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J. TAC H EU, S. J.
De Dante
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Verlaine
LIBRAIRIE PLON
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; f^(JDES D'IDKALISTKS A. MVSTIQl'KS
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A LA MÊME LIBRAIRIE
J. PACHEU, S. J. — Église et Patrie (490-1896). Devoir contemporain de la France chrétienne. Discours prononcé à Saint-Sulpicc, pour la clôture du Jubilé national.
Se vend au profil de l'Œuvre du Repos dominical : 0 fr. 50. — Se trouve aussi en dépôt chez Mme JUSSE, rue de Sèvres, et Mme PERCEPIED, place N.-D. des Victoires.
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J. PACHEU, S. J.
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t ~) (ÉTUDïH D'IDÉALISTES & MYSTIQUES)
DANTE
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VERLAINE — HUYSMANS
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT & Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 10, RUE GARANCIÈRE, 10
1897
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AU LECTEUR
Nous réunissons, it la demande de quelques amis, ces éludes dispersées en diverses revues : et s'il plail au lecteur, ce ne sera que le prélude d'un essai sur le Poème mystique. Il serait intéressant d'entrer plus avant dans le sujet et d'esquisser à la suite de Jacopone, Luis de Léon, et les mystiques allemands, les traits du véritable génie mystique.
Un esprit de bonne foi qui 1nanie les écrits de ses contemporains, pour y mieux retrouver leur âme, se demandera souvent s'ils s'entendent bien quand ils parlent de mysticisme. Ses recher- ches lui ménagent peut-être quelque surprise,
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car les mois sonl d'étranges étiquettes des choses. Les étiquettes mal placées vous déçoivent : elles vous promettent un élixip ou un baume, vous découvrez un -poison ou dè l'eau pure. Jadis, remarque un critique de beaucoup de sens et d'esprit à propos des Pages mystiques de Mme Séverine, « on réservait ce mot de mystique aux seuls privilégiés de la science théologique et de l'amour divin. Les mystiques formaient une véritable aristocratie religieuse et morale. Noiis y allons aujourd'hui plus simplement. Quand une dame parcourant un cimetière, m trouve une occasion de saluer à la fois la croix et le drapeau rouge qui lui est cher, elle .se sent heureuse et émue de ce hasard, puis s'abandonne à ses réflexions mélancoliques. Le soir, elle se dit avec une douce satisfaction « J'ai passé une après-midi mystique1. » Cette. épi-
1. L'abbé DELFOUR, La Religion des Contemporains. (Paris, Oudin, 1895.)
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thèle revient souvent chez les lettrés de îlos jours, elle surprend parfois, elle étonne mrmc, elle déconcerte. Nous tenterons d'cn user mieux.
J. P.
Paris, 5 Décembre 1896.
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LES ÉTUDES DANTESQUES EN FRANCE
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LES ÉTUDES DANTESQUES
- EN FRANCE'
« L'Amérique possède une chaire dantesque, elle fut occupée jadis par Longfellow; la .France, nation latine, ignore à peu près Dante... Les éditions classiques y sont émaillées d'absurdités lisibles », écrivait M. Maxime Formont dans Y Instruction publique. « Les Français ne sont pas moins capables que d'autres d'érudition et de saine critique, même en faveur de Dante; seulement, ils ont plus que les autres à lutter contre des préjugés et des habitudes d'ignorance trop invétérées. » Ce jugement de mine sévère me revenait en mémoire en feuilletant quelques livres récents
1. Etudes religieuses, 15 février 1891.
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qui nous parlent du père de la poésie italienne. Cela peut sembler, après un longabandon, une reprise, un reg'ain de nouveauté pour des études presque totalement délaissées, chez nous, il y a vingt-cinq ou trente ans. Dans le fascicule cinquante-sixième de la Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Rome, M. Lucien Auvray nous offre un « catalogue raisonné des manuscrits de Dante des bibliothèques de France. » M. Edouard Rod fournit un volume sur Dante à une collection de classiques populaires; et, peu auparavant, M. E. Gebhart consacrait un chapitre de sou Italie mystique à étudier le mysticisme, la philosophie morale et la foi de Dante. Le théâtre même ne reste pas muet, parait-il, et M. Godard y donne un opéra sur Dante; naguère, à l'Académie, la réception de M. de Bornier ravivait le souvenir quelque peu éteint de so.n essai dramatique sur Dante et Béatrix. Dans la Revue des Sciences ecclésiastiques de mars dernier, on lisait un long article sur quelques tercets du Paradis, où l'auteur retrouvait « avec une sublime brièveté toute la doctrine de l'Ange de l'École sur la
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création et en particulier sur l'exemplarisnle divin dans ses rapports avec la création. » Une étude du R. P. Berthier, des Frères Prêcheurs, avait exposé, en 1892, dans la Scicnco catholique, la conception scolastique de l'allégorie dantesque; et les lecteurs des Études ont pu y remarquer le compte rendu d'un ouvrage de l'abbé Planet.
Les publications de ces deux ou trois dernières années nous permettent donc de constater, parmi les érudits ou le grand public, comme dans le monde des théologiens, un mouvement de curiosité et de sympathie vers les études italiennes, et peut-être pour Dante plus de faveur. Ces quelques voix nouvelles nous invitent à rechercher en quelle estime Dante tint la France, et quelle estime ont pour Dante les Français. Un simple regard en arrière suffit pour nous retracer du passé un tableau en raccourci. Les plus récents symptômes nous amèneront ensuite à nous demander, en cette causerie littéraire, où nous en sommes des études dantesques, et ce qu'on peut espérer ou tenter en ce genre, de ce côté des Alpes.
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1
Les Français, dit-on, n'ont pas la tête épique, ils n'ont pus le génie métaphysique. Est -ce médisance ou calomnie? Faut-il chercher là des causes de moindre sympathie entre l'esprit français et le grand poète d'au-delà des monts? Nos aïeux, hommes d'action, prirent plaisir aux grands coups d'épée du poème féodal; hommes d'esprit, se délectèrent du franc rire,
... dont, on riait d'un bout du monde à l'autre,
et ces fils de la Gaule, habiles en parole, applaudirent aux malices et souvent aux grivoiseries des fabliaux. Peut-être leur humeur s'accommodait-elle assez mal des roides sentiers où se joue la muse scolastique de l'Alighieri; peut-être la légèreté, la gentillesse sans souci du tempérament national, favorisaient-elles peu les belles envolées, chères aux poètes de nos destinée-s. Quelquefois, il est vrai, le trouvère hasardait "quelque Songe
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d'Enfer ou une Voie de Paradis; mais ces essais de Raoul de Houdenc, de Baudouin de Condé, ou de Rutebœuf, semblent tenir peu de place dans leur répertoire, et leur susciter peu d'imitateurs.
D'ailleurs, et c'était peut-être contre lui un grief, Dante, qui parle si souvent de la France et possède à fond notre littérature, déteste notre rôle politique en son pays, et ne se montre pas en somme notre ami. Il cite en connaisseur Girard de Borneuil, le roi de Navarre, Foulques de Marseille, Arnauld Daniel, Aiméric de Péguilain, Bertrand de Born : et tout en prônant leurs mérites d'artistes, flétrit leurs vices ou exalte leur conversion. Il admire notre valeur guerrière, et réserve une des plùs belles sphères de son Paradis, — parmi les héros qui, avant d'arriver au ciel, lui semblent « doués d'une si grande renommée que toute muse en serait riche » (Par., XVIII), — à Charlemagne, Roland, Godefroy de Bouillon, Robert Guiscard. Mais ces souvenirs, on se l'est déjà dit, ne sont dans l'âme du sublime Toscan qu'une survivance, une floraison de la tradition poétique. Ces grands
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noms épiques semblent appartenir aux domaines de la fiction où s'enrichissent toutes les imaginations lettrées, et Dante, en les inscrivant dans ses vers, me paraît plutôt chercher le brillant d'un joyau, que donner de cœur au doux pays de France une marque de sympathie. S'il se souvient de nous, presque toujours son ressouvenir a un contrecoup de ressentiment, et même de haine.
Il faut relire, au chant vingtième du Purgatoire, ces imprécations que Dante a mises dans la bouche du premier ancêtre de la famille alors régnante, Hugues, « la racine de cette mauvaise plante qui stérilise toute la terre chrétienne » : le chef de la race de saint Louis, exprime ici complaisamment les colères, les jalousies, les haines de l'altier gibelin. Le poète accumule en cette page célèbre toutes les rancunes et les préjugés du parti de l'Empire. Pour Dante, c'est une vérité sacrée et première que toute atteinte à l'unité de la monarchie suprême est un coup porté à la paix de la chrétienté. Cette monarchie idéale lui apparait symbolisée par l'aigle impériale, « l'oiseau de Dieu qui gouverne le
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monde à l'ombre de ses ailes sacrées ». Il dépeint avec enthousiasme le vol du signe sacré de par le monde, ses regards le suivent à travers l'histoire, depuis le berceau de Rome jusqu'aux Césars, jusqu'à Constantin. Par une confusion qui sert ses vues, soutient l'élan de son lyrisme, et ramène les faits à l'unité de sa conception, il ne voit en Charlemagne que l'héritier de l'empire des Césars, porteur du même emblème sacré : « Lorsque la dent lombarde mordit la sainte Eglise, Charlemagne la secourut en triomphant sous ses ailes. » (Par., vi.) Là est le germe de toutes les erreurs du poète historien et philosophe : il a mal compris l'institution du nouvel empire, tout entier fait de la main des papes, pour les besoins nouveaux de la chrétienté. Il faut partir de là pour comprendre ses amours et ses haines.
Voilà pourquoi il ne peut souffrir que « l'on oppose au signe universel les lis d'or ». Aussi le royaume des lis, qui se tient en dehors de la fédération du Saint-Empire germanique, dont les forces sont de plus en plus affermies, et l'influence de plus en plus étendue, le
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royaume des lis implanté en Italie, allié et soutien du parti guelfe, instrument des interventions de Boniface VIII à Florence, soulève tous les emportements du grand proscrite « Qu'on ne croie pas, s'écrie-t-il, que Dieu quittera ses armoiries pour prendre les lis ! » — Voilà pourquoi il rappelle tout ce qu'il pense devoir humilier les lis, leurs humbles commencements, et depuis « la grande dot » provençale leurs acquisitions successives. Les conquêtes du Ponthieu, de la Normandie, de la Gascogne, sont pour lui autant de rapines et de fraudes. La même rancune le pousse encore à charger les princes de France de crimes imaginaires. « Cet implacable ennemi, remarque M. Victor Leclerc i) accuse Charles
1. Histoire littéraire, XXIV. On trouverait là (p. 554-558), groupées, plusieurs indications utiles pour manifester la pensée de Dante sur la France. M. V. Leclerc exagère, semble-t-i], quand il voit un trait de rancune dans le rappel de la défaite de Roncevaux ; de même lorsqu'il voit dans le sacrale ossa une allusion à saint Louis, aux ossements canonisés, et du dédain pour cette sainte mémoire; c'est bien forcer au risque de fausser le sens naturel des mots. —■ M. V. Leclerc veut nous montrer encore une allusion maligne (Purg., VII 128) : « En parlant, comme on le croit, de Béatrix et de Marguerite, filles de Raymond Béranger, comte de Provence, il donne à entendre que
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d'Anjou d'avoir fait empoisonner Thomas d'Aquin, sans qu'on puisse trouver le moindre prétexte à ce crime ; car la supposition de Jean Villani, que Charles craignait que Thomas ne lui fût contraire dans le concile de Lyon, et celle d'un commentateur qui prétend que c'était pour l'empêcher d'être pape, sont ég'alement puériles. Mais il faut pardonner quelques élans de colère à l'âme ardente du grand poète. »
Nous serions infini si nous voulions relever toutes les marques d'inimitié que nous donne le poète : ses injustices pour les papes français, ses reproches à Charles d'Anjou, frère de saint Louis, le vainqueur de Ceperano et de Tagliacozzo, à Philippe le Hardi pour son expédition d'Espagne, et à ses fils Charles de Valois et Philippe le Bel. Ce Philippe est la plaie de
Constance, fille de Mainfroi, s'honore plus de son mari, Pierre 111 d'Aragon, que ne sauraient le faire Béatrix: de Charles d'Anjou et Marguerite de Louis. o Cette interprétation injurieuse est loin de nous paraître obligée. Les commentateurs ne sont pas d'accord. Selon toute vraisemblance, il ne s'agit pas de la femme de saint Louis, mais de Marguerite, fille d'Eudes de Bourgogne, duc de Nevers, qui épousa Charles Ier d'Anjou après la mort de Béatrix de Provence.
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France, mal di Francia, le faux monnayeur, le « déprédateur effronté, qui non content d'avoir, nouveau Pilate, fait prisonnier le Christ dans son vicaire, entre à pleine voile , dans le temple ; allusion aux Templiers, dont le voyageur avait pu voir commencer en France' le procès et la catastrophe. » Assurément, Dante n'est pas ici dans son tort, mais on sent la passion satisfaite d'avoir découvert un point vulnérable. Le grand poète aime nos auteurs, nos poètes, loue nos faits d'armes, mais son opposition politique nous le rend hostile, il aime à souligner avec malignité nos défauts, surtout la vanité, ou à rappeler des revers, « les Vêpres siciliennes, et jusqu'à cet obscur épisode du siège de Forli, où Gui de Montefeltro, en 1282, avait eu quelque avantage sur les auxiliaires envoyés par Charles d'Anjou, roi de Naples, à Jean de Epa, général du parti guelfe2. » Enfin, il froisse à maintes reprises notre amour-propre national.
Peut-être Dante a-t-il rencontré dans le long
1. Histoire littéraire. Si toutefois il vint en France, c'est une question disputée.
2. Ibid.
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et dédaigneux oubli où la France a laissé dormir son poème une juste punition de ses rancœurs politiques. Mais ce fut un délaissement trop universel. Je ne veux pas y voir de représailles, ce serait trop mesquin1. L'intérêt supérieur et humain des chefs-d'œuvre plane bien au-dessus des rivalités de clocher. Toutefois de la gloire de Dante je ne dirais pas avec M. Rod, à la dernière page de son livre : « Elle a subi des éclipses, qui ont toujours correspondu à des périodes de misère littéraire. » Ce jugement ne me parait pas écrit entre les feuillets de notre histoire. ALI quatorzième siècle, quand Guillaume de Guileville écrit ses Pèlerinages de l'homme, ou de l'âme séparée, il ne parait
1. Voici comment le descendant de cc Hugues, appelé par Dante, avec mépris, « fils d'un boucher de Paris », mettait en oubli ces injures vieilles de plusieurs siècles : cc Avant de monter à l'échafaud, le roi-martyr a voulu la lire (la Commedia); et n'a pas craint de faire demander à la Librairie Nationale la traduction de Grangier, dédiée à Henri IV, son aïeul. On a trouvé à la page 624 du Paradis la bande d'un journal de l'époque, qui portait le nom du citoyen Tronchet. C'est sans doute là que l'infortuné descendant de saint Louis, appelé par les bourreaux de la Commune de Paris, a fini sa lecture, pour dire avec un calme héroïque : « Les voilà qui approchent. » — (Abbé DANIEL, Essai sur la Divine Comédie. Paris, 1873, p. 10, note.)
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pas se douter, dans son abbaye de Chalys, que Dante a écrit un chef-d'œuvre sur un sujet très semblable : il ne le cite pas, et ne l'imite pas. Notre fortune littéraire s'embellira sans amener des relations plus intimes entre Dante et la France. « Chez nous1, la traduction en rimes françaises de Balthazar Grangier (1551), malgré ses,grâces naïves et l'intérêt qui s'y attache, n'était guère de nature à populariser le grand Florentin. Notre dix-septième siècle a ignoré Dante ; le dix-huitième siècle s'en est moqué par la bouche de Voltaire, et Rivarol le premier, à la veille de la Révolution, a deviné l'originalité de son style, la puissance de son vers, de ce vers qui se tient debout par la seule force du substantif et du verbe sans le concours d'une seule épithète. »
Depuis lors, il est vrai, le vent a tourné; il s'est fait dans le monde plus d'un renouveau
1. Dante et la littérature dantesque en Europe, par M. SAINTRENÉ TAILLANDIER. Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1856. — Cf. SAINTE-BEUVE, Lundis, xi, et plusieurs articles de M. Maxime FORMONT, dans Y Instruction publique de 1888. — Cf. P. DELAPORTE, L'Art poétique de Boileau, etc., t. II, p. 304. « La France littéraire du dix-septième siècle savait à peine le nom de la Divine Comédie. »
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des lettres, des arts, de l'histoire et de la pensée. On a réhabilité bien des incompris, ou rafraîchi bien des auréoles. Nul ne voudrait plus répéter après Voltaire que Shakespeare est un « sauvage ivre », ni souscrire à son jugement superficiel sur Dante. « Les Italiens l'appellent divin, écrit-il, mais c'est une divinité cachée^ peu de gens entendent ses oracles.... Sa réputation s'affermira toujours, parce qu'on ne le lit guère. Il y a de lui une vingtaine de traits qu'on sait par cœur : cela suffit pour s'épargner la peine d'examiner le reste. » Nous avons eu des critiques mieux avisés, et dans ce grand concours où les nations de l'Europe rivalisaient à glorifier le père de la poésie italienne, nous nous sommes piqués d'émulation. La première moitié du siècle a vu naître toute une pléiade dévouée au vieil Alighieri. Avec Colomb de Batines l'érudition dantesque avait son représentant parmi nous ; les Villemain, les Fauriel, les Ozanam, les Ampère nous assuraient une place glorieuse entre mille. D'autres pouvaient exceller par leur recherche minutieuse des détails, les fouilles patientes de leurs investigations d'érudits : nul ne l'emporta sur nos
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compatriotes pour le sentiment de l'art et de la beauté poétique. Ces mêmes qualités recommandent aussi nos traducteurs, Lamennais, Brizeux, Antony Deschamps, sans compter Fiorentino, Mesnard et Ozanam, dont les titres sont multiples à la reconnaissance des amis du grand poète catholique.
Ap rès ce beau feu et cette belle poussée, le dix-neuvième siècle sur son second versant a bien ralenti son élan et tempéré son ardeur. J'incline même à croire qu'aux beaux jours, quand Lamartine, en son discours à l'Académie, saluait dans le grand Toscan le vrai poète qui convient à l'état d'âme du siècle, — quand Ozanam, avec son éloquence sympathique, enthousiasmait pour Dante la jeunesse de Sorbonne, plus d'un bourgeois bien renté, et non sans lettres, tout en admirant à patron, réservait dans son for intérieur un jugement assez semblable à celui du président de Brosses, au siècle précédent : « Plus je lis le Dante, plus je reste surpris de cette préférence que je lui ai vu donner sur l'Arioste par de bons connaisseurs : il me semble que c'est comme si on mettait le Roman de la Rose au-dessus
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de La Fontaine. J'avoue que le Dante ne me plaît qu'en peu d'endroits et me fatigue partout. » Pour preuve de ce soupçon, et tout en désirant d'avoir tort, je propose de lire dans SainteBeuve l'article sur Dante, et dans ces quelques pages fines d'entrevoir la pensée de derrière, à peine dissimulée entre les lignes : au fond, en douceur, après quelques détours et quelques caresses, le grand félin avoue peu de sympathie pour le génie dantesque. Il le vénère, mais il n'est pas de sa chapelle : et ce roi de la critique d'alors, s'il parle « pour une certaine classe d'esprits », la sait ou la fait nombreuse : « N'oublions jamais que Dante est moins à lire qu'à étudier sans cesse. S'il nous est donné aujourd'hui, grâce à tant de travaux dont il a été l'objet, de le mieux comprendre dans son esprit, et de le révérer inviolable ment dans son ensemble, nous ne saurions abjurer (je parle au moins avec la confiance de sentir comme une certaine classe d'esprits) notre goût intime, nos habitudes naturelles et primitives de raisonnement, de logique, et nos formes plus sobres et plus simples d'imagination; plus il est de son siècle, moins il est du
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nôtre C'est encore dans les exemplaires grecs et latins, ou dans les productions chrétiennes appartenant à des âges plus doux, qu'on retrouve le genre de beautés le plus direct, le plus natureL -et pour nous le plus aisé à sentir, le plus exempt de toutes les ligatures et de tous les emboîtements pédantesques, qui en le reconstituant ont déformé à de certains siècles et mis à la gêne l'esprit humain. Les beautés chez Dante sont grandes, et elles sont d'un ordre si imprévu, si puissant et si élevé, qu'on ne regrette point, quand on les possède une fois, la peine qu'elles ont coûtée ; elles ont pourtant coûté une grande peine, et il est de ceux qu'on admire en étant obligé de les conquérir à chaque pas et à chaque instant. On a sans cesse à arracher le rameau d'or du milieu des épines qui le défendent et qui renaissent. »
On ne saurait mieux dire, et prendre congé avec plus de politesse. Ce jugement allie avec sagacité l'éloge et le blâme : on sent un homme qui loue par conscience d'artiste plein de tact, un critique qui a le respect et l'intelligence des grands maîtres, mais s'il « révère inviolablement » c'est de loin, il n'a pas le goût et
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la sympathie ; il admire, mais se tient à distance. La révérence n'est pas'tout le culte; et aux divins chants de la Commedia, il appliquerait volontiers le sarcasme de Voltaire : « Sacrés ils sont, car personne n'y touche. »
Le Cours familier de littérature, dont on vient de donner une nouvelle édition, nous remet sous les yeux les impressions et les dédains de Lamartine. IL est intéressant d'entendre le grand poète après le grand critique. Pour lui, la Divine Comédie n'est pas une épopée, il n'y voit pas de fait, pas d'ensemble. La foule y passe et s'y précipite comme dans le tourbillon des danses des morls : « Cela n'attache pas, cela éblouit. Le vertige du poète donne le vertige au lecteur. » Il s'eli explique plus loin : « Il n'y a pas de sujet, pas d'unité, pas de composition ; c'est une revue, c'est une épopée à tiroirs. Il y a des scènes et point de drame. » Et il nous fait subir une analyse ridicule du chef-d'œuvre italien, où il ne relève que des traits faciles à saisir pour un enfant de quinze ou seize ans quelque peu doué de flair poétique. En un mot, il persiste à ne trouver dans l'étude dé Dante qu'un grand homme et un
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mauvais poème. Il est vrai que Lamartine n'aimait pas non plus et ne goûtait pas La Fontaine : il devait bien y avoir quelque lacune dans sa faculté admirative. D'ailleurs, à mon sens, son rival de gloire, Victor Hugo, s'il a moins dénigré, n'a pas mieux saisi les véritables beautés de la Commedia : qu'on relise plutôt les pages qu'il lui consacre dans son William Shakespeare.
Ce n'est pas à dire que partout en France on s'en soit tenu à l'inintelligence ou au dégoût pour le poème dantesque. Ozanam et les écrivains dont j'ai rappelé les noms n'ont pas été les seuls admirateurs. En cherchant bien, on grouperait plus d'un nom illustre parmi ceux pour qui Dante fut un auteur préféré : der grands artistes comme Flandrin, des littérateurs et des philologues comme Littré 1 eurent un véri-
1. Littré a traduit l' Enfer en vieux français et écrit : « Chaque jour, Dante prend la main de quelqu'un de nous, comme Virgile prit la sienne, et l'introduit dans ces demeures où éclatent la justice et la miséricorde divines. (Cf. MARC MONNIER, La Renaissance, de Dante à Luther, p. 79.) Paris, Didot, 1884. Comte admirait aussi beaucoup Dante, et le comptait parmi ses auteurs de chevet. Voir une curieuse lettre citée par l'abbé Planet, dans les premières pages de son Étude sur Dante.
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table culte pour le maître ; M. Hillebrand a expliqué son œuvre à son cours, M. Julien Claczko lui a consacré ses Causeries florentines. Mais souvent en France on a plutôt cité Dante par genre, qu'on ne l'a lu par goût. Il en est un peu comme pour la musique : il est de bon ton de se donner pour dilettante, mais beaucoup n'ont guère le sentiment des chefsd'œuvre classiques et se plaisent surtout aux airs de danse. On peut, sans injustice ni parti pris, constater même dans le siècle qui s'achève, où les études dantesques ont eu beaucoup d'adeptes et leurs jours de ferveur, beaucoup de défiances et de préjugés à l'égard du vieil Alighieri. Nous parlions de Sainte-Beuve, mais combien d'autres pourraient être rangés autour de lui parmi les critiques d'art qui ont parlé fort imparfaitement du grand maestro.
Chateaubriand, le père de la littérature du dix-neuvième siècle, l'initiateur ou le restaurateur de l'esthétique chrétienne, en reste encore aux préjugés du dix-huitième siècle. Il ne semble pas avoir lu de Dante autre chose que l'Enfer, et méconnaît ses vrais mérites. Il
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lui préfère le Tasse et Milton. « Les heautés de cette production bizarre, dit-il, découlent presque entièrement du christianisme ; ses défauts tiennent au siècle et au mauvais goût de l'auteur. Dans le pathétique et le terrible, le Dante a peut-être égalé les plus grands poètes ». Et il ne parle ni du Purgatoire, ni du Paradis1.
Avec Taine, qui vient de mourir, — on voit que je prends les deux extrémités du siècle, — la critique d'art et de littérature ne me parait pas apprécier avec plus de justesse la conception de Dante : « Son rêve, lisons-nous dans la Philosophie de l'art, tour à tour horrible et sublime, est 1 'hallucination mystique qui semble alors l'état parfait de l'esprit humain. Dans ces hauteurs brûlantes où la raison se fond comme une cire, le symbole et l'appari-
1. C'est une erreur assez commune en France de dédaigner ces deux Cantiche, où se rencontrent pourtant de sublimes beautés..« Dante ne nous rend que trop souvent, par le récit de son voyage à travers le Purgatoire et le Ciel, le. sommeil que la sublime horreur de son Enfer avait chassé de nos yeux. » (De l Influence du Concile de Trente sur la littérature, etc., par CH. DEJOB, docteur ès lettres, professeur de rhétorique au collège Stanislas).
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tion entrelacés, effacés l'un par l'autre, aboutissent à l'éblouissement mystique, et ce poème tout entier, infernal ou divin, est un rève qui commence par le cauchemar pour finir par le ravissement. » Puis, comparant païen et chrétien, Homère et Dante, le critique positiviste conclut en montrant combien le chantre des dieux et des héros de la guerre de Troie est plus naturel et plus sain. Ici, l'idée ou le préjugé sur la religion dicte le jugement de l'artiste, et incline son goût. Le poème de Dante c'est l'expression parfaite du christianisme : « Probablement pour l'imagination encore à présent, écrivait Taine peu avant de mourir', ce tableau est le plus exact comme le plus coloré du monde humain et divin, tel que le conçoit l'Église catholique. » Voilà pourquoi le professeur d'esthétique ne voit dans la Commedia que l'expression d'uu rêve malsain. Car pour lui le christianisme est « une religion de seconde pousse qui contredit l'instinct naturel. On peut le comparer à une contraction violente qui a infléchi l'attitude de l'âme humaine. » (Philosophie
1. Revue des Deux Mondes, 1er juin 1891.
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de l'art.) L'expression artistique de cette attitude violentée ne pouvait plaire au philosophe l.
II
Quoi qu'il en soit de ce rapide coup d'œil rétrospectif, où peut-être on nous accusera de pousser trop au noir, il nous est agréable de reconnaître le mérite des contributions aux études dantesques en notre pays. L'érudition, qui revise et renouvelle bien des données, s'est mise en campagne pour établir une biographie certaine de Dante. Le canevas des faits donnés pour incontestables paraîtra bien léger, une fois dépouillé des broderies dites de pure imagination. M. E. Rod a mis le public français au courant des travaux récents parus à l'étranger. On peut se rendre compte., en lisant son article de 1890 dans la Revue des Deux Mondes, que jusqu'ici les résultats sont surtout négatifs. M. A. Bartoli, dans son Histoire de la littérature italienne, déclare ne pas écrire une
1. Et entre ces deux extrémités, Châteaubriand et Taine, je ne place pas l'ineffable élucubration de M. Aroux! nous y reviendrons tout à l'heure.
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« Vie de Dante » il faudra, assure-t-il, des années avant qu'une telle tentative soit seulement possible. La réaction, comme presque toutes les réactions, va à l'extrême. Jusqu'ici les biographes ne voulaient nous laisser rien ignorer, les plus récents ne nous permettent presque plus de rien connaître avec certitude de la vie de notre auteur. Les sources directes nous manquent, affirment-ils; Villani est bref et peu précis, Boccace a écrit plus de cinquante ans après la mort de Dante ; et tout érudit qu'il est, il écrit souvent sans contrôle et <n romancier moraliste. Les autres l'ont, suivi de confiance, répété ou amplifié : et les quarante pages de Boccace se sont finalement transformées en deux volumes de Balbo. A peine si de temps à autre un esprit plus sagace soulève des doutes et cherche à vérifier des documents par lui-même, à jeter quelque lumière sur les confusions entassées. Leonardo Bruni, au quinzième siècle, Giuseppe Pelli, au dix-huitième, l'ont essayé, et ont eu peu d'imitateurs. A quelle classe sociale appartenait le grand homme ? Quelles furent son enfance et son éducation ? Que sait-on de ses études et de ses voyages ?
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Que faut-il affirmer de sa vie intime, de ses désordres ou de sa vie conjugale? Que choisir parmi les détails peu précis, peu certains, parfois invraisemblables, qu'on raconte sur sa vie politique? Quand on s'est fait le rapporteur de toutes les discussions, et qu'on a pesé les résultats de ces recherches poussées en tout sens, on semble résolu à ne guère rien laisser debout de la biographie traditionnelle. M. Henry Cochin, dans une conférence au salon de la Société bibliographique1, sur la vie de Dante dans l'histoire et dans la légende, réduit les certitudes à un tout petit faisceau : Dante fut admis dans un corps de métiers, il fit-partie du Conseil des Cent, il représenta les intérêts guelfes à San Gemignano ; un document de 1301 nous parle d'une rue tortueuse redressée par l'édilité florentine, où Dante avait alors son rang; il meurt à Ravenne le 14 septembre 1321 ; on explique son rôle politique.
Assurément cette vérification scrupuleuse aura de grands avantages. Dans la culture intellectuelle il est bon de remuer et de retour-
1. Bulletin de la Société bibliographique (juillet 1891.)
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ner le sol : c'est améliorer et enrichir d'autant son terrain. Les recherches et les discussions renouvelleront l'étude des faits et des œuvres, et en changeront l'aspect en assignant un but nouveau. Quelque heureuse trouvaille amènera peut-être au jour de nouveaux documents. Peu à peu se fera le départ équitable des légendes, des certitudes et des probabilités. Mais, s'il m'est permis de hasarder là-dessus mon sentiment, on semble pousser bien loin les exigences. IL y a des faits sérieusement probables qu'il serait assez inutile de rejeter, même d'une vie critique de Dante, et pour l'admission desquels on semble trop attendre une attestation bien authentique avec signature légalisée par un officier municipal du temps.
Je n'en veux pour exemple qu'un trait, où la France est en cause. Un biographe sérieux a parfaitement le droit d'admettre encore le voyage de Dante à Paris : l'écarter me paraît même plus imprudent que de le maintenir. Le chroniqueur Jean Villani, écrivain sérieux, témoin le plus rapproché, l'affirme; et Boccace, dans ce même siècle de la mort du poète, le répète et l'assure. Dès lors, si aucune preuve
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positive ne vient infirmer ce témoignage, pourquoi ne conserverait-il pas toute sa valeur? On peut attaquer d'autres preuves. Ainsi on a souvent répété, de ci de là, que Dante com- menta devant la cour de Philippe le Bel les chants de Jacopone contre Boniface VIII, leur ennemi commun. Cette anecdote est de fait sans nul fondement ; et une équivoque de Crescimbeni1 est la cause première de la fable. — Ou bien on s'est livré à de pures conjectures. Le poète florentin « parle des tombeaux de la
1. CRESCIMBENI (III, 113) : « Grandemente il commenda... anche il Corbinelli nelle annotazioui sopra il Labirinto d'amore del Boccacio : e finalmente nel Dante De vulgari Eloqurntia, ove signamente dice, che egli spiegava il B. Jacopone al re di Francia. » Egli désigne Corbinelli. En remontant à la source on voit, dans une lettre de Guillaume Postel à Corbinelli, que Corbinelli lisait et interprétait Jacopone à la reine Catherine de Mèdicis. (Cf. édition parisienne du De Vulg. Eloq.) : « Cujus (Jacopone) in canticis tam reconditoe antiqui vestri idiomatis voces sunt (legi namquc olim accurate quantum potui, neque semel sed pluries, librum ilium] cum essem in Italia) ut, non' sine causa, te constituerit, ut audio et i1lius lsetor, antiquitatisinterpretem Regina christianissima Rpgis mater... » De transcription en transcription, Corbinelli est devenu Dante, et Catherine s'est changée en Philippe le Bel. Et voilà comment, conclut M. d'Ancona, on écrit l 'histoire... littéraire. (Studi sulla Lett. ital. deprimi secoli, p. 5.)
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plaine d'Arles (Inf., IX, 112), dit M. V. Leclerc, de manière à nous persuader ou qu'il les avait vus, ou qu'il avait été frappé de la description des Eliscans, souvent répétée par nos trouvères. L'intérêt qu'il prend aux célèbres enlumineurs de Paris ferait croire à la tradition (lui lui donne pour compagnon dp voyage en France le grand peintre Giotto... Giotto, qui était aussi miniaturiste, et dont les regards durent se fixer plus d'une fois avec curiosité sur les belles peintures de nos manuscrits. » Mais ici quelles tentations délicates, et que la pente est glissante! On en viendrait aisément à multiplier les voyages de Dante en tous les pays dont son style retrace un site avec puissance de relief.
On a encore invoqué les vers du Paradis qui exaltent si fort maître Siger de Courtray (ou de Brabant, c'est le même personnage). Dante, a-t-on dit, dut entendre rue du Fouarre le hardi docteur qu'il place en si vénérable compagnie près de saint Thomas. La vigueur d'argumentation de ce rude jouteur, l'humeur batailleuse de Siger, dont l'enseignement ne craignait pas de braver l'envie, semblent avoir
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plu au fier étudiant. On ne voit guère d'autre raison pour placer en si haut lieu un inconnu que ce souvenir seul a préservé de l'oubli. Assurément cet indice ne nous pousse pas hors du domaine des conjectures. Dante pouvait parler du vico dei strami, et du philosophe en question sans les avoir vus. Une traduction italienne1, ou réduction, ou imitation du Roman de la Rose —faite sans doute dans les premières années du quatorzième siècle, et récemment découverte à Montpellier, — confirmerait au besoin cette opinion. On y lit que Siger mourut en exil, en Italie, à Orvieto, pour être très exact :
Nella corte di Roma, ad Oi-biveto.
Voilà qui expliquerait assez les invidiosi veri de Dante, remarque M. Bartoli, et jette même quelque éclaircissement nouveau sur le
che in pensieri
Gravi a morir gli parve d'esser tardo.
Mais cela détruit du même coup l'édifice de
1. Il Fiore, poème italien du treizième siècle en CCXXXI1 sonnets, imité du Roman de la Rose. F. CASTETS, Montpellier, 1881.
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la preuve du voyage à Paris par la connaissance de Siger, telle qu'elle se présente chez Ozanam ou Leclerc.
Toutefois, si la preuve est débile, sa ruine n'entraîne pas celle de l'assertion qu'elle étayait. Elle n'en était qu'un soutien accessoire : il demeure vrai que le voyage de Dante à Paris est attesté par un témoignage historique positif et digne de valeur. A secouer trop vivement l'arbre pour faire tomber les feuilles mortes on risque aussi de sacrifier plus d'un rameau encore vert! Aussi M. Bartoli me parait-il sage quand il dit impossible de nier le voyage de Dante en France1.
En tout cas, sur ces questions on peut désirer en France une étude personnelle et de première marque. Le petit livre de M. Rod sur Dante est un exposé sage mais élémentaire, et dont les premiers chapitres reprennent les données de son article dans la Revue2. « Parmi les Français, dit M. Bartoli, seul le travail de
1. Op. oit., V. p. 213. « Sarebbe impossibile negare questo viaggio di Dante. »
2. M. Alfred Jeanroy a publié dans la Grande Encyclopédie un excellent article sur Dante. T. XIII, p. 887-900.
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Fauriel sur la vie de Dante a quelque valeur, mais tel qu'il se trouve imprimé, privé de toute discussion et de toute indication des sources, il est de peu d'utilité. Très probablement les leçons orales du savant et génial écrivain français furent de tout autre importance1. » Il y a là une lacune à combler, pour tenir la science française à la hauteur des travaux que ne cessent de fournir, sur les questions dantesques, en particulier l'Allemagne et l'Italie.
Plus personnel et de plus longue haleine est le travail de M. Lucien Auvray. Les premières lignes de son Introduction nous tracent nettement son dessein : « Les manuscrits de la Divine Comédie actuellement connus sont au nombre de cinq cents environ ; tous sortis de mains italiennes, ils sont aujourd'hui dispersés dans les principales bibliothèques de l 'Europe. Trente-six d'entre eux sont conservés en France, mais ils sont loin de représenter tout ce qui, dans nos collections, mérite d appeler l'attention des savants... Si, en effet, à ces trente-six exemplaires de la Divine
1. là., p. 323.
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Comédie ou d'une partie de la Divine Comédie, on joint les copies, beaucoup plus rares, des Opere minori de Dante, et celles des commentaires, traductions, résumés, etc., qui, à des époques bien diverses, ont été faits de son grand poème, on arrive, pour la France seulement, à un total de plus de soixante manuscrits, qui, directement du indirectement, intéressent la littérature dantesque. On n'a pas eu d'autre but, dans le présent mémoire, que de dresser un catalogue raisonné de ces différents manuscrits et d indiquer, aussi exactement que possible, le contenu de chacun d'eux. »
L'auteur du mémoire n'est pas d'ailleurs entré le premier dans cette voie, et il prend modestement son rang. Marsand en 1845, et Colouib de Batines dix ans après, avaient déjà donné des essais partiels de bibliographie dantesque en France. Evidemment ces publications n'élaient plus au courant. En 1882, M. Gaston Raynaud avait complété le catalogue de Marsand, pour ce qui concerne la Bibliothèque nationale. Dans son inventaire des manuscrits italiens des bibliothèques de France, publié
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en 1886-1888, M. G. Mazzatinti avait donné des indications sommaires, M. Auvray a repris et complété ces différents travaux. Son catalogue raisonné des manuscrits de Dante aux bibliothèques de France nous fera certainement honneur. Il contribuera pour sa petite part à la vaste entreprise d'une édition critique de la Divine Comédie. Il n'est pas bien sûr qu'elle doive aboutir; mais en ces dernières années les difficultés, loin de décourager les amis de la science, ont stimulé leqr zèle à reprendre l'œuvre imparfaite de Karl Witte. Un disciple de ce dernier, M. Moore, a publié à Cambridge ses savantes Contributions to the textual criticism of the Divina Commedia. Peu après ce grand ouvrage, a paru en Allemagne un travail analogue, mais de moindre étendue : cet essai, intitulé / Capostipiti dci manoscritti della divina Commedia (1889), est du à M. Taüber, et propose un classement des manuscrits. Enfin, en Italie s'est fondée la Società Dantesca, dont le but principal est de préparer un texte critique des œuvres de Dante : elle publie depuis mars 1890 un Bulletino où sont recueillis les matériaux de ce
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travail. On peut lire, dans les comptes rendus de l'Académie de Lincei, une note de M. Monaci où ce savant indiquait la meilleure méthode à suivre, d'après lui, pour aboutir enfin à un classement des manuscrits de la Divine Comédie, et proposait une liste de passages à collationner dans tous les exemplaires : ces collations, une fois groupées, permettraient de faire le départ des copies à retenir, à examiner de plus près pour les distribuer en familles, et des copies à négliger. L'appel du savant professeur de Rome ne tarda pas à être entendu : à Rome même, à Venise, à Padouè, ailleurs encore, on s'empressa de faire les collations indiquées. « Ce qui a été fait déjà pour un grand nombre de manuscrits d'Italie, continue M. Auvray, il n'y avait assurément pas moins d'intérêt à le faire pour les manuscrits de France; et j'ai à cet effet dressé, sur le modèle des tableaux déjà imprimés, un tableau des variantes caractéristiques que fournissent pour Y Enfer tous les exemplaires qui me sont passés par les mains. »
Nous ne suivrons pas cette étude sur le terrain réservé aux pionniers de l'érudition :
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textes, commentaires, traductions, résumés en vers de la Divine Comédie, quelques manuscrits des Opere minori, des vies de Dante, des épitaphes, se trouvent là décrits et annotés. Ces renseignements intéressent surtout uu groupe restreint de spécialistes. Remarquons seulement que notre bibliothèque nationale est extrêmement riche en commentaires de Dante. « Des nombreux commentaires de la Divine Comédie au quatorzième et au quinzième siècle, il en est peu qui ne soient représentés dans nos collections par un ou plusieurs exemplaires ». L'un d'eux est une acquisition assez récente, et mérite à ce titre d'être signalé ici : c'est le commentaire de Guiniforte delli Bargigi. Il date seulement du quinzième siècle, et ne comprend: que l'Enfer. Mais cet exemplaire offre un intérêt tout spécial d'ornementation. Comme on peut le voir par l'énumération des miniatures, telles qu'elles subsistent après des vicissitudes variées, c'est là une « vaste illustration ». M. Auvray lui rend ce témoignage que « l'auteur de l Enfer ne l'eût pas désavouée ; presque partout l artiste a poussé aussi loin que possible la précision du détail et la fidélité de
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l'interprétation ; son œuvre est un véritable commentaire de la partie la plus pittoresque du Poema sacro ».
On 11e connaît, parait-il, de ce commentaire que deux exemplaires, et « ces deux copies, qui toutes deux ont leur histoire, sont aujourd'hui les manuscrits 1469 et 2017 de notre fonds italien. » Le premier fut offert en don, en 1519, au roi de France, François Ior, comme en témoigne l'inscription du premier feuillet ; et après être sorti, on ne sait comment, de la collection royale, il nous fit retour en 1784. L'autre fut acquis le 1er juin 1887. Depuis sa découverte et sa publication en 1838 on n'en avait plus entendu parler, mais son histoire est connue et a son intérêt : « Exécuté en Italie dans la seconde moitié du quinzième siècle, apporté en France dans la première moitié du seizième, et cela, selon toute vraisemblance, soit par le maréchal Caraccioli, soit par sa fille Élisabeth, épouse d'Antoine Aquino, il dut passer par voie d'héritage au gendre de celle-ci, Antoiue de Cardaillac, sénéchal de Quercy, et resta pendant plusieurs générations la propriété de ses descendants. Peu à peu il arriva
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que la valeur de ce précieux volume, dont les peintures devaient au quinzième siècle, et encore au seizième, être fort goûtées, fut totalement méconnue de ses possesseurs. A ce point que, relégué parmi de vieilles toiles, dans une mansarde d'un château des bords de la Dordogne, employé à tenir à la presse les coiffes de la châtelaine, quand il n'était pas livré par des mains imprudentes à des enfants qui s'amusaient à en découper les miniatures, — on avait eu soin préalablement d'en effacer toutes les nudités, — il semblait voué à une prochaine destruction, lorsque le littérateur Gaston de Flotte, passant par là, le remarqua, et, l'ayant acquis sans difficulté, l'emporta tout dépecé à Marseille, avec la même ferveur religieuse « qu'Énée emporfant de Troie ses dieux domestiques ». Le commentaire de Guiniforte était inédit : un Italien réfugié, l'avocat Zacheroni, se chargea de la publication, et la maison Didot de l'impression 1, »
1. Indiquons la reproduction phototypique du manuscrit de Grenoble de Vulgari eloquio, par MM. MAIGKIEN et PROMPT. Il a servi à Corbinclli pour l'édition princeps.
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III
Les investigations des chercheurs et des érudits nous donneront peut-être une biographie et une édition critiques. Mais si les découvertes peuvent préciser tel fait, éclairer mieux tel vers ou telle nuance, il serait enfantin d'en attendre, six siècles après le grand jubilé de 1300, des modifications profondes pour l'intelligence et le sentiment de l'œuvre du grand maître. Il serait injuste aussi d'intervertir les rôles. Les travailleurs dévoués à la vérification des textes, à la reconstitution de la vie terrestre de l'auteur, sont d'utiles auxiliaires. Le premier rang dans la hiérarchie des fervents de l'Alighieri, reste pourtant à ceux qui s'étudient à mieux pénétrer et illuminer sa pensée et son art. C'est dans cet esprit que nous nous tournons vers eux avec plus d'estime et non moins d'exigences.
En ouvrant le livre de M. Gebhart, et l'étude qu'il annonce sur le mysticisme de Dante, le lecteur s'attend à découvrir l'un des
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aspects les plus attachants de l 'œuvre dantesque. Qu'on l'appelle vie de la grâce, vie spirituelle, vie surnaturelle, vie mystique, le vol de l'âme vers Dieu pour s'unir au souverain Bien par la contemplation et l'amour, avec son point de départ dans les fanges du péché et son aboutissement aux cimes toutes sereines de l'amour pur, cette entreprise qui a ses phases bien connues des ascètes a aussi ses ressources poétiques. Ce n'est pas ici le lieu de nous arrêter à les décrire. Mais voilà l'œuvre mystique qu'il faut apercevoir dans la Divine Comédie, et qui en constitue la puissante unité méconnue par Lamartine.
Dante n'est pas seulement le spectateur des merveilles de l'autre monde, mais il est luimême acteur et sujet. Il se purifie, il se transforme, il s'élève : il part des plus profonds égarements pour demeurer enfin le cœur abîmé dans la plus haute contemplation. L'entreprise même du poème est la conversion d une âme et son ascension vers le Bien suprême. Nous y suivons tout le chemin (lue parcourt cette âme, tantôt gravissant avec
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peine des pentes escarpées, éclairée par sa raison et soutenue par la grâce, tantôt fatiguée de la route et tantôt divinement fortifiée, tantôt troublée, effrayée, agitée, tantôt calme, consolée, radieuse, tantôt s'avançant pas à pas, s'arrêtant à chaque créature et lui demandant de l'instruire de son Dieu, tantôt attirée par une force souveraine, et montant vive et rapide comme l'oiseau qui regagne le haut des airs. Elle se purifie de ses souillures, elle se détache peu à peu de la terre, elle s'éclaire et s'enflamme, et comme plongée enfin dans le Dieu qui est tout amour, elle finit par se transformer de quelque manu're en lui. et par reprendre une vie nouvelle qui est celle même de Dieu, vie de contemplation, de joie et d'amour.
Tel est le vrai sens du poème; il serait facile de le justifier et de le démontrer par l'étude du texte et des commentaires les plus anciens et les plus autorisés. M. Gebhart arrivait à l'heure favorable pour mettre en son plein jour et faire aimer cet aspect mystique, si beau, si vrai, si fondamental pour l'intelli' gence de l'œuvre dantesque. Des influences diverses ont tourné tout au moins l'imagination
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de nos contemporains vers ce qu'ils appellent le « mysticisme ». Même dans les régions de l'incroyance, ils entendent, sans toujours les démêler très nettement, de vagues appels de leur cœur vers les choses de l'âme, vers cette vie intime où elle aspire à s'unir à Dieu.
Le monde littéraire porte les traces de ces préoccupations modernes : tel étudie le mysticisme littéraire1, tel autre le mysticisme philosophique. C'est un genre dont on signale la renaissance avec celle de l'idéalisme. « L'idéal, dit un académicien en son discours de réception, l'idéal est éternel ; il ne peut qu'être voilé, ou bien sommeiller momentanément, et déjà, sur la fin de notre siècle, il est certain qu'il reparaît, avec le mysticisme son frère; ils se réveillent ensemble, ces deux berceurs très doux de nos âmes. » Chez plusieurs ou chez un grand nombre cela paraîtra une affaire de mode, d'engouement, un dilettantisme raffiné. Souvent ce mot de mysticisme laisse flotter
1. Revue des Deux-Mondc8, novembre 1890. — Revue Philosophique, novembre 1890.
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devant l'esprit une nébuleuse aux contours assez indécis, et représente sans trop le déterminer le sentiment religieux, ou ce qui parle de l'au delà, quel qu'il soit et de quelque façon. Il n'en reste pas moins que Paîtrait est là : une série d'études sur l'Italie mystique et le génie mystique de Dante, c 'était pour le grand public de France une œuvre très attachante.
Les pages du professeur de Sorbonne, malgré toute leur finesse de style, nous laissent dans le désenchantement1, et nous quittons le dernier feuillet sans avoir retrouve les belles perspectives que le titre faisait entrevoir. Il fallait, selon nous, suivre Dante adoptant les données de la mystique chrétienne, vivifiant du souffle de son génie l'odyssée intime de Pâme, à travers ses voies de purification, d'illumination et d'amour, et Dante mys-
1. Il faut avouer cependant que les ouvrages précédents de M. Gebhart ne permettaient pas d'attendre de lui une vue très exacte des idées religieuses de Dante. L'auteur s'est fait une conception très particulière de la religion italienne et de ce qu'il appelle le christianisme franciscain : il y est fidèle.
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tique nous était montré. M. Gebhart a d'autres vues.
Pour dire tout d'un mot, pour le fond des jugements sur Dante, M. Gebhart ne ressemble à nul plus qu'à E. Aroux dans sa « Comédie de Dante, traduite en vers selon la lettre et commentée selon l'esprit ». Avec beaucoup plus de gentillesses de style, avec des manières beaucoup plus enveloppées, ce sont les mêmes idées qui s'insinuent. Ce rapprochement parait peut-être singulier. Car M. Aroux eut l'étrange prétention de découvrir le sens de la Divine Co?nédie, demeuré latent jusqu'à lui. Il y vit toute une doctrine secrète et hostile à l'Église de Rouie : « Vous avez cru lire l'œuvre d'un chrétien hardi qui juge les papes et les cardinaux, les empereurs et les peuples au noui de la loi du Christ ; vous êtes tombés en extase devant le manuel de la franc-maçonnerie au quatorzième siècle. En face de l'Église du Christ s'agite dans l'ombre une église hérétique, manichéenne, à la fois mystique et sensuelle, la monstrueuse église des Albigeois ; Dante, — qui couche Frédéric Il dans le cimetière infect des hérétiques, — Dante est
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pasteur de l'église albigeoise dans la ville de Florence1. » ... « M. Aroux a fait beaucoup de recherches sur la littérature italienne, mais sa monomanie le suit partout, et ce qu'il a lu il J'a lu de travers... L'auteur dit le pain des anges, lisez la doctrine sectaire. Il dit Béatrice, lisez la foi sectaire. Il dit le souverain bien, lisez le Dieu sectaire... Dante décrit un arbre paré de feuilles et de fleurs, c'est un albigeois ; un arbre mort, c'est un catholique. Il peint une forêt, il parle de l'hiver, du froid de la nuit, de la mort, autant d'injures contre le catholicisme... Je ne sais, en vérité, quelle renommée assez sainte résisterait à sou système. » Ces lignes de M. Saint-René-Taillandier, écrites il y a près de quarante ans, me semblent tout à fait de circonstance. Il est à peine besoin de transposer.
Certes le livre de M. Gebhart ne manque pas de séductions, il dit agréablement ce qu'il pense, et le titre de professeur en Sorbonne le fait sans doute accepter de confiance. S'il demande à être doucement bercé, s'il n'a pas le temps de vérifier les sources, et adopte
1. Cf. SAINT-RENÉ-TAILLANDIER, article cité.
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volontiers les interprétations d'apparence ingénieuse, s'il désire seulement ressentir le charme de l'imagination et du sentiment, le lecteur trouvera là des tableaux de fraîche poésie, des pages délicates où l'on a la sensation d'être très dégagé des croyances timorées et des bigoteries du monde religieux, de contempler des points de vue nouveaux en histoire, de retrouver sous la robe des moines et des grands saints légendaires du moyen âge l'esprit d'indépendance qu'on rêve pour soi, un certain élan ou une certaine inclination du cœur vers Dieu avec le dédain des prescriptions de l'Église. Près de certaines intelligences, cette note-là a dû gagner à 17 Italie mystique une bienveillance marquée.
Par malheur, l'exactitude fait manifestement défaut en plus d'un point. S'évertuer à nous peindre un saint François antipapal et antiromain, cela fait sourire, si vous ne partagez pas les préjugés de l'auteur ; et cela fait douter du sérieux de ses informations lorsqu'il ramasse dans les dernières pages de son volume, consacrées à Dante, tout ce qu'il a pu dire de cette religion italienne, de ce christianisme.
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franciscain dont ses pages idéalistes ont tracé jusque là une image de fantaisie , — lorsqu'il fait du grand poète le représentant glorieux de ces chrétiens de surface oit le rationalisme a trouvé le plus sûr asile, derrière les apparences de l'orthodoxie.
« A travers les vicissitudes du christianisme italien au moyen âge, nous avons signalé, écrit M. Gebhart, trois réponses au problème des rapports de f âme avec Dieu, du chrétien avec l'Église : la communion d'Arnauld de Brescia, celle de l'abbé Joachim, de saint François, de Jean de Parme, celle enfin de l'empereur Frédéric II et de son monde de philosophes. Le fond de ces trois théories est une doctrine de liberté, liberté absolue de la société politique par rapport à l'Eglise temporelle, liberté de la religion individuelle, où la foi et l'amour priment l'obéissance et la pénitence, liberté de la raison individuelle par rapport au dogme et à ses ministres. Les arnaldistes, les joachimistes, les franciscains intempérants, les fraticelles, les incrédules de l'Italie gibeline, ont fait passer à l'Église de Rome des heures amères ; les papes ont lancé contre ces réfrac-
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taires à la vieille discipline des bulles retentissantes, et néanmoins jamais ces chrétientés très libres n'ont consommé la rupture confessionnelle, l'hérésie formelle ou le schisme. Dante, qui fut le grand témoin de sa race et de son siècle, a reçu tous ces souffles de liberté religieuse ; toutes les manifestations originales de la religion italienne se sont conciliées en lui. » (Italie mystique, p. 29o.)
La pensée de M. Gebhart est là tout entière, et nous l'avons soulignée. En la personne de Dante s'incarne pour lui l'idée de son livre sur l'histoire religieuse de l'Italie au moyen âge. A ses yeux, l'œuvre du grand Florentin résume la théorie qu'il glisse ou étale à chaque tournant de page, sur l'alliance hybride découverte ou inventée par lui en ces grandes figures du moyen âge italien dont il parcourt la galerie : le dédain du sacerdoce, de la hiérarchie, de l'église de Rome, des pratiques extérieures, se conciliant avec la « religion du cœur », tout intérieure, très libre d'allures, très indépendante du dogme, enfin ce que M. Gebhart appelle le dégagement
en face de l'Église 1 de Rome au nom même de
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r « amour pour l'Église éternelle et mystique de Jésus ).
L'auteur de l'Italie mystique incline ainsi avec mille sympathies tantôt vers la doctrine protestante de la foi sans les œuvres, tantôt vers les théories des hérétiques du moyen âge auxquels il a dédié ses veilles : les fraticelles, avec leur distinction de l'Église charnelle et visible qu'ils attaquent, et l'Église spirituelle dont ils font partie et qu'ils prônent, en rejetant tous les droits de la hiérarchie constituée. C'est là pour le savant professeur étudier le mysticisme. Il n'a vu chez les mystiques, et chez les mystiques italiens en particulier, que cette singulière prétention à s'affranchir de toute règle ecclésiastique, et de tout intermédiaire entre l'âme et Dieu; — à suivre je ne sais quelle religion que notre auteur fait remonter à l'Évangile, à saint Jean, à saint Paul, et qu'il semble peindre à la couleur de ses rèves. « Si la foi, l'espérance et l'amour sont, dans l'âme humaine , la triple source de toute vie religieuse; si, sur cette terre et au delà de la tombe, ces trois vertus font monter l'homme à un rang d'élection et le justi-
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fient, que deviennent les œuvres, la prière, la pénitence, l'observance du chrétien qui tremble devant' l'Église, le sanglant labeur au prix duquel il croit racheter ses fautes et conquérir le paradis ? N'est-ce pas de la juridiction de cette Église intérieure, édifiée librement en chaque conscience, que relève chacun di1 nous, et la beauté de cette hiérarchie où il n'y a que deux degrés, l'Ame et Dieu, ne faitelle point pâlir la splendeur de la hiérarchie ecclésiastique, dont le sommet visible est l'évêque de Rome? » (P. 321.)
Le soin scrupuleux que prennent de s'informer des moindres particularités des religions de la Grèce ou de Rome, de l'Inde ou de la Chine, ceux qui désirent en parler ou en écrire, me persuade qu'il serait non moins utile, pour parler en savant, de connaître avec exactitude la religion fondée par Jésus-Christ, lorsqu'elle fait l'objet d'un écrit sérieux. « L'intermédiaire est voulu par Dieu, institué par Dieu, » aurait pu lire le savant professeur dans l'ouvrage de Mgr Isoard sur le sacerdoce. Il est nécessaire, remarquons-le bien. Le ministère sacerdotal n est pas un secours, un allié que l'on peut
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accepter ou abandonner à son gré : le ministère sacerdotal est un des agents indispensables du salut du chrétien..... L'évêque' est un des hommes que Dieu a établis pour être intermédiaires entre lui, Dieu, et les autres hommes. En effet, l'éftque est intermédiaire de vérité, car il lui a été dit : « Celui qui vous écoute, m'écoute moi-même. » Il est l'intermédiaire de la réconciliation, car il lui a été dit : (C Tout ce que vous aurez remis sur la terre sera remis dans le ciel. » Il est l'inter-
1. C'est-à-dire le prèlre dans la plénitude du sacerdoce. — ISOARD, Le Sacerdoce, II, p. 259-267. — L'auteur dit fort bien, au sujet de certains esprits cultivés : « Ils ignorent le prêtre, l'évèque, l'Église, n'ont sur la religion que.des notions indécises, recueillies par hasard, sans liaisons entre elles. » — J'ajoute que CI justifier » dans la langue théologique signifie « donner la grâce sanctifiante », c'est-à-dire la grâce à l'état statique, en avoir, en tension; — ou en langue théologique « grâce habituelle » — au sens étymologique d'habitus. Cela n'exclue pas les œuvres, c'est-à-dire l'exercice des facultés d'une âme en « état de grâce » conformément aux lois de la conscience, de l'Evangile, de l'Église.
Cet exercice a lieu avec le concours de la grâce, en action, en mouvement, à l'état dynamique : il suppose l'élévation de notre nature (élat statique qui ne se perd que par le péché mortel), et divers adjuvants, — la prévenance, l'aide, le concours de Dieu. — Cet exercice, (ces œuvres nécessaires et inévitables) je l'appelle l'état dynamique.
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médiaire du gouvernement de Dieu sur son peuple ; saint Paul disant dans son épitre aux Hébreux, à toutes les églises et à tous les fidèles : « Obéissez à vos prélats, et soyez-leur soumis; car ils ont reçu la mission de veiller sur vous, et ils savent qu'ils rendront compte de vos âmes. » Il est intermédiaire de prière, nous l'avons vu à l'autel offrant le sacrifice. » Très vraisemblablement, en remontant à l'Évangile et à saint Paul, M. Gebhart n'a pu y lire un autre enseignement1.
1. Plusieurs des jugements de M. Gebbart en ce livre, même au simple point de vue historique, appellent une plus exacte vérification des sources. Sur Boniface VIII, par exemple, il adoptera volontiers des fables auxquelles nul ne croit plus. Après l'attentat d'Anagni, dira-t-il, p. 217, « après trois jours d'horribles scènes, le peuple et les cardinaux guelfes délivrèrent le pontife, qu'on ramena à Home en proie à une crise de fureur. Il refusa toute nourriture, frappait sa tête contre les murailles, pleurait de rage sur son impuissance. » — M. Gebhart parle, p. 163, de l' « optique très particulière selon laquelle Rome a considéré de tout temps les opinions contraires à l'orthodoxie romaine ». On pourrait trouver là et ailleurs que la légèreté du persiflage mondain est assez déplacée, et demander à M. Gebhart s'il ne subit point des effets d'optique très spéciaux qui lui défigurent saint François et son œuvre. cc Il restaurait le christianisme primitif;... à la place de l'Église c'est Jésus qu'il offre directement aux consciences. Il (P. 106-107). « L intercession des saints disparaît en quelque sorte du
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Mais toutes ses affirmations ne vont pas à ôter à Dante son titre de fidèle et de fils de l'Église ; non, l'art suprême est précisément de concilier tous ces contraires irréconciliables : « Certes, comme l'a montré Ozanam, il n'est aucune croyance, aucun sacrement de l'Église que Dante n'accepte docilement. Mais l'originalité du poète est dans l'accord de cette foi régulière avec les vues qui lui sont
christianisme franciscain. La religion des œuvres perd tout co que la religion intérieure a gagné. » (P. lu8.) Celano, un témoin bien informé, dirait tout le contraire. Mais c'est l'idée fixe de M. Gebhart. Il voit dans l'histoire « un abandon du rôle de la papauté apostolique,... une altération grave de la doctiine et de la discipline.... Entre Dieu et le fidèle s'est placée l'Eglise qui cache Dieu au fidèle. » (P. 9.) Saint François a porté remède à cette intrusion lamentable : « Ce christianisme essentiellement mystique enlève à l'Eglise séculière la surveillance incessante de la vie spirituelle, il échappe à la hiérarchie ecclésiastique, et s'organise en dehors de toute discipline traditionnelle. h (P. 108.) « Le Père séraphique, en communiquant à ses fils la libre vie intérieure, avait jadis relâché les liens qui unissaient les fidèles à la hiérarchie ; mais il gardait pour l'Eglise une vénération attendrie. » (P. 212.) Voilà ce que M. Gebhart croit apercevoir et ce à quoi il applaudit, en adoptant le mot de Machiavel sur saint Dominique et saint François : I( Ils ont ainsi sauvé la. religion que perdait l'Église. » (P. 136.)
Ce même esprit, que M. Gebhart croit être celui de saint François, il veut aussi le retrouver chez Dante. Cet étrange préjugé a égaré le talent de l'auteur, c'est grand dommage.
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propres sur la justification, le salut et la damnation. » — « Vous chercherez en vain dans l' Enfer, le lieu où souffrent les âmes des chrétiens irréguliers, j'entends de ceux qui ont manqué aux devoirs da dévotion, à l'assiduité sacramentelle, aux œuvres pieuses prescrites par l'Église; tous les tièdes, les indifférents, ceux qui attendent à la dernière heure pour se réconcilier avec Dieu. Stace qui, par crainte, cacha son baptême et sa foi, et fut par paura chiiiso Christian, sont envoyés par Dante en purgatoire, et ce purgatoire est bien doux, en plein soleil, visité sans cesse par l'apparition et le chant des anges. La raison du poète a librement revisé la théorie ecclésiastique du salut. » (P. 323-324). Là est le trait marquant du divin chantre de la Commedia. « Comme il était à la fois un humaniste et un visionnaire, un fraticelle éclairé par le commerce des anciens, il put manifester, dans sa Divine Comédie, un christianisme étrangement personnel, une religion toute révolutionnaire, mais d'une très forte logique, mêlée d'extase et de rationalisme, la dernière originalité de l'invention religieuse en Italie. » (P. 318.)
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Peut-être cette invention de la dernière originalité paraltra-t-elle appartenir en propre à M. Gebhart : il est plein de souplesse, de demi-jours, de faux-fuyants, pour fondre tous ces disparates, accorder ensemble le oui et le non, et faire de Dante comme de saint François, des chrétiens indépendants de tout ce qui constitue le vrai chrétien, tout en nous les présentant avec une admiration émue comme de vrais disciples de Jésus. M. Aroux avait recours aux mêmes distinctions : aussi j'incline, au demeurant, à penser que la grande nouveauté de M. Gebhart est dans le charme du revêtement de style, dans les ondulations très habiles de sa pensée, dans un art très délicat de composer la mixture de l'éloge et de la réticence, ou de juxtaposer les effusions de sentiment et le coup de patte discret qui laisse une tache avec une caresse. « Je crois avec Ozanam, disait aussi Aroux, que la théologie de Dante, strictement orthodoxe, était la pure théologie alors enseignée dans les écoles. » Il ne faut pas s'embarrasser pour si peu. Cette orthodoxie habilement affichée était précisément son égide. « Nous nous en tiendrons
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volontiers, ajoutait le magistrat dantologue, à la distinction que prend soin de faire M. de Lamennais entre le christianisme évangélique et le christianisme théologique; le premier, préparant de loin un état plus parfait qu'aucun des précédents, par le principe d'égalité et de fraternité qu'il répandit dans le monde; l'autre, organisé dans l'institution extérieure de l'Eglise, soumis à l'autorité hiérarchique et constitué par elle, avec un dogme soustrait à l'examen et au jugement de la raison, imposé par voie de commandement, avec un sacerdoce hiérarchique, conservateur de ce dogme et juge des questions qui s'y rapportent, etc... Nous admettons donc avec le savant théologien que Dante fut un sincère chrétien évangélique, mais non pap un catholique romain. »
N'avais-je pas raison de voir en M. Aroux un ancêtre intellectuel de M. Gebhart dans la lignée des critiques français de la Divine Comédie? Mais ce n'est pas le lieu de venger la muse dantesque et d'innocenter sa mémoire, ni de rappeler la sincérité de son orthodoxie vingt fois méconnue, vingt fois prouvée. Si les murmures du flot de l'Adriatique on les pleurs
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du vent qui mugit dans les grands pins de la forêt n'étouffent pas sa voix, le grand exilé qui dort à Ravenne n'a qu'à supplier du fond de sa tombe qu'on le lise
Con occhio chiaro e con affetto puro t.
Aussi bien ce serait peine perdue de montrer par mille citations quelle place tient dans le divin poème la prière ou l'accomplissement àes œuvres, quel respect profond survit en l'âme de l'exilé à toutes ses colères quand il est en face de la hiérarchie de l'Église et du pouvoir des clefs. Les partisans de la critique fantaisiste, de conjectures et d'imagination, souvent chère à l'Allemagne, ont leur siège tout fait et leur réponse toute prête. Dante parle comme l'Eglise : habileté de stratégie ; si vous voulez le sens caché, lisez à rebours. Avec cette méthode, on verra dans un texte tout ce qu'on y voudra mettre. Mais si on lit Dante sans idée préconçue, on le trouvera très loin de toutes ces roueries.
Des esprits impartiaux et désintéressés, même
1. Par., vI, 87.
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en dehors de la religion catholique, s'accordent en des affirmations qui annulent celles de M. Gebhart. A Genève, M. Jlod parle aujourd'hui comme M. Marc Monnier1 en 1884 : « Dante était catholique et bon catholique : il rendait hommage à l'Église, admettait la puissance des clefs, la valeur de l'excommunication, la pénitence, les indulgences, les œuvres satisfactoires, le culte des images, les âmes du purgatoire, l'intercession des vivants pour les morts, des saints pour les vivants, même l'Inquisition ; il célébra non seulement saint François, mais encore saint Dominique, le premier maître du sacré-palais qui fut chargé du ministère de la censure. Comme beaucoup d'autres, sans toucher aux dogmes, il eut l'ambition de réformer moralement l'Église ; or, on ne réforme pas ce qu'on veut détruire; il ne songeait qu'à la relever. S'il mit certains papes en enfer, ce fut par respect pour la papauté qu'il eût voulue sans tache. En tout ceci l école d'Ozanam a parfaitement raison. »
1. La Renaissance, de Dante à, Luther, par Marc MONNIER, doyen de la Faculté des lettres à Genève. Paris, Didot, 1884.
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IV
Malheureusement l'école d'Ozanam, c'est-àdire l'école catholique, n'a pas chez nous de représentant bien attitré ; nous n'avons pas produit un ouvrage qui fit époque et renouvelât dans les études dantesques les vues de la science critique ou de l'art. M. Maxime Formont est fort loué par le professeur Poletto', et cité dans ses Studi comme le continuateur en France de l'illustre Ozanam. Assurément les articles de M. F or m ont dans le Polybiblion montrent un homme de goût, très au courant des choses dantesques. Nous reconnaissons volontiers en lui un critique d'art compétent, sympathique, modéré, et dont les vues nous parais-
1. cc E quant' è della Francia, un nobile ingegno propugna ivi gli studi danteschi, e con vedute larghe e sincere come un. tempo l'illustre Ozanam ; intendo dire il mio egregio am .zeo @ Massimo Formont; cui bellissimi saggi di cose dantesche fan desiderare ch'egli trovi tempo a dedicarsi con maggior lena a siffati studi, anche per gloria della sua illustre nazione. » (ALcuni studi, etc., 1892, p. 340).
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sent fort justes. Mais jusqu'ici il n'a publié que quelques essais. Des notes brèves, à titre de renseignements comme les articles de l'Instruction publique, que j'ai cités, et une trentaine de pages, toutes charmantes qu'elles soient, consacrées à Béatrix dans son petit livre sur les Inspiratrices, peuvent nous faire désirer une œuvre de plus longue haleine, mais ne constituent pas un titre suffisant pour recueillir la succession d'Ozanam.
Dans le monde des théologiens, quelques essais sur Dante ont aussi vu le jour. Nous nous réjouissons de ce bon signe des temps et de ce mouvement de sympathie. Le regain d'admiration pour saint Thomas devait bien rejaillir un peu sur celui qu'Ozanam appelait le salut Thomas de la poésie. Toutefois, nous n'avons pas encore la mise en œuvre des matériaux nouveaux acquis par les travaux de la seconde moitié du siècle, surtout à l'étranger.
Ainsi parmi les nombreuses entreprises du R. P. Berthier, 0. P., nous aimons à remarquer ses études sur la Commedia. L'article que nous avons cité de la Science catholique est
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une dissertation qui expose en vingt pages un peu sèches une idée d'ailleurs très vraie sur le sens fondamental de l'allégorie dantesque. « Si l'allégorie est transportée dans l'autre inonde, le sens de l'allégorie se rapporte au monde présent. Ce n'est point l'enfer, le purgatoire, le paradis de l'autre vie que le poète veut décrire; mais bien l'enfer, le purgatoire, le paradis de la vie présente » Il serait peutêtre plus exact de dire que le poète décrit au sens littéral les trois règnes d'outre-tombe, mais qu'il les prend pour symboles de trois états d'âme de la vie présente. L'auteur semble encore outrepasser légèrement sa pensée, quand il nous montre dans le poème analysé « un traité de morale scolastique sous une forme poétique ». La nuance est exagérée il mon sens. La Divine Comédie, il est vrai, est une œuvre morale, il y a dans le poème toute une théologie latente, nous y découvrons chez l'auteur une marche progressive et logique, puisque son voyage figure précisément les diverses
1. M. FORMONT, Les Inspiratrices. Vittoria Colonna, Béatrix, Catherine d'A tayde. Troyes, Lacroix, 1889. In-8 de 115 pages.
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étapes de l'âme, depuis la conversion du pécheur jusqu'à l'union intime avec Dieu. Mais l'auteur n'a pas entendu faire un traité didactique et rigoureux, ni même un traité sous forme poétique.
Le Révérend Père assurément a fort raison d'examiner dans la Divine Comédie le point de vue scolastique. C'est un sujet fécond. Je crains pourtant qu'il ne risque de rebuter le lecteur par cette mise en tableaux synoptiques, où il s'applique trop à faire ressortir le relief des divisions scolastiques, en recourant au style rébarbatif de l'école. N'est-ce pas traîner en longueur et user d'une terminologie bien inutile que de s'attarder à nous montrer dans l' Enfer, le Purgatoire, le Paradis, le terminus a quo, le terminus per quem, le terminus ad quem ? Partout où dans une marche se retrouvent un point de départ, un passage et une arrivée, on pourrait user, sans grand profit pour la clarté, de ces termes réservés à des discussions spéciales.
A mon sens, il serait mieux de bannir non seulement l'usage indiscret d'une terminologie faite pour les disputes intimes, entre les murs
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de l'école, mais une certaine rudesse d'agression, (lue les hommes du monde reprochent souvent non sans une apparence de raison, à la discussion des ecclésiastiques. C'est encore un usage très reçu, dans les disputes latines des in-folio, qu'on dit avec une parfaite bonté d'âme, toutes les injures polies du vocabulaire la doctrine de son adversaire : cette innocente habitude risque de donner le ton pourfendeur et pamphlétaire. Or, généralement les comtemporains goûteront médiocrement dans notre prose ce tranchant du sabre. On retrouve trop ce ton du régent dans l'article du Révérend Père, quand il accuse par exemple ses comtemporains de légèreté, d'ignorance et de mauvaise l'oi. Cette franchise d'Alceste n'est pas toujours de mise, et peut-être n'atteintelle pas très juste. Les préjugés de l'esprit et de l'éducation sont si tenaces, si profondément enracinés, qu'il établissent souvent dans la parfaite bonne foi ceux-là mêmes qui nous paraissent les plus perfides. Ainsi je ne serais pas surpris que M. E. Gebhart fût l'homme le plus sincère dans ses manières de voir étranges sur l'Église, sur Dante, sur saint
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François. On peut mettre parfaitement à côté dans ses appréciations sur la Divine Comédie et toute l'œuvre de l'Alighieri, sans être pour cela un homme déloyal et de mauvaise foi.
Ces restrictions ne m'empêchent pas de reconnaître le mérite des pages du R. P. Berthier, auxquelles je me suis peut-être trop attardé. Il y montre bien la conception et l ordre scolastique qu'on peut retrouver dans le poème : c'est comme l'esquisse et la table des matières d'une étude qu'il compte sans doute développer et pousser plus loin. On peut en bien présager d après l'ossature et le squelette.
L'étude religieuse et littéraire de l'abbé Planet, sur l'oeuvre de Dante est beaucoup plus considérable. C'est un ouvrage intéressant et d une lecture agréable : mon intention n'est pas d'y revenir longuement, puisque à deux reprises déjà les Études en ont entretenu le lecteur. L'auteur ne s'y est pas proposé de faire un ouvrage savant, profitant des découvertes ou des critiques modernes. Il a voulu faire aimer la Divine Comédie dans un livre d une lecture facile, où il s'est efforcé de dis-
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siper les préjugés et de communiquer son admiration pour un auteur d'un commerce si sain et si élevant. « A Paris, dit-il en son Introduction, du règne de Louis XIII jusqu'à la veille de la Révolution, toute la bonne société se piquait de savoir l'italien pour l'unique avantage de suivre les représentations de la comédie italienne, dont les grosses farces avaient tant de succès ; ne pouvons-nous, à notre tour, » faire quelque effort pour entrer dans la familiarité d'un génie avec qui nous respirons et vivons dans une atmosphère si fortifiante pour l'esprit?
Assurément le but de l'auteur est louable, et s'il s'est borné dans l'étude des critiques qu'il a consultés, il n'en reste pas moins vrai qu'il sera lu avec plaisir et fruit par les jeunes gens, par les personnes qui seront aises de lier connaissance avec Dante sans se livrer personnellement à une étude approfondie. Le même désir inspirait l'abbé Daniel en 1873, qui l'exprimait avec tant de candeur touchante dès le titre : « Essai sur la Divine Comédie de Dante., ou la plus belle, la plus instructive, la plus morale, la plus orthodoxe et la plus mé-
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connue des épopées, mise à la. portée de toutes les intelligences, et dédiée à la jeunesse catholique de nos écoles. »
J'en ai dit assez pour montrer la faveur nouvelle que les Français témoignent à Dante, et la distance qui reste à franchir pour atteindre l'idéal qu'on peut rêver. Il y a place encore pour de belles et grandes œuvres sur Dante, à l'aurore du vingtième siècle. Nous souhaitons de les voir éclore. Certes il n'est pas nécessaire d'admirer outre mesure. Le grand Alighieri a les défauts des penseurs de son temps, que nous retrouvons, en souriant, avec un tour pédantesque ou enfantin, au sortir de leurs théories les plus belles et les plus profondes. Il a des naïvetés, ou des subtilités, ou des obscurités par abus d'allusions : il ne faut pas les dissimuler. Mais il ne faut pas. non plus le faire plus difficile et plus inabordable qu'il n'est en réalité.
Il y aurait lieu chez nous, semble-t-il, de désirer un commentaire bref, sobre, net, qui mit bien en lumière la pensée principale, la conception religieuse et politique, et qui éclaircit au fur et à mesure les principales difficultés
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qui arrêtent le lecteur de bonne volontét. A côté de ce travail il y aurait place pour des études tle détail sur l'histoire, la scolastique, la mystique dans la Divine Comédie. Ces différents aspects peuvent être éclairés beaucoup mieux après les divers renouvellements des études en notre siècle. La critique historique nous a fait mieux connaître le moyen âge, la théorie du Saint-Empire, les documents et les registres des papes ; la scolastique est mieux étudiée et mieux connue chez nous qu'elle ne l'était il y a cinquante ans, on est revenu au culte des grands maîtres ; la mystique
1. Eu 1895, M. Cebhart a fait un cours, à la Sorbonne, sur l' Enfer et le Purgatoire, au point de vue des idées politiques et de l'art.
J'ai suivi ce cours, et je renforce mon jugement (1896). M. Gebhart est un homme aimable, qui dit lui-même en cours public de Sorbonne : « Je ne suis pas bien certain de ces explications théologiques. » Mais alors pourquoi les hasardet-il? Le procédé scientifique est de dire ce qu'on sait,— d'avouer' ce qu'on ignore, — de se renseigner sur des théories catholiques qui n'ont rien de mystérieux, — de ne les attaquer qu'après les avoir comprises — de ne risquer des hypothèses que là où elles aident à la découverte scientifique. — Je crois à la courtoisie de M. Gebhart : mes critiques sont d'un esprit indépendant et sincère, elles s'allient volontiers avec l'estime des personnes : et si mes raisons valent, un savant doit corriger « son équation personnelle. »
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aussi a été cultivée, et la grande étude de la mystique chrétienne peut profiter des rapprochements proposés avec les religions fausses pour montrer à quel intime et profond besoin du cœur de l'homme elle répond. Ces divers progrès nous mettent à même de montrer mieux la vraie beauté du poème, immortelle gloire de l'Italie, devenu le patrimoine du monde catholique ; il y a là beaucoup à renouveler, et à compléter dans l'oeuvre des devanciers. Ozanam est mort, laissant son œuvre inachevée, et depuis ce temps, après avoir élevé un monument glorieux à l'œuvre dantesque, où toutes les nations sont venues portant des couronnes, nous nous contentons trop, en France, d'en vénérer les abords, sans songer à le restaurer, ou à l'achever, ou à le rebâtir.
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IDÉALISTES & MYSTIQUES
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IDÉALISTES a MYSTIQUES'
DANTE, SPENSER, BUNYAN, SHELLEY
Dante, son temps, son œuvre, son génie, étude littéraire et critique, par John A. Symonds, traduit de l'anglais avec l'autorisation de l'auteur, par Mlle Augis, agrégée de l'Université. Paris, Le cène, 1891. — Les Anglais au moyen âge. L'épopée mystique de William Langland, par J. Jusserand. Paris, Hachette, 1893. — La Divina Comedia di Dante Allighieri con commento del Prof. Giacomo Poletto. Rom a, 18942.
M. Poletto m'a envoyé son très beau commentaire en trois volumes sur la Divine Comédie. C'est un plaisir de relire le grand
1. Revue des Facultés catholiques de l'Ouest, 15 février 1895.
2. Pas n'est besoin d'observer que je ne partage ni n'approuve aucunement toutes les idées de M. Symonds ou de M. Jus-
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poète en compagnie d'un pareil maître. D'ailleurs, deux livres sont aussi sur ma table, qui m'invitent à parler de Dante, et en même temps de l'Angleterre. M. Jusserand s'intéresse aux Anglais du xive siècle, et nous présente les visions de William Langland : « Qu'on le mette aussi loin de Dante qu'on voudra, dit-il, il est le seul poète du siècle dont l'épopée mystique mérite d'être nommée après celle de l'illustre Florentin. » L'étude de M. John A. Symonds, traduite par Mlle Augis, nous rappelle les préférences des écrivains anglais pour l'Italie et sa littérature. « Les rossignols de la poésie anglaise, — dit M. Symonds sous une forme poétique, — qui font retentir nos bois de chênes et de hêtres des plus suaves
serand. Loin de là, mais mon but n'est pas ici de les discute)'. On verra assez que nous marchons où notre causerie nous mène librement, à propos de ces livres, mais sans en critiquer le fond. Ainsi M. Jusserand, p. 223, note : « Beaucoup de ces mystiques se donnaient volontairement à euxmêmes, pour la pratique de l'abnégation, des maladies caractérisées de la volonté H et passim. De même les idées morales et religieuses de M. Symonds, et ses jugements historiques sur les papes, sur le moyen âge, sont les idées et les jugements qui concordent avec les préjugés rationalistes d'un positiviste de nos jours.
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mélodies, sont des oiseaux voyageurs qui sont allés dans le Midi s'inspirer aux sources du Beau, et qui reviennent gazouiller leurs chansons rustiques dans leur langue maternelle. »
La Divine Comédie a tout particulièrement exercé le zèle des artistes, des amateurs, des traducteurs et lies critiques d'outre-mer. Mais, plutôt que de passer en revue leurs publications elles-mêmes, je me suis demandé par quels côtés l'âme anglaise avait une pente de sympathie vers le grand poète catholique. Y a-t-il un trait commun de génie qui les rapproche ? une conformité dans les goûts esthétiques ? Si je ne m'abusa, le tour idéaliste et religieux de l'imagination et du sentiment, chez plus d'un artiste anglais, invite à les rapprocher de Dante, et indique une certaine confraternité d'art. Sans doute elle ne suffirait pas pour les mettre en parallèle ; mais elle explique un attrait.
Sans parcourir même à vol d'oiseau tout le vaste champ de la littérature anglaise, sans parler de Milton ou de Byron, je voudrais m'arrêter à quelques physionomies d'artistes, peut-être moins connues. Choisissons pour types
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Edmond Spenser, John Bunyan et Sheltey'. Ils sont goûtés en Angleterre, ils représentent chacun une période différente, et ils nous suffiront pour la peinture que nous entreprenons. Spenser, vrai père de la poésie anglaise, admiré de Milton, Dryden et Shakespeare, c'est l'âme anglaise dans toute sa naissante exubérance de vie poétique, c'est le XVIe siècle avec sa fougue de passion et de soi-disant réforme religieuse. Bunyan, c'est l'âme anglais des dissenters au xvnc siècle, le puritain populaire, dont l'Église officielle satisfait mal la piété. Shelley2, c'est l'âme moderne, tpuchée du souffle de la Révolution, et portant en elle déjà les blessures et les vagues aspirations > du XIXe siècle. Ils me semblent bien nous permettre, tous les trois, d'étudier chez des auteurs goûtés des Anglais plusieurs traits dantesques : —
1. Cf. English Men of Letters : Spenser, by R. W. CHURCH, dean of Saint Paul's; — Iiunyan, by J. A. FILOUDF- ; — Shelley, by J. A. SYMONDS (chez Macmillan, Londres). Voir aussi un chapitre du livre de M. JOSSERANU.
2. Shelley est, à l'heure présente, fort en vogue en Angleterre ; aussi nous insistons à dessein sur son œuvre. M. Symonds, auteur de Dante, son temps, etc., a aussi publié une étude sur Shelley.
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l'idéalisme, — l'esprit religieux et mystique, — l'usage de l'allégorie. Nous noterons pourtant des différences profondes avec le génie de Dante, dont ils n'atteignent point la sérénité.
1
Édouard Spenser vivait du temps de la reine Élisabeth, et Slielley naquit avec la Révolution française. Un premier trait de famille, assez dantesque, attire mon regard, c'est dans leurs œuvres une teinte accentuée d'idéalisme : on ne saurait s'en étonner quand on songe aux contrastes du tempérament et du caractère anglais. Les fils de l'Angleterre sont gens pratiques, doués de l'esprit positif, de l'esprit d'entreprise, de commerce, de gouvernement : mais à ces qualités solides, à un sens net et vif des. réalités de ce monde, se mêlent une passion intense, une sensibilité concentrée, une ardeur d'imagination et un élan poétique très remarquables. Ces alliances et ces oppositions ne manquent pas de piquant pour l'observateur de leurs mœurs, et jettent de curieux reflets finr leurs œuvres d'art.
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Spenser et Shelley me semblent deux exemplaires où l'imagination de l'homme du Nord se montre dans son plus bel essor. Les rapprocher d'an artiste du Midi, d'un Latin, d'un génie aux dessins précis de contour à la manière de Dante, c'est être prêt à accuser de nombreuses dissemblances. Elles ont été cent fois notées, et puissamment analysées, par nul mieux que par Taine dans son Histoire de la littérature anglaise. M. Symonds fait bien ret • sortir l'extrême précision, la brièveté, l'intensité de Dante en ses peintures : il les oppose aux procédés artistiques de Milton qui atteint au sublime par la vaste ampleur de ses tableaux. (( Dante se plalt aux détails concrets, et Miltou aux abstractions indéfinies. Milton était aveugle ; son esprit derrière ses yeux sans regard explorait des espaces illimités et les peuplait de formes indécises. Dante avait la vue perçante du faucon, et observait les détails des objets qu'il considérait avec les yeux d'un myope. »
La cécité de Milton paraîtra peut-être une raison plus ingénieuse que spécifique. La différence tient à une tournure d'imagination commune à la race. Lisez par exemple la
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fameuse « Ode au vent d'Ouestt ». L'abondance des détails, la multitude des images laissent, malgré tout, dans l'esprit, une trace moins
1. Qu'on me permette d'en essayer ici une traduction en faveur des lecteurs moins familiers avec la poésie anglaise. « 0 sauvage vent d'ouest, ô respiration tie l'automne,
Toi, dont l'invisible présence chasse les feuilles mortes Comme tles fantômes on fuite devant un enchanteur, Multitudes jaunies, noires, pàles et rouges Et marquetées par la peste : ô, toi,
Qui charries les semences vers leur sombre lit d'hiver.
* Oil. chacune git froide et humiliée,
Comme un cadavre en son tombeau, jusqu'au jour Où ta sœur, la brise azurée du printemps,
Au soufle de son clairon réveillera la terre assoupie,
Kt, amenant les doux bourgeons à l'air, comme des troupeaux là leur pâture, Animera plaines et collines de vivants reflets et de parfums : Esprit sauvage, qui te meus partout,
Destructeur et préservateur ; écoute à écoute !
« Toi, dont le courant, parmi les ébranlements rapides du Entraine les nuages, comme des feuilles tombées [firmament, Secouées des rameaux entremêlés du ciel et de l'Océan, Anges de pluie? et d'éclairs : ils sont répandus Sur la surface bleue de ta houle aérienne,
Comme une brillante chevelure, ravie au front De quelque farouche Ménade, et, des bords indécis De l'horizon jusqu'aux hauteurs du zénith,
Us semblent les boucles de la tourmente qui vient. Toi, chant De l'année qui se meurt, et pour qui la nuit tombante [funèbre Sera le dôme d'un vaste sépulcre,
Aux voûtes formées par ton amas redoutable
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I
vigoureuse et moins nette que telle tercine de Dante. Le Latin montre tous les détails et tous les contours baignés d'un clair et" chaud soleil ;
De vapeur, atmosphère épaisse d'où
Jailliront la noire pluie, l'éclair et la grêle ; ù écoute!
Toi, qui as éveillé dans ses rêves d'été Le lac bleu de Méditerranée, là où il gémit Bercé par le murmure de ses ondes cristallines,
Près des rochers spongieux d'une île au sein du golfe de Baia, Toi qui vis dormir les vieux palais et les tours Frissonnant dans l'éclat plus intense de la vague,
Tous recouverts d'une mousse d'azur, et de lieurs Si douces, que les sens défaillent à les peindre ! Toi,
Dont les pas ont forcé le paissant niveau de l'Atlantique A se fendre en abîmes, et dont, jusqu'aux intimes profondeurs, Les Heurs de mer et les tarets bourbeuses qui portent Le feuillage sans sève de l'Océan, ont entendu La voix, et soudain devenus blêmes de frayeur Ils ont tremblé, et sont dépouillés : ô écoule !
Si j étais une feuille morte, tu pourrais m'exaucer,
Si j'étais nuage léger pour m'envoler avec toi,
Une vague pour panteler sous ton effort, et partager L 'impulsion de ta vigueur, ne le cédant en indépendance Qu'à toi, ô Irrésistible ! Si seulement -T étais comme au temps de ma jeunesse, et pouvais être Le compagnon de tes courses errantes dans le ciel,
Comme en ces jours où gagner les nuages de vitesse .
Me semblait à peine un rêve : je n'aurais point ainsi supplié Te pressant de ma prière en ma douloureuse nécessité.
Oh! soulève-moi comme une vague, une feuille, un nuaÍe! Je tombe sur les épines de la vie 1 Je saigne !
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le Saxon ouvre des pereées dans la brume et y fait entrevoir des espaces indéfinis.
Tout en ne dissimulant rien de cette diversité, trop connue pour qu'il soit nécessaire d'y insister, je persiste à chercher quelque affinité qui m'explique le goût des Anglais pour le poète du midi. Le Gascon a le vin gai et le Breton le cidre dévot ; cela n'empêche pas de reconnaître, à travers les joyeuses saillies du méridional, et les effusions dolentes du celte, une source cominuue, l'amour de la dive bouteille. De même, bien loin de ces penchants
L'écrasant fardeau des heures a enchaîné et courbé Quelqu'un qui le ressemble trop : indomptable, prompt et léger. le Fais de moi ta lyre, comme lu fais de la forêt : Qu'importe si mes feuilles sont arrachées comme les siennes ! Le tumulte de tes harmonies puissantes Tirera de tous deux un son profond, lugubre comme l'automne, Doux malgré sa tristesse. Suis donc, ô farouche esprit,
Mon esprit! Sois moi-même, 6 impétueux 1
Emporte mes pensées mourantes à travers l'univers Comwe da feuilles flétries pour se raviver dans une nouvelle par le charme magique de ces incantatiuns, [naissance! Répands, comme d'un foyer mal éteint Des cendres et des Ifncelles, réponds mes paroles parmi les Sois par mes lèvres à la terre endormie [hommes, La. trompette d'une prophétie ! 0 vent,
Si-l'hiver va venir, le printemps peut-il être bien loin? »
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vulgaires, je vois des artistes, d'allures variées, gravir en chantant une autre échelle d'instincts humains. Leurs instruments n'ont pas la même sonorité, et les chansons ne sont poiut identiques, mais elles jaillissent d'imaginations parentes, si elles ne sont point sœurs.
Pour tous ces esprits le inonde extérieur n'offre que reflets d'une beauté plus haute, dont les idées sont en Dieu. — La contemplation porte aisément ces imaginations à des ascensions idéales, qu'on nomme volontiers platoniciennes, « Auprès de la beauté, dit Taine à propos de Spenser, il a des adorations dignes de Dante et de Plotin... C'est une Ame éprise de la beauté sublime et pure, platonicienne par excellence, une de ces âmes exaltées et délicates, les plus charmantes de toutes, qui... approchent du mysticisme, et par un effort involontaire montent pour s'épanouir jusqu'aux confins d'un monde plus haut. - » Shelley, malgré toutes ses excentricités, em rupture de croyance avec toutes les traditiou sociales, garde inviolé le culte d'une beauté supérieure, intellectuelle : K Esprit de Beauté, qui consacres, par tes propres reflets, tout ce
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que tu illumines de pensée ou de forme humaine, où es-tu parti ? Pourquoi t'être enfui, et laisser notre séjour, cette obscure et vaste vallée de pleurs, vide et désolé ! » Tous deux ont écrit on vécu quelque peu la « Vita nuova » de Dante; et si un fait révèle souvent tout un caractère, un coin du voile levé nous fait assez entrevoir la parenté des deux Saxons et du Florentin. Spenser dans ses Hymnes el la Beauté ci el r Amour1 et dans quelques sonnets à sa Rosalinde, Shelle)" dans son Epipsychidion, ont esquissé quelques théories et quelques tableaux, que ne dédaignerait pas le chantre de Béatrice.
Byron, dont la vie fut, durant plusieurs années, intimement liée à celle de Shelley, écrivait de lui : « Il s'était formé un idéal de tout ce qui est beau, élevé, noble, et il tendait à rendre cet idéal à la lettre. » Cette poursuite de l'idéal, avec une bizarre nature, toute nerveuse, toute imaginative, toute en dehors d 'uue vue bien équitable du monde des réalités,
1, Speiisur a quatrc hymnes à la heaut-c t a I 'amour, loi-resti-es eL celestes : II An hymne in honour of love; — ... in lionoui" of beautie; — ... of heavenly love; — on heavenly buautie. M
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explique plus d'un trait de sa vie et de ses œuvres. Sans doute je sais ce que fut Shelley, et n'ai pas le dessein de suivre la mode pour entonner un dithyrambe à cet archange éthéré. Mais cette àme, mal guidée par ses éducateurs, égarée dans le monde de l'utopie et des chimères, garde quelque chose de simple et d'enfantin, une recherche vraiment candide et sincère de la beauté pure qu'il a rêvée. On ne peut que dire « qu'il gâta sa vie comme à plaisir, en portant dans sa conduite l'imagination enthousiaste qu'il eût dû garder pour ses vers. »
Le poème d'Alastor, ou l'Esprit de la solitude, a déjà dans un mot de. saint Augustin une épigraphe parlante : « Nondum emabam, et amare amabam, quserebam quid a ma rem, amans amare. » Peut-être en peut-on trouver le commentaire par le poète lui-même dans son Hymne à la Beauté. Cette pièce fut composée l'année suivante. Épris de beauté idéale, le poète poursuit sa vision à travers le monde, dans le vain espoir d'étancher la soif dont il est consumé, courant en vain après son rève. « Quand tout enfant, dit-il en cette apostrophe à l Esprit de Beauté, je cherchais les esprits
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et courais à travers chambres silencieuses, caves et ruines, à travers bois, à la lumière des étoiles, poursuivant, d'une course tremblante l'espoir d'un entretien avec les morts enfuis ; ...soudain, ton ombre s'abattit sur moi, je poussai un cri, les mains jointes en extase. — Je jurai de dédier mes puissances à toi et à ce qui est tien : n'ai-je point gardé mon vœu? Les battements de mon cœur et les pleurs de mes yeux, maintenant encore, appellent les fantômes de milliers d'heures chacun de sa tombe sans voix : ils ont, en des retraites peuplées de visions, dans le feu de l'étude, ou les délices de l'amour, prolongé avec moi de longues veilles. Ils savent que jamais la joie n'illumina mon front, tout à l'espoir que tu affranchirais ce monde de son ténébreux esclavage, que toi, ô mystérieuse Beauté, tu donnerais tout ce que ces paroles ne peuvent exprimer. »
Alastor, comme l'Épipsychidion, nous dévoile l'erreur de Shelley s'imaginant que son idéal de beauté pouvait se rencontrer sur terre. Il l'avoue même dans une de ses dernières lettres : « Je pense que toujours on s'éprend d'une chose
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ou d'une autre (with something oroÙler); l'erreur, et je confesse qu'il est malaisé de l'éviter à des esprits en prison de chair et de sang, consiste à chercher dans une image mortelle, la similitude de ce qui, peut-être, est éternel. »
Ce « peut-être » donne la triste note du doute incrédule, mais le poète, qui suit la pente de son cœur, laisse percer partout dans ses vers l'essor spontané de son àme vers une éternelle beauté et une vie immortelle. L'expression de ses sentiments, même enflammée et toute vibrante de lyrisme, n'a pourtant ricu de sensuel ; il est de ceux dont Sainte-Beuve écrivait : « Ils aiment une personne de reitcontre, maïs ils cherchent toujours plus loin, au delà ; ils veulent sentir fort, ils veuleut saitir l'impossible, embrasser l'infini. » C'est la meilleure préface et le meilleur commentaire de leurs poèm< s, envisagés comme de curieux documents psychologiques, révélateurs du cœur humain. « Le présent poème, comme la Vita nuova de Dante, dit l'avertissement placé en tète de l' Épipsychiclion, est suffisamment intelligible à une certaine catégorie de lecteurs, sans un récit positif des circonstances auxquelles
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il se réfère ; et pour une autre catégorie, il demeurera toujours incompréhensible, faute d'un organe commun de perception pour les idées dont il traite. »
Le fait est que Shelley nous emporte dans un vol vertigineux d'images. avec une vibration, un tremblement, un délire de sentiments entre ciel et terre, sur les cimes les plus éthérées, aux confins ultimes de l'idéalisme le plus aigu, là où semblent défaillir la vue et la respiration, ' dans un air trop subtil, et un éblonissement d'éclairs. Détachons quelques fragments, décolorés et brisés. Cet étrange petit poème rappellera, j'en suis persuadé, la scène idéaliste et pathétique de l'apparition de Béatrice aux derniers chants du Purgatoire : «... Il y eut un Être que mon esprit rencontra souvent dans ses chevauchées vagabondes et visionnaires ; il y a longtemps, longtemps, dans l'aube claire et dorée de ma première jeunesse, sur les ilots féeriques de pelouses ensoleillées, parmi les montagnes enchanteresses, et dans les profondeurs du divin sommeil... Cette apparition vint à moi, mais revêtue d'un tel excès de gloire, que je ne la vis point. Dans les solitudes
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j'entendis sa voix, elle était dans le murmure des bois et des fontaines, et des senteurs pénétrantes des fleurs,... et dans les brises douces ou fortes, et dans la pluie du nuage qui passe, et dans le chant des oiseaux en plein été, et dans tous les bruits et dans tous les silences. Dans les paroles d'antique poésie, et de nobles romances, dans la forme, le son, la couleur... dans cette philosophie meilleure, dont. le goût transforme l'enfer de notre vie et en fait un glorieux martyre ; sou Esprit était l'harmonie de la vérité. »
Sbelley nous dépeint alors la poursuite idéale du fantôme rêvé, mais l'apparition se dérobe. Il en demande des nouvelles toutes les créatures, et rien ne peut dissiper la nuit où elle se cache. Il pousse plus loin, blessé, à en mourir, d'espoir et de crainte, soutenant sa course « par la respiration de l'attente, à travers la forêt sauvage de notre vie D. Il lutte, il trébuche dans sa faiblesse et se hâte, « cherchant partout en téméraire derrière les formes naturelles l'ombre de cette idole de sa pensée. » Puis il tombe endormi, et ses songes l éveillent en pleurs. « Enfin dans
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l'obscure forêt apparut la Vision que j'avais poursuivie dans la douleur. A travers les sauvages épines de ce désert, sa marche faisait étinceler comme une splendeur du Matin, et sa présence faisait rayonner la vie sur la terre et les branches nues et mortes : en sorte que sur sa route c'étaient des tapis et des voûtes du fleurs, aussi douces que les pensées d'un amour naissant ; et de sa respiration une musique s'échappait comme un rayonnement, — tous les autres sons étaient pénétrés par le souffle léger, tranquille et doux de ce soit ; en sorte que les vents farouches étaient muets tout autour : et des parfums tièdes et frais Imiibaient de sa chevelure, chassant la froidure de l'air glacé : suave comme une incarnation du Soleil, dont la lumière se changerait en amour, cette glorieuse apparition flottait dans la caverne où je gisais, et appelait mon Esprit,... et dans l'éclat incandescent de sa beauté je me tenais debout, et je sentis que le crépuscule de ma longue nuit était pénétré d'une vivante lumière : je connus que c'était la. Vision voilée pour moi depuis tant d'années... »
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Spenser ne concevait pas l'amour moins idéal et moins haut. C'est pour lui « le seigneur de la vérité et de la droiture ; il monte bien loin de la basse poussière, sur des ailes d'or, jusque dans l'empyrée sublime,, au delà de l'atteinte de l'ignoble désir sensuel, (lui comme une taupe reste gisant sur la terre. » Mais Spenser n'est pas un pur idéaliste. Il est chrétien. Ce frère en poésie peut montrer à l'idéalisme incertain des Shelleys, passés ou présents, le terme assuré (lui l'excite et J'encourage lui-même : « Ali! certes, pauvre âme avide, longtemps nourrie des rêveuses fantaisies de ta pensée affolée, longtemps égarée par l'amorce flatteuse des fausses beautés, et déçue jjar la poursuite d'ombres décevantes, qui se sont envolées, et ne t'ont laissé qu'un tardif regret de ta folie... Élève enfin ton regard vers cette souveraine lumière dont les purs rayons sont la source de toute la beauté... et dans la possession de çes douces joies ta pensée vagabonde va trouver désormais l'indéfectible repos. »
On mieux encore, avec l'éloquence de Phèdre ou du Banquet, que Shelley aimait tant à
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relire, un Platon chrétien épris de beauté divine, saint Augustin, lui dirait : « Quand je cherche mon Dieu, je ne cherche ni forme corporelle, ni beauté du temps, ni blancheur de la lumière, ni mélodie du chant, ni miel, ni manne délectable au goût, ni autre chose qui se puisse toucher et embrasser avec les mains, je ne cherche rien de tout cela quand je cherche mon Dieu. Mais avec tout cela, je cherche une lumière au-dessus de toute lumière, que ne voient point les yeux, une voix au-dessus de toute voix que ne perçoivent pas les oreilles, une odeur au-dessus de toute odeur que ne sentent point les narines, et une douceur au-dessus de toute douceur que ne connaît point le goût, et un embrassement au-dessus de tout embrassement que ne sent point le toucher, car cette lumière resplendit là où il n'y plus de lieu, et cette voix résonne où l'air ne la porte pas, et cette odeur se respire où le vent ne la répand pas, et cette saveur délecte où il n'y a point de palais pour la goûter, et cet embrassement se reçoit là où jamais on ne s'en sépare. »
Tous ces accents de poésie ou de sainteté
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semblent des variations sur des thèmes semblables. La conception idéaliste, et platonicienne si l'on veut, mais facilement chrétienne, délimite bien une famille d'esprits. Laissezles livrés aux passions humâmes, ils seront Dante ou Spenser, s'il ne deviennent Shelley ou pis encore; vienne à passer le souffle divin, ils seront saint Augustin, sainte Thérèse ou saint François d'Assise. Le tour d'esprit idéaliste devient alors facilement religieux et même mystique. C'est ce trait nouveau dont je vais chercher la trace parmi les artistes anglais.
il
Les Anglais sont un peuple profondément religieux. Cela, personne ne l'ignore. On se souvient de la poétique réponse d'un grand chef saxon au roi Edwin, alors que les missionnaires apportaient la vérité chrétienne :
Rappelle-toi ce qui -arrive quelquefois dans nos soirées d'hiver. Tandis que tu es à souper avec tes comtes et tes fidèles, auprès d'un
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bon feu, un passereau entre par une porte et sort à tire d'aile par l'autre; pendant ce rapide trajet, il est à l'abri de la pluie et des frimas, mais après ce court et doux instant il disparaît, et de l'hiver il retourne à l'hiver. Telle me semble la vie de l'homme et son cours d'un moment, entre ce qui la précède, et ce qui la suit, et dont nous ne savons rien ; si donc la nouvelle doctrine peut nous en apprendre quelque chose de certain, elle mérite d'être suivie. » L'Angleterre a retenu quelque chose de cette note-là, dans toute sa littérature : l'idée sérieuse, morale, la préoccupation religieuse, l'au delà, comme on dit, y tiennent une graude place.
Le schisme et le puritanisme, en la détachant de l'unité catholique, ont pu fausser la confiance de ses enfants ; ils n'ont pas tué l'élan religieux. Shelley lui-même, que ses théories avaient, dès le collège d'Eton, fait surnommer « l'athée », est religieux malgré tout. En rejetant le culte en usage autour de lui, il s'est réfugié dans je ne. sais quel panthéisme humanitaire et mystique. « La puissante imagination de Shelley, dit Macaulay,
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faisait de lui un idolâtre involontaire. Il prenait les termes les plus vagues d'un système de métaphysique froid, sombre et rude, et il eu faisait un panthéon magnifique, peuplé de personnages majestueux, beaux et vivants. Il faisait de l'athéisme lui-même une mythologie riche de visions aussi glorieuses que les dieux qui vivent dans les marbres de Phidias, ou que les vierges saintes (lui nous sourient dans les tableaux de Murillo. L'Esprit de la Beauté, le Principe du Bien, le Principe du Mal cessaient entre ses mains d'être des abstractions. Ils revêtaient une forme et une couleur 1.» Mme George Elliot, elle-même, que ses romans ont faite l'apôtre du positivisme, ne peut rejeter la pensée et l'espoir du bien suprème et du bonheur futur. « 0 may I join the choir invisible, » nous avoue-t-elle dans une de ses poésies : « Oh ! puissé-je m'unir au chœur invisible de ces morts immortels, etc.'. » Le ciel positiviste reste bien vague, mais ces aspirations attestent du moins l'impérieux désir
1. Essais littéraires, traduits par GUIZOT.
2. Cf. HURREL-MALLOCK, La vie vaut-elle la peine de vivre ? traduit par le R. P. FORBES. (Pcdone Lauriel.)
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d'une Aine mal faite pour éton irer les sentiments religieux.
Cette religiosité indistincte n'autoriserait guère un rapprochement avec le croyant auteur de la Divine Comédie ; mais les œuvres dont il reste à parler sont marquées saus feinte du cachet de l'esprit chrétien. La « Faerie Queen1 » de Spenser, et le « Pilgrim's Progress2 » de Bunyao recevraient, peut-être à meilleur droit, le titre d' « Épopée mystique » décerné par M. Jusserand aux visions de Langland. Le sujet qui a tenté leur génie, c'est l'entreprise de l'àme à la poursuite de la sainteté. L'un nous peint, sous les costumes de la chevalerie, des luttes pour la conquête de la vertu; l'autre, sous la figure d'un pèlerinage, nous redit les étapes du chrétien appelé par la grâce.
Certes, il le faut avouer, nul objet plus magnifique n'est offert à la foi et à l'inspiration. Châteaubriand, et les premiers auteurs qui ont écrit sur la poétique chrétienne, ont entrepris de prouver qu'elle n'est pas inférieure
1. La Reine des Fées.
2. Le Voyage du Pèlerin.
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à celle des païens. Ils n'ont guère défendu leur opinion que par des rapprochements continuels. Aux riantes peintures du monde extérieur que nous a laissées l'antiquité, ils ont opposé la nature dépouillée de ces mille fictions, niais plus belle sans ornements empruntés, plus grande dans sa solitude où l'âme se recueille et sent la présence de Dieu. Aux hymnes antiques en l'honneur des dieux et des héros ils ont préféré les chants sacrés des Livres saints, où l'auteur inspiré exalte la grandeur du maître du ciel, sa puissance et ses œuvres dans le monde. Ils out montré que les. grandes actions de nos pères et les combats autour de Jérusalem méritent mieux notre intérêt que les luttes héroïques près de Thèbes ou d'Ilion. Notre ciel est plus majestueux que. l'Olympe : les combats des géants ou les rivalités des dieux n'offrent point de spectacle pareil aux luttes des esprits bons ou mauvais, lorsque Milton nous les représente ébranlant le monde, dans les terribles assauts qu'ils se livrent aux pieds mêmes de l'Éternel. Les anges ou les saints qui apparaissent à nos héros sont des personnages merveilleux plus
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grands que Junon, Minerve ou Neptune, lsmen ou Armide ne se prêtent pas moins à d'intéressantes fictions que Polyphème, Circé ou Calypso. Comment, enfin, le poète chrétien pourrai t-il regretter les mille légendes de ces dieux à ligure humaine, sans cesse mêlés aux mortels, faisant éclater dans chaque vallée et sur chaque montagne de Grèce ou d'Italie leurs charmes et leur puissance, lorsqu'il a pour objet de ses chants nos saints et leurs miracles, et Dieu même habitant sur la terre revêtu d'un corps mortel?
En opposant ainsi, à chaque tabl'au de la poésie païenne, un sujet emprunté ti la vraie religion, ces défenseurs de la littérature chrétienne n'ont peut-être pas assez recherché le trait tout particulier à celle-ci. La poésie antique ne leur offrait que des beautés tout extérieures, ils ont le plus souvent négligé d'étudier les beautés plus secrètes et plus intitnes de notre poésie. Car si nos artistes trouvent des sujets sublimes dans les ouvrages extérieurs de Dieu, il en est de non moins magnifiques dans ses œuvres plus voilées au regard superficiel. La force de nos saints et de nos martyrs
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contre leurs ennemis du dehors, la valeur de nos héros dans les luttes chevaleresques méritent d'être chantées. Mais l'inspiration du poète ne trouve pas un moins digne objet dans les démarches de l'âme humaine s'élevant peu à peu jusqu'à Dieu, dans les merveilles de Dieu se baissant vers l'âme, la soulevant au-dessus de la terre, l'attirant vers lui, l'inondant de délices dans le mystère d'une ineffable union, en un mot dans tout ce qu'on peut appeler les relations intimes de l'âme avec Dieu.
C'est là, en toqte vérité, l'épopée mystique 1, le poème intérieur de la vie spirituelle, dont un Anglais à la lois mystique et poète signalait ainsi les beautés : « La vie réelle d'un homme, écrivait le P. Faber dans son Bethléem, est quelque chose tout à la fois de plus hardi et de plus simple que la création du poète.
1. Le Dictionnaire de l'Académie définit le mysticisme : «Doctrine, disposition de ceux qui croient avoir des communications directes avec Dieu. » D'une manière générale parler de mystique, en français, c'est parier d'union immédiate et intime avec Dieu. Nous n'entreprendrons pas en ce moment une plus longue discussion sur les divers sens du mot, sur l'usage et l'abus de ses significations. Par extension légitime on peut entendre par vie mystique toute vie spirituelle, surnaturelle.
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Elle est comme un irrand récitatif céleste, que la Providence elle-même, à mesure que les minées s'écoulent, exprime avec une sorte de silence dramatique et éloquent , sous un rapport inventant comme l'improvisateur, et sous un autre interprétant les caprices de la volonté propre de l'homme. Il est vrai que la vie humaine est un poème véritablement divin... Mais lorsqu'un homme vit dans l'état de grâce, qu'il se donne entièrement à Dieu, et qu'il mène une vie intérieure, alors sa biographie secrète devient encore plus merveilleuse, parce qu'elle est plus surnaturelle. J)
La vie spirituelle a ses phases connues des ascètes, elle a ses lois, ses doctrines, sa tactique si admirablement codifiée par saint Ignace eu ses Exercices : la mystique embrasse toute la vie expérimentale de l'union avec Dieu. Son retentissement daus l'à me, et tout l'organisme, embrasse un ensemble de phénomènes psychiques ou physiologiques, d'un intérêt supérieur, et renouvelé par les découvertes et discussions modernes sur le système nerveux, l'hypnose, les suggestions. Comme la nature, outre .son cours habituel, connaît les circons-
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tances anormales du miracle, la vie de la grâce a ses voies extraordinaires qui sont comme le merveilleux dans l'ordre de la grâce : extases, visions, paroles intérieures, union de plus en plus intime avec l'Esprit divin, et qui tiennent de leur secret même leurs dénominations-de mystiques.
L'art qui exprime celte vie, et que j'appellerai l'art mystique, touche à la fois le penseur et l'artiste. Il confine A mille problèmes intellectuels. Le théologien scrute les opérations de la vie surnaturelle, les nouvelles puissances que confère ou suppose cette vie, extension, nouvelle de nos facultés, surcroit de libéralité divine. Le philosophe profite des expériences des mystiques, de leurs analyses morales, il y cherche de nouvelles lumières sur ce lien étroit du corps et de l'âme; il suit à travers les âges ces manifestations, ces rencontres de l'âme avec Dieu, et reconnaît un besoin du cœur humain dans cette recherche constante, de l'Orient,
la Grèce, et de Rome, comme du moderne mis en possession par Jésus-Christ du véritahie amour divin. L'art même, ce miroir expressif
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de l'âme humaine, trouve là des sentiments, des passions d'un ordre il part. On nous parle de rajeunissements de l'art, symboliste, pseudomystique, néo-religieux, néo-bouddliique, uéochrétien. Rien ne serait plus neuf que d'observer avec une «uriusité plus pénétrante ce motif d'art, toujours antique, et toujours beau; car sa vérité atteint notre être en ses plus profondes racines. Nous ne pouvons inventorier ses richesses et sa fécondité, sans y consacrer une causerie particulière. L'évolution mystique en son entier pourrait être montrée comme le développement d'une entreprise épique, dont les divers moments ont leur drame ou leur lyrisme.
Un artiste, se dit-un peut-être, échouera devant les beautés hors de pair de cette entreprise mystique. Elles resplendissent dans l'âme des Saints, mais leur charme se plait au mystère. La marche de l'Amour divin dans une âme se contemple dans l'ombre et dans le' silence, elle se raconte à peine en tremblant, elle ne se chante pas. 11 faut l'avouer, l'expression esthétique de ces beautés si hautes
et si voilées, et bp t euixence même, ne A4-- ^C\
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seront jamais le partage que d'une élite. Mais les efforts et les balbutiements de l'art humain, pour rendre une beauté qui le dépasse, mettent un sceau glorieux à son œuvre. Nous aurons, si vous le voulez, uue esquisse inachevée, mais sublime. La tentative est audacieuse, elle suppose une merveilleuse alliance, les dons brillants du génie et les ardeurs de la foi. Libre à chacun de dire si cette union s est jamais rencontrée parfaite. Mais assurément les essais en ce genre ont arrêté le regard et l'admiration des hommes. La Divine Comédie a tenté de redire l'Odyssée intime de l'Ame, et c'est le plus grand poème catholique 1 : à sa manière le Voyage du Pèlerin l'a tenté, et c'est, assnre-t-on, le livre le plus populaire dans les pays de langue anglaise. Voilà pour(luoi, sans trop de disparate, nous pouvons juxtaposer les noms du poète et du prosateur, de Dante et de Bunyan,
rapprochement eût étonné et même choqué, jadis. Mais aujourd'hui des esprits fort
1. Cf. Études religieuses, 15 février 1894, oùje dis quelques mots de l allégorie mystique de la Commedia à propos de l'Italie mystique de M. GEBILART.
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distingués honorent Buuyan de leur suffrage : « Nous ne craignons pas de le (lire, écrivait Macaulay, bien qu'il y eût en Angleterre beaucoup d'hommes distingués pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, il n'y avait alors que deux esprits qui possédassent à un degré éminent la faculté de l'imagination. L'un de ces esprits a produit le Paradis perdu, l'autre le Voyage du Pèlerin. » Le style de Bunyan obtient, du même écrivain, un éloge devant lequel un étranger n'a qu'à s'incliner : « Le style de Bunyan est charmant pour tout lecteur, et c'est une étude incomparable pour ceux qui veulent savoir fond la langue anglaise. Le vocabulaire est celui du commun peuple .. Cependant jamais écrivain n'a dit plus exactement ce qu'il voulait dire. Ce style primitif, cette langue des simples ouvriers, a suffi parfaitement à la maguificenco, au pathétique, aux exhortations pressantes, aux distinctions subtiles, à tous les besoins du poète, de l'orateur, et du théologien. Il n'y a, dans notre littérature, aucun livre duquel nous ne fussions aussi disposé à faire dépendre la renommée et la pureté de la vieille langue anglaise... »
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Cependant si ces qualités rehaussent John Bunyan, elles ne le portent pas si près de Dante que l'entre-deux.qui les sépare. dans la hiérarchie des esprits, ne demeure considérable. Le fils du chaudronnier d'Elstow, avec tout le feu de son imagination, reste familier et populaire ; il n'a point la culture intellectuelle, la sublimité de ton et d'images, en un mot le haut vol du génie dantesque. Les enfants et les gens du peuple surtout, au témoignage des Anglais qui m'en ont parlé, goûtent les récits de Bunyan. Les mérites très réels de son œuvre le font admirer dfi lettrés, mais c'est aller un peu loin que de niveler devant lui les rangs des grands inspirés. « Bunya., dit Taine, a l'abondance, le naturel, l'aisance, la netteté d'Homère, il est aussi près d'Homère qu'un chaudronnier anabaptiste peut l'être d'ua chantre héroïque, créateur de dieux. Je me trompe... devant le sentiment du sublime, les inégalités se nivellent. La grandeur des émotions élève aux mêmes sommets le pays.. et le poète... » Le critique dit même à propos de l arrivée du Pèlerin dans la terre, céleste : « Sainte Thérèse n'a rien de plus beau. »
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C'est beaucoup de bienveillance ; mais Taine si sévère pour l' « hallucination mystique » de Dante, a on faible pour l'écrivain protestant. Il a bien vu que « la conscience comme le reste a son poème », et s'est arrêté avec complaisance au mouvement littéraire des puritains : « Une sombre épopée, écrit-il, terrible et grande comme l'Edda, fermentait dans ces imaginations mélancoliques. » L'œuvre de Bunyan lui reflète l'état d'àme de cette époque, car l'artiste rend sensible la doctrine du salut opéré par la grâce ; il a écrit « l'épopée allégorique de la grâce1 ».
1. Taine (t. 1, 303) trace ainsi le résumé du Pilgrim's Progress : Il Du liiut du ciel uni- voix a crié vengeance contre la cité de la Destruction oii vit un pécheur nommé Chrétien. Effrayé, il se lève parmi les railleries de ses voisins, et part pour n'être point dévoré par le feu qui consumera les criminels. Un homme secouruble, Évangéliste, lui montre le droit chemin. Un homme perfide, Sagesse Mondaine, essaye de l'en détourner. Son camarade Maniable, qui l'avait d'abord suivi, s'embourbo dans le marais du Découragement et le quitte. Pour lui il avance bramement à travers l'eau trouble et la boue glissante, et parvient à la porte étroite, où un sage interprète 1 'instruit par des spectacles sensibles et lui indique la voie de la Cité céleste. Il passe devant une croix et le lourd fardeau d'-s péchés qu 'il portait à ses épaules se détache et tombe. Il grimpe péniblement à la colline de la Difficulté, et parvient dans un
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La vie et les œuvres de Runyan mériteraient de nous retenir plus longtemps. Sa prédilection pour les choses spirituelles, le récit de sa conversion, ses épreuves, son emprisonnement, la prodigieuse fécondité de sa plume, ont de quoi piquer la curiosité. La marche de la grâce chez nos frères séparés, dans l'âme . d'un Bunyan, d'un Cowper, d'un Wesley, a son intérêt pour le théologien, autant que leurs écrits pour le littérateur. Contentons-nous pour-
superbe château où Vigilant, le gardien, le remet aux mains de ses sages filles, Piété, Prudence, qui l'avertissent et l'arment contre les mopstres d'enfer. Il trouve la route barrée par un de ces démons, Apollyon, qui lui ordonne d'abjurer l'obéissance du roi Céleste. Après un long combat il le tue. Cependant la route se rétrécit, les ombres tombent plus épaisses, les flammes sulfureuses montent le long du chemin : c'est la vallée de l'Ombre de la Mort, il la franchit et arrive dans la ville de Vanité, foire immense de trafics, de dissimulations et de comédies, où il passe les yeux baissés sans vouloir prendre part aux fètes ni aux mensonges. Les gens du lieu le chargent de coups, le jettent en prison, le condamnent comme traître et révolté, brûlent son compagnon Fidèle. Échappé de leurs mains, il. tombe dans celle d'un géant Désespoir, qui le meurtrit, le laisse sans pain dans un cachot infect, et lui présentant des poignards et des cordes l'exhorte à se délivrer de tant de malheurs. Il parvient enfin sur les Montagnes Heureuses, d'où il aperçoit la divine Cité. Pour y rentrer il ne reste à franchir qu'un courant profond où l'on perd pied, où l'eau trouble la vue, et qu'on appelle la rivière de la Mort. »
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tant d'indiquer ce représentant de l'esprit religieux dans la littérature d'Angleterre. La Chute, la Rédemption, le Salut personnel, voilà les hstoires et les entreprises héroïques et sacrées, que la Foi confie au talent de l'artiste. La chrétienté en a fait trois épopées : le Paradis Perdu, la Messiade, la Divine Conu'die. Mais l'Angleterre retrouverait les trois, sans recourir au continent. Milton présenterait, après son Paradis perdu, le Paradis regagné; et Bunyan son Pilgrim's Progress. Bunyan, ce Milton populaire de l'Épopée de l'àme, nous le citons près de Dante, sans l'égaler au grand maître, loin de là : mais enfin son œuvre peut faire songer à la Commedia, salis injure. Son titre expressif et poétique, mieux que le mot presque banal choisi par la naïveté, — à la fois enfantine et pédante, — du grand Florentin, désignerait bien le voyage symbolique èl travers les trois royaumes. Tous deux, Dante et Bunyan, ont chanté l'histoire de la purification du cœur et Y épopée allégorique de la grâce t.
1. D'ailleurs, les pages de Bunyan appartiennent à l'histoire des influences de notre littérature médiévale: Le prochain volume de l'Histoire littéraire nous parlera sans
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III
L'amour de l'allégorie, tel est en effet un autre trait commun à Dante et aux artistes qui nous représentent l'aspect idéaliste et religieux de l'âme anglaise. Leur imagination se plaît au revêtement poétique des symboles. Dans les bois, sur les bords de l'Arno, Shelley entend souffler l'orage, il pense à son âme agitée comme les feuilles mortes dans le tourbillon : replié sur lui-même, il mêle et concentre ces impressions, et le poète laisse échapper une invocation idéaliste et symbolique. Le vent d'Ouest devient pour lui une force mystérieuse que son imagination déifie, il veut s'unir à elle : « Fais de moi ta lyre comme tu fais de la forêt... Sois, ô farouche esprit, mon esprit ; sois moi-même, 4 impétueux. »
doute au long de celui qui inspira, semble-t-il, le célèbre Puritain, de Guillaume de Deguileville. Ce pourrait être l'occasion d'y revenir. D'après les notos de M. NathanaelHill, que j'ai sous les yeux (London, 1858), on a déjà l'esquisse d'une intéressante comparaison : « the ancient poem of Guillaume de Guilleville entilled le Pèlerinage de l'homme compared with the Pilgrim's Progvess. »
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— Ou bien s'il contemple une sensitive, il l'anime, il s'intéresse ;'1 cet être frêle et délicat, il s'y identifie, il en écrit l'histoire (the sensilive plant), et, sous des traits peut-être un peu confus, nous reconnaissons son âme.
Supposez un Slielley croyant, une imagination créatrice comme Spenser et Bunyan, les images de la vie et de la nature se tourneront aisément en représentations de la vie spirituelle. Cela ne nous arrive-t-il pas à nousmêmes, quand l'idée religieuse nous envahit et devient dominante? Il me souvient d'une excursion faite à Jersey, après une lecture du Pilgrim's Progress...; si c'est là une digression, elle ne nous écarte guère de notre sujet.
Nous étions descendus au fameux précipice du trou du diable (Devifs hole). Un couloir sombre, long d'une cinquantaine de mètres, creusé par la mer dans le roc, vient déboucher, par une ouverture évasée peu à peu, dans une sorte de cirque ou d'immense entonnoir de pierre, que ferme une ceinture de falaises, tantôt à pic, tantôt inclinées en pente par des éboulements de terres et de roches émiettées. Les parois latérales ont deux ou
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trois retraits : d'énormes pilastres font saillie, et brisent la régularité des lignes, les vagues viendront s'y heurter dans leur course. Au fond, un rocher, planté droit au milieu de la percée, attire le regard. Les lames le contournent, puis l'assaillent, et leur écume, frappée par les rayons du midi, lui dessinent un manteau aux franges d'argent. Au delà une nappe de mer unie et bleue : la lumière s'y joue, et l'intensité des couleurs fait deviner un royal et triomphant soleil ; cette irradiation contraste avec l'obscurité de l'antre où vient s'engouffrer le flot. Notre vue s'y repose et jouit de ce calme lointain. Ce serait là, me disais-je, pour maître John Bunyan, une image de la vie humaine : un défilé ténébreux, au delà duquel l'espérance entrevoit et pressent des espaces ensoleillés.
Mais peu à peu la scène s'anime sous les yeux du contemplateur : la marée a pris sa course, les vagues plus hautes, s'enflent, se poussent, se précipitent avec des rugissements et des bondissements de bête fauve. De gros galets, entraînés par l'eau qui retombe, grincent et roulent en craquant l'un sur l'autre :
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on entend des grondements lugubres, des mugissements sourds, puis des éclats stridents. Figurez-vous les roulements de gros caissons d'artillerie lancés à fond de train, des cris, des décharges et mille bruits confus, resserrés et mêlés dans tiu petit espace, répercutés de parois en parois : les vagues projetées avec violence sur la vaste muraille, et renvoyées comme une balle au bond. Les couches d'air ébranlées et rejetées par le flux, s'entrechoquent au retour en vibrations, dont les voûtes redoublent la sonorité. Tout cela fait un tonnerre admirable.
Puis tout se tait, subitement, il y a une période d'accalmie, puis retour avec une sorte de rage, comme une série d'assauts, tantôt repoussés, tantôt repris, avec un renouveau de furie. Après quelques pauses, nous avons tenté de constater un rythme, une sorte de cours régulier dans ces alternatives. Entre les reprises, de cinq à dix vagues venaient tranquillement mourir à nos pieds, puis d'autres recommençaient leur sarabande insensée. Nous avons *
applaudi les plus superbes. Celles-là vont se pulvériser jusqu'au sommet, elles obstruent tout l'orifice et nous cachent le fond du tableau,
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puis mille gouttelettes dans leur chute forment un rideau de plus en plus transparent. A travers cette mousseline l'arrière-plan passe par des nuances variées, aux tons de plus en plus chauds. Cela dure le temps de l'éclair, et le changement du féerique décor est opéré. La lourde masse s'aplatit, et une avalanche d'écume laiteuse s'abat et s'étend sur le rivage.
Quelles images des alternatives de l'âme, ô Bunyan, dans les fracas ou les transes de la vie de l'esprit! Mêmes rayons et mêmes ombres, même rage affreuse de flots soulevés, mêmes apaisements soudains, même mobilité perpétnelte, mêmes reflets de sérénité lointaine, aperçus après les plus rudes chocs.
Mais les symboles, les images et les comparaisons isolées ne suffisent pas à qui veut nous peindre la vie de l'âme. Elle apparaît alors sous forme de visions, de symboles et de comparaisons, qui s'enchaînent et se condensent, s'abrègent ou se prolongent en allégories. L'un des termes du rapprochement se laisse deviner, à nous de lui appliquer tout ce qu'on nous en figure. Ainsi fait Salomon, quand il écrit son Cantique des Cantiques, qui
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n'est autre (jue l'épithalame de l'âme s'unissant à son époux divin ; et conscients ou non, ainsi font les poètes de l'union de l'âme à Dieu : les Sufis de l'Orient avec Jelaled-dinRumi, dans son Mesnevi ou les Roses du Mystère, ou les symbolistes et décadents du moderne Occident, à l'école du pauvre Lélian1, aussi bien que les mystiques chrétiens avec la « Montée du Carmel s ou la « Demeure de. l'âme. »
En dehors des livres inspirés, le pasteur d'Hermas fut un des premiers modèles de ces peintures allégoriques de l'âme en quête des vertus chrétiennes. Prudence, dans sa Psychomachie, la représentait armée de pied en cap et guerroyant contre les vices. Et toute une littérature se rattache à ces origines. Le moyenàge a goùté furt des allégories morales souvent bieu froides et bien abstraites. Sans parler des autres, car ce n'est point ici le lieu de nous y attarder, le Roman de la Rose peut
1. M. Paul Verlaine a publié quelques poésies mystiques, beaucoup louées par M. Jules Lemaître. Nos contemporains, au mysticisme vague, gagneraient à apprendre d un catholique les véritables données et les ressources de l art mystique.
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passer pour le chef-d'œuvre du genre. Il est assez curieux de le remarquer, ce récit allégorique des entreprises de la galanterie, plusieurs tentèrent de l'interpréter comme une moralité spirituelle, comme l'histoire de rAme chrétienne cherchant à s'unir à son souverain Bien. La préface de l'édition de 1538 invite à entendre par la Rose tant recherchée « l'état de grâce... à avoir difficile, non do la part de celui (lui la donne, car c'est le Dieu tout-puissant, mais de la part du Pécheur, toujours empêché et éloigné dil Collateur d'icelle. » Ou bien encore « nous pouvons par la Hose comprendre le souverain bien infini et la gloire d'éternelle béatitude, laquelle, comme vrais amateurs de sa douceur et aménité perpétuelle, pouvons obtenir en évitant les vices qui nous empêchent, et ayant secours des vertus qui nous introduisent au verger d'infinie liesse, jusqu'au Hosier de tout bien et gloire qui est la béatifique vision de l'essence de Dieu', »
1. Molinet en donna une édition en prose à la prière de Philippe de Clèves ; il y voit une allégorie morale pleine de piété. « Louange soit au Dieu d'amour perdurable, et à sa mère très sacrée Vierge, quand nous voyons ce Roman réduit
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Du moins si ni Guillaume de Loris, ni Jean de Meung . n'eurent ridée de figurer en leurs vers les étapes de rAme livrée à la vie spirituelle, d'autres l'eurent après eux, et adoptèrent la forme du chef-d'œuvre alors en vogue. Guillaume de Guileville le dit en termes exprès. A l'imitation du Roman de la Rose, il feint de s'être endormi, et, sous la forme d'un songe, ses récits, si longtemps populaires, du Pèlerinage de l'homme, du pèlerinage de l'àmc séparée, nous présentent le voyage du chrétien. Guidé et protégé par Grâce-Dieu à travers maints périls et aventures, il s'instruit et s'unit
à sens moral jusque à cueillir la Rose. Plusieurs hongnars disciples de murmures ont souvent tiré & demi les courtes épées de leurs bouches, pour donner dessus l'Acteur de oestuy livre disant qu'il avait oultrageusement déshonoré le sexe féminin par ses mordans escriptures. Mais il leur doit esire pardonné comme aux povres innocens, ignorant qu il y a douhle exposition dessus le texte dudh livre. Aulcunz amanz fo 1 x et terrestres addonnés & la lubricité, et pleins de lascivies, le glosent à leur avantage et selon leur affection; mais ceux qui seront amoureux du déduyt spirituel, ils y trouvent bon fruit, bonheur et honneur salutaire. Et n'est i présumer que ung tel esperit d'homme que fust maistre Jehan de Me ung, trop plus angélique que humain, eusist voulu souiller la queue de sa vieillesse en ordure de paillardise, et déturper sa renommée sand en tirer doctrine prouffitable. »
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de plus en plus étroitement à Dieu. Ces écrits du moine de Chalys furent traduits en anglais par le bénédictin John Lydgate à la prière de Thomas de Montaigu, comte de Salisbury, Peut-être étaient-ils déjà connus de William Langland, que présente au public M. Jusserand. Chaucer n'avait pas dédaigné d'emprunter au bon moine une « Prière de Notre-Dame ». Mais surtout les ressemblances multiples du Voyage du Pèlerin, par Bunyan, avec les pèlerinages goûtés au moyen âge, ne permettent guère de douter qu'il y a là plus que des rencontres fortuites. L'originalité de Bunyan lui reste encore très entière, car, imiter ainsi c'est bien créer : et ses personnages allégoriques, loin d'être des abstractions nues et froides, sont vivants, revêtus de chair et d'os, de véritables êtres doués de vie par l'imagination.
L'allégorie de Spenser porte aussi la trace profonde; du moyen âge. Mais l'auteur de la Reine des Fées se fait surtout l'écho du merveilleux chevaleresque. Sa machine poétique est empruntée aux légendes populaires sur le roi Arthur : il aime les combats avec des géants, ou des nains doués de pouvoirs surhumains,
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des enchantements magiques, avec mie profusion d'images, de comparaisons, de descriptions, comme au pays des fées ou au pays des rêves. Au XVIe siècle, la chevalerie a disparu des mœurs, mais elle Vit encore dans les imaginations : il reste du moyen âge l'esprit des aventures armées et galantes et des usages de chevalerie dans les fêtes, parades, joutes et tournois, dont le poète s'inspire. La nécessité de gagner sa vie lui a fait accepter une place de secrétaire en Irlande, et là encore le spectacle d'une nature magnifique, de combats sans trêve ni merci, est venu en aide aux efforts de son imagination. D'aiUeurs Spenser à la cour d'Elisabeth affecte l'imitation du vieux temps. Pour le poète, tous sont bergers quand il s'agit de représenter la paix des lettres, tous sont chevaliers quand il s'agit de peindre l'action et l'esprit d'entreprise. C'est l'usage de prendre ces masques, ces déguisements. Il l'adopte. Mais il s'en donne d'une façon un peu abusive. De même que son langage aime à reproduire les formes archaïques de Chaucer, sa gigantesque allégorie fait une étrange mixture du passé avec le présent, de la fantas-
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magorie avec la politique, de la mythologie avec les idées chrétiennes les plus graves.
Le pôème, demeuré inachevé puisque la mort vint l'interrompre, devait célébrer les prouesses de douze chevaliers, à la conquête de douze vertus différentes, et donterensemble représenterait l'idéal à acquérir. Chacune de ses histoires se développait en douze chants. Six seulement ont vu le jour. Ce sont les légendes de la Sainteté, de la Tempérance, la Chasteté, l'Amitié, la Justice, la Courtoisie. Quelques chants posthumes intitulés Mutability faisaient partie de la légende de la Constance. Tout cela forme pour l'unité de l'œuvre un assez difficile imbroglio, qu'il faut renoncer à exposer en quelques lignes. C'est une allégorie qui s'embranche en douze histoires, lesquelles se ramifient elles-mêmes en une foule d'autres : en somme ordonner et nouer un plan compliqué n'était pas dans le génie de Spenser. Les deux premiers livres marchent bien dans le dessein général : le chevalier de la CroixRouge à la poursuite de la Sainteté, et sir Guyon de la Tempérance, sont bien des ancêtres du héros de Bunyan. Mais ensuite, le poème
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devient un peu un réceptacle pour tout ce que le poète pense et sent : une collection variée dans le genre de s Mille et une Nuits. Spenser n'en reste pas moins pour les Anglais, avec Bunyan, l'un des rois de l'allégorie.
La mode. uu goût passager, ne suffisent donc pas à expliquer un usage si universel. Si des esprits comme Dante, Spenser et Bunyan, ont adopté cette forme de l'ait, ils ont dû y trouver des ressources pour peindre la vie future ou les opérations mystérieuses de la grâce 4çns l'âme. Taine me semble avoir bien signalé ces avantages de l'allégorie. « Elle seule, dit-il, au défaut de l'extase, peut peindre le ciel; car elle ne prétend pas le peindre; en l'exprimant par une figure, elle le déclare invisible, comme un soleil ardent que nous ne pouvons contempler en face, et dont nous regardons l'image dans un miroir ou dans un ruisseau. Le monde ineffable garde aillsi tout son mystère; avertis par l'allégorie, nous supposons des splendeurs au delà de toutes les splendeurs qu'on nuus offre, nous sentons derrière les beautés qu'on nous ouvre l'infini qu'on nous cache, et la cité idéale, évanouie
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aussitôt qu'apparue, » risque moins de ressembler à un home prosaïque. A plus forte raison faut-il le dire de cette invisible cité de l'âme, théâtre tout intime de l'union surnaturelle avec Dieu ; et Bunyan fit bien de ne point céder aux scrupules de ses amis puritains, qui voyaient avec peine la vérité chrétienne sous le voile des figures inventées par l'artiste.
Dans cet usage commun de l'allégorie, je ne m'attarderai pas aujourd'hui à montrer là supériorité artistique que Dante doit à son génie : — avec quel art souverain il voile l'abstraction derrière un personnage réel, lui-même, Virgile, Béatrix, et lui fait jouer un rôle figuratif : — comment il possède et met en œuvre la doctrine de l'Église sur la grâce, et n'ignore rien des faveurs extraordinaires expérimentées par les saints. Chez lui, le penseur ne le cède point à l'artiste, il agrandit, il transforme, il idéalise, il embellit tout ce qu'il touche. Mais je préfère m' attacher à montrer un trait, qu'il doit à sa foi catholique, et qui me semble absent chez les artistes d'outre-mer, je veux dire la sérénité. Nous achèverons ainsi de
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peindre l'aspect de l'âme anglaise que nous envisageons.
IV
Évoquons quelques grands noms de l'antiquité ou du monde moderne, parmi ceux qu'inspira la pensée de la vie future, de la destinée, de l'homme en face de l'infini, de nos acheminements vers l'au delà. Faisons, comme on dit. sonner tontes les lyres, écoutons les voix qui s'élèvent dans ce vaste concert ; puisque nous sommes en compagnie de poètes voyants, ayons aussi notre vision. L'huinanité nous apparaîtra, si vous le voulez bien, divisée comme en deux choeurs : nous réserverons une place à l'Alighieli entre les deux, où nous apparaîtra mieux la sérénité de sa pensée.
D'un côté, voici l'antiquité païenne. JésusChrist n'a pas encore été donné à la terre, et le monde souffre sans la foi. Qui sera la voix de cette douleur? Lucrèce, un grand souffrant, las de dieux ridicules, oppressé du fardeau des misères humaines, décharge son cœur, et
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déplore le triste aveuglement où nous sommes condamnés. Il démolit avec un sarcasme amer qui déguise mal un sanglot, tous les prétendus appui de sa faiblesse : idoles enfantées par le caprice d'un cerveau malade, superstitions, frayeurs puériles, dieux, vie future, châtiments de l'Enfer, il veut tout nier pour mieux assurer sa paix et attendre le néant de la mort dans la sérénité qu'assure au sage la contemplation de la nature et de la philosophie. Son but est affirmé nettement dans son œuvre, délivrer les hommes de la crainte des dieux et les établir dans la paix, pacata posse omnia mente tueri. Partout il pousse le même cri : placidam pacem. Il a connu la perpétuelle inconstance, l'inquiète agitation de l'homme ; il a ressenti l'ennui étouffant, apathique, morne, qui l'écrase : eadem swit omnia semper ; il est saisi de pitié pour ces générations infortunées qui se succèdent, misérables coureurs qui se transmettrnt le flambeau de la vie, et quasi carsores vitai lampada tradunt. Il s'enthousiasmepour ce sombre et triste système, s'attachant avec un aveugle amour à son maître Ëpicure : mais on sent l'effroi derrière sa feinte assu-
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rance. Les enfants chantent ainsi dans les ténèbres pour s'étourdir et prennent l'apparence du courage pour se réconforter le cœur. Le soleil de la Foi n'est pas encore levé sur les âmes pour dissiper tout brouillard et les rasséréner; le chantre de la Nature me parait bien faire vibrer leur cri d'angoisse.
Écoutons, plus près de nous, le monde d'aujourd'hui : Jésus-Christ a paru, il nous a laissé l'Église et la foi. Cependant on sanglote encore : les modernes n'ont point de doctrines, et ces rêveurs ne savent que pleurer la paix du cœur envolée avec la foi. Pour eux, « les chants désespérés sont les plus beaux. » Pour parler avec le prophète, ce sont « des âmes que la grandeur de leur mal a faites tristes, qui se tratnent courbées, malades, les yeux défaillants, le cœur inassouvi. » La foi en se retirant de ces âmes y a laissé un vide que rien ne peut remplir, et ils ne peuvent s'empêcher d'interroger les cieux pour répondre au besoin d'infini qui les aiguillonne :
...Malgré moi, l'Infini me tourmente...
Qu'est-ce donc que ce monde et qu'y venons-nous faire Si pour qu'on vive en paix il faut voiler les cieax?
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Les beaux élans, les tressaillements du génie, l'amour de l'idéal, ne leur ont servi de rien : après tous les systèmes épuisés, ils retombent sur eux-mêmes, aussi dénués, aussi anxieux.
Pour aller jusqu'aux cieux il vous fallait du ailes; Vous aviez le désir, la foi vu us a manqué.
A quoi bon les nommer? La voix des poètes n'est qu'un écho de leur siècle, et du XIXe siècle on retiendra surtout cç cri : « Nous avons perdu la foi et nous en mourons. » Hugo ne parle pas là-dessus autrement que Musset :
Aussi repousser Rome et repousser Sion,
Rire, et conclure tout par la négation,
Comme c'est plus aisé, c'est ce que font les hommes.
Le peu que nous croyons tient au peu que nous sommes.
...Hélas tout homme en soi
Porte un obscur repli qui refuse la foii
Oui, certes, ils refusent la foi! Leur âme en saigne, et ils jouent harmonieusement. avec les gémissements de leur cœur. Ils se consolent en chantant sans rien espérer de leur misère, ou font comme l'Arabe indolent et fataliste qui s'enveloppe dans son manteau,, et couché sur le sable laisse la tempête l'ensevelir au
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déserl Hélas! souvent leurs plaintes s'achèvent dans le blasphème, et une femme d'un splendide talent, Mme Ackerman, s'est faite l'interprète de désespoirs forcenés :
Eh bien, nous renonçons même à cette espérance D'entrer dans Lon royaume et de voir tes splendeurs; Seigneur, nous refusons jusqu'à ta récompense Et nous ne voulon pas du prix de nos douleurs.
Entre les latins inquiets, anxieux, interrogateurs et souffrants, qui n'ont pas vu se lever le soleil de la Foi, < t les modernes en pleurs, qui se lamentent d'avoir perd-i cette lumière, seule paix de l'âme, le vieil Alighieri se lève, Le poète à l'âme aimante et fière a connu la vie, et à lui aussi s'est présenté le redoutable Sphinx. Son ferme regard n'a point tremblé; et malgré les déchirements de son cœur, fait à toutes les amertumes réservées ici-bas aux âmes délicates et généreuses, tendres et fortes à la fois, malgré les orages des luttes civiles, malgré la disparition du bonheur humain de ses rêves, son âme dans son fond est restée sereine parmi tous ces poètes infortunés du cœur humain. Il nous guide radieux sur le chemin du royaume de paix éternelle. Tantôt un
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esprit s'offre au pèlerin, pareil à la brise de mai « messagère de l'aurore qui se répand tout embaumée des parfums de l'herbe et des fleurs. » Un léger souffle effleure son front et une voix se fait entendre : « Par ici va celui qui veut marcher vers la paix. » Tantôt le poète entend des âmes au radieux sourire qui lui révèlent le secret de leur paisible bonheur : « Frère, une vertu de charité calme notre volonté, et cette vertu nous fait aimer tout ce que nous possédons en nous ôtant la soif de tout autre bien... Notre existence bienheureuse se tient dans la volonté divine, de manière que toutes nos volontés se résolvent en une seule. Dans cette volonté est notre paix, elle est cette mer où tout vient se jeter. »
Ne reconnaîtrons-nous point un portrait idéal de cette paix dans le tableau suave, gracieux et mélancolique sur lequel s'ouvre le huitième chant du Purgatoire ? « A l'heure qui blesse d'amour le nouveau pèlerin s'il entend au loin la cloche qui semble pleurer le jour près de mourir, » Dante aperçoit une Ame debout, levant ses deux mains jointes, et fixant ses yeux vers l'Orient, comme si elle
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disait à Dieu : « Je ne désire rien autre. » A chaque instant le même mot revient sur les lèvres du poète, la même impression se dégage des sentiments et des images qu'il nous présente. Elle va croissant, pour envahir toute l'âme au terme du voyage : partout des clartés, des guirlandes de fleurs, des danses mystiques, des chants divins. Qu'on lise par exemple le début du chant trente-et-unième du Paradis. La milice sainte des élus se montre au poète sous la forme de rose éblouissante de blancheur ; et « la milice des anges, — comme un essaiin d'abeilles qui tantôt picore sur les fleurs, tantôt s'en retourne là où le fruit de son travail exhale sa saveur, — descendait dans la fleur, et de là s'élançait encore vers le point uù son amour séjourne éternellement. Ces esprits avaient la face de flamme vive et les ailes d'or, et le reste d'une telle blancheur qu'aucune neige n'y poarrait atteindre. Lorsqu'ils descendaient dans la fleur, de degré en degré, ils épandaient en agitant leurs ailes ce qu'ils venaient d'acquérir et d'ardeur et de paix. »
Cette sérénité où l'âme reste plongée quand -la vision s'achève, est le but final du poète
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et de son œuvre. Étudier les voies qu'il a choisies pour nous la dépeindre et nous y amener, c'est apprendre à retrouver l'empreinte caractéristique de son génie. Tandis qu'un Musset doute et pleure la foi qu'il n'a plus, tandis qu'un Lucrèce s'épouvante dans les ténèbres où la foi n'a pas encore lui, Dante se dresse dans toute la resplendissante sérénité de la foi'. Les poètes dont nous avons parlé, étincellent sans doute de grandes beautés : effroi, négation, doute, angoisses, vagues aspirations, s'échappent de leur cœur en flots de poésie, poésie brûlante de larmes, (lui nous trouble et nous attriste parfuis, mais qui nous émeut et où nous aimons à contempler l'effort de ces âmes vers un bien qu'elles ignorent ou qu'elles ont perdu. La Divine Comédie a un tout antre caractère, elle nous place en pleine vie surnaturelle ; dans le tableau le plus complet qu'ait jamais tenté un poète, elle nous retrace toutes les étapes de la vie chrétienne,
1. M. Julien Klaczko ajustement remarqué que même dans l'Enfer nous ne rencontrons point des âmes tourmentées dont la vie s'est révoltée dans le doute, angoissées comme Manfred et Faust.
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et prend pour sujet de son inspiration ce qu'il a de plus caché et de plus mystérieux. La sérénité où Dante nous mène est celle d'une âme unie à Dieu par la grâce permanente qui habite en elle : la crainte ne lui est point étrangère, car elle pousse un premier pas vers la sagesse, mais les apaisements de l'amour bannissent tout trouble. Ce guide nous affermit dans une invincible sécurité, non par la superficie, comme un névropathe abattu entre deux crises, mais par l'adhésion du fond de l'âme à la vérité plénière.
V
Les œuvres anglaises dont j'ai parlé ne me donnent pas cette impression d'harmonie, de paix de l'âme. Leurs auteurs, avec leur imagination presque en excès, sont déjà plus ou moins déséquilibrés. Sans doute il y a des contrastes à rappeler. Derrière la profusion d'images, et la poétique délicatesse du sentiment apparaît chez Spenser le sens pratique. S'il va en Irlande, il n'accompagne point Lord Grey avec des projets romanesques. Il arrive
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faire fortune comme il peut, court le jeud'aventures et de gain, que récompensent les charges lucratives, les confiscations de manoirs et d'abbayes. Shakespeare ne fera pas autrement et réussira mieux. Car, si le glorieux Spenser, père de la poésie anglaise, dont Chaucer est un ancêtre éloigné, mourut en proie aux horreurs de la faim, le cygue de l'Avon, le roi des tragiques, a su ménager à ses vieux jours uue retraite dans la paix et l'opulence.
Mais nous trouverions hien plus d'exemplès d'imaginatifs poussés à des excentricités voisires de la folie. Toute la vie de Shelley est une série d'extravagances. Dès sa jeunesse c'est un petit rêveur, un peu somnambule, fbrt peu enclin aux exercices du corps. Son imagination se révèle, il invente en compagnie de ses sœurs des amusements originaux, déguisements bizarres, courses aux esprits et aux fantômes. Il est timide et sensible à l'affection. En pension à Eton, il vit à part, un peu sauvage, en dehors des jeux de son âge ; il est un peu patira, et révolté par les prescriptions des maîtres, autant que par les persécutions
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du fagging, il prend en haine tout frein, toute règle, toute autorité. Il veut vivre en dehors de toutes les conventions humaines, sociales ou religieuses, autant de préjugés, selon lui, et de tyrannies imposées. Il se marie par aventure, se brouille avec sa famille, laisse après trois aunées cette première femme, et vit en Italie avec celle qu'il a choisie. C'est un être à part, un grand enfant, un névrosé, un exalté que sa diète excessive rend plus sensible encore. Avec une simplicité primitive, et une candeur presque enfantine, du vêtement, du boire ou du manger, il n'en a cure, on dirait qu'il vit de l'air du temps, il prend à peine un peu de pain et d'eau, et va comme son instinct le pousse, avec une insouciance sans pareille, tout à ses contemplations spéculati vcs. Il lui prend d'étranges caprices, des dégoûts sans motifs, de vaines appréhensions, de vraies paniques, et alors il se dispense des engagements les plus formels et les plus sacrés. Il n'a ntrlle conscience du temps, du lieu, des personnes, des saisons : est-il absorbé par quelque poétique vision, il oublie tout. Il a ses manies, il se promène la tête nue en
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plein soleil, ou s'endort la tête toute mouillée et exposée à la chaleur du foyer : il ne quitte pas son flacon de laudanum.
D'ailleurs il n'est point méchant, ni pervers ; il a une charmante nature, pleine de séductions, il est bon, il visite les pauvres, il est accessible à tous. S'il est en guerre avec tout lè genre humain, c'est qu'en idéologue il voit le monde à travers ses rêves, et, pour libérer l'humanité opprimée, il rompt en visière à toutes les contraintes accoutumées, au servage reçu des traditions, des usages, des lois, des religions. C'est un homme d'imagination, qui n'a pas été élevé. Le naturel essor de son âme est idéaliste et il se dit matérialiste; par tendance il est spiritualiste et religieux, et il se dit athée. Voilà l'homme, et voilà le poète : un lyrique, qui n'a jamais eu une vue bien nette du monde réel. Il ne sait pas raconter avec un puissant relief ni peindre des caractères : il y a toujours quelque chose de flou dans ses récits, ou ses personnages : il y a trop de lumière eu- ses tableaux ; c'est un hyper-idéaliste, un ultra-sensitif, un admirateur outré du souffle de liberté qui pousse
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la Révolution française. En tout, c'est une magnifique nature, mais un déséquilibré.
Quand de pareilles Ames sont eu proie aux théories désespérantes des calvinistes, on peut tout craindre. De fait le protestantisme oscille toujours entre un froid rationalisme et un illumiuisme qui côtoie la folie, quand il n'y atteint pas. Faut-il rappeler le malheureux William Cowper, dont Sainte-Beuve nous a laissé une étude si attachante? « On peut représenter le cœur d'un chrétien, écrivait le poète, comme dans l'afflictiou et pourtant dans la joie, percé d'épines, et pourtant couronné de roses. J'ai l'épine sans la rose. Ma rose est une rose d'hiver; les fleurs sont flétries, mais l'épine demeure. » Cette nature délicate est extrême en tout : « Je n'ai jamais reçu, dit-il, un petit plaisir de qui que ce soit dans ma vie; si j'ai une impression de joie, elle va à l'extrême. » Mais ainsi en allait-il de ses impressions douloureuses : et sa religion lui en causait de telles au souvenir de Dieu. Une véritable maladie nerveuse, une folie sous forme religieuse, fut fomentée par une doctrine rigide -et fausse sur la prédestination et la grâce.
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« Il se présente toujours à moi formidable, disait-il de Dieu, excepté quand, je le vois désarmé de son aiguillon pour l'avoir plongé -comme an fourreau dans le corps de J.-C. » Mais cette vue miséricordieuse est rare chez lui; et les soins dévoués de ses amis\ Mrs" Unwin et M. Newton, ne peuvent l'arracher à sa mélancolie.
Il se croyait à jamais rejeté et réprouvé. « Dans cette désespérance entière de lui-même, écrit Sainte-Beuve', voyant son nom définitivement rayé du Livre de vie, religieux et chrétien
1. Lundis xi, p. 192. On relir& avec intérêt les remarquas très justes (p. 151, p. 191) et si curieuses sous la plume de Sainte-Beuve : « Il eût été à souhaiter pour lui qu'entre un Dièu si puissant et si mystérieux jusque dans ses miséricordes, et la créature ai prosternée, il eût su voir encore, et se donner quelques points- d'appui rassurants, soit une Eglise visible ayant pour cela autorité et pouvoir, soit dans des intercesseurs amis, comme le sont pour les âmes pieuses la Vierge et les Saints ; mais lancé seul comme il l'était, sur cet Océan insondable des tempêtes et das volontés divines, le vertige le prenait malgré lui, et il avait beau adorer l'arbre du salut, il ne pouvait croire, pilote tremblant et timide, qu'il ne fût point voué à un inévitable naufrage. Il (P. 151.)
Et à propos de vers i Mrs Unwin, sa protectrice : « En lisant ces vers à Marie qui tournent sensiblement à la litanie pieuse, on pe peut s'empêcher de penser à cette autre Marie par excellence, la Vierge, celle dont il est dit dans la Divine
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comme il l'était, on peut juger de son angoisse, et de sa dépression mortelle. Ajoutez que dans le fort de sa détresse et de son délaissement, il se jugeait incapable et indigne de, prier, il avait Pâme comme morte. C'est du sein de cette habitude intérieure désolée qu'il se portait si naïvement, pour se fuir lui-même, à ses occupations littéraires et poétiques où il a trouvé le charme, et où il nous a rendu de si vives images du bonheur. On n'a jamais lutté avec plus de constance et de suite qu'il ne l'a fait contre une folie aussi présente et persistante, « une des plus furieuses tempêtes, disait-il, qui ait été déchaînée sur une Ame humaine, et qui ait jamais bouleversé la navigation d'un matelot chrétien. » Une de ses
Comédie de Dante par la bouche de Béatrix : « Il est au ciel une noble Dame qui se plaint si l'ort de ces obstacles contre lesquels je t'envoie, qu'elle fléchit là haut le jugement rigoureux. » C'est la confiance en cette Marie toute clémente et'si puissante auprès de son Fils qui a manqué à Cowper. Cette dévotion de plus, si son cœur l'avait pu admettre, l'a~t secouru. et peut-être préservé. cc 0 Dame, a dit encore Dante en un beau passage du Paradis, tu es si -grande et tu es si puissante, que vouloir une grâce et ne point recourir à toi, c'est vouloir que le désir vole sans.ailes. Il (P. 191.)
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dernières pièces de vers intitulée le Rejeté, est la peinture d'un matelot tombé en pleine mer pendant le voyage de l'amiral Anson, et s'efforcant de suivre à la nage le vaisseau d'où ses compagnons lui tendent en vain des câbles, et (lu' emporte la tempête : il y voyait une image lugubre de sa destinée. »
De cet Enfer il eût fallu, avec le doux chantre du Purgatoire et du Paradis, passer aux sereines clartés de l'amour. La foi nous y montre Dieu penché vers nos âmes, plus épris d'elles que les anciens ne le représentèrent jamais d'Eros et de Psyché. Au lieu de cela, nous devons constater avec Macaulay la triste parenté entre Shelley, Cowper et Bunyan: « Il n'y a guère de maison de fous qui puisse offrir un exemple d'hallucination aussi profonde et de souffrance aussi aiguë. » Telle est, en effet, l'impression que nous donnent les transes spirituelles de Bunyan, et dans ^ récit autobiographique qu'il en trace (grace abounding) et dans l'œuvre d'art qu'elles lui suggèrent. Nous y voyons la commune empreinte de sa religion désolée, sous la terreur d un coup de foudre.
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Dès son enfance, son imagination, portée au surnaturel par ce qui l'entoure, lui représente vivement ses fautes, des méfaits de jeunesse, < t le Jour du Jugement. Il parle de rêves, de visions terrifiantes, d'insomnies épouvantées par l'appréhension de diables, d'esprits malins, et de redoutables tourments de l'enfer. Ces visions et ces tortures ne (lisparaissent point avec les années. L ue nuit, il se réveilla en sursaut. Dans son rêve le ciel était en feu, le firmament secoué et déchiré par la foudre; un ange volait, sonnant de la trompette, et vers l'Orient sur un trône glorieux siégeait un Être, brillant comme l'étoile du matin. Sur quoi, pensant que c'était la fin du monde, il tombe sur ses genoux et s'écrie : « Seigneur, miséricorde pour moi ! que devenir ? le jour du jugement est venu, et je ne suis point préparé ! » D'autres fois il rêve de tremblements de terpe, il voit le sol entr'ouvert, des flammes, des démons qui le menacent, et se représente plein de crainte et de désespoir, jusqu'à souhaiter d'être un diable, pour être plutôt bourreau que torturé.
En somme, toute son histoire est celle d'une
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pauvre âme dont la bonne volonté manque d'une direction sûre et éclairée. Vers vingt ans. déjà marié, et à la boutique de son père le chaudronnier, il lit la Bible qui est le livre familier de toutes les chaumières. Il entend de pauvres femmes parler du moi qu'il faut expulser, d'une nouvelle vie, de l'œuvre de Dieu dans leurs cœurs. Il est sur le seuil d'une vie plus haute et plus parfaite, et son rêve de perfection lui découvre... la toute-puissance de la foi. Mais voilà les doutes qui l'assiègent. Qu'est-ce que la foi? A-t-il la foi? Il faut être appelé. Est-il appelé? Est-il du nombre des heureux élus ? Poète sans le savoir, son imagination ne sert qu'à le tourmenter ; ses lectures de la Bible, sans guide, ne servent qu'à l'égarer.
On l'adresse à un M. Giffard, ministre de l'Eglise Baptiste à Bedfort, qui, après une vie de singulières aventures et une condamnation à mort, s'était donné à la secte. Celui-ci lui répond qu'il est pécheur, qu'il mène bien une nouvelle vie, mais son cœur n'est pas changé, ses offenses passées se lèvent contre lui. Il est encore en proie à la colère de Dieu.
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Il doit (c'est la méthode du protestant) produire en lui une forte conviction du péché, et acquérir par la foi aux mérites de Jésus-Christ le sentiment du pardon. Après ces belles paroles, Bunyau est de plus en plus malheureux, et le voilà jeté dans le scrupule et le désespoir. « Ma conscience était tout endolorie et frémissait au moindre contact. Je ne savais comment parler de peur de mal dire. » Il voit le diable partout, il se croit pire que tons. « Sûrement, pensais-je, je suis livré au diable, et d'esprit réprouvé : et cela continuera pendant longtemps, même pendant plusieurs années. » Il envie le sort des oiseaux qui ne sont pas pécheurs et n'ont point à encourir le feu de l'enfer.
Les tentations l'assiègent, ou mieux les illusions ; car si les épreuves sont ordinaires dans la vie spirituelle, et demandent l'effort comme l'oiseau pour voler demande le travail de ses ailes, les siennes sont toutes d'imagination. De pures fantaisies 1 accablent ou le réjouissent. Il sent fondre sur son esprit des flots de blasphèmes contre Dieu, le Christ et les Écritures, des doutes sur 1 existence même
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de Dieu et de son Fils bien-aimé. « Chacun ne croit-il pas meilleure sa religion ? Les Turcs n'ont-ils pas de bonnes Écritures pour prouver que Mahomet est leur Sauveur? » Il ne peut s'imaginer que Dieu se soucie de lui. Il l'entend dire à ses anges : « Ce pauvre simple misérable est là à me harceler, comme si ma.. miséricorde n'avait à s'occuper que de lui. » Voilà le marais du découragement (slough of despond), qu'il fera traverser à son Christian. Puis un beau jour, des textes heureux lui reviennent : « II a fait la paix par le sang de sa croix ». Alors tout s'éclaire, l'Évangile, la vie, la mort de Jésus-Christ pour son salut. « Je le vis en esprit, un Homme à la droite du Père et qui plaidait pour moi. » Uac vieil exemplaire du commentaire de Luther, sur TEpltre aux Galates, lui tombe entre les mains, et lui remet sous les yeux sa propre histoire. Il a cette évidence personnelle, sensible, du salut que cherchent tous les protestants.
Il a gagné Jésus-Christ. Mais Bunyan est industrieux à se torturer. Voici venir de nouvelles tentations, toujours sans fondement réel,
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de pures pensées volantes de l'imagination. Il est tenté de vendre ce Christ. Pendant un an, il entend : « Vends-le pour ceci, vends-le pour cela, vends-le, vends-le » comme Judas. Il épuise son cerveau à protester, puis une pensée le traverse : « Qu'il s'en aille, s'il veut! (Let him go il he will). » Et le voilà perdu. Il a péché contre le Saint-Esprit. C'est pis que David, car le meurtre et l'adultère sout seulement contre la loi de Moyse, c'est pis que Pierre, Buuyan a vendu son maître, il est un Judas.
Le retour à la foi va s'opérer avec même appareil et même à-propos. Une voix lui vient en réponse : « Ce péché n'est point sans rémission, » et la paix revient. Il a traversé comme son pèlerin la Vallée de l'Ombre de la mort. Dès lors il n'a plus qu'à prier, et l'amour pour le Christ s'empare de lui, malgré les tentations du démon pour l'empècher de prier. La tempête est passée, des voix célestes l'encouragent, ses. fers sont tombés : « Je vivais en douce paix avec Dieu par JésusChrist. Oh! pensais-je, mon Christ, mon Christ! Le Christ seul était devant mes yeux... Le
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Seigneur me dévoilait le mystère d'union arec le fils de Dieu, j'étais à lui, la chair de sa chair. Lui et moi étions un, sa justice était mienne, miens ses mérites, mienne sa victoire. Maintenant je me voyais à la fois dans le ciel et dans l'enfer : dans le ciel par le Christ, bien que sur la terre en mon corps et mon âme. J'avais bien des motifs de dire : Louange à Dieu, louange à Dieu dans son sanctuaire! »
Voilà les étapes de la vie de l'esprit qui, transformées et idéalisées, sont devenues le voyage du Pèlerin. N'était la crainte de fatiguer le lecteur, sous le revêtement artistique je montrerais les mêmes impressions. Pour aujourd'hui j'en ai dit assez, assez pour faire pressentir dans l'œuvre de Bunyai une grande intensité de vie dramatique, et aussi l'absence de la sérénité dantesque, assez pour indiquer que, si les Anglais étaient reslés catholiques, ils eussent trouvé dans leur génie de quoi nous peindre magnifiquement le poème de l'âme. Mais Bunyan représente plutôt les aventures... de Bunyan, et de l'âme protestante agitée par ses rêves. La Çomanedia a besoin d'être complétée par les récits des saints, ou par leurs
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chants ; nous y verrions alors plus vivant et plus touchant l'amour de Jésus-Christ. Elle retrace bien pourtant la marche tranquille de l'àme guidée, par Marie et les anges, vers l'amour éternel dans l'Église de Jésus-Christ. Souhaitons au génie anglais, si sympathique à Dante, d'en retrouver la route.
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PAUL VKHLAIXE
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PAUL VERLAINE
ET LA. MYSTIQUE CHI: ETIENNE1
Ce n'est pas en critique d'art et en amateur, que nous présentons ces quelques remarques à propos de Verlaine. Sans les dédaigner nous écarterons les questions de formes, (l'art, de grammaire et de rythmique. Nous ne saurions non plus goûter, et surtout estimer, que médiocrement, les fines esquisses, les aperçus originaux, les rapprochements ingénieux, les plaisirs purs d'une critique indifférente. Sans s'attacher au fond des choses, un ironiste se joue à la surface, voltige à tous sujets avec un dilettantisme raffiné; aujourd'hui, non sans
L La Quinzaine, 1er mars 1897.
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une secrète complaisance, il remue la fange aristophanesque on rabelaisienne; demain, tout en s'avouant profane, il se réjouit au parfum deg plus pures fleurs de l'art et de la poésie chrétienne; et. l'âme grande ouverte aux impressions les plus (liverses, sans être captivé par aucune, il se laisse amuser par le charme des formés harmonieuses on du bien dire où qu'il se trouve. Ces jeux, d'un esprit souple et d'une plume élégante, peuvent égayer des oisifs et des sceptiques, lecteurs plus ou moins distraits d'un feuilleton ou d'une revue littéraire. Ils ne nous intéressent que comme symptôme des maladies d'âmes contemporaines.
Notre but est plus modeste, ou plus haut, comme on voudra. L'alliance de l'art et de la mystique1 s'offre à la pensée du chrétien comme
1 Le seul mot de « mysticisme » demanderait une étude assez longue pour le dégager sens vagues ou équivoques (Cf. DE BONNIOT, S. J., Le miracle et les sciences médicales, pp. 228-264, précise la nature de la mystique; étudie les hallucinations et les apparitions,Jes extases, etc. — Cf. ~RIBET, La mystique). Nous le prenons au sens le plus étendu d'union avec Dieu : il embrasse alors tous les phénomènes de la vie spirituelle. Au sens le plus restreint, il désigne les voies merveilleuses de Dieu en certaines âmes. " Etre chrétien et être mystique, c'est, en un sens large et très vrai, la même
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idéal très noble et très pur. Après en avoir retracé, dans cette causerie, la très haute figure, nous nous demanderons si Paul Verlaine s'en est approché et quelles beautés mystiques lui sont propres. Malgré les taches qui déparent cette vie et cette œuvre, n'y pouvons-nous louer un hommage sincère à l'Église et à la Vérité catholique, l'écho ému d'une Ame où passa la grâce?
chose. Le chrétien est, en vertu de son baptême, destiné à être introduit au sein même de Dieu... Pour l'élever à ce terme ineffable et surnaturel, des facultés surnaturelles lui ont été surajoutées..., la foi, l'espérance et la charité. La vie chrétienne produite par l'exercice de ces trois vertus est une vie réellement mystique et surnaturelle, ce qui est la mème chose. Les faveurs célestes, l'union mystique, accordée parfois ' même sur la terre à quelques Ames privilégiées n'est qu'un avant-goût de l'union parfaite accordée pleinement et pour l'éternité aux élus après cette vie, c'est un rayon de la gloire céleste » (DE BONNIOT, p. 263). Selon Cousin, le mysticisme cc supprime dans l'homme la raison, et n'y laisse que le sentiment »; nos contemporains semblent appeler aussi mysticisme le sentiment religieux quel qu'il soit. Ces fausses interprétations et ces abus du mot n'empêchent pas la légitimité du vrai sens : l'union à Dieu par l'Amour divin, qui ne détruit pas du tout la raison. Les égarements ou les contrefaçons de cette Mystique chrétienne ne lui doivent point être imputés, pas plus que les désordres du cœur ou de la chair n'entament la légitimité et la beauté de l'amour humain.
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1
L'art qui nous attire et que Dante appelle, non sans quelque subtilité", le « petit-fils de Dieu », nous est un reflet de la Beauté suprême. Il ne va point sans lien avec-nôtre culte et nos croyances ; nous pouvons même, l'aimer d'un cœur tout apostolique, parce que nous y voyons, et nous avons le droit d'y voir, selon le mot de Brizeux, (c un sentier radieux vers le Bien », une voie magnifique pour acheminer les âmes vers Dieu.
Cela peut paraître étrange aux incroyants qui se font une idée de nos sentiments à l'école de Taine ou de Renan. « Le parfait chrétien, ont-ils écrit, aimera l'abjection et il sera le contempteur et l'ennemi de la beauté. Le chrétien ne tiendra ni à bien peindre, ni à bien sculpter, ni à bien dessiner; il confond l'art, . cette grande volupté de l'âme, avec le plaisir vulgaire. » Tout chrétien cultivé ressent à cette lecture une indignation qui suffit à flétrir de pareilles lignes. Ils parlent du parlait chrétien ! Près de quels modèles vont-ils en chercher
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l'image? Sans doute nos grands mystiques sont de parfaits chrétiens, or je ne craindrai pas de les appeler de grands artistes1. Et ce ne sera point là jouer avec les mots.
Élever les âmes, c'est la fin même du grand art, et par la contemplation, l'amour et l'expression d'une beauté idéale qu'il suppose, et par le besoin d'admirer qu'il excite, comme une impulsion perpétuelle vers les hauteurs. Les païens eux-mêmes comprenaient ce but supérieur, ils reconnaissaient à l'art cette destinée royale, et, de nos jours, le P. Félix n'a pas jugé ce sujet indigne de la chaire de M
1. Nous prenons ici le sens le plus idéal du mot. « Fouillez la vie intime de ceux qui méritent véritablement le nom d 'artistes ; vous les trouverez tous hommes de bien, tous religieux, et, quelquefois, purs comme des saints. Quant à ces hommes débraillés et corrompus qui prennent le nom d 'artistes, je les ai vus trainant le matin dans les ateliers, le soir dans les estaminets, la nuit partout. Ils sont toujours à la veille de produire une grande oeuvre ; et après avoir toute leur vie hurlé contre ce qui leur est supérieur, ils disparaissent sans laisser d'autres traces de leur passage sur terre que la fumée qui s'évanouit. Ces gens-là ne sont pas plus des artistes que les déserteurs ne sont des soldats, et que les banqueroutiers ne sont des commerçants. Toutes les classes ont leur écume, ceux-là sont la nôtre. » - Ce témoignage d'uo auteur peu suspect de cléricalisme n'a sans doute guère vieilli depuis trente ans (Cité par le P. Félix, 3. Conférence sur l'Art).
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Notre-Dame. « Tous les grands artistes m'apparaissent religieux, s'écrie-t-il même. Je vois Michel-Ange et Raphaël, inondés de l'éclat de leur gloire, marcher le regard fixé sur l'infini; j'entends l'immortel Haydn commençant ses œuvres prodigieuses par ces mots sublimes : lu no mine Domini, et les terminant par ce ci4de glorification plus sublime encore : Laits Deu, louange et gloire à Dieu! J'entends Mozart et Palestrina faisant retentir sur la terre ces mélodies que l'on croirait empruntées à la musique du ciel, et communiquant aux âmes ce charme du divin et ce sens de l'infini qu'ils portaient en eux-mèines1 ». Envisagé de cette sorte, l'art, à son sommet, serait donc religieux, mystique au sens large du mot.
Inversement, je dirais volontiers que nos saints, les grands mystiques, ont le sens de la beauté de plus en plus affiné, que mystiques et artistes sont frères. Oui, avec toute la distance maintenue, qui sépare Je monde limité de la nature et les horizons indéfiniment élargis du monde surnaturel, pourquoi ne dirions-
1. L'Art, 3e Conférence, 1867.
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nous pas volontiers : « Nul ne ressemble plus à un artiste qu'un grand mystique ; nul ne ressemble plus à un mystique qu'un grand artiste. )J
Tous deux vivent le cœur et le regard en haut ; tous deux sont atteints de cette nostalgie sainte qui leur fait prendre la terre en pitié. Tous deux nourrissent leur cœur et leur pensée du souvenir d'un monde supérieur. Le mystique, tout occupé de ses visions et de son Bien-Aimé divin, parfois tout enivré, nous dit sainte Thérèse, ne sait plus ce qu'il fait ni ce qu'il dit. On le prend pour un insensé : sa pensée est ailleurs. — L'artiste, tout épris de la beauté, est tout entier à ses visions intérieures : « Les yeux fermés, on les voit et on les suit longuement comme un songe, dit un &mi de l'art. Ainsi qu'une mère, aussitôt qu elle l'antre dans sa solitude, voit flotter devant sa mémoire le visage d'un fils bien-aimé. » Aussi il parait distrait, rêveur, absorbé ; il parait parfois comme un stupide dans les réunions mondaines : il n'est plus lui-même. On s'en amuse, on sourit autour de lui ; il ne s'en aperçoit pas. Chacun se rappelle les distrac-
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tions de Lafontaine et les simplicités du bon Corneille.
Tous deux, l'artiste et le mystique, vivent d'un grand amour. Le mystique est tout à l'amour de Dieu ; et, selon le beau mot d'un écrivain, « art veut dire amour, et artiste celui qui aime. » L'amour allume vraiment dans l'âme le flambeau du génie, l'amour seul est vraiment créateur, l'amour est le « souffle vital de l'art » qui enfante les chefs-d'œuvre et fait fleurir la beauté. Car tel est le besoin naïf et charmant de tout ce qui aime sincèrement et purement : embellir, idéaliser, retracer partout les traits aimés.
L'amour met au cœur du mystique une sainte abnégation, il l'arrache hors de lui-même par l'oubli de soi ; l'amour le ravit en extase ; la force de l'amour le transporte jusqu'en Dieu, il s'y unit par l'amour. — Il n'y pas de véritable artiste sans quelque reflet de celte abnégation. Sans oubli de soi, pas de vision lumineuse de la vraie beauté, pas d'inspiration, pas de courage pour enfanter le chel'-d'œuvre dans la douleur. Du grand au petit, si vous voulez pousser le rapprochement, l'artiste a
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lui aussi son extase : il est tout hors de lui quand son génie est soulevé par la contemplation absorbante et l amour ravisseur de l'idéale Beauté ! Le grand artiste, enfin, arraché à lui-même par l'enthousiasme, est transporté en Dieu, du moins porté aussi près de Dieu que le permet la nature. L'enthousiasme, le mot Je dit, n'est-il pas comme une apparition du divin dans l'homme, comme un contact de Dieu qui Je fait tressaillir.
Sur ces hauts sommets du génie et de la sainteté ne vous plalt-il pas d'imaginer l'artiste et le mystique se donnant un baiser de frères ? L'amour du beau développe chez l'artiste l'amour de la Divine Beauté, et l'amour divin fait germer ou croître dans l'âme du saint l'amour du beau qui fait l'artiste : il voit dans toutes les créatures un reflet, une image du Dieu qu'il adore. Il suffit de nommer saint François d'Assise, le grand amant de la nature, le poète, l'inspirateur et le père des arts en Italie.
Eh bien 1 si l'artiste applique son génie à ex. primer les merveilles que l'amour opère dans l'âme du mystique son frère, je dis plus, si
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l'amour de l'art et l'amour du Christ sont unis et fondus dans un même amour, « n'imaginezvous pas quelles œuvres un travail passionné, et une main exercée, peuvent faire jaillir d'urne âme où se rencontrent dans une harmonieuse union toute la clarté qui vient d'un génie supérieur, et toute la chaleur féconde qui vient d'un amour si divin. » Ceux qui l'auront vécu et ceux qui l'auront chanté par la parole, par la couleur ou par les sons, ceux-là formeront une seule famille, la lignée du génie mystique; sainte Thérèse parmi les maîtres de la vie spirituelle, le bienheureux Jean de Fiesole parmi les peintres, Dante parmi les poètes, voilà des représentants dont l'affinité ne nous échappe pas. Si c'est parmi ces grands-là qu'on nous veut ranger Paul Verlaine, mesurons les chances de cette candidature. Car, sans partager tout l'enthousiasme de ses panégyristes, je reconnais une part de vrai dans ces lignes de M. Charles Morice : « Cette poésie était, avant Paul Verlaine, inouïe dans la littérature française, et je ne sais que Dante à qui comparer le poète de Sagesse. » Mais j'ai voulu dlabord poser bien haut les droits de l'idéal, et, sans
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le rabaisser, user pourtant d'indulgence là où j'en retrouve quelque trace.
Il
Visitez les serres d'un amateur d'orchidées : dans de petits vases en bois suspendus en l'air, sans une motte de terreau, la fleur superbe étale les délicatesses de sou velouté, étend ses racines (lui ne touchent pas à la terre ; c'est la grande mystique des saints, pure et haute. Mais si d'aventure, sur les bords d'un marécage fangeux, s'épanouit, caressée du soleil, une fleurette lavée par la rosée, cueillez-la sans crainte, elle réjouit aussi mes yeux.
Quand « le pauvre Lélian » est mort, les catholiques ont prié Dieu pour cette àme. Sur sa tombe à peine refermée, les uns jugeront ses vices, les autres exalteront son talent. Pour mille et une raisons je ne pourrais aborder une étude de son œuvre totale. La première, et qui suffit, est que j'en ignore et veux ignorer nombre de pages où il y aurait peu à gagner et beaucoup à perdpe.
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Qu'il soit permis de n'entendre qu'une de ses chansons, et, parmi ses poésies religieuses, de choisir ici et là dans Sagesse, peut-être aussi dans Amour, et Bonheur. Tout le long de notre histoire littéraire nous avons eu de ce gibier de potence, d'estaminets ou d'hôpitaux, dont nous avons retenu cependant quelque cantilène : de Villon, quelques strophes sur la mort, de Musset un cri d'espoir en Dieu. En nous présentant Verlaine comme un essayiste de l'Amour divin, dans sa galerie des contemporains, Monsieur J. Lemaltre l'égalait presque à sainte Thérèse : c'est beaucoup d'éloge. Mais au-dessous des harpeurs sublimes, dont l'âme rend — si pur — le son de Dieu, il y a place encore pour de petits guitaristes.
L'oeuvre de Verlaine, si l'on se bornait courageusement à une vingtaine dè pièces, donnerait, assez touchante, la note de la conversion. Ce n'est que le très premier pas dans la voie surnaturelle et mystique, le regret du passé, la surprise des pardons et des Invitations du Dieu de miséricorde, alors que voix de l'orgueil, voix de la haine, voix de la chair
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sont sommées de mourir devant l'appel de la Parole forte :
Mourez parmi la voix que la prière emporte Au ciel, dont elli- seule ouvre et ferme la porte Et dont elle tiendra les sceaux au dernier jour,
Mourez parmi la voix que la prière apporte,
Mourez parmi la voix terrible de l'Amour !
Mais ne serait-il point à souhaiter qu'une main amie isolât ces quelques pages où l'on entendrait le son de l'âme pécheresse depuis les premiers coups du Bon chevalier masqué, dont l'allégorie invite le lecteur sur le seuil. C'est le « Chevalier Malheur » celui sans doute qui dévoile la « vie atroce et laide d'ici-bas ! » Dans la blessure que sa lance a ouverte, est entré son doigt ganté de fer ;
Et voici qu'au contact glacé du doigt de fer Un cœur me renaissait, tout un cœur pur et fier.
Et voici que, fervent d'une candeur divine,
Tout un cœur jeune et bon battit dans ma poitrine.
Nous suivrions le néophyte jusqu'aux pieds du Crucifix
La couronne d'épine est énorme et cruelle Sur le front inclinant sa pâleur fraternelle Vers l'ignorance humaine et l'erreur du pécheur.
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Il D'en fallait pas moins pour se faire entendre :
Mon Dieu m'a dit : Mon fils, il faut m'aimer. Tu vois Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne, et la suite des sonnets où scintillent de vrais éclairs mystiques, où s'entendent les échos du dialogue entre le Dieu fait homme qui sollicite et l'âme effarouchée qui n'ose reprendre sur le même sein, sur le même cœur,
La place où reposa la tète de l'ap6tre.
Tout est là de pure inspiration chrétienne et de franche orthodoxie : c'est bien la conversion par la Pénitence et l'Eucharistie, non les variations d'une religiosité quelconque, mais le chant d'une âme qui retourne vers les bras ouverts de l'Église,
Gomme la guêpe vole au lis épanoui.
Le poète retrouve dans un coin de son coeur une candeur enfantine, et c'est cette âme renouvelée qui fait de soi cette naïve et totale consécration :
« 0 mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour,
Et la blessure est encore vibrante,
0 mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour, »
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et le reste de ces tercines si connues où les catholiques' admirèrent « à travers des bizarreries prosodiques je ne sais quelle grâce naïve qui fait songer aux « primitifs » du Moyen-Age.
Après avoir relu ces vers mouillés de pleurs, nous suivrions le poète pardonné se relevant pour retrouver la nature plus belle, et, lui parlant encore du divin :
C'est la tête du blé, c'est la fête du pain Aux chers lieux d'autrefois revus après ces choses...
Et tandis que
L'or des pailles s'ell'ondre au vol siffleur des faux Dont l'éclair plonge, et va luire, et se réverbère,
le poète voit dans le travail des champs un apprèt du divin sacrifice,
Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins, Fruit de la force humaine en tous lieux répartie,
Dieu moi~iTim et vendange, et dispose à ses fins La chair et le sang pour le Calice et l'Hostie,
A Bournemouth, « le long bois de sapius se topd jusqu'au rivage ". et, le soir,
Une rouge traînée
De grands sanglots palpite et s'éteint sur la mer ;
i. Univers 1890, Mars.
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L'éclair froid d'un couchant de la nouvelle année Ensanglante là-bas la ville couronnée De nuit tombante.
Puis dans ce paysage, dont on nous suggère le sentiment et la teinte, la voix de Y Angélus dit à l'âme encore agitée :
Paix à ces luttes,
Le Verbe s'est fait chair pour relever tes chutes.
Ces quelques feuillets resteraient comme la suprême supplication du poète : « Pitié, Dieu pitoyable » achevez l'œuvre de votre miséricorde,
En sauvant
L'Ame que rachetaient les affres du Calvaire :
Père, considérez le prix de votre enfant!
III
Il serait malséant de marchander l'éloge à cette sincérité de l'accent chrétien, qui croit et qui prie, cet accent de foi humble, si rare chez nos poètes. Quel chrétien, et même quel religieux ne ferait sienne la Prière du Matin?
0 Seigneur, exaucez et dictez ma prière,
Vous la pleine sagesse et la toute Bonté,
Vous sans cesse anxieux de mon heure dernière Et qui m'avez aimé de toute éternité.
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Il faut lire cette belle effusion, et dire avec le poète :
Place à l'âme qui croie, et (lui sente et qui voie Que tout est vanité fors elle-même en Dieu;
Place à l'âme, Seigneur, marchant dans notre voie Et ne tendant qu'au ciel s. ul espoir et seul bien!
Et que cette Ame soit la servante très douce Avant d'ètre l'épouse au trône non pareil.
Donnez-lui l'oraison comme le lit de mousse Où ce petit oiseau se liaigne de soleil,...
L'oraison bien en vous, fùt-ce parmi la foule,
Fût-ce dans le tumulte et l'erreur des cités.
I>onnez-lùi l'oraison qui sourde et d'où découle Un ruisseau toujours clair d'austères vérités :
La mort, le noir péché, la pénitence blanche, L'occasion à fuir et la grâce à guetter ;
Donnez-lui l'oraison d'en haut et d'où s'épanche Le fleuve amer et fort qu'il lui faut remonter...
Mais il ne faut rien cacher... de ce que personne n'ignore; et pour être justes, sans dissimuler les faiblesses morales, les fautes, hélas, du pauvre homme, nous chercherons place entre ses panégyristes et ses détracteurs, entre MM. Charles Morice et Max Nordau.
M. Max Nordau a consacré presque intégralement un de ses gros volumes sur notre Dégenéreseence à étudier le Mysticisme fin de siècle. Cet écrivain, — juif hong'rois, parait-il, se
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range parmi ceux qui ont assigné pour tâche à leur vie de « combattre la vieille superstition » c'est-à-dire l'œuvre de l'Église. Mais cet incroyant que les préjugés aveuglent si étrangement sur les questions religieuses, a deux qualités précieuses. Il venge avec vigueur les droits de l'intelligence lucide, car si la clarté donne au langage le vernis des maîtres, elle y met aussi la marque des esprits sains; et son indignation d'honnête homme fustige sans pitié les écrivains dévoyés, remueurs de fange, qui salissent les imaginations, et mènent le jeu trop facile de provoquer le désordre des sens. Il s'élève, au nom de la civilisation, contre les dévergondages des voluptueux, qu'il appelle dans sa langue énergique « la vermine antisociale. x Il les flétrit en toutes leurs manifestations littéraires, et leur nie tout droit à se réclamer de la « modernité » et du « progrès ». — « Celui qui prêche l'indiscipline, écrit-il, est un ennemi du progrès, et celui qui adore son « moi » est un ennemi de la société. Celle-ci a pour première prémisse l'amour du prochain et la capacité du sacrifice, et le progrès est l'effet d' un asservissement toujours plus dur
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de la bête dans l'homme, d'un refrènement de soi-même toujours plus sévère, d'un sentiment du devoir et de la responsabilité toujours plus délicat. »
A nous, qui prétendons en servant l'Eglise servir la mère des arts et de la civilisation, il ne nous déplaît pas de voir flageller les lettrésqui pervertissent le goût et la conscience publique. Mais l'indignation du critique confond dans l'anathème les mystiques et les pornographes. « Les mystiques, mais surtout les égotistes et les orduriers pseudo - réalistes, sont de& ennemis de la société de la pire espèce t. » Évidemment voilà une idée du mysticisme qui demande un éclaircissement.
Je vois bien qu'un jugement sévère atteint Paul Verlaine. C est « un effrayant dégénéré an cràne asymétrique et au visage mongoloïde, un vagabond impulsif et un dipsomane qui a subi la prison pour un égarement érotique, un rêveur émotif, débile d'esprit, qui lutte douloureusement contre ses mauvais instincts et trou.ve dans sa détresse parfois des accents de
1. Dégénérescence, 11, p. 560. Traduit de l'allemand par Auguste Dietrich. Alcan, 1895.
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plaintes touchantes, un mystique dont la conscience fumeuse est parcourue de représentations de Dieu et des saints, et un radoteur dont le langage incohérent, les expressions sans signification et les images bizarres révèlent l'absence de toute idée nette dans l'esprit. »
Certes, plus d'une de ces remarques est fondée, mais M. Nordau est bien suspect en compétence mystique, quand sainte Thérèse et saint Ignace de Loyola n'échappent pas à ses atteintes. Sa théorie du mysticisme lui permet de ne point faire grâce aux excentricités d'art ou de littérature chez les préraphaélites anglais, les symbolistes français, les tolstoïsants ou les fervents de Richard Wagner. Mais il attaque avec la même vigueur, un peu lourde, l'ébranlement catholique en Angleterre, connu sous le nom de « mouvement d'Oxford », il s'emporte en pages virulentes contre la réaction contemporaine des esprits las de positivisme, saturés de naturalisme. Il proteste contre la « banqueroute de la science», — déjà dénoncée, — et les Jésuites, bien
1. Dégénérescence, I, p. 227. Traduit de l'allemand par Auguste Dietrich. Alcan, 1895.
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innocents de l'invention de la phrase ; il nous explique la conversion des classes élevées avec la même pitié et le même dédain qu'il met à relever les velléités religieuses de P. Verlaine. Mettre les catholiques avec tant d'aveuglement parmi les débiles d'esprits, cela ôte bien du poids à la condamnation de Verlaine et des mystiques en bloc.
Pour tout dire, l'étude physiologique où l'auteur de Dégénérescence enferme son analyse du mysticisme ramène tous les cas observés à des phénomènes d'inattention dans un cerveau débile, ou d'anomalie de l'excitabilité du cerveau et du système nerveux. L'incapacité de diriger l'association des idées prive le mystique du moyen normal, pour l'homme sain, d'arriver à une connaissance nette et précise. «.... Cet étàt d'esprit dans lequel on s'efforce de voir, et où l'on croit voir, mais où l'on ne voit pas; dans lequel on doit former des idées à l'aide d'aperceptions qui dupent et agacent la conscience à la façon des feux follets ou des vapeurs sur les marécages ; dans lequel on s'imagine percevoir entre des phé- nomènes nets et des ombres ambiguës et
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informes des rapports impossibles à suivre, — cet état d'esprit est ce qu'on nomme mysticisme. » C'est donner la. même étiquette à des idées fort disparates1.
1. PAULHAN, (le Nouveau mysticisme, 1891. AIcan\ fourmille aussi d'inexactitudes que je ne puis relever ici. L'auteur parait être un incroyant, modéré et désireux de l'honnête : mais son idée du mysticisme est assez imprécise, il n'y voit qu'un élan d'imagination et d'enthousiasme. Une étude spéciale pourrait seule délimiter le sens de ce mot vagabond et fugace. Après l'avoir entreprise il resterait à montrer que l'auteur est victime de regrettables préjugés quand il écrit : Il La religion chrétienne s est centrée Impuissante à satisfaire à la fois l'intelligence et les sentiments de l'homme, à garder la direction de notre conduite, à donner à la société uae orientation fixe susceptible d'indiquer le sens et de faire reconnaître la portée des idées, des oeuvres et des actes. L'humanité cependant ne saurait se passer de cette direction et ce que la religion ne pouvait plus donner, il fallait le chercher ailleurs. » Je ne vois aucune preuve de cette assertion et l'accorder c'est nier l'évidencr. Au témoignage d'ua autre incroyant : « Les forces dont disposait l'Église catholique, cette incomparable éducatrice des caractères suffisait pour orienter dans ses grandes lignes la vie des fidèles. Mais aujourd'hui cette direction fait défaut pour la majorité des esprits pensants (! ?; Elle n'a point été remplacée. Aussi journaux, revues, livres, romans même déplorent à l'anvi le niveau très bas du vouloir à l'heure actuelle. » (L'Éducation de la volonté, par JULES l'AYOT, Alcan 1895). Les incroyants ont une singulière logique, quand ils veulent rester honnêtes. Nous autres, qui pensons, (si vous permettez que nous ma laissions pas accaparer le monopole) nous trouvons ces déductions très illogiques, très contraires à la raison. Cette
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Le préjugé antireligieux paralyse ici la liberté d'esprit du critique. La vraie mystique ne suppose pas une disposition morbide : la netteté d'esprit et la « belle santé intellectuelle » d'une sainte Thérèse ou d'un saint Ignace, nous on avertissent assez. Sans doute Verlaine est un malade, et dans sa vie et dans ses œuvres il y a bien des pages souillées : elles sont précisément une déchéance de l'idéal mystique, elles n'en sont ni la cause, ni l'effet. La religion pose au contraire un rayon de clarté dans cette Ame et de beauté dans son œuvre. Cette meilleure part de lui-même, cette chapelle offusquée par des masures mal famées , il faut la dégager de ses entours pour la sauver de l'oubli.
Nous n'irons pas, on le voit, dans le désir d'innocenter Paul Verlaine, recourir aux étranges théories de M. Ch. Morice. « Ceux-là seuls
direction de l'Église fut la meilleuret- elle fait défaut : ne confondons pas, elle fait défaut à ceux qui s 'en détournent, non à ceux qui l'écoutent, l'étudient, la comprennent.
Et c'est un devoir pour un penseur d'étudier, de connaître loyalement les preuves de cette solution, la meilleure parue, on l'avoue, et non remplacée. Quel problème scientifique seraû traité de la sorte ? Et il s'agit ici du problème de la vie !
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sont livres indécents et immoraux dont les lecteurs se sentent l'âme appesantie par un dégoût de jouir de leurs naturelles facultés physiques et spirituelles : la misère, la tristesse, la maladie et la mort, voilà le mal. Tout ce qui est la vie, tout ce qui excite en nous un désir de vivre, un besoin d'expansion est sain, partant moral1. » C'est nier précisément qu'il y ait un ordre moral quelconque, il reste le mal physique dont les quatre rudes atteintes sont énumérées.
Le poète, d'ailleurs, ne se fit qu'après coup une apologie à l'usage de ses-rechutes, comme pour justifier leur manifestation littéraire : « le crois et je suis bon chrétien en ce moment, écrit-il, je crois et je suis mauvais chrétien l'instant d'après. Le souvenir, l'espoir, l'invocation d'un péché mç délectent avec ou sans remords, quelquefois sous la forme même d'un péché, et muni de toutes les conséquences du péché le plus souvent, tant la chair et le sang sont forts, naturels et animais... Cette délectation, moi, vous, lui, écrivain, il
1. MORICE, Paul Verlaine, p. 86.
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nous plaît de la coucher sur le papier et .de la publier plus ou moins bien exprimée ; nous la consignons enfin dans la forme littéraire, oubliant toute idée religieuse ou n'en perdant pas une de vue : nous condamnera-t -on comme poète! Cent fois non... Et notre auteur se trouve très libre de faire des volumes de seule oraison en même temps que des volumes de seule impression, de même que le contraire lui serait des plus permis t. »
Des intelligences plus fermes partagent cette erreur. Il y aurait là toute une excursion à entreprendre en la conscience des écrivains contemporains ; ils blâment « le manque d'audace dans la peinture des passions », sans pénétrer assez le délicat problème de la moralité dans l'art'. Nous ne nous engagerons
1. Paul Verlaine, p. 21.
2. M. Paul Bourget cité, abbé KLEIN, Autour du. Dilettamtisme, p. 143. — Cf. LONGHAYE, S. J., Théorie des BellesLettres, La Morale et l'Art. Le R. P. Longhaye, dont je m'homore d'être l'élève, a publié chez Retaux quelques ouvrages de théories et d'histoire littéraires qui le mettent, — comme valeur, sinon comme renommée, — au rang de nos premiers critiques, et je ne lui égalerais que M. F. Brunetière, dont l'esprit dogmatique a plus d'une affinité avec l'auteur de l'Histoire Littéraire du XVII*siècle (4 in-8). D ailleurs, plus d'un l'a lu, et en use, qui ne le cite môme pas.
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pas dans cette longue étude. Mais il fallait nettement marquer qu'en demandant une petite perle cueillie sur du fumier, nous pouvons aimer le joyau, tout en détestant la boue qui l'environne.
IV
Bien des causes, avouons-le, retardent ou déroutent la sympathie pour un tel auteur; et je comprends qu'on lui soit sévère. On relèvera les nombreuses défaillances d'une plume si peu chaste, et d'un talent inégal : car pour quelques beaux vers, ou quelques belles pièces, que d'obscurités et d'incohé ronces en ces pages que M. Max Nordau appelle, avec désinvolture et non sans justice, du rabâchage où l'art suggestif n'est qu'un choc de syllabes. Au souvenir d'un écrivain, licencieux dans sa vie et dans ses œuvres, quelques-uns nous trouveront peut-être trop indulgent, et le voudront proscrire totalement. D'autres nous trouveront parcimonieux dans l'éloge : certains petits cénacles, richement doués de mépris pour le philistin, dédaignent d'être compris hors
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du cercle des invités. Ils l'assurent, du moins, mais ils s'étonnent fort si on ne les admire : ces prétentions semblent mal s'accorder.
Toutefois, notre souhait pourra ne pas déplaire à tous.
Les catholiques ont parlé de Verlaine avec une pitié compatissante, car ce pauvre homme si faible, déplorait ses torts et prenait l'attitude du pécheur. D'ailleurs, bien d'autres auteurs furent expurgés, non sans profit, et une sélection posthume répondrait au vœu formé jadis par le poète. « L'auteur a publié... des vers sceptiques et tristement légers. Il ose compter qu'en ceux-ci nulle dissonance n'ira choquer la délicatesse d'une oreille catholique : ce serait sa plus chère gloire comme c'est son espoir le plus fier. » C'est le Verlaine de cette préface qui doit surnager du naufrage de sa vie, et cette épave dressée comme une croix sur sa tombe, appellera à la prière et sera la protestation de sa foi sincère contre sa chair fragile. « Il s est prosterné devant l'Autel longtemps méconnu, il adore la Toute-Bonté et invoque Ja ToutePuissance, fils soumis de l'Église, le dernier en mérite, mais plein de bonne volonté. »
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Nos contemporains parlent beaucoup de l'idéal mystique, sans trop savoir où le découvrir. Verlaine a eu la bonne fortune de rencontrer la voie droite, et de ne pas méconnaître Jésus-Christ et l'Égl ise. Il a trouvé le temple où s'opère l'alliance de la Vérité et de la Beauté. Sans doute il n'est resté que sur le seuil ; et si les premiers entretiens avec Dieu promettent de beaux retentissements à la lyre d'un poète, on peut pressentir que l'intimité persévérante réserve d'autres secrets. L'âme des saints recèle peut-être plus de beautés que n'en chantera jamais la langue de l,art ; elles sont éparses çà et là. Les recueillir et les juxtaposer permettrait peut-être de reconstituer de quelque manière ce Poème de l'Amour divin. Parmi les fragments à utiliser, réservons comme l'exvoto d'un converti, quelques élégies de Paul Verlaine 1.
Il faut glaner ainsi. Sans doute, s'il s*agit des sublimités de la vie surnaturelle, la litté-
1. On sait que P. Verlaine est mort, un crucifix entre les mains, après avoir fait appeler le prêtre. Les jeunes catholiques belges ont fait célébrer une messe pour le repos de son âme et y ont assisté.
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rature mystique n'intéressera qu'un public restreint et des artistes d'élite. Mais elle peut inspirer, ouvrir l'horizon à des rêves nouveaux, nourrir le sentiment religieux, inviter à rivaliser avec ses images, ses visions, ses symboles. Sans avoir connu les familiarités divines qu'expérimentèrent les saints, on peut en admirer la confidence, en goûter la poésie. Elle a fleuri dans les cloîtres, rare et sincère, avec les Luis de Léon, les Thérèse d'Avila, les Jacopone de Todi et les autres. Un choix délicat glanerait sans doute une jolie poignée de fleurs dans ces écrits où des saints tentèrent de fixer le souvenir des divines visites. Le lettré profane, mais de goitt affiné, y relèverait une délicieuse beauté, d'ordre supérieur et qui ne se prodigue pas ; le chrétien, donné de cœur à la vérité religieuse, serait peut-être plus pénétré. Plus particulièrement touché des accents de ces âmes hautes, dont un amour surhumain remplit la vie, il se dira : « Je marche vers le même but par des sentiers moins lumineux, mais non moins sûrs. Cette beauté si élevée me charme, elle m encourage . car toute vie chrétienne est d'aimer Dieu. »
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Si par littérature mystique on entend l'expression d'un sentiment religieux, de nos élans vers l'infini, vers l'absolu, la vérité même diminuée soulèvera encore le poète. Mais la religiosité vague, volontiers panthéistique, n'entralne-t-elle pas avec elle une déchéance de l'art? Plus la gamme de la religiosité descend, plus le mystère se réduit aux images dorées, à l'art suggestif du rêve, en des somnolences qu'on décore — c'est grand dommage — du beau nom de mystiques. La religion s'évanouit dans une nébuleuse, et l'art n'a pas agrandi son royaume. Ce n'est pas une alliance entre deux fantômes d'art et de religion qui peut être féconde. Verlaine a le mérite, en ses poésies religieuses, de montrer la route. Si nos contemporains rêvent d'une Beauté nouvelle et d'un réveil d'art mystique, d'où se lèvera le rayon, sinon de la splendeur du Vrai ? l'Eglise porte le dépôt des vérités divines ; ceux qui reçurent le don d'en haut nous les dépeindront et nous les chanteront, belles comme leur âme les voit et les entend1.
1. VERLAINE, Sagesse. Vanier, 19, quai Saint-Michel, l'aris.
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LA
TRILOGIE DE M. J.-K. HUYSMANS ET LA TRILOGIE DANTESQUE
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LA
TRILOGIE DE M. J.-K. HUYSMANS
ET LA TRILOGIE DANTESQUE
Après le Pilgrims progressé de Bunyan, au XVIIe siècle, rien ne rappelle mieux que la trilogie annoncée par M. J.-K. Huysmans, la Commedia de Dante, du moins par le fond du sujet, c'est-à-dire l'épanouissement progressif de la vie surnaturelle dans une âme. L'auteur d'En Route se propose, en effet, de relater l'œuvre entreprise en Durtal, et poursuivie par
1. Œuvre d'un dilsenter, protestant, mais, on se le rappelle, fidèlement calquée sur l'œuvre d'un moine catholique et français, Guillaume Deguileville, de l'abbaye cistercienne de Chalys.
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la grâce. Après la première étape, — purifiante, — la seconde, illuminative disent les classifications théoriques, puis l'unitive : et les phénomènes de ces phases nouvelles seront dépeintes daus la Cathédrale et l'Oblat. Ne serait-ce point l'heure de juger — avec calme — le premier tiers paru, le premier panneau du triptyque, et de pressentir les deux autres? Je le crois, car, avec P. Verlaine, réduit aux proportions que j'ai délimitées ailleurs, M. J.-K. Huysmans représente, parmi les lettrés de marque contemporains, l'esprit religieux, catho lique, manifesté dans une forme d'art.
Sans doute, je vais soulever des tempêtes d'indignation, parties de deux zones, de chez les puristes, ou de chez les dévots, prêts se voiler la face, comme la vergognosa de Pisc, sauf à regarder, comme elle encore, entre leurs doigts. Pour ceux qui aiment à voir clair, et détestent penser flou, je dirai ce que je crois la vérité, ce que je sais être la vérité. Deux ans ont passé sur le berceau d'En Route, c'est peut-être assez pour avoir laissé aux critiques le temps de s'exhaler en sens contraire. En ces deux ans je n'ai cessé de soutenir l'auteur
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d'En Route non sans hardiesse, d'autres diraient non sans courage, et d'autres non sans témérité, j'ajouterai non peut-être sans détriment. Cela donne droit d'en éclaircir quiconque porte entre ses deux épaules une tête capable de réfléchir.
Avant de rapprocher M. J.-K. Huysmans de Dante et de Verlaine, on me permettra donc d'assurer le lecteur timide que je n'entends sacrifier ni un iota du dogme, ni un voile de la chasteté de pensée et d'imagination qui nous charme, ni un degré des hauteurs d'idéal qui conviennent au grand art. Mais si je trouve à blâmer, — et je le ferai librement - il est bien entendu qu'après Horace, et après Boileau, en 1897, on peut dire encore : Non ego paucis offendar maclliis. Et dans un ouvrage où les beautés étincellent je n'irai pas mépriser ou dénigrer une œuvre de valeur, ou décourager des efforts louables, parce que telle ou telle tache, dépare, gâte, salit ou tout autre verbe qui vous plaira mieux.
De M. J.-K. Huysmans, comme de Paul Verlaine je ne veux étudier qu'une parcelle d œuvre, leur Vita nuova. Que m'importent leurs
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œuvres sales, la conversion est-elle donc interdite aux plumes d'artistes plus qu'à leur cœur? Et s'ils ont lavé leurs fautes dans le sang de Jésus, pourquoi les leur jeter à la face en pharisiens plus sévères que Dieu. Les pharisiens, je les attends au jugement final : c'est le jour des revanches, et du soulagement de la conscience humaine; on y déshabillera les juges du dehors, et il n'y aura pas d'arrièrecoins sombres pour le juge du dedans.
Ce n'est pas que j'innocente dans une confession comme En Route, des tableaux d'une crudité choquante, l'auteur lui-même en désavoue la violence et l'abus'. Mais n'y collons pas nos yeux jusqu'à méconnattre une tentative très originale, un essai hardi pour exprimer en une forme d'art, la merveilleuse épopée de la vie surnaturelle, de la spiritualité, de la mystique, si l'on veut bien prendre ce mot, sans le rétrécir, au sens chrétien — très large, tout ensemble, et quand on le serre de près, très déterminé.
1. Cf. Catholic Times, 18 septembre 18%.
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Il est inutile de feindre : Durtal c'est M. J.-K. Huysmans, autant du moins qu'un artiste se met lui-même en ses œuvres, avec une sélection par laquelle il idéalise. D'ailleurs la feinte ici n'est guère, possible. Des lettrés, sans expérience d'âmes, peuvent s'y tromper, îLest malaisé de comprendre qu'un prêtre hésite. Impossible d'inventer les peintures intimes et les sentiments d'En Route, il faut avoir vécu ces transes pour les épier, et transcrire ainsi ces hésitations, ces scrupules, ces flux et ces reilux d'Ame, ces motions d'esprits dont un directeur a vite le discernement s'il est doué, — et s'il n'est pas doué... c'est pour longtemps. Confondre la droiture d'un Durtal avec les fumisteries d'un sauteur ne mérite pas un brevet de perspicacité surnaturelle.
S'acha rner, deux ans après En Route à mettre en doute la sincérité personnelle de l'auteur, c'est étrange, et si j'osais dire, en toute carrure de franchise, cela manque tota-
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lement de sens. Assez peu vous importe, n'estce pas, que des amis attestent d'après ses conversations et ses lettres la sincérité d'un homme qu'ils ont le droit d'estimer. N'est-il pas avéré que depuis six ans il est un converti pratiquant, priant, édifiant, — que ses amis Bénédictins l'ont souvent reçu, — que la Trappe l'a vu de nouveau plus d'une fois raviver dans la solitude son âme et son talent? — Il a fait de mauvais livres! — Bien sûr, puisqu'il se convertit, on se doutait qu'il y eut des accrocs à quelques vertus. — Ces livres sales se vendent encore. — Mais, charitable et pudibond samaritain, ne les achetez pas, ne les lisez pas, ne les conseillez pas, et de grâce songez qu'avec les libraires, comme avec d'autres contractants, il est des conventions synallagmatiques qu'on ne déchire pas à son gré. — Mais En Route même est un mauvais livre, à son dix-huitième mille.
Ici, causons.
Ezéchiel n'est pas un mauvais livre ; Phèdre, de Racine, n'est pas une mauvaise pièce, une soirée à l'Opéra n'est pas forcément une mauvaise soirée. Mais ce peuvent être des livres,
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des soirées, non sans danger : une jeune fille, encore en pension chez les Dames du SacréCœur, ou aux Oiseaux, ou à l'Abbaye-au-bois, fera peut-être bien de s'abstenir. En Route rentre dans cette catégorie d'oeuvres périlleuses à certains. Je ne répondrais pas qu'il n'ait point fait de mal aux imprudents, mais sûrement ce livre a fait du bien et aidé quelques retours d'âmes sincères. Nous n'avons ni à conseiller, ni à permettre indistinctement une telle lecture, si nous parlons en directeurs d'âmes; mais si nous parlons en littérateurs, et en théologiens artistes, nous devons joindre au sens commun le sens esthétique.
Or le sens esthétique reconnaît dans En Route une œuvre catholique qu'on ne peut négliger.
M. F. Brunetière, dont le jugement a du poids en ces matières où il est compétent, écrit en 1896 : « Je me défie également (c'est-àdire autant que du major Olcott ou de Blavatsky, — pour éviter d'être dúpe) de ceux qu'on a nommés « les décadents du christianisme » et je ne ferai pià plus de cas des élucubrations de M. Karl- T, is Huysmans que
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des nostalgies de feu Baudelaire, si d'ailleurs le premier n'écrivait beaucoup mieux, d'un style bien plus original et bien plus « suggestif » que le second1.
Ceci me plaît. Car de même que pour Verlaine j'écarte les questions de métrique, je laisse à d'autres pour Huysmans les chicanes de prose, et ne veux me réserver que la province où les questions d'art sont des questions d'âme! Il me suffit qu'un maître de la critique reconnaisse la valeur originale du style : et si j'y reviens je serai en bonne compagnie pour le louer.
Quant aux « décadents du christianisme », il nous appartient à nous, théologiens, d'en connaître et d'en donner notre avis. M. R. Doumic a profité d'un titre de l'abbé Bolo pour abriter dessous sa charge à fond sur EII Route. La conclusion sévère, et juste pourvu qu'on l'applique à d'autres, est utile à rappeler : « A la formation de ce ixio-catholicisme, bien des "éléments ont t i u. Bien des sentiments s'y rencontre~'I!i ' un pourtant : c'est
1. Renaissance de <■ .,
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le sentiment chrétien. Car pour ce qui est de lui, on en chercherait vainement ici l'ombre elle-même ou l'apparence. En revanche, ce qu'on distingue dans ce trouble idéal, c'est la lassitude de vivre, le mépris de l'époque présente, le regret d'un autre temps aperçu à travers l'illusion de l'art. le goût du paradoxe, le besoin de se singulariser, une aspiration de raffinés vers la simplicité, l'adoration enfantine du merveilleux, la séduction maladive de la rêverie, l'ébranlement des nerfs, — surtout l'appel exaspéré de la sensualité. C'est bien là, en effet, ce qui se cache au fond de ce prétendu mysticisme. Le retour à une fausse dévotion se produit dans le même temps où on médit de l'amour et où on désespère. Cela est très significatif. La diminution de la foi coïncide avec une diminution de la jouissance : c'est donc qu'il faut rattraper l'une pour sauver l'autre. Cette nostalgie du christianisme, c'est le regret d'une possibilité de jouissance perdue. Cette aspiration à la piété, c'est l'effort d'une génération fatiguée pour restituer dans nos âmes la foi qui rendrait la saveur du péché ».
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Si je doute que les pages précédentes l'aient sûrement résolue, ici la question est du moins nettement et finement posée.
M. l'abbé Delfour, qui ne veut point tuer le veau gras en l'honneur de M. Huysmans, n'a pas si bien dressé son réquisitoire. D'ailleurs, le ton de son étude n'est pas assez désintéressé ; et très différent en. cela de Mb'r d'Ilutst, qui, malmené par une dure et injuste épithète, n'en louait pas moins avec un fin sourire l'œuvre marquante qui venait de paraître, M. l'abbé DelÍour parait attacher bien de l'importance au dévergondage des critiques Durtal sur le clergé. « En vérité, que Dieu nous garde de tels amis ! »
Pour ma part, je trouverais ridicule un jésuite qui en voudrait à Durtal de n'avoir guère compris ni saint Ignace, ni les Exercices, ni les jésuites. Qu'importent ces quelques lignes mal renseignées, alors que cette Ame de retraitant est plus près qu'elle ne croit d'avoir vécu la première semaine du livre des Exercices.
Durtal, dans une langue violentée, malmène tels ou tels déficits qu'il croit remarquer dans
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le clergé. Transposez, nous dirons mêmes choses sur un autre clavier, avec des jeux plus doux : «< C'est un rêve que je caresse quelquefois, (lue de contribuer, pour ma faible part, à faire rentrer la littérature, c'est-à-dire le beau, dans le domaine de l'Eglise — (c'est M. l'abbé II. Vollot qui parle1). — Je gémis, plus que tout autre, de la stérilité des petits séminaires. Il y a ici des jeunes gens qui ont de l'étoffe et des ressources non communes d'intelligence, et qui ne feront jamais rien, parce qu'on ne leur a donné ni goût, ni style, ni aspirations un peu élevées. Aussi, quoi qu'il advienne, je souhaite beaucoup de bien à la maison des Carmes ; je voudrais y voir- fleurir les bonnes études ; mais, en même temps, je voudrais qu'on y formât des hommes et des prêtres, et qu'on dirigeât en ce sens les intelligences qu'on aura à conduire. Il faut des hommes de travail, mais désintéressés. L 'ambition et l'intrigue perdent et gâtent tout. Le peu que j'ai appris me dégoûte. On veut, à
1. Alexis Orosnier, souvenirs de l'abbé H. VOLLOT, professeur d'Écriture sainte à la Sorbonne (1837-1868). Angers, Lachèze, 1896.
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trente ans, être connu, avoir des relations brillantes, et l'épiscopat à l'horizon. Dès que l'on y touche, on ne fait plus rien : de là cette pénurie déplorable d'hommes sérieusement et solidement instruits. On parle, dans le monde, de critique et de science désintéressée : ce devrait être dans l'Église une vérité. Alors, l'Église serait l'Église. On a assez de faiseurs ; des hommes de salon, on en voit encore ; des hâbleurs, bien davantage : on demande des prêtres ».
Et si vous me dites : c'est une lettre ; je réplique : « Un prêtre délicat et lettré la publie. » Si vous relevez la date 1862, j'insisterai : « Lisez la remarquable brochure sur le Clergé en 1890, dont l'auteur porte sans doute, à l'heure présente, l'anneau épiscopal'.
Toutes ces doléances transposées en style violenté, et mises dans la bouche d'un Durtal, non point chrétien, mais à convertir, avec tous les préjugés d'un « noceur » de vingt an-
1. Cf. PAUTONNIER (l'abbé). Étude sur la formation des Professeurs ecclésiastiques (extrait de l'Enseignement chrétien), Poussielgue, 1894. — D'ailleurs les choses sunt en ce moment en bonne voie.
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nées, devaient, pour conserver leur teinte vraie, avoir cette exagération qui vous choque. Je ne les justifie, ni ne les excuse, je les explique.
II
Nous sommes donc bien en posture de juger l'œuvre de M. Iluysmans. Et laissant de côté sa personne, qui me parait inutile au débat, il faut, — si l'on veut admettre ou contester l'opinion de M. Doumic, ou de M. Delfour, représentants conjoints des académiciens et des dévots, — entamer la critique objective de l'œuvre. Est-elle, et sera-t-elle, une œuvre catholique, d'une forme impressionniste, il est vrai, mais pleine de relief, ou bien n'avonsnous qu'un exemplaire surajouté aux « élucubrations » pour parler comme M. Brunetière, des décadents de lettres ou de religion, des néo quelque chose ?
I ne personne très compétente disait finement à l'auteur : « Monsieur, vous êtes entré dans l'Église par le toit. » C'est le côté parti-
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culièrement étrange de l'aventure Durtal.Mais allez donc imposer à l'Esprit de souffler où et comme il ne veut pas. Le récit d'un fait diffère en totalité des prévisions ou des spéculations des théoriciens. Quel que soit l'heureux agencement des thèses où un théologien étudie les prodromes de la foi et y achemine l'âme abstraite dont il ratiocine, le sujet où opère le divin attouchement de la grâce n'a cure de ces savantes tactiques. Il est pris dans les filets de l'Amour par les appAts qui lui furent adaptés, s'il y voulut bien courir, et l'efficace que donne à la grâce le concours de sa bonne volonté qui suit, suffit à le sanctifier, A le faire juste, sans rechercher le moins du monde s'il a numéroté ses pas selon l'alignement des thèses, sans vérifier s'il est tombé entre les bras maternels de l'Église selon toutes les règles. C'est bien là le cas de Durtal.
C'est le dégoût du monde, et de la vie, c'est l'enthousiasme dont il s'est épris pour l'art né dans l'Eglise, qui le ramène au Dieu de son enfance. J'en conviens, ce n'est pas tout pour illuminer nos dogmes, mais c'est beaucoup pour détacher et ramener le cœur. Et
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Durtal, tout en étant puissamment intellectuel, est moins un raisonneur qu'un sensitif. Mais encore un coup sa conversion, dont tout croyant le félicitera, par quelque chemin qu'il aboutisse à Rome, sa conversion se raconte comme un fait, et ne se bâtit pas comme une thèse.
D'ailleurs, je connais plus d'un professeur de théologie qui trouve un peu bien sévères les exigences de tels ou tels vis-à-vis de Durtal. Il ne me parait pas si dénué de sens, cet humb'e dévoyé qui n'est point fier de lui, qui se ravale même trop, qui violente l'expression de ses sentiments bas sur lui-même, parce qu'il est d'une école où se fausse cette pudeur d'âme, cette belle réserve de langue, qui fait des épanchements d'un Augustin la plus suave et la plus chaste et la plus humble des confidences. Il sert parfois, à son double, en ses curieux dialogues, des arguments de bon sens qui ne sont point à dédaigner :
« N'est-elle donc pas surprenante, la persisinanité des hérésies vaincues ? Toutes, depuis que le monde existe, ont eu pour tremplin la chair. Logiquement, humainement,
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elles devaient triompher, car elles permettaient à l'homme et à la femme de satisfaire leurs passions, soi-disant en ne péchant pas, en se sanctifiant même comme les gnostiques, en rendant par les plus basses turpitudes hommage à Dieu.
Que sont-elles devenues? Toutes ont sombré. L'Eglise, si inflexible sur cette question, est demeurée entière et debout. Elle ordonne au corps de se taire, à l'Ame de souffrir, et contre toute vraisemblance, l'humanité l'écoute et balaie, tel qu'un fumier, les séduisantes allégresses qu'on lui propose.
N'est-elle pas décisive aussi cette vitalité que conserve l'Église, malgré l'insondable stupidité des siens? Elle a résisté à l'inquiétante sottise de son clergé', elle n'a pas même été entamée par la maladresse, par le manque de talent de ses défenseurs. C'est cela qui est fort! »
1. Quoiqu'on pense de cette assertion incivile et outrée, elle a sa valeur. Cette permanence de l'Église ne peut venir que de Dieu, si les causes humaines ne l'assurent. Voilà l'argument; il est bon, il est juste, de vous et moi, de moi plus que vous si vous le voulez, mes chers confrères, il faut dire : bien chétifs instruments d'une œuvre magnifique et surhumaine !
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Mais oui, c'est très fort : et ces arguments simplistes suffisent, rendez grâces au ciel, à justifier plus d'une adhésion raisonnable à la foi. Cherchez ailleurs, esprits plus subtils, si ce motif est valable il suffit. Et c'est bien à la Foi par admiration de l'Église qu'il conduit Durtal, c'est un chemin battu et légitimé par l'usage de nombreux prédécesseurs. « L'Église, elle est indéfectible, elle est suradmirable, elle est immense... »
Et il n'y a pas à s'y tromper, Durtal a prévu pour la résoudre précisément l'objection qu'on lui a fait : Doutant de la conversion, il s'était dit : « En fin de compte, je ne suis emballé à l'église que par l'art; je n'y vais que pour voir ou pour entendre et non pour prier; je ne cherche pas le Seigneur, mais mon plaisir. Ce n'est pas sérieux! De même que dans un bain tiède, je ne sens point le froid si je reste immobile et que si je remue, je gèle, de même ainsi à l'église, mes élans chavirent dès que je bouge; je suis presque enflammé dans la nef, moins chaud déjà sous le parvis et je deviens absolument glacé lorsque je suis dehors. Ce sont des postula-
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tions littéraires, des vibrations de nerfs, des échauffourées de pensées, des bagarres d'esprit, c'est tout ce que l'on voudra, sauf la Foi. »
La réponse qu'il se fit menait à la pEatique*: « Oui, mais alors, il faudrait suivre les prescriptions et pratiquer les sacrements qu'elle exige! »
Ce converti, dès la cinquantième page du livre, ne nie parait ni si décadent, ni si fou. Pour franchir l'étape qui va des attraits et de la conviction Ù' la pratique, il a besoin d'un nouveau lancement, et il le trouve dans la passion pour ce qu'il y a de plus haut et de plus beau dans l'Eglise, pour la Mystique, dont. le rayonnement pur lui apparaît comme la zône brûlante, surélevée, pure, l'essence, l'âme même de l'Église.
Pourquoi pas? Rien n'est plus juste, et si ce n'est point là la voie commune, je comprends qu'un artiste s'éprenne des beautés de l'Ame des saints, pour passer par dessus les petites pratiques qui le séduisent moins. Et pourquoi ne pas le dire, cela me parait très à propos.
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Sans doute, rien n'est petit, et il faut savoir tolérer que le culte s'adapte à toutes les dimensions d'aine ; c'est la force et la sage bonté de Jésus-Christ et de l'Église, de mettre l'idéal à la portée de tous sans l'abaisser. Mais le grand, le beau, le pur idéal, n'en garde pas moins tous ses droits! Ce ne sont ni les chromos, ni les troncs, ni les cantiques burlesques, ni les imageries à en rougir quand on arrive d'Allemagne, ni les petites manies des dévotes, ni les saints calembours1 qui sont la religion de Jésus-Christ, et mieux que là s'il me plaît de la retrouver — trop haute pour ma pratique peut-être, mais non trop belle pour mon admiration, — j'ai droit de lever les yeux plus haut que les petitesses des cerveaux étroits, et les anguleuses routines pour aimer les grands Saints, les grands mystiques, les François d'Assise, les Thérèse, les Ignace de Loyola. Et pourquoi ces grands-là n'entralneraient-i!s pas dans leur vol, ou dans leur sillage, de bien plus petits qu'eux, qui
1. Cf. la façon dont Mgr d'Hulst a fait justice de cette religion aux horizons rétrécis et souvent ignare.
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les auront vantés, qui les auront aimés? Et si Durtal a le cœur ainsi fait et est poussé là par l'Esprit, pourquoi vous qui n'avez nulle mission pour l'en reprendre, le trouvez-vous mauvais ?
S'il s'agit de M. Anatole France, il est vrai on écrira : « que l'auteur de tant de livres, où la hardiesse de la pensée s'enveloppe de formes gracieuses et déliées , soit devenu le romancier cynique de la Rôtisserie de la reine Pédauque, c'est ce qui témoigne de la prodigieuse souplesse du talent de M. Anatole France*... On ne saurait trop admirer comme l'écrivain a modifié sa manière et prodigué des touches heurtées et violentes qu'on ne s'attendait pas à trouver sur sa palette. » M. l'abbé Delfour lui-même se croit obligé à bien de la révérence, tout en condamnant l'œuvre de M. France. « Certes, nous aurions tort de ne pas le traiter avec mansuétude. M. France se montre toujours souriant, toujours très aimable. »
1. M. RENÉ DOUMIC, Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1896.
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Que de gants ! — Et pourquoi cette amabilité qui « fausse l'esprit et corrompt la sensibilité des jeunes lecteurs » vous trouve-t-elle plus courtois que la brutale franchise de M. J.-K. Huysmans? La sincérité excuserait au besoin, si vous ne dites comme lui sa mâle candeur, dites l'habitude gardée de l'école Zola, de violenter tout, et d'outrer l'expression par dédain du banal et recherche des mots forts.
111
Et je poursuis mon étude, confus il est vrai, de ce plaidoyer, car il trouble la sérénité de l'art, et nous détourne des beautés de l'œuvre, mais il est nécessaire.
Durtal ainsi prédisposé par la grâce, se décide donc à entrer en retraite à la Trappe, il y poursuit avec une régularité dont le prieur le félicite, les exercices monastiques partagés entre la solitude, la prière, quelques promenades au parc, sur les bords de l'étang, et quelques cigarettes furtives. Il mène cette
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œuvre de l'assainissement de son àme jusqu'à la Pénitence et l'Eucharistie inclusivement.
Est-ce là du christianisme décadent ? Je souhaite à tous, y compris plusieurs de ses critiques, d'en faire autant.
Cette retraite à la Trappe est proprement l'étape décisive. Elle est la marche liminaire de l'épopée de l'âme, l'Inferno de Dante, la première Semaine des Exercices. Il nous reste à en apprécier l'expression artistique.
Impossible de rien comprendre à la seconde partie d'En Route si l'on n'a présente la tactique des esprits, dont l'une est le champ de bataille et l'enjeu. Le drame intime qui se déroule en si petit enclos, compte aussi très petite liste de personnages : l'âme et Dieu sont les protagonistes. Mais le monde invisible est peuplé d'êtres qui peuvent prendre contact avec notre Ame par l'intermédiaire des phénomènes sensibles, pour parler d'une manière très générale, et suffisamment exacte, ils influent sur notre système nerveux, pour de là atteindre l'intime de notre être par répercussion ou retentissement. Si leur influence reste dans les limites ordinaires, il est besoin d'être
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attentif et perspicace pour la percevoir : parfois elle s'exerce en plus merveilleuses conjectures, qui sont à la vie de la grâce ce que le miracle est à l'ordre de la nature, c'est-à-dire uae manifestation insolite d'un pouvoir supérieur. Les vies proprement mystiques offrent à l'analyse de nombreux faits de ce genre.
Durtal qui, soit par vérité d'histoire, soit par vérité d'art, nous est représenté franchissant ses étapes spirituelles avec des accompagnements de phénomènes rares, et mystiques, mystérieux et surnaturels — Durtal, comme toute âme qui cherche Dieu, ne sera donc point étranger aux atteintes des esprits. Avoir dépeint ses crises conformément à leurs lois, c'est montrer qu'on les connaît d'expérience — ou qu'on est prodigieusement fort, pour ne se point tromper en des peintures si délicates, et si faciles à fausser.
Or saint Ignace, versé dans la pratique de ces choses, a dépeint et codifiéIla tactique de l'invisible. Laissez-moi vous rappeler quelques lignes du petit livret espagnol, où le chevalier converti a retracé d'un pinceau si sobre et si expressif, les différentes chances de la lutte.
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Vous y pourrez appliquer les pages catholiques de Durtal.
Ignace de Loyola nous montre les anges rebelles perdus par leur faute, et précipités dans les abîmes, désormais acharnés à tourmenter les damnés ou à tenter les mortels'. Leur chef est l'ennemi capital de la nature humaine, — cette expression est familière à l'auteur des Exercices', — et son portrait en raccourci est tracé de main de maître, quand saint Ignace invite son retraitant à le contempler avec son étendard et ses séides. Ce chef de factieux (caudillo) se tient dans la plaine de Babylone, c'est-à-dire du trouble et de la confusion. Il siège sur le feu et la fumée, pour marquer sa puissance ténébreuse et inquiète : son aspect remplit d'horreur et d'épouvante (en figura horrible y espanlosa). Autour de lui d'innombrables démons qu'il disperse en tous lieux après leur avoir donné ses ordres.
Ignace a pénétré ses ruses, et les dévoile
1. 1,. Sem. Ex. 1. a Reg. Disc.
2. Annot. 7. — 2 Etend. Toutes les peintures qui suivent se composent de traits empruntés au texte espagnol de saint Ignace.
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comme s'il avait assisté au conseil. Nous ne nous arrêterons qu'aux traits que nous devons retrouver en toute peinture des esprits, et qui signalent leur présence.
Pour mieux leurrer ceux qui s'abandonnent leur conduite, ils les trompent d'abord par des délict's apparentes ; mais une âme qui monte vers Dieu d'un cœur sincère, n'attendra d'eux que l'abattement, le trouble, et la désolation : la pauvrette qui tombe en leurs griffes ressent toutes ces morsures. Elle est ballottée de mille sortes. « Les démons, nous dit sainte Thérèse, jouaient avec ma personne comme avec une balle. » Elle est agitée de mille inquiétudes, attirée violemment vers la terre; elle glt toute déconsolée, sans espoir, sans amour, et demeure là toute indolente, tiède, triste, et comme séparée de son Créateur et Seigneur.
Ce n'est pas il dire que tout soit perdu : patience. laissons passer la tourmente sans bouger. Puis, courage, lutteur; ces ennemis sont de vraies femmes, fortes en... rage, et poltronnes devant un front assuré. L 'expression de saint Ignace fait penser à quelque roquet,
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hardi de gueule, qui s'attaque à un taureau puissant et tranquille : que celui-ci vienne à se retourner et montre les cornes (muestra mucho rostro) l'agresseur tapageur va tourner les talons. Ainsi fait l'ennemi de la nature humaine : point de hôte plus féroce si on lâche pied, pas de femmelette plus craintive si l'on fait bonne contenance (pone mucho rostro).
Mais il faut veiller avec prudence, l'ennemi rôde, et cherche le point faible de la citadelle, il est rusé et cauteleux, et cache soigneusement ses pièges. Il aura même recours aux déguisements, et se glissera dans la place transformé en ange de lumière. Ayez donc l'œil ouvert et vous reconnaîtrez vite la queue du serpent, c'est-à-dire les traces de sa venue. Sans doute il entrera comme la pluie d'orage qui fouette les rochers', ou se trahira par quelque indice de sa haine et de sa méchanceté.
Tout autre est le portrait des bons anges. Le pécheur les a vus prier pour lui (2° Ex.,
1. Je m'étonne qu'un artiste comme M. Huysmans, s'il connaît les Exercices, n'ait pas découvert la puissance de vision et de burin qui s'y décèle à chaque instant. C'est un mot jeté : mais on ne jette ainsi que lorsque la hotte est pleine.
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lre Sem.); il a vu l'ange Gabriel saluer Marie de Nazareth, la vierge, remplir son mandat de député, et apporter la paix à la terre. Puis il a vu la troupe angélique rangée autour de la bannière du Christ, Notre-Seigneur, souverain et véritable Capitaine des bons. C'était à Jérusalem, dont le nom signifie Vision de Paix, le maître s'y tenait plein de gi'Ace et tout aimable. Eux aussi, ces esprits sont le glaive de la justice divine: mais pour l'ùme qui s'élève, d'un cœur dispos, vers Dieu, ils sont par dessus tout messagers de paix.
Elle sait reconnaître leurs visites. Le bon ange l'effleure si délicatement. Moins douce et moins suave est la goutte d'eau qui pénètre une éponge. Son entrée est discrète et silencieuse : il est chez lui, la porte est grande ouverte. Sa présence dissipe le trouble, et sème la vraie joie, le contentement spirituel, il fait couler de douces larmes d'amour, attire vers les hauteurs, fait germer ou croître l 'espérance, la foi, l'amour; elle fait voler dans l'allégresse au service de Dieu, et rend l âme toute accoisée, toute pacifiée en son Créateur et Seigneur.
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Voilà le diagnostic, et le critérium, pour juger sciemment si En route est une œuvre catholique. Ce livre-là a servi à un directeur expérimenté que cette simple étude persuada de la sincérité et de l'expérimentale connaissance de l'auteur.
Car ces mêmes phénomènes, que Durtal présente en burinant, profondes, les lignes, à sa manière, ils sont de toutes les conversions. Lisez L. Veuillot, ou si vous préférez, lisez dans la Revue Bleue1, les beaux articles de M. J. Lémaltre. Le nouveau converti eut quelques mois de profonde angoisse ; il regrettait ce qu'il voulait quitter. Il écrivait à son frère2 : « Je suis horriblement triste, et du vieux fonds que tu me connais, et de ce qui s'ajoute chaque jour, et enfin de la peur que me fait éprouver ce continuel accroissement, quand je viens à y songer. »
Il dit encore ceci, que l'on sent être très vrai : « C'est justement depuis ce moment-là (celui de sa conversion définitive) que je soutire
1. 1894. 1. 5.
2. Corresp., I, 25.
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le plus. Le combat a réellement commencé à l'acte qui devait le finir; ce qui était clair à mon esprit devient douteux; ce que j'ai abandonné avec le plus de facilité me. devient cher. »
Et ceci, d'une si belle et si courageuse sincérité, et qui me parait aller loin dans la connaissance de notre misérable cœur : « Évidemment cette lutte doit se terminer par le triomphe du bien ; mais elle est longue et douloureuse en raison du mal qu'on a commis : car on n'a pas fait une faute, si odieuse soitelle, qu'on ne désire la faire encore, et faire pis. Chaque vice de la vie passée laisse au cœur une racine immonde, qu'il faut en arracher avec des tenailles ardentes. Cela semble une chose épouvantable d'être tenu à une vie honnête et réglée par le grand devoir divin. »
Et cependant, il se sent une force qu'il n'avait pas auparavant : « Ces actes, ces fautes, ces plaisirs, pour lesquels on avait du mépris, on s'y laissait entraîner : maintenant qu'ils inspirent un attrait horrible, qu'ils vous donnent une soif d'enfer, vous n'y cédez pas. C'est la récompense : elle est lente, elle est rare, elle
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est maudite parfois lorsqu'elle vient, mais elle vient. »
Ces insurrections de la nature, ces escarmouches avec les esprits, c'est tout uniment l'histoire de Durtal. Avant son départ pour la Trappe, à Notre-Dame des Victoires, il exhalait « une plainte d'enfant malade, où il disait tout bas à la Vierge : Ce que j'ai mal à l'âme ! » En franchissant le seuil du cloître, il y introduit son Ame, ses plaies, elles ne se guérissent ni du premier coup ni sans laisser de cicatrices. Il a les cercles de l'Inferno A descendre avant de remonter à la belle lumière, et à la paix de l'innocence reconquise.
IV
Ce serait une belle et intéressante comparaison à poursuivre celle de l'Inferno dantesque, et des pages d'En Route, où se tente et s'esquisse la peinture de l'âme encore en son péché. Avant l'absolution, Durtal erre dans les bois : « Lorsqu'il eut regagné le haut de l'étang en
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croix, il contempla l'immense crucifix de bois, dressé en l'air et qui se réverbérait dans cette glace noire. Il s'y enfonçait vu de dos, tremblait dans les petites ondes que plissait le vent, paraissait descendre en tournoyant dans cette étemdae d'encre. Et l'on n'apercevait de ce Christ de marbre dont le corps était caché par son bois, que deux bras blancs qui dépassaient l'instrument de supplice et se tordaient dans la suie des eaux.
« Awis sur l'herbe, Durtal regardait l'obscur miroir de cette croix couchée et, songeant à son âme qui était, ainsi que cet étang, tannée, salie par un lit de feuilles mortes, par un fumier de fautes, il plaignait le Sauveur qu'il allait convier à s'y baigner, car ce ne serait même plus le martyre du Golgotha, consommé, sur une éminence, la tête haute, au jour, en plein air, au moins ! mais ce serait par un surcroit d'outrages, l'abominable plongeon du corps crucifié, la tête en bas, la nuit, dans un fond de boue !
« — Ah ! il serait temps de l'épargner, en me filtrant, en me clarifiant, s'écria-t-il. » Et -le cygne, demeuré jusqu'alors immobile dans
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un bras de l'étang, balaya, en s'avançant, la lamentable image, blanchit de son reflet tranquille le deuil remué des eaux. »
Et au souvenir de la confession prochaine, le dénombrement de ses fautes lui taraude rame, et fait sortir du sol de son être un jet de larmes.
Cet étang bourbeux, c'est une peinture et c'est un symbole de l'Ame en état de péché. Ainsi le suave Alighieri du Purgatoire a d'abord eu l'expression concentrée et horrible de l'Enfer; l'enfer avec ses marais puants, ses plages grises et méphitiques. « Et des ombres fangeuses, dans ce bourbier, se frappaient non seulement avec les mains, mais avec la tête et la poitrine et les pieds, et se déchiraient avec les dents lambeaux à lambeaux ». Et les damnés criaient, avalant la fange noire (vii-xviu). Plus loin « les parois du gouffre sont incrustées d'une lie gluante, qui, s'élevant du fond, s'y collait comme une pâte et repoussait la vue et l'odorat. Penchés sur le fossé, dit le poète, je vis les damnés plongés dans un cloaque où les sentines humaines semblaient s'être vidées. »
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Votre délicatesse est-elle choquée? J'en suis fâché pour vous, les saints n'ont pas parlé autrement, et l'Esprit de Dieu qui vomit le péché du pécheur, ne recule pas devant ces images pour en dégoûter les âmes. Relisez le chapitre xxi de l'Inferno, près de ce gouffre au bitume épais qui englue les bords à l'entour, relisez et méditez les écrits des saints. Saint Paul se déclare la balayure du monde, et saint Ignace se contemple comme un petit être de boue, bien vil et bien faible devant le ToutPuissant, comme un ulcère purulent, un « apostème » où le péché pullule, d'où la malice suinte comme un venin honteux. Il n'a pas de termes trop bas pour exprimer son mépris : il fait goûter et sentir en esprit des choses sales et des corruptions fétides, images de nos fanges, la sentine des péchés, expressément, comme Dante, comme Durtal, ils sont en bonne compagnie. Et pourquoi ne voulez-vous pas que Durtal dise en sa langue qu'il vient de « touiller la boue de son âme ». Délicats, délicats, que vous aurez à déchanter quand on vous présentera le miroir. Le voilà le pécheur, « sa joue peut s'empourprer de honte ; il est
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comme un chevalier félon, confus devant son suzerain, comme un captif chargé de chaînes devant son juge'. »
Celte à me du pécheur est un enfer : la contemplation des peines et des récompenses de l'autre vie est en partie une figure de ce qui s'accomplit dans cette àme, en partie un stimulant qui l'excite à se convertir ou à s'unir à Dieu.
Lucrèce dans un passage célèbre de son poème (III, 976) pour dissiper la crainte des enfers qui étreint le cœur des hommes, donnait un sens symbolique aux supplices dont on parlait alors. D'après lui ces divers supplices ne sont qu'une allégorie des passions humaines qui trouvent en elles-mêmes leur châtiment.
Des vautours ne dévorent point le malheureux Tityos, ils ne trouveraient pas dans sa poitrine une nourriture éternelle. Mais le vrai Tityos est cet homme dont les soucis de l'amour, ou tous les autres désirs avec leurs
1. (Ex. 2. 1re Sem. et Add.)
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angoisses, rongent le cœur comme autant d'oiseaux de proie. La vie offre aussi des Sisyphes à oies regards : briguer les faisceaux, flatter le peuple, faire la chasse aux honneurs, et se retirer après mainte défaite, plein de tristesse, et revenir sans cesse à la charge, n'est-ce pas comme Sisyphe rouler à grand effort sur un mont ardu, un lourd rocher qui retombe toujours du sommet dans la plaine? Donner toujours nouvelle pâture à notre âme, la combler de biens sans la rassasier jamais, n'est-ce pas ce que figurent les jeunes Danaïdes versant toujours une onde nouvelle dans un tonneau sans fond, et qu'on ne peut remplir. Cerbères, les Furies, le sombre Tartare, ses feux horribles n'existent nulle part, pas plus que les cachots, les coups, les bourreaux, la poix, les torches ardentes, mais la peur nous aiguillonne et nous redoutons mille fléaux. Bine Acherusia fit stnltorum denique vit a.
Plus d'un contemporain, deux mille ans après Lucrèce, a des pensées proche parentes des siennes. Un tout autre esprit nous anime. Oui, nous disons que l'âme de Durtal pécheur,
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que l'âme en première semaine des Exercices, que l'âme Inferno peinte aux cercles dantesques, est une vivante image de l'Enfer. Car être en proie au péché, c'est un enfer commencé : mais cela n'ôte rien à la vérité des supplices trop réels que la foi nous apprend à craindre. Non que le dam, qui nous dépouille de Dieu, et c'est la suprême peine, soit poix, bitume, ver rongeur, boue fétide, mais il équivaut à tout cela : tout cela nous le fait imaginer, comme la fièvre d'un amour déçu me fait concevoir l'incendie sanglant d'un cœur à jamais dépourvu du souverain amour, vide de Dieu..
C'est en ce sens que Bossuet écrit : « Chrétiens, si vous voulez voir quelque affreuse représentation de ces gouffres où gémissent les esprits dévoyés, n'allez pas rechercher, n'allez pas rappeler les images, ni des fournaises ardentes, ni de ces monts ensoufrés qui nourrissent dans leurs entrailles des feux immortels, qui vomissent des tourbillons d'une flamme obscure et ténébreuse, et que Tertullien appelle élégamment pour cette raison « les cheminées de l'Enfer ». Séparés de l'unité de l'Église,
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les pécheurs commencent leur enfer même sur la terre, et leurs crimes les y font descendre : car ne nous imaginons pas que l'enfer consiste dans ces épouvantables tourments, dans ces étangs de feu et de soufre, dans ces flammes éternellement dévorantes, dans cette rage, dans ce désespoir, dans cet horrible grincement de dents. L'enfer si nous l'entendons, c'est le péché même : l'enfer c'est d'être éloigné de Dieu, et la preuve en est évidente par les Écritures1. »
1. Ceux qui désirent la preuve qu'en donne Bossuet peuvent consulter : 2* Dimanche Rameaux, 3e point; et 3* Dim. après Pentec. Jar point. — Job nous représente l'enfer en ces mots : « C'esJ un lieu, dit-il, où il n'y a nul ordre, m.iis une horreur perpétuelle » (x. 22); de sorte que l'enfer c'est le désordre et la confusion. Or li- désordre n'est pas dans la peine : au contraire, j'apprends de saint Augustin que la peine c'est 1 ordre du crime. Quand je dis péché je dis le désordre, parce que j'exprime la rébellion. Quand je dis péché puni, je dis une chose très bien ordonnée; car c'est un ordre très équitable que l'impiété soit punie; d'où il s'ensuit invinciblement que ce qui fait la confusion dans l'enfer ce n'est pas la peine, mais le péché. Que si le dernier degré de misère, ce qui fait la damnation et l'enfer, c'est d'ètre séparé de Dieu, qui est la. véritable béatitude; si d'ailleurs il est plus clair que le jour que c'est le péché qui nous en sépare : comprends, ô pécheur misérable! que tu portes ton enfer en toi-même, parce que tu y portes ton crime, qui te fait descendre vivant en ces effroyables cachots où sont tourmentées les âmes
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J'ai donc bien droit de dire que les peintures d'En Route sont celles de l'Ùme-inferno, à rapprocher de celles d'Ignace de Loyola et de l'Alighieri. Durtal a comme eux la vigueur du pinceau, et la justesse du sentiment chrétien, bien qu'en puisse penser M. René Doumic.
Car le sentiment chrétien ce n'est pas d'avoir une fine plume, des tournures enveloppées pour caresser Tes académiciens chatoyants qui donnent leurs voix pour entrer dans la docte compagnie, niais c'est d'avoir une âme humble et fière : humble devant Dieu seul grand, et fière devant les hommes qui ne nous en imposent guère s'ils ne parlent au nom de Dieu. Humble, ce n'est pas à dire sot et imbécile — au sens (le Bossuet en ses méditations sur l'Évangile — mais humble, c'est-à-dire dans le vrai. L'humilité n'est point l'ignorance de soi, ou le sentiment mo(leste et défiant
rebelles. Car comme l'apôtre saint Paul, parlant des fidèles qui vivent en Dieu par la charité, assure que « leur demeure est au ciel, et leur conversation avec les anges », ainsi nous pouvons dire très certainement que les méchants sont abimés dans l'enfer, et que leur conversation est avec les diables. « Etrange séparation du pécheur, qui trouve son enfer même en cette vie!... »
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d'une limite et d'une incapacité. Non ! non ! cette vertu convient aux magnanimes et aux généreux prêts à entreprendre et à oser s'il faut agir. L'humilité c'est le « noverim nie, noverim te, » de saint Augustin : qui proclame Dieu souveraine grandeur, Toute Beauté, Toute Sagesse, Toute Puissance, et moi « pauvre pécheur » (magnum peccatorem, dit saint Ignace) où Dieu a versé ses dons, qui sont des bienfaits et crient ma dette.
V
Si l'enfer, l'état des damnés, est une image de l'âme pécheresse, et réciproquement l ame pécheresse une image de l'enfer, la contemplation des peines de l'enfer instruit 1 âme et l'arrache à son état de mort, de dépouillement de la vie surnaturelle, pour la restaurer dans la plénière amitié de Dieu. Elle prend horreur ■de sa chute, au spectacle du péché des autres, ou devant la longue procession de souvenirs
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accusateurs qui peuplent sa mémoire. Ignace de Loyola se remémore le péché des anges, le péché d'Adam, le péché d'un damné pour une faute mortelle unique1, les siens. Dante parvenu « dans un lieu muet de toute lumière, qui mugit comme la mer sous la tempête quand elle est battue par les vents contraires », voit passer « l'ouragan infernal, qui ne s'arrête jamais, entraine le» esprits dans son tourbillon, et les tourmente en les roulant et en les meurtrissant. »
Il entend les pleurs, les cris, les grincements de dents, et les soupirs : après l'ouragan infernal qui emporte les luxurieux, c'est la pluie éternelle qui fouette les gourmands, « pluie éternelle, maudite, froide et pesante, qui tombe également et toujours la même m; et les avares qui roulent des fardeaux en les poussant de la poitrine, et dont les troupes s'entrechoquent; et le bourbier fangeux; et sur le sable d'une lande enguirlandée par la forêt de douleurs, dont les troncs enferment
1. L'hypothèse s'est-elle jamais réalisée, on en peut douter. Mais elle fait mieux concevoir la gravité, l'horreur, la malice de la faute en soi.
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des âmes damnées « pleurant lentement de larges flammes comme la neige sur les Alpes lorsque le vent ne souffle pas ». Il voit les torses tordus, et les pécheurs dans le bitume comme les grenouilles dans la vase; et les chapes dorées, au plomb lourd, qui vêtent les hypocrites ; et le lac de glace où les pécheurs sont enfoncés, comme la grenouille qui coasse le museau hors de l'étang; et il entend ces ombres désolées, livides, dont les dents claquent comme des becs de cigogne : dont les pleurs condensés, semblables à des visières de cristal, remplissent tout le creux des paupières.
Et comment ne resterait-il pas là, transi, éperdu, s'écria nt : « 0 justice de Dieu, que tu dois être sévère pour frapper de tels coups de vengeance1. »
Sainte Thérèse ou sainte Madeleine de Pazzi vous rediraient des visions toutes semblables. Et il n'est point besoin, nous en jugeons par elles, d'avoir commis des fautes graves ou
1 Cf. Inferno, XXIV, p. 102, traduction Florentine, et passim. Remarquez, s'il vous plaît, combien le style intense et réalisa du moyen-âge, a d'analogie avec la prose en acier de Durtal.
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nombreuses, contre l'ordre éternel posé par Dieu, pour profiter de ces leçons.
D'ailleurs elles n'aboutissent point à une crainte stérile, mais à la confusion, au repentir, à la honte de soi, et jusqu'aux larmes, dans la douleur de voir Dieu offensé, et le sang du. Christ méprisé.
Dans l'Inferno, la Madone encourage le pèlerin ; saint Ignace fait dire à Notre-Dame le colloque de mis/ricorde, et Durtal me parait en fort bonne compagnie pour les imiter en ses touchantes suppliques à la Vierge. Bien que dans sa honte, dans son repentir, dans ses larmes, dans ses prières, il porte partout les traces de son passé, de sa nature d'artiste qui fut disciple de Zola, il n'en exprime pas moins à sa manière et souvent très bellement le sentiment chrétien.
Libre à vous de préférer la naïve école ombrienne avec Jacques de Benedetti : « Si le roi de France avait une fille, et elle seule pour héritière, elle irait parée d'une robe blanche, et sa bonne renommée volerait par tous pays. Et maintenant si par bassesse de cœur, elle s'attachait à un lépreux, et qu'elle s'abandonnât à son pouvoir, que pourrait-on dire d'un tel
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marché? 0 mon âme, tu as fait pis quand tu t'es vendue au inonde trompeur'. » Assurément Durtal n'a pas cette suavité de touche du Vieux de Todi, bien âpre et bien original à ses heures lui aussi ; mais c'est plutôt Verlaine qui a retrouvé la grâce enfantine des primitifs.
Le pauvre Lélian a chanté ses larmes de pénitent avec une pénétrante douceur qui rappelle l'humble frate. « 0 larmes, s'écriait Jacopone, vous avez la force et la grâce : à vous appartient le pouvoir et à vous la royauté. Vous vous en allez seules devant le juge, et nulle crainte ne vous arrête en chemin. Jamais vous ne revenez sans fruit : par l'humilité, vous avez su vaincre la grandeur, et vous enchaînez le Dieu tout-puissant. » Cela ne rappelleyt-il pas l'allégorie des prières où le vieil Homère nous les représente s'acheminant jusqu'au trône de Jupiter?
Et c'est après tout le même sentiment que nous peint Durtal quand le souvenir de ses fautes lui taraude l'âme, et fait sortir du sol de son être un jet de larmes, ce sang de notre cœur.
1. OZANAM, Poètes franciscains, p. 177.
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J'aime de voir cet uniforme sentiment du pécheur contrit depuis Madeleine aux pieds de Jésus, ou Pierre dans la cour du grand-prêtre, jusqu'à nos cœurs brisés de la même douleur. Et j'y retrouve la même poésie, la. même esthétique saveur ; et tous les amis du Maître sont touchés de la même pitié, devant la brebis qui sort des épines, sanglante, et revient à sou berger, « au bercail où je dormis agnelet, » comme disait Dante.
Mais Dieu fait parfois sentir à l'âme les larmes amères avant les larmes dans l'embrassement du pardon. Durtal a connu les deux.
« Il cherchait à tâtons son âme et la trouvait inerte, sans connaissance, presque glacée, Il avait le corps vivant et sain, toute son intelligence, toute sa raison et ses autres puissances, ses autres facultés s'engourdissaient, peu à peu, et s'arrêtaient. Il se manifestait, en son être, un effet tout à la fois analogue et contraire, à ceux que le curare produit sur l'organisme, lorsqu'il circule dans les réseaux du sang ; les membres se paralysent ; l'on n'éprouve aucune douleur, mais - le froid monte; l'âme
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finit par être séquestrée toute vive dans un cadavre; là, c'était le corps vivant qui détenait une âme morte.
Harcelé par la peur, il se dégagea d'un suprême effort, voulut se visiter, voir où il en était, et de même qu'un marin, qui, dans un navire où s'est déclarée une voie d'eau, descend à fond de cale, il dut rétrograder, car l'escalier était coupé, les marches s'ouvraient sur un abîme.
Malgré I ci terreur qui le galopait, il se pencha, fasciné, sur ce trou et, à force de fixer le noir, il distingua des apparences; dans un jour d'éclipsé, dans un air raréfié, il apercevait au fond de soi le panorama de son âme, un crépuscule désert, aux horizons rapprochés de nuit; et c'était, sous cette lumière louche, quelque chose comme une lande rasée, comme un marécage comblé de gravats et de cendres; la place des péchés arrachés par Je confesseur restait visible, mais, sauf une ivraie de vices sèche qui rampait encore, rien ne poussait.
Il se voyait épuisé ; il savait qu 'il n avait plus la force d'extirper ses dernières racines et il défaillait, à l'idée qu'il faudrait encore
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s'ensemencer de vertus, labourer ce sol aride, fumer cette terre morte. Il se sentait incapable de tout travail, et il avait en même temps la conviction (lue Dieu le rejetait, que Dieu ne l'aiderait plus. Cette certitude le ravina. Ce fut inexprimable; — car rien ne peut rendre les anxiétés, les angoisses de cet état, par lequel il faut avoir passé pour le comprendre. L'affolement d'un enfant qui ne s'est jamais éloigné des jupes de sa mère et que l'on abandonnerait sans crier gare, en pleine campagne, à la brume, pourrait seule en donner un semblant d'idée, et encore, en raison même de son âge, l'enfant, après s'être désolé, finirait-il par se calmer, par se distraire de son chagrin, par ne plus percevoir le danger (lui l'entoure, taudis que dans cet état, c'est le désespoir tenace et absolu, la pensée immuable du délaissement, la transe opiniâtre, que rien ne diminue, que rien n'apaise.
L'on n'ose plus ni avancer, ni reculer, on voudrait se terrer, attendre, en baissant la tète, la fin d' on ne sait quoi, être assuré que des menaces que l'on ignore et que l'on devine sont écartées. Durtal en était à ce point; il ne
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pouvait revenir sur ses pas, car cette voie, qu 'il avait quittée, lui faisait horreur. Si la terre le repoussait, le ciel se fermait en même temps, pour lui ». « Et, subitement, sans qu'il eût, en somme, failli, celui qui l'avait jusqu'alors tenu par la main, refusait de le guider, le congédiait, sans dire mot, dans les ténèbres.
Tout est fini, pensa-t-il; je suis condamné à flotter ici-biis, tel qu'une épave dont personne ne veut. aucune berge ne m'est désormais accessible, car si le inonde me répugne, je dégoûte Dieu. Ah! Seigneur, souvenez-vons de l'enclos de Gethsémani, de la tragique défection du P're que vous imploriez dans d'incibles affres! Souvenez-vous qu'alors un ange vous consola et. ayez pitié de moi, parlez, ne vous en allez pas! — Dans le silence où s'éteignit son cri, il s'accabla, et, cependant, il voulut réagir contre cette désolation, tenter d'échapper au désespoir; il pria, et il eut de nouveau cette sensation très précise que ses obséciations ne portaient point, n'étaient même pas entendues. Il appela l'Intendante des allégeances, la Médiatrice des pardons à
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son aide, et il fut persuadé que la Vierge ne l'écoutait plus.
Il se tut découragé, et l'ombre se condensa encore et une nuit complète le recouvrit. Il ne souffrit plus alors, au sens propre du mot, mais ce fut pis; car ce fut l'anéantissement dans le vide, le vertige de l'homme que l'on courbe sur un gouffre ; et les bribes de raisonnement qu'il pouvait rassembler et lier, dans cette débâcle, finirent par se ramifier en des scrupules. »
Enfin après l'Eucharistie tout se résout dans un épanouissement momentané. « Une allégresse contenue, une douceur recueillie émanaient de ce site qui lui paraissait, au lieu de s'étendre ainsi qu'autrefois, se rapprocher, se rassembler autour du crucifix, se tourner, attentif, vers la liquide croix.
Les arbres bruissaient, tremblant, dans un souffle de prières, s'inclinaient devant le Christ qui ne tordait plus ses bras douloureux dans le miroir de l'étang, mais qui étreignait ses eaux, les éployait contre lui en les bénissant.
Et elles-mêmes différaient; leur encre s'emplissait de visions monacales, de robes blan-
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chas qu 'y laissait, en passant, le reflet des nuées; et le cygne les éclaboussait, dans un clapotis de soleil, faisait, en nageant, courir devant lui de grands ronds d'huile.
L'on eût dit de ces oudes dorées par l'huile des catéchumènes et le saint Chrême que l'Église exorcise, le samedi de la Semaine Sainte; et, au-dessus d'elles, le ciel entr'ouvrit son tabernacle de nuages, en sortit un clair soleil semblable à une monstrance d'or en fusion, à un saint sacrement de flammes.
C'était un Salut de la nature, une génuflexion d'arbres et de fleurs, chantant dans le vent, encensant de leurs parfums le Pain sacré qui resplendissait là-haut dans la custode embrasée de l'astre.
DurLal regardait, transporté. Il avait envie de crier à ce paysage son enthousiasme et sa foi; il éprouvait enfin une aise à vivre. L'horreur de l'existence ne comptait plus devant de tais instants qu'aucun bonheur simplement terrestre n'est capable de donner. Dieu seul avait le pouvoir de gorger ainsi une âme, de la faire déborder et ruisseler en des flots de joie, et, lui seul pouvait aussi combler la
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vasque des douleurs, comme aucun événement de ce monde ne le savait faire. »
Certes, si des pleurs montèrent alors, ce furent des pleurs de joie ; un moment dont sainte Térèse a parlé en sainte et en artiste quand elle a raconté son délicieux « Lloraba con el Señor. »
Voilà l'étape de la conversion : il faut convenir que ni la Foi ni la Beauté n'y sont mises à mal. Et nous avons droit de sortir de cet inferno pour attendre que M. J.-K. Huysmans continue à sa manière son Voyage du Pèlerin.
Ap rès les voies ardues de ces sentiers où l'Ame s'épure, nous entrerons dans le royaume de la lumière. Et c'est sur cette aube que nous prendrons congé du lecteur, car le Correspondant 1 en a déjà donné quelque primeur ; dans la cathédrale, à Chartres, comme dans l'àme de Durtal le jour monte, et combien beau. Jésus-Christ se lève à l'horizon de l'âme, comme un soleil dont l'éclat désormais ira toujours grandissant. A cette clarté divine l'âme se purifie encore, « elle ne voit pas seu-
1. Correspondant, 10 février 1897. Je suis heureux qu'un retard imprévu me permette de citer ces belles pages.
Cf. En Route, pp. 361-363, 377-378.
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lenlent, nous dit sainte Térèse, les toiles d'araignée ou les grandes fautes, mais encore les plus légers atomps, ou les plus petitestaches... Dès que le soleil de la sainteté infinie l'investit de ses rayons, elle se trouve tout à fait trouble, comme l'eau dans un verre, qui, loin du soleil semble pure et limpide, mais qui exposée à ses rayons parait toute remplie d'atomes'. » Mais surtout elle monte de plus eu plus vers Dieu, en s'ornant de vertus, pour parvenir à la bienheureuse union qui l'attend.
Il vous souvient de cette magnifique page où Bossuet, posant la plume après son Traité de la Concupisce nce, nous peint si largement cette lumière où l'àme se trouve plongée. Et pourquoi ne la point relire? J'ai peur que le titre rébarbatif du Traité n'y attire pas les artistes. c Le soleil s'avançait, et son approche se faisait connaître par une céleste blancheur qui se répandait de tous côtés : les étoiles étaient disparues, et la lune s'était levée avec son croissant d'un argent si beau et si vif, que les yeux en étaient charmés. Elle semblait vouloir
1. Cf. une image semblable dans le Pilgrim Progress et Deguileville. Nous y reviendrons en poursuivant ces études.
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honorer le soleil, en par-aissant claire et illuminée par le côté qu'elle tournait vers lui ; tout le reste était obscur et ténébreux ; et un petit demi-cercle recevait seulement dans cet endroit-là un ravissant éclat, par les rayons du soleil, comme du père de la lumière. Quand il la voit de ce côté, elle reçoit une teinte de lumière : plus il la voit, plus sa lumière s'accroit. Quand il la voit tout entière, elle est dans son plein ; et plus elle a de lumière, plus elle fait honneur à celui d'où elle vient. Mais \oici uu nouvel hommage qu'elle rend à sou céleste illuininateur. A mesure qu'il approchait, je la voyais disparaître ; le faible croissant diminuait peu à peu ; et quand le soleil se fut montré tout entier, sa pâle et débile lumière, s'évanouissant, se perdit dans celle du grand astre qui disparaissait, dans laquelle elle fut comme absorbée. On voyait bien qu'elle ne pouvait avoir perdu sa lumière par l'approcke du soleil qui l'éclairait, mais un petit astre cédait au grand, une petite lumière se confondait avec la grande ; et la place du croissant ne parut plus dans le ciel, où il tenait auparavant un si beau rang parmi les étoiles.
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« Mon Dieu, lumière éternelle, c'est la figure de ce qui arrive à mon âme quand vous l'éclairez. Elle n'est illuminée que du côté que vous la voyez : partout où vos rayons ne pénètrent pas, ce n'est que ténèbres ; et quand ils se retirent tout à fait, l'obscurité et la défaillance sont entières. » Nous pénétrerons plus tard, s'il plaît à Dieu, sur ce terrain, dans la lumière. Pour ce jour, nous restons sur le seuil au point où Durtal nous a conduits.
VI
Et qu'on dise après cela à la suite de M. Max Nordau que le décadent n'a point de vues et de goûts personnels en art. Sur M. Huysmans dans Dégénérescence, il ne se trouve qu'un éreintement et des injures. Décidément, hongrois ou allemand ce juif a la patte lourde : je ne dirai pourtant pas qu 'il m'assomme. Ses livres ont un fouillis d idées qui m'amuse. Et dans son incrédulité, il garde aine belle indignation d'honnête homme devant la « lasciveté porcine » — ce sont ses expres-
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sions — du décadent, et du « carnassier voluptueux » qui oublie le refrènement de soi, et se met par là même au rang des brutes, hors la société.
Mais ces sévérités qui tombent dru et juste, n'en accompagnent-elles pas d'autres qui donnent à côté? Dégénérescence était écrit avant En Route, paix et pardon au passé! Mais si M. Huysmuns n'était alors que « le type classique de l'hystérique sans originalité, qui est la victime prédestinée de chaque suggestion » il semblerait qu'il a changé. Etcominent croire que même alors « le décadent crevant de sotte vanité » « ce garçon-là » n'eût en fait, « pas la moindre compréhension de l'art. » Alors Durtal a joliment mué depuis des Esseintes. Comment appliquer ceci à Durtal « un décadent y. de M. René Doumic, — un « décadent » de M. Max Not-dau : « Pour savoir si une œuvre d'art lui plaît ou non, il ne regarde pas l'œuvre d'art, oh non ! il lui tourne le dos, mais étudie anxieusemenl les mines des gens- qui se tiennent devant elle; sont-ils enthousiasmés, le décadent méprise l'œuvre, restent-ils indiflérents ou paraissent-ils même se fâcher, il l'ad-
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mire avec conviction. L'homme banal cherche toujours à penser, à sentir, à faire la même chose que la foule; le décadent, lui, cherche exactement le contraire. Tous deux tirent donc leur manière de voir et leurs sentiments non de leur intérieur, mais se laissent dicter par la foule. Tous deux manquent de personnalité, et ils doivent avoir constamment les yeux fixés sur la foule, pour trouver leur route... le snob décadent est un philistin atteint de la manie de contradiction et anti-sociale sans le moindre sentiment pour l'œuvre d'art elle-même. »
Et vous croyez — ô critiques sensés — que lorsqu'on est capable de goûter en artiste les purs chefs-d'œuvre de l'art liturgique, comme Durtal, et sans calquer, certes, le'moins du monde ses jugements sur ceux du voisin, on est le décadent que vous dites, dépourvu du moindre sentiment pour l'œuvre d'art ! Que les décadents de M. Doumic, et ceux de M. Nardau ne soient pas pris dans les mêmes douzaines, je le veux bien, mais. M. Huys-' mans ne me parait répondre ni à l'un ni à 1 autre des deux catalogues. M. Brunetièrc le trouve « original et suggestif. » M. Nordau loue en
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M. Brunetière une u belle santé intellectuelle ». Je me range à son jugement bien portant, mi je me défie de la passion anti-française des germains, comme (le la passion des puristes, qui ne pardonnaient pas à Jésus de s'asseoir au banquet des pécheurs et rappelaient « buveur de vin ».
11 fréquentait mal, sans doute, ce Jésus de Nazarelh : il n'aurait pas dû mettre sa main dans celle des pardonnés, son cœur sur celui de Lazare. Et les pharisiens de la Palestine l'eussent accueilli de meilleur gré en leurs synagogues ou leurs académies, s'il n'avait eu dans l'âme cette largeur et cette hauteur qui fait les intelligences hospitalières et les cœurs bienveillants t.
J. PACBEU, S. J.
1. Souhaitons de voir s'en inspirer les jeunes gens comme M. François Veuillot, qui s'ils ont de bons directeurs, pourront leur demander de bons conseils. M. François VeuilloLa cru devoir faire sien et amplifier le jugement de l'abbé Delfour, quinze mois après son prononcé. Il eùt pu le reviser dans l'intervalle. Le Monde fit mieux, d'emblée, et 12abbé Klein y avait signé sur « En route » et M. Huysraans un jugement équitable : l'Univers a l'habitude de juger plus juste.
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L'AME CONTEMPORAINE
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L'AME CONTEMPORAINE
« De Dante à Verlaine! Quelle chute, me dit le spirituel directeur de la Société SaintJean', le P. Charles Clair. Vous nous faites descendre des hauteurs par une échelle dont le dernier barreau, vermoulu, se rompt, et nous roulons, surpris, dans la fange. » De là mon titre, et mes pages diront si j'eus tort. Sans doute elles ne tiennent pas tout ce qu'il suggère, mais il indique bien la pente et le point de départ de ces études. Qu'il me soit permis
1. La Société de Saint-Jean publie une revue mensuelle illustrée i Notes d'Art et d'Archéologie.
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d'en dégager la pensée intime, où elles se rejoignent : l'amour de la religion et de l'art. Pour qui suit Je mouvement des esprits, deux choses semblent évidentes : de deux côtés, parmi les croyants et parmi les incroyants il brille des rayons ou des lueurs d'espérance. Car l'œuvre de Dieu s'accomplit par tous les temps. Les œuvres contemporaines sont pour nous des manifestations d'Ames.
Si le courant de la vie catholique s'est resserre, il est devenu plus profond ; si bien des âmes ont expulsé la foi, celles qui la conservent forment un groupe de catholiques admirables. Ce sont des catholiques entièrement dévoués à leurs convictions, sans respect humain, sans réticences, sans divisions intimes dans leur intelligence. Le regard se repose là sur des chrétiens d'un attachement à l'Église d'autant plus solide qu'il est plus désintéressé. Quel intérêt peut les pousser? Est-ce l'opinion, ou la mode, est-ce la faveur du pouvoir? Ah! ces causes purent jadis incliner et fixer les
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volontés en des siècles qui portent dans l'histoire le nom de siècles chrétiens. 11 put y avoir des hypocrites de religion, comme il y a des hypocrites de l'esprit persécuteur, les uns et les autres ne s'inspirant que d'un esprit et d'une religion, la religion de l'intérêt personnel. Mais aujourd'hui, il n'y a pas de places à briguer, ni de bénéfices à cueillir, il y aurait plutôt des risques à courir et des avantages à compromettre, quand on affirme sans rougir ses croyances.
Et puurtant les faits sont là. La vie catholique ne reste pas latente en ces cœurs d'élite, elle éclate, et se répand dans une magnitique germination d'oeuvres de toute sorte, œuvres de secours à toutes les misères, œuvres pour les pauvres, pour les malades, pour les vagabonds, œuvres de réorganisation sociale, œuvres pour protéger les faibles, œuvres pour grouper les bonnes volontés de toutes les classes. Voilà un signe d'une vitalité vigoureuse. Il en est un autre non moins expressif. La vie religieuse est en France plus florissante que jamais, et par le nombre des vocations, et par la ferveur; l'esprit d'apostolat y a de
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nobles essors. Or, pour quiconque a réfléchi sur les lois de la vie surnaturelle, il ne saurait faire un doute que les chrétiens généreux qui se dévouent aux œuvres ou embrassent la voie des conseils et de la perfection religieuse, supposent autour d'eux une vie catholique intense et la manifestent. L, s fruits excellents ne germent pas et ne mûrissent pas sur des branches desséchées; et une race qui produit des représentants exquis suppose un ensemble (lui n'a pas dégénéré.
Si maintenant nous sortons du cercle des catholiques pratiquants et même militants, quelle voix d'encouragement s'élèvera, (luel souffle d'espoir? N'y a-t-il autour de nous que ruines et (lue décombres, ou les cendres remuées de l'indifférence et du scepticisme laissent-elles encore entrevoir quelque étincelle capable de rallumer la foi et la charité dans les âmes ? Le cours de la -pensée contemporaine va-t-il toujours s'enfuir et diverger de la ligne catholique ou lui revenir? Au risque, ou mieux, sans crainte d'être accusé d'un optimisme qui voit tout en rose, disons : Il y a deux courants dans la société moderne
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qui peuvent ramener à l'Église et sollicitent le regard vigilant du prêtre et des fidèles. Nous les appellerons, si vous voulez, le courant mystique et le courant social.
Dans le monde des intellectuels on est las de doctrines désolantes, dites positives, qui en philosophie mettent de côté Dieu, l'âme et son avenir, sous ce beau prétexte que ce ne sont pas choses qui se voient ou qui se palpent et se manipulent. On est las des écoles dites réalistes, qui, sous prétexte de copier la nature, dans les arts disent adieu à l'idéal, à tout ce qui porte en liant les coeurs ! Ceux qui se piquent d'être des penseurs et des honnêtes gens répudient volontiers ces errements, un plus noble souci les hante et vit dans leurs cœurs, le souci de l'infini et des aspirations religieuses de l'âme. « Les dieux exilés reviennent ; le divin tout au moins a reparu. Une aube encore lointaine se lève ; les hauts sommets se découvrent, les
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blancs portiques, les statues saintes se haussent de nouveau sur l'horizon du rève'-. » Et pourquoi dans ce retour n'être pas charmé par la vérité plus belle que le rêve, comme nous nous éveillerons au ciel devant un Réel plus beau que notre idéal?
Les préjugés d'antagonisme prétendu entre la science et la foi, deviennent démodés et attaqués par ceux-là même dont on ne l'attendait guère. La science — cette divinité vague, malaisément définie, qu'on nommerait mieux les sciences expérimentales — promettait de supprimer le mystère. « Son audacieuse mais légitime prétention, avait-on dit, était d'organiser scientifiquement (entendez hors du surnaturel) l'humanité. » Mais de tous côtés, à l'heure présente, — il en fut bruit, tout particulièrement depuis les articles courageux de M. Brunetière2 — croyants et
1. Je prends ces lignes dans l'Éloge de Clémence Isaure, (3 mai 1895) dont M. Emile Pouvillon m'a envoyé le gracieux et délicat hommage.
2. Qu'en dit M. Max Nordau ? Cf. Dégénérescence, 1, 203 et passim. Après avoir vante la « belle santé intellectuelle » de M. Brunetière trouve-t-il maintenant que dans les lobes cérébraux, ou la substance grise, l'équilibre harmonique, la hié-
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incroyants en viennent à s'accorder pour constater que la science est sortie de son domaine, quand elle a prétendu résoudre les grands problèmes de l'humanité. Elle a fait banqueroute, disent les uns. Nous constatons ses faillites partielles, disent les autres. Quelle que soit l'image, et le pittoresque de l'expression, ni les uns ni les autres ne nient les merveilleux progrès et les découvertes admirables des sciences en notre siècle, mais ils s'accordent à reconnaltre que ce n'est pas là tout pour l'homme et que les secrets du problème de la destinée lui échappent.
Ah l ce n'est pas à dire que les penseurs ou les écrivains qui manifestent ces sentiments soient prêts à suivre docilement l'Église. Non certes ! Je ue dissimule pas non plus que beaucoup se contentent de donner cours à une certaine religiosité vague, dont ils se sont engoués sous le nom de mysticisme; — que leurs préjugés sont très fortement enracinés, qu *un voile épais leur bande l'esprit, et l'empêche
rarchie des furces a. diminué ? Accuse-t-il M. Brunetière de « rêvasseries religieuses », ou (injure pire) le traite-t-il d'élève de jésuites rabâchant après eux 1 1 !
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d'être guidé par la lumière de la Révélation. Oui, tout cela est vrai. Mais un fait certain demeure. Il y a là des désirs, des appels qui demandent d'être accueillis avec sympathie; et qui peuvent préparer un point de rencontre et d'estime mutuelle, où se fera sinon le salut par l'embrassement de l'Église, du moins le respect de son action persuasive, et la bonne entente de tous.
Je regarde l'homme de mon siècle, et quoi qu'on m'en puisse dii-e, je ne reconnais pas sur la majorité des fronts le stigmate de l'irréligion : et ceux-là même qui ne sont pas ou (lui ne sont plus chrétiens, gardent dans le secret et revendiquent même au dehors l'honneur d'un idéal religieux. Les hommes étaient jadis beaucoup plus vite catalogués dans une série, courbés sous les bénédictions ou soulevés dans le blasphème. Et c'était après tout l'attitude double et bien tranchée de la foi soumise ou de lu foi révoltée. Il y a de la foi encore dans le ricanement haineux de Voltaire. Mais notre époque nous réservait le spectacle nouveau et bizarre d'une sorte d'impiété pieuse, et d'irréligion religieuse qui semble faire école.
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S "il en est qui parlent d'un avenir sans re- ligion1, ceux-là même se défendent souvent mal de la pente de leur cœur, ramenés par de secrets détours à je ne sais quel culte chimérique. Mais il y a encore plus d'incertains que d'incroyants. Plus souvent c'est pour l'Église, pour Jésus-Christ, pour l'Évangile une apparente sympathie qui reste en chemin, sans logique, vantant l'Église et n'y revenant pas. Et si vous eu cherchez la cause, c'est que l'idéal de l'Église est à. la fois précis et obligatoire et tout cela heurte des défauts mignons, des illusions caressées des contemporains.
Interrogez ceux qui s'analysent le plus curieusement, et vous me direz si le grand vol si sûr — les ailes déployées — du chrétien soumis, vers l'idéal religieux de l'Église, ne vous parait pas chez eux tremblant et rasant le sol, incertain et irrégulier, parce qu'ils n'ont que des vues confuses et troubles, tandis que notre but est précis et déterminé. « Nous sentons dans
1. Ce pauvre Guy au, par exemple, dont la mort navrante, et sans Dieu, quand on compare « L'Irréligion de l avenir » et les « Vers d'un Philosophe », fait songer à la responsabilité du maitre- devant le corps refroidi de ce disciple.
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l'Évangile, vous diront-ils1, je ne sais quel charme profond, mystique, et vaguement sensuel. Nous l'aimons pour l'histoire de la Samaritaine, de Marie de Magdala, de la femme adultère. Nous nous imaginons presque que c'est le premier livre où il y ait eu de la bonté, de la pitié, une faiblesse pour les égarés et les * irréguliers, le sentiment de l'universelle misère, et peu s'en faut, de l'irresponsabilité des misérables... Et peut-être aussi goûtons-nous le plaisir d'entendre ce livre singulier d'une façon hétérodoxe... L'âme moderne connaît tous les dieux, non plus pour y croire... mais pour comprendre et vénérer les rêves que l'énigme du monde a inspirés à nos ancêtres et les illusions qui les ont empêchés de tant souffrir. La curiosité des religions est en ce"siècle-ci un de nos sentiments les plus distingués et les meilleurs... »
Ainsi vague pitié, vague sentiment, vagues consolations, vague mystère, vague sensualité
1. Cf. M. J. LKMAITRE, Les Contemporains, 20 série, p. 13. Un charmant article signé Humbert de Clérissac, des Frères Prêcheurs, a étudié, dans le Correspondant, l'état d'âme du sémillant critique, et le confesse... avant la. lettre.
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même, voilà le fond de religiosité qui court à travers ces lignes et dont on savoure la distinction. Ce n'est point là une note isolée ; c'est pour beaucoup la grande séduction contemporaine. Et ce pourrait bien être la dernière et la plus perfide invention du grand trompeur des âmes — qui trouve des collaborateurs insconscients — d'amuser les intelligences et les cœurs par des éludes de religions, amalgamant aux autres chaque idéal paru, pour n'en plus garder pour soi aucun contour bien net, pour n'en plus reconnaître d'authentiquement divin. Religion de la beauté, religion de la pitié, religion de la douleur, mythes de la Grèce et mythes de l'Inde, se fondent dans un symbole épars et flottant, incapable de guider la vie, et de tremper les volontés, mais très merveilleusement habile à retarder l'Ame qui ne trouve plus son repos dans l'Eglise qu'elle ignore ou qu'elle méconnaît.
L'un s'éprend de l'âme slave, teintée des nuances de l'Évangile, l'autre prône le réveil moral, et l'union dans un idéal... à trouver. Les uns, dans un élan, crient : « Ayons une âme, v et les autres : « Ayons une foi. » Et
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d'autres répondent, les lèvres ironiquement plissées, comme jadis on eut des larmes dans les yeux : « Qu'est-ce donc que mon Ame, et quel peut bien être votre Credo ? » D'autres s'avancent plus hardis ou plus compréhensifs, qui veulent allier dans une religiosité universelle tous les essais religieux de l'àme humaine. Le divin est partout pour eux en ces étapes diverses, menées par le Dieu qui se manifeste dans les Christs du passé ou les Christs de l'avenir. En tous ces cas, le fanatisme d'impiété parait chose bien grossière aux délicats de notre âge, et c'est une élégance de plus de sentir qu'on porte en soi une Ame (C- sérieuse et inquiète », et de constater, douloureusement, semble-t-il, la grande misère de ce temps, indifférence, dilettantisme, impuissance de croire. » Et comme dans cette pièce du grand siècle, où Chrysale se plaint que dans sa maison « le raisonnement en bannit la raison », chez nous c'est la religiosité qui bannit la religion.
Quelle source de pitié émue fait sourdre dans tout cœur généreux, tant de noblesse d'âme gaspillée, tant de charmes dispersés, tant de surdité à l'appel du Maître ! Quelle intolérable
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impuissance d'assister sans pouvoir les éclairer et les guider à ces promenades incertaines de ceux qui cherchent leur temple, et ne venant point entendre l'Eglise, la mère aimante et vigilante qui leur crie : « Il est au-dedans de vous-même! Une fois déjà, je l'ai construit et consacré cet édifice saint, où l'Esprit de Dieu descendit, et si vous avez chassé l'hôte, si vous avez démoli le sanctuaire, vous en portez le dessin et les fondements ineffaçables : et je vois en vous marquée de l'empreinte du baptême la pierre d'attente sur laquelle vous devrez un jour reconstruire. »
Qu'il y a d'anxiété bienveillante en nous quand nous suivons ces égarés demandant un Dieu à toute créature, comme Marie-Madeleine cherchait en pleurant le Sauveur disparu. Et devant ce qui nous semble un appel du Dieu de l'Évangile et de l'Église, à ces âmes — toujours chères, dans leurs erreurs, — nous sentons en notre cœur quelque chose qui nous presse de dire- le « quid quæris ? » 0 chercheuse inquiète, Madeleine, ce n'est pas un fantôme aux formes vaporeuses qui fuit devant vous, n'entendez-vous pas que Jésus dit :
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M Maria » et qu'il faut tomber à ses pieds en vous écriant : « 0 Maître, Rabboni ! a
C'est le terme vers lequel les âmes touchées d'idéalisme et de mysticisme sont en route, et nous souhaitons d'éclairer « l'ignorance indécise » et d'inviter leur cœur à se laisser aller vers les bras ouverts de l'Église, « comme la guèpe vole au lis épanoui. »
Un second courant que j'ai nommé le courant social, nous est signalé par la faveur qui met les questions sociales à Tordre du jour, et nous y retrouverions bien le côté idéaliste, et un mysticisme humanitaire. Mais cet aspect des choses n'est pas touché dans cet opuscule, il aurait son charme1. Le peuple est leurré par les promesses du socialisme, c'est-à-dire d'un système où les utopies et les chimères dominent, avec des erreurs même ou des faussetés, le tout mêlé à des désirs du mieux et de réformes, souvent exprimés ailleurs dans le monde du travail.
1. Cf. BRUNETIÈRE, Renaissance de l'Idéalisme.
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Mais si l Église condamne les erreurs, elle Be défend pas les espoirs d'avenir meilleurs ; et les catholiques, par la plume ou par la parole, par leurs enseignements sociaux et leurs œuvres populaires ne sont pas en dehors des efforts tentés pour quelque rénovation légitime.
En définitive, à quelque parti que l'on . adhère, quelque croyance qu'on professe, à moins d'être aveugle volontaire, on sait le rôle social de l'Eglise catholique dans le monde. Il éclate aux yeux. Quand bien même on ne reconnaltrait pas avec nous la hauteur de sa mission divine, on ne pourrait nier ce fait humain que proclame l'histoire : l'Eglise en sa marche à travers les siècles a semé ses bienfaits dans la société. Tout spécialement elle fut la tutrice des faibles et des déshérités du monde du travail, elle a toujours eu pour le peuple une main secourable et un cœur de mère. Les indifférents, les naturalistes, les ennemis eux-mêmes ont des élans de franchise pour l'avouer quand l'étude les mène à contempler les temps où cette vieille mère portait encore dans les affaires humaines son diadème
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de reine. Nous avons tous lu là-dessus de bien curieuses pages de nos contemporains1.
Mais ce n'est pas le lieu d'insister. Si nous rappelons ces deux courants, ces deux tendances de l'âme contemporaine, idéaliste et mystique, c'est qu'il n'est pas déplacé d'y voir tout au moins des signes d'espérance. Je ne dis pas (les signes de victoire prochaine, ni du triomphe définitif de l'Église, d'un avènement merveilleux, de l'âge d'or. Non ! pas de ces rêveries bonnes pour les liseurs, naïfs et gobeurs, de prophéties sans crédit. Mais nous voyons là un simple encouragement à la lutte pour la propagation de l'idée chrétienne, pourla rencontre loyale de tous sur le terrain de l'étude, ou sur le terrain de l'action sociale. L'Église, ses prètres,
1. Outre les articles de M. Brunetière, — les pages, de Taine sur l'Eglise, les dernières écrites de cette main puissante presque sous l'étreinte de la mort, font regretter la disparition d'un penseur loyal mais égaré par les préjugés de naissance et d'éducation scientifique. Il eût été curieux de voir s'il eût atteint la vérité plénière ; si sa droiture lui mérita, à l'heure du dénouement final, des lumières sur le pro5blème de la vie, la surprise de cette mystérieuse solution & dû l'éblouir ou le consterner. Nous avons droit de prier pour cette âme, et de souhaiter, à ceux qui pensent, l'heureux accomplissement du devoir de la recherche en cette poignante énigme, disons mieux, du devoir de la certitude.
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ses fidèles, n'ont qu'à dire : « Discutez nos eertitudes, — étudiez nos œuvres, — ayez le cœur droit, — et vous serez des nôtres. C'est votre devoir, c'est notre espoir. »
Tel est l'esprit que le lecteur aura dégagé de ces pages, et qui nous fait aimer notre temps et rAme contemporaine. « Il y a toujours, a dit Lacordaire, dans le cœur de l'homme, dans l'état des esprits, dans le cours de l'opinion, dans les lois, les choses et le temps, un point d'appui pour Dieu ; le grand art est de le discerner et de s'en servir. » C'est aussi l'esprit d'Ignace de Loyola : les grands hommes, et surtout les grands chrétiens, et par dessus tout les saints religieux sont frères.
S'il plait à Dieu,'nous montrerons mieux dans une étude plus étendue sur Dante et les mystiques, les points de contact de l'esprit de l'Église avec l'art et l'état d'âme contemporains 1.
a 1. Il est à regretter que les Instituts ou Facultés catholiques n'aient pas, que je sache, inscrit jusqu ici de cours sur le grand poète catholique, l'Alighieri. Son œuvre jadis commentée en des cathédrales avec l'approbation des Papes, ne peut se contenter d'une lecture élégante en Sorbonne, où M. Gebhart ne percera jamais jusqu'aux moelles, parce qu'il n'a pas le
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Une autre analysera l'idéalisme social, — le. mysticisme humanitaire des modernes, — et nous aurons achevé d'explorer l'idée dont ces études contiennent l'annonce et la première ébauche.
Paris, 25 décembre 1896.
En la Fête* du XIV* centenaire de la France chrétienne.
sens catholique, le vrai, du la Divine Comédie. (Cf. L'optique de M. E. GEBILART, membre de l'Institut. Études, 20 février 1897.) — Les '1 tendances nouvelles M de la littérature, ont été délicatement étudiées par M. l'abbé Klein. La même note nous tinte aux oreilles avec des noms ou des œuvres différentes. l'armi les lettrés de celte nuance qui marchent sans avanr er, il y a les sinc;'res, ceux-là me touchent, il y a les habiles, ceux-là m'amusent, il y a ceux qui saisissent l'heure opportune pour vendre leurs pages, je Joue leur esprit de commerce, Receperunt mercedem suam, vani vanam.
2. Sur l'idée de patrie alliée à l'idée chrétienne, cf. J. PACHEU, S. J., Le devoir contemporain « de la France chrétienne, discours prononcé à Saint-Sulpice (Plon, 1897).
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APPENDICE
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APPENDICE
1
DANTE
Une lettre de M. le professeur Poletto précise sa pensée sur M. Forment : la mienne n'y contredit pas, me semble-t-il, mais je donne pleine satisfaction à la remarque de l'éminent professeur :
MiO REV. PADRE,
Nel dotto periodico ÉLudes, etc. (14 febr. 1894) lessi (additatomi da un Religioso francese dimorante qui in Roma) il bellissimo articolo les études dantesques en Franco, lavoro notabilissimo, e che dà si lettori anche forestieri pienissima notizia del proposlo
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suggello; permetta che io Le presenti le mie più vive congratulazioni, e che La ringrazi per essersi dignato di aver ricordato un mio recente volume. Al qual proposito mi consenta di notare ch'io non intessi di fare del FOl"Il1ont un secondo Ozanam, ma solo volli notare il buono spirito, l'intento cristiano (veduto larghe e sincere) che guida ed anima il Formont in questi studi; ma non intesi punto di dire e di far credere, cito le cose finora da lui pubblicate siano di tale importanza da poter stare a confronto coi lavori dell' Ozanam; le cose del Formont in fatti io le dichìavai saggi, ed espressi pervio il voto che avendo spirito e intento cristiano, non disforme nella sostanza da quello dell' Ozanam, egli potesse trovar tempo a dedicai-si con maggior lena a siffatti studi : per ciò Ella ben vede che Ella e io siamo perfettamente d'accordo nel fatto, che gli scritti del Formont, finora dati in luce, ne constituent pas un titre stíf,'ì*sani pour recueillir la succession d'Osanam.
Prof. GIACOMO POLETTO,
Prelato Domestico di Sa Santità.
Roma, 15 Giugno 4894.
Les renseignements bibliographiques et les jugements qui suivent me paraissent utiles il qui veut étudier Dante. Leur place me semble
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tout indiquée ici, je les réimprime en les groupant. Le lecteur y verra le meilleur choix à faire pour une petite bibliothèque dantesque : Poletto, Hettinger, Conioldi, et une traduction.
La Divina Comedia, con commenti secondo la
Scolastica del P. GIOACHINO IÌERTHIER, dei
Pred. professore di teologia nell' Cnì\ersita di Friburgo (Swj*z< ra). Voi. 1, fascicolo 1. 1892.
Après Schelling, Rosenkranz, Delff, Lamennais, Ozanam, après Simonctti, Missichini et les travaux d'Augusto Conti et P. Paganini dans le Dante c il suo secolo, on ne vient pas lrop tard, et tout n'est pas dit sur la philosophie eL la théologie dantesques. Aussi le H. P. Bei-thiei , 0. P., professeur de théologie à la jeune Université catholique de Fribourg, entreprend un monument nouveau à la gloire du grand Florentin.
Plus de deux cents éditions de la Commedia ont vu le jour en noire siècle1, et des commentateurs sans nombre semblent en avoir épuisé l'exégèse. Mais, pour secouer les scories des gloses de fantaisie
1. FERRAMI, Manuak dantesco, t. V, p. TOC.
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ou des subtilités hors de propos, pour saisir la pensée du vieil Alighieri dans toute sa force et sa vérité natives, il faut quelque familiarité avec les maîtres de l'École. La renaissanee <)es éludes scolastiques n'a donc pas manqué d'apporter un grand secours au lecteur, plus désireux d'entrer dans les conceptions du poète que de lui prêter les siennes. Les ouvrages bien conuus du P. Mathieu Liberatore ont beaucoup l'ait pour dissiper bien des soi-disant obscurités sublimes dupoemasagro. Plus récemment, le docteur Hettinger a donné une exeellente étude générale sur la Divine Comédie envisagée surtout dans sa pensée fondamentale à la Lumière de la théologie. Mais le professeur Polelto, dans son remarquable Dizionario (II, 362), met au-dessus de tous le P. Cornoldi.
Peu d'années avant sa mort, en effet, ce regretté Père a édité un commentaire où sa pleine compétence, sa lucidité, son élégance, font de lui un initiateur agréable et un guide sûr. Son but d'ailleurs n'était pas absolument le même que celui du P. Berthier. Sans.appareil d'érudition, sans réfé- rences, sans noies hérissées de noms propres et de chiffres, il proposait une édition modeste et peu coûteuse, d'un abord et d'nu usage faciles1. Sa valeur propre lui vient surtout d'une connaissance approfondie de la doctrine de saint Thomas. Le P. Berthier poursuit un desseiu asst z semblable, mais
1. La Divina Commedia di Dante Alighieri, col comento di GIOVANNI MARIA. CORNOLDI. D. C. D. G. In-8. Roma, Befani, 1888. -
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avecun plan aux proportions plus grandioses. L'œuvre complète comprendra trois volumes in-folio, qui paraîtront en cinquante fascicules.
Au commentaire par la parole s'ajoutera le commentaire par l'illustration. Ce ne seront plus autour du texte les broderies brillantes d'un artiste à l'imagination personnelle : on ne rivalise pas en ce genre avec le crayon de Gustave Doré. Mais les gravures, au nombre d'au moins deux mille, seront empruntées à l'archéologie du moyen âge. Un simple regard, en tournant les feuillets du premier fascicule, permet d'attester le bon goût de cette collection. Deux héliogravures reproduisent avec un fini très délicat les traits de Dante : l'une d'après un portrait attribué à Haphaêl, l'autre d'après une miniature de la Laurentienne ; des photogravures nombreuses insèrent dans le texte, médailles, tableaux, sculptures, les armes de Dante, son portrait par Giotto, la Béatrice de Vau der Goes, etc., etc. Tel détail pourra sembler de moindre intérêt. Ainsi (p. ix) le petit dormeur ligotté dans ses bandelettes, dont l'image est d'ailleurs empruntée au beau livre deM. Léon Gaulier sur la Chevalerie, ne jette pas un jour bien neut sur le berceau du jeune Durante. Toute l*ois l'ensemble plaît, pique la curiosité, et s'harmonise bien avec le foud sérieux et grave de l'ouvrage. Disons-le tout de buite, l'exécution typographique est d'une beauté et d'upe netteté remarquables. C'est donc lune splendide édition de luxe qui se prépare, aussi bien qu'un commentaire de haute parlée.
Cette œuvre méritera qu'on l'étudié en détail
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lorsque la publication en sera plus avancée. Nous ne voulons que la présenter au lecteur, et lui souhaiter en ces quelques lignes bienvenue et pleine réussite. Le fascicule que nous avons sous les yeux comprend le début d'une introduction historique sur le poète et son poème, et les deux premiers chants de C'est assez pour se rendre compte de la manière de l'auteur, parfois trop peu pour posséder sa pensée toute entière. Àinbi, en lisant l'introduction, ou est tenté de se demander si elle a souci des assertions d'une critique qui va jusqu'à l'extrême, et réduit presque à néant les faits certains de la biographie dantesque. Mais on nous renvoie aux appendices qui termineront ce volume : la question y sera sans doule élucidée à propos de Beatrice; mêmes délais pour le Vellroy où l'auteur reconnaît Benoit XI, suivant l'opinion du P. Cornoldi, pour les trois Donne, etc.
Les notes sont abondantes, un peu brèves et sèches à la lecture; mais leurs indications mettent le travailleur à même d'approfondir, s'il veut se reporter aux auteurs cités. En tête de chaque chant se trouve un résumé qui précise le sens général; il se continue par une courte indication marginale, tous les dix ou vingt vers. C'est proprement la suggestion, personnelle duP. Berthier au lecteur. Par ce procédé lumineux, il le guide et lui fait entrevoir aisément, sous le voile de l'allégorie, l'histoire intime qui se déroule dans la trilogie ; l'épopée du salut, les étapes de la conversion d'une âme, depuis les fanges du péché jusqu'aux splendeurs de l'union divine.
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De temps à autre on rencontre tel ou tel renvoi à la Somme de saint Thomas, dont le besoin ne se fait pas sentir. Donnerai-je quelque exemple ? Dante pti lc (Iuf. i, 6) do celle forêt dure et sauvage dont le seul "souvenir ravive l'effroi. Une nole nous avertit que l'imagination renouvelle la peur en la représentant comme présente, ainsi qu'on peut le voir ta 2m, q. 41, a. i, ad 3m! — De même (pages 23, 25, 27), les notes reviennent à trois reprises, et à courts intervalles, sur une dispute d'école, et veulent retrouver insinui- partout que Dante embrasse l'opinion de saint Thomas sur la béatitude formelle (Inf., n, 29, 55, 70-72). Il y a vraiment abus, et ce cortège de multiples références scolastiques ne semble pas toujours nécessaire pour éclairer le texte.
Il n'en reste pas moins que ce monument magnifique élevé au grand artiste théologien 8> ra digne de la dédicace inscrite à son frontispice : .1 sua Santilà Leone XIII Mecenate insigne degli studi tomistici e danleschi.
Alcuni studi su Dante Alighieri, del professore D. Giacomo POLETTO, corne appendice al Dizionario D;intesco. Siena, tip. S. Bernardino, 1892. In-8, pp. ix-345. Prix : 3 francs.
De 1885 à 1887, sept volumes du Dizionario danlesco furent édités à Sienne : fatigues et maladies ont retardé la venue du puîné, mais il fail honneur
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à ses frères. M. Polelio nous donne en effet dans ses appendices le mot final d'une œuvre de longue haleine. Les Études, depuis leur nouvelle naissance, n'ont pas eu occasion d'entretenir leurs lecteurs de cette œuvre magistrale. Aussi nous permettons-mous de ne pas nous restreindre aux seuls appendices, et de jeter quelque regard en arrière. La presse fut unanime à louer dès le début la tentative et la réussite du docte professeur.
Sans parler des autres, deux revues de tendances bien diverses, la Civiltà callolica et la Nuova Antologia, s'unissaient dans l'éloge. La Civillà1 louait dans l'ouvrage la vaste science, la sagacité des rapprochements, l'abondance de matériaux, qui dispense de toute une bibliothèque dantesque pour les recherches historiques, les interprétations littérales ou allégoriques, l'esthétique, la doctrine philosophique ou théologique, soit de l'épopée, soit des autres écrits du poeta sovratw. Le fini de l'exécution, ajoutait-on, place l'auteur au-dessus de tous les contemporains. La Nuova Anlologial reconnaissait, en cette consciencieuse érudition, une des contributions les plus importantes et les plus utiles, en notre siècle, pour l'étude du divin poète, et même de la science et de la littérature médiévales.
Cet accord et cette bienveillance d'accueil nous dispense de réitérer les mêmes jugements pour de petits volumes qui se recommandent d'eux-mêmes à l'étudiant dantesque. Nous devons seulement un
1. 4 juillet 1885, 5 juin 1886.
2, Août 1886.
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merci à l'auteur pour avoir tenu en partie ses promesses d'antan. Il nous annonçait les appendices, et s'il plaît à Dieu, un commentaire intégral du Pocma sacro, avec un texte amélioré par les travaux modernes et une exposition guidée par le principe : « Dante expliqué par Dante même », en tenant compte des Opere minori. l'e principe est d'or, et pour Dante, et pour saint Thomas, et pour tous les grands maîtres. Nous demandons à boire aux sources; et c'est là le désir du très éminent protecteur du professeur A. G. Polello, à la munificence duquel nous devons celle œuvre considérable, le Pape ami de Dante et de saint Thomas; selon l'allusion délicate de notre érudit, qui emprunte les paroles de l'illustre exilé lui-môme à Cangrande della Scala : < Spero de magnificentia vestra, ut alias habeatur procedendi ad utilew expositionem facultas. i (Epist. X, 321).
Lisez la préface, feuilletez, sans vous étonner de ces louanges, l'ouvrage où pas un mot de Dante ne reste dans l'oubli, travaillez avec son aide, vous verrez qu'il donne ce qu'il offre et lient ce qu'il promet. Vous n'y trouverez pas la rhétorique creuse qui risque de dégoûter des études dantesques les gens sérieux, mais un travail vraiment scientifique et d'une critique sans naïvetés, comme sans sévé-
1. La collaboration de l'imprimeur et du libraire paraît uii peu trop voisine de l'entanc' de l'art. La prochaine édition corrigera sans doute les fautes d'orthographe et quelques pages mal venues. Peut-être aussi choisira-t-on pour ce Dictionnaire un format qui ne nécessite pas toute une série de petits volumes.
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rités outrées. L'auteur ne néglige pas les travaux qui l'ont précédé : il les cite, il les contrôle, il les complète. La préface réfère spécialement au Vocabulaire de Blanc, au Dictionnaire de Bocci, au Manuel dantesque deJacopo Ferrazzi, « souvent mis au pillage sans être cité »; et tous les volumes, en éclaircissant les difficultés, ajoutent une abondante bibliographie. Mais l'auteur reste personnel et cherche plus à mettre en lumière les idées qu'il croit vraies, qu'à rapporter celles des autres. On ne s'étonnera pas ici de nous voir relever fraternellement le témoignage donné par M. Poletto à nos Pères Berardinelli et Cornoldi. La Compagnie de Jésus a beaucoup fait par leur entremise pour la restauration du vieil Alighieri trop délaissé par les siècles de classicisme étroit ou de philosophisme bien arriéré.
Notre siècle où tant de vieilles choses revivent, où tant de jeunes se transforment, et qui doit marquer, dit-on, l'aurore de temps nouveaux, lèguera au suivant, parmi ses gloires nombreuses, celle d'une renaissance de l'idée chrétienne dans les lettres, les sciences et la vie sociale. Là est un mérite notable du présent ouvrage, et peut-être en partie la cause de sa valeur scientifique. Dante est avant tout un grand chrétien, son œuvre glorifie avant tout l'idée chrétienne, dans les lettres et les arts, dans la vie et dans les sciences. On le méconnaît ou on l'ignore, si on l'aborde avec les prôjugés rétrogrades de l'esprit fort, ou avec la légèreté de l'esprit superficiel, qui n'a pas assez connu le robuste contact des grands maitres de l'école. Comme eût dit
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Victor Hugo, on sent frémir dans l'œuvre du maestro florentin quatre souffles de l'esprit : l'histoire, l'idéal, la scolastique, la mystique. Il faut le goûter ou le juger eu critique, en artiste, en philosophe, en ascète, mais toujours en chrétien : c'est la seule manière de le comprendre en savant, j'entends par là un homme éclairé et dégagé de préjugé». Le titulaire de la chaire fondée par Sa Sainteté Léon XIII, héritier de la manière et des documents d'un Giuliani, grand érudit et vrai chrétien de la marque antique (celle-là seule peut être la nouvelle), homme de piété autant que de philosophie, était assez complet pour son entreprise.
Le professeur D. G. Poletto se donne très particulièrement pour l'ami de Iii jeunesse : pour elle il fait bon marché de ses veilles et de ses peines. Aussi, pour ne pas rester étranger aux détails pratiques, sans être trop pot-au-feu, disons que tout scholar, à l'escarcelle plus garnie d'espérances que d'écus, ne sera pas fâché s'il a une cinquantaine de francs à mettre dehors, de trouver pour cette <omme relativement modique, l'édition du 1'. Cornoldi : elle fournit un texte et un commentaire surtout de théologie et de philosophie, — l'étude du Dr Hettinger (édition anglaise Bowden, s'il ni' possède pas les arcanes tudesques), et le Dizionario de Poletto. C'est là, semble-t-il, un excellent fonds, le meilleur pour débuter.
Entrer plus avant dans l'étude du Dictionnaire serait abuser de l'hospitalité de ces pages. Que ce soit partie remise, pour ne pas trop nous montrer, comme Eliu, plein de discours. Nous nous bornerons.
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à signaler les principales questions qui ont obtenu dos éclaircissements spéciaux dans les appendices. Quelques-uues touchent au sens fondamental de l'allégorie : la Selva selvaggia, le Tre fiere, etc.; d'autres à la méthode du poète v. g. Beati-ice : l'auteur, prenant parti entre Barloli. Giuliani. et d'Ancona, démontre fort bien comment la réalité et l'allégorie se mêlent en ce personnage1; d'autres éclairent sa pensée politique, importante dans le poème sans y être absolument prépondérante, v. g. il Papato e l'Imperato, il Dominio temporale dei l'api, Guelfi c Ghibellini, il Véltro : la loyauté de M. PolcLto lui fait remarquer dans une nole que telle étude insérée ici élail écrite avant le maître ouvrage du P. Berardinelli. L'auteur s'attache à montrer que le laineux Veltro ne peul être un pape', à rencontre de ("eux qui y vireul Benoît XI, ou mille autres noms à qui les plus invraisemblables. Enfin, d'autres pages sont consacrées à la vie ou aux œuvres de Dante : arbre . généalogique, chronologie des faits eutre t265 et 1321, d'après les œuvres de Dante, Dante et leu beaux-arts, les Œuvres de Dante.
1. Le P. Gidman, S. J., a consacré, à tort selon nous, toute une étude à ne reconnaître dans la Béatrix qu'une allégorie. Il a d'ailleurs donné une belle place à la Divine Comédie dans son intéressante série : a Das Problem des menschichen Lebens in dichterische Lœsung. Il (Dante, Job, Faust, Parcival.) 3 vol., chez Herder, Fribourg en Brisgau.
2. Cela réfute le P. Coi-nohii, qui d'ailleurs, en dehors de son commentaire théologique, ne revendique pas d'autorité personnelle. Le R. P. Berthier, des Frères Prêcheurs, a cru devoir faire sienne l'opinion rapportée par le P. Cornoldi, se réservant de combattre pour elle quand les appendices de son ouvrage verront le jour.
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On ne peut quitter ces études sans s'étonner de certains préjugés tenaces qui se refusent encore à voir dans ce vieil Alighieri un fils dévoué de l'Église, une de ses pures gloires. Cumme pour eu donner des marques incontestées, elles nous renvoient au bref de Léon XIII adressé à l'archevêque de Ravenne, en dale du 20 mars 1892, avec 10000 francs, pour contribuer au mausolée projeté, eL un exemplaire d'un Codex du Vatican, traduction et commentaire en latin du commencement, du quinzième siècle, édité aux frais de Sa Saiutelé1 par deux savants franciscains, les PP. Marcellino da Civessa et Teutilo Domenichelli. Ce bref honora le poète comme un des joyaux de prix, un des ileurons de la couronne du christianisme. tl Si les amertumes de l'exil et les colères de parti égarèrent pur fuis son jugement, jamais du moins il ne rompit eu visière aux vérités de la sagesse chrétienne. J) Mais la lumière ne perce pus toujours les nuages amoncelés à plaisir : la dédicace du P. Cornoldi (Poielto, p. 342) fut agréée par Léon XIII, comme Ci lie du P. Venlut i par Clément XIT, comme Vellutello par Paul III eL Sansovino par Paul IV ; le Vatican dunua asile au Voyant parmi. les grands théologiens, là où le plaça le pinceau de Raphaël, et fonda une chaire pour commenter la Commedia; n'importe, la naïveté ou la perfidie feront encore de Dante uti précurseur de
1. Fratris Johannis de Serravalle Ord. Min. Episcopi et Principis Firmani. — Translatio et Comiiicntum totius libri Dantis Allig/ierii cum textu italico fratris Bartholomsi a Colle ejusdem ordinis. — Nunc prinium cUita. Prati, ex officina libraria Giacbetti, filii et soc., 1891.
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Luther, un ennemi de la papauté; on accouplera son nom glorieux à celui d'un Giordano Bruno! Et avec cela, en répétant les sopliismes des Aroux et des Rossetti, on scia bien vu des académies, et il sei-a de bon ton de louer a les charmantes études italiennes de M. Émile Gebhart D. Nous en reparlerons au lecteur.
La Divina Commedia di Dante Allighieri con commento del prof. Giacomo POLETTO. Tournai, Tipografia liturgica di S. Giovanni, Descléc, Lefehvre et C'", 1894. 3 voi. in-8. Prix : 30 francs.
Ce commentaire de la Divine Comédie est dédié à Sa Sainteté Léon XIII, fondateur de la chaire dantesque occupée par M. Poletlo. Les Études ont déjà eu occasion de signaler le mérite de l'auteur*. Aussi je ne ferai qu'annoncer la publication de ces trois volumes imprimés par la Société Saint-Jean. lielire la Commedia. en compagnie d'un maitre, serait un vrai charme. Comme M. Poletto, nous emprunterions volontiers le moL que Dante disait de sa Beatrice :
Io non la vidi tante volte encora,
Ch' io non trovassi in lei nuova bellezza.
1. Partie bibliographique, 30 août 1893, et Études, 15 février 1894.
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Mais ce très riche commentaire nous entraînerait, et nous attacherait plus longtemps que je n'en ai le loisir. J'ai déjà dit du reste, l'an passé, tout le bien que je pensais de la méthode adoptée. Expliquer ce que Danle a voulu dire, et ne pas le tirer à ses propres idées, c'est plus rare qu'on ne pense. L'érudition du commentateur est toute tournée de ce côté. Il connait à fond les moindres œuvres de Dante, et renvoie sans cesse à l'une ou à l'autre pour éclairer la pensée du poète d'après sa manière habituelle de concevoir. Cet ouvrage est donc le complément naturel du Dizionario, et doit se trouver sur la table de l'admirateur studieux de l'Allighieri.
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Il
SPENSER, BUNYAN, SHELLEYi
Le jugement suivant, de M. Augustin Filun, auteur d'une Histoire de la Littérature an y laise couronnée par l'Académie française, complétera le mien. On m'excusera. Je ne supprime pas les éloges : ce serait fausser le sens du reste.
Bognor, Sussex, 16 avril 4895.
... Je vous remercie de m'avoir fait lire l'étude du P. Pacheu. C'est un morceau bleu distingué, et les pages sur le mysticisme sont tout à fait délicales. Il esL particulièrement merveilleux qu'un jésuite ait pu entrer si avant dans l'âme de Shelley et en ressortir avec des impressions si vraies. Pour cela, il a fallu beaucoup de tact, de pénétration et d'intelligente bonne volonté. Je ne puis souffrir Shelley; je n'en apprécie que mieux l'effort heureux que votre ami a fait pour en dégager ce qui peut être accepté et aimé.
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Je sais aussi beaucoup de gré au P. Pacheu de n'avoir pas accepté sans faire ses réserves les exagérations de Macaulay et de Taine relativement à Bunyan. A mon humble avis, le Pilgrim's progress n'est qu'un document historique et psychologique. Bunyan n'est pas un vrai mystique. Son mysticisme n'est pas un don, mais une infirmité, une lacune, l'absence de la faculté de l'abstrait. Tandis que Spenser et Shelley idéalisent, vaporisent, volatilisent les types humains jusqu'à n'en faire que des idées habillées d'un corp , Bunyan fait l'opération inverse et empâte grossièrement de chair les idées. Le l'ilgrim's progress, c'est la gravure d'Epinal du Symbolisme. Autrefois, ce livre appartenait aux paysans et aux enfants : il faudrait peut-être le leur rendre. Kt encore, j'objecterais. C'est un livre antifamilial, et je juge d'un livre suivant qu'il est favorable, ou contraire, à l'esprit de famille.
Vous voyez que je suis bien loin du point de vue auquel s'est placé le P. Pacheu. Cependant, cela ne m'a pas empêché d'être sous le charme, et de me laisser dériver doucement au fil de sa délicieuse rêverie esthétique.
AUGUSTIN FILON.
COWPER. — Ceux qu'intéressent les bymnes religieux en Angleterre, consulteront avec fruit le dictionnaire édité par M. John Julian.
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A Dictionary of hymnology, setting forth the origin and history of Christian hymns of all ages and nations, with special reference to those contained in the hymn books of english-speaking countries, and now in common use, edited by John JULIAN M.-A., vicar of Wincoband, Sheffield. London, John
Murray, Albemarle street, 1892. One volume (pp. 1616) Medium 8vo, 21. 2s.
Ce livre n'est pas un simple catalogue pour les érudits, comme celui de M. Ulysse Chevalier, ou un recueil comme ceux de Mone, de Daniel, de Wackernagel ou du Père Dreves; mais il groupe une foule de renseignements disséminés ou inédits. Le Dictionnaire d'hymnologie prend à tâche de nous exposer l'origine et le développement des hymnes chrétiennes de tout âge et de tout peuple. Les hymnes qui ont une histoire sonl traitées en des articles spéciaux : le lecteur peut consulter, en outre, des notices biographiques et critiques sur les auteurs et les traducteurs, des études historiques sur l'hymnologie de chaque nation et des diverses dénominations religieuses. Deux tables facilitent les recherches, l'une donne les noms propres, l'autre les incipit des hymnes, cet index à lui seul occupe deux cents pages (1306 à 1504).
La matière paraît bien vaste, si l'on songe que quatre cent mille hymnes ont été écrites dans le monde chrétien, et se répartissent entre deux cents
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langues ou dialectes. De ce nombre, environ trente mille ont une notice dans l'ouvrage, et le nombre d'auteurs et de traducteurs cités s'élève à cinq mille. L'entreprise n'en demeurait pas moins considérable. L'édiLeur, M. John Julian, a été assisté par une trentaine de collaborateurs dont les noms figurent en tête de l'ouvrage, et un millier de correspondants dans les diverses parlies du monde ont fourni des renseignements de tout genre. La plupart des grandes bibliothèques de l'Europe ont été mises à contribution : environ dix mille manuscrits ont été consultés, dout un petit nombre seulement avaient été déjà mis en usage
Le soin apporté à cette compilation colossale a assuré d'ailleurs au Diclionary un succès très mérité, et les louanges unanimes de la presse en Angleterre. c Une œuvre d'un caractère si monumental, dit le Times, si complète comme exécution, ne pouvait être entreprise que par un enthousiaste doué des instincts et des aptitudes d'un érudit; M. Julian réunit évidemment ce rare assemblage de qualités. »
1. Le lecteur français prendra peut-être intérêt aux détails matériels de la préparation, que nous trouvons dans une note de M. Murray :
10 Des 3 000 000 de mots que contient le volume, plus de 2 000 000 ont été écrits par l'éditeur lui-même.
20 Les seuls frais de poste montent à plus de 300 liv. sterl. 3° Seize espèces de caractères ont été employées : le nombre total des caractères est de 14 027 000, atteignant le poids de 8 tonnes.
40 Chaque ligne a été révisés sut- les épreuves de 5 à 10 fois. 5° Imprimé avec les mêmes caractères et le même papier que le Sptalcer's Commentary, il équivaudrait aux six volumes sur l'Ancien Testament, etc., etc.
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On ne tarit pas sur ce magnum opus. un monument de slupendous research, le standard work. c Cette publication, assure le Literary Churchman, fera époque en Angleterre, eL sera d'uue portée aussi notable que la publication du Dr Neale : Hymnal noted, en 1851, et les Hymus ancient and modem, dix ans plus Lard.
Il était relativement, facile d'utiliser les travaux anciens sur l'hymnologie catholique en langue latine ou grecque: les éditeurs ont puisé aux bonnes pources. Une vue d'ensemble sur les chants et cantiques en langue vulgaire est plus rare. Mab le Dictionary est peut-^tre moins œcuménique qua tuu. titre ne l'anuonce. Les langues méridionales lJaraissent au premier regard tant soit peu effacées, et rien n'est là pour flatter l'amour-propre national des pays latins. La France obtient quelques colonnes l'Italie a trouvé place dans un appendice, mais l'Espagne est passée sous silence : la" patrie de fray Luis de Léon, de sainte Thérèse, de saint Jean de la Croix méritait mieux. Espérons que, pour mie prochaine édition, un correspondant érudit et complaisant mettra M. Julian à même de combler cette lacune. L'auteur, il faut l'avouer, s'excuse (p. 389) de n'ayoir pu obtenir d'informations détaillées sui les cantiques catholiques en France : peut-être la collection en est-elle moins brillante qu'on ne le pourrait désirer; toutefois, en attendant mieux, les recueils du Père Marquet ou de l'abbé Gravier peuvent donner une idée du genre1. Dans l'Histoire littéraire, ou la Bibliothèque de Goujet, parmi ceux
1. Le P. FLEURY, S. J., publie un recueil chez Poussielgue.
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qui ne dédaignèrent pas le s hymnes eL les cantiques, nous relevons plus d'un nom glorieux. Thibaut, comte de Champagne, entremêlait ses chansons de piété à ses chanta d'amour; Villon a sa ballade à Notre-Dame el sea chanta sur la mort.
Et Saint Gelais coulourant maint cantique, comme dit Jean Le Maire , les œuvres spirituelles du prô-Idi nt Antoine Favre, et les cantiques du ML-ur de Valagre, avec d'autres divins cantiques de Remi Belleau, Philippe Despoitrs, Honsard, Joachim du Bellay, etc. ; ou les chansons spirituelles d'Antoine de Balf, les psaumes de Desportes ou de Bertault ; sans couipier les entretiens solitaires par Guillaume de Brébœuf, et les odes sacrées par le marquis de Racan, et les belles stances de Malherbe,
N'espérons plus, mon âme, aux promesses du monde; et les poésies chrétiennes de Godeau, évêque de Grasse, ou de M. Robert Arnault d'Andilly, et sa fameuse ode sur la solitude; tous ces noms-là sont du domaine commun, el ne peuvent, dans un article historique sur la France, être relégués dans l'oubli.
L'histoire du Dictionnaire rend corn p te des quelques disproportions de l'ensemble. Le but premier était de dresser une table alphabétique des hymnes en usage dans les pays de langue anglaise : les inconvénients du système l'ont fait abandonner, en mfuie temps que l'éditeur étendait ses visées. Toutefois la protestante Allemagne et la protestante Angleterre ont été étudiées avec un soin tout
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spécial : elles offrent, il est vrai, un intérêt de premier ordre pour les hymnes en langue nationale. L'Allemagne a produit plus de cent mille hymnes depuis Luther, on y a chanté des hymnes depuis les débuts des troubles de la Réforme. L'Angleterre a imité et dépassera sa sœur eL rivale: mah> elle a commencé plus Lard; jusqu'au dix-septième siècle elle ne tolérait que des traductions du Pùutier, les dissenters out les premiers donné le branle, et entraînèrent l'établissement.
Il faut se louer, d'ailleurs, de trouver en général, dans cette œuvre de protestants, le ton de courtoisie et d'impartialité. Ce n'est pas à dire qu'on ne puisse relever ici ou là quelques taches : par exemple, dans les articles du docteur Schall, où il accuse l'hymnologie allemande d't moyen-Age de déborder d'bagiolatrie et de mai -lolatrie (p. 413), — et dans cette citation de l'archbishop Trench (p. 675), où, à propos des extravagances de Jacul'one, on reconnaît trop libéralement à beaucoup de saints du calendrier romain même grosse bouffonnerie spirituelle, sagesse et folie côte à côte. Ces inexactitudes, qui donnent une entorse a la vérité et au bon ton, soat rares heureusement. Le jésuite Frédéric de Spee et le franciscain J. Schefler (Angélus Silesius) sont cités avec éloges, aussi bien que Paul Gerhardt, Tersteegen ou Zinzendorf; notre P. Southwell, le jeune et doux martyr de Tyburn, le P. Faber, de l'Oratoire de Londres, et le P. Caswall figurent honorablement, comme les Cowper, les Wesley, les Keble.
Malgré ses lacunes ou ses imperfections, dont
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nul ne songera à s'étonner dans un ouvrage de papille extension, ce Dictionary est. vraiment une œuvre scientifique, importante et bien menée. Il nous ^araltd'uue utilité très particulière pour rechercher quelles sont au juste les manifestations de devulion, de vie surnaturelle, d'amour de NotreSeigncur chez nos frères séparés, et quels restes d'étincelle pourraient rallumer le pur flambeau de mérité. Il y a là un champ d'études plein d'attraits, et peut-être de surprises. On n'a pas toujours beaucoup suivi sur le continent le développement de piété populaire suscité surtout par les sectes, l'expansion considérable des hymnes eu Angleterre depuis plus d'un siècle, les marques de lassitude pour ui culte que ferreur fit si froid : mouvement évangélique dont Cowper et les Olney hymus portent des traces ; mouvement méthodiste portant daus ses divers embranchements l'impulsion des Wesley; ; mouvement anglican, représenté par la distinction, l'élégance et la piété de Keble. Mais ces mérites sont bien reconuus de l'autre côté de la Manche. Le P. Faber, dans la préface de ses hymnes, fait l'éloge des Olney hymus, tandis que les protestants à leur tour lui font de larges et fréquents emprunts. Toutefois ce n'est pas le lieu d'insister plus au loug et de mettre en plein jour les richesses et les admirables ressources de la langue et la littérature anglaises. L'esprit religieux la pénètre, et ses plus grands poètes, depuis Spenser et Milton jusqu'à Dryden et Pope, ont tenté d'exceller dans la poésie sacrée. Depuis Watts et Doddridge jusqu'à miss Havergall, une pléiade d'écrivains lui méritent le
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nom de pays ami des hymnes : hymn-loving England, dit le P. Faber.
Me permettra-t-on de terminer par un reproche? Il est regrettable, à mon sens, que M. Julian ait cru devoir garder en manuscrit un aide précieux pour les travaux spéciaux, une table de référenças par ordre de sujets. L'imprimeur a refusé, paraît-il, d'amplifier outre mesure, par cette hospitalité, un volume déjà trop cousidérable. Mieux valait diviser l'ouvrage en deux volumes que nous priver d'un instrument de recherches indispensable.
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III
VERLAINE
Les lettres de M. J.-K. Huysmans dont j'extrais quelques passages auront de l'intérêt pour le lecteur. L'auteur de En roule, ami de « la Mystique science souveraine, » ne se rattache pas à l'école des néo-quelque-chose, puisqu'il est catholique déclaré. Son œuvre mystique le rapprocherait de Verlaine dont il diffère notablement. L'imprécis suave et enfantin du pauvre Lélian n'est point la note de Durtal, à la langue nette et forte, parfois violentée. La Cathédrale, dont les journaux' annoncent rapparition prochaine, nous peindra Durtal installé à Chartres, auprès de sa cathédrale, à mi-route du cloître. Et ce sera pour
1. Cf. Catholic Times, 18 septembre 1896.
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cet original un progrès dans la lumière, après sa conversion en attendant l'union plus intime de la piété claustrale où l'Oblat doit nous le montrer. Le nouveau livre ne suscitera point, croyons-nous, les tempêtes du premier ; eu tout cas, il n'elFarouchera pas la pudeur de pensée ou de style puisqu'on n'y trouvera ni femme, ni souvenir charnel. Souhaitons seulement que M. Huysmans y rectifie quelques erreurs dEn route, très spécialement sur la dévotion au Sacré-Cœur, très belle, très légitime, très conforme au génie de l'Église et dont il a mal parlé. Quant aux prédicateurs (dont je suis) il a parfaitement raison de les blâmer quand ils véhiculent des fétus de paille d'idée sur des chariots de discours, et si plusieurs taches déparent En route, plus admirable après quelques coups de canif, et l'ablution de quelques feuillets, il n'en resle pas moins que dans un ouvrage qui étincelle de beauté et de sincérité d'accent, il est sage d'excuser les témérités des néophytes. Les jeunes, (et on est toujours jeune quand ou commence) s'assagiront. Il reste à se souvenir toutefois, et ;i répéter sans cesse-que tout livre
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n!est pas bon pour tout lecteur, que le lecteur français veut être respecté, et que beaucoup d'actes ou de pensées nullement deshonnêtes ou coupables ne s'étalent pas en public, par décence, et par pudeur, loi de la vie et loi de l'art. D'ailleurs, Ilabemus confitentem reuiu, l'auteur ne nie pas cruduies and puerile effusions.
Paris, 21 avril 1895.
c ...Vous parlez avec sympathie de Verlaine; mais de la rédaction même de la note, il semble ressortir que son œuvre ne vous est point familière et que vous parlez surtout d'après Lemailre.
S'il en était ainsi, oserai-je vous supplier, mon Révéreqd Père, vous qui aimez l'art rt la mystique, de lire Sagesse, de Verlaine. Je serais bien surpris si vous n'admiriez pas, en outre de l'extraordinaire talent du poète, cet accent de foi humble presque perdu depuis le moyeu-âge et qui jaillit de presque toutes les pages de ce livre. Il faut vi aiment l'incompréhension monstrueuse des catholiques en fait d'art et leur haine instinctive et têtue de la Mystique, pour n'avoir pas prôné et crié sur les toits cet admirable volume. Il était un produit glorieux, unique pour l'Église, le seul qu'Elle pùL opposer aux productions du grand talent qu'ont lait paraître les poètes profanes.
L'Église qui menait tout jadis, ne mène plus rien
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maintenant; tout le mouvement artistique de ces dernières années s'est fait hors et loiu d'Elle. Vous avouerez que c'est vraiment triste. Et cette situation n'a-t-elle pas été créée par ses fils qui considèrent les mots comme un jeu d'osselets diaboliques et l'art comme un péché. Au lieu des débilitantes lectures de ses petits livres pieux, ils ne feraient pas mal de relire Odon de Cluny et saint Bernard ; ils verraient si ceux-là étaient bégueules et prudes, s'ils avaient peur des idées et des mots. Est-ce que leur mâle candeur et leur brytale franchise ne sont pas de puissants adjuvants, de sûrs toniques d'âme ».
Paris, 5 février 1896. a... Je trouve votre idée d'un selectae mystique de Verlaine très bonne...
Que vous avez raison de défendre Verlaine! Sagesse est le seul volume d'art catholique qui ex sle réellement ; il faudrait le magnifier, sans toujours jeter à la tête de ce pauvre homme les malpropretés de sa vie. Puis qui bait s'il n'y aura pas pour le bon chantre de Notre-Seigneur des miséricordes infinies, Là-Haut? qui sait aussi, si, après Sagesse, alors qu'il vivait encore en Dieu, les catholiques, ravis d'une telle aubaine, lui avaient ouvert les bras, s'il aurait sombré dans la basse crapule des gens qui l'entouraient ?
Il reste en tout cas à le plaindre et à prier pour lui. »
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Pi irisf 15 mars 1896. c... Votre élude est excellente sur Verlaine cl si juste! >
J.-K. HUYSMANS.
Quand la trilogie de M. J.-K lIuys:nans sera achevée, s'il écrit jamais le roman blanc, rêvé par ses amis, un pourra le rapprocher du Pilgrim's progress i t de la Commedia. et s'il plaît à Dieu, je le ferai. En attendant, le lec-
teur trouvera ici sur la trilogie co'mnencé' , un commencement d'étude '.
1. J.-K. HuY>.\i\Nit En Route, 1895. l'ari», Tre>se < ^Stôok, g&leiie du Théâtre Français. ^ \
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TABLE
PAGES.
1. Les Éludes dantesques en France. — Dante et la France : puurquoi il l'estime et la déteste ; — Dante ignoré des Français au XIV* siècle; — au XVIIe délaissement presque total; — au XIX-, renaissance du goût catholique; — l'heure présente : les érudits. les artistes, MM. Auvray, Formont, Gebhart; — Dante et la mystique : l'Italie mystique 1 Il. Idéalistes et mystiques : Dante, Spencer, Bunyan, Shelley. — Dante et l'âme anglaise ; — pourquoi ces trois représentants ; — idéalisme, mysticisme, allégorie; — les anxieux, les désespérés, les croyants, la sérénité do la foi : Dante et les modermes 67 III. Paul Verlaine et la Mystique chrétienne. — Dante et Verlaiue; — artiste et mystique; — barpeuis et guitaristes; — orchidées et Ileurettes, — les élégies d'un converti; — ni panégyriste, ni détracteur : MM. Nordau, Morice; — tendances mystiques des contemporains 141 IV. Dante cl la trilogie de M. J.-K. Huysmans. « En Route » et l'Inferno; — La Cathédrale et le <i Purgatoire » ; — L'Oblat » et le « Paradis ». Est-il juste de ranger M. Huysmans parmi les c décadents du christianisme » : où on a
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PAGES. cueilli ce titre; — les erreurs des académiciens, les erreurs des dévots ; — le poème de l'âme interprété par Daute, Bunyan, IIuysmans : fonds commun, différences. — Verlaine et M. J .-K. Iluysmans : les vrais catholiques et les néo-quelque chose 173 V. L'âme contemporaine. — De D::nte à Verlaine.
— Puint de départ et de jonction de toutes ces études : idéalistes et mystiques, catholiques, incroyants, incertains; — idéalisme mystique et idéalisme social;—vers l'Église et vers la Foi. — Double aspect d'une pensée, simple ébauche 231 VI. Appendice. — Lettres de MM. Polelto, Pilon, Iluysmans; — bibliographie : Dante; les hymnes religieuses en Angleterre; — « En Route, » c Pilgrim's Progress, » CI ,00 251
A. M. D. G.