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Nous n’avons pas voulu présenter, comme W. B. Boyce
Nous n’avons pas voulu enrichir d’un numéro la littérature si abondante de ce que l’on appelle ordinairement la « Philosophie de l’histoire ». Des penseurs, qui, pour la plupart, ne sont pas historiens de profession, ont fait de l’histoire le sujet de leurs méditations ; ils en ont cherché les « similitudes » et les « lois » ; quelques‑uns ont cru découvrir « les lois qui ont présidé au développement de l’humanité », et « constituer » ainsi « l’histoire en science positive »
M. Fustel de Coulanges, dit son dernier biographe, était sévère pour la Philosophie de l’histoire ; il avait pour ces systèmes la même aversion que les positivistes pour les concepts purement métaphysiques. A tort ou à raison (à tort, sans doute), la L’histoire des tentatives faites pour comprendre et expliquer philosophiquement l’histoire de l’humanité a été entreprise, comme on sait, par Robert Flint. R. Flint a déjà donné l’histoire de la Philosophie de l’histoire dans les pays de langue française : Historical Philosophy in France and French Belgium and Switzerland. Edinburgh ‑London, 1893, in ‑8. — C’est le premier volume de la réédition développée de son « Histoire de la philosophie de l’histoire en Europe », publiée il y a vingt ‑cinq ans. Comparez la partie rétrospective (ou historique) de l’ouvrage de N. Marselli: la Scienza della storia , I. Torino, 1873. L’ouvrage original le plus considérable qui ait paru en France depuis la publication du répertoire analytique de R. Flint est celui de P. Lacombe , De l’histoire considérée comme science. Paris, 1894, in ‑8. Cf. Revue critique, 1895, I, p. 132.
Nous nous proposons ici d’examiner les conditions et les procédés, et d’indiquer le caractère et les limites de la connaissance en histoire. Comment arrive‑t‑on à savoir, du passé, ce qu’il est possible et ce qu’il importe d’en savoir ? Qu’est‑ce qu’un document ? Comment traiter les documents en vue de l’œuvre historique ? Qu’est‑ce que les faits historiques ? Et comment les grouper pour construire l’œuvre historique ? — Quiconque s’occupe d’histoire pratique, plus ou moins inconsciemment, des opérations compliquées de critique et de construction, d’analyse et de synthèse. Mais les débutants et la plupart des personnes qui n’ont jamais réfléchi sur les principes de la méthode des sciences historiques, emploient, pour effectuer ces opérations, des procédés instinctifs qui, n’étant pas, en général, des procédés rationnels, ne conduisent pas d’ordinaire à une vérité scientifique. Il est donc utile de faire connaître et de justifier logiquement la théorie des procédés vraiment rationnels, assurée dès à présent en quelques‑unes de ses parties, encore inachevée sur des points d’une importance capitale.
Ainsi la présente « Introduction aux études historiques » est conçue, non comme un résumé de faits acquis ou comme un système d’idées générales au sujet de l’histoire universelle, mais comme un essai sur la méthode des sciences historiques.
Voici pourquoi nous avons cru opportun, et voici dans quel esprit nous avons résolu de l’écrire.
C’est sans doute en vertu de ce principe que la méthode historique s’enseigne seulement par l’exemple, que L. Mariani a plaisamment intitulé « Corso pratico di metodologia della storia » une dissertation sur un point particulier de l’histoire de la ville de Fermo. Voir l’Archivio della Società romana di storia patria , XIII (1890), p. 211 . Voir le compte rendu de l’opuscule de E. A. Freeman , The methods of historical study , dans la Revue critique, 1887, I, p. 376. Cet opuscule, dit le critique, est banal et vide. On y voit « que l’histoire n’est pas une étude aussi aisée qu’un vain peuple pense, qu’elle touche à toutes les sciences et que l’historien vraiment digne de ce nom devrait tout savoir; que la certitude historique est impossible à obtenir, et que, pour s’en rapprocher le plus possible, il faut recourir sans cesse aux sources originales; qu’il faut connaître et pratiquer les meilleurs parmi les historiens modernes, mais sans jamais tenir ce qu’ils ont écrit pour parole d’évangile. Et voilà tout ». Conclusion: Freeman Comparer Bouvardet Pécuchet, par G. Flaubert. Il s’agit de deux imbéciles, qui, entre autres projets, forment celui d’écrire l’histoire. Pour les aider, un de leurs amis leur envoie (p. 156) « Vous voulez écrire un livre sur la Philologie ; faites-nous donc plutôt un bon ouvrage de Philologie. Moi, quand on me demande : Qu’est‑ce que la Philologie ? je réponds : C’est ce que je fais
Il ne croyait dire, et il ne disait en effet qu’un lieu commun, le critique qui, à propos du Précis de la science de l’histoire de J. G. Droysen, s’exprimait ainsi : « En thèse générale, les traités de ce genre sont forcément à la fois obscurs et inutiles : obscurs, puisqu’il n’est rien de plus vague que leur objet ; inutiles, puisqu’on peut être historien sans se préoccuper des principes de la méthodologie historique qu’ils ont la prétention d’exposer
— Les arguments de ces contempteurs de la méthodologie paraissent assez forts. Ils se ramènent aux propositions suivantes. En fait, il y a des gens qui pratiquent manifestement les bonnes méthodes et qui sont reconnus par tout le monde comme des érudits ou comme des historiens de premier ordre, sans avoir jamais étudié les principes de la méthode ; réciproquement, on ne voit pas que ceux qui ont écrit en logiciens sur la théorie de la méthode historique aient acquis, de ce chef, comme érudits ou comme historiens, une supériorité quelconque : quelques‑uns même sont notoirement des érudits ou des historiens tout à fait impuissants ou médiocres. A cela, rien d’étonnant. Est‑ce que, avant de faire en chimie, en mathématiques, dans les sciences proprement dites, des recherches originales, on étudie la « Ces livres ‑là [les traités de méthode historique] ne sont guère lus de ceux auxquels ils pourraient être utiles, c’est ‑à ‑dire les amateurs qui occupent leurs loisirs à faire des recherches historiques; et quant aux érudits de profession, c’est aux leçons des maîtres qu’ils ont appris à connaître les instruments de travail et la manière de s’en servir, sans compter que la méthode historique est la même que celle des autres sciences d’observation, et qu’on peut dire en quelques mots en quoi elle consiste... »
« enseignait mieux sans doute la méthode historique par la pratique qu’il n’a réussi à le faire par la théorie »
. « des règles de critique prises dans le Cours de Daunou »
, savoir: « Citer comme preuve le témoignage des foules, mauvaises preuves; elles ne sont pas là pour répondre. — Rejeter les choses impossibles: on fit voir à Pausanias la pierre avalée par Saturne. — Tenez en compte l’adresse des faussaires, l’intérêt des apologistes et des calomniateurs. »
L’ouvrage de Daunou contient quantité de truismes aussi patents et plus comiques encore que ceux ‑là.
Nous reconnaissons volontiers que, dans cette manière de voir, tout n’est pas faux. — L’immense majorité des écrits sur la méthode d’investigation en histoire et sur l’art d’écrire l’histoire — ce que l’on appelle, en Allemagne et en Angleterre, l’Historik — sont superficiels, insipides, illisibles, et il en est de ridicules« a very large portion of it is so trivial and superficial that it can hardly ever have been of use even to persons of the humblest capacity, and may certainly now be safely consigned to kindly oblivion »
. Néanmoins, R. Flint a donné dans son livre une liste sommaire des principaux monuments de cette littérature dans les pays de langue française, depuis l’origine. Un aperçu plus général et plus complet (bien que très sommaire encore) de cette littérature dans tous les pays est fourni par le Lehrbuch der historichen Methode , de E. Bernheim (Leipzig, 1894, in ‑8), p. 143 et suiv. — Flint (qui a connu quelques ouvrages inconnus à Bernheim) s’arrête à l’année 1893, Bernheim à l’année 1894. Depuis 1889, on trouve dans les Jahresberichte der Geschichtswissenschaft un compte rendu périodique des écrits récents sur la méthodologie historique.ee« Je ne prétends point adopter toutes les maximes, tous les préceptes que ce traité renferme; mais je crois qu’après celui de Lucien c’est le meilleur que nous ayons rencontré; et je doute fort qu’aucun de ceux dont il nous reste à prendre connaissance s’élève au même degré de philosophie et d’originalité. »
Le P. H. Chérot a jugé plus sainement le traité De l’histoire , dans son Étude sur la vie et les œuvres du P. Le Moyne , Paris, 1887, in ‑8, p. 406 et suiv.« auf der jetzigen Höhe der Wissenschaft steht »
.
Mais de ce que beaucoup d’écrits sur les principes de la méthode justifient la méfiance généralement professée envers les écrits de cette espèce, et de ce que la plupart des gens de métier ont pu se dispenser sans inconvénients apparents « The course of Historic has been, on the whole, one of advance from commonplace reflection on history towards a philosophical comprehension of the conditions and processes on which the formation of historical science depends. »
En réalité, l’histoire est sans doute la discipline où il est le plus nécessaire que les travailleurs aient une conscience claire de la méthode dont ils se servent. La raison, c’est qu’en histoire les procédés de travail instinctifs ne sont pas, nous ne saurions trop le répéter, des procédés rationnels ; il faut donc une préparation pour résister au premier mouvement. En outre, les procédés rationnels pour atteindre la connaissance historique diffèrent si fortement des procédés de toutes les autres sciences, qu’il est nécessaire d’en apercevoir les caractères exceptionnels pour se défendre de la tentation d’appliquer à l’histoire les méthodes des sciences déjà constituées. On s’explique ainsi que les mathématiciens et les chimistes puissent se passer, plus aisément que les historiens, d’introduction à leurs études.
Il n’y a pas lieu d’insister davantage sur l’utilité de la méthodologie historique ; car c’est évidemment à la légère qu’elle a été contestée. Mais il faut expliquer les motifs qui nous ont conduits à composer le présent ouvrage. — Depuis cinquante ans, un grand nombre d’hommes intelligents et sincères ont médité sur la méthode des sciences historiques ; « Il s’efforçait, a‑t‑on dit
Parmi ces hommes, les uns, comme M. Renan« pour imposer le respect de la méthode, pour exécuter les mauvais livres, pour réprimer les écarts et le travail inutile »
.
Cette « Introduction aux études historiques » n’a pas la prétention d’être, comme le Lehrbuch der historischen Methode , un Traité de méthodologie historique
Nous avions constaté depuis longtemps, par expérience, l’urgente nécessité d’avertissements de cette espèce. La plupart de ceux qui s’engagent dans la carrière de l’histoire, en effet, le font sans savoir pourquoi, sans s’être jamais demandé s’ils sont propres aux travaux historiques, dont ils ignorent souvent jusqu’à la nature. D’ordinaire, on se décide à choisir la carrière « C’est, je crois, dit M. L. Havet, que l’enseignement de l’histoire [dans les lycées] n’est pas organisé pour donner pâture suffisante à l’esprit scientifique... De toutes les études comprises dans le programme des lycées, l’histoire est la seule qui n’appelle pas le contrôle permanent de l’élève. Quand il apprend le latin et l’allemand, chaque phrase d’une version est l’occasion de vérifier une douzaine de règles. Dans les diverses branches des mathématiques, les résultats ne sont jamais séparés de leurs démonstrations; les problèmes , d’ailleurs, obligent l’élève à tout repenser par lui-même. Où sont les problèmes en histoire, et quel lycéen est jamais exercé à voir clair par son propre effort dans l’enchaînement des faits? »
(Bibliothèque de l École des chartes , 1896, p. 84).
Ayant fait, à des novices, une série de conférences comme « Introduction aux études historiques », nous avons pensé que, moyennant révision, ces conférences pourraient être profitables à d’autres qu’à des novices. Les érudits et les historiens de profession n’y apprendront rien sans doute ; mais s’ils y trouvaient seulement un thème à réflexions personnelles sur le métier que quelques‑uns d’entre eux pratiquent d’une manière machinale, ce serait déjà un grand point. Quant au public, qui lit les œuvres des historiens, n’est‑il pas à souhaiter qu’il sache comment ces œuvres se font, afin qu’il soit davantage en mesure de les juger ?
Nous ne nous adressons donc pas seulement, comme M. Bernheim, aux spécialistes présents et futurs, mais encore au public qu’intéresse l’histoire. Cela nous a fait une loi d’être aussi concis, aussi clairs et aussi peu techniques que possible. Mais, en ces matières, lorsqu’on est concis et clair, on paraît souvent superficiel. Banal ou obscur, telle est, comme on l’a vu plus haut, la fâcheuse alternative dont nous sommes menacés. — Sans nous dissimuler la difficulté, sans la croire
La première moitié du livre a été rédigée par M. Langlois, la seconde par M. Seignobos ; mais les deux collaborateurs se sont constamment aidés, concertés et surveillés
Pour conclure légitimement d’un document au fait dont il est la trace, il faut prendre de nombreuses précautions, qui seront indiquées plus loin. — Mais il est clair que, préalablement à tout examen critique et à toute interprétation des documents, se pose la question de savoir s’il y en a, combien il y en a, et où ils sont. Si j’ai l’idée de traiter un point d’histoire
Wie schwer sind nicht die Mittel zu erwerben Durch die man zu den Quellen steigt Faust , I, sc. 3. !
Essayons d’expliquer pourquoi la récolte des documents, naguère si laborieuse, est encore, quels qu’aient été, depuis un siècle, les progrès accomplis, très pénible ; et comment cette opération essentielle pourrait, grâce à de nouveaux progrès, être ultérieurement simplifiée.
I. Ceux qui, les premiers, ont essayé d’écrire l’histoire d’après les sources, se sont trouvés dans une situation embarrassante. — S’agissait‑il de raconter des événements
A l’époque de la Renaissance, les documents de l’histoire ancienne et de l’histoire du moyen âge étaient dispersés dans d’innombrables bibliothèques privées et dans d’innombrables dépôts d’archives, presque tous inaccessibles, sans parler de ceux que le sol recelait encore et dont personne ne soupçonnait l’existence. Il était alors matériellement impossible de se
1° l’Heuristique offrant pour eux des difficultés insurmontables, les premiers érudits et les premiers historiens, qui se sont servis, non de tous les documents, ni des meilleurs documents, mais des documents qu’ils avaient à leur portée, ont été presque toujours mal renseignés, et leurs œuvres ne sont plus intéressantes que dans la mesure où ils ont utilisé des documents aujourd’hui perdus ; 2° les premiers érudits et les premiers historiens qui aient été relativement bien renseignés sont ceux qui, à cause de leur profession, avaient accès dans de riches dépôts de documents : bibliothécaires, archivistes, religieux, magistrats, dont l’Ordre ou la Compagnie possédait des bibliothèques ou des archives considérables
De bonne heure intervinrent, il est vrai, des collectionneurs qui, à prix d’argent, voire par des moyens moins recommandables, tels que le vol, se formèrent, avec des intentions plus ou moins scientifiques, des « cabinets », des collections de documents originaux et de copies. Mais ces collectionneurs européens, nombreux depuis le e
Or, les plus belles des collections privées de documents — à la fois bibliothèques et musées — furent naturellement en Europe, à partir de la Renaissance, celle des rois. Dès l’ancien régime, les collections royales ont été presque toutes ouvertes, ou entre‑bâillées, au public. Et tandis que les autres collections particulières étaient souvent liquidées après la mort de leurs auteurs, elles, au contraire, n’ont pas cessé de s’accroître : elles se sont enrichies précisément des débris de toutes les autres. Le Cabinet des manuscrits de France, par exemple, formé par les rois de France et ouvert par eux au public, avait, à la fin du e
Plus favorable et plus efficace encore pour améliorer les conditions matérielles des recherches historiques fut l’arbitraire révolutionnaire. En France la Révolution de 1789, des mouvements analogues dans d’autres pays, ont procuré la confiscation, par la violence, au profit de l’État, c’est‑à‑dire de tout le monde, d’une foule d’archives privées et de collections particulières : archives, bibliothèques et musées de la couronne, archives et bibliothèques de couvents et de corporations supprimées, etc. Chez nous, en 1790, l’Assemblée constituante mit ainsi l’État en possession d’une prodigieuse quantité de dépôts de documents historiques, auparavant dispersés et plus ou moins jalousement défendus contre la curiosité des érudits ; ces richesses ont été réparties depuis entre quelques établissements nationaux. Le même phénomène s’est produit plus récemment, sur une moins grande échelle, en Allemagne, en Espagne, en Italie.
Ni les collections de l’ancien régime, ni les confiscations révolutionnaires ne se sont faites sans causer d’importants dommages. Le collectionneur est, ou plutôt était souvent jadis, un barbare qui n’hésitait pas, pour enrichir ses collections de pièces et de débris rares, à mutiler des monuments, à dépecer des manuscrits, à disloquer des fonds d’archives, en vue de s’en approprier des morceaux. De ce chef, bien des actes de vandalisme ont été accomplis avant la Révolution. Les opérations révolutionnaires de confiscation et de transfert eurent aussi, naturellement, des conséquences très fâcheuses : outre que l’on détruisit alors par négligence, ou même pour le plaisir de détruire, on eut l’idée malheureuse de trier systématiquement, de ne conserver que les documents « intéressants » ou « utiles », et de se débarrasser des autres. Le tri fit alors commettre à des hommes pleins de bonnes intentions, mais incompétents et surmenés, des ravages irréparables dans nos archives anciennes : il y a aujourd’hui des travailleurs qui s’exercent, ce qui demande infiniment de temps, de patience et de soin, à reconstituer les fonds démembrés et à rajuster en
Les documents historiques anciens sont donc réunis et conservés aujourd’hui, en principe, dans ces établissements publics que l’on appelle archives, bibliothèques et musées. A la vérité, tous les documents qui existent n’y sont pas puisque, malgré les incessantes acquisitions à titre onéreux et à titre gratuit que font chaque année, depuis longtemps, dans le monde entier, les archives, les bibliothèques et les musées, il y a encore des collections privées, des marchands qui les alimentent, et des documents en circulation. Mais l’exception, qui est négligeable, n’entame pas, ici, la règle. Tous les documents anciens, en quantité limitée, qui extravaguent encore, viendront, du reste, échouer tôt ou tard dans les établissements d’État, dont le propriétaire perpétuel acquiert toujours, n’aliène jamais Une bonne partie des documents anciens qui circulent encore proviennent de vols commis, depuis longtemps, au préjudice des établissements d’État. Les précautions prises pour éviter de nouvelles distractions sont aujourd’hui sérieuses et, presque partout, aussi efficaces que possible. Quant aux documents modernes (imprimés), la règle du Dépôt légal, adoptée par presque tous les pays civilisés, en assure la conservation dans des établissements publics.
En principe, il est désirable que les dépôts de documents (archives, bibliothèques et musées) ne soient pas trop
II. Étant donné que la plupart des documents historiques sont aujourd’hui conservés dans des établissements publics (archives, bibliothèques et musées), l’Heuristique serait très aisée, si seulement de bons inventaires descriptifs de tous les dépôts de documents qui existent avaient été dressés, si ces inventaires étaient munis de tables ou si des répertoires
D’abord, il y a des dépôts de documents (archives, bibliothèques et musées) dont le contenu n’a jamais été catalogué, même en partie, de sorte que personne ne sait ce qui s’y trouve. Les dépôts dont on possède des inventaires descriptifs complets sont rares ; beaucoup de fonds, conservés dans de célèbres établissements dont les collections n’ont été inventoriées qu’en partie, restent encore à décrire
Cet état de choses est très fâcheux. En effet, les documents que renferment les dépôts et les fonds qui ne sont pas inventoriés sont vraiment comme s’ils n’étaient pas pour tous les travailleurs qui n’ont point le loisir de dépouiller « l’ouvrage le plus utile et le plus intéressant qu’il eût fait en sa vie
. « Dans l’état actuel de la science, écrivait E. Renan en 1848
« Nous aurions de meilleurs livres sur notre ancienne littérature, dit M. P. Meyer
Il importe d’indiquer, en peu de mots, les causes et de préciser les conséquences d’une situation que l’on déplore depuis qu’il y a des érudits, et qui s’améliore, mais lentement.
« Je vous affirme, disait E. Renan
Il ne s’est rencontré que rarement, aussi bien à l’étranger qu’en
Les conséquences de l’imperfection des inventaires descriptifs sont dignes d’attention. — D’une part, on n’est jamais certain d’avoir épuisé toutes les sources d’information : qui sait ce que tiennent en réserve les dépôts et les fonds non « Supposons, dit ‑il, qu’un écrivain industrieux prenne la résolution d’écrire l’histoire de la Californie. Il se procure aisément quelques livres, les lit, prend des notes; ces livres le renvoient à d’autres, qu’il consulte dans les dépôts publics de la ville qu’il habite. Quelques années se passent ainsi, au bout desquelles il s’aperçoit qu’il n’a pas sous la main la dixième partie des sources; il fait des voyages il entretient des correspondances, mais, désespérant finalement d’épuiser la matière, il console son orgueil et sa conscience par cette réflexion qu’il a beaucoup fait; que la plupart des documents qu’il n’a pas pu consulter sont probablement peu importants, comme beaucoup d’autres qu’il a consultés sans profit. Quant aux journaux et aux myriades de rapports officiels du gouvernement des Etats ‑Unis qui tous contiennent cependant des faits intéressants pour l’histoire californienne, il n’a pas même songé, s’il est sain d’esprit, à les explorer d’un bout à l’autre; il en a feuilleté quelques ‑uns, voilà tout; il sait bien que chacun de ces champs de recherche réclamerait le travail de plusieurs années, et que s’imposer de les parcourir tous, ce serait se condamner à des corvées écœurantes, dont il ne verrait jamais la fin. En ce qui concerne les témoignages oraux et les manuscrits, il attrapera quelques anecdotes inédites, au hasard des conversations; il obtiendra communication, sous le manteau, de quelques papiers de famille; il utilisera tout cela dans les notes et dans les pièces justificatives de son livre. Il piquera çà et là quelques documents curieux aux Archives de l’État, mais, comme il faudrait quinze ans pour dépouiller l’ensemble des collections de ce dépôt, il se contentera naturellement de butiner. Puis, il écrit. Il se garde bien d’avertir le public qu’il n’a pas vu tous les documents; il met au contraire en relief ceux qu’il a réussi à se procurer, par vingt ‑cinq années de labeur incessant... »
Sous nos yeux, l’outillage de l’Heuristique se perfectionne continuellement, par deux voies. Chaque année augmente le nombre des inventaires descriptifs d’archives, de bibliothèques et de musées, dressés par les soins des fonctionnaires de ces établissements. D’un autre côté, de puissantes Sociétés scientifiques entretiennent des travailleurs experts à cataloguer les documents, qui se transportent successivement dans tous les dépôts, pour y relever tous les documents d’une certaine espèce, ou relatifs au même sujet : c’est ainsi que la Société des Bollandistes fait exécuter par ses missionnaires, dans diverses bibliothèques, un Catalogue général des documents hagiographiques, et l’Académie impériale de Vienne un Catalogue des monuments de la littérature patristique. La Société des Monumenta Germaniae historica a institué depuis longtemps de vastes enquêtes du même genre ; ce sont de pareilles enquêtes dans les musées et les bibliothèques de l’Europe entière qui naguère ont rendu possible la fabrication du Corpus inscriptionum latinarum. Enfin plusieurs Gouvernements ont pris l’initiative d’envoyer à l’étranger des personnes chargées d’inventorier, pour leur compte, les documents qui les intéressent : c’est ainsi que l’Angleterre, les Pays‑Bas, la Suisse, les États-Unis, etc., accordent des subventions régulières à leurs agents qui inventorient et transcrivent, dans les grands dépôts de l’Europe, les documents qui concernent l’histoire de « Goerresgesellschaft »
, des savants belges, danois, espagnols, portugais, russes, etc., ont exécuté et exécutent dans les Archives du Vatican des travaux d’inventaire considérables.
En attendant que la convenance et l’opportunité de pousser
Mais les érudits et les historiens ont souvent besoin d’avoir, au sujet des documents, des renseignements que les inventaires et les catalogues descriptifs ne leur fournissent pas d’ordinaire ; de savoir, par exemple, si tel document est connu ou non, s’il a déjà été critiqué, commenté, utilisé« répertoires bibliographiques »
proprement dits, de toutes formes, composés à des points de vue très divers, qui en ont été publiés. Les répertoires bibliographiques de la littérature historique doivent donc être considérés, aussi bien que les répertoires d’inventaires de documents originaux, comme des instruments indispensables de l’Heuristique.
Donner la liste raisonnée de tous ces répertoires (répertoires d’inventaires, répertoires bibliographiques proprement dits) avec les avertissements convenables, afin de faire faire au public studieux des économies de temps et d’erreurs, est l’objet de ce qu’il est légitime d’appeler, si l’on veut, la « Science des répertoires » ou « Bibliographique historique ».
III. La connaissance des répertoires est utile à tout le monde ; la recherche préliminaire des documents est laborieuse pour tout le monde ; mais non pas au même degré. — Certaines parties de l’histoire, cultivées depuis longtemps, sont arrivées à un tel degré de maturité que, tous les documents conservés étant connus, réunis et classés dans de grandes publications spéciales, l’œuvre historique peut se faire maintenant tout entière, sur ces points‑là, par le travail de cabinet. Les études d’histoire locale n’obligent d’ordinaire qu’à des enquêtes locales. Il y a des monographies importantes qui se fondent sur un petit nombre de documents, trouvés ensemble dans le même fonds, et de telle nature qu’il serait superflu d’en chercher d’autres ailleurs. Au contraire, telle humble monographie, telle modeste édition d’un texte dont les exemplaires anciens ne sont pas rares, et se trouvent dispersés dans plusieurs bibliothèques de l’Europe, a nécessité des consultations, des démarches et des déplacements infinis. La plupart des documents de l’histoire du bas moyen âge et de l’histoire moderne étant encore inédits ou mal édités, on peut poser en principe que, pour établir aujourd’hui un chapitre vraiment neuf d’histoire médiévale ou moderne, il faut avoir fréquenté longuement les grands dépôts de pièces originales, et en avoir, pour ainsi dire, fatigué les catalogues.
Que chacun choisisse donc avec le plus grand soin le sujet de ses travaux, au lieu de s’en remettre pour cela, purement et simplement, au hasard. Tels sujets ne peuvent être traités, « Une moitié au moins de l’œuvre scientifique peut se faire par le travail de cabinet… Soit la philologie comparée, par exemple : avec une première mise de fonds de quelques milliers de francs, et l’abonnement à trois ou quatre recueils spéciaux, on posséderait tous les outils nécessaires… J’en dirai autant des idées philosophiques générales… Un très grand nombre de branches d’études pourraient être ainsi cultivées d’une façon toute privée, et dans les endroits les plus retirés
Sans doute ; mais il y a « des raretés, des spécialités, des recherches qui exigent de puissants outillages »
. Une moitié de l’œuvre historique peut se faire, désormais, il est vrai, par le travail de cabinet, avec des ressources restreintes, mais une moitié seulement ; l’autre moitié suppose encore la mise à contribution des ressources, en répertoires et en documents, qu’offrent seuls les grands centres d’étude ; souvent même, il est nécessaire de visiter successivement plusieurs grands centres d’études. Bref, il en est de l’histoire comme de la géographie : sur certaines parties de la terre, on possède des documents assez complets et assez bien classés, dans des publications maniables, pour que l’on puisse en raisonner utilement, au coin du feu, sans se
Daunou, dans son Cours d’études historiques« Quelles études, dit‑il, celui qui se destine à écrire l’histoire aura‑t‑il besoin d’avoir faites, quelles connaissances devra‑t‑il avoir acquises, pour commencer un ouvrage avec quelque espoir de succès ? »
Avant lui Mably, dans son Traité de l’étude de l’histoire , avait aussi reconnu qu’il y a des études préparatoires dont un historien, quel qu’il veuille être, ne saurait se dispenser ». Mais Mably et Daunou avaient là‑dessus des idées qui paraissent, aujourd’hui, singulières. Il est instructif de marquer exactement la distance qui sépare leur point de vue du nôtre. « Premièrement, disait Mably, étudiez le droit naturel, le droit public, les sciences morales et politiques. »
Daunou, homme de grand sens, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles‑lettres, qui écrivait vers 1820, divise en trois genres les études préliminaires qui constituent, à son avis, « l’apprentissage de l’historien »
: littéraires, philosophiques, historiques. — Sur les études « littéraires », il s’étend copieusement : d’abord « avoir lu attentivement les grands modèles »
. Quels grands modèles ? M. Daunou « n’hésite point »
à indiquer en première ligne « les chefs‑d’œuvre de la poésie épique »
, car « ce sont les poètes qui ont créé l’art de raconter, et qui ne l’a point appris d’eux ne le sait qu’imparfaitement »
. Lire aussi les romanciers, les romanciers modernes : « ils enseigneront à situer les faits et les personnages, à distribuer les détails, à conduire habilement le fil des narrations, à l’interrompre, à le reprendre, à soutenir l’attention des lecteurs par une inquiète curiosité »
. Enfin lire les bons livres d’histoire : « Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe et Plutarque entre les Grecs ; César, Salluste, Tite‑Live et Tacite, chez les Latins ; et parmi les modernes, Machiavel, Guichardin, Giannone, Hume, Robertson, Gibbon, le cardinal de Retz, Vertot, Voltaire, Raynal et Rulhière. Je n’entends point exclure les autres, mais
— En second lieu, études philosophiques : avoir approfondi « l’idéologie, la morale et la politique »
. « Quant aux ouvrages où peuvent se puiser les connaissances de cet ordre, Daguesseau nous a indiqué Aristote, Cicéron, Grotius : j’y joindrais les meilleurs moralistes anciens et modernes, les traités d’économie publique publiés depuis le milieu du dernier siècle, ce qu’on écrit sur l’ensemble, les détails ou les applications de la science politique Machiavel, Bodin, Locke, Montesquieu, Rousseau, Mably même, et les plus éclairés de leurs disciples et de leurs commentateurs. »
En troisième lieu, avant d’écrire l’histoire, il faut apparemment qu’on la sache ». « On n’enrichira point ce genre d’instruction si l’on ne commence par le posséder tel qu’il existe. »
Le futur historien a déjà lu les meilleurs livres d’histoire et il les a étudiés comme des modèles de style : « il y aura du profit à les lire une seconde fois, mais en se proposant plus particulièrement de saisir tous les faits qu’ils contiennent et de s’en pénétrer assez pour en conserver des souvenirs ineffaçables »
.
Telles sont les notions « positives » qui étaient considérées, il y a quatre‑vingts ans, comme indispensables à l’historien en général. Toutefois, on avait dès lors le sentiment confus que, « pour acquérir une connaissance profonde des sujets particuliers »
, d’autres notions encore étaient utiles : « Les sujets que les historiens ont à traiter, dit Daunou, les détails qu’ils rencontrent exigent des connaissances très étendues et fort diverses »
. Va‑t‑il préciser ? voici en quels termes : « souvent l’intelligence de plusieurs langues, quelquefois aussi des notions de physique et de mathématiques »
. Et il ajoute : « sur ces objets cependant, l’instruction générale, celle qu’on doit supposer commune à tous les hommes de lettres, suffit à celui qui se consacre à des compositions historiques... »
.
Tous les auteurs qui ont essayé, comme Daunou, d’énumérer les connaissances préalables, ainsi que les dispositions morales ou intellectuelles, requises pour « écrire l’histoire », E. A. Freeman , The methods of historical study (London, 1885, in ‑8), p. 45. La géographie a été longtemps considérée, en France, comme une science étroitement apparentée à l’histoire. Aujourd’hui encore, nous avons une Agrégation d’histoire et de géographie, et les mêmes professeurs enseignent, dans nos lycées, l’histoire et la géographie. Beaucoup de personnes persistent à penser que cet accouplement est légitime, et même s’effarouchent de l’éventualité d’un divorce entre deux ordres de connaissances unis, disent‑elles, par des rapports nécessaires. — Mais on serait bien embarrassé d’établir, par de bonnes raisons, et par des faits d’expérience, qu’un professeur d’histoire, un historien, est d’autant meilleur qu’il connaît mieux la géologie, l’océanographie, la climatologie, et tout le groupe des sciences géographiques. En fait, les étudiants en histoire font avec impatience et sans profit direct les études de géographie que les programmes leur imposent; et les étudiants qui ont sincèrement du goût pour la géographie jetteraient très volontiers l’histoire par‑dessus bord. — L’union artificielle de l’histoire et de la géographie remonte, chez nous, à une époque où la géographie, mal définie et mal constituée, était tenue par tout le monde pour une discipline négligeable. C’est un vestige, à détruire, d’un état de choses ancien.« Il n’est point de sujet spécial, déclare E. A. Freeman, que l’historien ne puisse être amené à toucher incidemment : par conséquent, plus nombreuses sont les branches spéciales de connaissances dont il est maître, mieux il est préparé pour son travail professionnel. »
A la vérité, toutes les branches des connaissances humaines ne sont pas également utiles ; quelques‑unes ne servent que très rarement, par accident : « J’hésiterais même à présenter comme un conseil de perfection à l’historien de se rendre chimiste accompli, en vue de la possibilité d’une occasion où la chimie l’aiderait dans ses études »
; mais d’autres spécialités sont plus étroitement apparentées à l’histoire : « par exemple, la géologie et tout le groupe des sciences naturelles qui s’y rattachent… Il est clair que l’historien travaillera mieux s’il sait la géologie
— On s’est aussi demandé si « l’histoire est une de ces études que les anciens appelaient umbratiles , pour lesquelles il suffit d’un esprit calme et d’habitudes
, ou bien si c’est une condition favorable pour l’historien d’avoir été mêlé à la vie active et d’avoir contribué à faire l’histoire de son temps avant d’écrire celle du passé. — Que ne s’est‑on pas demandé ? Et des flots d’encre ont coulé au sujet de ces questions mal posées, sans intérêt ou sans solution, qui, longtemps débattues sans résultat, ont beaucoup contribué à déconsidérer les écrits sur la méthodologie. — Il n’y a rien à dire, à notre avis, de topique, qui ne soit pas de pur bon sens, sur l’apprentissage de l’art d’écrire l’histoire », si ce n’est que cet apprentissage devrait consister surtout dans l’étude, si généralement négligée jusqu’à présent, des principes de la méthode historique.
Ce n’est pas, du reste, l’historien‑littérateur, l’historien‑moraliste, porte‑plume de l’Histoire, tel que Daunou et ses émules l’ont conçu, que nous avons en vue : il s’agit seulement ici de ceux, historiens ou érudits, qui se proposent de traiter les documents pour préparer ou pour réaliser scientifiquement l’œuvre historique. Ceux‑là ont besoin d’un apprentissage technique. Que faut‑il entendre par là ?
Soit un document écrit. Comment l’utiliser, si l’on ne sait pas le lire ? Jusqu’à François Champollion, les documents égyptiens, écrits en hiéroglyphes, ont été, à proprement parler, lettre morte. On admet sans difficulté que pour s’occuper de l’histoire ancienne d’Assyrie, il faut avoir appris à déchiffrer les écritures cunéiformes. De même, si l’on veut faire des travaux originaux d’après les sources, dans le champ de l’histoire ancienne ou dans celui de l’histoire du moyen âge, il est prudent d’apprendre à déchiffrer les inscriptions et les manuscrits. Voilà pourquoi l’Épigraphie grecque et latine et la Paléographie du moyen âge, c’est‑à‑dire l’ensemble des connaissances nécessaires pour déchiffrer les inscriptions et les manuscrits de l’antiquité et du moyen âge, sont tenues pour des « sciences auxiliaires » de l’histoire, ou plutôt des études historiques relatives à l’antiquité et au moyen âge. — Que la paléographie latine du moyen âge fasse partie du bagage obligatoire des médiévistes, comme la paléographie des
Soit un document déchiffré. Comment s’en servir, si l’on ne le comprend pas ? Les inscriptions rédigées en étrusque et dans la langue archaïque du Cambodge sont lues, mais personne ne les comprend ; tant qu’elles ne seront pas comprises, elles resteront inutiles. Il est évident que pour s’occuper d’histoire grecque, il faut consulter des documents rédigés en langue grecque, et, par conséquent, savoir le grec. Vérité de La Palice, dira‑t‑on. Observez cependant que l’on agit très souvent comme si l’on n’en avait pas conscience. Des jeunes gens abordent les études d’histoire ancienne en n’ayant de la langue grecque et de la langue latine qu’une teinture superficielle. Combien de gens, sans avoir étudié le français et le latin du moyen âge, s’imaginent les savoir parce qu’ils entendent le latin classique et le français moderne, et se permettent d’interpréter des textes dont le sens littéral leur échappe, ou, quoique très clair, leur paraît obscur ? Les erreurs historiques sont innombrables dont la cause est un
Soit un document intelligible. Il serait illégitime de le prendre en considération avant d’en avoir vérifié l’authenticité, si l’authenticité n’en a pas été déjà établie d’une manière définitive. Or, pour vérifier l’authenticité et la provenance d’un document, deux conditions sont requises : raisonner et savoir. Autrement dit, on raisonne à partir de certaines données positives, qui représentent les résultats condensés des recherches antérieures, qu’il est impossible d’improviser et qu’il faut, par conséquent, apprendre. Distinguer une charte authentique d’une charte fausse serait souvent impraticable, en fait, pour le logicien le plus exercé, qui ne connaîtrait pas les habitudes de telle chancellerie, à telle date, ou les caractères communs à toutes les chartes d’une certaine espèce dont l’authenticité est certaine. Il serait tenu d’établir lui-même, comme l’ont fait les premiers érudits, par la comparaison d’un très grand nombre de documents similaires, les traits qui différencient ceux qui sont certainement authentiques des autres, avant de se prononcer sur un cas particulier. Combien sa besogne ne sera‑t‑elle pas facilitée s’il existe un corps de doctrines, un trésor d’observations accumulées, un système de résultats acquis par les travailleurs qui ont jadis fait, refait, contrôlé, les comparaisons minutieuses auxquelles il aurait été obligé de se livrer lui-même ! Ce corps de doctrines, d’observations et de résultats, propre à faciliter la critique des diplômes et des chartes, existe : c’est la Diplomatique. Nous dirons donc que la Diplomatique, comme l’Épigraphie, comme la Paléographie, comme la Philologie (Sprachkunde)
Nous sommes maintenant en mesure d’examiner avec quelque profit la notion si peu précise de « sciences auxiliaires de l’histoire ». On dit aussi « sciences ancillaires », « sciences satellites » ; mais aucune de ces expressions n’est vraiment satisfaisante.
Et d’abord, toutes les soi-disant « sciences auxiliaires » ne sont pas des sciences. La Diplomatique, l’Histoire littéraire, par exemple, ne sont que des répertoires méthodiques de faits, acquis par la critique, qui sont de nature à faciliter la critique des documents non critiqués encore. Au contraire, la Philologie (Sprachkunde) est une science organisée, qui a des lois.
En second lieu, il faut distinguer parmi les connaissances auxiliaires — non pas, à proprement parler, de l’Histoire, mais des recherches historiques, — celles que chaque travailleur doit s’assimiler, et celles dont il a besoin de savoir seulement où elles sont, pour se les procurer à l’occasion ; celles qui doivent être tournées en habitude et celles qui peuvent rester à l’état de renseignements en provision virtuelle. Un médiéviste doit savoir lire et comprendre les textes du moyen âge ; il ne lui
Enfin, il n’existe point de connaissances auxiliaires de l’Histoire (ni même des recherches historiques) en général, c’est‑à‑dire qui soient utiles à tous les travailleurs, à quelque partie de l’histoire qu’ils travaillent Cela n’est vrai que sous le bénéfice d’une réserve; car il existe un instrument de travail indispensable à tous les historiens, à tous les érudits, quel que soit le sujet de leurs études spéciales. L’histoire, du reste, est ici dans le même cas que la plupart des autres sciences: tous ceux qui font des recherches originales, en quelque genre que ce soit, ont besoin de savoir plusieurs langues vivantes, celles des pays où l’on pense, où l’on travaille, et qui sont à la tête, au point de vue scientifique, de la civilisation contemporaine. De nos jours, la culture des sciences n’est plus confinée dans un pays privilégié, ni même en Europe. Elle est internationale. Tous les problèmes, les mêmes problèmes, sont simultanément à l’étude partout. Il est difficile aujourd’hui, il sera impossible demain, de trouver des sujets que l’on puisse traiter sans avoir pris connaissance de travaux en langue étrangère. Dès maintenant, pour l’histoire ancienne, grecque et romaine, la connaissance de l’allemand est presque aussi impérieusement requise que celle du grec et du latin. Seuls, des sujets d’histoire étroitement locale sont encore accessibles à ceux auxquels les littératures étrangères sont fermées. Les grands problèmes leur sont interdits, pour cette raison misérable et ridicule qu’ils sont, en présence des livres publiés sur ces problèmes en toute autre langue que la leur, devant des livres scellés. L’ignorance totale des langues qui ont été jusqu’à présent les langues ordinaires de la science (allemand, anglais, français, italien) est une maladie qui devient, avec l’âge, incurable. Il ne serait pas excessif d’exiger de tout candidat aux professions scientifiques qu’il fût au moins trilinguis , c’est‑à‑dire qu’il comprit sans trop de peine deux langues modernes, outre sa langue maternelle. Voilà une obligation dont les érudits d’autrefois étaient dispensés (alors que le latin était encore la langue commune des savants) et que les conditions modernes du travail scientifique feront peser désormais de plus en plus lourdement sur les érudits de tous les pays*. Les érudits français qui sont incapables de lire ce qui est écrit en allemand et en anglais sont constitués par là même en état d’infériorité permanent par rapport à leurs confrères, plus instruits, de France et de l’étranger; quel que soit leur mérite ils sont condamnés à travailler avec des éléments d’information insuffisants, à travailler mal. Ils en ont conscience. Ils dissimulent leur infirmité de leur mieux, comme quelque chose de honteux, à moins qu’ils ne l’étalent cyniquement, et s’en vantent; mais s’en vanter, c’est encore, on le voit bien, une manière d’en avoir honte. — Nous ne saurions trop insister ici sur ce point que la connaissance pratique des langues étrangères est auxiliaire au premier chef de tous les travaux historiques, comme de tous les travaux scientifiques en général. * Un jour viendra peut‑être où la connaissance de la principale des langues slaves sera nécessaire: il y a déjà des érudits qui s’imposent d’apprendre le russe. — L’idée de rétablir le latin dans son ancienne dignité de langue universelle est chimérique. Voir la collection du Phœnix, seu nuntius latinus internationalis (Londres, 1891, in‑4).
Substituer, comme apprentissage de l’historien, l’étude des connaissances positives, vraiment auxiliaires des recherches historiques, à celle des « grands modèles », littéraires et philosophiques, est un progrès de date récente. En France, pendant la plus grande partie du siècle, les étudiants en histoire n’ont reçu qu’une éducation littéraire, à la Daunou ; presque tous s’en sont contentés, et n’ont rien vu au‑delà ; quelques‑uns ont constaté, avec regret, l’insuffisance de leur préparation première, quand il était trop tard pour y remédier ; à part d’illustres exceptions, les meilleurs d’entre eux sont restés des littérateurs distingués, impuissants à faire œuvre de science. L’enseignement des « sciences auxiliaires » et des moyens techniques d’investigation n’était alors organisé que pour l’histoire (française) du moyen âge, et dans une école spéciale, l’École des chartes. Cette simple circonstance assura du reste à cette École, durant cinquante ans, une supériorité marquée sur tous les autres établissements français (et même étrangers) d’enseignement supérieur : d’excellents ouvriers s’y
Voilà donc le futur historien armé des connaissances préalables qu’il n’aurait pu négliger de se procurer sans se condamner, soit à l’impuissance, soit à des méprises continuelles. Nous le supposons à l’abri des erreurs (innombrables, en vérité) qui ont leur source dans une connaissance imparfaite de l’écriture et de la langue des documents, dans l’ignorance des travaux antérieurs et des résultats acquis par la critique ; il a une irréprochable cognitio cogniti et cognoscendi. C’est, d’ailleurs, une supposition très optimiste, et nous ne nous le dissimulons pas. Il ne suffit point, nous le savons, d’avoir suivi un cours régulier de « sciences auxiliaires » ou d’avoir lu attentivement les meilleurs traités didactiques de Bibliographie, de Paléographie, de Philologie, etc., ni même d’avoir acquis, par des exercices pratiques, quelque expérience personnelle, pour être toujours bien renseigné, encore moins pour être infaillible. — D’abord, ceux qui ont étudié longtemps des documents d’un certain genre ou d’une certaine date possèdent, au sujet des documents de ce genre et de cette date, des notions intransmissibles qui leur permettent en général de critiquer supérieurement les documents nouveaux, de ce genre ou de cette date, qu’ils rencontrent ; rien ne remplace l’érudition spéciale », récompense des spécialistes qui ont beaucoup travaillé
Reste à savoir comment il faut traiter les documents, supposé que l’on ait subi préalablement, avec succès, l’apprentissage convenable.
Les faits ne peuvent être empiriquement connus que de deux manières : ou bien directement si on les observe pendant qu’ils se passent, ou bien indirectement, en étudiant les traces qu’ils ont laissées. Soit un événement tel qu’un tremblement de terre, par exemple : j’en ai directement connaissance si j’assiste au phénomène, indirectement si, n’y ayant pas assisté, j’en constate les effets matériels (crevasses, murs écroulés), ou si, ces effets ayant été effacés, j’en lis la description écrite par quelqu’un qui a vu soit le phénomène lui-même, soit ses effets. — Or le propre des « faits historiques
Les faits passés ne nous sont connus que par les traces qui en ont été conservées. Ces traces, que l’on appelle documents , l’historien les observe directement, il est vrai ; mais, après cela, il n’a plus rien à observer ; il procède désormais par voie de raisonnement, pour essayer de conclure, aussi correctement que possible, des traces aux faits. Le document, c’est le point de départ ; le fait passé, c’est le point d’arrivée
L’analyse détaillée des raisonnements qui mènent de la constatation matérielle des documents à la connaissance des faits est une des parties principales de la Méthodologie historique. C’est le domaine de la Critique. Les sept chapitres qui suivent y sont consacrés. — Essayons d’en esquisser d’abord, très sommairement, les lignes générales et les grandes divisions.
I. On peut distinguer deux espèces de documents. Parfois le fait passé a laissé une trace matérielle (un monument, un objet fabriqué). Parfois, et le plus souvent, la trace du fait est d’ordre psychologique : c’est une description ou une relation écrites. — Le premier cas est beaucoup plus simple que le second. Il existe, en effet, un rapport fixe entre certaines empreintes matérielles et leurs causes, et ce rapport, déterminé
Cela posé, pour conclure d’un document écrit au fait qui en a été la cause lointaine, c’est‑à‑dire pour savoir la relation qui relie ce document à ce fait, il faut reconstituer toute la série des causes intermédiaires qui ont produit le document. Il faut se représenter toute la chaîne des actes effectués par l’auteur du document à partir du fait observé par lui jusqu’au manuscrit (ou à l’imprimé) que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Cette chaîne, on la reprend en sens inverse, en commençant par l’inspection du manuscrit (ou de l’imprimé) pour aboutir au fait ancien. Tels sont le but et la marche de l’analyse critique
D’abord, on observe le document. Est‑il tel qu’il était lorsqu’il a été produit ? N’a‑t‑il pas été détérioré depuis ? On recherche comment il a été fabriqué afin de le restituer au besoin dans sa teneur originelle et d’en déterminer la provenance. Ce premier groupe de recherches préalables, qui porte sur l’écriture, la langue, les formes, les sources, etc., constitue le domaine particulier de la CRITIQUE EXTERNE ou critique d’érudition. — Ensuite intervient la CRITIQUE INTERNE : elle travaille, au moyen de raisonnements par analogie dont les majeures sont empruntées à la psychologie générale, à se
II. Deux conclusions se dégagent de ce qui précède : complexité extrême, nécessité absolue de la Critique historique.
Comparé aux autres savants, l’historien se trouve dans une situation très fâcheuse. Non seulement il ne lui est jamais donné, comme au chimiste, d’observer directement des faits ; mais il est très rare que les documents dont il est obligé de se servir représentent des observations précises. Il ne dispose pas de ces procès‑verbaux d’observations scientifiquement établis qui, dans les sciences constituées, peuvent remplacer et remplacent les observations directes. Il est dans la condition d’un chimiste qui connaîtrait une série d’expériences seulement par les rapports de son garçon de laboratoire. L’historien est obligé de tirer parti de rapports très grossiers, dont aucun savant ne se contenterait
D’autant plus nécessaires sont les précautions à prendre pour utiliser ces documents, qui sont les seuls matériaux de la science historique : il importe évidemment d’éliminer ceux qui
D’autant plus nécessaires sont, en même temps, les avertissements à ce sujet que la pente naturelle de l’esprit humain est de ne prendre aucune précaution, et de procéder, en ces matières où la plus exacte précision serait indispensable, confusément. — Tout le monde, il est vrai, admet, en principe, l’utilité de la Critique ; mais c’est un de ces postulats non contestés qui passent difficilement dans la pratique. Des siècles se sont écoulés, en des âges de civilisation brillante, avant que les premières lueurs de Critique se soient manifestées parmi les peuples les plus intelligents de la terre. Ni les Orientaux ni le moyen âge n’en ont eu l’idée nette
Ainsi le travail historique est un travail critique par excellence ; lorsqu’on s’y livre sans s’être préalablement mis en défense contre l’instinct, on s’y noie. Pour être averti du danger, rien n’est plus efficace que de faire un examen de conscience, et d’analyser les raisons de l’ignavia qu’il s’agit de combattre jusqu’à ce qu’elle ait fait place à une attitude d’esprit critique
S’agit‑il de reproduire un ouvrage dont l’auteur est mort, et dont il est impossible d’envoyer à l’imprimerie le manuscrit autographe ? Le cas s’est présenté pour les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, par exemple ; il se présente tous les jours pour ces correspondances intimes de personnages connus que l’on se hâte d’imprimer pour satisfaire la curiosité
Maintenant, dans quel état les documents anciens ont‑ils été conservés ? Presque toujours, les originaux sont perdus ; nous n’avons que des copies. Des copies faites directement d’après les originaux ? Non pas, mais des copies de copies. Les scribes qui les ont exécutées n’étaient pas tous, tant s’en faut, des hommes habiles et consciencieux ; ils transcrivaient souvent des textes qu’ils ne comprenaient point ou qu’ils comprenaient mal, et il n’a pas toujours été de mode, comme au temps de la Renaissance carolingienne, de collationner les manuscrits
Dès lors, une précaution s’impose : avant de se servir d’un document, savoir si le texte de ce document est « bon »,
On croirait volontiers que les historiens estimés se sont toujours fait une règle de se procurer de « bons » textes, nettoyés et restaurés comme il faut, des documents qu’ils avaient à consulter. Ce serait une erreur. Les historiens se sont longtemps servis des textes qu’ils avaient à leur portée, sans en vérifier la pureté. Mais il y a plus : les érudits eux‑mêmes dont le métier est de publier des documents n’ont pas trouvé du premier coup d’art de les restituer : naguère encore, les documents étaient couramment édités d’après les premières copies venues, bonnes ou mauvaises, combinées et corrigées au hasard. Les éditions de textes anciens sont aujourd’hui, pour la plupart, « critiques » ; mais il n’y a pas trente ans qu’ont été données les premières « éditions critiques » des grandes œuvres du moyen âge, et le texte critique de quelques œuvres de l’antiquité classique (de celle de Pausanias, par exemple) est encore à établir.
Tous les documents historiques n’ont pas été publiés jusqu’ici de manière à procurer aux historiens la sécurité dont ils ont besoin, et quelques historiens agissent encore comme s’ils ne se rendaient pas compte qu’un texte mal établi est, par cela même, sujet à caution. Mais un progrès considérable a été réalisé. La méthode convenable pour la purification et la restitution des textes a été dégagée des expériences Voir E. Bernheim , Lehrbuch der historischen Methode 2 , p. 341 ‑54. — Consulter en outre F. Blass, dans le Handbuch der klassischen Altertumswissenschaft de I. v. Müller, 1 2 (1892), p. 249 ‑89 (avec une bibliographie détaillée); A. Tobler, dans le Grundriss der romanischen Philologie , I (1888), p. 253 ‑63; H. Paul, dans le Grundriss der germanischen Philologie 1 2 , (1896), p. 184 ‑96. Lire, en français, le § « Critique des textes » dans Minerva. Introduction à l’étude des classiques scolaires grecs et latins , par J. Gow et S. Reinach, Paris, 1890, in ‑16, p. 50 ‑65. L’ouvrage de I. Taylor , History of the transmission of ancient books to modern times... (Liverpool, 1889, in ‑16), est sans valeur.
1. Soit un document inédit ou qui n’a pas encore été édité conformément aux règles de la critique. Comment procède-t‑on pour en établir le meilleur texte possible ? — Trois cas sont à considérer. a. Le cas le plus simple est celui où l’on possède l’original, l’autographe même de l’auteur. Il n’y a qu’à en reproduire le texte avec une exactitude complète
Les textes dégénèrent suivant certaines lois. On s’est appliqué à distinguer et à classer les causes et les formes ordinaires des différences qui s’observent entre les originaux
Les altérations de l’original, dans une copie, les « variantes de tradition », comme on dit, sont imputables soit à la fraude, soit à l’erreur. Certains copistes ont fait sciemment des modifications ou pratiqué des suppressionse
Les modifications qui proviennent de fraudes et d’erreurs de jugement sont souvent très difficiles à rectifier, et même à voir. Certaines erreurs accidentelles (l’omission de plusieurs lignes, par exemple) sont irréparables dans le cas, qui nous occupe, d’une copie unique. Mais la plupart des erreurs accidentelles se laissent deviner, lorsqu’on en connaît les formes ordinaires : confusions de sens, de lettres et de mots, transpositions de mots, de syllabes et de lettres, dittographie (répétition inutile de lettres ou de syllabes), haplographie (syllabes ou mots qu’il aurait fallu redoubler et qui ne sont écrits qu’une fois), mots mal séparés, phrases mal ponctuées, etc. — Des erreurs de ces divers types ont été commises par les scribes de tous les temps et de tous les pays, quelle que fût l’écriture des originaux, en quelque langue qu’ils fussent rédigés. Mais certaines confusions de lettres sont fréquentes dans les copies exécutées
1° d’une langue ; 2° d’une paléographie spéciale ; 3° des confusions (de lettres, de sens et de mots) dont les copistes de textes rédigés dans la même langue et écrits de la même manière avaient ou ont l’habitude. Pour l’apprentissage de l’émendation conjecturale des textes grecs et latins, des répertoires (alphabétiques et méthodiques) de « variantes de tradition », de confusions fréquentes, de corrections probables, ont été dressés
Il serait facile d’énumérer des exemples de restitutions heureuses. Les plus satisfaisantes sont celles qui ont un caractère d’évidence paléographique, comme la correction classique de Madvig au texte des Lettres de Sénèque (89,4). On lisait : « Philosophia unde dicta sit, apparet ; ipso enim nomine fatetur. Quidam et sapientiam ita quidam finierunt, ut dicerent divinorum et humanorum sapientiam... » ; ce qui n’a pas de sens. On supposait une lacune entre ita et quidam. e
Personne peut‑être n’a excellé, de nos jours, au même degré que Madvig, dans l’art de l’emendatio conjecturale. Madvig, cependant, n’avait pas une haute opinion des travaux de la philologie moderne. Il pensait que les humanistes du ee
Quoi qu’il en soit, de nombreux textes conservés, sous une forme corrompue, dans des copies uniques ont résisté, et résisteront toujours sans doute, à l’effort de la critique. Très souvent, la critique constate l’altération du texte, indique ce que le sens réclame, et, si elle est prudente, est obligée de s’en tenir là, les traces de la leçon primitive ayant été effacées par
Les érudits d’autrefois, et, comme eux, de nos jours, les novices, ont eu et ont à lutter, en pareil cas, contre un premier mouvement, qui est détestable : se servir de n’importe quelle copie, de celle qui est sous la main. — Le second mouvement n’est guère meilleur : si les différentes copies ne sont pas de la même époque, se servir de la plus ancienne. L’antiquité relative des copies n’a théoriquement, et souvent en fait, aucune importance ; car un manuscrit du eee
On part, à cet effet, d’un postulat incontestable, savoir toutes les copies qui contiennent, aux mêmes endroits, les mêmes fautes, ont été faites les unes sur les autres ou dérivent toutes d’une copie où ces fautes existaient. Il n’est pas croyable, en effet, que plusieurs copistes aient commis, en reproduisant chacun de son côté l’archétype exempt de fautes, exactement les mêmes erreurs : l’identité des erreurs atteste une communauté d’origine. — On éliminera sans scrupule tous les exemplaires dérivés d’une copie qui a été conservée : ils n’ont évidemment que la valeur de cette copie, leur source commune ; ils n’en diffèrent, s’ils en diffèrent, que par des fautes supplémentaires ; ce serait perdre son temps que d’en relever les variantes. — Cela fait, on n’est plus en présence que de copies indépendantes, prises directement sur l’archétype, ou de copies dérivées dont la source (une copie prise directement sur l’archétype) est perdue. — Pour classer les copies dérivées en familles dont chacune représente, avec plus ou moins de pureté, la même tradition, on recourt encore à la méthode de la comparaison des fautes. Elle permet ordinairement de dresser sans trop de peine un tableau généalogique complet (stemma codicum ) des exemplaires conservés, qui met très clairement en relief leur importance relative. — Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les espèces difficiles où, par suite de la suppression d’un trop grand nombre d’intermédiaires, ou d’anciennes combinaisons arbitraires qui ont mélangé les textes de plusieurs traditions distinctes, l’opération devient extrêmement laborieuse, ou même impraticable. D’ailleurs, dans ces cas extrêmes, la méthode ne change point : la comparaison des passages correspondants est un instrument puissant, mais c’est le seul dont dispose ici la critique.
Quand l’arbre généalogique des exemplaires est dressé, on compare, pour restituer le texte de l’archétype, les traditions
C’est une condition beaucoup plus favorable, en principe, d’avoir plusieurs copies indépendantes d’un original perdu que d’en avoir une seule, car la simple comparaison mécanique des leçons indépendantes suffit souvent à dissiper des obscurités que la lumière incertaine de la critique conjecturale n’aurait pu percer. Toutefois, l’abondance des exemplaires est un embarras plutôt qu’un secours lorsque l’on n’a pas pris soin de les classer ou lorsqu’on les a mal classés : rien n’est moins sûr que les reconstitutions de fantaisie, composites, fabriquées avec des copies dont les relations mutuelles et la relation avec l’archétype n’ont pas été préalablement fixées. D’autre part, l’application des méthodes rationnelles entraîne, en certains cas, une dépense formidable de temps et de travail : songez qu’il y a une telle œuvre dont on possède plusieurs centaines d’exemplaires non identiques ; que les variantes indépendantes de tel texte médiocrement étendu (comme les Évangiles) se comptent par milliers ; que des années de travail seraient nécessaires à un homme très diligent pour préparer une « édition critique » de tel roman du moyen âge. Est‑il, du moins, certain que le texte de ce roman, après tant de collations, de comparaisons et de travail, serait sensiblement meilleur que si l’on n’avait eu pour le restituer que deux ou trois manuscrits ? Non. L’effort matériel qu’exigent certaines éditions critiques, par suite de l’extrême richesse apparente des matériaux à mettre en œuvre, n’est nullement proportionnel aux résultats positifs qui en sont la récompense.
Les « éditions critiques » faites à l’aide de plusieurs copies d’un original perdu doivent fournir au public les moyens de contrôler le stemma codicum que l’éditeur a dressé, et contenir, en note, la liste des variantes qui ont été rejetées. De la sorte,
II. Les résultats de la critique de restitution — critique de nettoyage et de raccommodage — sont entièrement négatifs. On arrive soit par voie de conjecture, soit par voie de comparaison et de conjecture, à obtenir non pas nécessairement un bon texte, mais le meilleur texte possible, de documents dont l’original est perdu. Le bénéfice le plus net est d’éliminer les leçons mauvaises, adventices, propres à causer des erreurs, et de signaler comme tels les passages suspects. Mais il va sans dire que la critique de restitution ne fournit aucune donnée nouvelle. Le texte d’un document qui a été restitué au prix de peines infinies ne vaut pas davantage que celui d’un document analogue dont l’original a été conservé ; au contraire, il vaut moins. Si le manuscrit autographe de l’Énéide n’avait pas été détruit, des siècles de collations et de conjectures auraient été épargnés, et le texte de l’Énéide serait meilleur qu’il ne l’est. Cela dit pour ceux qui excellent au jeu des « émendations »
III. Il y aura lieu, d’ailleurs, de pratiquer la critique de restitution jusqu’à ce que l’on possède le texte exact de tous les documents historiques. Dans l’état actuel de la science, peu de travaux sont plus utiles que ceux qui mettent au jour de nouveaux textes ou qui purifient des textes connus. Publier, conformément aux règles de la critique, des documents inédits, ou, jusqu’à présent, mal publiés, c’est rendre aux études historiques un service essentiel. Dans tous les pays, d’innombrables Sociétés savantes consacrent à cette œuvre capitale la plus grande partie de leurs ressources et de leur
Cette vérité, qui paraît élémentaire, n’a été pleinement reconnue que de nos jours. Telle est l’ακρισια naturelle des hommes que ceux qui, les premiers, ont pris l’habitude de s’informer de la provenance des documents avant de s’en servir, en ont conçu (et ont eu le droit d’en concevoir) de la fierté.
La plupart des documents modernes portent une indication précise de leur provenance : de nos jours, les livres, les articles de journal, les pièces officielles et même les écrits privés sont, en général, datés et signés. Beaucoup de documents anciens, sont, au contraire, mal localisés, anonymes et sans date.
La tendance spontanée de l’esprit humain est d’ajouter foi aux indications de provenance, lorsqu’il y en a. Sur la couverture et dans la préface des Châtiments , Victor Hugo s’en dit l’auteur : c’est donc que Victor Hugo est l’auteur des Châtiments. Voici , dans un musée, un tableau non signé, mais dont le cadre est orné, par les soins de l’administration, d’une planchette où se lit le nom de Léonard de Vinci : ce tableau
L’expérience et la réflexion ont montré la nécessité de réduire par la méthode ces mouvements instinctifs de confiance. Les autographes de Vercingétorix, de Cléopâtre et de Marie‑Madeleine avaient été composés par Vrain‑Lucas. Le Philomena , attribué par les scribes du moyen âge tantôt à saint Bonaventure, tantôt à Louis de Grenade, tantôt à John Hoveden, tantôt à John Peckham, n’est peut‑être d’aucun de ces auteurs, et il n’est certainement pas du premier. D’insignes pauvretés ont été affublées, sans l’ombre d’une preuve, dans les plus célèbres musées d’Italie, du glorieux nom de Léonard. D’autre part, il est très vrai que Victor Hugo est l’auteur des Châtiments . — Concluons que les indications les plus formelles de provenance ne sont jamais suffisantes par elles ‑mêmes. Ce ne sont que des présomptions, fortes ou faibles : très fortes, en général, quand il s’agit de documents modernes, souvent très faibles quand il s’agit de documents anciens. Il en est de postiches, collées sur des œuvres insignifiantes pour en rehausser la valeur, ou sur des œuvres considérables pour glorifier quelqu’un, ou bien avec l’intention de mystifier la postérité, ou pour cent autres motifs, qu’il est aisé d’imaginer
I. Le principal instrument de la critique de provenance est l’analyse interne du document considéré, faite en vue d’y relever tous les indices propres à renseigner sur l’auteur, sur le temps et sur le pays où il a vécu.
On examine d’abord l’écriture du document : saint Bonaventure est né en 1221 ; si des poèmes attribués à saint Bonaventure se lisent dans des manuscrits exécutés au eee
L’analyse interne d’un document, pourvu qu’elle soit faite avec soin, fournit en général des notions suffisantes sur sa provenance. La comparaison méthodique entre les divers éléments des documents analysés et les éléments correspondants des documents similaires dont la provenance est certaine a permis de démasquer un très grand nombre de faux
On complète et on vérifie les résultats obtenus par l’analyse interne en recueillant tous les renseignements extérieurs , relatifs au document soumis à la critique, qui peuvent se trouver dispersés dans des documents de la même époque ou plus récents : citations, détails biographiques sur l’auteur, etc. Il est quelquefois significatif qu’il n’existe aucun renseignement de ce genre : le fait qu’un soi-disant diplôme mérovingien n’ai été cité par personne avant le ee
II. Nous avons envisagé jusqu’ici le cas le plus simple, où le document considéré est l’ouvrage d’un seul auteur. Mais de nombreux documents ont reçu, à différentes époques, des additions qu’il importe de distinguer du texte primitif, afin de ne pas attribuer à X, auteur du texte, ce qui est d’Y ou de Z, ses collaborateurs imprévus
Les interpolations et les continuations se distinguent sans effort, au cours des opérations nécessaires pour restituer la teneur d’un document dont il existe plusieurs exemplaires, lorsque quelques‑uns de ces exemplaires reproduisent le texte primitif, antérieur à toute addition. Mais si tous les exemplaires remontent à des copies déjà interpolées ou continuées, il faut recourir à l’analyse interne. Le style de toutes les parties du document est‑il uniforme ? le même esprit y règne‑t‑il d’un bout à l’autre ? n’y a‑t‑il pas des contradictions, des hiatus dans la suite des idées ? — En pratique, lorsque les continuateurs et les interpolateurs ont eu une personnalité et des intentions tranchées, on réussit, au moyen de l’analyse, à isoler le document primitif comme avec des ciseaux. Mais, lorsque tout est flou, on n’aperçoit pas bien les points de suture ; en ce cas il est plus sage de l’avouer que de multiplier les hypothèses.
III. L’œuvre de la critique de provenance n’est pas achevée ee
Il appartient à la critique de provenance de discerner, autant que possible, les sources dont se sont servis les auteurs de documents.
Le problème a résoudre ici n’est pas sans analogie avec celui de la restitution des textes, dont il a été parlé plus haut. Dans
Les examinateurs qui corrigent les compositions des candidats au baccalauréat ont quelquefois à s’apercevoir que les « copies » de deux candidats (placés l’un à côté de l’autre) ont un air de famille. S’il leur plaît de rechercher quelle est celle dont l’autre dérive, ils le reconnaissent aisément, en dépit des petits artifices (modifications légères, amplifications, résumés, additions, suppressions, transpositions) que le plagiaire a multipliés pour dépister les soupçons. Leurs erreurs communes suffisent à dénoncer les deux coupables ; des maladresses, et surtout les erreurs propres au plagiaire qui ont leur source dans une particularité de la copie du complaisant, révèlent le plus coupable. — De même, soient deux documents anciens : quand l’auteur de l’un à copié l’autre sans intermédiaire, il est en général très aisé d’établir la filiation ; que l’on abrège ou que l’on délaie, on se trahit presque toujours, en plagiant, par quelque endroit
Quand trois documents sont apparentés, leurs relations mutuelles sont déjà, en certains cas, plus difficiles à spécifier. Soient A, B et C. Supposons que A soit la source commune : il est possible que A ait été copié séparément par B et par C ;
Les résultats de la critique de provenance, en tant qu’elle s’applique à établir la filiation des documents, sont de deux sortes. — D’une part, elle reconstitue des documents perdus. Deux chroniqueurs, B et C, ont‑ils utilisé, chacun de leur côté, une source commune, X, qui ne se retrouve pas ? Il sera possible de ce faire une idée de X en détachant et en recollant les extraits encastrés dans B et dans C, tout de même que l’on se fait une idée d’un manuscrit perdu en rapprochant les copies partielles qui en ont été conservées. — D’autre part, la critique de provenance ruine l’autorité d’une foule de documents « authentiques », c’est‑à‑dire non suspects de falsification, en prouvant qu’ils sont dérivés, qu’ils valent ce que valent leurs sources, et que, quand ils embellissent leurs sources par
IV. La critique de provenance garantit les historiens d’erreurs énormes. Les résultats qu’elle obtient sont saisissants. Les services qu’elle a rendus en éliminant des documents faux, en dénonçant de fausses attributions, en déterminant les conditions où sont nés des documents que le temps avait défigurés et en les rapprochant de leurs sources
On a raison : mais il ne faut pas se contenter de cette forme de la critique, et il ne faut pas en abuser.
Il ne faut pas s’en contenter. — La critique de provenance, comme celle de restitution, est préparatoire, et ses résultats sont négatifs. Elle aboutit en dernière analyse à éliminer des documents qui n’en sont pas et qui auraient fait illusion : voilà tout. « Elle apprend à ne pas employer de mauvais documents, elle n’apprend pas à tirer parti des bons
Ce n’est donc pas toute « la critique historique » ; c’en est seulement une assise
Quiconque étudie un point d’histoire est obligé de classer préalablement ses sources. Mettre en ordre, d’une manière rationnelle et commode à la fois, les matériaux vérifiés avant de s’en servir, est une partie en apparence très humble, en réalité très importante, de la profession d’historien. Ceux qui ont appris à le faire s’assurent par cela seul un avantage marqué : ils se donnent moins de mal et obtiennent des résultats meilleurs ; les autres gaspillent leur temps, leurs peines : il arrive qu’ils soient étouffés sous les notes, les extraits, les copies, les paperasses accumulés en désordre par eux‑mêmes. Qui donc a parlé de ces gens affairés qui remuent, toute leur vie, des moellons, sans savoir où les poser, et qui soulèvent, ce faisant, des flots de poussière aveuglante ?
I. Ne nous dissimulons pas que, ici comme ailleurs, le premier mouvement, le mouvement naturel, n’est pas le bon. Le premier mouvement de la plupart des hommes, quand il
D’autres personnes comprennent très bien les avantages d’un classement systématique ; elles se proposent en conséquence de recueillir les textes qui les intéressent dans des cadres tracés d’avance. A cet effet, elles prennent des notes dans des cahiers, dont chaque page a été munie, à l’avance, d’une rubrique. Ainsi se trouvent rapprochés tous les textes de même espèce. — Ce système laisse à désirer, car les intercalations sont incommodes, et le cadre de classement, une fois adopté, est rigide : il est difficile de l’amender. Beaucoup de bibliothécaires rédigeaient jadis leurs catalogues de cette manière, qui est aujourd’hui condamnée.
Un procédé plus barbare encore ne sera mentionné que par prétérition. Il consiste à enregistrer simplement les documents dans sa mémoire, sans en prendre note par écrit. On l’a employé. Des historiens, doués d’une mémoire excellente et, d’ailleurs, paresseux, se sont passé cette fantaisie : le résultat a été que la plupart de leurs citations et de leurs références sont inexactes. La mémoire est un appareil d’enregistrement très délicat, mais si peu précis, qu’une pareille audace est sans excuse.
Le système des fiches n’est pas sans quelques inconvénients. Chaque fiche doit être munie de références précises à la source où le contenu en a été puisé ; par conséquent, si l’on analyse un document en cinquante fiches distinctes, il faudra répéter cinquante fois les mêmes références. D’où une légère augmentation d’écritures : c’est certainement à cause de cette complication infime que quelques personnes s’obstinent à préférer la méthode si défectueuse des cahiers. — De plus, à cause de leur mobilité même, les fiches, feuilles volantes, sont exposées à s’égarer et lorsqu’une fiche est perdue, comment la remplacer ? on ne s’aperçoit même pas qu’elle a disparu ; s’en apercevrait‑on par hasard que le seul remède serait de recommencer, de fond en comble, toutes les opérations déjà faites. — A la vérité, des précautions très simples, que l’expérience a suggérées, mais que ce n’est pas ici le lieu d’exposer en détail, permettent de réduire au minimum les inconvénients du système. On recommande d’employer des fiches de dimension uniforme, résistantes ; de les classer au plus tôt, dans des
Après avoir recueilli les documents, soit in extenso, soit en abrégé, sur des fiches ou sur des feuillets mobiles, on les classe. Dans quels cadres ? suivant quel ordre ? Il est clair que c’est une question d’espèces et que la prétention de formuler des règles pour tous les cas ne serait pas raisonnable. Mais voici quelques observations générales.
II. Distinguons le cas de l’historien qui classe des documents vérifiés en vue d’une œuvre historique, et celui de l’érudit qui compose un « regeste ». Regestes (de regerere , consigner par écrit) et Corpus sont des collections, méthodiquement classées, de documents historiques. Les documents sont reproduits in extenso dans un corpus , analysés et décrits dans un « regeste ».
Corpus et regestes sont destinés à aider les travailleurs dans la collection des documents. Des érudits se dévouent à effectuer, une fois pour toutes, des besognes de recherche et de classement dont le public, grâce à eux, sera, par la suite, dispensé.
Les documents peuvent être groupés d’après leur date, d’après leur lieu d’origine, d’après leur contenu, d’après leur Voir J. G. Droysen , Précis de la science de l’histoire , p. 25. « Le classement critique n’a pas à se préoccuper uniquement du point de vue de la chronologie... Plus sont variés les points de vue sous lesquels la critique s’entend à grouper les matériaux, plus aussi sont fermes les points indiqués par l’intersection des lignes. On a renoncé maintenant à grouper des documents en corpus et en regestes, comme on le faisait autrefois, parce qu’ils ont le caractère commun d’être inédits, ou bien, au contraire, de ne pas l’être. Jadis, les compilateurs d’Analecta, de Relliquiæ manuscriptorum , de « trésors d’anecdota »
, de spicilèges, etc., publiaient tous les documents d’un certain genre qui avaient le caractère commun d’être inédits et de leur paraître intéressants; au contraire Georgisch (Regesta chronologico ‑diplomatica) , Bréquigny (Table chronologique des diplômes, chartes et actes imprimés concernant l’histoire de France) , Wauters (Table chronologique des chartes et diplômes imprimés concernant l’histoire de la Belgique) , ont classé ensemble tous les documents d’une certaine espèce qui avaient le caractère commun d’avoir été imprimés.
Quel que soit le compartiment choisi, de deux choses l’une : ou bien les documents que l’on a l’intention de classer à l’intérieur de ce compartiment sont datés, ou ils ne le sont pas.
S’ils sont datés, comme le sont, par exemple, les chartes émanées de la chancellerie d’un prince, on aura pris soin de placer en tête de chaque fiche la date (ramenée au comput moderne) du document qui s’y trouve inscrit. Rien ne sera donc plus facile que de classer, par ordre chronologique, toutes les fiches, c’est‑à‑dire tous les documents, qui auront été réunis. Le classement chronologique s’impose, en principe, dès qu’il est possible. — Il n’y a qu’une difficulté, toute pratique. Même dans les cas les plus favorables, quelques documents ont perdu accidentellement leurs dates ; ces dates, l’auteur du regeste est tenu de les restituer, ou d’essayer de le
Si les documents ne sont pas datés, il faut opter entre l’ordre alphabétique, l’ordre géographique et l’ordre systématique. — L’histoire du Corpus des inscriptions latines est là pour montrer que ce n’est pas toujours facile. « L’ordre des dates était impossible, attendu que la plupart des inscriptions ne sont pas datées. Depuis Smetius, on divisait en classes, c’est‑à‑dire qu’on distinguait selon leur contenu, et sans égard à leur provenance, les inscriptions religieuses, sépulcrales, militaires, poétiques, celles qui ont un caractère public et d’autres qui ne concernent que des particuliers, etc. Boeckh, bien qu’il eût préféré, pour son Corpus inscriptionum græcarum , l’ordre géographique, était d’avis que l’ordre des matières, adopté jusque‑là, était le seul possible dans un Corpus latin... »
[Ceux‑là même qui proposaient, en France, l’ordre géographique] « voulaient faire une exception pour les textes relatifs à l’histoire générale d’un pays, et sans doute de l’Empire ; en 1845 , Zumpt défendit un système éclectique de ce genre, très compliqué. En 1847 , Th. Mommsen n’admettait encore l’ordre géographique que pour les inscriptions des municipes, et, en 1852 , quand il publia les Inscriptions du royaume de Naples, il n’avait pas entièrement changé d’avis. C’est seulement quand il fut chargé de la publication du C.I.L. par l’Académie de Berlin que, instruit par l’expérience, il rejeta même les exceptions proposées par Egger pour l’histoire générale d’une province, et crut devoir s’en tenir à l’ordre géographique pur
Cependant, vu le caractère des documents épigraphiques, l’ordre des lieux était évidemment le seul rationnel. On l’a amplement démontré depuis cinquante ans ; mais les collectionneurs d’inscriptions n’en sont tombés d’accord qu’après deux siècles de tentatives en sens contraire. Pendant deux siècles, on a fait des recueils d’inscriptions latines sans voir que « Classer les inscriptions d’après les matières dont elles traitent, c’est éditer Cicéron en découpant
; que « les monuments épigraphiques appartenant au même territoire, placés les uns à côté des autres, s’expliquent mutuellement »
; et enfin que « s’il est à peu près impraticable de ranger par ordre de matières cent mille inscriptions qui presque toutes se rattachent à plusieurs catégories, au contraire chaque monument n’a qu’une place, et une place bien déterminée, dans l’ordre géographique
.
L’ordre alphabétique est très commode lorsque l’ordre chronologique et l’ordre géographique ne conviennent pas. Il y a des documents, comme les sermons, les hymnes et les chansons profanes du moyen âge, qui ne sont datés avec précision ni du temps, ni du lieu. On les classe par ordre alphabétique d’incipit , c’est‑à‑dire suivant l’ordre alphabétique des premiers mots de chacun d’euxe
L’ordre systématique, ou didactique, n’est pas à recommander pour la composition des corpus ou des regestes. Il est toujours arbitraire, entraîne des répétitions et des confusions inévitables. D’ailleurs, il suffit de joindre aux collections disposées suivant l’ordre chronologique, géographique ou alphabétique, de bonnes « tables des matières » pour les mettre en état de rendre tous les services que rendraient des recueils systématiques. — Une des principales règles de l’art de fabriquer les corpus et les regestes (« le grand art des Corpu s », parvenu dans la seconde moitié du e
Les faiseurs de corpus et de regestes recueillent et classent pour autrui des documents qui ne les intéressent pas directement, ou, du moins, qui, tous , ne les intéressent pas, et s’absorbent dans ce labeur. Les travailleurs ordinaires, eux, ne recueillent et ne classent que les matériaux utiles pour leurs études particulières. De là, des différences. Par exemple, l’ordre systématique, arrêté d’avance, qui est si peu recommandable pour les grandes collections, fournit souvent à ceux qui travaillent pour leur propre compte, en vue de composer des monographies, un cadre de classement préférable à tout autre. Mais on se trouvera toujours bien d’observer les habitudes matérielles dont l’expérience a enseigné la valeur aux compilateurs de profession : en tête de chaque fiche, inscrire, s’il y a lieu, la date, et, en tout cas, une rubrique
La critique d’érudition tout entière n’inspire que du dédain au gros public, vulgaire et superficiel. Quelques‑uns de ceux qui s’y livrent sont disposés, au contraire, à la glorifier. Mais il y a un juste milieu entre cet excès d’honneur et cette indignité.
L’opinion brutale des gens qui prennent en pitié et qui raillent les analyses minutieuses de la critique externe ne mérite guère, en vérité, d’être réfutée. Il n’y a qu’un argument pour établir la légitimité et pour inspirer le respect des labeurs obscurs de l’érudition, mais il est décisif : c’est qu’ils sont indispensables. Sans érudition, pas d’histoire. Cet argument, facile à développer, l’a été souvent, et récemment encore par M. Bédier, dans la Revue des Deux Mondes, 15 fév . 1894, p. 932 et suiv. Quelques personnes admettent volontiers que les travaux d’érudition sont utiles, mais, agucées, se demandent si « la recension d’un texte » ou « le déchiffrement d’un parchemin gothique » est « l’effort suprême de l’esprit humain » , et si les facultés intellectuelles que suppose l’exercice de la critique externe méritent ou ne méritent pas « ce que l’on mène de bruit autour de ceux qui les possèdent » . Les pièces d’une polémique sur cette question, évidemment dépourvue d’importance, entre M. Brunetière, qui conseillait aux érudits la modestie, et M. Boucherie, qui insistait sur les motifs que les érudits ont d’être fiers, se trouvent dans la Revue des langues romanes, 1880, t. I et II. Non sunt contemnenda quasi parva, dit saint Jérôme, sine quibus magna constare non possunt
« Ne fût ‑ce qu’en vue de la sévère discipline de l’esprit je ferais peu de cas du philosophe qui n’aurait pas travaillé, au moins une fois en sa vie, à éclaircir quelque point spécial.. »
(L’Avenirde la science, p. 136 .)
Non seulement il n’est pas, en théorie, obligatoire que les personnes dont c’est l’intention de faire des synthèses historiques aient elles‑mêmes approprié les matériaux sur lesquels elles opèrent ; mais on est en droit de se demander, et on s’est souvent demandé, si cela est avantageux« all the preliminary grubbing for himself »
, J. M. Robertson , Buckle and his cretics (London, 1895, in ‑8).« Il est impossible d’écrire l’histoire d’après des documents que l’on est tenu de mettre soi-même en état d’être utilisés. »
Jadis les professions d’érudit » et d’historien » étaient, en effet, très nettement distinctes. Les « historiens » cultivaient le genre littéraire, pompeux et vide, que l’on appelait alors « l’histoire », sans se tenir au courant des travaux effectués par les érudits. Les érudits, de leur côté, posaient, par
En pratique, voici comment les choses se passent. — Quelle que soit la partie de l’histoire que l’on se propose d’étudier, trois cas seulement peuvent se présenter. Ou bien les sources ont déjà été purifiées et classées ; ou bien l’élaboration préalable des sources, qui n’a jamais été faite ou qui ne l’a été qu’en partie, ne présente pas de grandes difficultés ; ou bien les sources à employer sont très troubles, et des travaux considérables d’appropriation sont indiqués. — Soit dit en passant, il n’y a, naturellement, aucune relation entre l’importance intrinsèque des sujets et la quantité d’opérations préalables qu’il faut exécuter avant de les traiter : des sujets du plus haut intérêt, par exemple l’histoire des origines et des premiers développements du christianisme, n’ont pu être abordés convenablement qu’après des enquêtes d’érudition qui ont
Dans les deux premiers cas, la question de l’opportunité d’une division du travail ne se pose pas. Mais considérons le troisième. Un bon esprit constate que les documents nécessaires pour traiter un point d’histoire sont en très mauvais état, dispersés, abîmés, peu sûrs. Dès lors, il doit choisir : ou bien il abandonne le sujet, n’ayant aucun goût pour des opérations matérielles qu’il sait nécessaires, mais dont il prévoit qu’elles absorberaient son activité tout entière ; ou bien il se décide à entamer les travaux critiques préparatoires, sans se dissimuler qu’il n’aura probablement pas le temps de mettre lui-même en œuvre les matériaux qu’il aura vérifiés, et qu’il va travailler par conséquent pour l’avenir, pour autrui. Notre homme, s’il prend ce dernier parti, devient, comme malgré lui, érudit de profession. — Rien n’empêche, il est vrai, a priori, que ceux qui font de vastes collections de textes et qui donnent des éditions critiques se servent de leurs propres regestes et de leurs propres éditions pour écrire l’histoire ; et nous voyons en effet que plusieurs hommes se sont partagés entre les besognes préparatoires de la critique externe et les travaux plus relevés de la construction historique : il suffit de nommer Waitz, Mommsen, Hauréau. Mais de telles combinaisons sont fort rares, pour plusieurs raisons. La première de ces raisons, c’est que la vie est courte : il y a tels catalogues, telles éditions, tels regestes de grande dimension dont la confection est matériellement si laborieuse qu’elle épuise toutes les forces du travailleurs le plus zélé. La seconde, c’est que les besognes d’érudition ne sont pas, pour beaucoup de gens, sans charme ; presque tout le monde y trouve, à la longue, une douceur singulière ; et plusieurs s’y sont confinés qui auraient pu, à la rigueur, faire autrement.
Est‑il bon, en soi, que des travailleurs se confinent, « Du moment où il est bien convenu que l’érudition n’a de valeur qu’en vue de ses résultats, on ne peut pousser trop loin la division du travail scientifique
, et l’avancement des sciences historiques est corrélatif à la spécialisation de plus en plus étroite des travailleurs. S’il était possible naguère que le même homme se livrât successivement à toutes les opérations historiques, c’est que le public compétent n’avait pas de grandes exigences : on réclame aujourd’hui de ceux qui font la critique des documents des soins minutieux, une perfection absolue, qui supposent une habileté
Mais rien ne justifie mieux la répartition des travailleurs en « érudits » et en « historiens » (et celle des érudits entre les diverses spécialités de la critique d’érudition) que la circonstance suivante : certains individus ont une vocation naturelle pour certaines besognes spéciales. L’une des principales raisons d’être de l’enseignement supérieur des sciences historiques est justement, à notre avis, que la scolarité universitaire permet aux maîtres (supposés gens d’expérience) de distinguer chez les étudiants, ou bien les germes d’une vocation d’érudit, ou bien l’inaptitude foncière aux travaux d’érudition« c’est par des efforts individuels que le but (l’habileté critique) peut être atteint par les étudiants, a très bien dit G. Waitz dans un discours académique ; la part qui revient au maître dans cette œu vre est petite... »
(Revue critique, 1874, II, p. 232.)
Examinons les dispositions naturelles qui habilitent, et les
I. La condition primordiale pour bien faire les travaux d’érudition, c’est de s’y plaire. — Or les hommes qui ont reçu des dons exceptionnels de poètes et de penseurs, en un mot de créateurs, s’accommodent assez mal des petites besognes techniques de la critique préparatoire : ils se gardent bien de les dédaigner, ils les honorent au contraire, s’ils sont clairvoyants, mais ils ne s’y livrent guère, crainte de couper, comme on dit, des cailloux avec un rasoir. « Je ne suis pas d’humeur, écrivait Leibniz à Basnage, qui l’avait exhorté à composer un immense Corpus des documents inédits et imprimés relatifs à l’histoire du droit des gens, je ne suis pas d’humeur à faire le transcripteur… Et ne pensez‑vous pas que vous me donnez un conseil semblable à celui d’une personne qui voudrait marier son ami à une méchante femme ? Car c’est marier un homme que de l’engager dans un ouvrage qui l’occuperait toute sa vie
Et Renan, parlant de ces « immenses travaux » préalables « qui ont rendu possibles les recherches de la haute critique » et les essais de construction historique, dit : « Celui qui, avec des besoins intellectuels plus excités [que ceux des auteurs de ces travaux], ferait maintenant un tel acte d’abnégation, serait un héros
. Quoique Renan ait dirigé la publication du Corpus inscriptionum semiticarum , et quoi que Leibniz soit l’éditeur des Scriptores rerum Brunsvicensium , ni Leibniz, ni Renan, ni leurs pairs, n’ont eu, fort heureusement, l’héroïsme de sacrifier à l’érudition pure des facultés supérieures.
Hormis les hommes supérieurs (et ceux, infiniment plus nombreux, qui, à tort, se croient tels), presque tout le monde, nous l’avons dit, trouve à la longue de la douceur aux minuties de la critique préparatoire. C’est que l’exercice de cette « Plus nous avons rencontré d’embarras dans la voie où nous étions engagé, dit M. Hauréau, plus l’entreprise nous a souri. Ce genre de labeur qu’on appelle la bibliographie [la critique de provenance, principalement au point de vue de la pseudépigraphie] ne saurait prétendre aux glorieux suffrages du public,… mais il a beaucoup d’attrait pour celui qui s’y consacre. Oui, sans doute, c’est une humble étude, mais combien d’autres compensent la peine qu’elles donnent en permettant de dire aussi souvent : J’ai trouvé
Julien Haver, « déjà connu des savants de l’Europe »
, se distrayait « à des amusettes en apparence frivoles, comme de deviner un mot carré ou de déchiffrer un cryptogramme
. Instincts profonds, et, malgré les perversions puériles ou ridicules qu’ils présentent chez quelques individus, hautement bienfaisants ! Après tout, ce sont des formes, les formes les plus rudimentaires, de l’esprit scientifique. Ceux qui en sont dépourvus n’ont rien à faire dans le monde des érudits. Mais les candidats aux recherches d’érudition seront toujours très nombreux ; car les travaux
Mais il ne suffit point de s’y plaire pour réussir dans les travaux d’érudition. Des qualités sont nécessaires, « auxquelles la volonté ne supplée pas »
. Quelles qualités ? Ceux qui se sont posé cette question ont répondu vaguement : « Des qualités plutôt morales qu’intellectuelles, la patience, la probité de l’esprit... »
. Ne serait‑il pas possible de préciser davantage ?
Des jeunes gens qui n’éprouvent pour les travaux de critique externe aucune répugnance a priori , ou même qui seraient disposés à les préférer, en sont — c’est un fait d’expérience — totalement incapables. La chose n’aurait rien d’embarrassant s’ils étaient par ailleurs atteints de débilité intellectuelle, car leur incapacité à cet égard ne serait qu’une manifestation de leur imbécillité générale ; ou s’ils n’avaient jamais subi d’apprentissage technique. Mais il s’agit d’hommes instruits et intelligents, plus intelligents parfois que d’autres, qui sont indemnes de la tare en question. Ce sont eux dont on entend dire : « Il travaille mal, il a le génie de l’inexactitude. »
Leurs catalogues, leurs éditions, leurs regestes, leurs monographies fourmillent d’imperfections et n’inspirent point de sécurité : quoi qu’ils fassent, ils n’arrivent jamais, je ne dis pas à une correction absolue, mais à un degré de correction honorable. Ils sont atteints de la « maladie de l’inexactitude », dont l’historien anglais Froude présente un cas très célèbre, vraiment typique. J. A. Froude était un écrivain très bien doué, mais sujet à ne rien affirmer qui ne fût entaché d’erreur ; on a dit de lui qu’il était consitutionnally inaccurate. Par exemple, il avait visité la ville d’Adélaïde, en Australie : « Je vis, dit‑il, à nos pieds, dans la plaine, traversée par un fleuve, une ville de 150 000 habitants dont pas un n’a jamais connu et ne connaîtra jamais, la moindre inquiétude au sujet du retour régulier de ses trois repas par jour »
; or Adélaïde est
La maladie de Froude ne paraît pas avoir été jamais étudiée par les psychologues ; et sans doute n’est‑elle point, du reste, une entité nosologique spéciale. Tout le monde commet des erreurs (par « légèreté », « inadvertance », etc.). Ce qui est anormal, c’est d’en commettre beaucoup, constamment, malgré l’effort le plus persévérant pour être exact. Ce phénomène est lié probablement à un affaiblissement de l’attention et à une excessive activité de l’imagination involontaire (ou subconsciente) que la volonté du sujet, instable et peu vigoureuse, ne contrôle pas assez. L’imagination involontaire se mêle aux opérations intellectuelles pour les fausser : c’est elle qui comble, par des conjectures, les lacunes de la mémoire, grossit et atténue les faits réels, les confond avec ce qui est d’invention pure, etc. La plupart des enfants dénaturent tout de la sorte, par des à peu près ; ils ont de la peine à devenir exacts et scrupuleux, c’est‑à‑dire à maîtriser leur imagination. Beaucoup d’hommes ne cessent jamais, à cet égard, d’être enfants.
Quoi qu’il en soit des causes psychologiques de la maladie de Froude, l’homme le plus sain, le mieux équilibré, est exposé
Quelle que soit la spécialité qu’il choisit dans le domaine de l’érudition, l’érudit doit avoir de la prudence, une force singulière d’attention et de volonté ; de plus, une tournure d’esprit spéculative, un désintéressement complet et peu de goût pour l’action, car il doit avoir pris son parti de travailler en vue de résultats lointains et problématiques, et presque toujours pour autrui. — Pour la critique des textes et pour la critique des sources, l’instinct du déchiffreur de problèmes, c’est‑à‑dire un esprit agile, ingénieux, fécond en hypothèses, prompt à saisir et même à « deviner » des rapports, est, en outre, très utile. — Pour les besognes de description et de compilation (inventaires, catalogues, corpus , regestes),
II. Comme les exercices d’érudition conviennent à merveille au tempérament d’un très grand nombre d’Allemands, l’œuvre de l’érudition allemande au e« Alles, was du durch jenen Bogenpfeiler erkennst, alles ist Frankfurter Land
Nous distinguons, quant à nous, trois risques professionnels auxquels les érudits sont exposés : le dilettantisme, l’hypercritique et l’impuissance.
L’impuissance. L’habitude de l’analyse critique a sur certaines intelligences une action dissolvante et paralysante. Des hommes, naturellement timorés, constatent que, quelque soin qu’ils apportent à la critique, à la publication et au classement des documents, ils laissent aisément échapper de menues erreurs ; et, de ces menues erreurs, leur éducation critique leur a inspiré l’horreur, la terreur. Constater des malpropretés de ce genre dans un travail signé d’eux, lorsqu’il est trop tard pour les effacer, leur cause une souffrance aiguë. Ils en
L’hypercritique. C’est l’excès de critique qui aboutit, aussi bien que l’ignorance la plus grossière, à des méprises. C’est l’application des procédés de la critique à des cas qui n’en sont pas justiciables. L’hypercritique est à la critique ce que la finasserie est à la finesse. Certaines gens flairent des rébus partout, même là où il n’y en a pas. Ils subtilisent sur des textes clairs au point de les rendre douteux, sous prétexte de les purger d’altérations imaginaires. Ils distinguent des traces de truquage dans des documents authentiques. État d’esprit singulier ! à force de se méfier de l’instinct de crédulité, on se prend à tout soupçonner
Le dilettantisme. Les érudits de vocation et de profession ont une tendance à considérer la critique externe des documents comme un jeu d’adresse, difficile, mais intéressant (tel, le jeu d’échecs) en raison même de la complication de ses
Les dilettantes défendent le dilettantisme par des arguments assez plausibles. D’abord, disent‑ils, tout est important ; en histoire, pas de document qui n’ait du prix : « Aucune œuvre scientifique n’est stérile, aucune vérité n’est inutile à la science... ; il n’y a pas, en histoire, de petit sujet »
; par conséquent, « ce n’est point la nature du sujet qui fait la valeur d’un travail, c’en est la méthode
. Ce qui importe, en histoire, ce ne sont pas « les notions que l’on entasse, c’est la gymnastique du cerveau, l’habitude intellectuelle, l’esprit scientifique en un mot »
. A supposer même qu’il y ait, entre les données historiques, une hiérarchie d’importance, personne n’est en droit de déclarer a priori qu’un document est « inutile ». Quel est donc, en ces matières, le criterium de l’utilité ? Combien de textes ont été, pendant longtemps, dédaignés, qu’un changement de point de vue ou de nouvelles découvertes ont brusquement mis en relief : « Toute exclusion est téméraire : il n’y a pas de recherche que l’on puisse décréter par avance frappée de stérilité. Ce qui n’a pas de
Un jour viendra peut‑être où, la science étant constituée, des documents et des faits indifférents pourront être jetés par-dessus bord ; mais nous ne sommes pas aujourd’hui en état de distinguer le superflu du nécessaire, et la ligne de démarcation sera toujours, selon toute vraisemblance, difficile à tracer. — Cela justifie les travaux les plus spéciaux, et, en apparence, les plus vains. — Et qu’importe, au pis aller, s’il y a du travail gâché ? « C’est la loi de la science, comme de toutes les œuvres humaines »
, comme de toutes les œuvres de la nature, « de s’esquisser largement et avec un grand entourage de superflu »
.
Nous n’entreprendrons pas de réfuter ces considérations, dans la mesure où elles peuvent l’être. Aussi bien M. Renan, qui a plaidé, sur ce point, le pour et le contre avec une égale vigueur, a clos définitivement le débat en ces termes : « On peut dire qu’il y a des recherches inutiles, en ce sens qu’elles absorbent un temps qui serait mieux employé à des sujets plus sérieux… Bien qu’il ne soit pas nécessaire que l’ouvrier ait la connaissance parfaite de l’œuvre qu’il exécute, il serait pourtant à souhaiter que ceux qui se livrent aux travaux spéciaux eussent l’idée de l’ensemble qui, seul, donne du prix à leurs recherches. Si tant de laborieux travailleurs auxquels la science moderne doit ses progrès eussent eu l’intelligence philosophique de ce qu’ils faisaient, que de moments précieux ménagés !… On regrette vivement cette immense déperdition de forces humaines, qui a lieu par l’absence de direction et faute d’une conscience claire du but à atteindre
Le dilettantisme est incompatible avec une certaine élévation de pensée et avec un certain degré de « perfection morale », mais non pas avec le mérite technique. Quelques critiques, et des plus accomplis, sont de simples praticiens, et n’ont jamais réfléchi aux fins de l’art qu’ils exercent. — On aurait tort d’en conclure, cependant, que le dilettantisme n’est
L’idée de parer aux périls du dilettantisme par une « organisation » rationnelle « du travail » est déjà ancienne. On parlait déjà couramment, il y a cinquante ans, de « contrôle », de « concentration des forces » dispersées : on rêvait de « vastes ateliers » organisés sur le modèle de ceux de la grande industrie moderne, où les travaux préparatoires de l’érudition seraient exécutés en grand, au mieux des intérêts de la science. Dans presque tous les pays, en effet, les Gouvernements (par l’intermédiaire de Comités et de Commissions historiques), les Académies et les Sociétés savantes ont travaillé de nos jours, comme l’avaient fait, sous l’ancien régime, les congrégations monastiques, à grouper les érudits de profession pour de vastes entreprises collectives et à coordonner leurs efforts. Mais l’embrigadement des spécialistes de la critique externe au service et sous la surveillance des hommes compétents souffre de grandes difficultés matérielles. Le problème de l’ organisation du travail scientifique » est encore à l’ordre du joure
III. Leur orgueil et leur excessive âpreté dans les jugements qu’ils portent sur les travaux de leurs confrères sont souvent reprochés aux érudits, nous l’avons vu, comme une marque de leur excessive « préoccupation des petites choses », en particulier par des personnes dont les essais ont été sévèrement jugés.
« Il ne faut, disait‑il en parlant de ses travaux, que des yeux et des doigts pour en faire autant et plus »
; il ne blâmait jamais personne, par principe : « Si j’étudie, c’est pour le plaisir de l’étude, et non pour faire peine à autrui non plus qu’à moi-même
Il est certain, cependant, que la plupart des érudits se signalent en public leurs moindres lapsus sans ménagements, parfois d’un ton rogue et dur, et font preuve d’un zèle amer. Mais, amertume et dureté à part, ils n’ont pas tort d’agir ainsi. C’est parce qu’ils ont — comme les « savants » proprement dits, physiciens, chimistes, etc. — un vif sentiment de la vérité scientifique qu’ils ont l’habitude de dénoncer les atteintes à la méthode. Et ils parviennent de la sorte à défendre l’accès de leur profession aux incapables et aux faiseurs, qui naguère y foisonnaient.
Parmi les jeunes gens qui se destinent aux études historiques, quelques‑uns, animés d’un esprit plus commercial que scientifique, grossièrement désireux de succès positifs, se disent in petto : « L’œuvre historique suppose, pour être faite conformément aux règles de la méthode, des précautions et des labeurs infinis. Mais est‑ce que l’on ne voit pas paraître des œuvres historiques dont les auteurs ont péché plus ou moins gravement contre les règles ? Ces auteurs n’en sont‑ils pas moins estimés ? Est‑ce que ce sont toujours les plus consciencieux qui inspirent le plus de considération ? Le savoir‑faire ne peut‑il pas suppléer au savoir ? »
Si le savoir‑faire pouvait, en effet, suppléer au savoir, comme il est plus facile de travailler mal que de travailler bien, et l’important, à leurs yeux, étant de réussir, ils concluraient volontiers que peu importe de travailler mal, pourvu que l’on réussisse. — Pourquoi n’en serait‑il pas, en effet, ici, comme dans la vie, où le succès ne
Vers la fin du Second Empire, en France, il n’y avait pas, en matière de travaux historiques, d’opinion publique éclairée. De mauvais livres d’érudition historique étaient publiés impunément et procuraient même parfois à ceux qui les avaient faits des honneurs illégitimes. C’est alors que les fondateurs de la Revue critique d’histoire et de littérature entreprirent de réagir contre cet état de choses ; qu’ils jugeaient, à bon droit, démoralisant. A cet effet, ils administrèrent aux érudits sans conscience ou sans méthode des corrections publiques, propres à les dégoûter pour toujours de l’érudition. Ils procédèrent à des exécutions mémorables, non pas pour le plaisir, mais avec le ferme propos de créer une censure, et, par conséquent, une justice, par la terreur, dans le domaine des études historiques. Les mauvais travailleurs furent, dès lors, pourchassés, et, sans doute, la Revue n’entama pas profondément les couches épaisses du grand public, mais elle exerça cependant sa police dans un rayon assez étendu pour inculquer bon gré mal gré à la plupart des intéressés l’habitude de la sincérité et le respect de la méthode. Depuis vingt‑cinq ans, l’impulsion qu’elle a donnée s’est propagée au‑delà de toute espérance.
Aujourd’hui, il est devenu très difficile, dans le domaine des études d’érudition, sinon de faire illusion, au moins de faire illusion longtemps. Désormais, dans les sciences historiques comme dans les sciences proprement dites, aucune erreur ne se fonde, aucune vérité ne se perd. Quelques mois, quelques années peuvent s’écouler, à la rigueur, avant qu’une expérience de chimie mal faite ou une édition bâclée soient reconnues pour telles, mais les résultats inexacts, provisoirement acceptés sous bénéfice d’inventaire, sont toujours, tôt ou tard, aperçus, dénoncés, éliminés, et généralement très vite. La théorie des opérations de critique externe est si bien établie, le nombre des spécialistes qui en sont pénétrés est si grand
En effet, les mauvais travailleurs, à la recherche d’un public qui contrôle de moins près que le public des érudits, se réfugient volontiers dans l’exposition historique. Là, les règles de la méthode sont moins évidentes, ou, pour mieux dire, moins connues. Tandis que la critique des textes et la critique des sources sont réduites en forme scientifique, les opérations synthétiques, en histoire, se font encore au hasard. La confusion d’esprit, l’ignorance, la négligence, qui s’accusent si nettement dans les œuvres d’érudition, sont, jusqu’à un certain point, masquées de littérature dans les ouvrages d’histoire, et le grand public, dont l’éducation est mal faite en ces matières, n’en est pas choquée
Ce qui doit persuader ceux qui ne seraient pas sensibles à d’autres considérations de travailler honnêtement en histoire, c’est que le temps est passé, ou peu s’en faut, où l’on pouvait, sans avoir à craindre des désagréments, travailler mal.
La critique est destinée à discerner dans le document ce qui peut être accepté comme vrai. Or le document n’est que le résultat dernier d’une longue série d’opérations dont l’auteur ne nous fait pas connaître le détail. Observer ou recueillir les faits, concevoir les phrases, écrire les mots, toutes ces opérations, distinctes les unes des autres, peuvent n’avoir pas été
Pour être logiquement complète l’analyse devrait reconstituer toutes les opérations que l’auteur a dû faire et les examiner une à une , afin de chercher si chacune a été faite correctement. Il faudrait repasser par tous les actes successifs qui ont produit le document, depuis le moment où l’auteur a vu le fait qui est l’objet du document jusqu’au mouvement de sa main qui a tracé les lettres du document ; ou plutôt il faudrait remonter en sens inverse, échelon par échelon, depuis le mouvement de la main jusqu’à l’observation. Cette méthode serait si longue et si fastidieuse que personne n’aurait le temps ni la patience de l’appliquer.
La critique interne n’est pas, comme la critique externe, un instrument qu’on puisse manier pour le plaisir de le manier
1° l’analyse du contenu du document et la critique positive d’interprétation, nécessaires pour s’assurer de ce que l’auteur a voulu dire ; 2° l’analyse des conditions où le document s’est produit et la critique négative, nécessaires pour contrôler les dires de l’auteur. Encore ce dédoublement du travail critique n’est‑il pratiqué que par une élite. La tendance naturelle, même des historiens qui travaillent avec méthode, est de lire le texte avec la préoccupation d’y trouver directement des renseignements, sans penser à se représenter exactement ce que l’auteur a eu dans l’esprit Fustel de Coulanges explique très clairement le danger de cette méthode . « Quelques érudits commencent par se faire une opinion... et ce n’est qu’après cela qu’ils lisent les textes. Ils risquent fort de ne pas les comprendre ou de les comprendre à faux. C’est qu’en effet entre le texte et l’esprit prévenu qui le lit il s’établit une sorte de conflit inavoué; l’esprit se refuse à saisir ce qui est contraire à son idée, et le résultat ordinaire de ce conflit n’est pas que l’esprit se rende à l’évidence du texte, mais plutôt que le texte cède, plie et s’accommode à l’opinion préconçue par l’esprit... Mettre ses idées personnelles dans l’étude des textes, c’est la méthode subjective. On croit regarder un objet, et c’est sa propre idée que l’on regarde. On croit observer un fait, et ce fait prend tout de suite la couleur et le sens que l’esprit veut qu’il ait. On croit lire un texte et les phrases de ce texte prennent une signification particulière suivant l’opinion antérieure qu’on s’en était faite. Cette méthode subjective est ce qui a jeté le plus de trouble dans l’histoire de l’époque mérovingienne... C’est qu’il ne suffisait pas de lire les textes, il fallait les lire avant d’avoir arrêté sa conviction. » ( Monarchie franque , p. 31.) — Pour la même raison Fustel condamnait la prétention de lire un document à travers un autre document; il protestait contre l’usage d’expliquer la Germanie de Tacite par les Lois barbares. Voir dans la Revue des questions historiques, 1887, t. I , la leçon de méthode , De l’analyse des textes historiques , donnée à propos d’un commentaire de Grégoire de Tours par M. Monod. « C’est par l’analyse exacte de chaque document que l’historien doit commencer son travail... L’analyse d’un texte... consiste à établir le sens de chaque mot, à dégager la vraie pensée de celui qui a écrit... Au lieu de chercher le sens de chaque phrase de l’historien et la pensée qu’il y a mise, il [M. Monod] commente chaque phrase à l’aide de ce qui se trouve ou dans Tacite ou dans la loi salique... Il faut bien s’entendre sur l’analyse. Beaucoup en parlent, peu la pratiquent... Elle doit, par une étude attentive de chaque détail, dégager d’un texte tout ce qui s’y trouve; elle ne doit pas y introduire ce qui ne s’y trouve pas. » — Après avoir lu ces excellents conseils il sera instructif de lire la réponse de M. Monod (dans la Revue historique ); on y verra que Fustel lui-même n’a pas toujours pratiqué la méthode qu’il recommande. e
II. Ici, comme toujours en histoire, la méthode consiste à résister au premier mouvement. Il faut se pénétrer de ce principe, évident mais souvent oublié, qu’un document ne contient que les idées de l’homme qui l’a écrit et il faut se faire une règle de commencer par comprendre le texte en lui-même,
Cette analyse est une opération préalable, séparée et indépendante. L’expérience engage, ici comme pour les travaux d’érudition
Il peut suffire parfois d’avoir analysé le texte mentalement : on n’a pas toujours besoin d’écrire matériellement une fiche d’ensemble ; on se bornera alors à noter les traits dont on croit pouvoir tirer parti. — Mais contre le danger toujours présent de mettre son impression à la place du texte, il n’existe qu’une précaution sûre ; aussi fera‑t‑on bien de l’ériger en règle : s’astreindre à ne faire des extraits ou des analyses partielles d’un document qu’après en avoir fait une analyse d’ensemble
Analyser un document, c’est discerner et isoler toutes les idées exprimées par l’auteur. L’analyse se ramène ainsi à la critique d’interprétation.
L’interprétation passe par deux degrés, le sens littéral et le sens réel.
III. Déterminer le sens littéral d’un texte est une opération linguistique ; aussi a‑t‑on classé la Philologie (Sprachkunde) parmi les sciences auxiliaires de l’histoire. Pour comprendre un texte, il faut d’abord en connaître la langue. Mais la connaissance générale de la langue ne suffit pas. Pour interpréter Grégoire de Tours, ce n’est pas assez de savoir en général
La tendance naturelle est d’attribuer à un même mot le même sens partout où on le rencontre. Instinctivement on traite la langue comme un système fixe de signes. C’est en effet le caractère des signes créés exprès pour l’usage scientifique, l’algèbre, la nomenclature chimique ; là, toute expression a un sens précis, qui est unique, absolu et invariable ; elle exprime une idée analysée et définie exactement et elle n’en exprime qu’une, toujours la même, à quelque endroit qu’elle soit placée, quel que soit l’auteur qui l’emploie. Mais la langue vulgaire, dans laquelle sont écrits les documents, est une langue flottante ; chaque mot exprime une idée complexe et mal définie ; il a des sens multiples, relatifs et variables ; un même mot signifie plusieurs choses différentes ; il prend un sens différent dans un même auteur suivant les autres mots qui l’entourent ; il change de sens d’un auteur à un autre et dans le cours du temps. Vel signifie toujours ou en latin classique, il signifie et à certaines époques du moyen âge ; suffragium , qui veut dire suffrage en latin classique, prend au moyen âge le sens de secours. Il faut donc apprendre à résister à cet instinct qui nous porte à expliquer toutes les expressions d’un texte par le sens classique ou le sens habituel. L’interprétation grammaticale, fondée sur les règles générales de la langue, doit être complétée par l’interprétation historique fondée sur l’examen du cas particulier.
La méthode consiste à établir le sens spécial des mots dans le document ; elle repose sur quelques principes très simples.
1° La langue change par une évolution continue. Chaque époque a sa langue propre qu’on doit traiter comme un système spécial de signes. Pour comprendre un document, on doit donc savoir la langue du temps , c’est‑à‑dire le sens des mots et des tournures à l’époque où le texte a été écrit. — Le sens d’un mot se détermine en réunissant les passages où il est employé : il s’en trouve presque toujours quelqu’un où le reste
Quand la langue était déjà morte pour l’auteur du document et qu’il l’a apprise dans des écrits, — ce qui est le cas des textes latins du bas moyen âge, — il faut prendre garde que les mots peuvent être pris dans un sens arbitraire et n’avoir été choisis que pour faire une élégance : par exemple consul (comte), capite census (censitaire), agellus (grand domaine).
2° L’usage de la langue peut différer d’une région à une autre ; on doit donc connaître la langue du pays où le document a été écrit, c’est‑à‑dire les sens particuliers usités dans le pays.
3° Chaque auteur a une façon personnelle d’écrire, on doit donc étudier la langue de l’auteur , le sens particulier qu’il donnait aux mots
4° Une expression change de sens suivant le passage où elle se trouve ; on doit donc interpréter chaque mot et chaque phrase non pas isolément, mais en tenant compte du sens général du morceau (le contexte). C’est la règle du contexte« Il ne faut jamais isoler deux mots de leur contexte; c’est le moyen de se tromper sur leur signification. »
( Monarchie franque , p. 228, n. 1.)« Je ne parle pas des faux érudits qui citent de seconde main et se donnent tout au plus la peine de vérifier si la phrase qu’ils ont vue citée se trouve bien à l’endroit indiqué. Vérifier les citations est tout autre chose que lire les textes et les deux conduisent souvent à des résultats opposés. »
Revuedes questions historiques, 1887 t. I. — Voir aussi (l’Alleu ..., p. 171 ‑198) la leçon donnée à M. Glasson, à propos de la théorie de la communauté des terres; c’est la discussion de 45 citations étudiées en tenant compte du contexte pour montrer qu’aucune n’a le sens admis par M. Glasson. On peut comparer la réponse: Glasson , les Communaux et le domaine rural à l’époque franque , Paris, 1890.
Ces règles, si on les appliquait avec rigueur, constituerait une méthode exacte d’interprétation, qui ne laisserait presque aucune chance d’erreur, mais qui exigerait une énorme dépense de temps. Quel travail s’il fallait pour chaque mot déterminer par une opération spéciale le sens dans la langue du temps, du pays, de l’auteur et dans le contexte ! C’est le travail qu’exige une traduction bien faite ; on s’y est résigné pour quelques ouvrages antiques d’une grande valeur littéraire ; pour la masse des documents historiques on s’en tient dans la pratique à un procédé abrégé.
Tous les mots ne sont pas également sujets à changer de sens ; la plupart conservent chez tous les auteurs et à toutes les époques un sens à peu près uniforme. On peut donc se contenter d’étudier spécialement les expressions qui, par leur nature, sont exposées à prendre des sens variables : 1° les expressions toutes faites qui, étant fixées, n’évoluent pas de même que les mots dont elles sont composées ; 2° et surtout, les mots qui désignent les choses sujettes par nature à évoluer : classes d’hommes (miles, colonus, servus ) ; — institutions (conventus, justitia, judex ) ; — usages (alleu, bénéfice, élection ) ; — sentiments, objets usuels. Pour tous ces mots il serait imprudent de présumer la fixité de sens ; c’est une précaution indispensable de s’assurer en quel sens ils sont pris dans le texte à interpréter.
« Ces études de mots, dit Fustel de Coulanges, ont une grande importance dans la science historique. Un terme mal
Il lui a suffi en effet d’appliquer méthodiquement la critique d’interprétation à une centaine de mots pour renouveler l’étude des temps mérovingiens.
IV. Après avoir analysé le document et déterminé le sens littéral des phrases, on n’est pas certain encore d’avoir atteint la véritable pensée de l’auteur. Il se peut qu’il ait pris quelques expressions dans un sens détourné ; cela arrive, pour plusieurs motifs très différents : l’allégorie ou le symbole, — la plaisanterie ou la mystification, — l’allusion ou le sous‑entendu, — même la simple figure de langage (métaphore, hyperbole, litote)« à la lettre »
. Darius, dans le monument de Behistoun, foule aux pieds les chefs vaincus; c’est une métaphore. Les miniatures du moyen âge montrent des personnages couchés dans leur lit, une couronne sur la tête: c’est le symbole de leur rang royal, le peintre n’a pas voulu dire qu’ils gardaient leur couronne pour dormir.
La question est logiquement très embarrassante : il n’existe pas de criterium extérieur fixe pour reconnaître sûrement un sens détourné ; l’essence même de la mystification, devenue au e
On doit au contraire s’attendre à des sens détournés quand l’auteur a eu d’autres préoccupations que d’être compris, ou qu’il a écrit pour un public qui pouvait comprendre ses allusions et ses sous‑entendus, ou pour des initiés (religieux ou littéraires) qui devaient comprendre ses symboles et ses figures de langage. C’est le cas des textes religieux, des lettres privées
Les différentes façons d’introduire un sens détourné sous le sens littéral sont trop variées et dépendent de trop de conditions individuelles pour que l’art de les déterminer puisse être ramené à des règles générales. On ne peut guère formuler qu’un principe universel : quand le sens littéral est absurde, incohérent ou obscur, ou contraire aux idées de l’auteur ou aux faits connus de lui, on doit présumer un sens détourné.
Pour déterminer ce sens, on doit procéder comme pour établir la langue d’un auteur : on compare les passages où se trouvent les morceaux auxquels on soupçonne un sens détourné, en cherchant s’il n’y en a pas un où le contexte permette de deviner le sens. Un exemple célèbre de ce procédé est la découverte du sens allégorique de la Bête dans l’Apocalypse . Mais comme il n’existe pas de méthode sûre de solution, on n’a pas le droit d’affirmer qu’on a découvert toutes les intentions cachées ou relevé toutes les allusions contenues dans un texte ; et même quand on croit avoir trouvé le sens, on fera bien de ne pas tirer de conclusions d’une interprétation forcément conjecturale.
En sens inverse il faut se garder de chercher partout un sens allégorique, comme les néo‑platoniciens ont fait pour les œuvres de Platon et les swedenborgiens pour la Bible. On est revenu aujourd’hui de cette hyperherméneutiqu e ; mais on n’est pas à l’abri de la tendance analogue à chercher partout des allusions. Cette recherche, toujours conjecturale, donne plus de satisfactions d’amour‑propre à l’interprète que de résultats utilisables pour l’histoire.
V. Quand on a enfin atteint le sens véritable du texte, l’opération de l’analyse positive est terminée. Le résultat est de
Toutes ces études n’ont besoin que de la critique externe de provenance et de la critique d’interprétation ; elles exigent un degré d’élaboration de moins que l’histoire des faits matériels ; aussi sont‑elles parvenues plus vite à se constituer méthodiquement.
La pratique a forcé les historiens à réfléchir en les mettant en présence de documents qui se contredisaient les uns les autres ; dans ce conflit il a bien fallu se résigner à douter et, après examen, à admettre l’erreur ou le mensonge ; ainsi s’est imposée la nécessité de la critique négative pour écarter les affirmations manifestement menteuses ou erronées. Mais l’instinct de confiance est si indestructible qu’il a jusqu’ici empêché même les gens du métier de constituer la critique
Assurément cette critique superficielle vaut beaucoup mieux que l’absence de critique, et elle a suffi pour donner à ceux qui l’ont pratiquée la conscience d’une supériorité incontestable. Mais elle n’est qu’à mi-chemin entre la crédulité vulgaire et une méthode scientifique. Ici, comme en toute science, le point de départ doit être le doute méthodique
L’historien doit a priori se défier de toute affirmation d’un auteur, car il ignore si elle n’est pas mensongère ou erronée. Elle ne peut être pour lui qu’une présomption. La prendre à son compte et la répéter en son nom, c’est déclarer implicitement qu’il la considère comme une vérité scientifique. Ce pas décisif, il n’a le droit de le faire que pour de bonnes raisons. Mais l’esprit humain est ainsi construit qu’on fait ce pas sans s’en apercevoir (cf. liv. II, ch.I). — Contre cette tendance dangereuse le critique n’a qu’un procédé de défense. Il doit ne pas attendre pour douter d’y être forcé par une contradiction entre les affirmations des documents, il doit commencer par douter. Il doit n’oublier jamais la distance entre l’affirmation d’un auteur, quel qu’il soit, et une vérité scientifiquement
Même après s’être décidé en principe à pratiquer cette défiance contre nature, on tend instinctivement à s’en délivrer le plus vite possible. Le mouvement naturel est de faire en bloc la critique de tout un auteur ou au moins de tout un document, de classer en deux catégories, à droite les brebis, à gauche les boucs ; d’un côté les auteurs dignes de foi ou les bons documents, de l’autre les auteurs suspects ou les mauvais documents. Après quoi, ayant épuisé toute sa force de défiance, on reproduit sans discussion toutes les affirmations du « bon document ». On consent à se défier de Suidas ou d’Aimoin, auteurs suspects, mais on affirme comme vérité établie tout ce qu’a dit Thucydide ou Grégoire de Tours« Sans doute on ne peut affirmer que de telles paroles aient été réellement prononcées. Mais on ne doit pas non plus affirmer hardiment contre Grégoire de Tours qu’elles ne l’ont pas été... Le plus sage est d’accepter le texte de Grégoire. »
Monarchie franque , p. 66. — Le plus sage, ou plutôt le seul parti scientifique est d’avouer qu’on ne sait rien des paroles de Clovis, car Grégoire lui-même ne les connaissait pas.« la charge de faire la preuve »
incombe à celui qui récuse un témoignage valable« Le règne de Séleucus II Callinicus et la critique historique »
(Revue des Universités du Midi, avr. ‑juin 1897), semble, par réaction contre l’hypercritique de Niebuhr et de Droysen, incliner vers une théorie analogue. « Sous peine de tomber dans l’agnosticisme — qui est pour elle le suicide — ou dans la fantaisie individuelle, la critique historique doit accorder une certaine foi aux témoignages qu’elle ne peut pas contrôler, lorsqu’ils ne sont pas nettement contredits par d’autres de valeur égale. »
M. Bouché ‑Leclercq a raison contre l’historien qui, « après avoir disqualifié tous ses témoins, prétend se substituer à eux et voit par leurs yeux tout autre chose que ce qu’ils ont vu eux ‑mêmes »
. Mais quand les « témoignages » ne sont pas suffisants pour faire connaître scientifiquement un fait, la seule attitude correcte est « l’agnosticisme », c’est ‑à ‑dire l’aveu de notre ignorance; nous n’avons pas le droit d’éluder cet aveu parce que le hasard aura laissé périr les documents en contradiction avec ces témoignages.
La confusion est encore accrue par l’expression authentique
II. A ces instincts naturels il faut résister méthodiquement. Un document (à plus forte raison l’œuvre d’un auteur) ne forme pas un bloc ; il se compose d’un très grand nombre d’affirmations indépendantes, dont chacune peut être mensongère ou fausse tandis que les autres sont sincères ou exactes (et inversement), puisque chacune est le produit d’une opération qui peut avoir été incorrecte tandis que les autres étaient correctes. Il ne suffit donc pas d’examiner en bloc tout un document, il faut examiner séparément chacune des affirmations qu’il contient ; la critique ne peut se faire que par une analyse.
Ainsi la critique interne aboutit à deux règles générales :
1° Une vérité scientifique ne s’établit pas par témoignage. Pour affirmer une proposition il faut des raisons spéciales de la croire vraie. Il se peut que l’affirmation d’un auteur soit, dans certains cas, une raison suffisante ; mais on ne le sait pas d’avance. La règle sera donc d’examiner toute affirmation pour s’assurer si elle est de nature à constituer une raison suffisante de croire.
2° La critique d’un document ne peut pas se faire en bloc. La règle sera d’analyser le document en ses éléments, pour dégager toutes les affirmations indépendantes dont il se compose et examiner chacune séparément. Souvent une seule phrase contient plusieurs affirmations, il faut les isoler pour les critiquer à part. Dans une vente, par exemple, on doit distinguer
La critique et l’analyse se font pratiquement en même temps et, sauf les textes de langue difficile, elles peuvent être menées de front avec l’analyse et la critique d’interprétation. Aussitôt qu’on a compris une phrase on l’analyse et on fait la critique de chacun des éléments.
C’est dire que la critique consiste logiquement en un nombre énorme d’opérations. En les décrivant avec le détail nécessaire pour en faire comprendre le mécanisme et la raison d’être, nous allons leur donner l’apparence d’un procédé trop lent pour être praticable. C’est l’impression inévitable que produit toute description par la parole d’un acte complexe de la pratique. Comparez le temps nécessaire pour décrire un mouvement d’escrime et pour l’exécuter ; comparez la longueur de la grammaire et du dictionnaire avec la rapidité de la lecture. Comme tout art pratique, la critique consiste dans l’habitude de certains actes ; pendant l’apprentissage, avant que l’habitude soit prise, on est obligé de penser séparément chaque acte avant de le faire et de décomposer les mouvements : aussi les fait‑on tous lentement et péniblement ; mais aussitôt l’habitude prise, les actes, devenus instinctifs et inconscients, sont faciles et rapides. Que le lecteur ne s’inquiète donc pas de la lenteur des procédés de la critique, il verra plus bas comment ils s’abrègent dans la pratique.
III. Voici comment se pose le problème de la critique. Étant donnée une affirmation venant d’un homme qu’on n’a pas vu opérer, la valeur de l’affirmation dépendant exclusivement de la manière dont cet homme a opéré, déterminer si ses opérations ont été conduites correctement. — La position même du problème montre qu’on ne peut espérer aucune solution directe et définitive ; il manque la donnée essentielle, qui serait la manière dont l’auteur a opéré. La critique s’arrête donc à des solutions indirectes et provisoires, elle se borne à fournir des données qui exigent une dernière élaboration.
L’instinct naturel pousse à juger de la valeur des affirmations d’après leur forme. On s’imagine reconnaître à première e« Des choses de ce genre ne s’inventent pas. »
Elles ne s’inventent pas, mais elles se transportent très facilement d’un personnage, d’un pays ou d’un temps à un autre. — Aucun caractère extérieur d’un document ne dispense donc d’en faire la critique.
La valeur de l’affirmation d’un auteur dépend uniquement des conditions où il a opéré. La critique n’a aucune autre ressource que d’examiner ces conditions. Mais il ne s’agit pas de les reconstituer toutes, il suffit de répondre à une seule question : si l’auteur a opéré correctement ou non ? — La question peut être abordée de deux côtés.
1° On connaît souvent par la critique de provenance les conditions générales où l’auteur a opéré. Il est probable que quelques‑unes ont agi sur chacune de ses opérations particulières. On doit donc commencer par étudier les renseignements qu’on possède sur l’auteur et sur la composition du document,
2° La critique des affirmations particulières ne peut se faire que par un seul procédé, singulièrement paradoxal : l’étude des conditions universelles de composition des documents. Les renseignements que ne fournit pas l’étude générale de l’auteur, on peut les chercher dans la connaissance des procédés nécessaires de l’esprit humain ; car, étant universels, ils devront se trouver dans chaque cas particulier. On sait dans quel cas l’homme en général est enclin à altérer volontairement ou à déformer les faits. Il s’agit d’examiner pour chaque affirmation si elle s’est produite dans un des cas où l’on peut s’attendre, suivant les habitudes normales de l’humanité, à ce que l’opération ait été incorrecte. Le procédé pratique sera de dresser un questionnaire des causes habituelles d’incorrection.
Ainsi toute la critique se ramène à dresser et à remplir deux questionnaires, — l’un pour se représenter les conditions générales de composition du document d’où résultent les motifs généraux de chaque affirmation d’où dérivent les motifs spéciaux de défiance ou de confiance, — l’autre pour se représenter les conditions spéciales de défiance ou de confiance. Ce double questionnaire doit être dressé d’avance de façon à diriger méthodiquement l’examen du document en général et de chaque affirmation en particulier ; et comme il
IV. Le questionnaire critique comporte deux séries de questions qui correspondent aux deux séries d’opérations par lesquelles le document s’est constitué. La critique d’interprétation fait connaître seulement ce que l’auteur a voulu dire ; il reste à déterminer : 1° ce qu’il a cru réellement, car il peut n’avoir pas été sincère ; 2° ce qu’il a su réellement, car il peut s’être trompé. — On peut donc distinguer une critique de sincérité destinée à déterminer si l’auteur du document n’a pas menti, et une critique d’exactitude destinée à déterminer s’il ne s’est pas trompé.
Dans la pratique on a très rarement besoin de savoir ce qu’a cru un auteur ; à moins qu’on ne fasse une étude spéciale de son caractère, l’auteur n’intéresse pas directement, il n’est qu’un intermédiaire pour atteindre les faits extérieurs rapportés par lui. Le but de la critique est de déterminer si l’auteur a représenté ces faits exactement. S’il a donné des renseignements inexacts, il est indifférent que ce soit par mensonge ou par erreur : on compliquerait inutilement l’opération en cherchant à le distinguer. On n’a donc guère occasion de pratiquer séparément la critique de sincérité, et on peut abréger le travail en réunissant dans un même questionnaire tous les motifs d’inexactitude. Mais il sera plus clair d’exposer séparément en deux séries les questions à se poser.
La première série de questions servira à chercher si l’on a quelque motif de se défier de la sincérité de l’affirmation. On se demande si l’auteur a été dans une des conditions qui normalement inclinent un homme à n’être pas sincère. Il faut chercher quelles sont ces conditions, en général pour l’ensemble d’un document, en particulier pour chacune des affirmations. La réponse est donnée par l’expérience. Tout mensonge, petit ou grand, a pour cause l’intention particulière de l’auteur de produire sur son lecteur une impression particulière. Le questionnaire est ainsi ramené à une liste des intentions qui en général peuvent entraîner un auteur à mentir. Voici les cas les plus importants.
2e cas. L’auteur a été placé dans une situation qui le forçait à mentir. Cela arrive toutes les fois qu’ayant eu besoin de rédiger un document conforme à des règles ou à des habitudes, il s’est trouvé dans des conditions contraires sur quelque point à ces règles ou ces habitudes ; il lui a fallu alors affirmer qu’il opérait dans les conditions normales, et par conséquent faire une déclaration fausse sur tous les points où il n’était pas en règle. Dans presque tout procès-verbal il y a quelque léger mensonge sur le jour ou l’heure, sur le lieu, sur le nombre ou le nom des assistants. Tous nous avons assisté, sinon participé, à quelques-unes de ces petites falsifications. Mais nous l’oublions trop quand il s’agit de critiquer les documents du passé. Le caractère authentique du document contribue à faire
3e cas. L’auteur a eu une sympathie ou une antipathie pour un groupe d’hommes (nation, parti, secte, province, ville, famille) ou pour un ensemble de doctrines ou d’institutions (religion, philosophie, secte politique) qui l’a porté à déformer les faits de façon à donner une idée favorable de ses amis, défavorable de ses adversaires. Ce sont des dispositions générales qui agissent sur toutes les affirmations d’un auteur ; aussi sont‑elles très apparentes, au point que les anciens leurs avaient déjà donné des noms (studium et odium ) ; c’était dès l’antiquité un lieu commun littéraire pour les historiens de protester qu’ils avaient évité l’un et l’autre.
4 e cas . L’auteur a été entraîné par la vanité individuelle ou collective à mentir pour faire valoir sa personne ou son groupe. Il a affirmé ce qu’il croyait de nature à produire sur le lecteur l’impression que lui ou les siens possédaient des qualités estimées. Il faut donc se demander si l’affirmation n’a pas quelque motif de vanité. Mais il ne faut pas se figurer la vanité de l’auteur d’après la nôtre ou celle de nos contemporains. La vanité n’a pas partout les mêmes objets, il faut donc chercher à quoi l’auteur mettait sa vanité ; il se peut qu’il mente pour s’attribuer (à lui ou aux siens) des actes que nous trouverions déshonorants. Charles IX s’est vanté faussement d’avoir préparé la Saint‑Barthélemy. Il y a pourtant un motif de vanité universel, c’est le désir de paraître tenir un rang élevé et jouer un rôle important. Il faut donc toujours se défier d’une affirmation qui attribue à l’auteur ou à son groupe une place considérable dans le mondee« Qu’on lise les inscriptions, le sentiment qu’elles manifestent est toujours celui de l’intérêt satisfait et reconnaissant... Voyez le recueil d’Orelli. Les expressions qu’on y rencontre le plus fréquemment sont... »
— Et l’énumération des titres de respect donnés aux empereurs se termine par cet aphorisme déconcertant: « Ce serait mal connaître la nature humaine que de croire qu’il n’y eût en tout cela que de l’adulation. »
— Ce n’est même pas de l’adulation, ce ne sont que des formules.
Pour reconnaître ces affirmations de convenance il faut deux études d’ensemble : l’une porte sur l’auteur pour savoir à quel public il s’adressait, car dans un même pays il y a d’ordinaire plusieurs publics superposés ou juxtaposés qui ont chacun son code de morale ou de convenance ; l’autre porte sur le public pour établir en quoi consistait sa morale ou sa mode. « plus vrai que la vérité »
. C’est la déformation la plus dangereuse, celle des historiens artistes, d’Hérodote, de Tacite, des Italiens de la Renaissance. — La déformation lyrique exagère les sentiments et les émotions de l’auteur et de ses amis, pour les faire paraître plus intenses : on doit en tenir compte dans les études qui prétendent reconstituer « la psychologie » d’un personnage.
La déformation littéraire agit peu sur les documents d’archives (bien qu’on la trouve dans la plupart des chartes du ee
Cette première série de questions aboutira au résultat provisoire de discerner les affirmations qui ont chance d’être mensongères.
V. La seconde série de questions servira à examiner s’il y a un motif de se défier de l’exactitude de l’affirmation. L’auteur s’est‑il trouvé dans une des conditions qui entraînent un homme à se tromper ? — Comme en matière de sincérité, il faut chercher ces conditions en général pour l’ensemble du document, en particulier pour chacune des affirmations.
La pratique des sciences constituées nous apprend les conditions de la connaissance exacte des faits. Il n’existe qu’un seul procédé scientifique pour connaître un fait, c’est l’observatio n ; il faut donc que toute affirmation repose, directement ou par intermédiaire, sur une observation, et que cette observation ait été faite correctement.
Le questionnaire des motifs d’erreur peut se dresser en partant de l’expérience qui nous montre les cas les plus habituels d’erreur.
1er cas. L’auteur a été placé de façon à observer le fait et s’est imaginé l’avoir réellement observé ; mais il en a été empêché par quelque motif intérieur dont il n’a pas eu conscience, une hallucination, une illusion ou un simple préjugé. Il est inutile (et il serait d’ailleurs impossible) de déterminer lequel de ces motifs a agi ; il suffit de reconnaître si l’auteur a été porté à mal observer. — Il n’est guère possible de reconnaître qu’une affirmation particulière a été le résultat d’une hallucination ou d’une illusion. Tout au plus parvient‑on, dans quelques cas extrêmes, à apprendre, soit par des renseignements, soit par des comparaisons, qu’un auteur a une propension générale à ces genres d’erreur.
Il y a plus de chance de reconnaître si une affirmation a été
2 e cas . L’auteur a été mal placé pour observer. La pratique des sciences nous enseigne les conditions d’une observation correcte. L’observateur doit être placé de façon à voir exactement, sans aucun intérêt pratique, aucun désir d’atteindre un résultat donné, aucune idée préconçue sur le résultat. Il doit noter à l’instant même, avec un système de notation précis ; il doit indiquer avec précision sa méthode. Ces conditions, exigées dans les sciences d’observation, ne sont jamais toutes remplies par les auteurs de documents.
Il serait donc inutile de se demander s’il y a eu des chances d’incorrection ; il y en a toujours (c’est justement ce qui distingue un document d’une observation). Il ne reste qu’à chercher les causes évidentes d’erreur dans les conditions de l’observation : si l’observateur a été en un lieu d’où il ne
3 e cas . L’auteur affirme des faits qu’il aurait pu observer, mais qu’il ne s’est pas donné la peine de regarder. Par paresse ou négligence, il a donné des renseignements qu’il a imaginés par conjecture, ou même au hasard, et qui se trouvent être faux. Cette cause d’erreur, très fréquente, bien qu’on n’y pense guère, peut être soupçonnée dans tous les cas où l’auteur a été obligé pour remplir un cadre de se procurer des renseignements qui l’intéressaient peu. De ce genre sont les réponses à des questions faites par une autorité (il suffit de voir comment se font de nos jours la plupart des enquêtes officielles), et les récits détaillés de cérémonies ou d’actes publics. La tentation est trop forte de rédiger le récit d’après le programme connu d’avance ou d’après la procédure habituelle de l’acte. Que de comptes rendus de séances de tout genre publiés par des reporters qui n’y ont pas assisté ! On soupçonne, on croit même avoir reconnu, des imaginations
4e cas. Le fait affirmé est de telle nature qu’il ne peut pas avoir été connu par l’observation seulement. C’est un fait caché (par exemple, un secret d’alcôve). C’est un état interne qu’on ne peut voir, un sentiment, un motif, une hésitation intérieure. C’est un fait collectif très étendu ou très durable, par exemple un acte commun à toute une armée, un usage commun à tout un peuple ou à tout un siècle, un chiffre statistique obtenu par l’addition de nombreuses unités. C’est un jugement d’ensemble sur le caractère d’un homme, d’un groupe, d’un usage, d’un événement. — Ce sont là des sommes ou des conséquences d’observations : l’auteur n’a pu les atteindre qu’indirectement, en partant de données d’observations élaborées par des opérations logiques, abstraction, généralisation, raisonnement, calcul. Il faut donc ici deux questions. L’auteur semble‑t‑il avoir opéré sur des données insuffisantes ? A‑t‑il opéré incorrectement sur ses données ?
Sur les incorrections probables d’un auteur on peut avoir des renseignements généraux ; on peut en examinant son œuvre voir comment il opérait, s’il savait abstraire, raisonner, généraliser, et quelle espèce d’erreurs il commettait. — Pour établir la valeur des données il faut critiquer chaque affirmation en particulier : on doit se représenter les conditions où se trouvait l’auteur et se demander s’il a pu se procurer les données nécessaires à son affirmation. La précaution est indispensable pour tous les chiffres élevés et toutes les descriptions des usages d’un peuple ; car il y a chance que l’auteur ait obtenu son chiffre par un procédé conjectural d’évaluation (cas ordinaire pour le nombre des combattants ou des morts), ou en réunissant des chiffres partiels qui ne sont pas tous exacts ; il y a chance qu’il ait étendu à tout un peuple, e
VI. Ces deux premières séries de questions sur la sincérité et l’exactitude des affirmations du document supposent que l’auteur a observé lui-même le fait. C’est la condition commune des observations dans toutes les sciences constituées. Mais en histoire la pénurie des observations directes, même médiocrement faites, est si grande qu’on en est réduit à tirer parti de documents dont ne voudrait aucune autre science« document de seconde main »
« document de première main »
. C’est que la question a été mal posée par la pratique des historiens. La distinction devrait porter sur les affirmations , non sur les documents. Ce n’est pas le document qui est de première, de seconde, ou de troisième main, c’est l’affirmation. Ce qu’on appelle un « document de première main » est presque toujours composé en partie d’affirmations de seconde main sur des faits que l’auteur n’a pas connus lui-même. On nomme « document de seconde main » celui qui ne contient rien de première main, par exemple Tite Live; mais c’est là une distinction trop grossière pour suffire à guider la critique des affirmations.
Pour faire la critique d’une affirmation de seconde main, il ne suffit plus d’examiner les conditions où opérait l’auteur du document : cet auteur n’est plus qu’un instrument de transmission ; le véritable auteur de l’affirmation, c’est celui qui lui a fourni le renseignement. Il faut donc changer le terrain de la critique, se demander si l’auteur du renseignement a opéré correctement ; et si celui-là tenait son renseignement d’un autre, — ce qui est le cas le plus fréquent, — il faut remonter d’intermédiaire en intermédiaire à la poursuite du premier qui
Logiquement cette recherche de l’observateur‑source n’est pas inconcevable ; les anciens recueils de traditions arabes donnent ainsi la chaîne des garants successifs d’une tradition. Mais dans la pratique les données manquent presque toujours pour arriver jusqu’à l’observateur ; l’observation reste anonyme. Alors se pose une question générale. Comment faire la critique d’une affirmation anonyme ? Il ne s’agit pas seulement des « documents anonymes » dont la rédaction d’ensemble a eu pour auteur un inconnu ; la question se pose même sur un auteur connu pour chacune des affirmations dont la source reste inconnue.
La critique opère en se représentant les conditions de travail de l’auteur ; sur une affirmation anonyme elle n’a presque plus de prise. Il ne lui reste d’autre procédé que d’examiner les conditions générales du document. — On peut examiner s’il y a un caractère commun à toutes les affirmations du document indiquant qu’elles proviennent toutes de gens ayant mêmes préjugés ou mêmes passions : en ce cas la tradition suivie par l’auteur est « colorée » ; la tradition d’Hérodote a une couleur athénienne et une couleur delphique. Il faut pour chacun des faits de cette tradition se demander s’il n’a pas été déformé par l’intérêt, la vanité, les préjugés du groupe. — On peut se demander, sans même considérer l’auteur, s’il y a eu quelque motif de déformation ou au contraire quelque motif d’observer correctement, commun à tous les hommes du temps ou du pays où a dû se faire l’observation : par exemple, quels étaient les procédés d’information et les préjugés des Grecs sur les Scythes au temps d’Hérodote.
De toutes ces enquêtes générales la plus utile porte sur la transmission des affirmations anonymes appelée tradition. Toute affirmation de seconde main n’a de valeur que dans la mesure où elle reproduit sa source ; tout ce qu’elle y ajoute est une altération et doit être éliminé ; de même toutes les sources intermédiaires ne valent que comme copies de l’affirmation originale issue directement d’une observation. La critique a
La tradition orale est par sa nature une altération continue ; aussi dans les sciences constituées n’accepte‑t‑on jamais que la transmission écrite. Les historiens n’ont pas de motif avouable de procéder autrement, tout au moins lorsqu’il s’agit d’établir un fait particulier. Il faut donc rechercher dans les documents écrits les affirmations venues par tradition orale pour les tenir en suspicion. Il est rare qu’on soit renseigné directement d’une façon sûre, les auteurs qui puisent dans la tradition orale ne le disent pas volontiers
La forme la plus frappante de tradition orale est la légende. Elle se produit dans les groupes d’hommes qui n’ont pas d’autre moyen de transmission que la parole, dans les sociétés barbares, ou les classes peu cultivées, paysans, soldats. C’est alors l’ensemble des faits qui est transmis oralement et prend la forme légendaire. Il y a à l’origine de chaque peuple une
Après même qu’un peuple est sorti de la période légendaire en fixant les faits par l’écriture, la tradition orale ne cesse pas ; mais son domaine se restreint : elle se réduit aux faits non enregistrés, soit qu’ils soient secrets de leur nature, soit qu’on ne prenne pas la peine de les noter, les actes intimes, les paroles, les détails des événements. C’est l’anecdot e ; on l’a surnommée « la légende des civilisés »
. Elle se forme comme la légende, par des souvenirs confus, des allusions, des interprétations erronées, des imaginations de toute origine qui se fixent sur quelques personnages ou quelques événements.
Légendes et anecdotes ne sont au fond que des croyances populaires, rapportées arbitrairement à des personnages historiques ; elles font partie du folklore , non de l’histoire« parcelles »
de vérité historique. La légende forme un bloc où il y a peut‑être quelque parcelle de vérité, et qu’on peut même analyser en ses éléments ; mais on n’a aucun moyen de discerner s’ils viennent de la réalité ou de l’imagination. C’est, suivant l’expression de Niebuhr, « un mirage produit par un objet invisible, suivant une loi de réfraction inconnue »
.
Le procédé d’analyse le plus naïf consiste à rejeter dans le récit légendaire les détails qui paraissent impossibles, miraculeux, contradictoires ou absurdes, et à conserver comme e
En cas de transmission écrite il reste à chercher si l’auteur a reproduit sa source sans l’altérer. Cette recherche rentre dans la critique des sources
Nous voilà donc en présence d’un fait observé on ne sait par qui ni comment, et noté on ne sait quand ni comment. Aucune autre science n’accepte de faits dans ces conditions, sans contrôle possible, avec des chances d’erreur incalculables. Mais l’histoire peut en tirer parti parce qu’elle n’a pas besoin, comme les autres sciences, d’atteindre des faits difficiles à constater.
La notion de fait, quand on la précise, se ramène à un jugement d’affirmation sur la réalité extérieure. Les opérations par lesquelles on aboutit à cette affirmation sont plus ou moins difficiles et les chances d’erreurs plus ou moins grandes suivant la nature des réalités à constater et le degré de précision qu’on veut mettre dans la formule. La chimie et la biologie ont besoin de saisir des faits délicats, des mouvements rapides, des états passagers, et de les mesurer en chiffres précis. L’histoire peut opérer sur des faits beaucoup plus grossiers, très durables ou très étendus (l’existence d’un usage, d’un homme, d’un groupe, même d’un peuple), exprimés grossièrement par des mots vagues sans mesure précise. Pour ces faits beaucoup plus facile à observer elle peut être beaucoup moins exigeante sur les conditions d’observation. Elle compense l’imperfection de ses procédés d’information par son aptitude à se contenter d’informations faciles à prendre.
Les documents ne fournissent guère que des faits mal constatés, sujets à des chances multiples de mensonge ou d’erreur. Mais il y a des faits pour lesquels il est très difficile de mentir ou de se tromper. — La dernière série des questions que doit se poser la critique a pour but de discerner, d’après la nature des faits, ceux qui, étant très peu exposés aux chances d’altération, sont très probablement exacts. On connaît en général les espèces de faits qui sont dans ces conditions favorables, on peut donc dresser un questionnaire général ; on p. 155 l’appliquera à chaque fait particulier du document en se demandant s’il rentre dans un des cas prévus.
1er cas. Le fait est de nature à rendre le mensonge improbable. On ment pour produire une impression, on n’a plus de raisons de mentir sur un point où on croit toute impression mensongère inutile ou tout mensonge inefficace. Pour reconnaître si l’auteur s’est trouvé dans ce cas on a plusieurs questions à poser.
1° Le fait affirmé va‑t‑il évidemment à l’encontre de l’effet que l’auteur voulait produire ? est‑il contraire à l’intérêt, à la vanité, aux sentiments, aux goûts littéraires de l’auteur ou de son groupe ? ou à l’opinion qu’il cherchait à ménager ? La sincérité devient alors probable. Mais ce critérium est d’un maniement dangereux ; on en a abusé souvent, de deux façons. On prend pour un aveu ce qui a été une vantardise (Charles IX déclarant qu’il a préparé la Saint‑Barthélemy). Ou bien on croit sans examen un Athénien qui parle mal des Athéniens, un protestant qui accuse d’autres protestants. Or l’auteur peut avoir eu de son intérêt ou de son honneur une toute autre idée que nous
2° Le fait affirmé était‑il si évidemment connu du public que l’auteur, même tenté de mentir, aurait été arrêté par la certitude d’être découvert ? C’est le cas des faits faciles à vérifier, des faits matériels proches dans le temps et l’espace, étendus et durables ; surtout si le public avait un intérêt à les contrôler. Mais la crainte du contrôle n’est qu’un frein intermittent, contrarié par l’intérêt sur tous les points où l’auteur a un motif de tromper ; elle agit inégalement sur les esprits, fortement sur les hommes cultivés et calmes qui se représentent clairement leur public, faiblement dans les âges barbares « L’auteur n’aurait pas osé écrire cela si ce n’était pas vrai. »
Ce raisonnement n’est pas applicable aux sociétés peu civilisées. Louis VII a osé écrire que Jean sans Terre avait été condamné par le jugement de ses pairs.
3° Le fait affirmé était‑il indifférent à l’auteur, au point qu’il n’ait eu aucune tentation de le déformer ? C’est le cas des faits généraux, usages, institutions, objets, personnages, que l’auteur mentionne incidemment. Un récit, même mensonger, ne peut pas se composer exclusivement de mensonges ; l’auteur, pour localiser ses faits, a besoin de les entourer de circonstances exactes. Ces faits ne l’intéressaient pas, tout le monde de son temps les connaissait. Mais pour nous ils sont instructifs et ils sont sûrs, car l’auteur n’a pas cherché à nous tromper.
2e cas. Le fait est de nature à rendre l’erreur improbable. Si nombreuses que soient les chances d’erreur il y a des faits si « gros » qu’il est difficile de les voir de travers. Il faut donc se demander si le fait était facile à constater : 1° A‑t‑il duré très longtemps, de façon qu’on l’ait vu souvent (par exemple un monument, un homme, un usage, un événement de longue durée) ? — 2° A‑t‑il été très étendu, de façon que beaucoup de gens l’aient vu (une bataille, une guerre, l’usage de tout un peuple) ? — 3° Est‑il exprimé en termes si généraux qu’une observation superficielle ait suffi pour le saisir (l’existence en général d’un homme, d’une ville, d’un peuple, d’un usage) ? Ce sont ces faits grossiers qui forment la partie solide de la connaissance historique.
3e cas. Le fait est de nature à n’avoir pu être affirmé que s’il était exact. Un homme n’affirme avoir vu ou entendu un fait inattendu et contraire à ses habitudes que s’il a été contraint de l’admettre sous la pression de l’observation. Un fait qui paraît très invraisemblable à celui qui le rapporte a plus de chances d’être exact. On doit donc se demander si le fait affirmé était en contradiction avec les autres notions qui garnissaient l’esprit de l’auteur, si c’est un phénomène d’une espèce inconnue à l’auteur, un acte ou un usage qui lui paraît
VIII. Nous voici enfin au bout de cette description des opérations critiques ; elle a été longue parce qu’il a fallu décrire l’une après l’autre des opérations qui dans la pratique se font toutes ensemble. Voici maintenant comment on procède, en fait.
Si le texte est d’une interprétation contestable l’examen se partage en deux actes : le premier acte consiste à lire le texte pour en fixer le sens avant de chercher à en tirer aucun renseignement ; l’étude critique des faits contenus dans le document forme le second acte. Pour les documents dont le sens est évident, — réserve faite des passages de sens discutable qu’on doit étudier à part, — on peut dès la première lecture procéder à l’examen critique.
On commence par réunir les renseignements généraux sur le document et sur l’auteur, avec la préoccupation de chercher les conditions qui ont pu agir sur la production du document : l’époque, le lieu, le but, les péripéties de la composition, — la condition sociale, la patrie, le parti, la secte ou la famille, les intérêts, les passions, les préjugés, les habitudes de langue, les procédés de travail, les moyens d’information, la culture, les facultés ou les défauts d’esprit de l’auteur, — la nature et la forme de la transmission des faits. Tous ces renseignements, on les trouve préparés par la critique de provenance ; on les rassemble en suivant mentalement son questionnaire critique général ; mais on doit se les assimiler d’avance, car on aura besoin de les avoir présents à l’esprit pendant toute la durée des opérations.
Ainsi préparé, on aborde le document. A mesure qu’on le lit, on analyse mentalement, détruisant toutes les combinaisons
Le document ainsi analysé se résout en une longue suite de conceptions de l’auteur et d’affirmations sur les faits.
Sur chacune des affirmations on se demande s’il y a eu des chances de mensonge ou d’erreur ou des chances exceptionnelles de sincérité ou d’exactitude, en suivant le questionnaire critique dressé pour les cas particuliers. Ce questionnaire, on doit l’avoir toujours présent à l’esprit. Il paraîtra d’abord encombrant, peut‑être même pédantesque ; mais comme on l’appliquera plus de cent fois sur une seule page de document, il finira par devenir inconscient ; en lisant un texte, tous les motifs de défiance ou de confiance apparaîtront d’un seul coup, réunis en une impression totale.
Alors, l’analyse et les questions critiques étant devenues instinctives, on aura acquis pour toujours cette allure d’esprit méthodiquement analytique, défiante et irrespectueuse qu’on appelle souvent d’un terme mystique « le sens critique », et qui est seulement l’habitude inconsciente de la critique.
I. Toute conception exprimée soit dans un écrit, soit par une représentation figurée, est un fait certain, définitivement acquis. Si la conception est exprimée c’est qu’elle a été conçue (sinon par l’auteur qui peut‑être reproduit une formule sans la comprendre, au moins par le créateur de la formule). Un seul cas suffit pour apprendre l’existence de la conception, un seul document suffit pour la prouver. L’analyse et l’interprétation suffisent donc pour dresser l’inventaire des faits qui forment la matière des histoires des arts, des sciences, des doctrines
1° Il ne s’applique pas aux faits sociaux intérieurs, à la morale, à l’idéal artistique ; la conception morale ou esthétique d’un document exprime tout au plus l’idéal personnel de l’auteur ; on n’a pas le droit d’en conclure la morale ou le goût esthétique de son temps. Il faut au moins attendre d’avoir comparé différents auteurs du même temps.
2° La description même de faits matériels peut être une combinaison personnelle de l’auteur créée dans son imagination, les éléments seuls en sont sûrement réels ; on ne peut donc affirmer que l’existence séparée des éléments irréductibles, forme, matière, couleur, nombre. Quand le poète parle de portes d’or ou de boucliers d’argent, il n’est pas sûr qu’il ait existé des portes en or ou des boucliers en argent ; mais seulement qu’il existait des portes, des boucliers, de l’or et de l’argent. Il faut donc descendre dans l’analyse jusqu’à l’élément que l’auteur a forcément pris dans l’expérience des objets, leur destination, les actes usuels).
3° La conception d’un objet ou d’un acte prouve qu’il existait, mais non qu’il fût fréquent ; c’est peut‑être un objet ou un acte unique ou du moins restreint à un très petit cercle ; les poètes et les romanciers prennent volontiers leurs modèles dans un monde exceptionnel.
Toutes ces restrictions peuvent se résumer ainsi : avant de tirer d’une œuvre littéraire un renseignement sur la société où a vécu l’auteur, se demander ce que vaudrait pour la connaissance de nos mœurs le renseignement de même nature tiré d’un de nos romans contemporains.
Comme les conceptions, les faits extérieurs ainsi obtenus peuvent s’établir par un seul document. Mais ils restent si restreints et si mal localisés que pour en tirer parti il faut attendre de les avoir rapprochés d’autres fait semblables ; ce qui est l’œuvre de la synthèse.
On peut assimiler aux faits résultant des conceptions les faits extérieurs indifférents et très grossiers que l’auteur a exprimés presque sans y penser. On n’a pas logiquement le droit de les déclarer certains, car on voit des hommes qui se trompent même sur des faits grossiers, ou qui mentent même sur des faits indifférents. Mais ces cas sont si rares qu’on court peu de risque à admettre comme certains les faits de ce genre établis par un seul document ; et c’est ce qu’on fait en pratique pour les époques mal connues. On décrit les institutions des Gaulois ou des Germains d’après le texte unique de César ou de Tacite. Ces faits si faciles à constater ont dû s’imposer aux auteurs de descriptions comme les réalités s’imposent aux poètes.
II. Au contraire l’affirmation d’un document sur un fait extérieur
La critique ne peut prouver aucun fait, elle ne fournit que des probabilités. Elle n’aboutit qu’à décomposer les
De toutes ces espèces de résultats une seule est définitive : l’affirmation d’un auteur qui n’a pas pu être renseigné sur le fait qu’il affirme est nulle , on doit la rejeter comme on rejette un document apocryphe
Pour arriver à un résultat définitif il faut une dernière opération. Au sortir de la critique les affirmations se présentent comme probables ou improbables. Mais les plus probables même, prises isolément, resteraient de simples probabilités : le pas décisif qui doit les transformer en une proposition scientifique, on n’a pas le droit de le faire ; une proposition scientifique est une affirmation indiscutable , et celles‑ci ne le sont pas. — En toute science d’observation c’est un principe universel qu’on n’arrive pas à une conclusion scientifique par une observation unique : on attend, pour affirmer une proposition, d’avoir constaté le fait par plusieurs observations indépendantes. L’histoire, avec ses procédés si imparfaits d’information, a moins que toute autre science le droit de se soustraire à ce principe. Une affirmation historique n’est, dans le cas le plus favorable, qu’une observation médiocrement faite ; elle a besoin d’être confirmée par d’autres observations.
Appliqué à l’histoire, ce principe conduit à une dernière série d’opérations, intermédiaire entre la critique purement analytique et les opérations de synthèse : la comparaison des affirmations.
On commence par classer les résultats de l’analyse critique, de façon à réunir les affirmations sur un même fait. Matériellement l’opération est facilitée par le procédé des fiches (soit qu’on ait noté chaque affirmation sur une fiche, soit qu’on ait créé pour chaque fait une fiche seulement, sur laquelle on aura noté les différentes affirmations à mesure qu’on les rencontrait). Le rapprochement fait apparaître l’état de nos connaissances sur le fait ; la conclusion définitive dépend du rapport entre les affirmations. Il faut donc étudier séparément les cas qui peuvent se présenter.
III. Le plus souvent, sauf en histoire contemporaine, sur un fait les documents nous fournissent une seule affirmation. Toutes les autres sciences en pareil cas suivent une règle invariable : une observation isolée n’entre pas dans la science, on la cite (avec le nom de l’observateur), mais sans conclure. Les historiens n’ont aucun motif avouable de procéder autrement. Quand ils n’ont pour établir un fait que l’affirmation d’un seul homme, si honnête qu’il soit, ils devraient, non pas affirmer le fait, mais seulement, comme font les naturalistes, mentionner le renseignement (Thucydide affirme, César
IV. Lorsqu’on a sur le même fait plusieurs affirmations, il arrive ou qu’elles se contredisent ou qu’elles concordent. Pour être certain qu’elles se contredisent réellement il faut s’assurer qu’elles portent bien sur le même fait : deux affirmations en apparence contradictoires peuvent n’être que parallèles ; elles peuvent ne pas porter exactement sur les mêmes moments, les mêmes lieux, les mêmes personnes, les mêmes épisodes d’un événement, et elles peuvent être exactes toutes deux
Si la contradiction est véritable, c’est que l’une des deux affirmations au moins est fausse. Une tendance naturelle à la conciliation pousse alors à chercher un compromis, à prendre un moyen terme. Cet esprit conciliant est l’opposé de l’esprit scientifique. Si l’un dit 2 et 2 font 4, l’autre 2 et 2 font 5, on ne doit pas dire 2 et 2 font 4 1/2 ; on doit examiner lequel des deux a raison. C’est l’office de la critique. Presque toujours, de ces affirmations contradictoires une au moins est suspecte ;
V. Quand plusieurs affirmations concordent il faut encore résister à la tendance naturelle à croire que le fait est démontré. Le premier mouvement est de compter tout doucement pour une source de renseignement. On sait bien dans la vie réelle que les hommes sont sujets à se copier les uns les autres, qu’un seul récit sert souvent à plusieurs narrateurs, qu’il arrive à plusieurs journaux de publier la même correspondance, à plusieurs reporters de s’entendre pour laisser faire un compte rendu à un seul d’entre eux. On a alors plusieurs documents, on a même plusieurs affirmations, mais a‑t‑on autant d’observations ? Évidemment non. Une affirmation qui en reproduit une autre ne constitue pas une observation nouvelle, et quand même une observation serait reproduite par cent auteurs différents, ces cent copies ne représenteraient encore qu’une seule observation. Les compter pour cent équivaudrait à compter pour cent documents cent exemplaires imprimés d’un même livre. Mais le respect des « documents historiques » est parfois plus fort que l’évidence. La même affirmation rédigée dans plusieurs documents séparés, par des auteurs différents, donne l’illusion de plusieurs affirmations ; un même fait relaté dans dix documents différents paraît aussitôt établi par dix observations concordantes. Il faut se défier de cette impression. Une concordance n’est concluante qu’autant que les affirmations concordantes expriment des observations indépendantes l’une de l’autre. Avant de tirer aucune conclusion d’une concordance on doit examiner si elle est une concordance entre des observations indépendante s ; ce qui comporte deux opérations.
1° On commence par chercher si les affirmations sont
Le principe est analogue à celui de la critique de sources. Les détails d’un fait social sont si multiples et il y a tant de façons différentes de voir le même fait que deux observateurs indépendants n’ont aucune chance de se rencontrer sur tous les points ; quand deux affirmations présentent les mêmes détails dans le même ordre c’est qu’elles dérivent d’une observation commune ; les observations différentes divergent toujours sur quelques points. Souvent on peut tirer parti d’un principe a priori : si le fait était de nature à n’avoir pu être observé ou rapporté que par un seul observateur, c’est que toutes les sources dérivent de cette observation unique. Ces principes
Il reste des cas douteux en grand nombre. La tendance naturelle est de les compter comme indépendants. C’est l’inverse qui serait scientifiquement correct : tant que l’indépendance des affirmations n’est pas prouvée, on n’a pas le droit d’admettre que leur concordance soit concluante.
C’est seulement après avoir établi le rapport entre les affirmations qu’on peut compter les affirmations vraiment différentes et examiner si elles concordent. Ici encore il faut se défier du premier mouvement : la concordance vraiment
2° Avant de conclure il reste à s’assurer si les observations différentes du même fait sont pleinement indépendante s ; car elles peuvent avoir agi l’une sur l’autre au point que la première ait déterminé les suivantes, et alors leur concordance ne serait plus concluante. Il faut prendre garde aux cas suivants :
1er cas. Les observations différentes ont été faites par le même auteur, qui les a consignées, soit dans un même document, soit dans des documents différents ; il faut alors des raisons spéciales pour admettre que l’auteur a vraiment refait les observations et ne s’est pas borné à répéter une observation unique.
2e cas. Il y a eu plusieurs observateurs, mais ils ont chargé l’un d’eux de rédiger un document unique : c’est le cas des procès‑verbaux d’assemblées ; il faut s’assurer si le document représente seulement l’affirmation du rédacteur ou si les autres observateurs ont contrôlé sa rédaction.
3e cas. Plusieurs observateurs ont rédigé leur observation dans des documents différents, mais dans des conditions semblables ; il faut appliquer le questionnaire critique pour chercher si tous n’ont pas subi les mêmes causes de mensonge ou d’erreur (même intérêt, ou même vanité, ou mêmes préjugés, etc.).
Il n’y a de sûrement indépendantes que les observations contenues dans des documents différents, issus d’auteurs différents, appartenant à des groupes différents, opérant dans des conditions différentes. C’est dire que les cas de
La possibilité de prouver un fait historique dépend du nombre de documents indépendants conservés sur ce fait, et il dépend du hasard que les documents se soient conservés ; ainsi s’explique la part du hasard dans la constitution de l’histoire.
Les faits qu’il est possible d’établir sont surtout des faits étendus et durables (appelés parfois faits généraux ), usages, doctrines, institutions, grands événements ; ils ont été plus faciles à observer et sont plus faciles à prouver. Pourtant la méthode historique n’est pas par elle‑même impuissante à établir des faits courts et limités (ce qu’on appelle faits particuliers ), une parole, un acte d’un moment. Il suffit que plusieurs personnages aient assisté au fait, l’aient noté et que leurs écrits nous soient parvenus. On sait la phrase que Luther a prononcée à la Diète de Worms ; on sait qu’il n’a pas dit ce que lui attribue la tradition. Ce concours de conditions favorables devient de plus en plus fréquent avec l’organisation des journaux, des sténographes et des dépôts de documents.
Pour l’antiquité et le moyen âge la connaissance historique est restreinte aux faits généraux par la pénurie de documents. Dans la période contemporaine elle peut s’étendre de plus en plus aux faits particuliers. — Le public s’imagine le contraire ; il se défie des faits contemporains sur lesquels il voit circuler des récits contradictoires et croit sans hésiter aux faits anciens qu’il ne voit pas contredire. Sa confiance est au maximum pour l’histoire qu’on n’a pas les moyens de savoir, son scepticisme croît à mesure que les moyens de savoir augmentent.
VI. La concordance entre les documents conduit à des conclusions qui ne sont pas toutes définitives. Il reste à étudier l’accord entre les faits pour compléter ou rectifier les conclusions.
Plusieurs faits qui, pris isolément, ne sont qu’imparfaitement prouvés peuvent se confirmer les uns les autres de façon à donner une certitude d’ensemble. Les faits que les
Cette méthode est d’une application difficile. L’accord est une notion beaucoup plus vague que la concordance. On ne peut pas préciser en général quels faits sont liés entre eux assez pour former un ensemble dont l’accord soit concluant, ni déterminer d’avance la durée et l’étendue de ce qui constitue un ensemble. Des faits pris à un demi-siècle et à cent lieues de distance pourront se confirmer de façon à établir l’usage d’un peuple (par exemple chez les Germains) ; ils ne prouveraient rien pris dans une société hétérogène et à évolution rapide (par exemple la société française en 1750 et en 1800, en Alsace et en Provence). Il faut ici étudier les rapports entre les faits. C’est déjà le commencement de la construction historique ; ainsi se fait le passage des opérations analytiques aux opérations synthétiques.
VII. Mais il reste à étudier le cas du désaccord entre les faits établis par les documents et d’autres faits établis par d’autres
L’invraisemblance n’est pas une notion scientifique ; elle varie avec les individus : ce que chacun trouve invraisemblable, c’est ce qu’il n’est pas habitué à voir ; pour un paysan le téléphone est beaucoup plus invraisemblable qu’un revenant ; un roi de Siam a refusé de croire à l’existence de la glace. Il faut donc préciser à qui le fait paraît invraisemblable. — Est ce à la masse sans culture scientifique ? Pour elle la science est plus invraisemblable que le miracle, la physiologie que le spiritisme ; sa notion d’invraisemblance est sans valeur. — Est‑ce à l’homme cultivé scientifiquement ? Il s’agit alors de l’invraisemblance pour un esprit scientifique, et il serait plus précis de dire que le fait est contraire aux données de la science, qu’il y a désaccord entre les observations directes des savants et les renseignements indirects des documents.
Comment doit se trancher ce conflit ? La question n’a pas grand intérêt pratique ; presque tous les documents qui rapportent des faits miraculeux sont déjà suspects par ailleurs, et seraient écartés par une critique correcte. Mais la question du miracle a soulevé de telles passions qu’il peut être bon d’indiquer comment elle se pose pour les historiens
La croyance générale au merveilleux a rempli de faits miraculeux les documents de presque tous les peuples. Historiquement le diable est beaucoup plus solidement prouvé
Pour l’historien, la solution du conflit est évidente
La solution est moins nette pour les faits en désaccord seulement avec un ensemble de connaissances historiques ou avec les embryons des sciences de l’homme. Elle dépend de
La construction ne doit pas être dirigée par le plan idéal de la science que nous désirerions construire ; elle dépend des matériaux réels dont nous disposons. Il serait chimérique de se proposer un plan que les matériaux ne se prêteraient pas à réaliser, ce serait vouloir construire la tour Eiffel avec des moellons. Le vice fondamental des philosophies de l’histoire est d’oublier cette nécessité pratique.
I. Regardons d’abord les matériaux de l’histoire. Quelle est leur forme et leur nature ? En quoi diffèrent‑ils des matériaux des autres sciences ?
Les faits historiques proviennent de l’analyse critique des documents. Ils en sortent dans l’état où l’analyse les a mis, hachés menu en affirmations élémentaires ; car une seule phrase contient plusieurs affirmations, on a souvent accepté les unes et rejeté les autres ; chacune de ces affirmations constitue un fait.
Les faits historiques ont ce caractère commun d’être tirés tous des documents ; mais ils sont très disparates.
1° Ils représentent des phénomènes de nature très différente. D’un même document on tire des faits d’écriture, de
2° Les faits historiques se présentent à des degrés de généralité très différents, depuis les faits très généraux communs à tout un peuple et qui ont duré des siècles (institutions, coutumes, croyances) jusqu’aux actes les plus fugitifs d’un homme (une parole ou un mouvement). C’est encore une différence avec les sciences d’observation directe qui partent régulièrement de faits particuliers et travaillent méthodiquement à les condenser en faits généraux. Pour former des groupes il faut ramener les faits au même degré de généralité, ce qui oblige à chercher à quel degré de généralité on peut et on doit réduire les différentes espèces de faits. Et c’est sur quoi les historiens ne s’entendent pas entre eux.
3° Les faits historiques sont localisés, ils ont existé en une époque et en un pays donnés ; si on leur retire la mention du temps et du lieu où ils se sont produits, ils perdent le caractère historique, ils ne peuvent plus être utilisés que pour la connaissance de l’humanité universelle (comme il arrive aux faits de folklore dont on ignore la provenance). Cette nécessité de localiser est inconnue aussi aux sciences générales ; elle est
4° Les faits extraits des documents par l’analyse critique se présentent accompagnés d’une indication critique sur leur probabilité
Ainsi la construction historique doit être faite avec une masse incohérente de menus faits, une poussière de connaissances de détail. Ce sont des matériaux hétérogènes, qui diffèrent par leur objet, leur situation, leur degré de généralité, leur degré de certitude. Pour les classer, la pratique des historiens ne fournit pas de méthode ; l’histoire, étant issue d’un genre littéraire, est restée la moins méthodique des sciences.
II. En toute science, après avoir regardé les faits, on se pose systématiquement des questions
L’histoire, sous peine de se perdre dans la confusion de ses matériaux, doit se faire une règle stricte de toujours procéder par questions comme les autres sciences
Les sciences d’observation directe opèrent sur des objets réels et complets. La science la plus voisine de l’histoire par son objet, la zoologie descriptive, procède en examinant un animal réel et entier. On le voit réellement, dans son ensemble, on le dissèque, de façon à le décomposer en ses parties, la dissection est une analyse au sens propre (αναλύειν, c’est dissoudre). On peut ensuite remettre ensemble les parties de façon à voir la structure de l’ensemble, c’est la synthèse réelle. On peut regarder les mouvements réels qui constituent le fonctionnement des organes de façon à observer la réaction réciproque des parties de l’organisme. On peut comparer les ensembles réels et voir par quelles parties ils se ressemblent de façon à les classifier suivant leurs ressemblances réelles. La science est une connaissance objective fondée sur l’analyse, la synthèse, la comparaison réelle s ; la vue directe des objets guide le savant et lui dicte les questions à poser.
En histoire rien de pareil. — On dit volontiers que l’histoire est la « vision » des faits passés, et qu’elle procède par « analyse » ; ce sont deux métaphores, dangereuses si on en est dupe
L’histoire doit donc se défendre de la tentation d’imiter la méthode des sciences biologiques. Les faits historiques sont si différents de ceux des autres sciences qu’il faut pour les étudier une méthode différente de toutes les autres.
III. Les documents, source unique de la connaissance historique, renseignent sur trois catégories de faits.
1° Êtres vivants et objets matériels. — Les documents font connaître l’existence d’êtres humains, de conditions matérielles, d’objets fabriqués. Tous ces faits ont été des phénomènes matériels que l’auteur du document a perçus matériellement.
2° Actes des hommes. — Les documents rapportent les actes (et les paroles) des hommes d’autrefois qui ont été aussi des faits matériels vus et entendus par les auteurs, mais qui ne sont plus pour nous que les souvenirs des auteurs, représentés seulement par des images subjectives. Les coups de poignard donnés à César ont été vus, les paroles des meurtriers entendues en leur temps ; pour nous, ce ne sont que des images. — Les actes et les paroles ont tous ce caractère d’avoir été l’acte ou la parole d’un individu ; l’imagination ne peut se représenter que des actes individuels , à l’image de ceux que nous montre matériellement l’observation directe. Comme ils sont les faits d’hommes vivant en société, la plupart sont accomplis par plusieurs individus à la fois ou même combinés pour un résultat commun, ce sont des actes collectif s ; mais pour l’imagination comme pour l’observation directe ils se ramènent toujours à une somme d’actes individuels. Le « fait social », tel que l’admettent plusieurs sociologues, est une construction philosophique, non un fait historique.
3° Motifs et conceptions. — Les actes humains n’ont pas leur cause en eux‑mêmes ; ils ont un motif. Ce mot vague désigne à la fois l’impulsion qui fait accomplir un acte et la représentation consciente qu’on a de l’acte au moment de l’accomplir. Nous ne pouvons imaginer des motifs que dans le cerveau d’un homme, sous la forme de représentations intérieures vagues, analogues à celles que nous avons de nos propres états intérieurs ; nous ne pouvons les exprimer que par des mots, d’ordinaire métaphoriques. Ce sont les faits psychiques (vulgairement appelés sentiments et idées). Les documents nous en montrent de trois espèces : 1° motifs et
Faits matériels, actes humains individuels et collectifs, faits psychiques, voilà tous les objets de la connaissance historique ; ils ne sont pas observés directement, ils sont tous imaginés. Les historiens — presque tous sans en avoir conscience et en croyant observer des réalités — n’opèrent jamais que sur des images.
IV. Comment donc imaginer des faits qui ne soient pas entièrement imaginaires ? Les faits imaginés par l’historien sont forcément subjectifs ; c’est une des raisons qu’on donne pour refuser à l’histoire le caractère de science. Mais subjectif n’est pas synonyme d’irréel. Un souvenir n’est qu’une image et n’est pourtant pas une chimère, il est la représentation d’une réalité passée. Il est vrai que l’historien, en travaillant sur les documents, n’a pas à son service des souvenirs personnels ; mais il se fait des images sur le modèle de ses souvenirs. Il suppose que les faits disparus (objets, actes, motifs), observés autrefois par les auteurs de documents, étaient semblables aux faits contemporains qu’il a vus lui-même et dont il a gardé le souvenir. C’est le postulat de toutes les sciences documentaires. Si l’humanité de jadis n’était pas semblable à l’humanité actuelle, on ne comprendrait rien aux documents. Partant de cette ressemblance, l’historien se forme une image des faits anciens historiques semblable à ses propres souvenirs des faits qu’il a vus.
Ce travail, qui se fait inconsciemment, est en histoire une des principales occasions d’erreur. Les choses passées qu’il faut s’imaginer ne sont pas entièrement semblables aux choses présentes qu’on a vues ; nous n’avons vu aucun homme pareil à César ou à Clovis, et nous n’avons pas passé par les mêmes états intérieurs qu’eux. Dans les sciences constituées on opère aussi sur des faits vus par d’autres observateurs et qu’il faut se représenter par analogie ; mais ces faits sont définis en termes
Mais, à mesure qu’une connaissance se rapproche des faits intérieurs invisibles, les notions deviennent plus confuses et la langue moins précise. Nous n’arrivons à exprimer les faits humains même les plus vulgaires, conditions sociales, actes, motifs, sentiments, que par des termes vagues (roi , guerrier, combattre, élire). Pour les phénomènes plus complexes la langue est si indécise qu’on ne s’accorde même plus sur les éléments nécessaires du phénomène. Qu’est‑ce qu’une tribu, une armée, une industrie, un marché, une révolution ? Ici l’histoire participe du vague de toutes les sciences de l’humanité, psychologiques ou sociales. Mais son procédé indirect de représentation par images rend ce vague encore plus dangereux. — Nos images historiques devraient donc reproduire au moins les traits essentiels des images qu’ont eues dans l’esprit les observateurs directs des faits passés : or les termes dans lesquels ils ont exprimé leurs images ne nous apprennent jamais exactement quels en étaient les éléments essentiels.
Des faits que nous n’avons pas vus, décrits dans des termes qui ne permettent pas de nous les représenter exactement, voilà les données de l’histoire. L’historien, obligé pourtant de se représenter des images des faits, doit vivre avec la préoccupation de ne construire ses images qu’avec des éléments exacts, de façon à s’imaginer les faits comme il les aurait vus s’il avait pu les observer lui-même« Je veux dire comment cela a été en réalité »
(wie es eigentlich gewesen).
Toute image historique contient donc une forte part de fantaisie. L’historien ne peut pas s’en délivrer, mais il peut savoir le compte des éléments réels qui entrent dans ses images et ne faire porter sa construction que sur ceux‑là ; ces éléments, ce sont ceux qu’il a tirés des documents. S’il a besoin, pour comprendre la bataille entre César et Arioviste, de se représenter leurs deux armées, il aura soin de ne rien conclure de l’aspect général sous lequel il se les imagine ; il devra raisonner seulement avec les détails réels fournis par les documents.
V. Le problème de la méthode historique est enfin précisé ainsi. Avec les traits épars dans les documents nous formons des images. Quelques‑unes, toutes matérielles, fournies par des monuments figurés, représentent directement un des aspects réels des choses passées. La plupart — toutes les images de faits psychiques sont dans ce cas — sont formées à la ressemblance des figures dessinées anciennement et surtout des faits actuels que nous avons observés. Or les choses passées ne ressemblaient qu’en partie aux choses présentes, et ce sont justement les parties différentes qui font l’intérêt de l’histoire. Comment se représenter ces traits différents pour lesquels le modèle nous manque ? Nous n’avons vu aucune troupe semblable aux guerriers francs ni ressenti personnellement les sentiments de Clovis partant en guerre contre les Wisigoths. Comment imaginer ces faits de façon qu’ils soient conformes à la réalité ?
En pratique voici ce qui se passe. Aussitôt qu’une phrase d’un document est lue, une image est formée dans notre esprit par une opération spontanée dont nous ne sommes pas maîtres. Cette image, produite par une analogie superficielle, est d’ordinaire grossièrement fausse. Chacun de nous peut
Il ne suffit pas de se représenter des êtres et des actes isolés. Les hommes et les actes font partie d’un ensemble, d’une société et d’une évolution : il faut donc se représenter aussi les rapports entre les hommes et les actes (nations, gouvernements, lois, guerres).
Mais pour imaginer des rapports il faut concevoir un ensemble et les documents ne nous donnent que des traits isolés. Ici encore l’historien est forcé de recourir à un procédé subjectif. Il imagine une société ou une évolution et, dans ce cadre imaginé, il range les traits fournis par les documents. — Ainsi, tandis que le classement biologique se guide sur un ensemble réel observé objectivement, le classement historique ne peut se faire que dans un ensemble imaginé subjectivement.
La réalité passée nous ne l’observons pas, nous ne la connaissons que par sa ressemblance avec la réalité actuelle. Pour se représenter dans quelles conditions se sont produits les faits passés, il faut donc chercher, par l’observation de l’humanité présente, dans quelles conditions se produisent les faits analogues du présent. L’histoire serait ainsi une application des sciences descriptives de l’humanité (psychologie descriptive, sociologie ou science sociale) ; mais toutes sont encore des sciences mal constituées et leur infirmité retarde la constitution d’une science de l’histoire.
Cependant il y a des conditions de la vie humaine si nécessaires et si évidentes que la plus grossière observation suffit pour les établir. Ce sont celles qui sont communes à toute l’humanité ; elles dérivent de l’organisation physiologique qui crée les besoins matériels des hommes ou de leur
Les actes humains qui font la matière de l’histoire différent d’une époque et d’un pays à l’autre comme ont différé les hommes et les sociétés, et c’est même l’objet propre de l’histoire d’étudier ces différences ; si les hommes avaient toujours eu le même gouvernement ou parlé la même langue, il n’y aurait pas lieu de faire l’histoire des gouvernements et des langues. Mais ces différences sont enfermées entre les limites des conditions générales de la vie humaine ; elles ne sont que des variétés de certaines façons d’agir ou d’être, communes à toute l’humanité ou du moins à la grande majorité des hommes. On ne sait pas d’avance quel gouvernement ou quelle langue aura eu un peuple historique ; c’est l’affaire de l’histoire d’établir ces faits. Mais d’avance et pour tous les cas on prévoit que le peuple aura eu une langue et un gouvernement.
En dressant la liste des phénomènes fondamentaux qu’on peut s’attendre à trouver dans la vie de tout homme et de tout peuple, on obtiendra un questionnaire universel, sommaire, mais suffisant pour classer la masse des faits historiques en un certain nombre de groupes naturels, dont chacun formera une branche spéciale d’histoire. Ce cadre de groupement général fournira l’échafaudage de la construction historique.
Le questionnaire universel ne porte que sur les phénomènes habituels ; il ne peut pas prévoir les milliers de faits locaux ou accidentels qui forment la vie d’un homme ou d’une nation ; il ne suffira donc pas à poser toutes les questions auxquelles l’historien doit répondre pour donner le tableau complet du passé. L’étude détaillée des faits exigera l’emploi de questionnaires plus détaillés, différents suivant la nature des faits, des hommes ou des sociétés à étudier. Pour les dresser on peut commencer par noter les questions de détail qu’aura suggérées
Cette méthode du questionnaire qui fait reposer toute la construction historique sur un procédé a priori serait inacceptable si l’histoire était vraiment une science d’observation ; et peut‑être la trouvera‑t‑on dérisoire comparée aux méthodes a posteriori des sciences naturelles. Mais sa justification est simple : elle est la seule méthode qu’on puisse pratiquer et, en fait, la seule qui l’ait jamais été. Dès qu’un historien cherche à mettre en ordre les faits contenus dans les documents, il fabrique avec la connaissance qu’il a (ou croit avoir) des choses humaines un cadre d’exposition qui équivaut à un questionnaire, — à moins qu’il n’adopte le cadre d’un devancier créé par le même procédé. — Mais quand ce travail a été inconscient, le cadre reste incomplet et confus. Ainsi il ne s’agit pas de décider si on opérera avec ou sans un questionnaire a priori — car on en aura toujours un ; — on n’a le choix qu’entre un questionnaire inconscient, confus et incomplet ou un questionnaire conscient, précis et complet.
VI. On peut maintenant tracer le plan de la construction historique, de façon à déterminer la série des opérations synthétiques nécessaires pour élever l’édifice.
L’analyse critique des documents a fourni les matériaux, ce sont les faits historiques encore épars. On commence par les
Les faits ainsi imaginés, on les groupe dans des cadres imaginés sur le modèle d’un ensemble observé dans la réalité qu’on suppose analogue à ce qu’a dû être l’ensemble passé. C’est la seconde opération ; elle se fait au moyen d’un questionnaire, et aboutit à découper dans la masse des faits historiques des morceaux de même nature qu’on groupe ensuite entre eux jusqu’à ce que toute l’histoire du passé soit classée dans un cadre universel.
Quand on a rangé dans ce cadre les faits extraits des documents, il y reste des lacunes, toujours considérables, énormes pour toutes les parties où les documents ne sont pas très abondants. On essaie d’en combler quelques‑unes par des raisonnements à partir des faits connus. C’est (ou ce devrait être) la troisième opération ; elle accroît par un travail logique la masse des connaissances historiques.
On n’a encore qu’une masse de faits juxtaposés dans des cadres. Il faut les condenser en formules pour essayer d’en dégager les caractères généraux et les rapports. C’est la quatrième opération ; elle conduit aux conclusions dernières de l’histoire et couronne la construction historique au point de vue scientifique.
Mais comme la connaissance historique, complexe et encombrante par sa nature, est exceptionnellement difficile à communiquer, il reste encore à trouver les procédés pour exposer les résultats de l’histoire.
VII. Cette série d’opérations, facile à concevoir, n’a jamais été qu’imparfaitement exécutée. Elle est entravée par des
Les opérations historiques sont si nombreuses, depuis la découverte du document jusqu’à la formule finale de conclusion, elles réclament des précautions si minutieuses, des aptitudes naturelles et des habitudes si différentes, que sur aucun point un seul homme ne peut exécuter lui-même le travail tout entier. L’histoire, moins que toute autre science, peut se passer de la division du travail ; or moins que toute autre elle la pratique. Il arrive à des érudits spécialistes d’écrire des histoires d’ensemble où ils construisent les faits au gré de leur imagination
Il vaudrait mieux s’avouer franchement la réalité. Une
Comment faire pourtant, puisque la plupart des travaux sont faits par une méthode suspecte, sinon incorrecte ? La confiance universelle mènerait à l’erreur aussi sûrement que la défiance universelle mène à l’impuissance. Voici du moins une règle qui permettra de se guider : Il faut lire les travaux des historiens avec les mêmes précautions critiques qu’on lit les documents. L’instinct naturel pousse à y chercher surtout les conclusions et à les adopter comme vérité établie ; il faut, au contraire, par une analyse continuelle, y chercher les faits, les preuves , les fragments de documents, bref les matériaux. On refera le travail de l’auteur, mais on le fera beaucoup plus vite, car ce qui perd du temps, c’est de réunir les matériaux ; et on n’acceptera de ses conclusions que celles qu’on trouvera démontrées.
Le classement par les conditions extérieures est le plus naïf et le plus facile. Tout fait historique se produit en un moment du temps, en un lieu de l’espace, chez un homme ou dans un groupe d’hommes : voilà des cadres commodes pour délimiter et classer les faits. Ainsi naît l’histoire d’une période, d’un pays, d’une nation, d’un homme (biographie) ; les historiens de l’antiquité et de la Renaissance n’en ont pas pratiqué d’autre. — Dans ce cadre général les subdivisions sont taillées suivant le même principe et les faits sont rangés par ordre de temps, de lieux ou de groupes. — Quant au triage des faits à mettre dans ces cadres, il s’est longtemps opéré sans aucun principe fixe ; les historiens prenaient, suivant leur fantaisie personnelle, parmi les faits qui s’étaient produits dans une période, un pays ou une nation, tout ce qui leur semblait
Le classement d’après la nature des faits s’est introduit très tard, lentement et d’une façon incomplète ; il est né hors de l’histoire dans les branches spéciales d’études de certaines espèces de faits humains, langue, littérature, arts, droit, économie politique, religion, qui ont commencé par être dogmatiques et sont peu à peu devenues historiques. Le principe de ce classement est de trier et de grouper ensemble les faits qui se rapportent à une même espèce d’actes ; chacun de ces groupes devient la matière d’une branche spéciale d’histoire. L’ensemble des faits vient ainsi se classer dans un casier qui peut être construit a priori en étudiant l’ensemble des activités humaines ; c’est le questionnaire général dont il a été parlé au chapitre précédent.
Le tableau suivant est une tentative de classification générale des faits historiques
Le groupement des faits d’après leur nature se combine avec le groupement d’après le temps et le lieu où ils se sont produits, de façon à fournir dans chaque branche des sections chronologiques, géographiques ou nationales. L’histoire d’une espèce d’actes (la langue, la peinture, le gouvernement) se subdivise en histoire de périodes, de pays, de nations e
Les mêmes principes servent à décider l’ordre où on rangera les faits. La nécessité de présenter les faits l’un après l’autre contraint à adopter une règle méthodique de succession. On peut exposer à la suite ou tous les faits qui ont eu lieu en un même temps, ou tous les faits d’un même pays, ou tous les faits d’une même espèce. Toute matière historique peut être distribuée suivant trois espèces d’ordre différents : l’ordre chronologique (ordre des temps), — l’ordre géographique (ordre des lieux, qui souvent coïncide avec l’ordre des nations), — l’ordre des espèces d’actes appelé d’ordinaire ordre logique . Il est impossible de suivre exclusivement l’un de ces ordres : dans tout exposé chronologique il faut découper des tranches géographiques ou logiques, passer d’un pays à l’autre et d’une espèce de faits à une autre et inversement. Mais il faut toujours décider quel sera l’ordre dominant dont les autres ne seront que des subdivisions.
Entre ces trois ordres le choix est délicat, il doit se décider par des raisons différentes suivant le sujet et suivant l’espèce de public pour lequel on travaille. A ce titre il dépendrait de la méthode d’exposition ; mais il faudrait un trop long développement pour en donner la théorie.
II. Aussitôt qu’on commence à trier les faits historiques pour les classer, on se heurte à une question qui a provoqué d’ardentes querelles.
Tout acte humain est par nature un fait individuel, passager, qui ne se produit qu’à un seul moment et en un seul endroit. Au sens réel tout fait est unique. Mais tout acte d’un homme ressemble à d’autres actes de lui-même ou des autres hommes du même groupe, et souvent à tel point qu’on les confond sous le même nom ; ces actes semblables qui se groupent irrésistiblement dans l’esprit humain, on les appelle habitudes, usages, institutions. Ce ne sont que des constructions de l’esprit, mais elles s’imposent avec tant de force aux intelligences des hommes que beaucoup deviennent des règles obligatoires ; ces habitudes sont des faits collectifs, durables dans le temps,
Sur ce terrain s’est livrée, en Allemagne surtout, la bataille entre les partisans de l’histoire de la civilisation (Culturgeschichte)
Cette opposition s’explique par la différence des documents que les travailleurs des deux partis avaient l’habitude de manier. Les historiens, occupés surtout d’histoire politique, voyaient les actes individuels et passagers des gouvernants où il est très difficile d’apercevoir aucun trait général. — Dans les histoires spéciales, au contraire (sauf celle des littératures), les documents ne montrent que des faits généraux, une forme de langage, un rite religieux, une règle de droit ; il faut un effort d’imagination pour se représenter l’homme qui a prononcé ce mot, accompli ce rite, pratiqué cette règle.
Il n’y a pas à prendre parti dans cette controverse. La construction historique complète suppose l’étude des faits sous les deux aspects. Le tableau des habitudes de pensée, de vie et d’action des hommes est évidemment une portion capitale de l’histoire. Et pourtant, quand on aurait réuni tous les actes de tous les individus pour en extraire ce qu’ils ont de commun, il resterait un résidu qu’on n’a pas le droit de jeter, car il est l’élément proprement historique ; c’est le fait que certains actes ont été l’acte d’un homme ou d’un groupe donné à un moment donné. Dans un cadre réduit aux faits généraux de la vie politique il n’y aurait pas place pour la victoire de
Ainsi l’histoire est obligée de combiner avec l’étude des faits généraux l’étude de certains faits particuliers. Elle a un caractère mixte, indécis entre une science de généralités et un récit d’aventures. La difficulté de classer cet hybride dans une des catégories de la pensée humaine s’est souvent exprimée par la question puérile : si l’histoire est un art ou une science.
III. Le cadre général donné plus haut peut servir de questionnaire pour déterminer toutes les espèces d’habitudes (usages ou institutions) dont on peut essayer de faire l’histoire. Mais avant d’appliquer ce cadre général à l’étude d’un groupe quelconque d’habitudes historiques, langue, religion, usages privés ou institutions politiques, toujours il faut résoudre une question préalable : Les habitudes qu’on va étudier, de qui ont‑elles été l’habitude ? Elles étaient communes à un grand nombre d’individus, et c’est la collection d’individus de mêmes habitudes que nous appelons groupe. La première condition pour étudier une habitude est donc de déterminer le groupe qui l’a pratiquée. C’est ici qu’il faut prendre garde au premier mouvement, car il nous porte à une négligence qui peut rendre ruineuse toute la construction historique.
La tendance naturelle est de se représenter le groupe humain sur le modèle de l’espèce animale, comme un ensemble d’hommes tous semblables. On prend un groupe uni par un caractère très apparent, une nation liée par un même gouvernement officiel (Romains, Anglais, Français), un peuple parlant la même langue (Grecs, Germains) ; et on procède comme si tous les membres de ce groupe se ressemblaient en tout point et avaient les mêmes usages.
En fait aucun groupe réel, pas même une société centralisée, n’est un ensemble homogène. Pour une grande part de l’activité humaine — la langue, l’art, la science, la religion, la vie économique, — le groupe reste flottant. Qu’est‑ce que le groupe des gens parlant grec, le groupe chrétien, le groupe de la science moderne ? — Et même les groupes précisés par une
On trouve dans les documents historiques des noms de groupes employés par les contemporains, beaucoup ne reposent que sur des ressemblances superficielles. Avant d’adopter ces notions vulgaires, il faut se faire une règle de les critiquer, il faut préciser la nature et l’étendue du groupe, en se demandant : de quels hommes était‑il composé ? quel lien les unissait ? quelles habitudes avaient‑ils en commun ? et par quelles espèces d’activité différaient‑ils ? Alors seulement on verra pour quelles habitudes le groupe peut servir de cadre d’études, et on sera conduit à choisir l’espèce de groupe suivant l’espèce de faits. Pour étudier les habitudes intellectuelles (langue, religion, art, science), on prendra, non une nation politique, mais le groupe des gens qui ont eu en commun cette habitude ; pour étudier les faits économiques on prendra un groupe lié par une communauté économique ; on réservera le groupe politique pour l’étude des faits sociaux et politiques ; on écartera entièrement la race
Le groupe, même sur les points où il est homogène, ne l’est pas entièrement ; il se divise en sous‑groupes dont les
Il devient possible alors d’étudier méthodiquement une habitude ou même l’ensemble des habitudes dans un temps et un lieu donnés, en suivant le tableau donné plus haut. L’opération ne présente aucune difficulté de méthode pour toutes les espèces de faits qui se présentent sous forme d’habitudes individuelles et volontaires : langue, art, sciences, conceptions, usages privés ; là il suffit de constater en quoi consistait chaque habitude. Il faut seulement avoir soin de distinguer le personnel qui créait ou maintenait les habitudes (artistes, savants, philosophes, créateurs de la mode), et la masse qui les recevait.
Mais quand on arrive aux habitudes sociales ou politiques (celles qu’on appelle des institutions), on rencontre des conditions nouvelles qui créent une illusion inévitable. Les membres d’un même groupe social ou politique n’ont pas seulement l’habitude d’actes semblables , ils agissent les uns sur les autres par des actes réciproques , ils se commandent, se contraignent, se paient l’un l’autre. Les habitudes deviennent des rapports entre eux ; quand elles sont anciennes, formulées dans des règles officielles, rendues obligatoires par une autorité matérielle, maintenues par un personnel spécial, elles prennent une telle place dans la vie qu’elles donnent l’impression de réalités extérieures aux gens qui les pratiquent. Les hommes eux‑mêmes, spécialisés dans une occupation ou une fonction qui devient l’habitude dominante de leur vie, paraissent se grouper en catégories distinctes (classes, corporation, églises, gouvernements) ; et ces catégories paraissent des êtres réels, ou tout au moins des organes chargés chacun d’une fonction dans un être réel, qui est la société. Par analogie avec
Cependant l’étude des institutions oblige à se poser des questions spéciales sur les personnes et leurs fonctions. — Pour les institutions économiques et sociales, il faut chercher comment se faisait la division du travail et la division en classes, quelles étaient les professions et les classes, comment elles se recrutaient, dans quels rapports vivaient les membres des différentes professions et classes. — Pour les institutions politiques, consacrées par des règles obligatoires et une autorité matérielle, il se pose deux séries nouvelles de questions : 1° Quel était le personnel chargé de l’autorité ? Quand l’autorité est partagée il faut étudier la division des fonctions, analyser le personnel en ses différents groupes (souverain et subordonné, central et local), et distinguer chacun des corps spéciaux. Pour chaque espèce de gouvernants on doit se demander : comment se recrutaient‑ils ? quelle était leur autorité officielle ? et leurs moyens d’action réels ? — 2° Quelles étaient les règles officielles ? Leur forme (coutume, ordres, loi, précédents) ? Leur contenu (règles du droit) ? La façon de les appliquer (procédure) ? Et surtout en quoi les règles différaient‑elles de la pratique (abus de pouvoir, exploitation, conflits entre les agents, règles non observées) ?
Après avoir déterminé tous les faits qui constituent une société, il resterait à replacer cette société dans l’ensemble des sociétés du même temps. C’est l’étude des institutions internationales, intellectuelles, économiques, politiques (diplomatie et usages de guerre) ; elle pose les mêmes questions que l’étude des institutions politiques. — Il y faudrait joindre l’étude des habitudes communes à plusieurs sociétés et des rapports qui
IV. Tout ce travail aboutit à dresser le tableau de la vie humaine à un moment donné ; il donne la connaissance d’un état de société (en allemand, Zustand). Mais l’histoire ne se borne pas à étudier des faits simultanés pris au repos (on dit souvent à l’état statique ). Elle étudie les états de société à des moments différents et constate entre eux des différences. Les habitudes des hommes et leurs conditions matérielles changent d’une époque à l’autre ; même lorsqu’elles semblent se conserver, elles ne restent pas exactement pareilles. Il y a donc lieu de rechercher ces changements ; c’est l’étude des faits successifs.
De ces changements les plus intéressants pour la construction historique sont ceux qui se produisent dans un même sens
L’évolution se produit dans toutes les habitudes humaines. Il suffit donc pour la rechercher de reprendre le questionnaire qui a servi à dresser le tableau de la société. Pour chacun des faits, conditions, usages, personnel investi de l’autorité, règles officielles, se pose la question : Quelle a été l’évolution de ce fait ?
L’étude comportera plusieurs opérations : 1° déterminer le fait dont on veut étudier l’évolution ; 2° fixer la durée du temps pendant lequel elle s’est accomplie ; on devra la choisir de façon que la transformation soit évidente et que pourtant il reste un lien entre le point de départ et le point d’arrivée ; 3° établir les étapes successives de l’évolution ; 4° chercher par quel moyen elle s’est faite.
V. Une série, même complète, des états de toutes les
Cette nécessité d’étudier des faits uniques a fait dire que l’histoire ne peut être une science, car toute science a pour objet le général. — L’histoire est ici dans la même condition que la cosmographie, la géologie, la science des espèces animales ; elle n’est pas la connaissance abstraite des rapports généraux entre les faits, elle est une étude explicative de la réalité ; or la réalité n’a existé qu’une seule fois. Il n’y a eu qu’une seule évolution de la terre, de la vie animale, de l’humanité. Dans chacune de ces évolutions les faits qui se sont succédé ont été le produit non de lois abstraites, mais du concours à chaque moment de plusieurs faits d’espèce différente. Ce concours, appelé parfois le hasard, a produit une série d’accidents qui ont déterminé la marche particulière de l’évolution
Ainsi l’histoire scientifique peut reprendre, pour les utiliser dans l’étude de l’évolution, les accidents que l’histoire traditionnelle avait recueillis par des raisons littéraires, parce qu’ils frappaient l’imagination. On pourra donc chercher les faits qui ont agi sur l’évolution de chacune des habitudes de l’humanité ; chaque accident se classera à sa date dans l’évolution où il aura agi. Il suffira ensuite de réunir les accidents de tout genre et de les classer par ordre chronologique et par ordre de pays pour avoir le tableau d’ensemble de l’évolution historique.
Alors, par‑dessus les histoires spéciales où les faits sont rangés par catégories purement abstraites (art, religion, vie privée, institutions politiques), on aura construit une histoire
L’histoire générale des faits uniques s’est constituée avant les histoires spéciales. Elle est le résidu de tous les faits qui n’ont pu prendre place dans les histoires spéciales, et s’est réduite à mesure que les branches spéciales se sont créées et s’en sont détachées. Comme les faits généraux sont surtout de nature politique et qu’il est plus difficile de les organiser en une branche spéciale, l’histoire générale est restée en fait confondue avec l’histoire politique (Staatengeschichte)
Pour construire l’histoire générale il faut chercher tous les faits qui peuvent expliquer soit l’état d’une société, soit une de ses évolutions, parce qu’ils y ont produit des changements. Il faut les chercher dans tous les ordres de faits, déplacement de population, innovations artistiques, scientifiques, religieuses, techniques, changement de personnel dirigeant, révolutions, guerres, découvertes de pays.
Ce qui importe, c’est que le fait ait eu une action décisive. Il faut donc résister à la tentation naturelle de distinguer les faits en grands et petits. Il répugne d’admettre que de grands effets puissent avoir de petites causes, que le nez de Cléopâtre ait pu agir sur l’Empire romain. Cette répugnance, est métaphysique, elle naît d’une idée préconçue sur la direction du monde. Dans toutes les sciences d’évolution on trouve des faits individuels qui sont le point de départ d’un ensemble de grandes transformations. Une troupe de chevaux amenée par les Espagnols a peuplé toute l’Amérique du Sud. Dans une inondation un tronc d’arbre peut barrer le courant et transformer l’aspect d’une vallée.
Dans l’évolution humaine on rencontre de grandes transformations qui n’ont pas d’autre cause intelligible qu’un accident individuele
Ainsi dans le cadre de l’histoire on doit faire une place aux personnages et aux événements.
VI. C’est un besoin, dans toute étude de faits successifs, de se procurer quelques points d’arrêt, des limites de commencement et de fin, afin de pouvoir découper des tranches chronologiques dans la masse énorme des faits. Ces tranches sont les période s ; l’usage en est aussi ancien que l’histoire. On en a besoin non seulement dans l’histoire générale, mais dans les histoires spéciales, dès qu’on étudie une durée assez longue pour que l’évolution soit sensible. Ce sont les événements qui fournissent le moyen de les délimiter.
Pour les histoires spéciales, après avoir décidé quels changements des habitudes doivent être regardés comme les plus profonds, on les adopte comme marquant une date dans l’évolution ; puis on cherche quel événement les a produits. L’événement qui a produit la formation ou un changement de l’habitude devient le commencement ou la fin d’une période. Ces événements marquants sont parfois de même espèce que les faits dont on étudie l’évolution, des faits littéraires dans l’histoire de la littérature, politiques dans l’histoire politique. Mais le plus souvent ils sont d’une autre espèce et l’histoire spéciale est obligée de les emprunter à l’histoire générale.
Pour l’histoire générale, les périodes doivent être découpées d’après l’évolution de plusieurs espèces de faits ; on trouve des événements qui marquent une période à la fois dans plusieurs branches (invasion des Barbares, Réforme, Révolution française). On peut alors construire des périodes communes à plusieurs branches de l’évolution, et dont un même événement marque le commencement et la fin. Ainsi s’est opérée la division traditionnelle de l’histoire universelle. — Les sous-périodes sont obtenues par le même procédé, en prenant pour
Les périodes construites ainsi d’après les événements sont de durée inégale. Il ne faut pas s’inquiéter de ce défaut de symétrie ; une période ne doit pas être un nombre fixe d’années, mais le temps employé à une partie distincte de l’évolution. Or l’évolution n’est pas un mouvement régulier ; il s’écoule une longue série d’années sans changement notable, puis viennent des moments de transformation rapide. Cette différence a fourni à Saint‑Simon la distinction en périodes organiques (à changement lent) et critiques (à changement rapide).
Dans les sciences d’observation directe, lorsqu’un fait manque dans une série, on le cherche par une nouvelle observation. En histoire, où cette ressource manque, on cherche à étendre la connaissance en employant le raisonnement. On part des faits connus par les documents pour inférer des faits nouveaux. Si le raisonnement est correct, ce procédé de connaissance est légitime.
Mais l’expérience montre que de tous les procédés de connaissance historique le raisonnement est le plus difficile à manier correctement et celui qui a introduit les erreurs les plus graves. Il ne faut l’employer qu’en s’entourant de précautions pour ne jamais perdre de vue le danger.
1° Il ne faut jamais mélanger un raisonnement avec l’analyse d’un document ; quand on se permet d’introduire dans le texte ce que l’auteur n’y a pas mis expressément, on en arrive à le compléter en lui faisant dire ce qu’il n’a pas voulu dire
2° Il ne faut jamais confondre les faits tirés directement de
3° Il ne faut jamais faire un raisonnement inconscient : il a trop de chance d’être incorrect. Il suffit de s’astreindre à mettre le raisonnement en forme ; dans un raisonnement faux la proposition générale est d’ordinaire assez monstrueuse pour faire reculer d’horreur.
4° Si le raisonnement laisse le moindre doute, il ne faut pas essayer de conclure ; l’opération doit rester sous forme de conjecture, nettement distinguée des résultats définitivement acquis.
5° Il ne faut jamais revenir sur une conjecture pour essayer de la transformer en certitude. C’est la première impression qui a le plus de chances d’être exacte ; en réfléchissant sur une conjecture, on se familiarise avec elle et on finit par la trouver mieux fondée, tandis qu’on y est seulement mieux habitué. La mésaventure est commune aux hommes qui méditent longtemps sur un petit nombre de textes.
Il y a deux façons d’employer le raisonnement, l’une négative, l’autre positive ; on va les examiner séparément.
II. Le raisonnement négatif, appelé aussi « argument du silence », part de l’absence d’indications sur un fait
Pour avoir le droit de raisonner ainsi il faudrait que tout fait eût été observé et noté par écrit, et que toutes les notations eussent été conservées ; or la plupart des documents qui ont
1° Il faut non seulement qu’il n’existe pas de document où le fait soit mentionné, mais qu’il n’en ait pas existé. Si les documents se sont perdus, on ne peut rien conclure. L’argument du silence doit donc être employé d’autant plus rarement qu’il s’est perdu plus de documents, il peut servir beaucoup moins pour l’antiquité que pour le e
2° Il faut que le fait ait été de nature à être forcément observé et noté. De ce qu’un fait n’a pas été noté il ne suit pas qu’on ne l’ait pas vu. Dès qu’on organise un service pour recueillir une espèce de faits, on constate combien ce fait est plus fréquent qu’on ne croyait et combien de cas passaient inaperçus ou sans laisser de trace écrite. C’est ce qui est arrivé pour les tremblements de terre, les cas de rage, les baleines échouées sur les côtes. — En outre, beaucoup de faits, même bien connus des contemporains, ne sont pas notés, parce que l’autorité officielle empêche de les divulguer ; c’est ce qui arrive pour les actes des gouvernements secrets et les plaintes des classes inférieures. Ce silence, qui ne prouve rien, fait une vive impression sur les historiens irréfléchis, il est l’origine du sophisme si répandu du « bon vieux temps ». Aucun document ne relate les abus des fonctionnaires ou les plaintes des paysans : c’est que tout allait régulièrement et que personne ne souffrait. — Avant d’arguer du silence il faudrait se demander : Ce fait ne pouvait‑il éviter d’être noté dans un des documents que nous possédons ? Ce n’est pas l’absence de tout document sur un fait qui est probante, mais le silence sur ce fait dans un document où il devrait être mentionné.
III. Le raisonnement positif part d’un fait (ou de l’absence d’un fait) établi par les documents pour en inférer un autre fait (ou l’absence d’un autre fait) que les documents n’indiquaient pas. Il est une application du principe fondamental de l’histoire, l’analogie de l’humanité présente avec l’humanité passée. Dans le présent on observe que les faits humains sont liés entre eux. Quand certain fait se produit, un autre se produit aussi, ou parce que le premier est la cause du second, ou parce qu’il en est l’effet, ou parce que tous deux sont les effets d’une même cause. On admet que dans le passé les faits semblables étaient liés de même, et cette présomption se fortifie par l’étude directe du passé dans les documents. D’un fait qui s’est produit dans le passé, on peut donc conclure que les autres faits liés à ce fait se sont aussi produits.
Ce raisonnement s’applique à toute espèce de faits, usages, transformations, accidents individuels. A partir de tout fait connu on peut essayer d’inférer des faits inconnus. Or les faits humains, ayant tous leur cause dans un même centre qui est l’homme, sont tous reliés entre eux, non seulement entre faits de même espèce, mais entre faits des espèces les plus différentes. Il y a des liens non seulement entre les divers faits d’art, de religion, de mœurs, de politique, mais entre des faits de religion et des faits d’art, de politique, de mœurs ; en sorte que d’un fait d’une espèce on peut inférer des faits de toutes les autres espèces.
Le raisonnement repose sur deux propositions : l’une générale, tirée de la marche des choses humaines ; l’autre particulière, tirée des documents. Dans la pratique on commence par la proposition particulière, le fait historique : Salamine porte un nom phénicien. Puis on cherche une proposition générale : La langue d’un nom de ville est la langue du peuple qui a créé la ville. Et l’on conclut : Salamine, à nom phénicien, a été fondée par des Phéniciens.
Pour que la conclusion soit sûre il faut donc deux conditions.
1° La proposition générale doit être exacte ; les deux faits qu’elle suppose liés ensemble doivent l’être de façon que le second ne se produise jamais sans le premier. Si cette condition était vraiment remplie, ce serait une loi au sens scientifique ; mais en matière de faits humains — sauf les conditions matérielles dont les lois sont établies par les sciences constituées, — on n’opère qu’avec des lois empiriques obtenues par des constatations grossières d’ensemble, sans analyser les faits de façon à en dégager les vraies causes. Ces lois ne sont à peu près exactes que lorsqu’elles portent sur un ensemble de faits nombreux, car on ne sait pas très bien dans quelle mesure chacun est nécessaire pour produire le résultat. — La proposition sur la langue du nom d’une ville est trop peu détaillée pour être toujours exacte. Pétersbourg est un nom allemand, Syracuse en Amérique un nom grec. Il faut d’autres conditions pour être sûr que le nom soit lié à la nationalité des fondateurs. Ainsi l’on ne doit opérer qu’avec une proposition détaillée.
2° Pour que la proposition générale soit détaillée, il faut
Ainsi dans le raisonnement historique il faut 1° une proposition générale exacte, 2° une connaissance détaillée d’un fait passé. — On opérera mal si on admet une proposition générale fausse, si l’on croit, comme Augustin Thierry par exemple, que toute aristocratie a pour origine une conquête. — On opérera mal si l’on veut raisonner à partir d’un détail isolé (un nom de ville). La nature de ces erreurs indique les précautions à prendre :
1° Spontanément nous prenons pour base de raisonnement les « vérités de sens commun » qui forment encore presque toute notre connaissance de la vie sociale ; or la plupart sont fausses en partie, puisque la science de la vie sociale n’est pas faite. Et ce qui les rend surtout dangereuses, c’est que nous les employons sans en avoir conscience. — La précaution la plus sûre sera de formuler toujours la prétendue loi sur laquelle on va raisonner : Toutes les fois que tel fait se produit, on est certain que tel autre se sera produit. Si elle est évidemment fausse, on s’en apercevra aussitôt ; si elle est trop générale on verra quelles conditions nouvelles il faut y ajouter pour qu’elle devienne exacte.
2° Spontanément nous cherchons à tirer des conséquences du moindre fait isolé (ou plutôt l’idée de chaque fait éveille aussitôt en nous, par association, l’idée d’autres faits). C’est le procédé naturel de l’histoire littéraire. Chaque trait de la vie d’un auteur fournit matière à des raisonnements ; on construit par conjecture toutes les influences qui ont pu agir sur lui et on admet qu’elles ont agi. Toutes les branches d’histoire qui étudient une seule espèce de faits, isolée de toute autre (langue, arts, droit privé, religion), sont exposées au même danger, parce qu’elles ne voient que des fragments de vie humaine et pas d’ensembles. Or il n’y a guère de conclusions
Il faut s’attendre à réaliser rarement les conditions d’un raisonnement certain ; nous connaissons trop mal les lois de la vie sociale et trop rarement les détails précis d’un fait historique. Aussi la plupart des raisonnements ne donnent‑ils qu’une présomption, non une certitude. Mais il en est des raisonnements comme des documents
Les érudits, habitués à recueillir tous les faits sans préférence personnelle, tendent à exiger surtout un recueil de faits complet, exact et objectif. Tous les faits historiques ont un droit égal à prendre place dans l’histoire ; conserver les uns comme plus importants et écarter les autres comme moins importants, ce serait faire un choix subjectif, variable suivant la fantaisie individuelle ; l’histoire ne doit sacrifier aucun fait.
A cette conception très rationnelle on ne peut opposer qu’une difficulté matérielle ; mais elle suffit, car elle est le motif pratique de toutes les sciences : c’est l’impossibilité de construire et de communiquer un savoir complet. Une histoire où aucun fait ne serait sacrifié devrait contenir tous les actes, toutes les pensées, toutes les aventures de tous les hommes à tous les différents moments. Ce serait une connaissance complète que personne n’arriverait plus à connaître, non faute de matériaux, mais faute de temps. C’est déjà ce qui arrive aux collections trop volumineuses de documents : les recueils de débats parlementaires contiennent toute l’histoire des
Toute science doit tenir compte des conditions pratiques de la vie au moins dans la mesure où on la destine à devenir une science réelle, une science qu’on peut arriver à savoir. Toute conception qui aboutit à empêcher de savoir empêche la science de se constituer.
La science est une économie de temps et d’efforts obtenue par un procédé qui rend les faits rapidement connaissables et intelligibles ; elle consiste à recueillir lentement une quantité de faits de détail et à les condenser en formules portatives et incontestables. L’histoire, plus encombrée de détails qu’aucune autre connaissance, a le choix entre deux solutions : être complète et inconnaissable ou être connaissable et incomplète. Toutes les autres sciences ont choisi la seconde, elles abrègent et condensent, préférant le risque de mutiler et de combiner arbitrairement les faits à la certitude de ne pouvoir ni les comprendre ni les communiquer. Les érudits ont préféré s’enfermer dans les périodes anciennes où le hasard, qui a détruit presque toutes les sources de renseignement, les a délivrés de la responsabilité de choisir les faits en les privant de presque tous les moyens de les connaître.
L’histoire, pour se constituer en science, doit élaborer les faits bruts. Elle doit les condenser sous une forme maniable en formules descriptives, qualitatives et quantitatives. Elle doit chercher les liens entre les faits qui forment la conclusion dernière de toute science.
II. Les faits humains, complexes et variés, ne peuvent être ramenés à quelques formules simples comme les faits chimiques. L’histoire, comme toutes les sciences de la vie, a besoin de formules descriptives pour exprimer le caractère des différents phénomènes.
La formule doit être courte pour être maniable ; elle doit être précise pour donner une idée exacte du fait. Or la précision de la connaissance en matière humaine ne s’obtient que par les détails caractéristiques, car seuls ils font comprendre en quoi un fait a différé des autres et ce qu’il a eu en
Cette opération, difficile en elle‑même, est compliquée encore par l’état où l’on trouve les faits qu’il s’agit de condenser en formules. Suivant la nature des documents d’où ils sortent, ils arrivent à tous les degrés différents de précision depuis le récit détaillé des moindres épisodes (bataille de Waterloo) jusqu’à la mention en un mot (victoire des Austrasiens à Testry). Nous possédons sur des faits de même nature une quantité de détails infiniment variable suivant que les documents nous donnent une description complète ou une mention. Comment organiser en un même ensemble des connaissances d’une précision si différente ? — Les faits connus seulement par un mot général et vague, on ne peut les amener à un degré moins général et plus précis ; comme on ignore les détails, si on les ajoute par conjecture, on fera du roman historique. C’est ainsi qu’Augustin Thierry a procédé dans les Récits mérovingiens . — Les faits connus en détail, il est toujours facile de les réduire à un degré plus général en mutilant les détails caractéristiques ; c’est ce que font les auteurs d’abrégés. Mais le résultat serait de réduire toute l’histoire à une masse de généralités vagues, uniformes pour tous les temps, sauf les noms propres et les dates. Ce serait une symétrie dangereuse, pour ramener tous les faits au même degré de généralité, de les réduire tous à l’état de ceux qui sont le plus mal connus. — Il faut donc, dans les cas où les documents donnent des détails, que les formules descriptives conservent toujours les traits caractéristiques des faits.
Pour construire ces formules on devra revenir au
On se trouvera bien d’employer le plus possible des termes concrets et descriptifs : leur sens est toujours clair. Il sera prudent de ne désigner les groupes collectifs que par des noms collectifs, non par des substantifs abstraits (royauté, État, démocratie, Réforme, Révolution) et d’éviter de personnifier des abstractions. On croit ne faire qu’une métaphore et on est entraîné par la force des mots. Les termes abstraits ont assurément une grande force de séduction, ils donnent à une proposition un aspect scientifique. Mais ce n’est qu’une apparence sous laquelle a vite fait de se glisser la scolastique, le mot, n’ayant pas de sens concret, devient une notion purement verbale (comme la vertu dormitive dont parle Molière). Tant que les notions sur les phénomènes sociaux n’auront pas été réduites à des formules véritablement scientifiques, il sera plus scientifique de les exprimer en termes d’expérience vulgaire.
Pour construire la formule on devra savoir d’avance quels éléments doivent y entrer. Il faut ici distinguer les faits généraux (habitudes et évolutions) et les faits uniques (événements).
III. Les faits généraux consistent dans des actes souvent répétés communs à beaucoup d’hommes. Il faut en déterminer le caractère, l’étendue , la durée.
Pour formuler le caractère, on réunit tous les traits qui constituent le fait (habitude, institution) et le distinguent de tout autre. On rassemble sous la même formule tous les cas
Cette concentration se fait sans effort pour les habitudes de forme (langue, écriture) et pour toutes les habitudes intellectuelles ; les hommes qui les pratiquaient les ont déjà exprimées par des formules qu’il suffit de recueillir. Il en est de même pour toutes les institutions consacrées par des règles expressément formulées (règlements, lois, statuts privés). Aussi les histoires spéciales ont‑elles été les premières à aboutir à des formules méthodiques. Par contre elles n’atteignent que des faits superficiels et conventionnels, non les actes réels ou les pensées réelles : dans la langue les mots écrits, non la prononciation réelle, dans la religion les dogmes et les rites officiels, non les croyances réelles de la masse du public ; dans la morale les préceptes avoués, non la conception réelle ; dans les institutions les règles officielles, non la pratique réelle. En toutes ces matières la connaissance des formules conventionnelles devra se doubler un jour de l’étude des habitudes réelles.
Il est beaucoup plus difficile d’embrasser dans une formule une habitude constituée par des actes réels ; ce qui est le cas de la vie économique, de la vie privée, de la vie politique ; car il faut, dans des actes différents, trouver les caractères communs qui composent l’habitude ; ou, si ce travail a été fait déjà dans les documents et résumé dans une formule (ce qui est le cas habituel), il faut faire la critique de cette formule pour s’assurer qu’elle recouvre véritablement une habitude homogène.
La difficulté est la même pour construire la formule d’un groupe ; il faut décrire les caractères communs à tous les membres du groupe et trouver un nom collectif qui le désigne exactement. Les noms de groupes ne manquent pas dans les documents ; mais, comme ils sont nés de l’usage, beaucoup correspondent mal aux groupes réels ; il faut en faire la critique, en préciser, souvent en rectifier le sens.
De cette première opération doivent sortir des formules qui expriment les caractères conventionnels et réels de toutes les habitudes des différents groupes.
La formule devra indiquer la durée de l’habitude. On cherchera les cas extrêmes, quand apparaît pour la première fois et pour la dernière la forme, la doctrine, l’usage, l’institution, le groupe. Mais il ne suffit pas de noter les deux cas isolés, le plus ancien et le plus récent ; il faut chercher la période où l’habitude a été vraiment active.
La formule de l’évolution devra indiquer les variations successives de l’habitude, en précisant pour chacune les limites d’étendue et de durée. Puis, comparant l’ensemble des variations, on construira la marche générale de l’évolution. La formule d’ensemble indiquera où et quand l’évolution a commencé et fini et dans quel sens elle s’est produite. Toutes les évolutions ont des conditions communes qui permettent d’en marquer les étapes. — Toute habitude (usage ou institution) commence par être un acte spontané de quelques individus ; quand les autres l’imitent il devient un usage. De même les opérations sociales sont d’abord exécutées par un personnel qui s’en charge spontanément, puis les autres l’acceptent et il devient un personnel officiel. C’est la première étape, initiative individuelle, imitation et acceptation volontaire par la masse. — L’usage, devenu traditionnel, se transforme en coutume ou règle obligatoire ; le personnel, devenu permanent, se transforme en personnel investi d’un pouvoir de contrainte morale ou matérielle. C’est l’étape de la tradition et de l’autorité ; très souvent elle reste la dernière et dure jusqu’à la destruction de la société. — L’usage se relâche, les règles sont violées, le personnel n’est plus obéi ; c’est l’étape de révolte et de décomposition. — Enfin dans quelques sociétés civilisées, la règle est critiquée, le personnel blâmé, une partie des sujets
IV. Pour les faits uniques il faut renoncer à en réunir plusieurs sous une même formule puisque leur caractère est de ne s’être produits qu’une fois. Pourtant la nécessité force à abréger, on ne peut conserver tous les actes de tous les membres d’une assemblée ou de tous les fonctionnaires d’un État. Il faut sacrifier beaucoup d’individus et beaucoup de faits.
Comment faire le choix ? Les goûts personnels ou le patriotisme peuvent créer des préférences pour des personnages sympathiques ou des événements locaux ; mais le seul principe de choix qui puisse être commun à tous les historiens c’est le rôle joué dans l’évolution des choses humaines. On doit conserver les personnages et les événements qui ont agi visiblement sur la marche de l’évolution. Le signe pour les reconnaître est qu’on ne peut exposer l’évolution sans parler d’eux. — Ce sont les hommes qui ont modifié l’état d’une société soit comme créateurs ou initiateurs d’une habitude (artistes, savants, inventeurs, fondateurs, apôtres), soit comme directeurs d’un mouvement, chefs d’États, de partis, d’armées. — Ce sont les événements qui ont amené un changement dans les habitudes ou l’état des sociétés.
Pour construire la formule descriptive d’un personnage historique il faut choisir des traits dans sa biographie et dans ses habitudes. Dans sa biographie on prendra les faits qui ont déterminé sa carrière, formé ses habitudes, et amené les actes par lesquels il a agi sur la société. Ce sont les conditions physiologiques (corps, tempérament, état de santé)
Parmi les habitudes d’un homme il faut dégager ses conceptions fondamentales dans l’ordre de faits sur lesquels il
Si l’on se risque pourtant à chercher la formule d’un caractère on devra se garder de deux tentations naturelles :
1° Il ne faut pas construire le caractère avec les déclarations du personnage sur lui-même. 2° L’étude des personnages imaginaires (drame et roman) nous a habitués à chercher un lien logique entre les divers sentiments et les divers actes d’un homme ; un caractère, en littérature, est fabriqué logiquement. Il ne faut pas transporter dans l’étude des hommes réels la recherche du caractère cohérent. Nous y sommes moins exposés pour les gens que nous observons dans la vie parce que nous voyons trop de traits qui ne rentreraient pas dans une formule cohérente. Mais l’absence de documents, en supprimant les traits qui nous auraient gênés, nous incite à agencer le très petit nombre de ceux qui restent en forme de caractère de théâtre. C’est pourquoi les grands hommes de l’antiquité nous paraissent bien plus logiques que nos contemporains.
Comment construire la formule d’un événement ? Un besoin irrésistible de simplification nous fait réunir sous un nom unique une masse énorme de menus faits aperçus en bloc et entre lesquels nous sentons confusément un lien (une bataille, une guerre, une réforme). Ce qui est ainsi réuni, ce sont tous les actes qui ont concouru à un même résultat. Voilà comment se forme la notion vulgaire d’événement, et nous
Pour décrire un événement il faut préciser 1° son caractère, 2° son étendue.
1° Le caractère, ce sont les traits qui le distinguent de tout autre, non pas seulement les conditions extérieures de date et de lieu, mais la façon dont il s’est produit et ses causes directes. Voici les indications que la formule devra contenir. Un ou plusieurs hommes, dans telles dispositions intérieures (conceptions et motifs de l’acte), opérant dans telles conditions matérielles (local, instrument), ont fait tels actes, qui ont eu pour effet telle modification. — Pour déterminer les motifs des actes on n’a pas d’autre procédé que de rapprocher les actes d’une part avec les déclarations de leurs auteurs, d’autre part avec l’interprétation des gens qui les ont fait agir. Il reste souvent un doute : c’est le terrain de polémique entre les partis ; chacun interprète les actes de son parti par des motifs nobles et ceux du parti adverse par des motifs vils. Mais des actes décrits sans motif resteraient inintelligibles.
2° L’étendue de l’événement sera indiquée dans le lieu (la région où il s’est accompli et celle que ses effets directs ont atteinte), et dans le temps (le moment où il a commencé à se réaliser et le moment où le résultat a été acquis).
V. Les formules descriptives de caractères, étant seulement qualitatives, ne donnent qu’une idée abstraite des faits ; la quantité est nécessaire pour se représenter la place qu’ils ont tenue dans la réalité. Il n’est pas indifférent qu’un usage ait été pratiqué par une centaine ou par des millions d’hommes.
Pour formuler la quantité on dispose de plusieurs procédés, de plus en plus imparfaits, qui l’atteignent d’une façon de moins en moins précise. Les voici, dans l’ordre de précision décroissante.
1° La mesure est le procédé entièrement scientifique, car les chiffres égaux désignent des valeurs rigoureusement exactes. Mais il faut une unité commune, et on ne l’a que pour le temps
2° Le dénombrement , qui est le procédé de la statistique
3° L’évaluation est un dénombrement incomplet fait dans une portion restreinte du champ, en supposant que les proportions seront les mêmes dans le reste du champ. C’est un expédient qui s’impose souvent en histoire, quand les documents sont inégalement abondants. Le résultat reste douteux
4° L’échantillonnage est un dénombrement restreint à quelques unités prises en différents endroits du champ ; on calcule la proportion des cas où le caractère donné se rencontre (soit 90 pour 100), on admet que la proportion sera la même dans l’ensemble, et quand il y a plusieurs catégories on obtient la proportion entre elles. Le procédé est applicable en histoire à des faits de toute espèce, soit pour établir la proportion des différentes formes ou des différents usages dans une période ou une région donnée, soit pour déterminer dans les groupes hétérogènes la proportion des membres d’espèce différente. Il donne l’impression approximative de la fréquence des faits et de la proportion des éléments d’une société ; il peut même montrer quelles espèces de faits se rencontrent le plus souvent ensemble et par conséquent paraissent liés. Mais pour être appliqué correctement, il faut que les échantillons soient représentatifs de l’ensemble et non d’une partie qui risquerait d’être exceptionnelle. On doit donc les choisir en des points très différents et dans des conditions très différentes, de façon que les exceptions se contre‑balancent. Il ne suffit pas de les prendre en des points éloignés, par exemple sur les différentes frontières d’un pays, car le fait même d’être frontière est une condition exceptionnelle. — On pourra vérifier en suivant les procédés des anthropologistes pour l’établissement des moyennes.
5° La généralisation n’est qu’un procédé instinctif de simplification. Dès qu’on a aperçu dans un objet un certain caractère, on étend ce caractère à tous les autres objets un peu semblables. En toutes les matières humaines où les faits sont toujours complexes, on généralise inconsciemment ; on étend à tout un peuple les habitudes de quelques individus, ou celles du premier groupe de ce peuple qu’on a connu, à toute une période des habitudes constatées à un moment donné. C’est en histoire la plus active de toutes les causes d’erreur, et elle agit en toute matière, sur l’étude des usages, des institutions,
Voici comment on doit opérer : 1° On doit préciser le champ dans lequel on croit pouvoir généraliser (c’est‑à‑dire admettre la ressemblance de tous les cas), délimiter le pays, le groupe, la classe, l’époque où on va généraliser. Il faut prendre garde de ne pas faire le champ trop grand en confondant une section avec l’ensemble (un peuple grec ou germanique avec l’ensemble des Grecs ou des Germains). 2° On doit s’assurer que les faits contenus dans le champ sont semblables sur les points où on veut généraliser ; donc se défier des noms vagues qui recouvrent des groupes très différents (Chrétiens, Français, Aryas, Romans). 3° On doit s’assurer que les cas sur lesquels on va généraliser sont des échantillons représentatifs. Il faut qu’ils rentrent vraiment dans le champ, car il arrive de prendre pour spécimen d’un groupe des hommes ou des faits d’un autre groupe. Il faut qu’ils ne soient pas exceptionnels, ce qui est à présumer pour tous les cas qui se produisent dans des conditions exceptionnelles ; les auteurs de documents tendent à noter de préférence ce qui les surprend, par conséquent les cas exceptionnels tiennent dans les documents une place disproportionnée à leur nombre réel ; c’est une des principales sources d’erreur. 4° Le nombre des spécimens nécessaires pour généraliser doit être d’autant plus grand qu’il
VI. Les formules descriptives ne sont en aucune science le terme dernier du travail. Il reste encore à classer les faits de façon à en embrasser l’ensemble, il reste à chercher les rapports entre eux ; — ce sont les conclusions générales. L’histoire, à cause de l’infirmité de son mode de connaissance, a besoin en outre d’une opération préalable pour déterminer la portée des connaissances obtenues
Le travail critique n’a fourni qu’une masse de remarques isolées sur la valeur de la connaissance que les documents ont permis d’atteindre. Il faut les réunir. On prendra donc tout un groupe de faits classés dans le même cadre — une espèce de faits, un pays, une période, un événement — et on résumera les résultats de la critique des faits particuliers pour obtenir une formule d’ensemble. Il faudra considérer : 1° l’étendue, 2° la valeur de notre connaissance.
1° On se demandera quelles sont les lacunes laissées par les documents. Il est facile, en suivant le questionnaire général de groupement, de constater sur quelles espèces de faits nous ne sommes pas renseignés. Pour les évolutions nous apercevons quels anneaux manquent à la chaîne des changements successifs ; pour les événements quels épisodes, quels groupes
2° La valeur de notre connaissance dépend de la valeur de nos documents. La critique nous l’a montrée en détail pour chaque cas, il faut la résumer en quelques traits pour un ensemble de faits. Notre connaissance provient‑elle d’observation directe, de tradition écrite, ou de tradition orale ? Possédons‑nous plusieurs traditions diversement colorées ou une seule ? Possédons‑nous des documents d’espèce diverse ou d’une seule espèce ? Les renseignements sont‑ils vagues ou précis, détaillés ou sommaires, littéraires ou positifs, officiels ou confidentiels ?
La tendance naturelle est de négliger dans la construction les résultats de la critique, d’oublier ce qu’il y a d’incomplet ou de douteux dans notre connaissance. Un désir puissant d’accroître le plus possible la masse de nos renseignements et de nos conclusions nous pousse à nous délivrer de toutes les restrictions négatives. Le risque est donc grand de nous former avec des renseignements fragmentaires et suspects une impression d’ensemble comme si nous possédions un tableau complet. — On oublie facilement l’existence des faits que les documents ne décrivent pas (les faits économiques, les esclaves dans l’antiquité) ; on s’exagère la place tenue par les faits connus (l’art grec, les inscriptions romaines, les couvents du moyen âge). Instinctivement, on apprécie l’importance des faits à la quantité des documents qui en parlent. — On oublie la nature particulière des documents, et, lorsqu’ils sont tous de même provenance, on oublie qu’ils ont fait subir aux faits la même déformation et que leur communauté d’origine rend le contrôle impossible ; on conserve docilement la couleur de la tradition (romaine, orthodoxe, aristocratique).
Pour échapper à ces tendances naturelles il suffit de s’imposer la règle de passer en revue l’ensemble des faits et
VII. Les formules descriptives donnent le caractère particulier de chacun des petits groupes de faits. Pour obtenir une conclusion d’ensemble il faut réunir tous ces résultats de détail en une formule d’ensemble. On doit rapprocher non des détails isolés ou des caractères secondaires
On forme ainsi un ensemble (d’institutions, de groupes humains, d’événements). On en détermine — suivant la méthode indiquée plus haut — les caractères propres, l’étendue, la durée, la quantité ou l’importance.
En formant des groupes de plus en plus généraux, on laisse, à chaque degré nouveau de généralité, tomber les caractères différents pour ne retenir que les caractères communs. On doit s’arrêter au point où il ne resterait plus de commun que des caractères universels de l’humanité. — Le résultat est de condenser en une formule le caractère général d’un ordre de faits, une langue, une religion, un art, une organisation économique, une société, un gouvernement, un événement complexe (comme l’Invasion ou la Réforme).
Tant que ces formules d’ensemble demeurent isolées, la conclusion ne paraît pas complète. Et comme on ne peut plus les rapprocher davantage pour les fondre, on sent le besoin de les comparer pour essayer de les classer. — La classification peut être tentée par deux procédés.
1° On peut comparer les catégories semblables de faits spéciaux, les langues, les religions, les arts, les gouvernements, en les prenant dans toute l’humanité, les comparant entre eux et classant ensemble ceux qui se ressemblent le plus. On obtient des familles de langues, de religions, de gouvernements qu’on peut essayer de classer ensuite entre elles. C’est une classification abstraite, qui isole une espèce de faits de toutes les autres, renonçant ainsi à atteindre les causes. Elle a
2° On peut comparer des groupes réels d’individus réels, prendre les sociétés données historiquement et les classer d’après leurs ressemblances. C’est une classification concrète analogue à celles de la zoologie où on classe non des fonctions, mais des animaux complets. Il est vrai que les groupes sont moins nets qu’en zoologie ; aussi n’est‑on pas d’accord sur les caractères d’après lesquels doit s’établir la ressemblance. Sera‑ce l’organisation économique ou politique, ou l’état intellectuel ? Aucun principe ne s’est encore imposé.
L’histoire n’est pas encore parvenue à une classification scientifique d’ensemble. Peut‑être les groupes humains ne sont‑ils pas assez homogènes pour fournir un fondement solide de comparaison, et pas assez tranchés pour fournir des unités comparables.
VIII. L’étude des rapports entre les faits simultanés consiste à chercher les liens entre tous les faits d’espèces différentes qui se produisent dans une même société. On sent confusément que les différentes habitudes séparées par abstraction et classées en catégories distinctes (art, religion, institutions politiques), ne sont pas isolées dans la réalité, qu’elles ont des caractères communs et qu’elles sont liées assez pour qu’un changement de l’une amène un changement dans l’autre. C’est l’idée fondamentale de l’Esprit des lois de Montesquieu. Ce lien, appelé parfois consensus , l’école allemande (Savigny, Niebuhr) l’a appelé Zusammenhang. De cette conception est née la théorie du Volksgeist (esprit du peuple), dont une contrefaçon a pénétré depuis quelques années en France sous le nom d’âme nationale ». Elle est aussi au fond de la théorie de l’âme sociale exposée par Lamprecht.
En écartant ces conceptions mystiques il reste un fait très confus, mais incontestable, c’est la « solidarité » entre les différentes habitudes d’un même peuple. Pour l’étudier avec précision, il faudrait l’analyser, et un lien ne s’analyse pas. Il est donc naturel que cette partie des sciences sociales soit restée le refuge du mystère et de l’obscurité.
IX. Le besoin de s’élever au‑dessus de la simple constatation des faits, pour les expliquer par leurs causes , ce besoin constitutif de toutes les sciences, a fini par se faire sentir même dans l’étude de l’histoire. De là sont nés les systèmes de philosophie de l’histoire et les essais en vue de déterminer des lois ou des causes historiques. Nous devons renoncer à faire ici un examen critique de ces tentatives, si nombreuses au e
Le procédé le plus naturel d’explication consiste à admettre qu’une cause transcendante, la Providence, dirige tous les faits de l’histoire vers un but connu de Dieu
Mais la tendance à expliquer les faits historiques par des causes transcendantes persiste dans des théories plus modernes où la métaphysique se déguise sous des formes e
La théorie du caractère rationnel de l’histoire repose sur l’idée que tout fait historique réel est en même temps « rationnel », c’est‑à‑dire conforme à un plan d’ensemble intelligible ; d’ordinaire on admet comme sous‑entendu que tout fait social a sa raison d’être dans le développement de la société, c’est‑à‑dire qu’il finit par tourner à l’avantage de la société ; ce qui conduit à chercher pour cause à toute institution le besoin social auquel elle a dû répondre à l’origine
De la même source métaphysique sort aussi la théorie hégélienne des idées qui se réalisent successivement dans l’histoire par l’intermédiaire des peuples successifs. Popularisée en France par Cousin et Michelet, cette théorie a fini son temps, même en Allemagne ; mais elle s’est prolongée, surtout en Allemagne, sous la forme de la mission historique (Beruf ) attribuée à des peuples ou à des personnages. Il suffira ici de constater que les métaphores même d’idée » et de
De la même conception optimiste d’une direction rationnelle du monde découle la théorie du progrès continu et nécessaire de l’humanité. Bien qu’adoptée par les positivistes, elle n’est qu’une hypothèse métaphysique. Au sens vulgaire, le « progrès » n’est qu’une expression subjective pour désigner les changements qui vont dans le sens de nos préférences. Mais — même en prenant le mot au sens objectif que Spencer lui a donné (un accroissement de variété et de coordination des phénomènes sociaux) — l’étude des faits historiques ne montre pas un progrès universel et continu de l’humanité, elle montre des progrès partiels et intermittents, et elle ne fournit aucune raison de les attribuer à une cause permanente inhérente à l’ensemble de l’humanité plutôt qu’à une série d’accidents locaux
Des tentatives d’explication de forme plus scientifique sont nées dans les histoires spéciales (des langues, des religions, du droit). En étudiant séparément la succession des faits d’une seule espèce, les spécialistes ont été amenés à constater le retour régulier des mêmes successions de faits, ils l’ont exprimée en formules qu’on a appelées quelquefois des lois (par exemple la loi de l’accent tonique) ; ce ne sont jamais que des lois empiriques, elles indiquent seulement les successions de faits sans les expliquer, puisqu’elles n’en découvrent pas la cause déterminante. Mais, par une métaphore naturelle, les spécialistes, frappés de la régularité de ces successions, ont regardé l’évolution des usages (d’un mot, d’un rite, d’un dogme, d’une règle de droit) comme un développement organique analogue à la croissance d’une plante ; on a parlé de la « vie des mots », de la « mort des dogmes », de la « croissance des mythes ». Puis, oubliant que toutes ces choses sont de pures abstractions, on a admis — sans le dire explicitement — une force inhérente au mot, au rite, à la règle, qui produirait son évolution. C’est la théorie du développement
En comparant les évolutions des différentes espèces de faits dans une même société, l’école « historique » avait été amenée à constater la solidarité (Zusammenhang)eee
A côté de ces explications métaphysiques ou métaphoriques, se sont produites des tentatives pour appliquer à la recherche des causes en histoire le procédé classique des sciences naturelles : comparer des séries parallèles de faits successifs pour voir ceux qui se retrouvent toujours ensemble. La « méthode comparative » a été essayée sous plusieurs formes. — On a pris pour objet d’étude un détail de la vie sociale (un usage, une institution, une croyance, une règle), défini abstraitement ; on en a comparé les évolutions dans différentes sociétés, de façon à déterminer l’évolution commune qu’on devrait rapporter à une même cause générale. Ainsi se sont fondés la linguistique, la mythologie, le droit comparés. — On a proposé (en Angleterre) de préciser la comparaison en appliquant la méthode « statistique » ; il s’agirait de comparer systématiquement toutes les sociétés connues et de dresser la statistique de tous les cas où deux usages se rencontrent ensemble. C’est le principe des tables de concordance de Bacon ; il est à craindre qu’il ne donne pas plus de résultats. — Le vice de tous ces procédés est d’opérer sur des notions abstraites, en partie arbitraires, parfois même sur des rapprochements de mots, sans connaître l’ensemble des conditions où se sont produits les faits.
On pourrait imaginer une méthode plus concrète qui, au lieu de fragments, comparerait des ensembles, c’est‑à‑dire des sociétés tout entières, soit la même société à deux moments de son évolution (l’Angleterre au ee
La recherche méthodique des causes d’un fait exige une analyse des conditions où se produit le fait, de façon à isoler la condition nécessaire qui est la cause ; elle suppose donc la connaissance complète de ces conditions. C’est précisément ce qui manque en histoire. Il faut donc renoncer à atteindre les causes par une méthode directe, comme dans les autres sciences.
En fait cependant, les historiens usent souvent de la notion de cause, indispensable, on l’a montré plus haut, pour formuler les événements et construire les périodes. C’est qu’ils connaissent les causes soit par les auteurs de documents qui ont observé les faits, soit par analogie avec les causes actuelles que chacun de nous a observées. Toute l’histoire des événements est un enchaînement évident et incontesté d’accidents, dont chacun est cause déterminante d’un autre. Le coup de lance de Montgomery est cause de la mort de Henri II, et cette mort est cause de l’avènement des Guises au pouvoir, qui est cause du soulèvement du parti protestant.
L’observation des causes par les auteurs de documents reste limitée à l’enchaînement des faits accidentels observés par eux ; — ce sont à vrai dire les causes les plus sûrement connues. Aussi l’histoire, au rebours des autres sciences, atteint‑elle mieux les causes des accidents particuliers que celles des transformations générales, car elle trouve le travail déjà fait dans les documents.
Pour rechercher les causes des faits généraux, la construction historique est réduite à l’analogie entre le passé et le présent. Si elle a chance de trouver les causes qui expliquent l’évolution des sociétés passés, ce sera par l’observation directe des transformations des sociétés actuelles.
Cette étude n’est pas constituée encore, on ne peut ici qu’en indiquer les principes
1° Pour atteindre les causes de la solidarité entre les habitudes différentes d’une même société, il faut dépasser la forme abstraite et conventionnelle que les faits prennent dans
2° Pour atteindre les causes de l’évolution, il faudra remonter aux seuls êtres qui puissent évoluer, les hommes. Toute évolution a pour cause un changement dans les conditions matérielles ou les habitudes de certains hommes. L’observation nous montre deux sortes de changement. — Ou les hommes restent les mêmes, mais changent leur façon d’agir ou de penser, soit volontairement par imitation, soit par contrainte. — Ou les hommes qui pratiquaient l’ancien usage sont disparus et ont été remplacés par d’autres hommes qui ne le pratiquent plus, soit des étrangers, soit les descendants des hommes anciens, mais élevés autrement. Ce renouvellement des générations paraît être, de nos jours, la cause la plus active de révolution. On est enclin à penser qu’il l’a été dans le passé : l’évolution a été d’autant plus lente que les gens de la
Il resterait une dernière question. N’y a‑t‑il jamais que des hommes semblables qui diffèrent seulement par leurs conditions de vie (éducation, ressources, gouvernement), et l’évolution n’est‑elle produite que par des changements dans ces conditions ? — Ou bien y a‑t‑il des groupes d’hommes héréditairement différents qui naissent avec des tendances à des activités différentes et des aptitudes à évoluer différemment, de sorte que l’évolution serait produite, en partie du moins, par des accroissements, des diminutions ou des déplacements de ces groupes ? — Pour les cas extrêmes, les races blanche, jaune, noire, la différence d’aptitude entre les races paraît évidente ; aucun peuple noir ne s’est civilisé. Il est donc probable que des différences héréditaires moindres ont dû contribuer à déterminer les événements. L’évolution historique serait en partie produite par des causes physiologiques et anthropologiques. Mais l’histoire ne fournit aucun procédé sûr pour déterminer l’action de ces différences héréditaires entre les hommes, elle n’atteint que les conditions de leur existence. La dernière question de l’histoire reste insoluble par les procédés historiques.
Par « œuvres historiques » nous entendons ici toutes celles qui sont destinées à exposer les résultats d’un travail de construction historique, quelles qu’en soient, d’ailleurs, l’étendue et la portée. Les travaux critiques sur les documents, simplement préparatoires de la construction historique, dont il a été traité au livre II, sont, naturellement, exclus.
Les historiens peuvent différer et ont différé jusqu’à présent sur plusieurs points essentiels. Ils n’ont pas toujours conçu, ils ne conçoivent pas tous de la même manière le but de l’œuvre historique, ni, par suite, la nature des faits qu’ils choisissent, la façon de diviser le sujet, c’est‑à‑dire d’ordonner les faits, la façon de les présenter, la façon de les prouver. — Ce serait ici le lieu de marquer comment « la eee
I. L’histoire a été conçue d’abord comme la narration des événements mémorables. Garder le souvenir et propager la connaissance des faits glorieux ou importants pour un homme, ou une famille, ou un peuple, tel était le but de l’histoire au temps de Thucydide et de Tite‑Live. — Parallèlement, l’histoire fut considérée de bonne heure comme un recueil de précédents, et la connaissance de l’histoire comme une préparation pratique à la vie, surtout à la vie politique (militaire et civile). Polybe et Plutarque ont écrit pour instruire ; ils ont eu la prétention de donner des recettes pour agir. — La matière de l’histoire dans l’antiquité classique, c’étaient donc surtout les accidents politiques, faits de guerre et révolutions. Le cadre ordinaire de l’exposition historique (où les faits étaient ordonnés d’habitude suivant l’ordre chronologique), c’était la vie d’un personnage, l’ensemble ou une période de la vie d’un peuple ; il n’y eut dans l’antiquité que quelques essais d’histoire générale. Comme l’historien se proposait de plaire ou d’instruire, ou de plaire et d’instruire à la fois, l’histoire était un genre littéraire : on n’était pas très scrupuleux au sujet des preuves ; ceux qui travaillaient d’après des documents écrits ne prenaient pas soin d’en distinguer le texte du texte de leur cru ; ils reproduisaient les récits de leurs devanciers en les ornant de détails, et quelquefois (sous prétexte de préciser) de chiffres, de discours, de réflexions et d’élégances. On saisit leur procédé sur le vif toutes les fois qu’il est possible de
Les écrivains de la Renaissance ont directement imité les anciens. Pour eux aussi l’histoire a été un art littéraire à tendances apologétiques ou à prétentions didactiques, trop souvent, en Italie, un moyen de gagner la faveur des princes et un thème à déclamations. Cela dura fort longtemps. En plein e
Cependant, dans la littérature historique de la Renaissance, deux nouveautés méritent d’attirer l’attention, où s’accuse sans contredit l’influence médiévale. — D’une part, on voit persister la faveur d’un cadre, inusité dans l’antiquité, créé par les historiens catholiques des bas siècles (Eusèbe, Orose), très goûté au moyen âge, celui qui, au lieu d’embrasser seulement l’histoire d’un homme, ou d’une famille, ou d’un peuple, embrasse l’histoire universelle. — D’autre part, un artifice matériel d’exposition, né d’une pratique en vigueur dans les écoles du moyen âge (les gloses), s’introduit, dont les conséquences ont été de première importance. On prit alors l’habitude de joindre au texte, dans les livres d’histoire imprimés, des notes
Une seconde période s’ouvre au ee
Concurrence d’abord timide et obscure, car le début du e« Thierry, dit Michelet qui l’en loue, en nous contant Klodowig, a le souffle intérieur, l’émotion de la France envahie récemment... »
Michelet a « posé le problème historique comme la résurrection de la vie intégrale dans ses organismes intérieurs et profonds »
. — Le choix du sujet, du plan, des preuves, du style est dominé chez tous les historiens romantiques par la préoccupation de l’effet, qui n’est pas assurément une préoccupation scientifique. C’est une préoccupation littéraire. Quelques historiens romantiques ont glissé sur cette pente jusqu’au « roman historique ». On sait en quoi consiste ce genre, qui, de l’abbé Barthélemy et de Chateaubriand à Mérimée et à Ebers, a été si prospère, et que l’on essaie présentement, mais en vain, de rajeunir. Le but est de « faire revivre des coins du passé » en des tableaux dramatiques, artistement fabriqués avec des couleurs et des détails « vrais ». Le vice évident du procédé est que l’on ne donne pas au lecteur le moyen de distinguer entre les parties empruntées à des documents et les parties imaginées, sans compter que la plupart du temps les documents utilisés ne sont pas tous exactement de la même provenance, si bien que, la couleur de chaque pierre étant « vraie », celle de la mosaïque est fausse. La Rome au siècle d’Auguste de Dezobry, les Récits mérovingiens d’Augustin Thierry, et d’autres « tableaux » esquissés à la même époque ont été faits d’après le principe, et offrent les inconvénients des romans historiques proprement dits
On peut dire en résumé que, jusque vers 1850, l’histoire est restée, pour les historiens et pour le public, un genre littéraire. Une preuve excellente en est que les historiens avaient alors l’habitude de rééditer leurs ouvrages, à plusieurs années de
II. C’est depuis cinquante ans que se sont dégagées et constituées les formes scientifiques d’exposition historique, en harmonie avec cette conception générale que le but de l’histoire est, non pas de plaire, ni de donner des recettes pratiques pour se conduire, ni d’émouvoir, mais simplement de savoir.
1° On fait une monographie quand on se propose d’élucider un point spécial, un fait ou un ensemble limité de faits, par exemple une portion de la vie ou la vie d’un individu, un événement ou une série d’événements entre deux dates rapprochées, etc. — Les types de sujets possibles de monographie ne sauraient être énumérés, car la matière historique peut se sectionner indéfiniment, et d’un nombre infini de manières. Mais tous les sectionnements ne sont pas également judicieux, et, quoiqu’on ait dit le contraire, il y a, en histoire comme dans toutes les sciences, des sujets de monographie qui sont bêtes, et des monographies qui, faites et bien faites, représentent du travail inutilement dépensé En pratique il faut donner, au commencement, la liste des sources employées pour l’ensemble de la monographie (avec des indications bibliographiques convenables pour les imprimés, la mention de la nature des documents et leur cote pour les manuscrits); de plus, chaque affirmation spéciale doit porter sa preuve: le texte même du document à l’appui, si c’est possible, afin que le lecteur soit en mesure de contrôler l’interprétation (pièces justificatives); sinon, en note, l’analyse ou, tout au moins, le titre du document, avec sa cote, ou avec l’indication précise de l’endroit où il a été publié. La règle générale est de mettre le lecteur en état de savoir exactement pour quelles raisons on a adopté telles conclusions sur chaque point de l’analyse. Les débutants, en cela pareils aux anciens auteurs, n’observent pas, naturellement, toutes ces règles. Il leur arrive constamment, au lieu de citer le texte ou le titre des documents, de s’y référer par une cote ou par l’indication générale du recueil où ils sont imprimés, qui n’apprennent rien au lecteur sur la nature des textes allégués. Voici encore une méprise des plus grossières, et qui s’observe très souvent : les débutants, ou les personnes inexpérimentées, ne comprennent pas toujours pourquoi l’habitude s’est introduite de placer des notes au bas des pages ; au bas des pages des livres qu’ils ont entre les mains, ils voient un liseré de notes : ils se croient obligés d’en faire un au bas des leurs, mais leurs notes sont postiches et de pur ornement ; elles ne servent ni à produire des preuves ni à permettre au lecteur de contrôler leurs assertions. — Tous ces procédés sont inadmissibles et doivent être vigoureusement combattus.
2° Les travaux d’un caractère général s’adressent soit aux hommes du métier, soit au public.
A. Les ouvrages généraux destinés surtout aux hommes du métier se présentent maintenant sous la forme de « répertoires », de « manuels » et d’histoires scientifiques ». — Dans un répertoire , on réunit une masse de faits vérifiés d’un certain genre suivant un ordre destiné à rendre facile de les trouver. S’il s’agit de faits datés avec précision, l’ordre chronologique est indiqué : c’est ainsi que la tâche a été entreprise de composer des « Annales » de l’histoire d’Allemagne où la mention très brève des événements, rangés d’après leur date, est accompagnée des textes qui les font connaître, avec des renvois exacts aux sources et aux travaux de la critique ; la collection des Jahrbücher der deutschen Geschichte a pour but d’élucider aussi complètement que possible les faits de l’histoire d’Allemagne, tout ce qui peut être l’objet de discussions et de preuves scientifiques, en laissant de côté tout ce qui est du domaine de l’appréciation et les considérations générales. S’agit‑il de faits mal datés, ou simultanés, qui ne peuvent pas se ranger sur une ligne, l’ordre alphabétique s’impose : on a de la sorte des Dictionnaires : dictionnaires d’institutions, dictionnaires biographiques, encyclopédies historiques, tels que la Reale Encyklopædie de Pauly‑Wissowa. Ces répertoires alphabétiques sont, en principe, de même que les Jahrbücher , des collections de faits prouvés ; si, en pratique, les références y sont moins rigoureuses, l’appareil des textes à l’appui des
Les premiers répertoires et les premiers « Manuels » scientifiques ont été composés par des individus isolés. Mais on a reconnu bientôt qu’un seul homme ne peut pas composer correctement, et dominer comme il convient, de très vastes collections de faits. On s’est partagé la besogne. Les répertoires sont exécutés, de nos jours, par des collaborateurs associés (qui, parfois, ne sont pas du même pays et n’écrivent pas dans la même langue). Les grands Manuels (de I. v. Müller, de G. Gröber, de H. Paul, etc.) sont formés par des collections de traités spéciaux, rédigés chacun par un spécialiste. — Le principe de la collaboration est excellent, mais à condition :
1° que l’œuvre collective soit de nature à se résoudre en grandes monographies indépendantes, quoique coordonnées ; 2° que la section confiée à chaque collaborateur ait une certaine étendue ; si le nombre des collaborateurs est trop grand et la part de chacun trop restreinte, la liberté et la responsabilité de chacun s’atténuent ou disparaissent.
Les histoires , destinées à présenter le récit des événements qui ne se sont produits qu’une fois et des faits généraux qui dominent l’ensemble des évolutions spéciales, n’ont pas cessé d’avoir une raison d’être, même depuis que les manuels méthodiques se sont multipliés. Mais les procédés scientifiques d’exposition s’y sont introduits, comme dans les monographies et dans les manuels, et par imitation. La réforme a consisté, dans tous les cas, à renoncer aux ornements littéraires et aux affirmations sans preuves. Grote a créé le premier modèle de l’histoire » ainsi définie. — En même temps certains cadres, auparavant en vogue, sont tombés en désuétude : ainsi les « Histoires universelles » à narration continue, si goûtées, pour des motifs différents, au moyen âge et au ee
B. Il n’y a pas de raison théorique pour que les œuvres historiques qui s’adressent surtout au public ne soient pas conçues dans le même esprit que les œuvres destinées aux gens du métier et rédigées de la même manière, sous réserve des simplifications et des suppressions qui s’indiquent d’elles-mêmes. Et il existe en effet des résumés nets, substantiels et agréables, où rien n’est avancé qui ne soit tacitement appuyé sur des références solides, où les points acquis à la science sont dégagés avec précision, illustrés avec discrétion, mis en relief et en valeur. Les Français, grâce à des qualités naturelles de tact, de dextérité et de justesse d’esprit, excellent en général dans cet exercice. Tels articles de revue, tels livres de vulgarisation supérieure, publiés chez nous, où les résultats d’une quantité de travaux originaux ont été habilement condensés, font l’admiration des spécialistes mêmes qui, par de pesantes monographies, les ont rendus possibles. — Rien n’est plus dangereux, cependant, que la vulgarisation. En fait, la plupart des livres de vulgarisation ne sont pas conformes à l’idéal
On s’explique aisément pourquoi. Les défauts des ouvrages historiques destinés au public incompétent — défauts parfois énormes, qui ont discrédité, pour beaucoup de bons esprits, le genre même de la vulgarisation — sont les conséquences de la préparation insuffisante ou de la mauvaise éducation littéraire des « vulgarisateurs ».
Un vulgarisateur est dispensé de recherches originales ; mais il doit connaître tout ce qui a été publié d’important sur son sujet, être, comme on dit, « au courant », et avoir repensé par lui-même les conclusions des spécialistes. S’il n’a pas fait personnellement d’études spéciales sur le sujet qu’il se propose de traiter, il faut donc qu’il s’informe, et c’est long. La tentation est forte, pour le vulgarisateur de profession, d’étudier superficiellement quelques monographies récentes, d’en coudre ou d’en combiner à la hâte des extraits, et de parer, autant que possible, cette macédoine, pour la rendre plus attrayante, avec des « idées générales » et des grâces extérieures. La tentation est d’autant plus forte que la plupart des spécialistes se désintéressent des travaux de vulgarisation, que ces travaux sont, en général, lucratifs, et que le grand public n’est pas en état de distinguer nettement la vulgarisation honnête de la vulgarisation trompe‑l’œil. Bref, il y a des gens, chose absurde, qui n’hésitent pas à résumer pour autrui ce qu’ils n’ont pas pris la peine d’apprendre eux‑mêmes, et à enseigner ce qu’ils ignorent. — De là, dans la plupart des ouvrages de vulgarisation historique, des taches de toute espèce, inévitables, que les gens instruits constatent toujours avec plaisir, mais avec un plaisir un peu mêlé d’amertume, parce qu’ils sont souvent seuls à les voir : emprunts inavoués, références inexactes, noms et textes estropiés, citations de seconde main, hypothèses sans valeur, rapprochement superficiels, assertions imprudentes, généralisations puériles, et, dans
D’autre part, des hommes dont l’information ne laisse rien à désirer, et dont les monographies destinées aux spécialistes sont très méritoires, se montrent capables, quand ils écrivent pour le public, d’atteintes graves à la méthode scientifique. Les Allemands sont coutumiers du fait : voyez Mommsen, Droysen, Curtius et Lamprecht. C’est que ces auteurs, s’adressant au public, ont l’intention d’agir sur lui. Leur désir de produire une impression forte les conduit à relâcher quelque chose de la rigueur scientifique et à revenir aux habitudes condamnées de l’ancienne historiographie. Eux, si scrupuleux et si minutieux lorsqu’il s’agit d’établir des détails, ils s’abandonnent dans l’exposé des questions générales à leurs penchants naturels, comme le commun des hommes. Ils prennent parti, ils blâment, ils célèbrent ; ils colorent, ils embellissent ; ils se permettent des considérations personnelles, patriotiques, morales ou métaphysiques. Et, par‑dessus tout, ils s’appliquent, avec le talent qui leur a été départi, à faire œuvre d’artiste ; s’y appliquant, ceux qui n’ont pas de talent sont ridicules, et le talent de ceux qui en ont est gâté par la préoccupation de l’effet.
Ce n’est pas à dire, bien entendu, que la « forme » soit sans importance, ni que, pourvu qu’il se fasse comprendre, l’historien ait le droit d’avoir une langue incorrecte, vulgaire, lâche ou pâteuse. Le mépris de la rhétorique, des faux brillants et des fleurs en papier n’exclut pas le goût d’un style pur et ferme, savoureux et plein. Fustel de Coulanges fut un écrivain, quoiqu’il ait, toute sa vie, recommandé et pratiqué la chasse aux métaphores. Au contraire, nous répéterons volontiers
La quantité des documents qui existent, sinon des documents connus, est donnée ; le temps, en dépit de toutes les précautions qui sont prises de nos jours, la diminue sans cesse ; elle n’augmentera jamais. L’histoire dispose d’un stock de documents limité ; les progrès de la science historique sont limités par là même. Quand tous les documents seront connus et auront subi les opérations qui les rendent utilisables, l’œuvre de l’érudition sera terminée. Pour quelques périodes anciennes, dont les documents sont rares, on prévoit déjà que, dans une ou deux générations au plus, il faudra s’arrêter. Les historiens seront alors obligés de se replier de plus en plus sur les périodes modernes. L’histoire ne réalisera donc pas le rêve qui, au e
L’historien ne recueille pas lui-même les matériaux nécessaires à l’histoire, par l’observation, comme on fait dans les autres sciences : il travaille sur des faits transmis par des observateurs antérieurs. La connaissance ne s’obtient pas, en
Pour utiliser ces faits observés dans des conditions inconnues, il faut les faire passer par la critique, et la critique consiste en une série de raisonnements par analogie. Les faits livrés par la critique restent isolés, épars ; pour les organiser en construction, il faut se les représenter et les grouper d’après leur ressemblance avec des faits actuels, opération qui se fait aussi au moyen de raisonnements par analogie. Cette nécessité impose à l’histoire une méthode exceptionnelle. Pour construire ses raisonnements par analogie, il lui faut combiner toujours la connaissance particulière des conditions où se produisirent les faits passés et l’intelligence générale des conditions où se produisent les faits humains. Elle procède en dressant des répertoires particuliers des faits d’une époque passée, et en leur appliquant des questionnaires généraux fondés sur l’étude du présent.
Les opérations qu’on est obligé d’effectuer pour aboutir, en partant de l’inspection des documents, à la connaissance des faits et des évolutions du passé, sont très nombreuses. De là la nécessité d’une division et d’une organisation du travail en histoire. — Il faut que les travailleurs spéciaux qui s’occupent de la recherche, de la restitution et du classement provisoire des documents coordonnent leurs efforts, pour que soit achevée le plus tôt possible, dans les meilleures conditions de sûreté et d’économie, l’œuvre préparatoire de l’érudition. — Il faut d’autre part que les auteurs de synthèses partielles (monographies) qui sont destinées à servir de matériaux à des synthèses plus vastes, s’accordent à travailler d’après la même méthode, de sorte que les résultats de chacun puissent être, sans enquêtes préalables, utilisés par les autres. — Il faut enfin que des travailleurs expérimentés, renonçant aux recherches personnelles, consacrent tout leur temps à étudier ces synthèses partielles, afin de les combiner d’une façon scientifique en des constructions générales. — Et si de ces travaux ressortaient
On peut penser qu’un jour viendra où, grâce à l’organisation du travail, tous les documents auront été découverts, purifiés et mis en ordre, et tous les faits dont la trace n’a pas été effacée, établis. — Ce jour‑là l’histoire sera constituée, mais elle ne sera pas fixée : elle continuera à se modifier à mesure que l’étude directe des sociétés actuelles, en devenant plus scientifique, fera mieux comprendre les phénomènes sociaux et leur évolution ; car les idées nouvelles qu’on acquerra sans doute de la nature, des causes, de l’importance relative des faits sociaux continueront à transformer l’image qu’on se fera des sociétés et des événements du passé Il a été question plus haut de la part de subjectivité qu’il n’est pas possible d’éliminer de la construction historique, et dont on a tant abusé pour dénier à l’histoire un caractère scientifique: cette part de subjectivité qui attristait Pécuchet (G. Flaubert , Bouvard et Pécuchet, p. 57) et Silvestre Bonnard (A. France , Le crime de Silvestre Bonnard, p. 310), et qui faire dire à Faust :
II. C’est une illusion surannée de croire que l’histoire fournit des enseignements pratiques pour la conduite de la vie (Historia magistra vitæ) , des leçons immédiatement profitables aux individus et aux peuples : les conditions où se produisent les actes humains sont rarement assez semblables d’un moment à l’autre pour que les « leçons de l’histoire » puissent être appliquées directement. C’est une erreur de dire, par réaction, que « le caractère propre de l’histoire est qu’elle ne sert à rien »
L’histoire fait comprendre le présent, en tant qu’elle explique les origines de l’état de choses actuel. A cet égard, reconnaissons qu’elle n’offre pas, d’un bout à l’autre de sa ee
L’histoire est aussi un élément indispensable pour l’achèvement des sciences politiques et sociales, qui sont encore en voie de formation ; car l’observation directe des phénomènes sociaux (à l’état statique) ne suffit pas à constituer ces sciences, il faut y joindre l’étude du développement de ces phénomènes dans le temps, c’est‑à‑dire leur histoire
Mais le principal mérite de l’histoire est d’être un instrument de culture intellectuelle ; et elle l’est par plusieurs moyens. — D’abord, la pratique de la méthode historique d’investigation, dont les principes sont esquissés dans le présent ouvrage, est très hygiénique pour l’esprit, qu’elle guérit de la crédulité. — En second lieu, l’histoire, parce qu’elle montre un grand nombre de sociétés différentes, prépare à comprendre et à accepter des usages variés ; en faisant voir que les sociétés se sont souvent transformées, elle habitue à la variation des formes sociales et guérit de la crainte des transformations. — Enfin, l’expérience des évolutions passées, en faisant comprendre le processus des transformations humaines par les changements d’habitudes et le renouvellement des
e
L’histoire n’a été introduite dans l’enseignement secondaire qu’au e
L’enseignement historique s’est ressenti longtemps de cette origine. Imposé par ordre supérieur à un personnel élevé exclusivement dans l’étude de la littérature, il ne pouvait trouver sa place dans le système de l’enseignement classique, fondé sur l’étude des formes, indifférent à la connaissance des
Le personnel improvisé qui, pour obéir au programme, dut improviser l’enseignement de l’histoire, n’avait aucune idée claire, ni de sa raison d’être, ni de son rôle dans l’éducation générale, ni des procédés techniques nécessaires pour le donner. Ainsi dépourvu de traditions, de préparation pédagogique et même d’instruments de travail, le professeur d’histoire se trouva ramené aux temps antérieurs à l’imprimerie où le maître devait fournir à ses élèves tous les faits qui formaient la matière de son enseignement, et il adopta le même procédé qu’au moyen âge. Muni d’un cahier où il avait rédigé la série des faits à enseigner, il le lisait devant les élèves, parfois en se donnant l’air, d’improviser ; c’était « la leçon », la pièce maîtresse de l’enseignement historique. L’ensemble des leçons, déterminé par le programme, formait « le cours ». L’élève devait écouter en écrivant (c’est ce qu’on appelait « prendre des notes ») et rapporter par écrit ce qu’il avait entendu (c’était « la rédaction »). Mais comme on négligeait d’apprendre aux élèves à prendre des notes, presque tous se bornaient à écrire très vite, sous la dictée du professeur, un brouillon qu’ils copiaient à domicile en forme de rédaction, sans avoir cherché à comprendre le sens ni de ce qu’ils entendaient, ni de ce qu’ils transcrivaient. A ce travail mécanique les plus zélés ajoutaient des morceaux copiés dans des livres, d’ordinaire sans plus de réflexion.
Pour faire entrer dans la tête des élèves les faits jugés essentiels le professeur faisait de la leçon une réduction très courte, « le sommaire » ou « résumé », qu’il dictait
Le contrôle se réduisait à faire réciter le sommaire textuellement et à interroger sur la rédaction, c’est‑à‑dire à faire répéter approximativement les paroles du professeur. Les deux exercices oraux étaient l’un une récitation avouée, l’autre une récitation honteuse.
On donnait bien à l’élève un livre, le « précis d’histoire
Tel fut, jusqu’à la fin du Second Empire, l’enseignement de l’histoire dans tous les établissements français laïques ou ecclésiastiques, — sauf quelques exceptions d’autant plus méritoires qu’elles étaient plus rares, car il fallait alors à un professeur d’histoire une dose peu commune d’initiative et d’énergie pour échapper à la routine de la rédaction et du résumé.
De cette crise de rénovation l’enseignement de l’histoire sortira sans doute organisé, pourvu d’une pédagogie et d’une technique rationnelles comme ses aimés, les enseignements des langues, des littératures et de la philosophie. Mais il faut s’attendre à ce que la réforme soit beaucoup plus lente. que dans l’enseignement supérieur. Le personnel est beaucoup plus nombreux, plus lent à instruire ou à renouveler ; les élèves sont moins zélés et moins intelligents ; la routine des parents oppose aux méthodes nouvelles une force d’inertie inconnue dans les Facultés ; — et le baccalauréat, cet obstacle général à toutes les réformes, est particulièrement nuisible à l’enseignement historique, qu’il réduit à un cahier de demandes et de réponses.
III. Dès maintenant, pourtant, on peut indiquer dans quelle direction devra se développer l’enseignement historique en France
1° Organisation générale . — Quel but peut se proposer l’enseignement de l’histoire ? Quels services peut‑il rendre à la culture de l’élève ? Quelle action peut‑il avoir sur sa conduite ? Quels faits doit‑il lui faire comprendre ? Quelles habitudes d’esprit doit‑il lui donner ? Et, par conséquent, quels principes doivent diriger le choix des matières et des procédés ? — L’enseignement doit‑il être disséminé sur toute la durée des classes ou concentré dans une classe spéciale ? Doit‑il être donné dans des classes d’une heure ou de deux heures ? — L’histoire doit‑elle être distribuée en plusieurs cycles, comme en Allemagne, de façon à faire revenir l’élève plusieurs fois à différentes périodes de ses études sur le même sujet ? Ou doit‑elle être exposée en une seule suite continue depuis le commencement des études, comme en France ? — Le professeur doit‑il faire un cours complet, ou doit‑il choisir quelques questions et charger l’élève d’étudier seul les autres ? Doit‑il exposer oralement les faits ou ordonner aux élèves d’en prendre d’abord connaissance dans un livre, de façon à remplacer le cours par des explications ?
2° Choix des matières . — Quelle proportion doit‑on donner à l’histoire nationale et à l’histoire des autres pays ? A l’histoire ancienne et à l’histoire contemporaine ? Aux histoires spéciales (art, religion, coutumes, vie économique) et à l’histoire générale ? Aux institutions ou aux usages et aux événements ? A l’évolution des usages matériels, à l’histoire intellectuelle, à la vie sociale, à la vie politique ? A l’étude des accidents individuels, à la biographie, aux épisodes dramatiques ou à l’étude des enchaînements et des évolutions générales ? Quelle place doit‑on faire aux noms propres et aux dates ? — Doit‑on profiter des occasions qu’offrent les légendes pour éveiller l’esprit critique ? Ou doit‑on les éviter ?
3° Ordre . — Dans quel ordre doit‑on aborder les matières ? Doit‑on commencer par les périodes les plus anciennes et les pays les plus anciennement civilisés pour suivre l’ordre chronologique et l’ordre de l’évolution ? Ou par les périodes et les
4° Procédés d’enseignement . — Faut‑il donner d’abord à l’élève des formules générales ou des images particulières ? Le professeur doit‑il énoncer lui-même les formules ou les faire chercher par l’élève ? Faut‑il faire apprendre par cœur des formules ? Et dans quels cas ? — Comment faire pénétrer les images des faits historiques ? Quel usage faire des gravures ? Des reproductions et des restitutions ? Des scènes de fantaisie ? — Quel usage faire des récits et des descriptions ? Des textes d’auteurs ? Des romans historiques ? — Dans quelle mesure doit‑on rapporter les paroles et les formules ? — Comment faire localiser les faits ? Quel usage faire des tableaux chronologiques, des tableaux synchroniques, des croquis géographiques, des tableaux statistiques et des graphiques ? — Comment faire comprendre le caractère des événements et des coutumes ? Les motifs des actes ? Les conditions d’une coutume ? Comment choisir les épisodes d’un événement ? Et les exemples d’une coutume ? — Comment faire comprendre l’enchaînement des faits et l’évolution ? — Quel usage peut‑on faire de la comparaison ? — Quelle langue doit‑on parler ? Dans quelle mesure doit‑on employer les termes concrets, les termes abstraits, les termes techniques ? — Comment contrôler que l’élève a compris les termes et s’est assimilé les faits ? Peut‑on organiser des exercices actifs qui fassent faire à l’élève un travail personnel sur les faits ? — Quels instruments doit‑on donner à l’élève ? Comment doit être composé le livre scolaire pour rendre possible des exercices actifs.
Pour exposer et justifier la solution à toutes ces questions, ce ne serait pas trop d’un traité spécial
On ne demande plus guère à l’histoire des leçons de morale ni de beaux exemples de conduite, ni même des scènes dramatiques ou pittoresques. On comprend que pour tous ces objets la légende serait préférable à l’histoire, car elle présente un enchaînement des causes et des effets plus conforme à notre sentiment de la justice, des personnages plus parfaits et plus héroïques, des scènes plus belles et plus émouvantes. — On renonce aussi à employer l’histoire pour exalter le patriotisme ou le loyalisme comme en Allemagne ; on sent ce qu’il y aurait d’illogique à tirer d’une même science des applications opposées suivant les pays ou les partis ; ce serait inviter chaque peuple à mutiler, sinon à altérer, l’histoire dans le sens de ses préférences. On comprend que la valeur de toute science consiste en ce qu’elle est vraie, et on ne demande plus à l’histoire que la vérité
Le rôle de l’histoire dans l’éducation n’apparaît peut‑être pas encore nettement à tous ceux qui l’enseignent. Mais tous ceux qui réfléchissent sont d’accord pour la regarder surtout comme un instrument de culture sociale. — L’étude des sociétés du passé fait comprendre à l’élève par des exemples pratiques ce que c’est qu’une société ; elle le familiarise avec les principaux phénomènes sociaux et les différentes espèces d’usages et d’institutions qu’il ne serait guère pratique de lui montrer dans la réalité actuelle ; elle lui fait comprendre par la comparaison d’usages différents les caractères de ces usages, leur variété et leurs ressemblances. — L’étude des événements et des évolutions le familiarise avec l’idée de la transformation continuelle des choses humaines, elle le garantit de la frayeur irraisonnée des changements sociaux ; elle rectifie sa notion du progrès. — Toutes ces acquisitions rendent l’élève plus apte à participer à la vie publique ; l’histoire paraît ainsi l’enseignement indispensable dans une société démocratique.
IV. Pour réaliser un enseignement rationnel il ne suffira pas de constituer une théorie de la pédagogie historique. Il faudra renouveler le matériel et les procédés.
L’histoire comporte nécessairement la connaissance d’un grand nombre de faits. Le professeur d’histoire, réduit à sa parole, à un tableau noir, et à des abrégés qui ne sont guère que des tableaux chronologiques, se trouve dans la condition d’un professeur de latin sans textes ni dictionnaire. L’élève d’histoire a besoin d’un répertoire de faits historiques comme l’élève de latin d’un répertoire de mots latins ; il lui faut des collections de faits , et les précis scolaires ne sont guère que des collections de mots .
Les faits se présentent sous deux formes, gravures et livres. Les gravures montrent les objets matériels et l’aspect extérieur, elles servent surtout pour l’étude de la civilisation matérielle. On a depuis longtemps, en Allemagne, essayé de donner à l’élève un recueil de gravures combiné pour l’enseignement historique. Le même besoin a fait naître en France l’Album historique , qui se publie sous la direction de M. Lavisse.
Le livre est l’instrument principal, il doit contenir les traits caractéristiques nécessaires pour se représenter les événements, les motifs, les habitudes, les institutions ; il consistera surtout en récits et descriptions, auxquels on pourra joindre quelques paroles ou formules caractéristiques. On a longtemps cherché à composer ces livres avec des morceaux choisis d’auteurs anciens ; on leur donnait la forme d’un recueil de
Les procédés de travail des élèves se ressentent encore de la création tardive de l’enseignement de l’histoire. Dans la plupart des classes d’histoire dominent encore les procédés qui ne font faire à l’élève qu’un travail réceptif : le cours, le résumé, la lecture, l’interrogation, la rédaction, la reproduction des cartes. C’est la condition d’un élève de latin qui se bornerait à réciter des leçons de grammaire ou des morceaux d’auteur sans faire ni version ni thème.
Pour que l’enseignement fasse une impression efficace il faut, sinon écarter tous ces procédés passifs, du moins les renforcer par des exercices qui mettent l’élève en activité. On en a déjà expérimenté quelques‑uns et on peut en imaginer plusieurs
Il faut un livre pour fournir à l’élève la matière de ces exercices. Ainsi la réforme des procédés est liée à la réforme des instruments de travail. Elles se feront toutes deux à mesure que les professeurs et le public apercevront plus nettement le rôle de l’enseignement historique dans l’éducation sociale.
I. Avant les dernières années du Second Empire, l’enseignement supérieur des sciences historiques était organisé en France d’une manière incohérente
Il y avait des chaires d’histoire dans plusieurs établissements, de types divers : au Collège de France, dans les Facultés des Lettres, et dans des écoles spéciales », telles que l’École normale supérieure et l’École des chartes.
Le Collège de France était un vestige des institutions de l’ancien régime. Dressé au e
Les Facultés des lettres faisaient partie d’un système établi par le législateur napoléonien. Ce législateur ne s’était nullement proposé d’encourager, en créant les Facultés, les recherches scientifiques. Il n’aimait pas beaucoup la science. Les Facultés de droit, de médecine, etc., devaient être, dans sa pensée, des écoles professionnelles qui fourniraient à la société les juristes, les médecins, etc., dont elle a besoin. Mais trois Facultés, sur cinq, ne furent pas, dès l’origine, en mesure de jouer le rôle qui leur était destiné, et qu’ont effectivement rempli les deux autres, Droit et Médecine. Les Facultés de Théologie catholique ne formèrent pas les prêtres dont la société a besoin, parce que l’État avait consenti à ce que l’éducation des prêtres se fit dans les séminaires diocésains. Les Facultés des Sciences et des Lettres ne formèrent point les professeurs de l’enseignement secondaire, les ingénieurs, etc., dont la société a besoin, parce qu’elles rencontrèrent, sur ce terrain, la concurrence triomphante d’écoles spéciales », antérieurement instituées : École normale, École polytechnique. Les Facultés de Théologie catholique, des Sciences et des Lettres eurent donc à justifier leur existence par d’autres modes d’activité. En particulier, les professeurs d’histoire dans les Facultés des Lettres renoncèrent à instruire les jeunes gens qui se destinaient à enseigner l’histoire dans les lycées. Privés de ces auditeurs spéciaux, ils se trouvèrent dans une situation fort analogue à celle des titulaires de l’enseignement historique au Collège de France. Ils n’étaient pas en général, eux non plus, des techniciens. Ils firent durant un demi-siècle, devant les nombreux auditoires d’oisifs (dont on a souvent médit
A l’École normale supérieure était réservée la fonction de dresser les futurs maîtres de l’enseignement secondaire. Or, c’était à cette époque un principe admis que, pour être un bon maître de l’enseignement secondaire, il faut savoir, et il suffit de savoir parfaitement, ce que l’on est chargé d’enseigner. Cela est à la vérité nécessaire, mais cela n’est pas suffisant : des connaissances d’un ordre différent, d’un ordre supérieur, ne sont pas moins indispensables que le bagage proprement scolaire. De ces connaissances‑là il n’était jamais question à l’École, où, conformément à la théorie régnante, pour préparer à l’enseignement secondaire, on se contentait d’en faire. Toutefois, comme le recrutement de l’École normale a toujours été excellent, jamais le système en vigueur n’a empêché que des hommes de premier ordre, non seulement comme professeurs, comme penseurs, ou comme écrivains, mais même comme érudits, en sortissent. Mais on doit reconnaître qu’ils se sont débrouillés tout seuls, en dépit du système, non grâce à lui ; après, non pendant leur scolarité, et surtout lorsqu’ils ont eu le bénéfice, pendant un séjour à l’École française d’Athènes, du bienfaisant contact avec les documents qui leur avait manqué rue d’Ulm. « N’est‑il pas invraisemblable, a‑t‑on dit, qu’on ait laissé partir de l’École normale tant de générations de professeurs incapables de mettre en œuvre les documents ?… En somme les élèves historiens n’étaient prêts, jadis, au sortir de l’École, ni pour l’enseignement de l’histoire qu’ils avaient apprise en grande hâte, ni pour les recherches sur les choses difficiles
Quant à l’École des chartes, créée sous la Restauration, c’était, à un certain point de vue, une école spéciale comme les autres, destinée en théorie à former ces utiles fonctionnaires, les archivistes et les bibliothécaires. Mais, de bonne heure, l’enseignement professionnel y fut réduit au strict minimum, et l’École s’organisa d’une façon très originale, en vue de
Les choses étaient ainsi lorsque, vers la fin du Second Empire, un vif mouvement de réforme se dessina. De jeunes Français avaient visité l’Allemagne ; ils avaient été frappés de la supériorité de son organisation universitaire sur le système napoléonien des Facultés et des Écoles spéciales. Certes la France, avec une organisation défectueuse, avait produit beaucoup d’hommes et beaucoup d’œuvres, mais on en était arrivé à penser qu’en toutes sortes d’entreprises on doit laisser au hasard la moindre part », et que, « quand une institution entend former des professeurs d’histoire et des historiens, elle doit leur fournir les moyens de devenir ce qu’elle veut qu’ils soient ».
M. V. Duruy, ministre de l’Instruction Publique, appuyait les partisans d’une renaissance des hautes études. Mais il considéra comme impraticable de toucher, soit pour les remodeler, soit pour les fusionner, soit pour les supprimer, aux établissements existants : Collège de France, Facultés des Lettres, École normale supérieure, École des chartes, tous consacrés par des services rendus, par l’illustration personnelle d’hommes qui leur avaient appartenu ou qui leur appartenaient. Il ne modifia rien, il ajouta. Il couronna l’édifice un peu disparate qui existait en créant une « École pratique des hautes études », qui fut établie en Sorbonne (1868).
L’École pratique des hautes études (section d’histoire et de philologie) avait pour raison d’être, dans la pensée de ceux qui
Il. Tant que les Facultés des Lettres se trouvèrent bien comme elles étaient (c’est‑à‑dire sans étudiants) et tant que leur ambition n’alla pas au‑delà de leurs attributions traditionnelles (faire des cours publics, conférer des grades), l’organisation de l’enseignement supérieur des sciences historiques en France resta dans l’État que nous avons décrit. Le jour où les Facultés des Lettres se cherchèrent une autre raison d’être et réclamèrent un autre rôle, des changements étaient inévitables.
Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer pourquoi et comment les Facultés des Lettres ont été amenées à souhaiter de travailler plus activement, ou, pour mieux dire, autrement que par le passé, au progrès des sciences historiques. M. V. Duruy, en installant l’École des hautes études à la Sorbonne, avait annoncé que cette plante jeune et vivace en disjoindrait les vieilles pierres ; et, sans doute, le spectacle de l’activité si féconde de l’École des hautes études n’a pas peu contribué à faire faire aux Facultés leur examen de conscience. D’autre part, la libéralité des pouvoirs publics qui ont augmenté le personnel des Facultés, qui leur ont construit des palais, qui les ont largement dotées d’instruments de travail, a créé des devoirs nouveaux à ces établissements privilégiés.
Il y a vingt‑cinq ans environ que les Facultés des Lettres ont entrepris de se transformer, et que leur transformation progressive a des contre‑coups dans l’édifice entier de l’enseignement supérieur des sciences historiques en France, qui
III. Le premier soin des Facultés fut de se procurer des étudiants. — Là n’était pas, en vérité, le difficile, car l’École normale supérieure (où sont admis vingt élèves par an, choisis parmi des centaines de candidats) était devenue incapable de suffire, comme par le passé, au recrutement du corps professoral, désormais très nombreux, de l’enseignement secondaire. Quantité de jeunes gens, candidats (concurremment avec les élèves de l’École normale supérieure) aux grades qui ouvrent l’accès de la carrière pédagogique, étaient abandonnés à eux‑mêmes. C’était une clientèle assurée. En même temps les lois militaires, en attachant au titre de licencié ès lettres de précieuses immunités, devaient attirer dans les Facultés, si elles préparaient à la licence, une portion considérable, et très intéressante, de la jeunesse. Enfin les étrangers (si nombreux à l’École des hautes études), qui viennent chercher en France un complément d’éducation scientifique, et qui s’étonnaient jusque‑là de n’avoir pas à profiter dans les Facultés, ne pouvaient manquer d’y venir aussitôt qu’ils y trouveraient quelque chose d’analogue à ce qu’ils ont coutume de trouver dans les Universités allemandes, et le genre d’instruction qui leur paraît utile.
Avant que des étudiants aient appris en grand nombre le chemin des Facultés, de grands efforts ont été nécessaires et des années se sont écoulées ; mais c’est lorsque les Facultés ont eu les étudiants qu’elles désiraient que les vrais problèmes se sont posés.
L’immense majorité des étudiants des Facultés des Lettres ont été à l’origine des candidats aux grades, à la licence et à l’agrégation, venus avec l’intention avouée de « préparer » la licence et l’agrégation. Les Facultés n’ont pas pu se soustraire à l’obligation de les aider dans cette « préparation ». Mais les examens étaient encore, il y a une vingtaine d’années, conçus suivant d’anciennes formules. La licence, c’était une attestation de fortes études secondaires, un « baccalauréat supérieur » ; à « l’agrégation des classes d’histoire et de géographie »
Danger très grave. Il a été aperçu tout de suite par les clairvoyants promoteurs de la réforme des Facultés, MM. A. Dumont, L. Liard, E. Lavisse. M. Lavisse écrivait en 1884 : « Prétendre que les Facultés ont pour tâche principale la préparation à des examens, c’est vouloir substituer à la culture scientifique un dressage : voilà le sérieux grief que de bons esprits opposent aux partisans des nouveautés… Les partisans des nouveautés répondent qu’ils ont vu, dès l’origine, les inconvénients du système, mais qu’ils sont convaincus qu’une modification du régime des examens suivra la réforme de l’enseignement supérieur ; qu’on trouvera la conciliation entre le travail scientifique et la préparation aux examens ; qu’ainsi tombera le seul grief sérieux que leur opposaient leurs adversaires. »
C’est une justice à rendre au principal polémiste de la réforme qu’il ne s’est jamais lassé d’appuyer sur ce point malade ; et, pour se convaincre que la question des examens a toujours été considérée comme la clé de voûte du problème de la réorganisation de l’enseignement supérieur en France, il suffit de parcourir les discours et les articles intitulés « L’enseignement et les examens »
, « Examens et études », « Les études et les examens », etc., que M. Lavisse a réunis dans ses trois volumes publiés depuis 1885, de cinq ans en cinq ans : Questions d’enseignement national, Études et Étudiants, A propos de nos écoles.
IV. L’ancien système d’examens exigeait des candidats aux grades qu’ils fournissent la preuve d’une excellente instruction secondaire. Comme il condamnait les candidats, étudiants de l’enseignement supérieur, à des exercices du genre de ceux qu’ils avaient déjà ressassés dans les lycées, on a eu beau jeu en l’attaquant. Il a été défendu mollement. Il a été démoli.
Mais comment le remplacer ? Le problème était très complexe. Est‑il juste de s’étonner qu’il n’ait pas été résolu du premier coup ?
D’abord, il importait de se mettre d’accord sur cette question préliminaire : quel est le genre d’aptitudes ou de connaissances dont il convient d’exiger des étudiants qu’ils fassent la preuve ? De connaissances générales ? De connaissances techniques et d’aptitudes aux recherches originales (comme à l’École des chartes et à l’École des hautes études) ? D’aptitudes pédagogiques ? — On a reconnu peu à peu qu’étant donnée la clientèle vaste et variée des Facultés, il était indispensable de distinguer.
Aux candidats à la licence, il suffit de demander qu’ils attestent une bonne culture générale, sans leur interdire de prouver, s’ils le désirent, qu’ils ont déjà le goût et quelque expérience des recherches originales.
Aux candidats à l’agrégation (licentia docendi) , déjà licenciés, on demandera : 1° la preuve formelle qu’ils savent, par expérience, ce que c’est qu’étudier un problème historique et qu’ils ont les connaissances techniques, requises pour les études de cette espèce ; 2° la preuve d’aptitudes pédagogiques, qui sont professionnelles pour eux.
Aux étudiants qui ne sont candidats à rien, ni à la licence, ni à l’agrégation, et qui recherchent simplement une initiation scientifique — les anciens programmes ne prévoyaient pas
Cela posé, un grand pas est fait en avant. Car les programmes, comme on sait, gouvernent les études. Or, de par l’autorité des programmes, les études historiques dans les Facultés auront le triple caractère que l’on peut souhaiter qu’elles aient. La culture générale ne cessera pas d’y être en honneur. Les exercices techniques de critique et de recherche auront leur place légitime. Enfin la pédagogie (théorique et pratique) ne sera pas négligée.
Les difficultés commencent lorsqu’il s’agit de déterminer les épreuves qui sont, en chaque genre, les meilleures, c’est‑à‑dire les plus probantes. Là‑dessus, les avis diffèrent. Si personne, désormais, ne conteste plus les principes, les modes d’application jusqu’ici expérimentés ou proposés ne rallient pas tous les suffrages. L’organisation de la licence a été remaniée trois fois ; le statut de l’agrégation d’histoire a été réformé ou amendé cinq fois. Et ce n’est pas fini. De nouvelles simplifications s’imposent. Mais qu’importe cette instabilité — dont on commence pourtant à se plaindre
Il est inutile d’exposer ici en détail les divers régimes transitoires qui ont été en vigueur. Nous avons eu l’occasion de les critiquer, en temps et lieu
V. En résumé, l’appât de la préparation aux grades a fait affluer dans les Facultés une foule d’étudiants. Mais la préparation aux grades était, sous l’ancien régime des examens de licence et d’agrégation, une besogne peu conforme à celle que les Facultés concevaient comme convenable pour elles, utile pour leurs élèves et pour le bien de la science. Le régime des examens a donc été réformé persévéramment, non sans peine, en conformité avec un certain idéal de ce que l’enseignement supérieur de l’histoire doit être. Le résultat est que les Facultés ont pris rang parmi les établissements qui contribuent aux progrès positifs des sciences historiques. L’énumération des œuvres qui en sont sorties depuis quelques années l’attesterait au besoin.
Cette évolution a déjà eu des conséquences heureuses ; si elle s’achève aussi bien qu’elle a commencé, elle en aura encore. — D’abord, la transformation de l’enseignement de l’histoire dans les Facultés en a entraîné une, symétrique, à l’École normale supérieure. L’École normale délivre aussi, depuis deux ans, un « Diplôme d’études » ; les travaux originaux, les exercices pédagogiques et la culture générale y sont encouragés tout de même que dans les Facultés nouvelles. Elle ne diffère plus des Facultés que parce qu’elle est fermée, et recrutée avec certaines précautions ; au fond, c’est une Faculté comme les autres, où les étudiants sont en très petit