substituèrent un autre beaucoup moins flatteur
(1) EGGER. L'Hellénisme en France.
(2) Ode à l'ombre d'Homère.
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« Carminis iliaci libros consumpsit asellus,
Hoc Trojae fatum est, aut equus aut asinus. »
Maisce ne futlàqu'uneprotestation isolée qui n'eut pas d'écho. En somme la masse du public resta favorable à Lamotte et approuva sa méthode. Or quand on songe qu'à la fin du grand siècle, cette façon cavalière d'interpréter et de traduire Homère trouvait des partisans, on n'a pas de peine à comprendre pourquoi la majorité des « honnêtes gens a ne savait pas le grec.
Mais laissons de côté les faux hellénistes pour passer aux amis sincères et intelligents de l'antiquité qui savaient le grec et qui de très bonne foi voulaient se nourrir de la pure substance de l'hellénisme. II. Les grands hellénistes.
LEFEBVRE
Nous avons déjà vu Lefebvre, affranchi plus que ses contemporains des préjugés dont nous venons de parler, donner à son siècle une excellente méthode pour apprendre le grec et lui suggérer sur la traduction des auteurs d'excellents conseils. Or les a-t-il suivis lui-même dans celles qu'il nous a laissées ?
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Nous avons le regret de dire que non. Le seul mérite que leur reconnaissent ses contemporains pourtant peu exigeants c'est d'être exactes et fidèles. Mais elles ne sont pas littérales. Sa préoccupation de bien saisir et de bien faire comprendre le texte l'a souvent entraîné à ces circonlocutions qu'il condamne dans sa Méthode.
Il va même plus loin, et cédant parfois, quoi qu'il en dise, au goût de son siècle, lorsque la pensée antique lui semble par trop contraire à la pensée moderne, il ne se fait pas faute de la modifier. C'est ainsi que dans le Traité de la superstition de Plutarque, il a traduit Osous- xai ~xt~ova!~ par Dieu et les saints anges, « croyant, dit-il, que selon notre théologie il fallait traduire ainsi (?) ».
Un autre défaut non moins grave qu'on doit reprocher à ses traductions et qui les a empêchées, malgré une exactitude relative, de rester populaires, c'est qu'elles manquent d'élégance. Il lui a manqué de savoir donner dans une traduction pour ainsi dire adéquate une image harmonieuse et riante de l'esprit grec. Celles de ses contemporains sont élégantes sans fidélité. Les siennes sont fidèles sans élégance. Ainsi nous retrouvons toujours chez Lefebvre le grammairien et le philologue qui borne ses efforts à un seul point, c'est à savoir, enseigner les éléments
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à son élève pour l'introduire en Humanités, mais il se contente de l'y introduire. En somme, il ne dépasse pas dans ses œuvres le programme de sa ~e~Ao~e. LES HELLÉNISTES DE PoRT-RoYAL.
Les grands hellénistes de Port-Royal ont-ils été plus heureux? Partant des mêmes principes que Lefebre, Lancelot émet le vœu qu'on fasse des traductions françaises « qui puissent nous représenter avec plus de proportion et de fidélité que ne sont pas les latines, surtout celles qui sont un peu anciennes, leurs beautés, leurs figures et leurs élégances ». Or, veut-on savoir comment ces conseils ont été suivis dans les~<?~e~eo~?« Les traductions de ces messieurs, dit Sainte-Beuve (1), passaient à leur moment pour élégantes, mais ne nous abusons pas, c'était d'une élégance toute relative. Elles visaient comme les traductions d'alors à être lues couramment, et elles ne craignaient pas la périphrase. Le désir de former les enfants au beau style et aux tours du monde induisaient les traducteurs à d'étranges libertés. » Et pour le prouver l'éminent critique nous cite la lettre de Cicéron à Sulpicius où l'on voit par (1)Po~-Ro</<
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exemple « les noms propres de Trébatius et de Pomponius travestis en ces singuliers personnages de M. de Trébace et de M. de Pomponne » Voilà comment Port-Royal prétendait faire passer dans notre langue « les beautés, les figures et les élégances » des anciens. C'était en sacrifiant la vérité, la fidélité et la couleur locale.
M" DAC1ER
Tel est aussi un peu le caractère des écrits de M" Dacier, bien que son talent se soit développé dans des conditions qui auraient dû, ce semble, la préserver plus qu'un autre des préjugés de son siècle. En effet, grâce à la savante direction qu'elle avait reçue de son père, « la poésie grecque (1) fut quelque chose de plus pour elle qu'une passion de son esprit: ce fut comme une amie d'enfance qui lui devint doublement chère quand elle lui fut commune avec son mari ». Et c'est avec juste raison qu'on a vanté sa traduction de F7/MM~ qu'elle écrivit pour répondre aux attaques des Modernes contre Homère, et pour faire revenir la plupart des gens du monde du préjugé que leuravaient donné contre ce poète des copies infor(1). H. RtGADLT, Hist. de la gMo'eHe des Anciens et des Modernes.
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mes qu'on en avait faites. En effet, elle n'est pas complice de cette pruderie de goût que nous reprochons à son siècle. Elle ne vise pas à la fausse noblesse, elle ne cherche pas chez les héros d'Homère l'étiquette des sociétés polies. Elle ne rougit pas de la nature. Mais quoique elle ait su rendre Homère dans la simplicité éloquente et la fraîcheur naïve de son vieux langage, elle n'a pas dans son style ce respect religieux pour le mot propre qui a succédé chez nous au culte de la périphrase. Elle fait porter par Bellérophon des lettres bien cachetées. Elle transige avec les épithètes homériques et dépouille Apollon de ses flèches quand il s'avise trop souvent de lancer au loin ses traits. Chez elle, Achille n'a plus ses pieds légers, ni Junon ses bras blancs, ni Minerve ses yeux bleus (1).
C'est que, en somme, M" Dacier a subi sans s'en douter l'empire de ce dogmatisme littéraire dont nous avons parlé plus haut, et s'est habituée à voir dans Homère non un génie spontané qui a suivi son goût et son inspiration naturelle, mais un artiste réfléchi, qui a travaillé d'après des règles. C'est d'après ces mêmes règles qu'elle a corrigé son poète, quand elle a pensé qu'il les violait, et qu'elle l'a défendu contre des attaques injustes et passionnées.
(1). H. RIGAULT, Hts<. de gMe)'. des Anc. et des Mod.
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Mais était-il donc si difficile d'atteindre le même but en laissant à l'auteur grec son caractère propre dans une traduction à la fois élégante et littérale? De nos jours, un écrivain qui n'a qu'un talent ordinaire, mais qui possède à fond sa langue maternelle et celle de son auteur et qui joint à cela une solide érudition, parvient à produire une traduction très estimable. Mais tel était au xvn° siècle l'empire des préjugés littéraires que pour y résister il ne suffisait pas d'un talent ordinaire et d'une vaste érudition. H fallait l'autorité d'un écrivain qui réunit en lui la supériorité du génie et du goût; du génie, afin de saisir l'essence même de l'hellénisme dans sa simplicité naïve et sa vérité profonde du goût, pour démêler, à travers les formes variables qu'avait revêtues la pensée au xvir~ siècle, les formes générales et éternelles qui seules pouvaient convenir à l'expression de l'idéal grec. Il fallait, en un mot, éviter de reproduire une œuvre antique sous des traits purement modernes.
Or, s'est-il rencontré à cette époque des génies capables d'une telle entreprise ? Parmi les écrivains de premier ordre qui juqu'à Fénelon ont le plus pratiqué le grec, ont cité spécialement Boileau, La Bruyère et Racine.
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IM. -Les hommes de génie.
BOILEAU
Que Boileau ait goûté les Anciens, ce n'est douteux pour personne lorsqu'on se rappelle le plaidoyer mémorable qu'il a soutenu contre Perrault en faveur d'Homère, les conseils réitérés qu'il a donnés à ses contemporains d'étudier les Anciens et sa lutte persévérante contre le mauvais goût de son temps. C'est évidemment son enthousiasme pour l'antiquité qui, en développant son goût naturel, lui a fait comprendre ce qu'il y avait de faux et d'artificiel dans celui des Précieux et qui a éveillé sa vocation de critique réformateur. Mais cette belle littérature de la Grèce et de Rome, l'a-t-il goûtée lui-même dans sa véritable etpure essence ? Quelle idée s'en faisait-il ? Enfin, le poète qui a aimé les Anciens au point de eur sacrifier Corneille, Molière et Lafontaine (1), nous en a-t-il donné dans ses œuvres une image ressemblante ?
Sans entrer dans le détail de ses Satires et de son ,4r< poétique, qu'il nous suffise de reproduire ici ces quelques lignes qu'il a écrites dans la Préface de sa (1) PETIT DE JULLEVfLLE. Leçons de LtMe't'StMfC.
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traduction de Longin « Qu'on ne s'attende pas, ditil, de trouver ici une traduction timide et scrupuleuse des paroles de Longin. Bien que je me sois efforcé de ne m'écarter en pas un endroit des règles de la véritable traduction, je me suis pourtant donné une honnête liberté, surtout dans les passages qu'il rapporte. J'ai songé qu'il ne s'agit pas simplement ici de traduire Longin, mais de donner au public une traduction du sublime qui put être utile. »
Toute œuvre humaine et par conséquent une traduction doit être utile. Qui le conteste ? Pourtant il s'agit de bien s'entendre. Lorsqu'un artiste prétend reproduire sur la toile ou sur le marbre une figure dont le modèle est sous ses yeux, je ne lui reconnais pas le droit de la modifier, même dans un but moral, et de sacrifier une pure curiosité que je veux satisfaire à une bonne intention que je n'ai pas. Ce serait un peu le cas de lui appliquer le mot de Louis XFV à un prédicateur trop zélé « Mon Père, j'aime bien à prendre ma part dans un sermon, mais je n'aime pas qu'on me la fasse. » Encore y a-t-il entre l'artiste et le prédicateur cette différence toute à l'avantage de celui-ci, que le ministre de Dieu ne sort pas tout à fait de son rôle, quoiqu'on dise le grand roi, lorsque il use d'une sainte indiscrétion pour forcer l'amourpropre à s'avouer sa faiblesse, tandis que le zèle
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intempestif de l'artiste dans le cas supposé est absolument sans objet, et n'a d'autre prétexte que de satisfaire sa vanité. Or, ce défaut était chez Boileau d'autant plus blâmable qu'il allait contre 'ses propres principes, car il tendait à rabaisser ce même esprit antique qu'il avait pour mission de relever au profit de l'esprit national.
Au reste, il ne semble pas s'être douté de cette contradiction, non plus que Malherbe, cet autre rigide réformateur qui voulait aussi, après avoir détrôné les faux hellénistes, initier son siècle à la vraie imitation de l'antiquité et qui cependant dans la préface de sa traduction de Tite-Live, n'a pas craint d'écrire ces lignes invraisemblables « Si en quelques lieux j'ai ajouté ou retranché quelque chose, comme certes il y en a cinq ou six, j'ai fait le premier pour éclairer les obscurités qui eussent donné de la peine à des gens qui n'en veulent pas et le second pour ne pas tomber en des répétitions ou autres impertinences dont sans doute un esprit délicat se fût offensé. Pour ce qui est de l'histoire, je l'ai suivie exactement et ponctuellement. Mais je n'ai pas voulu faire les grotesques (?), qu'il est impossible d'éviter quand on se restreint dans la servitude de traduire mot à mot. Je sais bien le goût du collège, mais je m'arrête à celui du Louvre. »
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Ainsi nous voilà bien fixés sur l'état d'esprit des deux grands réformateurs du xvn" siècle. Tous tes deux prônent l'étude de l'antiquité, et ils en ~ontia base de leur réforme littéraire. Mais c'est à la condition d'user d'une « honnête liberté )) afm d' « être utile)), de ne pas « faire les grotesques », et de ne pas contredire « le goût du Louvre » qui domine en somme toutes les autres préoccupations.
On reconnaît bien là les contemporains de Descartes dont la méthode avait été de donner à l'esprit français une vive impulsion en se montrant plus ami de la critique que de la tradition, de la création ou de l'invention que de l'érudition.
LA BRUYÈRE
Passons maintenant à La Bruyère. Dans son chapitres De quelques usages, l'auteur de Ca~c~eres a écrit ces lignes « L'étude des textes ne peut jamais être assez recommandée. C'est le chemin le plus court pour tout genre d'érudition. Ayez les choses de la première main, puisez à la source, maniez, remaniez le texte. songez surtoutà pénétrer le sens dans toute son étendue et ses circonstances. Les premiers commentateurs se sont trouvés dans le cas où je désire que vous soyez. N'empruntez leurs lumières
4*
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et ne suivez leurs vues qu'où les vôtres seraient trop courtes. »
Voilà certes une profession de foi bien catégorique et un programme bien net. Reste à savoir si La Bruyère l'a rempli. On ne saurait douter que la traduction des Caractères de Théophraste ne l'emporte sur les autres du siècle par l'élégance et la précision; C'était du moins l'opinion de Ménage qui n'était pas sans doute un fin classique, initié à toutes les délicatesses de l'hellénisme, mais qui en connaissait tort bien le côté purement technique et dont on avait raison de dire sans ironie (1)
Il sait du grec, Madame, autant qu'homme de France. « La traduction des Caractères, dit-il, est bien belle et bien française et montre que son auteur entend parfaitement le grec. » Toutefois, si on la compare aux traductions qu'on a faites de nos jours du même auteur, à celle de Stievenart par exemple, il sera facile de se convaincre qu'il restait encore de grands progrès à faire, même après La Bruyère, pour atteindre la perfection. Ainsi, il a souvent recours à la périphrase. Tantôt il cherche à éclairer lé texte qui est obscur par lui-même, tantôt il omet tel ou tel trait par un sentiment tout naturel de déli(t) E&GER. – Hellénisme en France. `
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catesse, pour ne pas trop s'écarter de nos usages. Pourvu qu'il reproduise dans ses traits généraux la pensée de Théophraste, il se préoccupe assez peu du détail.
C'est que, en somme, son but n'a pas été de nous transmettre exactement la pensée d'un auteur obscur et oublié. Encore moins s'est-il proposé de s'y former à cette élégance et à cet atticisme qu'il aimait tant chez les anciens; car, malgré le nom de Théophraste qu'Aristote avait donné à cet auteur, à cause du charme de son élocution, il est certain que son style est sec et peu varié. Il eut été facile à La Bruyère de trouver un meilleur modèle. Mais préparant déjà les matériaux pour ses C~rac~res, et rencontrant dans ses lectures un ancien qui s'était exercé sur le même sujet, il a été naturellement porté à étudier ses procédés pour provoquer en lui l'émulation et pour présenter ses écrits sous une forme vive et dramatique.
Ainsi Théophraste n'a pas été le but de son étude. [1 n'en a été que le prétexte et le moyen. De même que la lecture de Malherbe avait réveillé le génie poétique de Lafontaine, de même Théophraste avait sinon réveillé, du moins développé dans La Bruyère le talent de critique moraliste. Chez lui comme chez Boileau et Malherbe, le génie grec avait donc eu
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pour unique objet d'exciter le génie national. RACINE
Ne pourrait-on pas en dire autant de l'auteur d'~M~o~a~Me et d'Athalie? « Ce sont Sophocle et Euripide qui ont formé M. Racine » disait Boileau à Perrault dans la longue lettre qu'il lui écrivit en i700. Il suffit, en effet, de lire le théâtre du grand tragique pour s'assurer qu'il avait une profonde connaissance de l'antiquité et qu'il avait dû se livrer de bonne heure à l'étude du grec. Mais quelle idée se faisait-il des anciens? Quel était son état d'esprit en lisant et en traduisant les œuvres de Sophocle et d'Euripide?
II nous reste de lui un grand nombre de petits écrits que son fils Louis Racine a légués en i'756 à la Bibliothèque nationale sous ce titre ~'OM~OMs et extraits faits presque à la sortie <~ collège, de ~55 à 1658. Il n'entre pas dans notre sujet de les analyser chacun en détail, bien que par les nombreuses ratures dont ils sont couverts, la plupart attestent les eo'ôrts incessants que faisait Racine pour nourrir sa pensée et pour assouplir sa plume. Qu'il nous suffise de dire ici un mot du plus célèbre de ces écrits, sa traduction du J9~~M<~ de Platon.
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« L'auteur d'Esther, dit Cousin (1) affaiblit l'expression de l'amour grec et substitue au langage naïf et direct de l'original la phraséologie équivoque de la galanterie moderne. » Ce jugement peut nous paraître sévère. Mais il n'en est pas moins vrai que la traduction de Racine, tout en se recommandant par le charme et l'élégance, porte la marque du siècle, et que si elle reproduit la pensée de Platon c'est en l'habillant à la moderne. L'expression de l'amour grec offrait sans doute une véritable difficulté à un traducteur chrétien. C'est pourquoi celui-ci a eu soin de l'affaiblir à dessein et de le voiler. Ainsi dans un passage on lit cette phrase « Quel plus grand avantage peut arriver à une jeune personne que d'être aimée d'un homme vertueux? » Or, ce mot de jeune joe~oM~e traduit le grec ~Tt. Evidemment, par cette expression équivoque et ce sens général qu'il donne à dessein au mot personne, Racine a voulu masquer ce vice contre nature que le grec exprime sans aucun nuage. Ailleurs, tout en prétendant respecter le texte, il ajoute arbitrairement et sans nécessité une locution qui n'est pas dans le grec. Ou bien il se permet d'inutiles altérations du texte, comme celle-ci Dans le (i) En tète de s'a tra,d. des Dialogues.
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grec on lit « Il leur est défendu d'aimer les femmes de condition libre » Racine traduit « on leur défend l'adultère ». Il serait aisé de relever avec la critique moderne bien d'autres exemples de ces inexactitudes littérales et de ces fades altérations de la couleur du style qui déparent une traduction plus élégante que précise.
Si telle est la tendance de ses premières œuvres et de ses traductions, il ne faut pas être surpris de la retrouver dans ses tragédies. Nous avons vu plus haut avec quelle noble nerté il revendique les droits du génie en présence d'Homère et de Sophocle, même en les imitant. Tout son théâtre est là pour nous montrer qu'il ne prononçait pas un vain mot. « Quand on rapproche, dit Mesnard(l), plusieurs des principales scènes et des plus beaux passages de la tragédie française (Iphigénie) des scènes et des passages qui y correspondent dans celle d'Euripide, il semble d'abord que Racine ait suivi de très près son modèle. Il est cependant incontestable qu'il ne s'y est nullement asservi, et que tous les traits qu'.il en a empruntés, il se les est rendus propres en leur imprimant un caractère nouveau, toujours vrai poète, c'est-à-dire créateur jusque dans l'imitation. Dans une tragédie telle qu'/i~'o~o~Me dont l'antiquité ne (i) Les Grands écrivains de la France, tome III, p. 109, notice.
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lui avait fourni que l'idée première, la part d'invention était assurément plus grande mais la marque particulière du génie de Racine et celle de son temps restent également visibles dans Tp/M~M~, moins cependant qu'elles ne le seront bientôt après dans jPAe~re. »
Mais c'est surtout dans Athalie que l'on sent la différence qui sépare la tragédie moderne de la tragédie antique. On a dit, il est vrai, et avec raison sans doute, que c'est la plus grecque de Racine. En effet, tous les procédés de Sophocle et d'Euripide y sont appliqués en perfection, simplicité du sujet, absence d'amour, place considérable donnée au chœur, rôle prépondérant de la Providence, observation rigoureuse et naturelle des trois unités, tout cela rappelle une pièce antique. Et cependant, on ne peut s'empêcher d'un premier mouvement de surprise quand on entend dire qu'~i~a~e est une pièce grecque. Pourquoi? parce que si le cadre est matériellement ressemblant, l'inspiration en est tout autre et ne rappelle en rien une tragédie de Sophocle. Dans Athalie, en effet, ce qui fait l'âme de la pièce, c'est l'idée juive, c'est une sorte de terreur religieuse que nous inspire à chaque instant la gravité du sujet et le danger des personnages c'est la passion humaine toujours contenue et réprimée par une puissance
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irrésistible et active bien différente de la fatalité aveugle et brutale des Grecs. Ainsi tout nous donne l'impression non d'une œuvre grecque, mais d'une œuvre chrétienne et absolument originale. Qu'a donc puisé Racine dans Sophocle et dans Euripide ? Exactement ce qu'il a puisé dans Aristote, des idées, des sujets, des procédés dramatiques, en un mot le squelette de la tragédie mais il l'a animée d'un souffle moderne. Grâce à lui, tous les éléments étrangers dont il a usé ont tellement changé d'aspect qu'il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de les reconnaître.
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DE
L'HELLÉNISME CHEZ FÉNELON
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
Tel a été le sort de l'hellénisme au xvn" siècle. La
plupart de ceux qu'on appelait alors « les honnêtes
gens » n'ont pas appris le grec et se sont fait de l'esprit
antique une idée absolument fausse. Quelques érudits,
comme Lefebvre et Lancelot, ont employé une bonne
méthode, mais pénétrant mieux la lettre que l'esprit de
l'hellénisme ils en ont ignoré la partie la plus intéres-
sante. Enfin quelques rares génies, tels que La Bruyère,
Boileau, Racine, ce dernier surtout, ont su goûter dans
sa pure essence et dans sa forme irréprochable la grande
littérature classique. Mais ils ne nous en ont donné
qu'une peinture affaiblie. Etait-ce illusion de leur part,
et pensaient-ils de bonne foi qu'on ne saurait tirer un
meilleur parti de l'antiquité? Il est possible que cette
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erreur qui était celle du siècle s'insinua peu à peu dans leur esprit. Mais c'était surtout, nous l'avons dit, une sorte de parti pris du génie national qui voulait affirmer sa personnalité tout en imitant et qui ne croyait pouvoir y réussir qu'en apportant dans cette imitation une excessive réserve. Admirable disposition d'esprit sans doute à laquelle on ne peut qu'applaudir, si c'est à elle que nous devons cette longue série de chefs-d'œuvre qui ont presque égalé ceux de la Grèce et de Rome. Mais quoi? ne pouvait-on aspirer au mérite de l'originalité tout en imitant l'antiquité avec plus d'exactitude ? Au lieu de la pompe et de l'étiquette majestueuses de Versailles, ne pouvait-on, sans cesser d'être chrétien et Français, reproduire la grâce naïve de la cour d'Agamemnon ? Au lieu d'une Iphigénie élégante et maniérée qui n'aime que les honneurs et qui n'ose avouer sans rougir les sentiments les plus naturels, ne pouvait-on pas, sans sortir de la vérité, peindre, à l'exemple d'Euripide, une jeune fille simple et naïve qui regrette la vie pour elle-même et qui l'avoue sans détour? Puisqu'il est convenu que les Grecs sont les premiers éducateurs de toutes les nations civilisées, pourquoi ne pas accepter sans arrière-pensée leur manière d'écrire, du moins jusquà cette limite suprême où toute transaction devient impossible entre l'esprit antique et l'esprit moderne ? Après les avoir docilement suivis comme des maîtres dans la première éducation, pourquoi ne pas les traiter ensuite comme des amis et se complaire dans
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leur commerce, non dans un commerce de pure cérémonie, mais dans un échange continuel de pensées, de sentiments et de langage? Pourquoi ne pas aimer « cette vie ouverte aux puissances de l'art, cette fraîcheur et cette vivacité d'impressions qui, dans leur poésie, nous rend la nature même (1) )) ?
Remarquons-le bien, en effet, si les Grecs sont devenus les maîtres intellectuels de tant de peuples dont ils diffèrent cependant par la langue et les mœurs, ce n'est pas en vertu de qualités personnelles et particulières à un seul pays, mais c'est parce qu'ils possèdent en perfection les qualités générales de l'esprit humain. Leur littérature est donc comme un domaine public où chaque peuple et chaque individu retrouve ses propres trésors avec une recette toute indiquée pour les faire fructifier. Pourquoi donc ne pas y puiser franchement et sans scrupule ? `?
Voilà ce que le xvue siècle, époque de production féconde et originale, mais aussi de discipline étroite et formaliste, n'a pas semblé comprendre. Et pourtant il parut alors un écrivain de premier ordre qui, doué d'une profonde connaissance de l'antiquité et d'une largeur d'esprit peu commune, sut pénétrer le vrai caractère de l'hellénisme, et qui, passant par-dessus les caprices de la mode et de l'étiquette, en reproduisit la pure essence dans tous ses écrits, même dans ceux qui (t) EnGER. – De l'hellénisme M France.
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semblaient le plus incompatibles avec l'esprit antique. Nous voulons parler de Fénelon.
1er. Études grecques de Fénelon.
« Nommer Fénelon, dit M. Egger, n'est-ce pas rappeler l'alliance exquise du goût moderne avec la passion de l'antiquité? Or, dans l'antiquité, le pieux évêque ne prise rien plus que les modèles grecs. Il est tout pénétré de leur génie. Précepteur d'un prince, ou directeur de l'éducation des jeunes filles chrétiennes, missionnaire, conseiller des prédicateurs ou académicien, sa mémoire et sa pensée sont comme imprégnées d'hellénisme (1) ». D'où vient donc ce caractère particulier du génie et des écrits d'un écrivain à une époque où les meilleurs hellénistes ne goûtaient l'esprit antique qu'à travers les formes de l'esprit moderne ? Et d'abord où Fénelon at-il appris le grec? Quels ont été ses maîtres et quelles étaient leurs méthodes? Questions intéressantes auxquelles nous avons le regret de iie pouvoir répondre d'une manière directe, faute de documents complets et précis.
Tout ce que nous pouvons affirmer en premier lieu, c'est que Fénelon savait déjà le grec à l'âge de vingtquatre ans. C'est, en effet, en 1675 qu'il écrivit sa lettre (t)//C.'Mn<HfC<tf;WiM.
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célèbre où il manifeste son désir de se vouer aux missions du Levant et où on lit ce passage tant de fois cité « Je me sens transporté dans ces beaux lieux et parmi ces ruines précieuses pour y recueillir avec les plus curieux monuments l'esprit même de i antiquité. Je cherche cet aréopage où saint Paul annonça aux sages du monde le Dieu inconnu mais le profane venant après le sacré, je ne dédaigne pas de descendre au Pirée où Socrate fait le plan de sa république. Je monte au double sommet du Parnasse. Je cueille les lauriers de Delphes et je goûte les délices de Tempé. ))
Le ton ému et enthousiaste de cette lettre nous montre clairement que l'alliance du christianisme et de l'hellénisme est déjà accomplie dans l'âme du jeune prêtre de vingt-quatre ans et que le disciple de l'Evangile connaît aussi la langue de Platon. Or, ce n'est pas à SaintSulpice qu'il a dû [l'apprendre. En effet, les jeunes séminaristes, après avoir suivi en Sorbonne les leçons de la Faculté de théologie, recevaient au séminaire même des leçons supplémentaires sur les questions qui avaient été développées au cours précédent: mais ils n'en recevaient jamais sur les sciences profane?. C'est donc seulement en leur particulier qu'ils pouvaient se livrer à des études classiques proprement dites. Or, ce n'était pas sans doute le cas de Fénelon. Placé sous la direction spirituelle de M. Tronson, il songeait moins à étudier la langue d'Homère ou de Platon qu'à puiser dans la piété tendre et affectueuse de ce sage directeur le goût
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de ces vertus sacerdotales dont il offrit dans la suite le modèle le plus accompli (1). Mais, s'il n'a pas appris les éléments du grec à Saint-Sulpice, on peut fort bien admettre qu'il s'y soit indirectement perfectionné dans cette langue par la lecture des auteurs sacrés. En effet, M. Tronson, qui était un helléniste très remarquable, recommandait aux séminaristes qui savaient assez de grec de lire dans le texte les Pères de l'Église. Si Fénelon connaissait bien déjà, comme il est probable, les premiers éléments de cette langue, il est hors de doute que la lecture assidue de saint Grégoire et de saint Jean Chrysostome devait la lui rendre de plus en plus familière.
On peut admettre aussi que dans ces longues méditations sur les grandes vérités chrétiennes auxquelles il se livrait par devoir dans le silence de la solitude, l'imagination du jeune ecclésiastique devait être souvent hantée par les souvenirs des classiques grecs ou latins comme saint Jérôme l'était au désert par les souvenirs de Rome païenne, et qu'un secret penchant le portait de bonne heure à concilier l'hellénisme avec le christianisme mais l'hellénisme lui était déjà connu, et s'il avait alors le goût d'Homère et de Platon, c'est sans doute qu'il l'avait apporté à Saint-Sulpice en y entrant. Or, il nous semble également inadmissible qu'il ait appris le grec au collège Du Plessis où il venait de pas(l) BA.LSSET. 7/)J!<. de J~Cnc/OH.
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ser deux ans pour y continuer ses études philosophiques qu'il avait commencées à l'Université de Cahors. Remarquons en effet que lorsqu'il quitta cette célèbre école du Midi où il avait remporté de très grands succès, il avait déjà terminé son cours d'Humanités et de philosophie. Il y avait même pris des degrés qui lui servirent dans la suite pour les dignités ecclésiastiques auxquelles il fut élevé (1). Il est donc probable qu'il avait déjà la vocation ecclésiastique et que le marquis A. de Fénelon, son oncle, le destinait à l'Eglise lorsqu'il le plaça à Du Plessis pour y étudier la philosophie et la théologie. Il nous semble dès lors naturel de penser que le marquis, qui était connu de son temps pour sa piété austère et qui était plus alarmé que satisfait des éloges qu'on décernait de tous côtés à son jeune neveu, bien loin de l'engager dans les études profanes, dut bien plutôt faire tous ses efforts pour l'en détourner et pour le renfermer dans celles qui étaient plus directement conformes à l'esprit de sa vocation. C'est même ce que semble établir un de ses historiens (2), qui nous dit que le marquis de Féaelon engageait parfois son neveu à composer quelques sermons « pour l'occuper sans doute et peut-être aussi pour essayer ses talents et les dirïger de bonne heure vers l'utilité et la sainteté de sa profession )).
Sur ce point, du reste, il était en parfaite communauté (i) BASSET. – 77ts<o;re de FeM~Oft.
(a) QuEnnEU'. t~tc~e Fénelon.
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d'idées avec le principal du collège Du Plessis, Charles Gobinet. Cette homme éminent, qui administra cette maison pendant près de cinquante ans avec autant de sagesse que d'économie, et qui en fit une des mieux disciplinées et des plus florissantes de l'Université de Paris (1), avait composé un livre intitulé Sur la manière de &M7! étudier, dans lequel, après avoir exposé la méthode à suivre pour l'étude de la langue et de la littérature anciennes, il énumérait longuement les précautions infinies qu'il faut prendre pour aborder sans danger la lecture des auteurs. Si tel était l'état d'esprit du directeur à l'égard des élèves qui se consacraient par devoir à l'étude de l'antiquité, il est permis de croire qu'il devait l'interdire avec soin comme un luxe devenu inutile aux élèves qui étaient engagés dans des études de philosophie ou de théologie.
De tout cela les historiens de Fénelon ont conclu, et nous n'hésitons pas à conclure avec eux, que l'auteur du Télémaque avait appris le grec avant son entrée au collège du Plessis, c'est-à-dire avant l'âge de quinze ans. « Sa santé était très faible, dit le P. Querbeuf (2), et il était trop chéri peut-être pour qu'on se déterminât à l'éloigner sitôt de la maison paternelle. On lui chercha donc un instituteur assez patient pour ne pas se rebuter des soins constants et suivis que demande une (l) JouRDAN. J~M~Otre de l'Université de Paris.
(2) 77f's<o;')'c de Fértelon.
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éducation particulière et assez instruit pour suppléer lui seul à la variété des secours qu'on trouve dans l'éducation publique. La Providence en ménagea un digne d'un tel élève. Il prit des méthodes usitées ce qu'elles ont de bon, il y ajouta lui-même et de son propre fonds ce qui pouvait en assurer le succès. Il mettait de l'ordre, de la netteté, de l'aménité dans ses leçons, et se gardait bien de faire un épouvantail de l'étude, de la vérité et du devoir. Aussi, quoique le jeune Fénelon apprît beaucoup et très facilement, il ne perdait rien de sa candeur et de sa retenue. A l'âge de douze ans, il savait très bien le grec, écrivait en français et en latin avec facilité, avec élégance et avec cette propriété d'expressions qui répandait sur le style tant de grâce et de clarté. Il connaissait des anciens tout ce qu'à cet âge on en peut lire et retenir. Les historiens, les poètes, les philosophes, les orateurs, il les avait étudiés, analysés, comparés et même déjà imités, »
Il est souverainement regrettable que le nom d'un si habile précepteur ne nous soit pas parvenu et que nous n'ayons sur cette première éducation aucun détail qui nous permette d'assister au développement progressif d'une si belle intelligence, et de voir comment le futur auteur de Télémaque interprétait à douze ans une page d'Homère ou de Platon. Mais quoi qu'on ait pu dire de la précocité de son talent, nous sommes persuadés qu'il n'avait à un âge si tendre qu'une connaissance superficielle de la langue et surtout des auteurs grecs. Il est
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évident que les bons principes qu'il avait reçus de son précepteur n'ont dû porter leurs fruits que durant les années qui suivirent, et c'est à Cahors qu'il a dû goûter pour la première fois « la fine fleur de l'antiquité )). L'Université de cette ville ne possédait alors qu'une maison d'enseignement secondaire, c'était le Collège de fTns~HC~'o/t de la Jeunesse (1), dont les Jésuites avaient la direction depuis 1605. Appelés à cette époque par l'évêque Popian et aussi par l'opinion publique à la suite de plusieurs missions qu'ils avaient prêchées dans la ville avec un très grand succès (2), ils avaient en outre l'avantage d'entrer dans une maison déjà tout organisée « où se rendaient pour prendre leurs leçons tous les écoliers de la ville, et qui avait fleuri pendant plusieurs années dans un plein exercice (3) s. Aussi voyons-nous qu'à l'époque où Fénelon arriva à Cahors, en 1663, elle était à l'apogée de sa prospérité.
Mais est-ce bien dans ce collège que le jeune écolier fut placé par ses parents pour terminer ses humanités et pour faire sa philosophie ? Il n'existe à notre connaissance aucun document positif qui nous permette de l'affirmer. Son nom ne se trouve inscrit ni dans les registres de l'Université, ni dans les archives du Lot, ni, ce qui est plus grave, dans les Lettres annuelles de la (i)~t)'c/ut)t'sAtZ.ot[D.to].
(2) Lettres anMeMfS, de la Comp. de Jésus.
(3) Supplique adressée au roi le 25 juin t~ëS, par le Maire et les Consuls à propos de la suppression des Jésuites. Arc/t. du Lot [D. [o].
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Compagnie de Jésus. Comment s'expliquer cette dernière lacune ? Si Fénelon a été élevé par les Jésuites, comment se fait-il qu'ils en aient perdu le souvenir et qu'ils n'aient jamais revendiqué pour eux l'honneur de l'avoir possédé dans leur collège ? Comment se fait-il surtout que le P. Querbeuf, qui a écrit son histoire peu d'années après sa mort et qui « y a fait entrer des pièces qui n'avaient pas encore vu le jour (1) », ait négligé de faire honneur à ses confrères d'un si brillant sujet ?
Cette difficulté nous paraît très sérieuse, et nous n'avons pas la prétention de la résoudre. Toutefois, ou peut d'abord remarquer que ce collège n'était pas une école libre, mais qu'il dépendait étroitement de l'Université. Fondé en 1570, en vertu d'une transaction passée entre Jean de Balaguié, évêque de Cahors, son Chapitre, le Chancelier de l'Université et les consuls de la ville, il avait été mis sous la direction du chancelier « lequel aura toute autorité au dit collège, comme il l'a dans le corps de l'Université. Il règlera et conduira le dit collège à l'instar des collèges de l'Université de Paris. Il établira et destituera les régents de l'avis de l'évêque, du Chapitre et des consuls (2) )). Lorsque les Jésuites furent appelés en 1605 par Popian, demandèrent-ils quelque changement à la transaction de 1570 ? C'est ce que l'histoire ne nous dit pas clairement. Ce (i) BAUSSET. ~s<0tre de Fénelon.
(a) Supplique de t663.
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qui est certain, c'est qu'ils ne furent annexés au corps de l'Université qu'en 1680 et que, jusqu'à cette époque, ils vécurent sous la dépendance du chancelier et du recteur. On peut en voir une preuve dans le passage suivant du même mémoire où on lit « La Juridiction du chancelier et du recteur consistait dans le droit de donner le signal au candidat pour le commencement et la fin de son acte (Thèse de philosophie) comme aussi dans le droit de terminer les contestations qui pourraient s'élever pendant la séance au sujet de l'argumentation (1). » Les Jésuites ne furent donc jusqu'à l'époque de leur annexion que de simples professeurs soumis à une juridiction étrangère qui n'était pas celle de la Compagnie. Par suite, ils étaient moins attachés à leurs élèves qu'ils ne le furent plus tard lorsqu'ils eurent la direction complète de leur collège. Fénelon pouvait donc, semble-t-il, passer inaperçu à leurs yeux puisque, à proprement parler, il était l'élève non des Jésuites mais de l'Université. De plus, n'habitant pas le collège qui n'avait pas d'internat, il était logé en ville chez quelque parent ou ami de sa famille, peut-être chez cet abbé de Fénelon que nous retrouvons, en 1675, vicaire forain de l'évêque de Cahors, mais sur lequel nous n'avons pu découvrir aucun document positif (2). Dès (t) Mémoire du chapitre pour la conservation du collège, l';63. Arch. du Lot [D. JO].
(2) Fn. MouLEtQ. Documents historiques sur le Tnrn-et-Garonne, t. II, p. 38t.
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lors, le jeune écolier ne se rendant au collège que pour les cours devait moins attirer l'attention de ses maîtres. Ces raisons sans doute sont loin d'être concluantes, et néanmoins il nous semble impossible d'admettre que Fénelon ait terminé ses études classiques ailleurs que chez les Jésuites. Sa famille l'ayant envoyé à Cahors pour qu'il joignit aux avantages de l'éducation privée ceux de l'éducation publique n'a pu le placer que dans le « seul grand collège de la ville où se rendaient pour prendre leurs leçons tous les écoliers ».
Si on désire maintenant connaître des détails sur l'enseignement qu'on y donnait en 1663, nous nous trouvons encore en présence de l'inconnu. Ni les archives de l'Université, ni les Lettres ~n/u!e~e.s, ne nous donnent de renseignement positif sur cette partie si intéressante de son histoire. Les archives du Lot ellesmêmes, toutes remplies des violentes querelles qui éclatèrent longtemps entre l'Université et les Jésuites, et d'une foule de détails matériels indignes d'arrêter les regards de la postérité, ne possèdent pas la moindre allusion au programme d'études qu'on appliquait alors dans ce collège. Le seul point qui ait attiré notre attention, c'est le passage suivant du contrat de 1605 « Les Pères y entretiendront six régents et six classes, cinq pour les Lettres humaines esquels enseigneront la langue grecque et latine, et la sixième pour la philosophie sans qu'ils soient tenus d'apprendre à lire ni en latin ni en français. n Que les Jésuites aient observé le contrat pour ce
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qui concerne l'étude du grec, cela nous semble hors de doute, puisque nous avons eu la bonne fortune de retrouver un dictionnaire latin grec et grec latin qu'ils firent imprimer en 1618. Il est donc probable que lorsque Fénelon arriva au collège en 1663, il y trouva tous les éléments voulus pour compléter une éducation si brillamment ébauchée dans sa famille (1). « On aurait 1 pu, dit son historien, lui faire commencer sa philosophie, mais sa grande jeunesse (il n'avait que douze ans), le peu d'empressement qu'il avait à se faire valoir, à montrer ce qu'il était, ce qu'il savait, ce qu'il pouvait, firent appréhender qu'il ne se rebutât des épines et de la sécheresse de cette science. Aussi pour laisser à sa raison le temps de se mûrir, pour ne point effaroucher en quelque sorte son imagination, on le fit entrer en rhétorique. Quoique dans cette année il revint souvent sur ses pas, qu'il fût dans la nécessité de reJ.re encore ce qu'il avait vu, de s'appliquer de nouveau à ce qu'on lui avait déjà si bien enseigné, il ne perdit pas son temps, puisqu'il s'affermit dans ses bons principes, qu'il acquit une intelligence plus parfaite, plus raisonnée des anciens et qu'il se mit en état de les apprécier mieux et de les imiter davantage. ))
L'imitation, l'usage alors si fréquent de la composition dans lequel un élève, rivalisant avec un modèle, s'efforçait de reproduire une belle page d'Homère on de (î) QuEMËUf.
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Platon, c'est bien là évidemment l'exercice auquel notre jeune étudiant dut se livrer avec une ardeur peu commune sous la direction d'un maître habile qui était peut-être un helléniste consommé. Sans doute, nous l'avons dit ailleurs, cette méthode tant pronée par le ;t0 ~<!<~o~um était loin d'être la meilleure pour apprendre la lettre même du grec. Mais autant l'exercice de la composition est funeste quand on ne sait pas la langue, autant il est utile à ceux qui sont déjà imbus de bons principes, pour apprendre à l'écrire et à pénétrer dans le génie des auteurs. Si donc il est vrai que Fénelon savait déjà le grec en rentrant au collège, il se trouvait dès lors dans les conditions les plus favorables pour acquérir, comme dit son historien, une intelligence plus parfaite des auteurs )), et pour goûter de plus en plus cette beauté antique vers laquelle il était porté à la fois par les leçons de son maître et par un attrait naturel qui allait devenir irrésistible. Le jeune rhétoricien était entre les mains du bon Père, comme un champ merveilleusement fertile et soigneusement préparé qui n'attend que le bon grain pour produire avec usure de~ fleurs et des fruits (1).
Cette semence, du reste, devait être d'autant plus féconde qu'en vertu d'un heureux concours de circons(t) En 166~, on joua au coHcge une pièce intitulée TrngefHe, en l'honneur de l'évêque. Il est fort prohaNe que Fénelon y joua un rûte. Mais nous n'avons pu découvrir aucun document ni sur la pièce ni sur les acteurs.
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tances, Fénelon trouvait autour de lui un exemple vivant de cette alliance des deux antiquités qui devait être le rêve de toute sa vie d'écrivain et d'apôtre. A cette époque vivait au collège de Cahors le P. Bertrand Bouchet qu'on a appelé le François Régis du Quercy et dont on a écrit Christi 6oMS odor ubique à cause des fruits merveilleux que produisaient dans les âmes ses nombreuses prédications (2). Ne serait-il pas permis de croire que notre jeune rhétoricien, témoin journalier des vertus de ce saint religieux qui était peut-être son directeur, s'habitua ainsi peu à peu à associer dans ses travaux les impressions du bien et du beau et que le futur missionnaire du Poitou donnait déjà la main à l'auteur du Télémaque P
§ II. Fénelon traducteur.
Mais s'il nous est impossible de savoir au-juste sous l'empire de quelle méthode et de quelle influence s'est manifestée pour la première fois chez Fénelon cette tendance qui devait devenir sa manière habituelle et dominante, il nous est facile de la surprendre dans ses écrits les plus directement imités du Grec. Sans doute il nous a montré par les nombreux passages qu'il a traduits des auteurs anciens, dans sa Lettre à l'Académie et ailleurs, qu'il connaissait assez le grec pour nous (t) Lettres annuelles de ta Compagnie.
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donner, s'il avait voulu, une traduction scrupuleusement littérale. Ainsi sa traduction de la fameuse tirade de la 1' Philippique de Démosthène que nous avons citée dans notre chapitre préliminaire pour l'opposer à celle de Tourreil, nous a fait voir qu'il avait sur cet exercice littéraire des idées supérieures à celles de son siècle. Mais ce n'est pas sur quelques phrases isolées traduites par hasard qu'il convient d'apprécier sa méthode favorite c'est d'après des morceaux de longue haleine qui ont exigé une longue intimité entre l'auteur et le tradticteur. On peut citer spécialement son Précis de l'Odyssée, composé pour le duc de Bourgogne, et le XIP chant du Télémaque où l'auteur a résumé deux tragédies de Sophocle, les yroc/Hnte~nes et le P7:tloctète. Ce dernier travail devant être l'objet d'une étude spéciale dans notre chapitre sur le Télémaque, nous nous bornerons ici à quelques considérations générales sur le Précis de l'Odyssée.
Sans doute, s'il fallait juger de l'hellénisme de l'auteur par l'exactitude littérale de sa traduction, il n'échapperait pas aux critiques que nous avons déjà adressées à ses contemporains. Et cependant un lecteur impartial qui a le goût exquis de l'antiquité ne saurait parcourir ce résumé rapide sans se sentir pénétrer par une saveur d'hellénisme qui l'enchante et sans se croire transporté à cette époque primitive qu'Homère dépeint. C'est qu'avant de rendre en français l'oeuvre du poète grec, Fénelon l'avait goûtée dans le texte, il s'en était pé-
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nétré, il l'avait pour ainsi dire conçue à neuf dans son propre génie, et appliquant à la poésie ce grand précepte de morale chrétienne que c'est la lettre qui tue, mais que c'est l'esprit qui vivifie, il avait négligé le détail de la traduction technique pour ne saisir que l'inspiration généride de l'œuvre, et pour recueillir en une sorte de bouquet « exquis et délicieux » la fine fleur de l'hellénisme.
Aussi, dégagé de tous les préjugés de son siècle à l'endroit des anciens et surtout d'Homère, il ne recule pas devant les détails que les Modernes pouvaient regarder comme bas et indignes de la civilisation du xvn~ siècle, mais qui lui semblaient propres à peindre sur le vif l'ai mabie simplicité des vieux âges. C'est ainsi par exemple qu'il nous représente longuement, d'après Homère qu'il suit pas à pas, la jeune Nausicaa qui, malgré sa haute naissance, ne craint pas de laver elle-même ses vêtements de noce et de se livrer avec ses compagnes aux jeux qui conviennent à son âge et à son sexe. De même, il reproduit les aventures d'Ulysse auprès de Circé et du cyclope Polyphème, comme propres à instruire et à amuser à la fois son royal élève.
Ne croyons pas toutefois que cette œuvre ait un caractère exclusivement antique et que Fénelon se soit borné à résumer Homère. Il l'a quelquefois corrigé non dans un sens moderne, à la façon de Lamotte, pour lui donner une élégance dont on le croyait dépourvu, mais dans un sens moral et chrétien. Ainsi il exclut de son
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Précis tous les récits, discours ou descriptions dans lesquels on voit que le génie du poète a sommeillé, ou dont le caractère moral est par trop opposé à nos idées et à nos habitudes chrétiennes. Il omet, par exemple, la scène où Minerve fait à Télémaque un récit mensonger de son origine car si la fille de Jupiter ne veut pas dire son nom, pourquoi recourir à un mensonge qui déshonore la divinité, et si elle doit plus tard se dévoiler, pourquoi s'exposer à se trouver ainsi en contradiction avec elle-même ? Plus loin, interrogée par Télémaque sur les moyens d'aborder Nestor, roi de Pylos, elle lui répond ainsi dans Homère « Vous trouverez de vousmême une partie de ce qu'il faudra dire, et l'autre vous sera inspirée par quelque dieu car, ajoute-t-elle, les dieux qui ont présidé à votre naissance et à votre éducation ne vous abandonneront pas. » Modifiant le texte, Fénelon traduit « les dieux en qui vous devez avoir con fiance, etc. »
C'est ainsi encore que dans la descente d'Ulysse aux Enfers, il a soin de supprimer tout ce qui touche aux fausses notions de l'antiquité sur la vie future.
Nous pourrions citer une foule d'autres passages où nous verrions le texte d'Homère subir, tout en gardant sa physionomie générale, des altérations considérables dans le sens chrétien. Or, cette tendance à présenter ainsi une idée chrétienne dans un cadre grec, tendance que nous allons relever dans la plupart des écrits de Fénelon. ne saurait s'expliquer chez lui par une simple
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connaissance même approfondie de la langue grecque. Il tient encore à la nature intime de son tour d'esprit et de son tempérament esthétique
III. Tour d'esprit de Fénelon.
Il existe en effet (1), outre le génie grec et le génie de Fénelon, des traits frappants de ressemblance qu'il nous semble utile de signaler au début de ce travail afin de montrer que l'hellénisme de l'évêque français n'est pas simplement l'oeuvre d'un érudit qui reproduit à froid un modèle, mais d'un esprit supérieur qui rencontre naturellement et sans effort, comme en vertu d'une harmonie préétablie, les procédés de l'art grec pour peindre le bien et le beau.
Dans le célèbre portrait qu'il a tracé de l'archevêque de Cambrai, Saint-Simon dit que « sa figure rassemblait tout et que les contraires ne s'y combattaient pas )). On pourrait en dire autant de sa physionomie morale et littéraire. Elle semble, en effet, le produit d'une double influence, et pour parler le langage du grand historien « elle sent également )) le gaulois et le grec, le disciple (t) M. EecEn. – ~HeMtsme M France, première tecon, a écrit <t lt y a a cette perpétuité ~ivace des traditions grecques en France des raisons profondes, cette éducation de toute la jeunesse qui se destine aux professions libérales. n'a pu se propager. que parce qu'elle développe dans les esprits et dans les âmes un fond d'idées et de sentiments qui nous est commun avec la race heUeniquc. »
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de Descartes et le disciple de Platon. On peut même dire que si, parmi tant de peuples divers qui se sont mêlés sous le beau ciel du Midi, il était permis à l'imagination de remonter le cours des âges et de chercher une seconde patrie à ce génie pourtant si français, elle le regarderait volontiers comme un rejeton idéal et immortel de cette vieille colonie qui vint à une époque reculée apporter chez nos pères le flambeau de la civilisation orientale. Elle en concluerait que la nature, en lui donnant dans un harmonieux mélange des qualités grecques et gauloises, a voulu en quelque sorte consacrer le souvenir de cette antique alliance de deux races.
En effet, quel est d'abord, parmi nos écrivains même les plus attiques, celui qui possède à un plus haut degré que Fénelon cette exquise sensibilité toujours jeune et fraîche qui permet à l'âme de transmettre ses impressions avec la candeur et la sincérité d'un enfant. C'est bien à lui que convient plutôt qu'à Joinville cette fine remarque de Villemain « On dirait que les objets sont nés le jour où il les a vus )), car il a sur le vieux chroniqueur l'avantage d'avoir conscience de cette qualité native et de l'appliquer par réflexion dans la mesure voulue aux sujets qui la réclament.
Or, en cela il ressemble bien au génie grec, à cet enfant gâté de la nature dont on a pu dire qu'il n'avait pas connu la vieillesse et qu'il savait unir la solidité de l'âge mur à la grâce de l'enfance. Chez Fénelon, en effet,
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on ne sent jamais la trace des années. Semblable à Sophocle qui composait un de ses chefs-d'œuvre à 90 ans, il écrit dans les dernières années de sa vie la Lettre à l'Académie où l'on sent vibrer le même enthousiasme juvénile qui lui avait inspiré en 1675 la fameuse lettre dans laquelle il associait déjà par la pensée la renaissance prochaine de l'hellénisme avec celle du christianisme dans les pays du Levant.
Fénelon n'a pas eu seulement cette jeunesse toujours également féconde du génie grec, il en a eu aussi, comme conséquence naturelle, la sérénité, qualité merveilleuse qui est la marque des races saines et vigoureuses et qui semble avoir été le privilège de la race hellénique. Lefa*meux mot~pe, réjouis-toi, par lequel les Grecs s'abordaient, marque aussi le trait caractéristique de la physionomie morale de Fénelon. Nourri dans les principes de la plus solide et de la plus tendre piété, il a toujours conservé cette âme « paisible et solitaire (1) qu'on lui remarquait dès son enfance, et il ne semble pas avoir connu ce trouble vague et mystérieux que la religion met dans l'âme du chrétien. Dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, il a toujours gardé cette parfaite égalité d'humeur qui, chez un Grec, surnageait aux conceptions les plus amères et aux désespérances du cœur. Sans doute ce sentiment ne procède pas du même principe dans le Grec païen et dans l'évêque français. Il n'est (t) Q~EMELF.
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chez l'un qu'une impression naturelle et physique et chez l'autre il est l'effet de la grâce divine et d'une heureuse constitution morale. Mais dans cette âme merveilleusement souple, le surnaturel et le naturel s'unissaient avec tant d harmonie qu'ils semblaient dériver de la même source.
C'est au point que plusieurs grands esprits s'y sont trompés, et on a vu des critiques tels que Voltaire affecter de faire mourir l'archevêque de Cambrai en philosophe qui se livre aveuglément à sa destinée sans crainte ni espérance. On l'avait entendu en effet, durant sa dernière maladie, répéter ces vers qu'il avait autrefois composés
Loin de toute espérance (t)
Je vis en pleine paix,
Je n'ai ni confiance
Ni défiance
Mais l'intime assurance
Ne meurt jamais.
Voltaire n'a garde de faire observer que ces vers sont tirés d'un cantique de Fénelon sur cette simplicité d'une enfance sainte et divine qui renonce à la prudence humairie et aux inquiétudes de l'avenir pour s'abandonner à Dieu, et qu'au lieu de tout ramener à une raison (i) Ode sur i'en/ancc chrétienne.
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froide et stoïque, il l'élevait au contraire jusqu'à l'amour pur, sa doctrine favorite (1).
Amour pur on t'ignore
Un rien te peut ternir
Le Dieu jaloux abhorre
Que je t'adore,
Si m'oitrant, j'ose encore
Me retenir.
Il n'en est pas moins vrai que la première strophe et d'autres semblables isolées de celle-ci qui les explique et les corrige, ont une singulière ressemblance d'allure avec telle page de Sénèque ou d'Horace qui exprime une philosophie purement humaine. Mais c'était le secret de notre auteur de présenter ainsi une pensée chrétienne sous une forme presque païenne et de faire illusion aux autres sans se la faire à lui-même.
Un autre trait de ressemblance entre Fénelon et le génie grec, c'est l'esprit de liberté. On a souvent relevé, non sans quelque surprise chez l'auteur du ?€/e/no~ue, cette impatience continuelle de produire, en plein siècle de foi religieuse et monarchique, une foule d'idées nouvelles, hardies, audacieuses même, non seulement sur des questions politiques, mais ce qui est plus grave, sur des questions religieuses.
Or, cette tendance irrésistible et infatigable n'est-elle (i) P. QtEKBELF. ~ft'.s'<o!re f/cffne/on.
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pas aussi la marque de la race hellénique, remuante, avide d'action et jalouse d'étendre son initiative sur toutes les branches du savoir humain, sans en exclure la religion elle-même. Admirable disposition d'esprit qui a été pour elle une puissante cause de progrès intellectuel, et qui, même dans sa théologie toute païenne, n'offrait pas de grands dangers, parce qu'en s'exerçant sur des dogmes qui n'étaient que naturels, la raison ne sortait pas, en somme, de son propre domaine. Mais, lorsque à une mythologie purement humaine eut succédé une religion divine et révélée, ce même état d'esprit devint un terrible écueil pour la foi des nouveaux chrétiens. Et, en effet, qu'on se rappelle l'histoire des premiers siècles de l'Église on verra que si la langue grecque mérita d'être nommée la langue de l'hérésie, c'est parce que chez le Grec devenu chrétien, l'homme nouveau fut impuissant à détruire complètement le vieil homme et à étouffer cette curiosité superbe qui le portait à sonder même les mystères insondables.
N'était-ce pas aussi un peu la tendance de Fénelon ? `: Et sans aller jusqu'à admettre les conclusions OM* s'est arrêtée de nos jours une critique trop sévère, n'est-il pas vrai qu'il a manifesté sur toutes les questions qu'il a traitées, plus d'étendue d'esprit que de solidité, plus d'éclat que de précision? N'est-il pas vrai que son penchant à suivre un principe jusque dans ses dernières conséquences et à s'égarer dans les replis d'une logique
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parfois tortueuse et équivoque, aussi bien dans le domaine religieux que dans les questions purement philosophiques ou littéraires, lui donne une égale ressemblance avec Platon et avec Origène ?
Il a donc manqué jusqu'à une certaine limite, comme le génie grec, de ce bon sens pratique qui, dans le développement d'une pensée, nous avertit et semble nous dire « C'est assez, n'allons pas plus loin, le lecteur ne pourrait nous suivre. » Fénélon marche toujours, et il l'entraîne malgré lui par la séduction de son esprit et la magie de son style.
C'est par la parole, en effet, qu'il a exercé sur ses contemporains une influence irrésistible, non par cette parole magistrale et impérieuse de Bossuet, qui suppose « une organisation manifeste, naturellement montée pour être sonore et retentissante, et pour être hautement distributive à distance (1) », mais par ce ton familier, élégant, tellement enchanteur pour l'oreille et l'esprit des auditeurs « qu'on était perdu, dit Saint-Simon, si on ne l'arrêtait dès le commencement, parce qu'aussitôt qu'on lui avait passé deux ou trois propositions qui paraissaient simples, et qu'il faisait résulter l'une de l'autre, il menait son homme battant jusqu'au bout (2) B.
Or, ce caractère particulièrement enchanteur et légèrement sophistique de la parole de Fénélon, n'est-il pas (t) SAINTE-BEUVE. Causeries du Lundi X.
(2) Portrait de Fénelon.
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encore un des traits dominants du génie grec, qui excelle toujours à se tirer d'affaire par sa parole habile, persuasive, enjôleuse, et qui, même dans sa décadence, reprenait par les séductions du langage, l'empire que les armes lui avaient ôté (1). On le remarque chez tous les écrivains attiques, non seulement chez les sophistes qui en faisaient un métier et qui exploitaier~ à leur profitles qualités natives de la race, mais même chez Socrate et Platon qui, pour les réfuter, leur empruntaient leurs propres armes. C'est bien, par exemple, ce charme irrésistible de la forme joint à une dialectique puissante qui ravissait Alcibiade, lorsqu'il s'écriait dans le Banquet <: En entendant Socrate, le cœur me bat avec plus de violence qu'aux corybantes ses paroles me font venir des larmes, et je vois un grand nombre d'auditeurs éprouver les mêmes émotions. Je suis obligé de m'éloigner de lui en me bouchant les oreilles, comme pour échapper aux sirènes sinon je resterais jusqu'à la fin de mes jours assis à côté de lui ». N'estce pas là également l'impression que devait produire celui dont Sint-Simon disait <i: qu'il fallait faire effort pour cesser de le regarder » et que, quand on l'avait vu une fois, & on ne pouvait plus le quitter, ni s'en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver
Fénelon est donc un Grec. Il l'est par le tour d'esprit, par l'imagination et par la langue. Dès lors, quoi d'éton(l) NAGEOTTE. Histoire de la Littérature grecque.
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nant, si devenu homme, il a porté dans ses écrits la marque de sa double origine, et si ses conceptions même les plus personnelles, ont conservé un caractère d'imitation. Cette imitation est même parfois si exacte que l'auteur semble avoir voulu faire un pastiche de son modèle, semblable à ces artistes contemporains qui, joignant à une vaste érudition un génie créateur, nous donnent dans leur œuvre le plaisir d'une véritable restitution archéologique. Plaisir vain et fragile, sans doute, quand il ne satisfait qu'une pure curiosité et qu'il ne sert pas à la conduite de la vie. Mais, lorsque à côté de l'imagination et du goût, l'intelligence etle cœur y trouvent leur profit, alors ce qui risquait de n'être qu'une œuvre méprisable devient une œuvre précieuse, et l'artiste qui l'a produite mérite notre gratitude. Or, voilà ce qu'a fait Fénelon. Ses écrits ne sont pas une simple imitation destinée à satisfaire une pure vanité d'érudit. Mais, partout et toujours il rajeunit par une idée chrétienne le cadre vieilli qu'il adopte. De sorte que si la première impression du lecteur est antique et profane, l'impression définitive est moderne et chrétienne.
L'œuvre de Fénelon a donc une physionomie à part t dans notre littérature et c'est pour cela qu'il nous a paru intéressant de l'étudier. Mais notre travail aura encore un autre objet. Car le pieux évêque n'a pas seulement prétendu nous donner un exemple de l'alliance qu'il rêvait entre le christianisme et l'hellénisme. Apôtre
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en même temps qu'artiste, il a voulu encore établir un dogme et proclamer sa méthode comme la meilleure en principe pour produire à la fois le bien et le beau. Aussi, tout en composant des œuvres, il a écrit une esthétique. C'est à la lumière de ces principes qu'il a étudié les œuvres classiques de l'antiquité et des temps modernes, en poésie comme en prose, et qu'il en a porté des jugements souvent justes et parfois hardis sur lesquels il est toujours bon de revenir, ne serait-ce que pour savoir les motifs qui les ont inspirés.
Notre étude de l'hellénisme de Fénelon comprendra donc deux parties
1° De l'hellénisme dans les théories.
2° De l'hellénisme dans les œuvres.
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LIVRE I
DE L'HELLÉNISME DANS LES THÉORIES
CHAPITRE 1
THÉORIES MYSTIQUES LE PLATONISME
On ne doit pas être surpris de voir figurer dans un traité de l'hellénisme les théories mystiques deFénelon. En effet, l'antiquité païenne, par une étrange contradiction dont on trouve de fréquents exemples dans l'histoire des religions, tout en négligeant les vertus ordinaires a connu les hauteurs du mysticisme. Il a eu ses interprètes et ses adeptes en Orient et en Grèce. Les Néoplatoniciens surtout, lui ont donné en s'inspirant de la doctrine du Maître une forme plus rationnelle, sous laquelle il s'est propagé jusqu'au sein du christianisme. D'un autre côté, le Platonisme proprement dit a joué longtemps un grand rôle dans l'histoire de l'Église depuis les premiers siècles de notre ère. Tout en réfu-
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tant les Sociniens qui prétendaient trouver dans la philosophie païenne les dogmes fondamentaux de la nouvelle religion, les premiers Pères de l'Église n'en ont ont pas moins relevé de nombreux traits de ressemblance entre les doctrines de Platon et celles de l'Évangile, et l'on sait que depuis saint Augustin jusqu'à Malebranche, plus d'un philosophe s'est efforcé de les concilier ensemble.
Nous sommes donc tout naturellement portés à nous demander si l'archevêque de Cambrai qui vise à l'idéal en religion comme en littérature, et qui a trouvé dans Platon nous le verrons plus loin, l'idéal de la poésie, n'aurait pas dans une certaine mesure puisé aussi à son école ou à celle des Alexandrins l'idéal mystique. Pour bien répondre à c~tte question, il faut d'abord se faire une idée bien exacte de son mysticisme, tel qu'il l'a compris et enseigné dans ses ouvrages. Il n'est en principe que le développement de la doctrine de saint Thomas sur la charité. <( La foi et l'espérance atteignent Dieu, dit le grand Docteur mais c'est en tant qu'il nous revient de lui la connaissance de la vérité et la possession de Dieu. La charité, au contraire, atteint Dieu pour s'arrêter en Dieu, non afin qu'il nous en revienne quelque bien. C'est par là que la charité est plus excellente que la foi et l'espérance. ))
Fénelon, dit M. Gosselin (1), a constamment regardé cette notion de la charité comme la base de la théologie (t) H)i!<0f<'e h'Mcrat're de Fénelon,
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mystique, et il y revient souvent dans ses écrits, comme au principe fondamental d'après lequel on doit juger toutes les questions agitées sur cette matière. « Je ne veux, dit Fénelon, que deux choses qui composent ma doctrine. La première c'est que la charité est un pur amour de Dieu pour lui-même, indépendamment du motif de la béatitude qu'on trouve en lui. La deuxième est que dans la vie des âmes les plus parfaites, c'est la charité qui prévient toutes les autres vertus, qui les anime et qui en commande les actes pour les rapporter à sa fin; en sorte que le juste de cet état exerce alors d'ordinaire l'espérance et toutes les autres vertus avec tout le désintéressement de la charité même qui en commande l'exercice. »
Tel est le principe du quiétisme chrétien généralement admis par les Saints, mais qui fut d'abord vivement contesté par Bossuet. Et ce fut là l'objet du violent débat qui éclata entre les deux grands évêques. Dans la chaleur de la dispute, au lieu de le mitiger, Fénelon ne fit que l'exagérer, et dans son livre des Maximes, il en vint même jusqu'à dire que la perfection consistait « dans un état habituel de pur amour où le désir des récompenses et la crainte du châtiment n'ont plus de part ». C'était là l'erreur qui amena la condamnation de son Livre par la cour de Rome. Mais remarquons-le bien, quoi que son quiétisme soit exagéré, il ne supprime pas l'activité de l'âme qui doit produire sans cesse des actes de vertu. C'est en cela qu'il diffère essentiellement du quié-
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tismedeMolinoset des anciens hérétiques qui fontconsister la perfectiondel'homme dansun acte continuel de contemplation et d'amour qui dispose l'âme à tous les actes des vertus distinctes et la réduit à un état d'inaction absolue, même dans le temps des plus affreuses tentations. Or, cet état continuel de contemplation et d'amour n'est pas de l'invention de Molinos. 11 constitue le fond même de la doctrine orientale des Védas qui est renfermée dans l'Oupnek'hat, et on trouve dans ce livre des passages qui ont un rapport frappant avec les prinpales propositions du mystique espagnol.
Ce quiétisme des sectes orientales se retrouve pour le fond et même avec ses principaux développements dans la philosophie néo platonicienne du n~ siècle après JésusChrist. Le principe fondamental de cette doctrine, comme celle des Védas, est que la perfection et le bonheur de l'homme dans cette vie consistent dans la contemplation de l'Absolu ou du Bien suprême, c'est-à-dire de Dieu et dans une intime union avec lui.
Cette doctrine alexandrine, inspirée par l'idéalisme de Platon poussé à l'excès, fut longtemps en honneur, parce qu'elle unissait aux systèmes grecs le goût des traditions orientales, et pendant la Renaissance, le NéoPlatonisme joua un rôle plus considérable encore que le Platonisme proprement dit. <( Au mysticisme grec se mariait si bien, dit Matter (1), la théosophie de l'Orient (l) ~~t'cMme <*)t fronce.
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qui l'avait enfanté, que dans les générations suivantes les Paracelse et les Van Helmont ajoutaient avec exaltation là théurgie à leurs travaux et à leurs tendresses. De là, ce courant de théosophie et de mysticisme qui eût en Allemagne son expression la plus parfaite dans s Jacques Bachme, en Angleterre, dans le docteur Pordage et son élève Jane Leade, en Hollande dans quelques disciples des uns et des autres, en Suède dans un savant illustre qui vint au monde au moment où Fénelon écrivait sonPo~-scrïp~m à une dame de qualité pour l'éducation de sa fille. »
Or, ne suivait-il pas lui-même le courant de la Renaissance en mysticisme comme en littérature ? Il est difficile de le croire quand on voit les différences qui séparent sa doctrine de celle des Alexandrins. « De tout cela, dit encore Matter, rien ne devait convenir à l'âme smcèrement pieuse, très tendre, mais très évangélique, très élevée et toujours lumineuse de Fénelon qui pouvait bien sympathiser avec Platon et son idéologie poétique, mais qui n'eût aucun goût pour les nouveaux Platoniciens et ne connaissait [des Gnostiques que le nom. Aussi, quoiqu'on dise, son mysticisme n'eut-il jamais rien de commun avec le leur qui est très théosophique. »
Toutefois, on trouve dans son Traité de l'Existence de Dieu, plusieurs passages qui semblent accuser, dit-on, une influence au moins éloignée de la doctrine de Plotin. Ainsi, à la fin de son chapitre sur l'unité de
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Dieu, il s'exprime de la manière suivante « 0 unité infinie, je vous entrevois, mais c'est tcujours en me multipliant. Universelle et indivisible unité Ce n'est pas vous que je divise, car vous demeurez toujours une et toujours entière, et je croirais faire un blasphême que de croire en vous quelque composition. Mais c'est moi, ombre de l'unité, qui ne suis jamais entièrement un. Non, je ne suis qu'un amas et un tissu de pensées successives et imparfaites. La distinction qui ne peut se trouver dans vos perfections se trouve très réellement dans mes pensées qui tendent vers vous, et dont aucune ne peut atteindre jusqu'à la suprême unité. Il faudrait être un autant que vous pour voir d'un seul regard indivisible dans votre infinie unité. »
Il semble que ce soit là précisément cette unité à laquelle les grands mystiques de l'École platonicienne aspiraient et prétendaient arriver. Et c'est ce qui faisait dire à Bayle « Ne voilà-t-il pas la voie unitive dont les mystiques nous parlent tant? Ne peut-on pas les accuser d'être les plagiaires des Platoniciens ? Ne voit-on pas aussi dans cet endroit les semences du quiétisme ? » Oui, peut-être, en apparence, mais ne soyons pas dupe de tel ou tel passage isolé. Voyons plutôt l'ensemble de la doctrine. Sans doute, il existe un faux quiétisme qui semble ne reconnaître de vraie contemplation que celle qui s'adresse à Dieu seul et qui prétend que cette connaissance générale et indistincte de
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Dieu est la seule et perpétuelle action du parfait contemplatif. Mais ce n'est pas là le vrai quiétisme. Sans doute, il enseigne, lui aussi, que la parfaite contemplation est celle qui regarde la nature divine, selon les notions les plus générales et les plus abstraites, comme celles d'être, de vérité, de perfection, parce que ces idées étant plus intellectuelles et moins resserrées, représentent mieux la perfection de l'Être divin et excitent davantage l'admiration de l'âme contemplative. Mais il reconnaît, en même temps, dit M. Gosselin, que tout objet de la foi peut être l'objet de la contemplation. En tout cas, ce mysticisme est fondé sur la charité. C'est la charité qui le guide, et c'est en définitive au Dieu de charité considéré comme tel qu'il rapporte tous ses actes. C'est par là que le quiétisme de Fénelon diffère essentiellement de la doctrine de Plotin, comme de celle de tous les faux mystiques.
Il nous reste à savoir s'il ressemble davantage à celle de Platon et dans quelle mesure. L'auteur des Dialogues, nous le verrons plus loin, confond le beau avec le bien. Pour lui, comme pour Fénelon, un être souverainement beau est souverainement bon, et c'est la bonté qui constitue l'essence même de son être. Et de même qu'en littérature l'art consiste à prendre pour type de la beauté ce qui est en morale le type de la bonté, de même, en religion, la perfection consiste à chercher, à s'unir à la source même de la beauté et de la bonté qui est Dieu. Telle est la base de la religion de
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Fénelon. Telle eut été également la base de celle de Platon s'il en avait exposé une avec tous ses éléments et sa complète organisation. Il avait dit, en effet, que l'homme doit tendre à ressembler à Dieu et qu'il y ressemble autant qu'il est en lui par la pensée et par l'action vertueuse conforme à l'idée du bien (1) car le Dieu de Platon est la substance même de cette idée qui est à la tête de toutes les autres. C'est bien là la théorie mystique de Fénelon, car, remarquons-le bien, dans le philosophe grec aussi bien que dans l'évêque français, l'union de l'âme avec Dieu n'est pas intime au point de lui faire perdre conscience d'elle-même et de la faire arriver à un état purement passif comme dans la doctrine alexandrine.
Du reste, cet amour de l'âme pour la beauté idéale doit être, aux yeux de Platon, absolu, sans mélange, entièrement indépendant de la beauté sensible, bien que ce soit là, pour elle, le seul moyen de s'élever à la beauté véritable. De même, Fénelon, négligeant toutes les considérations particulières qui peuvent distraire l'âme du parfait amour de Dieu, la place dans cet état idéal où elle est affranchie non seulement de l'amour matériel, mais encore de la notion même de l'intérêt. Toutefois, si on parcourt dans le détail les doctrines de ces deux grands esprits, on s'aperçoit qu'ils n'entendent pas le désintéressement de la, même manière. (t) FouiLLÉE. P/tt~Mo~e de Platon.
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Dans Fénelon, nous l'avons dit, l'amour est désintéressé en ce sens que l'âme ravie par la beauté céleste devient comme indinerente au bien ou au mal qui peut lui arriver dans cette vie ou dans l'autre. Or, cette exagération condamnée par les décisions de la foi qui nous prescrit aussi bien des actes d'espérance que des actes de charité, est également condamnée par la raison dont Platon est ici l'interprète. Elle nous dit qu'on peut être désintéressé même en aimant le souverain bien en temps qu'il se communique aux hommes. En effet, il ne faut pas être dupe du sens qu'on attache trop souvent à ce mot d'amour platonique, et se persuader que dans cette doctrine, l'ami de. Dieu n'adore en lui que des qualités abstraites. « Nous n'aimons rien en tant que genre, rien de général, rien d'abstrait (1) et s'il est vrai que nous ne pouvons pas aimer un individu qui n'aurait pas la bonté réelle ou supposée, il est encore également vrai que nous ne pouvons pas aimer la bonté en elle-même isolée de l'individu. Il s'en suit qu'on peut faire un acte d'amour désintéressé même en considérant dans l'objet aimé non seulement sa bonté intrinsèque mais encore le penchant qu'a cette bonté de se donner à nous.
Si après cela, Fénelon donne ses préférences à l'homme qui aime le bien absolu, indépendamment de son bien personnel et de son bonheur final, on peut dire de lui (t) FOUILLÉE. Philosophie de Platon.
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avec Sainte-B~euve « Il s'égare dans le troisième ciel, je l'accorde, mais il s'égare Car il a du souverain bien une idée incomplète puisque ce bien complet et absolu que cherche l'âme mystique n'existe pas seulement comme bon en lui même, mais encore comme bon pour moi. Si vous supprimez ce second élément, vous le rabaissez, vous le rendez fini, vous lui enlevez la bonté expansive et extrinsèque pour ne lui laisser que la bonté intrinsèque et solitaire ce n'est plus le vrai Dieu, ce n'est plus le vrai bien. Donc, votre amour ne s'adresse plus à l'objet le plus élevé de la raison donc, il n'est plus aussi pur que vous le prétendez car, aimer le bien purement et simplement, c'est aimer tout le bien, sans restriction et en y plaçant notre bien à nousmêmes. Donc encore, il n'y a point opposition entre votre intérêt et votre désintéressement (1).
Ainsi, Fénelon est allé trop loin lorsqu'il a établi une doctrine qui avait l'air de supposer un conflit entre ces deux éléments de l'amour. C'est pour cela que nous voyons la philosophie donner ici la main à la théologie pour condamner une telle exagération. Mais, quoiqu'il en soit de ce point de vue particulier, il n'en est pas moins intéressant de relever, d'une manière générale, cette tendance merveilleuse du génie de Fénelon qui le porte comme Platon à s'élever au-dessus de l'objet ordinaire de nos pensées et de nos désirs pour rechercher (t) FoutLLEE. Philosophie de PiaiOH.
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la beauté idéale. On aime à remarquer dans le ton général de ses écrits, non seulement dans ses ouvrages mystiques proprement dits, mais encore dans ses Lettres ~pu't~e~-s et dans ses œuvres phylosophiques ce caractère d'émotion et d'enthousiasme qui nous ravit aussi dans l'auteur des Dialogues. « Il aime à y étaler, dit Matter (1), l'appareil du raisonnement autant que les splendeurs du langage mais c'est surtout une âme mystique qu'il révèle l'émotion domine toujours sa pensée. L'adoration respire jusque dans ses arguments. C'est le charme qui entraîne le lecteur. »
Ainsi, lorsqu'il termine son exposé des attributs de Dieu par cette touchante invocation où il gémit de l'indifférence des hommes à la vue de tant de merveilles qui nous manifestent les bienfaits du Créateur, et qu'il s'élève ensuite jusqu'à lui dans un élan sublime d'amour, comment ne pas se rappeler le fameux passage du Banquet où nous voyons l'étrangère de Mantinée, « après avoir parcouru dans l'ordre convenable tous les degrés du beau. apercevoir tout à coup la beauté merveilleuse, incréée et impérissable)), qui doit être l'unique objets de nos désirs et de nos espérances. C'est que les doctrines de ces deux grands esprits surdes sujets en apparence divers sont toujours unes et se ramènent au même point, le beau et le bien dont l'idéal est en Dieu. C'est donc toujours au Dieu bon que (l) Mys<tCtsnM en frattce.
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s'adressent leurs pensées et cette présence habituelle de la divinité, au lieu d'exciter en eux une admiration vague et stérile, y provoque, au contraire, un sentiment d'amour tendre qui les fait vivre avec lui dans une sorte de familiarité « On est avec Dieu, dit Fénelon dans le post-criptum de sa lettre à M"'° de Beauvilliers, comme avec ses intimes amis. on ne mesure pas ce qu'on dit, parce qu'on sait à qui on parle. C'est une conversation libre de vraie amitié. Alors Dieu devient l'ami du cœur auquel on n'est plus qu'un même esprit par la grâce. »
Tel est le mysticisme de Fénelon, rappelant par le tour d'esprit et le sentiment l'idéologie de Platon, mais dans le fond, étranger aux doctrines alexandrines et reposant uniquement sur la pure tradition des mystiques chrétiens. Mais, dès lors, une question se pose tout naturellement. Comment ce beau génie qui nous paraît, du reste, si ouvert aux beautés de l'hellénisme, a-t-il pu associer deux états d'esprit en apparence si contraires. Cela semble d'abord impossible. Le mysticisme, en effet, nous venons de le voir, c'est l'homme s'absorbant en Dieu et lui consacrant tout son être. Sans doute, il agit chez Fénelon. Mais ses actes sont inspirés par la raison divine et non par la raison humaine. Toutes ces facultés merveilleuses dont Dieu l'a doué ne sont, à ses yeux, que des moyens de développer en lui la charité divine qui est le but de sa vie. Tout acte qui ne tend pas manifestement à ce but et qui ne serait que l'exer-
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cice spontané d'une faculté naturelle est pour lui un acte coupable, et le mystique se l'interdit, ou plutôt il ne songe même pas à le produire parce que Dieu est l'unique objet de ses pensées et de ses désirs. Aussi la beauté qu'il remarque dans les créatures le laisse froid, ou si elle attire ses regards ce n'est qu'autant qu'elle reflète la beauté divine. Mais, en général, il la tient pour suspecte et il s'en méfie, car étant mêlée d'éléments corrompus et corrupteurs, elle lui semble, par suite de la déchéance originelle, reproduire un idéal purement humain.
L'idéal purement humain, voilà bien le caractère de l'hellénisme, de cette raison active et puissante qui prend possession d'elle-même et ne reconnaît dans son domaine aucun mobile supérieur. Sans doute le Grec admet les dieux et toute sa littérature en est remplie. Mais ces dieux ne sont que la personnification de ses facultés naturelles, et toute puissance supérieure que sa raison ou sa volonté ne peuvent saisir n'est, à ses yeux, qu'une chimère qu'il dédaigne. L'hellénisme n'est donc que l'anthropomorphisme, et il est dans le fond la négation même de la divinité. Son grand principe philosophique et artistique x~6<; xa~eo-; n'a pas la noble signification qu'il devait avoir à l'origine. Car s'il représente l'alliance intime du beau et du bien, c'est dans la raison humaine et non en Dieu que cette alliance se fait « humana ad deos transferebat )), dit saint Augustin en parlant d'Homère. L'idéal de la beauté grecque est donc
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bien différent de celui de la beauté mystique. L'un s'arrête aux formes sensibles au-delà desquelles le Grec ne voit rien. L'autre, négligeantles formes sensibles, s'élève d'un trait jusqu'au principe même de la beauté éternelle.
Comment accorder deux tendances qui semblent si opposées ? Comment un homme absorbé par la beauté divine peut-il arrêter ses regards sur la beauté humaine Remarquons d'abord que cette opposition n'existe pas en réalité, et qu'elle est l'effet de notre imperfection. Dans tout acte humain, il faut distinguer deux principes l'un qui est bon, c'est l'exercice même de notre activité l'autre mauvais, c'e~t notre tendance à l'exercer en dehors des lois éternelles du beau et du bon, selon un idéal inférieur qui s'appelle le plaisir et l'égoïsme. Un homme du monde habitué à renfermer sa pensée dans les étroites limites de ce qui passe ne songera pas à élever plus haut ses regards. Il faut pour cela un esprit élevé et non prévenu, disposé à se laisser guider docilement par la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Il s'habitue ainsi à contempler Dieu dans son vrai point de vue, et à découvrir son image dans toutes les œuvres des hommes. 11 l'isole des éléments plus ou moins impurs qui l'enveloppent, et finit par la contempler dans sa pure essence. Voilà comment une œuvre artistique conçue d'après un idéal purement humain peut servir à une âme mystique et délicatement douée sous le rapport esthétique pour s'élever à la no-
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tion éternelle du beau et du bien. C'est une affaire de point de vue et de disposition subjective, si on peut ainsi parler. Peu d'hommes ont eu cette foi naïve et cette largeur d'esprit nécessaires pour tirer ainsi profit d'une œuvre purement humaine. Ainsi Platon luimême, malgré toute l'élévation de son génie qui lui a fait découvrir en Dieu la source de l'idé?! artistique, n'a pas su voir que si l'hellénisme d'Homère avait dégénéré pour le but même de la poésie et de l'éloquence qui est le bien, il mériterait cependant par la perfection de la forme, de servir de modèle et de cadre à un poète et à un orateur mieux instruits des véritables lois de l'esthétique. Aussi, voyons-nous ce spectacle étrange d'un Grec nourri de la fine fleur de l'hellénisme, condamner ce même hellénisme et le bannir de sa 7~'pttblique.
Dans le monde chrétien, que de grands esprits n'a-ton pas vus accepter avec méfiance les formes de l'esthétique grecque. Sans doute, la science et l'éducation ont peu à peu triomphé de ces scrupules et c'est à l'école antique, en somme, que se sont formés tous les grands hommes de notre pays.
Mais; parmi eux, Fénelon est le seul qui se soit abreuvé sans réserve à cette source délicieuse et féconde. Avec sa vaste intelligence et sa foi naïve, il n'a jamais perdu de vue le véritable idéal, et il s'est toujours trouvé dans son naturel, aussi bien au milieu des grâces riantes de l'antiquité que des profondeurs du mysticisme. Sa
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pensée n'a pas cru changer de domaine lorsque, après avoir contemplé dans Dieu l'idéal du beau et du bien, elle trouvait dans un monde profane une forme capable de l'exprimer. Semblable à saint François d'Assise qui voyait dans chaque objet de la nature non pas un sujet de scandale, mais un sujet d'édification, Fénelon s'est efforcé de présenter sous des dehors gracieux et attrayants un idéal qui paraît souvent triste et austère à des esprits ignorants ou prévenus. Il a ainsi usé en littérature de ce genre d'éclectisme auquel avaient'eu recours, dans les premiers siècles de l'Eglise, Origène, Clément d'Alexandrie et tant d'autres qui, pour mieux disposer les esprits à recevoir les nouvelles doctrines de l'Évangile, s'efforçaient de montrer, soit les analogies 'qu'elles pouvaient avoir avec celles de Platon, soit même les parcelles de la vérité que ce philosophe avait entrevues. Non, sans doute, qu'ils eussent la pensée de se donner comme ses disciples, mais ils voulaient montrer aux plus hésitants que les dogmes chrétiens ne devaient pas leur paraître après tout si étranges, puisque la raison humaine en avait elle-même entrevu quelque chose. De même, Fénelon a déployé, au profit du beau littéraire et moral toutes les ressources de l'hellénisme. Non qu'il le goûtât sans réserve mais il a montré par son exemple qu'un artiste moderne peut sans danger associer la beauté grecque à la beauté chrétienne, et présenter ainsi un idéal sublime sous une forme irréprochable.
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CHAPITRE II
THÉORIES LITTÉRAIRES
C'est une question toujours agitée et jamais résolue
que celle de savoir quel est le véritable but de l'art. Que doivent se proposer le peintre, le poète, l'orateur lorsqu'ils emploient pour traduire leurs pensées et leurs sentiments les vives couleurs, les beaux vers ou les grands mouvements de l'éloquence ? Est-ce l'idéal de la beauté plastique ? est-ce l'idéal de la beauté morale ? '1 Le poète, par exemple, doit-il se borner à imiter seulement soit les choses matérielles, soit les sentiments, les passions, les vices, les ridicules de l'humanité sans y rien ajouter, ou doit-il faire servir ces formes réelles et visibles à la manifestation d'un type éternel et invisible qui soit le guide de notre activité morale et intellectuelle ? L'art doit-il être indépendant ou doit-il être moralisateur
Longtemps avant le christianisme, la sagesse païenne
elle-même s'est nettement expliquée sur cette question
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par la bouche de Platon (1). Appliquant à l'art le même principe qu'à la morale, ce grand philosophe montre que si le devoir de l'homme est d'imiter Dieu en toutes choses, l'artiste véritable sera celui qui ressemblera le mieux à l'éternel artiste. Il doit donc, comme Dieu. concevoir un idéal de beauté et l'imiter au moyen des éléments fournis par la nature. « L'artiste, dit-il, qui l'œil toujours tixé sur l'être immuable et se servant d'un pareil modèle, en reproduit l'idée et la vertu, ne peut manquer d'enfanter un tout d'une beauté achevée, tandis que celui qui a l'œil fixé sur ce qui passe, avec ce modèle périssable, ne fera rien de bien. ))
Mais en quoi consiste cet idéal de la beauté ? Est-ce dans l'agrément qu'elle produit, ou bien dans l'imitation exacte de la nature ? Dans aucun des deux, répond Platon. Ce n'est pas d'abord dans l'agrément, car cette impression varie à l'infini suivant les goûts et les aptitudes des individus. On ne peut donc tirer un jugement sûr et une règle véritable de ce conflit de sentiments opposés. Ce n'est pas davantage dans l'imitation exacte de la nature. Car « lorsqu'on sait, dit Platon, que la chose qu'un artiste a voulu représenter sur la toile ou sur le marbre est un homme, et qu'il en a exprimé fidèlement toutes les parties, avec la couleur et la figure convenables, s'ensuit-il nécessairement qu'on soit en état de juger d'un coup d'œil de la beauté d'un ouvrage (t) Fom.LHE. –– Philosophie t<<? Ploton.
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ou de ses défauts ? L'exactitude est donc comme l'agrément un moyen dans l'exécution de l'oeuvre elle n'est pas le but qui consiste dans la beauté ))
Quelle estdonc cette beauté ~L'objet que les arts représentent le plus souvent c'est l'âme humaine avec toutes ses passions. Or, l'âme n'est belle que dans la mesure où elle est bonne. Le beau est identique au bien, et en particulier la beauté de l'âme est identique à la perfection morale. N'y a-t-il pas dans l'âme et dans ses facultés naturelles des éléments de beauté autres que la beauté morale, produit de la raison et de la volonté ? `? Platon ne se pose même pas la question et il transforme simplement l'idéal de l'artiste en celui du moraliste. Il est facile de voir les conséquences qui découlent de ces principes, l'une relative à l'esthétique, l'autre à la politique. Si l'idéal de l'artiste est le bien moral, la puissance est sacrifiée à l'ordre, la vie avec le développement varié de ses puissances, la sensibilité avec toutes ses passions, sont bannies entièrement de l'art. Aussi les poèmes même les plus moraux, tels que l'Iliade et l'Odyssée ne peuvent tenir devant des principes aussi rigides et Platon les exclut de sa République, Dans l'ordre politique, c'est l'asservissement le plus complet de l'art à la volonté du législateur. L'individu est absorbé par l'État.
Telle est dans ses grandes lignes l'esthétique de Platon. Telle est aussi celle de Fénelon. Non que l'évêque français accepte aussi facilement que le philosophe grec
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les conséquences rigoureuses qui découlent de tels principes. Nous le verrons en effet se montrer plus indulgent pour la poésie et tempérer la rigueur du pouvoir civil par les enseignements de l'Evangile sur la charité chrétienne. Mais si l'application est différente, le principe reste le même. Pour lui, comme pour Platon, le beau se confond avec le bien. En dehors de là, il n'y a, ni poésie, ni peinture, ni éloquence. « L'harmonie, dit-il, à la suite de son maître, n'est bonne qu'autant que les sons y conviennent au sens des paroles et que les paroles y inspirent des sentiments vertueux. La peinture, la sculpture et les autres beaux-arts doivent avoir le même but. L'éloquence doit sans doute entrer dans le même dessein. Le plaisir n'y doit être mêlé que pour faire le contrepoids des maux et des passions et pour rendre la vertu aimable (1). ))
Une telle déclaration peut nous sembler étrange dans la bouche de ce tendre et gracieux génie qui a toujours professé un culte enthousiaste pour la beauté plastique et qui goûtait également les transports divins du prophète Isaïe et la « simplicité passionnée (2) de Catulle. Toutefois, lorsqu'on y regarde de près, on s'aperçoit que cette écorce tendre et attrayante cache un fond très austère et que chez lui l'apôtre passe toujours avant l'artiste. On le voit dans ses œuvres purement esthétiques (t) /~t<<' à !<;of/em;< ÏV. Rhétorique.
(a) retire à ~tefn~mx', Y. Poétique.
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où il expose ses théories sur l'éloquence, sur la poésie et sur la langue. On le voit dans ses oeuvres théologiques et de direction qui sous un ton de charmante familiarité nous révèlent bien ce mystique ardent et sévère qui « dans sa douceur ne voulait aucune résistance (1) On le voit dans ses livres de pédagogie ou l'intention morale domine tellement le travail de l'artiste qu'elle lui a nui en quelque sorte, du moins dans l'esprit de ceux qui y cherchent plutôt l'imitation de l'antiquité que la leçon morale.
Il ne faudrait donc pas accepter sans restriction cette opinion émise de nos jours que tout chez Fénelon, les écrits comme les actes, est inspiré par « un insatiable désir de plaire (2) )). Sans doute, c'est une physionomie assez complexe que la sienne. Admiré jusqu'à l'excès par les uns, il a été fort contesté par d'autres: On a trouvé en lui des défaillances, des contradictions et des lacunes. On l'a vu se prêter à l'intrigue pour satisfaire ses instincts de domination. De l'homme, cet esprit de la critique s'est transporté chez l'écrivain, et on est allé jusqu'à expliquer par des mobiles purement humains telle ou telle de ses opinions littéraires.
Nous ne voulons pas contester ici les secrets ressorts qui ont pu diriger ses actes ou ses écrits dans certains cas particuliers. Car « l'homme resta toujours vivant en lui et il eut sa part des faiblesses communes à tous ceux (ï) SA.l'iT-Suto't. – Portrait de Fénelon.
(a) I\iAnD. – Hf'stof'rf de la L)'~Yf(f)r<' ~w)~f' Tfl. Chap. \[v.
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qui passent sur la terre (1) ». Mais suit-il de là que nous soyons obligés de les rechercher et de les discuter dans le cadre de notre travail ? Ce serait sans doute notre droit et même notre unique ressource avec un de ces auteurs sans aveu qui n'écrivent qu'au gré de leur fantaisie et de leur intérêt. Nous pourrions alors, sans encourir le blâme de la critique, recourir pour expliquer ses pensées ou ses sentiments aux hypothèses les moins honorables pour lui, car nous ne devons pas plus respecter un auteur qu'il ne se respecte lui-même. Mais lorsque cet écrivain est un Fénelon dont & la vertu n'est pas une moindre gloire pour notre nation que son esprit (2) )), quand nous voyons ce même Fénelon proclamer sans cesse dans ses théories et appliquer dans ses œuvres ce grand principe que l'idéal lit'téraire doit se confondre avec l'idéal moral, nous n'avons pas le droit de ne pas le croire sur sa parole, et de prendre pour le juger une autre règle que celle qu'il s'est imposée lui-même.
Ainsi nous laisserons l'homme de côté pour n'étudier que le théoricien et le moraliste, et si, dans le cours de notre travail, nous rencontrons certaines idées suspectes et contestables qui semblent avoir été inspirées à notre auteur par des raisons personnelles, nous n'en resterons pas moins attachés à notre méthode, de peur de quitft) DE M~ISTRE.
(2) \!SAM). – //f's<ot're de la ~«er~Hrc/r'HneotSf, Ht, chap. xn.
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ter un terrain solide pour nous aventurer dans le domaine de l'hypothèse et des conjectures.
§ I. – La langue
S'il est vrai que le premier devoir de l'écrivain comme celui de tout artiste en général est de procurer le bien moral de son semblable, il ne lui suffit pas de concevoir des pensées justes et des sentiments généreux. Il doit aussi, pour en assurer l'effet, les traduire au dehors dans une langue aussi parfaite que possible. Or. quelle est la langue la plus apte à produire dans l'âme humaine une impression à la fois agréable et bienfaisante? C'est celle qui, par le nombre, la qualité et l'arrangement harmonieux des mots réussit à plaire non seulement à la froide raison, mais encore à l'imagination et à la sensibilité. C'est celle, en un mot, qui plaît à l'homme tout entier. Il faut donc une langue à la fois claire, exacte, abondante et riche en images, qui se prête également aux subtilités de la philosophie la plus abstraite, et à la magnificence de la plus haute poésie.
Quel est maintenant parmi les langues humaines celle qui répond le mieux à cet idéal rêvé par Fénelon ? C'est d'abord le grec et après lui le latin. C'est donc surtout dans la langue d'Homère et dans celle de Virgile que l'artiste peut réaliser l'alliance intime du beau et du bien, xx).T; o-~6o-< et la littérature moderne sera d'au-
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tant plus près d'atteindre ce résultat que sa langue sera plus rapprochée de celle de Rome ou d'Athènes. Mais le français n'a-t-il pas toutes les qualités suffisantes pour permettre aux écrivains qui le parlent de rivaliser avec ceux de l'antiquité ? Fénelon ne le croit pas, car « il manque d'un grand nombre de mots et de phrases (1) ». Il n'a ni mots composés, ni synonymes, ces précieuses ressources du grec et du latin. Enfin son caractère analytique l'oblige à employer dans la syntaxe l'ordre logique et de sacrifier l'ordre naturel qui, dans les langues anciennes, donne tant de relief à la pensée et au sentiment.
On a contesté bien des fois la justesse de cette appréciation sévère du génie de notre langue, et il est inutile d'y revenir après tant d'autres. Il nous suffit de constater ici le motif qui l'a inspirée à Fénelon et les conséquences pratiques qu'il en a tirées. En effet, deux questions se posent. Faut-il se résigner à l'état actuel de la langue, ou peut-on essayer de l'enrichir par des moyens artificiels ? L'artiste qui ne travaille que pour l'art et pour la gloire et qui veut, par exemple, nous donner le tableau de son siècle le peint avec ses propres couleurs. Il évite dans ses procédés toute sorte de singularité ou de nouveauté, qui n'étant pas goûtée du public compromettrait son œuvre et sa réputation. Il tire le meilleur parti possible de l'instrument qu'il a (t) Lettre à ~IcHdcHttc, Ilf. Projet d'enrichir la langue.
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sous la main sans songer à se demander s'il est pauvre ou insuffisant.
Mais l'artiste qui prétend travailler avant tout pour le bien ne se contente pas de suivre son siècle, il veut encore le diriger et prendre l'initiative de toutes les réformes qui peuvent contribuer à son amélioration. Or, cette loi doit, d'après Fénelon, s'appliquer à la langue autant qu'à tout le reste. Car elle n'est à ses yeux qu'un instrument qui ne vaut qu'autant q~'U sert à mieux rendre la pensée. « Les paroles ne sont que des sons dont on fait arbitrairement les signes de nos pensées. Ces sons n'ont en eux-mêmes aucun prix. Ils sont autant au peuple qui les emprunte qu'à celui qui les a prêtes. Qu'importe qu'un mot soit né dans notre pays ou dans un pays étranger ? La jalousie serait puérile quand il ne s'agit que de la manière de mouvoir ses lèvres et de frapper l'air (1). ))
Voilà sans doute une profession de foi catégorique. Ainsi, d'après Fénelon, la langue ne vaut pas plus en elle-même que les couleurs dont le peintre se sert pour dessiner ses figures. Tout dépend de la manière de les employer. Et de même qu'on peut sans scrupule les remplacer par de nouvelles qui sembleraient de nature à augmenter la richesse du coloris, de même l'écrivain, jaloux de frapper vivement le lecteur, peut recourir à un mot étranger s'il ne peut qu'à ce prix obtenir l'enct (i) Lettre d l'Académie, III. Langue.
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qu'il cherche. Sans doute Fénelon n'accepterait pas cette assimilation des mots d'une langue avec les couleurs de la peinture. Celles-ci, en effet sous le pinceau de l'artiste se fondent aisément dans un ensemble harmonieux. Au contraire les mots n'entrent dans l'esprit et ne passent dans l'usage qu'après avoir longtemps frappé l'oreille. Mais si l'imperfection de cet organe oblige les hommes et Fénelon lui-même à ne créer des mots qu'avec modération, sa théorie ne va pas à moins qu'à autoriser des innovations aussi fréquentes que le réclament le besoin de l'écrivain et la tolérance du lecteur. Du reste, n'a-t-il pas pour lui l'autorité et l'exemple des anciens. « Les Latins (1), dit-il, ont enrichi leur langue de termes étrangers qui manquaient chez eux. Par exemple, ils manquaient de termes propres pour la philosophie. En apprenant le grec ils en empruntèrent les termes pour raisonner sur les sciences. D'abord le mot ne passait que comme étranger on demandait permission de s'en servir, puis la permission se tournait en possession et en droit.
Si forte necesse est
Indiciis monstrare recentibus abdita rerum,
Fingere cinctutis non exaudita Cethegis
Continget, dabiturque Hcentia sumpia pudenier.
Quid autem ? P
CsBciMo Plautoque dabit Romanus ademptum
Virgilio Varioque i' ))
(t) lettre « r.tc«(Mm/< in, Langue.
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Mais pourquoi Virgile et Varius, à leur tour, auraientils un droit qui serait refusé à Fénelon? Aussi, sans en user pour son propre compte, il ne craint pas de recommander « aux personnes qui ont la plus grande réputation de politesse de s'appliquer à introduire les expressions ou simples ou figurées dont nous avons été privés jusqu'ici (1) ».
Au reste, ce conseil hardi de Fénelon nous étonne d'autant moins qu'il avait à lutter contre les puristes de son temps, lesquels enivrés des succès et des conquêtes du français dans les chefs d'œuvre du grand siècle, voulaient qu'il fut fixé à tout jamais et qu'il devint invariable comme une langue morte. Or, c'était là une prétention vaine et dangereuse vaine, parce que le temps qui détruit tout doit apporter des changements dans les langues comme dans tout ce qui vit dangereuse, parce qu'en s'efforçant de lutter contre le courant populaire au lieu de le diriger, les puristes risquaient au contraire d'en précipiter le mouvement et de provoquer cette invasion « de mots étrangers qui feraient du Français un amas grossier et informe des autres langues d'un génie tout différent (2) )). C'est en effet ce défaut de direction sage et réfléchie qui avait fait échouer la tentative de Ronsard. Ainsi que ses partisans, il avait été non pas un disciple mais (l) Lettre à l'Académie, I!I, Langue.
(2) 76M.
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un écrier des anciens, enthousiaste, présomptueux et impatient. C'est pour cela qu'il marcha trop vite, et qu'à force de « trop entreprendre (1) tout à coup, il força notre langue par des inversions trop hardies et ohscures c'était un langage cru et informe. Il parlait grec en français malgré les français même ~). Mais si la réforme fut mal conduite, elle n'en était pas moins excellente en principe et Ronsard « n'avait pas tort de tenter quelque nouvelle route pour enrichir notre langue (2) Car, encore une fois, ces transformations sont inévitables. Le devoir des esprits cultivés se borne donc à diriger un mouvement qu'ils seraient impuissants à empêcher.
« mortaHa iacta pcrihunt
Nodum sermonum sf,et honos et gratia vivax (3). )'
Voilà pourquoi Fénelon révoque en doute l'autorité du Dictionnaire que l'Académie préparait et qui avait la prétention de fixer la langue française à une époque où l'unité et la règle régnaient partout. Il laisse entendre que son service le plus efficace sera d'offrir un jour une sorte de « clef »pour l'intelligence « de tant de bons livres (4) » qui deviendront avec le temps aussi difficiles à comprendre que les chroniques de Villehar(i) Lettre <t ~tcafMmte, V, Projet do poétique.
(2) Lettre à l'Académie, V, Poétique.
(3) HoitACE. Art. poétique.
(4) Lettre aT.tcntfem'e, I, Dictionnaire.
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douin et de Joinville. Cela suppose donc que les langues n'obéissent à d'autre législateur que l'usage. 11 s'ensuit que l'Académie ne saurait avoir la prétention de '< fixer une Innguf vivante (1) » par des règles dénnitives. Elle doit se borner à une grammaire modeste, simple, courte, claire, facile, visant moins a la théorie qu'à l'application, mais n'ayant d'autre prétention que de « diminuer les changements capricieux par lesquels la mode règne sur les termes comme sur les habits (2) Du reste, cette opinion est bien conforme à la pratique des anciens. Les Grecs et les Romains ne firent jamais de dictionnaire jamais aucun de leurs écrivains ne fait mention d'une espèce d'ouvrage qui ne peut servir que pour les langues mortes. C'est qu'il n'en existait point de ces langues dans l'antiquité. Les Romains allaient apprendre le grec dans Athènes, et les Grecs qui i se rendaient ~Rome ne voulaient pas apprendre l'idiome latin qu'ils regardaient comme grossier et barbare, même après les chefs d'oeuvre d'Horace et de Virgile. En France, nous avons suivi une marche différente. Nous avons trop considéré le dictionnaire et la grammaire comme des guides infaillibles et détinitifs. Or, qu'est-il arrivé? En dépit des formules et des règles, les mots n'en ont pas moins suivi le cours ordinaire des choses. Depuis Louis XIV, une foule de termes ont vieilli. Mille tournures de phrase qui ne paraissaient pas eu(i) Lettre à i'~eademte, II, Grammaire.
(2) Lettre à i'teaf/emte, II, Grammaire.
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phoniques ont été rectiiiées les sujets absolus ont disparu, et on ne les trouve plus qu'à titre d'archaïsmes voulus et cherchés par l'auteur à la manière de Salluste. L'analyse nous a fait rejeter une foule de locutions qui semblaient trop s'éloigner de la logique et de la grammaire générale. Les nouvelles découvertes ont nécessité des mots nouveaux et la prédiction de Fénelon se réalise chaque jour. Le dictionnaire est déjà à sa sixième édition. Qui oserait dire que ce sera la dernière? Ainsi, l'évolution naturelle de la langue s'est accomplie malgré les règles et les prescriptions officielles.
Fénelon était donc dans le vrai et dans l'esprit de l'antiquité lorsqu'il protestait contre toute prétention de fixer la langue. Il était aussi dans le vrai lorsqu'il reconnaissait à l'Académie le droit de réprimer les bizarreries de l'usage. Mais il s'égarait, lorsque sous prétexte de prendre un moyen terme entre la hardiesse intempérante de Ronsard et l'excessive réserve de Malherbe, il confiait à cette même Académie le soin de faire un choix parmi les mots nouveaux à mettre en circulation et méconnaissait l'autorité souveraine du peuple en fait de langue. Les droits de cette Compagnie, quoiqu'en dise Fénelon, ne s'étendent pas si loin. Elle est à l'endroit de la langue ce qu'était le Parlement dans l'Ancien Régime à l'égard des édits royaux elle a le droit de remontrance, rien de plus. Mais en somme c'est le peuple qui a eu de tout temps dans ce domaine, comme il a aujourd'hui dans le domaine politique, l'initiative de toutes
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les innovations et le privilège de l'infaillibilité. C'est la en effet « ce grand nomenclateur qui a reçu d'Adam son privilége, qui a l'instinct des sons justes *et des images vraies et qui produit sans y songer les mots qui chantent et les mots qui peignent (1) ».
Au reste, Fénelon ne trouvait-il pas dans cette même antiquité dont il s'autorise sans cesse des exemples fameux qui condamnaient ses propres maximes. Si Tibère e « parut ridicule en affectant de se rendre le maître du terme de monopolium », si Auguste déclarait avec dépit qu'il lui était plus difficile de faire un mot qu'un consul, c'est sans doute une preuve que les Romains de cette époque n'auraient pas eu plus de complaisance que les Français du XVIIe siècle pour une commission d'Académiciens.
Enfin, s'il est vrai que les Latins « ont enrichi leur langue des termes étrangers qui manquaient chez eux '), il n'est nullement question de « ce puéril travail de découvertes sans audace et de création à froid (2) » que Fénelon propose à l'Académie et qui eut été garanti par u n échange de bons procédés entre cette compagnie et le public. Que des esprits supérieurs comme Cicéron aient emprunté aux Grecs des termes propres dont ils manquaient pour la philosophie ou pour les sciences, c'était une chose toute naturelle à cette époque où s'opérait la fr) GERLZËZ. ~fisiofre de la jL[«cra([tf'cy;'t<H;'a!i!< c)i.
(2) Nis~M). Histoire de <<t.Lt«p;'<!(urp/r(Mi'a)i!< Ht, ctt. \n.
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transplantation de l'hellénisme à Rome. Mais Fénelon nous dit lui-même que ces innovations se faisaient avec toutes sortes de réserves, et du reste, car c'est là le point essentiel de la question, elles ne portaient que sur la langue scientifique à l'usage des érudits et des lettrés elles n'atteignaient jamais l'idiome populaire qui résiste toujours à la pression officielle comme à l'initiative individuclle.
D'où vient donc que Fénelon ne cesse d'invoquer l'autorité des Anciens pour conseiller une réforme que ces mêmes anciens n'ont jamais faite ? C'est qu'en réalité il raisonne moins d'après des faits que d'après ses théories. Or, son principe invariable, c'est que « les paroles n'étant que des sons dont on fait arbitrairement les signes de nos pensées s, il faut par toutes sortes de moyens, se fabriquer la langue qui permet d'exprimer le beau et le bien, et il se rappelle à l'Académie avec une prédilection marquée le souvenir d'Athènes et de Rome, c'est parce qu'à ses yeux le latin et le grec sont de toutes les langues humaines celles qui donnent à la pensée l'expression la plus large, la plus vive et la plus harmonieuse.
II L'Eloquence.
Toutefois, ces théories de Fénelon n'ont jamais été appliquées, parce qu'elles sont en effet inapplicables,
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elles ne tirent donc pas à conséquence pour nous. Il n'en est plus de même de ses D!'a/og'ues sur /'E/o~up7!ce, où il nous expose des règles précises qui reposent non seulement sur d'autres règles plus anciennes, mais encore sur des exemples dont personne ne conteste l'autorité. En effet, l'éloquence est un a*rt essentiellement pratique. Bien différent de la poésie, de la peinture ou de la sculpture qui ne conviennent qu'à quelques esprits, et qui par suite n'exercent qu'une influence partielle et restreinte sur la vie, l'éloquence s'adresse à tous, elle tend à l'action et à l'amélioration immédiate de l'auditeur. Tel est le principe général sur lequel reposent les Dta/o~acs dont nous avons à parler. Il s'applique non seulement à l'éloquence religieuse, mais encore à l'éloquence purement laïque. L'humble missionnaire qui annonce la parole de Dieu ~t le fougueux tribun qui soulève les foules contre les ennemis du dedans ou du dehors, tendent à un but commun qui est l'action. Il existe donc des principes généraux qui régissent toute sorte d'éloquence et qui peuvent convenir également à l'orateur profane et à l'orateur sacré, à Démosthène et à Bossuet.
Aussi, bien qu'il ait écrit ses dialogues spécialement pour les prédicateurs, Fénelon n'hésite pas à emprunter à l'antiquité païenne et surtout au Gorgias de Platon les principes qui doivent les diriger dans la chaire chrétienne. Disciple fidèle et enthousiaste de ce philosophe qui exclut de sa République idéale même les poètes et
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les musiciens, s'ils ne vont pas à inspirer l'amour des bonnes lois ou le courage dans les combats, il applique à la rhétorique la définition que Socrate donne de l'art t en général, « une discipline réglée (1) qui apprend aux hommes à faire quelque chose qui soit de nature à les rendre meilleurs qu'ils ne sont )). C'est en d'autres termes la célèbre définition qui se trouve dans la Lettre et l'Académie « l'homme digne d'être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu (2)' «
Les préceptes platoniciens seront-ils suffisants pour tracer l'idéal de l'orateur chrétien ? Fénelon s'expliquera plus tard sur cette question. Pour le moment il ne s'inspire que de la raison, bien décidé à ne recourir à la foi qu'après avoir épuisé les ressources de la sagesse humaine. « Je ne parle pas ici en chrétien, mais en législateur et en philosophe (3) .« Et un peu plus loin « Je ne parle pas encore ici en chrétien, je n'ai besoin que de la philosophie contre vous C'est comme s'il disait « Je suis disposé à renoncer à Platon lorsqu'il deviendra insuffisant. Mais tant qu'il me suffit, je ne veux pas d'autre autorité. Qu'on se rappelle seulement que si dans une matière aussi grave, je m'inspire d'un païen, ce n'est pas par pur enthousiasme pour un Grec, mais c'est parce que ce Grec a su découvrir ce (l) Pf.AT<M), Gorgias.
(2) Lettre à l'Académie, )V. RMthorif~R.
(.) /)<f!~HM Sft)' f/t7f)~u<tf'<
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qui constitue à mes yeux le vrai caractère de l'éloquence".
Or, ce caractère une fois établi, comment l'orateur doit-il disposer les différentes parties de son discours Dans un ordre rigoureux, sans doute, mais en évitant des divisions régulières et tranchées comme chez la plupart des orateurs modernes, car elles coupent le discours « en deux ou trois parties qui interrompent son action et l'effet qu'elle doit produire ». Il doit seborner à « distinguer soigneusement ce qui a besoin d'être distingué et examiner en quel endroit il faut placer chaque chose pour la rendre plus propre à faire impression (1) ».
Cependant, l'ordre et la méthode ne suffisent pas. Il faut enchaîner les preuves de telle façon que l'auditeur soit entraîné malgré lui, et qu'il « sente de plus en plus le poids de la vérité (2) ». Cela revient à dire qu'il faut exciter les passions. Or, pour atteindre ce but, il faut peindre, c'est-à-dire « non seulement décrire les choses, mais en représenter les circonstances d'une manière si vive et si sensible, que l'auditeur s'imagine presque les voir (3) )). Et cette peinture doit être faite avec tant de force et de naturel, qu'on perde de vue l'orateur pour ne songer qu'à ce qu'il dit, de même qu'un peintre « songe (4) à vous mettre devant les yeux (l) Dta~o~HCS sur ~'B/o~ucxec.
(2) 76H.
(3) Ibid.
(4)~M.
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les forêts, les montagnes. sans que vous puissiez remarquer les coups de pinceau )).
Si, à force de talent et d'art, l'orateur en arrive à ce degré d'impersonnalité qui fait le charme des grands artistes, à l'action de l'âme viendra se joindre l'action du corps qui sera naturelle et ajoutera à l'effet produit. Mais quel est l'orateur capable d'atteindre cette perfection ? Ce n'est pas celui qui compose à loisir dans son cabinet, et qui apprend par cœur. Car ce qu'il gagne en élégance, il le perd en naturel et en force. C'est celui qui, possédant un fond abondant de principes et d'érudition (1) )), a bien médité son sujet et l'a rangé dans sa tête, et qui doué d'une grande facilité d'élocution naturelle ou acquise, dédaigne l'art de polir ses périodes car alors il est maître de sa pensée et de son auditoire et il « proportionne les choses à l'impression qu'il voit qu'elles font sur lui (2) )).
Telles sont, dans leurs grandes lignes, les théories oratoires que Fénelon nous expose d'après Platon « Tout ce que je vous ai dit comme de moi-même est tiré de lui (3). )) Mais ont-elles été appliquées dans l'antiquité ? Sans doute, l'éloquence a joué un grand rôle à Athènes et à Rome où on voit que « tout dépendait du peuple et que le peuple dépendait de la parole (4) )). Nous connaissons l'histoire de ces Ecoles (l) Dialogues sur F~Of/ucttce.
(2) J6M.
(3) jr&M.
(3) Ibid,
(~)) Lettre à !cafMnue, IV. Rhétorique.
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célèbres où sous la direction de maîtres habiles, des jeunes gens d'élite apprenaient les secrets d'un art qui devait leur procurer un jour un des premiers rangs dans l'Etat. On y étudiait longtemps tout le détail de l'éloquence, et s'il fallait juger du mérite réel de cet art par les résultats obtenus~ on pourrait citer un grand nombre d'exemples fameux. Mais il faut se demander avant tout quel est le but que poursuivaient les orateurs. Etait-ce la vertu ou l'intérêt ? ?-Se proposaient-ils de rendre les hommes meilleurs ou plus puissants ? '? Telle est la grande question que Platon se pose le premier et à laquelle il répond en disant hardiment que les deux plus illustres citoyens d'Athènes, Thémistocle et Périclès, n'ont pas été de vrais orateurs, puisque, an lieu de rendre leurs compatriotes bons et vertueux, « ils n'ont songé qu'à leur persuader de faire des ports, des murailles et de remporter des victoires (1))). Qu'ils aient excellé du reste dans l'art de bien dire, qu'ils aient poli leurs phrases suivant les règles du goût le plus pur, qu'ils aient eu de grands mouvements et nu débit irréprochable, ni Platon, ni Fénelon ne daignent les louer de ces avantages, puisqu'ils ont manqué le but même de l'éloquence.
Mais que dire de Démosthène, le plus grand des orateurs de la Grèce ? L'auteur de ces fameuses Philippiques où tout (( émeut, échauffe et entraîne les cœurs (2) )), (i) Dialogues sur !'E!o~:Mne<
(a) Ibid.
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qui avait du reste une assez grande connaissance des affaires pour être en état de parler avecautorité sur toute espèce de sujet politique, dont « les discours marquent bien plusja véhémence d'un grand génie accoutumé a parler fortement des affaires publiques que l'exactitude et la politesse d'un homme qui compose (1) », et qu'enfin on « ne saurait lire sans voir qu'il porte la République dans le fond de son cceur (2) )), réunissait sans doute assez de qualités pour être regardé ajuste titre comme le type de l'orateur antique.
Mais est-il absolument sans reproche, et l'orateur sacré, par exemple, peut-il le prendre pour un modèle sûr et infaillible ? Fénelon n'ose l'affirmer car, après avoir dit à la suite de Platon que tout homme qui parle en public, doit rechercher non sa propre gloire mais le bien des hommes, il ajoute « s'il n'est pas nécessaire d'être chrétien pour penser tout cela, il faut l'être pour le bien pratiquer (3) ». L'idéal grec n'est donc pas à ses yeux un idéal complet. A la sagesse de Platon, il faut joindre la sagesse de l'Ecriture sainte et des Pères de l'Eglise. Démosthène doit être complété par saint Paul. Telle est la pensée qui a inspiré son troisième Dialogue où, délaissant pour un moment, les chefs d'oeuvre de la Grèce, il passe en revue les monuments de l'éloquence chrétienne, et nous propose entre autres l'exemple du (i) Dialogues sur !?<o</uettc<
(a)MM.
'3' f&M.
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grand Apôtre, qui, dédaignant l'éloquence humaine, c'est-à-dire celle qui est fondée « sur la persuasion humaine (1) )) parvient néanmoins sous l'action de la force d'en Haut et de la charité chrétienne à une éloquence sublime qui convertit des milliers de peuples et que Démosthène n'a jamais connue.
Il conseille donc au prédicateur de faire une étude sérieuse et approfondie de nos saints Livres afin d'y puiser non pas seulement la doctrine chrétienne cela va sans dire, mais encore des modèles de la véritable éloquence qui repose « non sur les discours persuasifs de la philosophie humaine, mais sur les effets de l'esprit et de la vertu de Dieu, c'est-à-dire sur les miracles qui frappaient les yeux, et sur l'opération intérieure de la Grâce (2) ».
Du reste, la plupart des Pères de l'Eglise ne sont-ils pas devenus des Maîtres en puisant surtout à cette source ? En effet « saint Cyprien a une magnanimité et une véhémence qui ressemble à celle de Démosthène. Saint Augustin est tout ensemble sublime et populaire. Saint Bernard a été un prodige dans un siècle barbare (3) ».
Mais si cela est, pourquoi le prédicateur moderne qui enseigne les mêmes doctrines ne suivrait-il pas leur exemple ? Pourquoi chercher à l'étranger ce qu'on pos(l) S.MfT PALL.
(a) Dialogues sur l'Eloquence.
(3) Lettre à r.4cademfe, IV. Rhétorique.
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sède chez soi ? L'Ecriture et les Pères ne peuvent-ils pas suffire à former un grand orateur ? Faut-il y ajouter l'étude de Dëmosthène et de Cicéron ? « Après tout, on peut s'en passer (1) », dit Fénelon. C'était même la pratique des premiers siècles de l'Eglise où nous voyons « les Constitutions apostoliques, exhorter les Fidèles à ne point lire les auteurs païens (2) )). Cependant, s'il est vrai que l'Ecriture et les Pères sont pleins « d'éloquence et de poésie », il est vrai aussi que la forme en est souvent défectueuse. Saint Cyprien « sent l'enflure de son temps et la dureté africaine ». Saint Augustin luimême « est trop accoutumé à se jouer des paroles ». Saint Ambroise « suit quelquefois la mode de son temps (3) )). D'autre part, Fénelon nous dit que les Pères qui avaient étudié les chefs-d'œuvre grecs « lorsqu'ils étaient dans le siècle, en tiraient de grands avantages pour la religion lorsqu'ils étaient pasteurs (4) ». Du reste, la défense de lire les auteurs païens n'a plus aujourd'hui la même raison d'être qu'aux premiers siècles de l'Église. Aussi, tout en reconnaissant que le prédicateur peut se borner à l'étude des auteurs sacrés et des Pères si, par scrupule ou pour d'autres motifs, il n'a pas de temps à consacrer aux auteurs proianes, Fénelon déclare que pour en sentir la beauté « rien n'est plus (î) Dt'ab~MM sur fE~Of/Hf/ice.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) 76M.
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utile que d'avoir le goût de la simplicité antique. Surtout, ajoute-t-il, la lecture des anciens Grecs sert beaucoup à y réussir; ce sont les mêmes coutumes, les mêmes images des grandes choses (1)
Voilà donc réalisée dans l'éloquence, l'alliance de l'hellénisme et du christianisme, alliance d'autant plus chère à Fénelon qu'il en trouve l'idée nettement affirmée et proclamée par un de ces mêmes Pères de FEglise qui semblait avoir dit un éternel adieu aux séductions du monde et aux fleurs de l'éloquence profane. « Saint Augustin (2) dit que toutes les vérités qui se trouvent dans les auteurs païens nous appartiennent et que, par conséquent, nous avons le droit de les revendiquer comme-notre bien propre, en les retirant d'entre les mains de ces injustes possesseurs pour en faire un meilleur usage. Il veut qu'à l'exemple des Israélites qui, par l'ordre de Dieu même, dépouillèrent l'Egypte de son or et de ses plus précieux vêtements sans toucher à ses idoles, nous laissions aux auteurs païens leur propre langage et leurs superstitieuses fictions que tout bon chrétien doit avoir en horreur; et que nous leur enlevions les vérités qu'on y trouve, qui sont comme de l'or et de l'argent, et les grâces du discours qui sont comme les vêtements des pensées, pour faire servir les unes et les autres à la prédication de son Evangile. )) C'est bien là aussi le principe fondamental de l'hellé(i) Dialogues sur MhtjfMcncc.
(a) Roi-Lix. Traité des Btuffcs. Ln. V.
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nisme de Fénelon. En pratique comme en théorie, il a toujours enseigné qu'il ne faut emprunter aux anciens « les grâces du discours qu'autant qu'elles peuvent contribuer à augmenter la persuasion et il n'a jamais accepté à cet égard aucun compromis avec la mode du siècle. C'est ainsi que dans ses missions en Saintonge et durant son épiscopat à Cambrai, on l'a toujours vu préférer les instructions familières aux discours d'apparat, plus jaloux de gagner les cœurs par les effusions d'une charité tout apostolique que d'exploiter au profit de l'amour-propre le merveilleux talent qu'il avait pour la parole. « Tous ses sermons, dit Ramsai, étaient faits de l'abondance de son cœur. il y ramenait tout à l'amour. Il bannissait toutes les idées subtiles, les raisonnements abstraits, les ornements superflus qui blessent la simplicité évangélique. il ne songeait qu'à parler en bon père, pour consoler, pour soulager, pour éclairer son troupeau. »
Voilà bien cette parole spontanée, toute de sentiment, sortant du cœur pour aller au cœur, insinuante et douce et qui le rendait, selon le mot de La Bruyère « toujours maître de l'oreille et du cœur de ses auditeurs (1) )). N'ayant jamais prêché à Paris ou à la Cour aucune de ces stations d'Avent ou de Carême qui mettaient les prédicateurs en vue, et n'ayant pas écrit ses sermons, il n'a pas pris rang parmi les grands Maîtres (!)D)'scours cle réception f< l'ilcadémie.
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de la chaire au xvn** siècle. Mais il a eu la gloire plus solide et plus pure, la seule que doive ambitionner un ministre de l'Évangile, de convertir un grand nombre d'hérétiques et de faire aimer la sainte doctrine partout où il l'a prêchée.
Tel est, aux yeux de Fénelon, l'idéal de la véritable éloquence. C'est aussi d'après cet idéal que la critique doit, selon lui, apprécier les œuvres oratoires, et c'est ce qui nous explique l'attitude sévère qu'il montra dans cette mémorable circonstance où l'Académie lui demanda son opinion sur les prédicateurs du siècle En effet, si elle lui avait posé une simple question de principe, on comprendrait à la rigueur qu'il se fût renfermé dans ce point de vue exclusif comme dans ses Dialogues, et qu'il eût jugé par là du mérite de ses contemporains. Mais l'Académie s'attachait simplement à une question de fait. Elle étudiait la valeur personnelle des orateurs modernes compàrés aux anciens, et elle demandait à Fénelon auxquels il donnait sa préférence. Placé sur ce terrain, il devait, ce semble, s'exécuter de bonne grâce et dire librement sa pensée, comme il venait de le faire pour les Grecs et pour les Romains. Car alors même qu'aucun moderne ne répondit parfaitement à l'idée qu'il se faisait du véritable orateur chrétien, rien ne l'empêchait de nommer ceux qui s'en rapprochaient le plus, puisqu'il existe des degrés dans la perfection. Qu'il soutint, par exemple, que Bourdaloue est froid et monotone, que Bossuet est inégal et qu'il n'a
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pas dans ses Sermons cette harmonie pleine que réclame une oreille délicate familiarisée avec la phrase antique. Même avec ces défauts, ces deux grands orateurs n'en restaient pas moins les Maîtres de la chaire. Et cependant Fénelon a affecté de ne pas prononcer leurs noms. Quel est le motif de cette omission évidemment volontaire ? Était-ce le désir « de ne froisser personne )), comme il le dit souvent dans sa Lettre? Non, ce n'est là qu'une vaine excuse de. grand seigneur dont personne n'est dupe. Voulait-il par là se créer un prétexte de ne pas nommer Bossuet avec lequel il était brouillé depuis la querelle du Quiétisme ? On l'a dit. Mais c'est lui prêter gratuitement, à notre avis, ou une basse jalousie qu'il avait désavouée d'avance dans les diverses circonstances où il avait rendu hommage au génie du grand évêque, ou un sentiment de rancune indigne d'un grand caractère et d'une haute vertu, surtout si on songe qu'à l'époque où Fénelon écrit sa Lettre, Bossuet était mort depuis dix ans et que la querelle du quiétisme était déjà oubliée. Et néanmoins, il est incontestable qu'à la suite de circonstances bizarres, n'ayant jamais revu son confrère depuis la fin de la querelle, et parsuite ne s'étant jamais réconcilié avec lui aux yeux du monde, bien qu'il le fût, nous aimons à le croire, devant Dieu, il aurait eu, en le nommant devant une assemblée déjà surexcitée par des passions littéraires qui devenaient facilement des passions personnelles, une attitude particulièrement gênée qui n'aurait pas
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manqué de prêter à de malignes interprétations plus ou moins contraires à la vérité. Fénelon jugea donc plus prudent de ne rien dire et de garder dans cette circonstance la même réserve qu'il gardait à Cambrai depuis qu'il était exilé de la Cour, ne disant « jamais un mot (1) sur la Cour, sur les affaires, quoi que ce soit qui put être repris, ni qui sentit le moins du monde bassesse, regrets, flatterie s.
Quant à Bourdaloue, s'il est vrai qu'il en a fait un trop maigre éloge dans ses Dtc~o~ue~, en disant qu'il a tiré la chaire « de la servitude des déclamateurs et qu'il l'a remplie avec beaucoup de force et de dignité », il lui a rendu pleinement justice dans ses Mémoires sur les occuperons de l'Académie « Combien de styles différents avons-nous admirés dans les prédicateurs avant que d'avoir éprouvé celui du P. Bourdaloue qui a effacé tous les autres et qui est peut-être arrivé à la perfection dont notre langue est capable en ce genre d'éloquence. » Ainsi, ce n'est pas pour avoir méconnu le talent de ses illustres confrères que Fénelon a évité de les nommer dans sa Lettre. La vérité c'est qu'il n'a pas accepté la question telle qu'on la lui avait posée. En effet « habitué à ne juger des écrits que dans leurs rapports avec la conduite de la vie (2) », il met toujours en avant son grand principe que l'éloquence étant un art pratique s'adresse à tous et non pas seulement à un auditoire (t) SAiKT-SiMOK. Por<)'att de f*'ene!t);t.
(2) NisARC. Histoire de la LtMerature française, Ht, ch. XtV.
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d'élite. Le devoir du critique moraliste est donc d'apprécier non pas l'oeuvre d'un Bossuet ou d'un Bourdalouc qui aura prêché à la cour, mais les moyens employés et les résultats obtenus par l'ensemble des prédicateurs dans la France entière.
Ainsi Fénelon n'accepte pas qu'on puisse prendre même un seul instant « l'éloquence pour un art entièrement profane (1) ». Or, ce préjugé déjà trop répandu dans le siècle, tendrait à se propager encore davantage, si un corps influent comme l'Académie donnait luimême l'exemple d'une coupable complaisance pour le mérite littéraire d'un petit nombre d'orateurs. Elle donnerait à entendre qu'elle est plus touchée du talent de l'artiste que du zèle de l'apôtre et qu'il est indifférent aux abus qui désolent l'église. Or, cet état d'esprit ne convient pas à un chrétien, encore moins à un prêtre qui doit être toujours moins sensible à la beauté du détail qu'à l'imperfection de l'ensemble. C'est pour cela qu'au lieu de répondre à la question purement oiseuse qu'on lui pose sur tel ou tel orateur particulier, Fénelon étend son sujet, il jette un regard sur cette foule de prédicateurs et de missionnaires qui ont paru depuis la Renaissance et il s'étonne, non sans motif, qu'avec le double secours de la raison et de la foi, des chefs d'oeuvre de l'antiquité païenne et des écrits si substantiels des Pères de l'Eglise, les Français (a) DMo~nes ~ur l'Eloquence.
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aient produit tant de vains déclamateurs et si peu de bons prédicateurs.
Ainsi posée, la thèse de Fénelon est incontestable. Chacun sait en effet que si Bourdaloue et Bossuet réussirent « à bannir la scolastique de la chaire (1) )), ils furent impuissants à supprimer l'abus de la rhétorique qui y régnait depuis le xvr siècle. « Le discours chrétien, disait La Bruyère, est devenu un spectacle cette tristesse évangélique qui en est l'âme ne s'y remarque plus. L'on fait assaut d'éloquence jusqu'au pied de l'autel. l'orateur plaît aux uns, déplaît aux autres, et convient avec tous en une chose que comme il ne cherche point à les rendre meilleurs, ils ne pensent pas aussi à le devenir (2). »
A la vue de tant d'abus, Fénelon n'avait-il pas raison d'insinuer que « certains climats sont plus heureux que d'autres pour certains fruits (3) », en d'autres termes que les Français lui semblaient moins bien doués que les Grecs et les Romains pour l'éloquence. Car s'il est vrai que dans l'antiquité « la parole était le grand ressort elle l'est aussi dans le christianisme, /Mes ex ctt!<Mu. D'où vient donc qu'elle a jusqu'à ce jour produit si peu de résultats ?
(i) La Bruyère. Chap. De la centre.
(n) Ibid.
(3) Lettre McmMntM, IV. Rhct.
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Le grand principe sur lequel reposent les théories oratoires de Fénelon ne saurait être contesté, et on n'est pas surpris de le voir invoquer avec cette rigueur, nous dirions presque cette raideur, par un évêque qui dans tout le cours de ses prédications n'a cessé de les appliquer avec un zèle vraiment apostolique. Mais qui croirait que l'auteur du Te/e7na<~c, l'admirateur passionne d'Homère et de Virgile applique à la poésie le même principe qu'à l'éloquence ? Lorsqu'on remarque ces nombreuses citations des plus beaux passages des anciens qui se pressent sous sa plume dans sa Lettre à /'Academ:e, n'est-on pas porté à supposer que l'artiste laisse de côté pour un moment le prêtre et le moraliste, afin de se livrer avec ravissement à la contemplation de la beauté plastique ? Et cependant, en y regardant de plus près, on s'aperçoit qu'il n'en est rien. Le sentiment religieux et moral doit être selon lui l'âme même de la poésie; et de peur qu'on l'oublie au cours de la discussion, il écrit dans les premières lignes « Autant on doit mépriser les mauvais poètes, autant on doit admirer et chérir un grand poète qui ne fait point de la poésie un jeu d'esprit pour s'attirer une vaine gloire, mais qui l'emploie à transporter les hommes en faveur de la sagesse de la vertu et de la religion (1). » (l) Lettre à r-tcfffMmte, V. Poétique.
§ III. La poésie.
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En 1714, cette théorie dut paraître hardie. Fénelon semble le reconnaître lorsqu'il dit « La poésie est plus sérieuse et plus utile que le vulgaire ne le croit (1) Or, ce n'était pas seulement le vulgaire qui lui refusait ce caractère religieux et ce rôle moralisateur. C'étaient encore les plus beaux esprits du siècle. Sans doute, après les chefs d'œuvre de Corneille et de Racine, on avait cessé de dire avec Malherbe que « les poètes ne sont pas plus utiles à un état qu'un joueur de quilles », et l'époque n'était pas encore venue où le souci des questions utilitaires ferait dire à Montesquieu que « le métier des poètes était de mettre des entraves au bons sens (2) ». Mais on ne regardait la poésie que comme un plaisir dont toute la moralité se bornait à former le goût et à développer le sentiment des bienséances. Si le public ne voulait pas d'un art moral, encore moins voulait-il d'un art chrétien, et il répétait plus haut que jamais, quoique peut-être pour d'autres motifs, le précepte de Boileau
« De la foi d'un chrétien les mystères tcrribtes
D'ornements égayés ne sont pas susceptibles. »
On ne croyait pas qu'il fût possible d'associer ensemble dans une oeuvre" d'art le culte des deux antiquités, et si l'artiste admirait Virgile et Homère, le chrétien seul goûtait Moïse et saint Paul.
(t) Lettre !'AeadcHue, V. Poétique.
(a) Lettres persanes, CXXXVII.
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Fénelon le savait bien. Aussi, sans entrer dans une discussion qui n'eut pas atteint son but et qui, du reste, était contraire à son caractère naturellement dominateur et ennemi de la réplique, il se borne, tout d'abord, à associer dans une commune admiration les bienfaits qu'ont apportés au monde la poésie profane et la poésie sacrée. Toutes les littératures, en effet, commencent par la poésie, c'est-à-dire par des chants, et les premiers chants ont un caractère religieux. « Cette voix, dit Lamartine, ne s'éteindra jamais dans le monde car ce n'est pas l'homme qui l'a inventée. C'est Dieu même qui la lui a donnée, et c'est le premier cri qui est remonté à lui de l'humanité, »
Mais que conclure de là? Si le bien moral et religieux est le but que doit poursuivre le poète, ne semble-t-il pas que le parti le plus simple pour lui est de négliger la poésie profane, pour s'inspirer uniquement de la Bible qui seule renferme le parfait idéal de la vie chrétienne. Telle est la question que Fénelon se serait posée sur la poésie, comme il se l'est posée sur l'éloquence, s'il n'avait eu plus de sympathie encore pour Homère et Virgile que pour Démosthène et Cicéron. Mais cette insinuation, un peu trop sévère pour l'époque, n'aurait pas eu d'écho dans l'esprit de ses confrères de l'Académie. Et, du reste, la Bible, inspirée parle saint Esprit, a, par ce fait même, un caractère particulier qui ne prête pas à l'imitation. Car, si elle est remplie « des
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ligures les plus hardies et les plus majestueuses (1) », est si elle est « pleine de poésie même dans les endroit où on ne trouve aucune trace de versification (2) », elle 1
est, néanmoins, étrangère à tout ce que nous appelons art ou procédé, comme du reste les poèmes primitifs en général, lesquels sont d'autant plus admirables qu'ils paraissent plus naïfs et plus spontanés.
Mais le poète moderne qui ne possède ni cette inspiration sublime, ni cettefoi naïve des premiers âges, doit, s'il veut être « admiré et chéri », y suppléer par l'art et la réflexion. Quels sont donc les procédés qu'il doit employer ? Quelles couleurs doit-il donner à son tableau pour produire à la fois l'impression du beau et du bien ? Il doit rechercher avant ~out la clarté et la vérité. Uniquement préoccupé de « soulager l'esprit du lecteur et non de montrer le sien (3) », il doit avoir « une diction simple, précise et dégagée où tout se développe de soi-même et aille au-devant du lecteur. Il ne doit rien laisser à chercher dans sa pensée (4) », mais, au contraire, s'oublier lui-même et se confondre pour ainsi dire avec elle. Il doit cultiver de préférence cette poésie chère à l'antiquité que la critique moderne appelle objective et qui reflète avec tant de naïveté et de transparence la pure et belle nature.
(t) Lettre « !t<'adcHtf< V. Poctiqu'
(;<) f&M.
(:;) 7M.
(4) ?"<.
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« Mais le beau qui n'est que beau n'est beau qu'à demi. Il faut encore qu'il exprime la passion pour l'inspirer (1). » Il doit donc disposer les traits de son tableau de manière à provoquer l'émotion du lecteur, mais sans intervenir lui-même personnellement, se contentant de donner une description simple et vraie et laissant au lecteur le soin de se créer la disposition correspondante.
On n'est pas surpris que Fénelon ait rappelé ces principes à un siècle qui semblait les oublier et qui, remplaçant le naturel et la passion par le~bel~espnt, inaugurait un genre de poésie faux et malsain car à force d'étaler sa personnalité et d'absorber sur luimême l'attention du lecteur, le poète négligeait le fond même de son sujet, et empêchait ainsi que le beau <' s'emparât du cœur pour le tourner vers le but légitime d'un poème (2) »
Mais qu'aurait dit le même Fénelon de cette autre poésie personnelle et intime de notre siècle où l'auteur se met lui-même en scène et concentre sur lui seul tout l'intérêt de son œuvre L'aurait-il jugée avec la même sévérité? Non, sans doute, car ce n'est pas le moi égoiste et haïssable qu'elle peint, mais « le monde intérieur de l'âme avec ses sentiments, ses conceptions, ses joies et ses souffrances (3) Et si elle est parfois l'histoire d'un (i) Lettre à r-4ca(MM);e, Y. Poétique.
(3) 7&:d.
(3) HEGEL.
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homme, elle est aussi, en même temps, l'histoire d'une époque, le poète ne faisant que traduire sous une forme émue et passionnée les sentiments qui sont dans toutes les âmes.
Evidemment, l'admirateur de la poésie biblique qui ne trouve rien d'égal à la magnificence et aux transports des cantiques de Moïse, qui déclarait que les Psaumes « seront l'admiration de tous les siècles et de tous les peuples où le vrai Dieu sera connu (1) '), et qui enseignait que la poésie doit avoir un but moral et religieux eût été plus préparé qu'aucun de ses contemporains à goûter cette forme nouvelle de l'inspiration qui rompait avec les traditions mythologiques pour devenir l'écho de nos croyances et la vivante image de notre société. Mais quelles croyances et quelle société Il est permis de croire que Fénelon n'y aurait pas retrouvé son idéal.
Quelle différence en effet entre les élans de foi et d'amour qu'éprouve Isaïe en présence de la majesté divine, et cet état vague de demi croyance, de foi à l'état de rêve qui, dans nos poésies modernes, transforme le sentiment religieux en sentiment esthétique. Quelle différence entre la douleur généreuse du roi prophète qui trouve dans la contemplation de la divine miséricorde un grand motif d'espérance, et la souffrance maladive d'une âme dévoyée, qui obscurcie par les té(i) Lettre à <'4cndcm;c, Y. Poétique.
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nèbres du doute, borne sa consolation à raconter au monde ses angoisses et son désespoir sans chercher à dissiper les nuages qui lui dérobent la vérité. Fénelon eut sans doute condamné un genre de poésie qui manque à ce point de clarté et de précision et qui, s'adressant moins à l'âme qu'à l'imagination, devient malsaine ou tout au moins inutile pour la conduite de la vie. Sans doute, il eut rendu justice aux belles tirades qui sont inspirées par un vrai sentiment religieux et patriotique. Mais, en somme, la personnalité du poète, tout en exprimant des sentiments généraux, lui eut paru aussi odieuse que celle qui, de son temps, faisait de la poésie un jeu d'esprit, et il l'aurait exclue de sa République pour donner la préférence à la poésie objective déjà consacrée par de nombreux chefs-d'œuvre. Cela posé, quels sont donc lesj3pètes qui depuis Homère jusqu'à Racine ont_Deint~Iaj~iature avec le plus de vérité et de passion ? D'une manière générale, Fénelon croit que ce. sont les anciens. C'est à eux en effet qu'il emprunte exclusivement ses exemples pour appuyer ses théories.
Quant aux Modernes, il leur reproche nettement, mais sans nommer personne, l'abus du bel esprit. Il est vrai qu'à la fin du grand siècle, il y avait encore de mauvais poètes qui jouissaient d'une certaine réputation, même au sein de l'Académie, et y faisaient revivre les Précieuses. On y remarquait entre autres Fontenelle, ce poète vain et ambitieux qui dans ses Églogues se croyait
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supérieur à Théocrite et à Virgile, parce qu'il avait prêté à ses bergers et à ses bergères le langage prétentieux de la plus exquise galanterie. Il importait donc qu'un homme de goût tel que Fénelon fit un dernier effort pour détruire un vice qui menaçait de s'enraciner dans la littérature et pour ramener les esprits à l'étude féconde de la pure antiquité.
Mais quoi ? était-il nécessaire de remonter si haut ? A côté du mal n'avait-on pas le remède ? Corneille et Racine, formés à l'école des Anciens, n'étaient-ils pas dignes, malgré quelques taches de bel esprit, d'être proposés pour des modèles de vérité et de passion, et ne sont-ils pas, du reste, des interprètes plus fidèles et plus autorisés que Virgile et Homère du véritable idéal chrétien et moral? Fénelon ne le croit pas. Pour le prouver, il commence par signaler les prétendus vices de la versification française « qui rendent, dit-il, la perfection presque impossible (1) )), et ensuite il présente malignemeiit cette déclaration hardie comme une décharge en faveur de nos poètes. Or, cette décharge, si elle était nécessaire, n'en est pas une et la critique ne l'accepte pas. Elle n'y voit qu'un vain et chimérique retour à cette poésie métrique qui fait sans doute le charme de la poésie ancienne, mais qui, devenue impossible dans une langue analytique, est compensée par d'autres avantages dont le génie sait toujours tirer (i) Lettre à t'Acaffemfc, V. Poétique
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profit. Il reste donc pleinement responsable de ses autres défauts, s'il en a.
Or, le plus grave de tous ceux que Fénelon reproche à nos grands poètes c'est le bel esprit. Et en effet on ne saurait nier qu'il y ait chez eux un trop grand nombre de ces locutions fades et doucereuses qui sentent l'influence de l'Agrée et du g'r~td Ct/r~. On y voit même parfois une sorte de phraséologie romanesque et de métaphysique galante substituée à l'expression simple et naïve de sentiments naturels. Il est donc permis d'éprouver à leur endroit cette généreuse indignation que ressentait Horace quand il voyait sommeiller le génie d'Homère. Mais les défauts de détail ne détruisent pas la perfection de l'ensemble et le génie n'en reste pas moins le génie.
Fénelon le savait bien. Aussi, hâtons-nous de dire qu'il a eu le bon goût de rendre plus d'une fois justice à nos grands poètes. C'est lui par exemple, si difficile pour l'harmonie de la phrase, qui a fait de Malherbe cet éloge remar quable « Les beaux vers de Malherbe sont clairs comme la prose la *plus simple, et ils sont nombreux comme s'il n'avait jamais songé qu'à l'harmonie (1). N'a-t-il pas encore avoué « que Molière est un grand poète comique (2) et déclaré que dans l'ensemble Corneille et Racine méritent les plus grands éloges ? Quant à Lafontaine, qui ne connaît le touchant (i) Jugement su." un poète <i<; .sot temps.
(2) lettre ci r/tc<K<em;e, VI). Comudu'.
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hommage que le précepteur du duc de Bourgogne lui rendit après sa mort dans quelques phrases latines qu'il donna à traduire à son élève pour graver dans sa mémoire le souvenir de la perte que la France venait de faire. C'est que personne ne possédait mieux que l'aimable Fabuliste cette gracieuse ingénuité du génie qui fait « imiter si naïvement la simple nature qu'on la prenne pour elle (1))).
Mais puisque Fénelon a reconnu le mérite de ses illustres contemporains, d'où vient qu'il exhale sa mauvaise humeur contre la poésie moderne en général et qu'il la sacrifie à la poésie antique ? Si on lit avec attention sa Lettre à l'Académie, on s'apercevra que c'est en définitive pour une raison morale. La poésie ayant à ses yeux une mission sacrée à remplir, il s'indigne de voir dans une société chrétienne des poètes chrétiens assez oublieux de leur devoir pour courir après un succès mondain, lorsqu'on sait que dans une société païenne un philosophe tel que Platon n'avait pas craint d'exclure de la République « les fables et les instruments de musique qui pouvaient amollir une nation par le goût de la volupté (2) )), et qu'à la même époque Sophocle écrivait « des tragédies d'une merveilleuse force. sans y mêler cet amour volage et déréglé qui fait tant de ravages (3) )).
(t) Discours de t'fceptmtt à l'ilcadémie.
(a) Lettre à l'Académie, VI. Tragédie.
{3)MM.
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Ainsi, on le voit, quel que soit l'objet de la discussion, Fénelon ramène tout au même principe. Dans l'éloquence, l'Académie lui demandait si les grands orateurs modernes étaient, d'après lui, supéneurs ou inférieurs aux orateurs anciens. « La question est mal posée, parce qu'elle est oiseuse, avait-il répondu. Il s'agit de savoir, non pas si tel orateur moderne est supérieur a tel orateur ancien, mais si l'ensemble des orateurs modernes recherche plus que les orateurs anciens le bien de l'auditeur. »
Dans la poésie, l'Académie lui posait une question semblable « nos grands poètes sont-ils supérieurs ou inférieurs aux poètes anciens ? ? Fénelon, qui ne pouvait déplacer la question comme pour l'éloquence, car la poésie n'est en somme le privilège que d'un petit nombre bien que sa théorie tende à la rendre accessible à tous, cherche à se dérober par des réponses évasives, puis, poussé à bout, il finit par répondre « Oui, je reconnais que nos grands poètes ont fait des efforts méritoires, mais comme ils n'ont cherché qu'à plaire et non à me faire du bien, leurs œuvres excellentes peut-être en elles-mêmes, sont pratiquement sans valeur pour moi. »
Telle est évidemment la conclusion qui se dégage d'une lecture attentive de ses réflexions sur la tragédie et sur la comédie. Ainsi, ce n'est pas précisément pour avoir « sacrifié à la mode » de son temps qu'il en veut à Racine. Ce n'est pas précisément pour avoir fait tomber
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plusieurs fois la tragédie dans « une vainc enflure w qu'il en veut à Corneille. Ce n'est pas non plus pour avoir « outré les caractères )), et pour avoir employé un trop grand nombre de « métamorphoses )) qu'il en veut à Molière. Mais c'est parce que nos trois grands poètes ne se sont pas efforcés de faire oublier ces défauts en poursuivant un but moral. C'est parce qu'ils « n'ont recherché qu'une vaine gloire et non la sagesse, la vertu et la religion »
Ce n'est pas à dire que les défauts d'exécution n'aient influé sur le jugement définitif de Fénelon, et contribué à en augmenter la sévérité. Si Racine avait eu plus de soin d'écrire dans « le goût de Sophocle », et suivant « la simplicité grecque si Corneille s'était souvenu que le peuple roi « était aussi doux pour les manières de s'exprimer dans la société, qu'appliqué a vaincre les nations jalouses de sa puissance (1) », si Molière avait eu comme Térence cette t< naïveté inimitable qui plaît et qui attendrit », si tous enfin, préférant l'aimable au surprenant, avaient dans leur style, évité « les périphrases outrées de nos vers qui n'ont rien de naturel », l'auteur du Télémaque aurait eu pour leurs écrits un peu de cette indulgence sympathique dont il n'a jamais pu se défendre en présence de la beauté purement plastique. Mais lorsqu'il aperçoit une imperfection grave, soit dans les traits qui la composent, soit dans l'intention (i) Lettre à :'AcHtMmtc, VI. Tragédie.
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morale de l'artiste qui les a assemblés, alors il la condamne, ou du moins il ne la tolère qu'avec toutes sortes de réserves, aussi bien chez les anciens que chez les modernes. C'est ainsi qu'il nous dit « Il me serait facile de nommer beaucoup d'anciens comme Aristophane, Plaute, Sénèque, Lucain, Ovide même dont on se passe volontiers (1). » On n'a pas de peine à comprendre sa sévérité pour les trois derniers qui sont entachés de bel esprit, et qui s'écartent déjà de la saine tradition du grand siècle. Mais quoi ? L'admirateur de la finesse attique a-t-il donc été insensible aux charmes de celui dont Platon disait « Les Grâces cherchant un sanctuaire indestructible trouvèrent l'âme d'Aristophane ? » Non, sans doute, Fénelon n'ignorait pas les ressources infinies dont la nature avait doué ce poète. Mais à quoi les a-t-il employées ? à composer « des farces qui semblaient faites exprès pour amuser et pour mener le *e peuple et dont les traits plaisants étaient souvent bas (2) ».
C'est le même reproche qu'il fait ensuite à Plaute et à Molière, allant ainsi jusqu'à nous insinuer en quelque sorte qu'on peut regarder comme suspect un genre littéraire où les meilleurs auteurs eux-mêmes n'ont excellé qu'en cherchant à plaire au peuple par des peintures licencieuses et de grossières équivoques.
Ce n'est donc ni dans un excès d'enthousiasme pour (i) Lettre à i'Ae~emte, X. Sur les Anciens et sur les Modernes. (a) Lettre a !4cadem!C, VII. Comédie.
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l'antiquité, ni dans une pure raison d'esthétique, qu'il faut chercher la cause de tant de sévérité pour les modernes. Si Fénelon préfère Sophocle à Corneille et Virgile à Racine, c'est que l'art ancien a mieux compris, en somme, que l'art moderne, ce rôle bienfaisant et moralisateur qui doit être le caractère propre et la marque définitive d'une œuvre poétique.
Or, cela est-il vrai ? Si la poésie primitive a adouci les mœurs farouches et sauvages, si elle a même été appelée le ~an~a~e des dieux, peut-on dire d'une manière générale que la poésie grecque a travaillé uniquement « à transporter les hommes en taveur de la sagesse, de la vertu et de la religion » Il est certain que si on remonte aux premiers temps, on trouve au point de départ de toutes les créations et de tous les progrès du peuple grec une disposition religieuse et morale très prononcée. L'art sous toutes ses formes est né dans le sanctuaire et c'est de cette origine qu'il garda longtemps un caractère élevé. « La musique (1), la danse, l'éloquence, la poésie ne furent inventées que pour exprimer les passions et pour les inspirer en les exprimant. Par là, on voulut imprimer de grands sentiments dans l'âme des hommes et leur faire des peintures vives et touchantes de la beauté, de la vertu, et de la difformité du vice ainsi, tous ces arts, sous l'apparence du plaisir entraient dans les desseins les plus sé(t) Dialogues Sftf i'Ehf/ueftce.
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rieux des anciens pour la morale et la religion. » Tel était l'enthousiasme provoqué par le spectacle de la beauté artistique, qu'on vit un poète tel que Tyrtée, inspirer par ses chants le courage aux combattants, et les jeter dans une espèce de fureur qu'ils appelaient divine. Et voilà comment les poètes eux-mêmes pouvaient être vénérés comme des prêtres.
Mais ces grands sentiments finirent par s'altérer. « Le plaisir qui ne devait être que le moyen d'insinuer la sagesse prit la place de la sagesse même. Les philosophes réclamèrent. Socrate s'éleva et montra à ses concitoyens égarés que le plaisir dans lequel ils s'arrêtaient ne devait être que le chemin de la vertu. Platon, son disciple, retranche de la République tous les tons de musique, tous les mouvements de la tragédie, tous les récits des poèmes et les endroits d'Homère même qui ne vont pas à inspirer l'amour des bonnes lois (1). »
Ainsi, voilà un arrêt qui est catégorique. Que les poètes de l'avenir se le tiennent pour dit. Si jusqu'à ce jour ils ont prétendu à l'honneur d'enseigner le bien avec le beau, cette prétention était vaine, et un Grec lui-même nous apprend qu'ils ne méritent pas d'être considérés comme des prêtres inspirés des dieux, mais comme de simples artistes qui font de l'art pour l'art. Or, de ceux-ci, il n'en veut pas.
Mais si cela est, comment Fénelon, qui se réclame (l) DMo~ues sur FNo~ucHce.
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sans cesse de l'autorité de Platon, peut-il, contrairement à sa doctrine, prendre des exemples grecs à l'appui de son esthétique chrétienne et morale. Ces exemples serviraient plutôt à soutenir l'opinion contraire de l'art pour l'art et les partisans de celle-ci pourraient lui dire ce semble avec beaucoup de raison « De deux choses l'une ou bien admettez la théorie de l'art pour l'art, et alors vous aurez le droit de donner aux anciens vos préférences. Ou bien maintenez la théorie de l'art chrétien, et dans ce cas vous devez, à l'exemple de Platon, exclure les anciens de son domaine, ou du moins leur préférer les modernes dont l'idéal reste, malgré des défauts de détail, plus élevé que le leur. w
Qu'aurait répondu Fénelon si quelque partisan des Modernes lui avait lancé cette réplique? Aurait il trouvé dans son génie assez de ressources et assez de souplesse pour concilier deux opinions qui semblent contradictoires ? C'est possible. On s'accorde, en effet, généralement, à regarder la doctrine de Platon comme trop sévère et'bien qu'en l'exposant l'auteur se soit proposé de réagir contre le courant de son siècle, qui tendait de plus en plus vers le matérialisme dans l'art comme dans la philosophie, il est permis de reléguer dans le monde des chimères, des théories qui n'ont jamais été appliquées ni dans l'antiquité, ni dans les temps modernes.
Mais si ces raisons sont les bonnes en elles-mêmes,
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elles deviennent mauvaises ou du moins suspectes dans la bouche de Fénelon, lorsqu'il prétend s'autoriser de Platon pour défendre l'art antique. Il n'est pas permis, en bonne critique, de donner à un auteur des interprétations contradictoires suivant le besoin de la cause qu'on défend. Or, il semble que Fénelon n'est pas à l'abri de tout reproche et on pourrait relever ici ce même vice d'argumentation que M. Rigault (1) relevait dans les passages; où l'auteur de la Lettre d FAcadë/mc faisait allusion aux défauts des anciens
c Quand il insiste sur les défauts des anciens, il dénonce vivement la grossièreté des mœurs antiques quand il vante les beautés de l'antiquité, il ne trouve rien de plus aimable que la vie des premiers hommes, et ce sont les mœurs modernes qu'il déclare monstrueuses. Quand Fénelon plaide contre l'antiquité, il ne considère que ses qualités la simplicité aimable, la grâce naïve, la liberté, les plaisirs champêtres. il semble qu'il y ait deux antiquités selon les besoins de la cause, l'antiquité des malhonnêtes gens et des idolâtres, l'antiquité des bergers naïfs et des laboureurs vertueux. Mais, en réalité, il n'y en a qu'une. La rudesse ne peut devenir subitement la simplicité, ni la grossièreté l'innocence. Même pour le besoin d'un arbitrage académique, l'enfance du monde naissant ne saurait être à la fois l'âge d'or et l'âge d'airain. Fénelon le savait. La seule antiquité à laquelle il croit sérieuse(i) QuercHc des Anciens et des Modernes.
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ment, ce n'est pas l'antiquité grossière qu'il Marne, c'est l'antiquité aimable qu'il vante. »
Il en est de même ici. Le seul Platon auquel il croit, ce n'est pas celui qui, pris au pied de la lettre, donnerait un démenti à ses principes, c'est celui qui appuie sa théorie favorite de l'art chrétien. En'somme, sa pensée intime et invariable au milieu des variations de la dispute, c'est que si les anciens « se trompaient (1) pour le fond même de la religion et pour le choix des maximes, ils ne se trompaient pas pour la manière d'inspirer la religion et la vertu )) car «tout y était sensible, agréable, propre à faire une vive impression ». Ils ont donc montré en représentant l'erreur et le vice la même finesse de procédés et la même chaleur que s'ils avaient représenté le vrai et le bien.
L'homme est de glace aux vérités
11 est de feu pour les mensonges.
Mais que l'artiste chrétien éclairé des lumières de la foi et imbu des préceptes d'une morale sublime, apprenne à connaître cette vérité. Qu'il en nourrisse son âme, son imagination, son être tout entier. Peu à peu "i cette glace unira par se rompre. A la froideur du sceptique succédera l'enthousiasme du croyant. S'il possède alors tous les secrets de l'art antique, cet admirable instrument que Platon trouvait dangereux entre les mains d'un Grec, deviendra au contraire sous sa plume d'artiste chrétien un élément de beauté et de grandeur. (t) Dialogues sur l'Éloquence.
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DE L'HELLÉNISME DANS LES ŒUVRES
Quand on lit ce gracieux poème tout rempli des souvenirs d'Homère et de Virgile, on est porté à croire que Fénelon n'a eu d'autre but que de nous faire goûter en les traduisant dans notre langue les beautés de l'lliade et de l'Odyssée. Nous avons vu, en effet, dans sa Lettre f< rAcademte, qu'il professait la plus vive admiration pour l'antiquité, et qu'il ne craignait pas de proposer aux partisans des Modernes l'imitation des chefs-d'œuvre grecs et latins comme le plus sûr moyen d'atteindre la perfection. Mais nous avons vu aussi qu'il n'est pas partisan de l'art pour l'art, et qu'il décerne le titre de grand poète non à celui « qui fait de la poésie un jeu d'esprit pour s'attirer une vaj[N@-gk)ire », mais à celui qui ?- !tt f.
LIVRE II
CHAPITRE 1
LE TÉLÉMAQUE
Caractère général de F centre.
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« l'emploie à transporter les hommes en faveur de la sagesse et de la vertu -!). Faut-il croire que le précepteur du duc de Bourgogne oublia ses propres maximes en écrivant le Télémaque et que, peu désireux de lui apprendre à bien agir, il ne rechercha que la gloire de bien dire Ce serait calomnier un grand caractère et un grand écrivain. L'étude attentive et impartiale de son œuvre nous montre au contraire qu'il n'a visé qu'à l'honneur d'instruire son élève, et que l'amour du devoir passait dans son cœur avant le culte des anciens. Aussi lorsque Lamotte appelait le Télémaque l'œuvre « d'un nouvel Homère égaré parmi les modernes )), il est probable que Fénelon se serait senti peu flatté du compliment,'s'il n'y avait vu qu'un hommage rendu à son talent d'écrivain.
Le Télémaque, en effet, est avant tout une œuvre de pédagogie politique. Destiné à un prince et non à un simple particulier, il lui expose les dangers qui menacent la royauté et lui trace les devoirs qu'elle doit remplir pour rendre les peuples <( bons et heureux )). Ces dangers et ces devoirs n'étaient pas une nouveauté pour le duc de Bourgogne. Fénelon les lui avait sans doute longuement développés dans tout le cours de son éducation. Il les lui avait souvent rappelés dans :a correspondance. Enfin, l'Examen de Consc!ence qu'il écrivit pour lui et qui est comme le bréviaire d'un prince chrétien, ne lui laissait rien ignorer de ce qu'un roi de France doit savoir.
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Mais ces principes sont arides par eux-mêmes Comment les graver dans une jeune intelligence Fénelon pensa avec raison que le meilleur moyen d'y réussir était de les représenter sous les images sensibles et familières de la poésie. D'ailleurs, ce procédé ingénieux lui permettait d'exprimer des vérités hardies qu'il n'aurait pu exposer impunément sous une forme didactique, mais qu'il ne pouvait taire sans violer le plus sacré de ses devoirs.
« Fénelon, dit le comte de Maistre, voyait ce que personne ne pouvait s'empêcher de voir des peuples haletant sous le poids des impôts~ des guerres interminables, l'ivresse de l'orgueil, le délire du pouvoir, les lois fondamentales de la monarchie mises sous les pieds de la licence presque couronnée. Alors, le zèle qui dévorait le grand archevêque savait à peine se contenir. Mourant de douleur, ne voyant plus de remède pour les contemporains, et courant au secours de la postérité, il ranimait les morts, il demandait à l'allégorie ses voiles, à la mythologie ses heureuses fictions il épuisait tous les artifices du talent pour instruire la souveraineté future sans blesser celle qu'il aimait tendrement en pleurant sur elle. » Voilà sans doute les vrais sentiments qui inspirèrent Fénelon lorsqu'il écrivit le Télémaque. La forme allégorique n'était à ses yeux qu'un prétexte pour exposer des vérités d'une extrême importance et si l'imitateur d'Homère et de Virgile s'efforça de faire une œuvre agréable, c'est uniquement
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parce que le maître et le moraliste voulaient faire une œuvre utile.
L'allégorie a même si peu d'importance dans le plan de Fénelon qu'il ne l'a pas appliquée, tant s'en faut, à toutes les parties de son œuvre. Il en a usé surtout pour l'exposé de ses doctrines religieuses et morales, afin de donner, nous l'avons dit, une forme plus agréable à un enseignement qui est austère de sa nature, et d'instruire une jeune intelligence sans froisser sa délicatesse. Mais lorsqu'il touche aux théories politiques, il dépose les fictions pour peindre nettement la réalité. Aussi, on trouve une grande variété de ton dans son œuvre. A côté de telle description qui rappelle les plus beaux passages d'Homère ou de Virgile, on voit des théories politiques exposées avec la concision nette et froide d'un traité didactique. Mentor organisant le gouvernement de Salente, parle sur un ton qui rappelle celui de l'Examen de conscience, et nous avons même remarqué des passages qui ont absolument la même rédaction dans les deux ouvrages.
Demandons-nous maintenant quels sont parmi les grands écrivains de l'antiquité ceux dont Fénelon s'est le plus inspiré pour concevoir et pour composer ce poème étrange, unique dans la littérature moderne, où
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l'exposé savant de théories morales et politiques se trouve uni à toutes les fleurs de la poésie et de l'éloquence. Si nous examinons d'abord le fond même du livre, nous vovons que l'auteur a subi dans le domaine purement politique, l'influence de Platon. Il est incontestable en effet que l'organisateur du gouvernement de Salente a médité profondément sinon exclusivement la République et les Lofs. Et ce serait ici le lieu de rechercher les divers emprunts qu'il a faits à ces deux Livres pour constituer, lui aussi, sa cité idéale. Mais ce sujet ayant déjà été traité (1), nous avons cru inutile d'y revenir, et nous nous bornerons ici, pour remplir le programme que nous nous sommes tracé, à montrer simplement en quoi l'évêque français a corrigé les exagérations de la doctrine païenne.
Sans doute, il admet avec Platon que le beau se confondant avec le bien, quand il s'agit de l'individu, ce principe reste le même dans l'état qui n'est qu'une collection d'individus, et que celui-ci doit par conséquent faire converger toutes les activités particulières vers l'intérêt général. La loi naturelle et universelle selon laquelle Dieu veut que chaque famille soit gouvernée, dit Fénelon dans l'~amen de conscience, est de préférer le bien public à l'intérêt particulier ?. Mais en quoi consiste le bien public ? Ce n'est pas, d'après Platon, dans l'ensemble des intérêts particuliers, car les in~l) Notamment par Genay. Btutic sur le Télémaque, l8';6.
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dividus sont, de leur nature, cause d'imperfection et de discorde. C'est pour cela qu'il substitue à cette multiplicité un pouvoir collectif qui s'appelle l'Etat, dont les individus sont les membres et les organes. L'Etat est donc tout à ses yeux, et tout ce qui ne le sert pas doit être retranché par le fer et le feu. Aussi, après avoir nettement posé le principe, Platon en accepte toutes les conséquences, et il supprime sans pitié ce qui est, à ses yeux, une source d'opposition entre l'individu et l'Etat, c'està-dire la propriété et la famille.
Fénelon ne pouvait admettre une doctrine aussi monstrueuse et s'il veut comme Platon un pouvoir absolu avec des sujets partagés en classes, ce n'est pas seulement pour le bien de tous, c'est encore et surtout pour le bien des individus. C'est là, en effet, la différence essentielle qui sépare le monde chrétien du monde païen. L'un repose sur la force brutale qui conduit au despotisme, l'autre sur la charité qui engendre la liberté. Et s'il est vrai que le gouvernement absolu de Richelieu et de~Louis XIV, à force d'étendre l'omnipotence de l'Etat ou préjudice de la liberté individuelle, a ramené jusqu'à un certain point le despotisme égoïste de la cité antique, il est vrai aussi que Fénelon a été le premier à protester avec éloquence contre cet abus également contraire à nos traditions nationales et aux principes chrétiens. C'est lui qui le premier a dit que les rois sont pour les peuples et non les peuples pour les rois. « L'amour du peuple, dit-il dans son Examen de conscience, le
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bien public. est la loi immuable et universelle des souverains. Cette loi est antécédente à tout contrat elle est fondée sur la nature même elle est la source et la règle sûre de toutes les autres lois. »
Nous ne prétendons pas conclure de là que l'idéal rêvé par Fénelon, bien qu imbu des principes de la charité chrétienne et de la vraie liberté, soit même à cet égard à l'abri de tout reproche. Cette étrange prétention de partager les sujets en classes, de régler les conditions par la naissance et de les distinguer par l'habit est évidemment contraire à l'esprit d'égalité du christianisme. Et de même il faut convenir que sa passion de réglementer et d'entraver à chaque instant l'activité humaine est également en opposition avec cette charité chrétienne qu'il prêche à chaque page de ses écrits politiques. C'est là un défaut et une contradiction qui s'expliquent par le caractère démesurément aristocratique du xvtf siècle, et aussi par la conviction intime où était Fénelon que ce qu'il ôtait de liberté à l'individu, il le lui rendait en bien-être. Aussi, placé entre « le despotisme tyrannique des souverains, qui est, ditil, un attentat sur les droits de la fraternité humaine s et entre « le despotisme de la multitude, puissance folle et aveugle qui se tourne contre elle-même », il n'hésite pas à prendre parti pour le souverain contre le peuple. « Car, dit-il, il vaut mieux souffrir pour l'amour de l'ordre, les maux inévitables dans tous les Etats, même les plus réglés que de secouer le joug de toute auto-
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rité. » Fénelon croit donc que l'Etat peut procurer le bien de l'individu, pourvu qu'il ait recours non à cette force impitoyable qui détruit l'activité individuelle, mais à la charité qui la dirige sans la détruire. Platon, il est vrai, a connu lui aussi ce grand et beau principe de la charité. « Une des conséquences les plus admirables du Platonisme, dit M. Fouillée (1), c'est que l'être le meilleur en soi est aussi le meilleur pour les autres. » Par conséquent, l'Etat, cet être moral qui représente l'ensemble des individus aura vis-à-vis d'eux ce même amour qu'ils doivent avoir les uns pour les autres. Mais c'est un étrange amour que celui qui ne peut s'exercer qu'en sacrifiant les droits les plus sacrés de la nature, tels que la propriété et la famille, et qui ne peut maintenir qu'à ce prix l'union de tous les cœurs et de toutes les volontés.
Remarquons de plus que cette influence de notre activité et de notre vertu ne s'exerce que dans un domaine très étroit, d'après la doctrine platonicienne. Le plus souvent, il ne franchit pas les bornes de la cité, et il ne s'étend jamais à l'humanité tout entière. Car l'état dur pour ses propres sujets devait être fatalement plus impitoyable encore pour les étrangers. Tout voisin était un rival dangereux qu'il fallait haïr et combattre, et tout le monde connaît ce trait de Platon lui-même qui, malgré ses belles théories sur la charité, remerciait cha(t) Philos. de Platon.
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que jour les dieux de l'avoir fait naître Grec plutôt que
barbare.
Or, le caractère original et profondément évangélique de la politique de Fénelon, c'est d'avoir rappelé à la société chrétienne le grand principe de la fraternité des peuples. « Toutes les nations de la terre ne sont que les différentes familles d'une même république dont Dieu est le père commun. Tous les peuples sont frères, dit Mentor à des rois accourus pour se faire la guerre, et ils doivent s'aimer comme tels. Malheur à ces impies qui cherchent une gloire cruelle dans le sang de leurs frères qui est leur propre sang. »
Chose étrange, ce principe si chrétien, le moyen-âge lui-même parut l'ignorer, et on vit alors une foule de petites nationalités locales se créer et se combattre. Dans les temps modernes, grâce aux progrès de la civilisation, il semble que les haines internationales ten- } dent à diminuer, et Fénelon a certainement rêvé cette ère de paix universelle qu'il a célébrée avec tant de charme dans le Télémaque, et qui séduit de nos jours un grand nombre d'esprits. Les événements donnerontils jamais raison aux vœux et aux espérances de ce grand homme? Qui vivra verra. Mais, nous n'avons pas qualité pour risquer des conjectures sur cette délicate question. Tout ce que nous voulons marquer ici, c'est que les opinions politiques de l'auteur du Télémaque sont complètement opposées à l'esprit antique.
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Mais si, après avoir examiné ce point fondamental, nous observons la physionomie générale de l'oeuvre, nous trouverons dans l'ensemble des prescriptions que Mentor donne à son élève et dans le cadre du poème une merveilleuse ressemblance avec celui d'un autre disciple de Socrate, moins sublime sans doute que le premier, mais dont le génie analytique et la grâce légère devaient exercer sur Fénelon une séduction irrésistible nous avons nommé l'auteur de la Cyropédie. « La Cyropédie, dit un critique (1), est la synthèse la plus complète de l'esprit de Xénophon c'est là qu'il a mis tout son savoir, tout son goût d'enseigner, tous ses rêves aussi sur les sujets qui l'ont le plus occupé. » Pour qui connaît bien le génie et les idées de Fénelon, il est hors de doute qu'on peut appliquer ces mêmes paroles à son Télémaque. Désireux comme Xénophon, de résumer dans un tout harmonieux les divers enseignements qu'il avait donnés à son royal élève, il les incarne dans un prince idéal qu'il fait passer par un grand nombre de péripéties arrangées à souhait pour donner à la leçon l'ordre et le développement régulier d'un enseignement théorique. Il choisit pour héros de son poème le fils presque inconnu d'un héros légendaire, poussé par la même raison qui faisait choisir à Xéno(t) M. CnoisBT. – 7Hs<. de la Littérature ~-ec~te.T. IV.
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phon « Cyrus l'ancien, assez célèbre pour intéresser l'imagination des lecteurs, assez mal connu pour laisser à sa propre fantaisie toute liberté, mêlé eniin par sa vie à toutes les choses militaires et politiques dont il voulait faire l'objet principal de son livre (1). »
Comme le roi des Perses, le fils d'Ulysse doit apprendre à obéir avant de commander, et l'auteur, nous le verrons dans la suite, n'épargne aucun incident propre à lui faire acquérir les qualités solides d'un chef d'État. Mentor, qui veille sans cesse de près ou de loin à tout le détail de ses actes pour les approuver ou pour les blâmer suivant les circonstances, rappelle Cambyse ou Astyage qui profitent de toutes les occasions ou plutôt qui les font naître pour former le jeune Cyrus. Il y a même, dans les longues conversations que le roi de Perse tient avec son fils, une ressemblance frappante avec les conseils affectueux que Mentor ne cesse de donner à son élève et dont Fénelon s'est évidemment souvenu en composant son ouvrage.
Durant les longues guerres qu'il soutient, Télémaque montre, comme Cyrus, dans le commandement, une grande modération qui le fait adorer des officiers et des soldats. Après la victoire, il est plein d'humanité pour les vaincus. Lorsqu'il a terminé ses conquêtes, il les organise comme Cyrus, d'après l'idéal que son maître lui a tracé. Salente nous rappelle la Place de la Liberté, où (1) M. CROISET. –Htst. de la Litt. grecque. T. I\.
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les habitants, partagés en classes, remplissent chacun leurs devoirs civiques dans les limites marquées par la loi, et contribuent ainsi à la prospérité de tout 1 État. Enfin, ce qui complète la ressemblance entre l'auteur du Télémaque et l'auteur de la Cyropédie, c'est que tous les deux donnent leurs préférences à la monarchie absolue. Ils admirent cette hiérarchie savante « qui fait du roi la pierre angulaire de tout l'édifice politique, et qui réduit les hommes libres à n'être que des instruments dociles aux mains du prince (1) ». Sur ce point sans doute, Fénelon s'écartait singulièrement comme Xénophon, du reste, des véritables traditions grecques. Mais, désireux d'abriter ses propres conceptions sous le manteau de l'hellénisme, il dut regarder commme une bonne fortune de retrouver chez un athénien des théories qui étaient conformes à ses sympathies et à ses préférences politiques.
C'est que Fénelon a, comme son modèle, le goût de la discipline, de l'ordre, de l'harmonie. Aristocrate, dans l'âme qui attend tout de l'État, et rien ou peu de chose de l'initiative individuelle, il prétend, comme l'auteur de la Cyropédie et des Économiques, soumettre à une réglementation minutieuse tous les actes du citoyen. Il est vrai que dans l'application, il n'entend pas la monarchie absolue de la même manière que Xénophon. Chez celui-ci, le roi n'a d'autre contrepoids à sa (3) M. CROISET. llist. de la Litt. ~rec~ue. T. ÏV.
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puissance que son mérite personnel. Fénelon veut, au contraire, que cette puissance soit soumise aux lois, et garde toujours aux yeux des peuples un caractère éminemment paternel. Mais, à force d'entraver la liberté, sous prétexte de la diriger, à force de vouloir tout analyser pour supprimer les difficultés, Fénelon rendait, sans s'en douter, sa monarchie idéale presque aussi tyrannique que celle de la Cyropédie. D'où il est permis de conclure en passant que s'il avait jamais eu l'occasion d'appliquer ses théories au gouvernement de notre pays, il aurait dépassé la dureté d'un Richelieu, et qu'au lieu de faire revivre les délices de l'âge d'or qu'il a tant chantées dans ses œuvres, il aurait peut-être ramené jusqu'à un certain point les rigueurs de l'âge de fer. Du reste, il aime, comme Xénophon, les exercices qui développent les facultés physiques et morales de l'homme, et parmi les arts, il met comme lui l'agriculture au premier rang. Enfin, ces longues dissertations sur la vie simple et frugale des laboureurs et sur tous les détails de l'agriculture qui remplissent tous les livres du Télémaque trahissent manifestement un lecteur assidu des Économiques et de la Cyropédie.
En somme, on peut donc dire que Fénelon a emprunté à Xénophon le cadre général et, jusqu'à un certain point, la physionomie morale de son œuvre. Mais là, selon nous, doit s'arrêter la comparaison entre deux livres en apparence si semblables. En effet, si nous entrons dans le détail de la composition, nous voyons
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que l'auteur français ne pouvait se contenter et ne s'est pas contenté, en effet, de ce modèle. « Le défaut de toutes ces créations (1), c'est la froideur. Au fond, ces divers personnages sont des vertus ou des vices personnifiés ce sont des abstractions. Les récits ont parfois de la vivacité, les dialogues du naturel ou de l'élévation, mais ce qui manque à Xénophon, romancier; c'est le don de créer de véritables caractères, vivants et personnels, indépendants des beaux discours qu'il leur fait tenir. » Or, bien que Fénelon ne soit pas absolument à l'abri d'un tel reproche, et que ses héros aient parfois une physionomie équivoque, on peut dire néanmoins qu'ils sont vivants et qu'ils agissent comme ceux d'une grande épopée. Aussi, c'est surtout à Homère et à Virgile qu'il a emprunté, en les transposant, les traits destinés à donner à ses créations une physionomie antique. C'est donc l'imitateur de l'Iliade et de l'Enéide qu'il nous a semblé particulièrement utile et intéressant d'étudier.
Ainsi, notre thèse de l'hellénisme, dans le Télémaque, ne sera pas une analyse détaillée des théories morales ou politiques que ce poème renferme. Elle ne portera que sur la manière dont le disciple d'Homère et de Virgile a su amener poétiquement l'exposé d'une doctrine le plus souvent moderne ou sur la forme même qu'il a donné à cette doctrine.
(i) M. GnoisET. ~7t'st. de la litt grecque, t. IV
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~1 Théologie du Télémaque.
Dans une oeuvre de pédagogie, la Religion doit occuper la première place. Aussi, n'est-on pas supris de voir la Divinité intervenir dans l'action du Télémaque, sous les formes consacrées de la mythologie. On dirait même tout d'abord que ses dieux sont conçus à J'image de ceux de l'7/tade et de l'Odyssée. En effet, ils se montrent aux hommes sous une forme sensible, ils subissent comme eux le joug des passions et ils interviennent directement dans leurs affaires pour les diriger ou pour les combattre. Mais, en y regardant de plus près, on ne tarde pas à s'apercevoir que ces fictions ne sont qu'un prétexte et que, sous une forme païenne, Fénelon nous a représenté les attributs de la véritable Divinité. Nous ne parlons pas ici de Mentor, sublime incarnation de la sagesse divine qui est l'âme de tout le poème et dont nous donnons une analyse dans un chapitre spécial. Il s'agit de ce cortège de divinités supérieures et inférieures qui remplisent les épopées antiques et que nous retrouvons dans le Télémaque. Remarquons d'abord que les premières interviennent ici plus rarement que dans l'~fmde et l'Odyssée. Il n'y a même qu'une circonstance où Fauteur nous fait assister à une de ces'délibérations solennelles des dieux si fréquentes chez Homère. C'est lorsque Vénus, irritée contre Télémaque, vient prier Jupiter de ne pas le laisser rentrer
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dans sa patrie et s'entend avec Neptune pour retarder du moins son retour. Il est vrai que si la divinité se manifeste rarement d'une manière visible, en retour, elle fait sentir à chaque instant sa présence invisible. Tous les personnages du poème y sont soumis et c'est simplement pour la leur rendre agréable et familière que l'auteur donne une forme poétique à une religion dont le caractère intime est chrétien.
Mais, du reste, visibles ou invisibles, les dieux du Télémaque ont des attributs tout différents de ceux de l'Iliade. Le premier de tous, Jupiter; est chez Homère, dépourvu des qualités qui conviennent à l'Être suprême. Bien qu'il se nomme « le Père des dieux et des hommes », le dieu « qui lance la foudre » et dont une seule parole « ébranle l'Olympe tout entier », il ne possède, en réalité, qu'une puissance dérisoire. Il est vrai qu'une fois, au VIII'' chant de l'Iliade, il parle aux dieux en souverain qui a conscience de son autorité, c'est lorsqu'il leur ordonne de rester neutres entre les Grecs et les Troyens « qu'aucun de vous, ni dieu, ni déesse, ne tente de combattre mes ordres. A ces mots, les dieux gardent un profond silence M.
Mais ses paroles ne produisent pas toujours un tel effet il est souvent contredit par Junon, Minerve ou Neptune. Ainsi, lorsqu'il manifeste, au IVe chant, le désir de donner la paix aux Grecs et aux Troyens, Junon, ennemie implacable de la ville de Priam, lui répond avec colère « Fils impérieux de Saturne, n'aie
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d'autre loi que ta volonté, mais n espère pas obtenir les suffrages des autres dieux. » Et Jupiter qui veut avoir la paix au moins dans sa maison s'il ne peut l'avoir dans son empire, cède aux caprices de sa femme, en se promettant bien d'être plus énergique une autre fois. « Je te le déclare, lui dit-il, si jamais, dans ma fureur, je veux détruire quelqu'une des villes, mères des mortels que tu chéris, ne prétends pas arrêter ma vengeance. » Mais ce ne sont là que de vaines menaces qui ne sont suivies d'effet que lorsqu'il n'éprouve aucune résistance. Jupiter ne dépend pas seulement des autres dieux. Il est encore soumis à la loi commune du destin. Bien qu'il prétende qu'il est le maître de tout, et que rien ne saurait égaler sa puissance, il n'en reconnaît pas moins une force aveugle et brutale à laquelle les dieux euxmêmes ne peuvent résister. On en voit un exemple remarquable dans le V° chant de l'Oc~t/~ee. Cédant aux instances de Minerve qui lui demande le retour d'Ulysse, le roi de l'Olympe envoie Mercure avertir Calypso de l'ordre des destins. Et comme pour bien établir que ce retour n'est en rien l'effet de sa volonté, il ajoute « Qu'il parte (Ulysse) bien qu'il n'ait pour guide aucun ni des dieux, ni des hommes. »
Ce dernier trait en nous montrant le peu d'étendue de sa puissance, nous prouve aussi son indifférence pour les hommes. Tandis que Junon se déclare franchement en faveur des Grecs contre les Troyens, Jupiter ne prend parti pour personne et la neutralité est
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toujours à ses yeux le parti le plus sage. Il est vrai qu'il semble montrer parfois de la compassion pour les malheureux. C'est ainsi qu'il s'attendrit à la vue d'Achille, pleurant sur le cadavre de Patrocle. Mais ce sentiment est d'ordinaire intéressé, Il est excité en lui non par le spectacle du malheur ou de la vertu, mais par l'appât des présents qu'il attend des hommes. Ainsi, lorsque Junon lui demande de ne pas décerner les mêmes honneurs à Hector et a Achille, il lui répond qu'il ne peut cependant pas oublier le chef des Troyens « qui fut, dit~iÏ,][e plus cher aux mortels ainsi qu'à moi, car il me présenta toujours de nobles onrandes. Jamais il ne laissa mes autels dénués de libations et de victimes fumantes, scub dons que nous pouvons recevoir des hommes ». Ainsi, les Grecs et les Troyens ont beau posséder des vertus héroïques, ce ne sont pas là des présents dignes de la divinité. Les vrais biens qu'elle recherche et dont elle souhaite la possession aux mortels ce sont les honneurs et les richess'es.
On comprend aisément qu'à Ïa vue de tant de défauts, FéneÏon ait' dit que les dieux d'Homère « sont l'opprobrè' et la dérision de la divinité s. Aussi, leur a-t-il donne dans son poème le caractère idéal et sublime qui convenait à une oeuvre chrétienne. Par exemple, dans cette magnifique description qu'il à tracée de l'Olympe auVIIÏ~Irvre, Jupiter nous apparaît avec tous les attributs qui conviennent au vrai Dieu. Maître absolu et respect de ~'Univers, du haut de son t rone « il voit la
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terre comme un morceau de boue. Les plus grands royaumes ne sont à ses yeux qu'un grain de sable. Ce que les hommes appellent grandeur, gloire, puissance ne lui parait que misère et que faiblesse ».
Mais bien loin de les abandonner à leur triste destinée comme le Jupiter antique, il est sans cesse occupe à procurer leur bonheur et il n'est pas limité dans l'exercice dé sa munificence, par la loi implacable du destin. Il est vrai que le motsubsiste encore dans un cadre qui est grec d'apparence. Jupiter répondant à Venus qui lui demande la perte de Télëmaquelui dit « Les destins ne permettent ni qu'il périsse, ni que sa vertu succombe. )) Mais le destin n'est ici autre chose que là volonté même de Dieu qui protège le malheur et là vertu; Et c'est ce que Mentor explique à Télémaque quelques lignes plus bas lorsqu'il s'eiforce de le relever de l'abattement où il était tombé. « Jupiter, lui dit-il, vous: éprouve, mais il ne veut pas votre perte au contraire, il'ne vous éprouve que pour vous ouvrir le chemin dé là gloire. »
On pourrait'citer une foulé d'exemples de ce genre qni,~ en nous montrant l'action réelle de là Providence. dànsiés diverses péripéties de ce poème, établiraient de là même manière la différence radicale qui existe entre là théologie dé l'MMe et celle du re!emaguë.
Mais alors une question se pose tout naturellement. Si Félielon s'est proposé dé représenter les attributs dû vrai Dieu et les pures notions de la morale chrétienne,
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pourquoi s'est-il servi pour l'exposer de la mythologie païenne ? La religion défend de donner à la vérité l'apparence de l'erreur, et il semble que l'art lui-même ne saurait s'accommoder de ces formes froides et surannées pour exprimer une vraie passion. Voilà les sentiments qu'éprouve la critique qui examine dans le détail la théologie du Télémaque; et ainsi considérée, elle mérite Mi effet le reproche d'avoir donné dans un excès de paganisme. Mais si, au lieu de l'examiner dans le déail, nous l'étudions dans son ensemble, nous y verrons malgré la différence absolue des dogmes et de la mo'ale, un trait frappant de ressemblance avec la physionomie générale de la théologie d'Homère, ressemblance qui tient à l'essence même du génie grec et du génie de Pénelon et qui nous montre comment un archevêque a pu christianiser l'hellénisme, jusque dans ses formes les plus profanes.
Ce qui caractérise les dieux d'Homère, c'est la gaieté et la sérénité. Conçus à l'image de la race grecque, ce qu'ils possèdent avant tout, c'est la santé qui consiste dans le parfait équilibre des facultés physiques. Avec ces dispositions naturelles, ils se présentent aux hommes sous un aspect riant, et ils recherchent en eux ce qui est le caractère même de la race, l'ordre, la mesure. l'harmonie. Tout pénétrés de ce sentiment intime de la beauté, ils y voient le mobile de tous les actes et la source de toute morale. Ainsi, la religion se réduit toujours à un gracieux anthropomorphisme. En vertu
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d'une harmonieuse transaction entre l'esprit divin et l'esprit humain, le Grec réconcilie l'homme moral avec l'homme physique, et retrouve par là la libre jouissance de ses facultés. « Grâce au jeu régulier de ses organes, le Grec se sentait heureux de vivre. La vie pour lui n'était pas un devoir, mais un plaisir. Xoftps, réjouis-toi, tel était le mot avec lequel on s'abordait, et qu'on gravait même sur les tombeaux, comme si l'idée de la mort ne devait, elle non plus, se présenter que souriante. C'est qu'en effet, tout était joie pour ces hommes qui ne prenaient que la fleur de l'être. De là, cette sérénité, ce calme regard jeté sur les choses, et aussi cette égalité d'humeur dans les revers qui n'est pas la résignation chrétienne, mais un sentiment purement naturel (1). »
Or, ce que la nature avait fait dans le Grec, n'est-il pas vrai que la grâce du christianisme l'a produit dans Fénelon qui était du reste, nous l'avons dit, merveilleusement préparé à en recevoir l'influence par un heureux ensemble de dispositions naturelles. N'est-il pas vrai que la théologie du Télémaque se présente à nous avec ce caractère de sérénité et de douceur engageante qui nous charme dans l'~tade et dans l'Odyssée? En effet, bien que la religion chrétienne soit une et invariable, elle présente cependant des aspects bien dinérents selon les dispositions morales de celui qui la pra(l) NAGEOTTE. H<s<. de la ~t<t. gf~HC. Introduction.
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tique. Si elle semble dure à la plupart des hommes qui manquent de force pour en observer tous les préceptes, elle paraît douce aux âmes privilégiées qui la pratiquent par amour, Fénelon est de ce nombre. Avec sa nature tendre et aimante, il voit dans la Religion une n~ere et une amie qui vient à nous pour soulager nos misères et non pour les augmenter. Loin de voir un fardeau dans les devoirs qu'elle impose, il y voit un remède dont l'usage doit nous être facile, et qui le serait en effet, sans la déchéance originelle. Mais Dieu tient compte de notre état. « Il fait l'épreuve du juste çoînme de la mer, il l'enfle, il la grossit, il nous menace, mais il borne la tentation. Fidelis deus qui non jaQ~mr f(M tentari supra id quod po~s~ts. » Aussi, après avoir établi ce principe, Fénelon recommandet-il à l'âme chrétienne de ne pas se méfier de Dieu mais de vivre avec lui dans une sainte familiarité. C'est bien là aussi la direction qu'il donne à son eJLèye dans. le T~ema~uë. Il nous. représente le fils d'Ulysse, comme un enfant béni du Ciel, qui Mentor apprend à. servir Dieu par amour et non pay crainte, aS,n de conserver toujours cette paix du cœur qui est la majrq~u.e du vrai chrétien. Ce caractère si intéressant et si original de sa physionomie nous frappe partout dan&les diverses péripéties de son long, voy~gje, mais il nous touche particulièrement durant sa captivité en Egypte, lorsqu'une voix mystérieuse sortit de la caverne pour fortifier son. coeur prêt à défaillir « Ces. paroles,
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dit Télémaque, entrèrent jusqu'au fond de mon cœur. Elles y firent renaître la foi et le courage. Je ne sentis pas cette horreur qui fait dresser les cheveux sur la tête et qui glace le sang dans les veines quand les dieux se communiquent aux mortels. Je me levai tranquille. Je sentis une douce /orcg pour modérer mes passions. ? n Ainsi, le calme et la sérénité au sein des épreuves comme dans la prospérité, voilà ce qui doit toujours distinguer le fils d'Ulysse au milieu des autres mortels, 'j i). et c'est le dernier conseil que Mentor lui adresse en le -< "J J, 1- "'u quittant u Craignez les dieux, avec cette crainte viendront la sagesse, la justice, la paix, la foi, les plaisirs purs. »
Ainsi, on le voit, c.ette paix intérieure et cette joie intime du chrétien, effet merveilleux de la gràce divine a une singulière analogie avec cette gaieté purement naturelle et cette égalité d'humeur du peuple grec qui n'est que l'équilibre des facultés physiques. Il semble même que l'un est la conséquence logique de l'autre, )"- }: et que la santé du corps doit être associée avec la – santé de l'âme. Il n'est donc pas étonnant que pour peindre les joies pures et douces de la vraie religion, Fénelon ait employé les formes gracieuses et maté'1 ;i,J!
rielles de la mythologie grecque, et qu'il ait représenté J'J ,1 le dieu d'amour et de miséricorde sous les traits sensibles de ces aimables divinités qui vivaient parmi les hommes.
Toutefois, ce cadre païen pouvait donner lieu à une
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réelle difficulté et altérer parfois le sens de sa théologie, c'était dans la peinture des divinités inférieures qui sont la personnification des mauvais instincts de la nature. Le Grec, en effet, chez lequel le sens moral était moins développé que chez nous, s'en inquiétait peu, et il subissait avec le même calme l'influence de Vénus et l'influence de Minerve, parce qu'il n'y voyait en définitive que l'exercice d'une faculté naturelle. Le chrétien, au contraire, connaît le remords, ce sentiment d'angoisse profonde qu'il éprouve après avoir mal fait. C'est pourquoi, suppléant d'instinct à l'ignorance et à la légèreté antique, il voit une intention morale là où un ancien n'aurait vu que l'image d'une action purement physique et si Junon est à ses yeux la déesse de l'amour légitime, Vénus est la déesse de la passion coupable. Fénelon ne pouvait éviter ni de peindre ces deux sortes de divinités, ni de leur donner des attributs essentiellement opposés, comme nous le verrons dans la suite. Mais, tout en redressant sur ce point les idées de l'antiquité, il a placé la passion sous une dépendance si étroite du devoir qu'elle reste toujours au second rang, et que le caractère général de la religion de Télémaque n'en est pas altéré. Si quelque faute lui fait perdre un moment la paix du cœur, il ne tarde pas à se jeter dans les bras de Mentor, et il retrouve dans cet embrassement divin ce calme et cette joie célestes qu'il regarde comme son état normal.
Ainsi, Fénelon savait tirer parti de toute la mytholo-
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gie, même de celle qui était la moins édifiante pour instruire son élève. Dans son poème « cette intervention de l'Olympe, dit Nisard, était heureuse et appropriée. Le jeune prince avait l'imagination accoutumée aux dieux d'Homère et de Virgile. Lui en donner des portraits vivants dans un récit tout plein des usages, des mœurs, du beau ciel de la Grèce, c'était tout ensemble graver plus avant dans l'esprit les beautés de ces grands poètes, et lui enseigner la vie par des images qui lui étaient familières (1) ».
Il faut remarquer, en outre, qu'en donnant ainsi une forme païenne à nos dogmes sacrés, Fénelon infligeait, sans en avoir l'air, un démenti formel aux préjugés du XVIIe siècle contre la poésie dans la religion. Boileau avait dit
« De la foi d'un chrétien les mystères terribles
D'ornements égayés ne sont pas susceptibles M,
et tous les poètes qui avaient osé enfreindre les préceptes du Maître n'avaient pas trouvé grâce devant le public. La religion étant exclue de la poésie, il ne leur restait d'autre ressource que de reproduire les formes de la mythologie antique, en lui laissant son caractère propre. Elle n'était alors qu'un ornement inoffensif qui ne tirait pas à conséquence. Et c'est là précisément ce que crurent voir dans le Télémaque, comme du reste dans (l) HMt. de !<tjLtM. franç. II.
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toutes les épopées du siècle, les admirateurs de ce livre étrange qui ne se doutèrent pas qu'il allait directement contre le préjugé littéraire le plus enraciné dans l'esprit public. On ne voyait que le détail et la lettre de ces charmantes descriptions et on croyait n'avoir sous les yeux qu'une délicieuse imitation d'Homère ou de Virgile. On admirait Jupiter « secouant sa chevelure, ébranlant le Ciel etia terré )), Junon parcourant les mers pour perdre ses ennemis, Neptune et Eole « aux sourcils épais et pendants, aux yeux pleins d'un feu sombre et austère )), et on avait raison de ne voir dans tous ces cneHx « qu'une machiné dans une fable )). Mais on ne voyait pas là véritable Divinité dont la présence invisible et auguste remplit tout le poème, on ne sentait pas le souffle surnaturel qui anime ces froides abstractions. Grâce à cette illusion habilement ménagée, Fénelon arrivait à son but et combattait les préjugés de son siècle en ayant l'air de les flatter.
C'est ainsi que dans la querelle des Anciens et des Modernes, en laissant croire à chacun des deux partis qu'il « entrait dans son véritable sentiment », il profitait de ces avances pour leur dire à tous des vérités que sans cette précaution délicate ils n'auraient pas voulu entendre. De même dans le Télémaque, s'il avait représenté l'action divine sous une forme sévère et aride comme dans un sermon, il aurait scandalisé les Jansénistes et mécontenté les délicats. Mais en leur faisant croire qu'il ne représentait que les dieux d'Homère et
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de Virgile, il parvenait, à la faveur de ce déguisement, à leur dépeindre à leur insu les véritables attributs dé la Divinité.
§ 11. – Mentor. – Ëdttcàtioh de télëmàqua.
I. Sort caracf~'e. -Sb/ï 7'ô~e.
Fénelon n'a pas crée de toutes pièces le personnage de Mentor. Dans rO~~ëe~ Homère nous le représente comme « un compagnon d'Ulysse à qui ce Prince, montant sur ses Vaisseaux, ai confié toute sa maison pour qu'il règle toutes choses et qu'il veille sur tout)). C'est encore sous les traits de ce tnémë Metttor que Minerve accompagne Telémaque lorsqu'il va à Pylos demander à Nestor des nouvelles de son père. Mais ce voyage est for~ court, il ne dure pas pitts d'un m'ois, et M se boTAe à parcourir une petite étendre de pays. Encore même l'à'ction que Minerve e&erce sur le ms d'Ulysse est loin de répondre à ce qu'un lectett'F rnôdërn'e pourrait attendre d'un tel maître. Son enseignement, s'il est permis d'appeler de ce nom quelques conseils pratiqués d'onn'és à la hâte, c'est « q~u'iT doit MuniT de son coeu~la timidité de rën'ia~ce, songer à acCpïérir de la gloire et se préparer à venger son! père )). Sentiments' bien' grées, sans doute, qini' devaient cnàtoûmer agréablement le coeur d'un jeune prince, mais qui n'étaient pas' d~uh' grand' secours
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pour aider son inexpérience. « Aide-toi, le ciel t'aidera », telle semble avoir été la devise du Mentor antique. Aussi, Télémaque, dans l'Odt/.ssee, n'a-t-il d'autre souci que d'arriver au plus tôt au terme de son voyage, sans se douter des trésors de sagesse qu'il pourrait acquérir dans les lieux qu'il parcourt. C'est là, du reste, le sentiment qu'exprime Ulysse à Mentor lorsqu'il lui reproche d'avoir fait faire à son fils un voyage qu'il aurait pu lui éviter. « Pourquoi, dit-il, puisque mon sort t'était connu, ne l'en as-tu pas instruit? Doit-il être comme moi le jouet des tempêtes et de la fortune, tandis que d'avides étrangers font leur proie de son héritage? )) En effet, Télémaque, durant son court voyage, n'a pas enrichi son esprit d'un assez grand nombre de connaissances pour donner nn démenti à de tels regrets, et pour compenser le danger auquel s'exposait le fils en quittant Ithaque avant l'arrivée du père.
Mais que sont les dangers domestiques et les caprices de la fortune pour un prince chrétien qui appartient avant tout à ses sujets et dont le premier devoir est d'acquérir la science et les vertus nécessaires pour rendre les hommes bons et heureux ». C'est ce qu'a compris le Mentor français. Aussi, il n'hésite pas à lui faire parcourir, à travers mille dangers, les pays les plus lointains. Car, s'il n'a pas le bonheur de trouver son père, il aura l'avantage de s'instruire et de se former à son métier de roi. Dans l'oeuvre de Fénelon, le voyage de Télémaque n'est donc plus que le prétexte l'instruc-
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tion en est le but. Et Mentor, de simple compagnon qu'il était dans l'Odyssée, devient ici un véritable éducateur officiel chargé de former le cœur et l'esprit de son royal élève.
Mais quelle mission délicate et quelle entreprise difficile Un mortel n'y saurait suffire « car il faudrait des dieux pour redresser des hommes, » Aussi, Fénelon at-il donné à Mentor un caractère surnaturel. Bien qu'il se présente sous la forme humaine, on sent en lui l'ascendant d'une vertu supérieure qui ravit et qui entraîne. Ce n'est plus seulement cette aimable divinité qui, sous la figure de Mentès, vient s'asseoir à la table du fils* ik d'Ulysse, et qui lui parlant comme un ami parle à un ami, en reçoit à son tour ce touchant témoignage de reconnaissance Je vois en tes discours le pur zèle de l'amité. Ainsi, parle un père à son fils. ~) Le Télémaque chrétien voit dans Mentor plus qu'un ami et qu'un père. Il y sent l'influence de la Divinité invisible dont ce maître dévoué est la vivante image. C'est, du reste, l'impression qu'éprouvent tous les personnages du poème qui l'approchent. Calypso « croyait sentir en lui quelque chose de divin o. Les Nymphes elle-mêmes disaient « Quand on le regarde de près, on trouve en lui je ne sais quoi au-dessus de l'homme. » Mais ce caractère divin qui nous apparaît à chaque page du poème nous est manifesté d'une manière particulièrement éclatante dans le somptueux repas donné par Adoam, et où Mentor, après avoir chanté les louanges de Jupiter,
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« npus représente Minerve qui sort de sa, tête, c'estr-~r d~e la sagesse que ce dipu, forme au dedans de lui"memeetqui,spr.t deluippur instruire les, hpmmes. » Vérité toute divine où il se peint lui-même avec son rôle providentiel et q~i npus explique comment « toute Hassemblée en l'entendant cr,ut être transportée au plus~ haut de l'Olympe. » En effet, la légende grecque disait bien que M~rYe était sortie du cerveau de Jupiter. Mais, à l',époque où Telémaque vivait, nul Grec ne se serait ay~sé d'une, pareiU~ interprétation. Elle ne peut être inspirée que par la Vérité elle-même. C'est la paraphrase poétique du,commencement de l'Évangile de sa~nt,Je~ 9~~ ~~Mtm~f o~7M/n 7tonttn~m ~t!e~~K,t~,7tHncmu~:tm. Et c'est cett~lumiÈ,re qm, spus .la Hgurp de Mentor, éclaire l'action de tout le poèrn,e et conduit Telémaque, à travers le mpnde. Quel est dpnc. le. rôle de Mentor, durant, ce long; voyage? Quelle est sa.mtéthpde,ppu,r, rpn.d.re féconde l'action cle.laJ)ivJLn,ité su,r le, cœur.de spn.éléve,? Remarquons d'abord, qu.'il n~ cpm.mence.pas~on éducati.pn, mais .qu'il la complète, L,e,n,ls,d.'niysse n'est déjà plus. un .enfant, il entre, dans ,1'adplescencet II, a, reçu, .dés le sem d,e ~a n~erp .des gern,ies, de. science et de; vertu!, et Me~or n'a q~'à les. développer ppur faire de lui un prince accompli.. Mais jusqu'ici, son éducation a été plu~ t~épritqueq,ne pratique.. Si,.on a pris .soin d'orJM)'! spn intelligence e~ de,fpr.n~,er son, cœu~, on a .évité de lui faire voir le monde donUe spectacle troublant pouf
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une âme tendre et délicate est pourtant le complément nécessaire d'une éducation royale. Aujourd'hui que son âge et ses forces lui permettent d'en faire l'expérience, il doit faire passer la pratique avant la théorie. Pour mieux apprendre son métier de roi, il aura jusqu'à un certain point l'initiative de ses actes, et Mentor sera moins un conseiller qui dirige qu'un censeur qui réprimande. Cependant, son rôle serait insuffisant s'il était purement négatif. Complètement livré à lui-même et jeté au milieu de tous les hasards, Télémaque risquerait de ne pas trouver dans tous les événements une matière d'instruction, et de recevoir parfois de telles impressions du vice, que ni,les remontrances, ni les leçons de Mentor ne pourraient les effacer. Or, la vie d'un prince est précieuse, et s'il est bon qu'il s'instruise un peu à ses propres dépens, il serait dangereux pour lui et pour l'Etat de pousser trop loin cette expérience. Aussi, Mentor a soin de choisir d'avance le théâtre même ou doit s'exercer l'activité de son élevé, E~t.il dispose si bien les événements que tous sont pour lui un sujet d'instruction utile, Car « il règle tous les moments de la vie de Télémaque pour l'élever~ la plus haute gloire, ne l'arrêtant en chaque lieu qu'autant .qu'il le faut pour exercer sa vertu et pour lui faire acquérir de la gloire Mentor étant .1 âme de toute l'action, il, faudrait pour apprécier dans le détail l'application de ses doctrines pédagogiques, analyser le poème tout entier. Mais comme la plupart des épisodes qu'il,renferme seront.
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l'objet d'une étude spéciale, nous allons nous borner ici à une vue d'ensemble sur les caractères généraux de cette éducation royale. Ainsi que nous l'avons remarqué ailleurs, elle est chrétienne pour le fond. Notre rôle ici ne consiste donc pas à l'apprécier comme telle, mais à faire voir comment la fable antique a servi d'enveloppe ou de prétexte à la leçon morale. Car c'est là le mérite de Fénelon d'avoir présenté à son élève tout un corps de doctrines modernes et chrétiennes dans le cadre consacré de l'épopée classique.
II. Péripéties cftt~'scs.
Ce cadre est le même dans le Télémaque que dans l'Odyssée et dans l'Enéide. L'auteur transportant d'abord le lecteur au milieu des événements nous représente le fils d'Ulysse arrivant chez Calypso, et là, faisant à cette déesse le récit de ses aventures depuis son départ d'Ithaque jusqu'au moment où il parle. C'est ainsi qu'Ulysse abordant chez les Phéaciens raconte à Alcinoùs les malheurs que Jupiter n'a cessé de semer sur sa route depuis son départ de Troie ». De même, Enée fait en présence de Didon le récit des maux qu'il a soufférts depuis la ruine de Troie jusqu'à son arrivée à Carthage. Le seul but de ce procédé poétique dans la pensée d'Homère et de Virgile était évidemment de répandre un peu plus de variété et d'inté-
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rêt sur un poème qui n'était lui-même qu'un long récit. Mais Fénelon dissimule l'intention littéraire sous l'intention morale, et Mentor ne voit dans la complaisance avec laquelle Télémaque raconte ses aventures à Calypso que l'effet d'une vanité de jeune homme Le plaisir de raconter vos histoires vous a entraîné trop loin. par là vous n'avez fait que vous préparer une plus dangereuse captivité. »
Ce n'est certes pas une considération de ce genre qui eut arrêté un narrateur ancien. Ulysse dit bien en commençant son récit qu'il craint « de redoubler ses soupirs et ses larmes y, et Enée sent également qu'il va <f renouveler une immense douleur ». Mais cette première émotion une fois passée, comment un Grec pourrait-il résister au plaisir de raconter des aventures si intéressantes ? Du reste, Ulysse et Enée sont les hôtes de deux généreux souverains et si les lois de l'hospitalité obligent ceux-ci à considérer leurs visiteurs comme des envoyés des dieux, la !plus élémentaire des convenances oblige les visiteurs à satisfaire une légitime curiosité. Mais Calypso n'éprouve pas pour le jeune étranger des sentiments aussi élevés. Car nous verrons plus loin que Mentor n'a permis cette rencontre que pour mettre à l'épreuve la vertu du fils d'Ulysse. Aussi, tandis que ce Prince dans son ingénuité regarde Calypso comme une hôte généreuse qui « le comble de biens », ce vigilant directeur lui dévoile ses trompeuses douceurs s dont il lui fait « craindre le poison caché ».
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Entrant dans son récit, Télémaque dit qu'après avoir vainement cherché son père à Pylos et à Sparte, il se décida à faire le voyage de Sicile où on disait <~ qu'il avait été jeté par les vents )). Il y arrive en effet, après avoir essuyé une violente tempête. C'est ainsi qu'Ulysse avait abordé sur les côtes des Phéaciens et Enée sur le rivage de Carthage. Seulement, l'aventure de ces deux héros n'avait d'autre cause que la vengeance de Neptune ou de Junon. Le voyage de Télémaque en Sicile est l'effet de son caprice. Mentor, en effet, s'opposait < à ce téméraire dessein )) et il lui donnait d'excellentes raisons pour l'en détourner, en lui représentant que ce pays était rempli de cyclopes a géants monstrueux qui dévorent les hommes ~), qu'il était habité par des Troyens animés contre les Grecs et qu'enfin Ulysse ne tarderait pas à rentrer à Ithaque. Aussi, en punition de sa désobéissance, Télémaque est pris par Aceste qui le condamne à périr avec Mentor. Et la terrible sentence allait être exécutée, lorsque ce bon maître qui voulait éprouver son élève, mais non le laisser périr, obtient la grâce du roi en lui prédisant une invasion prochaine de Barbares et en faisant pencher lui-même la victoire du côté d'Aceste. C'est ainsi que, sous une forme poétique, Mentor donne au fils d'Ulysse les deux leçons qui lui conviennent au début de ses voyages à travers le monde, c'est à savoir que la jeunesse a besoin d'être conseillée, et qu'il faut croire au rôle de la Providence dans la conduite de chaque homme.
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Mais les épreuves de Télémaque n'ont duré qu'un moment, et il n'y a que celles de tous les jours qui forment à la vertu. C'est pour cela qu'au sortir de la Sicile, il est pris par un vaisseau du roi Sésostris, et grâce aux intrigues de l'artificieux Méthophis, envoyé dans les déserts de l'Egypte pour y garder des troupeaux. Ce qui augmente la misère de sa condition c'est de ne pouvoir jouir du spectacle de ce beau et fertile pays dont il fait une magnifique description qui ne le touche guère, « car la douleur de sa captivité le rendait insensible à tous les plaisirs ». Mais ce qui met le comble à son infortune, c'est qu'il est tout à coup privé de Mentor <f séparation qui fut pour lui comme un coup de foudre », et que ce sage directeur permet pour lui apprendre à se conduire lui-même dans l'adversité. D'ailleurs, il ne le quitte pas complètement, car sa sagesse lui reste. Elle lui ménage dans ces tristes circonstances deux remèdes souverains, la confiance en Dieu et l'amour de l'étude. Le premier lui est représenté par cette « voix mugissante qui sort de la caverne » auprès de laquelle « il attendait la mort, ne pouvant plus supporter ses peines et qui lui adresse des paroles de consolation au milieu de cet ébranlement mystérieux de toute la montagne phénomènes très fréquents dans les légendes antiques pour peindre l'apparition de la divinité aux hommes et qui sont pour nous le symbole de cette voix intérieure que le chrétien entend retentir au-dedans de lui-même pendant ses épreuves. L'autre remède nous est indiqué
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parla légende de Thermosiris, prêtre d'Apollon, qui racontant à Télémaque l'histoire de ce dieu devenu berger lui inspire l'amour de la poésie et de la nature, et lui indique par là le moyen de ramener l'âge d'or dans « ces affreux déserts <. Télémaque suit ces conseils que la Providence lui envoie. Aussi, en récompense de sa docilité, le roi du pays, fidèle interprète de la volonté divine, le rend à la liberté.
Après avoir instruit son élève dans la solitude par le spectacle de la vie champêtre, Mentor le ramène dans la vie civile. La ville de Tyr, en lui offrant le tableau de la vie commerçante, lui donne une leçon d'économie politique et la cour licencieuse et cruelle de Pygmalion lui enseigne par le contraste les vertus royales telles que la discrétion, la générosité et l'horreur du mensonge. Ces maximes ne sont pas encadrées comme les précédentes dans une forme allégorique, mais Fénelon leur a donné une expression agréable en y mêlant avec un grand art et une merveilleuse variété de style la description des environs de Tyr, du Liban et de la vaste mer dont nous parlerons plus loin.
Bien qu'il ait à souffrir de la jalousie de Pygmalion, Télémaque peut néanmoins considérer son séjour à Tyr comme une sorte de trêve relative durant laquelle il se forme à son métier de roi. Mais la tentation qui l'a épargné un moment ne tarde pas à reparaître sous une nouvelle forme. La Providence, en effet, permet qu'il soit amené dans l'île de Chypre où le spectacle d'une
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population voluptueuse met sa vertu a une rude epreuve. Cette épreuve n'est pas sans doute la principale pour lui. Elle n'est pas aussi longue, ni par conséquent aussi dangereuse que celle qu'il subira auprès de Calypso, mais elle en est la préparation. A Chypre, en effet, comme naguère en Sicile, il tombe tout à coup entre les mains d'un ennemi si terrible qu'il ne peut matériellement en échapper sans l'intervention du ciel. C'est donc comme un premier avis que la Providence lui envoie afin de l'engager à se tenir prêt pour de nouveaux assauts.
Mais comment représenter cette première tentation sans froisser la délicatesse d'un jeune cœur ? Fénelon a imaginé un rêve ou mettant en action une célèbre allégorie antique rapportée par Xénophon, d'après laquelle Hercule se trouva un jour placé entre la Volupté et la Vertu qui lui adressèrent chacune un éloquent discours, il peint Vénus qui accompagnée de Cupidon vient faire à Télémaque de douces propositions, tandis que Minerve lui apparaît de son côté pour le maintenir dans la vertu. D'abord, la sagesse ne peut vaincre la passion, et Télémaque, « semblable à une biche blessée. qui porte partout avec elle le trait meurtrier », allait succomber, lorsque Mentor lui est rendu fort à propos pour le rappeler à la vie et à la vertu. Ce n'est pas en effet par hasard que Mentor et Hazaël se rencontrent avec Télémaque. Si les vents les « ont contraints de relâcher dans l'île de Chypre », ils n'ont fait qu'obéir à là
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Providence ou plutôt à Mentor lui-même qui comprend que le moment est venu de reprendre auprès de Télémaque son rôle de directeur visible quelque t~mps interrompu. Ce qui le prouve, c'est qu'au lieu de répondre aux questions que lui adresse, en le revoyant, le jeune Prince étonné et ravi, il se montre à lui avec un visage triste et austère, et lui dit brusquement sur un ton qui rappelle l'apostrophe de l'ombre d'Hector à Enée pendant l'incendie de Troie « Fuyez, fuyez, hâtezvous de fuir ici la terre ne porte pour fruit que du poison. » Et c'est pour mieux le convaincre que la fuite est le seul remède dans de pareilles épreuves, qu'il refuse d'abord de rester avec lui, prétextant sa condition d'esclave d'Hazaël. Aussi, n'est-ce qu'après l'avoir vu préférer lui aussi l'esclavage à une vie honteuse qu'il permet à Hazaël de le prendre en pitié et de l'emmener avec lui.
Mais tout en partant, il faut « effacer jusqu'au moindre souvenir de cette île exécrable )) et c'est pour cela que Fénelon met dans la bouche d'Hazaël et de Mentor cette sublime conversation sur la Divinité qui rappelle les les entretiens philosophiques de Socrate avec ses amis, mais qui revêtent dans cette circonstance un caractère particulièrement chrétien. C'est comme une hymne de reconnaissance qu'ils adressent à Dieu après la victoire de Télémaque, hymne si suave que le jeune Prince en oublie les plaisirs de Chypre. a II y goûte je ne sais quoi de pur et de sublime. son cœur en est échauffé, et la
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vérité lui semble reluire dans toutes ces paroles. » Enfin, le spectacle de la nature s'ajoute à celui de la Divinité, et tandis que son cœur est ravi par la contemplation de la beauté cé~ste, ses yeux se reposent agréablement sur le char d'Amphitrite voguant sur les eaux au milieu d'une foule de Tritons. Gracieuse et brillante description qui succède avec beaucoup d'à propos à un tableau sombre et tragique comme le beau temps à la tempête.
III. Description des Jet!.)?.
En partant de Chypre, Mentor conduit Télémaque dans l'île de Crète. Ici la scène change d'aspect. Nous n'avons plus devant les yeux les mœurs efféminées des Cypriotes, mais les mœurs viriles et pures d'un grand peuple. Après une série de récits tristes et dramatiques, l'auteur nous présente une bruyante description de jeux qui semble n'être d'abord qu'un agréable hors d'œuvre et une pure imitation d'Homère et de Virgile. Si cela était vrai, et si Fénelon n'avait eu qu'une intention littéraire, il semble que ce morceau aurait trouvé dans un autre endroit de son poème une place plus naturelle. En effet, lorsqu'on lit au xme Livre, par exemple, le touchant récit des funérailles d'Hippias qui a tant de ressemblance avec celui des funérailles de Patrocle, on peut se demander pourquoi Télémaque ne profite pas
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de cette occasion pour célébrer sur la tombe de ce brave compagnon d'armes les jeux funèbres qu'Achille avait célébrés en l'honneur de son ami. Ainsi, l'imitation eut été plus complète et Fénelon nous eût donné l'illusion d'un chant d'Homère. Mais ce qui convenait à l'antiquité ne convient plus aux temps modernes. Et s'il est vrai que les Grecs et les Romains voyaient dans les jeux funèbres à la fois un éloge du défunt et une leçon qu'il semblait adresser à ceux qui lui survivaient de marcher sur ses traces, il n'est pas dans nos mœurs de louer ainsi les vertus de ceux que nous pleurons et de recueillir d'une manière aussi bruyante les graves enseignements que nous donne la mort. Des jeux funèbres dans un sujet chrétien pourraient avoir un grand mérite littéraire, mais ils seraient sans effet moral. Aussi, Fénelon les a réservés pour de meilleures circonstances. Et, à vrai dire, les combattants n'ont rien perdu au change. Car le prix du vainqueur n'est plus une épée, un bœuf ou un vase précieux comme dans Homère et Virgile mais c'est le plus grand honneur qu'un mortel puisse recevoir, la royauté.
Ces jeux en effet sont organisés en Crète après la tragique aventure d'Idoménée, par les principaux citoyens des cent villes qui veulent nommer au concours le successeur de ce malheureux Prince. Quelle sera la nature de ces jeux? Les combats du ceste, de la lutte et de la course pouvaient suffire chez les anciens qui ne croyaient guère qu'au règne de la force.
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Mais la royauté moderne a de plus nobles prérogatives chez elle, les qualités morales et intellectuelles doivent passer avant les qualités physiques. Et si « on veut un roi dont le corps soit fort et adroit », on exige avant tout « que son âme soit ornée de la sagesse et de la vertu ». Voilà pourquoi les sages Crétois ont placé à côté de l'épreuve physique l'épreuve intellectuelle et ont décidé de ne confier la couronne qu'à celui qui aura le mieux répondu à trois questions qui intéressent particulièrement la royauté. Cette nouvelle épreuve est même la principale dans la pensée des juges. Aussi elle est développée par l'auteur plus longuement que la première. Et il semble même que Fénelon n'ait décrit les jeux physiques que pour amener poétiquement et revêtir d'une couleur antique un sujet tout moderne et aride par lui-même.
En effet, au lieu de céder à la tentation bien naturelle de reproduire les brillantes descriptions qui remplissent le XXIIP chant de F~ade et le Ve livre de l'EneMe, il s'est borné à représenter le combat de la lutte, du ceste et des chariots, exercices utiles qui, en communiquant au corps la beauté plastique et la vigueur des membres, contribuent singulièrement à rehausser le prestige de la royauté aux yeux des peuples. Mais il supprime les jeux de l'arc et de la course des vaisseaux qui, destinés au même but que la lutte et les chariots, constitueraient un luxe de descriptions inutile à ses yeux. Il se contente d'emprunter quelques traits aux
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plus beaux passages d'Homère ou de Virgile. Ainsi, dans la course des chariots, il s'inspire de quelques souvenirs de la course des vaisseaux dans l'Ente mais ce ne sont que des réminiscences furtives et rapides. Nous l'avons dit, et on le sent en le lisant, ce n'est pas là le cœur de son sujet.
° De plus, il donne à ces jeux un caractère aussi moderne que possible. C'est ainsi qu'il supprime ces contestations vaines et grossières si fréquentes chez les héros d'Homère. Telle est celle qui s'élève entre Idoménée et Ajax dans l'Iliade, pour deviner quel est celui qui s'avance le premier dans l'arène ou encore celle d'Antiloque menaçant Achille de sa colère s'il accorde à Eumèle, son rival, une jument qu'il revendique pour lui-même. «Fils de Pélée, je te le déclare, si tu exécutes ce dessein, tu seras l'objet de tout mon ressentiment. » Fénelon supprime aussi ces interventions arbitraires de la Divinité que la simplicité antique pouvait admettre, mais qui pour nous ressemblent à une injustice et à une déloyauté. C'est ainsi qu'Apollon irrité de voir triompher Diomède « lui fait tomber des mains le fouet éclatant ?. Il est vrai que Minerve « se précipite vers le héros et lui remet le fouet entre les mains, ce qui rend aux coursiers leur première ardeur o. Mais dans le Télémaque, cette intervention serait un contre-sens. Car les combattants animés d'un esprit tout moderne, veulent que le succès soit le fruit du mérite et non de la faveur. Aussi les voyons-nous ne se départir jamais
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entre eux des lois de la plus scrupuleuse loyauté. Du reste, ils luttent sous les yeux « des sages les plus fameux » qui, résolus à donner le prix au plus digne, sont assez éclairés pour ne pas égarer leur jugement sur l'issue d'une lutte qui doit avoir de si grandes conséquences pour le pays.
Mais la loyauté n'empêche pas la rivalité. Or, il semble que le meilleur moyen de l'exciter et d'accroître l'intérêt, c'est de présenter deux adversaires de force inégale, et de faire triompher après de grands efforts, celui que son infériorité apparente semblait condamner à la défaite. C'est ainsi que Virgile a opposé au terrible Darès le vieux Entellus qui retrouve pour la circonstance le feu des jeunes années. De même, dans le combat de la lutte, Télémaque qui n'est qu'un adolescent a pour antagoniste un Rhodien de trente-cinq ans. Dans le combat du ceste, il est opposé « au fils d'un riche citoyen de Samos qui avait acquis une haute réputation dans ce genre de combat ». Enfin, dans la course des chariots, le sien « se trouve le moindre pour la légèreté des roues et pour la vigueur des chevaux ». Toutefois, ses rivaux n'ont pas, comme Darès ou comme le formidable Épée de l'Iliade, cet aspect farouche et sinistre qui porte une terreur vague dans l'âme de l'adversaire et qui, ajoutant le prestige moral à la supériorité physique, eussent rendu par trop invraisemblable la victoire de Télémaque. Fénelon se contente de prêter au Rhodien un sentiment d'ironie mêlé de pitié qui le porte
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refuser d'abord le combat avec un adversaire indigne de lui. Mais l'audace généreuse de la jeunesse qui met sa confiance en Dieu, l'emporte sur la présomption orgueilleuse de l'âge mûr qui ne croît qu'à lui-même. Aussi Télémaque, soutenu par Mentor, se présente simplement à son rival, sans avoir besoin de recourir à l'artifice du vieux Entellus qui se fait gourmander par Aceste et qui semble ne montrer son infériorité naturelle que pour relever d'avance aux yeux du public le mérite de sa victoire. Cette assurance calme et modeste du fils d'Ulysse trouve sa récompense, et il est vainqueur dans les trois combats.
Car c'est là un dernier avantage que Fénelon donne à son héros sur ceux de l'~aefe et de l'Odyssée d'avoir toujours la victoire. En supposant différents vainqueurs pour les différents combats, il eut sans doute donné à son récit plus de variété et de charme. Mais Télémaque, étant présenté ici comme un prince idéal qui est élevé par Mentor, c'est-à-dire par la sagesse même, doit se montrer de bonne heure supérieur aux autres hommes par les qualités physiques et par les qualités morales.
En effet, arrivé à la seconde épreuve, il répond victorieusement et « suivant les maximes de Minos aux trois questions proposées par les juges
Quel est le plus libre de tous les hommes ? '?
Quel est le plus malheureux de tous les hommes ? '? Lequel est préférable, le roi conquérant ou le roi pa-
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cifique Matière vaste en elle-même et qui est l'objet d'un long examen parmi les candidats à la royauté de la Crète, mais que nous n'avons pas à exposer ici, puisque l'auteur sort tout à coup du domaine de la fiction pour aborder, dans le style net et précis de la discussion philosophique, des idées toutes modernes.
Après tant de succès, quel parti va prendre Télémaque ? Va-t-il accepter la couronne qui lui est offerte, malgré la volonté des dieux qui le destinent à Ithaque sa patrie? On peut le craindre tout d'abord. En effet « chacun pousse des cris de joie, tout le rivage et toutes les montagnes voisines retentissent de ce cri Que le fils d'Ulysse, semblable à Minos, règne sur les Cretois ». Les vieillards eux-mêmes sont ravis d'admiration, et ils croient voir accomplir dans la personne de Télémaque un oracle d'Apollon, disant que les descendants de Minos « cesseraient de régner quand un étranger entrerait dans l'île pour y faire régner ses lois ». Quel puissant attrait pour un jeune Prince Cependant Mentor emploie tous ses efforts « pour le soutenir contre le vain désir de régner en Crète a, et il lui rappelle-les grands desseins des dieux sur lui. Enfin, ses paroles « lui percent le cœur et le fils.d'Ulysse, dans un sublime élan d'abnégation déclare aux Crétois qu'il veut rentrer à Ithaque.
L'intention morale qui a inspiré cette description de jeux est donc manifeste. En conduisant Télémaque dans l'île- de Crète, Mentor a voulu sans doute lui donner
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l'occasion de se produire et de faire comme un premier essai de l'éducation qu'il a déjà reçue. Mais son but définitif est de lui apprendre qu'il ne suffit pas à un Prince chrétien d'avoir tous les talents de son état, s'il ne les exerce dans le lieu où la Providence l'a placé, et que les propositions les plus flatteuses pour l'amourpropre et pour l'ambition, ne peuvent jamais dégager un roi du lien qui l'unit à son peuple.
IV. L'amour.
Mais, puisque Télémaque a résisté victorieusement à cette grande tentation, Mentor pense qu'il faut profiter de ses bonnes dispositions pour tâcher de l'aguerrir encore davantage en exposant sa vertu à de nouveaux assauts, et de lui présenter pour la seconde fois, mais sur un théâtre plus intime, cet ennemi séducteur et dangereux qu'il n'avait fait qu'entrevoir à Chypre. Au démon de l'ambition succède donc le démon de l'amour. Après la description des jeux, l'auteur nous dépeint les artifices employés par Calypso et par les Nymphes pour corrompre Télémaque. Du reste, il a disposé avec tant d'art les diverses péripéties de son poème que ce tableau se présente ici tout naturellement et comme de lui-même. En effet, tous les événements qui précèdent et que nous venons d'analyser se rapportent à l'histoire de Télémaque avant son arrivée chez
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Calypso et constituent le récit qu'il vient de faire en présence de cette déesse et des Nymphes. Il est naturel qu'en rappelant tant d'aventures si dramatiques, le jeune fils d'Ulysse enflamme peu à peu son auditoire, et qu'un sentiment de respectueuse sympathie dégénère insensiblement chez ce dernier en passion violente. Et, en effet « les nymphes se mettent à cueillir des fleurs en chantant pour amuser Télémaque Bientôt celui-ci « sent en lui-même une inquiétude dont il ne peut trouver la cause. Plus il cherche à se jouer innocemment, plus il se trouble et s'amollit ». Ainsi, c'en est fait, la passion est entrée dans son cœur.
Mais pour rester dans le cadre traditionnel de l'épopée, il fallait présenter ce tableau sous une forme mythologique. Aussi Fénelon nous représente Vénus qui apporte à Calypso son fils Cupidon avec ses flèches « qui font tant de ravages ». Mais, comme l'intervention soudaine de cette Divinité avait chez les Anciens un caractère de fatalité qui eût été un contre sens dans une œuvre moderne et surtout dans un traité de pédagogie chrétienne, Fénelon a trouvé le moyen de corriger le vice inhérent de cette légende naïve en donnant à la tentation de Télémaque un prétexte tiré du fond même du récit et qui n'est que l'expression poétique d'une vérité morale. Il a supposé ingénieusement que Vénus veut se venger par là de la froideur que Mentor et Télémaque ont montrée pour son culte dans l'île de Chypre. Nous avons vu, en effet, qu'après une longue séparation ils
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s'y étaient rencontrés, mais que pressés par Hazaël, ils s'étaient hâtés d'en sortir. Or, Vénus, souveraine de ce pays, habituée à recevoir les hommages de tous les visiteurs, et à ne voir dans les actes humains d'autre mobile qup la passion, pouvait bien regarder ce départ précipité comme l'effet d'une dédaigneuse indifférence. Image à la fois poétique et vraie sous laquelle Mentor voulait enseigner à son élève ce grand précepte de la morale chrétienne que la fuite est l'unique moyen d'échapper à la tentation.
Voilà donc la lutte engagée entre Vénus et Télémaque. Qui l'emportera ? Si Fénelon avait suivi dans l'analyse de la passion les traces d'Homère et de Virgile, la défaite du fils d'Ulysse était assurée d'avance. Mais l'antiquité n'avait pas une connaissance assez approfondie de l'homme pour mériter de servir absolument de modèle à un auteur chrétien sur un tel sujet. Ce qui manque en effet à la passion antique c'est le remords. C'est ce sentiment intime et poignant que nous avons de notre faute après avoir mal fait. Ulysse n'éprouve pas ce sentiment. Il cède sans scrupule aux désirs de Calypso, et quand il la quitte il suit une impulsion complètement étrangère au remords.
Il faut bien comprendre en effet l'état de la civilisation grecque au temps d'Homère. La polygamie y était en usage. Les femmes vivaient dans la sujétion l'amour n'était pas une passion raffinée, on n'en connaissait guère que le physique. C'est ce que nous montrent
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l'exemple de Circé et bien d'autres endroits d'Homère. Bien que les mœurs romaines eurent de la ressemblance avec celles des Grecs, il est certain que dans les derniers temps de la République, les femmes vivaient moins séquestrées. Elles se montraient en public, aux spectacles, comme on le voit dans Ovide. C'est ce changement de la civilisation qui a inspiré tant de tableaux voluptueux que nous lisons dans les Métamorphoses de ce poète, et l'épisode de Didon et d'Enée dont Virgile emprunta le germe à Homère, mais qu'il présenta d'une manière plus dramatique et plus moderne. Chez Didon, en effet, le sentiment de la fidélité conjugale est plus développé que chez Ulysse. Violer la mémoire de Sichée lui paraît une faute grave
« Huic uni forsan potui succumbcro cuipae. »
Et elle appelle sur elle-même la malédiction des dieux si jamais elle viole les lois de la pudeur. A Rome, en effet, suivant le témoignage de Servius, les secondes noces étaient un déshonneur chez les femmes, et Tacite nous dit qu'à la même époque elles étaient interdites par les lois chez les Germains. Il n'est donc pas étonnant que Didon lutte contre sa passion, et que, malgré les efforts de sa confidente pour la fléchir, elle reste longtemps attachée à son devoir. Aussi le poète explique sa chute finale par l'action combinée de Vénus et de Junon. Par là, on le voit, la passion commence à prendre conscience d'elle-même, et pour agir elle s'en-
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vëloppe déjà de mystère. C'est dans une chasse, au milieu des bois, pendant un orage, à la faveur de ce bouleversement de la nature physique que s'accomplit cette fatale union, qui est aussi elle-même une contravention aux lois de la nature moi~de.
FeneÏon, qui ne pouvait rien emprunter à ttomére 'pour la peinture des remords de Télémaque, n'a pris à Virgile que le détail matériel de la chasse. Encore a-t-il è'té plus retenu, car la faute d'Enëe, malgré les voiles dont l'entoure le poète Ïatin~ ne convenait pas dans un traite de morale chrétienne. Quant aux remords de Ï)idon, on ne saurait dire qu'ils lui aient été d'un grand secours. Ïl n'y a aucune pro'portion entre un vague sentiment de fidélité conjugale qui unit ~par disparaître, et cette lutte longue et acharnée de Télémaque soutenu par la sublime morale de Mentor.
Car, ce sontlàles deux moyens employés par Fénélon ~pour combattre une passion violente le remords et la 'grâce. Télémaque, en ënét, blessé 'par l'Amour, cherche des prétextes ~pour renoncer à Yfhaque et pour rester chez Càlypso. Le voila sur le point de succomber. Mais tes dieux qui le protègent ne sauraient l'abandonner dans une telle crise, ~ous voyons, il est vrai, Jupiter déclarer qu'il veut rester simple spectateur de ce combat, etgarderla neutrauté entre Vénus ëtlems d'Ulysse. Mais ce n~est la qu'un trait sans importance 'glissé comme négngemment par Fauteur pour garder la couleur antique. Au fond, il y a Mentor, et cet appui est
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suffisant pour sauver Télémaque. En enét, avec quel accent de tendresse ne lui rappelle t-il pas les meilleurs motifs capables d'agir sur un noble cœur, la reconnaissance envers les dieux pour les services qu'ils lui ont rendus, et la volonté de ces mêmes dieux qui fondent sur lui de ~grandes espérances. Aussi, le jeune Prince est-il vivement ébranlé, et « souvent dans le fond de quelque bois sombre il versait des larmes amères B. Cette voix irrésistible du remords et ces sages (conseils de Mentor auraient pu suffire à détourner Télémaque de sa passion, car ce sont les moyens les plus efficaces que Dieu 'met au service de l'homme pour le retenir sur la pente du vice. Mais, après les moyens divins, la sagesse n'interdit pas l'emploi des expédients purement humains~ et les lois de l'épopée en font même une règle, afin de rendre l'action jplus dramatique. C'est pour cela !que Mentor, après avoir fait naître le remords de Télémaque pour l&disposer à fuir, excite la jalousie dans.le cœur de Calypso pour rendre cette fuite .plus inévitable. Lll l'avertit en enet que le Ëls d'.Uj~sse lui préfère :Eucharis, bien persuadé qu'elle aimera mieux~chasser l'objet;aimé que de l'unir à sa rivale.
C'est encore là un nouveau caractère'de la passion moderne que l'antiquité n'a;pas connu, et dont on ne trouve aucune tracedans Homère. La jalousie, en eS'et, vient de ce que une personne qui en aime une autre <se plaît à l'entourer de perfections réelles ou imaginaires,
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qu'elle croit difficile ou impossible de trouver ailleurs. Aussi, toujours préoccupée de son objet, elle craint de le perdre. Or, l'antiquité grecque n'a jamais éprouvé ce sentiment. La passion d'Ulysse, nous l'avons dit, est purement physique. Il ne fait pas grands cas de plaisirs s qu'il lui est si aisé de se procurer. Il satisfait ses désirs avant qu'ils aient longtemps occupé sa pensée. Il ne connaît pas ces anticipations délicieuses du bonheur que l'imagination sait embellir des couleurs les plus séduisantes. SA Calypso paraît plus passionnée qu'Ulysse, si elle compare sa beauté à celle de Pénélope, c'est moins par jalousie que par crainte de se voir privée de plaisirs après le départ du héros. Mais en définitive, le poète fait intervenir Mercure pour motiver un départ t que la passion toute seule n'aurait pu expliquer. Dans l'Enéide, l'amour est un sentiment plus délicat et plus raffiné. larbas, roi des Gétules, furieux de se voir supplanté par Enée dans le cœur de Didon, implore le secours de Jupiter pour chasser le Troyen de Carthage. Mais, on le voit, la jalousie n'est pas encore assez profonde pour suffire à expliquer seule le départ d'Enée. Car le poète latin se sent obligé, comme le poète grec, à recourir au deus ex machina.
Fénelon n'a pas besoin de ce ressort, car dans son œuvre, la passion occupe le premier rang et s'il est vrai en somme que Mentor tient le fil de l'action, c'est dans une certaine mesure Calypso, c'est-à-dire la passion, qui l'exécute. Mais, dans un spectacle que l'auteur
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voulait rendre avant tout moralisateur, il ne convenait pas que l'action d'une divinité sur une mortelle se bornât à exciter un vulgaire sentiment de jalousie. Mentor a pensé qu'après avoir excité le remords dans le cœur de Télémaque, il fallait le produire aussi dans celui de Calypso, et qu'au dépit de se voir trompée dans sa passion, elle devait joindre le regret de l'avoir fait naître. Aussi bien c'était là un moyen de rendre la fuite du fils d'Ulysse encore plus assurée. En effet, une décision prise sous l'empire de la jalousie eut été incertaine comme la passion qui l'inspirait mais dictée tour à tour par la jalousie et par le remords, elle devait produire un effet inévitable. Aussi l'auteur nous montre-t-il Calypso « soumise à l'influence de Mentor obéir à ces deux sentiments lorsqu'elle chasse ses hôtes de son île. Car si c'est.la passion jalouse qui lui arrache ce cri de fureur « Sortez de mon île~ ô étrangers. loin de moi ce jeune insensé » c'est le remords qui l'inspire lorsqu'elle répond aux dernières sollicitations de Vénus « 0 Malheureuse divinité, je ne veux plus écouter tes pernicieux conseils. Télémaque sort de mon île. »
Ce départ brusque et forcé eut été un contre-sens dans Homère. Il ne convenait ni aux mœurs des anciens, fidèles observateurs des lois de l'hospitalité qui prescrivaient de regarder un étranger comme un envoyé des dieux, ni au caractère de Calypso dont le ressentiment n'était pas assez profond pour autoriser cette violence. Aussi après avoir fait quelques légers repro-
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ches à Ulysse, elle prépare elle-même son départ, elle lui indique la route qu'il doit suivre, et pour bien lui prouver qu'elle n'est pas irritée contre lui, tout en lui faisant pressentir les maux qui le menacent, elle s'engage par les ondes du Styx à ne pas inquiéter son voyage.
Ce dernier trait est le principal que Fénelon ait emprunté à un récit dont il ne pouvait prendre l'idée générale. II s'en est habilement servi pour donner une couleur antique à ces deux sentiments modernes dont nous venons de parler, la jalousie et le remords, ensuite pour précipiter le dénouement.
En effet, lorsque Calypso résolue à ne plus voir Télémaque, « jure par les ondes du Styx », ce serment « qui fait trembler les dieux même )), lui donne l'avantage de masquer une passion coupable sous le manteau de la religion et à lui donner l'apparence d'une vertu, montrant ainsi le vrai caractère de cette étrange mythologie antique dont les gracieuses légendes servaient à cacher les plus honteux méïaits.
Plus loin, lorsque accablée de remords, elle reçoit les ftmestes conseils de Vénus, son serment est un moyen tout naturel de couper court à de honteuses sollicitations car une déesse pourrait-elle blâmer dans une HMrteHete respect de la parole donnée, quand a Jupiter hM-Ea-ême n'oserait contrevenir à ce redoutable sefMMmtn.
'Ce serment sert enËn à tempérer l'amertume des re-
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proches que renferment ces paroles « sors aussi pernicieuse déesse, tu m'as fait plus de mal que de bien ». En effet, peu habituée à tant de dureté de la part de Calypso, la déesse des plaisirs aurait pu se venger d'un langage qui l'offensait en excitant dans son cœur une nouvelle passion. Mais, oserait-elle blâmer un sentiment de remords excité par les dieux et dès lors, comment se formaliser de reproches que ces mêmes dieux semblent confirmer ? `?
Toutefois, Venus ne se tient pas pour battue, et si elle est liée vis-à-vis de Calypso, elle garde toute sa liberté d'action sur les Nymphes, car « ni les Nymphes, ni moi, dit-elle, n'avons jure par les ondes du Styx de laisser partir Télémaque ». Ainsi, toujours acharnée à sa perte, elle éprouve un malin plaisir à le tourmenter, et au moment où il se croyait hors de danger, elle inspire aux Nymphes le « dessein de brûler ce vaisseau que le téméraire Mentor a fait pour s'enfuir ».
En imaginant cet ingénieux procédé pour peindre la passion,furieuse qui s'acharne après son objet dans un effort suprême et désespéré, Fénelon s'est évidemment rappelé les emportements de Didon, lorsque à la vue des vaisseaux Troyens qui fuyaient de Carthage, cette malheureuse reine, frappant sa poitrine et secouant ses cheveux épars, demande un navire et des torches pour poursuivre à,travers les flots son amant infidèle
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« Forte citi llammas, date vêla, impoUitc remos.
faces in castra tulissent
Implessemque foros ilammis. »
admirable tableau, qui était digne d'inspirer Fauteur du Télémaque. Mais comment le reproduire jusqu'au bout, et peindre dans une œuvre chrétienne une amante coupable qui se tue de désespoir sur un bûcher ? Fénp..on a donc déplacé avec beaucoup d'art les traits que lui oHraitson modèle, et il a préparé un dénoûment plus moral et non moins dramatique en substituant à la passion, désespérée qui succombe la passion ardente qui lutte jusqu'à la dernière extrémité.
En effet, grâce à son artifice, Vénus réussit à rallumer la passion prête à s'éteindre, et elle sert en même temps les projets de Mentor qui pour mieux faire éclater la vertu de Télémaque voulait qu'il ajoutât au mérite de vaincre les difficultés morales celui de surmonter les obstacles physiques. Car, chassé par Calypso, il ne pouvait hésiter à partir sur un vaisseau que cette déesse lui offrait. Mais se sauver à la nage à travers les flots, et s'exposer de nouveau aux mêmes dangers ou il avait failli succomber naguère, c'était de l'héroïsme pour un jeune homme dont le cœur n'était pas encore guéri, » et dont « la passion comme un feu mal éteint repoussait de temps en temps de vives étincelles ». Aussi, voyons-nous le fugitif malgré lui, à la vue de la flamme qui dévore le vaisseau, s'écrier « Il ne nous
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reste plus aucune espérance de quitter cette île. » Mais Mentor n'est pas dupe de ce cri de désespoir qui n'est qu'une espérance déguisée, et voyant que Télémaque « allait retomber dans ses faiblesses, il le précipite tout à coup dans la mer et s'y jette avec lui », établissant ainsi par cet acte de violence, ce grand principe de morale « qu'on ne surmonte le vice qu'en fuyant ». Aussi, Télémaque pour prix de sa docilité à la grâce, dont Mentor est ici la haute personnification, « sent renaître son courage et son amour pour la vertu », et plein de confiance dans l'avenir, il s'écrie au milieu des flots « Je ne crains plus ni mer, ni vents, ni tempêtes, je ne crains plus que mes passions », puisant ainsi dans la résistance à une passion coupable, un enthousiasme semblable à celui qu'éprouvait le Cid dans l'enivrement d'une passion légitime.
« Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte ?
Jusqu'ici l'éducation de Télémaque a été plutôt négative que positive. Mentor lui a surtout appris de quels débuts un prince doit se corriger pour n'être pas indigne de régner. Aussi, a-t-il eu recours à toutes les séductions de la légende poétique pour. mieux graver dans son cœur le souvenir de tant de grandes leçons. Mais après avoir détruit il faut édifier. Après avoir élevé le cœur, il faut nourrir l'esprit, et c'est ce que
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fait ~entor dans le reste du poème. La mer, les villes, les campagnes, le désert avaient été les divers théâtres de son éducation physique et morale. Salente sera le théâtre de son éducation guerrière et politique. C'est donc la qu'il fait aborder Télémaque, grâce à une illusion du pilote Acamas qui croyait arriver a Ithaque, lorsqu'il touchait déjà aux côte,s de l'Italie. Il profite habilem~n~ de cet,te longue .traversée en lui montrant, par exemple, dans la iin tragique de Pygmalion, la destinée terrestre des ~auyais rpis, et, dans la délicieuse description de la relique, le charme d'une vie simple et .frugale loin des civilisations raffinées. D'ailleurs, ces récits sont ornés de détails poétiques les plus varié.s, tels que les,ommeil d'Acamas, lerepass.urle yaisse.an, ~es danses des Phéniciens, le,s citants et la lyre de ~e.ntor. On peut même dire que ce luxe de descriptipns, d'une douceur de ton charmante qui rappelle l'enfance du monde, semble avoir été pratiqué ici à dessein pour montrer qu'elles touchent à leur fin. Elles sont comme le festin d'adieu d'un homme supérieur qui, à la veille d'entrer dans une carrière plus austère et plus difficile, savoure une dernière fois dans ce qu'il ont de plus enchanteur des plaisirs qu'il va quitter.
A partir de ce moment, le poème change de ton. Télémaque étant devenu plus homme, Mentor n'a plus recours aux ncÊions poétiques pour faiœ pénétrer la vérité dans son cœur. Il la lui enseigne directement, ou plutôt il lui laisse ;ie soin de l'apprendre lui-même par
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sa propre expérience. Car, tandis qu'il organise à Salente le gouvernement idéal, dont son élève devra un jour appliquer les maximes à Ithaque, il permet que les circonstances l'éloignent de sa personne et que le roi Idoménée l'envoie dans l'armée des alliés pour apprendre non plus simplement la résignation dans les souffrances comme dans les déserts de l'Égypte, mais l'art de la guerre. Ainsi, nous n'avons plus à examiner directement l'action du maître sur son élève. Car, là où elle est invisible, il nous suffit pour la connaître d'étudier ~n détail les divers épisodes du poème. Là où elle est visible comme dans les chapitres où Mentor organise son gouvernement, c'est en dehors de toute fiction poétique. Ce n'est alors, comme nous l'avons déjà dit, qu'un exposé scientifique des maximes modernes et chrétiennes qui doivent régir un État, mais dont la forme ne rappelle en rien ni Homère ni Virgile. § III. Descriptions de la nature.
a QHand les poètes veulent charmer l'imaginatJLon des hommes, dit Fénelon, dans sa Lettre à fAcad~te, ils le eo~hnsent loin des grandes villes ils leur font <mMier le ïaxe de leur si.èjCle, ils le ramènent à l'âge .d'or. Homère n'ia-t-il pas..d.épein.t, ay~c grâce, l'île de Calypso etHesjapdics d'~cinoùssans y M~tre ni marbre ni do~me.~
~t ~en jlà « cette aimable sunpHcifté du .monde
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naissant » dont l'auteur du Télémaque semble avoir voulu nous donner une illusion dans les descriptions de l'île de Calypso, des environs de Tyr, des plaines de la Crète et de la Bétique.
Cette illusion était même d'autant plus naturelle que Fénelon se trouvait ici plus à l'aise que dans les autres parties de son œuvre. En effet, si les principes de son esthétique ne lui permettaient de goûter qu'avec toutes sortes de réserves la beauté de l'antiquité dans l'ordre intellectuel et moral, ces principes étaient hors de cause dans les descriptions de la nature, et il semble qu'il pouvait sans scrupule nous dépeindre, après Homère, ce qu'il appelle <s: les délices de l'âge d'or ».
Toutefois, il s'en faut que les paysages du Télémaque ressemblent à ceux de l'Odyssée. On peut même dire qu'il y a entre eux la même différence qu'entre le siècle d'Homère et le siècle de Louis XIV.
Prenons, par exemple, dans le poète grec la description de l'île de Calypso. a Autour de la grotte règne une forêt verdoyante ce sont des cèdres, des citronniers, des cyprès odoriférants. Là, font leurs nids des oiseaux aux larges ailes, des hiboux, des éperviers, des mouettes marines à large langue toujours occupés aux travaux de la mer. Sur les parois extérieures de la grotte profonde, s'étend une vigne vigoureuse toute brillante de grappes. Quatre fontaines roulent leurs flots blanchis elles sont voisines l'une de l'autre, et se dirigent chacune d'un côté différent. Tout autour brillent de molles
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prairies émaillées d'aches et de violettes. Un immortel, arrivant en ces lieux, les contemplerait avec étonnement et réjouirait son cœur par ce spectacle. » Éprouverait-il la même joie dans l'oeuvre de Fénelon ? On peut en douter. Car si le paysage de l'Odyssée est l'oeuvre de la nature, celui du Télémaque n'est qu'un beau jardin tracé par la main de l'homme qui en a banni les œuvres d'art trop recherchées, comme les colonnes, les statues, les tableaux » mais aussi « ces oiseaux aux larges ailes qui font leur nid dans la forêt voisine de la grotte ». Nous ne sentons là qu' « une apparence de simplicité rustique » Il en est de même des environs de Tyr. « On voit au-dessous de ces pâturages le pied de la montagne qui est comme un jardin le printemps et l'automne y règnent ensemble pour y joindre les fleurs et les fruits. Jamais ni le souffle empesté du Midi qui sèche et brûle tout, ni le rigoureux aquilon, n'ont osé effacer les vives couleurs qui ornent ce jardin. »
La Crète n'est pas moins privilégiée, car <x les ronces, les épines et toutes les plantes qui occupent inutilement la terre sont inconnues en ce pays ».
Enfin la Bétique dont le tableau forme une des plus remarquables digressions du Télémaque et qui est le passage où Fénélon nous dépeint le mieux les charmes d'une vie simple et innocente, est un pays de choix comme les précédents. «Il semble avoir conservé les délices de l'âge d'or. » Ses habitants sont à l'abri du
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n~id et ~lu chaud dans un climat où a les rigoureux aquilons ne souNéht jamais et où les hivers sont tièdes s. Ils dédaigneht Por, l'argent, Les beaux habits., les plaisirs vi~tents, 'et, non contents de se renfermer dans une modeste simplicité, ils déplorant le sort de ~enx~ui~nt 'd'àWt'h'ès 'désifs et d'autres heseitïs.
Ainsi Fénelûn ne nous peint point la natttre réelle telle que Dieu l'a faite, mais une nalù're de choix qui n'est accessible qu'à des Mïortëls privilégiés 'et dont on ~ne sent le charme que par comparaison a~cc un monde plus grossier, ~e iprocédé de description qui ~'onsiste à mettre au nombre des beautés d'un site l'avantage de n'avoir pas les inconvénients des autres est bien la marque de cette civilisation raffinée à laquelle appar~ tenait l'auteur du Te~ynaçue. Ce dégoût des plaisirs artificiels qui pousse les hommes à chercher dans un Climat plus sain et sous un ciel plus doux un renouvellement de leurs forces, nous peint bien un habitué de Versailles étranger à la vraie nature, qui n'envoyait que des contrefaçons'dans ces allées régulières et monotones, et <lans ces eaux qui ne se taisent ni jour ni nuit. Il nous rappelle eniin le précepteur d'un jeune Prince qui, ayant vu grandir son élève au'milieu de ces splendeurs artificielles, espérait peut-être lui inspirer par le contraste l'amour des splendeurs naturelles. 'Or, un teliprocedé était-'il le meilleur pour atteindre ce 'but ? Ge parallèle Continuel entre les jardins de Le Nôtre et les paysages homériques était-il de nature à
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ennànuner une jeune imagination et à lui donner des goûts plus simples? N'aui-ait-il pas mieux valu a le conduire loin'des grandes villes », 'lui faire « oublier le luxe de son siècle M, mais pour cela avoir bien soin de ne peindre aucun détail qui pût le rappeler, car eh évoquant sans cesse des souvenirs qui lui étaient chers, il risquait de diminuer à ses yeux le charme 'de la simplicité rustique et de perdre le ~fruît de son enseignement. 1~'autre part, en excluant de ce paysage de prétendus défauts de là nature, ~s que les ronces, les épines, les ardeurs delà canicule, les montagnes escarpées, il lui inspirait des 'préjugée injustes et dangereux contre un mô~nde qui est, après tout, le domaine du plus grand nôtnbre.
~1 était des lors à dràindre que, ~àute de sentir les avantagés d'un juste milieu, prèc'îsémént parce que ce milieu était vague et 'imaginaire, l'élève de Fénëlôn pénchat~plùtot pour'tin excès de civilisation qui lui était naturelle que'pdUrUm excès de simplicité qui lui répugnait.
Du reste, ce qùi'étàit vrai pour un jeûne 'prince habitué aux raffinements du luxe, Test aussi pour tout le fuôride'~hgéi1ét~iI'- Si on ~ve me i âitncr 'Ünbien thonde ëh général. Si on veut me taire aimer un bien quelconque, c'est user d'un 'mauvais procédé que de m'enumërér 'les défauts dont :il est ëxëhipt et dé ne pas me faire connaître avant tout les qualités qui le recommandent à 'mon estime. 'C'est le cas de rappeler là réponse que fait Harpagon à Frosinë au sujet de Ma-
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riane qui n'avait d'autre dot à apporter à son futur époux qu'une grande modération dans ses désirs « C'est une raillerie que de vouloir me constituer sa dot de toutes les dépenses qu'elle ne fera pas, car il faut bien que je touche quelque chose ». Il en est de même, si on peut faire un tel rapprochement, des paysages du Télémaque. C'est une raillerie de ne me montrer dans les plaisirs des champs d'autre avantage que celui d'être également éloignés d'un excès de civilisation et d'un excès de simplicité. Car encore faut-il savoir en quoi consiste proprement ce plaisir. Or, c'est ce que Fénelon ne nous dit pas. Sans doute il nous dépeint une nature dont les détails peuvent être précis dans son imagination. Nous n'avons pas de peine à nous représenter cette grotte de Calypso entourée de verdure, située a sur le penchant d'une colline )) d'ou on découvre d'un côté « la mer claire et unie comme une glace », de l'autre une rivière « bordée de tilleuls et de hauts peupliers ». Nous contemplons volontiers cette heureuse terre de la Bétique où les hommes goûtent les délices de l'âge d'or et ne connaissent ni les raffinements de notre luxe ni les excès de nos misères. Mais nous nous demandons involontairement quelle partie du monde habitable a jamais réuni tous ces avantages. Bien qu'elles éveillent en nous des images agréables ou tristes, ces peintures nous laissent froids, parce que nous n'y reconnaissons pas une condition qui puisse devenir la nôtre. Elles peuvent exciter le dédain chez les grands, et la jalousie
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chez les petits, mais elles n'éveilleront chez personne une vraie sympathie. Ce n'est là qu'une pure fantaisie qui amuse un moment notre imagination sans atteindre notre cœur. Nous ne croyons pas plus à la réalité des « pommes d'or » et des arbres touffus de la grotte de Calypso qu'aux « bocages odoriférants dont jouissent les justes dans les Champ-Élysées. De même que ces derniers ne sont dans la pensée du poète qu'une gracieuse allégorie qui nous représente sous une forme sensible le bonheur immatériel des Justes, de même les paysages du Télémaque ne sont, quoiqu'en dise l'auteur, que de brillantes images sans réalité objective qui cachent sa prétention, vaine du reste, de nous faire aimer une vie simple et innocente.
Comment se fait-il donc que Fénelon ne se soit pas douté de l'insuffisance de ses procédés et qu'il se soit mépris à ce point sur le vrai caractère de ses paysages ? C'est que un écrivain appartient toujours, quoiqu'il fasse, à son siècle, et Fénelon a partagé ici les préjugés de ses contemporains tout en pi étendant les combattre. Le grand siècle en effet n'a pas aimé la nature. Absorbé dans l'étude du monde moral, il a dédaigné le monde physique, et après avoir dépeint avec tant de vérité l'activité psychologique de l'homme, il ne semble pas s'être douté que le théâtre même où s'exerçait cette activité pouvait à son tour devenir l'objet d'une description poétique. « Pendant la belle période classique, quand il est question de la nature, c'est toujours de la nature
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humaine qu'il s'agit. L'homme est le seul héros, et son théâtre est un salon ou une place publique, jamais les champs. De sorte que la nature est toujours éliminée au profit de l'homme, et quand elle paraît, subordonnée à lui (1). » C'est pour cela que le jour où Fénelon a été porté par le fond même de son sujet à la représenter, il ne l'a vue que dans ses rapports avec l'homme. Tout en prétendant reproduire la simplicité rustique des paysages homériques qui convenait à une société primitive, il a peint une nature magnifique en harmonie avec les goûts de son siècle, et là où l'on cherche les Jardins d'Alcinoûs et la grotte de Calypso, on ne trouve que le parc de Versailles.
Peut-on croire après cela que si Fénelon avait su dominer le goût de son siècle, et s'il avait éprouvé en face de la nature cette émotion desintéressée qu'on éprouva dans le siècle suivant, il serait parvenu à saisir et à reproduire ce caractère de simplicité sereine qui est la marque des descriptions d'Homère? Il est possible que cette âme tendre et délicate, passionnée pour la beauté antique, aurait fini par pénétrer l'âme du poète grec. Mais elle eût été une exception, car, avec nos habitudes modernes, nous n'aimons pas la nature de la même manière que les Grecs.
<t Les Grecs, dit un critique (2), jouissaient d'un beau (l) KnANTZ. ~ssatSHr l'esthétique de Descartes.
(s) NASEOtTE. Histoire de la littérature grecque.
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paysage comme de tout, en artistes, ne prenant que la fleur. Ils n'aimaient pas à exprimer des choses cette goutte d'essence amère qui plaît tant à nos palais modernes. L'amour de la nature tel que nous l'entendons, tel qu'on le voit poindre chez les Romains, dans l'âme de Virgile par exemple, cet amour a quelque chose de maladif, il n'est pas spontané. Ce n'est pas une jouissance, mais une consolation, un oubli que nous cherchons. C'est bien là en effet le caractère des principaux peintres de la nature depuis Bernardin de SaintPierre jusqu'à nos jours. Pour eux « un paysage est un état d'esprit », et on n'en trouverait pas un qui, s'isolant de son sujet, se borne comme Homère à peindre la nature pour elle-même, pour ses belles formes, pour ses belles couleurs, pour ses mille aspects différents, pour la vie surtout qui l'anime et la fait palpiter.
Si Fénelon, mieux nourri que ses contemporains de la « fine fleur de l'hellénisme )) y avait réussi, son génie aurait eu un titre de plus à notre admiration. Dans le cas contraire nous préférerions lui voir peindre la namre suivant nos idées modernes, au risque de reproduire des défauts qui nous sont chers, que de nous tracer des tableaux d'une nature artificielle qui n'est pas la nôtre et qui nous laisse froids. Ainsi l'intérêt du récit en eût été augmenté, et l'effet moral n'en aurait pas été amoindri.
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§ IV. Combats.
Fénelon n'aime pas la guerre. Son Télémaque tout entier n'est pour ainsi dire qu'un hymne en l'honneur de la paix. Bien différent d'Homère, qui se plaît dans la lutte et qui semble décrire avec complaisance cette poussée formidable de l'Europe contre l'Asie, il ne voit dans les haines sanglantes des peuples qu'un retour à la barbarie et la négation du grand principe de la fraternité humaine. Témoin des désastres que les guerres entraînent après elles, il s'écrierait volontiers avec Anchise
« Projice tela manu sanguis meus (2). »
Aussi Mentor pose en principe qu'un roi ne doit faire la guerre qu'après avoir usé de tous les moyens pour l'éviter. C'est ainsi qu'il parvient lui-même à force d'habileté et de modération, à conclure un accommodement avec les Manduriens qui s'avançaient sur le territoire d'Idoménée.
Toutefois un grand royaume ne doit pas sacriuer l'honneur à la paix. Il y a des circonstances ou la guerre devient, après tout, le parti le plus sage. Et bien qu'elle soit « la honte du genre humain », Fénelon n'en reconnaît pas moins qu'elle est « quelquefois né(2) VIRGILE. Enéide, liv. VI.
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cessaire », car « Dieu fait entrer la guerre dans ses desseins de miséricorde, comme on fait entrer les poisons les plus mortels dans la composition des remèdes les plus salutaires. »
Cela nous montre, pour le dire en passant, combien Fénelon était éloigné de la chimère d'une paix universelle. Il y croit si peu que tout en cherchant à l'obtenir, il veut qu'on travaille pendant la paix à maintenir l'esprit militaire parmi les citoyens. « Il faut, dit Mentor à Idoménée, avoir soin pendant la paix de multiplier le peuple mais de peur que toute la nation ne s'amollisse. il faut envoyer dans les guerres étrangères la jeune noblesse. »
Idoménée suit ce conseil. Après avoir évité la guerre avec les Manduriens, il consent à les soutenir dans leur lutte contre les Dauniens, et il leur permet « d'avoir dans leur armée le jeune fils d'Ulysse avec cent jeunes Crétois, fleur de la jeune noblesse que ce roi avait emmenée de Crète )).
Mais Télémaque a-t-il toutes les qualités voulues pour commander l'armée des alliés? sera-t-il assez habile pour « ne se rendre suspect à aucun et se faire aimer de tous » ? On peut en douter, car ce prince « avait été élevé par Pénélope dans une hauteur et une fierté qui ternissaient tout ce qu'il y avait de plus aimable en lui ». Les autres hommes « ne semblaient mis sur la terre que pour lui plaire ». La moindre contradiction « irritait son naturel ardent ». Il était enfin l'image fidèle du
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jeune Prince dont Saint-Simon disait qu'il ne « regardait les hommes que comme des atomes avec qui il n'avait aucune ressemblance et qu'il était « incapable de souffrir la moindre résistance même des heures et des éléments s. Avant de diriger les autres il devait donc apprendre à se diriger lui-même, et c'est ce long et difficile apprentissage que Fénelon nous a décrit dans le récit du duel de Télémaque avec Hippias.
Hippias par ses qualités et par ses défauts est un héros taillé à l'antique. « Il est célèbre dans toute l'armée par sa valeur, sa force et son adresse. Il est le rival de Castor, de Pollux et d'Hercule. Il est querelleur et brutal. Il enlève arbitrairement des prisonniers qui ne lui appartiennent pas, comme Agamemnon enlevait Briséis à Achille. Irrité de cette violence, Télémaque livre à son adversaire un combat singulier où il est vainqueur, grâce à l'intervention de la Divinité. » Ainsi l'ensemble du tableau nous donne l'illusion d'un épisode de l'Iliade ou de l'E~etdë. Mais en entrant dans le détail il est aisé de voir l'intention morale de l'auteur. D'abord le prétexte de la lutte n'est pas aussi net que dans l'Iliade. L'enlèvement des prisonniers n'est pas aussi manifestement injuste que celui de Briséis. Car, si Télémaque « les a amenés dans le camp », c'est Phalante, frère d'Hippias, qui « avait défait cette troupe d'ennemis~. Il y avait donc lieu de s'en rapporter à l'assemblée des rois alliés. Mais Fénelon crée cette situation ambiguë pour mieux peindre la violence inconsidérée de
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Télémaque. De même, il a donné à Hippias un âge plus avancé pour montrer par cette inégalité l'aveugle témérité de son adversaire. Enfin, si Minerve donne son appui au fils d'Ulysse, ce n'est pas par pure faveur, comme dans l'épopée antique, c'est parce qu'elle ne veut pas laisser périr pour une faute en somme pardonnable un jeune Prince sur lequel la Providence a de grands desseins. Elle a voulu simplement lui donner une leçon de modération.
En effet, Télémaque est si confus de sa violence, qu'il « demeure deux jours renfermé seul dans sa tente », semblable à Achille après l'enlèvement de Briséis admirable analogie voulue par l'auteur, pour montrer que l'injustice triomphante n'est pas moins malheureuse que la justice opprimée. Mais le remords et les larmes ne suffisent pas. Il faut encore une réparation publique et solennelle,
Fénelon nous l'a présentée sous une forme dramatique en la rattachant habilement au récit de la mort et des funérailles d'Hippias. Ce récit a comme celui du duel une couleur antique. 11 rappelle les funérailles de Patrocle auxquelles Fénelon a emprunté plus d'un trait. Mais il a donné à la douleur de Télémaque un caractère plus moral qu'à celle d'Achille.
En célébrant les funérailles de Patrocle, le héros de l'lliade ne fait que suivre l'impulsion de son cœur. Car Patrocle était son ami, le confident de toutes ses pensées, le compagnon de tous ses exploits. Pour
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apaiser son ombre plaintive, il immole sur son tombeau un grand nombre de victimes, et il lui promet une vengeance éclatante. C'est là le seul sentiment qu'éveille en lui le spectacle de la mort.
Celle d'Hippias produit sur Télémaque un effet contraire. Remarquons d'abord que ce guerrier n'était pas son ami intime, mais un simple compagnon d'armes qui hier encore était son rival et même son ennemi. En lui rendant les derniers devoirs, le fils d'Ulysse n'obéit donc pas à un mouvement naturel, mais il accomplit un acte de magnanimité que le christianisme seul pouvait inspirer. Tout entier à sa douleur, il supprime ces immolations barbares indignes d'une nation civilisée. Mais recueillant les précieux enseignements que donne la mort sur la vanité de l'existence, il félicite Hippias « d'en être sorti par le chemin le plus glorieux », et lui souhaite les joies pures des Champs-Elysées. Ce qui achève de peindre le côté moral et chrétien de cette description funèbre, c'est l'effet qu'elle produit sur le cœur de Phalante et les sentiments qu'elle lui inspire pour Télémaque. A la vue de l'urne qui renferme les cendres de son frère, il sent redoubler sa douleur, et se rappelant qu'il doit au fils d'Ulysse de retrouver ces précieux restes,il oublie son ancienressentimentet s'écrie dans un sublime mouvement de générosité « Digne fils d'Ulysse, votre vertu me force à vous aimer. » Télémaque est digne de ce pardon et de cet amour, car il a fait à l'ombre d'Hippias toutes les réparations qu'on pouvait désirer.
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Au. reste, la mort tragique de ce héros l'a si bien transformé, que toute l'armée en est dans l'admiration. « Est-ce là, disait-on, ce jeune Grec, si fier, si hautain, si dédaigneux, si intraitable ? Le voilà devenu doux, humain, tendre. » Il peut donc maintenant, sans risquer de compromettre sa dignité d'homme et de prince, paraître à la tête des armées. Et en effet nous allons voir que tous les chefs ne tarderont pas à se ranger sous son commandement.
L'armée des alliés considérée dans la personne de ses chefs et dans son organisation matérielle a une apparence antique. Télémaque « semblable à un coursier fougueux, que ni les rochers escarpés, ni les torrents, ni les précipices n'arrêtent ?, rappelle le héros de l'lliade dont la colère devint fatale aux Troyens. S'il n'est pas, comme lui, fils d'une déesse, il n'en a pas moins « dans les yeux un feu divin, et sur le visage, une majesté fière qui promettait déjà la victoire o. Du reste, les armes dont il est revêtu « sont un don précieux de Minerve », et elles lui ont communiqué la tranquille audace qui convient à un chef d'expédition. Nestor qui est sous ses ordres est toujours le vieillard avisé de l'ZftadedontIa douce éloquence modérait l'impétuosité des chefs plus jeunes et moins expérimentés que lui. Philoctète, c'est l'exilé de Lemnos avec sa blessure dont il porte encore des traces. Phalante avec ses Lacédémoniens qui « ressemblaient plutôt à une troupe de brigands qu'à une colonie grecque », et qui est lui-même
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fort indiscipliné, rappelle ces aventuriers de l'âge héroïque, qui conquirent la Toison d'or. Les alliés dont Télémaque vient défendre la cause contre l'impie Adraste, roi des Dauniens, nous font penser aux Thyrrhéniens qui sollicitent l'appui d'Enée contre le tyran Mézence. Réunis sous son autorité, les différents chefs alliés ne s'accommodent pas plus de l'obéissance que ceux de l'Iliade, et à son arrivée, sinon durant toute la campagne, Télémaque « trouve de grandes difficultés pour se ménager parmi tant de rois jaloux les uns des autres »
Les combats ressemblent à ceux de l'Iliade et de l'Enetefe. Ce ne sont pas des batailles rangées, mais des surprises, des incendies dans les càmps pendant la nuit, des combats singuliers comme ceux d'Achille et d'Hector. Dans ces luttes on voit succomber de nobles guerriers dans toute la fleur de la jeunesse et de la beauté. C'est ainsi qu'Hippias et Phalante nous font penser à Hector, à Lausus et à Pallas. Enfin les dieux, comme dans l'épopée antique, prennent part à l'action. Jupiter « du haut de l'Olympe, consulte les immuables destinées », et Minerve protège l'armée des alliés, comme Junon protégeait les Grecs dans l'Iliade. Mais il ne faut pas être dupe de ces apparences. Sous ces poitrines recouvertes d'armures antiques, battent des cœurs modernes et chrétiens. Depuis la mort d'Hippias, Télémaque est complètement transformé, et déposant sa fierté et son impétuosité naturelle, il met
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en pratique les leçons de modération que Mentor lui a données. A la vue des malades et des blessés qui n'ont pu se garantir de l'incendie allumé par l'ennemi dans le camp, il ne peut retenir ses larmes et il s'écrie « Quelle fureur aveugle pousse les hommes mortels Les hommes sont tous frères et ils s'entredéchirent. » Plus tard, au moment de livrer la grande et suprême bataille, il atteste le Ciel « qu'il combat à regret », et qu'il voudrait épargner le sang des hommes. Et comme pour proclamer ces principes humanitaires au milieu même des horreurs de la mêlée, l'auteur en a très ingénieusement gravé le symbole sur son bouclier, dont un côté représente une série de tableaux champêtres qui rappellent les délices de l'âge d'or.
Mais une armée qui combat pour la justice et non pour satisfaire un vain désir de vengeance ou de cupidité, doit être rompue à une forte discipline. Aussi Télémaque, depuis le changement qui s'est opéré en lui, possède sur les autres chefs une autorité à laquelle il faut que tout cède et si sa première fierté a failli « le rendre odieux à tous les alliés H, sa douceur et son dévouement lui gagnent maintenant tous les coeurs. « Le conseil et la sagesse sont ôtésàtous les commandants. » Phalante, « qui prenait tout d'abord ses conseils comme ceux d'un jeune homme sans expérience devient un de ses amis les plus dévoués et le plus soumis. Nestor et Philoctète eux-mêmes, ces chefs expérimentés qui, sous les murs de Troie, avaient donné tant de
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preuves de courage de leur orgueil, déposent « la jalousie même si naturelle aux hommes », et obéissent au fils d'Ulysse. Détail peu vraisemblable, sans doute, et qui donne un démenti trop formel à la tradition de l'lliade, mais qui nous peint bien le vrai caractère de cette obéissance passive inconnue aux âges héroïques, et qui chez nous est un gage presque assuré de la victoire.
C'est que Télémaque n'est pas seulement le maître de son armée, il en est aussi le père et s'il déplore «les maux de la guerre, il tâche de les adoucir ». Il envoie deux médecins célèbres, élèves d'Esculape, pour « visiter tous les malades de l'armée » et, grâce aux nombreuses guérisons qu'ils y opèrent « tous les soldats touchés de ces secours rendent grâces aux dieux d'avoir envoyé Télémaque dans l'armée des alliés s.
On comprend, après cela, que Dieu lui-même ne reste pas insensible à tant de vertus et qu'il prenne le parti de la justice contre l'impiété. Car, le vrai Jupiter n'est pas celui que nous avons vu consulter « les immuables destinées )), mais celui qui s'écrie « La prospérité des méchants est courte Adraste impie et odieux par sa mauvaise foi ne remportera pas une entière victoire. »
Les effets de cette prédiction ne se font pas attendre. Après avoir taillé en pièces l'armée ennemie, Télémaque couronne sa victoire en abattant le chef des Dauniens. Pour décrire ce duel important duquel les
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alliés « attendent la décision de toute la guerre )), Fénelon s'est manifestement inspiré du combat d'Achille contre Hector qui avait décidé aussi du sort d'un grand peuple. Cet épisode si dramatique de l'7/Mde, qui nous représente un vainqueur féroce et brutal s'acharnant après une malheureuse victime du sort, semblait, à vrai dire, bien approprié pour dépeindre la mort tragique de ce chef impie des Dauniens qui offre tant de ressemblance avec le Mézence de Virgile, et qui professe comme lui un égal mépris pour la mort et pour la Divinité
« Nec mot'Lem horremus, nec divûm parcimus ul)i. »
Par là, l'auteur de Télémaque a corrigé ses deux modèles en les imitant. Remarquons-le bien, en effet, quelle que soit la valeur littéraire du duel entre Achille et Hector, quelque touchante que soit la mort de ce vaillant défenseur de Troie, ce n'en est pas moins la mort d'un héros qui nous est sympathique. Et si l'art antique, dominé par le dogme de la Fatalité, admettait volontiers ces jeux ordinaires de la Fortune des combats, l'art chrétien les évite, car nous préférons voir périr un coupable qu'un innocent. Ainsi, on peut dire qu'Homère a été, jusqu'à un certain point, trop sévère pour Hector.
D'un autre côté, Virgile n'a-t-il pas été trop indulgent pour Mézence? Sans doute, ce superbe contempteur des dieux est torturé par le remords. Mais, au lieu de
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tomber victime de son impiété il s'offre lui-même, volontairement à la mort, emporté par le désespoir à la vue de son fils Lausus immolé par Enée. Il déplore même SA perte en termes si émus qu'il nous attendrit, de sorte que la scélératesse du tyran disparaît presque dans la tendresse du père.
Fénelon a compris qu'il ne fallait pas ainsi dédoubler son personnage, mais le laisser tout entier à sa haine et à sa fureur. Il s'est rappelé avec la doctrine catholique que lorsque les crimes du pécheur ont comblé la mesure, rien ne peut plus le soustraire à la vengeance céleste. Il devait donc le faire arriver insensiblement à une catastrophe sanglante et inévitable.
Or, voilà le tableau que Fénelon nous a présenté en renfermant le récit de la mort d'Adraste dans le cadre grec de la mort d'Hector. Et ce travail a été fait avec tant d'art que les mêmes traits qui, dans le héros troyen, nous paraissaient vagues ou bizarres parce qu'ils étaient purement physiques, deviennent plus précis dans Adraste et revêtent un caractère moral qui satisfait à la fois la raison et le goût.
D'abord, le chef des Dauniens est, comme le chef des Troyens, la victime désignée d'avance. Cette vague terreur qui le fait courir « en forcené au devant de son inévitable destin rappelle Hector qui en présence d'Achille « fut saisi d'une frayeur jusqu'alors inconnue )). Seulement, cette frayeur n'est dans celui-ci que l'impression naturelle et physique du faible en présence du
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fort. Dans Adraste, c'est la souffrance anticipée du damné, souffrance si intime « qu'il croit voir l'Averne qui s ouvre et les tourbillons de flamme qui sortent du noir Phlégéton prêtes à le dévorer ». Entraîné par une force supérieure et irrésistible, il ne songe pas à fuir comme Hector. « La parole même lui manque et il la cherche en vain. C'est à peine s'il peut lancer « d'une main tremblante et précipitée contre Télémaque un trait qui n'atteint pas son but, car, le Dieu qu'il a bravé si longtemps a répandu en lui
(' cet esprit d'imprudence et d'erreur
De la chute des rois funeste avant coureur. »
Lorsque Pallas, dans l'T~ade, se présente à Hector sous les traits de Déiphobe, et donne à ce malheureux défenseur de Troie une illusion qui en excitant son ardeur cause sa perte, nous sommes indignés de cette trahison envers un héros qui nous est sympathique. Mais nous n'avons que de l'horreur pour Adraste, et l'aveuglement dont le Ciel l'a frappé, bien loin de nous choquer, flatte au contraire notre secret désir de voir périr un grand coupable.
Aussi Télémaque n'a pas de peine à le terrasser. Mais, aussi lâche en présence de la mort qu'il était hardi contre Dieu pendant sa vie, Adraste implore la pitié da vainqueur et lui dit comme Hector à Achille « Qu'un roi malheureux vous fasse souvenir. de votre père et touche votre cœur. » Paroles sincères dans la bouche
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du héros troyen, mais hypocrites et menteuses dans celle du chefDaunien. Que doit faire Télémaque ? Doitil se montrer plus généreux envers un lâche qu'Achille ne l'a été envers un héros magnanime? Il le désire. Car, bien différent du farouche Thessalien, qui déclare « qu'il n'y a pas de trêve possible entre les hommes et les lions qui sont toujours animés les uns contre les autres d'une haine implacable », le fils d'Ulysse proteste « qu'il n'aime pas répandre le sang » et qu'il veut seulement « la victoire et la paix des nations qu'il est venu secourir ». Aussi, accorde-t-il généreusement la vie à son ennemi pourvu qu'il s'engage à rétablir « le calme et la justice sur les côtes de la grande Hespérie » et qu'il lui livre des otages. Mais l'insigne mauvaise foi d'Adraste qui, à peine relevé, s'efforce de percer son bienfaiteur le rend indigne de sa clémence, et « prompt comme la foudre », Télémaque s'élance pour lui donner le coup fatal.
Grâce à ce stratagème habilement ménagé par l'auteur, le fils d'Ulysse garde jusque dans la violence cette grandeur noble et généreuse qui est la marque du héros chrétien. Il n'est pas comme Achille emporté par la haine et la fureur et marchant avec la seule pensée de tout exterminer pour venger la mort de son ami. Il n'est pas non plus mesuré et prudent, il ne tue pas son ennemi froidement et sans motif, comme Enée immolant Turnus. Il ne frappe son adversaire ,qu'après avoir tout fait pour le sauver.
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Mais ce qui le met au-dessus encore des héros de l'Iliade et de l'EneMe, c'est la manière dont il profite de la victoire. La mort d'Hector et celle de Turnus marquent la fin de deux peuples. Les vainqueurs appliquent dans toute sa rigueur la loi de la guerre, et s'enrichissent de la dépouille des vaincus. Car les Grecs d'Agamemnon comme les compagnons d'Enée en poursuivant, les uns une vengeance nationale, les autres un établissement politique, ne sont conduits, en définitive, que par cet égoïsme brutal et impitoyable qui est le caractère de la cité antique. Mais Télémaque, « élève de Mentor, met à profit les leçons de sagesse politique que lui a données la déesse ?. Vainqueur des Dauniens, le jeune chef sait, chose bien rare, user de sa victoire avec modération il veut assurer la paix, la paix durable, comme dit Fénelon. Pour cela, il change en alliés fidèles les peuples vaincus, car il les a respectés et il garantira leur liberté et leur indépendance. En vain lui offre-t-on, comme une récompense de la victoire, comme un butin justement acquis, cette « fertile contrée d'Arpine qui porte deux fois l'an les riches dons de Cérès, les doux présents de Bacchus et les fruits toujours verts de l'olivier Rien ne peut lui faire oublier les leçons de Mentor. Car « le peuple subjugué est toujours peuple le droit de conquête est un droit moins fort que celui de l'humanité. Ce qu'on appelle conquête devient le comble de la tyrannie et l'exécration du genre e humain, à moins que le conquérant n'ait fait sa con-
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quête par une guerre juste et n'ait rendu heureux le peuple conquis en lui donnant de bonnes lois Aussi Télémaque conseille aux alliés de laisser aux Dauniens leur pays en entier, avec le sage et vaillant Polydamas pour roi, et il ne demande pour lui que l'avantage de rentrer dans sa pauvre Ithaque, trop heureux d'avoir travaillé au bonheur de l'humanité en lui apportant deux biens inappréciables, la justice et la liberté.
S V. – Descente aux Enfers.
Dans une œuvre imitée d'Homère et de Virgile, Fénelon ne pouvait éviter de faire descendre son héros aux Enfers. Mais il a su donner à cette description un caractère religieux et moral qu'elle n'a pas dans l'Énéide et surtout dans l'Odyssée. Ulysse ne descend aux Enfers que pour consulter Tirésias et offrir un sacrifice aux Mânes. Enée conduit par la Sibylle va chercher son père pour apprendre de lui l'histoire de sa postérité et la destinée de l'Empire qu'il va fonder en Italie. Mais au fond, sa démarche n'a pour mobile que la curiosité. De même, les autres héros si fameux de la légende qui ont visité les Enfers et dont Télémaque veut imiter les exploits, n'étaient poussés que par un motif intéressé ou même inavouable et impie. Thésée, par exemple « voulait outrager les divinités infernales )).
Télémaque, au contraire, nous dit « qu'il est conduit
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par la piété ». Quelle est cette piété ? C'est d'abord sans doute la piété filiale excitée en lui par ces songes nombreux qui lui « faisaient comp endre qu'Ulysse était déjà descendu dans le séjour des âmes bienheureuses ». C'était aussi et surtout la piété envers les dieux. Car ces songes qui lui représentaient tantôt « un palais tout éclatant d'or et d'ivoire », tantôt < un festin où la joie éclate parmi les délices )), lui ont peu à peu inspiré le goût des choses célestes, et l'ont détaché de la terre. « Allons, mourons, s'il le faut, dit-il, dans son impatience. Pourquoi craindre la mort, quand on souffre tant dans la vie » Ces aspirations divines vont toujours en augmentant, et plus tard, en sortant des ChampsElysées, nous le verrons tellement « saisi de ce goût de paix et de félicité, qn'il s'affligera d'être contraint de retourner dans la société des mortels ».
Ce sentiment religieux entrait bien ici dans le dessein de Fénelon. Il devait être le résultat naturel d'une éducation fondée tout entière sur les principes religieux, et en même temps il préparait Télémaque à recevoir les grandes et salutaires leçons qui devaient en être le complément nécessaire. Il convenait en effet qu'après avoir exposé à un prince les devoirs de la royauté, un précepteur chrétien lui montrât les destinées bien diiférentes qui sont réservées à ceux qui les observent et à ceux qui les violent.
C'est grâce à ce sentiment religieux également gravé dans l'âme de l'élève et dans celle du Maître que Féne-
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Ion, en empruntant aux Anciens, à Virgile surtout, la disposition matérielle des épisodes et quelques traits sans importance fournis par la Fable, a su donner un sens chrétien à une légende naïve et en dégager une morale sublime.
Ainsi la permission de descendre aux Enfers était regardée dans l'antiquité comme une faveur des dieux qui ne l'accordaient qu'à de rares mortels « Pauci quos aequus amavit
Jupiter. dis geniti potuere. x
Il est vrai que Virgile ajoute
H. Aut ardens erexit ad aothera virtus. »
Mais il ne paraît pas que le mérite fût suffisant pour obtenir cette faveur. Il fallait encore apaiser la divinité par des sacrifices et des cérémonies. Le pieux Enée luimême, malgré son origine divine et ses sentiments religieux, n'obtient qu'à cette condition l'appui de la Sibylle, et s'il parvient à pénétrer dens le séjour des Morts et à vaincre tous les obstacles, ce n'est qu'après avoir donné la sépulture à Misène et cueilli le rameau sacré.
Tëlémaque qui sait que la prière est plus agréable aux dieux que ces vaines cérémonies, se contente d'implorer le secours de Diane pour triompher des mêmes obstacles qu'Ulysse avait surmontés, et s'il finit par être
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exaucé, ce n'est pas parce qu'il est fils d'un dieu ou ami de Jupiter c'est parce que « son cœur était pur et qu'il était conduit par l'amour pieux qu'un fils doit à son père ?.
Entrant dans le sujet, Fénelon nous fait d'abord la description des ombres qui sont condamnées à traverser le Styx sur la barque de Caron pour arriver aux Enfers. Mais il donne à cette vague conception du génie païen un sens moral et précis lorsqu'il nous dépeint les gémissements de ce Nabopharzan, roi de Babylone, « qui ne pouvait se consoler, et qui, avant d'arriver aux Enfers, souffrait déjà d'horribles traitements Ces angoisses morales augmentées encore par la dureté de Caron qui oblige les esclaves de ce malheureux Prince à le tirer par la chaîne pour lui ôter « même la consolation de cacher sa honte », nous rappelle la doctrine chrétienne du remords dont le méchant est tourmenté même avant de paraître devant Dieu et qui n'est que le commencement de ses douleurs ».
Mais c'est surtout dans la description même du Tartare et des Champs-Élysées que Fénelon laisse loin derrière lui Homère et Virgile.
L'enfer d'Homère est tout élémentaire d'apparence c'est l'affreux séjour des ombres qui regrettent éperdûment la vie, c'est un lieu sans joie et sans bonheur, le royaume qu'habitent les fantômes des humains fatigués.
Dans l'enfer de Virgile, les idées philosophiques et
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les croyances religieuses ont amené une conception toute différente. En effet, après une description de l'autre monde, tel que le représentait la Fable, avec le nocher Caron, le chien Cerbère, les Furies et tout le cortège des monstres fantastiques, le poète établit la séparation absente dans l'Odyssée, entre les justes et les méchants. Un tribunal composé à l'exemple des tribunaux romains., juge les morts, condamne les criminels aux peines de Tartare, et envoie les bons dans les Champs-Elysées (1).
Mais cet enfer est encore grossier et matériel comme l'imagination des peuples qui l'avaient conçu. Un auteur chrétien pouvait seul, en reproduisant les détails qui le composent, leur donner un caractère conforme à la vraie doctrine. C'est ce que Fénelon a fait d'abord pour le jugement des morts.
Ainsi la doctrine chrétienne nous enseigne que lorsque l'âme est séparée du corps, elle revoit dans tout son éclat, en paraissant devant Dieu, cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, mais dont elle n'aperçevait qu'un faible rayon dans la prison du corps. Dépouillée de ses passions et de ses préjugés,elle ne désire que la vérité qui s'offrant de tous côtés à ses regards, éclaire d'une lumière redoutable tous les actes de sa vie. Elle les voit alors dans leur vrai point de vue et elle les apprécie à leur juste valeur. Elle comprend si elle (l) M. CROISET.
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est digne d'amour ou de haine, et la décision suprême du souverain juge n'est que la confirmation de ce jugement spontané et infaillible.
C'est cette vérité inconnue à la sagesse antique que Fénelon a voulu exprimer lorsqu'il nous montre en présence des trois juges des Enfers cet orgueilleux philosophe qui se croyait d'abord du nombre des Justes, mais qui se condamne bientôt lui-même quand il est pénétré « de cette lumière divine qui renverse tous les jugements superficiels Alors a la vue de son propre cœur ennemi des dieux devient son supplice il se voit et ne peut cesser de se voir
C'est aussi un principe exclusivement chrétien qui a inspiré le passage où Fénelon après avoir représenté, à la suite de Virgile, le supplice des homicides, des impies, des adultères, nous dépeint les souffrances de toute une classe d'hommes « que le vulgaire ne croit guère coupables et que la vengeance divine poursuit impitoyablement. Ce sont les hypocrites, les ingrats, les menteurs, les flatteurs qui ont loué le vice, les critiques malins qui ont tâché de flétrir la plus pure vertu, enfin ceux qui ont jugé témérairement des choses. et qui par là ont nui à la réputation des innocents ?. Par cette longue énumération, Fénelon indique que Dieu ne juge pas seulement les actes, mais encore les pensées les plus intimes, et que s'il punit le corps qui ne fait qu'obéir, l'âme qui commande doit subir une peine beaucoup plus sévère. Aussi dans tout ce tableau des
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supplices, des damnés, il écarte comme à dessein l'idée de la souffrance corporelle, pour ne peindre que la douleur de l'âme qui est, en effet, la principale et la plus profonde.
L'antiquité qui ne croyait guère qu'au mal physique ne concevait aussi que des peines matérielles. Il est vrai que Virgile muni d'une connaissance plus philosophique de l'homme a eu la notion exacte du mal moral. Ainsi il a peint dans Salmonée l'impie audacieux qui s'attaque à Jupiter lui-même. Mais par une singulière méprise, il le soumet à des peines purement physiques, comme les adultères et les homicides, mettant ainsi sur le même pied l'injure qui s'adresse à la divinité et celle qui s'adresse à la créature.
Ce n'est pas que l'âme soit étrangère aux souillures du corps. Pendant son union avec lui, le souffle des passions corrompt sa pure essence,
« Terrenique hebctant artus, monbundaque membra ».
Mais dans la doctrine de Virgile qui ressemble à celle de Pythagore, une fois délivrée de cette enveloppe mortelle, l'âme va dans un lieu spécial laver ses souillures pendant plusieurs années, au bout desquelles, reprenant sa pureté primitive, elle revient sur la terre pour animer de nouveaux corps. Quant à celui qu'elle a quitté, biea qu'il ne soit pas le seul responsable des crimes qu'il a commis, il est néanmoins considéré
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comme tel aux Enfers, et tandis que l'âme ne souffre qu'une expiation passagère, le corps est soumis à des supplices éternels. Pourquoi cette différence ? La sagesse antique ne l'a jamais bien expliqué; et bien qu'au temps de Virgile, le progrès de la science et de la philosophie eut déjà établi le principe de la liberté et de la responsabilité, néanmoins le dogme de la fatalité n'avait pas encore disparu, et l'on peut dire qu'il a toujours dominé plus ou moins le monde païen.
Aussi les damnés sous l'empire de cette loi brutale possèdent même aux Enfers cette sérénité calme et résignée qu'ils éprouvaient sur la terre. Sans doute, ils ont le sentiment de leur misère. Mais malgré l'aiguillon de la douleur, nous ne les voyons jamais se plaindre. Ils s'obstinent comme Prométhée enchaîné à ne voir dans leurs crimes et dans leurs peines que l'effet d'une implacable fatalité. Ils ne songent pas à se reprocher un mal qui était inévitable et qui est le sort du plus grand nombre. Ils conservent donc au séjour des ténèbres comme au séjour de la lumière,
« Les regards assurés et calmes d'un païen
Qui sent des âmes sœurs frémir dans la nature
Ne se sent jamais seul et sait que tout est bien (i). »
Il n'en est plus de même dans l'Enfer chrétien. L'âme sait qu'elle était libre de ne pas pécher. Et lorsque elle ~l) J?mHKmM< des &M7-fs, cité par M. E. F.~GUET.
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est délivrée des entraves du corps, elle a si bien le sentiment de sa responsabilité que ce sentiment seul fait toute sa peine et son désespoir. C'est ce que Fénelon exprime par ces paroles toutes chrétiennes qui ne sont que la traduction ou la paraphrase du texte même de la Bible « La vérité qu'ils ont craint de voir fait leur supplice. sa vue les perce, les déchire et les arrache à eux-mêmes. semblable à un métal dans une fournaise ardente, l'âme est comme fondue par ce feu vengeur. Il dissout jusqu'aux premiers principes de la vie et on ne peut mourir; verm is eorum non moritur. » Aussi, pénétrés de cette tardive conviction, ils s'écrient comme le pécheur de l'Ecriture « ô insensés, tous mes pas ont été des égarements ma jeunesse n'était que folie. ergo erraMmtM. » Dans leur désespoir « ils appellent la mort. ils demandent aux abîmes de les engloutir pour se dérober au feu vengeur de la vérité qui les persécute. Colles cadite super nos. Mais ils sont réservés à la vengeance qui distille sur eux goutte à goutte ».
Enfin, une dernière différence entre l'Enfer de Virgile et celui de Fénelon, c'est que dans ce dernier, les souffrances varient suivant la faute dont elles sont l'expiation. Virgile n'établit pas de différence parmi les damnés. Il nous dit bien qu'ils sont soumis à de cruels supplices « crudeles pœnas ». Il dit même que ces supplices ne sont pas tous de même nature, et il applique aux plus fameux d'entre les damnés le genre de torture que leur attribue la légende « Omnia pœnarum gênera. ))
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Mais il ne dit pas qu'il y ait dans l'intensité de la douleur des degrés proportionnés à l'intensité de la faute. En effet, comment établir ces degrés dans le châtiment quand le sentiment de la faute est si vague et si peu affirmé ?
Mais là où ce sentiment existe, réel et profond, il doit avoir des effets bien différents. La justice absolue exige que celui dont le crime a causé un dommage général soit plus sévèrement puni que celui dont la faute n'a eu que des effets individuels. Et c'est ce que nous marque Fénelon lorsque, donnant un sens chrétien à une énumération de criminels presque toute empruntée à Virgile, il ajoute que les traîtres et les parricides « souffraient des peines moins cruelles que les hypocrites. car les hypocrites ne se contentent pas d'être méchants comme le reste des impies, ils veulent encore passer pour bons et font par leur fausse vertu que les hommes n'osent plus se fier à la véritable
Telles sont les modifications que Fénelon a su apporter dans la description païenne de l'Enfer de Virgile. Dans celle qu'il a tracée du bonheur des Justes aux Champs-Elysées, il s'est plus éloigné encore de son modèle, pour n'exprimer que des idées chrétiennes. « Mais telle est l'excellence de l'art dans cette fiction, dit M. Nisard que loin d'être choqué de voir des héros païens heureux à la manière de nos saints, on croit lire quelques pages sublimes de Platon, rêvant pour l'âme de Socrate délivrée des liens terrestres quelque félicité
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proportionnée à son intelligence et digne de sa vertu. » Les Anciens, qui avaient de nombreuses légendes sur les tortures des damnés, n'avaient que des notions très vagues sur le bonheur des Justes, et ils ne nous en ont donné que des descriptions banales. Homère qui a décrit le supplice de trois damnés ne dit pas un mot du bonheur des Justes. Ce bonheur même n'existe pas dans son Enfer, puisque les plus heureux y regrettent la vie terrestre.
Virgile a des notions plus pures sur les plaisirs des Champs-Elysées. Il semble même avoir entrevu quelque chose de la gloire céleste qui environne les Justes. « Largior hic campos aethcr et lumine vestit ».
Mais ce n'est là qu'un éclair fugitif au milieu des ténèbres d'une mythologie parfois gracieuse, mais toujours vulgaire et sensuelle. En somme, le bonheur de l'autre monde ne diffère pas de celui-ci. Il consiste dans la paisible continuation des soins qui occupaient les Justes pendant leur vie. Ce ne sont que des promenades dans des bois ombragés, des jeux, des chants, des courses. Ainsi, tout est pour le plaisir du corps, et les Justes y sont accessibles, car ils ont gardé le sentiment. Mais l'âme n'y est pas associée. Le Ciel des Anciens a donc le même caractère que leur religion. Il est la béatification des forces physiques comme la religion en était la glorification sur la' terre.
Il est vrai que Virgile voit dans les plaisirs de l'autre
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vie la récompense de quelque vertu. C'est ainsi qu'il nous représente, couronnés de fleurs au milieu d'un épais bocage, les citoyens morts pour la patrie, les prêtres chastes, les poètes qui ont chanté la gloire des dieux, les héros qui ont acquis par leurs actions une longue renommée parmi les hommes. Mais en ne mettant aucune différence entre des mérites qui sont en réalité si divers, et en égalant par exemple le talent du poète inspiré à l'héroïsme du prêtre chaste, le poète latin nous donne une idée bien médiocre d'un Ciel f~ù il réunit dans un même bonheur les génies privilégiés qui ont exploité un don naturel et les âmes énergiques qui ont pratiqué des vertus surhumaines.
Une pareille confusion eut été une hérésie grossière dans une œuvre chrétienne. Aussi, Fénelon a eu soin de marquer aux Champs-Elysées, comme dans le Tartare, des rangs bien distincts.
A la première place, il met les Justes dont la vie a été sans tache. Le bonheur dont ils jouissent est tout intérieur et n'a rien de matériel. Il ne consiste plus dans « ces bocages odoriférants », dans ces « mille petits ruisseaux », dans « ces fleurs du printemps qui naissent sous les pas », gracieuse paraphrase de la description trop courte de Virgile et que Fénelon emploie tout d'abord pour donner à des pensées toutes célestes une forme grecque, mais qu'il délaisse après quelques lignes parce qu'elle devient impuissante à rendre une conception étrangère à l'esprit antique. « En effet, les délices
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qui environnent les élus ne leur sont rien, parce que le comble de leur félicité qui vient du dedans ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors, »
Mais bien que les élus, grâce à la vision béatifique, jouissent d'une douce sérénité qui fait « que leur cœur ne peut pas même être ému », néanmoins leur jouissance est loin d'avoir ce caractère essentiellement égoïste du bonheur antique. Car « ils ont pitié des misères qui accablent les hommes vivant dans le monde ?, allusion manifeste à cette grande charité chrétienne qui, passant de la terre au Ciel et du Ciel revenant à la terre, rappelle le dogme si touchant de la Communion des Saints.
Il semble, après cela, que pour se conformer à la tradition classique, Fénelon aurait dû citer les noms de quelques élus. Mais, comme dans tous les temps et surtout dans l'antiquité, les bons rois ont été fort rares, une énumération de noms païens eut été un contre-sens trop choquant dans une description toute chrétienne et Télémaque n'y voyant pas figurer les rois qu'il espérait y trouver, aurait éprouvé une déception trop amère. Aussi Fénelon se contente de dire K que les bons rois sont très rares et qu'on en voit peu dans les ChampsElysées)). Cette indication vague et générale instruit Télémaque sans l'alarmer et du reste, le vieillard Arcésius qu'il rencontre fort à propos à ce moment, par ses considérations sublimes sur la brièveté de la vie,
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par ses exhortations à bien profiter du temps de la jeunesse, enfin par un exposé net et rapide des dangers de la royauté, complète la leçon qui se dégage de ce grand spectacle.
Mais, s'il évite de nommer les élus qui sont aux premiers rangs dans le Ciel, il n'hésite pas à désigner les héros qui occupent les places inférieures. Ce sont Achille, Thésée, Ajax, Agamemnon et tous ces guerriers tant vantés dans la poésie « qui ont été redoutables dans la guerre, mais qui n'ont été ni aimables, ni vertueux ?. C'est pour cela qu'ils « sont séparés des premiers par un petit nuage, et qu'ils ont une gloire beaucoup moindre ». Pour mieux montrer leur infériorité, Fénelon qui avait d'abord évité toute idée d'un plaisir matériel, revient ici à la tradition poétique selon laquelle les ombres conservent les sentiments qu'elles avaient eus sur la terre. « Achille et Agamemnon pleins de leurs querelles et de leurs combats, conservent encore ici-bas leurs peines et leurs défauts naturels. » Ils regrettent même la vie qu'ils ont perdue, tandis que les rois justes « purifiés par la lumière divine n'ont plus rien à désirer pour leur bonheur ».
Une opposition si tranchée entre des rois qui diffèrent par le mérite, mais qui, en somme, habitent le même Ciel, doit nous paraître assez étrange. On se demande pourquoi Fénelon représente ici les deux extrêmes. Il semble qu'il pouvait donner à Achille et à Agamemnon une gloire inférieure à celle des rois justes
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sans recourir, pour montrer cette infériorité, à des détails matériels et païens qui jurent dans un ensemble chrétien. Et c'est bien ce qu'il a fait plus loin lorsqu'il a représenté Sésostris jouissant « d'une félicité moindre parce qu'il avait oublié les règles de la modération et de la justice, mais néanmoins, pénétré « d'une lumière douce et de « l'esprit divin qui l'avait mis dans un transport au-dessus de la raison humaine».
En excluant cet élément divin du bonheur d'Achille, d'Agamemnon et de tant de rois, et en ne prenant pour le représenter que des couleurs vagues et matérielles, il est probable que Fénelon n'avait pas seulement pour but de les distinguer des autres. Il voulait encore indiquer d'une manière générale qu'on peut douter du salut de tant de rois batailleurs et conquérants auxquels les préjugés populaires ne sont que trop portés à décerner les plus grands honneurs. Et comme .,ce doute, manifesté d'une manière trop directe à l'endroit des guerriers qui ont été les compagnons d'Ulysse, aurait pu jeter le trouble dans le cœur de son fils, le vieillard Arcésius qui « conçoit de lui de grandes espérances » se contente de ces insinuations lointaines et délicates.
Tel est le sens qu'il faut attacher, par exemple, à ce portrait de Thésée que Fénelon représente avec « le visage un peu triste ». Car si on prend ces mots au pied de la lettre, comment ce héros peut-il être triste dans le séjour de la gloire et du bonheur? Et comment du reste
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Fénelon aurait-il placé dans le Ciel un homme que les païens eux-mêmes avaient mis dans le Tartare ? `? « sedet, aeternumque sedebit
« Infelix Theseus. »
C'est encore le sens qu'il faut donner à ce portrait d'Ajax « qui se tua de désespoir et qui montre l'indignation et la fureur peintes sur son visage ». Un poète chrétien pourrait-il mettre dans le Ciel un suicidé qui, ayant conscience de son crime, < regarde avec peine » Télémaque et « entre brusquement dans un bocage, comme s'il lui était odieux
Enfin, que dire d'Achille qui était dans l'antiquité le plus semblable à un dieu par son héroïsme, mais qui perd beaucoup de son mérite par la manière dont Fénelon explique ses actes et la brièveté de sa vie ? Il ne le considère pas en effet comme une victime du destin, mais comme l'instrument « des vengeances des dieux » qui n'ont voulu « s'en servir que pour punir les hommes de leurs crimes. et qui, une fois apaisés, ont refusé de laisser vivre un jeune héros qui n'était propre qu'à trouMer les hommes, qu'à renverser les villes et les royaumes ». Or, tout en exécutant les ordres des dieux, le héros de l'J~ade est-il bien sûr de ne les avoir pas dépassés ? Et s'il les a dépassés, a-t-il le droit d'attendre une récompense ? Fénelon n'ose l'affirmer. Il se contente d'en douter et c'est le doute en définitive qu'il veut mettre dans notre esprit.
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C'est ainsi que le prêtre chrétien a eu le talent de se servir de la Fable antique pour inspirer à Télémaque cette crainte salutaire qui est le commencement de la sagesse et pour lui donner une fois de plus des leçons d'humanité et de modération, principes sublimes qui résument la morale du chapitre et qui sont le fond même de tout l'ouvrage.
§ VI Fénelon imitateur de Sophocle. Étude sur le 12e livre.
Notre étude sur le Télémaque serait incomplète, si après avoir marqué dans ses grandes lignes l'influence de l'hellénisme sur la conception et la composition de ce poème, nous ne donnions une analyse détaillée du XIIe livre où l'auteur a résumé deux tragédies de Sophocle, le Philoctète et les Trac/ïtn~nnM.
En effet, par la simplicité de la fable, la régularité de sa marche, l'enchaînement et la conduite des scènes, le développement progressif des caractères et des passions, ces deux pièces répondaient pleinement à l'idée qu'il se faisait du beau simple et naturel. En les reproduisant dans son Télémaque, il a supprimé bien des détails qui eussent par trop étendu une œuvre déjà longue. Mais les quelques pages où il a résumé les malheurs d'Hercule et de Philoctète font revivre en quelque sorte sous
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nos yeux les personnages de Sophocle. Chose étrange En bien des endroits Fénelon n'a fait que traduire son modèle et pourtant chez lui, le traducteur n'a pas porté tort à l'artiste jaloux de reproduire les traits vivants de l'œuvre antique. Sophocle s'est présenté à lui non pas comme un auteur qu'on étudie, mais comme un ami qu'on fréquente et dont on cherche à pénétrer les sentiments les plus intimes. Le P/ït/oc~fe et les rfac/Hniennes notamment appartiennent à ce genre d'ouvrages dont il disait lui-même « Leur charme ne s'use jamais loin de perdre à être relus, ils &e font toujours redemander leur lecture n'est point une étude, on s'y repose, on s'y délasse (1). »
C'est donc avec son' cœur et sa pure imagination qu'il a parcouru toutes les péripéties de ces héros, comme Sophocle les avait parcourues à vingt siècles de distance, et non moins heureuse que les vers du poète grec,sa prose vive et harmonieuse les a reproduits avec un singulier caractère d'originalité. D'où vient donc ce merveilleux privilège du génie de savoir conserver sa physionomie sous des traits empruntés, et de puiser toujours de nou- 1 veaux trésors même à des sources qui semblent épuisées ? C'est que, en réalité, son œuvre vit moins des richesses d'autrui que de celles qu'il y apporte, même à son insu. C'est ainsi que Fénelon a modifié un sujet qu'il croyait simplement imité de Sophocle. A l'idéal (t) Lettre à ~'Académie.
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grec il a ajouté l'idéal chrétien et de ce mélange harmonieux et discret est sortie une œuvre qui reste grecque par la forme mais qui est chrétienne par la pensée intime.
Examinons d'abord le récit de la mort d'Hercule. Fénelon ne pouvait le reproduire tel qu'il est dans Sophocle. Les aventures galantes de ce héros, la jalousie et les intrigues de Déjanire auraient choqué la délicatesse d'un jeune lecteur et d'un chrétien. Et pourtant, comment parler d'Hercule sans redire toutes ces traditions de l'antique légende ? Fénelon a éludé habilement la difficulté en rattachant son récit à celui des aventures de Philoctète dont il n'est qu'un épisode.
En effet, en faisant à Télémaque le détail de tous ses malheurs, l'exilé de Lemnos se propose simplement de lui raconter « ce qui avait allumé dans son cœur tant de haine contre Ulysse ». Hercule n'intéresse le sujet qu'indirectement. C'est de lui que Philoctète tient les fameuses flèches objet de la querelle. Il peut bien rappeler les circonstances dans lesquelles il a recueilli ce précieux héritage. Mais il n'a pas lieu de remonter le cours d'une longue carrière et de prolonger un épisode sans intérêt pour le fils d'Ulysse. Il est vrai que Philoctète s'oublie un peu sur ce cher sujet. C'est que Hercule était son ami et comment résister au plaisir de parler d'un ami? D'ailleurs, le Grec aime les longues narrations et nous savons que sur ce point comme sur bien d'autres, Fénelon était Grec. Ainsi tout en mettant
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son récit dans un cadre qui le dispense de développements inutiles et par trop scabreux, il résume cependant d'une main légère et discrète les tristes aventures qui ont amené la mort de son héros.
Mais c'est quand il arrive à la catastrophe finale qu'il faut admirer comment l'artiste chrétien a modifié l'oeuvre de Sophocle. L'Hercule de ce poète meurt dans des circonstances fort tragiques mais une étrange particularité de cette mort, c'est qu'il charge son propre fils Hyllus d'en faire les préparatifs. Il lui commande « de porter du bois sur le mont Œta, d'y dresser un bûcher, et de l'y transporter lui-même avec l'aide de quelques amis ». Hyllus se récrie en vain contre cet ordre barbare. Hercule, sentant que l'heure marquée par les oracles est arrivée, lui fait jurer « par la tête de Jupiter s d'exécuter ses dernières volontés. Il lui prescrit même « de ne laisser éclater aucun signe de douleur, sous peine de le poursuivre de ses malédictions dans les Enfers ?. Après bien des instances, le malheureux Hyllus se résigne enfin à commettre malgré lui un parricide. Mais ce n'en est pas moins un parricide pour un lecteur moderne que touchent fort peu les prédictions des oracles et la volonté de Jupiter. Aussi Fénelon a été bien inspiré en substituant Philoctète à Hyllus pour une besogne si délicate. Ce qu'un fils ne pouvait exécuter sans crime, un ami va l'accomplir, sinon sans crime, du moins avec le privilège des circonstances atténuantes. D'abord Herculé qui connaît la douleur de son ami
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n'essaie pas de la contenir et se garde bien de lui prescrire un calme stoïque qui répugne à nos mœurs. Car si la religion fortifie notre âme contre la douleur par l'espérance d'une autre vie, elle n'interdit pas les épanchements de la nature. Encore moins songe-t-il à le charger des préparatifs de sa mort. « Il construit luimême son bûcher sur le sommet de la montagne, y monte tranquillement dessus, et ce n'est qu'après avoir achevé tout cet appareil lugubre qu'il implore le secours de son ami pour consommer son sacrifice. Philoctète consterné obéit malgré lui à la parole d'Hercule comme à celle d'un dieu. D'ailleurs, est-ce un crime de donner la mort à un malheureux qui n'est plus dans les conditions de l'humanité? C'est ce qu'il semble indiquer lui-même dans ces paroles qui, en tout cas, sont pour lui une décharge « Mes mains tremblantes et saisies d'horreur ne purent lui refuser ce cruel office car la vie n'était plus pour lui un présent des dieux, tant elle lui était funeste Je craignis même que l'excès de ses douleurs ne le portât à faire quelque chose d'indigne de cette vertu qui avait étonné l'univers. « A quoi donc pouvait le porter l'excès de ses douleurs ? A se donner la mort ou à la donner à son ami ? Philoctète ne le dit pas. Mais, dans cet état d'incertitude, il trouve plus facilement grâce devant un juge trop sévère de sa conduite.
C'est par ces modifications de détail que Fénelon a rendu le récit de la mort d'Hercule à la fois plus hu-
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main et plus moral. C'est ainsi également qu'il a relevé le caractère de ce héros. L'Hercule antique éprouve la douleur physique et ses plaintes amères sont dans Sophocle un morceau fameux que bien des poètes se sont exercés à reproduire. Mais ce qui manque à cette grande âme c'est le remords c'est le sentiment que ses maux sont l'expiation d'une grande faute. Ainsi, au lieu de voir dans ses souffrances le châtiment de son infidélité conjugale, il n'y voit qu'un caprice des dieux. « Autels sacrés du Cénée Voilà donc le prix que tu me réservais pour mes offrandes, ô Jupiter A quel supplice tu m'as condamné » Ainsi Jupiter n'est plus pour lui le dieu vengeur de la vertu outragée, ce n'est, pour ainsi dire, qu'un ingrat vulgaire qui méconnaît les services rendus. Il s'en prend alors à la fille d'Œnée « dont la perfidie l'a enveloppé de cette robe fatale tissue par les Furies Toute la morale que cette pensée lui suggère, c'est un violent dépit de se voir mourir victime d'une femme, lui que n'ont pu vaincre « ni la lance de ses ennemis, ni l'armée des géants, ni la fureur des monstres sauvages, ni les Grecs, ni les barbares ». Et comme il se croit une victime innocente, il voudrait se venger en répandant le sang de cette femme. « Va toi-même, l'arracher de ce palais, dit-il à Hyllus traîne-là jusqu'à moi, pour que je sache si tu plains mon corps plus que le sien, quand tu la verras punie comme elle le mérite. »
Certes, il est beau de voir ce héros échapper par de-
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grés aux tortures du corps et s'élever aux mouvements les plus nobles de la souffrance morale. Il Il offrait ainsi ce mélange d'héroïsme et de faiblesse qui était pour les Grecs le type de la tragédie, le moule sur lequel ils la modelaient (1). » Mais le christianisme n'admet cet idéal que si le héros joint au sentiment de ses faiblesses le regret d'y avoir cédé et c'est par là que l'Hercule moderne se distingue encore de l'Hercule antique. « Ses malheurs et les miens, dit Philoctète, viennent d'une passion qui cause tous les désastres les plus affreux, c'est l'amour. » Ainsi il nous montre d'abord un profond sentiment de sa responsabilité. Il sait qu'il mérite les maux que les dieux lui envoient et la douleur morale l'emporte chez lui sur la douleur physique. « Tu vois, dit-il, ô mon cher Philoctète, les maux que les dieux me font sounrir ils sont justes, c'est moi qui les ai onënsés j'ai violé l'amour conjugal, je péris et je suis content de périr pour apaiser les dieux. » Sa vertu a tellement surmonté sa douleur qu'il se reproche le meurtre de Lichas, bien qu'il ait tué ce malheureux dans un moment de crise où il n'avait presque pas conscience de ses actes. Voilà des pensées toutes chrétiennes. C'est le tableau du pécheur converti qui, en présence de la mort, dépose son orgueil et confesse ses égarements. Aussi voyons-nous le héros transformé par ce modeste aveu aspirer à une (t) PATt": 7')-H~t~ues~r!'cs, Sophocle.
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vie meilleure et conserver jusqu'au milieu des flammes « un visage aussi serein que s'il eût été couronné de fleurs et couvert de parfums dans la joie d'un festin délicieux ». Et en effet, lorsque le feu a consumé sa dépouille mortelle, « il conserve, par ordre de Jupiter, cette nature subtile et immortelle, cette flamme céleste qui est le vrai principe de vie ». Gracieuse image de la gloire céleste qui environne les élus, lorsque délivrés des entraves du corps ils jouissent dans le Ciel de la vision béatifique.
Ainsi, on le voit, il y a comme un abîme entre le héros chrétien transformé tout-à-coup par la grâce divine et cette victime du destin qui meurt en se raidissant orgueilleusement contre la douleur. Si on veut se faire une idée exacte de l'Hercule antique, ce n'est donc pas dans Fénelon qu'il faut la chercher, mais dans Sophocle. Là, il nous apparaît tel que l'a conçu l'antiquité, singulier mélange de vertus héroïques et de vices grossiers, vrai type de la force brutale. Mais, en lui communiquant le sentiment de l'honneur et du devoir, Fénelon a complètement dénaturé la conception antique. L'homme nouveau a fait oublier le vieil homme.
Philoctète n'a pas eu besoin d'une semblable transformation. Cette noble et touchante figure est en effet une des plus pures créations de l'antiquité, et il se présente à nous avec « ce je ne sais quoi d'achevé que le malheur donne à la vertu » C'est dire qu'il est presque
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chrétien, et Fénelon n'a pas eu de grands efforts à faire pour lui communiquer ce caractère. D'abord il a donné à sa douleur comme à celle d'Hercule un sens moral qu'elle n'a pas dans le théâtre de Sophocle. Philoctète n'est plus une victime du destin. Il expie le crime d'avoir violé la sainteté du serment en révélant le tombeau d'Hercule secret qu'il avait promis aux dieux de ne dire jamais ». Aussi « les dieux l'en ont puni Et 0,
ce n'est~par hasard « qu'en se préparant à perçer un daim, il laissa tomber la flèche de l'arc sur son pied » A la vue de ses souffrances, « chacun conclut que c'était un supplice qui lui était envoyé par les justes dieux ».
Cette légende de Philoctète parjure ne se trouve pas dans Sophocle qui explique ses douleurs « par la morsure envenimée d'une vipère ». Aussi on avait cru longtemps que c'était une supposition de Fénelon. C'est une erreur qui a déjà été relevée. On a trouvé dans Servius un passage qui rapporte cette légende comme remontant à une haute antiquité (1). Ainsi l'auteur de Télémaque n'invente pas arbitrairement, mais il puise aux traditions diverses de la mythologie, corrigeant la légende par la légende et s'attachant de préférence à celles qui ont le plus de moralité.
Mais lorsque la fable est défectueuse, il ne craint pas de s'en écarter. Bien qne Philoctète ait de justes motifs (l) PATtt. Tragiques ~'ecs, Sophocle.
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de haïr Ulysse, il n'a plus recours pour exhaler sa colère à ces mots injurieux « 0 le plus scélérat, ô le plus audacieux des hommes. Arc chéri, te voilà passé au pouvoir d'un homme perfide, d'un être abhorré, odieux, d'un Ulysse qui ne cesse d'ajouter des infamies à tous les maux qu'il a déjà tramés contre moi. C'est que Philoctète est en présence de Télémaque, et les lois de l'hospitalité lui font un devoir de ne pas redire devant le fils des injures qui ne s'adressent qu'au père. Il se contente de rappeler qu'il fût saisi d'horreur en le revoyant « Si le sombre royaume de Pluton se fût entr'ouvert et que j'eusse vu le noir Tartare que les dieux mêmes craignent de voir, je n'aurais pas été saisi, je l'avoue, d'une plus grande horreur. » Il ajoute que ses discours le remplirent de colère « Alors, je dis à votre père tout ce que la fureur pouvait m'inspirer. » Mais il se borne à ces indications générales sans faire aucune citation pui eût par trop froissé la piété filiale de Télémaque.
Cette modération n'est pas seulement l'effet d'une délicate prévenance elle est aussi le triomphe de la vertu. N'oublions pas l'aversion que le fils d'Ulysse inspira d'abord à Philoctète et la lutte intérieure que ce héros eùt à soutenir pour triompher de ce sentiment. Quand je vous ai vu, dit-il à Télémaque, j'ai senti de la peine à aimer la vertu dans le fils d'Ulysse. Je me le suis souvent reproché. Mais enfin la vertu, quand elle est douce, simple, ingénue et modeste, surmonte tout. »
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Or, ce triomphe que Philoctète remporte sur luimême ne saurait être l'effet d'un sentiment purement humain. On n'en trouverait pas un seul exemple dans toute l'antiquité qui croyait au contraire qu'il y avait une sorte d'inhumanité de ne pas chercher un soulagement à sa douleur dans celle de son ennemi. Mihi vero importunus ac /e/'reus qui non dolore ac cruciatu nocentis ;!uum dolorem cructc~umq'uc lenierit (1). Il faut donc, pour comprendre la conduite de Philoctète, avoir recours à la religion chrétienne qui seule enseigne et met en pratique cette maxime si élevée et si difficile le pardon des ennemis.
Si la religion nous explique sa modération dans l'injure, elle nous explique aussi sa modération dans la douleur. Il ne fait plus entendre ces cris aigus. « Ah ah hélas hélas ô mon pied que tu vas me faire souffrir Le mal s'avance, il approche. Malheureux que je suis hélas hélas Encore moins songe-t-il à rejeter son mal sur Ulysse et à lui dire « Odieux habitant de Céphalonie, puisse une pareille douleur te traverser la poitrine! » Il se contente de souhaiter la mort « 0 mort tant désirée, que ne viens-tu ?. 0 terre, reçois un mourant qui ne peut plus se relever, » Mais il ne cherche pas ailleurs un soulagement à un mal dans lequel il reconnaît un châtiment envoyé par les dieux.
(t) CtCËnox. ~attttRStrc.
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D'ailleurs, cette réserve dans l'expression de la douleur n'est pas seulement l'effet de la vertu. Elle tient encore à une doctrine littéraire qui faisait loi au xvtf siècle. Ce qu'on recherchait alors dans une œuvre d'art, c'était non un spectacle à sensation, mais la peinture vive et animée d'une crise morale. Exagérant la sévérité de l'art grec qui admettait la représentation de la douleur physique pourvu qu'elle servit à faire ressortir la douleur morale, l'art français à cette époque aurait cru sortir de la décence et de la règle en les opposant l'une à l'autre. Il aurait craint de dépasser cette mesure délicate et cette gravité sereine que l'influence personnelle de Louis XIV avait su imprimer aux arts comme à la politique. Aussi, voyons-nous Corneille et Racine, par exemple, pour ne parler que de la tragédie, s'interdire scrupuleusement un des procédés si fréquents et si communs de la scène contemporaine. Leur théâtre n'est qu'une série d'études psychologiques et savantes où tout est pour l'âme et rien pour le corps tout pour l'esprit et rien pour les yeux. On semblait croire alors qu'il y avait dans l'homme deux parties à la fois distinctes et indépendantes l'une de l'autre et l'artiste obligé de faire un choix entre les deux prenait naturellement la plus noble pour objet de ses études.
C'est en vain que Boileau avait dit
« H n'est point de serpent, ni de monstre odieux
Qui, par t'art Imité ne puisse plaire aux yeux. »
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Le xvn' siècle n'en persistait pas moins à exclure de son domaine certains sujets comme trop bas et trop repoussants. De ce nombre était la douleur physique qui lui semblait plus propre à exciter 1 horreur que la pitié ou la terreur tragique.
Or, cela est-il vrai ? Peut on admettre que si la peinture des souffrances de l'âme est pour nous une source si vive d'intérêt, les souffrances du corps ne peuvent produire qu'un pathétique vulgaire? Faut-il, par conséquent, comme l'a fait Cicéron, condamner les tragiques grecs pour avoir représenté, Eschyle, les tortures de Prométhée, Sophocle, les blessures de Philoctète, Euripide, la folie d'Oreste et l'agonie d'Hyppolite?
Il y a eu de tout temps des spectacles grossiers où un public insensible aux émotions plus élevées de l'âme ne cherche que le plaisir de la sensation pure. Tels étaient à Rome les jeux des gladiateurs. Telles sur nos places publiques ces imitations de scènes sanglantes qui nous donnent presque l'illusion de la réalité, ou bien enfin des scènes véritables, par exemple, l'exécution d'un condamné. Ces spectacles sont ignobles, indignes des sympathies d'un peuple civilisé et l'écrivain qui nous en donne quelque image oublie la noble mission de l'art qui est d'élever l'âme et non de flatter les sens.
Mais il n'en est plus de même, et le spectacle est digne d'attirer nos regards, lorsqu'en présence d'une grande douleur nous trouvons une grande âme qui y
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résiste. Ainsi, par exemple, tout le monde établit une grande différence entre la douleur d'un criminel et celle d'un martyr. Et tel qui reculerait d'horreur devant la première serait au contraire attiré par la seconde. C'est que le criminel expie simplement dans son corps des satisfactions coupables qu'il s'est procurées par des moyens illégitimes. Son âme viie et-corrompue ne reprend pas sur le corps, à ce moment fatal, un empire
qu'elle n'a jamais eu. Et quand même le remords le rendrait, par hasard, capable de cet effort suprême, ce n'est pas ce qu'attend de lui une foule avant tout avide de sensation. Elle ne cherche que du sang, et elle ne voit que du sang, rien de plus. Le martyr, au contraire, meurt pour défendre un principe qu'il met au-dessus de tous les biens de la terre. Aussi, quelle sérénité et quelle douceur au milieu des plus horribles tortures C'est là ce qui frappe le spectateur qui est, en effet, moins touché de ses souffrances physiques que de la force d'âme qui les lui fait endurer sans se plaindre. C'est ainsi que la mort d'un criminel nous fait horreur tandis que celle d'un martyr nous touche et nous élève.
Si dans la réalité nous mettons une si grande différence entre les spectacles de pure sensation et ceux qui nous représentent la lutte de l'âme contre le corps, si ces derniers exercent sur nous un intérêt si vif et si moral, pourquoi l'art les croirait-il exclus de son domaine ? Car cette lutte existe constamment en nous
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elle est de tous les jours et de tous les instants. L'art qui est essentiellement humain doit donc prendre l'homme par les deux côtés qui le constituent. On a beau nous montrer la fermeté d'une âme qui résiste à la douleur, si cette douleur est cachée à nos yeux, nous ne sommes émus qu'à moitié. « Comment rendre sensible la résistance, dit M. Patin (1), sans montrer aussi l'attaque? Comment le héros paraîtra-t-il supérieur à la souffrance, si l'on ne voit pas qu'il souffre ? Philoctète souffre, car il est homme, et ce sont des hommes et non pas des gladiateurs du stoïcisme que peint la tragédie. Mais, encore une fois, cette théorie n'était pas celle duxvir siècle, et c'est pour cela que Fénelon, sacrifiant une fois en passant au goût de ses contemporains, a peint avec tant de réserve la douleur de son héros. Il est un autre personnage de son récit qu'il a singulièrement relevé et qui nous montre une fois de plus la perfection de l'art grec quand il est associé aux idées chrétiennes nous voulons parler d'Ulysse. Fénelon n'en a pas fait sans doute un héros sans reproche car comment donner ce caractère à celui qui passait dans toute l'antiquité pour le type de la four berie scelerum~ue inventor Ulysses. Mais il supprime les traits qui pourraient le rendre odieux à un lecteur moderne. Telle est cette longue scène dans laquelle Sophocle, au début de sa tragédie, indique les perfides conseils don(ï) Tragiques grecs, Sophocle
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nés par Ulysse à Néoptolème pour séduire Philoctète. Que le fils d'Achille ait reçu ces conseils et qu'il ait été envoyé en avant par le roi d'Ithaque, la nature du récit et l'intervention soudame de ce héros sur le lieu de la scène nous le prouvent suffisamment. Mais en l'apprenant dès le début, le lecteur aurait été trop prévenu contre un homme que Fénelon voulait relever à ses yeux. Si cette prévention naît un moment dans son esprit, lorsque Philoctète dit à Ulysse « Vois-tu ce jeune homme qui n'était point né pour la fraude et qui souffre en exécutant ce que tu l'obliges à faire elle ne tarde pas à se dissiper, ou du moins à diminuer, lorsque ce prince lui répond par ces paroles qui sont presque. des paroles d'amitié « Ce n'est pas pour vous tromper ni pour vous nuire que nous venons c'est pour vous délivrer, vous guérir, vous donner la gloire de renverser Troie, et vous ramener dans votre patrie. C'est vous et non pas Ulysse qui êtes l'ennemi de Philoctète. » Nous voyons bien dans Sophocle des paroles qui, prises en elles mêmes, semblent aussi flatteuses « Nous partons et peut-être ces armes qui t'avaient été données pour l'honorer, me vaudront-elles une gloire qui t'était destinée. » Mais cet éloge est mêlé à une injure « Tu ne nous es plus nécessaire puisque nous avons ces armes avec nous, Teucer qui sait s'en servir, -et moi-même, je ne me crois pas inférieur à toi, soit pour manier l'arc, soit pour diriger la flèche. » D'ailleurs, le compliment serait-il bien présenté, est trop tardif et
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ne peut faire oublier à Philoctète l'insolence brutale avec laquelle Ulysse l'a abordé « Il faut que tu viennes avec elles (avec tes armes), ou bien ceux-ci t'entraîneront malgré toi. » Sur un cœur ainsi froissé les hommes ne peuvent rien les dieux eux-mêmes seront impuissants. En effet, lorsque après l'avoir menacé de la force, Ulysse lui allègue la volonté de Jupiter « Scélérat, lui dit Philoctète, qu'oses-tu dire? en alléguant ainsi les dieux, tu en fais des menteurs. » Dans Fénelon, Ulysse a plus de modération et par là plus d'influence sur son adversaire, bien que celui-ci prétende lui dire « tout ce que la fureur peut lui inspirer ». En effet, lorsque échauffé par la colère, il s'apprête à maudire son ennemi, les paroles expirent sur ses lèvres, et il ne voit plus dans cet homme que l'instrument de la vengeance divine qui le poursuit toujours « 0 Ulysse, auteur de mes maux, que les dieux puissent te. mais les dieux ne m'écoutent pas au contraire, ils excitent mon ennemi ). Ulysse se montre toujours digne de sa divine mission et au lieu d'opposer la colère à la colère, il regarde Philoctète avec « un air de compassion. semblable à un rocher, qui sur le sommet d'une montagne, se joue de la fureur des vents, et laisse épuiser leur rage, pendant qu'il demeure immobile ». Ce n'est qu'après avoir épuisé tous les moyens de persuasion qu'il le menace de le laisser à Lemnos, « car, dit-il, la compassion pour un seul .homme ne doit pas nous faire oublier le salut de la Grèce entière ». Mais ces paroles n'aboutissent
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qu'à redoubler la douleur de Philoctète. Ulysse « juge enfin que le meilleur moyen est de lui rendre ses armes ». Et cet acte de bonté joint aux prières de Néoptolème achève presque de le gagner. Il est vrai qu'Hercule apparaît pour le tirer de son incertitude. Fénelon ne pouvait supprimer ce trait important consacré par le chef-d'œuvre de Sophocle. Mais au fond, le deus ex machinâ était devenu ici inutile, car Ulysse avait déjà gagné sa cause. Dans Sophocle, c'est Néoptolème qui rend les armes à Philoctète. En attribuant à Ulysse l'honneur de cette restitution, Fénelon a ainsi conservé à ce héros le caractère de grandeur et même de bonté qu'il lui prête dès le commencement du récit et il a rendu plus humain le dénouement d'une action déjà si touchante. Nous voilà ainsi bien loin du personnage cruel et perfide de Sophocle qui, après avoir menacé Philoctète de l'enchaîner, l'abandonne dans l'île en lui emportant ses armes, veut empêcher Néoptolème de les lui rapporter et termine ses démarches par ces paroles menaçantes <i. Je vais t'emmener à Troie, malgré toi, que le fils d'Ulysse y consente ou non. »
Fénelon a eu raison de supprimer cette fuite barbare, car son Ulysse sait bien que s'il accomplit la volonté des dieux, il réussira par la persuasion sans recourir à la force. C'est aussi pour ce motif qu'il a supprimé la scène du marchand, personnage envoyé comme Néoptolème pour précipiter par un récit mensonger le départ de Philoctète, « Cet incident, dit M. Patin, pouvait
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Tel est le T~ema~ue, œuvre étrange dans son ensemble, qui a été l'objet des commentaires les plus divers, mais pu l'on ne saurait trop admirer l'art infini avec lequel l'auteur a su cacher, sous une mise en scène grecque, les préceptes les plus élevés de la morale chrétienne et c'est surtout à ce poème qu'on peut appliquer les paroles de Sainte-Beuve « Fénelon a eu l'esprit de piété et il a eu l'esprit de l'antiquité. Il unit ces deux esprits, ou plutôt il les possède et les contient chacun dans sa sphère, sans combat, sans lutte, sans les mettre aux prises, sans que rien vienne avertir du désaccord et c'est un grand charme. x
être bon (dans la pièce grecque) pour égayer l'action et varier un peu le pathétique des scènes précédentes ». Mais dans le récit de Fénelon, il était inutile pour un but qu'Ulysse était sùr d'atteindre. Il l'atteint si bien que d'un ennemi acharné il fait presque un ami. Et Philoctète termine le récit de ses aventures par un éloge d'Ulysse qui nous montre une fois de plus l'heureuse influence de l'idée chrétienne associée avec l'art grec <' J'avais encore je ne sais quelle aversion pour le sage Ulysse, par le souvenir de mes maux, et sa vertu ne pouvait apaiser ce ressentiment mais la vue d'un fils qui lui ressemble et que je ne puis m'empêcher d'aimer m'attendrit le cœni pour le père même ».
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CHAPITRE II
LES DIALOGUES
Si on connaît bien le génie et le caractère de Fénelon, on n'a pas de peine à comprendre sa prédilection pour la forme du dialogue. Disciple et admirateur de Platon, il a adopté comme instinctivement à l'exemple de son maître le cadre qui répondait le mieux à son tour d'esprit philosophique et littéraire.
Aux yeux de Platon, la seule méthode pour arriver à la vérité et pour la communiquer, c'est la dialectique ou l'art d'interroger et de répondre, de définir et de diviser. La forme qui convient le mieux à cette méthode est donc le dialogue ou les interlocuteurs s'entretiennent directement sans intermédiaire et n'invoquent d'autre témoignage que celui qu'ils trouvent en euxmêmes. En effet à la différence d'Aristote qui met le fait à la base de toute science et qui par suite prétend arriver à une démonstration certaine indépendante de l'esprit qui la formule, Platon enseigne que la vérité
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réside en chacun de nous et que le rôle de l'interlocuteur est de nous aider à « accoucher » de cette même vérité, pour parler comme Socrate.
Telle est sinon la méthode, du moins la tendance d'esprit de Fénelon. Plus ami du sens propre que de la tradition, c'est-à-dire de la vérité découverte par l'esprit que de la vérité transmise et universelle, il a une répugnance instinctive pour une forme technique et rigoureuse qui a l'air d'imposer la vérité comme un dogme sans chercher à provoquer le consentement de l'esprit. Nous l'avons déjà constaté, il n'aime pas les opinions toutes faites, seraient-elles autorisées par un grand nom.
« Je le croirai, s'il a raison, dit-il lui-même je ne jure sur la parole d'aucun maître. ne croyez ni Socrate ni Platon, mais jugez de l'un et de l'autre par des principes clairs. » Le meilleur moyen d'y réussir sera donc le dialogue qui permet à l'esprit de discuter la pensée au fur et à mesure qu'elle se produit et de ne rien admettre qui ne paraisse évident.
Ce n'est pas que cette forme ne puisse convenir aussi à l'exposé de la vérité universelle ou d'une démonstration scientifique. Même dans ce domaine, un écrivain de talent qui joint à une grande justesse d'esprit une imagination vive et prompte, peut exploiter ce double avantage au profit de la vérité. C'est ainsi que dans tel ou tel de ses dialogues des Morts, Fénelon semble n'avoir eu recours à cette forme de la conversa-
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tion familière que pour rendre plus agréable à son jeune élève l'exposé d'un fait historique ou d'une doctrine philosophique. Mais ce ne sont pas alors des Dialogues proprement dits. L'interlocuteur ne semble y avoir d'autre rôle que de donner la réplique au personnage principal qui expose tranquillement son sujet sans rencontrer d'objections sérieuses. En effet il est de l'essence d'une vérité universelle d'être admise sans discussion et d'une vérité scientifique d'être nécessaire. Dès lors la forme de l'interrogation n'a qu'un avantage fort relatif. 'Et de fait nous voyons bien que Fénelon lui-même n'y a pas eu recours lorsqu'il a abordé des sujets de pure spéculation et qu'il nous a donné par exemple les preuves métaphysiques de l'Existence de Dieu. Au contraire, pour les vérités qui ne sont pas d'une certitude mathématique et où l'esprit ne peut arriver en somme qu'à des probabilités, la méthode la plus naturelle pour les exposer et pour les faire admettre, c'est l'induction et la dialectique, c'est-à-dire le dialogue.
Or le champ de ces sortes de vérités est très vaste. Il comprend d'abord les principes d'esthétique et de morale qui sans cesse affirmés sont toujours remis en question par l'influence du mauvais goût ou les caprices des passions. Il comprend aussi dans de certaines limites les matières théologiques. En effet, en dehors des décisions dogmatiques de la Foi qu'on ne peut rejeter sans être hérétique, il y a les questions controversées qui ne se rattachent qu'indirectement au dogme et sur lesquelles
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l'Eglise n'ayant pas porté de jugement définitif tolère toutes les opinions particulières. C'est dans ce domaine immense et varié que le sens propre peut se donner libre carrière, et tout le monde sait avec quelle complaisance, souvent excessive, Fénelon s'y est renfermé dans un grand nombre de ses écrits théologiques.
Or, sans parler de ses œuvres de direction spirituelle, ni de sa controverse sur le quiétisme qui tient beaucoup du dialogue par la vivacité des reparties et les efforts inouis d'une logique à la fois souple et tenace, toujours en quête d'arguments nouveaux pour éviter ou pour dérouter l'adversaire, nous trouvons dans ses œuvres de vieillesse des Dialogues proprement dits sur la question de la Grâce dont nous parlerons plus loin, et qui nous semblent comme la forme naturelle et définitive où devait aboutir l'esprit d'un écrivain chez lequel dominaient à la fois le sens propre et le sens de l'esthétique grecque.
En effet, ce n'est pas seulement le tour d'esprit de Fénelon qui nous explique sa prédilection pour le dialogue. Si cette forme convient au penseur, elle convient aussi et bien plus encore à l'écrivain. Doué comme les Grecs d'une imagination vive et ardente, il devait naturellement aimer et rechercher un genre d'exposition qui semblable à la conversation familière permet à la pensée de prendre les tons les plus variés. Répliques imprévues, réflexions ironiques, insinuations
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flatteuses, arguments ad hominem, que de ressources n'offre-t-elle pas à l'esprit (1)
Au contraire, « une longue et uniforme discussion est sèche et fatigante. On y languit, rien ne délasse un raisonnement en demande un autre, un auteur parle sans cesse tout seul. Le lecteur rebuté de ne faire qu'écouter sans parler à son tour lui échappe ou ne le suit qu'à demi. Mais faites parler tour à tour plusieurs hommes avec des caractères bien gardés le lecteur s'imagine faire une véritable conversation et non pas une étude. Tantôt il a la joie de prévenir une réponse et de la trouver dans son propre fonds. Tantôt il goûte le plaisir de la surprise par une réponse décisive qu'il n'attendait pas. Ce que l'un dit le presse d'entendre ce que l'autre va dire. II veut voir la fin pour découvrir quel est celui qui répond à tout et auquel l'autre ne peut donner une dernière réponse. Ce spectacle est un espèce de combat dont il se trouve le spectateur et le juge. Telle est la force du dramatique (2). »
Le tour dramatique, c'est-à dire la parole parlée et vivante se communiquant à la fois à l'oreille et à la pensée de l'auditeur, comme dans un débat familier, c'est bien là le procédé favori de cet aimable écrivain qui préfère la parole à l'écriture qui n'écrit que par* (i) Gn. HUIT. Etude sur le Gorgias.
(2) FÉNELON. Instruction pastorale en forme de Dialogues.
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occasion ou par nécessité, mais qui, à l'exemple des Grecs chez lesquels « tout dépendait de la parole », n'a en somme confiance que dans ce moyen pour enseigner la vérité et produire la persuasion.
Telles étaient aussi les préférences de Platon. Dans le plus gracieux de ses dialogues, il a célébré avec enthousiasme la supériorité de la parole sur les discours écrits. L'écriture, au contraire, est à ses yeux « une éloquence bâtarde dont la sœur légitime est le discours vivant et animé, écrit avec les caractères de la science dans l'âme de celui qui étudie
Sans doute, il ne faut pas prendre au pied de la lettre les assertions du philosophe grec. On peut croire avec un critique (1) « qu'il n'était pas insensible à la gloire d'avoir bien écrit celui qui nous a légué des œuvres si accomplies et qui jusqu'à son dernier jour s'occupa à les revoir et à les perfectionner ».
Mais qu'importent pour la postérité les arrières-pensées de l'homme, si elles n'ont pas nui à l'écrivain, et si, au lieu de goûter la nature, elles ont servi à la per · fectionner? Il n'est donc pas étonnant que le plus naturel de nos écrivains se soit inspiré d'un tel modèle pour développer en lui l'art du dialogue, image fidèle de cette conversation familière où « il semblait enchanter, dit Saint-Simon, de façon qu'on ne pouvait ni le quitter, ni s'en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver (ï) Cn. HUIT. Etude sur le Gor~KM.
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Ce n'est pas à dire que Fénelon se soit borné à un seul modèle. Lecteur assidu de tous les auteurs classiques, il a dû connaître tous les dialogues de l'antiquité qui sont parvenus jusqu'à nous. Néanmoins, ses modèles préférés et presque exclusifs ont été Platon et Lucien. C'est incontestable pour celui-ci dont il suit fidèlement le cadre dans ses Dialogues des Morts. Ce n'est pas moins certain pour le premier dont il invoque sans cesse l'autorité dans ses Dialogues sur l'Eloquence. Il est vrai qu'il lisait beaucoup les dialogues des Socratiques, Xénophon, par exemple, à qui il a emprunté un bon nombre d'idées morales et politiques, Cicéron et saint Augustin qu'il cite en beaucoup d'endroits. Mais chez tous ces écrivains, la forme du dialogue n'est qu'une froide imitation de Platon, « une pure fiction qui ôte au naturel sans ajouter à l'intérêt » (1). Ainsi il est hors de doute que Fénelon se bornait à leur emprunter des pensées, et que pour la forme il s'attachait au modèle commun et préféré, Platon. C'est donc principalement l'imitateur de Platon et de Lucien que nous allons étudier dans ce chapitre.
g Dialogues sur l'éloquence.
Nous n'avons pas à revenir ici sur le fond même de de ces dialogues. Nous avons vu ailleurs dans quelle mesure Fénelon s'est approprié les pensées de son maî(t) VlH.EMA!!t.
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tre. Il ne nous reste plus qu'à examiner comment il a imité cette forme d'exposition qui avait pour lui tant d'attraits.
M. Villemain a dit que les Dialogues sur l'Eloquence, composés « à la manière de Platon, et remplis de raisonnements empruntés à ce philosophe, sont écrits avec une grâce qui semble lui avoir été dérobée ». Nous ne pouvons que souscrire à un tel éloge. Pourtant il ne faudrait pas en exagérer la portée, et croire que l'imitation de Fénelon a été partout également heureuse. Si le sens chrétien lui a parfois inspiré d'utiles corrections à la pensée de Platon, il est en retour des qualités de composition qu'il ne lui a pas dérobées. Ainsi, il n'a ni l'éclat, ni l'ampleur, ni surtout cette force dramatique qu'il louait tant dans son modèle. En effet, ce qui fait le mérite original de ce vaste et beau génie, c'est d'avoir uni dans une harmonie intime et profonde la comédie à la philosophie. Ne l'oublions pas, Platon est artiste autant que penseur. Par un principe de sa philosophie, qui est en même temps un besoin de son esprit et de l'esprit grec, il veut unir la beauté à toutes choses, et la forme dramatique lui en offrait une occasion qu'il a évidemment saisie. Admirateur passionné de la Comédie philosophique qu'Epicharme avait inventée et où avaient excellé Sophron et Xénarque, ami d'Aristophane qui était alors dans tout l'éclat de sa renommée, c'est dans les œuvres de ces beaux génies qu'il apprit à donner tant de mouvement
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et de vie dramatique à l'exposition de ses doctrines, à décrire avec tant de relief et de vérité le lieu de la scène, à faire agir et parler les personnages conformément à un caractère réel et vivant, à représenter un type général dans chaque figure individuelle, et à semer avec tant d'art ces petits traits qui achèvent l'individualité et sont nécessaires à l'illusion dramatique (1).
Et en effet, si on parcourt les Dialogues, on y trouve partout les caractères de la vraie comédie. Veut-on voir d'abord une description du lieu de la scène? Qu'on promène ses regards sur ce ravissant paysage qui se trouve décrit en tête du Phèdre. Ce platane large et élevé, cet agnus castus avec ses rameaux élancés qui semble tout en fleur pour embaumer l'air, cette source qui coule sous le platane et dont les pieds attestent la fraîcheur, ce gazon verdoyant sur lequel on peut reposer mollement, tandis que le chant des cigales a quelque chose d'animé qui sent l'été, tout cela n'est-ce pas un théâtre merveilleusement approprié à la nature du sujet à traiter ? Pouvait on mieux se disposer à la contempla tion de la beauté morale que par la contemplation de la beauté physique ? `?
Après avoir dépeint le lieu de la scène, Platon fait paraître les personnages qui doivent y jouer leur rôle. Dans le Pro~oras, par exemple, qui est un modèle du (i) CHAIGNET. Vie et écrits de Platon. Nous avons beaucoup emprunté à cet auteur pour la rédaction du présent chapitre.
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genre, il donne à chacun des traits si bien choisis et si fortement accentués que nous devinons d'abord le fond de leur doctrine et de leur caractère. Nous voyons au premier rang Protagoras lui-même le plus grand des so" phistes il est là comme un roi entouré de sa cour dont il reçoit gravement les hommages. Puis vient le vaniteux Hippias, assis sur un siège élevé et comme sur un trône, qui fait de l'astronomie avec le physicien Eryximaque. Plus loin, c'est Prodicus qui donne un spécimen de ses études sur la grammaire et le dictionnaire. Les personnages secondaires ne sont pas moins heureusement choisis et peints. Il s'agissait de montrer la folle passion et l'entraînement irrésistible du beau monde et de la riche jeunesse pour la sophistique. L'entretien a donc lieu chez Callias, beau-fils de Périclès, Eupatride revêtu du sacerdoce héréditaire dans sa famille depuis Erechtée. Son engouement pour les sophistes était tel que sa maison était devenue comme leur hôtel commun et que sa fortune fut compromise par ses immenses largesses.
C'est cette forme vive et dramatique qui en donnant au lecteur une illusion de la réalité nous explique l'intérêt qui s'attache aux dialogues de Platon et le succès dont ils ont joui dans tous les temps.
On ne trouve rien de semblable dans les Dialogues sur rE~oçuence. Non seulement le lieu de la scène n'y est pas décrit, il n'y est pas même indiqué. Les personnages réunis soudain comme par enchantement au-
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près de leur maître, abordent directement leur sujet sans nous dire ni d'où ils viennent ni ce qu'ils sont. Sont-ce même des personnages ? Fénelon donne si peu d'importance à leur individualité qu'il ne les désigne que par trois lettres A, B, C. Ce n'est pas qu'on doive les confondre. Ils représentent chacun un état d'esprit et un courant d'opinions distincts. A qui « se contente du prédicateur de sa paroisse », et qui « ne veut pas qu'un prédicateur le dégoûte d'un autre », nous représente le vrai chrétien simple et droit qui ne cherche dans la parole évangélique que le bien et l'édification. Mais il est plus que cela. Homme de goût et d'esprit, il se livre aux riches développements d'une science sûre d'elle-même, épanchant sans y regarder et presque sans choisir la corbeille de son savoir. Fin et railleur, il redresse l'erreur partout où il la trouve, avec sincérité et avec bienveillance c'est le Socrate chrétien. B qui trouve son prédicateur admirable au point de n'en pouvoir goûter d'autre, et qui ne voit dans la chaire qu'un spectacle de curiosité, c'est le sophiste dépourvu de principes solides, qui, à l'exemple de Gorgias, ne voit dans la parole qu'un moyen comme un autre d'accroître son crédit ou sa fortune. Mais du reste quelle différence avec cet adversaire de Socrate, raisonneur subtil, obstiné, déjà dans tout l'éclat de sa réputation et redouté même des plus habiles. Non, ce n'est plus ici le spectacle imposant de ces vieilles luttes d'autrefois qui intéressaient un peuple tout entier parce qu'elles avaient
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èn effet des conséquences politiques et sociales. Dans les Dialogues sur l'Eloquence, il n'y a ni lutte, ni action, mais simplement une conversation aimable et loyale entre deux hommes, l'un savant, l'autre ignorant, mais d'une égale bonne foi et toujours disposés à céder à la raison et à l'évidence. Aussi A espère amener B par la vertu d'une dialectique solide à reconnaître la vérité. Inutile de parler de C, personnage d'une importance très secondaire, d'une intelligence assez bornée, et qui, incapable de discuter, n'est là que pour demander l'explication et appeler la lumière.
Mais, en réalité, la classe d'hommes que C et B représentent était-elle aussi souple et aussi facile à persuader que Fénelon a l'air de le supposer, et leur a-t-il bien donné le caractère qui leur convient ? Il semble que non. Sans doute, à l'époque où il écrivait ses Dialogues, la chaire chrétienne s'était dégagée de la scolastique et de l'érudition pédantesque (1), mais le mauvais goût y régnait encore et ils étaient certainement nombreux les sermons semblables à celui dont il est question dans le premier Dialogue « où les applications de l'Écriture sont fausses où une histoire profane est rapportée d'une manière froide et puérile, où l'on voit régner partout une vaine affectation de bel esprit
En effet, et c'était là le principe de tout le mal, un grand nombre de prédicateurs n'avaient pas l'esprit de (t) LA BRUYERE. Caractéres, chap. de la Chaire.
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leur ministère. « Un homme, écrivait La Bruyère (1), dit dans son cœur je prêcherai, et il prêche le voilà en chaire sans autre talent ni vocation que le besoin d'un bénéfice. » Aussi ne craignait-il pas d'être contredit lorsqu'en tête de son chapitre de la Chaire, il caractérisait en ces termes la prédication de son temps « Le discours chrétien est devenu un spectacle, cette tristesse évangélique qui en est l'âme ne s'y remarque plus elle est suppléée par les avantages de la mine, par les inflexions de la voix et par les longues énumérations. On n'écoute plus sérieusement la parole sainte c'est une sorte d'amusement entre mille autres c'est un jeu où il y a émulation et des parieurs. »
Voilà où en était arrivée la chaire à la fin du xvne siècle, en dépit des chefs-d'œuvre de Bourdaloue et de Bossuet. Il semble donc que l'auteur des Dialogues aurait dû s'armer d'une généreuse indignation pour flétrir énergiquement le vice régnant et le réduire à l'impuissance. En effet, il était à craindre que, grâce à cet excès de modération et de réserve, le public des hésitants et des faibles qui est toujours le plus grand nombre, prît le change sur les intentions de l'auteur et qu'il fût porté à ne pas apercevoir le vice de l'éloquence ou à ne pas le prendre au sérieux. Au contraire, il lui eût ôté toute illusion en recourant, pour le dépeindre, aux procédés de Platon. Qu'on s'imagine, par exemple, (t) L~ BmjYÈRB, Caractères, chap.. de la chaire.
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un interlocuteur hautain, artificieux et obstiné comme Calliclès, s'attachant sans démordre à la défense d'un méchant discours, entremêlant à la discussion ces altercations violentes, ces faux-fuyants, ces colères de dépit que nous remarquons dans le dialogue grec, et tout cela aboutissant, grâce à la logique habile et impitoyable de l'adversaire principal, à sa confusion définitive, un tel personnage fût resté la personnification de la fausse rhétorique. Pourquoi donc Fénelon a-t-il dédaigné les armes que Platon lui mettait entre les mains ? Et pourquoi, au lieu de l'imiter jusqu'au bout, s'est-il arrêté pour ainsi dire à moitié chemin ?
S'il s'était proposé, à l'exemple du philosophe grec, d'unir dans d'égales proportions le beau avec le bien, et s'il avait borné son ambition à détruire l'empire du mauvais goût, il n'aurait pas manqué de donner à son œuvre une forme plus dramatique et plus variée. On aime à croire que l'imitateur de Platon ne serait pas resté au-dessous de 1 imitateur d'Homère et de Virgile. Mais, remarquons-le bien, Fénelon cherche moins à détruire qu'à édifier. Il ne veut pas seulement discréditer la fausse prédication, il veut encore gagner les prédicateurs et les ramener à l'esprit de leur ministère. Et c'est pour cela qu'après avoir consacré un dialogue à les délivrer du mauvais goût, il en consacre deux à leur donner les règles positives de la véritable éloquence. Or, était-ce un bon moyen de les engager dans une voie de zèle et d'abnégation que de leur présenter ces
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règles sous une forme particulièrement attrayante et de semer des fleurs sur sa route ? Sans doute, il faut pour « réveiller l'attention et la curiosité des lecteurs, employer une méthode proportionnée à leurs besoins, o et c'est pour cela qu'il a adopté dans une certaine limite les procédés de Platon. Mais s'il était allé plus loin, s'il avait fait au spectacle une part trop considérable, les esprits superficiels habitués à juger des œuvres par la forme, auraient négligé la doctrine pour ne plus apprécier que l'art de la mise en scène. Ils auraient apporté, dans la lecture des dialogues, ces mêmes préoccupations mondaines que Fénelon signalait chez les auditeurs de la mauvaise prédication « On s'accoutume d'entendre cette description, ce n'est qu'une belle image qui passe devant les yeux on écoute ce discours comme on lirait une satire on regarde celui qui parle comme un homme qui joue bien une espèce de comédie », et la leçon morale dont cette comédie était le prétexte eût passé inaperçue. On aurait lâché la proie pour l'ombre. Ainsi les dialogues au lieu de produire le bien n'auraient produit que le beau. Et c'est là du reste l'écueil auquel s'est heurté plus d'une fois Platon. La critique lui a souvent reproché même dès l'antiquité « d'avoir compromis l'effet de son enseignement en poursuivant à la fois le double but d'enseigner et de plaire. La clarté des analyses, la conduite des raisonnements souffrent des nécessités de l'art qui à son tour est sacrifié aux exigences des idées et de la méthode philosophique ». Mais ce n'est pas tout. Il est encore un autre procédé
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de l'école socratique qui, bien qu'excellent en lui-même pour démasquer l'erreur et pour affirmer la vérité, peut aussi bien que la forme comique, empêcher d'une certaine manière ce résultat pratique où doit tendre tout enseignement. Nous voulons parler de l'ironie. L'ironie a été définie l'art de dire, d'une certaine manière ce qu'on ne dit pas et de ne pas dire ce qu'on dit. Un homme intelligent et instruit, qui veut convaincre d'ignorance un pédant infatué de lui-même, n'a qu'un moyen d'atteindre son but c'est de prendre une voie détournée et de le confondre en flattant son amourpropre. A sa prétendue science il fait semblant d'opposer l'ignorance. Il lui fait habilement une série de questions qui le poussent à faire étourdiment des concessions imprudentes dont il profite pour l'amener, sans qu'il s'en doute, à une conclusion contraire à ses-propres,principes. Il suit de là que pour réussir avec cette méthode, il faut un esprit souple et fécond, habile à enchaîner rigoureusement les propositions, sans jamais se laisser ébranler par les subtilités de l'adversaire. Telle est l'arme dont se servit Socrate pour réfuter les sophistes de son temps. Nous n'avons pas à examiner en ce moment si Platon en a fait un aussi fréquent usage que son maître. Nous admettons volontiers avec un critique « qu'on a trop confondu, dans ses dialogues ce tour particulier de la discussion avec la force comique qui en est très différente » (1). Mais il faut reconnaître aussi (t) CHAIGNET.
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que l'ironie < étant une forme, naturelle de la méthode analytique et de l'esprit critique », doit néanmoins y occuper une certaine place et spécialement dans le Gorgias qui prétend reproduire la polémique de Socrate contre ce fameux sophiste. C'est bien en faisant le modeste et l'ignorant qu'il pousse Gorgias et Calliclès à se prévaloir de leur prétendue science et qu'il les réduit plaisamment par une série de questions insidieuses et habilement enchaînées à ne pouvoir dire ce que c'est que l'éloquence.
Fénelon qui, en traitant un sujet semblable, s'inspirait de ce dialogue, devait donc être tout naturellement porté à lui emprunter aussi la méthode. Aussi bien, et la remarque nous semble venir ici fort à propos pour éclairer notre sujet, il a montré dans une mémorable circonstance combien il excellait à manier cette arme redoutable. Qu'on se rappelle la fameuse Querelle des Anciens et des Moderties, et l'art infini avec lequel il se joua de ces derniers dans sa Lettre à l'Académie, faisanfsemblant de renvoyer à la fin du chapitre la question en litige, et présentant, sans en avoir l'air, une chaleureuse apologie de l'antiquité dans les esquisses des travaux qu'il recommandait à l'Académie, puis se dérobant poliment au moment décisif, pour ne pas froisser les Modernes, les obligeant ainsi de revenir en arrière et de chercher le fond de sa pensée là où elle était, c'est-à-dire dans toute la Lettre admirable procédé d'un génie à la fois souple et impitoyable qui
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enfonçait le trait sans le faire sentir, et qui trouvait même le moyen de le retirer de la plaie et de prendre la fuite avant que la victime eût eu le temps de se reconnaître et de s'apercevoir qu'on l'avait blessée à mort. Il est vrai que ce trait d'ironie, modèle achevé du persiflage littéraire, se trouve dans le chef-d'œuvre qui termine sa carrière de critique. Mais il est clair qu'il n'était pas arrivé d'un seul coup à tant de perfection. L'art prodigieux qu'il déploie dans sa Lettre suppose une aptitude spéciale et un long exercice qui auraient pu de bonne heure produire d'excellents résultats. Et de fait on remarque dans ses Dialogues sur l'éloquence, comme dans toutes ses œuvres de controverse, un grand nombre de saillies spirituelles et de réflexions ironiques qui répandent sur son style beaucoup de charme et de variété. Mais c'est en vain, selon nous, qu'on y chercherait la véritable ironie socratique appliquée systématiquement au fond même de la doctrine comme méthode d'exposition et de réfutation. Pourquoi donc Fénelon qui devait tirer plus tard de ce procédé de si merveilleux effets pour réprimer dans les Modermes le faux orgueil du parvenu littéraire n'en a-t-il pas usé dans ses Dialogues pour détruire l'influence des faux prédicateurs qui se croyaient aussi des parvenus en éloquence ? D'après ce que nous avons dit plus haut il est facile dé voir que l'ironie était tout à fait contraire au but qu'il poursuivait. En effet on l'emploie contre un adversaire de mauvaise foi qui, par orgueil ou par intérêt, reste
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attaché à ses préjugés, et se tient en garde contre des coups qu'il redoute, C'était. nous l'avons dit, le cas de Socrate contre les Sophistes et de Fénelon contre les Modernes. Ne pouvant les attaquer en face, il fallait les prendre en flanc, et opposer la ruse à la ruse. Mais pourquoi l'auteur des Dialogues qui était plus désireux d'enseigner le bien que de détruire le mal, et qui ne démasquait la fausse prédication que pour gagner les prédicateurs, aurait-il donné au personnage B la même obstination qu'aux Sophistes et aux Modernes ? Sans doute l'écrivain et le disciple de l'antiquité n'aurait pas eu de peine à le confondre. Mais quel profit en eût tiré l'apôtre ? Absolument aucun. En outre ce procédé aurait eu les mêmes inconvénients que la forme comique dont nous avons parlé plus haut. Enfin ce qui est plus grave encore, l'adversaire humilié et endurci comme un autre Gorgias n'aurait pu avec vraisemblance se rendre à la vérité, à moins qu'après avoir abusé de l'ironie pour le confondre et le terrasser, A n'eût redoublé de charité et de bienveillance pour le relever et le convertir. Fénelon n'a pas voulu d'un tel mélange de procédés aussi contraire au bon goût qu'à l'esprit évangélique. ïl a pensé que l'ironie qui n'est en somme que mensonge et dissimulation ne pouvait convenir à l'exposé de la doctrine chrétienne. Aussi a-t-il supposé deux adversaires qui sont de bonne foi, l'un pour enseigner l'autre pour rechercher la vérité.
C'est cette disposition d'esprit que nous montre le
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personnage alors qu'il dit « Surtout évitons l'esprit de dispute, examinons cette matière paisiblement en gens qui ne craignent que l'erreur et mettons tout l'honneur à nous dédire, dès que nous apercevrons que nous nous serons trompés.))B se montre de son côté digne disciple d'un tel maître, et on voit bien par la simplicité avec laquelle il l'interroge qu'il ne s'obstinera pas contre ses leçons :« Ce n'est point par curiosité que je vous questionne j'ai besoin d'avoir là-dessus de bonnes idées, je veux m'instruire solidement non seulement pour mes besoins, mais encore pour ceux d'autrui. '&
Bien différent de Gorgias, qui ne discute que pour faire triompher ses idées, cet humble interlocuteur n'expose ses objections que lorsqu'il cesse de voir la suite du raisonnement. Mais A lui répond toujours d'une manière si nette et si lumineuse qu'il éprouve dans son esprit dépouillé déjà de ses vieux préjugés une joie dont il n'est pas le maître. « Ne trouvez-vous pas que je suis devenu philosophe en vous écoutant? » Aussi est-il impatient d'arriver à la conclusion <i: Je ne vois pas encore où vous voulez aller.. vos détours sont bien longs. où me menez-vous donc? » Et le maître enchanté du prompt effet de ses leçons lui répond « Je ne vous mène ~plus; vous allez tout seul, vous voilà arrivé heureusement au terme. ? En effet, une courte récapitulation des arguments qu'il vientd'exposer lui fait entrevoir de suite la conclusion. Dès lors, au lieu de se raidir contre la vérité, à
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l'exemple de Gorgias et de Calliclès qui ferment les yeux pour ne pas voir là lumière, et qui s'enfuient de peur de rencontrer celle qu'ils ne cherchent pas, B au contraire s'y attache comme à son bien suprême. Il aime de plus en plus son maître, et c'est sur lui qu'il compte pour compléter son instruction Pour moi, je me fais justice, et je vois bien que sans vous, je serais encore enfoncé dans plusieurs erreurs. Achevez, je vous prie, de m'en tirer. « Ainsi, dès la fin du premier Dialogue, la conversion de B est opérée. Il se laissera conduire et sera tout entier au plaisir d'être enseigné.
Les deux Dialogues qui suivent, l'un sur les règles, l'autre sur les modèles de l'éloquence sacrée,ressemblent moins à une discussion qu'à un cours où le professeur expose tranquillement sa doctrine devant un auditoire docile qui ne cherche que la lumière. Sans doute B opposera encore de temps en temps une timide objection lorsqu'il entendra émettre des opinions par trop contraires aux idées reçues. Ainsi, lorsque A prêtent que l'orateur ne doit pas apprendre les discours par coeur, il se récrie instinctivement: Comment cela ? ce que vous dites nie paraît incroyable », ou encore lorsqu'il entend condamner l'usage des divisions « Pourquoi donc, ne mettentelles pas d'ordre dans le discours?. Quelle confusion y aurait-il dans un discours qui ne seraitpàs divisé ? On comprend en effet ces répliques devant des affirmations aussi catégoriques. On désirerait même quelque chosede plus. Mais B fasciné par le talent de son maître n'ose
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plus ou ne veut plus insister, parce qu'il croit voir en lui l'interprète infaillible de la vérité elle-même. Aussi, après avoir écouté docilement ses savants aperçus sur l'Eloquence de l'Ecriture et des Pères, il le quitte en le remerciant et en prenant une résolution pratique qui était la conclusion nécessaire où devait aboutir un enseignement tout évangélique « Je suis content, Monsieur, en voilà assez. Pour moi, j'espère que votre peine ne sera pas perdue. pour tout remercîment, je vous assure que je vous croirai. » Quelle différence entre cette profession de foi sincère et généreuse d'un nouveau converti, et l'endurcissement définitif où aboutit Calliclès après tous les raisonnements de Socrate « Je ne sais comment il se fait que ce que tu me dis me paraît juste, et pourtant il m'arrive comme presque à tout le monde c'est que je ne suis pas du tout persuadé. ? C'est en vain que ce philosophe poursuit son argumentation et qu'après avoir montré l'obligation de chercher la règle de la vie non dans la théorie du succès à tout prix, mais dans les enseignements de la sagesse, il termine par cette touchante exhortation « Rends-toi à mes raisons, et suis-moi dans la route qui te conduira au bonheur dans cette vie et après ta mort, comme ce discours vient de le montrer. CaiUclès se retire sans répondre un seul mot, ce qui nous montre qu'il est toujours sous l'impression des leçons de Gorgias et que celles de Socrate sont restées sans effet. ·
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Pourquoi donc la haute raison de ce grand philosophe qui était en même temps un homme de bien n'est-elle pas parvenue à ébranler la volonté après avoir éclairé l'esprit? Pourquoi ses leçons sont-elles restées lettre morte pour les jeunes gens? C'est Fénelon luimême qui nous en donne la raison. « Il ne faut être que raisonnable pour reconnaître ces vérités-là il faut être chrétien pour les bien pratiquer car la grâce seule peut réprimer l'amour-propre. Or, pour préparer la voie à l'action de la grâce, les procédés socratiques ne suffisent pas. Il faut la charité. C'est elle seule qui peut inspirer à un maître chrétien animé d'un vrai zèle apostolique toutes les précautions délicates qu'il faut prendre pour dissiper l'erreur de l'esprit, sans endurcir le cœur, et pour lui présenter la vérité sous une forme attrayante, non de cet attrait superficiel qui inspire une admiration passagère, mais de cet attrait divin qui élève l'âme et provoque l'amour. Or, tel est le but que Fénelon s'est proposé dans ses Dialogues; et voilà pourquoi ils diffèrent de ceux de Platon sur les points que nous avons signalés différence qui est toute à l'avantage de celui-ci, si on s'arrête au détail de l'exécution et au niveau d'un art purement humain, mais qui tourne à l'avantage de l'évêque français, si l'on considère le but supérieur qu'il a assigné à toute œuvre d'art, et qu'il a atteint dans celle-ci comme dans toutes les autres.
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§ II. Dialogues des morts.
Dans ses Dialogues sur l'Eloquence, Fénelon s'était inspiré à la fois du fond et de la forme de Platon. Dans ses Dialogues des Morts, il n'a emprunté à Lucien que la forme. En effet, quelles idées un éducateur royal pouvait-il prendre dans un écrivain sceptique qui « ne songeait qu'à rire, qu'à se moquer de tout, qu'à montrer du ridicule en chaque chose, sans se mettre en peine d'en établir aucune solidement ?.
En religion, il raille les croyances absurdes et les pratiques superstitieuses de son siècle par une série de tableaux où il nous représente les dieux soumis aux mêmes faiblesses que les hommes, en ayant soin de « diriger le dialogue de ses personnages de manière à relever les impossibilités physiques de la fable, à mettre en évidence les contradictions, à tirer de certains faits acceptés par la piété des conséquences naturelles et légitimes qui montrent ce qu'il y a de puéril, d'immoral, de honteux dans la conduite des dieux (1) ». Mais s'il a assez d'esprit pour découvrir le côté absurde du paganisme, il est trop léger pour comprendre la sublimité du christianisme et s'il évite de le tourner en ridicule, il est loin d'y voir un remède aux vices et aux incertitudes de la société actuelle.
(t) MABTHA.
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En philosophie les stoïciens le choquent et les cyniques le dégoûtent. Du reste, il ne peut avoir que du mépris pour une foule d'aventuriers de son temps qui renonçant aux hautes études se mêlaient d'enseigner une sorte de morale populaire avec une gravité dont il pouvait dire avec raison < J'en suis las à force d'en avoir vu. » Aussi n'a-t-il pas épargné ses railleries aux maîtres eux-mêmes de la philosophie, comme s'ils étaient responsables des vices de leurs disciples dégénérés. A ses yeux, Socrate « n'est qu'un sophiste que tout le monde prend pour un prodige de "avoir. et qui ne sait rien ». Aristote n'est qu'un « habile charlatan » sans conviction qui n'a écrit la théorie des vertus que pour faire sa cour à Alexandre.
Mais si Lucien a tort de considérer toutes les philosophies et toutes les religions comme une illusion et de confondre la vérité et le mensonge, on ne peut qu'admirer la forme originale sous laquelle il a présenté ses critiques et ses railleries. C'est, en effet, une idée très ingénieuse de donner la parole aux morts pour instruire les vivants. Ces derniers sont parfois suspects de partialité. Leurs enseignements sont trop souvent l'effet de la passion, du préjugé et de l'ignorance. Mais un mort est affranchi de toutes ces misères, et quelle que soit sa destinée éternelle, heureuse ou malheureuse, il ne voit, ne connaît et n'aime que la vérité. Lucien a donc été bien inspiré de recourir à ce cadre commode pour donner une leçon à son siècle qui en avait grand besoin.
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Mais cette leçon, nous venons de le voir, est très incomplète. Elle se borne à démasquer les préjugés sans apporter en échange un corps de vérités positives. Ce double enseignement est-il donc incompatible avec la forme du dialogue? Tout en divertissant le lecteur par le spectacle des ridicules des hommes, ne pourrait-on pas tourner ce même spectacle en leçon utile ? Fénelon a pensé que le dialogue n'avait sa raison d'être qu'à cette double condition, et il a compris aussi que la forme railleuse et comique de Lucien était merveilleusement appropriée pour exposer d'une manière agréable un ensemble de vérités chrétiennes.
En effet, le cadre en lui-même est aussi chrétien que païen. Quels que soient les principes qu'on professe, à quelque conclusion qu'on aboutisse, que ce soit au dogmatisme ou au scepticisme, il est des points communs sur lesquels tout le monde est d'accord, il est toujours vrai que certains préjugés sont des préjugés et que la première tendance d'un sceptique comme le premier devoir d'un chrétien est d'en voir le néant et le ridicule.
Pour s'en convaincre, il suffit de lire tel ou tel dialogue dans lequel Lucien parle absolument comme un disciple de l'Evangile. Lorsque, par exemple, Nérée et fAer~ se disputent le prix de la beauté et que M~ttppe leur répond <x Personne ici n'est beau ni toi ni d'autres, l'égalité règne aux Enfers et tout le monde s'y ressemble, a ces paroles ne nous rappellent-elles pas les nom-
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breux passages des Ecritures qui nous représentent d'une manière touchante la fragilité des biens de la terre et proclament l'égalité de tous les hommes devant la mort. La ressemblance est même quelquefois si parfaite qu'il suffirait dans certains dialogues de retrancher les détails où s'affiche trop visiblement le scepticisme de l'auteur pour en faire une leçon de haute morale. C'est bien là du reste ce que comprenaient les Pères de l'Eglise lorsque tout en le damnant comme impie, ils l'étudiaient comme modèle. Ils sentaient, en effet, que si le but des Dialogues était mauvais, les moyens étaient excellents pour détruire les préjugés qui remplissaient alors le monde païen et pour préparer le terrain à la semence évangélique. Ainsi, d'après eux, Lucien servait à sa manière et à son insu la cause de l'Eglise. Il n'est donc pas étonnant qu'un évoque du AVIIe siècle, admirateur passionné de l'hellénisme se soit attaché, à imiter dans ce spirituel écrivain ce que tant d'autres y avaient admiré avant lui, et qu'il ait, pour ainsi dire, donné le baptême à une forme littéraire qui offrait tant de ressources et dont on pouvait dire comme de l'héroïne de Corneille
Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne. »
Il faut distinguer chez Fénelon deux sortes de dialogues. Les uns, c'est le plus petit nombre, où il a pris de Lucien non seulement le cadre mais encore le fond même de la fable avec les .personnages les autres,
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beaucoup plus nombreux, qui sont de son invention où il a reproduit dans ses grandes lignes la manière de Lucien, c'est-à-dire une conversation entre deux ou trois personnages qui sont supposés aux Enfers et qui se disent leurs défauts, mais sans aucun détail qui indique une réminiscence ou surtout une imitation précise du modèle.
C'est surtout dans les premiers que l'on peut voir d'une manière sensible avec quelle délicatesse de pinceau l'artiste et le moraliste chrétien ont su corriger une forme toute païenne. Dans les dialogues entre MercMrc et Charon, Lucien, qui veut railler chez les dieux l'amour de l'argent, suppose le messager des dieux proposant au vieux nocher de régler leurs comptes, et celui-ci, devenu insolvable faute de clients, appelant de ses vœux des pestes ou des guerres pour accroître sur sa barque le nombre des passagers. C'est le même souci et le même défaut que Fénelon reproduit lorsqu'il nous peint Charon désirant, pour faire de bonnes recettes, des défauts plutôt que des. qualités dans le prince PtcrocAo/e « Il nous faudrait un jeune prince brutal, ignorant, grossier, qui méprisât les lettres, qui n'aimât que les armes toujours prêt à s'enivrer de sang, qui mit sa gloire dans le malheur des hommes. Il remplirait ma barque vingt fois par jour. »
Sous une forme semblable, quelle différence dans la pensée et dans l'intention morale des deux auteurs L'un ne fait que critiquer chez les dieux une passion
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qu'il loue chez les hommes « comme une chose très désirable », corrigeant ainsi un vice par un autre vice. L'autre, laissant de côté les détails grotesques et inutiles tels que celui de la note à payer que Mercure présente à Charon, ne prend de la fable que l'idée principale et la fait servir à un enseignement positif en montrant comment ceux qui sont préposés à l'éducation des princes doivent travailler à corriger leurs vices naissants et à leur inspirer les vertus de leur état. C'est ainsi que procède Fénelon dans tous les dialogues de ce genre. Au lieu d'expliquer un préjugé par un détail frivole ou ridicule, il l'explique par un motif important qui sert de leçon au lecteur. `
De même, lorsqu'il emprunte à l'histoire ou à la fable des personnages qui ne sont pas dans Lucien, il n'a garde de leur prêter ces petitesses d'esprit ou de les engager dans des aventures grotesques qui ne sont bonnes qu'à exciter le rire. Complètement transformés par la mort, ils dédaignent les frivolités du monde pour ne s'entretenir que de leurs défauts qu'ils déplorent. Ils n'ont alors d'autre ressemblance avec ceux de Lucien que d'être comme eux dans le séjour des morts. Mais on sent qu'ils ont vécu dans un monde tout différent et qu'ils ne prennent pas gaiement leur parti d'arriver devant le juge des Enfers avec les mains vides ou avec des crimes sur la conscience.
Mais à force de transformer le dialogue païen dans le sens chrétien, Fénelon n'en a-t-il pas négligé la forme ?
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Et pour en exclure l'élément sceptique et bouffon, n'at-il pas supprimé l'élément comique, privant ainsi son ouvrage d'une source d'intérêt considérable. C'était là en effet ce qui avait fait le charme et le succès de Lucien. En faisant descendre le dialogue des hauteurs du dogme pour n'être plus qu'une variété de la satire philosophique il avait inauguré un genre très attrayant, et il avait raison de dire lui-même qu'en « l'associant à la comédie, il lui avait concilié la bienveillance des auditeurs, qui jusque-là craignaient les épines dont il était armé et n'osaient pas plus y toucher qu'à un hérisson ». En effet, les personnages chez lui sont vivants comme dans les comédies d'Aristophane. « Il connaît comme ce poète l'art d'animer les abstractions la vertu, la mollesse, la rhétorique, le dialogue, les lettres de l'alphabet sont chez lùi des personnages qui parlent avec autant de propriété et de vie que chez Aristophane le Juste et l'Injuste. a Mais pour nous renfermer dans les Dialogues des Mor~ dont Fénelon s'est surtout inspiré, quelle scène de bonne et de fine comédie que cette longue file de morts qui se présentent sur la barque toute vermoulue de Charon avec les insignes de leurs anciennes fonctions, Ménippe avec sa besace et son bâton, Charmolaüs avec sa jeunesse et sa beauté, Lampychus le tyran avec son diadème, son faste et son orgueil, l'athlète Damasias avec « son corps épais et bien nourri », un philosophe avec « son air imposant et superbe, son front sourcilleux et pensif et sa barbe
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épaisse a et tous déposant d'un air confus mais non résigné ces vains trophées dont le poids pourrait faire chavirer la barque. Il semble que les dialogues de Fénelon auraient gagné à s'inspirer dans une certaine mesure de ces sortes de plaisanteries. Mais nous pouvons répéter ici ce que nous avons dit des Dialogues sur l'Eloquence. Fénelon craignait sans doute que le moyen fît négliger le but et que le charme de la mise en scène empêchât de voir la leçon morale qu'elle renfermait. Toujours égal à lui-même, l'imitateur de Lucien a donc fait comme l'imitateur de Platon. Il a exclu de son oeuvre les procédés comiques proprement dits. On y trouve en échange une grande vivacité de réparties dans les personnages, de boutades spirituelles et de réflexions plaisantes qui tempèrent un peu la sévérité du fond. Il est même un dialogue~ celui de Lucien et d'Hérodote, qui n'est d'un bout à l'autre qu'une agréable raillerie. Mais cette forme était requise ici par la nature même du sujet et le caractère du personnage. Quel langage et quelles -idées pouvait-il prêter à Lucien sinon le langage et les idées qu'on trouve dans ses dialogues ? Malheureusement pour le lecteur, tous les personnages de Fénelon n'ont pas l'humeur aussi enjouée que celui-là. Il en est même qui tombent dans un excès opposé. Ainsi cette longue conversation dans laquelle Socrate et Confucius exposent leurs méthodes philosophiques ressemble bien plus à une dissertation qu'à un dialogue. On n'y trouve en effet aucun de ces traits ou de ces saillies par
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lesquels Platon savait donner, même à des matières de haute méthaphysique, l'apparence d'un débat familier. C'est en vain que nous y cherchons le Socrate du Go?'gias, du P~e~'e et du Banquet dont la parole enchanteresse « faisait battre le cœur d'Alcibiade avec plus de violence qu'aux corybantes et lui arrachait des larmes ainsi qu'à un grand nombre d'auditeurs ». En arrivant sur les bords du Styx il est devenu grave et austère. « Laissons les compliments, dit-il à Confucius, dans un pays où ils ne sont plus de saison ».
Il dédaigne même l'ironie, son arme de prédilection dans un monde menteur et dissimulé, mais devenue inutile dans le royaume de la vérité et de la franchise. Du reste, on ne la trouve pas davantage dans les autres dialogues, à moins qu'on veuille appeler de ce nom cette souplesse d'esprit avec laquelle Fénelon sait amener dans un dialogue d'ordinaire fort court les traits caractéristiques du personnage qu'il veut dépeindre. Mais il n'a jamais recours à cette série de détours et de questions insidieuses dont Socrate était avide pour provoquer de la part de l'adversaire un aveu compromettant. Ces précautions sont inutiles aux Enfers et elles sont inconnues même aux personnages dont la vie avait été remplie de dissimulation et de fourberie. « Il n'est pas question de ces jeux d'esprit, dit Sylla répondant à une plaisanterie de César nous autres ombres nous ne voulons rien que de sérieux. »
Peut-être trop, pourrait-on répliquer à Fénelon qui
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semble avoir oublié que s'il a délaissé le ton suivi de la dissertation et de la leçon pour recourir au dialogue, c'est afin de donner à un enseignement sérieux et austère une forme agréable et variée. Il est vrai que la variété qui manque à la forme se trouve dans les idées, et sous ce rapport Fénelon reprend un certain avantage surLucien. Celui-ci, en effet, n'a développé que des idées morales. Encore ces idées sont-elles banales, légères, purement négatives et l'effet en est souvent détruit par le scepticisme de l'auteur. Fénelon, an contraire, a abordé toutes sortes de sujets. Histoire, philosophie, politique, éloquence, poésie, peinture même, il n'a rien négligé de ce qui peut former l'esprit et le cœur d'un jeune prince. On y trouve en germe toutes les idées qu'il a développées ailleurs. Ses théories sur le but de l'art, par exemple, y sont absolument les mêmes que nous retrouvons dans les Dialogues sur FE~ogHence et dans la Lettre d l'Académie, tant il est vrai que plus on étudie ce beau génie, plus on trouve sous une variété infinie de forme et d'expression une merveilleuse unité de pensées et de principes.
Toutefois, malgré cet ensemble si riche et si original des sujets les plus divers, malgré ces tableaux si vifs et si vrais des principaux personnages de l'histoire et de la fable, on n'y trouve pas ce genre de vérité et d'intérêt qui consiste à caractériser une époque et un pays. Or, c'est là le grand mérite des diologues de Lucien. En effet, bien que les nombreuses anecdotes sur lesquelles
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reposent ses dialogues soient matériellement fausses, bien que ses pensées soient frivoles ou ridicules prises dans le détail, néanmoins l'ensemble de tous ces tableaux imaginaires représente une réalité vivante, c'est le siècle même où vivait l'auteur. « L'Antiquité tout entière revit dans Lucien, comme dans Plutarque, avec une pointe de malice que n'a pas le philosophe de Chéronée, et sur un fond de vérité contemporaine qu'il a moins encore. Platon envoyait à Denys les comédies d'Aristophane comme l'image la plus fidèle de la société athénienne. Si l'on veut bien connaître cette curieuse époque des Antonins avec ses luttes, ses éléments disparates, sa physionomie bigarrée, il faut prendre Lucien. C'est chez lui qu'on en trouvera le reflet le plus exact, parce qu'il en fût lui-même la plus vivante expression (1). ? »
C'est cet intérêt historique s'ajoutant à l'intérêt dramatique qui fait le grand charme des Dialogues de Lucien. Ceux de Fénelon n'ont guère qu'un intérêt pédagogique. Ce n'est qu'une galerie de tableaux où nous voyons figurer les personnages les plus disparates, appartenant à tous les temps et à toutes les opinions, mais nullement reliés entre eux par quelque communauté d'idées ou de sentiments. Et, en effet, comment le seraient-ils? Fénelon écrivait ses Dialogues au jour le jour, suivant les besoins de son élève, comme La (t) PJAGEOTTE. //M(. f~e la LtMera<Mre ~recgfie.
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Bruyère écrivait ses Cc~ac~'es suivant les milieux où il s'était rencontré et les ridicules qu'il avait observés, sans se préoccuper des rapports que ces peintures isolées et successives pouvaient avoir entre elles. Il faut donc les étudier avec le même esprit qui les a inspirées et ne pas y rechercher un intérêt d'ensemble auquel l'auteur n'a pas songé. Prêter aux Dialogues un plan arrêté autre que celui d'instruire une jeune intelligence, et supposer chez l'auteur, comme chez Lucien, une iutention artistique, serait une entreprise plus invraisemblable et aussi vaine que celle de La Bruyère faisant après coup le plan de ses Ca~tïc/e~ Les DM~o~es de Fénelon ne sont que des peintures de détail. Au lieu de faire revivre devant nous toute une époque, ils ne nous représentent que certains côtés importants mais restreints de l'antiquité ou des temps modernes. Encore même, ces tableaux ne sont pas toujours fidèles, du moins de cette fidélité rigoureuse chère à la science moderne qui consiste à placer les person nes et les choses dans le point de vue le plus favorable pour nous les montrer avec leur vraie physionomie. Pour atteindre ce but, l'artiste doit en quelque sorte abdiquer sa propre personnalité, et se confondre dans celle de son héros. Il faut qu'il lui donne une sorte de réalité objective qui nous le fasse voir parlant et agissant suivant l'esprit du milieu dans lequel il a vécu. Or, nous l'avons constaté partout ailleurs, Fénelon, au lieu d'aller à son héros, l'attire vers lui, et lui prête ses pensées et ses senti-
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ments. En sorte que si les traits généraux qu'il lui donne sont conformes à l'histoire ou à la légende, la manière dont il le fait parler et agir constitue un véritable contre-sens historique qui accuse chez lui non une intention artistique mais une intention pédagogique. Lorsqu'Achille, par exemple, dit à Chiron « la jeunesse serait charmante si on pouvait la rendre modérée et capable de réflexion. Toi qui connais tant de remèdes, n'en connais-tu pas quelqu'un pour guérir cette fougue, ce bouillon du sang, plus dangereux qu'une fièvre ardente ? » ces paroles pouvaient convenir au Duc de Bourgogne qui commençait à sentir la salutaire influence des leçons de son précepteur. Mais elles sont un véritable contre-sens dans la bouche du héros antique chez lequel la colère était le mobile même de ses exploits acer, ù'actmd'tM, irax. Il est facile aussi de voir la leçon morale dans cette réflexion d'Alexandre à Aristote « cette conquête m'est moins glorieuse qu'il ne m'est honteux d'avoir succombé à mes prospérités, et d'avoir oublié la condition humaine. Mais, dis-moi donc, d'où vient qu'on est sage dans l'enfance, et si peu raisonnable quand il serait temps de l'être ? » Question bien étrange dans la bouche d'un homme chez lequel le préjugé s'est obstiné à ne voir qu'une ambition enrénée, conduite par une valeur téméraire et suivie d'une fortune aveugle mais sentiment bien naturel chez un jeune prince à qui son maître voulait inspirer l'horreur des guerres inutiles.
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Nous pourrions multiplier les citations où nous constaterions sans cesse des anachronismes voulus par l'auteur. Il s'ensuit qu'il ne faut pas chercher dans Fénelon le genre d'intérêt qui s'attache à Lucien. Il n'a emprunté à ce charmant modèle que les grandes lignes et il en a négligé l'esprit et le détail, toujours soucieux du but à atteindre et ne donnant au plaisir queju~e ce qu'il croyait indispensable pour tempérer la sévérité d'un enseignement avant tout moral et pratique. § III. Instruction pastorale en forme de Dialogues. Puisque le cadre du dialogue s'adapte avec tant d'harmonie non seulement à l'exposé des théories littéraires et philosophiques, mais encore à l'enseignement de la morale chrétienne, ne pourrait-on pas pousser jusqu'à ses dernières limites cette sorte de compromis entre l'art grec et le génie chrétien et présenter sous la même forme la théologie elle-même ? Telle est la question que se posa Fénelon et à laquelle il répondit en écrivant vers la fin de sa vie une Instruction pastorale en forme de Dialogues.
L'entreprise pouvait paraître hardie. En effet, les dialogues que nous venons d'étudier ne s'adressaient en somme qu'à des lecteurs choisis, et les ornements profanes qui s'y trouvent répandus ne pouvaient pas nuire à l'effet moral del'œuvretout entière. Mais vouloir
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initier le peuple ignorant et grossier aux finesses de l'hellénisme, même d'un hellénisme régénéré par le baptème chrétien, n'était-ce pas courir le risque de le scandaliser sans parvenir à lui plaire ?
Bien plus, ce danger pouvait s'étendre au public lettré lui-même. En effet, sans parler du préjugé qu'avait professé tout le xvtf siècle sur le prétendu antagonisme entre les mystères de la foi et les ornements « égayés » de la belle littérature, préjugé qui subsistait encore en 1714, ces Dialogues devaient rappeler par le fond comme par la forme le souvenir des Provinciales dont l'impression était toujours vivante et profonde. C'est Fénelon du reste qui provoque le premier ce rapprochement lorsqu'il dit dans sa Préface « Si on doute du grand pouvoir de l'art du dialogue sur les hommes, on n'a qu'à se ressouvenir des profondes et dangereuses impressions que les Lettres à Mn Provincial ont faites dans le public. L'auteur s'y est servi du jeu du dialogue pour donner au lecteur les préventions les plus sérieuses. Le venin coule de sa plume avec une douceur flatteuse qui enchante l'esprit. Faut-il que les enfants de ténèbres soient plus ingénieux pour le mensonge que les enfants de lumière ne le sont pour la vérité ? Non, sans doute, auraient pu répondre les esprits rigoristes de l'époque. Mais doivent-ils se servir des mêmes armes? Si le défenseur d'une doctrine suspecte a cru pouvoir recourir à la voie du pamphlet et du ridicule, ce procédé convient-il à un évêque qui doit être avant tout un
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ministre de paix et de douceur ? Telle était certainement la première impression que devaient éprouver un grand nombre d'esprits timorés au moment où parurent ces Dialogues. Et si le grave Bossuet, qui, dans la querelle du Quiétisme reprochait amèrement à son adversaire de « ramener dans ses discours les grâces des Provinciales », eût été encore vivant quand parut cet écrit qui semblait annoncer une véritable contrefaçon de ces mêmes Provinciales, il est possible qu'il l'eût jugé aussi sévèrement que le Télémaque et qu'il l'eût déclaré « peu digne d'un prêtre M.
Mais Fénelon pour qui « le combat du christianisme et de la Grèce n'existe pas », était d'autant moins sensible à ces scrupules et à ces critiques qu'il les savait dépourvus de fondement. En effet, si l'écrivain pouvait s'autoriser de Platon, l'évêque avait pour lui une longue tradition des Pères de l'Eglise.
« Nous avons dans tous les siècles, dit-il dans sa Préface, des exemples qui nous autorisent pour donner cette forme à nos instructions. Le Saint-Esprit même n'a pas dédaigné de nous enseigner par des dialogues la patience dans le livre de Job et le parfait amour de Dieu dans le cantique des cantiques. Saint Justin, martyr, nous ouvre ce chemin dans sa controverse contre es Juifs. Le grand pape saint Grégoire a cru le dialogue digne de la gravité du Saint-Siège pour publier les merveilles de Dieu. Et là-dessus, Fénelon cite jusqu'à seize Pères de l'Eglise qui se sont servis du
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Dialogue afin d'instruire le peuple des mystères de la religion dans un langage et dans une forme appropriés à son ignorance et à sa simplicité. « Pourquoi donc, conclut Fénelon ne tâcherions-nous pas de réveiller l'attention et la curiosité des lecteurs par une méthode si proportionnée à leurs besoins et si autorisée par la plus pure antiquité ? »)
La plus pure antiquité donnant ainsi la main dans les siècles de foi à la plus pure doctrine de l'Eglise par la bouche de ses plus éloquents interprètes, voilà ce qui devait flatter singulièrement l'amour-propre d'un génie qui avait toujours travaillé à faire cette alliance intime voilà aussi ce qui devait l'engager à reprendre une tradition longtemps interrompue et à braver les scrupules des délicats.
En efîet, hâtons-nous de le dire, ces nouveaux dialogues n'eurent pas en réalité le caractère profane qu'on aurait pu craindre. Sans doute Fénelon dit en commençant qu'il a eu recours aux procédés de Platon. Mais il l'a fait avec tant de discrétion et de réserve qu'il semble bien moins avoir voulu rivaliser avec un modèle favori que réparer les excès des Provinciales.
On a plusieurs fois relevé de nombreux traits de res'semblance entre l'auteur de ce célèbre pamphlet et les Dialogues de Platon. Un critique les a même réunis dans un parallèle ingénieux. Dans quelle mesure Pascal s'estil initié à la connaissance des écrits du philosophe grec ? à cette question il est difficile de répondre. Nous
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sommes plutôt portés à croire que les Petites Lettres sont entièrement écrites de génie. Mais il ,n'en sera pas moins intéressant de les rapprocher de la Lettre Pastorale de Fénelon pour voir comment deux écrivains ont manié chacun le dialogue platonicien en traitant avec des intentions différentes un sujet à peu près semblable. Il est impossible en effet de lire l'œuvre de l'archevêque de Cambrai sans être frappé des nombreux rapports qu'elle présente avec les Provinciales. C'est d'abord le même fond de doctrine. Quelles sont les cinq fameuses propositions de Jansénius? Les avait-il formulées textuellement ? La cour de Rome avait-elle eu raison de les condamner ? Ou finit l'orthodoxie, ou commence l'hérésie? Que faut-il entendre par les termes de grâce suffisante, grâce efficace, pouvoir procAa<n ? '1 Telles sont les questions qui ont servi de prétexte et de thème aux Provinciales et que Fénelon reprend dans sa Lettre pastorale.
Mais si le sujet est le même, quelle différence dans le but et dans les procédés Pascal nous apparaît comme un lutteur acharné qui veut tuer par le ridicule des adversaires qu'il ne peut réduire par le raisonnement. Avec Fénelon, nous admirons le zèle d'un apôtre qui croyant assister « à ce dernier naufrage de la foi a prédit par saint Paul, croit devoir « diversifier sa voix, imiter la grâce qui prend toutes les formes pour rompre le charme et pour guérir les esprits malades qui ont le goût de la séduction ».
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Il n'entre pas dans notre sujet d'examiner en détail cette longue conversation qu'il engage avec M. Frémont, personnage imaginaire dans lequel il a incarné l'esprit Janséniste, ni de suivre ces discussions subtiles sur les matières les plus épineuses de la grâce. Nous n'avons à les étudier ici que par le côté purement littéraire, et à rechercher comment Fénelon a pronté des ressources que Platon et Pascal mettaient entre ses mains pour présenter la vérité sous une forme dramatique. A-t-il employé d'abord les procédés comiques ? Tout l'invitait à y recourir. C'était d'abord la ténacité du parti janséniste dont il nous dépeint si bien le caractère dans la personne de M. Frémont, « C'est un homme d'un esprit facile et pénétrant. Il me paraît régulier, austère, désintéressé, mais il est vif dans ses préventions, dédaigneux pour les pensées d'autrui, passionné pour ses amis, et né pour soutenir un parti par le talent qu'il a pour l'intrigue. Il faut un miracle de la grâce pour rendre un tel homme doux et humble de cœur. » Mais, puisque depuis soixante dix ans, elle a été impuissante à l'accomplir, c'est sans doute une preuve qu'on ne peut rien attendre d'elle à cet égard, et qu'elle est vraiment tnsu/~an~ comme aurait dit Pascal. Si cela est, il ne restait donc à un défenseur de l'orthodoxie qui était en même temps un homme d'esprit d'autre parti à prendre que de recourir au ridicule, cette arme redoutable qui entre les mains de Pascal aurait tué les Jésuites s'il était donné à une puissance hu-
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maine de détruire une compagnie si bien établie. En effet si la simplicité naïve de ce bon Père qui professe sans s'en douter les plus funestes erreurs a pu prêter matière à tant de traits d'une fine raillerie, quel beau sujet de comédie Fénelon n'aurait-il pas trouvé dans ce singulier état d'esprit d'un corps dissident qui veut être catholique malgré le Pape, et qui pense que le cœur peut impunément rester attaché à l'hérésie, pourvu qu'il n'en paraisse rien dans les paroles.
Fénelon aurait encore trouvé matière à de belles tirades comiques dans cet argument ad hominem où il attaque la mauvaise foi avec laquelle les Jansénistes invoquent l'autorité de saint Augustin « Comment se fait-il que vous ayez une si grande déférence pour l'autorité de l'Eglise lorsqu'elle approuve saint Augustin et que vous la rejetiez lorsqu'elle condamne Jansénius ? ou l'approbation de l'Eglise fait la principale autorité de la doctrine de saint Augustin ou elle n'ajoute aucune autorité à ses opinions. Si elle n'ajoute aucune autorité à ses opinions, vous n'avez pas plus le droit de vous appuyer de ses sentiments que de ceux de tout autre Père del'Eglise. Si au contraire, la doctrine de saint Augustin emprunte sa principale autorité de l'approbation de l'Eglise, pourquoi voulez-vous que l'Eglise n'ait pas autant d'autorité lorsqu'elle condamne Jansénius que lorsqu'elle approuve saint Augustin. »
Fénelon devait se sentir d'autant plus porté à présenter cet argument sous une forme plaisante qu'il avait
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sous les yeux le passage analogue de la PjTOM/ciale où Pascal raille avec tant d'esprit la périlleuse distinction que les Jésuites font entre la spéculation et la pratique. C'est ainsi que les Jansénistes dont il était alors l'adversaire le plus redouté, lui offraient eux-mêmes par l'organe de Pascal, leurs propres armes pour les battre.
Mais aucune considération mondaine n'était capable d'engager Fénelon dans une voie si contraire à ses principes et à son caractère. Aussi, malgré son désir de varier le style et de rendre les matières qu'il traite accessibles à chacun, il ne s'est jamais départi dans ses trois dialogues de cette gravité sereine et soutenue qui doit distinguer un ministre de l'Eglise.
Sans doute il nous montre dans M. Frémont un adversaire obstiné qui semblable à Protagoras ou au bon Jésuite de Pascal ne veut jamais se tenir pour battu, et qui en dépit de la modération dont on use à son égard entre souvent dans de violentes colères, « n'espérez pas me ditM. Frémont d'un ton haut. cette distinction est décisive, dit M. Frémont avec chaleur. » etc. Un jour même cette chaleur dépassa les bornes. « Piqué de tout ce que je venais de dire, poursuit Fénelon, il sortit à la hâte pour une affaire pressée, après m'avoir promis qu'il reviendrait samedi. » Cela nous rappelle le passage si amusant où Tartuffe poussé à bout par les remontrances de Cléante, se dérobe tout à coup en disant
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« .il est, Monsieur, trois heures et demie,
Certain devoir pieux me réclame la-haut
Et vous m'excuserez si je m'en vais si tut. »
Cette affaire pressante et ce devoir pieux qui appellent M. Frémont, c'est le désir d'échapper à une argumentation qui l'importune et d'aller à la recherche de nouveaux expédients pour éviter ou du moins pour retarder une conclusion qu'il redoute.
C'est dans une difficulté semblable que se trouve le bon Père Jésuite de la quatrième Provinciale lorsque embarrassé par un passage de saint Augustin et d'Aristote, il est fort à propos appelé au parloir par « Madame la Maréchale de. et Madame la Marquise de. ? Seulement le motif de sa retraite momentanée est l'effet du hasard et n'a rien que de fort naturel. Bien loin de prouver contre sa bonne foi, ce trait est au contraire un hommage rendu aux marques de confiance dont le grand monde honorait les Jésuites. Mais M. Frémont sort de. lui-même, et fait par ce départ brusque et mystérieux l'aveu implicite de son impuissance à continuerle débat.
Mais ce ne sont là que de rares coups de pinceau jetés comme négligemment dans le tissu d'une longue discussion par un artiste qui contient son génie. Aussi reprend-il aussitôt son allure ordinaire, et après avoir montré l'incurable obstination de l'adversaire,:au lieu de
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chercher à le rendre ridicule comme le ferait Pascal, il s'efforce de le calmer par la douceur: « Dès que je remarquai son aigreur, je m'arrêtai en lui citant ces mots de saint Augustin voilà ce que nous disons que tous vos amis prient, afin qu'ils comprennent et qu'ils ne disputent point pour comprendre jamais. qu'ils écoutent et qu'ils ne contestent pas qu'ils soient éclairés et qu'ils ne nous calomnient pas. »
Inutile ~d'ajouter après cela que Fénelon s'interdit rigoureusement dans ses trois dialogues plus encore que dans les autres, la méthode ironique, cette ressource féconde desPro~ncta~soù « un agent provocateur, sous une perfide apparence de bonne foi qui aurait rendu des points à Socrate lui-même, témoigne au bon Père une déférence narquoise, jusqu'au moment où ayant obtenu un aveu compromettant pour la Compagnie, il lève le masque et l'épee nue fond sur l'ennemi (1). ? » Nous avons vu plus haut que l'auteur de la Lettre d l'Académie avait toutes les qualités voulues pour atteindre un effet semblable et qu'avec cette logique souple et tortueuse dont il avait le secret il pouvait lui aussi amener son adversaire à une conclusion contraire à ses principes. Mais s'il est vrai que la simple droiture naturelle et une disposition purement artistique ont pu détourner Platon de l'ironie socratique, à combien plus forte raison ce procédé doit-il rester étranger à un (t) G. MEM.ET, Classiques français. Pascal.
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ministre de vérité qui prétend convertir les cœurs. Aussi lùi-devons nous cette justice qu'il n'a jamais recours à aucun expédient pour persuader M. Frémont. Il lui présente la vérité franchement, nettement, sans aucun détour, se contentant de le ramener doucement au point précis de la discussion, lorsque l'amour-propre ou l'ignorance l'en écartent, tâchant ainsi, par son exemple, de lui inspirer l'horreur de cette duplicité du cœur que Pascal reprochait aux Jésuites et qui est la marque distinctive de l'erreur. Afin d'atteindre ce but et de suivre son adversaire jusque dans ses derniers retranchements, 1 îlmorcellé son sujet, ne quitte une pensée qu'après l'avoir pour ainsi dire épuisée et au lieu de procéder par questions comme Pascal ou Platon et de tenir entre ses mains le fil de ~la discussion pour la diriger suivant ses intérêts ou ses caprices, il tente au contraire de se faire interroger par M. Frémont, comme pour lui montrer que dans un débat aussi grave, il tient moins à l'honneur de jouer le premier rôle qu'à celui de rendre hommage à la vérité. Il répond donc patiemment à toutes ses réflexions, voire même,aux plus déraisonnables. « Vous ne dédaignez pas, lui écrivait Lamotte à ce sujet, les objections les plus absurdes parce qu'enfin on ne laisse pas de les faire et que vous croyez qu'il est de la charité de payer de raisons lés gens les plus déraisonnables. » Toutefois, réponse est toujours si nette et si triomphante dans sa modération même que l'adversaire ne peut plus de bonne foi poursuivre l'objection.
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C'est ainsi par exemple, que lorsque M. Frémont dans un moment d'impatience rejette l'autorité de Saint-Vincent de Paul sous prétexte que « c'était un dévot sans aucune science et entêté des préjugés vulgaires de son temps », Fénelon répond à cette boutade cavalière et par trop commode que ce saint prêtre jouit d'une considération universelle dont il serait téméraire de ne pas faire cas. « Or, que penseriez-vous, ajoute-t-il d'un théologien qui n'aurait pas horreur de dire Le Concile de Nicée était un concile d'ignorants où il n'y avait que brigues et que cabales ? »
Quelle différence entre ce ton modéré d'un apôtre qui s'efforce de ménager la susceptibilité de son adversaire même en le réfutant, et la colère éloquente qui anime Pascal lorsque passant de la raillerie déguisée à l'attaque ouverte, il lance à des ennemis indomptables cette apostrophe dédaigneuse. « Vous vous sentez frappés par une main invisible. Je ne vous crains ni pour moi ni pour aucun autre. Tout le crédit que vous pouvez avoir est inutile à mon égard. Je n'espère rien du monde, je n'en appréhende rien, je n'en veux rien. » Il est vrai néanmoins que malgré ses précautions, Fé"nelon n'obtint pas sur l'esprit de son Janséniste le résultat qu'il désirait « Il se retira, dit-il, sans nous promettre son retour ce qui montre bien qu'il fut un peu ébranlé par la parole toute évangélique de son adversaire, mais que la conversion définitive était encore éloignée. Il n'en est pas moins certain que les moyens
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qu'il avait employés étaient en eux-mêmes les meilleurs pour produire la persuasion. Cela est si vrai que la Lettre pastorale obtint sur tous les esprits non prévenus l'effet qu'on devait en attendre. Lamotte la trouva si intéressante et si instructive qu'il crut pouvoir se permettre en passant « une saillie théologique et qu'il écrivit à Fénelon « Jamais matière ne m'a paru mieux éclaircie. » Enfin le public admira la beauté de ce génie lumineux « qui offrait à la pénétration des lecteurs une méthode claire, facile et dégagée de tout cet appareil plus imposant que nécessaire â la connaissance de la vérité (1) ».
C'est aussi par ces qualités d'exposition que les Provinciales avaient obtenu un si grand effet dans le public mais c'était un succès purement mondain, car il excitait les passions que Fénelon voulait apaiser. On y admirait surtout la forme, c'est à-dire, le tour facile, animé, ironique, le ton cavalier, agressit, éloquent d'un écrivain qui semblait non moins acharné contre l'homme que contre la doctrine. Fénelon, au contraire, conduit par la charité ne combat que la doctrine et il respecte l'homme envers lequel il épuise toutes les ressources de la douceur évangéliqne.
Voilà comment deux imitateurs conscients ou inconscients du dialogue platonicien ont reproduit leur modèle suivant leur tempérament littéraire et moral, l'un (t) BASSET. Histoire de Fénelon.
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n'ayant recours aux procédés de la dialectique socratique que comme à un moyen commode pour écraser un adversaire, l'autre n'en usant que comme d'un remède pour convaincre un esprit égaré et le ramener à la vérité.
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CHAPITRE III
LES FABLES
Quel est le caractère propre de la Fable, et de quelle morale est-elle l'expression naturelle ? Pour répondre à cette question, nous distinguerons avec un grand critique (1) deux sortes de sagesse, la sagesse antique et la sagesse moderne.
« Notre sagesse tient de près à la Religion ou à la philosophie. Un sage de nos jours est un saint ou un philosophe ou un lettré qui se mêle peu aux affaires du monde, qui les ignore ou qui les dédaigne. le sage antique c'est l'homme habile et avisé qui sait se tirer d'affaire et qui a l'esprit d'expédient. Non qu'il aille jamais dans ses expédients jusqu'à oublier ce qui est honnètè pour suivre ce qui est utile. Cependant il vise surtout à ce qui peut le tirer d'embarras, et il sait admi(:) SAINT MARC GmAMH!. La Fontaine et les Fabulistes.
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rablement profiter des chances que le ciel lui envoie. » Que les fables grecques ou orientales, et celles d'Esope, en particulier, se rapportent à cette seconde espèce de sagesse, personne ne s'en étonne. Mais ce qui peut nous sembler étrange c'est que les Fabliaux au moyen âge, et les Fables de La Fontaine au xvne siècle, malgré l'influence du christianisme, renferment la même morale. Et cependant, il n'y a rien de plus vrai. Il faut savoir en effet qu'à toutes ces époques, Esope n'a cessé de jouir d'une grande popularité, et on a remarqué avec raison que bien loin d'avoir causé la vogue du vieux Fabuliste, La Fontaine au contraire n'avait écrit des fables que parce que celles d'Esope étaient à la mode. S'il passe néanmoins pour le créateur de ce genre, c'est à cause de la forme dramatique qu'il lui a donnée. Mais souvent par le sujet et toujours par la morale il se rattache ainsi que tous les apologues connus à cette sagesse antique dont Esope a été l'instigateur et l'apôtre dans les temps modernes.
Or le défaut de cette morale c'est qu'elle ne nous enseigne pas assez à détester le mal. Elle le prend comme une nécessité de ce monde et nous habitue à le supporter, soit dans les autres, soit dans nous-même, à le flatter même, au besoin, si c'est le parti le plus sûr ou le plus commode.
Telle est la morale ordinaire du public dont les fabulistes ne sont que les interprètes. Mais Fénelon n'écrivait pas pour le public. II écrivait pour un jeune Prince,
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et sans lui laisser ignorer la morale de l'expérience, il devait aussi lui enseigner la morale de principe et s'attacher « à lui faire comprendre quelques unes de ces vérités que les princes ont tant de peine à se mettre dans l'esprit. »
C'est là l'unique pensée qui a guidé Fénelon dans la composition de ses Fables comme de ses autres ouvrages de pédagogie. Il ne les écrivait que pour la circonstance et pour le moment. « Elles se rapportent presque toujours à un fait qui venait de se passer et dont l'impression encore récente ne permettait pas à son élève d'en eluder l'application (1) )). Tantôt la mouche en querelle avec l'abeille est chargée d'apprendre à l'enfant que l'orgueil et la colère sont de vilains défauts. Tantôt l'histoire du jeune mouton victime des flatteries du loup lui enseigne à se défier des gens qui ne sont vertueux qu'en paroles. S'il a été curieux, qu'il se souvienne du vieux renard d'Aragon étranglé par les chiens qui gardaient l'Escurial. S'il néglige ses devoirs, voici un faune moqueur qui rit des fautes du jeune Bacchus. S'il se livre à ses emportements naturels, qu'il lise le portrait de Mélanthe qui s'est couché hier les délices du genre humain et que ce matin il faut cacher. On chercherait vainement dans la sagesse antique une morale si haute et si précise. Mais pour mieux fixer nos idées, comparons deux fables traitant le même sujet, par (i) BAUSSET. Hist. de Fene~oH.
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exemple l'Histoire d'Alibée de Fénelon avec le Berger et le Roi de La Fontaine. Le sujet est emprunté à une vieille légende orientale. Il s'agit d'un berger qui devenu tout à coup le favori d'un roi finit par exciter la jalousie des autres courtisans qui l'accusent de cacher un grand trésor dans un coffre mystérieux. Le roi le lui fait ouvrir sous ses yeux, et au grand étonnement de tout le monde il en retire.
L'habit d'un gardeur de troupeaux
Petit chapeau, jupon, panetière, houlette
Et je pense aussi sa musette
qu'il tenait là toujours prêts pour les reprendre (, dès que la fortune inconstante troublerait sa faveur ». Or quel sentiment éprouve-t-il au milieu d'une épreuve si délicate? Dans La Fontaine, c'est un simple regret de son état de berger qu'il se hâte de reprendre comme plus sûr et plus heureux.
« Doux trésors, ce dit-il, chers gages qui jamais
N'attirâtes sur vous l'envie et le mensonge
Je vous reprends. Sortons de ces riches palais
Comme l'on sortirait d'un songe. »
Mais si le songe au lieu d'être menteur eût été véritable et de longue durée, il s'en serait fort bien accommodée et le favori aurait certainement oublié lé berger.
II n'en est pas ainsi dans Fénelon. Alibée nous dit que même au plus fort de sa faveur, (f il revoyait
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souvent ses habits avec joie, de peur d'oublier sa première condition ». Lorsque le roi lui fait ouvrir le coffre, il le supplie « au nom de Dieu, de ne lui ôter pas ce qu'il a de plus précieux sur la terre. » Forcé enfin de s'exécuter, il demande au roi qu'il a convaincu de son innocence, la permission de redevenir pauvre et berger. « 0 cher instruments d'une vie simple et heureuse Je n'aime que vous c'est avec vous que je veux vivre et mourir ». Quelle différence avec le berger de La Fontaine. L'un ne trouve dans une pareille aventure qu'une matière à cette vulgaire leçon de prudence mondaine qu'il faut savoir renoncer à la grandeur lorsqu'elle commence à devenir dangereuse. L'autre nous apprend que la véritable vertu consiste non pas seulement à mépriser les honneurs et les richesses, mais ce qui est bien plus difficile à rester humble et modeste au sein même des honneurs et des richesses.
Voilà la grande et belle morale que Fénelon enseigne au duc de Bourgogne dans toutes ses Fables. Ce serait donc en méconnaître absolument le caractère que de les confondre avec celles des autres fabulistes ou même de La Fontaine. Sans doute il en est quelques-unes telles que Le singe, Le pigeon puni de son inquiétude, Les Deux Lionceaux dont le sujet semble emprunté à notre grand poète pour lequel, nous l'avons vu, Fénelon professait une.grande admiration.On y trouve la même rapidité dans le récit, un style sobre de figur es mythologiques,
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un ton simple et nettement français, à qui il ne manque que la forme du vers pour nous donner l'Illusion d'une fable de La Fontaine. Mais ce ne sont là que des exceptions. En général ses Fables semblent moins l'oeuvre d'un poète et d'un artiste que d'un moraliste grave et ému qui ne nous dépeint les vices du monde que pour nous en inspirer l'horreur.
Et cependant cette sagesse chrétienne se présente à nous sous une forme gracieuse et riante qui rappelle la plus pure antiquité. On y voit d'abord cette prédilection de l'auteur pour les longs récits, image fidèle du génie oriental qui aime à savourer lentement et à loisir le suc de la sagesse. Sous l'influence chrétienne, la parole et l'action sont pour ses personnages un besoin de leur vie morale comme elles étaient pour les Grecs un besoin de leur vie physique, sous l'action d'un soleil vivifiant qui portait toutes les facultés à l'exercice et à la pleine jouissance d'elles-mêmes.
Mais pour augmenter le charme de ces récits et pour leur aider à produire l'effet moral qu'il en attend, l'auteur a recours ici comme dans le Télémaque à toutes les séductions de la mythologie antique. Il déguise la leçon parfois sévère qu'il veut donner à son élève sous les formes brillantes de « cette ingénieuse féérie que les poètes de l'antiquité avaient créée pour embellir des belles couleurs de leur imagination les premiers événements du monde et pour suppléer aux faits que la révélation leur
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avait appris sur la véritable origine des choses » (1). Ainsi, veut-il exprimer l'intérêt que le ciel et la terre, toute la nature animée prennent aux destinées d'un Prince appelé par les dieux à faire régner parmi les hommes la justice la paix et le bonheur, il emprunte la voix du rossignol et de la fauvette qui cessent un moment de chanter leur hymne accoutumé pour devenir r les harmonieux interprètes du moraliste chrétien. Mais ne croyons pas que tout ce luxe de descriptions pittoresques soit inspiré comme celles de La Fontaine par l'amour de la nature. Chez le grand Fabuliste, en effet, bien que le mythologie ait son côté moral et instructif, elle nous plait surtout par la vie qui la pénètre. C'est une sorte de panthéisme mitigé qui sous la plume du bonhomme ne tire pas à conséquence, mais ou on sent plutôt le ravissement d'une imagination ardente que l'impression d'un instinct moral. Le monde lui semble beau en lui-même parce qu'il vit, et le spectacle de tous ces merveilleux ressorts qui le meuvent suffit à sa contemplation. Au contraire Fénelon ne voit dans l'univers que l'homme. La nature ne lui semble belle et intéressante que par sa ressemblance morale avec son roi. Elle n'a donc pas une beauté propre mais une beauté d'emprunt. Et lorsque elle parle, elle ne joue que le rôle d'interprète.
Ainsi par exemple, nous sommes attendris quand (i) BAUSSET. Hist. de Fénelon.
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nous lisons le départ de Lycôn. Cétte merveilleuse idyHequinoNsreprésiente toutes les divinités champêtres délaissant leurs gracieuses occupations pour pleurer le départ de cet aimable berger. Car leurs plaintes sont M voix même de la nature. Mais quand nous voyons Flore e et Pomoné nous promettre le prochain retour de celui qui préférera « la simple nature au faste et aux divertissements désordonnés, ') nous sommes avertis par cette maxime si grave dans de telles bouches peu habituées à moraliser que nous sommes ici dans le pur domaine de la fiction et que la nature emprunte une voix étrangère.
L'auteur même songeait si peu à garder une exacte proportion entre le sens moral du mythe et le caractère moral du récit que dans certaines Fables il n'a pas craint de donner dans la fantaisie. Ce genre équivoque, diffus et riche en métaphores ne semble pas, malgré quelques comédies d'Aristophane, avoir été sympathique au génie grec, ami avant tout de l'ordre et de la mesure, et il ne l'est pas davantage au génie français qui est fait de bon sens pratique et dont l'idéal est toujours raisonnable. Il convient plutôt au génie oriental, moins actif que celui des peuples européens et plus porté vers la rêverie capricieuse et indéfinie. Dès lors, on a tout lieu de s'étonner que la fantaisie ait pu tenter la curiosité et provoquer l'émulation d'un disciple d'Homère et de Virgile qui préfère « l'aimable au surprenant », et qui nous dit qu'il faut écrire « non pour
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chercher de merveilleux caprices et pour faire admirer son imagination, mais pour peindre d'après nature ». w Néanmoins, tout en s'élevant dans les airs, il ne s'est pas égaré dans les nues, et malgré le vague de la forme, la pensée est toujours restée nette et précise. Ainsi, l'Histoire d'une vieille Reine qui nous dépeint une jeune fille de village transformée par l'art d'une fée en une reine vieille chargée de toutes sortes d'infirmités et devenue insupportable à tout le monde, nous montre e clairement « qu'il vaut mieux être Péronnelle au village qu'une dame malheureuse dans le beau monde a. Le voyage dans f7fe des Plaisirs, bien que donnant plus encore dans le domaine de la fantaisie incohérente, ne nous laisse pas davantage en suspens sur l'intention morale qui l'a inspiré. Ces voyageurs débarqués dans « une île de sucre, avec des montagnes de compote, des rochers de sucre candi et de caramel, et des rivières de sirop », qui absorbent toutes sortes de mets délicats, grâce à douze estomacs achetés chez un marchand d'appétit, ensuite ces habitants de l'île tellement paresseux et ignorants que les femmes honteuses de se voir gouvernées par eux prennent elles-mêmes la di'~ction des affaires, tout cela nous dit clairement « que les plaisirs des sens, quelque variés, quelque faciles qu'ils soient, avilissent et ne rendent point heureux )) et le sourire mêlé de surprise que provoque en nous cette 'étrange description n'ôte rien à la gravité de la leçon qu'elle renferme.
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C'est ainsi qu'Aristophane, dans les Oiseaux en rendant visible et palpable par le soin curieux du détail le monde le plus fantaisiste qui se puisse imaginer, donnait à ses contemporains trop légers une excellente leçon de morale politique.
Toutefois, Fénelon n'a pas abusé de cette forme littéraire plus faite en somme pour amuser un instant que pour instruire. Et comme pour faire oublier « la liberté grande ? qu'il venait de prendre, après avoir donné quelques fables écrites dans le goût oriental, il en a laissé une plus longue que les autres et qui par la perfection de l'ensemble et du détail est peut-être de tous ses écrits poétiques l'essai le plus" heureux qu'il ait fait de cette alliance intime, sobre et harmonieuse entre la pensée chrétienne et la forme antique. Nous voulons parler des Aventures d'Ar~onon~.
Le calme doux et serein de ce bon vieillard qui dans la bonne comme dans la mauvaise fortune est toujours égal à lui-même, n'est-ce pas l'image du sage antique qui plaçant son bonheur non dans les biens extérieurs mais, en lui-même, demeure impassible au milieu des tempêtes et des agitations du monde. Toutefois, il est sensible à l'amitié ce sentiment profond et délicat que les Anciens ont connu et dont ils nous ont tracé plus d'un tableau idéal et sublime. Ne se croirait-on pas transporté par exemple dans la maison d'Alcinoûs ou d'Evandre quand on lit cette suave description de l'habitation rustique ou Sophronyme fait à Aristonoüs les
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honneurs d'une hospitalité simple et frugale. Plus tard, lorsqu'il reçoit l'urne qui renferme les restes de son bienfaiteur, ne nous donne-t-il pas l'illusion d'une Eglogue de Virgile en prononçant ces paroles pleines d'une tendre effusion « Précieuses cendres, si vous pouvez sentir encore quelque chose, vous ressentirez sans doute le plaisir d'être mêlées à celles d'Alcine. Les miennes s'y mêleront un jour.
«. 0 mihi quam tune molliter ossa quiescant. a
Enfin quelle saveur du plus pur hellénisme ne nous donne pas l'auteur en imaginant à la fin de son touchant récit « ce myrthe d'une verdure et d'une odeur exquise qui naît au milieu du tombeau et qui élève tout à coup sa tête touffue pour couvrir les deux urnes de ses rameaux et de son ombre. » C'est bien là encore la manifestation d'un sentiment grec par excellence qui portait ce peuple à croire à la parenté de l'homme et de la nature et à rechercher après la mort comme une prolongation de sa première vie dans la vie même du monde physique, véritable expression de cette religion naturaliste qui aboutissaittoujours à un gracieux anthropomorphisme.
Et cependant sous cette forme si païenne, présentée avec une rare perfection de style qui surpasse les plus beaux chants du Télémaque, on sent les traits du plus pur christianisme. Ainsi Sophronyme n'est pas précisément un sage stoïque qui se raidit contre le malheur et
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qui cherche à l'oublier en cultivant les Muses. En outre « il s'étudie lui-même et s'applique à orner son âme par la vertu. » II aime cette belle nature qui 1 entoure, mais il en rapporte toute la magnificence à Dieu même son auteur et lorsqu'il rencontre Aristonoüs qui vient d'arriver dans l'île, c'est d'abord au temple qu'il lui propose de le conduire afin d'y saluer le premier et le souverain Maître de la nature. Aristonoüs de son côté est digne par ses vertus de devenir l'hôte d'un si pieux solitaire. Le récit qu'il lui fait de ses aventures chez le roi de Lydie nous le représente, non comme un vulgaire ambitieux, jaloux de conquérir la fortune et les honneurs, mais comme un Mentor chrétien envoyé par la Providence à la cour de ce Prince pour le rappeler à la modération et au respect de Dieu au sein même de la puissance et des plaisirs. Aussi, le voyons-nous excepté seul du naufrage où sombra la fortune de Crésus. Comme « il avait joui de la prospérité sans envie, et qu'il n'avait montré ni dureté, ni orgueil, ni avidité, ni injustice, il fut le seul que les victorieux épargnèrent, et qu'ils traitèrent honorablement ».
Dédaigné d'abord par ses frères lorsqu'il était pauvre, il est ensuite recherché par eux lorsqu'il est devenu riche, et il commence par opposer la dureté à leurs s démonstrations intéressées. Mais ce n'est là qu'une épreuve pour leur « faire sentir leur faute », et se rappelant le précepte divin du pardon des injures, « il les re-
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çoit dans sa maison. et devient le père de toutes ces différentes familles )).
Mais de même qu'il oublie les injures, il garde le souvenir des bienfaits reçus. Ces biens qu'il légue à Sophronyme en mémoire de son aïeul, ce voyage qu'il fait tous les ans malgré sa vieillesse en Lycie, pour revoir le vieillard a et pour aller faire un sacrifice sur le tombeau d'Alcine, » tout cela est l'effet d'un sentiment chrétien. Il n'y a que la Religion qui puisse ainsi graver dans le cœur le souvenir d'un bienfait reçu. C'est elle aussi qui inspire à Sophronyme ce profond soupir de tendresse et de douleur à la vue de l'urne funèbre qui renferme les restes d'Ar istonoüs. Le vœu qu'il exprime de reposer plus tard à ses côtés n'est que l'image poétique du désir qu'il éprouve de retrouver un jour dans les Champs-Elysées, c'est-à-dire dans le Ciel, celui « qui jouit de la bienheureuse paix que les dieux réservent à la vertu ?.
Enfin, tout ce concours de peuples, qui viennent chaque année de toutes les parties de l'Asie-Mineure, pour assister aux jeux funèbres que Sophronyme a institués en son honneur, est encore un trait qui nous marque la récompense que Dieu réserve à la vertu même dans ce monde. Si le myrthe qui fleurit sur le tombeau d'Aristonoüs, et qui se renouvelle de dix ans en dix ans, semble peindre l'intérêt que la nature physique elle-même prend à la destinée de ce vieillard, ce n'est là qu'un vain et gracieux emblême d'une vérité plus haute que
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Fénelon a pris soin de nous expliquer lui-même par ces paroles qui, en terminant le récit, nous montrent la pensée toute chrétienne qui l'a inspirée « Les dieux ont voulu faire voir par cette merveille que la vertu qui jette un si doux parfum dans la mémoire des hommes, ne meurtjamais. v
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Les circonstances dans lesquelles Fénelon a écrit cet ouvrage, et le caractère du premier chapitre où il nous montre l'importance du rôle de la femme dans la société moderne prouvent que le fond de sa doctrine est exclusivement inspirée de l'idéal chrétien et à ceux qui seraient encore plus ou moins imbus des vieux préjugés païens sur cette importante question, il rappelle que les femmes « sont la moitié du genre humain, racheté du sang de Jésus-Christ, et destiné à la vie éternelle » Evidemment, une telle conception n'a rien de commun avec l'esprit antique qui ne voyait dans la femme qu'un être inférieur né pour les travaux grossiers et matériels du ménage et dépourvue de toute influence morale sur son mari et sm' ses enfants. Il semble donc que l'ami des Anciens ne pouvait sans une sorte de profanation apporter dans un sujet essentiellement chrétien son goût et sa méthode ordinaire.
CHAPITRE IV
TRAITÉ DE L'ÉDUCATION DES FILLES
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Mais sans parler des réminiscences involontaires que devait éveiller dans son esprit la conception idéale et gracieuse de la plastique grecque, il ne pouvait éviter de rencontrer sur son passage, entre autres écrits des anciens, les Economiques de Xénophon, qui sous une forme didactique comme la sienne, avait traité un sujet à peu près semblable.
Or, chose étrange, quand on lit ce livre si simple et si lumineux où tant de grands esprits tels que Virgile, Cicéron, Pline l'Ancien, Columelle sont venus tour à tour puiser des idées et des conseils sur l'agriculture, on s'aperçoit qu'il n'était pas indigne d'inspirer un éducateur chrétien. Par une singulière contradiction avec les idées reçues de son temps, Xénophon nous a tracé les devoirs et le rôle providentiel des époux avec une élévation de sentiments qu'on croirait inspirée de l'Evangile, et c'est avec raison qu'un critique a dit (1) « Nulle part, l'union conjugale bénie par les dieux comme germe de la société civile, n'a été considérée avec plus de justesse, sous le double rapport de l'utilité et de la sainteté du lien. On croit entendre en lisant le discours d'Ischomachus à sa jeune femme, quelqu'une de ces allocutions à la fois graves et touchantes que les ministres de la Religion adressent à des époux chrétiens c'est la religion parée de toutes les grâces de la sensibilité et de la tendresse. »
(t) ÏALBOT. 7't'aduc<!0f! des Economiques. 7n<rO~HC<fon.
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C'est cet heureux mélange de la grâce antique et d'une raison presque chrétienne qui devait attirer singulièrement la curiosité de Fénelon. Aussi quand on lit son Traité, on sent qu'il était tout rempli de la lecture des Economiques, et nous allons voir qu'il en a reproduit et presque traduit plusieurs passages.
Nous n'en conclurons pas toutefois que c'est Xéno"phon qui a inspiré le Traité de FEdttca~on des Filles. Nous croyons volontiers que le Directeur des NouvellesCatholiques, éclairé sur cette matière délicate par une expérience de plusieurs années, n'avait rien à apprendre de l'antiquité païenne et que le disciple de saint Paul en savait plus long que le disciple de Socrate sur la véritable éducation' qui convient à la femme. Mais dans l'étude que nous avons entreprise, il n'est pas sans intérêt de rechercher comment Fénelon a procédé pour « grécaniser » en quelque sorte un sujet chrétien afin d'en augmenter le charme, et pour élever à la hauteur du christianisme la pensée antique déjà si pure et si idéale.
En effet, si nous considérons d'abord ce grand principe du mariage chrétien que la femme est l'égale de l'homme, principe tellement entré dans nos mœurs que Fénelon n'a pas pris la peine de le développer dans son Traité, nous le trouvons nettement affirmé dans Xénophon.
« Dès aujourd'hui, dit Ischomachus à sa femme, cette maison nous est commune; tout ce ,que j'ai je le mets
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en commun, et toi tu as déjà mis en commun tout ce que tu as apporté. Il ne s'agit plus de compter lequel a fourni plus à l'autre, mais il faut se bien pénétrer de ceci, c'est que celui de nous deux qui gérera le mieux le bien commun fera l'apport le plus précieux. » Mais leur association n'aura-t-elle qu'un but d'intérêt? `? Non, car l'intérêt est le ressort le plus mobile des relations humaines. Aussi, l'auteur grec déclare-t-il que le mariage est d'institution divine, et que la Divinité dont la loi n'est que ~'interprète en est la sauvegarde naturelle et immuable. Admirable conception qui amène comme conséquence logique cette autre pensée non moins admirable « Je pense qu'une maîtresse de maison est tout à fait de moitié avec le mari pour le bien commun. C'est le mari le plus souvent qui par son activité, fait entrer le bien dans le ménage, et c'est la femme qui, presque toujours, est chargée de l'employer aux dépenses. Si l'emploi est bien fait, la maison prospère, si l'emploi est mal fait, elle tombe en décadence. » C'est exactement la même réflexion que Fénelon met en tête de son premier chapitre « Ne sont-ce pas les femmes qui ruinent et qui soutiennent les maisons, qui règlent tout le détail des choses domestiques et qui, par conséquent, décident de ce qui touche de plus près à tout le genre humain ? Car outre leur autorité naturelle et leur assiduité dans la maison, elles ont encore l'avantage d'être nées soigneuses, attentives au détail, industrieuses, insinuantes et persuasives, a
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Quels sont donc les moyens à prendre pour préparer la femme à devenir ainsi la joie et le soutien du foyer domestique ? Voilà ce que Fénelon a recherché dans les chapitres où il trace les règles à observer pour l'éducation de la jeune fille. Dans cette partie qui est le fond même de son livre, il s'est peu inspiré de Xénophon qui a traité surtout des devoirs de la femme déjà mariée et dirigeant son ménage. Mais il est facile de voir dans une foule de prescriptions de détail comment il a subi l'influence de l'esprit et de la méthode antique. Ennemi du pédantisme, il condamne dans les maîtres chrétiens « cet air austère et impérieux qui fait trembler les enfants ». Il défend qu'on exige d'eux, dans un âge si tendre, o: une exactitude et un sérieux dont ceux qui l'exigent seraient incapables ». Mais il veut qu'on rende « l'étude agréable et qu'on la cache sous l'apparence de la liberté et du plaisir )).
Du reste, n'est-ce pas ainsi que l'entendaient les Anciens ? « C'est parle plaisir des vers et de la musique que les principales sciences, les maximes des vertus et la politesse des mœurs s'introduisirent chez les Hébreux, chez les Egyptiens et chez les Grecs. »
Après avoir traité de la formation de l'intelligence et du cœur, c'est encore aux Grecs que Fénelon emprunte sa méthode pour faire entrer dans l'esprit des enfants les principes de la Religion. C'est là qu'on peut admirer comment, à l'exemple de Socrate, il arrive, grâce à une série <: de petits tours sensibles employés à diverses
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reprises » à donner à une jeune intelligence des notions exactes sur la nature et la destinée de l'âme et du corps. Mais à côté de ce moyen simple et familier, il y a « une voie sensible et de pratique pour affermir cette connaissance de la distinction du corps et de l'âme c'est d'accoutumer les enfants à mépriser l'un et à estimer l'autre dans tout le détail des mœurs ». Cette méthode excellente n'était pas nouvelle. « Par de tels sentiments, sans raisonner sur le corps et sur l'âme, les anciens Romains avaient appris à leurs enfants à mépriser leur corps, et à le sacrifier pour donner à l'âme le plaisir de la vertu et de la gloire. » Car, « si les préjugés de l'éducation sont puissants pour enraciner une coutume barbare, ils le seront bien davantage pour la vertu ».
Mais c'est surtout lorsque Fénelon en vient à décrire la parure des femmes que l'influence de l'hellénisme se fait sentir d'une manière plus impérieuse sur l'admirateur de la simplicité antique. Bien qu'il emprunte les paroles même de l'Esprit-Saint pour nous dire que « le faste excite la passion d'une prompte fortune, ce qui ne se peut faire sans péché », il ne s'arrête pas moins avec une complaisance marquée sur le caractère purement esthétique de l'habillement des femmes grecques. « Je voudrais faire voir aux jeunes filles la noble simplicité qui parait dans les statues et dan~ les autres figures qui nous restent des femmes grecques et romaines elles y verraient combien des cheveux noués négligemment par
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derrière, et des draperies pleines et flottantes à longs plis, sont agréables et majestueuses. Il serait bon même qu'elles entendissent parler les peintres et les autres gens qui ont ce goût exquis de l'antiquité. »
C'est bien du reste ce même goût exquis de l'antiquité qui éclate dans un chapitre des Économiques où nou. voyons comment Ischomachus détourne sa femme de la coquetterie et d'un amour ridicule de la toilette « Sois assurée, femme, que je ne préfère pas la céruse, ni le rouge à ton teint naturel mais que, de même que les dieux ont fait les chevaux pour plaire aux chevaux.. de même ils ont voulu que le corps tout simple de l'homme fût agréable à l'homme. »
Il est vrai que l'auteur se renferme dans des considérations purement naturelles et Fénelon veut surtout faire « prendre le goût de cette simplicité si noble et si gracieuse parce qu'elle est d'ailleurs convenable aux mœurs chrétiennes ». Aussi termine-t-il ce sujet par un exposé éloquent des règles de la modestie chrétienne.
C'est encore pour des motifs supérieurs de morale qu'il hésite ici comme dans ses Dialogues sur l'Éloquence et dans sa Lettre à l'Académie, à permettre l'usage de la musique et de la peinture qui ne tendent pas « à exciter dans l'âme des sentiments vifs et sublimes pour la vertu ». Car « les Anciens croyaient que rien n'est plus pernicieux à une république bien policée que d'y laisser introduire une mélodie eSeminée. C'est pour-
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quoi Platon rejette sévèrement tous les tons délicieux qui entraient dans la musique des Asiatiques. A plus forte raison les chrétiens qui ne doivent jamais chercher le plaisir, doivent-ils avoir en horreur ces divertissements empoisonnés ». Et là-dessus Fénelon propose pour modèles les chants religieux de l'Ancien et du Nouveau Testament.
Après avoir étudié l'éducation de la jeune fille, notre auteur aborde à partir du chapitre xt~ jusqu'à la fin de l'ouvrage « le détail des choses dont une femme doit être instruite et c'est là que nous retrouvons le disciple de Xénophon qu'il a suivi presque pas à pas. Il l'avoue du reste lui-même. « Les anciens Grecs et les Romains si habiles et si polis s'en instruisaient avec un grand soin (de l'Economie) les plus grands esprits d'entre eux en ont fait, sur leurs propres expériences, des livres que nous avons encore, et où ils ont marqué le dernier détail de l'agriculture. »
Or, qu'est-ce qui domine dans ce travail ? C'est l'amour de l'ordre et de l'harmonie. C'est ce lucidus ordo qu'Horace exigeait du poète, mais que les Grecs voulaient aussi dans la vie dont la poésie n'est que l'image et le reflet. C'est enfin ce même ordre qui charme Fénelon dans les écrits des anciens où il le trouve, parce qu'il suffit souvent de l'éclairer aux rayons de la véritable lumière, qui est la foi, pour lui donner toute sa perfection.
Le premier point à établir consiste à bien montrer les
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attributions respectives qui conviennent à l'homme et à la femme. Elles sont de deux sortes celles de l'intérieur et celles de l'extérieur. Or « comme elles demandent de l'activité et du soin, la divinité a d'avance approprié la nature de la femme pour les soins et les travaux de l'intérieur, et celle de l'homme pour les travaux et les soins du dehors »
C'est ce principe établi par Xénophon que Fénelon reproduit quand il dit 4 Peut-on douter que les femmes ne soient chargées de tous ces soins (ceux de l'intérieur), puisqu'ils tombent naturellement sur elles pendant la vie même de leurs maris occupés au dehors ? » Si la femme se pénètre bien de ce principe, elle n'aura aucune peine à acquérir les talents et les vertus de son état. Elle aura d'abord cet esprit d'économie sans lequel une maison ne saurait subsister. Ce sera vraiment la mère abeille de Xénophon, toujours active et toujours attentive à faire régner l'ordre et la propreté dans la ruche. Or, le meilleur moyen d'éviter la confusion, c'est de « choisir une place convenable pour chaque chose. Par là nous saurons ce qui est perdu et ce qui ne l'est pas. En effet, la place elle-même aura l'air de regretter ce qui manque. et la connaissance de la place réservée à chaque objet nous le mettra si vite sous la main que nous ne serons jamais pris au dépourvu )).
C'est ce que dit Fénelon presque dans les mêmes termes « Rien ne contribue plus à la propreté et à
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l'économie que de tenir toujours chaque chose en sa place. Avez-vous besoin d'une chose, vous ne perdez jamais un moment à la chercher. Il n'y a ni trouble, ni dispute, ni embarras quand on en a besoin vous mettez tout d'abord la main dessus. Le bel ordre fait une des plus grandes parties de la propreté «.
Mais le devoir le plus facile de la femme c'est de bien régler les domestiques. Pour y réussir « la grande affair e, dit Xénéphon, est de' savoir comment chaque chose doit se pratiquer autrement la surveillance devient inutile puisqu'on ne sait ni ce qu'on doit faire, ni comment on doit le faire
C'est ce que Fénelon exige aussi des femmes de son temps, prescription d'autant plus importante qu'elles l'observaient moins. « Si vous leur parlez de vente de blé, de culture des terres, des différentes natures de revenus. elles croient que vous voulez les réduire à des occupations indignes d'elles. Aussi ne néglige-t-il pas de leur opposer l'exemple des Anciens chez lesquels « les conquérants ne dédaignaient pas de labourer et de retourner la charrue en sortant du triomphe ». Grâce à ces connaissances techniques, la femme exercera sur les domestiques une direction plus intelligente et une surveillance plus active qui lui permettra de se les attacher davantage. Car c'est là un de ses devoirs importants. Elle ne doit pas les considérer comme de simples mercenaires, mais jusqu'à un certain point comme des membres de la famille conception toute
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chrétienne qu'on n'est pas étonné de trouver dans Fénelon, mais qui a lieu de nous surprendre sous la plume d'un païen. « Lorsqu'on t'aura apporté des laines, tu auras à faire filer des vêtements pour ceux qui en ont besoin. Il est toutefois une fonction qui t'agréera moins c'est que si quelqu'un de tes esclaves tombe malade, tu dois par suite des soins dus à tous, veiller à sa guérison. Par Jupiter, dit ma femme, rien ne m'agréera davantage, puisque, rétablis par mes soins, ils me sauront gré et me montreront plus de dévoûment encore que par le passé. Cette réponse m'enchanta, reprit Ischomachus. »
Il n'y a rien d'étonnant à cela, car elles peuvent enchanter même un chrétien et ce qui ~st encore plus extraordinaire c'est qu'elles nous font penser involontairement à ce portrait de la Femme forte tracé par le Saint-Esprit lui-même et que Fénelon reproduit à la fin de son Traité comme un résumé exact et sublime des devoirs qui conviennent à la femme chrétienne. Ainsi l'auteur français n'a eu pour ainsi dire aucun effort à faire pour opérer l'alliance de l'hellénisme avec le Christianisme dans un sujet où elle semblait d'abord impossible. Dans tous les détails que nous venons de signaler, il lui a suffi en quelque sorte de changer de point de vue et de proposer au nom de la foi les mêmes devoirs dont la raison seule avait pu inspirer la notion.
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CHAPITRE V
APERÇU GÉNÉRAL LE STYLE
En commençant notre étude sur l'hellénisme de Fénelon, nous avons essayé d'expliquer par une sorte de parenté intellectuelle la vive sympathie de notre auteur pour le génie de la Grèce. Puis, entrant dans l'examen des œuvres qui portaient plus particulièrement la marque d'une imitation voulue et prolongée, nous nous sommes efforcés d'en indiquer le véritable caractère en faisant la part de l'influence grecque et de l'influence chrétienne. Pour bien montrer les nombreuses nuances qui rapprochent ou qui distinguent tour à tour l'écrivain français de l'écrivain antique, nous avons cru devoir donner, au risque même de paraître un peu long, une analyse détaillée de la plupart de ses écrits. Mais si on veut maintenant se faire une idée d'ensemble et démêler à travers les traits particuliers et variables de ce génie si complexe les traits généraux et fixes de sa physionomie intellectuelle et morale, on pourrait
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peut être les résumer dans les réflexions suivantes. Il faut remarquer en premier lieu, chez Fénelon comme chez Platon, une tendance générale à s'élever jusqu'à l'idéal dans tous les sujets qu'il a traités. Au lieu de considérer la science comme un édifice collectif qui s'élève lentement et progressivement et où tous les hommes supérieurs se bornent à apporter le contingent de leurs observations et de leurs découvertes, Fénelon semble vouloir tout refaire à neuf sur des bases nouvelles. On dirait qu'il ne fait aucun cas des conceptions d'autrui et il paraît ignorer les conditions particulières, mystérieuses parfois, mais souvent fatales dans lesquelles s'est opéré ce long travail des siècles~ Aussi, le voyons-nous, à l'exemple de Platon, bâtir son système sans même consulter les hommes auxquels il le destine, sans se demander du moins, s'il sera plus utile et plus praticable que celui qu'il veut remplacer. En littérature, par exemple, il ne craint pas d'émettre des vues toutes nouvelles absolument contraires aux traditions de la langue et du génie national. De même en politique, il a souvent dépassé les bornes. Sans doute, il n'a pas suivi de tout point « cette raideur géométrique avec laquelle Platon va jusqu'au bout de ses déductions qu'elles qu'en soient les conséquences » (1). Il a su tempérer sous l'influence des principes chrétiens les exagérations de la .RcpuMgae et des Lois. Et cepen(t) M. CnO!SET. Histoire de la Littérature grecque. IV, 305. 19
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dant il s'est montré sur plusieurs points assez dur, pour qu'on se soit pris à douter de sa charité; et de même que chez Platon « sous la grâce du langage et la courtoisie du sourire, on sent parfois la dureté du système (1) s de même on se demande avec anxiété ce qu'aurait été dans la politique pratique cet homme « accoutumé à une domination qui dans sa douceur ne voulait pas de résistance (2) ?.
Car le malheur ici, remarquons-le bien, c'est que Féneloh ne songeait même pas qu'on put lui résister. Il y songeait si peu qu'après avoir conçu l'idéal, il a voulu encore nous indiquer les moyens de l'appliquer. On l'a dit avec raison, « le sens du réel est un des traits les plus caractéristiques de sa pédagogie générale (3) ?. Il a, comme l'auteur de la Cyropédie, le goût instinctif de l'enseignement pratique et de l'action. Non content de suggérer des préceptes généraux, il se complaît t aussi dans le détail des prescriptions minutieuses. D'où on peut dire qu'il a su réunir en lui Platon et Xénophon, c'est-à dire le théoricien de l'idée et le théoricien de l'application.
On n'est pas sans doute légèrement surpris de voir associés dans le même homme ces deux états d'esprit. Ils semblent, en effet, se contredire, et tel qui possède le génie de la spéculation est rarement doué d'un esprit (1) GnoisET. Histoire de la Littérature grecque. IV, 3o5.
(a) SAiNT-SiMON. Portrait de Fénelon.
(3) 0. GnÉAN). – B<ùtca<t<m des femmes par les jemmes.
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assez positif pour appliquer ses théories. Mais chez un Grec cette association n'est pas rare. Nous l'avons déjà remarqué chez l'auteur de la Cyropédie et des Economiques. Or, Fénelon possède sur ce point une ressemblance frappante avec un de ses modèles favoris. Il a, comme lui, ce parfait équilibre des facultés morales et cette sérénité d'âme qui n'a jamais connu les luttes intérieures et qui pratique aussi naturellement la vertu qu'un autre compose une œuvre d'art. Dès lors, il s'imagine naïvement trouver chez les autres les mém(~ dispositions intérieures; et il ne croit nullement commettre une indiscrétion, encore moins un acte odieux en pénétrant dans ce domaine intime de la vie privée, pour y établir l'ordre et l'harmonie.
Mais comme le meilleur moyen de régler la vie humaine c'est d'agir sur l'âme, de là vient que de toutes les prescriptions qu'il a tracées dans ses ouvrages, la plupart ont un caractère purement moral. Par là s'expliquent ces longues dissertations qu'il prodigue partout sur la modération, la justice et la piété et qui sonnent dans sa bouche comme dans celle de Socrate, de Xénophon et d'Isocrate. Ce n'est pas qu'il dédaigne les moyens physiques et mécaniques, mais ils n'ont à ses yeux qu'une valeur relative et éphémère et lorsque l'harmonie intérieure n'existe pas, c'est en vain selon lui qu'on prétend sauvegarder l'harmonie extérieure. Aussi n'a-t-il pas craint de généraliser son principe et de l'étendre à la vie politique des peuples aussi
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bien qu'à vie privée des individus. Et c'est là, la source des nombreuses erreurs où il est tombé lorsqu'il a voulu appliquer les maximes qui convenaient à la cité antique, à la cité moderne qui repose sur des bases toutes différentes. « Sa politique et son économie sociale, dit un critique, ont quelque chose de naïf et de primitif. On ne se douterait guère, à le lire, que l'expérience de tant de siècles a du ouvrir l'esprit des hommes sur les conditions de la vie en général, sur les besoins de la société, sur les lois secrètes qui les gouvernent à son insu, lois plus puissantes que les idées théoriques et la volonté des philosophes et des législateurs que nul n'établit, qu'on peut seulement contrarier ou seconder par les institutions (1). )) Oui, sans doute, c'est parla que Fénelon est chimérique, mais c'est par là aussi qu'il est Grec.
Ill'est aussi par la manière dont il expose ses pensées. Deux méthodes en effet s'offrent à l'esprit de l'écrivain. L'une qui consiste à partir d'un principe, ou d'une définition, d'où il dégage dans un ordre rigoureux et progressif toute la série des faits qui en découlent. C'est la méthode moderne. Sans doute l'esprit a longtemps observé, médité et discuté en lui-même avant de disposer les divers éléments de cette même définition. Mais il fait grâce au lecteur de ce travail préliminaire qu'il juge inutile ou plutôt nuisible pour la clarté de (î) M. CaousL~. Fénelon et Bossuet, I, a~C.
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l'exposition, et il ne lui fait parcourir les diverses parties de l'édifice qu'après le lui avoir montré dans son ensemble.
L'esprit grec au contraire prend plaisir à le construire sous ses propres yeux et à ne le lui ;montrer dans son ensemble qu'après lui avoir étalé une à une toutes les pièces qui (le composent. Tel est, par exemple, le procédé de Platon. « Il ne prend pas l'idée d'assaut, il en fait lentement le siège, il n'aime pas à prononcer en oracle, ni à instruire en pédagogue. C'est un artiste chez qui la vérité n'apparaît pas tout d'un coup brusquement dévoilée elle naît, se modèle, s'achève comme l'armure d'Achille sous nos yeux (1). »
Telle est aussi la méthode de Fénelon. Chose étrange, cet homme avide d'enseignement n'a jamais l'allure raide et inflexible du professeur qui instruit du haut de la chaire, mais bien plutôt la grâce communicative d'un ami qui se tient près de nous pour nous éclairer, ne faisant jamais un pas en avant sans être sûr d'avoir été compris, et revenant plusieurs fois comme Platon sur une même idée. Aussi trouve-t-on chez lui comme chez le philosophe grec des lenteurs, des replis et des retours de pensée, des sinuosités et ,'des circonvolutions, capables de donner le change à un lecteur naïf ou d'impatienter un lecteur trop intelligent (2). C'est ainsi (t) H. BECKEn. Loys le Roy, 101.
(a) Ibid.
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que Montaigne trouvait « traînants les dialogismes de Platon et plaignait le temps que met à ces interlocutions vaines et préparatoires un homme qui avait tant de meilleures choses à nous dire (1) ». C'est ainsi également que Bossuet avec sa logique puissante et pressée qui va droit au but, traitait de « vains tours de souplesse » les procédés équivoques et hésitants de son confrère, et condamnait chez celui-ci une méthode entièrement opposée à celle de son propre génie. De là viennent par exemple ces longs et nombreux discours qui remplissent le Télémaque, et où l'auteur semble toujours revenir sur les mêmes idées. Il ne faut pas y voir une pure imitation du verbiage des héros d'Homère, qui ne parlent que pour parler et pour exercer leur propre vigueur, ni une simple négligence du génie qui ne sait pas se borner mais ce procédé éminemment grec sinon français qui consiste à bâtir lentement un édifice et qui ne croît avoir réussi à le rendre solide et durable qu'après avoir éprouvé à plusieurs reprises la solidité de chacune des pierres qui le composent.
Ce n'est pas tout. Cette méthode tient chez Fénelon comme chez les Grecs à quelque chose de plus intime encore. Ces replis et ces retours de pensée que nous avons signalés dans les écrits de Platon ne procèdent pas seulement du désir d'être clair et méthodique ils trahissent encore les propres hésitations de l'auteur en (t) Essais, Il, 10.
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présence de plusieurs opinions contradictoires qui s'offrent à son esprit. Ennemi de ce dogmatisme étroit et absolu qui s'obstine à ne voir qu'un côté de la vérité, Platon les passe tous en revue. tl examine avec une sorte de complaisance maligne les meilleurs arguments de ses adversaires, et tout en finissant par s'arrêter luimême à une 'conclusion précise, il n'oserait affirmer que celle qu'il combat soit absolument déraisonnable. Or, n'est-il pas vrai que Fénelon manifeste le même état d'esprit dans tous les sujets qu'il a traités ? Son œuvre à cet égard nous semble une énigme, si nous la comparons à celle de ses contemporains. Que de vues nouvelles et hardies, que d'hypothèses, que d'objections il soulève avant de s'arrêter à une conclusion précise ? A-t-il même une conclusion ? Quel est celui de ses écrits politiques, littéraires, théologiques même où on puisse se flatter de saisir nettement, comme dans Bossuet, la pensée maîtresse qui a inspiré le livre et la formule dernière qui le résume ? Fénelon semble ne se complaire que dans les développements, et aussitôt qu'il a exposé toutes ses idées sur un même sujet, il se retire doucement sans même nous dire avec précision quelle est la meilleure et la plus pratique pour nous. Quoi donc! Le sévère théoricien qui ne sépare jamais le beau du vrai et de l'utile et « qui ne juge les écrits que dans leurs. rapports avec la conduite de la vie (1) », a-t-il oublié ses principes au moment où il (t) NISARD. –T~MtOtre de la Littérature française, III, eh. xrv.
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faudrait les affirmer avec le plus de force ? ou bien, sur le point de se prononcer, est-il réellement indécis et hésitant ? Il n'est pas impossible que cet esprit curieux mobile et avide de nouveauté, se laisse un peu étourdir par le tumulte de tant de pensées diverses, qui se heurtent dans son imagination, et qu'au moment de faire un choix il ne soit porté à dire comme Socrate que « les belles choses sont difficiles ». Mais ce qui en tout cas reste vrai, c'est qu'il n'entre jamais dans l'esprit de Fénelon de nous imposer directement une conclusion toute faite. Son but unique c'est de nous faire chercher la vérité, et c'est pour cela qu'il nous fait passer par un dédale d'objections et de points de vue divers en nous laissant le soin de tirer nous-mêmes une conclusion. Mais il ne prétend jamais nous l'imposer absolument et de parti pris. Car si la vérité est une, elle n'est profitable à chaque homme que dans la mesure où il la perçoit, et où il l'accepte dans son esprit et dans son cœur.
Le cadre naturel d'une telle méthode d'exposition est évidemment le dialogue. Nous l'avons déjà observé dans l'analyse des ouvrages que Fénelon avait expréssement revêtus de cette forme, à l'exemple de Platon et de Lucien. Mais on peut en étendre la remarque à l'ensemble de son œuvre. Le Télémaque aussi bien que la Lettre à l'Académie, ses écrits politiques ou théologiques, aussi bien que sa correspondance ne sont au fond qu'un long dialogue où l'auteur toujours préoccupé de l'effet de ses
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paroles sur l'esprit de ses lecteurs, se donne la réplique à lui-même pour résoudre ou plutôt pour prévenir des objections que lui fait un adversaire invisible. De là ces fréquentes locutions Je ~ats bien que. on me dira peutë~ si gMe/çu'un me réplique. Tel est le ton invariable de ses écrits. En le lisant on croirait assister à une de ces réunions intimes et délicieuses de Cambrri, où cet aimable causeur qui ne voulait pas avoir plus d'esprit que ceux à qui il parlait, se mettait à la portée de tous et semblait moins imposer une idée personnelle que chercher à s'éclairer en recueillant les diverses opinions individuelles. Non, certes que telle fut son intention. Ces avances faites à l'amour-propre des auditeurs n'étaient au contraire .chez lui qu'un moyen de mieux établir sa domination sur les esprits et sur les cœurs. Mais il n'en est que plus intéressant de relever dans ses écrits cette méthode d'exposition éminemment grecque et unique dans notre littérature.
Si de là nous passons au style proprement dit, nous y trouvons toutes les qualités du plus pur atticisme. Ce caractère de sérénité et de jeunesse que nous avons déjà signalé chez lui donne à son langage un éclat enchanteur et une saveur délicieuse qui sent le voisinage de la Grèce. Surtout si on procède par comparaison, si par exemple on quitte la lecture de Bossuet ou de Pascal pour parcourir ses œuvres, on éprouve dès les pre-
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mières lignes une impression analogue à celle de ces heureux voyageurs qui quittent nos climats tempérés, pour aller respirer la pure et vive lumière de l'Orient. C'est alors surtout que son style (e ressemble à la démarche de ces divinités fabuleuses, qui coulaient dans l'air sans poser le pied sur la terre (1) Car tout prend sous sa plume des proportions nouvelles. On se sent malgré soi transporté dans un monde plus jeune et plus primitif, comme « on croit être dans les lieux qu'Homère dépeint lorsque ce poète nous fait des peintures naïves du détail de la vie humaine (2)
Toutefois ce serait une grande méprise de confondre sa simplicité avec celle d'Homère. L'auteur de l'Odyssée a quelque chose de primitif et de spontané parce qu'il a, comme Bossuet, la simplicité du cœur qui est la vraie simplicité (3). Au contraire, chez Fénelon l'amour du simple n'est qu'un goût de l'esprit. « Il a, dit SainteBeuve, non cette naiveté de laquelle on part, mais celle à laquelle on revient à force de talent et de réflexion. » C'est l'atticisme « dans sa maturité la plus vigoureuse et son équilibre le plus harmonieux a (4). Et il semble que la critique ait songé à Fénelon lorsqu'elle a ainsi caractérisé les qualités de l'esprit grec au siècle de Périclès. « Ce qui fait le fond de l'atticisme, c'est (t) Discours de réception à !'Aec*Mn!'f française.
(a) Lettre à l'Académie. V. Poétique.
(3) S. de SAcy.
(4) M. CMtSET. Littérature grecque, IV,
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une raison vive et fine. Cette raison n'exclut rien, mais elle gouverne tout elle ne proscrit pas l'imagination, mais elle la veut élégante, sobre, légère comme chez Platon; elle ne rejette pas davantage la passion d'un Démosthène, mais elle l'oblige a respecter la netteté, la brièveté du discours. Le plus souvent du reste elle se passe d'imagination hardie et de passion véhémente, car elle prend les choses plus simplement, avec plus de sérénité (1) )). Le charme unique du style de Fénelon comme celui de Platon vient d'un art savant et subtil. C'est une beauté purement grecque, dont l'essence même est l'accord des éléments, KpfJ-o~of, la proportion, la beauté intérieure, enveloppée, et d'autant plus douce à qui la contemple qu'elle ne provoque pas le regard et qu'au plaisir de la goûter s'ajoute la joie de l'avoir découverte (2).
Et en effet, si nous nous contentons de jeter un regard superficiel sur cette prose facile, nous n'y voyons qu'un vocabulaire limpide et de construction simple. Nous n'y retrouvons ni la période majestueuse de Descartes ou de Bossuet, ni le travail délicat et les procédés subtils de la phrase de La Bruyère, ni en général l'emploi d'une terminologie savante et technique, mais partout des mots, des images et des tours populaires, de sorte qu'on peut dire de son vocabulaire (t) M. CROISET. Littérature grecque, IV, p.
(a) H. BECKER. Loys le Roy, p. ica.
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comme de celui de Xénophon qu'il est dans l'ensemble, « celui du premier venu de ses compatriotes parmi les gens bien élevés (1)
Or ces termes ordinaires quand ils sont unis avec un grand art et un goût très pur, qu'est-ce autre chose que l'atticisme. « Le vocabulaire attique, a-t-on dit, est semblable au langage du peuple il est tout près encore de la conversation il a par conséquent quelque chose de très savoureux et de très vif. De tout cela se forme un ensemble exquis, où les qualités essentielles d'une grande prose classique, netteté, force, logique, raison se tempèrent de grâce et d'élégance (2)
La grâce et l'élégance, n'est-ce pas là encore un nouveau trait de l'atticisme de Fénelon. Cette nonchalance savante qui constitue proprement la grâce attique et qu'on a plusieurs fois relevée chez Platon, n'est-elle pas aussi le charme de « cette prose harmonieuse, rythmique où les vers interviennent à chaque insjant, qui reste molle et traînante comme embarrassée par une surcharge d'épithètes (3) '). C'est au point que les partisans d'un goût plus sévère ont reproché à sa Muse, comme Us l'ont reproché d~ reste à la Muse attique, de manquer d'une certainè gravité, et qu'ils ont regardé (t) M. CROISET. Littérature grecque, IV. 356.
(a) Ibid, p. ii.
(3) SAINTE-BEUVE, Lundis, Il, 20.
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cette robe traînante et négligemment drapée comme une marque de coquetterie.
Mais il nous semble qu'on ne peut sans une sorte de profanation appliquer ce mot à Fénelon. Car s'il est vrai que son style ondoyant et divers comme les traits de sa physionomie « rassemblait tout, et que les contraires ne s'y combattaient point », on conviendra aussi que « ce qui y surnageait » comme pour lui donner sa nuance propre et définitive, c'est une qualité toute chrétienne que nous tenons à signaler à la fin de ce travail, parce qu'elle complète chez notre auteur l'alliance harmonieuse de la forme antique avec le sentiment moderne. Nous voulons parler de l'onction. C'est ce mélange de foi profonde et de charité ardente qui anime toutes les pages de ses écrits et qui leur donne une saveur toute particulière inconnue des écrivains de l'antiquité, même de Platon, qui est parmi tous, celui dont la langue et la morale se rapprochent le plus de l'idéal chrétien. Nous avons signalé plus haut ce caractère d'émotion et d'enthousiasme qui est commun aux écrits du philosophe grec et de l'évéque français. Seulement, dans le premier « cette émotion est sereine et discrète elle exprime plutôt le ravissement d'une contemplation admirative que la véhémence des passions terrestres. Tout au plus, un secret dédain pour ce qui n'est pas l'idée pure ajoute-t-il un léger frémissement à cette sérénité (1) Ainsi la sérénité mêlée de dédain, l'émo(i) M. CMHSET. Littérature grecque, IV, 3aa. (Fontomoing, édit.)
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tion voilée d'un sourire, voilà bien le caractère de l'esprit antique dont on peut dire qu'il a apporté dans la possession de la vérité spéculative les mêmes dispositions égoïstes que dans la jouissance du bonheur matériel.
Neque ille
Aut debult miserans inopem, aut invidit habenti (i).
Fénelon au contraire a pitié de cette indigence de son semblable, et l'amour de la vérité est toujours associé dans son cœur au désir de la communiquer au dehors. Voilà pourquoi tous ses ouvrages, aussi bien le Télémaque et les Dialogues que ses écrits de direction spirituelle trahissent, sous une forme plus ou moins inspirée des anciens, le zèle d'un apôtre qui veut nous convertir ou nous améliorer. Sans doute ils ne sont pas pénétrés de cette « tristesse évangélique (2) que La Bruyère regrettait de ne pas trouver dans les sermons de son temps, et qui doit être en effet l'âme de la parole chrétienne. Mais c'est précisément le mérite de Fénelon d'avoir su échapper à cette critique tout en associant une certaine grâce mondaine avec le zèle et la gravité apostoliques dans un savant et harmonieux mélange dont il a eu seul le secret et qui lui donnera toujours une physionomie à part dans l'histoire littéraire. (t) VtttStLE. B~oy. I.
(a) Caractères. La, Chaire.
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CONCLUSION
Dans les chapitres qu'on vient de lire, nous n'avons pas analysé, tant s'en faut, l'oeuvre entière de Fénelon. Mais les observations que nous avons faites sur sa théorie de l'art en général et sur la manière dont il la appliquée dans ses écrits les plus célèbres, suffisent, à notre e sens, pour nous donner' une idée exacte de ce merveilleux génie et de la place qui lui revient dans l'histoire de l'hellénisme en France.
Il est hors de doute qu'on chercherait vainement dans toute notre littérature un seul écrivain qui ait réalisé dans de plus justes proportions l'alliance de la pensée moderne avec la forme antique.
Le xvi~ siècle, nous l'avons dit, n'a étudié de l'hellénisme que la lettre, et, faute d'apporter dans cette étude une connaissance approfondie de l'homme, les poètes n'ont emprunté aux anciens que des cadres et des formes vides qu'ils ont été impuissants à remplir.
Le mérite en était réservé à notre grand xvne siècle qui semble avoir épuisé les trésors qu'on peut tirer de cette source si féconde et si vive. Et cependant nous
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avons vu que tout en s'appropriant la sève et la vigueur de Sophocle et d'Homère, notre esprit national s'était souvent mépris sur le vrai caractère de ses relations avec le génie antique: semblable à ces enfants privilégiés qui, après avoir grandi dans une situation prospère, lentement acquise par les épargnes de plusieurs générations, oublient ce qu'ils doivent à leurs devanciers et se croient eux-mêmes les artisans de leur propre fortune. Illusion funeste qui peut amener leur ruine dans des jours moins heureux, s'ils n'ont appris à trouver ni en eux-mêmes ni autour d'eux assez de ressources pour prévenir l'indigence.
Et en eflet, n'est-ce pas à cette méprise~sur le vrai rôle de l'hellénisme et à son ignorance du grec que le xviif siècle dut en partie son infériorité relative vis à vis de l'âge précédent. Il y eut'sans doute un homme qui, rompant avec les tendances exclusivement utilitaires des philosophes, retrempa son génie aux sources vives et pures des lyriques grecs dont il sut reproduire dans des vers harmonieux et sonores le charme puissant et la grâce communicative nous voulons parler d'André Chénier.
Poète vraiment inspiré et ému dans un siècle de prose froide et de satire amère, il est le seul dont les œuvres nous donnent cette suave impression d'hellénisme que nous avons ressentie chez Fénelon. Et cependant, s'il est vrai de dire qu'en reprenant l'œuvre de la Pléiade, Chénier y a apporté une intelligence plus vive et plus
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exquise du géme grec, peut-on dire que l'auteur de La Jetïne jCap~e, des jMt/Mes et des Elégies, réalise l'idéal de cette .aIHance des deux antiquités tel qu'on doit le désirer ? Remarquons en effet qu'il ne prend pas seulement aux élégiaques anciens l'art d'idéaliser la passion, mais encore la mythologie, non sans doute, cette mythologie froide et fastidieuse mise à la mode par Boileau, mais cette gracieuse et idéale personnification des forces de la nature, auxquelles il croit de cette foi de vrai poète, comme devaient y croire Tibulle, Théocrite, Anacréon. Le respect qu'il éprouve pour les dieux de la Grèce n'estpas seulement ce respect de commande et de forme qu'on manifeste pour de froides abstractions, mais sincère et profond parce qu'ils sont une véritable incarnation des sentiment de son âme.
« Salut dieux de l'Euxin, Hellé, Sestos, Abyde
Et nymphe du Bosphore et nymphe Propontide
Il iii il
Salut, Thraoe, ma mère et la mère d'Orphée,
Galata que mes yeux désiraient dès longtemps. »
Ainsi, Ghenier est redevenu païen parce qu'il est poète, et parce que le sens naturel a étouffé en lui le sens chrétien. N a donc inauguré une sorte d'heHéTHsme à rebours qui, au lieu d'attirer l'antiquité au christianisme, tend à faire revenir le christianisme à 'l'antiquité. Fatale réaction qui, sous prétexte de rajeunir
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le sentiment, aurait pour effet, si elle était suivie, d'éterniser cet étrange conflit engagé depuis des siècles entre la forme grecque et le sentiment chrétien.
C'est pour le faire cesser et pour renouer la chaîne de la tradition un moment interrompue par un siècle d'athéisme que Chateaubriand écrit au lendemain de la tourmente révolutionnaire, le Génie du Christianisme ou il ose associer dans une commune admiration l'art chrétien du Moyen-Age et l'art grec, la poésie d'Homère et « la littérature des Pères de l'Eglise ?. Il joint même la pratique à la théorie, et après avoir affirmé que les cadres antiques ne peuvent que gagner à être remplis par des idées chrétiennes, il écrit, pour le prouver, les Martyrs, où il prend pour héroïne une fille des Homérides, prêtresse d'Homère. Cette tentative hardie était de nature sans doute à opérer dans les idées de l'époque une heureuse transformation également féconde pour l'art et pour la religion. Mais, ici encore, qui oserait dire que cette œuvre réalise l'idéal dont nous parlons, quand on songe que le sujet a été inspiré à son auteur, non par l'imagination et le sentiment, mais par une arrière-pensée de théoricien et d'apologiste, quand on rencontre sans cesse un merveilleux qui n'est chrétien que de nom, et une imitation tout artificielle des épopées antiques qui font ressembler la sienne moins à ûneépopée qu'à une mosaïque admirablement formée
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des pierres les' plus précieuses et 'les plus rares, mais froide et sans vie (1) ?.
De nos jours, malgré la place de plus en plus large que les exigences de la vie moderne nous obligent de donner aux sciences utilitaires, nous comprenons le génie antique au moins aussi bien que le xvu° siècle, et nous avons vu des écrivains de talent écrire des traductions qui unissent une élégance irréprochable à l'exactitude la plus scrupuleuse. Cet amour à la fois profond et réfléchi que nous avons pour les choses du passé est de bon augure. Il doit servir à rassurer les esprits pessimistes qui craignent pour un avenir plus ou moins lointain la décadence des études classiques. Car si l'enthousiasme juvénile et écolier des érudits du xvi~ siècle a suffi pour remettre en honneur les chefsd'œuvre de la Grèce et de Rome, qui nous dit que l'œuvre de la Pléiade, reprise avec plus de science et de méthode parles savants contemporains, ne leur donnera pas un éclat encore plus grand ? Et s'il est vrai que les études scientifiques qu'on a faites depuis un siècle sur le Moyen-Age, après avoir satisfait une pure curiosité, ont fini par produire l'admiration et par susciter Victor Hugo qui a fait revivre dans des œuvres immortelles cette époque croyante et naïve des trouvères (2), pourquoi ne pas espérer que les études de nos savants actuels (l) PETIT DE JuLLEYiLLE.leçons de Z.tHera<Hrc /)'an{;a;se.
~-ft) E.FAGUET. Renne des DetM; Mondes, l" mai i8()~.
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sur l'antiquité classique auront le, même résultat et qu'après avoir produit'aussi une pure curiosité, elles exciteront à leur tour le génie d'un nouveau Racine plus nourri encore que le premier de l'esprit de l'antiqùité ?
Or, en attendant que ces vœux se réalisent, qui peut mieux que Fénelon diriger les pas de l'artiste dans le chemin à suivre et dans le but à atteindre? Aussi nourri de la lettre de l'hellénisme que les savants du xvi? siècle~ plus pénétré de son esprit que le xvue il a trouvé dans d'heureuses dispositions naturelles l'art de l'associer à la pensée chrétienne, sans avoir besoin de recourir, comme l'auteur des Martyrs, aux froides et ingrates surexcitations de l'érudition et de l'apologie. En même temps, sa foi robuste et naïve l'a prémuni contre les séductions du paganisme qui avaient égaré André Chénier. Car il ne, se contente pas comme lui d'invoquer lesdieuxdel'Euxinet delaThrace il veut encore, à l'exemple de saint Paul, les réunir au Dieu inconnu et leur donner le baptême du christianisme. Se conduisant à l'égard des ehefs-d'œuvre de la littérature antique cornue l'Eglise primitive à l'égard des monuments de l'arehttecture païenRe, au lieu de les condamna et de les détruire, il préfère les conserver. en leur donnant une destination chrétienne, et tourner ainsi au proSt de la vérité les œuvres que le génie profane avait consacrées aux dieux de l'iniquité et du mensonge. Sans doute, nous convenons qu!il vaut nueu&,en
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principe, bâtir à neuf, et utiliser les pierres de l'ancien édifice en les transformant pour faire oublier leur première destination. Mais, nous l'avons dit, dans le domaine de l'art, cet oubli peut avoir ses dangers. Et s'il est vrai qu' « avec Rome, avec Jérusalem, au dessus d'elles à quelques égards, Athènes est reconnue comme la grande institutrice du genre humain (1) », on ne saurait se lasser de présenter aux yeux de l'artiste l'œuvre de Fénelon comme un modèle vivant qu'il doit toujours consulter pour provoquer en lui l'émulation, et pour se rappeler par ce jeu compliqué et savant des nerfs et des muscles moitié grecs, moitié français, à quelles sources doit puiser tout écrivain honnête homme qui veut produire à la fois le bien et le beau~ ,TJ,
(t) EGGER, L'hellénisme en France, II.
Vu et lu
en Sorbonne, le 17 février 1897
Par le Doyen de la Faculté des Lettres
de l'Université de Paris.
A. HIMLY.
Vu et permis d'imprimer
Le Vice-Recteur de l'Académie de Paris, 0. GRÉARD.
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TABLE DES MATIÊRM
AVANT-PROPOS
DE L'HELLÉN~MB AU XVtt~ SIÈCLE
§ t.–~tttdedugrecauïvit'esiècle. § ït. – Vic9 des méthodes. x §Ht.-Vicedelacritique. xx §! –L.a traduction. xxvm I.M~!«S<r~MC~M~<'<'?~M .XXVfH t
2. ~~fa~M/A:M~ XL
AoMMM~MM. XLV!
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
DE L'HELLÉNISME CHEZ PÉNELON. t
§ 1. – études grecques de Fénelon. 4
§ H. – F~tjteton traducteur. 16 § HI. – T'OHr d'esprit de Fénelon 20
LIVRE 1
DE I/HELLÉSUSMR OANS LES THEORIES
CHAPITRE I. – THËOKtBS MYSTIQUES. tE PLATONt&Mt :[ CHAPITRE II. THËORtES HTTÈKAtRES ~y § I.–langue § H. – Éloquence gïn.–T'oésie.
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LIVRE II
M L'HELLENISME DANS LES ŒUVRES
CHAPITRE!.–-LE TÉLÉMAQUE 97 Caractère ~M~h~ ~'<pKt~ 97 § 1. Théologie du Télémaque 'n r § ïï. Mentor, Education de Tolemaque i~ i.~t«:sr<Mt~,Mt:'f(~ 1~
2. Péripéties diverses .128
;.DM<oM~M/<Kx. i;i)
4. L'amour 142
;§ Ht.–Descriptions de la nature. s~. § IV.–Combats M4 ,:§ ~r.–Descente de Téiémae~e&ux&~M's. 178 § VI. – Fénelon imitateur de Sophocle. – Etude aur le
13'livre, 194
CHAPITRE II. LES DIALOGUES 2t~ § I. Dialogues sur l'éloquence 919 § 11. Dialog~ea dM'Morts ~6 § III. Instruction pastorale en forme de Dialogues.. ~49 CHAPITRE 111.– LES FABLES. 263 'CHAPITRE IV.–TRÂîTÉDEL'tDueA'noNSBSFtLLËS 3~7 CHAPITRE V.– APERÇU GÉNÉRAL.–M STYJ.E a8S CONCLUSION 303
FIN DE LA TABLE
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ERRATA
Page xnt, ligne 22, supprimer le point après veut o~o'cAef.
Page xvii, ligne 8, avant les mots sont remplies, ouvrez les guillemets. Page xxvi, ligne 13 et i4, lire que diraient.
Page 40, ligne 1, lisez Sainte-Beuve.
Page 42, ligne 6, lisez ~)fM(-cr:ptMMt.
Page 54, ligne 10, lisez à sacrifier au lieu de de sacrifiée.
Page 56, ligne 3, après en <yet. mettez la virgule.
Page 57. ligne 21, au lieu de Français mettez y'raMFS:?.
Page 58, ligne 6, au lieu de les français même, mettez les Français Mente.
Page 62. ligne 17. au lieu de il se rappelle, lisez s'il rappelle.
Page 64, ligne 17. après les mots em~At~MopAe, fermez les guillemets. Page 81, ligne 2, mettre un s au mot endroit.
Page 111. ligue 2, lire surpris au lieu de supris.
Page 166, ligne 10 et 17, supprimer les guillemets.
Pa~e 172, ligne 1, lire preuves de leur courage et de leur orgueil.
Page 193, ligne 8, après les mots tranquillement dessus. fermez les guillemets.
Page 218, ligne 20, au lieu de ~o~t~ lisez ~fe~.
Page 23t. ligne 2, effacer la virgule après c'était.
Page 232, ligne 1, au lieu de alors qu'il dit, lisez A ~orx~M't/ dit. ·
Page 241, en tête de la page, lire 241 au lieu de 142.
Page 251, ligne 25, lisez les Juifs.
Page 259, ligne 8, lisez ~MpHcM de cft'Mf.
Page 270, ligne 1, supprimer le point après /.yeon et mettre une virgule Pafe 302, dans la citation latine, lisez doluit au lieu de debuit.
Page 305, ligne 15, lire sentiments.