VIGOMTE DE SPOKUJERCH DE LOVENJOUL
LA VÉRITABLE HISTOIRE 1/ 'ELLE ET LUI » NOTES ET T I) 0 0 II M E N T S
I'ARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
.RUE AUllKn, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1897
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DERNIERES l'UHUGATIONS
Format grand in-18 il. 3 fr. 50 le volume.
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LA VÉRITABLE HISTOIRE DE
« ELLE ET LUI
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CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MÊME AUTEUR
HISTOIRE DES OEUVRES DE H, DE B A LZAC (Ouvrage
courolené par l'Académie Française) 3° édition. 1 vol. LES LUNDIS D'UN CHERCHEUR 1 un iioman d'amour, 2" édition 1 AUTOUR DE HOCiORÉ DE BALZAC En préparation
HISTOIRE DES OEUVRES DE GEOnGE SAND
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.
ulrniMEME CIIAIX, RUE beiiobius, 20, PARIS. 6ÎM-97. (Bacrs loiffleui).
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VICOMTE DE SPOELBERCH DE LOVENJOUL
LA VÉRITABLE HISTOIRE
DE
« ELLE ET LUI » NOTES ET DOCUMENTS
DEUXIÈME ÉDITION ̃
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3
1897
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Il a été fait de cet ouvrage une édition in-8", tirée à cinquante-cinq exemplaires, sur hollande.
Ces exemplaires, tous numérotés, ont été souscrits par la LiiHiAiiui; Deman, à Bruxelles.
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AVANT-lMIOl'OS
En publiant pour la premières fois en mai-
juin 1890, la pl us grande partie de ces pages, presque toutes écrites pendant l'hiver de '189î5, sur les origines et la véritable histoire de l'ouvrage de George Sand intitulé Elle et Luz, nous avions pris soin d'indiquer qu'après tant d'autres nous ne reviendrions pas sur le détail connu des faits qui l'ont hrécédé, et que nous nous bornerions à encadrer dans un commentaire succinct les
textes cités par nous.
Il ne saurait donc être question ici, ainsi
que certaines personnes ont semblé le croire, de la véritable histoire d'Elle ni de Lui,
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mais uniquement d'un chapitre d'histoire littéraire, appuyé sur des documents authentiques et irréfutables. Le nombre en est sensiblement augmenté dans le présent volume, et nous espérons que le lecteur ne s'en plaindra pas. Nous ne nous sommes d'ailleurs interdit ni les digressions, ni les horsd'œuvre, afin de pouvoir lui offrir une série plus considérable de pièces inédites ou peu con nues encore. Elles pourront ai der les espri ts impartiaux à s'éclairer sur la part réelle de responsabilités et de torts incombant, dans ce drame de passion sans frein, à chacune de ses deux victimes.
En prenant la plume, nous avons eu de plus la satisfaction de poursuivre un résultat désiré par le principal intéressé lui-même, c'est-à-dire la mise au jour d'une correspondance dont George Sand, loin d'en trouver la publication indiscrète ou inopportune, avait au contraire préparé et souhaité de longue date l'impression. Nous nous sommes
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du reste soigneusement abstenu de toute citation pouvant, d'une façon quelconque, créer un malentendu quant à notre but, ou modifier en apparence le caractère de notre œuvre. Le grand écrivain, dans les documents que nous publions ici, nous a d'ailleurs donné l'exemple de cette réserve, et nous aurions cru manquer à ce que nous lui devions en ne gardant pas la même mesure. Nous tenons maintenant à remercier les personnes dont le précieux concours nous a permis d'exécuter ce travail.
Nous nommerons tout d'abord madame llaurice Sand, car, sans avoir pris connaissance d'un seul mot de notre étude, elle nous a spontanément donné l'autorisation d'y insérer toutes les lettres ou fragments quelconques de George Sand que bon nous semblerait; et cela avec une promptitude et une confiance qui nous ont été au cœur. Il nous faut ensuite exprimer notre gratitude à monsieur Brunetière, le directeur
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actuel de la Revue des Deux Mondes, pour l'offre qu'avec sa bonne grâce coutumicre il nous a faite, sans nous connaître, d'obtenir pour nous l'autorisation de publier les belles lettres de M. François Buloz, son grand prédécesseur. Nous l'en remercions avec le même empressement qu'il a bien voulu mettre à nous être agréable.
Enfin, nous ne quitterons pas le lecteur sans dire à quel point l'accueil fait à ces notes par Cosmopolis nous a touché. En effet, nous avons trouvé chez les directeurs de cette revue, encore toute jeune, mais déjà si importante, bienveillance parfaite, concours dévoué, et surtout le plus précieux des avantages que puisse souhaiter un écrivain, c'està-dire le droit reconnu pour lui d'être imprimé en complète liberté, sans avoir à subir une censure quelconque. Nous ne saurions en manifester trop chaleureusement ici notre vive reconnaissance.
Janvier 1897.
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LA VÉRITABLE HISTOIRE
DE « ELLE ET LUI» Il n'y a de fâcheux que les
choses mal sues et les vérités
altérées.
f.EOnGE SAND
Lettre iné.lice il Sainte-Beuve,
du 3 août ISJ).
Est-il opportun d'éveiller de nouvea.u le souvenir de ce grand drame d'amour, et peut-être davantage encore de passion romantique jouée au naturel, dont les malheureux héros se firent eux-mêmes ensuite les historiens plus ou moins fidèles ?
Certes, tant que les plus importantes pièces authentiques de ce procès toujours en suspens, ou du moins sans cesse recommencé, n'auront pas été livrées à la publicité, c'est-à-dire tant que demeurera inédite la correspondance
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échangée entre les deux amants, il sera bien difficile de formuler un jugement définitif sur leur part de responsabilité mutuelle dans ce duel de cœurs. En effet, les coups portés par chacune des victimes les atteignirent successivement toutes deux, ensanglantant à tour de rôle les cuirasses plus brillantes que solides des infortunés adversaires. Aussi, jusqu'à la mise au jour de cers témoignages irrécusables, les documents et les récits apportant quelque lumière sur cette phase de la vie de George Sand et d'Alfred de Musset seront, croyons-nous, toujours accueillis avec un intérêt marqué par tous les fidèles dé ces grandes figures, car, nonobstant les tentatives faites pour diminuer leur prestige, elles ont conservé leur rang supérieur parmi les plus hautes physionomies littéraires de ce siècle.
Nous n'avons pas l'intention, d'ailleurs, de refaire à cette place le récit détaillé de leurs 1 épreuves, depuis la première rencontre des
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deux écrivains jusqu'à leur séparation. Trop de plumes diverses se sont avant la nôtre chargées de ce soin, pour qu'il soit utile d'y revenir encore. Nous nous contenterons donc d'encadrer les documents et les notes rassemblés dans ces pages, au moyen d'un sirnyle commentaire explicatif, plus ou moins développ6 selon les points à éclairer.
En conséquence, nous laisserons de côté le récit minutieux de I'ails si' souvent racontés et connus aujourd'hui de tous, y revenant seulement quand il le faudra pour expliquer nos citations, et nous aborderons directement notre sujet à partir de l'heure où la lourde chaîne des malheureux amants vient d'être enfin brisée pour toujours.
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Après les orages de la rupture et la fuite
de l'héroïne, celle-ci s'apaisa longtemps avant Musset.
L'inestimable faculté, qu'elle a possédée
plus que personne, de pouvoir sincèrement pardonner, et d'oublier aisément le mal causé par autrui, l'aida puissamment et rapidement à se reconquérir dans cette horrible crise. C'est à Nohant, dans son paisible l3erry, où elle s'était réfugiée toute meurtrie • ncore de3 luttes et des scènes violentes qui
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avaient précédé le déchirement final, que, presque sans effort, elle retrouva le calme, et, si l'on peut dire, en quelque sorte la raison. D'ailleurs, l'air natal, la bienfaisante atmosphère de la Vallée Noire, curent toujours sur elle cette secourable influence. Peu à peu la vision de ce passé récent, qui la hantait comme un cauchemar véritable, se transforma doucement en une impression plus vraie, plus sereine et plus juste. Sans perdre en rien le souvenir des torts graves du grand poète qu'elle avait fini par tant aimer, ses fautes à elle se précisèrent davantage à ses propres yeux, et contrihuèrent, sa nature généreuse aidant, à lui rendre plus facile encore la possibilité du pardon complet.
Elle dut revoir alors, avec la suprême impartialité dont Y Histoire de ma Vie contient tant de preuves, tous les détails de ces vingt mois (août '1833-mars 1835), et fixer pour jamais dans sa mémoire le résumé des
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événements et des faits accomplis. Sans doute elle Gvodua les débuts de ce redoutable amour, la passion du héros, la tendresse de l'héroïne, et comment celle-ci avait cédé par dévouement pour lui, alors que, chez ellc, existait bien plus le désir de lui donner le bonheur que l'espérance de le recevoir en échange. Tout ce début d'un roman vécu, qui devint si vite un véritable drame, avec ses premiers transports, sa juvénile gaieté, ses folies exubérantes, repassa d'abord sous ses yeux.
Elle se souvint de l'heure où lui fut envoyée une Complainte anonyme, tout à fait inédite et inconnue jusqu'ici, comme le seront d'ailleurs, sauf avis contraire, et ceci dit une fois pour toutes, tous les documents qui suivront.
George Sand avait précieusement gardé et authentiqué de sa main ces strophes, qu'elle avait d'abord attribuées à la collaboration d'Alfred de Vigny et de Brizeux,
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mais dont le véritable auteur facile à deviner ici, s'était bientôt fait connaître, Il s'agit, dans cette plaisanterie rimée, du duel provoqué par l'article critique de M. Capo de Feuillide sur Lélia, article paru dans l'Europe littéraire du 22 août 1833 1. Voir à l'appendice le texte de cet article.
M. Capo de Feuillide, né aux Antilles en 1800, mort en 18G3, eut une existence des plus agitées.
Nous rappellerons seulement qu'il fit d'abord partie de la maison de Charles X, et publia vers cette époque quelques pièces de vers à tendances lcgitimistes. Puis, sous le ministère llartignac, il fit montre d'opinions républicaines. Entre comme collaborateur à l'Europe littéraire en 1833, au moment de sa fondation par Victor Bohain, il devint ensuite, pour peu de temps, le rédacteur en chef de cette revue dont, pendant sa courte carrière, les transformations furent incessantes.
Enfin, après son duel avec Gustave Planche, ce fut encore propos do ses articles contre la Prcsse, publiés dans le Bon Sens et dél'endus par le National, qu'eut licu la déplorablc rencontre d'imité de Girardin avec Armand Carrel, dans laquelle ce célèbre publiciste perdit la vie.
En tant que littérateur, M. Capo de Feuillide n'a guère laissé d'autre trace que sa participation aux origines de ces deux duels.
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COMPLAINTE
historique ET véritable
SUR LE fameux duel QUI A EU LIEU
entre plusieurs
hommes DE PLUME,
très INCONNUS DANS PARIS, A L'OCCASION
D'UN livre
DONT il A été beaucoup parlé
DE différentes manières,
AINSI qu'il est relaté DANS LA
présente COMPLAINTE.
Air de la Complainte dit marécha! de Saxe.
1
Monsieur Capot dc Fcuillklo
Ayant insu 116 Lélia,
Monsieur Planche, ce jour-W,
S'éveilla fort intrépidc,
Et fit preuve de valeur
Entre midi et une heur!
II
11 écrivit une lettre,
Dans un français très correct,
Se plaignant que, sans respect,
On oslt le méconnaître
Et, plein d'indignation,
Il passa son pantalon.
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III
Buloz, dedans sa chambrette,
Sommeillait innocemment.
Il s'éveille incontinent,
Et bâilla d'un air fort bète,
Lorsclue Planche entra soudain,
Un vieux journal à la main.
IV
Il avait trouve en route
Monsieur tout crotté;
Après l'avoir consulté,
Comme il n'y comprenait goutte,
Il l'avait pris sous le bras,
Pour se sortir d'embarras.
v
Ayant écoute l'affaire,
Buloz dit « En vérilé,
Ne soyez pas irrité
Si je ne vous comprends guère
C'est que j'ai l'esprit très lourd,
Et que je suis un peu sourd. »
VI
Alors Planche, tout en nage,
Leur dit C'est pourtant très clair;
1. Émilo Itegnault, un ami de Balzac et de Jules Sandeau.
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A l'Europe Uttërair,
On doute do mon courage
Afin de le leur prouver,
Je suis venu vous trouver. »
vit
Ils allèrent chez Lcjwigc
Pour clierclior des pistolets;
Mais on leur dit qu'il lui 1 ail
Mettre cent ficus en gage.
Alors Buloz, priKlcmmcnt,
Dil, «Nous n'avons pas d'urgent. »
vi rr
Ils prirent les Dames Manches t
Pour s'en aller à Mcudon
Acheter des mirlitons,
Afin que Gustave Planche
Pût l'aire huisserie Ion
'A messieurs du Feuilleton.
IX
L'ennemi se fit attendre
Jusqu'à quatre heures un quart,
Ce qui lut canuliint, car
Buloz brûlait de se rendre
Chez madame Dudcvnnt,
Qu'il aimait passionn'incnl.
1. Voitures publiques du temps, assez semblables linos omnibus.
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x
Eufin, dans un beau carrosse,
Par deux beaux clicvuux tiré,
Fcuillido parut, paré
Comme pour un jour de noce
De plus, Lautour Mézcray,
Et deux petits pistolets.
XI
Alors les témoins, tous quatre
Devant donner le signal,
Retardent l'instant fatal
Où l'on allait'voir combattre
Ces deux grands littérateurs,
C'qui faisait frémir d'horreur.
xt
Rcgnault regardait ses bottes
Sans pouvoir trouver un mot;
Fouillidc dit « A propos,
Je vais ôter ma culotte,
Afin d'être plus dispos
Et de n'être pas capot. »
XIII
Buloz, s'asseyant par terre,
Saisi d'un effroi mortel,
S'écria: « Au nom du Ciel,
Mes amis qu'allez-vous faire?
Que deviendra mon journal ?
Je m'en vais me trouver mal.
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XIV
« Messieurs, écoutez de grâce,
Dit Regnault aux assistants
Je ne suis pas éloquent,
Mais mettez-vous à ma place,
Je crois que, certainement,
Nous sommes tous bons enfants.
xv
Monsieur Planche a du courage
Et monsieur Fcuillide aussi
Pour nous, nous sommes ici
Pour empêcher le carnage.
Votre journal est charmant,
Le nôtre pareillement.
XVI
Vous avez raison entière,
Et nous, nous n'avons pas tort.
Vous ne craignez pas la mort
Et nous ne la craignons guère.
Je crois, sans vous offenser,
Qu'il est temps de s'embrasser. »
XVII
« Messieurs, c'est épouvantable,
Leur dit Buloz tout suant,
George Sand, assurément,
Est une femme agréable
Et pleine d'honnêteté,
Car elle m'a résisté!! »
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xVIII
« Messieurs, ce n'est pas pour elle,
Dit Planche, que je me bats,
J'ai ma raison pour cela;
Je ne sais pas trop laquelle;
Si je me bats, c'est pour moi,
Je ne sais pas trop pourquoi. »
XIX
Buloz, qui chargeait les armcs
Avec du plomb a lapin,
Le prit alors sur son sein,
Et le baigna de ses larmes
En lui disant « Mon enfant,
Vous êtes trop véhément. »
xx
Feuillide, le gigantesque,
Lui dit « Monsieur, s'il vous plaît,
Donnez-moi mon pistolet,
Tous ces discours-là me vesque,
Je ne viens pas de si loin
Pour voir pleurer les témoins. »
XXI
Les combattants en présence
Firent feu des quatre pieds.
Planche tira le premier,
A cent toises de distance;
Feuillide, comme un éclair,
Riposta, cent pieds en l'air.
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XXII
« Cessez cette boucherie,
Crièrent les assistants,
C'est assez répandre un sang
Précieux à la patrie;
Planche a lavé son affront
Par sa détonation. a
XXIII
Dedans les bras de Feuillide,
Planche s'élance ù l'instant,
Et lui dit en sanglotant
« Nous sommes deux intrépides,
Je suis satisfait vraiment,
Vous aussi probablement. »
XXIV
Alors ils se séparèrent,
Et depuis ce jour fameux,
Ils vécurent très heureux.
Et c'est de cette manière
Qu'on a enfin reconnu
De George Sand la vertu.
Remarquons en passant que George Sand, environ quinze mois après le duel dont on vient de lire la burlesque épopée, écrivit, en collaboration avec plusieurs de ses amis, un
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morceau du même genre, pendant un des courts séjours qu'elle fit à Nohant, toute frémissante des dernières convulsions qui accompagnèrent l'agonie de ses amours. C'est une brochure de quelques pages, imprimée à La Châtre, et intitulée Complainte sur la Mort de Trangois Lunaau. Elle porte la date du 20 novembre 1834.
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II
Après le rappel de ce combat littéraire tourné au comique, combat sur lequel, du reste, George Sand ne s'appesantit guère, se réveilla dans son esprit le souvenir des quelques mois qui suivirent, et qui furent déjà bien troublés. Elle revit en esprit les heures où naquit chez elle et chez Musset le désir de quitter Paris, puis leur projet de voyage en Italie, son étrange démarche auprès de la mère du poète, faite dans l'intention d'obtenir le consentement de
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cette dernière à cette funeste équipée, et, ce consentement plus étrange encore obtenu', en décembre 1833 l'enchantement du départ, bientôt suivi des premières déceptions2. Nuus avons entre les mains un des albums de voyage de nos héros. C'est proba1. Il faut lire les détails de cette incroyable adhésion dans la Vie de Alfred de Musset, rar son frère. Malgré sa partialité visible, reconnue aussi par Arvède Barine dans un beau livre dont nous parlerons plus loin, Faut de Mussent ne parvient pas à atténuer la fâcheuse impression que ce consentement produit sur le lecteur.
2. Depuis la mise au jour de la note précédente, notre ami il[. Clouard, le niussellisle par excellence, a publié dans la Revue de Paris du 15 août 189C un très intéressant travail, intitulé Alfred deMussclet GeorgeSand, contenant une lettre de la mère du poète il son fils l'aul, où se trouvent racontées les particularités de son inconcevable participation à ce départ, ainsi qu'une autre lettre, datée du 17 mars 1834, de la mémo il Alfred de Musset, où nous relevons cette phrase textuelle a J'ai une bien grande reconnaissance pour madame Sand et pour tous les soins qu'elle t'a donnés. Que serais-tu devenu sans elle? C'est affreux à penser, n En se souvenant de Lui et Elle, ainsi que des polémiques qui se sont produites depuis sa publication jusqu'aujourd'hui, on peut juger par les lignes précédentes de quelles façons de sentir et de parler tout à fait différentes la more d'Alfr·ecl do Musset et ses autres enfants ont tour à tour fait preuve à l'égard de celle dont les soins dévoués sauvèrent peut-être la vie du poète pendant ce fatal voyage!
1897.
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blement celui de Musset, car il ne contient rien de George Sand, hormis quelques lignes fort courtes, tandis qu'on y trouve, au contraire, un grand nombre de portraitscharges, spirituellement croqués par le poète, qui possédait, on le sait, un vrai talent de dessinateur. Mais ce qu'il renferme de plus curieux, c'est toute une série de croquis exécutés d'après George Sand. L'un d'entre eux surtout, qui date évidemment de Venise, est il la fois charmant et poétique. Les voyageurs venaient il peine de franchir la frontière d'Italie, que la fièvre particulière v cette contrée terrassait la pauvre amante; et bientôt l'amant, le jeune amant d'une femme malade et plus âgée que lui de six ans se lassait .de cette compagnie maussade. En effet, dès son arrivée à Venise, il l'abandonnait seule dans une chambre d'hôtel, pour reprendre 1. George Sand est née en 1804 et Alfred de Jlusset en 1810. Il est mort le 3 mai 1857.
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aussitôt le cours de sa vie habituelle, c'està-dire la chasse aux aventures et le culte de ses pires ennemies les coupes trop pleines et leurs poisons variés 1
C'est alors que commençait cette existence de larmes et de luttes, qui ne devait prendre fin qu'après un an de tortures réciproques.
En proie à ces crises nerveuses, devenues si fréquentes chez lui, par suite de son existence désordonnée et des excitations du vin, le malheureux enfant tombait un jour mourant sur son lit d'auberge, tandis que, pour l'arracher au trépas, sa compagne, malade elle-même, oubliant tous ses légitimes griefs, passait les jours et les nuits à son chevet.
Ici se place le second document recueilli dans ces pages. Déjà mis au jour à l'étranger, il est encore presque inconnu en France. C'est une lettre en italien adressée par George Sand au docteur Pagello, qu'à
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ce moment elle connaissait à peine, pour l'appeler au lit du moribond. En voici la traduction aussi fidèle que possible
«Mon cher monsieur Païello [Pagello].
» Je vous prie de venir nous voir le plus tôt que vous pourrez, avec un bon médecin, pour conférer ensemble sur l'état du signor français de l'Hôtel Royal
s Mais je veux vous dire auparavant que je crains pour sa raison plus que pour sa vie. Depuis qu'il est malade, il a la tète excessivement faible, et raisonne souvent comme un enfant. C'est cependant un homme d'un caractère énergique et d'une puissante imagination. C'est un poète fort admiré en France. Mais l'exaltation du travail de l'esprit, le vin, la fête, les femmes, le jeu, l'ont beaucoup fatigué, et ont excité ses nerfs. Pour le moindre motif, il est agile comme pour une chose d'importance.
1. Ou Ildtel Daniel!.
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» Une fois, il y a trois mois de cela, il a été comme fou, toute une nuit, à la suite d'une grande inquiétude. Il voyait comme des fantômes autour de lui, et criait de peur et d'horreur. A présent, il est toujours inquiet, et, ce matin, il ne sait presque ni ce qu'il dit, ni ce qu'il fait. Il pleure, se plaint d'un mal sans nom et sans cause, demande son pays, [et] dit qu'il est près de mourir ou de devenir fou
» Je ne sais si c'est là le résultat de la fièvre, ou de la surexcitation des nerfs, ou d'un principe de folie. Je crois qu'une saignée pourrait le soulager.
Je vous prie de faire toutes ces observations au médecin et de ne pas vous laisser rebuter par la difficulté que présente la disposition indocile du malade. C'est la personne que j'aime le plus au monde, et je suis dans une grande angoisse de la voir en cet état.
» J'espère que vous aurez pour nous toute
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l'amitié que peuvent espérer deux étrangers. » Excusez le misérable italien que j'écris. » G. sând. »
Cette lettre, dont nous donnons en note le texte originale fait partie de la précieuse collection d'autographes réunie par M. Minoret, et c'est à l'extrême obligeance de ses héritiers que nous en devons la communication, sous la forme d'une reproduction photographique.
Il n'est pas nécessaire de faire remarquer 1. Texte original
« Mio caro signorc l'uïelto,
» lo prego Yossignoria di venir a vedorci il più tosto clic potra, con un buon medico, por consultare con ella sullo stato del signor frahcese dell' albergo Reale.
» Ma voglio dirlo prima che io tumo per la sua ragione piu clic par la sua vita. Da poi cir'egli ù ammalato, lia la testa debolissima, e ragiona spesso cume un faiidullo. fi perô, un uomu d'un cai'attcre forte o d'una immaginazione possente. Egli è un poota inolto ammirato in l'rancia. 1\la l'esaltazione del lavoro di spirito, il vino, le fcste, le donne, il giuoco, l'hanno molto affaticalo e ccciltilo i suoi ncrvi. l'er la ni!nima causa è agitato corne se fosse grande.
j> Una volta, ci sono trc mesi di quà, i, stnto coma pazzo
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avec quelle tendresse l'auteur de cette lettre y parle de son infortuné compagnon de voyage.
Lorsque Musset fut enfin sauvé, grâce aux soins dévoués dont sa garde-malade l'enloura, celle-ci était à bout de forces. Voici comment l'un des plus fidèles amis de l'auleur de Rolla, M. Alfred Tattct, dans une lettre adressée de Florence à Sainte-Beuve, le 17 mars 1834, parle de l'état d'épuisetutlu una nulle, al scgnito d'un grande ull'unno. Vcdevn cumo fantasmc inloi'no ;i lui, o griJina di paura e di orrore. Adesso ù sempre inquiète, e questa mattinu non sa quasi ne che cosa dieu, nù che fa. riante, si lagna d'un inalc senza nome e senza cagione, dumnnda suo pause, dice che è vicino il murirc o n divonira pazzo.
» Non so se queslo i: il resultato délia fubbre, o dui nervi ecciluli, o d'un prineipio di pazzia. Credo che un salasso potrcbbo l'allegiure.
n Prcgo Vossignoriii di l'are tutto queste osscrvazioiie al medico, o di non disgustarsi delle dillicultù elle présenta la disposizione indocile de! ummalalu. li la persona elle amo il moglio nel mondo, e sono in una grande angoscia di vederla in questo stato.
» Spero clic Vossignoria lier noi tutta l'amieizia che possono gperurc due furcslieri.
» Scusn ella miseru itnliano clie io scrivo.
» G. S AND, D
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ment de George Sand, ainsi que de la convalescence du poète
« Merci mille fois, mon cher monsieur de Sainte-Beuve, de votre lettre si bonne et si attentive. Madame Dudevant et Alfred ne vous en serontpas plus reconnaissants que moi, je vous assure. Elle m'arrive à Florence, où je suis depuis hier. Il est bien entendu que j'ai passé plusieurs jours auprès du cher malade, qui a besoin encore de grands ménagements. Il faut même qu'il dise adieu pour longtemps à d'excellentes choses qu'il aime beaucoup. Je ne sais quel bon génie m'a conduit à Venise et m'a fait exécuter par moi-même et d'inspiration ce que votre lettre me recommandait avec tant d'instances.
» J'ai tâché, pendant mon séjour à Venise, de procurer quelques distractions à madame Dudevant, qui n'en pouvait plus la maladie d'Alfred l'avait beaucoup fatiguée.
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Je ne les ai quittés que lorsqu'il m'a été bien prouvé que l'un était tout à fait hors de danger et que l'autre était entièrement remise de ses longues veilles.
» Soyez donc maintenant sans inquiétude, mon cher monsieur de Sainte-Beuve; Alfred est dans les mains d'un jeune homme tout dévoué, très capable, et qui le soigne comme un frère. Il a remplacé auprès de lui un âne qui le tuait tout bonnement'. Dès qu'il pourra se mettre en route, madame Dudevant et lui partiront pour Rome, dont Alfred a un désir effréné. Vous les verrez avant moi qui vais continuer mon voyage ditesleur donc de ma part à tous deux ce due votre éloduente amitié trouvera pour leur exprimer la mienne, qui n'est que bien tendre et bien dévouée.
» Alfred vous dira peut-être beaucoup de mal de l'Italie; ne le croyez pas. Il l'a mal 1. Le docteur Santini, auquel avait succédé le docteur l'agello.
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vue, ou plutôt il n'a pas eu le temps de la voir.
» Le pays abonde en mystifications, c'est vrai mais on y trouve tant et de si belles choses qu'on peut bien les payer par quelques mécomptes. Je suis tout émerveillé de Florence, qui a un singulier parfum de moyen âge et qui a bien conservé l'expression des républiques italiennes à cette époque. On voit par les chci's-d'œuvre qui encombrent ses rues et ses places qu'elle n'était point barbare, qu'elle aimait les arts et savait les payer. Sa galerie est admirable, et vous seriez, vous surtout, en extase devant toutes ses merveilles. On pourrait bien, saris être trop exigeant, demander un peu plus d'eau dans le fleuve Arno mais qu'est-ce que cela à côté des tableaux de Raphaël et du Gorrège 1
» Tout. à vous de cœur.
» ALFRED TATTET.
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» Rappelez-moi au souvenir de Guttinguer, que je regrette bien de n'avoir pu entraîner avec moi. Dites-lui qu'il serait mort de joie devant toutes ces madones 1. » 1. Les autographes de toutes les lettres adressées à SainteBeuve et citées dans ce volume, sont entre nos mains.
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III
Mais les orages et les luttes allaient bientôt renaître entre les deux voyageurs. Sous l'influence en ce cas d'une hallucination provoquée par la fièvre, il ne faut pas oublier que Musset, même en temps ordinaire, était sujet à ces troubles cérébraux, celui-ci, prétend-on, crut avoir vu, de son chevet de mourant, celle qui l'avait soigné avec tant d'abnégation tomber, sous ses yeux, dans les bras de Pagello. Ce fait, toujours nié d'un côté, et toujours
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maintenu de l'autre, non par le poète lui-même, car sur ce sujet aucun document quelconque émanant de lui n'a jamais été produit, mais par les siens, demeure l'un des points obscurs de cette tragédie intime. En revanche, ce qu'on sait positivement, c'est qu'un jour l'auteur de la Coupe et les Lèvres engagea lui-même sa compagne à accepter les soins et la tendre protection du jeune Italien.
Quant à nous, nous ne croyons pas à l'exactitude de l'accusation formulée, si elle l'a été, d'après les souvenirs d'un malade en proie au plus violent délire, et nous pensons que le dévouement prodigué par George Sand au, malheureux poète pendant cette terrible crise peut suffire à prouver son innocence sur ce point. Du reste, on verra plus loin qu'elle proteste encore, bien des années après, contre cette calomnie 1. Empressons-nous d'ajouter que 31. Clouard, le fidèle défenseur de Musset, dans le travail auquel nous revien-
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Si l'on veut parfaitement connaître toute cette période de la vie des deux grands écrivains, il faut lire le si remarquable ouvrage d'Arvède Barine, dont il a déjà été fait mention plus haut, intitulé Alfred de Musset K Nulle part la véritable situation des deux déplorables victimes de cet amour désordonné ne fut mieux présentée, mieux analysée ni mieux éclaircie. Nous ne ferons qu'un seul reproche à l'auteur de ce livre vraiment supérieur celui d'avoir qualifié Elle et Lui, le récit de George Sand, d' « œuvre de rancune Nous prouverons sans peine, dans quelques instants, combien drons plus d'une fois encore, fait également en ces termes justice de cette calomnie « Pas une ligne d'Alfred de Musset ne fait allusion il ce fait: il reproche bien des choses u sa maîtresse, mnis jamais ccla. Il ne nous paraît guère possible d'admettre que George Sand, épuisée par les veilles, malade clle-mùmc, se soit donnée un autre homme sous les yeux de celui qu'elle soignait avec un dévouement sans bornes. Toute sa vie, elle a protesté là contre; elle s'est défendue, non pas d'avoir été la maîtresse de Pagello, mais de l'être devenue dans les circonstances 'que voilà. 1897. 1. Hachette, 1893.
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ce jugement est injuste et immérité. De la rancune chez George Sand Jamais elle n'en eut d'aucune sorte, et même on peut ajouter qu'elle en manqua vraiment par trop, car de son complet oubli des injures naquirent ce mépris des attaques portées contre elle, et ce dédain pour ses calomniateurs, dont la conséquence fut que jamais, en aucune occasion, elle ne se défendit comme il l'eût fallu. Malgré son désir de voir Rome, Musset, dans l'état de faiblesse où il se trouvait encore à la fin de sa convalescence, ne pouvait décidément songer à rester en Italie, ni continuer, sans danger pour sa vie, à cohabiter avec une femme pour laquelle il éprouvait d'ardents réveils de passion, suivis d'accès de colère non moins violents. Il reprit donc le chemin de la France, tandis que sa compagne restait seule et abandonnée dans cette poétique Venise, où elle était inconnue à. tous, et sans que personne, hormis Pagello, s'intéressât à son sort.
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Quelques jours après sa rentrée à Paris, effectuée le 10 ou le 12 avril 1834, Musset écrivit à Sainte-Beuve la lettre suivante. Elle lui fait le plus grand honneur, car elle témoigne pour George Sand de sentiments bien différents de ceux qu'à cette heure de sa vie la légende attribue au poète pour l'amie qu'il venait de quitter:
27 avril 1834.
« J'ai à vous remercier, mon cher SainteBeuve, de l'intérêt que vous avez bien voulu prendre aux tristes circonstances qui m'ont forcé de quitter l'Italie. Buloz sort de chez moi maintenant, et j'apprends par lui que mon retour est interprété de plusieurs manières par certaines gens; tant qu'il ne s'agit que de moi-même, je suis obligé d'avouer qu'un mépris naturel m'a toujours là-dessus tenu lieu de philosophie; mais je verrais avec le plus grand chagrin qu'on
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accusât madame Sand du plus léger tort à mon occasion, et surtout que de pareilles accusations pussent venir jusqu'à vous; je sais que madame Sand tient à votre estime, et je mettrais autant d'empressement à la défendre auprès d'un homme capable de l'apprécier, que je mets d'orgueil il laisser parler les sots anonymes; un mot de vous, à ce sujet, me ferait plaisir; j'ai pour madame Sand trop de respect et d'estime pour les renfermer en moi seul, et vous êtes un de ceux à qui je voudrais le plus possible les voir partager.
Tout à vous de cœur.
» ALFRED nr MUSSET. »
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IV
Pendant ce temps commençait pour George Sand l'autre drame italien dont elle fut l'héroïne, celui dont le dénouement ne se produisit qu'en novembre 1834, quand Pietro Pagello, le Roméo de cette seconde aventure, quitta Paris pour retourner il ses chères lagunes.
Le début de ce nouveau roman fut, comme toujours, tout imprégné de la poésie des amours naissantes. Nous en trouvons un écho dans l'Intermédiaire des Chercheurs et des
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Curieux du 10 mai -1883; c'est une Serenala écrite en patois vénitien, au printemps de 1831, en l'honneur de George Sand, par Piotro Pagelto lui-même, et, suivant ce journal, déjà livrée avant 1883 à la publiécité par M. Raphaël Barbiera. Nous allons en donner la traduction, exécutée pour l'Intermédiaire par M. J. Camus, et nous imprimerons en note le texte original de la pièce. Toutefois, nous tenons il faire remarquer auparavant que George Sand, la première, a puhlié elle-même une version anonyme de ces strophes, avec quelques variantes, dans la seconde de ses Lettres d'un Voyageur, insérée dans la lleoue des Deox Mondes du 15 juillet 1834. Mais elle n'en donne point la traduction, pas plus que d'une autre très courte poésie non signée, citée aussi par elle et due au même auteur. D'ailleurs, les trois premières Lettres d'un Voyageur, dédiées uniquement dans la Revice cles Deux Mondes A un Poêle., c'est-
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à-dire à Musset, ces lettres si navrées, fourmillent de détails exacts et d'allusions transparentes. Ainsi, le docteur et Pietro (les deux Vénitiens) dont il est sans cesse question dans ces pages, ne représentent qu'un seul et unique personnage réel, le docteur Pietro Pagello, tandis que Beppa y sert de masque à l'auteur lui-même. La cinquième Lettre enfin, dédiée à François Rollinat, garde non moins visiblement aussi les traces de tant de larmes récemment versées 1
Voici la Screnata dont nous venons de parler
Des pensées-mélancoliques
Ne sois plus tourmentée.
Viens avec moi, nous monterons en gondole,
Nous irons en pleine mer.
Nous dépasserons les ports et les iles
Qui entourent la cité.
Le soleil meurt sans nuages,
Et la lune va poindre.
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Oh! quelle vue, oh! quel spectacle
Présente cette lagune,
Lorsque tout est dans le silence,
Lorsqu'au ciel brille la lune;
Lorsque, répandant sa lumière pâle
Sur l'eau argentée,
Elle se mire, elle se câline 1,
Comme une femme amoureuse
Abaisse ce voile, cache-toi.
Elle commence Il paraitre.
Si jamais elle te voyait,
Elle pourrait devenir jalouse.
Autrefois, dans une coquille, les Grecs
Se figuraient Vénus.
Peul-être avaient-ils vu dans une gondole
Un joyau comme toi.
Tu es belle, tu es jeune,
Tu es fraîche comme une fleur
Le temps des larmes s'approche
Ris maintenant et fais l'amour!
Des pensées mélancoliques
Ne sois plus tourmentée.
1 Ou, plus cxactement: elle se dandine, elle se balance, elle s'incline, mot Ecrit snns doute sur l'autographe de cette ti'nduction, et probablement mal imprime ensuite.
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Viens avec moi, nous monterons en gondole,
Nous irons en pleine mer 1!
Avant d'aller plus loin, rappelons que Musset et Pagello, loin de se séparer en rivaux ou en ennemis, s'étaient quittés dans les termes les plus affectueux, ainsi que le prouve cette lettre du docteur adressée de Venise, le 15' juin 4834, au poète, lettre dont Arvède Barine a déjà publié les premières 1. Texte original
Con pension maliconici
No le star a torinentar,
Vien co mi, montemo in gondola,
Andurcmo in mezzo al mai1.
l'ussarcmo i porti e l'isole
Che contorna la cità
Et sol more sonza nuvole..
Et la luna apuntera.
Oh) elle vista, oh! che spectacolo
Che presenta sta laguna.
Quando tuto xc silenzio,
Quando luso in ciel la luna
Co spandondo el lume palido
Sora l'acqua inarzentada.
La se spechia, la se cocola
Corne dona inamorada
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lignes traduites en français. Nous la donnerons ici toute entière, en l'accompagnant en note du texte original italien':
« Cher Alfred,
» Nous ne nous sommes pas encore écrit, ni l'un ni l'autre, peut-être parce que ni Tira zo quel velo, scondete.
La scomenza a comparir.
Se a ariva mai de vederto
La pol forse in -elosir.
In conchiglia i Grcci, Vencrc
Se sognava un altro di.
Force, visto i aveva in gondola
Una zogia come ti.
Ti xe Ma, ti xe zovenc,
Ti xe frcsca como une fior
Vien el tempo de le lagrime,
Itidi adesso e fa l'amor
Co i pensieri maliconici
No te star a tormentar,
Vien co mi, montemo in gondola
Andaremo in mezzo al mar.
1. Texte original
« Caro Alfredo,
» Non ci ahbiamo scritto encora ne 1'uno ne l'altru forse perche l'uno ne l'altro volla essor primo. Questo non toise
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l'un ni l'autre ne voulait être le premier à le faire. Ceci pourtant n'a pas éteint cette réciprocité d'affection qui nous liera toujours de liens sublimes pour nous, et incompréhensibles aux autres.
» Je me réjouis de vous savoir sain de corps et fort d'esprit. J'ai toujours bien auguré de votre santé, pourvu que vous ayez le courage de résister à ces tentations de désordres qui sont les compagnes de votre nature trop impétueuse.
» Lorsque vous êtes entouré d'une douzaine de bouteilles de Champagne, souvepero quellu corrispondenza d'affetto che ci leghera sempre di nodi sublimi p^r noi e incomprensibili agli altri.
» Godo di sentir vi sano di corpo e t'urte di spirito. Io no sempre vaticinato bene délia vostra salute, tutto che voi abbiato corragio di apporvi a quelle tentazioni di desordini che sono compagni della vostra natura troppo vivace. » Quando siete circondato da una dozina di bottiglie di sciampagna, rieordate vi quella caratina d'aqua de gomma arabica che vi ho falto votare aU' albcrgo Danieli, c son certo che ayrete animo di fuggir le
» Addio, mio buon AU'reilo. Amate mi corne io vi amo. » Vostro vero amico.
P[IETKO] I'[AGEI,I,O],
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nez-vous de cette petite barrique d'eau de gomme arabique que je vous ai fait vider à l'hôtel Danicli, et je suis certain que vous aurez le courage de les fuir
» Adieu, mon bon Alfred. Aimez-moi comme je vous aime.
» Votre véritable ami.
» I'[lETUO] I'[/VGELLO] »
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V
D'autre part, M. Dudevant, le mari de George Sand, ne s'était pas plus inquiété du départ de sa femme pour l'Italie, ni des conditions de ce départ, qu'il ne s'était soucié de la vie indépendante, qu'avec son assentiment elle menait depuis 1831. Cette situation fut, en effet, acceptée dès cette époque avec un calme absolu par ce singulier époux, et nous allons citer, pour preuve de la bonne harmonie du ménage sur ce point, quelques-unes des lettres écrites à
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M. Dudevant de 1831 à 1834, par celle qu'il avait livrée sans défense à tous les entraînements d'une existence d'artiste. Elles témoignent entre eux, dès '1831, d'une bonne camaraderie insouciante, qui, même pendant le voyage d'Italie, ne fut pas troublée. La pensée de ses enfants domine toute cette correspondance, où se révèlent les constantes préoccupations maternelles de George Sand. [.Paris, janvier 1831.
« Mon cher ami.
» Maurice m'écrit qu'il a été malade. J'espère que si c'eût été sérieux, tu me l'aurais écrit toi-même. Je désire que tu ne me caches jamais la vérité à cet égard, et j'espère aussi que tu ne voudrais pas m'affliger et m'efrrayer en l'exagérant.
» Je suis arrivée sans encombre ni fatigue. J'étais seule dans le Courrier. Je me suis couchée'en travers. Le conducteur me bâchait
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comme une malle avec du foin et une grande peau de mouton. II y avaittrois dindes truffées dans un sac, dont je me suis fait un oreiller. J'avais bien envie d'en fourrer uné dans mon sac de nuit.
» Demande donc à Vincent s'il a fait partir mon carton à chapeau, et la lampe. Je n'ai encore rien reçu, quoiqu'on m'ait promis chez Matron qu'on les ferait partir très exactement. Écris aussi chez madame Matron pour t'en informer. Je ne serais pas bien aise qu'ils fussent oubliés. J'ai grand besoin de collerettes, et mon chapeau m'a fait bien faute. Je n'ai pu aller voir madame Dudevant hier 1, parce que j'attendais l'arrivée de cette diligence, et que, ne recevant rien, je n'ai été acheter un chapeau qu'hier soir. J'ai été de là chez madame Saint-Agnan, où j'ai passé la soirée avec madame Anbel et les petites. Tonine est charmante; elle a des 1. La belle-mire de son mari.
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cheveux comme du jais. Félicie est très bien et fort grasse; madame Angcl a bien vieilli, madame Saint-Martin idem.
» Je t'écrirai davantage quand je serai un peu débarrassée de mon installation. Je la quitte pour aller chez madame Dudcvant et lui remettre ta lettre.
» Adieu, mon ami; je t'embrasse de tout mon cœur. Dis à Polite que M. Petitpain est revenu, que ses lettres ont été remises à M. Chantelat, lequel se porte bien, ainsi que ses sabres, ses buffleteries et ses épaulettes. Embrasse-le pour moi, ainsi qu'Emilie'. Je lui écrirai quand le sort d'Aimée2, à laquelle elle veut bien s'intéresser, sera décidé. Si tu peux m'envoyer ma montre par quelqu'un, tu me renclras service. [aurore.]
1. IIippolyte Clmtiron, frùre naturel de George Sa nd, et sa femme.
2. C'est le roman dont il sera question dans les lettres suivantes. George Snnd en parle dans l'Histoire de ma vie. Elle dit en avoir oublie le titre et même le sujet.
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» Mon carton arrive ainsi que la lampe. » Dis à Polite que j'ai passé en revue tous les papiers du secrétaire. Les dernières quittances de M. Gayot sont de 1825. S'il veut que je les lui envoie, qu'il me l'écrive. » [Paris] 15 janvier [1831].
1
« M. Salmon2 doit t'avoir écrit. Il m'a rendu compte de sa négociation, et je crois qu'il a terminé aussi avantageusement qu'il était possible. Je t'aurais écrit sur-le-champ, s'il ne m'eût dit qu'il était en train de le faire, et j'ai pensé que ses explications seraient plus claires que les miennes. Ce que je considère comme une bonne inquiétude de moins, c'est d'avoir retiré des mains de Desgranges tous les papiers qu'il eût pu faire valoir contre toi.
1. La première page de cette lettre manque.
2. Homme d'affaires.
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» J'ai vu madame Dudevant, qui se porte bien. J'ai été plusieurs fois chez M. Duris Dufresne 1, et il est venu quatre fois chez moi. Nous n'avons pu nous rencontrer. Je viens de lui écrire pour lui demander un rendez-vous. J'ai vu M. Delatouche, qui a été fort aimable. Il me mène dimanche à l'Abbaye-aux-Bois, chez madame Récamier; Delphine Gay doit y lire des vers et j'y verrai toutes les célébrités de l'époque. Je vais chez lui ce soir, faire lire mon roman, et je suis très occupée d'un article qui doit être inséré dans la Revue de Paria. Il m'offre en outre de rédiger pour le Figaro; mais je n'en veux pas. Voilà de bien belles promesses. A quoi aboutiront-elles? je ne sais.
» Dis à Polite que je l'embrasse, que j'ai trouvé non sans peine au fond d'un petit portefeuille ses deux quittances de M. Gayot. Je les ai sous les yeux. L'une est du 1. Le' député du département de l'Indre.
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1er avril 1827, l'autre du 30 juin 1829. Cette dernière accuse réception de cent quatrevingts francs. Les ouvriers sont dans l'appartement, tout sera prêt pour le 20. Embrasse Emilie de ma part.
» Adieu, mon ami. Je suis fort enrhumée, d'ailleurs, je me porte bien. Tu devrais bien m'envoyer, en sus de l'argent que tu me donneras le mois prochain, une quarantaine de francs pour acheter un habit de garde national à Maurice. Je n'ai vendu les épaulettes que treize francs, et je n'ai pas le moyen d'y mettre. le reste. Réponds -moi tout de suite cet égard, afin que je fasse cette avance et que,j'e:cpéilie cet envoi à mon petit Maurice.
Adieu, je t'embrasse de tout mon cœur. [auisoiu:.
» Donne-moi donc des nouvelles il 'Agasla »
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[Paris, fin janvier 1831].
J'ai été assez malade d'un rhume, mon ami. Mais je vais bien, et je commencc à aller au spectacle. J'ai vu le Napoléon de Dumas, a l'Odéon1. La pièce est piloyable, et Frederick Lcmaitre est bien inféricur Gobert dans ce rôle. Mais la mise en scène, les décors, les évolutions militaires, la musique, sont magnifiques. L'incendie du Kremlin et le passage de h Bérésina sont de beaux spectac!es pour les yeux.
» J'ai été hier aux Italiens. J'ai vu madame Malibran dans Olello. Elle m'a fait pleurer, frémit, souffrir enfin, comme si j'eusse assisté il une scène réelle de la vie. Cette femme est le premier génie de l'Europe. Belle comme une vierge de Raphai!I, simple, énergique, naïve, c'est la première cantatrice et la première tragédienne. J'en suis enthousiaste.
1. Première rcnr&cnliiliun lelO janvier 1331.
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» J'ai été avec les Périgny voir l'Exposition du Luxembourg. Il y a une douzaine de tableaux magnifiques le reste est pitoyable. Il y a une certaine Judith, d'Horace Vernet, qui est ce que j'ai vu de plus beau dans ma vie, et puis le Portrait d'une jeune Italienne, qui est ravissante. Les batailles d'Auslerlitz, d'Eylau et d'Aboukir, la Peste de Ja/fa, sont encore de belles choses. Mais après Horace Vernet, on ne peut plus rien regarder.
» Je vais ce soir entendre Moïse à l'Opéra. Demain, j'irai au Gymnase, et puis je me reposerai de spectacles, et je travaillerai pendant une quinzaine de jours.
» Mon article pour la Revue [de Paris] est entre les mains de M. Véron, le rédacteur en chef'. M. Delatouche le lui a beaucoup recommandé. Mais je suis obligée d'employer beaucoup de subter1. Il s'a;it de la Prima Dona, nouvelle signée J. Sand, insérée on avril 1831 dans la Ravue de Paris.
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fuges pour n'être pas connue. M. Véron déteste les femmes et n'en veut admettre aucune. Je fais donc agir à ma place, et je me tiens tranquille, en attendant. Je trouve l'occasion de voir Casimir Delivigne. On dit que c'est le meilleur des hommes et que, si je peux avoir son appui, je serai à flot; je vais donc essayer, car je n'aime guère Latouche, et je ne veux pas lui avoir de grandes obligations.
» Adieu, mon ami. Envoie-moi de l'argent le plus tôt que tu pourras, afin que j'achète l'habit de Maurice. Je t'embrasse, ainsi qu'Emilie et Poli te.
» [nunonr.] »
[Puris, février 1831.]
« Mon ami,
» J'ai reçu ta lettre et je t'en remercie. Je ne sais pas quand j'aurai une heure de liberté. Je viens de chez Kératry. En rentrant
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chez moi, j'ai trouvé une lettre de madame Decerfz, et je cours chez M. Duris Dufresne. Il est toujours excellent pour moi, et j'espère faire réussir l'affaire qui m'est confiée. C'est bien difficile. Pour la moindre place, il y a des balaillons d'oiseaux de proie.
» C'est notre bon député qui m'a hrocuré la protection littéraire de M. [de] Kératry. Il m'a reçue d'une manière paternclle, et j'ai bonne espérance maintenant, car, entre nous soit dit, je ne m'entendrai jarnais avec un homme comme Latoiichc. Il continue pourtant à mettre beaucoup d'obligeance dans ses démarches. Mon article a été renvoyé de la llcvuc clc Paris, parce que l'ouvrage, Me portant pas zcrc nom connu, ne pouvait pas être bon! Cependant Laloucbc, qui s'était fait fort de le faire insérer, me l'a envoyé redemander ce matin, et promet encore une fois qu'il paraîtra, pourvu que je lui hisse y faire les changements qu'il jugera conve-
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nables, et qu'il le signera comme il voudra. Je consens il tout, de sorte que je ne sais même pas quel est mon nom littéraire. Quant au roman, les corrections qu'il exige vont mal avec mes principes. J'aime mieux adopter celles que Kératry m'imposera, car lui, du moins, est un honnête homme et un bon homme'. C'est un petit vieux, laid, bégayant un peu, parl;tnt comme un bon villageois, et tirant sa principale gloire d'avoir été trente ans maire de village. Tu vois qu'on peut faire son chemin même de cette laçon. Il est vrai que la question relative à ton élection est encore pendante. J'irai l'entendre discuter.
» Croirais-tu que je n'ai pas eu le temps d'aller entendre les Saint-Simoniens? Madame de Périgny y est assidue, quoiqu'elle voie dans leur doctrine le renversement de 1. George Sand raconte, dans V Histoire de ma Vie, qu'elle n brûlé cet ouvrage ycu de temps aprts l'avoir fait lire à M. de Latouchc.
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tout ordre social, et des flots de sang à faire couler. Moi, je n'y vois qu'une erreur impraticable, et l'opinion générale en fait déjà justice. Il y a une papesse, qui n'est là que pour montrer sa robe de velours bleu de ciel et son boa de cygne. Toujours des farces. » Entre nous encore, je trouve les couplets d'Alfred Laisnel pitoyablement médiocres. C'est de la prose rimée. Ils n'en ont pas moins été mis sous les yeux de Lafayette. On dit qu'il a une armoire spécialement destinée à recevoir les couplets et les odes que la France lui adresse.
» Adieu, mon ami. Remets à Hippolyte les papiers ci-joints, et embrasse-le de ma part, ainsi qu'Emilie. Mon Dieu, quand donc aurai-je le temps de vous écrire des lettres qui ne se ressentent pas de la précipitation [AURORE.] »
» Voilà encore un message de M. Delatouche Adieu, je t'embrasse de tout mon
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cœur. Félicie me mande que mon projet littéraire n'est plus un secret. Madame Duvernet ne l'a pas gardé. Je devais m'y attendre. Mais qu'importe? Mes œuvres n'iront jamais jusqu'à la Châtré
» Je te prie de ne pas parler de ma liaison avec Kératry, à cause de M. Delatouche qui n'en sait rien encore, et qu'il faut ménager, ainsi que la vanité de bien d'autres de cette espèce.
» Je suis fort surprise du mariage de Pierre. J'espère qu'il ne nous quitte pas, le brave garçon? J'en serais bien fâchée. » [Paris, 21 décembre 1831.]
« As-tu fait un bon voyage, mon vieux? N'as-tu pas eu trop froid en route ? Ton retour et ta malle ont dû faire bien des heureux, et j'attends que Maurice me conte tout cela. » Moi, je suis retombée dans les oignons de mon modeste ordinaire, et dans les courses à pied dans la crotte. Ce n'est pas
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tous les jours fête. Je suis maintenant accoutumée à une vie simple, de sorte que ton séjour ici a été un vrai temps de bombance et de débauche pour moi. Je t'en remercie, ainsi que de ma belle robe, qu'on m'apporte aujourd'hui.
» Le soir de ton départ, j'ai eu encore une espèce de congestion cérébrale. C'était le même jour et la même heure que celle d'il y a un mois, et c'est un mal périodique. Mais, cette fois, l'accès a été supportable, et j'espère qu'il ne reviendra plus.
» Adieu, mon vieux. Donne-moi de tes nouvelles et embrasse les mioches pour moi. Je t'embrasse de tout mon cœur.
» [AURORE..], »
1. Cette lettre fut écrite après un voyage à Paris de M. Dudevant, qui l'avait annoncé en ces termes à sa femme « [Nohant, 5 décembre 1831.]
D Je pars mercredi ou jeudi au plus tard pour Paris; j'y serai samedi matin probablement. Je descendrai chez Hip-
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[Paris, 7 juin 1832.]
« Ne sois pas inquiet, nous nous portons bien. On s'est battu sous ma fenêtre depuis huit heures du soir jusqu'à minuit. Solange a eu un peu peur. Je lui ai dit que c'était pour rire, comme à la comédie, et elle l'a cru. Elle s'est enclormie en dépit de la fusillade.
» Hier, je n'ai cessé d'entendre les feux de file et le canon qu'à cinq heures du soir. Alors j'ai pu sortir. Aujourd'hui, on amène les cadavres à la Morgue par charretées. Les journaux te diront mieux que moi ce qui s'est passé. Moi, je suis encore trop malade du chagrin que tout cela m'a causé. Je ne me suis pas sentie émue tant pol> te, parce que je ne veux le gêner nullement, ni par conséquent être gêné, ce qui est bien juste.
» Tes enfants se portent bien, et nous tous aussi. Adieu, je t'embrasse de tout mon cœur.
» CAS1M1H.
Ces ligncs furent produites en 1836, lors du procès en séparation de George ïand.
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que les balles ont volé. A présent, je suis brisée.
» Adieu, mon ami, je t'embrasse. Solange joue et rit. Embrasse Maurice pour nous. » [AURORE.] »
[Paris], samedi 30 [novembre 1833].
« Mon ami,
» Je vais te voir dans quelques jours. Je vais en Italie passer l'hiver, et essayer de guérir les rhumatismes dont je suis abîmée cette année. Je craindrais d'emmener So-. lange aussi loin, et je te la déposerai à Nohant, où elle sera mieux que partout ailleurs pour passer quelques mois. Au printemps, j'irai la reprendre, et alors elle entrera en pension ou en demi-pension, selon ce que nous jugerons de mieux.
» Maurice se porte bien. On est assez con.tent de lui. En mon absence je le recommanderai à Gustave Papet pour le faire
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sortir, à moins que tu ne le trouves mauvais, et que tu ne le recommandes à. d'autres personnes. Mais je ne pense pas que madame Dudevant en voulut prendre assidument l'ennui. Chez Salmon, il ne s'amuserait guère, et je ne sais combien de temps se prolongera l'absence d'Hippolyte. D'ailleurs, comme il découche assez souvent, je ne sais pas s'il ne gênerait pas les personnes auxquelles on le confierait. Je suis sûre que Papet, qui est le plus obligeant et le plus paisible des jeunes gens que je connais, et que Maurice aime particulièrement, se ferait un plaisir de le promener et de l'amuser. Il le confierait à Boucoiran, pour le mener chez madame Dudevant passer une heure ou deux, ou l'y conduirait luimême, là et partout où il faudrait le conduire. Je ferais porter chez lui le petit lit de fer de Solange, où Maurice serait bien couché sans gêner personne. Papet demeurant dans la rue de Seine, tout près d'Hip-
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polyte, il serait à portée de le voir à tout instant. Vois si cet arrangement te convient, et réponds-moi, courrier par courrier, afin que je ne fasse rien sans ton avis. Je te le propose parce que je crois que c'est le meilleur. Papet est d'une obligeance extrême; il est doux, tranquille, gai, il aime les enfants, et n'a aucune habitude de jeune homme qui soit d'un mauvais exemple pour eux.
» Adieu, mon ami. J'attends ta réponse pour me mettre en chemin. Je partirai d'ici au plus tard le 18. Je t'embrasse, et la grosse aussi.
» [AURORE.]
» Si tu as des commissions, préviens-moi. Aie l'obligeance d'envoyer cette petite lettre à Brazier, tout de suite, tout de suite » 1. Surnom donn6 à Solange.
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[Paris, décembre 1833].
«Mon ami,
» Je te prie de donner pour moi à Julie, ma femme de chambre, cent soixante francs que je lui dois pour six mois de ses gages. Elle en aura peut-être besoin en arrivant. Si tu ne peux lui donner le tout, donne-lui au moins une centaine de francs. J'ai donné un bon sur Salmon à une personne à qui je dois deux cents francs, et qui les ira toucher au lor janvier. J'en ai donné un second de trois cents francs pour le Il, février. Je verrai demain Salmon pour le prévenir. Il n'est pas en avance avec moi. En donnant ces cent soixante francs à Julie, tu seras en avance avec moi de soixante francs sur le mois de mars, époque à laquelle je serai peut-être de retour et où j'irai prendre Solange, toi, si tu [veux] venir à Paris, et ma bonne.
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» J'ai vu madame Dudevant aujourd'hui. Je t'écrirai demain à cet égard'.
» S'il m'arrivait en route le hasard de me casser le cou, je te préviens que j'ai donné à un marchand de vin une reconnaissance de six à sept cents francs, et qu'un marchand de bois aura à réclamer deux cents francs environ. Ces petites dettes seraient plus que suffisamment payées par la vente de mon mobilier. Je te prierais de faire honneur à ces engagements et à ma signature.
» J'espère que tu n'auras pas cette peine, et que je rapporterai mes os.
» Adieu, mon ami, je t'embrasse.
» AURORE. »
Venise, 5 mars [1834].
« J'espérais, mon ami, que tu me donnerais de tes nouvelles et de celles de ma 1. Cette lettre, si elle a été écrite, n'a pas été retrouvée.
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fitle mais je n'ai pas reçu de toi signe de vie, et si je ne savais, par d'autres lettres, que vous êtes en bonne santé, je pourrais être inquiète depuis longtemps. Je t'ai écrit pourtant de Florence, en te priant de m'adresser tes lettres à Venise, poste restante. J'y suis depuis deux mois sans que tu m'aies donné une marque de souvenir. Je suis au moins heureuse de savoir que ce n'est pas la maladie qui te rend silencieux à ce point, et que ma fille est toujours rose et grasse comme je l'ai laissée. Moi, j'ai été sérieusement malade. La fièvre qui m'avait prise à Gênes et ensuite à Florence, m'a reprise à mon arrivée ici, et je suis restée quinze jours au lit avec des douleurs insupportables à la tête. Enfin, la saignée et la quinine m'ont rétablie. J'ai encore traîné quinze jours avant d'être tout à fait -bien. Maintenant, je suis très forte, et je travaille énormément. Je me promène aussi beaucoup, et je vais de temps en temps au spec-
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taclc, qui est fort bon. Nous avons madame Pasla et Donzelli. Comme je me plais beaucoup ici, que Venise est la plus belle ville de l'univers et que la vie y est charmante, à bon marché, j'ai renoncé à pousser plus loin mon voyage, et j'y resterai encore ce mois-ci. Le mois prochain, je retournerai à Paris, par Genève, et après avoir vu et embrassé j'irai passer l'été t Nohant. Il y a bien longtemps que je fais le projet de m'y aller camper pour un bon bout de temps, et ce projet échoue toujours. Mais enfin je crois que celui-ci tiendra c'est pourquoi je te prie de ne pas te presser de mettre Solange en pension sans que nous nous soyons consultés à cet égard. Elle est encore bien jeune pour être tout à fait pensionnaire. Si je restais à Paris, je la mettrais en demi-pension, et elle serait bien. Mais quand je serai à Nohant, il vaudra mieux qu'elle soit auprès de nous que partout ailleurs. Attends-moi donc, au moins
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jusqu'à l'époque que je t'indique. Si je manque d'exactitude, tu pourras alors faire comme tu voudras. Si je prolongeais mon séjour en Italie, je ne voudrais pas garder Julie à Paris. Solange étant en pension, je n'aurais pas besoin d'une femme pour garder mon appartement, et cela nae dépenseraitbeaucoupd'argent. Si je suis a Nohant cet été, je serai bien aise de garder Julie auprès de ma fille, et comme je ne peux ni ne veux rester ici, je le prie donc de garder et la bonne et l'enfant jusqu'à mon prochnin relour.
» Adieu, mon ami; réponds-moi, je te prie, et parle-moi de ma grosse mignonne. Embrasse-îa mille fois pour moi, et quand tu verras mademoiselle Decerfz, ou sa mère, ou Alphonse', cüs-leur de m'ecrire. Je ne sais pas s'ils sont mariés, et je m'étonne 1. qui nllait rjimisuiimulemuUulle
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de leur silence. J'ai reçu des nouvelles de Polite et de mon fils, il y a une huitaine de jours. Dis mille amitiés pour moi à Dutcil. Adieu, je t'embrasse de tout mon cœur.
« Aunfonr;] »
Venise, 6 avril [1834].'
« J'ai reçu tes deux lettres il trois jours de distance, mon ami; il faut que la pre1. Cette lettre répond en partie il celle-ci de M. Dudoviint, qui fut produite aussi lors du procès en séparation (le George Snnd.
« Nouant, 20 janvier 1834.
« J'ai reçu, ma chèio amie, ta lettre en date de Florence où tu me dis que tu ne fais que passer pour te rendre il Venise. Je suis bien aise de voir que ta santé ne peut se détériorer dans un pays ou le soleil a la propriété de guérir les rhumes et les fièvre, mais je vois avec peine que ton imagination ne soit pas aussi délicieusement flattée que tu l'avais espéré dans tes projets de voyage.
» Tu vois d'un mil froid et tranquille et pour ainsi dire avec les yeux d'une lionne philosophie, les monumenls, les sites, et le luxe en tout genre qui a fait palpiter tant de 1 murs, bouleversé tant de têtes, et dicté tant de pages do 1. Celle letliï! n'a pas iiW retrouvée.
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mière soit restée je ne sais où, ni dans les mains de qui. On dit que dans ce pays-ci, cela arrive souvent et ne surprend personne ce sont de petites gentillesses que la poste ne se permet pas en France, mais contre lesquelles il serait impossible de réclamer ailleurs.
» Je ne sais pourquoi tu m'accuses de caprice; si j'en ai quelques-uns, du moins il y a longtemps que tu n'es plus exposé l'cu c'est un pays bien enchanteur par de brillants souvenirs, et chacun peut y puiser le sien. Tu es sur le théâtre des exploits militaires de ton père et de notre grande armée; tu as lu les lettres de ton père il fa grand'iuOrc tu passeras sans doute sur quelque charnp de bataille, où il a si souvent hravé la mort, clu'il a trouvée auprès de la Châtre. Voilà un grand chapitre d'émotions.
» J'ai reçu des nouvelles de Maurice. Il continue à bien travailler; il a plein ses poclics d'exemptions. llippolyle, qui est de retour -il Paris depuis dix jours, est a1lé le voir et l'a l'ait sortir.
«La grosse Solange se porte bien, elle est enchantée d'être ici. Elle travaille bien, sa bonne en a bien soin et lui apprend à bien travailler; elle me marquc des serviettes, et fait de petits ouvrages assez jolis pour son Tige.
«Pour moi, je me porte trop bien. Adieu; je te souhaite un bon voyage, une bonne santé, etc., et(!
ïCASIMin.
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en souffrir. Le reproche que je t'adressais sur (on silence ne partait pas, il me semble, d'un mauvais sentiment contre loi, et tu ne devrais voir dans mon inquiétude qu'une preuve d'amitié.
» Je te remercie de n'avoir pas exécuté ton premier projet de mettre Solange en pension avant mon retour. Elle est bien jeune pour quiller les petits soins de la ma/son paternelle et d'ici à quelques mois sa bonne suffira parfaitement a l'éducation qui lui est nécessaire. Elle ne peut pas être plus heureuse et plus sainement traitée qu'a Nohant Cela me décide à prolonger mon séjour ici de deux ou trois mois encore. J'y vis à très peu de frais, ce qui me met à même de payer mes petites dettes et de faire quelques excursions dans les envi- rons. J'ai été ces jours-ci dans les Alpes, que j'ai trouvées bien différentes des Pyrénées, mais très belles aussi dans leur genre. Elles sont encore couvertes de neige au
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sommet, et les pêchers et les amandiers y sont en fleurs à mi-côte. Je voyage à pied très lestement; j'ai fait en un jour, jusqu'à huit lieues de France. Je repartirai un de ces jours par une autre gorge, et j'irai jusque dans le Tyrol.
» Gronde Maurice de ce qu'il ne m'écrit pas. Il est très paresseux avec moi. Quand j'étais Paris, je lui recommandais sans cesse de t'écrire et il me le promettait. Fais de même à mon égard, et dis-lui ce que je lui disais, qu'il doit nous aimer également, parce que nous sommes ses deux meilleurs amis. A cet égard, nous serons toujours d'accord toi et moi; ce serait un crime que de vouloir nous enlever l'un à l'autre l'affection et l'estime de notre enfant, et j'espère que tu me crois incapable de le tenter, quelle que soit la mauvaise opinion que tu peux avoir de mon caractère. Dis-lui donc qu'il ne doit pas m'oublier, il fera attention à cette leçon venant de toi.
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» J'ai passé en effet sur plus d'un champ de bataille. J'ai vu Vicence, Bassano, Feltre, toutes ces conquêtes, qui sont devenues des noms de famille en France. Les maisons de Bassano sont encore toutes criblées de nos balles et de nos boulets. C'est très glorieux pour nous, mais fort triste pour ces pauvres campagnes, qui sont si belles et que nous avons ruinées. 11 y a encore bien des familles qui ne se relèveront jamais des pertes que nous leur avons causées. La guerre est une belle chose quand on en est revenu. Malheureusement, on n'en revient pas toujours.
» Adieu, mon ami, je suis bien aise que tu te portes bien; moi je ne vais pas mal et je t'embrasse de tout mon cœur. Embrasse nos enfants et Hippolyte pour moi.
« [AURORE] »
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VI
Mais la période aiguë du drame ne se produisit véritablement qu'après la rentrée de George Sand en France. Accompagnée de Pagello, elle avait quitté Venise à la fin de juillet 1834, et, dès son retour à Paris, la lutte avec son premier compagnon de voyage recommença plus ardente et plus cruelle quo jamais.
Pagello, d'ailleurs, avait surtout entrepris ce voyage dans l'intention de vendre à Paris quelques tableaux anciens. Aussi
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passa-t-il fort peu de temps avec George Sand dans la patrie de cette dernière, car elle partit pour Nohant dès le mois de septembre, accompagnée seulement de son fils, et tous deux y séjournèrent pendant toute la période des vacances d'automne de celle année 1834.
Presque toutes les lettres connues écrites de Venise par George Sand à des tiers, sont à peu près muettes sur les événements de ce séjour. Même après son retour chez elle, c'est à peine si elley faitallusion, témoin la Hn de sa lettre à Sainte-Beuve du 24 septembre 1831, qui se termine ainsi qu'il suit; sauf quelques lignes de cette conclusion, le grand critique a cité la missive toute entière en 18G8, à la suite de la nouvelle édition de Voluplé:
« Je vais à Paris dans quelques jours. J'y veux arranger mes affaires, et me mettre en mesure de quitter ce monde sans faire
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de dérangement autour de moi. Je suis assez séricusemcnt malade pour penser que j'ai peu de temps à vivre. Cette idée m'a rendu beaucoup de calme. Je viendrai finir dans mon pays, au milieu de mes compagnons d'enfance, qui, s'ils ne m'aiment pas tous extrêmement, sont du moins habitués il me supporter comme je suis. J'espère que je vous verrai, ne fut-ce qu'une heure, pour vous faire mes adieux. Personne n'en souffrira, n'est-ce pas ? Personne n'aurait l'injustice d'interdire à deux amis qui ne se reverront plus une dernière poignée de main ce ne serait pas bien.
» Adieu, mon ami puissiez-vous trouver. après tous les tourments de la jeunesse. cette sérénité qui règne dans les dernières pages de Volupté! Dites-nous votre secret. car enfin vous n'êtes pas prêtre Moi, je suis tranquille aussi mais le calme des morts ne profite pas aux vivants. Je vous ai écrit deux ou trois fois de Venise, et une
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fois entre autres une énorme lettre. J'ai tout jeté au feu. Je n'ai jamais eu la force de parler de mes chagrins, même à vous, mon excellent ami.
» Tout à vous,
« GKORGE1 ».
Pour se faire une idée bien nette de la misérable vie qu'à celle heure suprême menèrent les deux anciens amants, il faut lire avec soin dans l'œuvre d'Arvede narine le récit détaillé de leurs divers entraînements. Il faut y voir la suite des ruptures 1. Ceci s'accorde tout fait avec ce passade d'une lettre à JI. Alfred Tattet écrite le 22 mars )834 et publiée pour lit. première fois par II. Clouai'd
« Je n'écris pas à Sainte-Beuve parce que je ne me sens pas le courage de parler davantage de mes cliagrins et qu'il m'est impossible de feindre avec lui une autre disposition que celle oit je suis. Mais si vous lui écrivez, rcmcrciez-le pour moi de l'intérêt qu'il nous porte. Saintc-lieuvc est l'liomme que j'estime le plus: son amo a quelque chuse d'angélique et son caractère est naïf et obstiné comme celui d'un enfant. Diles-lui que je l'aime bien; je ne sais pas si je le verrai à Paris, je ne sais pas si je le reverrai jamais. 1897.
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et des reprises de la funeste passion de George Sand pour Musset, passion qui s'éveillait enfin, à l'heure même où ses manifestations ne pouvaient désormais faire naître chez cette malheureuse femme que le plus aflïcux désespoir.
Il y eut lu, pour elle et pour le poète, des combats acharnés et des heures douloureuses, dignes d'être analysés dans l'Enfer du Dante. Aussi George Sand, entre deux courses à Nohant, appelait-elle parfois la mort à grands cris, et écrivait-elle la lettre suivante à leur confident commun, SainteBeuve, en le suppliant de lui fournir, par ses conseils, le courage nécessaire pour se la donner
l'aria, 25 novembre '183-1.
« Voilà deux jours que je ne vous ai vu, mon ami. Je ne suis pas encore en état d'être abandonnée, de vous surtout qui êtes
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mon meilleur soutien. Je suis résignée moins que jamais. Je sors, je me distrais, je me secoue, mais en rentrant dans ma chambre, le soir, je deviens folle.
» Hier mes jambes m'ont emportée malgré moi j'ai été chez lcci. IIeureusement je ne l'ai pas trouvé. J'en mourrai. Je sais qu'il est froid et colère en parlant de moi je ne comprends pas seulement de quoi il m'accuse, propos de je ne sais qui. Cette injustice me dévore le cœur; c'est affreux de se séparer sur de pareilles choses.
» Et pas un mot, pas une marque de souvenirl Il s'impatiente et il rit de ce que je ne pars pas. Mais, mon Dieu, conseillezmoi donc de me tuer il n'y a plus que cela à fairc 1
» Venez me voir aujourd'hui à quatre heures ou demain a la même heure; j'ai séance chez Delacroix pour ce portrait de la Revue [des Detcx Mondes], et je ne veux pas rester chez moi le soir. J'aimerais mieux
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jouer aux dominos dans un café, que de passer une heure de l'après-diner chez moi, au risque d'être seule. Seule, quelle horreur
» GF.ORflE. »
Musset, de son côté, pour la seconde fois s'adressait très loyalement Sainte-Beuve, auquel il faisait, parvenir les lignes suivantes « .le vous suis bien reconnaissant, mon cher ami, de l'intérêt que vous avez bien voulu prendre, dans ces tristes circonstances, il moi et à la personne dont vous me parlez aujourd'hui. Il ne m'est plus possible maintenant de conserver, sous quelque prétexte que ce soit, des relations avec elle, ni par écrit ni autrement. J'espère que ses amis ne croiront pas voir dans celle résolution aucune
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intention offensante pour elle, ni aucun dessein de l'accuser en quoi que ce soit. S'il y a quelqu'un à accuser là dedans, c'est moi, qui, par une faiblesse bien mal raisonnée, ai pu consentir à des visites fort dangereuses sans doute, comme vous me le dites vousmême. Madame Sand sait parfaitement mes intentions présentes, et si c'est elle qui vous a prié de me dire de ne plus la voir, j'avoue que je ne comprends pas bien par quel motif elle l'a fait, lorsqu'hier soir même, j'ai refusé positivement de la recevoir à la maison. » Je vous répète encore, mon ami, qu'il me serait bien pénible qu'on interprétât défavorablement pour elle mes résolutions. Je n'en fais part d'ailleurs qu'à vous, et je pense que cela ne peut avoir aucun inconvénient. Maintenant, mon ami, je vous remercie encore; il y a: il bientôt, au bas de votre carte; ne me l'aites pas croire, je vous en prie, que c'était tout à fait pour le quai Malaquais que vous vous êtes souvenu de la
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rue de Grenelle'. Vous feriez de moi un cruel, si vous me laissiez croire que, pour vous voir, il faut que je sois brouillé avec ma maîtresse.
» A vous de cœur.
» ALFRED DE MUSSET. »
Chose vraiment curieuse L'autographe des lignes de Sainte-Beuve auxquelles Alfred de Musset fait allusion dans cette lettre existe encore. En voici le texte, écrit sur une carte de visite du célèbre critique
« Mon cher ami,
» Je venais vous voir pour vous prier de ne plus voir ni recevoir la personne que j'ai vue ce rnatin si affligée. Je vous ai mal conseillé en voulant vous rapprocher, trop vite du moins. Ecrivez-lui un mot, bon, mais 1. George Siiud habitait lequai claquais, et Musset la rue de Grenelle.
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ne la voyez pas. Cola vous ferait trop cle mal à tous les deux. Pardonnez-moi mon conseil faux.
» A liienlôl.
Enfin, par l'excès même de. son martyre, George Sand, pour s'enfuir de ce bagne d'amour, allait hientôt retrouvcr, elle l'uspérait du moins, sa fermeté et son courage habituels. A ce moment précis, elle écrivit il Sainte-Beuve le billet suivante, le dernier de cette période de leur correspondance où il soit question cle la lutte arrivée il son paroxysme entre clle et lui, mais dont le dénouement se préparait enlin
« l'ri*, 28 novembre 1831.
Tâchez, mon ami, de venir me voir aujourd'hui. Je vous espère et ne vous écris que pour être sure. Je n'ai plus même l'espoir de termine doucement cet amour si
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orageux et si cruel. Il faut qu'il se brise et mon cœur avec
» Il faut de la force, donnez-m'en no cherchez plus me faire espérer, • c'est pire. 4 Ne vous ennuyez pas trop de mon désespoir; j'en ai lanl que je ne peux pas lo porter. » Jeudi.
» fii:onoi:. »
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VII
Malgré ces efforts de volonté de l'héroïne, la séparation quis'ensuivit ne fut encore qu'une des étapes de ce calvaire de fautes et d'égarements. Elle retourna donc ùNohant, d'où elle écrivait à Sainte-Beuve, vers la fin de décembre 1 S34, la lettre que voici'
« Mon excellent ami,
» J'aurais dû vous écrire plus tût, mais 1. Imprimée pour la première fois dans la Revue de Paris du 15 novembre 189G. 1897.
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vous comprenez bien qu'il m'a fallu quelques jours pour reprendre ma pauvre tête et pour comprendre où m'avait conduite cet affreux cauchemar.
» Mon réveil ici a été assez doux. J'ai retrouvé mes chers camarades aussi bons pour moi qu'à l'ordinaire. Mais mon vieux cœur, hélas! est bien las et bien flétri. Je ne crois pas qu'il se relève de sitôt.
» Alfred m'a écrit une petite lettre assez affectueuse, se repentant beaucoup de ses violences. Son cœur est si bon dans tout cela Je lui ai envoyé pour toute réponse une petite feuille de mon jardin, et lui m'a envoyé une mèche de ses cheveux que je lui avais beaucoup demandée autrefois, c'està-dire il y a quinze jours! Et voilà, c'est fini. » Je ne désire plus le revoir, cela me fait trop de mal. Mais il me faudra de la force pour lui refuser des entrevues, car il m'en demandera. Il ne m'aime plus, mais il est toujours tendre et repentant après la colère;
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il voudra effacer le triste souvenir qu'il m'a laissG de nos adieux; il croira me faire du bien et il se trompera, car je me retrouverai tout à coup l'aimant et ayant travaillc en vain à me détacheur.
» J'aurai cette force de le fuir, je vous le promets; je sens bien qu'il me la faut.
» Je voudrais rester ici longtemps, mais je ne le peux pays. M. D[udevant], tout en se montrant fort affable, trouve un peu mauvais le surcroît de dépense que j'apporte ici 1 et je ne peux attendre qu'il me dise de m'en aller, d'autant plus qu'il se ruine en effet, et qu'il va être obligé de fermer la porte de la maison. Il a une pauvre tête, il fait de mauvaises spéculations, et il s'en affecte beaucoup. J'essaie de lui donner de la philosophie. Voilà à quoi je passe mon temps.
1. Sur l'autographe, George Sand a remplacé: dois sa ntaison, par ce dernier mot. On sait que Noliant était sa propriété personnelle.
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» Ma fille Laùre1 est accouchée d'une fille dont je suis marraine. Duteil chante et boit. Vous l'avez fasciné. Il parlera de vous toute sa vie, et dans quarante ans, il racontera à ses petits-enfants qu'il a vu M. de SainteBeuve à son voyage de Paris en l'an de grâce 483i.
» Je suis dans une situation d'esprit souffrante et pourtant douce. Je rêvasse beaucoup je vais accoucher de quelque livre sentimental. Je pleure et je ris en même temps.
Mon ami, comme vous avez été bon pour moi et comme il m'est cher de me sentir assistée et consolée par vous, et par tous ces bons cœurs qui m'aiment malgré tout 1 Soyez sûr que dans aucun temps de ma vie, je n'oublierai cette affection si indulgente et si active que vous avez eue pour moi. Si i. Nom d'amitié donné à madame Alphonse Fleury, née Laure Decerfz. Sa fille Nancy, dont George Sand fut la marraine, est née le 13 décembre 1834.
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vous avez jamais besoin de moi, combien je serai heureuse!
» Adieu, mon cher directeur; écrivez-moi un petit mot pour me dire tout ce que vous voudrez; mais si vous savez quelque chose de triste de la part d'Alfred, quelque mouvement d'humeur pendant lequel il aurait mal parlé de moi, ne me le dites pas. J'ai bien assez souffert, et je suis bien assez résignée à l'avoir perdu.
» Adieu. Je suis à peu près idiote, mais j'en reviendrai. Je vous embrasse de tout mon cœur. Vous portez-vous bien? Êtes-vous heureux? Oui, vous êtes aimé.
» Pensez quelques fois à moi et priez le bon Dieu pour votre pauvre vieux ami » GEORGE.
La Châtre (Indre). Poste restante. »
Mais toutes ces belles résolutions s'évanouirent bientôt, car peu de jours après
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avoir envoyé cette lettre, George Sand rentrait à Paris plus énamourée et, par conséquent, plus malheureuse que jamais.
A cette heure, la douleur de la pauvre femme s'épanchait, du reste, sous toutes les formes. Nous avons déjà parlé de la cinquième Lettre d'un Voyageur, écrite toute entière à Nohant et parue d'abord dans la Revue des Deux Mondes du '15 janvier 1835, sous le titre général de Lettres d'un Oncle. Elle contient une des confidences voilées les plus profondément navrées qui soient tombées de la plume éloquente de George Sand. Nous voulons parler du récit allusionnel des amours de Watelet et de Marguerite Le Conte. Chose singulièrel Depuis 1835, ce fragment, cité fréquemment un peu partout, l'a presque toujours été à la fois comme une des pages les plus émues de l'écrivain, et comme un souvenir personnel de sa rupture avec Jules Sandeau.
Or, ces lignes se rapportent uniquement
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à Musset et non, par conséquent, à l'auteur de Marianna. La phrase suivante ne peut laisser aucun doute sur ce point « Il [le dessin de Watelet] est encadré dans ma chambre, au-dessus d'un portrait dont •personne ici n'a vu l'original. Pendant un an, l'être qui m'a légué ce portrait s'est assis avec moi toutes les nuits à une petite table, etc. » En effet, malgré leur liaison d'environ trois ans (1831-1833), Sandeau ne passa jamais une année complète et sans interruption aux côtés de son amie. Musset non plus, à vrai dire. Mais à la date où ce morceau fut écrit et publié, l'auteur de liolla, après douze mois à peu près d'intimité absolue avec George Sand, régnait seul dans sa mémoire, et son cœur déchiré ne saignait qu'à propos du poète. Enfin et surtout, jamais Musset, c'est-à-dire l'original du portrait, n'était venu à Nohant; au contraire, Jules Sandeau y avait passé de très nombreuses journées.
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Il nous faut placer ici sous les yeux du lecteur une lettre de George Sand il Liszt, écrite à Paris le 18 janvier 183S, et publiée pour la première fois dans un recueil de correspondances diverses adressées au grand musicien La voici
« Mon cher monsieur Liszt,
» Je ne sais où vous êtes. Plusieurs personnes m'ont dit que vous étiez resté à Paris; où que vous soyez, je présume que votre mère vous fera parvenir ma lettre. » Vous avez eu la bonté de vous intéresser à mes chagrins et de me parler de vos ennuis. Vous m'avez témoigné une très douce et précieuse amitié. Je ne sais pourquoi quelques personnes autour de moi ont pensé que cette sympathie mutuelle était un sentiment plus vif et même une liaison plus intime. D'autres ont seulement pensé qu'il 1. Leipzig. volumes, lb95, publiés par La Mnrn.
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y avait eu de ma part curiosité et coquetteille.
» J'en appelle à vous, mon ami, et vous charge du soin de me justifier auprès de ceux avec qui le hasard pourrait vous mettre même d'échanger quelques mots il ce sujet. Je suis dans une si douloureuse situation, en proie à des chagrins si profonds et entourée de soupçons si cruels que je ne saurais profiter d'aucune affection, si pure et si légitime qu'elle soit. Vous ne viendriez certainement pas chez moi sans en retirer quelque ennui.
» Permettez-moi de vous prier, au cas où vous seriez de retour à Paris avant moi, de ne pas venir me voir, et croyez bien que, malgré cela, je ne vous tiens pas quitte de l'amitié que vous m'avez promise. Je la mets en dépôt dans votre propre cœur et vous prie de l'y chercher quelquefois pour adresser à Dieu une prière pour moi, car je suis très malheureuse.
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» Je vais partir pour essayer de rompre une passion bien sérieuse pour moi et bien terrible. Je doute que cela me serve à quelque chose, car chaque nouveau jour de cette passion m'apprend à douter de mon libre arbitre. Je ne sais où je vais, et vous me permettrez de ne le dire ni à vous, ni à aucun autre. Je sais que je vais être accusée d'avoir été vous rejoindre, et d'être cachée avec vous dans quelque retraite romanesque. Justifiez-moi, je compte sur vous.
» Je compte sur vous aussi pour me rendre cette justice, qu'aux jours de ma plus grande douleur, je n'ai point accusé l'auteur de mes souffrances. Je vous l'ai dit, moi seule suis coupable et porte la peine d'une faute immense. En fuyant un pardon trop humiliant, je fais preuve de faiblesse et non de force. Ma vertu serait de m'y soumettre et d'accepter toutes les conséquences du passé, dans un présent orageux et rigide. Je ne le peux pas.
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» Ma raison et ma religion m'abandonnent. Dieu sait ce que je vais devenir. Mon ;1me est peut-être à jamais perdue, car je n'ai pas le courage de rester avec celui que je devrais aimer, et je l'aimerai toujours trop pour jamais offrir de garantie certaine à un autre contre lui. Je vais donc travailler à tuer l'amour en moi. Il y a peut-être autre chose dans la vie. Priez pour moi. Je le répète.
» Tout à vous de cœur.
» GEORGE. »
Pour bien saisir le vrai sens de ces lignes si noblement pensées, il faut se souvenir que la badauderie publique, là comme partout, éternellement en éveil autonrdes deuxamants, avait déjà tenté, à propos de Liszt, d'exciter la jalousie du poète. L'écho de ces calomnies avaitdû parvenir jusqu'aux oreilles de George Sand, car nous lisons ce qui suit dans une sorte de journal intime manuscrit, tenu par
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elle à ce moment, journal qu'après leur séparation elle fit, croyons-nous, remettre à llusset
Mercredi matin.
« Qu'est-ce que Buloz me disait donc hier de NI. Liszt? Est-ce qu'Alfred lui en aurait parlé? Est-ce qu'il a pensé sérieusement un instant que j'allais aimer M. Liszt? Est-ce qu'il le penserait encore? Ah! mon chcr bien, si tu pouvais être jaloux de moi, avec quel plaisir je renverrais tous ces gens-là! Mais vous n'êles pas jaloux de moi. Vous avez fait semblant de croire une chose que vous n'avez pas crue, pour vous débarrasser de moi plus vite, et cela est mal, et si j'avais pu aimer M. Liszt de colère, je l'aurais aimé. Mais je ne pouvais pas! »
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VIII
Mais arrivons aux dernières convulsions, à l'agonie de ces tragiques amours.
Déjà, dans nos Lundis d'Wt Chercheur, nous avons fait allusion à l'attitude gardée par Sainte-Beuve pendant que cette tempête d'amour faisait rage autour de lui. Mais que pouvait un ami, fût-il le plus parfait de tous, entre ces deux cœurs' saignants et exaspérés? Et Sainte-Beuve, dont le rôle avait été pourtant considérable dans ce duel, n'était pas, il faut bien l'avouer, cet ami-là.
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Quintessencié, cherchant, à satisfaire, à propos de tout et de tous, I'idéal d'une sorte de sensibilité presque maladive, dont les désillusions continuelles développèrent en lui une susccptibilité sans limite, qui devint avec le temps impossible à calmer, secrètement aigri par des déceptions sans nombre, les unes imaginaires, les autres réelles, il ne se donna jamais il personne sans réserves calculées, ni sans restrictions intérieures. Si l'on peut trouver dans certains côtés de sa nature l'origine de sa surprenante pénétration, et de presque tous les dons qui fuirent de lui le maître critique du xix' siècle, on voit aussi bien vite qu'un tel homme, en pareille circonstance, ne pouvait être d'aucun secours réellement efficace.
Tout au début de leurs relations, au moment où s'imprimait Lélia, Sainte-neuve avait écrit à George Sand la belle lettre suivante, qui fut en quelque sorte le point de départ de leur intimité littéraire. L'au-
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leur de Valentinc avait trouvé ces lignes si remarquables qu'il les transcrivit lui-même dans un cahier de notes personnelles, relié en cuir de Russie, qui porte pour titrc Skelches and hints, et dont malheureusement un grand nombre de pages sont détruites. [Paris], eu dimanche malin [10 mars 1833].
« Madame,
« Je ne veux pas tarder à vous dire combien la soirée d'hier et ce que j'y ai entendu m'a déjà fait penser depuis, et combien Lélia m'a continué et poussé plus loin encore dans mon admiration sérieuse et mon amitié scntie pour vous. Comme livre, comme œuvre, je ne vous en parlerai que quand vous m'aurez bien voulu lire le commencement. Mais il est aisé de voir ce que ce sera. Le gros public, qui demande au cabinet de lecture un roman quelconque, [se] rebutera sur celui-là. Mais il vous classera haut pour
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tous ceux qui ne voient dans le romanqu'unc forme plus vive des éternelles et humaines pensées. Ce sera votre livre de philosophie, votre vue générale sur le monde et la vie. Tous vos romans suivants en seront éclairés d'en haut et y gagneront une autorité grave qui ne leur serait venue que plus lentement. Mais, sans songer ici à Ulia comme composition et production littéraire, et à ne la juger qu'en elle-même, dans l'idée qu'elle donne de qui l'a pu concevoir et ainsi exprimer, je ne vous dirai jamais assez combien j'ai été saisi de tant de fermeté, de suite et d'abondance, à travers des régions si générales, si profondes, si habitées à chaque pas par l'effroi et le vertige. Être femme, avoir moins de trente ans, et qu'il n'y paraisse en rien au dehors quand on a sondé ces abîmes porter cette science, qui, à nous, nous dévasterait les tempes et nous blanchirait les cheveux, la porter avec légèreté, aisance, sobriété de discours, voilà ce que j'admire
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avant tout. C'est Gélia en vous-même, dans la substance de votre âme, dans ce que vous avez longuement senti et raisonné, dans ce que vous en exprimez si puissamment quand vous voulez le peindre, et aussi dans ce que vous savez en dérober aux yeux sous le simple extérieur et l'habitude ordinaire. » Allez, madame, vous êtes une nature bien rare et forte. Quelque corrosive qu'ait été la liqueur dans le calice, le métal du calice est vierge et n'a pas été altéré. Que Lélia continue ou non de désespérer, pour vous la vie est consolante encore, et votre force, devenue régulière, a de belles années devant elle de triomphe et de satisfaction sérieuse.
» Vous voyez, madame, qu'en commentant Lélicc de la sorte j'use bien entièrement de cette qualité d'ami que vous m'avez permis de prendre. Je dois vous dire qu'hier, tout en vous entendant, je me sentais un peu fier de ce titre auprès de vous. J'étais aussi légè-
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rement inquiet de tant de défectuosités à nu sous un coup d'oeil aussi pénétrant que le vôtre, et aussi ferme. Mais ce qui me rassurait, c'est que ce coup d'oeil n'apercevrait jamais en moi que vive reconnaissance et zèle d'un respect digne de vous.
i) SAINTE-BEUVE. »
Plus tard, dans l'llistoire de ma vie, George Sand a résumé elle-même ses rapports avec l'auteur des Causeries du Lundi. Le fragment suivant semble bien se rapporter aux événements dont il s'agit ici
« Parmi les hommes d'un talent apprécié, M. de Sainte-Beuve, par les abondantes et précieuses ressources de sa conversation, me fut très salutaire, en même temps que son amitié, un peu susceptible, un peu capricieuse, mais toujours précieuse à retrouver, me donna quelquefois la force qui me manquait vis-à-vis de moi-même. Il m'a affligée
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profondément par des aversions et des attaques acerbes contre des personnes que j'admirais et que je respectais; mais je n'avais ni le droit ni le pouvoir de modifier ses opinions et d'enchaîner ses vivacités de discussion et comrne, vis-à-vis de moi, il fut toujours généreux et affectueux (on m'a dit qu'il ne l'avait pas toujours été en paroles, mais je ne le crois plus), comme d'ailleurs il m'avait été secourable avec sollicitude et délicatesse dans certaines détresses de mon âme et de mon esprit, je regarde comme un devoir de le compter parmi mes éducateurs et bienfaiteurs intellectuels. »
Nous lisions dernièrement, dans l'intéressant travail de M. S. Hocheblave sur George Sand et madame d'Agoull\ cette phrase relative à leur correspondance « Parmi les noms qui reviennent sous leur plume, on 1. Reaue de Pnris, 15 tli'coinbre I8!M.
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rencontre souvent Sainte-Beuve et Mussel, Sainte-Beuve confident, Mussent auteur. Du premier, on ne veut, on ne peut rien dire encore; le moment n'est pas venu, etc.n Sans connaître, les raisons qui motivent cette affirmation, nous n'y contredirons point ét nous nous abstiendrons, à notre tour, de préciser, à propos des faits qui nous sont connus, Ir. rôle du grand critique au milieu de cette tourmente de passion. Deux des lettres que George Sand lui écrivit a celte époque ont été mises au jour il y a peu de temps, accompagnées d'un commentaire des plus intéressants' par M. Charles de Loménie 2. Envoyées de Nohant en mars et avril 1835, après la séparation sans retour des deux amants, elles viennent il l'appui de notre sentiment, quant à l'insuffisance du concours prêté, dans cette épreuve, par l'auteur de Joseph Delorme. En effet, la 1. Nouvelle Revue, 1°' mai 1895.
2. Voir l'appendice le texte de ce commentaire.
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première de ces missives rappelle en propres termes que, peu de semaines auparavant, l'expression de la douleur de l'infortunée correspondante embêtait son confident Nous les citerons d'ailleurs plus loin.
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IX
Ce fut George Sand, à bout de forces, qui, la première, rompit enfin sérieusement sa chaîne et quitta définitivement Musset. Après lui avoir soigneusement caché le jour et l'heure de son départ, tant elle redoutait un éclat sans pareil, elle partit seule pour Nohant. Et cette fuite fut l'épilogue d'une liaison commencée, d'une part, sous les auspices de la passion la plus ardente, et de l'autre sous la forme d'un dévouement et d'une tendresse sans bornes.
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C'est avec son ami Jules Boucoiran, l'ancien précepteur de son fils Maurice, que George Sand combina ce retour en Berry ù la façon quelque peu d'un cinquième acte de mélodrame, mais néanmoins avec beaucoup de décision et de sang-froid, ainsi qu'en témoigne la curieuse lettre suivante, adressée à l'ami dont nous venons de parler. Elle précise exactement le jour et l'heure même de la séparation des deux amants, et combien les moindres démarches d'elle, étaient surveillées de près par lui
[Paris], vendredi [6 mnrs 1835].
« Mon ami,
» Aidez-moi à partir aujourd'hui. Allez au Courrier à midi et retenez-moi une place. Puis venez me voir. Je vous dirai ce qu'il faut faire.
s Cependant, si je ne peux pas vous le dire, ce qui est fort possible, car j'aurai
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bien de la peine à tromper l'inquiétude d'Alfred, je vais vous l'expliquer en quatre mots.
» Vous arriverez à cinq heures chez moi et, d'un air empressé et affairé, vous me direz que ma, mère vient d'arriver, qu'elle est très fatiguée et assez sérieusement malade, que sa servante n'est pas chez elle, qu'elle a besoin de moi tout de suite et qu'il faut que j'y aille sans différer. Je mettrai mon chapcau, je dirai que je vais revenir et vous me mettrez en voiture. Venez chercher mon sac de nuit dans la journée. Il vous sera facile de l'emporter sans qu'on le voie, et vous le porterez au bureau.
» Fuites-moi arranger le coussin de voyage que je vous envoie. Le fermoir est perdu. [GEORGE.]
» Adieu; venez tout de suite si vous pouvez. Mais si Alfred est à la maison, n'ayez pas l'air d'avoir quelque chose à me dire.
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Je sortirai dans la cuisine pour vous parler. »
Trois jours après, le même destinataire recevait de la fugitive une nouvelle lettre, datée de Nohant, dont nous extrairons seulement le passage suivant relatif il son départ de Paris
[Noliant, lundi 9 mars 1835].
« Mon ami,
» Je suis arrivée en bonne santé et nullement fatiguée à Châteauroux, à trois heures de l'après-midi. J'ai vu, hier, tous mes amis de la Châtre. Ilollinat est venu avec moi, de Chateauroux. J'ai dîne avec lui chez Duteil. Je vais me mettre travailler pour Buloz. Je suis très calme. J'ai fait ce que je devais [faire]. La seule chose qui me tourmente, c'est la santé d'Alfrcd. Donnez-moi de ses nouvelles, et racontez-moi, sans y
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rien changer et sans en rien atténuer, l'indifférence, la colère ou le chagrin qu'il a pu montrer en recevant la nouvelle de mon départ. Il m'importe de savoir la vérité, quoique rien ne puisse changer ma résolution. »
Enfin, quelque temps après son retour au bercail, George Sand adressait en outre il Sainte-lîcuvc les deux lettres suivantes, dont nous avons parlé plus haut, lettres récemment mises au jour, on s'en souvient, par M. de Loménie
[Nolmnt, mars 1835J.
« Mon ami,
n -le vous en veux un peu; il faut que je vous le dise. Vous m'avez bien abandonnée durant ces tristes semaines, quand je me débattais entre la vie et la mort. Vous
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me disiez bien que vous ne pouviez rien pour moi, et je sais aussi que personne ne peut accomplis la tâche de son frère. A chacun la sienne. Mais vous savez, vous, qu'il m'eût Cté doux et consolant, sinon fortifiant et salutaire, de vous voit- de temps en temps. Or, vous m'avez quittée comme une lépreuse de malheur que j'étais. Je vous embetais, convenez-en? Je comprends bien cela; vous avez peut-être soulfert les mêmes maux, ou pires encore, dans votre vie, et sachant l'insuflisance des amitiés humaines, vous vous êtes retiré, croyant que d'accorder une larme ou une poignée de main, c'était une consolation puérile, un don indigne d'un intérêt qui voudrait tout guérir d'un mot et qui s'alllige de savoir qu'il ne le peut. Eh bien, vous vous êtes exagéré beaucoup la force et Iti virilité de ma douleur en vous disant tout cela. Je ne suis qu'une femme, et les petites consolations vont souvent mieux aux êtres puérils que les grands services et les fortes
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leçons. Me trouver seule dans ce malheur, sans entendre parler de vous, sans entendre prononcer votre nom, m'a beaucoup découragée. Si je vous avais vu seulement entrer et sortir, sans pouvoir vous dire autre chose que quelques mots échangés à la porte, c'eût été encore beaucoup pour moi les visites que je reçois de plusieurs personnes que j'estime et qui me plaisent sont des distractions pour mon esprit. Mais les vôtres eu eussent été de bien bonnes pour mon cœur. Vous n'êtes pas pour moi quelqu'un qui parle chez moi et qui m'occupe une heure ou deux je sais qu'en rentrant chez vous vous pensez à moi, et, le soir, en me couchant, bien triste et bien brisée et bien seule, je me dis « Au moins quelqu'un prie peut-être pour moi dans ce moment-ci et demande à Dieu de m'accorder ce que je ne sais pas obtenir. »
» Enfin, vous avez eu tort, vous ne le ferez plus, n'est-ce pas? Je vous écrins et vous
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parle de mon triste moi pour vous prouver que, malgré mes plaintes, je suis encore sûre que vous m'aimez et que vous me plaignez. Encouragez-moi à présent; j'ai fait (tard, il est vrai, mais je l'ai fait bien) ce que je devais faire, et je suis partie avec la conscience que, si je laissais quelque amertume derrière moi, elle était, pour le coup, tout à fait ingrate et injuste. Je suis donc calme, et je vais travailler à rester ainsi le plus qu'il me sera possible, afin que, si l'orage me reprend sur son aile un beau matin, j'aie au moins recouvré des forces pour lui résister. Je travaille beaucoup à des choses calmantes, comme Valentine (je dis calmantes pour moi). Puis mon intention est d'aller à Genève, de faire à pied et seule le tour de la Suisse, et puis après, nous verrons bien. Mais c'est assez d'arrêté pour le moment. Les convalescents qui se remettent au travail doivent commencer par de petites tâches.
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» Qu'est-ce que vous écrivez? Faites donc un livre qui me prouve bien évidemment quelque chose de possible et de bon pour moi, et je vous donne bien ma parole que, fût-ce d'aller conquérir la Chine, je le ferai. Mais, mon Dieu, que faire de notre force? où la mettre? quel emploi avez-vous trouvé à la vôtre? Dites donc, dites donc vite Vous n'êtes pas de ceux qui peuvent répondre « Moi, je n'en ai pas; je n'ai pas envie de » courir, parce que je n'ai pas de pieds. » Vous avez mis quelque part, dans quelque tabernacle sacré, dans quelque astre mystérieux, votre jeunesse, vos doutes, vos douleurs. Est-ce donc vraiment dans cette religion chrétienne? Mais comment faire pour entrer dans ce temple? Chaque fois que je passe devant la porte, je m'agenouille devant cette divine poésie, vue de loin. Mais si j'approche, je n'y vois plus ce que je croyais être là exclusivement. Ce n'est qu'une face de ce que je cherche. Je voudrais trouver mon
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Dieu tout entier dans sa majesté et dans sa gloire, et me prosterner, et n'avoir pas d'autres êtres de mon espèce autour de moi pour me dire C'est lui », car alors j'en douterais.
» Ah 1 que vous êtes heureux 1 duel crime ai-jc commis pour être condamnée au rôle du juif errant? Vous dites que vous souffrez et que vous savez souffrir. Eh 1 je le sais aussi bien que vous 1 Je parie même que vos douleurs me sembleraient bien plus légères qu'à vous, si j'avais ce que vous avez pour vous en consoler, si je pouvais me recueillir une fois, un seul instant par jour et dire, en adorant quelque chose « Voilà ce dont je ne peux pas douter. » » Mon Dieu 1 vous me répondrez que vous avez mené, par l'esprit du moins, une meilleure vie que moi, que vous n'avez pas prodigué et dépensé votre cœur, que vous n'êtes pas descendu dans la fosse aux lions. Ceux qui en sont sortis à demi dévorés
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resteront-ils donc ainsi mutilés et rampants pour toute leur vie? Mais, tenez, il me vient souvent dans l'idée (et c'est une espèce de consolation que je me permets) que la cause pour laquelle les âmes passionnées subissent leur martyre est une noble et sainte cause. Aimer, c'est, de tout ce que nous connaissons, ce qu'il y a encore de plus large et [de] plus ennoblissant. C'est là qu'on trouve encore la volonté et le pouvoir de se sacrifier 1 Malheur à ceux qui repoussent le sacrifice et qui forcent une âme en feu à se reprendre et à s'éteindre Ceux-là sont les bêtes féroces qui déchirent le patient. Mais le Dieu pour qui le martyre s'accomplit n'en est pas moins digne de bénédictions, et ceux qui le blasphèment en mourant sont des lâches. Bah 1 vive l'amour jucmd même! Nos doulcnrs ne prouvent pas plus contre lui que les nuages de la nuit contre l'existence et la beauté des étoiles.
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» Adieu, mon cher directeur Il court par le monde un bruit que vous allez vous faire prêtre. En vérité, je le voudrais bien j'irais me confesser à vous, et j'aurais beau vous ennuyer, vous seriez forcé par votre ministère de m'entendre et de me consoler. Ma foi, votre exemple me donnerait envie de me faire religieuse. Mais j'aurais soin de me faire bien enfermer, car je ne répondrais guère de ne pas sauter quelquefois par les fenêtres en entendant sonner le cor et galoper les chevaux.
» Adieu, mon excellent ami; tout à vous de coeur. Écrivez-moi.
» GEORGE.
« Poste restante. La Châtre (Indre). »
Nohant, 4 avril 1835.
« Mon ami,
» Quoique tout mon temps se passe à vous demander de l'aide, et le vôtre à me
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répondre que vous ne pouvez m'en donner, votre manière de me refuser me donne tellement ce que je vous demande que je ne me lasserai pas d'y avoir recours. Vos humbles retours sur vous-même, au sein d'une existence si belle et si noble que vous avez su vous faire, me disposent plus que tout au monde à chercher le sentier qui vous mène au repos, car si vous me prêchiez avec l'orgueil de la vaine sagesse, je ne croirais point. Je comprends bien toute votre conduite avec moi et ne vous en veux plus du tout (quoiqu'il y ait deux ou trois mots au milieu de vos prétextes qui n'ont pas le moindre sens entre nous deux).
Pour tout le reste, vous avez raison si parfaitement dans vos remontrances, que je vous remercie de tout ce que vous avez fait et de tout ce que vous n'avez pas fait. Je vous remercie surtout de cette bonne lettre que vous avez bien voulu m'écrire et qui ne sera pas stérile, soyez-en sûr. Ne plaignez
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donc pas votre peine quand il vous viendra le loisir de m'en écrire d'autres. Car ce n'est pas du temps perdu pour votre religion, laquelle, je le sens, consiste à chercher le bien pour vous-même et pour les autres. i » Dans le silence de ma retraite je suis plus capable de recueillir le bon grain de votre parole que je ne l'étais au milieu de mes orages et de mes agonies. Vous avez donc bien fait de me réserver votre bonne volonté et votre bénédiction absolutive pour le jour où je rentrerais dans la vie. Sachez bien que c'est un grand bonheur pour moi que ce retour de votre intérêt et de votre protection. Depuis que j'ai reçu votre lettre, je l'ai toujours dans ma poche, et à l'heure où je vais voir mes jacinthes et mes pervenches dans le jardin, je m'assieds sur un banc que Maurice m'a fait aux vacances dernières et je relis vos reproches, vos flatteries, vos encouragements et vos avertissements. Votre lettre est un parfait modèle de bonté,
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de compassion et de ce talent que donne l'envie de guérir et de consoler. Vous y caressez mon amour-propre extraordinairement, pour me faire avaler ensuite des réprimandes bien méritées, et vous avez raison, car ma vanité aime beaucoup par instants à relire certaines lignes, après qu'elle a souffert en sentant la justice de certaines autres. Et, en résumé, j'arrive à une conclusion que moi seule suis en état de tirer sur moimême, c'est que ces éclairs de mon front, ces flammes du génie, ces forces passionnées de mon âme, toutes ces ardeurs et ces grandcurs que, dans votre poésie (car vous êtes poète avant tout et malgré tout), il vous plaît d'appeler ainsi, ne sont que l'abus coupable et le développement maladif de certaines facultés que Dieu m'avait données pour un meilleur usage. Cette conclusion me rend profondément triste, mais ne vous le reprochez pas c'est mon expérience qui la tire de vos louanges, c'est ma conscience abattue et
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consternée qui se charge de démêler la vérité de ces mensonges que votre amitié romanesque m'adresse en toute sincérité de cœur. Ah j'y vois clair, à présent, soyez-en sûr, et c'est le châtiment de mes erreurs. Mais il ne me découragerait que si j'étais bien sûre d'être incorrigible et inguérissable. Or, voilà ce que je ne sais pas et ce que je suis bien résolue de savoir, en mettant toute la force qui peut me rester à réparer le mal que je me suis fait. Si je ne le puis, je verrai à me brûler la cervelle, plutôt que de recommencer la vie que j'ai eue depuis deux ou trois ans. Mais j'espère, non que je sente en moi de grands éléments de succès, mais parce que le désir de réussir fait toujours espérer.
» Ne croyez donc pas que le bah qui se trouvait dans ma dernière lettre, en tête, s'il m'en souvient, d'une réhabilitation de l'amour dans mes idées, signifiât autre chose que la volonté de respecter ce sentiment
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comme une belle et sainte chose, dont j'avais mal usé et dont on avait mal usé avec moi. Quant à la volonté de m'y rejeter par ennui ou par dépit, ne craignez pas que je l'aie. Loin de là, l'idée même d'un amour tel que vous me le dépeignez m'apparaît comme un rêve qui ne se réalisera pas pour moi, et que j'appliquerai toute mon énergie à ne point essayer de réaliser. Non, non, ni celuilà ni l'autre. Ni l'amour tendre et durable, ni l'amour aveugle et violent. Croyez-vous que je puisse inspirer le premier et que je sois tentée d'éprouver le second? Tous deux sont beaux et précieux, mais je suis trop vieille pour tous les deux. C'est à cela que je n'ai plus (pour moi) ni foi, ni espoir, ni désir. Je ne peux affirmer rien de durable dans mes dispositions en général, mais je sens celle-là bien profonde ce côté de ma vie est frappé d'une tristesse et d'une terreur qui ressemble à la mort, et qui l'est sans doute. Ce n'est donc pas de ce côté que se
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tournent mes regards, et, s'ils y vont jamais, ce sera avec plus de crainte et de timidité que vous ne pouvez m'en recommander. Vous le croiriez si vous saviez ce que j'ai souffert dans l'espace de quatre ou cinq jours. Cela ne m'empêchera pas de chanter des hymnes à ce Dieu de ma jeunesse, que j'ai mal adoré et qui m'a foudroyée; mais je chercherai ailleurs ma guérison et ma réhabilitation vis-à-vis de moi-même.
» Où? je ne [le] sais vraiment pas, et vous me faites une si juste et si terrible définition des transformations morales que je puis subir, sous le nom de cavalcades, que cela m'ôte l'envie de mettre le pied à l'étrier. Mais au milieu de ce que vous m'ôtez d'illusions, en quelques paroles, il s'en trouve une qui m'a frappée particulièrement, c'est celle d'abnégation, de sacrifice. Quoiqu'elle soit tout à fait dans le vague pour moi, puisque le désordre de mes idées présentes n'y permet pas d'application, elle ne laisse
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pas de me faire une impression profonde. Je vois bien que mon tort et mon mal sont là dans l'orgueil avide qui m'a perdue. Tout, dans les choses extérieures (dans le monde ambiant, comme dirait Geoffroy SaintHilaire), m'appelait à cette vie d'insouciance présomptueuse et d'héroïsme effronté. Mais je comptais sans la faiblesse humaine qui devait, à chaque pas que je faisais en avant, me faire reculer de deux. Ne vivant que pour moi et ne risquant que moi, je me suis exposée et sacrifiée toujours comme une chose libre, isolée, inutile aux autres, maîtresse d'elle-même, au point de se suicider par partie de plaisir et par ennui de tout le reste. Maudits soient les hommes et les livres qui m'y ont aidée par leurs sophismesl J'aurais du m'en tenir à Franklin, dont j'ai fait mes délices jusqu'à vingt-cinq ans, et dont le portrait, suspendu près de mon lit, me donne toujours envie de pleurer, comme ferait celui d'un ami que j'aurais trahi. Je
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ne retournerai plus à Franklin, ni à mon confesseur jésuite, ni à mon premier amour platonique pendant six ans, ni à mes collections d'insectes et de plantes, ni au plaisir d'allaiter des enfants, ni à la chasse au rencard, ni au galop du cheval. Rien de ce qui a été ne sera plus. Je le sais trop. Je veux me résigner et attendre que la Providence m'envoie naturellement quelque moyen de faire du bien. Je ne sais encore s'il en est, car celui qu'on est convenu d'appeler ainsi, et que nous pratiquons tous plus ou moins, ne me paraît pas mériter un si beau nom. Mais nous verronsl Ce à quoi je voudrais apprendre à renoncer volontairement et de bonne grâce, c'est [à] ma satisfaction personnelle. C'est un grand et rude travail dont je ne sais pas le but, mais qui doit en avoir un, et qui, s'il ne produit pas le bien, ne saurait produire le mal. Je vous dirai, si j'y réussis, quels effets il produit en moi, et si je me sens améliorée. Je voudrais don-
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ner à mes enfants une vieille mère respectable. Si je n'y réussis pas, mon ami, soyez sûr que je ne laisserai pas ma vie traîner à la leur comme un haillon. Vous avez cru souvent que j'adoptais certaines marnières d'exister, parce que vous m'avez vue les regarder curieusement de près, les comprendre en les voyant, et les tolérer à force de me les expliquer. Vous ne savez pas ce que ma tolérante gaieté cachait de douleur et d'ineffaçable impression. J'ai ouï dire qu'on guérissait les jeunes gens du désordre en leur montrant certains hôpitaux. Cela me paraît très possible, et, pour ma part, j'ai vu sans haine et sans mépris des grabats où je ne m'étendrai jamais tant qu'il y aura un coin de terre pour m'ensevelir. Ma crainte n'est donc pas là elle est, depuis ces trois années, dans l'aspect d'une mort que je ne voudrais pas être forcée de me donner,' car j'aime la vie, quelque mauvaise qu'elle soit; mais je saurais très bien y renoncer si elle
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devenait honteuse pour mon fils et nuisible à ma fille.
» Écrivez-moi donc et ne craignez pas de me traiter franchement et rudement, comme un homme si vous voulez, et certainement sans culte. Un culte à moi 1 est-ce que j'y croirai jamais de la part d'un amant? Est-ce que de la part d'un ami je n'en rougirais pas ? Hélas ne me parlez pas comme à une reine sur son trône, mais comme à un roi qui a fait des ordonnances.
» Bonsoir, mon ami, pardonnez-moi de vous écrire si longuement et de vous parler si obstinément de moi. C'est vous dire tout ce que je pense de vous et tout ce que vous êtes pour moi, que de vous parler de mes maux, comme un malade à son médecin.
14 avril [1835].
« J'avais mis cette lettre dans un coin aussitôt après l'avoir écrite. J'ai si pauvre
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opinion de moi à présent que j'ai voulu attendre quelques jours avant de vous l'envoyer. J'ai assez bien passé cette semaine et l'autre. J'ai relu h'ranlclin j'ai causé avec un vieux ami, qui est sage et heureux, et qui fait aussi ses délices du bonhomme Richard. Et puis, j'ai vu un grand ouragan d'hommes politiques, qui ne m'a pas donné envie de faire une cavalcade dans ces idées-là, quoique ce soient de belles idées et des hommes beaux intellectuellement. Je suis contente du calme de mon esprit et du peu de part que je prends aux choses humaines, en ce qu'elles ont de personnel à moi. Le besoin d'appui, qui m'a obstinément tourmentée jusqu'ici, se dissipe en présence des individus qui représentent ou qui prétendent représenter des théories. J'aime mieux attendre qu'une conviction quelconque me vienne, que de me la faire entrer dans le cerveau avec du vin de Champagne.
» Bonsoir, mon ami je ne suis pas gaie,
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ni fière. J'espère un peu. Voici le temps qui devient' magnifique le mois prochain j'irai en Suisse; je m'imagine que, tout à fait seule et livrée à des habitudes de méditation journalière, que n'interrompront pas à chaque instant mes joyeux camarades, je serai encore mieux. M'écrirez-vous quelquefois ? Ne me dites pas que votre bonheur et votre vertu me feraient pitié si je voyais le fond de ces grands secrets. Dites-moi tout le contraire, quand même vous devriez exagérer un peu. Ahl si j'étais sûre que la vertu est ce que je l'ai rêvée autrefois, comme j'y retournerais vite 1 Moi qui me sens tant de force dont je ne sais que faire 1 Mais où retrouver ce désir, cette foi et cet espoir ?
Priez pour moi, si Dieu vous écoute; priez pour tous les hommes infortunés 1 » Tout à vous.
» GEORGE. »
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Une fois cette douloureuse rupture définitivement. consommée, George Sand, nous l'avons déjà dit, retrouva rapidement le calme et l'indulgence. Il n'en fut pas de même pour Musset, dont l'amertume se répandit sous toutes les formes. Sa Confession d'un Enfant du siècle, dont le premier fragment parut moins de six mois après le retour chez elle de l'héroïne, fut seule bienveillante et juste. Toutefois, le fait de livrer ainsi au public, qui ne s'y trompa
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point, une page vraie de la vie d'une femme, page encore toute chaude des larmes dont l'écrivain avait fait couler la plus grande partie, cette action ne fut guère approuvée, et comme il arrive le plus souvent en pareil ^cas; elle se retourna contre son auteur. Jusqu'alors il n'avait même pas gardé partout une réserve relative, car antérieurement, dans une de ses Nuits, le grand poète venait d'y manquer, et il faut reconnaître que, s'il dota par ses vers admirables la poésie française de quelques-uns de ses plus magnifiques chefs-d'œuvre, les attaquesindi rectes qu'ils contiennent contre GeorgeSand excèdent, néanmoins,- loute mesure et toute vérité
Malgré ces indiscrétions et ces blessures, celle-ci ne cessait pourtant de donner à tous 1. Il faut ruppelcr les dates exactes de la première publication de ces œuvres dans la Revue des Deux Mondes; la Nuit de Mai, 15 juin (trois mois apivs la rupture!!), ), le fragment de la Confession d'un Enfant diwiirle, 15 septembre et la Nuit de Décentbre, 15 décembre 1835.
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le conseil et l'exemple du silence et de la modération. Dans ses lettres à ses amis intimes de cette époque, tels que madame d'Agoult, Papet, Boucoiran, d'autres encore, sans parler de Sainte-Beuve elle exprime constamment des sentiments pleins de générosité pour son malheureux compagnon de voyage, et reproche à tous ceux qui le blâment par affection pour elle, de manquer à ce qu'elle réclame en vain de leur amitié dévouée.
Mais une question importante, soulevée par Musset, ne tarda pas à surgir entre eux. PréoccupG du sort de ses propres lettres, il parla de les reprendre, et fit proposer à George Sand un échange de leurs correspondances réciproques. Malgré la bonne volonté 1. En 1869, le grand critique a publié lui-même, à la fin du tome premier de la nouvelle édition de ses Portraits contemporains, plusieurs fragments relatifs u Jlusset, extraits dos lettres de George Sand, que, par suite de cette ancienne mise au jour, nous n'avons pas voulu replacer ici sons les yeux du lecteur.
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permanente de l'héroïne, toujours disposée à approuver toute solution acceptée par lui, mesdames d'A-oult, Rozane Bourgoing, Marliani, et plusieurs amis à elle s'interposèrent en vain pour faire aboutir cette combinaison.
Voici d'abord, comme preuve de son persévérant désir d'entente, une première lettre à Musset, déjà citée en partie par Arvède Barinc. Elle porte la date du 19 avril 1838 « Mon cher Alfred,
» J'ai reçu ta lettre la veille de mon départ de Nohant. J'ai sur-le-champ recommandé madame Lafont à une des puissances. ou pour mieux dire à la seule puissance du théâtre de Châteauroux M. Martinet, propriétaire, administrateur, etc., etc., dudit théâtre.
» Je n'ai pas bien compris le reste de ta lettre. Je ne sais pourquoi tu me demandes si nous sommes amis ou ennemis. Il me
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semble que tu es venu me voir l'autre hiver, et que nous avons eu six heures d'intimité fraternelle, après lesquelles il ne faudrait jamais se mettre à douter l'un de l'autre, fût-on dix ans sans se voir et sans s'écrire, à moins qu'on ne voulût aussi douter de sa propre sincérité; et, en vérité, il m'est impossible d'imaginer comment est pourquoi nous nous tromperions l'un l'autre à présent.
o Tout ce que je puis répondre à tes questions, c'est que tu peux disposer de moi comme d'un ami, et compter que je ferai avec joie tout ce qui te sera agréable, sans examiner si cela est convenable ou non, si les protégés ou protégées sont grand'çhose ovc pas grand'chose. Je te remercie de n'avoir pas douté de mon dévouement en cette rencontre. Je vois que, comme de coutume, tes bons instincts ont donné secrètement un démenti à tes méfiances.
» Si tu veux venir me voir, cela me
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rendra très heureuse. Si tu ne veux pas, je n'en serai pas offensée du tout; entrc nous il ne peut y avoir d'autre loi que le bon plaisir. Fais selon ton idée.
» Je demeure chez madame Marliani, [rue] Grange-Batelière, 7. Je suis ici pour huit jours au plus.
» Tout il toi.
» GKOHOli. »
Puis, deux autres hillels de George Sand au même, écrits deux ans plus tard
[Paris, 30 avril 1810].
« Elle [la correspondance] est à Nohant, dans un coure dont j'ai les clefs ici. Je vais écrire tout de suite à Papet de m'envoyer ce coffre, et, dès que je l'aurai reçu, je vous avertirai pour que vous veniez le chercher, si jusque-la vous demeurez dans les mêmes intentions.
» .l'ai bien maudit cette histoire de lettrcs
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d'il y a quatre ans, lorsque vous étiez si malade l'hiver dernier. Vous avez dû comprendre pourquoi je n'allais pas vous voir, si vous avez pense à moi durant cette terrible épreuve. Pour moi, j'ai bien pense à vous, je n'ai pas besoin de vous le dire, » G. S. »
Vendredi [mai 18'iU].
« Les lettres sont arrivées. Si vous voulez venir les chercher, vous me trouverez toujours de cinq à six heures de l'après-midi. » GEORGE.
» Si vous ne vouliez pas venir (ce qui serait bien mal), je vous enverrais le vieux Rollinat pour opérer l'échange. Faites-moi savoir ce qu'il vous convient de faire a cet égard.
» HuePigalle, 16 ». »
1. Les autographes munies Uo C' s trois d'i-nières lettres sont aussi en no:re possession.
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Ces lettres, dont l'échange, malgré tant de pourparlers, ne s'effectua jamais, finirent, comme on le verra plus loin, par retomber toutes, après diverses péripéties, entre les mains de George Sand.
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XI
Quoi qu'il en soit, dès l'apparition de la Confession d'un Enfant dit siècle, l'auteur de Leone Leoni forma de son côté le projet d'écrire un jour le récit voilé de ses luttes et de ses douleurs. Mais, à l'opposé de Musset, elle laissa s'écouler vingt-quatre ans avant de le publier. Elle eut donc la bienséance et le tact d'attendre que les cendres de ce foyer, si longtemps brûlant, fussent assez refroidies pour qu'il lui fût possible de réveiller, à son tour, un passé déplorable.
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Aussi garda-t-elle seule ici les ménagements et la discrétion qui, dans de semblables circonstances, sont l'apanage ordinaire de l'homme, et dont le poète s'était si cavalièrement départi à l'égard de sa compagne d'un moment'.
1. Depuis l'apparition de ces lignes, il[. Clounrd a cité cette phrase, jusqu'alors inédite, de la lettre écrite, le 12 mai t83i, par lleorge Sand à Alfretl de lfusset Il Il m'est impossible de parler de moi dans un livre, dans I;t disposition d'esprit cù je suis; pour toi, fais ce rlue tu voudras romans, sonnets, poèmes; parle de moi comme tu l'entendras, je me livre à toi les yeux bandés
Puis fauteur ajoute « Ce projet, on le sait, est deveni la Confession d'un Cnfant rlu siècle. On a doue eu tort de prétendre que Gcorgc Sand avait imagin6 Elle et Lui pour répliquer à cette Confessiou. Non seulement elle était prévenue des intentions d'Alfred de Musset, mais elle l'autorisait à écrire, etc. »
Et dans une autre partie de son travail, on lit encore « Ce (Elle et Lui) n'est pas une réponse à la Confession d'un Enfant du siècle; nous avons donné la preuve que Musset, avant de l'écrire, avait l'autorisation de George Sand, etc. ». Nous ne saurions, sur aucun de ces points, nous rang/l'il a l'avis de notre aimable contradicteur.
D'abord et avant tout, la phrase morne de George Sanil citée par lui indique clairement, nous semble-t-il, qu'elle se réscrve la liberté, sa disposition d'esprit ticrnl chuiv/re, d'écrire a son tour ce que bon lui semblera et quand bon lui semblera. De plus, en quoi une autorisation semblable
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Nous possédons le début d'un premier ouvrage commencé par George Sand sur ce sujet. A en juger d'après le papier et l'écriture, ce manuscrit, dont il ne subsiste malheureusement que l'entrée en matière, c'està-dire trois pages et demie, doit avoir étéécrit implii|ue-t-cllc, pour celui qui la donne, sans autres stipulations, l'obligation ou l'engagement dc ne jamais user dc la même faculté? Donc, à quel titre George Sand, parle fait qu'elle avait autorisé Musset à écrire et à publier la Confession d'un Enfant du siècle, se serait-elle trouvée engagée à ne jamais faire de réponse à ce livre et il ne jamais rédiger à son tour ses souvenirs du même temps? Enfin, la façon dont le poète usa, dans la Nuit de blai, antérieure, on s'en souvient, al la Confession, de la généreuse permission qu'il avait reçue, ne put-elle pas inspirer à l'auteur d'Elle et Lui le désir légitime de prendre aussi quelque jour la parole et de répondre, à son heure, aux attaques allusionnelles de Musset, qui se prolongèrent pendant si longtemps? On a parlé des témoignages de bonnes relations écl:angés après leur séparation par les deux amants. Mais, du côté du poète, toujours aigri et malveillant, nous cherchons en vain ces témoignages, tandis que de la part de George Sand, pas une lettre, celles adressées à Musset que nous avons publiées plus haut en font foi, pas une ligne imprimée, pas un mot mis au jour ne manifestent autre chose pour lui qu'une affection sincère et sans amertume. Les pages apaisées d'Elle et Lui font ressortir absolument d'ailleurs cctto sérénité sans défaillance.
181)7.
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vers 1841 ou 1842. Nous croyons surtout à cette dernière date, car elle correspondrait à celle de la publication des Animaux peints par eux-mêmes, où Alfred de Musset inséra Yllistoire d'un Merle blanc qui révèle chez le poète, après sept ans écoulés, une rancune persistante, a* peine voilée sous-une ironie d'un goût plus que douteux.
On sait qu'il s'agit dans ce récit d'un merle blanc devenu l'époux d'une merlette dont la couleur, la même en apparence, finit par déteindre sous les larmes de son mari. Après avoir mis les paroles suivantes, qui précisent le lieu de la scène, dans la bouche de son héros « J'irai à Venise et je louerai sur les bords du Grand Canal, au milieu de cette cité féerique, le beau palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par jour là, je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de Lara doit y avoir laissés », Musset fait faire en ces termes par le merle blanc le tableau de son ménage emplumé
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« J'ignorais d'abord que ma bien-aimée fût une femme de plume; elle me l'avoua au bout de quelque temps, et elle alla même jusqu'à me montrer le manuscrit d'un roman où elle avait imité à la fois Walter Scott et Scarron. Je laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non seulement je me voyais possesseur d'une beauté incomparable, mais j'acquérais encore la certitude que l'intelligence de ma compagne était digne en tout point de mon génie. Dès cet instant nous travaillâmes ensemble. Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait des rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. Elle pondait ses romans avec une facilité presque égale à la mienne, choisissant les sujets les"plus dramatiques, des parricides, des rapts, des meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant toujours soin, en passant,
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d'attaquer le gouvernement et de prêcher l'émancipation des merlettes. En un mot, aucun efl'ort ne coûtait à son esprit, aucun tour de force à sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne ni de faire un plan avant de se mettre à l'œuvre. C'était le type de la merlette lettrée. n
Ces allusions, il est facile de s'en rendre compte, sont d'une extrême transparence, et rien n'est donc plus plausible que l'éventuali té présentée par nous relativement à la date du roman inachevé de George Sand.
Voici cet intéressant et trop court fragment d'une œuvre qui, d'ailleurs, n'a jamais dû être terminée, ainsi que l'indique ce titre, tracé de la main même de l'auteur
FRAGMENT D'UN ROMAN QUI N'A PAS ÉTÉ FAIT
« Il était dix heures du soir lorsque le misérable legno qui nous cahotait depuis le
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matin sur la route sèche et glacée s'arrêta à Mestre. C'était une nuit de janvier sombre et froide. Nous gagnâmes le rivage dans l'obscurité. Nous descendîmes à tâtons dans une gondole. Le chargement de nos paquets fut long. Nous n'entendions pas un mot de vénitien. La fièvre me jetait dans une apathie profonde. Je ne vis rien, ni la grève, ni l'onde, ni la barque, ni le visage des bateliers. J'avais le frisson, et je sentais vaguement qu'il y avait dans cet embarquement quelque chose d'horriblement triste. Cette gondole noire, étroite, basse, fermée de partout, ressemblait à un cercueil. Enfin, je la sentis glisser sur le flot. Le temps était calme, et il ne me semblait pas que nous allassions vite, bien que trois hommes noirs fissent voguer rapidement. Ils faisaient entre eux une conversation suivie, comme s'ils eussent été au coin du feu. Nous traversions sans nous en douter cette partie dangereuse de l'archipel vénitien où, au moindre coup
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de vent, des courants terribles se précipitent avec furie. Il faisait si noir que nous ne savions pas si nous étions en pleine mer ou sur un canal étroit et bordé d'habitations. J'eus, un instant, le sentiment de l'isolement. Dans ces ténèbres, dans ce tête-à-tête avec un enfant que ne liait pôTnt à moi une affection puissante, dans cette arrivée chez un peuple dont nous ne connaissions pas un seul individu et dont nous n'entendions pas même la langue, dans le froid de l'atmosphère, dont l'abattement de la fièvre ne me laissait plus la force de chercher à me préserver, il y avait de quoi contrister une âme plus forte que la mienne. Mais l'habitude de tout risquer à tout propos, m'a donné un fond d'insouciance plus efficace que toutes les philosophics. Qui m'eût prédit que cette Venise, où je croyais passer en voyageur, sans lui rien donner de ma vie, et sans en rien recevoir, sinon quelques impressions d'artiste, allait s'emparer de
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moi, de mon être, de mes passions, de mon présent, de mon avenir, de mon coeur, de mes idées, et me ballotter comme la mer ballotte un débris, en le frappant sur ses grèves jusqu'à ce qu'elle l'ait rejeté au loin, et, faible jouet, avec mépris? Qui m'eût prédit que cette Venise allait me séparer violemment de mon idole, et me garder avec jalousie dans son enceinte implacable, aux prises avec le désespoir, la joie, l'amour, et la misère?
» Eh bien, qui me l'eût prédit ne m'eût pas fait reculer. Je lui aurais répondu par mon grand argument philosophique Tout' se peut I Donc, tout ce qui peut arriver peut aussi ne pas arriver, et tout ce qui peut arriver peut être supporté, car tout ce qui peut être supporté peut aussi ne pas arriver. Tout à coup Théodore, ayant réussi à tirer une des coulisses qui servent de doubles persiennes aux gondoles, et regardant à travers la glace, s'écria Venise 1
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» Quel spectacle magique s'offrait à nous à travers ce cadre étroit Nous descendions légèrement le superbe canal de la Giudecca; le temps s'était éclairci, les lumières de la ville brillaient au loin sur ces vastes quais qui font une si large et si majestueuse avenue à la cité reine Devant nous, la lune se levait derrière Saint-Marc, la lune mate et rouge, découpant sous son disque énorme des sculptures élégantes et des masses splendides. Peu à peu, elle blanchit, se contracta, et, montant sur l'horizon au milieu de nuages lourds et bizarres, elle commença d'éclairer les trésors d'architecture variée qui font de la place Saint-Marc un site unique dans l'univers.
» Au mouvement de la gondole, qui louvoyait sur le courant de la Giudecca, nous vîmes passer successivement sur la région lumineuse de l'horizon la silhouette de ces monuments d'une beauté sublime, d'une grandeur ou d'une bizarrerie fantas-
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tique la corniche transparente du palais ducal, avec sa découpure arabe et ses campaniles chrétiens soutenus par mille colonnettes élancées, surmontées d'aiguilles légères les coupoles arrondies de Saint-Marc, qu'on prendrait la nuit pour de l'albâtre quand la lune les éclaire la vieille Tour de l'Horloge avec ses ornements étranges les grandes lignes régulières des Procuraties le Campanile, ou Tour de Saint-Marc, géant isolé, au pied duquel, par antithèse, un mignon portique de marbres précieux rappelle en petit notre Arc triomphal, déjà sï petit, du Carrousel; enfin, les masses simples et sévères de la Monnaie, et les deux colonnes grecques qui ornent l'entrée de la Piazzetta. Ce tableau, ainsi éclairé, nous rappelait tellement les compositions capricieuses de Turner qu'il nous sembla encore une fois voir Venise en peinture, dans notre mémoire, ou dans notre imagination. « Que nous sommes heureux s'écriait
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Théodore. Cela est beau comme le plus beau rêve. Voilà Venise comme je la connaissais, comme je la voulais, comme je l'avais vue quand je la chantais dans mes vers. Et cette lune qui se lève exprès pour nous la montrer dans toute sa poésie 1 Ne dirait-on pas que Venise et le ciel se- mettent en frais pour notre réception ? Quelle magnifique entrée 1 Ne sommes-nous pas bénis? Allons, voilà un heureux présage. Je sens que la muse me parlera ici. Je vais enfin retrouver l'Italie que je cherche depuis Gènes sans pouvoir mettre la main dessus.
» Pauvre Théodore Tu ne prévoyais pas. Pour l'exactitude et la vérité, rien ne manque vraiment à ce tableau. Cette arrivée à Venise pendant une sombre et froide nuit de janvier, la fièvre accablant la voyageuse et la jetant dans un abattement et une apathie insurmontables, son compagnon
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tout à la joie d'apercevoir soudain la Venise qu'il avait chantée dans ses vers, et surtout ce trait si caractéristique qui pourrait servir d'épigraphe au récit de la vie entière de George Sand l'habitude de tout risquer il tout propos », tout révèle en ces pages les traces d'émotions personnelles profondément incrustées à la fois dans le cœur et dans la mémoire de leur auteur.
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XII
Lorsque George Stand renonça à continuer cet ouvrage, sans doute elle ne jugeait pas encore le moment venu de mettre au jour son propre récit des faits racontés par Musset dans la Confession d'un Enfant du siècle. Le temps passa. D'autres œuvres, d'autres préoccupations s'emparèrent de son esprit. La Révolution de 1848 et l'enthousiasme qu'à son aurore elle éveilla chez la grande idéaliste puis, son départ de Paris, à la suite des émeutes de Juin; la chute de ses espé-
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rances sociales et politiques, ses rapides désillusions, toutes ces secousses et ces alternatives la plongèrent bientôt dans un violent mépris des hommes et dans un découragement profond qui, par une sorte de réaction, firent se réveiller en elle la veine pastorale, à laquelle on doit ces chefs-d'œuvre la Mare au Diable, François le Champi, la Petile Fadelle. Mais, en revanche, tout cela n'était pas fait pour lui rendre le désir d'entreprendre à ce moment l'exécution d'un livre inspiré par des souvenirs douloureux, exécution du'elle avait constamment ajournée depuis si longtemps.
Un incident, survenu peu d'années après, la décida peut-être définitivement il l'écrire. Nous voulons parler de la publication, en 1854, de la Biographie de Gcorc/e Sand par Eugène de Mirecourt, dont la Presse littéraire inséra d'abord quelques parties.
Chose vraiment bizarre, quinze ans auparavant, le même Eugène de Mi recourt avait
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en vain tenté d'entrer en relations avec le célèbre écrivain, et cela par des lettres si extravagantes, que nous ne résistons pas au plaisir de les transcrire ici
[Pans-Belloville], 28 mars 1840.
Madame,
» Je prends la liberté de vous envoyer quelques nouvelles publiées dans une Revue de province, et que j'ai réunies tout exprès pour vous. Je vous prie de vouloir bien les juger sans trop de rigueur et de me pardonner si j'ose vouS demander conseil et protection lorsque je vous suis inconnu; mais vous me pardonnerez de céder à l'impulsion de mon cœur.
» Je vous ai vue dernièrement à la représentation de Chatterton. Depuis trois ans j'ambitionnais cette joie sans l'avoir obtenue. Hélas Madame, que vous êtes belle Comme le génie brille sur votre front 1
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Combien vous êtes supérieure aux autres femmes 1 Je vous ai reconnue de suite, car bien souvent j'ai collé mes lèvres sur votre portrait; chaque nuit vous a vue revenir dans mes rêves; et d'ailleurs aurais-je pu me tromper à l'émotion que votre présence faisait naître en mon âme? Je vous aime, oh! oui, je vous aime avec délire! Ange ou démon (car vous êtes tout cela pour moi ange, lorsque je vous lis, démon, lorsque la renommée m'apporte le nom de vos amants). Voulez-vous m'accorder une grâce? Je vous la demande à genoux.
» Dites-moi les lieux où je pourrai vous rencontrer, afin que je puisse vous admirer en silence. Peut-être un de vos regards tombera-t-il sur moi qui serai perdu dans la foule, sur moi que vous ne connaîtrez pas n'importe I Ce regard me fera du bien; il me communiquera quelques étincelles de votre beau génie. Reine de la littérature, vous soutiendrez dans la lice un pauvre auteur
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inconnu, un pauvre fou qui vous aime; il s'abritera sous votre aile comme sous l'aile de Dieu vous serez sa providence, son ange tutélaire. Madame, vous devez être bonne et généreuse. Vous ne me refuserez pas! » Daignez agréer les respectueux hommages de votre plus sincère admirateur. » EUGÈNE DE MIRECOURT.
t Hue de Paris, 156 bis. Belleville. »
[Paris-Belleville] 11 avril 18<iO.
« Madame,
» Ma première lettre vous a blessée peutêtre, car vous ne l'avez pas jugée digne d'une réponse. Je serais bien malheureux s'il en était ainsi; j'aurais perdu, par mon imprudence, le seul espoir de bonheur qui me reste encore, la seule illusion que je craigne de voir s'envoler.
» Cette i'ettre que vous avez reçue, je vous l'ai écrite dans un de ces moments d'exalta-
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tion fiévreuse où l'on croit tout possible, parce que l'âme éprouve un tel besoin d'amour qu'elle réalise d'avance tous ses rêves.
» Pourtant, Madame, je vous demandais une grâce que vous auriez pu m'accorder; j'aurais été fidèle à l'adoration respectueuse que je vous promettais. En devenant ma noble protectrice, vous m'auriez soutenu dans la carrière ingrate de la littérature où, privé d'appui, je crains de succomber. » Si vous avez cru que je vous parlais d'amour afin de vous intéresser davantage à mon avenir, veuillez abandonner cette persuasion, Madame; je redoutais au contraire que ma hardiesse ne vous offensât et qu'elle ne fût un obstacle à votre bienveillance; mais c'était une impérieuse nécessité pour moi de vous dire que je vous aimais. Soyez bonne et généreuse, soyez indulgente, accordez-moi mon pardon.
» Daignez agréer, Madame, l'hommage de
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mes sentiments respectueux et de mon entier dévouement.
» EUGÈNE DE MIRECOURT.
» Rue de Paris, 156 bis, à Belleville. »
[Paris-Belleville, 21 mai 1840.]
« Madame,
» Pardon, mille fois pardon! Je vous ai fait, sans le vouloir, une cruelle offense, puisque vous ne daignez pas me répondre, vous si bonne, vous dont l'âme est si compatissante Je suis un misérable fou; il fallait que j'eusse la tête égarée pour vous écrire ma première lettre; mais vous me pardonnerez, car, lorsque vous aurez reçu celle-ci, j'aurai cessé de vivre.
» E[UGËNE] DE m[irecobrt]. »
Lorsqu'on lit de pareilles missives, auxquelles, la question de sexe mise à part, sont plus ou moins exposées toutes les per-
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sonnalités en vue, faut-il s'étonner de la méfiance qu'elles inspirent et de l'accueil fait d'ordinaire à d'aussi ridicules élucubrations ?
Et dire que la plupart des ennemis déclarés de George Sand ont commencé, comme celui-ci, par vouloir entrer dans son intimité! Mais, l'auteur d'Indiana, par suite de sa nature élevée et toujours trop généreuse, dédaigna sans cesse, en semblable cas, d'user de la plus élémentaire prudence. Malgré sa promesse, Mirecourt, en 18o4 n'était donc .pas mort, et il attaquait, l'une après l'autre, dans ses soi-disant biographies, toutes les grandes figures du moment. Le tour de George Sand venu, notre pamphlétaire, parmi toute une série d'affirmations controuvées, imprima ceci, à propos du séjour d'Alfred de Musset en Italie « Certaines habitudes de son compagnon de voyage, dont le travail a toujours besoin
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de surexcitation, lui déplurent [à George Sand]. Ils se séparèrent à Venise, après une maladie sérieuse de M. de Musset. Trompé par les rêves de son délire, celui-ci avait pris des fantômes pour des réalités; il cherchait querelle pour des chimères.
» George Sând ne le revit plus. »
Ces lignes, où la vérité et l'inexactitude ont chacune leur part, ne restèrent pas sans répon&e. George Sand s'empressa d'écrire, le 12 mars '1854, une lettre rectificative, que le Mousquetaire, le journal d'Alexand re Dumas, imprima dans son numéro du 15 février suivant. Après y avoir relevé les nombreuses erreurs de son biographe, elle ajoute « Je ne défendrai pas ici M. de Musset des offenses que vous lui faites. Il est de force à se défendre lui-même, et il ne s'agit que de moi pour le moment. C'est pourquoi je me borne à dire que je n'ai jamais confié à per-
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sonne ce que vous croyez savoir de sa conduite à mon égard, et que, par conséquent, vous avez été induit en erreur par quelqu'un qui a inventé ces faits. Vous dites qu'après le voyage d'Italie, je n'ai jamais revu M. de Musset. Vous vous trompez, je l'ai beaucoup revu, et je ne l'ai jamais revu sans lui serrer la main. Je tiens à cette satisfaction de pouvoir affirmer que je n'ai gardé d'amertume contre personne, de même que je n'en ai jamais laissé de durable et de fondée à qui que ce soit, pas même à M. Dudevant, mon mari. »
Les lettres à ce dernier que nous avons fait connaître précédemment, viennent à l'appui de cette affirmation. On peut lire du reste, dans le tome III de la Correspondance du grand écrivain, sa réplique complète à M. de Mirecourt. Elle y porte, nous ne savons par quelle erreur, la date de janvier 18ÕO. Enfin, malgré la mise au jour de divers romans biographiques analogues, peut-être
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qu'une autre cause surtout retardait la réalisation de son projet.
Nous voulons parler de la longue rupture de George Sand avec la Revue des Deux Mondes, rupture qui dura dix-sept ans, de juin 1841 à juin 1858. Pendant cette longue suite d'année§7 la Revue ne publia qu'un seul ouvrage du grand écrivain le Château des Désertes Et encore cette œuvre n'avaitelle pas été écrite à son intention, mais seulement cédée à l'éditeur Michel Lévy, qui, avant de la mettre en vente, s'était entendu avec la Revue pour sa première insertion dans ce recueil.
Lorsque en 1858, l'auteur de Lélia revint au berceau de ses plus brillants succès en y publiant l'Homme de Neigc 2, Musset était 1. Paru dans ses numéros des 15 février, 1«, 15 mars et 1" avril 1851.
2. C'est grace à l'entremise de M. Emile Aucante, le fidèle ami de George Sand, aujourd'hui l'un des plus précieux collaborateurs de la librairie Calmann L6vy, que le rapprochement s'était opéré entre la Revue des Deux Mondes et l'écrivain.
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mort depuis plus d'un an, et M. Buloz, l'un des derniers spectateurs et confidents intimes de leur passé, tenait toujours d'une main aussi ferme, aussi despotique même qu'autrefois, les rênes de la Revue.
Cette fois, le terrain et le moment parurent propices au grand écrivain pour raconter enfin à son tour ce douloureux épisode de sa vie, dont la version, présentée dans la Confession cl'un Enfant dit sièele, était depuis si longtemps livrée au public.
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XIII
George Sand se mit donc à l'oeuvre. Elle écrivit Elle et Lui au printemps de 1858. Elle y travailla exactement pendant un mois, du 29 avril au 30 mai. La Remce des Deux Mondes devait en tout cas lui sembler assurément le cadre le plus avantageux pour présenter l'ouvrage au monde littéraire universel, car, sans parler des preuves d'amitié dévouée que son directeur avait données, pendant la lutte même, aux deux héros de ce combat de passion désespérée,
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la Revue n'était-elle pas aussi le vrai piédestal de leur gloire à tous deux, et n'était-ce pas dans ce recueil que l'auteur des Lettres d'un Voyageur, aussi bien que celui des Nuits, avaient mis le meilleur de leur génie, et poussé leurs cris les plus désolés et par conséquent les plus humains?
Ayant averti M. Buloz de son intention, et du commencement d'exécution donné au projet qu'elle avait médité, George Sand soumit à son jugement le manuscrit d'Elle et Lui, dès qu'il fut complètement achevé et revu.
M. Buloz, avec son coup d'oeil ordinaire et le sens littéraire supérieur qui le caractérisait, reconnut sur-le-champ le puissant intérêt de l'œuvre et sa grande valeur d'art. Nous allons citer absolument tous les passages de ses lettres à l'écrivain relatifs à Elle et Lui; ce sont là des témoignages de premier ordre en faveur de George Sand dans ce grand procès si souvent plaidé, et
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dont le jugement définitif ne sera pas sans doute prononcé de sitôt.
M. Bufoz, chacun le sait, n'était ni un complaisant ni un témoin corruptible. De plus, sa situation particulière d'ami et de confident des deux affolés d'amour, pendant la période même de leur lutte, donne il ses appréciations dans ce débat, un caractère tout particulier d'autorité
Paris, l't août 1858.
« Mon cher George,
» J'ai lu votre roman autobiographique. Pour moi, qui connais les faits, qui vous ai même toujours défendue verbalement à l'endroit d'Alfred, je vous trouve dans la vérité et dans la modération dans le portrait que vous tracez.
» Mais le public, qui ne sait pas tout cela, pourra vous trouver un peu sévère. Il y a peut-être aussi des choses qu'il ne faut
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pas toucher quand il s'agit d'une personne qu'on a aimée, je veux dire le côté pécuniaire.
» Je crois donc qu'aux épreuves vous ferez bien, pour vous, non pour d'autres, d'adoucir quelques passages, d'accorder quelque chose de plus n. l'artiste, de représenter Thérèse moins parfaite. Il y a des expressions saintes, si je puis dire, qui sont trop souvent appliquées à Thérèse. Il faut, en quelque sorte, tout peser et modérer comme si Alfred était la et pouvait vous répondre.
» J'ai remarqué, du reste, avec plaisir, dans le cours du roman, que c'était votre intention, et je dois dire que celte lecture, sauf quelques expressions, quelques courts passages, m'a paru ne devoir provoquer que des impressions favorables à l'auteur. C'est une oeuvre élevée, une belle peinture de l'homme de génie aux prises avec le vice, (et ici seulement la chose peut tourner un
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peu contre notre ami), mais non une œuvre de vengeance..
» Somme toute, certaines choses adoucies ou supprimées, ce sera peut-être une de vos meilleures compositions. On voit bien que vous avez voulu repousser certaines accusations, que-vous avez parfaitement le droit de repousser parce qu'elles sont fausses, car Alfred lui-même les eût repoussées. Mais il faut faire en sorte de les repousser sans charger sa mémoire (comme je me plais encore à reconnaître que ç'a été votre intention), en ménageant mieux quelques expressions et quelques passages qui pourraient être mal pris. Certes, vous n'avez pas tué le poète, comme on l'a dit. Vous lui avez plutôt fourni ses plus belles inspirations, qui n'ont pas toujours été très ménagées, mais que le public ne pouvait pas saisir, tandis qu'il saisira facilement les applications de votre roman. C'est d'ailleurs tout à fait votre droit, dès que vous prenez la forme roma-
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nesque, et, en glorifiant un peu plus encore l'artiste, vous éviterez tous les périls.
Tout à vous.
» le. BULOZ. »
l'aris, 19 août 1858.
« Mon cher George,
» Je voulais vous envoyer, dès hier, votre manuscrit. Mais la poste ne reçoit pas d'aussi gros paquets, et M. Aucante, qui me remet des épreuves que j'ajoute à l'envoi i, me dit de vous l'adresser par le chemin de fer. Je n'affranchis pas le paquet, que vous réclamerez s'il ne vous parvient pas exactement. Mais vous ne l'affranchirez pas non plus en me le renvoyant. Nous aurons chacun notre part de ces frais, et vous ne les aurez pas seule à votre charge. Ce 1 Des lprcuves de l'Homme de Neige, en cours de publication dans la lievuo.
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paquet sera remis demain au chemin de fer.
» J'ai marqué au crayon quelques passages dont je vous ai déjà parlé. Mais vous ferez bien de relire le manuscrit comme s'il était d'un autre. C'est dans les détails que vous pourrez ainsi adoucir, et ajouter ou modifier. Je suis sûr qu'avec un peu de soin dans la revision, vous ferez d'Elle et Lui une de vos œuvres les mieux réussies, et c'est très important dans une question de ce genre, qui est doublement personnelle en quelque sorte.
» Puisque je suis en train de vous faire part de mes impressions, je croirais très heureux, pour vous et pour le roman, que vous puissiez adoucir, jeter un pci plus dans l'ombre, les endroits où Thérèse passe si facilement des bras de Laurent à ceux de Palmer. Celui où elle se donne à Palmer, qui veut l'épouser, pour éprouver s'il persistera ensuite dans ses idées de mariage,
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fera quelque peu crier'. Moi, cela ne me choque pas trop. Mais le monde en sera. plus choqué, et, tout formé dans un moule de convention qu'il est, il ne faut pas trop le heurter. C'est mon avis, pas très fort il est vrai, et vous ferez ce qui vous conviendra sous ce rapport.
» Tout à vous.
» Il. BULOZ. »
Paris, 1" septembre 1858.
« Mon cher George,
» Je viens de remettre à M. Aucante les livres de M. Magnin, qu'il vous donne. J'ai reçu le manuscrit [corrigé] d'Elle et Lui. » Tout à vous.
» F. BULOZ. »
1. Ces diverses situations ont été supprimées dans Elle et Lui, et Thérèse n'y duviont plus la maîtresse de Palmer.
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l'aris, 16 septembre 1858.
« J'attends M. Aucante pour lui remettre la fin du prix d'Elle et Lui.
» Tout il vous.
» F. buloz. »
Paris, 6 janvier 1859.
« Mon cher George,
» Je vous envoie vos épreuves de la première partie [d'Elle et Lui], que je vous prie de me rendre bientôt'.
» Tout à vous.
» f. culoz. »
1. Etle el Lui a paru pour la première fois dans les numéros des 15 janvier, 1er, 15 leVricr et 1" mars 1859, de la lteuue des Deux fondes. La publication a donc commcncd exactement vingt et un mois après la mort.de illusset, survenue, nous l'avons déjà rappelé, le 3 mai 1857.
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Paris, 18 janvier 1859.
« Mon cher Gcorge,
» Voici l'épreuve de la deuxième partie, qui fait beaucoup moins que je ne pensais. Voyez si c'est assez. La première partie va et réussit très bien.
Tout à vous.
» F. BULOZ. »
Paris, 22 janvicr 185P.
« Mon cher George,
» Voici l'épreuve de la troisième partie, qui fait seulement vingt-deux pages. Au lieu donc de cinq parties, je crois qu'il n'en faut faire que quatre, en s'arrêtant au second placard de l'épreuve que je vous envoie, après ces mots dans vingt-quatre heures. Le reste de cette épreuve serait joint à la quatrième
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partie du manuscrit, qui serait trop courte aussi sans cela, car elle ne fera pas plus de vingt-deux à vingt-trois pabes, pour former la troisième partie du roman. La cinquième, qui deviendrait ainsi la quatrième, contient douze petits cahiers, et fera peutêtre vingËhuit ou trente [pages) car la première partie publiée, qui a fait quarantequatre pages, faisait vingt et un cahiers. Vous voyez que le roman fera bien difficilement un volume, et la première partie, si remplie, obtient un tel succès qu'il faudrait tâcher de le continuer en fortifiant, s'il est possible, l'oeuvre par quelques développements nouveaux.
» II y a, dans la première partie, une idée indiquée que vous pourriez peut-être développer par la suite, pour en faire un épisode qui serait bien vrai et fort remarquable. C'est que l'artiste ne peut être vraiment grand et complet que lorsqu'il est maître de sa vie et de sa volonté, qu'il ne dépend ni du hasard
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ni de ses caprices. S'il faut de la passion pour faire un poète, il ne faut cependant pas que le poète soit dominé toujours par ses passions et en soit le puéril esclave. Quelle vie n'aurait pas fournie Alfred, s'il avait pu prendre le dessus!
» Pour parler d'un autre mort que je regrette aussi, quelle carrière plus grande et plus utile n'auraitpas eue ce pauvre Planche, s'il n'avait également abandonné sa vie au hasard et à l'aventure! Ce n'est pas le talent qui a manqué à notre siècle, c'est le caractère. Aussi est-on vieux à l'âge où Rousseau commençait à écrire. On jette sa vie au vent, et on n'est plus capable d'efforts virils lorsqu'on arrive à l'âge d'homme. C'est ce qui est arrivé à votre héros, et il me semble que vous pourriez tirer de sa vie un épisode qui mettrait plus en relief encore le côté fâcheux de l'artiste qui ne sait pas devenir l'artiste viril et complet que vos paroles de la première partie laissent entrevoir.
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Je vous donne tout ceci pour ce que cela vaut. C'est une idée qui me trottait par la tête la nuit dernière en lisant vos épreuves, et en pensant au succès de la première partie que je voudrais voir croîtrc encore. C'est aux épreuves qui vont vous arriver que vous pourrez voir s'il y a quelque chose à faire de semblable. Vous ne trouverez pas mauvais que je vous dise ma pensée telle quelle.
» Tout à vous.
» r. BULOZ. »
Paris, 29 janvier 1859.
« Mon cher George,
» Je vous envoie dès aujourd'hui l'épreuve de ce que vous aviez coté quatrième partie et qui ne fait pas vingt pages, Joint à ce que nous avons réservé de la troisième partie, le tout de cette troisième insertion ne fera pas vingt-huit pages. La dernière partie, compo-
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sée de douze petits cahiers et que je vous enverrai sous peu de jours, afin que vous ayez plus de temps pour voir si ce que je vous ai demandé est possible, ne fera pas non plus vingt-huit ou trente pages, comme je le croyais. A l'imprimerie, on pense que cette dernière partie ne fera que vingt-quatre pages. Nous aurions à peine ainsi huit feuilles, et il sera bien difficile de faire un volume avec ce chiffre de pages. Cela tient sans doute à ce que vous avez supprimé pas mal. Mais vous avez bien fait, et il s'agirait maintenant, si c'est possible, d'ajouter quelque chose. C'est à vous de décider. Je vous ferai attendre l'épreuve de la fin le moins que je pourrai.
» Tout à vous.
» F. BULOZ. »
Paris, 3 février 1859.
« Mon cher George,
» Voici la fin de votre roman que je
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m'empresse de vous adresser. Voyez ce qu'il est possible de faire.
p Tout à vous.
» f. nuLOz. »
Paris, 28 février 1859.
« Mon cher George,
» Je ne veux pas vous laisser ignorer que votre roman Elle et Lrii a un vrai succès, plus de succès que VHomme cle Neige, qui n'en avait cependant pas manqué dans la Revue. Cela doit vous faire plaisir dans une circonstance doublement personnelle, et je ne veux pas tarder à vous en informer. » J'ai bien reçu quelques lettres anonymes à ce sujet. Mais ces choses-là mêmes ne font que constater le succès. On dit que P[aul] de Mussent, qui doit faire une biographie de son frère, doit répondre quelque chose. Je n'en sais rien directement, comme vous pensez. Cependant, je ne puis 'croire qu'il
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commette cette imprudence'. Dans ce cas, d'accord avec vous, cela va sans dire, c'est nous qui répondrions, car j'ai la conscience bien nette de ce côté-là, et j'ai d'ailleurs la conviction profonde que nous n'avons pas manqué aux égards que nous devions à la mémoire d'Alfred de Musset. Je crois donc qu'on se tiendra tranquille, après mûre réflexion.
» Quoi qu'il en soit, votre succès dans la Revue doit vous encourager à travailler avec ardeur au nouveau roman que vous devez nous donner bientôt.
» Nous allons impriusr en volumes l'Homme de Neige et ensuite Elle et Lzci. Fautil vous adresser les épreuves ou les lirai-je pour vous Vous pouvez maintenant disposer de moi. Vous m'avez écrit un aimable billet en me renvoyant votre dernière épreuve, et 1. Lui et l:lle, l'ouvrage de Paul de Musset, a la publication duquel François Buloz ne croyait pas, parut dans le Magasin de Librairie des 10, 25 avril et 10 mai 1859.
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j'espère bien If* m^L sommes dans les meilleurs termes. Pour moi, je suis très heureux de notre rapprochement.
» Tout à vous.
» F. BULOZ. »
Paris, 23 mars 1859.
« Mon cher George,
» Voyez s'il faut se défier de certains bruits et de certains mouvements [d'humeur] amenés par les calomnies du monde 1 Aujourd'hui, c'est la famille de Musset qui crie contre moi, et qui m'accuse (voyez le rôle honorable pour vous et pour moi 1) de vous avoir provoquée àfairc/i7/e et Lui pour me venger de celui que j'ai tant aimé Et savez-vous pourquoi? Parce que je n'aurais pas eu à ma disposition ses bribes posthumes, que M. Paul [de Musset] m'a offertes, mais que je ne voulais accueillir qu'après les avoir lues et examinées. Voilà la justice des intérêts et des familles.
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» M. Paul ]de Musset] vous accuse, vous, d'avoir publié dans rlle et Leci des lettres textuelles de son frère, et nous n'avons qu'il nous bien tenir On prépare une biographie d'Alfred, où l'on introduira des lettres de celui-ci à ïatlet con'rc vous.
» Pour moi, je crois que la prudence conseillera une conduite plus avisée. Mais je devais vous dire un mot de ce qui court Paris sur ce sujet.
» Tout à vous.
» f. culoz.
» Voulez-vous relire les épreuves d'Elle et Leci qui va s'imprimer en volume, ou faut-il que je les relise, comme pour l'Homme de »
I'aris, 7 octobre 18 VJ.
« Mon cher George,
» Voici vos éprcuves do la première partie [de Jean de la Moche]. Mais je ne reçois pas
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l'introduction dont m'a parlé M. Aucanlc1. Veuillez me l'adresser avec ces épreuves le plus tôt possible, car je crains d'être force de commencer le 15 octobre, et je n'aurais voulu commencer que le 1er novembre, puisque je n'ai pas encore la préface. » Tout à vous.
J) F. BTJLOZ.
» On réimprime une seconde édition d'Elle et Lui et vous aurez, par conséquent, de l'argent à toucher là-dessus dès qu'elle paraîtra, ce qui sera prochain. »
Paris, 10 octobre 1&50.
« Mon cher George,
» Voici votre préface, qui est très bien. J'ai remplacé sculement justice des tribicnaux par: justice des hommes. Voyez si c'est 1. Nous en citerions plus loin le passage principal.
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le mot. Mais je n'aimerais pas à vous voir écrire le mot tribunaux en pareille matière. Le mot n'est pas assez fier, à mon sens. » Tout il vous.
» F. BULOZ. »
l'aria, 17 octobre 1S5'J.
« Mon cher George,
» Votre préface fait un ellet du diable, et je ne sais ce qu'on fera de l'autre côté. Ce grand et fier style vous concilie tout le monde.
» Tout à vous.
» F. BULOZ.
» Ma femme vous fait ses amitiés, et ses compliments au sujet de votre préface. »
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Paris, le 20 octobre 1859.
« Je n'ai aucune nouvelle de vos adversaires.
» Tout à vous.
« v. UULOZ. »
Paris, 23 octobre 1859.
« Mon cher George,
» Votre préface, si haute et si éloquente, et quelques mots de Manin, qui répondent parfaitement à tout ce que je vois et observe depuis quelques années, me donnent l'idée de vous proposer une tentative.
» Manin disait, je l'ai appris récemment « En France, je n'ai trouvé de jeunesse que » chez les vieillards! » Lemot est trop vrai, malheureusement, et je pouvais dire avec la même justesse il y a plus d'un an, en parlant du fils d'un ancien ministre Si je considère
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» l'attitude du père et celle du fils, malgré » ses vingt-cinq ans, ce n'est pas le fils qui » est le jeune homme, c'est le père. » La jeunesse, en effet, si je ne suis pas un vieux radoteur, n'a ni généreuse ardeur, ni haute pensée, ni grande flamme, généralement parlant aussi, en voyant tout ce qui me passe sous les yeux, et vous conviendrez que je suis assez bien placé pour observer, il m'arrive souvent de dire avec tristesse, en parlant des hommes de notre génération « C'est donc encore nous qui » sommes les jeunes »
» Comparez les jeunes gens que nous voyons, dans les lettres et ailleurs, à la jeunesse de la Restauration et de 18301 Il y avait alors de nobles aspirations, une vive indignation contre tout ce qui était oppressif pour l'esprit humain et pour les peuples. Aujourd'hui, rien ne vient, à vrai dire, du côté soi-disant vivace de la génération qui arrive et qui monte. S'il y a par là de géné-
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reuses aspirations, rien ne nous l'apprend, rien n'en transpire volontiers. Y a-t-il un jeune talent, il est bien près, plutôt, si ce n'est déjà fait, de se laisser enrôler par la puissance qui enchaîne la pensée. On peut dire que l'écrivain en voie de formation passe le plus souvent à l'influence ennemie, qui n'aime ni les penseurs ni les écrivains. Aussi, que devient-il ?
» Il appartiendrait à une voix comme la vôtre de parler à la jeune génération et de l'avertir de la chute qui la menace. La couronne intellectuelle de la France, qui a tant brillé depuis le seizième siècle, est en sérieux danger, je le crains fort, sous le régime de l'esprit matériel et sous l'empire des mœurs que nous voyons. Vous vous feriez beaucoup d'honneur en abordant ce sujet. Un beau cri, un cri de douleur et de colère, comme celui de votre préface, sorti de votre solitude, ou même cette idée devenant l'objet d'un roman, peut-être obtiendrait une vive
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attention, et pourrait opérer une espèce de réveil de l'intelligence française.
» Où va la France? Où vont l'esprit et les forces vives de ce pays? Personne ne le dit, et cependant toute voix autorisée peut le dire, car il ne s'agit point ici de questions politiques, mais d'une question morale et philosophique.
» Je m'arrête, car ma main droite me refuse un plus long concours. Voyez. Laissezvous tenter par ce beau sujet.
» Tout à vous.
» f. buloz.
» Je vais vous envoyer les épreuves de la troisième partie du roman 1. »
Paris, 19 novembre 1859.
« Mon cher George,
»- Le 2G ou le 27 vous aurez a toucher mille francs sur la deuxième édition d'Elle 1. De Jean de la Roche.
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et Lui, et vous rentrez des aujourd'hui dans votre propriété, c'est-à-dire après l'écoulement de cette deuxième édition que la librairie Hachette met en vente.
» Vous voilà, avec ceci et votre belle préface [de .Iean de. la Moche] bien vengée de M. Paul de Musset. Mais nous avons bien d'autres affaires à voir que celles de ces messieurs, et, pour moi, je vous engagerais à ne songer qu'à de nouvelles oeuvres. » Tout à vous.
» r. buloz. »
Paris, 5 mars 18G1.
« Mon cher George,
» C'est toujours la morale qui est le grand prétexte mis en avant ici', comme chez la prude Angle! erre. Eh bien, l'Académie, 1. A propos du prix de vingt mille francs yue l'Académie française sc préparait il décerner.
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on vous reproche Elle et Lui, me disaient dimanche Sainte-Beuve et Vitet. « Mon » Dieu, ai-je répondu à Vilet, George Sand » a fait en roman le discours que vous y avez fait sur la tombe même de Mus» set, » et j'ai ajouté ce que je devais ajouter. Quant à Sainte-Beuve, il n'a pas été moins net non plus, et il m'a promis de dire en pleine commission académique ce qu'il avait vu avec moi en 1 834-1 83ij, ce qu'il savait. Donc, sur ce point, je crois avoir obtenu un résultat, et demain je tacherai de le compléter
» Tout à vous.
F. liULOZ. »
Paris, 9 mars 1861.
« Mon cher George,
» La grande objection, c'est toujours Elle et Lui, et j'ai écrit hier une lettre catégorique à Vitet sur cette affaire, où je puis par-
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1er de visu. M. Paul de Musset se remue contre nous, en disant que l'Académie se prononcerait contre un de ses membres. Comme vous voyez, je vous dis tout ce qui se passe à ce sujet.
» Tout à vous.
» F. BULOZ. »
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XIV
Sans faire pour ainsi dire nul autre emprunt à ces lettres et sans en interrompre les citations par aucun commentaire, nous avons tenu à recueillir ici jusqu'à leur moindre passage ayant trait à Elle et Lui.
La franchise et la netteté avec lesquelles M. Buloz s'exprime, tout en ne cachant pas les quelques restrictions qu'il croit devoir faire à propos de certains détails du manuscrit primitif de l'ouvrage, auront certainement frappé le lecteur sans qu'il
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ait été nécessaire d'attirer son attention sur ces points.
Ajoutons incidemment combien nous regrettons de ne pouvoir donner de plus importants fragments de ces lettres. La correspondance échangée entre M. Buloz et George Sand dura de 1883 à 876, avec une interruption presque complète pourtant de 1841 à 1858, c'est-à-dire pendant toute la période de leur différend. Les missives de M. Buloz sont le plus souvent des modèles de sagacité, de pénétration et de bon conseil. Elles témoignent surtout d'une merveilleuse acuité de compréhension de la nature de talent particulière chacun des écrivains que côtoyait le directeur de la Reuue. Ses avis, toujours dictés par l'intérêt seul de l'auteur et de son œuvre, sont tout à fait remarquables, et mériteraient assurément d'être mis un jour en entier sous les yeux des lecteurs.
11 avait, de plus, une admiration toute
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particulière pour le noble et beau style de sa collaboratrice. Aussi, ne souffrait-il pas sans chagrin qu'eUe publiât quoi que ce fût en dehors de la Jtrvue, et même, presque à la fin de leur carrière, pour s'assurer sa collaboration exclusive, imposait-il à George Sand des traités léonins. Celle-ci, surprise par ces témoignages d'une jalousie non classée jusqu'ici, avait fini par qualifier plaisamment cet amoureux d'un nouveau genre: « l'Othello de la copie 1 »
1. Depuis la première apparition de ces pages, M. Adolphe ltrisson Il mis au jour, dans le Ttmps du 2i octobre 1896, quelques fragments des lettres adressées de Venise VI. Buloz par George Sand. A notre tour, nous recueillons ici ces mêmes extrait*, légèrement complétés.
o Venise, /̃ fûvrlcr 1834.
j> Il y a environ cinq juurs nous sommes tombées malades à peu près ensemble, moi d'une dysenterie yni me fait horriblement souffrir, et dont je ne suis pas rétablie, mais Illli m'a laissée au moins la force de le soigneur, lui, d'une fièvre nerveuse et inflammatoire qui a fait des progrès rapides, au point qu'aujourd'hui il est très mal, et le médecin déclare qu'il ne sait qu'on penser..le suis au désespoir, accablée dc fatigue; en attendant, quel avenir! Il nous reste pour fortune soixante francs. Allïud est dans un état de délire et
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Mais, à défaut des lettres complètes de M. Buloz, nous allons donner, puisque la d'agitation épouvantable. Je ne puis pas le quittcr un moment. J'ai mis neuf heures à vous écrire cette lettre. Plaignez-moi Surtout ne dites à personne qu'Alfred est malade si sa mètre l'apprenait (et il sullit alc deux personnes pour dire un secret a tout elle deviendrait t'olle. Acquittez uuc dette de trois cent soixante francs Si j'avais le inallicur de le perdrc, soyez sur que j'acquitterais toutes les avanccs que vous lui auriez faites, et celle-là n'est pas considérable. Qu'est-ce que. j'ai fait a Dicji? '1
Ve.ii.so, 22 fiivricr 1831.
» Alfred est sauvé. J'écrirai sa mère Il Il extravaguo de temps en temps. Il y a huit nuits que jo ne Ille suis déshabillée; je dors sur un sofa, et toutes les heures il faut que je sois sur pied. Malgré cola, je trouve encore mnycn, depuis que je suis rassurée sur sa vie, d'écrire quelques pages. Vous savez qu'uno dette me cuit comme une plaie. Je passe ici de bien tristes jours, seule auprès de ce lit, où le moindre mouvement, le moindre bruit est pour moi un sujet d'inquiétude perpétuel. Je dépense vingt francs par jour en drogues de toute espèce. A peine sera-t-il guéri qu'il 1 voudra partir, car il a pris Venise en horreur et s'imagine qu'il y mourra s'il y reste. Je conduirai Alfred à l'aris, puis j'irai cn lierry, où je travaillerai comme un diable. n « Venise, mars 1834.
» Adieu, mon ami, je tombe de fatigue et do sommeil. J'ai 1. Cette lettre, demeurée soigneusement inMIlc, serait à coup sûr des pus Intéressantes à connaîtra, surtout dupuls la mise au jour de celle que madame de Musset écrivit à soit convalescent. (Voir pago 17.)
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place en semble ici toute indiquée, une très intéressante missive adressée le 30 avril 186,1 travaillé onze heures cette nuit. Je porterai à Paris le premier volume de Jacques, au mois d'avril. J'y ai travaillé alternativement avec André. J'ai été voir I'asta et Donzclli avec M. Tattel il la l'enice. Je commence seulement à quitte Alfred une heure ou deux, le soir, pour prendre l'air. « Venise, 0 rnal 1834.
» Ayez la bonté de voir quelquefois mon fils le dimanche, et de lui portor quelque bâton de sucre d'orge ou quelque poignée de cerises de ma parut. Ecno per Pulcinella.
M Il est neuf heures et demie et je vais me coucher. Je suis éreinlée. Grand bien vous fasse!
» Si vous ne nielliez pas ces vers ou si vous ne donniez pas cinquante francs il mon petit bonhomme, il mn reste il vous dire, Monsieur, que vous ayez la bonté de prendre un couteau et de me couper la gorge vous-même, car votre ingratitude ne saurait aller pltts loin!
a Venise, juillet 1834.
(Kilo a le mal du pays, non pour le pays, mais pour revoir ses enfants.)
D Savez-vous que j'ai horriblement souffert de la misère? J'en ai maigri et pâli la lettre.
Vous me devez quatorze mille francs, et vous m'en avez donW dix mille sur Jacques et le Secrétaire intime, plus 1. Il s'agit sans doute de la Serennta citée plus haut, insérée par Georgu Sand dans la deuxième de ses Lettres d'un Voyageur. Celle lettre parut, on s'en souvient, dans la llevue des Deux Monde» du 15 juillet 183/
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par Sainte-Beuve à M. Edmond Texier. Elle est surtout relative au prix académique de vingt mille francs dont M. Buloz parle plus haut et qui fut, après bien des péripéties, décerné finalement à M. Thiers.
Le 28 avril 1861, Edmond Texier avait raconté, dans sa chronique hebdomadaire du Siècle, certains menus faits ayant trait aux discussions auxquelles ce prix donnait lieu au sein de l'Académie. Il prétendait, entre deux envois de cinq cents francs au mois d'avril. Total onze mille. Vous m'en devez encore trois mille.
J'espère être l'aris (sans la fièvre) pour le 16 août, jour de la distribution des prix. Mon fils est un des fameux de sa classe. Jugez quel chagrin pour lui et pour moi si je n'assistais pas à ses petites gloires. Je tiens plus il cela qu'à toutes celles qu'on me promettrait pour moi-même. Soyez un Don Buloz, et non un monstre furieux comme je vous ai vu quelquefois.
» J'espère que vous ne laisserez pas signer Sandeau Sand; c'est un nom qui m'appartient, même avec l'initiale de J. Je désira de tout mon cœur que vous lui soyez utife, et comme r'est un homme d'esprit, vous ne vous en repentirez pas.
n Écrivez-moi Monsieur Pagello, pharmacie Ancillo, Piazza San Lucca, pour remettre à madame Sand. Alfred aura, je crois, la charité de corriger mes épreuves. n
1807.
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autres détails, que, sur vingt-quatre membres dont se composait ia commission chargée d'élaborer les conditions requises pour son obtention, sept seulement avaient voté pour son attribution à George Sand, tandis que les dix-sept autres s'étaient prononcés en sens contraire. Les sept défenseurs de sa candidature avaient été, d'après M. Texier A. de Vigny, Ponsard, Jules Sandeau, de Sacy, Mérimée, Sainte-Beuve, et un septième chevalier, dont on n'avait pu connaître le nom. Voici comment l'auteur de Joseph Delorme rectifie les inexactitudes de ce récit: « Cher confrère,
» Mes remerciements se succèdent comme les témoignages de votre bienveillance. Aujourd'hui c'est double et d'abord, le Joseph Delorme, retapé, comme dit Gautier, rarrangé, !.inon rajeuni, a été singulièrement sensible à vos indulgences et même à vos conjectures. Je vous dirai bien tout bas que
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je crains qu'il ne soit plus ancien que vous le dites; mais enfin, sans être devenu fat, il a été très flatté, et chatouillé, qu'on le crût encore si récent et qu'on le lui dît si gentiment.
» Vous allez faire des orages dans l'Académie, qui tient à son huis c,os. Et qui donc vous a raconté tout cela? Il y a bien du vrai, et l'esprit général de la discussion vous a été fidèlement rendu, et, par vous, transmis au public. Mais voici quelques points plus précis.
» II y avait eu une commission composée de MM. Villemain, Guizot, Cousin, Mignet, Vitet, Legouvé et moi. Tout y avait été dis- cuté, et avec de grands éloges de tous pour madame Sand; mais il a paru impossible, à la presque unanimité, de la proposer, et l'on s'est arrêté à Jules Simon, à la majorité d'une voix.
» De là, M. Villemain a fait à l'Académie entière un rapport sur ce qui s'était passé
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dans la commission et sur ce qu'elle proposait.
» De là, la discussion générale dont vous parlez. On y a redit plus en grand et avec plus d'étendue ce qui s'était dit dans la commission.
» Première séance. De Vigny a commencé et a combattu la proposition de la commission (Jules Simon) et a mis en avant George Sand. Ponsard a parlé ensuite et a appuyé par des raisons toutes littéraires. C'est alors que M. Guizot, en de très beaux termes, et avec force éloges et regrets, a maintenu la proposition de la commission et développé les raisons académiques, sociales, morales, contre George Sand.
» J'ai répliqué, et je n'ai pas craint d'aborder les questions qui n'étaient pas soulevées par moi, mais qui allaient dominer toute la discussion. Vigny a parlé encore; M. Guizot en a profité pour répondre. Mérimée a dit quelques mots très spirituels, en réponse à
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des citations, à des phrases citées parM.Guizot sur le mariage, la propriété, etc. J'ai répliqué encore, et en endossant peut-être un peu trop certaines de ces phrases, en ne m'en scandalisant pas trop. Nisard, ensuite, a parlé pour madame Sand. Ici a fini la première séance.
A la deuxième séance, Cousin a commencé et a parlé pour madame Sand, en concluant contre. Il s'était un peu adressé à moi; c'est pourquoi j'ai répliqué et redit les raisons. Vigny, Legouvé, ont parlé, Legouvé tenant in petto pour Martin, et n'appuyant pas trop madame Sand. C'est alors que M. de Broglie a parlé avec une grande modération et des paroles fort mesurées, fort douces, mais en jurisconsulte, ce me semble, plus qu'en homme de lettres. Tout était épuisé. Madame Sand a eu contre elle dixhuit voix; nous n'avons été que six, il n'y a pas eu de chevalier mystérieux. C'est Nisard qui complète le nombre. Nisard et Sacy,
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nous avons eu la morale et Calon pour nous.
» A la rigueur, tout ne serait [pas] perdu encore. La proposition de l'Académie doit Atre portée devant l'Institut tout entier. Pourquoi le débat général n'y recommencerait-il pas? Pourquoi, auprès d'une assemblée plus nombreuse et où il n'y a pas de parti pris, ne plaiderait-on pas de nouveau pour George Sand?
» Tel est l'état des choses. Les catholiques de l'Académie ont eu le bon goût de ne souffler mot, et d'assister, l'arme au bras, de l'air de dire « Sand, Simon, Martin, » battez-vous, messieurs, cela ne nous » regarde pas »
» En général, il n'a été dit que l'indispensable, contre George Sand, par les adversaires. Un sentiment de grande admiration (excepté chez M. de Broglie) dominait et perçait, même chez les adversaires.
» Elle est moins amusante que la vôtre,
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ma chronique, mais je me suis laissé aller, je ne sais comment, à la minute.
» Merci encore, cher confrère, et, tout à vous.
» SAINTE-BEUVE. »
D'après cette seconde version, puisque sur vingt-quatre votes, six seulement furent favorables à George Sand, et que, d'autre part, Sainte-Beuve, outre le sien, cite comme tels ceux de MM. Ponsard, de Vigny, Mérimée. Nisard et de Sacy, ce serait donc celui de Jules Sandeau, porté sur la liste d'Edmond Texier, qui, en cette circonstance importante aurait fait défaut à son ancienne amie! Rappelons qu'il avait été nommé membre de l'Académie française, dans le courant de l'année 1858, en remplacement de M. Brifaut. Mais un autre document non moins intéressant détruirait cette hypothèse, et prouverait que l'abstention de Jules Sandeau ne fut pas volontaire, mais uniquement la
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conséquence d'une indisposition ou d'une absence forcée. C'est une fort belle lettre de Prosper Mérimée à Jules Sandeau lui-même, déjà mise au jour par un érudit bien connu, dans son piquant ouvrage intitulé Stenclhal et ses amis, notesd'un curieux 1. Nous sommes heureux de pouvoir à notre tour l'imprimer ici
Paris, 52, rue de Lille.
Vendredi] 10 mai [1861] au soir.
« Mon cher ami,
» Vous avez vu le résultat du scrutin de mardi dernier [7 courant]. Si vous eussiez été présent et Sacy, nous aurions été huit. Maintenant les burgraves réunissent le ban et rarriere-ban.il n'est pas impossible qu'ils n'amènent J'évêque d'Orléans, et le fassent voter pour le philosophe, Je crains que 1. In-4°, i 890. Ce volurne, publié sans nom d'auteur,. est par M. Henri Cordier.
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Ponsard ne nous quitte pour aller à Vienne. Je crains que Augier ne soit pas en état, encore qu'un nouveau scrutin peut avoir lieu dans des circonstances très défavorables pour nous. D'autre part, cependant, si nous persistons à voter pour madame Sand, si les marlinisles persistent, nous empêchons tout résultat, et peut-être alors, prendrat-on le parti soit de décider qu'on pourra choisir dans l'Académie, soit qu'on se présentera devant l'Institut avec les trois candidats. De toute façon, il serait très à désirer que vous fussiez à Paris jeudi prochain [13]. Je vous demande pardon de vous déranger ainsi, mais vous voyez où en sont les choses et combien votre présence nous serait nécessaire.
» Voici les votes de mardi dernier pour madame Sand
Sainte-Beuve;
De Vigny;
Nisard
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Ponsard
Mérimée
Lebrun.
» Voici maintenantlesdeuxbillets blanes Viennet et (Villemain2).
» Les Martinistes
Ségrzr;
Dupin;
Mignet;
Legouvé;
Pongerville;
Flourens?
» Les Burgraves pensent avoir jeudi: Barante
Guizot;
Patin;
Saint-Marc;
Vitet;
Rémusat;
Noailles
Montalembert;
Berryer;
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Dupanlou p
Broglie;
Biot;
Falloux
Laprade;
» Total quatorze.
» Si toutes les voix qui ont été données à madame Sand et à Martin persistent,
Nous en avons douze,
Plus deux billets blancs,
Plus vous et Sacy;
» Total seize.
» Mais Ponsard peut partir, Villemain peut changer, etc.
» Mille amitiés et compliments.
» p. Mérimée »
1. Si le lectcur désire connaître dans tous ses détail l'histoire do ce prix, et comment il fut décerné à Il. Tliiers il la trouvera pages 29t à 328 du tome deuxième de l'intô ressant ouvrage de M. Désiré Nisard Souvenirs et Note biographiques. (In-8-, 1888, Calmann Lévy.)
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XV
Pour en revenir à Elle et Lui, on a vu avec quelle autorité les fragments des lettres de M. Buloz établissent que George Sand ne fit en écrivant son livre ni œuvre de rancune, ni œuvre de mensonge. Écoutant ses bons avis, elle eut la sagesse de modifier les quelques points de détail signalés par lui, et de supprimer complètement le récit des faits réels qu'il déconseillait aussi de faire connaître au public dans leur vérité absolue. Mais, il faut le remarquer, bien que ces
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faits pussent peut-être servir de base à des jugements défavorables pour elle, George Sand n'avait pas hésité cependant à les révéler, et à les présenter, dans la première version de son récit, tout à fait conformes à la réalité.
Nous ne rappellerons pas le bruit, les attaques ni les polémiques qui suivirent l'apparition cVElle et Lui, car Lui et Islle, la riposte sans bonne foi de M. Paul de Musset, pas plus que Lui, le pamphlet de madame Louise Colet, n'ont pu transformer les événements vrais, ni dénaturer, au gré des rancunes personnelles de leurs auteurs, ce qui s'était réellement passé jadis entre les deux amants'. C'est à partir de ce moment qu'on 1. Ici encore nous sommes d'un avis complètement opposé à celui qu'exprime M. Clouatd sur Elle et Lui. V.n voici, d'ailleurs, les termes « Certes, Paul dc Musset eut raison de répondre; nous blâmons seulement la manière. On ne riposte pas il un pamphlet par un autre pamplilet on ne réfute pas des faits dénaturés dans un sens en les dénaturant dans un sens contraire. Etc. »
Elle et Lui un pamphlet Ce livre, d'une inspiration autre-
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vit, par la volonté même, il faut lu reconnaître, de tous les intéressés, tomber en quelque sorte dans le domaine public les plus secrets détails de ce drame intime. Le résultat de cette mise au jour fut nécessairement d'enlever tout caractère d'indiscrétion aux publications qui, depuis lors, ont traité de ce sujet, de même qu'aux jugements lrlus ou moins sévères portés, de part et d'autre, sur les actes de tous les personnages mêlés jusqu'aujourd'hui à cette douloureuse aventure. Du reste George Sand s'est, dans la suite, chargée elle-même de sa ment élevée, peut-il être vrai mont accompagne d'un semblable quai. fiealif? Mais il ne faut l'etenir de ce jugement que ce mûmc terme appliqué si justement il Lui il Elle, car si la dénomination de larnphlet élait réellement méritée par Elle et Lui, comment alors faudrait-il donc qualifier Lui et llle, cette oeuvre si visiblement dépourvue de bonne foi et toute débordante de haine pour George S,,tnrl ? Avant nous d'ailleurs, Arvédc narine, a la page 100 de son impartial et bel ouvrage sur le poète, après avoir constaté chez Paul de Musset la violence do ce dernier sentiment, précise en même temps quelques-uns des points au sujet desquels la vérité fut le plus altérée par l'auteur rie Lui et Elle.
1897
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propre défense contre ses calomniateurs, au cours de cette superbe préface de Jean de la Roche qu'admirait tant M. Buloz, préface écrite dans une langue admirable, et tout aussi noble de forme que de pensée.
On y voit apparaître, pour la première fois, son intention de livrer un jour il tous les irrécusables preuves de ces faits lointains, si diversement appréciés, et dont les détails mal connus servaient de thèmes à tant de récits mensongers'.
1. Voici le passage de cette préface auquel nous faifons allusion ici
« Et nous disons, nous, que le mort illustre renfermé dans cette tombe se relèvera indigné quand le moment venu. Il revendiquera sa véritable pensée, ses propres sentiments, le droit de faire lui-même la fiera confession de ses souffrances, et de jeter encore une fois vers le ciel les grands cris de justice et de vérité qui résument la meilleure partie de son Ame et la plus vivante phase de sa vie. Ceci ne sera ni un roman, ni un pamplilet, ni une délation. Ce sera un monument écrit de ses propres mains et consacré à sa mémoire par des mains toujours amies. Le monument sera élevé quand les insulteurs se seront assez compromis. Les laisser aller dans leur voie est la seule punition qu'on veuille leur infliger. Laissons-les donc blasphémer, divaguer et passer »
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Mais prendre un parti définitif sur ce point était chose grave, et bien des mois s'écoulèrent sans que George Sand pût se décider v rien. Elle ne voulut pas, dans une circonstance aussi sérieuse, agir sans demander conseil; et, cette fois, ce fut à Sainte-Beuve qu'elle s'adressa pour obtenir en même temps un avis tout à fait autorisé et faire trancher la question par un témoin du passé.
Constamment séparés de fait par la distance, George Sand étant presque toujours installée à Nohant, et Sainte-Beuve fixé à Paris, ils n'avaient pas cessé, depuis 1833, de rester en correspondance. De plus, comme on l'a vu, l'éminent critique, après avoir été le confident, presque le confesseur de l'illustre femme pendant la lutte désespérée qu'elle avait soutenue sous ses yeux, depuis lors n'avait pas cessé non plus, en apparence du moins, de s'affirmer son ami dévoué.
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En conséquence, George Sand prit pour intermédiaire un autre de ses plus fidèles confidents dont nous avons déjà parlé, M. Emile Aucante, et le chargea de traiter en son nom cette question délicate pour elle, puisque l'éloigncment de leurs demeures respectives ne permettait pas à la grande romancière de la discuter elle-même avec l'auteur de Volupté.
Sans passer par les hasards de la poste, plusieurs lettres sur ce sujet lui furent ainsi remises par M. Emile Aucante. Ce sont ces lettres inédites que nous allons mettre sous les yeux du lecteur. Admirables, aussi bien au point de vue du style qu'à celui de l'élévation de la pensée et des sentiments, elles constituent, à coup sûr, les documents les plus importants publiés jusqu'à ce jour, relativement à cette véritable épopée de fautes et de souffrances.
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Nohant, 20 janvier 1861.
a Mon ami,
» Je vous demande de recevoir M. Emile Aucante, mon ami dévoué et mon homme d'affaires. La lettre ci-jointe vous mettra d'avance au courant. Quand vous aurez lu cette lettre, prenez votre jour et votre heure et donnez-lui rendez-vous, si, comme j'en suis sûre, vous m'aimez comme je vous aime.
» G. S AND.
Nohant, 20 janvier 1861.
« Mon ami,
» C'est un grand service que je vous demande. Il s'agit d'un grand conseil à me donner. Il y a longtemps que j'ai à vous parler d'une chose importante et délicate pour moi mais il aurait fallu que nous fussions seuls, et comme je n'avais pas sous la main et en ordre certains écrits dont,
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avant tout, il faudra que vous preniez connaissance, j'ai remis de vous en entretenir. » J'ai fait un roman intitulé Elle et Lui, que vous n'avez peut-être pas lu et qu'il faudrait que vous prissiez la peine de parcourir. C'est une histoire vraie au fond, une histoire que vous savez, et qui avait été si arrangée par certaines gens, que j'ai cru devoir lui restituer ce que la réalité des sentiments avaitd'essentiel, tout en déguisant assez bien les faits et les personnages pour que nul n'eût le droit de s'en plaindre.
» Vous verrez bien vite que ce livre n'a pas été écrit avec amertume et qu'il est plein du respect du passé, respect du génie, respect de la mort. Du moins, telle a été mon intention, et je ne crois pas que 'l'exécution l'ait sensiblement trahie.
» Ceci a donné lieu à deux répliques pleines de fiel, de grossièreté et d'imposture un prétendu roman intitulé Lui et Flle, et un prétendu récit intitulé Lui, où une femme
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de talent et de mérite' a oublié ce qu'elle se devait à elle-même, pour satisfaire je ne sais quelle haine, dont il m'est impossible de deviner la cause. Je ne lui ai jamais été hostile; je ne lui ai jamais dit d'impertinences comme elle le prétend; je n'ai même jamais songé à lui être désagréable. Tout mon tort est de n'avoir pas voulu me lier avec elle, parce que je la trouvais trop littéraire, d'une certaine façon, pour mes goûts et mes habitudes d'esprit.
» Or, j'ai les lettres d'elle et lui, et il faut que je vous dise l'histoire de ces lettres. » Elle les avait eues (celles de lzci) dans les mains pendant quelque temps après la rupture, rupture qui n'avait rien eu d'amer ni de violent. Elle s'était enfuie, vous lui aviez donné une partie du courage qu'il lui fallait pour cela. Un jour, quand -il se fut bien assuré qu'il n'y avait plus de retour 1. Madame Louise Colet.
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possible, il réclama ses lettres. Elle les lui renditsans demander à reprendre les siennes; mais il sentit aussitôt qu'il devait les lui offrir. On se revint pour en parler, on ne décida rien. On s'on'rait mutuellement de tout brûler, maison ne pouvait s'y résoudre; on sentait qu'on avait la une grosse part de son âme; et puis, lui parlait d'autre chose, et ne se résignait pas. Elle tint bon, et il ne le lui a jamais pardonné.
» Il était d'un caractère si fantasque, si malheureux, et avec cela il était si grand poète, qu'à partir du jour où il eut perdu l'affection qu'il avait tant foulée aux pieds, il se crut, et se sentit par conséquent, désespéré, aux heures de lv poésie. Le reste du temps, il menait joyeuse et mauvaise vie.
» Pauvre enfant! Il se tuuill Mais était déjà mort quand elle l'avait connu 1 Il avait retrouvé avec elle un souffle, une convulsion dernière! Il se ranima par moment,
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en l'absence toujours. Elle se croit, elle sesent innocente du lent suicide qui a été la vie entière de ce malheureux!
» Un ami, Gustave Papet, son ami d'enfance à elle, et qui était devenu un ami commun, pensa aux lettres. Il la blâmait de ne pas les reprendre. Pas plus qu'elle, il ne croyait qu'on voulût en faire un mauvais usage mais il disait qu'un homme qui s'enivre ne peut être dépositaire fidèle de quoi que ce soit.
» A la dernière entrevue, elle et lui s'étaient contentés de cacheter leurs lettres en deux paquets distincts, et il les avait gardées sans conclure. L'ami commun alla le trouver et l'engagea à rendre ou à brûler. On fut au moment de brûlcr; il ne put s'y résoudre. Il i émit les deux paquets scellés à Papet. en lui disant « Gardez-les-nous, et plus tardon » s'entendra sur ce qu'il y a à en faire. Vous » rendrez à chacun ce qui est à lui, mais » d'après un consentement commun. Il n'y
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» aura jamais de discussion entre elle et moi » à ce sujet-là. »
» Papet fit l'observation que l'un des deux pouvait mourir. « Alors vous brû» lerez ce qui est à moi », répondit-il. Il fut impossible de l'amener à une solution plus nette, et à s'entendre sur ce qu'il regardait comme à lui. Il rappela seulement Papet pour lui dire « Il n'y a qu'une clcose que j'exige de vous donnes-moi votre parole d' honneur que ,jamais vous ne remettrez rien à mon frère. » » Un an, peut-être deux ans plus tard, Papet le rencontra, lui parla et lui demanda ce qu'il entendait faire des lettres. « Brûlez» les, brûlez tout, répondit-il, que je n'en » entende plus parler. »
» Papet ne se crut pas en droit de brûler. Il fallait savoir si les lettres d'elle à lui étaient à lui, ou si c'était le contraire. La loi ne s'expliquait pas à cej| égard. Aujourd'hui divers arrêts ont résolu la question, dans le premier sens si je ne me trompe.
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» Elle ne se souciait guère de ces questions-là. Elle répugnait à s'en occuper. Elle pria Papet d'attendre. On attendit, on oublia. Quinze ans s'écoulèrent.
» Lui, le pauvre lui, dans les dernières années de sa vie, se tourmenta de ces lettres tout d'un coup, et il redemanda les siennes propres à Papet avec une amertume extrême, je n'ai jamais su pourquoi. On s'était encore rencontré, elle et lui, pour la dernière fois en 1848. Il avait été très attendri, il pleurait il était ivre, hélas 1
» Papet refusa de renvoyer les lettres, disant qu'il voulait en référer à elle. Elle sentit bien qu'il y avait danger à rendre ces choses sacrées à un homme qui n'avait plus que des éclairs de lucidité. Mais on faisait écrire officiellement par un avocat. Elle donna permission à Papet de renvoyer à lui ce qui était à lui.
» Mais il fallait savoir lequel de ces deux paquets cachetés, à peu près égaux, liés
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tous deux d'un même ruban noir et scellés du même cachet, était à lui. Papet demanda s'il y avait un signe quelconque qui pût lui faire reconnaître les lettres de lui, et on fit écrire par mon ami Rollinat à M. Grévy, avocat de lui. Ni lui ni elle ne pouvant rien éclaircir, ou convint que lorsque M. Papet irait à Paris, il ouvrirait les deux paquets avec M. Grévy, et pour que ceci ne fût pas une fin de non-recevoir, elle écrivit aussi à M. Grévy pour lui dire que, si son client lc désirait, elle était prête à recevoir son mandataire à la campagne et à procéder avec lui et Papet à l'ouverture et à la reconnais*' sance des paquets. M. Grévy répondit que ce n'était pas si pressé et que tout cela se ferait quand tout le mode pourrait se réunir à Paris.
» Il n'en fut plus question. Elle était à Paris depuis quelques semaines et il ne l'ignorait sans doute pas, quand il mourut. Quinze jours après, le frère, avec qui elle
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avait, toujours eu de loin en loin dû bons rapports, vint de la part du mourant, disait-il, lui demander ce quW/« comptait faire des lettres, qu'à son heure dernière, il s'en était vivement préoccupe et avait désiré que tout fut brûlé. Elle y consentit, mais les lettres n'étaient pas là; elles étaient toujours en Berry sous ciel', chez M. Gustave Papet. Elle invita donc le frère à venir en Bcrry le mois suivant, afin qu'à eux trois ils fissent le sacrifice. C'est alors que le frère observa. que c'était dommage et que, probablement, il y en avait de bien hellcs de lni, bien précieuses à garder; que, si elle voulait, on relirait tout ensemble et qu'on ferait un choix. Elle lui demanda s'il était autorisé à cela; il prétendit l'être, ce qui n'était pas conforme à sa première affirmation qu'il fallait tout brûler. Elle n'en prit pourtant pas d'ombrage et, l'ayant toujours connu très sympathique pour elle devant elle
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elle lui renouvela son invitation et alla l'attendre en Bcrry.
» Il ne vint pas, il n'écrivit pas. Plus d'un an, quinze mois je crois après, lorsque parut Elle rt Lui, il prétendit qu'ellc avait publié des lettres de son frère, ce qui n'était pas vrai, il vous sera facile de vous en convaincre. » Il n'entrait pas dans sa manière de voir, au point de vue de l'art pas plus qu'à celui des convenances, de citer et de copier. Elle devait écrire ('«-même son livre, ne pas imiter le style d'un autre, même pour le faire parler elle devait rendre les idées et les sentiments de l'un et de l'autre comme elle se les rappelait et comme elle les appréciait à distance. Ce n'étaient pas des mémoires qu'elle rédigeait; c'était un roman; c'était de l'émotion rétrospective et sa propre émotion.
» Le frère prétendit que ce livre outrageait la mémoire du poète et de l'homme, il fit des menaces et réclama à Papet non
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plus les lettres de son frère, parce que, clisait-il, la loi en attribuait la propriété à la personne à qui elles étaient adressées, mais les lettres d'elle.
» Devant celle réclamation, Gustave Papet vint la trouver, lui remit à clle les deux paquets de lettres eu lui disant « Je ne » veux pas répondre a ce monsieur, je ne le » connais pas. Je me rappelle et je vous rap» pelle la parole qu'Alfred m'a fait donner » de ne jamais les lui remettre. Je ne crois » pas qu'il ait jamais été chargé, même au lit » de mort, de les réclamer pour son compte » ou pour celui de sa famille. Au reste, on » ne nous montre aucune preuve, et je me » rappelle assez bien les intentions, vagues » toujours, mais jamais hostiles d'Alfrcd, pour » me croire dégagé de mon rôle de déposi» taire. Dans ma conscience, voits seule dé» sonnais avez des droits sur le dépôt. Je » voua le livre, et je me moque de toutes les » réclamations et de toutes les criailleries. »
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» Elle remit alors le paquet, les deux paquets, à un autre ami, en le chargeant de tout brûler. Elle avait je ne sais quelle répugnance à faire cela elle-mûmc, vous comprenez Lien cela.
» Mais cet autre ami (que vous connaissez)', et qui savait de quoi il s'agissait, fit ses réflexions et ne brûla pas. On avait annoncé Lui cl Elle; il le savait, il s'attendait a quelque infamie; il ne voulait pas que la vérité fût anéantie. Quand le livre eut paru, il montra les deux paquets intacts à clle, et elle l'ap- prouva de lui avoir désobéi.
» A présent, que fera-l-c/fc de ces lettres? Islle ne tient pas réveiller les scandales des deux publications qui l'ont outragée et calomniée cllc ne s'en est pas sentie atteinte. Mais elle doit peut-être à l'avenir de ne pas anéantir les preuves d'une affection qui fut très malheureuse, mais qui, de part et d'autre, 1. M. Alexandrc Manceau.
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cul. sa force, sa dignité et sa sincérité. Elle le doit pour lui autant que pour clic.
» Or, c'est le moyeu d'assurer dans l'avenir la liberté de cette publication qu'il faut trouver. est le dilïicile, Ù cause de mille choses sur lesquelles mon envoyé s'expliquera avec vous, relativement aux droits que l'ou pourrait avoir d'empêcher.
Certes, le frère;, après les ignobles inventions de son pamphlet, s'opposera, autant que possible, si lui ou quelqu'un des siens est encore de ce inonde. Si la publication doit se faire dans un temps éloigné où elle sera sans obstacle, quel est lc moyen d'assurer le dépôt des autographes, et l'exactitude des diverses copies que l'on peut en faire, en cas de destruction des originaux, par incendie, révolution, vol, etc. Ne serait-il pas plus sur de la lancer des à présent sous des noms supposés, ou sans noms et sans annonces, sans rien qui éveillât des prévisions et des obstacles ? L'ouvrage imprimé existerait
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par la suite on pourrait aller aux preuves. » Enfin, je n'ai pas de conclusions par devers moi. J'ai reçu divers avis contraires. Il y a une question de droit qui n'est pas bien nettement tranchée. Si ce n'était qu'une question d'argent, je serais bien charmée d'avoir à donner le produit à la famille et à l'estimable frère surtout. Ce serait toute ma vengeance.
» Si l'on se décidait au dernier parti, sans doute, il y aurait un choix à faire, dans les dernières lettres surtout. J'en voudrais retran- cher tout ce qui est reproche d'elle à loi, bien que je désire que vous lisiez tout. J'ai fait, dans la partie que j'ai recopiée moi-même, les suppressions nécessaires, et j'ai même coupé aux ciseaux dans les autographes tout ce qui pouvait blesser et compromettre des tiers.
» Voulant assurer l'existence des lettres, je n'ai pas voulu qu'elles fissent du mal. J'ai même eu du plaisir à détruire tout moyen
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de vengeance de ma part contre quelquesuns de ceux qui m'ont si mal traitée. » Mais, dans la partie qu'il m'a été impossible de copier moi-même, faute de temps, (et puis tout cela me faisait mal), le choix doit être fait par quelqu'un comme vous, si vous voulez vous en charger. Nous reverrions, d'ailleurs, le reste ensemble quand je pourrai aller à Paris. Mon envoyé s'est chargé de copier tout littéralement.
n Ainsi, cher ami, c'est deux heures de votre précieux temps que je vous demande pour lire toutes les pièces, et puis une heure de conversation avec l'envoyé pour qu'il supplée à tout ce qui manque de si et de mains à cette lettre-ci. Et puis, une heure de réflexion quand vous pourrez, et une solution dernière à laquelle je me conformerai.
» Pardon et merci, car je ferais de si grand cœur pour vous tout ce qui est en mon pouvoir, que je me persuade que vous le ferez
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pour moi sans vous impatienter et sans me gronder.
» A vous de cœur.
» G. SAND. »
Nohant, G février 1861.
«Mon ami,
» Emile me rend compte de votre dernier entretien et de votre dernier avis. Il est bon et je le suivrai. Les lettres ne paraîtront qu'après moi.
» Je crois qu'elles prouveront de reste que trois horribles choses ne pèsent pas sur la conscience de votre amie le spectacle d'un nouvel amour sous les yeux d'un mourant; la menace, la pensée de le faire enfermer dans une maison de fous; la volonté de le reprendre et de l'attirer malgré lui après sa guérison morale. Que sais-je encore ? Une tentative d'assassinat? Des infidélités, des
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caprices, des trahisons après le raccommodement ? De la dureté, de la moquerie, de la cruauté, des tortures froidement imposées par l'orgueil au génie malheureux et brise? De la jalousie littéraire?Le dépit de critiques qu'il n'avait jamais songé à l'aire et dont toute cette liaison eût été, chez la femme, une vengeance préméditée?
» Voilà les saletés de l'accusation, et les lettres ne prouventqu'une chose, c'est qu'au fond de ces deux romans la Confession d'un Enfant clcc sièclc, Elle et Lui, il y a une histoire vraie, qui marque peut-être la folie de l'un et l'affection de l'autre, la folie de tous deux si l'on veut, mais rien d'odieux ni de lâche dans les coeurs, rien qui doive faire tache sur des âmes sincères.
» Plus tard, avec la débauche, les mauvais conseils et les mauvaises compagnies, avec la folie croissante, le poète est devenu amer, il a continué d'être jaloux, il a voulu nuire. Mais je crois qu'on l'a fait beaucoup
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mentir, et qu'il est moins coupable que ses amis ne l'ont fait paraître.
» Paix et pardon, voilà toute la conclusion mais, dans l'avenir, un rayon de vérité sur cette histoire.
» Merci, cher excellent ami, de la peine que vous avez prise et de l'affection que vous me prouvez. Je pars dans huit jours, et je vous donnerai de mes nouvelles pour avoir des vôtres.
» A vous de cœur.
» G. SAND. »
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XVI
Nous ne nous attacherons pas à souligner tel ou tel passage particulier des noblcs pages qu'on vient de lire, car tout commentaire serait ici superflu. Nous nous bornerons seulement à y signaler, d'une part, a quel point George Sand était résolue à faire mettre au jour, après sa mort, la correspondance échangée jadis entre elle et Musset, et, d'autre part, combien Sainte-Beuve jugeait nécessaire, pour la connaissance et la défense de la vérité, que ce projet fût exé-
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cuté. Sans parler de la note insérée, quelques années plus tard, dans l'édition de 1869 de ses Portraits contemporains', dès '186:1, SainteBeuve ne se contenta pas, en si gravie occurrence, de donner seulement un avis verbal il fit Ù la dernière lettre de George Sand la curieuse et péremptoire réponse que voici [Paris], ce 14 f6vrier [1361].
« Clière et illustre amie,
» Un gros rhume, avec mal d'yeux, m'a 1. Voici cette note, telle qu'elle se trouve imprimée il la page 21;) du tome Il de l'ouvrage
a An fond, il est bien clair aujourd'hui que cette Confession [d'un Enfant du siècle] n'est que le récit, un peu voilé et dépaysé, du roman r&I qui a fuurni depuis le sujet de ces autres romanis, à peine voilés et déguisés, Elle et Lui, par George Sand, Lui et Llle, par M. Paul de Musset, Lui, par madame Louise Colet.
D Il ne reste plus à présent, pour démêler le vrai dans ce conflit de récits passionnés et même envenim6s, qu'à attendre la publication des lettres écrites par les deux acteurs en jeu, lettres contemporaines des événements, et dont quelques-unes au moins ont été conservées, soit par la personne survivante intéressée, soit par des tiers. »
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un peu retardé dans toutes mes écritures et, ce qui pis est; dans mes lectures.
» Je ne vous dirai pas l'impression que j'ai reçue de la lecture de ces pages. Je me suis trouvé reporte à ces années terribles, orageuses, et pourtant mcillcures on souffrait, mais on vivait plus.
» Il importe, en effet, que tous ces témoignages où, pour les indifférents même, se verront tant de choses élevées ou charmantes, subsistent et demeurent. Je vous gronderais si vous aviez détruit certains passages où il est question du monsieur adversaire. Point de générosité, mais la vérité! Cette générosité, d'ailleurs, ne peut s'exercer qu'à demi, et en en avertissant; on n'y croirait pas. Laissez ces passages, sauf suppression du nom mais, de grâce, laissez-les. Vous avez affaire à un homme d'esprit, et qui empoisonne ses armes. Une biographie se prépare!; ne vous désarmez en rien.
1. La Vie de Alfred de Musse', par son frère.
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» Nous causerons, au reste, bientôt, je l'espère. Vous tiendrez, n'est-ce pas, votre promesse à Paris pour ce printemps? Ce Midi ne va pas vous garder trop longtemps. Vous n'en rapporterez qu'une dose de chaleur et de soleil, qui est trop lente venir dans nos jours mêlés. Faites vite votre provision et reveniez enfin réjouir ceux qui, par ici, vous aiment.
» Je suis tout il vous, chère illustre amie. » SAINTE-BEUVE.
» Mes amitiés aux vôtres. »
George Suiid, pour se rendre à Tamaris, près de Toulon, avait quitte Nohant ce même 14 février 1861. La lcttre qu'on vient de lire ne fut donc ouverte par elle que-quatre mois plus tard, lors de son retour en Berry. En voici le tardif accusé de réception, qui touche aussi à la question de ce prix académique dont on a lu plus haut les diverses alternatives
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Nohant, 8. juin 1 fcGi
«Mon ami,
» J'arrive de Provence et de Savoie, je débarque ce soir 1't Nohant après quatre mois de vagabondage. J'y trouve votre lettre du 14 février, arrivée ie,i le jour môme, deux heures après mon départi 1
» Je ne veux pas m'endormir sans vous remercier des témoignages d'affection que vous m'y donnez, et sans vous dire combien j'ai apprécie* votre all'eclueiiso sollicitude dans toute cette histoire de couronne académique. Sachant 1res bien que vous ne réussiriez pas, vous me pardonnez de ne pas m'en être préoccupée un seul instant par rapport à moi mais, sachant combien vous luttiez avec bonté pour moi, j'ai été bien heureuse et je le suis toujours d'être l'objet de vos soins fraternels. Merci de cœur, et croyez bien que, si je vaux quelque chose, je suis archirécompensée par votre amitié. Je n'aspire
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pas à d'autre gloire. Dites l'Académie pourtant qu'elle devrait bien à ma candidature éeonduile du donner un prix au pauvre Vcrbcl dont les titres à la couronne de vertu sont incontestahles. Avez-vous reçu les pièces nécessaires qu'on m'avait promis de vous envoyer ?
» Je viens de faire un voyage qui m'a rendue encore assez malade au début, mais dont la dernière moitié m'a ravie. La Provence et la Savoie [sont] deux pays analogues, géologiquement parlant, qui offrent pourtant l'antithèse la plus complète. La dislocation du premier semble faite d'hier. L'autre, recouverte de la plus belle végétation du monde, a pris des airs de paradis terrestre. » Sans doute, vous avez vu tout cela. Moi, j'ai vu Uuloz, qui m'a beaucoup parlé de vous, et qui m'a dit toute lat peine que vous avez prise pour moi. Ce Buloz s'est paye un 1. Un candidat iliuudunient recommandé par George Sand, pour un des nrix lluntyun.
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éden. Il a des cascades, des précipices, des arbres monstrueux, des prairies splendides, des rochers, et une villa très vaste, une très belle fille, et une femme que j'ai toujours beaucoup aimée.
» J'ai fait un peu de progrès on botanique, mais je suis bien à plaindre, je ne vois pas Yod en détail je ne le vois qu'en masse Savcz-vous ce que c'est que Yod ? Oui, certainement; vous savez tout.
̃ Bonsoir, mon ami. Merci encore, merci toujours. Je retrouve avec plaisir mes Callseriez du- Lundi que je n'ai pas toutes lues avant mon départ.
» A vous de cœur.
» G. SAND.
» P.-S. Maurice est en Afrique. Il est enthousiasme, il revient bientôt. Manceau vous salue avec tout son dévouement et toute son admiration. »
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XVII
Trois ans plus tard, (îeorye, Sand prit enfin toutes les mesures nécessaires pour charger officiellement M. limite Aucante de mettre au jour celle correspondance. Puis, afin. d'assurer mieux encore l'exécution du conseil que lui avait, ainsi que l'on vu, donné SainteBeuve, c'est-à-dire d'attendre sa mort à elle pour faire imprimer ces documents, elle adressa en même temps l'importante lettre suivante à M. Alexandre Dumas fils, l'un de ses amis les plus dwoués
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A moi) ni;, il Dumas fils
Taris, 15 mars 1804.
«Mon cher enfant,
» D'après le conseil que vous avez bien voulu me donner, je viens de déposer chez mon ami Emile Aucarite lccoflVet contenant toutes les lettres autographes qui m'ont été écrites par Alfred de Musset, et toutes celles qu'il avait reçues de moi. Je vous rentels une copie de ces lettres.
» Cette correspondance, vous l'avez lue, et vous m'avez confirmée dans l'intention où j'étais de prendre toutes les rnesures nécessaires pour qu'elle put être publiée après ma mort, comme était la meilleure réfutation des calomnies dont j'ai été l'objet. » Vous savez qu'Emile Aucunle est un de mes amis les plus dévoués, et que, depuis 1. Colle lettre a 6t6 publiée duns le Gaulois du 1G novi'inbru 1896. 1807.
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longtemps, je l'avais chargé du soin de cette publication.
Mais nous avons dû prévoir le cas où il viendrait à mourir avant de l'avoir faite, et, par amour de la vérité autant que par affection pour moi, vous avez consenti il le remplacer au besoin. C'est un grand service à me rendre, et vous n'hésitez pas.
» J'ai remis à Emile Aucante les instructions écrites qu'il me demandait vous désirez et vous devez en avoir aussi. Il ne faut pas qu'on puisse jamais vous accuser l.'un ou l'autre d'avoir agi sans pouvoirs, ou avec des pouvoirs contestables.
» Voici donc, quant à vous, mon cher enfant, ce qui est de ma part l'expression de ma volonté réfléchie 'et arrêtée
» Primo. Quoique certaines personnes m'aient fort injustement attaquée à propos d'Alfred de Musset, dans ces derniers temps, vous sarez que je n'ai contre elles aucun sentiment de vengeance, et je tiens à ce que
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la correspondance en question soit produite le plus tard possible.
» Mais j'entends que vous ayez toute liberté quant au mode et à l'opportunité de la publication, s'il arrive qu'Aucante vienne à mourir après moi sans l'avoir faite.
» Je vous autorise donc, dans ce cas, â retirer le coffret de chez lui et à publier la correspondance quand bon vous semblera. S'il vous paraît suffisant de n'en publier d'abord qu'une partie, sauf à la faire paraître complète plus tard, vous en aurez le droit.
» De rnême, selon que vous le jugerez à propos, vous conserverez aux lettres leurs signatures véritables, vous aurez recours à des noms fictifs, ou vous n'y mettrez aucun nom.
» Si vous croyez devoir consulter ma famille et mes amis, vous pourriez le faire, mais tout en restant le maître de faire prévaloir votre propre appréciation, quant au
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mode et à l'opportunité de la publication. » Secundo. Il ne devra être changé aux lettres ni un mot ni une virgule. Je vous prie aussi de faire respecter les suppressions, d'ailleurs peu nombreuses, que j'ai cru devoir faire de certains passages ayant Irait is des tiers, bien que j'aie été énergiquement blâmée, surtout par Aucante, de ce qu'il a appelé à ce propos, mon excès cle mansuétude. Tertio. La publication faite, les lettres autographes devront être déposées pour y rester il tout jamais soit à la Bibliothèque Impériale, soit dans telles autres archives publiques qu'il vous plaira de choisir, afin que toute personne puisse vérifier leur authenticité et s'assurer de l'exactitude de la publication.
Quarto. Comme les pauvres doivent seuls profiter du produit qui me reviendrait de la publication, ce produit sera versé par vous dans la caisse d'un bureau de bienfaisance, ou employé à de bonnes oeuvres quelconques.
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» Quinto. La mort pouvant vous frappeur vous-même, avant que vous eussiez jubé à propos de publier cette correspondance, j'attends de votre amitié de prévoir ce cas, le jour même où viendrait à vous échoir la mission éventuelle que votre dévouement vous fait accepter, et je vous autorise à transmettre alors à M. Louis Maillard, ingénieur colonial, ou, à son défaut, Ù une personne de votre choix, après vous être assuré de son consentement, tous les pouvoirs confiés ici à votre bonne affection, pour qu'au besoin cette personne puisse en user en votre lieu et place.
» Grâce à ce surcroît de mesures, il n'y aura pas à craindre que la publication devienne impossible, faute de quelqu'un autorise Ú la faire.
» II me reste v vous remercier, mon cher ami, et à vous bénir maternellement du dévouement que vous m'aurez prouvé vivante et morlc- » (.ROUGE sand. »
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Enfin, treize ans après, en 1877, Paul de Musset publia cel,te Vie de son frère, à laducllc nous avons déjà renvoyé le lecteur il propos du consentement d'accompagner son (ils en Italie donné par madame de Musset, mère il George Sand. Dans, une note que nous allons citer, l'auteur de cette biographie raconte siinai la restitution des lettres des deux amants l'aile par M. Papct au dernier survivant du drame. Il dit:
« En 1859, j'ai demandé à la personne chez qui ces lettres étaient déposées de les rendre à la famille du poète mort. Il m'a été répondu tranquillement que ce dépôt sacré avait été violé et les lettres remises en des mains qui n'auraient jamais dû les ravoir. Je me suis informé de ce qu'on en avait fait; on m'a répondu qu'elles étaient brûlées. J'ai en réserve sur cette affaire tout un dossier plein d'autographes. ? »
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Ainsi qu'on l'a vu dans la lettre de George Sand à Sainte-Beuve, les faits ont tourné tout autrement. Voici d'ailleurs le texte même de la réponse faite par George Sand à la question de Paul de Musset, texte entièrement d'accord du reste avec la note de ce dernier. Cette lettre avait été expédiée de Nohant le 18 mars I S.j9
« Mou cher Paul,
» Vous m'aviez dit, il y a deux ans bientôt, que vous viendriez ici, au bout d'un mois, pour brûler les lettres. Vous n'êtes pas venu..l'avais dès lors prévcnu M. Papet pour qu'il les rapportât en votre présence. Mais il me répondit « Non. L'auteur de » ces lettres m'a formellement défendu de » jamais les remettre à son frère. Puisqu'il » n'est plus, je ne connais aujourd'hui » qu'un propriétaire légitime de toutes les » letlres, c'est vous. »
» Il me les a donc rendues, et c'était
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juste. Et si je les ai brûlées sans vous, c'est votre faute. D'ailleurs, c'était mon droit. » Tout à vous.
» c. sanj). »
Hemarquons-Ie bien, la publication à.' Elle et Lui fut terminée dans la Revue rlcs Deux Mondes le Ici* mars '1851), et celle de Lui et Elle commencée dans le Magasin de Librairie, le '10 avril suivant. Donc, le 18 mars, en répondant à Paul de Musset, George Sand, -ainsi qu'elle le raconte à Sainte-Beuve, croyait réellement à la destruction de cette correspondance Ce ne fut qu'après la publication complète de Lui et Elle que ce dossier, toujours intact, lui fut de nouveau rendu.
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xvirr
Nous ne quitterons pas lcs deux grands écrivains sans parler d'un détail de leurs relations tout il fait ignoré jusqu'ici, c'està-dire de la collaboration de George Sand deux œuvres de Musset.
La première de ces collaborations n'est, iL vrai dire, qu'un court emprunt fait -CI, l'une des lettres inédits de la pauvre amante mais elle n'en est pas moins curieuse. Il s'agit des derniers mots de la réplique de Perdican par laquelle se termine le deuxième
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acte de la comédie de Musset: On ne badine pas avec l'amour, publiée le 1er juillet 183i dans la Revue, des Deux Mondes. On se souvient que son auteur était rentré seul à Paris le 10 ou le 12 avril précédent. Or, dans une lettre datée de Venise, qu'il reçut peu de temps après, lettre écrite par George Sand le 12 mai de cette même année, après ces mots afin qu'un jour tu puisses regarder en arrière, et dire comme moi », se rencontre textuellement la phrase suivante, placée ensuite par le poète dans la bouche de Perdican « J'ai souffert longtemps, je me suis trompG quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui'. »
1. Plusieurs mois après l'apparition de celle pagc tlans Cosmopblis, le récit (le cette curieuse collaboration, rôvûlve alors soi-disant pour la première fois, a fait le tour de la presse sous diverses signaturcs. Ceci dit uniquement pour n'être pas nous-même soupçonné d'emprunt au sujet de la première dcouvertc du fait. 18'J7.
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La seconde de ces collaborations fut plus sérieuse. Sous le titre de Dodécalon, ou le livre des douze, parut, au mois de septembre 1830 un recueil de récits inédits dus la plume de divers auteurs. Ces deux volumes contiennent, entre autres, une nouvelle de George Sand, le Dieu inconnu, et le proverbe d'Alfred de Musset, Faire sans dire. Jamais, pendant la vie du poète, ces quelques scènes ne furent réunies à ses œuvres, et souvent, nous nous étions demandé, mais en vain, la raison de cette exclusion. Notre récente découverte du manuscrit qui a servi à l'impression mûme de Faire sans dire, vient de nous fournir quelque lumière a ce sujet. Ces pages, en ell'et, ne sont pas toutes couvertes de l'écriture du poète, et la conclusion de l'oeuvre, à partir de ces mots prononcés par Julie « Cet homme est chaud du sang de son frère est écrite, non par lui, mais 1 Chez Muyeu, deux volumes in-8". Datés du 1837.
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bien par George Sand, dont les nombreux autographies datant de la même époque ne peuvent laisser aucun doute sur ce point. Il est fort probable qu'en '\83li, lors de la rupture, Musset laissa ce fragment inachevé entre les mains de celle qu'il avait tant aimée. Sa collaboratrice improvisée le termina dans l'intention sans doute de ne pas importuner le poète pour lui faire exécuter des obligations littéraires prises de, concert envers l'éditeur du Dodécaton. Ainsi s'expliquerait merveille pourquoi, du vivant d'Alfred de Musset, Faire mm dire ne fit jamais partie de ses œuvres.
Si cette hypothèse est exacte, il faut remarquer combien encore dans cette occasion la femme se serait montrée supérieure à l'homme, relativement au respect de la parole donnée et de la stricte exécution des engagements pris.
De son côté, Musset passe, on le sait, pour être l'auteur des vers intitulés Inno ebbrioso,
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qui sont imprimés dans Lélia. Mais seule la première édition de l'ouvrage, publiée en août 1833, contient le texte complet de ces strophes.
Nous croyons donc bien faire de citer ce parfait modèle de la poésie échevelée et romantique en pleine vogue à ce moment Que le chypre cuibriisé circule dans nies veines! Effaçons do mon cieiir les espérances vaincs,
Et jusqu'au .souvenir
Des jours évanouis dont l'importune image,
Comme au fond d'un lac pur un ténébreux nuage, Troublerait l'avenir!
Oublions, oublions! La suprême sagesse,
Est d'ignorer les jours épargnés par l'ivresse, Et de ne pas savoir
Si la veille élait sobre, ou si de nos années
Les plus bellcs déjà disparaissent, limées
Avant l'heure du soir.
Qu'on m'apporte un llaeon, que ma coupe remplie Déborde, cl que ma 16vrc, en piongcant dans la lie De ce flot radieux,
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S'altère, se et, encore
Une chaleur nouvelle à cc vin qui dévore,
El qui m'égale aux Dieux!
Sur nies yeux éblouis qu'un voile épais descende,
Que ce !lambeau confus pâlisse! et qncjVntein.li1,
Au milieu de la nui!,
Le choc relcnlissanl de vos coupes heurtes,
Comme sur l'Ocitn les values agitées
l'ur le vont qui s'enfuit!
Si mon regard sc lève au milieu de l'orgie,
Si ma livre tremblante et d'écume roupie
Vu cherchant uu baiser,
Que mes désirs nrduitls sur les ('pailles nues
De ces femmes d'amour, pour mes plaisirs venues, Ne puissent s'appaiser (sic).
Qu'en ilion sang' up[iuuvi'i lourd caresses lascives
Rallument aujourd'hui les ardeurs convulsives
D'un prêtre de vingt ans,
Que les (leurs de leurs fronts soient mains semées Que j'enlace à mes doigts les tresses parfumées
De leurs cheveux flolluus.
Que ma dent furieuse à leur chair palpitante
Arrache un cri d'effroi; que leur voix halclantc
Me demande merci.
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Qu'en un dernier effort nos soupirs se confondent, I'ur un dernier défi que nos cris se répondent. Kl f|iie je meure iiiusi
Ou si Dieu me refuse une mort fortunée,
De gloire et de bonheur à la fois couronnée,
Si je sens mes désirs,
D'une rage impuissante immortelle agonie,
Connue un pale retlel, d'une ilunuue ternie,
Survivre à nies [ilitisirs,
De mon mailre jaloux', insulUnL le caprice,
Que ce vin généreux abrège le supplice
Dit corps (|iii s'cn^ourdil;
Dans un baiser d'iidieu ijne nos lèvres s'élrcijfnonl, Qu'en un sommeil glacé tous mes désirs s'éteignent, Et (jue Dieu soit maudit.
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Ici se termine notre tache. En offrant au public ces divers documents, nous n'avons eu d'autre intention que de prouver la sincérité et la droiture du parfait honnête homme que fut toujours George Sand, et nous pensons y avoir réussi. Malgré les injustices de toutes sortes, et l'extrême malveillance des attaques dont on essaya de l'accahler, elle ne perdit jamais sa sérénité. Aussi, dans ce duel de deux grandes âmes dévoyées, c'est chez la femme que se rencontrent jusqu'au
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bout la force, la patience, cette forme la plus parfaite du calme, en un mot, la virilité morale. Le pauvre enfant de génie, que son illustre amante ne put arrêter sur la pente fatale, ne conserva. de ces heures de sa vie que les faiblesses et les cris de désespoir. Ceux qu'il a poussés sont, il est vrai, les plus déchirants en même temps que les plus vibrants dont ait retenti la poésie du xixe siècle, et ils émeuvent, passionnent et transportent encore aujourd'hui les êtres exaltés, les esprits enthousiastes, qui les entendent pour la première fois.
Mais il faut nous résumer. Donc, comme conclusion de la longue enquête à laquelle nous nous sommes livré, et nous inspirant surtout du désir que George Sand elle-même vient d'exprimer si nettement, nous ne prendrons pas congé du lecteur sans demander instamment à notre tour la publication des lettres de ces deux victimes de l'amour en démence, ni sans répéter encore avec
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l'aulcur d'Elle et Lui ces belles et loyales paroles « Paix et pardon. mais, dans l'avenir, un rayon de vérité sur cette histoire »
Février-mai 1895.
1. Nous sommes heureux de nous rencontrer sur ce point avec M. Clouard, lequel, au cours du travail dont nous avons rmjuenimcnt pailé, réclame aussi par trois fois la publication de toutela correspondance des deux amants. 1897.
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POST-SCRIPTUM
Depuis la première apparition do presque tout ce qui précède, les lettres de George Sund à Alfred de Musset ont enfin été pupar M. Emile Aucante dans la Revue de Paris du 1°'' novembre 1896, et d'importantes parties de la plupart des répliclues du poète, accompagnées de commentaires et d'intèrprétations dont l'extrême partialité révèle l'évidente origine, ont été mises au jour dans un volume de M. Paul lVlariéton, paru, sous le litre d'une Histoire d'amour,
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vers la fin du mois de décembre de la même année. En ce qui nous concerne, malgré les appréciations personnellement bienveillantes de l'auteur à notre égard, ces pages fourmillent aussi d'erreurs.
Naturellement, sans tenir le moindre compte des appréciations de fantaisie qui, dans cet ouvrage, encadrent de si fâcheuse façon les fragments imprimés des loyales et sincères lettres du poète, il suflit désormais, pour juger équitablement cette cause exceptionnelle, d'être un lecteur consciencieux, dépourvu par conséquent de toute mauvaise foi, aussi bien que de tout parti pris.
Dans ces conditions, après avoir d'abord soigneusement rétabli dans leur ordre logique les demandes et les réponses des deux grands écrivains, afin de se pénétrer sérieusement du sens précis de la correspondance entière, il serait impossible à tout esprit non prévenu de ne pas reconnaître, cette lecture terminée, qu'elle confirme absolument les
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affirmations émises par George Sand dans ses lettres à Sainte-Beuve citées plus haut. L'ensemble de toutes ces pièces prouve, en effet, sans contestation possible, qu'hormis l'héroïne, délaissée et abandonnéc dès son arrivée Venise, aucun des autres acteurs de ce drame passionnel n'y fut trompé, dans le sens qu'entre amants ce mot comporte pour tous, pas plus Musset, ni sous ses yeux, ni autrement, que Pagello, et qu'au moment même où se passaient en Italie les événements tant discutés depuis,- tant falsifiés aussi, nul ne fut ni bourreau ni victime, mais, bien au contraire, qu'après la rupture totale des 1 dations primitives des deux voyageurs, il y eut là, dans leur absolue liberté mutuelle reconnue et admise par chacun d'eux comme un droit légitime, une entente compte entre tous les personnages de ce déplorable roman d'amour, plus extraordinaire, plus invraisemblable surtout dans son indéniable réalité, lant au point de
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vue de l'invention qu'à celui de l'imprévu dans la variété des combinaisons dramatiques, que tous ceux qu'enfante l'imagination des dramaturges ou des romanciers les mieux doués.
En présence de faits aussi précis, comment excuser désormais les incessantes attaques allusionnelles du poète, ainsi que la violente rancune dont tous ses proches, après lui, n'ont cessé de poursuivre celle qui leur donna sans relâche le perpétuel exemple de la mansuétude et du pardon définitif!
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APPENDICE
1
Nous avons parlé, page 7, de l'article paru dans l'Europe lilléraire du 22 août 1833, lequel fut le point de départ du duel de Gustave Planche avec M. Capo de Feuillide. Pensant être agréable a nos lecteurs, nous allons en donner ici la reproduction. En réalité, cette violente critique de Lélicc s'adresse uniquement à son édition originale. Dès 1839, lors de la première réimpression véritable de son œuvre, George Sand la refondit complètement. Par suite de ces
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importants remaniements la conclusion de l'ouvrage et plusieurs des situations visées dans les pages furibondes qui suivent, furent, pour toujours, très modifiées.
La publication de la diatribe de M. Capo de Feuillide, et le duel qui s'ensuivit, provoquèrent de nombreuses discussions de tous genres. A ce moment on prétendit même lever les soi-disant masques des personnages, et reconnaître à leurs places les personnalités suivantes
Lélia George Sand.
Pulchérie Madame Dorval.
Stèmn. Jules Sandeau.
Trcnmor.. Prosper Mérimée.
Alfred de Vigny (?)
s. r..
LÉLIA
Par George Sand.
Si l'on n'y met ordre au plus vite, la
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famille des Obermann va devenir pour notre pauvre littérature moderne ce que fut pour le drame classique l'éternelle race des Atrides. Ce ne serait rien encore, 'puisque à la rigueur on lui pourrait échapper en laissant de nouveau, sans y toucher, sur les rayons poudreux d'une librairie, en compagnie des romans de M. Bignan, ses livres ascétiques ou extatiques, comme il vous plaira, autant d'années qu'ils y ont pourri déjà, avant qu'il ne passât 'par l'idée de trois ou quatre méchants rêveurs, de nous jeter à la tèto, en appelant œuvre de génie les cris douloureux d'un homme qui ne sait que faire de ses deux hras, s'épuise en agitations stériles, dévoré de plus de désirs qu'il n'en peut satisfaire, et se fait un désappointement de la nuit qui vient trop tôt, du nuage qui est trop lent à voiler le soleil ou de la feuille que l'orage détache avant l'automne et roule devant lui. Mais, hélas les Obermami sont devenus une faction ayant
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ses mots de ralliement, ses jours d'assemblées, ses initiés et ses tribuns.
Voyez un peu les progrès qu'elle a faits autrefois, mal léchée, les cheveux en désordrc, l'habit râpé, les ongles noirs et longs, elle s'en tenait aux allées solitaires de Fontainebleau, buvant et se lavant à l'eau des fontaines, couchant sur la mousse, s'abritant sous le chaume, évitant le bruit, fuyant la foule, sans drame, sans passion, uniforme, ennuyée et seule; aujourd'hui, elle lisse ses cheveux, fait ses ongles et s'habille de drap fin; elle a des salons, des canapés de soie, des alcôves parfumées, fait des agaceries à la foule, et présente autant do variétés qu'elle a d'adeptes. Bientôt elle descendra dans la rue, encombrera les boulevards, marchera côte à côte avec vous au Bois de Boulogne, envahira le théâtre, et saisira les passants au collet pour leur crier « Soyez des nôtres ». Aussi, pour avoir quelque valeur dans un certain monde, il faudra
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s'habiller obermann, parler obermanu, rêver obermann. Que Dieu nous soit en aide! Et pourtant, ces messieurs et ces dames n'ont rien inventé, je vous assure, et avant qu'il ne vînt dans la pensée de ce fou d'Obermann de s'étaler et de s'endormir un jour, tout nu, au soleil, sur une montagne, les pensées nocturnes de Young, Niglil thoughts, les rêveries de Rousseau, la sensibilité extravagante de Werther, qui chemine toujours entre le ridicule et le sublime, pour arriver au suicide; le vague profond dans lequel René se berce mollement, avant de trouver Dieu à travers la solitude le satanique mépris de Childe-IIarohl pour tout ce qui est forme sociale, nous avaient donné des preuves du savoir-faire de l'école mélancolique, ou plutôt de l'école éyoiale.
Passe encore pour Obcrmann; il y a, en effet, au fond dece livre, un reilet assez exact d'une époque mémorable, de la fin du dix-huitième siècle, et des commencements du dix-neu-
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vièmc. Alors, la société comme la religion violemment ébranlées, chancelaient sur leurs bases séculaires, et les hommes, témoins de ces grands bouleversements, ne savaient à quelle foi se prendre. Mais, pas plus que Dieu dans les lois de la création, Obcrmann n'a voulu, sans doute, laisser l'œuvre incomplète au mâle, il a fallu donner une femelle; Isabelle a été furmée d'Obermann, et je crois même d'une des côtes d'Obermann, le jour qu'il s'endormit nu sur la montagne, car Isabelle a hérité de cet amour de la nudité que rafraîchit l'eau et que caresse le vent, et de cet aplomb imperturbable qui la fait s'arrêter, l'épaule appuyée contre un arbre, les bras croisés, les yeux errant je ne sais où, lorsque, nouvelle Vénus Aphrodite, elle se trouve face à face, au sortir de son bain en plein air, avec un jeune homme qui la rencontre à dessein, et, comme elle le dit elle1. Isabelle est un autre roman de M. de Senancour, l'auteur lïObermann. s. L.
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même fort judicieusement, ori ne -peut plus mal ci propos.
Mais que sera-ce, bon Dieu! s'il vient à naître un fruit d'un pareil accouplement? Et il était né vraiment. Isabelle, quelques jours avant de mourir, avait laissé à Clémence le manuscrit d'un ouvrages qu'on devait imprimer à Lyon. Mais le soir même le feu prit à la maison qu'elle venait de quitter, et, comme on n'avait plus vu le manuscrit, on présumait qu'il avait disparu dans l'incendie. Que les Obernuann se rassurent, l'oeuvre d'Isabelle est retrouvée. La voici; mais souillée, noircie, sentant la boue et la prostitution, en tendez- vous? La prostitution de l'âme et du corps. C'est Lèlia.
Et maintenant, il faudrait que les lèvres de la critique, comme celles du prophète, fussent purifiécs par un charbon ardent, afin qu'il ne s'en échappât aucune parole devenue ignoble et dévergondée, au frottement de pensées ignobles et dévergondées. Par pré-
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caution aujourd'hui, comme le jour où vous ouvrirez le livre de Lélia, renfermez-vous dans votre cabinet; si vous avez une fille, tendre fleur que ternirait le soultle du vice, une fille dont vous voulez que l'âme reste vierge et naïve, envoyez-la jouer aux champs avec ses compagnes; si vous avez une jeune femme dont l'amour vous tienne au cœur, donnez-lui, pour qu'elle aille au bal, la toilette de bal qu'elle vous demande, car votre fille, loin de vous ne courra pas autant de dangers que sous vos yeux, si ce livre lui tombait sous la main, et, quelques légers que soient les propos nés de la liberté d'un bal, ils ne glisseront jamais autant de poison dans une àme que les pages corrosives 'de Làlia.
Or, savez-vous ce que c'est que Lélia, sous quelques nuages d'ascétisme et de symboles qu'ait voulu la voiler je ne sais plus quel critique? C'est une femme qui, d'abord folle de corps et d'imagination, rêvant, avec une
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âme de l'eu, des plaisirs pour un sang de feu, a couru après les plaisirs, et s'y est plongée ardente, échevelée, rugissante; mais qui, avec [sa] nature infirme et bornée, a trouvé que la réalité restait au-dessous des désirs, et que la fièvre du corps était absorbée par la fièvre de l'âme. Alors, elle s'est prise de mépris pour les hommes, qui ne pouvaient assouvir cette soif de voluptés, toujours nouvelle; le dégoût est venu avant la satiété. Impuissante il sortir triomphante et heureuse de sa lulte avec les hommes et la débauche, elle a renoncG à la souillure de la chair, et nul ne peut lui en tenir compte, car son imagination est restée libertine. Le dévergondage de sa pensée la porte faire d'épouvantables études.
Elle va dans la foule, le regard inquisiteur, la poitrine haletante, cherchant l'homme qui pourra lui donner les joies qu'elle a rêvées, et brisant du pied la coupe qu'elle a vidée jusqu'à la lie, sans qu'au
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fond elle ait trouvé l'ivresse. Ecoutez, c'est Lélia qui parle
« J'avais près de lui une sorte d'avidité » étrange et délirante qui, prenant sa source » dans les plus exquises puissances de mon » intelligence, ne pouvait être assouvie par » aucune étreinle charnelle. Je me sentais » la poitrine dévorée d'un feu inextinguible, » et ses baisers n'y versaient aucun soulage» ment. Je lè pressais dans mes bras avec » une force surhumaine, et je tombais près » de lui épuisée, découragée, de n'avoir » aucune manière de lui exprimer mon en» thousiasme. »
Ici, je n'ose plus transcrire. Plus loin, elle ajoute
« Je fuyais alors cette couche voluptueuse » et misérable, ce sanctuaire de l'amour qui » fut le cercueil où s'ensevelirent toutes
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» mes illusions et toutes mes forces. Je mar» chais sur le marbre froid de mes apparte» ments, je portais ma tête en feu à l'air de » la nuit puis, je me jetais à genoux, et je » priais Dieu de me régénérer. »
Enfin, après bien des recherches, toutes infructueuses, elle trouve sur son chemin un enfant, un poète, à l'imagination fraîche et riante, au cœur aimant, à l'âme tendre, et qui ne demandait qu'à vivre en restant suspendu aux lèvres d'une femme, prêt à mourir le jour où ces lèvres resteront pâles et froides sous ses baisers. Aux pieds de Lélia, il lève sur elle ses beaux yeux qu'humectent les langueurs de l'amour; à deux genoux il demande pour lui, enfant que n'ont encore enivré les caresses d'aucune femme, ce doux abandon, ces voluptueuses étreintes qu'elle a tant prodiguées jadis. Mais, incapable de pitié pour des désirs que de nombreuses épreuves n'ont jamais satisfaits, Lélia de-
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meure froide et réservée. Isolée dans sa jouissance égoïste et secrète, avare de son bonheur, elle refuse de faire participer, par les sens, l'objet de son étrange amour, aux plaisirs qu'elle ne conçoit que par la pensée. Alors, elle se disait bien qu'en laissant jaillir de son œil une étincelle, en imprimant à ses doigts enlacés aux siens une pression plus vive, elle pouvait, à l'instant même, embraser le cerveau du poète et faire battre son coeur. Mais elle se maîtrisait, l'habile tacticienne, qui luttait avec toute sa longue expérience contre un enfant confiant et naïf. Quand elle était sur le point de laisser échapper son secret, quand elle se sentait la chaleur monter à son visage, elle appuyait sa tête' sur l'épaule de son poète pour se reposer de ses agitations cachées et violentes. Mais je renonce, en vérité, a vous dérouler ici tout ce tissu de roueries tramées pour enlacer une âme jeune et tendre, pour s'en faire l'arbitre, pour la plonger
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tout à coup dans l'orage et dans la nuit, et la jeter ensuite au souffle des brises matinales. Puis, voyez-vous, quand elle a assez joué avec ce hochet, quand elle a bien allume les ardeurs de ce sang qui bouillonne, quand elle a bien laissé espérer que ses bras toujours tendus pour repousser l'étreinte, pourront enfin tomber sans force pour s'ouvrir et le recevoir, elle prend par la main le poète qui la suit ivre d'amour, et le jette tout confiant aux embrassements d'une effrontée courtisane. Ainsi, elle méprise assez cet amour d'enfant pour faire éteindre dans la boue la soif de bonheur qui le brûle. En revanche, savez-vous pour qui elle garde son admiration Elle ne trouve pas qu'il y ait dans l'amour assez d'ardeur puissante, assez d'ivresse, assez d'élévation et de sublimité. Elle prétend que les femmes n'inspirent pas une passion assez dominatrice et il laquelle toutes les autres soient sacrifiées. Il lui faut un homme dévoré,
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quelque vile, ignoble et corruptrice qu'elle soit, -par la passion qui les absorbe toutes. Elle le trouve. C'est Trenmor, un échnppé du bagne, ruiné par le jeu, vieilli par le jeu, faussaire par le jeu. Et la voilà qui se passionne pour ce joueur, pour ce forçat, et qui justifie son extase à l'aide de paradoxes dont je n'ai trouve, quelque pudeur que j'aie à le dire, les équivalents que dans un livre de M. de Sade, dont un écrivain, même de ma trempe, n'ose pas écrire ici le titre. Savezvous aussi qu'elle l'aimerait, cet homme, si elle l'osait, ou plutôt si, en lui jetant son amour à la tête, elle' n'était pas sûre qu'il le laisserait tomber terre sans le ramasser ensuite. Elle a brisé la vie d'un enfant, de Sténio, parce qu'il était faible elle a dédaigné son amour, parce qu'il était tout candeur et bonne foi. Mais Trenmor 1 oh 1 elle se soumettrait à lui, elle baiserait la trace de ses pas, parce qu'en lui elle a trouvé son maître, elle-a trouvé une âme passée au creuset de
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bien pfus rudes épreuves, entourée d'une cuirasse bien autrement forgée et trempée que celle dont elle s'est revêtue; clle aspire à s'élever à lui, ;a atteindre ce degré d'insensibilité que donnent au corps et à l'âme cinq ans passés à se courber sous le bâton du garde-chiourme, et à entendre le cours de morale que l'on professe aux cabanons des bagnes. S'il le voulait, Lélia s'accouplant aux flancs de ce Trenmor, prendrait la place du compagnon qui l'aida cinq ans à traîner sa chaîne, et l'exaltation de ce dévouement serait peut-être seule capable de faire atteindre aux sens de cette misérable l'exaltation qu'elle a toujours cherchée en vain. Horreur et dégoût
Il comprit tout cela, le pauvre Sténio. Jeté aux bras de Pulchériela courtisane, qui, avec sa sœur, en prenant le corps à l'une et l'âme il l'autre, formerait un monstre complet de débauche, car l'une exécute à merveille ce que l'autre ne peut que rêver,
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StGnio prend goût à l'orgie, et, quand il est arraché à la fascination des vapeurs du punch, de l'éclat des bougies, des parfums des fleurs et des femmes, tournant un dernier regard en arrière, les sens appauvris sans avoir été satisfaits comme il l'avait voulu, et l'âme encore ardente, la vie lui pèse, et il l'éteint dans les profondeurs d'un lac de la Suisse.
Quant il Lélia,, elle meurt étranglée par les mains de Magnus, un prêtre avec le cœur duquel elleavait joué, et qui était devenu fou. Pour Trenmor, après avoir contemplG froidement ce cadavre, il reprend son bâton, et se remet en route.
Eh bien, que vous en semble? Est-ce là un livre d'une haute portée philosophique, comme on a eu l'effronterie de le dire? Croyez-vous donc que tous les ans il soit donné à un homme de génie de couler en bronze des types comme Falstaff, Sancho, Werther, Chartes Moor, on René? Puisque
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Lélia, Trenmor, Magnus, Sténio et Pulchérie sont, à vous entendre, des types, des symboles, oseriez-vous, quelque haine que vous portiez au pauvre monde, dire qu'on en trouverait les représentations éparses dans la sociélé que vous calomniez?
Pulchérie, sans doute, existe encore; ellecourtla nuit; on la voit en loge il l'Opéra aussi bien que la robe et les pieds dans la boue; plus d'un Magnus, sans (toute, est devenu fou. Mais si, à l'aide de tous ces symboles, on n'a voulu que retracer une intrigue dont tout Paris s'est entretenu il y a quelques mois, quelle femme a pu consentir a poser ou se regarder dans un miroir, pour être peinte ou pour se peindre en Lélia? Quel homme a consenti à être le Trenmor auquel on sacrilic Sténio? Quant à Sténio, s'il en existe un, on sait qu'aujourd'hui les Sténio ne se tuent plus; ils l'ont un voyage en Italie1 1. On snit que Julns Sundeau jiii>-sn une |iartic tic l'année 1833 en Italie. s. Il,
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ou en Angleterre et ils reviennent guéris. Ou avait dit jusqu'ici que M. George Sand servait de pseudonyme il une femme qui, sous ce nom, avait publié deux romans qui ne sont pas sans mérite. Mais il n'est plus permis de le croire aujourd'hui. L'iia n'est pas, nc peut pas être l'œuvre d'une femme; un homme seul a pu Ic publier. Et à ce compte, je tiens pour certain qu'lmliana, Valcnline, comme Lélia, appartiennent à M. Sand, qui, pour se rendre la critique moins rude, aura laissé dire qu'il servait de symbole à une femme. C'est une mystification dont, pour l'honneur des femmes, depuis la publication de IJlia, il n'est plus permis d'être dupe.
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Nous sommes lieureux de pouvoir réimprimer ici l'important commentaire dont M. Charles de Loménie, dans la Nouvelle Jkviw du 1er mai 4895, a fait précéder la publication des deux lettres de George Sand il Sainte-Beuve (voir page 101).
Malgré des appréciations beaucoup trop indulgentes à notre sujet, il nous a semblé nécessaire de le citer intégralement, en raison des renseignements et des jugements précieux qu'il renferme. Les points de vue
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intéressants de l'auteur, et son impartialité par rapport à George Sand, donnent un véritable prix documentaire à ces belles pages d'un écrivain distingué.
DEUX LETTRES INÉDITES DE GEORGE SAND A SAINTE-nEUVE
Sainte-Beuve a raconté lui-même, on réimprimant dans Ic tome Ier de ses Portraits contemporains ses articles sur les premiers ouvrages de George Sand, comment il avait connu l'auteur d'Iiuliana, au commencement de 1833; comment, en peu de semaines, « une liaison étroite d'esprit a esprit » s'était établie entre eux, et comment madame Sand était arrivée à le prendre « pour confident, pour conseiller, presque pour confies-
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seur dans la crise intellectuelle et morale qu'elle subissait il ce moment, « la crise du sixième lustre », suivant sa propre expressinon.
Sainte-Beuve, à la suite de ces explications, a publié une quinzaine de lettres ou de fragments de lettres ù lui adressées par madame Sand en 1833 et -J83L Presque en même temps, dans l'appendice d'une nouvcllc édition de son roman de Voluplé, il insérait une autre lettre très longue et très belle, il propos de ce roman, écrite aussi en 1884 par madame Sand.
Le ministère de directeur de conscience exercé par Siiinle-Bcuve auprès de madame Sand n'a duré que jusqu'en I83ÎJ et a été remplacé alors par d'autres influences. Mais l'arniti6 et la correspondance des deux écrivains se sont, avec des intervalles de rcf'roidissement et de silence, prolongées jusqu'aux dernière années de la vie de Sainte-Ucuvc, de telle sorte que cette correspondance cons-
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titue presque un document unique pour l'étude dcs sentiments et des inspirations successives de madame Sand.
A la réserve des deux lettres qu'on va lire et qui ne sont pas, il est vrai, des moins importantes, les lettres de madame Sand à Sainte-Beuve se trouvent aujourd'hui dans les mains les plus dignes de les livrer à l'impression et de les commenter, dans les mains de M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, l'homme le mieux informé et le mieux documenté, qu'on nous passe le mot, sur les écrivains français de ce siècle.
Dans un article du journal le Figaro1, devenu ensuite l'un des chapitres les plus agréablement instructifs de son récent volume, les Lundis d'un cltercheur, M. de Lovenjoui a redoublé, à propos de la correspondance dont nous parlons, la curiosité l. Numéros dei 15 et 22 fëu-icr lt'X).
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légitime déjà éveillée par les extraits de Sainte-Beuve. Mais il l'a tout aussitôt désappointée, en indiquant que des causes indépendantes de sa volonté, bien qu'étrangères aussi à celle de la famille de madame Sand, s'opposaient, quant à présent, à la publication de lettres si précieuses, et qu'il déclarait lui-même si utiles à divulguer, dans l'intérêt même de leur auteur 1.
La publication des deux lettres qu'on va lire, et qui ont été séparées par les circonstances de la collection à laquelle elles appartiennent naturellement, ne rencontrait pas cette difficulté, et nous nous estimerions heureux si l'intérêt qu'elles pourront exciter avait pour effet de hâter la production au jour du reste de la collection. La mémoire de madame Sand a tout gagner à des 1. Depuis l'apparition de ces lignes, celles de ce3 lettres qui n'avaient encore été citées ni par Sainte-Beuve lui-même ni par nous, ont été publiées dans la Revue cle Paris des 15 novembre et 1" décembre 1896. s. r..
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éclaircissements qui, ajoutant peu de chose à ce que l'on sait de faiblesses peu dissimulées, mettront en pleine lumière les côtés nobles et généreux de son caractère. Cette pleine lumière ainsi jetée sur la personne morale du grand romancier idéaliste contribuerait certainement beaucoup à rajeunir sa gloire. Qu'en outre on opère dans les soixante-dix volumes de ses œuvres un triage nécessaire, et l'on s'apercevra bien vite que George Sand n'a pas, autant qu'on pourrait le croire, perdu pour nous l'attrait qui charmait jadis nos grands-pères et grand'mères. Nos deux lettres ont été retrouvées dans les papiers de madame Récamicr elles paraissent lui avoir été données par SainteBeuve à l'époque même où elles ont été écrites, ou peu s'en faut. Sainte-Beuve avait été présenté dans le salon de l'Abbaye-auxBois par son ami Ampère il y était alors assidu. Son enthousiasme pour madame Iîécamicr lui dictait les stances Sur un por-
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trait de Gérard, qui figurent dans ses Pensées d'août. Et « dans ce salon discret », où il goûtait en dilettante la satisfaction de découvrir, comme il le dit dans ses vers il madame Récamier:
Tout un bel (le vivre ('clos autour de vou,. il apporta le contraste des confidences brûlantes qu'il se plaisait à recevoir au même moment de la jeune femme révoltée contre la vie.
Ce ne fut pas seulement, il est permis de le penser, un intérêt de curiosité qu'elles y inspirèrent. Madame Hécamier, qui ne s'était jamais piquée de faire concurrence aux femmes écrivains et aux femmes artistes, avait pour elles, surtout quand elles étaient malheureuses, une source inépuisable de sympathie et de pitié. Et, quant à Chaleaubriand, il reconnaissait en madame Sand une fille de son génie, une fille qu'il blà-
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mait de certaines erreurs, mais dont il était fier pourtant. Tout en reprochant à quelques-uns de ses ouvrages ce qu'il appelle, d'une belle et forte expression, « l'insulte à la rectitude de la vie p, il lui témoigne, dans le dernier volume des Mémoires d'outretoncbe, l'admiration la plus chaleureuse qu'il ait accordée peut-être à aucun écrivain contemporain de sa vieillesse.
L'une de nos deux lettres, la seconde, est datée du 4 avril 1835. N'eussions-nous pas cette indication, il nous serait facile de déterminer par leur contenu l'époque à laquelle elles se placent. C'est le moment où madame Sand vient de briser définitivement, par une brusque fuite à Nohant, sa liaison deux fois rompue, deux fois renouée, avec Alfred de Musset'.
Rien de plus célèbre que l'histoire de cette passion si violente et. si malheureuse. 1. L'autographe de ces deux lettres est aujourd'hui entre nos mains. s. L.
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Elle est, ainsi que l'a dit Sainte-Beuve, « entrée dans la poésie du siècle », avec la Confession d'un Enfant du siècle, qui en est le récit à peine déguisé, avec la Nuit de mai et la Nuit de décenz6re de Musset, avec Jacque.s, Leone Leoni, et les Lettres d'un voyageur, de George Sand qu'elle a à des degrés divers inspirés. Elle est, liélas entrée aussi dans la psychologie du siècle, « comme un exemple unique et extraordinaire, a dit madame Arvède Barine, de ce que l'esprit romantique pouvait faire des êtres devenus sa proie ». Au mépris des promesses réciproques d'oubli et de pardon entre ceux qui avaient rêve un jour « d'être comme ces amants immortels qui n'ont plus qu'un nom à eux deux », elle a donné lieu il y a quelque trente ans à un débat scandaleux autour d'une tombe à peine fermée. Un roman, que madame Sand eût mieux fait de ne pas publier alors, fut l'objet ou le prétexte d'inexcusables représailles.
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Ceux qui veulent connaître en détail cet épisode de la vie des deux grands romantiques n'ont plus heureusement a se reporter à ce triste débat. Faute des lettres même des personnages, lettres retenues dans les cartons, contre le vœu de George Sand, par un scrupule de la famille d'Alfred de Musset, il leur suffira de lire le chapitre consacré par madame Arvède Barine à l'épisode dont il s'agit, dans son livre paru l'année dernière sur Alfred de Musset. Les circonstances y sont racontées, les torts y sont répartis, les causes générales y sont recherchées avec une sûreté d'analyse, un souci de la vérité et une délicatesse de touche qui ne laissent presque rien à désirer.
Ici, nous avons seulement à rappeler que cette passion célèbre fut des deux parts, pendant les deux années qu'elle dura, une suite d'élans vers un idéal extraordinaire, et de lourdes rechutes dans une très vulgaire réalité; que, meurtris et séparés plusieurs
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fois par cette réalité cruelle, mais rejoints par un attrait impérieux, les deux amants en étaient arrivés à ne pouvoir se passer l'un de l'autre, tout en ne se retrouvant que pour se torturer mutucllement; et que ce fut d'abord une délivrance pour tous deux, lorsque madame Sand, cédant aux conseils de ses amis et notamment de Sainte-Beuve, et profitant d'un instant de sang-froid, se déroba par la fuite il la fatalité qui l'enchaînait.
Cette impression première de délivrance ressort nettement des deux lettres qu'on trouvera ci-après. Mais sortir vainqueur d'un combat de ce genre, ce n'est pas en sortir sans atteinte profonde. Madame Arvède Barine, si équitable d'ordinaire, oppose, à tort, suivant nous, à la blessure incurable emportée par Musset le prompt rétablissement moral de son amie. « George Sand, dit-elle, eut une crise de foie; après quoi elle en vint très vite à l'indifférence, »
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Non, ce n'était pas avec inditférence que madame Sand envisageait l'évanouissement définitif du rêve qu'elle avait formé, alors qu'une première fois, désespérée et lasse de vivre, comme sa Lélia, elle avait cru rencontrer la personnification même du poète Stenio, déjà imaginé par elle. Après deux ans d'émotions violentes, qui l'avaient fait beaucoup souffrir, mais qui l'avaient fait vivre aussi, elle était retombée dans un vide insupportable, et, sans regretter le passé, mais sans pouvoir l'effacer de sa mémoire, elle appelait avec détresse le secours, le rayon de lumière, l'intérêt de cœur et d'esprit qui lui donneraient le courage de poursuivre sa vie, jetée hors des sentiers battus.
On la verra, dans ses lettres à SainteBeuve, abjurer, avec une bonne foi téméraire, le culte dans lequel elle avait placé ses espérances et qui les avait trompées, le culte de la passion, « seule loi de nous tous », comme dit Sainte-Beuve en parlant
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de ses jeunes années et de ses jeunes compagnons de l'école romantique dans son étude sur Proudhon. Elle jette un regard d'envie sur l'existence d'abnégation et de sacrifices qui a sanctifié obscurément tant de femmes inférieures à elles par l'esprit. Dans une autre lettre de la même époque, adressée il M. Guéroult et qui a été imprimée, elle déclare que « sa vie de femme est désormais finie ».
Ce qui était vrai, du moins, c'est qu'une grande évolution allait s'opérer dans ses idées et ses inspirations d'écrivain. La même cause, qui avait en Musset ruiné l'énergie virile, la portait, elle, il cesser de « se considérer comme une chose libre, isolée, inutile aux autres », à chercher hors d'elle-même une doctrine commandant l'action « quelque thèse héroïque et grandiose pour laquelle elle prit combattre et souffrir », comme le dit M. Renan dans son étude sur Lamennais. Les Lettres d'un voyageur nous la montrent,
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en 1835 et 1836, avide de trouver ce principe de vie morale, dont elle ne peut plus se passer, hésitante et comme ballottée entre des influences diverses parmi lesquelles elle ne peut arrêter son choix le mysticisme de Sainte-Beuve, mysticisme plus épicurien que chrétien dont elle se détache de plus en plus; les doctrines jacobines de Miche) de Bourges, son avocat dans le procès en séparation contre son mari, lequel fil. un instant diversion à ses agitations intérieures; Ic néo-christianisme de Lamennais.
Pendant quelque temps, elle demanda à à ce dernier de la reporter, sinon vers la foi de sa jeunesse, du moins vers les espérances consolantes, les préceptes fraternels, la poésie du christianisme. C'est alors qu'elle refait son roman de Lélia, dont l'héroïne ne meurt plus assassinée par Magnus, le prêtre fou de désirs inassouvis, mais se relève et devient une espèce de Vicaire .savoyard; qu'elle compose les Lettres à qui sont écrites
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dans un si beau langage, et ce curieux roman de Spiridion, roman sans amour et sans femmes, qui se déroule tout entier sous les voûtes d'un monastère. Mais où elle cherchait un abbé de Saint-Cyran, elle avait trouvé un Savonarole. On peut se demander comment elle réussit à pénétrer dans l'intimité morale do ce sévère tribun, qui professait pour les femmes un si superbe mépris, marqué presque à chaque page de ses écrits familiers, elle qui se reconnaissait avec sa bonne foi ordinaire « excessivement femme par l'ignorance, l'inconséquence des idées, le défaut absolu de logique, le manque de précision et de suite » et il est facile de comprendre qu'elle n'ait pu s'y fixer.
La doctrine du Lamennais des l'rcroles d'un croyant et du Livre du peuple n'était plus, comme l'a très bien fait remarquer Proudhon, que celle de Rousseau. Croyant marcher avec le premier vers un christianisme transformé
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et perfectionné, madame Sand en revenait seulement au maître qui avait illuminé ses méditations de jeune fille. Elle ne satisfaisait pas ses aspirations récentes; la tournure d'esprit sombre et agressive du prêtre dissident ne laissait aucune place autour de lui aux espérances consolantes et aux rêves promettant à bref délai un idéal de fraternité et d'amour, qu'il fallait travailler à réaliser par l'amour.
M. Pierre Leroux fut le guide spirituel nouveau, moins ondoyant que Sainte-Beuve, plus ami des femmes et plus optimiste que Lamennais, ou, comme dit madame Sand « le sauveur » qui lui fit entrevoir ces espoirs, ces chimères, cet aliment et cet encouragement il son besoin d'agir et d'aimer. Et c'est ainsi que l'évolution commencée, pour madame Sand, par l'écroulement de la passion la plus vive qu'elle ait jamais ressentie, aboutit à son entrée dans une école socialiste, spiritualiste et mystique, fort différente
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à tous égards de nos écoles socialistes contemporaines.
On nu saurait étudier l'oeuvre et le talent de George Sand sans rattacher aux différentes circonstances et influences de sa vie les différentes séries de ses écrits. Ceux-ci rendent surtout les impressions successives qui peuvent affecter une âme de femme enthousiaste, mohile, et, entre toutes ses admirables facultés, douée d'une aptitude extraordinaire à traduire ce qu'elle éprouvait. Les critiques qui auront parler d'elle ne devront jamais, croyons-nous, perdre dc vue cette définition qu'elle a donnée d'ellemême, comme écrivain, dans une de ses lettres à M. Alexandre Dumas fils « Une eau de source qui coule sans trop savoir ce qu'elle pourra refléter en s'arrêtant. » FIN
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TABLE
AVANT-PI10P0S I LA VGHITAI1LE IIISTOIfin UE <r ELLE ET LUI Il.. 1 posi'-scniPTUH 253 APPENDICE:
1. iêlia, par: 1\1. Capode Fouillidc 257 Il. DEUX LETTRES INÉDITES DE GEORGE SAND
A SAINTE-BEU ve, par M. Charles do Loménio 215
imi'MMEIUE CHAix, ncB iiBBGÉnB, 20, PAWS. 02-I-U7. tero lorlllcaij.