Victor
Grande Poésie Satirique en France
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES Z.tt~tfM Paul OHett~Or~
PAUL STAPFER
Professeur à l'Université de Bordeaux Doyen honoraire de la Faculté des Lettres
Hugo
ET LA
PARIS
50, CHAUSSEE D'ANT!N, 50
igoi
Tous droits réserves
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Victor Hugo
Grande Poésie Satirique en France
~JEANNE RABA~
ET LA
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OUVRAGES
MÊME AUTEUR
A LA LIBRAIRIE A/A.Y/) COLIN
Racine et Victor Hugo (6'édition), )vo).in-t2. 3 50 Rabelais. Sa po'~o~te, son ye'/it~, son césure (4° édition), 1 vo). in-12. 4 4 A LA ~B7}A~/A' ~Y~CjSBACFTi'~
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Billets de la province, par Michei Colline. 1 50 A LA LIBRAIRIE OZZ.E.;Y,0!M/
Victor Hugo etI'affaireDreyfus.50
Coulommiers. Imp. PAUL HKODAKD. 1062-1901.
DU
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VICTOR HUGO
ET LA
GRANDE POÉSIE SATIRIQUE
EN FRANCE
t
La satire lyrique.
La poésie française se montrait autrefois très préoccupée de rentrer dans un genre bien défini et de ne pas introduire dans celui dont elle avait fait choix les qualités d'un autre genre. L'épitre, par exemple, devant rester tempérée et familière, s'interdisait tout mouvement lyrique l'élégie n'était jamais que « tendre » et « plaintive »; l'ode se réservait « l'éclat », l'allure impétueuse et le sublime « désordre »; la description elle-même formait un genre a part, et les anciens recueils de morceaux choisis distinguent la poésie descriptive de la poésie narrative.
Qu'était-ce alors que la satire~? Une espèce de
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sermon en vers, ressemblant fort à la sage épitrc morale assaisonnée d'un peu plus de malice et de raison piquante. Parfois elle s'indignait, se souvenant que l'indignation est son antique muse mais cette indignation n'avait guère de verve naturelle et spontanée. C'était un exercice de rhétorique, contenu dans certains thèmes traditionnels, simulant la. colère comme une loi du genre, cultivant l'hyperbole comme une figure, d'autant moins sérieux qu'il feignait de s'emporter davantage; où l'on admirait en souriant la virtuosité de l'artiste, mais où l'on ne sentait point la sincère ardeur d'une âme vraiment blessée et souffrante. Des pages spirituelles, des fragments oratoires, de la belle prose rimée voilà ce qu'a donné a notre littérature l'ancienne satire classique. Dans l'échelle de la poésie, quand on cherchait ce qui occupe le rang le plus bas, on ne pouvait hésiter qu'entre deux choses prosaïques presque au même degré le poème didactique et la satire.
Victor Hugo, adolescent, avait écrit des satires selon le type ancien, le Fe~T~/te, les ~o~s et les 7"M, <'jE')M*<~e:M' ~oh'~Me, que le Conse?'t)a<eMr littéraire a publiées, mais qui n'ont pas été admises par le poète dans les recueils de .ses oeuvres poétiques. Devenu maître de son génie, il a donné, dans le dernier vers des 7~eM!7/es d'automne, avec autant d'exactitude que dep.oésie, la définition de la grande satire, de la satire poétique, en déclarant son dessein de lui faire désormais une belle place dans son inspiration.
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Je vais avoir trente ans, dit-il; je pouvais me croire né pour chanter l'amour, la famille, les enfants, la nature, les fleurs du printemps et les feuilles de l'automne; mais je suis aussi un homme dans la société et un fils de ce siècle; j'ai le culte de ces deux saintes choses, la patrie et la liberté; « je hais l'oppression d'une haine profonde », et quand la nouvelle m'arrive d'un crime commis contre un peuple par un gouvernement, tyrannique,
Alors, oh! je maudis, dans leur cour, dans leur antre, Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu'au ventre. Je sens que le poète est leur juge! je sens
Que la muse indignée, avec ses poings puissants, Peut, comme au pilori, les lier sur leur trône, Et leur faire un carcan de leur lâche couronne, Et renvoyer ces rois qu'on aurait pu bénir,
Marques au front d'un vers que lira l'avenir!
Oh! la muse se doitaux peuples sans défense. J'oublie alors l'amour, la famille, l'enfance,
Et les molles chansons, et le loisir serein,
Et ~'n;'0!~e à ma lyre M?te corde d'airain.
Voita toute la définition de la satire qui est
poésie. Elle est un chant de la lyre, entendons bien cela, et la lyre ne serait pas complète s'il lui manquait la co~e <f<M~ Dans l'œuvre poétique de Victor Hugo, les CAa<!?KeH<s, f~M~e'e <e?'r~<e, « le Livre satirique » dans les (~Mft~'e Ke?t<s de r~ « la Corde d'airain » dans Toute la -L~'e, enfin les ~4)tKees funestes, ne sont pas les poèmes a part d'un lyrique qui, ayant écrit à d'autres heures des hymnes, des élégi.es, des odes, laisse sa lyre de côté et demande à un nouvel instrument des sons qu'on n'a pas encore entendus c'est toujours la
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même lyre qui chante, et si la corde d'airain est maintenant celle où résonne surtout le thème mélodique, jamais, dans l'harmonie totale, les autres cordes ne se taisent. Toujours et partout Victor Hugo est lyrique; sa lyre est la plus riche, la plus variée, la plus puissante qu'un grand poète ait jamais maniée.
On peut se demander si ce continuel état lyrique est la condition la plus heureuse pour exécuter dans la perfection d'autres poèmes l'épopée, par exemple, chose éminemment objective; ou le drame, œuvre impersonnelle aussi, ou multipersonnelle, si l'on veut, dont l'auteur doit savoir d'abord sortir de lui-même et prendre tour à tour des âmes très diverses; mais, pour la satire, la question ne se pose pas. La poésie satirique procède évidemment de la sensibilité, qui ne perd rien à être débordante et sincère, et à laquelle aucun rhéteur ne saurait imposer pour loi la modération ou la feinte; lors même qu'on ferait consister la satire en lieux communs, il est clair que les lieux communs ne peuvent que gagner infiniment à être réchauffés par l'ardeur du sentiment personnel, âme de la poésie lyrique, et colorés de tous les feux d'une imagination opulente.
La gloire d'être le plus grand poète satirique de la littérature française est celle qu'on peut le moins contester à Victor Hugo. On sait les critiques auxquelles prêtent ses drames; je viens d'en faire entrevoir une. Ses petites épopées sont d'une grande beauté mais il est peut-être fâcheux qu'on ne
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puisse pas dire son e/M~ee. Ce mot a toujours évoque l'idée d'une vaste composition, et le génie épique de Victor Hugo ne s'est manifesté que dans de magnifiques miniatures. Rien n'est plus beau que plusieurs de ses odes; mais si j'ajoute que les plus admirables sont celles où il a touché la corde d'airain, cela revient précisément à dire ce que j'avançais tout à l'heure il est notre plus grand poète satirique, la satire poétique n'étant, ne nous lassons pas de le répéter, qu'une chanson de la lyre, plus sévère et plus rude. On a remarqué que, dans l'expression tendre et passionnée de l'amour, ce grand poète n'est point le premier; il éblouit, il ne touche pas, il parle moins au cœur- qu'à l'imagination. Personne, au contraire, ne l'égale dans l'expression des sentiments violents et sombres, l'indignation, la .colère, la haine, le mépris.
On voit, chez d'autres poètes français, briller, comme par éclairs, la grande poésie satirique; mais le seul qui puisse être comparé de près et avec suite à Victor Hugo, c'est le vieil auteur des 7~~Mes, Agrippa d'Aubigné.
Poète conscient et réfléchi, Victor Hugo se rendait très bien compte de la révolution qu'il a eu l'éternel honneur de faire dans la satire, devenue un des modes de la poésie lyrique, après être restée, durant tant de siècles, un discours littéraire ou un sermon moral. Une pièce des <?M<t<)'e Vents de <E'sp)'!< (I, 5) précise en ces termes la dill'érence La satire à présent, chant où se mêle un cri,
Bouche de fer d'où sort un sang)ot attendri,
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'N'estp)us ce qu'elle était jadis dans notre enfance, Quand on nous conduisait, écoliers sans défense, A la Sorbonne, endroit revêche et mauvais lieu, Et que, devant nous tous qui l'écoutions fort peu, Dévidant sa leçon et Ctant sa quenouille,
Le petit Andrieux, à face de grenouille,
Mordait Shakspeare, Hamlet, Macbeth, Lear, Othello, Avec ses fausses dents prises au vieux Boileau. Autrefois la satire ne s'attaquait qu'à de petites
choses, a, des ridicules, ou & la sottise d'une certaine classe d'hommes
Marquis ou médecins, une caste, un métier,
Ce n'est plus là son champ; il lui faut l'homme entier. Elle poursuit l'infâme et non le'ridicule.
Elle n'a plus alTaire à l'ancien Lilliput.
Elle vole à travers l'ombre et les catastrophes, Grande et pâle, au milieu d'un ouragan de strophes. ]t lui faut pour.gronder et planer largement,
Tout le peuple sous elle, âpre, vaste, écumant; Ce n'est que sur la mer que le vent est à l'aise. Dans une autre pièce, datée du 2 décembre 1867
et intitulée .~fés Se~e ~MS Victor Hugo trace le Pièce XV de la Corde d'atraM: de Toute la ~)'e (la seconde Corde d'airain de l'édition in-8). Toutes les fois que ce sera utile, je continuerai de dire, avec autant de précision que je le pourrai, où je prends mes citations; mais ce n'est pas toujours commode. L'édition in-18 et l'édition in-8 ne sont pas d'accord; la Légende des Siècles surtout a subi, dans les éditions successives, des bouleversements où l'on se perd. 11 y a dans i'édition in-8 de Toute la Lyre, au tome dernier, une Corde d'airain », et il y en a encore une autre au tome Il. La publication des Années funestes a achevé de tout brouiller dans les renvois qu'on peut faire, en donnant comme nouvelles une soixantaine de pièces, dont vingt et une au moins ne t'étaient pas. A qui ne possède pas encore les œuvres de Victor Hugo, il est probable qu'il faudrait donner le conseil d'acheter de préférence l'édition in-18 (Hetzel), où la Légende des Siècles, en particutier, est classée en cinq volumes dans un ordre méthodique; mais, précisément pour ce grand ouvrage, on peut préférer (et je préfère) l'ordre chronologique des publications en première, 'nouvette* et 'dernière série', faites de son vivant par l'auteur.
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programme du poète satirique; c'est le plus vaste et le plus ambitieux que la poésie puisse rêver Que voûtez-vous donc? Tout.
Tout. Les tyrans à bas et les hommes debout. Tout. La fin. Ce qu'il faut à notre àpre insomnie, C'est la captivité du genre humain finie,
C'est le souffle orageux des clairons, c'est t'écho Des trompettes jetant à terre Jéricho;
C'est le débordement des Tibres et des Rhônes, C'est l'écroulement vaste et farouche des trônes, C'est leur dernière armée en fuite à l'horizon! Ce qu'il nous faut, c'est t'ame écrasant sa prison, C'est le peuple arrachant sa chaîne avec furie; C'est l'Amour criant Guerre! et la sainte Patrie Criant Peuples, j'abdique et suis l'Humanité! C'est la Paix disant Passe avant moi, Liberté! C'est en nos cœurs gonftés la colère profonde, C'est l'épée en nos mains pour délivrer le monde, C'est l'imbécile amas des rois séditieux
A nos pieds, et l'aurore immense dans les cieux!
Autant dire que la poésie satirique c'est la poésie tout entière, qu'elle embrasse au moins toute la lyre, et qu'elle est capable de toute l'action que la poésie lyrique peut avoir sur les hommes, de tous les bons effets qu'elle peut réaliser. On peut très bien soutenir ce paradoxe et concevoir de la satire une idée si large et si haute, que rien de ce qui est beau ou sublime, rien de ce qui est utile et bienfaisant dans les pensées, les sentiments, les passions dont s'inspire un poète, ne soit étranger à cette grande forme de la poésie lyrique.
Ce n'est pas sans raison qu'un critique a dit « L'art serait-il investi par la nature d'une sorte de mission sociale? Nous serions tenté de le croire. » Mais c'est avec une singulière irréflexion qu'il
« Il est clair, en ce cas, que les œuvres de
ajoute
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haine seront très inférieures aux œuvres d'amour, si l'on peut ainsi dire, et que, par exemple, il n'y aura rien en prose au-dessous du pamphlet, ni d'inférieur en poésie à la satire ». Ce critique oublie que l'homme qui hait comme il faut, et comme un poète doit haïr, est aussi celui qui aime le plus et le mieux. Une haine vigoureuse, qui n'aurait pas pour contre-partie l'amour tendre du contraire de ce que l'on hait, ressemble fort à un non-sens. Alceste, par hasard, n'avait-il pas un coeur et un grand cœur? Si un homme était capable de haïr sans aimer, de tout haïr et de ne rien aimer, il serait hors de l'humanité, il appartiendrait au monde des démons. Non, ce n'est point dans les grandes et profondes haines que l'amour, au fond, ne se sent pas c'est, au contraire, dans les haines superficielles et mesquines, dans la malveillance, le dénigrement, la mauvaise humeur, l'envie, dans le parti pris de ne jamais voir que le pire côté des choses et des hommes, de tout prendre a rebours et de tout juger de travers; c'est, en un mot, dans la méchanceté. Mais cela est petit; cela, c'est l'esprit de la vieille satire, et c'est, sans aucun doute, le souvenir de cette espèce de poésie, très médiocre, sans contredit, terre à terre et toute prosaïque, qui a dicté au critique que je réfute sa prodigieuse erreur sur l'infériorité poétique de la satire en général i. Brunetière, article de la Grande Encyclopédie sur la Cri<t'gMe.
2. Même erreur à propos du pamphlet, étourdiment rabaissé. Est-ce que les Provinciales ne sont pas un pamphlet? Est-ce que ce pamphlet manque d'amour?
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Victor Hugo n'a jamais séparé, ni dans sa doctrine ni dans sa pratique, la puissance de haïr de la puissance d'aimer. Il a bien vu qu'en vérité c'est une seule et même chose; si l'antithèse, qui est une des lois fondamentales de sa pensée, est souvent aussi une loi de la nature, elle éclate ici dans sa matérielle réalité. En fait, la haine et l'amour ne se conditionnent pas moins nécessairement que l'ombre et la lumière.
Nous sommes rugissants et terribles. Pourquoi?
Parce que nous aimons
Pourquoi la satire de Victor Hugo, comme celle du farouche huguenot Agrippa d'Auhigné, est-elle infiniment plus passionnée que la satire de Mathurin Régnier ou de Boileau?
Comme elle a plus d'amour, elle a plus de colère. Deux ans avant sa mort, le 2 juin 1883, le vieux poète écrivait encore
Je sens en moi, devant les supplices sans nombre, Les bourreaux, les tyrans, grandir à chaque pas
Une indignation qui ne m'endurcit pas.
Car s'indigner de tout, c'est tout aimer en sommer La haine, qui a dans l'amour sa source profonde, pourrait d'ailleurs refouler violemment celui-ci dès qu'elle rugit et se déchaîne; le phénomène serait normal, et c'est tout simplement ce qu'on voit se produire dans bon nombre de pièces satiriques de 1. A Cttt'~nMt, dans la deuxième Corde d'au-aM de Toute la ~re (in-8).
2. La Légende des Siècles (dernière série).
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notre auteur. Mais dans beaucoup d'autres aussi le torrent roule à la fois l'eau pure et l'eau troublée; la sombre fureur avec laquelle il se précipite ne l'empêche pas de refléter le ciel. Ce contraste fré quent est un des beaux caractères de la poésie de Victor Hugo, qui est rarement monochrome ou monocorde, qui unit les contraires dans une harmonie puissante et qui a été très bien définie par le poète lui-même quand il a dit qu'il avait Dans la tête un orchestre et dans l'àme une lyre « J'ai mis des rayons dans un livre inclément, » écrit-il, en faisant allusion aux CAs<~eM<s~, et le fait est que la principale beauté de cet admirable livre consiste dans le mélange continuel de la poésie la plus délicieuse avec la fureur elU'énée des outrages les plus insultants.
Une pièce des CoK<emp(a~oKs (I, 28) illustre par une frappante image ce mélange de grâce et d'hor1.7'oM<e<aZ.t/e,V,[. l.
2. Les QM~fe ~e?!~ de <)'!<, I, 32.
3..0;'0t< de !'ept'e;td)'? /ta~:ne, dans !'OM<e la /.y)'g.
La haine du crime,
L'horreur, le dédain
Mettentdans ma bouche Un hymne farouche. Mais parfois soudain, Une strophe passe,
Emplissant l'espace
D'ébats ingénus,
Et m'arrive ailée,
Fraîche dételée
Du char de Vénus3.
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reur, de colère et d'amour, qui est le cachet le plus original de la grande satire poétique
Il faut que le poète épris d'ombre et d'azur. Devienne formidable à de certains moments. Au milieu de cette humble et haute poésie, Dans cette paix sacrée où croit la fleur choisie, Où l'on entend couler les sources et les pleurs, Où les strophes, oiseaux peints de mille couleurs, Volent chantant l'amour, l'espérance et la joie, Il faut que par instants on frissonne, et qu'on voie Tout à coup, sombre, grave et terrible au passant, Un vers fauve sortir de l'ombre en rugissant. JI faut que le poète aux semences fécondes Soit comme ces forêts vertes, fraîches, profondes, Pleines de chants, amour du vent et du rayon, Charmantes, où soudain l'on rencontre un lion.
L'art pour l'art ou l'inutilité de la poésie, doctrine de certains disciples de Victor Hugo, qui ne fut jamais celle du maître, est évidemment incompatible avec la satire comprise et sentie, comme je tâche, d'après notre poète, de la faire comprendre et sentir. Et voilà sans doute une des raisons pour lesquelles les prétendus artistes purs relèguent la satire dans les régions inférieures de l'art; mais c'en est une, au contraire, pour que nous lui assignions dans la poésie un rang d'honneur. Si jamais la prétention, quelquefois risihie, de Victor Hugo, il être un prédicateur, un missionnaire, un prophète, a pu être prise au sérieux, c'est quand son âme s'est indignée devant le spectacle du mal. Tout poète, qu'il le sache ou non, qu'il le veuiDe ou non, est un moraliste, bon ou mauvais, puisque la matière de son art est la matière humaine. Différents par la qualité de leur morale, les poètes
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peuvent différer aussi par la conscience qu'ils ont du bien ou du mal qu'ils font aux hommes, par leur dessein avoué ou ignoré de nuire ou de servir. Chez Victor Hugo, l'intention de remplir un rôle moral et social est formelle, expressément et continuellement déclarée; l'auteur des C'/ia<!MïeM<s se présente à nous avec un évangile dont il aime à répéter les dogmes et dont il a plus ou moins perfectionné l'article concernant la colère et la haine. La formule la plus simple est celle-ci
L'amour devient haine en présence du mal
Il est rigoureusement juste de concevoir la haine comme une souffrance de l'amour blessé, et il est naturel de maudire les auteurs de cette blessure et de cette souffrance.
Soyez maudits d'obséder les poètes!
Soyez maudits, Troplong, Fould, Magnan, Faustin deux, De faire au penseur triste un cortège hideux,
De le suivre au désert, dans les champs, sous les ormes, De mêler aux forêts vos figures difformes!
Soyez maudits, bourreaux qui lui masquez le jour, D'emptir de haine un coeur qui déborde d'amour 2! Ce cri de rage est humain et légitime; mais s'il est humain d'aimer le beau et le bon, de haïr le mal et la laideur, de haïr même les méchants, il y a une chose qui est surhumaine ou divine c'est l'amour universel et la suprême pitié, c'est la charité ouvrant ses bras aux créatures maudites et attendrissant le mépris en miséricorde. A ce degré 1. L'Année terrible. Décembre, IV.
2. CM<:Me~, Vi, 14.
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supérieur de sagesse Victor Hugo a eu la gloire de s'élever par la contemplation; il est & peine utile d'ajouter qu'il ne l'a guère mise en pratique, d'abord parce que c'est une sagesse divine et que nous ne demandons pas il l'homme les vertus d'un dieu; ensuite, parce que l'homme dont il s'agit est un grand poète satirique et que l'exercice des vertus chrétiennes et de la charité en particulier exclut la composition de satires vengeresses si Victor Hugo, chrétien parfait, n'avait écrit ni ~<OMi!ssemeK<s ni 6'scer es<o, l'avantage moral pour l'humanité serait mince et le dommage littéraire très grand.
C'est donc dans la pure sphère d'une philosophie idéale, dont il ne faut point lui demander la confirmation par des actes, que Victor Hugo évangélise sur les devoirs sublimes de la charité; mais s'il ne prêche pas d'exemple, sa doctrine en soi n'en est pas moins belle
Cette loi sainte, il faut s'y conformer,
Et la voici, toute âme y peut atteindre
Ne rien haïr, mon enfant, tout aimer,
Ou tout plaindre 1.
Le sombre prologue, par lequel s'ouvrent les CAa<<HK~s eux-mêmes, s'écrie
Aimez-vous! aimez-vous!
Le )0 décembre '1865, le poète écrivait dans une lettre a Paul de Saint-Victor « Je n'ai jamais eu de haine et je n'ai plus de colère. Je ne regarde 1. ma fille. (Les CoK<M!p/a<i07i~, I, 1.)
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plus que les beaux côtés de l'homme; je ne me courrouce plus que contre le mal absolu, plaignant ceux qui le font ou qui le pensent ?. Que Victor Hugo se soit rendu à lui-même un trop bon témoignage, c'est possible, ou plutôt ce n'est point douteux mais les maximes des plus sages furent-elles jamais autre chose que la formule de leur bonne volonté et de leur impuissance en face du bien? « Il faut, a dit l'un des meilleurs, que nos idées soient dix fois supérieures à notre conduite pour que notre conduite soit simplement honnête. Il est nécessaire d'être héroïque dans ses pensées pour être tout au plus acceptable ou inoffensif dans ses actions 1. »
Le sen~oM même SMr la montagne n'a rien de plus élevé que la pensée des vers suivants
Plaindre Jésus, c'est bien; mais plaindre Barrabas, C'est aussi la justice; et la grandeur éclate
A relever Caïphe, à consoler Pitate;
Et c'est là le sommet le plus haut des vertus
Que Socrate expirant soit bon pour Anitus. Homme, on t'a fait le mal; ce qu'il faut que tu rendes, C'est le bien; vis, réponds à la haine en aimant,.Et c'est là tout le dogme et tout le firmament 2. Cette hauteur de charité, où la satire, aux rayons
de l'amour, fond et s'évanouit, a inspiré a Victor Hugo dans sa vieillesse le poème intitulé la Pitié SMp)'~He, qui n'est pas une pièce, mais un ouvrage entier. L'idée qu'il y développe personne n'est plus digne de-compassion que le méchant, ne lui est i. Maeterlinck, La Sagesse et la Destinée, CVI.
2. La Pitié ~«p)'eme.
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pas venue seulement à la fin de sa vie. On la rencontre fréquemment dans ses oeuvres antérieures. Déjà, les Odes et Bctllades (V, 20) présentent ce vers
Toi qui plains la victime et ~M)'<oM< les &OMt')'Mu. Il est vrai que les Voix !K<e~eMres disent par exception ou plutôt par inadvertance
Moi qui n'ai d'amour que pour l'onde et les champs, Et pour tout ce qui souffre, e.rcep<ë~ méchants' Mais le premier mot de la pièce A un riche, qui peut passer pour une fort belle satire, c'est Jeune homme, je te plains.
Le beau poème des ~ûtMcMreM.K, dans les Con<eM~<ï'oMS) est fondé tout entier sur cette idée U n'est qu'un malheureux, c'est )o méchant, Seigneur! La jSoMcAe d'Ombre dit, avec une grande force L'assassin pâtirait s'il voyait sa victime
C'est lui!
et les Pleurs dans la nuit s'écrient
0 Dieu bon, penchez-vous sur tous ces misérables! Sauvez ces submergés, aimez ces exécrables!
Ouvrez les soupiraux.
Au nom des innocents, Dieu, pardonnez aux crimes. Père, fermez l'enfer. Juge, au nom des victimes,
Grâce pour les bourreaux!
Si cette généreuse idée avait dominé l'âme de Victor Hugo au point d'énerver chez lui la satire et 1. SM)!< /acf'/??M* rerM?)!.
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de changer en sermons miséricordieux les splendides malédictions de sa muse, on pourrait en regretter l'action exagérée; mais il était utile qu'elle fût toujours présente au fond de son esprit. La pensée de l'amour qui pardonne et qui plaint, de la compassion due à tout ce qui souffre, préservait sa satire de la vulgarité. Elle lui donnait une saveur, une éloquence et une poésie qu'elle n'aurait point eues sans cela; car il arrive sans cesse que des idées latentes et inexprimées exercent secrètement leur influence sur celles que nous exprimons, pour le plus grand bien de celles-ci. Les CM<MKeM<s sont sans aucun doute une œuvre poétique de beaucoup plus de valeur et d'éclat que la Pitié sM~ë~e mais l'auteur des CAa<!M:eM<s ne serait pas un si grand poète s'il n'avait pas contenu en puissance celui de la Pitié SM~ë/He.
A voir comment il frappe, on sent qu'il aime 1.
1/obsédante et insupportable question revient encore nous assiéger ici; il faut enfin la poser nettement.dans toute sa force, et tacher d'y faire une réponse péremptoire pour en débarrasser définitivement notre pensée.
Cette haine que le poète satirique professe pour le mal, cette charité qui l'avertit, à la réflexion, que le mal lui-même a son excuse, que la laideur morale est à plaindre et que les méchants ont droit à une pitié supérieure, c'est-à-dire encore à l'amour, sont-ce là des idées, sont-ce là des sentiments qui <. Épilogue des Quatre Vents de M~/)t't<.
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puissent et qui doivent nous toucher, lorsque, connaissant la vie du poète, sachant combien elle fut peut-être petite, vulgaire, misérable, pleine de passions basses et de vilaines actions, nous mesurons l'infinie distance qui sépare sa conduite de sa philosophie ? Vraiment, ne se moque-t-on pas de nous quand on prétend que les poètes qui nous font respecter et chérir des images de la vertu, en ont trouvé d'abord les exemplaires en eux-mêmes, et qu'inversement, comme l'affirme le brave Boileau, Le vers se sent toujours des bassesses du cœur?
Qu'est-ce que tout ce bel étalage, sinon le simple fait du talent, et qui donc peut être assez naïf pour y voir des certificats d'honnêteté réelle? André Chénier aurait bien voulu croire à l'édifiante concordance du génie et de la vertu; l'évidence de la vérité l'en a empêché, car voici l'aveu désolé qu'il fait
Ah! j'atteste les cieux que j'ai voulu le croire; J'ai voulu démentir et mes yeux et l'histoire.
Mais non, il n'est pas vrai que des cœurs excellents Soient les seuls en effet où germent les talents. Un mortel peut toucher une lyre sublime
Et n'avoir qu'un cœur faible, étroit, pusillanime, Inhabile aux vertus qu'il sait si bien chanter,
Ne les imiter point et les faire imiter
Je crois qu'il faut franchement admettre qu'un
grand poète, et un grand poète satirique, c'est-à-dire un vengeur, c'est-à-dire un justicier, peut être tout le contraire d'un saint et même d'un juste; souillé t. Cité par Sainte-Beuve, Po'h'a:~ coK<empo)'<!tt)~, tome 1.
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d'abord des vices élégants que la société absout, et capable aussi des vilenies quelle déteste; non seulement libre dans ses mœurs, mais encore égoïste, personnel, intéressé, dur, avare, orgueilleux, vaniteux, haineux, rancunier, ingrat, artisan de mensonges, dissimulé, despotique a l'occasion et même impitoyable, ayant donc en lui les germes hideux des vices et des crimes qui l'indignent le plus. Tel aurait été Victor Hugo, si nous devons en croire son mieux documenté et plus sévère biographe'. Mais ce portrait n'est-il pas, plus ou moins, celui de tout homme? Est-il un seul de ces articles dont ne soient journellement rebattues les oreilles des confesseurs? Où est le chrétien sincère, ayant de lui-même la moindre connaissance, fat-il le prince des apôtres, qui ne frappe matin et soir sa poitrine, comme celle du premier des pécheurs? Il serait donc absurde de s'étonner qu'un grand poète puisse être un homme, lui aussi, je veux dire une créature pécheresse, et de lui reprocher, comme une tare exceptionnelle dont son génie aurait du le garantir, des misères qui sont l'héritage commun de l'humanité.
Mais ce que nous avons le droit d'exiger du poète, ainsi que de tout homme, c'est qu'il ait sinon la conscience et le repentir de tout le mal qu'il fait, au moins le respect et le culte du bien qu'il ne fait pas. Les Saintes Ecritures, en nous disant que tous les péchés des hommes pourront d. M. Edmond Biré.
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leur être pardonnés, font une réserve mystérieuse pour un seul crime sans rémission qu'elles appellent « le péché contre le Saint-Esprit ». Quel est-il ce péché diabolique que rien ne lave? Je sais, en littérature au moins, ce que c'est; le voici c'est le blasphème qui consiste à railler l'idéal, à nier la conscience, le devoir, la vérité, la vertu, et à soutenir que le mal est le bien. Un tel monstre est moins rare qu'on ne suppose; si les négateurs insolents du bon et du beau ne sont pas très communs, il ne manque pas de gens d'esprit qui parlent avec un sourire de ces choses sacrées et dont les propos ou les écrits nous laissent l'impression qu'ils n'ont jamais pris la vie au sérieux. Qui ne sent, par exemple, que ni Théophile Gautier, ni Flaubert, ni Mérimée, ni Musset lui-même, n'auraient été capables de ces colères viriles, do ces hautes et saintes indignations qui sont l'âme de la satire poétique? non point que ces honnêtes gens fussent pires que d'autres, mais parce que trop d'indices dans leur vie et dans leurs ouvrages révèlent un profond scepticisme moral qui ne prenait pas fort a cœurles devoirs de l'homme et du citoyen. Ces délicats auraient craint de compromettre leur réputation d'écrivains d'esprit et de goût en se laissant aller à des sentiments si bourgeois. Or, les manquements deVictoi'Ilugoalaloi morale e peuvent être aussi graves et aussi nombreux qu'on voudra il demeure investi du droit de la satire; il conserve la puissance de nous communiquer ses émotions, parce que rien dans tout ce qu'il a fait
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ou écrit, pas une K~e absolument, ne nous autorise à croire que le « péché contre le Saint-Esprit » ait seulement approché de sa pensée. Il n'a jamais cessé d'adorer l'idéal. Il n'a jamais élevé le moindre doute sur la réalité de nos devoirs. S'il ne s'est pas connu et jugé lui-même assez sévèrement, s'il a pu se tromper sur la valeur morale ou immorale des personnes et des choses, jamais il n'a nié que le mal fût le mal et que le bien fût le bien. Et ce degré d'honnêteté suffit pour que la satire poétique, la seule dont je m'occupe, soit grande et sérieuse, et pour qu'elle nous touche; mais il est absolument indispensable.
.Oserons-nous ajouter que la.curiosité indiscrète, 1 esprit d'envieuse inquisition, ennemi des pures joies esthétiques, qui furète malicieusement dans la vie des poètes, afin d'y surprendre un désaccord entre ce qu'ils disent et ce qu'ils font, méconnaît peut-être la différence qui est entre les hommes, quant aux devoirs utiles qu'ils ont à remplir? Le devoir des écrivains dont les idées rayonnent sur le vaste monde et qui agissent au loin par la contemplation et par la pensée, est-il exactement le même que celui des personnes modestes dont toute l'activité est resserrée dans un cercle étroit et prochain? Si Victor Hugo a fait du bien aux hommes par quelques-uns de ses écrits, ce bien n'est-il pas incomparablement plus précieux que celui qu'il aurait pu faire en donnant toujours dans sa maison l'exemple des vertus domestiques?
Il y a, dans cet ordre d'idées extrêmement délicat
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et que je ne touche qu'en tremblant, une bien belle pensée de Mœterlinck, illustrée par une magnifique image « La meilleure partie du bien qu'on fait autour de nous est née d'abord dans l'esprit de l'un de ceux qui négligèrent peut-être plus d'un devoir immédiat et urgent pour réfléchir. Il serait regrettable que tout le monde s'en fût toujours tenu au devoir le plus proche. Evitons d'agir comme ce gardien du phare de la légende, qui distribuait aux pauvres des cabanes voisines l'huile des grandes lanternes qui devaient éclairer l'Océan' ». On a pu trouver peu spirituels deux traits du caractère de Victor Hugo, qui, en effet, sont naïfs, mais qui ont leur valeur poétique et morale, et sans lesquels la grande satire ne se concevrait pas d'abord, le sérieux profond de sa respectueuse considération pour lui-même, qui va jusqu'à la foi en sa mission divine; ensuite, la violence de la passion qui le fait rougir et pâlir, écumer, sortir des gonds de la raison, bégayer des mots presque sans suite et vomir des injures. Cela, dit-on, est lourd et grossier. Oui, mais comme est lourde la majesté du pontife qui se croit ministre de Dieu; oui, mais comme est grossier letaureauquifonce dans l'arène. Le spectacle en lui-même est beau; il estbeau de voir r l'exaltation d'une âme et la fougue d'un tempérament. Victor Hugo se dresse devant nous dans sa. double grandeur d'apôtre et d'athlète. Il combat avec furie; mais la victoire pour laquelle il lutte 1. La Sa.~eMe et la De~<t;:ëp, 1 et LXIX.
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âprement, c'est celle de l'Idéal sous toutes ses formes, c'est celle de Dieu sous tous ses noms la vérité, la justice, la paix sur la terre, l'amour et la fraternité entre les hommes.
Cette pièce étonnante d'Ibo', un des chefs-d'œuvre du poète par le souffle, l'audacieux élan et la parfaite appropriation du rythme à l'idée, procède de la même inspiration que les CM<MKeM<s. Ils sont lyriques comme elle, elle est satirique comme eux. L' « âpre athlète )), le « penseur blême )), le « mage LM Contemplations, VI, 2.
Que le mal détruise ou bâtisse,
Hampe ou soit roi,
Tu sais bien que j'irai, Justice, J'irai vers toi!
Foi, ceinte d'un cercle d'étoiles, Droit, bien de tous,
J'irai, Liberté qui te voiles, J'irai vers vous!
.J'aidesailes. J'aspire au faite, Mon vol est sur;
J'ai des ailes pour latempéte Et pour l'azur.
Vous savez bien que l'âme affronte Ce noir degré,
Et que, si haut qu'il faut qu'on monte, J'y monterai
Vous savez bien que t'âme est forte Et ne craint rien,
Que le souffle de Dieu l'emporte! Vous savez bien
Que j'irai jusqu'aux bleus pilastres, Et que mon pas,
Sur l'échelle qui monte aux astres, Ne tremble pas!
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effare )) menace de saisir « la comète par les cheveux », et, si le tonnerre aboie, de répondre a la foudre par ses rugissements. Il faut, a fort bien remarqué un critique se représenter Victor Hugo composant cette ode comme il a composé les plus violentes satires des C/)a<~eM<s, éperdu, parcourant à grands pas la grève, le poing tendu vers le ciel, ainsi que vers la côte française, et criant ses vers irrités dans la brise.
L identité non seulement de la satire et de la poésie lyrique, mais des sentiments contraires en apparence qui inspirent l'une et l'autre, la fureur et la joie, la haine et l'amour, la colère et la pitié, l'épouvante et l'adoration, a été rendue avec un éblouissant éclat de style dans l'épilogue des CAaHsons des rites e<'e~es ~o<s. Ce recueil est un Intermède idyllique s'ouvrant et se fermant par deux pièces hors cadre, dont la première nous montre « Pégase mis au vert », et la dernière, le cheval rendu a, la liberté de sa course effrénée a travers l'espace
Monstre,àpresent reprends ton vol. Approche, que je te déboucle. Jete)àche,ôteton)[cot,
HaHumeentesyeuxl'esearbouc!e. UedeYtenstonmaitre,Ya-t-cn! Cabrc-toi/piafï'e.redeptoie
Tes farouches ailes, Titan,
Avec~a/'iH'eur~f~~ote.
1. MabUteau, ~!e<o)' //M.'yo, dans la Collection des Grands Ecri~ms~n~
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Le poète ordonne au cheval de bien le garder sur son dos, car « tous ses songes font partie de sa crinière ». Mais il ne sait pas, nouveau Centaure, jusqu'où il est le guide et jusqu'où la monture, s'il est l'homme ou la bête, le seigneur ou l'esclave; la fameuse pièce de ~aze~pa, dans les Or!eM<a/es, est le premier symbole de cette dualité, analysée au livre V de ?'OM<e la Lyre avec plus de précision Est-ce que j'obéis? est-ce que je commande?
et d'abandon, un des caractères essentiels du génie de Victor Hugo, est aussi ce qui constitue la nuance intéressante de sa moralité. Il ne professe ). Toule /a/~r< V, 21, (tans l'édilion in-8.
Retourne aux pâles profondeurs.
Sois indomptable, recommence
Vers t'idéat,)oin des laideurs,
Loin des hommes, ta fuite immense.
Sois plein d'un tmp<aea6<enmo!<)'.
H est nuit. Qu'importe? Nuit noire.
Tant mieux, on y fera le jour.
Pars, tremblant d'un frisson de gloire!
Sans frein, sans trêve, sans flambeau,
Cherchant les cieux hors de l'étable,
t~er~i'e vrai, le juste et le beau,
Jteprettds <<ï course epouK~<a&/e.
Ténèbres, suis-je en fuite? est-ce moi qui poursuis? Tout croule; je ne sais par moment si je suis
Le cavalier superbe ou le cheval farouche;
J'ai le sceptre à la main et le mors dans la bouche. Ouvrez-vous que je passe, abimes, gouffre bleu, Gouffre noir! Tais-toi, foudre! Où me mènes-tu, Dieu?. Je suis la volonté, mais je suis le délire
Ce mélange de force et de faiblesse, de maîtrise
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que ~MS~M'~ un ce~Œ!M point l'immorale et funeste doctrine romantique du droit divin de la passion C'est pour tous les yeux un spectacle sublime
Quand la main du Seigneur,
Loin du sentier banal où la foule se rue
Sur quelque illusion,
Laboure le génie avec cette charrue
Qu'on nomme passion
Mais la mauvaise espèce des romantiques se livre, sans résistance et avec ivresse, à la fatalité des passions, comme à un baptême de feu nécessaire a. l'épanouissement du génie, tandis que Victor Hugo (c'est le point très important de sa doctrine esthétique et morale) souffre bien plus qu'il ne jouit de cette influence fécondante d'un mal qui, pouvant produire du bien, n'en reste pas moins un mal, je veux dire une humiliation et une douleur. La charrue est utile pour faire germer la moisson; mais le labeur de la glèbe retournée est pénible, et la terre gémit d'abord du fer qui lui ouvre le sein. La célèbre allégorie, dans les CAaH<s e~M C?ïpMSCM~c, de la cloche marquée, rayée, dégradée par le couteau des passants qui montent dans la tour, sans que ces souillures lui fassent subir la moindre diminution d'éclatante sonorité, à l'heure où le bras du sonneur ébranle la corde, est significative a cet égard; le regret du péché se fait nettement sentir dans les vers suivants
Les passions, hélas! tourbe un jour accourue,
Pour visiter mon âme ont monté de la rue,
1. A 0~/mpM, dans les Voix M<e;:M<t'M.
VICTOR HUGO. 2
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Et de quelque couteau se faisant un burin,
Sans respect pour le verbe écrit sur son airain,
Toutes mêlant ensemble injure, erreur, blasphème, L'ont rayée en tous sens comme ton bronze même, Où le nom du Seigneur, ce nom grand et sacré,
N'est pas plus illisible et plus défigure! 1
La cloche n'en chantera pas moins glorieusement les louanges du Seigneur, mais elle est avilie; le poète l'avoue, sinon avec la contrition d'une âme vraiment pénitente, du moins avec une gravité où n'entre aucune insolente allégresse car, si cette vertu religieuse qui peut rester à la poésie d'un mortel indigne est un « triomphe » surnaturel, un tel miracle vient de Dieu; il faut que l'Esprit Saint « touche et délie )) ce que la fange des sens et du monde a souillé.
Victor Hugo n'est rien moins qu'un poète purement passionnel et passif. C'est une sensitive à la vérité, mais c'est un fort; il suit, mais il résiste; il obéit, mais il commande; il est « le délire », mais il est « la volonté ». Son imagination le mène, mais un peu moins qu'on ne se le figure, et même dans le maniement de la rime dont il semble parfois le jouet, c'est lui qui reste le maître souverain et qui joue avec elle, n'allant, en s.omme, qu'où il veut aller. Aucun homme n'a suhi plus d'influences; aucun héros n'a triomphé de plus d'obstacles, vaincu plus d'ennemis, renouvelé plus glorieusement l'antique vaillance d'Hercule, accompli de plus énormes travaux.
Ce contemplateur avait la passion de l'action et même celle du pouvoir. « Quel malheur qu'il se soit
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mêlé de politique! » répètent des gens légers et des critiques graves qui se croient judicieux et qui ne savent pas combien ils sont superuciels. L'ambition de jouer un grand rôle dans l'Etat fut, chez Victor Hugo, une forme de ce besoin d'activité publique, dontla satisfaction n'est complète que dans l'exercice de la puissance. Oserait-on prétendre qu'il eut tort de vouloir user, dans toute leur extension, des droits que lui conféraient la liberté et l'égalité conquises par la révolution française? L'indifférence d'un fils de la démocratie pour ses droits de citoyen n'implique-t-elle pas l'abandon d'une partie de ses devoirs d'homme? Il est sans doute permis à un poète de ne chanter sur sa lyre que « Ninette ou Ninon » mais assurément ce n'est pour lui ni une obligation, ni un titre d'honneur. Qu'on reproche donc à Victor Hugo, si le reproche est juste, de s'être mêlé de politique témérairement qu'on ne lui reproche pas de s'en être mêlé.
Je vais plus loin, j'ose dire qu'à regarder la chose au seul point de vue de la poésie, cette intrusion du poète dans la vie publique fut un gain. Son trésor d'idées, de sentiments, de faits, de connaissances et de vocables ne pouvait que s'enrichir par cette expérience, et la corde d'airain surtout devait sortir de là plus vibrante et plus frémissante. Il fallait, pour le plus grand profit de la littérature française, que l'expérience politique de Victor Hugo fùt un amer déboire, et c'est heureusement ce qui
i.T'ou/e/aAyre, 1, (édition in-18).
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est arrivé. La politique l'a rejeté dans un âpre exil où a pris sa source le flot de poésie le plus abondant et le plus magnifique que le monde eût jamais vu. Porté à l'action et au combat par sa nature, il a répandu dans la satire toute l'activité qu'il ne pouvait plus dépenser, et mêlant désormais à ses colères humaines la contemplation solitaire de la mer et du ciel, il a trouvé dans cette alliance de la passion et de la sérénité la perfection même du lyrisme et la plus sublime de ses antithèses. Il écrivait encore en 1877 « Le jour où je cesserai de combattre, c'est que j'aurai cessé de vivre ». Voici des vers que je prends à dessein, non dans les recueils plus spécialement satiriques, mais dans le livre lyrique des (~Ma~'e Vents def.Es~<(II, 39), pour mieux montrer chez Victor Hugo l'intime union de la veine qui épanche l'hymne de religion ou d'amour et de celle qui vomit la vengeance
Tant qu'on verra l'amour pleurer, la haine rire, Le mal régner,
Le dogme errer, l'autel mentir, Néron proscrire, Jésus saigner.
Tant que je sentirai, cceur où rien ne mutile Le fier devoir,
Que le vol d'une strophe irritée est utile
Dans le ciel noir,
Je combattrai!
Je resterai fidèle à la sombre colère,
Au deuil pensif.
Je dirai sans retâche et redirai sans trêve La vérité.
Je ne quitterai point, grande France trahie, Mon tribunal!
Avant que je me taise, ô tragique Isaïe,
0 Juvénal,
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0 Dante, Ezéchiel à i'œit visionnaire,
Fierd'Aubigné,
On verra dans les cieux s'arrêter le tonnerre
Époumonné.
Ce. serment solennel, Victor Hugo l'a maintes fois répété avec le même tour de style d'un usage si commode et un peu trop cher à sa rhétorique, de plus en plus portée vers l'énumération et l'amplification. Citons seulement l'épilogue de Toute la L!/)-e':
Chaque fois qu'un vaisseau partira pour Cayenne; Chaque fois que Paris, la ville citoyenne,
Sera livrée au sabre, et que la liberté
Sentira quelque pointe infâme à son côté;
Chaque fois que des pas tortueux et funèbres
Marcheront vers un but obscur dans les ténèbres, Alors dans la nuit lâche où s'éclipsent les lois, On entendra gronder une lointaine voix,
On verra tout à coup un fantôme apparaître,
Et les hommes distraits reconnaitront peut-être Cette ombre à sa tristesse au fond du firmament, Et cette conscience à son rugissement.
Et, ce serment solennel, il l'a tenu. J'ose dire
que ni Agrippa d'Aubigné, ni Ronsard/ni Corneille, ni Lamartine, ni Vigny, ni aucun des poètes les plus fiers et les plus purs de la France n'a trouvé d'accents comparables à ceux de Victor Hugo défendant, contre la force et contre les puissances de la nuit, ce qui fait la noblesse de l'homme, la foi en l'idéal, la fidélité au devoir, les droits de la conscience, le culte de la justice, l'amour de la lumière et de la liberté.
C'est pourquoi nous gardons, en dépit de tout, i. La Corde d'airain, la première de l'édition in-8.
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pour ce grand exemplaire de l'humanité faillible, estime, reconnaissance et respect. Il peut avoir violé, avec tous les commandements du Décatogue et avec toutes les leçons de l'Évangile, tous les préceptes de la morale humaine: les griefs, si solides qu'ils soient, accumulés contre l'homme par une critique envieuse et chagrine, ne prévaudront point sur le bien que l'auteur a fait au monde en le nourrissant de sublimes pensées et de sentiments virils. Quand donc cette vérité sera-t-elle profondément comprise, que' nos écrits sont la meilleure partie de nous-mêmes, la seule qui reste et qui compte, lorsqu'auront disparu les « fantômes errants » que nous sommes et qui passent « sans laisser même leur ombre sur le mur »?
De l'œuvre immense de Victor Hugo une portion énorme périra sans doute; mais tant qu'il y aura des esprits capables de cette admiration qui nous fait « voler au firmament »', tant qu'il y aura des âmes pour répondre aux accents d'une âme indignée, tant qu'il y aura des consciences pour respecter les saintes choses que le poète adore, la patrie, l'honneur, le devoir, la vérité, la justice, le meilleur de cette œuvre est assuré de vivre dans le culte des hommes, et il me paraît extrêmement probable que c'est la satire qui constituera la plus grande part de ce résidu immortel. Il y a de la satire non seulement dans les vers lyriques du poète, mais dans ses drames, dans ses épopées, 1. Admire, c'est ainsi qu'on vole au firmament. Toute la Lyre, IV, 13 (édition in-18).
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dans ses romans, partout, si c'est d'elle que relèvent tous les jugements émus de la conscience et de la raison sur la méchanceté des fils de Gain et sur la folie de toute la postérité d'Adam.
En quel temps fut-il superflu de secouer la paresse des hommes, de leur faire honte des vices où leur courage s'endort, et de leur dire Il faut agir, il faut marcher, il faut vouloir.
Oh! que de tachetés! oh! l'abjecte débauche
Où la chute du peuple et de l'homme s'ébauche! La mort du pays suit le sommeil des cœurs.
Le devoir est un dieu qui ne veut point d'athée. Heveit)ez-vous! je dis que la patrie expire
En quel temps les partis politiques, quels qu'ils soient, pourvu qu'ils soient sensibles à l'honneur, pourraient-ils refuser d'admirer et de suivre le poète qui fait profession de rester fidèle aux principes, seul à protester, seul debout, devant la trahison et la défaillance universelles
Quand la tacheté publique se déploie,
Il me plaît d'être seul et d'être le dernier.
Quand le u~ victis règne et va jusqu'à nier
La quantité de droit qui reste à ceux qui tombent, Quand, nul ne protestant, les principes succombent, Cette fuite de tous m'attire. Me voilà 2.
Devant les trahisons et les têtes courbées,
Je croiserai les bras, indigné, mais serein.
Sombre fidé)itë pour les choses tombées,
Sois ma force et ma joie et mon pilier d'airain! Si l'on n'est plus que mille, eh bien, j'en suis! Si même Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla; S'il en demeure dix, je serai le dixième,
Et, s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là 3!
1. Les QuH<e Vents de l'Esprit, 1, 34.
2. Ibid., 29.
3.C/ta/tme!t<t/MtM:aoe)'ta.
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Fût-on cent millions d'esclaves, je suis libre Ainsi parle Caton. Sur la Seine ou le Tibre,
Personne n'est tombé tant qu'un seul est debout. Le vieux sang des aïeux qui s'indigne et qui bout, La vertu, la fierté, la justice, l'histoire,
Toute une nation avec toute sa gloire
Vit dans le dernier front qui ne veut pas plier. Pour soutenir le temple il suffit d'un pilier;
Un Français, c'est la France; un Romain contient Rome, Et ce qui brise un peuple avorte aux pieds d'un homme. l, En quel temps les vérités élémentaires, les
axiomes, les deux et deux sont ~Ma~e de la morale, n'ont-ils pas été méconnus, déngurés, faussés par l'esprit de ténèbres et de mensonge, si bien que ces paroles, simples comme l'évidence, de Victor Hugo à Napoléon le Pe<z<, ont toujours de quoi faire rentrer les méchants en eux-mêmes et confondre les sophistes étrangement pervertis qui doutent que le crime soit un crime, que les faux soient des faux « Il faut d'abord, monsieur Bonaparte, que vous sachiez un peu ce que c'est que la conscience humaine. Il y a deux choses en ce monde, apprenez cette nouveauté, qu'on appelle le bien et le mal. » Mais en quel temps, plus que dans le nôtre, futil impérieusement nécessaire de replacer la justice sur son trône idéal, qui n'est pas plus la volonté du peuple que le caprice d'un prince, qui n'est pas même un tribunal de juges ni un édifice de jugements et de lois, mais qui est encore la conscience? Ni la volonté de la nation, ni son intérêt, ni son salut, ne sont la justice; car ils peuvent se trouver en conflit avec elle, et ce n'est point la justice qui 1. C/M~'Men~, III, 4.
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doit alors fléchir. Les tribunaux, les jugements, les lois sont M~e~MS~ce, qui suffit ordinairement pour satisfaire notre besoin de l'ordre, mais qui, n'étant pas absolument la justice, peut contredire les commandements de la conscience, et alors, redisons-le bien haut, ce n'est point la justice idéale qui doit céder; ce n'est point elle, reine divine, qui doit descendre de son siège souverain pour se soumettre à la justice humaine.
Le caractère de la justice, c'est de n'avoir rien au-dessus d'elle, à moins que ce ne soit la charité; mais la charité nous élève dans un autre ordre de choses, « surnaturel », disait Pascal. La justice la plus haute n'est que raisonnable; la charité, outre la MMOH, veut la sagesse, cette sagesse supérieure qui est « folie ».
Rien, pas même la loi, ne prévaut contre le droit; ces deux choses, respectables l'une et l'autre, quoique inégalement sacrées, devraient toujours être d'accord; par malheur elles peuvent s'opposer, 1 et c'est dans cette lutte douloureuse où se déploie le plus haut effort de la tragédie morale d'une conscience, que le poète satirique peut atteindre aussi l'âpre sommet de son éloquence.
Sauvage serviteur du droit contre la loi,
c'est ainsi que l'auteur des Châtiments s'est défini lui-même dans la Légende des Siècles'.
Mais où donc un individu chétif, seul, un zéro i. Nouvelle série, t..II de l'édition in-8, p. 371.
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dans l'immense total, peut-il puiser l'assurance de dire « J'ai raison, moi, contre vous tous »? D'abord, le plus souvent, il n'est pas tout seul; il est soutenu par une élite d'honnêtes gens; il fait partie d'une de ces minorités, fières de leur petit nombre, mais désireuses de l'accroître, et qui ont une force intellectuelle et morale grandissante par le pouvoir de la vérité, jusqu'au jour où, ayant la force numérique, elles cesseront d'être intéressantes. La raison est par excellence l'avantage de l'élite, l'élite est par définition le petit nombre, et rien n'est plus honteux, plus lâche, plus indigne d'esprits cultivés et d'âmes « un peu bien situées » que l'argument des siècles passés, restauré de nos jours par de misérables apostats du droit, qui consiste à écraser la justice et la vérité hérétiques sous le poids et la masse de l'innombrable orthodoxie de l'erreur. Mais en fait comme en doctrine, le juste peut être seul. Et alors, où puise-t-il sa force? Dans l'idéal.
Pour les croyants, l'idéal, c'est Dieu. Victor Hugo, âme peu chrétienne, mais restée religieuse, ne paraît pas avoir supprimé dans la pratique toute communication avec cette forme personnelle et vivante de l'idéal. Ce qui est sûr, c'est que Dieu occupe une grande place dans sa poésie. L'habitude auguste de songer,
De méditer, d'aimer, de croire et d'être en somme A genoux devant Dieu, met debout devant l'homme 1. L'Année terrible. Novembre, VIII.
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Il est clair qu'assisté de l'Etre tout-puissant, le juste n'est plus seul. II y a de grands révoltés, Luther, par exemple, seul contre Rome, c'est-àdire en l'an 1520 contre le monde entier, dont on ne peut concevoir la résistance victorieuse à l'oppression que par un appel de toutes les minutes au secours du Dieu en qui il croyait. Le juste des justes et le saint des saints, la victime la plus auguste de la loi, n'a pu accomplir à lui tout seul la plus grande révolution morale de l'histoire que parce qu'il vivait en communion intime et incessante avec son Père céleste. Il y a peut-être aujourd'hui des justes qui ne croient plus en Dieu ou qui s'imaginent qu'ils ont cessé d'y croire mais chez tous les véritables idéalistes, la foi en l'idéal conserve une vertu proprement religieuse qui seule les rend capables de soutenir leur isolement sublime, et ils restent des adorateurs duDieu vivant sans le savoir. Athées presque chrétiens, ils peuvent même avoir quelque chose de la charité de Jésus, attendrir et couronner la justice par l'amour, Bravant tout ce qui règne, aimant tout ce qui souffre On traite d'exaltation religieuse l'état d'âme des adorateurs de l'idéal la vérité est qu'eux seuls sont de braves cœurs, tout simplement, et que les tristes sires servilement résignés à respecter l'appareil concret de la justice, les tribunaux, les lois, le gouvernement, l'armée, plus que l'idéal devoir de 1. La Légende des Siècles, nouvelle série, t. U de l'édition in-8.
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justice dont l'évidence éblouit leur raison et leur conscience, ne sont pas même d'honnêtes gens. Je devrais dire qu'ils ne sont pas des hommes. Ils sont troupeau, ils sont bétail,
Ils s'appellent Vulgus, Plebs, la tourbe, la foule, Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule, Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non, N'a jamais de figure et n'a jamais de nom.
Ils sont les passants froids.
Le bas du genre humain qui s'écroule en nuage, Ceux qu'on ne connaît pas, ceux qu'on ne compte pas. L'ombre obscure autour d'eux se prolonge et recule; Ils n'ont du plein midi qu'un lointain crépuscule, Car jetant au hasard les cris, les voix, le bruit, Ils errent près du bord sinistre de la nuit 1.
On me dira qu'il est fort heureux que le genre
humain soit composé surtout de moutons de cette sorte, les gros bataillons, qui sont la force matérielle, n'ayant d'autre devoir que de suivre, et leur obéissance étant nécessaire non seulement à l'ordre, mais à la marche en avant de la société. C'est vrai. Mais si ces nullités, dont l'addition fait un corps formidable, existent matériellement; si même, selon la doctrine des sociologues, cette matière a son organisme, et ce corps je ne sais quelle âme collective, je ne suis pas tenu de considérer comme des personnes pensantes et vivantes les individus dont se compose la masse, ni d'avoir pour eux plus d'estime que pour les pierres utiles qui ont servi à construire la maison où je demeure.
Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent; ce sont Ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front j. C/tS<:)?!M~, IV, 9.
2. Ibid.
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On me dira encore que ces héros qui vivent et qui luttent sont fragiles, et que leur destinée presque fatale est d'être brises et vaincus. Qu'importe ?
Les dieux sont aux vainqueurs, Caton reste aux vaincus. Koseiusko surgit des os de Gct)gacus.
OninterromptJeanHuss,soit;Luther continue. La lumière est toujours par quelque liras tenue. On mourra, s'il le faut, pour prouver qu'on a foi; Et volontairement, simplement, sans effroi,
Des justes sortiront de la foule asservie,
iront droit au sëputcre et quitteront la vie
On me dira enfin (et ceci est plus grave) que l'in-
dividu en rupture d'idées avec l'opinion dominante court un grand risque de se tromper, que l'erreur devient crime quand elle est révolutionnaire, et qu trop mépriser « l'appareil concret de la justice », on s'expose a de fâcheux démêlés avec les tribunaux. C'est vrai encore. J'avoue franchement que dans l'ordre des vérités morales, politiques, religieuses, comme des vérités littéraires, dans tout ce qui est matière de-foi, non de science, je ne connais point de garantie pour la certitude. Quand notre devoir est incertain, nous pouvons le reconnaître avec beaucoup de probabilité à ce signe, qu'il n'agrée pas a nos goûts, qu'il coûte à notre nature un effort et qu'il exige un sacrifice. Victor Hugo expiant dans l'exil sa résistance à l'Empire rendait très probable la vérité de la cause qu'il avait embrassée. Les citoyens libres qui paient de leur position et de leur fortune le refus de prêter 1. Prologue de f~)y!Kee<t&~e.
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serment à un usurpateur, les martyrs qui paient de leur vie leur attachement fidèle au vrai Dieu, é!èvent au plus haut degré possible de probabilité la vérité pour laquelle ils se ruinent ou pour laquelle ils meurent.
Mais ce n'est-qu'une probabilité; eux-mêmes peuvent se tromper. Il faut admettre la possibilité de l'erreur, bien moins comme la misère des êtres libres, que comme leur plus haut privilège. Le droit à l'erreur est le droit viril de la liberté. Il n'y a de garantie contre les aventures de l'intelligence, contre l'agitation féconde de la pensée, que dans les langes du nourrisson endormi sur le sein de la bonne mère qui berce son sommeil.
L'idéaliste, j'entends donc par laie simple honnête homme, ne méprise rien tant que la justice relative lorsqu'elle est en conflit avec la justice absolue. Les hommes politiques ont l'esprit ainsi fait qu'ils envisagent et apprécient toutes choses par rapport à la prospérité matérielle de leur pays; ce point de vue peut sembler juste, mais il est inférieur; la justice qui n'est que relative risque fort d'être l'injustice. Elle dit, par la bouche de.Caïphe « Mieux vaut la mort d'un homme, fùt-il innocent, que la ruine de tout un peuple » et la multitude des âmes basses et des esprits courts s'écrie en chœur « Comme c'est évident! comme c'est juste! » Non, peuple sans conscience et sans idéal, c'est un crime; et ce qui est, non pas évident pour les yeux des myopes ou des aveugles, mais sensible à la raison du philosophe et démontré par l'histoire, c'est que
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ce crime sera suivi d'un châtiment divin et puni un jour par la destruction de Jérusalem.
Un monde, s'il a tort, ne pèse pas un juste 1.
Cent mille hommes, criblés d'obus et de mitraille, Cent mille hommes,couchés sur un champ de bataille, Tombés pour leur pays par leur mort agrandi, Comme on tombe à Fleurus, comme on tombe à Lodi, Cent mille ardents soldats, héros et non victimes, Morts dans un tourbillon d'événements sublimes, D'oit prend son vol la fiëre et blanche Liberté, Sont un malheur moins grand pour la société,
Sont pour l'humanité, qui sur le vrai se fonde, Une calamité moins haute et moins profonde,
Un coup moins lamentable et moins infortuné Qu'un innocent, un seul innocent, condamné A la maxime infàme de Gaïphe s'oppose celle
qui est le scandale des politiciens, mais qu'approuvent tous les philosophes dignes de ce nom Fiat justitia, pereat ?HMM~MS/ « Que justice se fasse, dut le monde périr! » Pourquoi? parce que la vie d'un monde où la justice ne règne pas serait le déclin sûr et rapide d'une santé trompeuse et condamnée a brève échéance, tandis que d'une héroïque opération, comme l'est quelquefois l'œuvre de la justice bouleversant la criminelle tranquillité d'un État, peut sortir le salut du malade qui se croit bien portant en courant vers la mort.
Dans une pièce de ~4?!Hee <e)T~/e~, deux voix, la voix sage et la voix haute, s'adressent tour a tour au poète. La voix sage lui dit
Toute la politique est un expédient.
L'homme est l'homme, il n'est pas méchant, il n'est pas bon. Blanc comme neige, point; noir comme le charbon, i. Prologue de l'Année /ert':t/?.
2. Les ()M<r<; Vents de /\E.t'p)')<, 1, 19.
3. Juillet. I. Les Deux voix.
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Non. Blanc et noir, mêlé, tigré, douteux, sceptique. Tout homme médiocre est homme politique.
Cherchons, non la grandeur, mais la proportion.. Ami, le médiocre est un très bon endroit,
Ni beau, ni laid, ni haut, ni bas, ni chaud, ni froid Moi. la raison, j'y fais mon lit, j'y mets ma table, Et j'y vis, le sublime étant inhabitable.
Qui donc prend pour logis la cime du Mont-Blanc?. Mais la, voix haute répond
N'écoute pas.Reste une âme fidèle.
Je suis la conscience, une vierge; et ceci
C'est la raison d'état, une fille publique.
ti faut bien quelqu'un qui soit pour les étoiles! Il 'faut quelqu'un qui soit pour la fraternité,
La clémence, l'honneur, le droit, la liberté,
Et pour la vérité, resplendissement sombre! L'équité monte et plane et n'a pas d'autre règle. Qui donc prend pour logis le haut du Mont-Blanc? l'aigle.
Il y a quatorze ans que Victor Hugo est mort. Quand le vent qui souffle menace d'éteindre, selon l'expression du poète, « cette veilleuse, la conscience )) j'ouvre son œuvre satirique, et je vois « dans la nuit profonde de la France sa torche flamboyer ». Je l'entends maudire les menteurs, les fourhes et les traîtres, les lâches et plats valets qui appellent César dans l'ombre, et l'alliance éternelle du sabre et de la mitre contre nos libertés; je l'entends prendre à, témoin ses grands frères d'autrefois dans la poésie vengeresse et s'écrier
Oh! je sais qu'ils feront des mensonges sans nombre Pour s'évader des mains de la vérité sombre;
Qu'ils nieront, qu'ils diront Ce n'est pas moi, c'est tui! Mais n'est-il pas vrai, Dante, Eschyle, et vous, prophètes, Jamais, du poignet des poètes,
Jamais, pris au collet, les malfaiteurs n'ont fui! /n!]ee terrible. Mai, IV.
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Ces coquins vils qui font de la France une Chine, On entendra mon fouet claquer sur leur échine. ])s chantent Te Deum, je crierai ~eme!~o/
Je fouaillerai les gens, les faits, les noms, les titres, Porte-sabres et porte-mitres;
Je les tiens dans mon vers comme dans un étau. On verra choir surplis, épaulettes, bréviaires,
Et César, sous mes étrivières,
Se sauver, troussant son manteau
J'entends le grand poète prendre encore a témoin
contre les hommes sans honneur et sans foi « la conscience de la nature )), « le soleil, face divine )), les « monts sacrés, hauts comme l'exemple », « l'eau chaste où le ciel resplendit )) °. Ce qui fait la poésie de la satire, c'est le lyrisme; il faut donc qu'un hymne à Dieu et à la nature s'entremêle étroitement à ses malédictions. Cette union chez Victor Hugo fut si intime qu'il semble vraiment que son âme continue a frémir dans l'ouragan, à rugir dans le grondement de la mer. Sur l'aile de la tempête, dans le hruit de l'orage, j'ai cru parfois entendre vibrer la corde d'airain de sa lyre, la foudre et les éclairs de sa grande poésie se confondre avec la musique même de Dieu, et j'ai profondément senti alors l'étrange beauté de cette strophe des C7ta<t'meM<s
Et les champs, et les prés, le lac, la fleur, la plaine, Les nuages pareils à des flocons de laine, L'eau qui fait frissonner l'algue et tes gocmons, Et t'ënorme Océan, hydre aux écailles vertes, Les forêts de rumeurs couvertes,
Châtiments, I, il.
U, 4.
I, U.
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Le phare sur les flots,t'étoUe sur les monts,
Me ?'ec(M:;taM)'on< &t'en et diront à voix basse
C'est un esprit vengeur qui passe,
Chassant devant lui les démons!
Mais à la communion avec la nature il faut, pour que la poésie satirique remplisse toute sa grandeur, qu'un autre sentiment s'ajoute l'amour de l'humanité. La passion contre le mal ne doit être que la forme douloureuse et violente d'une passion exaspérée pour le bien. Dans la haine même dont le poète poursuit les méchants, on doit sentir une pitié SMprcMM pour la souffrance que le mal inflige à son auteur, plus encore qu'à ses victimes, une sympathique intelligence de ses causes quelquefois fatales, et la possibilité du pardon.
Peuple, il est deux trésors, l'un clarté, l'autre f)amme, Qu'il ne faut pas laisser décroître dans notre âme, Et qui sont de nos cœurs chacun une moitié
C'est la sainte colère et la sainte pitié 1.
Oh quelle colère, mais quelle pitié Victor Hugo aurait eues au cœur s'il avait vu, en une nouvelle « année funeste », sa patrie bien-aimée, sous l'influence infernale d'une presse dont aucune épithète ne peut qualifier le crime, mentir à ses traditions généreuses, oublier, avec les qualités de son cœur, celles de son esprit, sortir de sa nature, sortir momentanément de l'humanité même pour prendre, hélas! les deux caractères de la brute, qui sont la férocité et la stupidité, renier les conquêtes <. ~jb'/6~e des fléaux, dans la Légende des Siècles. Nouvelle scrie, tome tt de l'édition in-8.
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de la Révolution, la tolérance religieuse, l'égalité devant la loi, les droits du citoyen et de l'homme, redevenir sectaire, fanatique, altérée d'iniquité et de sang, prête aux luttes fratricides, et aspirer à redescendre dans la nuit d'où l'aurore de 89 l'avait tirée
Les journaux du second Empire, étant bâillonnés, n'avaient été coupables que d'une servilité abjecte le spectacle d'une presse libre et soi-disant libérale coalisée contre le droit avec les ennemis naturels de la Révolution, de la République, de la liberté, aurait été étrangement nouveau pour le grand poète, et je me demande de quelles satires enflammées, inouïes encore dans la poésie humaine, il aurait châtié un tel monstre. Ils étaient bien moins haïssables, beaucoup de ceux auxquels il a dit Rien qu'en songeant à vous, mon vers indigné sort, Et mon coeur orageux dans ma poitrine gronde
Comme le chêne au vent dans la forêt profonde Mais a sa juste fureur une tendresse égale se serait jointe. Il aurait eu pitié. Il n'aurait pas confondu la France avec les criminels qui la trompent et l'égarent, pas plus qu'il ne confondait la justice avec les juges qui la vendent, la religion avec les ministres qui la rendent odieuse ou méprisable, l'armée avec les soldats et les ~chefs qui la déshonorent.
Il faut aimer tous ceux qui souffrent le mal; il faut plaindre, c'est-à-dire encore aimer, ceux même t. C/ta<tM:eH~, I, 5.
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qui le font, si le mal n'est souvent que le bien qui se trompe, si les méchants sont les vrais malheureux, et si, finalement, tout se réconcilie dans la grande paix de la mort.
C'est la nuit, Nox, qui est le premier mot et la premièr& pièce des CAa<~?!eH<s; mais ils s'achèvent et se couronnent par un hymne à Lux, la lumière, par une vision sublime du poète affirmant sa foi en un avenir de justice et d'amour :<
Nous vous verrons sortir de ce gouffre où nous sommes, Mêlant vos deux rayons, fraternité des hommes, Paternité de Dieu
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Lois de ~imagination de Victor Hugo.
La satire, dans l'ceuvre de Victor Hugo, n'étant qu'une forme, étant même la forme par excellence de sa poésie lyrique, et son génie étant lyrique essentiellement, il s'ensuit qu'analyser les lois de son imagination satirique, c'est vraiment entreprendre de son génie poétique l'étude générale. La première loi de sa poésie, d'où toutes les autres dérivent, est que les mots ont à ses yeux une espèce de vie réelle.
Le mot, pour Victor Hugo, n'est naturellement pas, non plus que pour personne, un pur signe abstrait, comme dans la langue idéale de l'algèbre; mais pour lui le mot n'est guère davantage ce qu'il est pour tout le monde, poètes, orateurs, écrivains et hommes quelconques, excepté peut-être pour les mathématiciens, la simple illustration de l'idée par l'image. C'est beaucoup plus c'est une puis-
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sance active qui met toute son imagination en branle; c'est une figure animée; c'est, il l'a dit, un être substantiel et vivant
Car le mot, qu'on le sache, eat «m ~<'e vivant.
La main du penseur vibre et tremble en t'écrivant'. 1. Ce voyant, étrangement impressionnable, est ravi en « extase », plongé dans « l'effarement », lorsque, descendant la pente de sa rêverie, il songe à cette chose tonte-puissante, le mot
La plume qui d'une aile allongeait l'envergure Frémit sur le papier, quand sort cette figure,
Le mot, le terme, type on ne sait d'où venu. Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu:
Car le mot, c'est le verbe, et le verbe, c'est Dieu. Tu n'aurais pu, Lumière,
Sortir sans moi du gouffre où tout rampe enchainë. Mon nom est Fiat ~M.r, et je suis ton aîné
Traduisons ce mystère en langage intelligible;
expliquons le rôle souverain du mot dans la pensée de Victor Hugo et sur sa poésie, et prenons comme premier exemple le mot Liberté.
La plume du grand poète' ne trace pas ces lettres sacrées sans un frémissement de tout son être, parce qu'en les écrivant il voit, comme l'a dit un critique « des hommes déliés qui s'embrassent en pleurant », parce qu'il entend, comme il l'a dit lui-même, le ~*M!< d'une chaîne qui se c~sse 0 matin radieux,
Quand tu remplis d'aurore et d.'amour le grand chêne, Ton chant n'est pas plus doux que le bruit d'une chaine Qui se casse et qui met une âme en liberté
4. Les Contemplations, I, 8.
2. ~M.
3. Hennequin.
4. Le Titan, dans La Légende des Siècles.
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Le mot Révolution lui donne en un éclair la vision de l'écroulement d'un monde
Le monde entraînant pavois, glaive, échafaud,
Ses lois, ses mœurs, ses dieux, s'écroute sous le mot Le même mot, Révolution, lui rappelle aussi l'aurore, le souffle vivifiant du matin, pendant que l'activité féconde de la France, ouvrière du jP~o~s, fait retentir à ses oreilles le bruit d'une forge et d'un marteau
Et cependant la terre est d'aurore baignée,
Un jour se lève, on sent un souffle frissonner;
La France est une forge où l'on entend sonner
Le marteau du progrès et l'enclume du monde 2.
Si le mot Napoléon « ébranle toujours sa pensée )), c'est que, dans la défaite comme dans la victoire, toujours ce mot lui représente un fantôme gigantesque, soit que le géant, « faisant trois pas comme les dieux », prenne les unes après les autres toutes les capitales, bouleverse la carte de l'Europe et dicte ses lois à des esclaves couronnés soit que, foudroyé non par les hommes, mais « par le sort », de l'extrémité de l'île lointaine où il meurt, aigle captif dont un grand coup de vent a cassé les deux ailes, il remplisse encore l'univers du bruit et de la terreur de son nom.
Ce qui fait que Caton ne plie pas, c'est qu'il « a dans les reins cette syllabe Non 3 ». Sous la pau1. Les Contemplations, I, 8.
2. La Révolution, dans le livre épique des Quatre Vents de l'Esprit.
3. Les Contemplations, I, S.
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pière de tous les grands obstinés flamboie le mot qui est leur foi, leur joie, leur force.
Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée*.
Les clairons de la pensée, ce sont les mots. Quand Josué, rêveur, fit le tour de la ville de Jéricho, en sonnant de la trompette,
A la septième fois les murailles tombèrent s.
Le mot enflamme les cœurs, rue les peuples a l'assaut contre la tyrannie, renverse les villes et les rois
Que de mes entrailles' Sorte le grand mot
Qui court aux murailles Et donne l'assaut.
Le -mot qu'à Florence Dit Dante irrité;
Le mot Espérance!
Le mot Liberté 3!
Je n'ignore pas qu'au fond ceci n'a pas l'air bien nouveau, que la puissance du mot sur l'imagination des hommes est chose depuis longtemps connue, et que Bossuet avait déjà dit, dans l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre « Quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l'appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu'elle en entende seulement le nom. » Je sais aussi que t. Châtiments, VII, i.
2. Mtd.
3. CoMps de c~)'<M!, dans la seconde Cot'~e d'att'atn de Toute la ~y)'e (xxYt de l'édition in-8). C'est une des pièces prétendues inédites des Années /M?!M~.
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la loi de la pensée qui nous fait associer une image, une vision, sinon à chaque mot de la langue, du moins à certains grands mots, inspirateurs de notre conduite, régit tous les esprits humains et n'est point une singularité de l'imagination de Victor Hugo.
Le mot même a une force, écrit M. Fouillée parce qu'il suscite tous les sentiments qu'il résume; /tO)M:eM7', devoir, ces simples mots retentissent en échos infinis dans les consciences. Au seul mot d'/tOHnexr, toute une légion d'images est prête à surgir vous entrevoyez vaguement, comme des yeux ouverts dans l'ombre, tous les témoins possibles de votre acte, depuis votre père et votre mère jusqu'à vos amis et tous vos compatriotes; bien plus, si votre imagination est vive, vous entrevoyez tous vos grands devanciers qui, en des circonstances semblables, n'ont pas hésité. Il le faut, allons! Le mot, produit social, est aussi une force sociale. L'âme religieuse va plus loin encore le devoir, pour elle, se personnifie en un être qui est le Bien vivant et dont elle entend la voix. On parle de formules mortes, il y en a bien peu. L'idée et le mot sont des formules d'actions possibles et de sentiments prêts à passer en actes ce sont des t'er6<M.
De quelque mot profond tout homme est le disciple 2. Entre les procédés ordinaires de l'esprit humain et ceux de notre auteur, il y a pourtant une différence.
Il est vrai que nous ne pensons qu'au moyen d'images, et que les mots L~e~e, ~e'Mo<M<i!OK, A~o1. 7te!;i<6 des Deux Mondes du r'juin 1S89.
2. Les Co)!<~p/a<t<M. ], 8. Les mots sont des choses, a dit aussi Lord Byron; une petite goutte d'encre tombant, comme une rosée, sur une pensée, la féconde et produit ce qui fait penser ensuite des milliers, peut-être des millions d'hommes. »
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~eoK, etc., font surgir à nos yeux les mêmes visions à peu près qu'aux siens. Mais, en premier lieu, nos visions sont beaucoup moins nettes, et cela constitue d'abord une différence énorme de degré. Ensuite, comme nous ne sommes pas poètes, nous ne jouons pas activement avec nos images; et comme nous ne sommes pas Victor Hugo, nous ne les subissons pas non plus au point d'en être obsédés et d'en devenir nous-mêmes les jouets. Pour que nous nous rendions les « disciples d'un mot », il faut, si nous sommes des esprits libres, que nous ayons soumis à la critique l'idée qu'il contient; et si nous sommes « OM~MS, ~/e~s, la tourbe, la foule », il faut qu'instinctivement nous soyons déjà du parti qui l'a inscrit sur son drapeau. Car à toute noble devise une devise également noble peut s'opposer, et alors où est la raison de choisir l'une plutôt que l'autre? Le mot Patrie, par exemple, est un mot sublime de ralliement; mais on a vu se dresser en face de lui d'autres mots, tels que jMsh'ce ou l~e~e, dont on ne peut pas dire qu'ils soient moins sublimes. Il est clair dès lors que, si des mots vénérables et saints comme ceux-là s'engagent dans une lutte impie, c'est à cause de la quantité de petites idées accessoires, de passions d'ordre inférieur et contraires entre elles que ces mots représentent aussi. Lorsque Bossuet dit que la multitude suit en aveugle le nom de la liberté, il ajoute qu'on l'a d'abord prise et séduite par l'appât des biens trompeurs que la liberté lui promet. Quant aux philosophes, ils doivent
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rester, par définition, insensibles au prestige des grands mots, capables d'y distinguer la substance et l'enflure, et de les vider de toute la fantasmagorie qui s'y trouve contenue. Ils admirent Napoléon, mais ils le jugent. La Révolution n'est pas pour eux un bloc Intangible et sacré ils la discutent ils en viennent peut-être à voir de vilaines ombres dans cette « aurore éblouissante », dans ce « matin radieux), et leur liberté de critique va si loin que plusieurs, qui certes étaient moins de vrais philosophes que de beaux esprits,, ont osé dire, de nos jours, à la grande et juste indignation du poète
Nous sommes revenus de tous ces grands mots creux Progrès, Fraternité, mission de la France,
Droits de l'homme, Raison, Liberté, Tolérance'.
Or, l'esprit de discernement, qui est le premier degré de la justice et la qualité la plus élémentaire du critique, est très faible chez Victor Hugo. Tous ses jugements sont absolus. Ayant, dans le cours de sa longue vie, changé d'opinions comme tout homme qui pense, et ses opinions étant toujours extrêmes, 'il devait, plus que personne, scandaliser ceux qui ne pensent pas, par la violence de ses contradictions. Mais il est possible d'en découvrir la loi, et de les ramener ainsi au moins a l'unité de cause.
Cette loi, c'est l'empire, toujours le même, qu'une suite de mots divers ont eu sur son esprit. 1. Les (?!M~'e Pen~ de M~p)-t<, ), 21.
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Très grand poète, grand penseur aussi quelquefois à force d'imagination, Victor Hugo est surtout le plus grand ?'Ae<eMr qui fut jamais, en ce sens que l'expression verbale n'est pas seulement pour lui l'achèvement de l'idée, mais l'essence même de toute son activité et presque la seule fin pour laquelle il ait agi et vécu. Son amour de l'humanité n'est pas douteux; cependant, il lui a fallu le roman des Misérables pour qu'il existât d'une existence complète. Son amour de la patrie fut sincère; cependant, il a eu besoin du poème de l'Année terrible pour se réaliser pleinement Nul auteur français ne s'est montré plus exclusivement « livresque » que notre poète, par la forme toute littéraire de son action morale, sociale et polititique, comme par sa prodigieuse mémoire des nombreux dictionnaires qu'il avait dévorés; Baudelaire a spirituellement rappelé °, à propos de cet incomparable moulin à paroles, le prophète de la Bible auquel Dieu ordonne de manger un livre. En vérité, il n'a aimé, au fond, que la littérature et surtout que la sienne; mais, comme la littérature s'alimente d'idées grandes, nobles, simples et fécondes, que les délicats appellent heMa; coHMMM~s, il a passionnément chéri ces idées par rapport a la littérature et suivant ce qu'elles lui semblaient fournir de digne matière à sa virtuosité de grand écrivain. 1. Voyez MabiHeau, V:c<0)' Hugo (Collection des Grands Écrivains français), p. t4S.
2. Dans sa notice sur Victor Hugo. Tome IV des Poètes /)'ançais, de Crépet. t.
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Il n'est point un dilettante, parce qu'il ne se contente jamais d'un thème quelconque le motif ne lui est nullement indifférent, et il tient beaucoup, au contraire, à la valeur de )'eH~eMtCK< que présente une idée. Il est moins encore, est-il besoin de le dire? un industriel de la plume exploitant l'art d'écrire pour une fin bassement intéressée. Il lui faut toujours un sentiment élevé, noble, généreux, pour mettre en branle ce que Veuillot appelle son « bourdon »; mais peu lui importe que ce sentiment soit banal; comme tous les poètes de haut vol, comme tous les écrivains de grand style, la banalité ne lui fait point peur.
Dans la foi républicaine il y a de beaux-motifs de poésie; il y en a aussi, ou il y en.avait, dans la foi royaliste. Le passage du poète d'un culte il l'autre ne fut, au fond, que le remplacement d'un thème littéraire fécond en images brillantes, en développements magnifiques et en nobles mouvements de l'âme par un autre thème qui lui parut encore plus riche il cet égard. Son catholicisme et son royalisme lui étaient entrés au cœur par l'imagination ils en ont été chassés, non point par une profonde crise de son intelligence, mais par les besoins nouveaux de son vocabulaire, par la rapide extension de sa gamme poétique, qui, d'abord contente d'un simple clavier, exigea bientôt d'autres notes et la symphonie de tout un orchestre. C'est l'image, c'est le verbe, c'est le HM<, qui seul a engendré toutes les théories religieuses, politiques, sociales, morales et littéraires de Victor Hugo.
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Les mots autrefois puissants sur l'imagination de l'auteur des Odes et ballades étaient Foi, Deuo!?', /~onHeM! Il écrivait dans sa préface, faisant allusion à la philosophie du xvm" siècle, ouvrière de la Révolution française « C'est surtout à réparer le mal fait par les sophistes que doit s'attacher aujourd'hui le poète. Il doit marcher devant les peuples comme une lumière, et leur montrer le chemin. Il doit les ramener a tous les grands principes d'ordre, de morale et d'honneur » et, dans l'ode 3 du livre II
Qu'on ne nous vante plus nos crédules ancêtres! Ils voyaient leurs devoirs où nous voyons nos droits. Nous avons nos vertus nous égorgeons les prêtres Et nous assassinons les rois.
Hélas! il est trop vrai, l'antique honneur de France, La Foi, sneur de l'humble Espérance,
Ont fui notre âge infortuné;
Des anciennes vertus le crime a pris la place;
Il cache leurs sentiers, comme la ronce efface Le seuil d'un temple abandonné.
Ces vers appartiennent au temps où le poète sati-
risait la Révolution et la Liberté. La liberté lui apparaissait alors sous la figure d'un monstre sanglant, et la révolution sous celle d'une orgie ou d'une ruine'.
En ce temps-là, le peuple était pour le poète un tigre 2. De cette bête cruelle et sanguinaire le peuple a été promu à la dignité'de lion, avec toutes les idées de grandeur généreuse et de force tranquille dont la légende honore le roi des animaux. i. )), 6.
2. u, 5.
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L'ascension irrésistible et lente du peuple dans l'histoire l'a fait comparer aussi à une M:6M'ee, et sa puissance formidable a l'oc~am
Toutes ces images sont très importantes, car elles ont certainement influé sur la doctrine démocratique du poète a tel point qu'on peut dire qu'elles en ont façonné la substance et déterminé la direction. Ses jugements contradictoires sur Voltaire sont piquants. En J835, la sagesse du patriarche est encore « impie, envenimée, fille de l'ignorance et de l'orgueil M, et en 1839 il est un singe Chez l'homme en mission par le diable envoyé 3.
Quelle métamorphose plus tard!
Voltaire, cet esprit de flamme armé du rire,
Ce Titan, qui, proscrit, empêchait de proscrire, Ce p<M<M< ~Mtf<an< Mme, enseignant le f/eMt'f
Et chassant le troupeau des dogmes au )avoir< Voltaire, pasteur des âmes! Voltaire enseignant
aux hommes le devoir! le paradoxe est fort; une idée aussi folle est sans doute un accident, non pas même de l'image, mais de la rime, et c'est le cas de rappeler au poète philosophe ces vers judicieux de l'Ane
0 mon vieux Kant! la phrase est une grande fourbe. On croit qu'elle se dresse alors qu'elle se courbe, Tant la coquine met de pompe à s'aplatir!
1. Voyez la ~e~t~'eHKe du Lion, dans les Chansons des )'!<es et des bois; Au ~eM~e, CaraMMe, et la pièce 5 du livre V, dans tes CM<))!eM~, etc.
2. A Alphonse RaMe (dans les Chants du Crépuscule). 3. Les Rayons el les Ombres, IV.
4. Toute la ~.</t'e. Deuxième Co'a'e d'airain, H (dans )'ëdition in-8).
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Il n'était guère possible qu'en changeant de foi politique et religieuse Victor Hugo n'eût pas sur Voltaire deux avis diamétralement'opposes. Mais quelquefois ses palinodies sont plus apparentes que réelles; par. exemple, sa prétendue contradiction sur Napoléon ]". Il a d'abord maudit, puis adoré le grand empereur, mais il l'a toujours admiré avec épouvante, et de l'horreur au. culte enthousiaste la transition est aisée et n'a rien de heurté. La seule différence qu'il y ait, au fond, entre les vers d'une très belle rhétorique que l'auteur des premières odes a consacrés au terrible fléau de Dieu, et tous les vers qui ont suivi, c'est que le poète autrefois insistait davantage sur le châtiment divin réservé au téméraire par la puissance supérieure et infinie du Dieu que son orgueil oubliait.
Victor Hugo a toujours été non point bonapartiste, mais Mapo/e'OKzeM, si par bonapartisme on entend un parti politique, par napoléonisme un état littéraire de l'imagination qu'éblouit la grandeur des héros de la gloire Le culte esthétique des grands hommes, naturel à tout poète, ne cessa jamais d'être dominant chez lui; si les objets qu'il trouvait grands ne sont pas demeurés les mêmes, la constance de son enthousiasme pour la grandeur maintient entre ses pièces les plus royalistes, les plus impérialistes et les plus républicaines l'unité du sentiment qui a inspiré les unes et les autres. Il était encore dévoué a la monarchie légitime, ). Voyez l'article de J.-J. Weiss sur Victor Hugo, daté du 26 mai 18SS.
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lorsqu'il choisissait pour héros de ses drames des révoltés, des laquais, des vagabonds, des bandits, qu'on croirait éclos des rêves d'un anarchiste; mais ces fils de leurs œuvres, ces déclassés rompant en visière a l'ordre établi, étaient grands. Il était bon serviteur du roi Louis-Philippe, il n'avait pas commencé la moindre évolution politique vers un autre système de gouvernement, mais son imagination était toute'remplie de li gloire de Napoléon lorsqu'il s'écriait dans TÏMy .B~as
0 géant! Se peut-il que tu dormes?
On vend ton sceptre au poids! un tas de nains diubrmes Se taillent des pourpoints dans ton manteau de roi, Et l'aigle impérial, qui, jadis, sous ta loi,
Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme, Cuit, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme! Vraiment, Victor Hugo était révolutionnaire dans l'âme, dès les jours de son royalisme; car la révolution, c'est le mouvement, la vie, la liberté féconde, la mise en lumière des grands hommes, et à quelle époque de telles choses ne le ravirent-elles pas? On le blâme d'avoir renié la foi de son enfance c'est une double sottise, d'abord parce que ce n'est jamais mal de changer de religion, les convictions personnelles ayant seules de la valeur et n'éclatant nulle part avec plus de sincérité que dans une apostasie libre et volontaire; ensuite, parce que ce blâme deux fois aveugle implique une vulgaire inintelligence du génie particulier de notre poète. Son changement d'église politique eut des causes exclusivement littéraires, qu'il ne faut
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point chercher ailleurs que dans les lois mêmes de son imagination.
La première de ces lois est donc l'ébranlement extraordinaire qu'elle recevait des mots en général et surtout de certains grands mots, considérés fantastiquement comme de véritables êtres doMes de vie.
La deuxième loi de cette imagination sans pareille est la s!M~tCs~oK extrême des choses que les mots lui représentaient, et cette seconde loi est la conséquence logique de la première.
Ce qui est complexe, délicat, nuancé, intéresse l'esprit, exerce l'intelligence, mais ne frappe pas vivement le regard. L'œil de Victor Hugo, voyant les choses avec une netteté intense, les voyait toujours simples. Il n'était pas de ces myopes repliés sur eux-mêmes par l'impuissance de leur vue et confinés dans l'analyse intérieure, ou examinant, avec la loupe, sous l'abat-jour de leur lampe crépusculaire, un détail infiniment petit de la nature, un point obscur et difficile de l'histoire. Sa pensée avait besoin et du choc des mots et du contact violent des choses, contemplées par les yeux de son corps sous la lumière crue du soleil, ou surgissant à son imagination hallucinée dans l'horreur épaisse de la nuit.
M. Mabilleau a cru pouvoir affirmer que l'œil de Victor Hugo ne distinguait pas les couleurs, contentons-nous de dire les nuances, et qu'il n'était sensible qu'aux oppositions très tranchées, le noir,
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le blanc, le rouge. Une singularité bien curieuse de sa complexion physique, c'est qu'il était un « visuel » tel point qu'il avait besoin de voir les ??to<s et qu'il ne composait qu'en écrivant, ne pouvant ni dicter ni rimer de mémoire. Il illustrait de dessins les marges de ses manuscrits. Il estimait que les mots ont une physionomie, et que les lettres mêmes de l'alphabet ont- chacune sa signification. Ce n'est certes pas lui (et je l'en félicite) qui aurait signé la pétition pour la réforme de l'orthographe, consenti jamais a changer en i simple l'y grec du mot lys, cette gracieuse image de la chose qu'il exprime, ni à supprimer du mot pooète ou poc/c soit l'accent grave, qui est une flamme, soit le tréma, qui est une étoile double.
Par l'excessive simplification des choses et des idées, suite naturelle du relief intense qu'elles avaient dans son imagination et dans sa vue, Victor Hugo, dont on a souvent signalé les tendances classiques, remonte non seulement au grand Corneille, mais presque à la rudimentaire sagesse morale des vieux bardes de la chevalerie française et des antiques lïomëres; il rejoint les poètes primitifs, qui étaient sans psychologie.
L'absence de vérité mesurée, composée, tempérée, sachant fondre et allier les contraires, est, dans son œuvre poétique, tantôt une faiblesse et tantôt une force. C'est une faiblesse dans ses romans et dans ses drames, où la représentation complète et harmonieuse de la nature humaine fait un peu trop défaut; c'est, dans ses épopées, une lacune
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plutôt avantageuse mais c'est certainement un avantage et une force dans la satire lyrique, qui n'a que faire de nuances et d'atténuations, de restrictions et de réserves, de retouches et de repentirs, et qui ne saurait trop carrément se ranger contre les hommes et contre les choses que sa justice irritée châtie. Toutes les âmes que Victor Hugo a créées sont simples celles même qu'il croit doubles, parce qu'il y a violemment jeté une de ces antithèses qui lui sont chères, ne servent qu'à mieux faire ressortir cette loi; car le conflit de deux forces contraires, qui est la plus grande complexité de son art, se réduit toujours à une simple opposition mécanique où brille non pas l'ondoyante et sinueuse richesse de la nature, mais le seul éclat de sa rhétorique. L'expérience de la vie apprend à l'observateur que tous les vieillards ne sont pas vénérables comme Nestor, que tous les héros ne ressemblent pas à de jeunes dieux comme Achille, que tous les traîtres ne sont pas laids comme Thersite, que toutes les mères n'ont pas un cœur de mère, que tous les diables ne sont pas noirs, que tous les enfants ne sont pas des anges, et toutes les femmes non plus. Victor Hugo, dominé par l'influence des mots, s'en tient à ces épithètes de nature mère <eHeh'e, héros divin, femme gracieuse, ange innocent, monstre /w~e.
Voyez l'enfant dans sa poésie
!t est fait de candeur et de grâce suprême.
C'est le nouveau venu de la céleste rive
1. La Pitié ~M/))'He.
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On sent manquer l'aile à ce petit pied btanc
U est du paradis des anges encore ivres.
.L'évangile que le bon vieillard prêche a. ses petits enfants est d'une simplicité toute patriarcale Je leur montre du doigt
Le ciel, Dieu qui s'y cache, et l'astre qu'on y voit. Je dis Donnez l'aumône au pauvre humble et penché 3, L'idée qu'un pauvre, mendiant de porte en porte, puisse n'être qu'un escroc, n'entre point dans l'esprit du poèté, et Dieu sait cependant si ce n'est pas le cas le plus fréquent!
Le système absurde de grand-papa gâteau, où il réduit doctoralement, dans ~1?'~ d'e<?'e ~(~erc, tout le mystère de l'éducation, comme une sagesse révélée du ciel, dérive très logiquement de sa psychologie sommaire et simpliste. Un jour que Jeanne ou Georges lui a donné une tape, le vieux barbon se met a rire pour toute réponse, et il écrit ces deux vers charmants
Bah! contre de l'aurore est-ce qu'on se défend?
Le tonnerre chez lui doit être bon enfant 4~.
Pour Victor Hugo, comme pour les poètes antiques et primitifs, la beauté de l'âme' a son rayonnement nécessaire dans celle des traits et de la physionomie fatalement la difformité morale engendre la difformité physique
Pancho, fauve au dedans, est diObrme au dehors; U est camard, son nez étant sans cartilages,
<.7'o:<)'f,IH,2(editionin-18).
2. L'Ane.
3. Les Contemplations, I, 6.
f.. L'Art d'être gl'and-pèl'e', VI," 4.
YtCTORHL'GO. 4
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Et si méchant, qu'on dit que les gens des villages Ramassent du poil d'ours où cet homme a passé 1. Un des lieux communs de la satire, celle des femmes, manque totalement à l'œuvre de Victor Hugo, ou s'y borne à.bien peu de chose; Ce qu'on en peut extraire dans cet ordre d'études morales est d'une rare insignifiance. Pourquoi? cela tient encore à la simplicité excessive de sa psychologie, tout idéale, et à une certaine galanterie chevaleresque qui s'est fait comme un point d'honneur d'ignorer les défauts et les vices du sexe qui possède la beauté. Aux yeux du grand poète naïf, toutes les reines généralement sont belles, parce qu'elles sont femmes, et parce qu'étant femmes elles sont bonnes.
Quand on est un homme d'imagination puissante et qu'on ne voit dans les choses que leurs caractères les plus simples et les plus généraux, on est naturellement enclin à grossir sans mesure cet aspect unique; et nous voilà conduits à la troisième loi du génie poétique de notre auteur, qui est l'OM<)Y<MCe.
Les poètes classiques simplifiaient beaucoup, eux aussi cependant ils exagéraient peu, parce que l'imagination, moins forte chez eux que la faculté philosophique d'abstraire, était tenue en bride par la raison. Victor Hugo met la sienne en liberté, il lui lâche les rênes de plus en plus; des (3?':en<a~
1. Le Jour des Rois, dans la Légende des S:'<'c/fï.
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à Légende des Siècles, des Feuilles d'~4M<o?HMe aux CoH<eH~~a<tOMs, des Voix intérieures à ~'y4)'< d'e/re ~T~K~-po'e, à travers ses romans, à travers son théâtre, à travers son M~7/M)!Mt tS'Aa/t'es~esre, il y a un crescendo continuel dans ce sens il s'amuse énormément au jeu d'Hercule ou de Goliath qui consiste à toujours renchérir de conceptions, de termes, d'Images gigantesques; sa fantaisie ne s'épuise pas, même dans la vieillesse, en inventions prodigieuses; sa plume amoncelle les mots formidables, « son écritoire fume comme un cratère' », et il finit par ressembler lui même à ce Titan dont il a dit
Des aigles tournoyaient dans sa bouche béante
Dès ses premières .Cardes nous voyons paraitrc le 6'eaH<. Mais les merveilleuses prouesses de cet être fabuleux nous sont racontées alors comme une légende plaisante, et il n'y a qu'un brillant emploi de l'esprit à lui faire dire
Ma tête ainsi qu'un mont arrêtait les nuages
Et mon souffle courbait au loin les peuptiers. Je n'emporte au combat que ma pique de frêne Et ce casque léger que traîneraient sans peine Dix taureaux au joug accouplés.
Ensevelissez-moi parmi des monts sublimes,
Afin que l'étranger cherche en voyant les cimes Quelle montagne est mon tombeau!
De même, dans la T~t de .S'a<<Mt, lorsque nous
voyons sortir des mains de Dieu les grands ancêtres 1. William Shakespeare.
2. Le Satyre, dans la Le~en~e des Siècles.
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du genre humain, parlant avec de formidables voix, Et ces géants aller et venir dans les bois,
il n'est pas mal à propos de nous montrer Cham assis dépassant les colosses debout.
Mais ailleurs le géant a vraiment trop usurpé la place de l'homme, la grandeur surhumaine a supplanté la vérité morale; et si tous les poètes, depuis Eschyle et Euripide, se divisent en deux classes, ceux qui font grand surtout sans cesser d'être vrais et ceux qui font vrai d'abord en sachant rester grands, -il est juste de dire que Victor Hugo s'est tellement complu à faire grand qu'il oublie ou dédaigne de faire vrai et qu'il foule sous ses pieds de Cyclope avec une joie visible les règles et les proportions .de- la nature. Tous ses héros sont dignes de figurer dans le cercle colossal de ces vieux convives des .SM~'aues, assis
Autour d'un boeuf entier posé sur un plat d'or,
et dignes de dévorer ce rôti gigantesque dans la salle à manger d'Eviradnus, salle à manger de Titans, si haute
Qu'en égarant de poutre en poutre son regard
Aux étages confus de ce ptafond hagard,
On est presque étonné de n'y pas voir d'étoiles.
Mais, comme la simplification des idées et des choses, leur grossissement, loin de nuire à la poésie satirique, lui est très favorable. L'outrance ne messied point à qui est armé de la foudre le ton-
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nerre n'eut jamais de ménagements délicats, et il faut ici frapper fort pour frapper juste. Ce qui serait souvent dans l'art dramatique un défaut est donc toujours, dans la satire, pourvu que sa fureur soit sincère, une condition de beauté. Elle ne saurait rugir trop haut. Victor Hugo, aisément surpassé par d'autres poètes dans le drame, simplement égal à plusieurs dans les vers lyriques d'adoration' et d'amour, était prédestiné à la première place dans le concours poétique de la Corde ~'<Mr<KK par les violences mêmes d'imagination et de. passion, par les excès de fougue indisciplinée qui l'empêchent d'être souverain partout et de régner sur la littérature tout entière.
Il simplifie les objets, il les grossit; enfin il les oppose.
L'f<M<)e~e achève l'énumération des grandes lois de son génie poétique, et cette dernière loi est la suite naturelle des autres. Une imagination qu'un mot allume s'embrase et flamboie au choc des mots qui se font la guerre; un poète qui voit simplement et grandement les choses. doit aimer le contraste qui rehausse leur relief; car rien ne les fait ressortir avec plus d'éclat que l'opposition.. D'autres grands écrivains ont fait, comme lui, de l'antithèse, plus qu'un ornement accidentel de leur style, ils en ont fait une loi de toute leur manière de penser et d'écrire mais, chez Victor Hugo, elle a ceci de singulier, que les images qu'elle suscite dans son esprit se changent en réalités sérieuses,
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prennent une force probante et deviennent la vérité même, si bien qu'à ses yeux comparaison est raison. Ce logicien extraordinaire renouvelle presque les bizarres raisonnements de ces théologiens du moyen âge, pour lesquels il devait y avoir nécessairement quatre évangiles parce qu'il y a quatre points cardinaux, ou qui fondaient la subordination des princes au pape sur cet argument, que la lune emprunte sa lumière du soleil.
Il croyait certainement avoir trouvé la preuve sans réplique contre le pouvoir temporel du saintsiëge dans cette antithèse brillante « Le christianisme est moins auguste, couronné au Vatican qu'agenouillé au Golgotha. Une triple couronne de jouissances et d'orgueil terrestre représente étrangement la couronne d'épines ». L'analogie, qui correspond à l'antithèse comme son pendant, fournit à ce penseur facile à contenter le fondement de sa foi inébranlable au progrès « J'ai profondément foi au progrès. Les éclipses sont des intermittences, et comment douterais-je du retour de la liberté puisqu'à tous mes réveils j'assiste au retour de la lumière ~? » La question controversée de la généalogie de Victor Hugo a été résolue par M. Edmond Biré, son biographe, dans le sens de la descendance roturière du poète, contrairement aux prétentions mensongères de sa vanité. S'il est vrai qu'il ait tenu à gloire d'appartenir à la noblesse 1. Lettre aux membres du cercle démocratique de Pise, 3 avril 1863.
2. Lettre à Paul de Saint-Victor, 10 décembre 1865.
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toute faite, où l'on n'a « que la peine de naître », c'est une faiblesse humaine de plus, qui lui était commune avec plusieurs grands hommes, notamment avec Michel Montaigne; mais il m'a toujours paru bien peu probable qu'un homme aussi orgueilleux que Victor Hugo, enfant de la Révolution française et surtout fils glorieux de ses œuvres, ait eu une vanité si puérile, et je trouve, dans une lettre qu'il écrivait le 20 mars 1867, une profession de foi qui doit être sincère, parce que son amour de l'antithèse avait de quoi y goûter la plus vive et la plus complète satisfaction
Personnellement, je n'attache aucune importance aux questions généalogiques. L'homme est ce qu'il est, il vaut ce qu'il a fait. Hors de là, tout ce qu'on lui ajoute et tout ce qu'on lui ôte est zéro. D'où mon absolu dédain pour les généalogies. Les Hugo dont je descends sont, je crois, une branche cadette, et peut-être bâtarde, déchue par indigence et misère. Un Hugo était déchireur de bateaux sur la Moselle. Il y a dans ma famille un cordonnier et un évêque, des gueux et des Monseigneurs. Si j'avais le choix des aïeux, j'aimerais mieux avoir pour ancêtre un savetier laborieux qu'un roi fainéant.
Quelquefois la rencontre des sons lui fait soudain apercevoir un sens qui n'a aucun rapport logique ni raisonnable avec l'idée exprimée par le mot, et cette surprenante absurdité, dont l'effet ordinaire est d'exciter le rire, est ce qu'on appelle vulgairement un calembour. Mais les calembredaines de Victor Hugo sont graves, parce qu'elles lui suggèrent des philosophies de l'histoire, des cosmogonies, des métaphysiques. « Vis et FM*
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lui apparaît comme l'antithèse fondamentale sur laquelle reposent les philosophies et les religions » ~VomeM, TVMMteH, ~MmeM il entrechoque ces consonances, et voilà l'existence de Dieu démontrée et le Verbe éternel créant le firmament
Dans la satire lyrique, la seule qui soit de la poésie, les grandes antithèses fondamentales sont d'abord la haine et l'amour; puis vient celle des hommes et des bêtes, de l'humanité et de la nature. Je n'ai pas à revenir sur la première, qui remplit mon premier chapitre; le septième chapitre aura pour sujet la seconde antithèse, à savoir le désaccord ou l'harmonie des bêtes et de la nature avec l'homme dans la poésie satirique de Victor Hugo.
Une troisième antithèse, très belle et très féconde aux mains du poète satirique, c'est le contraste du présent avec le passé, c'est la comparaison Des hommes d'autrefois aux hommes d'aujourd'hui. Il n'y a point d'idée qui revienne plus fréquemment sous la plume de notre poète; il varie le thème de toutes les façons, par le rythme, par l'image, par les exemples qu'il multiplie de notre petitesse et de la grandeur de nos pères C'est bien, buvez, mangez, rampez, courbez la tète! Nos aïeux
Étaient les habitants hagards de la temp&te
Dans les cieux.
1. Mabitteau.
2. Voyez les Contemplations, VI, 25.
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Us dispersaient les vents sous leurs vastes coups d'ailes, Rayonnaient,
Donnaient des rendez-vous à la mort, et fidèles, Y venaient..
Leurs sabres ont chassé, secouant leur dragonne, De Valmy,
De Fleurus et des bois sinistres de l'Argonne
L'ennemi.
Devant ces preux, semant les progrès, les désastres Et le bruit,
Les rois disparaissaient comme des fuites d'astres Dans la nuit.
Moi je suis un proscrit. J'assiste aux mers farouches, Aux combats
De l'ombre et de l'écume, où d'effroyables bouches Partent bas,
Et, tout en écoutant passer ce cri Justice!
Dans les vents,
Je songe à la grandeur des morts qui rapetisse Les vivants 1.
Un survivant de la grandeur antique dit aux
hommes de son temps dans les ~Ma<?'e jours d'ElCMS:
Oui, vous êtes tes nains d'un temps chétif et laid; Que le plus grand de vous mette mon gantelet,
Je gage que son poing entrera dans le pouce.
Éclipse, dans le livre satirique des ~Ma<?'e vents de f~spr!<, est une assez belle pièce, d'une vérité toujours actuelle, où un vers particulièrement saisissant résume bien l'impression de vieillesse précoce que fait souvent sur nous la vue des petits i. Pièce vingt et unième de la seconde Corde d'airain de Toute la Ly,'e, dans l'édition in-8 (cinquantième des Années funestes).
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enfants déjà graves, ridés et pensifs, à notre époque usée et fatiguée:
La terre par moments doute; on ne comprend plus. L'homme a devant les yeux de la brume, un reflux, On ne sait quoi de pâle et de crépusculaire;
On n'a .ptus d'allégresse, on n'a plus de colère. Le sage stupéfait balbutie et s'en va;
Le mal semble identique au bien dans la pénombre. Des aveugles entre eux se montrent le chemin. La conscience écoute, essaie, et, déroutée,
Prend le faux pour le vrai dans ces tâtonnements. Les choses qu'on nommait vertus perdent leurs formes. La route est noire; on crie, on s'appelle, on se nomme. Tout est confus et bteme, et les ténèbres rient. Le fond du ciel est trouble, horrible et pluvieux, Et le petit enfant qui passe paraît vieux.
L'habitude d'admirer les grandes choses, les
grands hommes, à la ressemblance desquels on aspire noblement, et de mépriser tout ce qui est petit, engendre certains vices moraux et littéraires, l'orgueil, et ce que les Latins appelaient altilo~Me~ce et MK~Mï7o~Me?tce. Mais, en somme, cette tendance vers la sublimité fait à l'âme et au style beaucoup moins de mal que de bien. Il faut avoir en soi-même quelque chose de grand pour aimer la grandeur, de même que la beauté, la vérité, la bonté, la justice seraient indifférentes et incompréhensibles à une nature foncièrement vilaine, fausse, méchante ou inique; et, plus le goût de ces choses est vif, plus il est probable et même certain qu'on est digne de les adorer. Gardons-nous de répéter déclamation, emphase, toutes les fois que le vulgaire jette à l'éloquence cette critique. Ceux qui ne peuvent pardonner à un grand écrivain
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l'excès de sa superbe sont toujours des gens de taille chétive et basse qui seraient radicalement incapables de s'élever eux-mêmes à la juste mesure du sentiment trop fier dont la hauteur les choque. Reprochez donc à Olympio son manque d'humilité quand il ne contemple que sa propre personne et qu'il feint de se confesser à Dieu; mais lorsque, sortant de ses méditations solitaires, saisissant l'épée et le clairon de la satire lyrique, il remplit dans le monde une mission de justice et de vengeance divines, il n'est point obligé de se faire humble, il peut lever la tête et se dresser dans toute la majesté de sa stature, car il est parmi les hommes l'envoyé du Très-Haut.
L'orgueil de Victor Hugo est immense, à tel point qu'on s'étonne et qu'on doute qu'il ait pu rester dans son esprit la moindre place pour un sentiment aussi contraire à l'orgueil que la vanité. Au géant de marbre, auguste et mutilé,
Au sphinx de granit, rose et sinistre, qu'importe Ce que de lui, sous lui, peut penser le cloporte!
Dans la nuit où frémit le patmier convulsif,
Le colosse, les mains sur ses genoux, pensif,
Calme, attend le moment de parler à l'aurore.
Et le fourmillement des miHepieds sans nombre
K'ôte pas à Memnon, subitement vermeil,
La formidable voix qui répond au soleil
Les vieux bannis pensifs sont une race inculte.
Avant de nous fàcher parce qu'on nous insulte,
C'est notre usage, à nous qui sommes exigeants,
De regarder un peu la stature des gens
<. /f)tnëc <M')'iMe. Juillet, VI.
2. <&;d. Juin, VII.
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L'instinct de dénigrement et d'envie, qui, provenant d'un esprit sec et d'un cœur bas, est le contraire de l'âme de la grande satire, inspire au généreux poète un dégoût altier. Les petits hommes que la démolition d'une gloire remplit de joie sont figurés dans une de ses pièces par le voyageur dont les yeux cherchent en vain le Pic du Midi caché par de moindres montagnes
Mais ce Pic du Midi dont on m'avait parlé,
Où donc est-il ? Ce pie, le plus haut des Espagnes, ~'existe point. S'il m'est caché par ces montagnes, I[ n'est pas grand. Un peu d'ombre l'anéantit.
Cela dit, il s'en va, point fàché, lui petit,
Que ce mont qu'on disait si haut ne soit qu'un rêve'. Le dédain de tout ce qui est petit est l'antithèse naturelle du culte passionnément voué à tout ce qui est grand
0 Dieu, partout visible,
Sauve-moi du petit, fût-ce dans le terrible 2!
Mais, non moins que la petitesse ou davantage encore, Victor Hugo méprise le juste milieu, la médiocrité, qu'il a définie et satirisée dans une pièce, déjà citée, de r~4Me'~ /en'e, les Deux voix. Ailleurs, il la personnifie et lui fait dire Je crie à quiconque commence
Assez! finis! Je suis le médiocre immense.
Toutes les fois qu'on parle et qu'on dit mitoyen,
Mode, médiateur, méridien, moyen,
t. ~.° Cid exilé, dans la Lc~enf/c des Siècles.
2. Toute la Lyre. Deuxième Corde d'a~-aiK (? XXIV de l'édi-
tion in-8).
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Par chacun de ces mots on m'évoque, on m'adjure, · Et tantôt c'est louange et tantôt c'est injure.
Je suis l'esprit milieu, l'être neutre.
.Je m'oppose à l'excès de connaitre,
De chercher, de trouver, d'errer, d'aller au bout Ce mépris absolu du grand poète pour la médiocrité, même pour celte qui réclame et mérite l'estime sous les noms de mesure, d'équilibre, de proportion, de sagesse, se rattache directement à une des lois de son imagination l'outrance. Toute son esthétique en dérive; on le verra quand nous étudierons, dans son œuvre satirique, ses idées littéraires, dont la plupart sont plus curieuses que solides et plus logiques que justes, car la vérité en littérature est chose de finesse où la roidcur des principes et de leurs conséquences perd ses droits. Mais, dans l'ordre moral, où la casuistique, science de mauvaise réputation, s'occupe seule des nuances subtiles, nous devons approuver sans réserve la fierté de son intransigeance, parce que le mépris des sentiments médiocres s'y confond avec le culte exalté de l'idéal.
La médiocrité est incarnée dans le bourgeois. Une satire des Châtiments (III, 7) qui nous montre « Un bon bourgeois dans sa maison », est précédée de cette épigraphe chinoise « Mais que je suis donc heureux d'être né en Chine! Je possède une maison pour m'abriter, j'ai de quoi manger et boire, j'ai toutes les commodités de l'existence, j'ai des hahits, des bonnets et une multitude d'agré-
i.~eM.
VICTORHUGO. 5
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ments; en vérité, la félicité la plus grande est mon partage! » On est, comme le poète l'a dit ailleurs,
On est des loups contents et des ânes heureux 1.
Une autre satire excellente des ~Ma<?'e Ve~/s de. r.E's~W< (I, 7) a pour titre Le soM~eM des eM!res. Le soutien des empires, c'est toujours le bourgeois, le même ami de l'ordre et de la paix qui disait dans
C'Aa<MHen<s
Puisque j'ai voté pour lui, l'on doit se taire. Écrire contre lui, c'est me btâmer au fond; C'est me dire voilà comment les braves font; Et c'est une façon, à nous qui restons neutres, De nous faire sentir que nous sommes des pleutres
Le bourgeois des <~McK?'e VeM<~ de ~s~'t< Est sévère. Il est vertueux. I) est membre, Ayant de bons tapis sous les pieds en décembre, Du grand parti de l'ordre et des honnêtes gens. Il fait un peu l'aumône, il fait un peu l'usure. ]t crie, après avoir chiffonné Jeanneton,
-A l'immoralité du roman feuilleton.
A la messe, sans faute, il va chaque dimanche, Car un bon Dieu quelconque est nécessaire enfin. Voilà toute sa. morale, voilà toute sa religion
Pour lui, au fond, comme chante Gavroche, Pour lui, le peuple et la France,
La liberté, l'espérance,
L'homme et Dieu sont au-desscus
D'une pièce de cent sous
1. La Légende des Siècles, nouvelle série, t. H (in-8). Chanson de Gat))-ocAe, dans Toute <a ~)'e, VII, 19.
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A telles enseignes que, dans une pièce des CAa<ments, le Par~' du crime (VI, U), le bourgeois a l'impudeur de dire
Hier encor j'empochais une prime d'un franc;
Et moi, je sens fort peu, j'en conviens, je suis franc, Les déclamations m'étant indifférentes,
La baisse de l'honneur dans la hausse des rentes. Victor Hugo a-t-il de l'esprit? Ce don, indispensable à la satire tempérée et fine, telle qu'on la concevait autrefois, paraît beaucoup moins nécessaire à la grande satire poétique, c'est-à-dire lyrique, où le génie de notre poète remplit toute sa mesure et brille d'un éclat absolument souverain; il semble donc qu'il pourrait très bien se contenter d'avoir eu incomparablement plus d'imagination passionnée et d'ardente colère qu'aucun homme de France. Mais je crois que Victor Hugo a de l'esprit, beaucoup d'esprit, trop d'esprit; du bon et du mauvais, du commun et du rare; il a l'esprit de tout le monde et le sien, qui est unique; l'esprit de Voltaire et celui de Victor ïïugo.
C'est' naturellement ce dernier qui, offrant à la critique l'intérêt le plus neuf, devait la rendre inattentive aux autres aspects, et incomplète, sinon inexacte, dans son analyse. « L'esprit de Victor Hugo, écrit M. Faguet, ne consiste point en bon sens vif aiguisé de malice, mais en tour inattendu d'imagination bouffonne. Il est la gaieté de l'imagination, comme l'autre est la gaieté de la raison » M. Brunetière souligne ce que les plaisan-
1. Études sur le X/X' siècle.
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teries de Victor Hugo ont « de barbare, d'énorme, de mérovingien. C'est ainsi, dit-il, qu'on devait rire à la cour du roi ChIIpéric )). Et c'est vrai, hélas, puisque Majorien, prétendant à l'empire, ayant fait cette objection aux soldats qui lui offrent leur aide, dans la Légende des Siècles « Cimber vous a battus », ces braves répondent
Nous n'avons de battu que le fer de nos casques; puisque, dans les Chansons des ?'Mes et des bois, On entendait Dieu dès l'aurore
Dire As-tu déjeuné, Jacob?
puisque le mouton disait
Notre Père,
Que votre sainfoin soit béni!
et tant d'autres bêtises de l'ordre cyclopéen Les calembours des Châtiments ne valent pas mieux
Un tas d'évêques.
Entonnent leur Sa<t)Mm /ae itnpera/orem
(Au fait, /Q~Mt'n devait se trouver dans la phrase. 2) Un peu moins lourd est le jeu de mots Le prêtre dont le nom commence comme dupe
Et finit comme loup 3.
Mais la plaisanterie suivante pèse cent kilos Veuillot serait sans tâche et Carrier sans emploi.
(Me/te n'oubliez pas cet accent circonflexe,
Imprimeurs') .)
1. L'évolution de la poésie ~/r~<e.
2. VI, Applaudissement.
3. 0 Rus, dans Toute la Lyre.
4. La première Corde d'aira.in, VI, de Toute la Lyre (édition in-8).
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Souvent, c'est la rime riche qui suggère a Victor Hugo des effets qu'on peut appeler coMn<y«es, depuis que Théodore de Banville a fait de ces surprises amusantes l'essence même d'une espèce très nouvelle de comédie, mais qu'il serait d'une langue plus exacte d'appeler )'îs?~es tout simplement. Deux cas alors sont a distinguer celui où le poète ne prend point part à la gaieté qu'il excite, et celui où il se divertit avec nous. Le dénombrement de l'armée de Xerxès, dans la Légende </es .S':éc~es, est sans doute une belle page de littérature épique; cependant je défie le lecteur le plus grave de lire à haute voix cette nomenclature devant un cercle d'auditeurs, sans qu'un fou rire éclate dans la société et finisse par le gagner lui-même, au choc de toutes ces rimes sonores et bizarres; or, je ne crois pas que l'auteur ait voulu ni prévu ce résultat involontaire et ignoré, l'effet est d'autant plus sûr, l'inconscience de l'objet comique multipliant toujours dans des proportions infinies l'hilarité qu'il cause. Mais, ailleurs, Victor Hugo s'amuse lui-même visiblement de ce qui nous met en joie
Les vieux ours qui, dit-on, poussent l'humeur maligne Jusqu'à manger parfois des soldats de la ligne 2.
Unepièce de Toute la L!/)'e nous montre un curé de campagne foudroyant, du haut de sa chaire, « Satan, Voltaire et le bon sens ». Le père du 4. Voyez mon ouvrage sur RneHM e< )'c<o)' ~t~/o, p. 299. 2. L'Art (Mre grand-père, IV, 7.
3. U!, 24 (édition in-18).
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poète, le général Hugo, assistait au sermon, et c'est lui qui conta l'histoire à Victor
Voila de l'esprit et du meilleur; la rime riche achève d'aiguiser la pointe très fine de l'épigramme.
Les épigrammes proprement dites sont des satires en miniature. Victor Hugo en a qui sont bonnes; ainsi, dans Toute lct L~'e (VU, 17) celle intitulée C/t~Me siècle a le s~eH
Les mandarinsà l'air vénérable et sournois, Les dragons, les magots et ces démons chinois Forts laids, mais pétillants de malice et de flamme, Qui doivent ressembler aux rêves d'une femme Amoureuse de vous, ô mon ami Crémieux t. Edition in-18.
2.To;i<eJ'a/)-<V,i(in-8).
Tout à coup un Gros-Jean quelconque interrompit, Raillant le prêtre.
Si Dieu n'existait pas?. répondez à cela!
II faudrait l'inventer, dit mon père.
Voilà,
S'écria le curé, j'en prends à témoin Rome
Etlesaint-perc,uncridel'âme'
Et le bonhomme
Sut gré du cri de l'âme à mon père, lequel
L'avait pris dans le diable, édition de Kehl.
Le seizième eut Turlupin.
Le dix-septième eut Scapin.
Le dix-huitième eut Crispin.
Le dix-neuvième a Dupin.
Il en a de plaisantes:
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Il en a de charmantes, telles que le Doigt de la /eH!Hte, dans les Chansons des t'Mes et des bois Ayant fait ce doigt sublime,
Dieu dit aux anges: Voilà! Puis s'endormit dans l'abime. Le diable alors s'éveilla. Dans l'ombre où Dieu se repose, Il vint, noir sur l'Orient, Ettoutauboutdudoigtrose Mit un ongle en souriant.
Il en a enfin de belles comme l'antique; tel est le ravissant médaillon
A force de rêver et de voir dans la plaine.
au livre VI*' de Toute la Ly?'e, et les vers délicieux qui précèdent
Horace, et toi, vieux.La Fontaine, Vous avez dit Il est un jour Où)eeœurquipa)piteapeine Sont comme une chanson lointaine Mourir la joie et fuir l'amour. Le temps d'aimer jamais ne passe Non, jamais le coeur n'est fermé! Hélas! vieux Jean, ce qui s'efface, Ce qui s'en va, mon doux Horace, C'est le temps où l'on est aimé.
Il y a un autre genre d'esprit bien français, mais à la mode de Corneille plutôt que de Voltaire, parce qu'il est fier, superbe, empanaché, et tout plein de l'antique vertu de son étymologie, sp!?'!<Ms cet esprit-là, Victor Hugo en est rempli. Je ne connais rien de plus crâne, je veux dire de plus spirituel, au sens élevé du mot, que les remontrances adressées au Cid exilé, dans la Légende des Siècles, par un
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envoyé du roi, sur la hauteur offensante que ce grand homme de guerre conserve dans sa disgrâce.
Voici pourquoi le roi n'est pas content de vous
Votre allure est chez lui si fière et si guerrière, Que, tout roi qu'est le roi, son altesse a souvent L'air de vous annoncer quand vous marchez derrière, Et de vous suivre, ô Cid, quand vous marchez dorant. Quand vous lui rapportez, vainqueur, quelque province, Le roi trouve, et ceci de nous tous est compris, Que jamais un vassal n'a salué son prince,
Cid, avec un respect plus semblable au mépris. Votre bouche en partant sourit avec tristesse; On sent que le roi peut avoir Burgos, Madrid, Tuy, Badajoz, Léon, soit; mais que son altesse N'aura jamais le coin de la lèvre du Cid.
Je termine cette anthologie des vers les plus spirituels de Victor Hugo par le choix d'une fleur tout à fait exquise. C'est la sixième pièce du livre VII de Toute la Zt/?'e A MH rat. La légèreté de la touche, la fraîcheur et l'originalité des images en font une petite merveille de grâce et d'esprit
0 rat, de là-haut, tu grignotes Dans le grenier, ton oasis,
Les Pontmartins et les Nonottes Moisis.
Tu vas, flairant de tes moustaches Ces vieux volumes qu'ont ornés De tant d'inexprimables taches Les nez.
Rat, c'est pour toi qui les dissèques Que les sonnets et les sermons Disent dans les bibliothèques Dormons!
La postérité, peu sensible,
Traite ainsi t'œuvre des pédants: La nuit dessus; toi, rat paisible, Dedans.
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C'est égal, je te plains; contemple
Là-bas, sous les cicux empourpres,
Le lapin dans l'immensc temple
Des prés.
JI va, vient, boit l'encens, s'enivre,
De rayons, de vie et d'azur,
Pendant que tu mords dans un livre
Trop mur.
L'aurore est encore en chemise
Que lui, debout, il se nourrit;
Sa nappe verte est toujours mise;
H rit.
Iiest)eroide)actairiere;
Il contemple, point soucieux,
Tranquille, assis sur son derrière,
Les cieux.
Télégraphe de l'herbe fraiche,
Ses deux pattes à chaque instant
Jettent au ciel cette dépêche:
Content: ·
En plein serpolet il patauge.
Vois, il est vorace et railleur.
Compare il broute, lui, la sauge
En fleur,
L'anis, le parfum, la rosée,
Le trèfle, la menthe et le thym;
Toi, ~B<-m:~e de la Chaussée
D~
Victor Hugo a donc de l'esprit, de l'esprit vraiment français, et non pas seulement celui d'un Titan, d'un Cyclope ou d'un Hercule chinois. Quelqu'un qui s'amuserait a extraire de ses œuvres en vers ou en prose tous les passages où l'esprit est « un bon sens vif aiguisé de malice )), où il est aussi « la gaieté de la raison », et non celle de l'imagination seule, aurait de quoi en composer un volume. Il a même du goût, toutes les fois qu'il consent à oublier sa fureur contre certains pédants qui
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s'en sont constitués les oracles, et les absurdes paradoxes que cette antipathie lui a inspirés. Il a enfin (et cet éloge l'aurait peut-être surpris et fâché) de la mesure malgré son outrance, oui, de la mesure, et de la justesse, et de la discrétion, et de la sobriété, le grand poète qu'il est toujours ayant su être, Dieu merci, un artiste habile en beaucoup d'ouvrages. Mais il y a une chose dont il est radicalement dépourvu l'/)M)?!OM)'. J'appelle ainsi la faculté de se dédoubler, de donner la moitié de sa personne en spectacle à l'autre moitié, de rire de soi-même et de comprendre le peu que l'on vaut, le peu que l'on fait, le peu que l'on est, bref, le néant définitif de tout le travail dont on se donne la peine dans un monde où tout est vanité. Humoristes, la plupart de ceux qui pensent le sont plus ou moins, parce que bien peu de personnes sages sont tellement absorbées par l'intérêt de la comédie extérieure qu'elles ne rentrent quelquefois en ellesmêmes, et ne se jugent, et ne se raillent. Il est extrêmement rare d'être intelligent et aussi mauvais humoriste que Victor Hugo. Seul peut-être parmi les grands hommes d'esprit et d'action de notre siècle, Napoléon se présente avec la même tenue solennelle et majestueuse et demeure, comme lui, constamment imperturbable dans sa hauteur sereine. Non, Victor Hugo ne se connaît pas, il ne se condamne pas, il ne se moque jamais de sa personne sacrée. Ses prétendues descentes dans l'abîme intérieur de sa conscience ne furent que de magnifiques exercices de poésie et de style, dont un mot
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encore, ébranlant son imagination, avait fourni le thème à sa rhétorique. Toujours il pontifie. Toujours il reste « l'âme de cristal » vibrant à tous les souffles et à tous les rayons, « l'âme aux mille voix » que Dieu
Mit au centre de tout comme un écho sonore 1.
Mais, si cette sensibilité unique aux choses du dehors, cette espèce de naïveté de l'homme qui s'ignore lui-même et se prend profondément au sérieux, sont à bien des égards une infirmité intellectuelle, je ne crois pas que la poésie satirique en souffre comme d'une condition moins heureuse. II me semble, au contraire, qu'elle ne peut que sortir de là plus ardente et plus roide. La réflexion, le doute, l'examen, l'analyse, l'étude intime de soi, risquent fort d'aboutir au scepticisme; comment l'élan de la satire n'en serait-il pas arrêté, sa vigueur affaiblie, sa flamme éteinte, sa confiance en sa mission ruinée?
L'homme qui va à la guerre pour combattre et pour vaincre, peut-être pour mourir, ne se demande pas s'il n'y a point aussi une part de justice et de raison dans le camp de l'ennemi, ni s'il a suffisamment éprouvé sa conscience et ses armes; il croit et il aime; il suit le drapeau, sur lequel est inscrit quelque mot flamboyant Patrie, France, Révolution, Liberté, Roi, Empereur ou République; la force puissante qui l'entraîne réside en sa passion bornée, exclusive, et sa grande vertu est la foi.
i. Les Feuilles d'Automne, I.
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Satire générale de l'homme.
On ne doit pas attendre d'un génie poétique régi par les lois que nous avons exposées une vraie doctrine morale, un ensemble d'idées sur l'homme sérieusement médité et fortement lié; mais on ne devra pas s'étonner non plus de rencontrer sous sa plume une quantité de belles pensées, qui pourront même sembler profondes.
Maître de tous les termes du vocabulaire et de toutes les ressources de la langue, dont il use avec une aisance et une souveraineté qu'aucun écrivain n'a surpassées, et que, seuls, ont égalées peut-être Bossuet et Rabelais; doué d'une imagination dont on a vu le pouvoir, d'un esprit créateur toujours en travail, enfin d'une mémoire extraordinairement tenace où s'étaient emmagasinées pour la vie les vastes lectures de sa jeunesse, Victor Hugo devait abondamment verser les pensées, avec les mots et les images, et leur donner par le style autant de relief qu'à toutes les autres choses qu'il rêve ou
III
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qu'il voit. Mais il prodigue et gaspille les richesses de laphilosophie morale sans jamais faire sa gerbe; ses pensées n'ont de valeur que prises en détail et séparément; si les vérités partielles qu'il exprime se rattachent à des doctrines opposées et contraires, il ne s'inquiète point du désaccord, et, sans doute, dans l'ardeur et le feu de sa verve d'écrire, il ne s'en est' pas même aperçu.
Par exemple, aucune idée n'a été soutenue par lui avec plus de fervente conviction que celle du progrès. Eh bien, cela ne l'empêche nullement de répéter ce lieu commun, que l'homme n'a pas avancé d'un pas depuis Adam
L'homme est, après la marche, un peu moins avancé. Hétas, X, Y. Z en sait moins qu'A, B, C
Toujours la nuit! jamais l'azur! jamais l'aurore! Nous marchons; nous n'avons point fait un pas encore. Nous rêvons ce qu'Adam rêva
C'est en vain qu'on débat, c'est en vain qu'on arguë, Et vingt siècles après le verre de ciguë,
Dix-huit cents ans après le cri du Go)gotha,
L'homme est encore au point où Platon s'arrêta~. Je ne prétends pas qu'il soit impossible de con-
cilier ces deux choses la foi au progrès et la constatation d'une certaine immobilité. Mais encore faut-il voir leur contradiction apparente, pour montrer qu'elle n'est point réelle; et si la dose de critique et de réflexion suffisante ici est minime, cette dose même a manqué à l'impatient poète. 1. L'e.
2. Les Con/emp~tOTM V!, 16.
.L'~4;ie.
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Victor Hugo amrme, à la fois 1° la bonté naturelle de l'homme, selon la doctrine de Rousseau Tout homme nait bon, pur, généreux, juste, probe, Tendre 1
2° sa corruption radicale et l'état de péché où tous vivent, même les meilleurs, selon la doctrine chrétienne
Le meilleur parmi vous est si proche du pire,
Qu'entre eux, l'un étant saint et l'autre étant damné, H n'est pas l'épaisseur d'un cheveu de Phryné.
La conscience, bas, à Salomon pensif
Disait plus de dix fois par jour Vieille canaille l'impossibilité, par conséquent, de trouver sur la terre un seul juste
Quel est celui
Qui s'écrira: Je suis l'astre et j'ai toujours lui; Je n'ai jamais failli, jamais péché; j'ignore Les coups (tu Tentateur à ma vitre sonore; Je suis sans faute. Est-il un juste audacieux Qui s'ose affirmer pur devant l'azur des cieux?. Tout homme est le sujet de la chair misérable. Pas un sage n'a pu se dire, en vérité, Guéri de la nature et de l'humanité 3;
3° la sécurité de conscience permise aux saints, puisque, dans une église, une pieuse femme prie Dieu en ces termes
Toutes mes actions passent, le front serein,
Devant votre œH suprême
1. La Pitié ~Mpr~e.
2. L'Ane.
3. ~m~e terrible. Février, V.
4. Les Chants du Crépuscule, XXXIII.
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4-" et enfin, l'excellence de sa propre vertu qui n'a jamais failli et de son innocence qui est sans tache:
Je n'ai point ya!< ~e H!a~et j'ai le châtiment
Après avoir été juste toute ma vie,
Après avoir au front porté comme un cimier
La probité, j'aurai l'honneur d'être fumier
J'ai des pleurs à mon œi) qui pense,
Des trous à ma robe en lambeau
Je n'ai rien à la conscience;
Ouvre, tombeau 3.,
La pièce la plus chrétienne que Victor Hugo ait écrite, c'est assurément la cinquième du livre VI des CoH~eM:~a<ïOHS intitulée C?'oM'e, mais pas e;t MOMs. Elle est d'une sévérité de doctrine irréprochable. L'insuffisance de nos propres mérites, le néant de toutes nos bonnes œuvres, le salut par la foi en Dieu seul, y sont affirmés en termes d'une beauté grave et simple, que ne désavouerait ni Pascal, ni Bossuet, ni Calvin
Parce qu'on a porté du pain, du linge blanc, A quelque humble logis sous les combles tremblant.. Parce qu'on a jeté ses restes et ses miettes
Au petit enfant.maigre, au vieillard pâtissant. Parce qu'on a laissé Dieu manger sous sa table, On se croit vertueux, on se croit chantage' Ce riche-ia qui brille et donne une parcelle De ce qu'il a de trop à qui n'a pas assez,
Et qui, pour quelques sous du pauvre ramassés, S'admire et ferme i'cBii sur sa propre misère, S'il a le superflu, n'a pas le nécessaire.
Des que nous avons fait par hasard quelque chose, Nous nous vantons, héias!
).7'0!<<e/a/yr<VI,4.
2. La /,e?e)K<c des Siècles, tome V de l'édition in-8. 3. Les Co?!~n!p<a<o?M, VI, 24.
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Nous sommes le néant; nos vertus tiendraient toutes Dans tecreux de la pierre où vient boire l'oiseau. L'homme est l'orgueil du cèdre emplissant le roseau. Le meilleur n'est pas bon, vraiment, tant l'homme est frète, Et tant notre fumée à nos vcrtussemête!
Le bienfait par nos mains pompeusement jeté
S'évapore aussitôt dans notre vanité.
Ah! rapides passants! ne comptons pas sur nous, Comptons sur Lui. Pensons et vivons à genoux; Tâchons d'être sagesse, humilité, lumière;
Ne faisons point un pas qui n'aille à la prière; Car nos perfections rayonneront bien peu
Après la mort, devant l'étoile et le ciel bleu.
Dieu seul peut nous sauver.
Mais l'autel- de ces vers profonds et sérieux a dit aussi avec une certaine légèreté
Les bonnes actions sont les gonds invisibles
De la porte du ciel
Il suffit, pour qu'on sorte,
Qu'une bonne action pousse l'énorme porte
Du bout du petit doigt
Très superficiellement, il accorde à la prière de sa fille la vertu d'effacer les péchés qu'il a commis lui-même et il a écrit le 6'M~aM .MoM?'< fantaisie énorme, où l'on voit un tyran chargé des crimes les plus horribles devenir digne de la grâce de Dieu, parce qu'un jour, rencontrant dans la rue un pourceau blessé et agonisant au soleil, il l'a poussé du pied dans l'ombre du chemin.
Si donc penser, c'est seulement imaginer, Victor 1. Ce que dit la Bouche d'Om&re.
2. Dieu.
3. Efface mes péchés sous ton souffle candide,
Afin que mon coeur soit innocent et splendide
Comme un pavé d'autel qu'on lave tous les soirs.
(La prière pour tous, dans les Feuilles d'AMtomne.)
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Hugo a des droits éclatants au titre de penseur, où il se complaît avec tant d'insistance; mais il a usurpé ce titre, si penser, c'est conduire, ranger et gouverner ses idées, si c'est, d'après la définition de Kant, les « unir » et les « lier ». Son œuvre nous présente bien moins le développement suivi d'une pensée, disposée en bel ordre comme dans un tableau harmonieux, que l'éblouissement de mille et mille idées, brillant, changeant, prenant toutes les formes, comme dans un kaléidoscope. En somme, et pour clore une bonne fois la discussion de la critique sur ce sujet, Victor Hugo est le poète le plus riche d'idées, le plus riche même en pensées grandes et belles, qu'il y ait peut-être dans toute la littérature, sans qu'on soit obligé de reconnaître en lui un ~eHMMf, au sens vrai du mot. Des admirateurs de bonne volonté ont pris au sérieux Ce que dit la Bouche d'Ogre ce fantastique aperçu du système du monde est visiblement le cauchemar d'une imagination d'ailleurs saine et robuste, en proie à une nuit de fièvre, mais capable encore, dans son délire, d'heureuses inventions. Les pensées de Victor Hugo ne sont que des intuitions magnifiques on les goûtera comme il convient et on y trouvera les plus vives jouissances, si on veut bien les prendre pour ce qu'elles valent, en elles-mêmes, à mesure qu'elles passent, sans s'inquiéter de la relation qu'elles ont ou qu'elles n'ont pas, soit entre elles, soit avec la conduite de sa vie. Son tort est d'avoir voulu les donner comme la méditation profonde
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d'un sage; elles sont moins, elles sont plus elles sont les inspirations d'un grand poète, écrivant sous la dictée de l'Esprit, et l'Esprit lui a dicté, avec trop de sottises, plus de choses sublimes qu'à personne.
Des pensées vraiment fortes, des vérités utiles? Mais il y en a dans sa poésie de quoi faire un ~am quotidien, j'entends un de ces petits volumes de pcche ou d'étagère offrant, pour chaque jour de l'année, à nos réflexions une sentence d'or, verset de l'Évangile ou maxime de la philosophie
Sersceluiquitesert.cariltevautpeut-etre; Pense qu'il a son droit comme toi ton devoir;
Ménage les petits, les faibles. Sois le maitre
Que tu voudrais avoir 1.
Homme, la conscience est une minutie.
Un tas de petits faits peu scrupuleux finit
Par faire le total d'une action mauvaise.
Sois juste en détail s.
Nul n'est seul ici-bas. Tout a besoin de tous.
Riche, épargne le pauvre et toi, pauvre, pardonne Au riche, car le sort prête et jamais ne donne, Et l'équilibre obscur se refait tôt ou tard
Banalités! dira-t-on peut-être. Oui, mais la
sagesse antique et la vérité chrétienne se composent de banalités de ce genre. C'est le pain quotidien reprochez-vous au blé d'être banal? Si l'on est curieux de conseils un peu plus particuliers, qu'on lise les vers de 7~0M<e Lyre Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites 1. !'OM<e la Lyre, II!, 5 (édition in-8).
2. 7&!<< 1.
3. Te Pape.
4. 111, 15, de l'édition in-18; 9, de l'édition in-8.
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et la jolie pièce jL~er<e, dans la Légende des Siècles 1
Dc quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages? Oh! de nos actions qui sait les contre-coups, Et quels noirs croisements ont an fond du mystère Tant de choses qu'on fait en riant sur la terre?. Toute la liberté qu'on prend à des oiseaux,
Le destin juste et dur la reprend à des hommes. Nous avons des tyrans parce que nous en sommes. Je t'admire, oppresseur, criant: oppression!
Beaucoup de vers, qu'on ne cite pas, qu'on connaît peu, et qui sont comme perdus dans l'immensité de l'oeuvre, ont le genre d'excellence qui distingue les proverbes un sens net, solide et plein, en aussi peu de mots que possible, autrement dit, la plus brillante concision
Le malheur est le ciel obscurément ofïert 2.
N'avoir rien secouru, c'est là la pauvreté 3.
A qui voit plus de ciel la terre semble moindre Quand on fait ce qu'on peut, on rend Dieu responsable". Personne n'est méchant, et que de mal on fait~!
Voulez-vous maintenant des paradoxes, c'est-àdire, au'fond, des vérités, mais qui, pour frapper davantage, sont rendues à dessein un peu offensantes par le piquant ou le tranchant de la forme? Nous appelons science un tâtonnement sombre~. 7.
1. Tome HIde l'édition in-i8; tome V et dernier de l'édition in-8. 2. Le /'<!pe.
3. /&!(/.
4. Toute la T.yc, V, 20 de l'édition in-8 (il de l'édition in-t8). 5. J~n~e <e<-)'tt/e. Juillet, XH.
6. ~:d. Juin, XIII.
7. Les Con<emp~t/!<M!s, VI, 19.
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tieurcux celui qui vit stupide en sa demeure,
Et qui, chaque soir, voit
Le même oiseau de nuit sortir à la même heure
Du même angle du toit"
L'évoque Afranus, un des conseillers de Ratbert, dans la Légende des Siècles, énonce un aphorisme qui n'a pas l'air bien profond et qui ne l'est pas, mais où l'on peut voir, si l'on veut, une des meilleures expressions littéraires du criticisme de Kant, c'est-à-dire de la méthode qui met à la base de toute recherche de la vérité la critique sévère de l'esprit humain, seul instrument de cette recherche Beau sire, on ne peut voir que son horizon,
Et raisonner qu'avec ce qu'on a de raison.
Il a fallu vingt-trois siècles à la philosophie pour formuler dans toute sa docte rigueur cette loi fondamentale, aperçue d'abord par Protagoras lorsqu'il a dit « L'homme est la mesure des choses », puis brillamment illustrée par Montaigne, dans son ~Ipo~te de Raimond Sebonde « L'liomme ne peut être que ce qu'il est, ni imaginer que selon sa portée. L'homme ne peut voir que de ses yeux et saisir que de ses prises )). Va, dit ailleurs le poète à l'homme,
Va, tu ne saisiras l'extrémité de rien.
Tout être, quel qu'il soit, du gouffre est le milieu; Pas de sortie et pas d'entrée; aucune porte;
On est là. C'est pourquoi le chercheur triste avorte 2. 1. Toute la ~-c, V, 30 (in-t8).
2. A r/tom~e, dans /a ~.e'~en~g des Stèc~ (tome Ht de )'ëditionin-i8).
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Mais, dans ce désespoir de la raison, il y a pourtant une issue et une délivrance; et c'est encore tout un système de philosophie, la reconstruction morale de la vérité après sa déconstruction logique, dont le grand poète nous donne l'ébauche dans les admirables vers que voici
Le remède est ceci:Fais)ebien.
Homme, veux-tu trouver le vrai? Cherche le juste Tu cherches, phi)osophe? 0 penseur, tu médites? Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites? Crois, pleure, abime-toi dans l'insondable amour! Quiconque est bon voit clair dans l'obscur carrefour. Quiconque est bon habite un coin du ciel 2.
La conscience demeurant la boussole ou l'étoile
polaire du chercheur dont la raison tàtonne dans l'incertitude si la philosophie a inventé des choses plus merveilleuses, a coup sûr elle n'a pu donner aux hommes aucun conseil plus salutaire et plus bienfaisant. Faites suivre à vos pieds le sentier du devoir, a dit fort bien je ne sais qui, et vous aurez toujours le front dans la lumière.
Soyez d'humbles songeurs, soyez des âmes hautes 3. Victor Hugo avait écrit dans PeKss?', j~M~a?' Le peu que nous cro~/o?:s tient au peu que nous sommes; il a refait ainsi ce vers dans Religions et ~e~OH Le peu que nous savons tient au peu que nous sommes. 1. Re~:o?M et Religion.
2. Le Crapaud, dans la Légende des Siècles.
3. Le Pape.
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Le premier vers est plus chrétien, le second est plus philosophique et tous deux proclament la nécessité d'être moralement quelque chose pour avoir ou la foi-ou un peu de vraie science. Mais il ne serait bon ni pour la piété ni pour la vaillance modeste qui convient au sage, que l'homme eût la certitude; car elle lui ôterait le mérite d'un choix libre et volontaire
Où serait le mérite à retrouver sa route,
Si l'homme, voyant clair, roi de sa volonté,
Avait la certitude, ayant la liberté?
Non. Il faut qu'il hésite en la vaste nature,
Qu'il traverse du choix l'effrayante aventure. Le doute le fait libre, et la liberté, grand 1.
Plus de clarté peut-être aveuglerait nos yeux. Que deviendrions-nous si, sans mesurer l'onde, Le Dieu vivant, du haut de son éternité,
Sur l'humaine raison versait la vérité?
Le vase est trop petit pour la contenir toute 2. Nous ne voyons jamais qu'un seul côté des choses; L'autre plonge en la nuit d'un mystère effrayant 3. L'homme aveugle ou myope, prétendant sonder
l'insondable mystère, connaître l'inconnaissable, atteindre l'inaccessible, critiquant, dans son orgueil, l'œuvre divine, et, dans sa folie, niant Dieu, a toujours été, pour la poésie comme pour l'éloquence, un thème courant, qu'aucun orateur ni aucun poète n'a développé avec plus d'abondance, d'ampleur et d'éclat que Victor Hugo
Le ciel s'étonne, ô foule en vices consumée,
Qu'il sorte de la paille en feu tant de fumée,
De l'homme tant de vanité!
i. Ce que dit la J3oMc/te d'OM&t'e.
2. Pensai', .PMdar.
3. A W/<e~M/e)', dans les Contemplations.
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Tu t'irrites d'être homme, oubli, poussière, atome; D'ignorer qucl épi tu portes, ô vil chaume!
D'être une atgue dans le reflux;
De trembler comme un cerf que suit une lionne, Et d'être sous le ciel qui reste et qui rayonne, Celui qui passe et qui n'est plus.
Ces myopes, jugeant le monde à leur optique, Disent « Tout est manqué.
« Qu'est-ce qu'un Dieu masqué dans l'incompréhensible? Pourquoi le bien voilé? Pourquoi le mal visible?. Pourquoi la bête fauve et pourquoi la vermine? Pourquoi vous? répond t'Ëternet.
Parle. Dieu formidable attend, ô ver de terre, Tes commandes dans l'infini.
Donc tu fais de'toi l'axe et le sommet des êtres! Tu dis aux mers Je veux! tu dis aux vents Je règne! Tu dis aux étoiles Je suis!
Ah! l'homme en qui rien n'éteindra
La folle volonté de sonder l'insondable,
Mériterait qu'on mit son orgueil formidable Sous ta douche, ô Niagara!
Dieu n'est pas!
Vous n'avez donc jamais regardé la nature?. Vous n'avez donc jamais erré dans les ravines? Vous n'avez donc jamais, parmi les fleurs divines, Respiré la brise en marchant,
Et jamais écouté, dans les fermes lointaines, Mugir les bœufs rêveurs quand rampent dans les plaines Les longues ombres du couchant?
Vous n'avez donc jamais contemplé l'invisible? Jamais vu l'idéal, et gravi du possible
Le sommet désert, triste et grand?
Hélas! vous n'avez donc jamais, sous le ciel calme, Vu tuire l'auréole et frissonner la palme
Et sourire un martyr mourant?.
Dis, tu n'as donc jamais.attaché ta prunelle
Sur la profondeur morne, obscure et solennelle, A l'heure ou le croissant reluit,
Où l'on voit s'arrondir sur les mers remuées Ce fer d'or qu'a laissé tomber dans les nuées Le sombre cheval de la nuit '?
7'0!;< le passé e< tout <'at'e?!t')'. (t.e'~enf7e des Siècles.)
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Je sais que ces magnifiques invectives ne prouvent rien. Je n'ignore pas non plus que, si c'est là de la grande satire, la satire ne mord pas, et qu'elle nous laisse d'autant plus insensibles à ses coups, sensibles seulement a sa beauté, qu'elle est plus grande et plus haute. La satire générale de l'homme n'a jamais fait a personne la moindre piqûre. Il ne peut y avoir d'offensant que ce qui s'adresse à l'individu. Hugo a donc simplement ajouté ici les trouvailles particulières de son style, tantôt sublime et tantôt bizarre, toujours splendidement pittoresque, aux pages les plus classiques et les plus admirées des grands prédicateurs. Il a, d'une touche large et hardie, repris et traité à son tour ces antiques lieux communs, trente fois séculaires, que peuvent seuls se permettre les poètes et les orateurs souverains, et qui, loin d'être dans leurs écrits ce qui passe et ce que l'on passe, en sont au contraire la partie éternellement jeune et vivante. Ici, il n'y a plus d'idées, je l'accorde aux délicats, tant elles sont grandes, simples et communes, si l'on entend par idées des inventions subtiles et particulières de l'esprit sujettes à quelque contestation; il n'y a de contestable, ça et là, que les audaces de la forme et le travail du critique, devenu simple o'ceroMe, se réduit à promener le lecteur de beautés en beautés comme dans une galerie de tableaux.
D'abord, la condition misérable de l'homme La vie, ouvrant de force un ventre déchiré,
A pour commencement une auguste soutïrance
i. L'Année <M')':Mf. Juin, XVI.
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Voilà l'expression noble. Yoici l'expression rude jusqu'à la brutalité:
Va, tu sors de la fange, et ta mère matsaine,
C'est la matière infecte et la matière obscène'. 1.
On trouverait dans le y?'a!<e de la C<3HCM~!seeMce, de Bossuet, des choses d'une franchise aussi crue. La naissance et la mort sont deux coups de sonnette, L'un à t'entrée, et l'autre au départ du pantin
Qu'est-ce que l'homme?
L'ombrequijetteun souffle et qui dure un instant 3. Le passant inquiet de la terre tremblante,
Une agitation qui frissonne et qui fuit,
Un peu d'ombre essayant de faire un peu de bruit~. De la haine et du bruit, voilà l'humanité".
Le vent après le vent, le nombre après le nombre, Passe, et le genre humain n'est qu'une fuite d'ombre s. « Terre, je suis ton roi, » dit l'Homme a la Terre,
dans ~&~e de la Légende des Siècles. La Terre lui répond
Tu n'es que ma vermine.
Le sommeil, lourd besoin, la fièvre, feu subtil,
Le ventre abject, la faim, la soif, l'estomac vil,
T'accabfent, noir passant, d'infirmités sans nombre; [ombre.
Et, vieux, tu n'es qu'un spectre; et, mort, tu n'es qu'une ))'où viens-tu?- Je ne sais. Où vas-tu? Je t'ignore. L'homme ainsi parle à l'homme, et l'onde au flot sonore 1. Dieu.
2. La .t~/CHf/e des Siècles, tome V et dernier de l'édition in-8. 3. La Ville t/upat-Me, dans la Légende des Siècles.
4. ~e Pape.
S. J<c/o?~ et Religion.
6. Les ~at:~EM)' dans Légende des S;ec~.
7. /,e.< Co?t<emp/a<;(Mt. VI, 16.
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Une chose pourtant est sûre, c'est qu'on mourra. Victor Hugo tire des effets étonnamment puissants de la simplicité même avec laquelle il répète cette certitude, dont nous serions bien fous de dire qu'il est inutile de la rappeler, puisqu'il n'y a rien qu'on oublie davantage
On est Antiochus, Chosroès, Artaxerce,
Sésostris, Annibal, Astyage, Sylla,
AchiXe, Omar, César, on meurt sachez cela.
Dans l'épopée funèbre de .Z~nt-Z~z~ d'où ces vers sont tirés, un sphinx dit au sultan, qui l'écoute, morne et pâle
Que fait Sennaeherib, roi plus grand que le sort? Le roi Sennachérib fait ceci, qu'il est mort.
Que fait Cad? Il est mort. Que fait Sardanapale?
U est mort.
Le développement ultra-classique sur cet abîme commun de la mort, « où l'on ne reconnaît plus, dit Bossuet, ni princes, ni rois, ni toutes ces autres qualités superbes qui distinguent les hommes, de même que ces neuves tant vantés demeurent, sans nom et sans gloire, mêlés dans 1 Océan avec les rivières les plus inconnu'es », jamais Victor Jïugo ne l'a dédaigné, comme une matière vulgaire « a mettre en vers latins », et jamais il'n'en a eu peur. Si c'est un signe de médiocrité chez les poètes et les orateurs faibles de s'appesantir lourdement sur des idées aussi triviales, rien ne prouve mieux }a santé et la force chez les grands écrivains que la confiance tranquille avec laquelle ils ramassent 1. Ora~M /'Me&)'e de Madame.
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des banalités usées jusqu'à la corde, certains qu'ils sont de leur refaire un costume splendide.
Tous y viendront.
La foute vous admire et l'azur vous éclaire;
Vous êtes riche, grand, glorieux, populaire,
Puissant, fier,encense;
Yosticteursdevant vous, graves, portent la hache, Ht. vous vous en irez sans que personne sache
Où vous avez passé.
Jeunes filles, hélas! qui donc croitàt'aurore? Votre lèvre pâtit pendant qu'on danse encore
Dans le bal enchante;
Dans les lustres blêmis on voit grandir le cierge; La mort met sur vos fronts ce grand voile de vierge Qu'on nomme éternité.
Tous tombent; l'un au bout d'une course insensée, L'autre à son premier pas; l'homme sur sa pensée, La mère sur son nid;
Et le porteur de sceptre et le joueur de flûte
S'en vont; et rien ne dure; et le père qui lutte Suit l'aïeul qui bénit.
Dans t'ëternité, gouffre ou se vide la tombe,
L'homme coule sans fin, sombre fleuve qui tombe Dans une sombre mer
Évitons de transcrire ce que chacun sait par
cœur mais n'omettons pas de rappeler et de mentionner à cette place Noces et ~es<MtS, dans les CAan<s dit C~epMSCM~e.- Dès les Odes el Ballades (IV, 14), le jeune poète avait, sans beaucoup d'originalité encore, illustré le grand lieu commun Ephémère histrion qui sait son rôle à peine,
Chaque homme, ivre d'audace ou palpitant d'effroi, Sous le sayon du pâtre ou la robe du roi,
Vient passer à son tour son heure sur la scène.
<f.e.! Contemplations, VI, 6.
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Comment Victor Hugo renouvelle-t-il la classique image de Malherbe
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend point nos rois?
Quelquefois par la familiarité cynique de l'expression
La migraine se ptait sous Ie-~ couronnes d'or;
Malgré l'huissier de garde au fond du corridor, Elle entre.
On est le grand passant d'Arcole et d'Iéna; On est le cavalier de la victoire; on a
Pour soleil Austerlitz et pour ombre Brumaire. Qui frappe? C'est la mort qui vient vous débotter, Sire.
Au moment où l'on est le plus impérial, A l'heure où l'on remplit de son nom les deux pôles, Voilà qu'on est poussé dehors par les épaules. Dieu vient.
H suffit d'un cheval emporté, d'un gravier Dans le flanc, d'une porte entr'ouverte en janvier, D'un rétrécissement du canal de l'urètre, Pour qu'au lieu d'une fille on voie entrer un prêtre
Mais ce ton familier n'est pas le style habituel du poète devant le K roi des épouvantements ». La marque particulière de Victor Hugo dans ses poèmes, j'allais dire dans ses prédications sur la mort, c'est que l'horreur des détails offerts à nos imaginations effrayées et ravies ne produit point sur nous l'impression de dégoût où les réalistes se complaisent. Une suprême élégance fait rarement défaut à ce grand idéaliste, même dans ses descriptions macabres. Rien de plus magnifique que les 1. Les Qualre Vents de ~sp)'t7, I, 41.
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.P/eMrs dans la nuit, que l'o~ee ~M Ver et que ZMH-Zt~M! mais quelle horrible magnificence! Le voilà hors du temps, de l'espace et du nombre.
On le descend avec une corde dans l'ombre
Comme un seau dans un puits.
Tu ne changeras plus de lit ni d'attitude.
L'immobile suaire a sur ta forme horrible
Mis ses plis éternels.
Le cadavre, lié de bandelettes blanches,
Grelotte, et dans sa bière entend les quatre p)anches Qui lui parlent tout bas.
L'une dit Je fermais ton coffre-fort Et l'autre Dit J'ai servi de porte au toit qui fut le nôtre ». L'autre dit: Aux beaux jours,
La table où rit l'ivresse et que le vin encombre, C'était moi L'autre dit: J'étais le chevet sombre Du lit de tes amours
Suh'ons sous la terre le roi Ninus
Par moments, la Mort vient dans sa tombe, apportant. Une cruche et du pain qu'elle dépose à terre; Elle pousse du pied le dormeur solitaire,
Et lui dit: Me voici, Ninus, réveille-toi.
Je t'apporte à manger. Tu dois avoir faim, roi. Prends. -Je n'ai plus de mains, répond le roi farouche. Allons, mange. Et Xinus dit Je n'ai plus de bouche Et la Mort, lui montrant le pain, dit Fils des dieux, Vois ce pain Et Ninus répond « Je n'ai plus d'yeux~! n Le dialogue du ver et de l'amant, dans l'~ope'e
dit Fer, atteint le dernier degré de l'horreur, alliée à la plus éblouissante poésie. Mais je ne veux citer, de cette sublime et incomparable satire, que ce qui en exprime le mieux l'idée essentielle, résumée dans ces vers de la fin
La création triste, aux entrailles profondes,
Porte deux Tout-puissants le Dieu qui fait tes mondes, Le ver qui les détruit.
1. Les Contemplations, VI, G.
2. Z!m-Z!m?.
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« Je suis, » dit le ver,
Je suis, vous n'êtes pas.
On m'extermine en vain, je renais sous ma voûte; Le pied qui m'écrasa peut poursuivre sa route, Je le dévorerai.
Fétide, abject, je rends les majestés pensives. Je mords la bouche, et quand j'ai rongé les gencives, Je dévore les dents.
Oh! ce serait vraiment dans la nature entière Trop de faste, de bruit, d'emphase et de tumière, Si je n'étais dedans!
La guerre crie, enrôle, ameute, hurle, vole, Et je suis dans sa bouche alors que cette folle Souffle dans son clairon.
Tout périt. C'est pour moi, dernière créature, Que travaille l'effort de toute la nature.
A moi tout!
Rois, je me roule en cercle et je suis la couronne; Buveurs, je suis la soif: murs, je suis la colonne; Docteurs, je suis la loi;
Multipliez les jeux cttesépithatames,
Les soldats sur vos tours, dans vos sérails les femmes, Faites, j'en ai l'emploi.
Toute chose qu'on donne est à moi seul donnée. H n'est pas de fortune et pas de destinée
Qui ne m'ait dans ses plis.
Je suis l'être final. Je suis dans tout. Je ronge Le dessous de la joie, et quel que soit le songe Que les poètes font, t,
J'en suis, et l'hippogriffe ailé me porte en croupe; Quand Horace en riant te fait boire à sa coupe, Chloé, je suis au fond.
La dénudation absolue et complète,
C'est moi. J'ôte la force aux muscles de l'athlète, Je creuse la beauté.
En ébranlant les cieux, les Jupiters me sentent Ramper dans leur sourcil.
Tout n'est qu'une surface
Qui sert à me couvrir. Mon nom est Fin. J'efface La possibilité.
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J'aboiis aujourd'hui, demain, hier. Je dépouille Les âmes de leur corps ainsi que d'une rouille; Et je fais à jamais
De tout ce que je tiens disparaitre le nombre
Et l'espace et le temps, par la quantité d'ombre Et d'horreur que j'y mets.
Le monde est un festin. Je mange les convives. L'océan a des bords, ma faim n'a pas de rives; Et le gouffre, c'est moi.
Vautour, qu'apportes-tu? Les morts de la mêlée, Les morts des camps, les morts de la vitie brûiée, Et le chef rayonnant.
C'est bien, (tonne le sang, vautour; donne la cendre, Donne les légions, c'est bien; donne Alexandre, C'est bien. Toi maintenant!
0 vivants, c'est peut-être
Parce que je suisfait des croyances du prêtre, Des splendeurs du tyran,
C'est parce qu'en ma nuit j'ai mangé vos victoires, C'est parce que je suis composé de vos gloires
Dont l'éclat retentit,
De toutes vos fiertés, de toutes vos durées,
De toutes vos grandeurs, tour à tour dévorées, Que je reste petit.
Parce que l'astre luit, l'homme aurait tort de croire Que le ver du tombeau n'atteint pas cette gloire; Hors moi, rien n'est réel;
Le ver est sous )'azur comme il est sous le marbre; Je mords, en même temps que la pomme sur l'arbre, L'étoile dans le ciel.
L'astre à ronger là-haut n'est pas plus difficile Que la grappe pendante aux pampres de Sicile; J'abrège les rayons.
L'éternité n'est point aux splendeurs complaisante; La mouche, la fourmi, tout meurt, et rien n'exempte Les constellations.
Je ne pense pas qu'il soit possible a la poésie
humaine de monter plus haut. Comme la prose française, avec Pascal, le vers français atteint,
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avec Victor Hugo, son maximum de beauté dans l'expression du néant de l'homme et du monde. L'homme n'a rien qu'il prenne, et qu'il tienne, et qu'il garJe. Il tombe, heure par heure, et, ruine, il regarde
Le monde, ecroutement
Une célèbre petite pièce des Co~ew~oHs, qui porte un point d'interrogation pour titre contient, en vingt et un vers, un tableau de la terre et du genre humain où l'on peut voir la satire la plus générale de l'homme que la poésie ait sans doute jamais faite dans les dimensions d'une miniature. Des hommes durs éclos sur des sillons ingrats.
La haine au cœur de tous.
L'orgueil chez les puissants et chez les misérables. Toutes les passions engendrant tous les rnaux.
la guerre, les peuples furieux se ruant les uns contre les autres, les villes en flammes; la pièce se termine par cette exclamation
Et que tout cela fasse un astre dans les cieux!
Une des lois qui régissent l'imagination de Victor Hugo, la loi de stM~f'ca~oH, en raccourcissant sa psychologie, l'empêche de pénétrer profondément dans les plus obscurs replis du cœur humain, et de faire de l'homme ou des hommes une étude que nous puissions appeler vraiment instructive. On ne conçoit guère, d'ailleurs, un grand poète lyrique se livrant dans ses vers inspirés à de curieuses analyses morales. Boileau lui-même, bien que morai. Le~ Contemplalions, VI, 9.
2.in, 11.
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liste avoué, a décliné toute prétention au titre de docteur en philosophie de l'humaine nature; je ne saurais, dit-il,
Traiter, comme Senaut, toutes les passions,
Et, les distribuant par classes et par titres,
Dogmatiser en verset rimer par chapitres
Et l'on peut douter que les anciennes satires s:o' ~'AoHtM:e, malgré leur ton et leur allure didactique, nous instruisent beaucoup mieux que celles de notre poète sur le plus sot et le plus méchant de tous les animaux. Partout on rencontre les mêmes invariables lieux communs. Je viens de relire la huitième satire de Boileau. C'est, pour la substance philosophique, exactement Hugo même, jusqu'à l'âne qui fait la leçon au sage. On pourrait, entre ces deux grands classiques, faire de continuels rapprochements, et ce serait la même chose si, au lieu de Boileau, on prenait Régnier, Horace ou Juvéna). « Voila l'homme, » dit, par exemple, l'auteur de la satire VIII
H va du blanc au noir;
U condamne au matin ses sentiments du soir;
Importun à tout autre, à soi-même incommode,
H change à tout moment d'esprit comme de mode; Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc. Et Hugo
0 triste genre humain! Veut-on pas que j'admire Ton faux goût, ton faux jour, tes faux pas, ton progrès Pourvu d'un appareil à reculer, tes songes.
Et tes opinions, tombant, se relevant,
Murmurant, parodie imbécile du vent s'
1. Satire YUt.
2. L'Ane
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Boileau raille les hommes d'avoir l'air de croire que « le dixième ciel ne tourne que pour eux », et Victor Hugo les tance de se faire « les centres du monde, eux, les passants rapides' ». L'un et l'autre conseillent ironiquement à qui veut parvenir, de s'endurcir le coeur, d'être « arabe, corsaire », comme s'exprime le grand honnête homme du xvu" siècle,
Injuste, violent, sans foi, double, faussaire,
De ne point sottement faire le généreux;
mais on peut préférer il cette conduite habile qui réussit la maladresse de la bonne foi, de la justice, delà générosité, etc'est le sensdelapiëcedes (~MG~'e Vents de fJ~r~ (I, 38)
Oui, vous avez raison, je suis un imbécile.
Les deux poètes déclarent que les bêtes sont plus raisonnables que les hommes, et Boileau remarque qu'une de leurs supériorités sur nous consiste en ce qu'elles ne se font point la guerre (ce qui est, nous y reviendrons,. une erreur, que Victor Hugo n'a pas commise)
Voit-on les loups brigands, comme nous inhumains, Pour détrousser les loups, courir les grands chemins?. L'ours a-t-il dans les bois la guerre avec les ours? Le vautour dans les airs fond-il sur les vautours?. L'homme seul, l'homme seul, en sa fureur extrême, Met un brutal honneur à s'égorger soi-même.
Flaubert a dit quelque part que lorsqu'un vers est bon, il n'a point d'école, qu'un bon vers de 1. Tout le passé et tout l'avenir, dans la Légende des Siècles.
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Boileau est un bon vers d'Hugo et, en effet, ces derniers vers de Boileau, Victor ïlugo eût pu les écrire; mais les vers suivants de Victor Hugo seraient un peu plus difficilement de Boileau Hommes! Humanité! se représente-t-on
Les arbres des forêts qui se feraient la guerre,
Qui, soudain, furieux, eux si caimes naguère,
Deviendraient des dragons me)ant leurs bras hideux, Faisant tourbillonner la tempête autour d'eux,
Et jetant et broyant les fleurs, les plumes blanches, Les nids, dans la bataille effroyable des branches Ne cherchons donc rien de bien nouveau dans la satire générale que Victor Hugo a faite de l'humanité apprenons tout simplement, une fois encore, avec notre plus grand poète satirique, que l'homme est fou, méchant, vain, égo'fste, etc., et quelle rare découverte vouliez-vous qu'il fil dans ce domaine?
Jusque dans le cercueil vous êtes vains et botes. Oui, gisants, vous laissez debout la vanité.
Car le riche et le pauvre ont des enterrements Différents.
Et l'un n'est pas l'égal de l'autre dans la tombe' Htre mort, etvouioirencoroêtre quoiqu'un!
Prendre dans le tombeau des places de première Victor Hugo ne pouvait guère, après une pareille
déclaration, commander pour son propre corps un autre corbi))ard que celui de la dernière classe, et l'on s'est peut-être un peu trop pressé de voir, dans le contraste prétentieux de cet humble équipage avec la grandeur du mort, la dernière et la. plus 1. J~e Pa/M.
2. Dénonce à celui qui c/t~.M les !)endeM)'s du <ewp/e, dans la Légende c/M S<(.'c~e~et les Qua<)'e Vents de /'E~p)'t<, i,25.
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insolente de ses anthithèses. Il n'a fait, après tout, que rester conséquent avec une déclaration de principes trop connue du monde entier pour qu'il put en faire bon marché. Mais à « ces hommes fous et vainement sonores », allez-vous donc demander jamais un jugement équitable?
L'homme est plus prompt à choir du haut de la justice Que l'éclair à tomber du haut du firmament 2!
La cause intime et profonde de toutes ses paroles injustes, de tous ses sentiments mauvais, de toutes ses actions lâches, c'est sa jalouse aversion d'autrui et son amour exclusif pour lui-même
1~ n'a rien compris, rien sonde, rien traduit,
Rien aimé que lui-même et lui seul
L'homme est guide du faux au vrai, du blanc au noir, Par le mot Intérêt qu'il prononce Devoir.
Toute action humaine est signée Egoïste
Je ne sais plus quelle grande dame du xvm" siècle, M°'° Geoffrin, je crois, prétendait que tout homme est vénal et qu'il s'agit seulement d'y mettre le prix. On peut très plausiblement soutenir ce paradoxe d'un amer pessimisme, et faire, par un peu de réflexion, rougir d'eux-mêmes ceux qui s'empresseraient trop de le nier. Tel, que la plus grosse somme d'argent, ofl'erte avec une cynique brutalité, ou tout autre appât grossièrement matériel, laisserait insensible ou révolterait, se laissera indirectc1. Toute la Lyre, Y,
2. La Fin de Satan.
3. Dieu.
4. L'Ane.
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ment séduire par des avantages dissimulés sous l'air du devoir ou du sacrifice et colorés par quelque austère apparence. Un brave et honnête garçon, par exemple, épousera une riche héritière qui n'a d'autre mérite que ses millions, si un habile jésuite sait lui représenter l'emploi qu'il pourra faire de cette fortune pour le service de la bonne « cause )). Victor Hugo semble avoir partagé le sentiment de M" Geoffrin
Tu peux acheter, si tu verses
Rondement un total suffisant de sesterces,
Piastres, louis, dollars, rixdatters, specics,
La raison de Cuvicr et l'âme de Siéyès 1.
Avec le tour d'esprit qu'il avait hérité de son éducation classique, je veux dire toute française et toute latine, Victor Hugo devait prendre pour objet de sa satire, dans ce qu'elle a de plus philosophique et de plus général, l'homme abstraitement conçu plutôt qu'étudié dans la diversité de ses espèces, L'homme égal à lui-même en tous ses exemplaires 2. Comme Montaigne, qui disait « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition », notre poète estime formellement que
Tout homme est le même homme et fait la même chose 3. Tout homme est composé de tout le genre humain Et c'est pourquoi l'histoire se répète et s'aggrave, puisque l'exemple des pères est perdu pour les enfants
l.~tne.
2.QMa<)'eFen~'c/e~~)'t<,I,13.
3. Un voleur à K/t roi, dans /a Leyen~e des Siècles. 4.~ytf.
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et que les leçons ne servent à rien. La mesure est comble; le châtiment de l'Éternel approche Continuez, grands, petits, jeunes, vieux!
Que l'avare soit tout à For, que l'envieux Rampe et morde en rampant, que le glouton dévore. Que celui qui faisait le mal le fasse encore. Que celui qui fut lâche et vil, le soit toujours! Voyant vos passions, vos fureurs, vos amours, J'ai dit à Dieu Seigneur, jugez où nous en sommes Considérez la terre et regardez les hommes. Ils brisent tous les nœuds qui devraient les.unir. Et Dieu m'a répondu Certes, je vais venir
Pour la raison qu'on a vue précédemment Victor Hugo n'a point fait de satire générale ni de ta femme ni de l'enfance.
Son indulgence systématique pour les enfants est sans bornes. Car « leurs petites mains, joyeuses et bénies, n'ont point fait mal encore », et « leurs ailes sont d'azur ».
N'avoir pas fait de mal, ô mystère profond! Il suffit, pour qu'on ait besoin d'être à genoux, Et pour que nous sentions de la noirceur en nous, Que ce doux petit être inexprimable vive;
Et la création entière est attentive
Aux reproches que fait, même à ce qui reluit. Cette blancheur sans ombre et sans fond, l'innocence.. Vous êtes de la joie errante parmi nous,
Enfants! riez, jouez, croissez. Vos fronts sont doux, Et la faiblesse y met sa tremblante couronne~
Il est vrai qu'il a pensé une fois, une seule fois, comme le bon La Fontaine « Cet âge est sans 1. Les Conlemplalions, VI, 4.
2. Voyez page 62.
3. Feuilles d'Automne, XIX.
4. Le Pape.
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pitié », puisqu'il a écrit le Crapaud et fait cet aveu J'étais enfant, j'étais petit, j'étais cruel.
mais c'est tout
Il y a bien, au livre III de Toute la Lyre, une pièce intitulée La ~e~t~e. Mais elle est d'une très faible valeur satirique. La femme y est appelée un « monstre charmant », à la fois « spectre et masque ».
La femme est une gloire et peut-être une honte Pour l'ouvrier divin et suspect qui la fit.
A tout le bien, à tout le mal elle suffit.
Haine, amour, fange, esprit, fièvre, elle participe Du gouffre.
Non, rien ne nous dira ce que peut être au fond Cet être en qui Satan avec Dieu se confond.
Elle résume l'ombre énorme en son essence.
C'est imprécis et vague. La seule idée un peu
originale de la pièce est une image du genre symbolique
N'est-ce pas le serpent qui vaguement ondule
Dans la souple beauté des vierges aux seins nus? Cette image en rappelle une autre, qui est analogue, dans les pages du ~7/MH! .S7i<ï/fespMM'6 consacrées à Rabelais « Le serpent est dans l'homme, c'est l'intestin; il tente, trahit et punit ». Le trait le plus fort de Victor Hugo contre le beau sexe se trouve dans un excellent sonnet pour album, composé par le vieillard en 1876, et le seul, d. Comment demande M. Renouvier dans son récent ouvrage sur Victor /h~o, le philosophe, l'illusion du poète n'était-elle pas dissipée par la facile observation des instincts du bas âge, observation en cela d'accord avec la doctrine de f'évotution, dont l'hérédité psychologique est un des grands principes?
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je crois, qu'il ait écrit dans toute sa vie comme s'il avait voulu envelopper et glisser son audace dans une forme peu usitée pour la satire et généralement réservée à la galanterie
On leur fait des sonnets passables quelquefois; On baise cette main qu'elles daignent vous tendre; On les suit à l'église, on les admire au bois; On redevient Damis, on redevient Clitandre; Le bal est leur triomphe, et l'on brigue leur choix. On danse, on rit, on cause, et vous pouvez entendre, Tout en valsant, parmi les luths et les hautbois, Ces belles gazouiller de leur voix la plus tendre « La force est tout; la guerre est sainte; l'échafaud Est bon; il ne faut pas trop de lumière; il faut Bâtir plus de prisons et bâtir moins d'éco)es; Si Paris bouge, il faut des canons plein les forts. » Et ces cotombes-Iâ vous disent des paroles A faire remuer d'horreur les os des morts 2.
Bien spirituellement aussi, et vertement, Victor Hugo a raillé les femmes de leur amour pour les militaires, dans le chœur des racoleurs du ()t<6n de la ~erratV/e"
Que c'est beau, l'épaulette et le colbach tigre! Les grenadiers battez, tambours! ça prend les villes Et les mentons.
Les belles ont le goût des héros, et le mufle
Hagard d'un scélérat superbe sous le buffle
Fait bâiller tendrement l'hiatus des fichus;
Quand passe un tourbillon de d.rôtes moustachus,
t. J'oubliais un autre sonnet, que mon éditeur me rappelle obligeamment, dédiée à M"° Judith Gautier (alors M"° Judith Mendès) et publié dans le Livre de~ Sonnets ».
L'amour et la beauté sont deux terribles choses, etc.
2. Les Quatre Vents de ~'Espt' J, 18.
3. Toute la Z.)/)-< VII, 21, dans l'édition in-)8(V]I,9,de l'édition in-8).
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Hurlant, criant, affreux, éclatants, orgiaques,
Un doux soupir émeut les seins élégiaques.
Quels beaux hommes! Telle est la femme. Elle décerne Avec emportement son âme à la caserne.
Elle garde aux bourgeois son petit air bougon. Toujours la sensitive adora le dragon.
Et c'est la volupté de toutes ces colombes
D'ouvrir leurs lits à ceux qui font ouvrir les tombes.
Rupture avec ce ~Mt aM!0!H~<, dans la Légende des Siècles, contient, a l'adresse des jeunes gens, quelques avis sérieux
Enfuyez-vous de ces drôlesses! Derrière ces bonheurs changeants Se dressentde pâles vieillesses Qui menacent les jeunes gens. Vous avez autre chose à faire
Que d'engloutir votre raison
Dans la chanson qu'Anna préfère Et dans le vin que boit Suzon. Laissez là Fanchon et Fanchette! Fermons les jours faux et charmants. L'honneur d'être un homme s'achète Par ces graves renoncements. Les amourettes énervantes
Fatiguent, sans les émouvoir,
Les âmes, ces grandes servantes De la justice et du devoir.
Rappelons enfin la charmante épigramme, déjà citée', du .Oo~/< de ~/<MKM!e.
<.Pagc~9.
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Idées religieuses, sociales, politiques.
Sous ce titre je rassemble ce qu'on peut extraire, dans l'œuvre poétique et satirique de Victor Hugo, d'idées sur Dieu, sur la religion, sur l'âme, sur l'homme en société, sur les gouvernements, sur les peuples, qui soient assez discutables, assez particulières pour offrir à la critique quelque intérêt et pour se distinguer des grandes vérités communes où il n'y a guère d'intéressant que l'expression, matière du précédent chapitre.
La foi du poète en un Dieu, maître souverain du monde, créateur de tout ce qui existe, distinct de son ouvrage, personnel quoique infini, objet d'adoration, de prière, de crainte et d'amour, bien que notre pensée ne puisse le concevoir, est absolument ferme et entière. Ce qu'on a cru trouver, çà et là, de panthéisme dans ses vers est insignifiant, et se réduit à des entraînements de l'image ou à des accidents de la rime. Tel, par exemple, ce vers du discours de l'Ange dans le poème de DteM Tous les flots sont la mer, tous les êtres sont Dieu.
IV
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Quand Victor Hugo reproche A un riche, dans les Voix intérieures,
De ne pas sentir Dieu frémir dans le roseau,
Regarder dans l'aurore et chanter dans l'oiseau,
cela n'est panthéiste que par une apparence très superficielle, et un poète chrétien, qui comprend ce qu'il dit, pourrait avancer la même chose. Victor Hugo croit au Dieu personnel et vivant, par la même raison littéraire, qui est l'explication de toute sa foi, tant politique que religieuse, et des évolutions de safoi. « La nature de son talent et les intérêts de son style lui interdisaient l'athéisme, » comme Vinet l'a dit de Buffon avec une spirituelle profondeur. Il avait indispensablement besoin de ce grand mot, de cette grande chose, de cette grande et toute-puissante personne pour sa poésie en général, et, particulièrement, pour ses satires. Qu'on se représente ce que deviendraient les CAs<M?ten~, si l'idée de Dieu ne les remplissait pas d'un bout à l'autre, si la vengeance divine n'était pas constamment montrée planant sur la tête des coupables, si le poète ne pouvait plus s'écrier Tu l'entends, toi, là-haut!
Oui, voilà ce qu'on dit, mon Dieu, devant ta face:
Témoin toujours présent, qu'aucune ombre n'efface, Voilà ce qu'on étale à tes yeux éternets
Il fallait qu'il pût, dès le premier livre, prédire la fuite inutile des tyrans épouvantés quand sonnera « le clairon aux quatre coins du ciel » et clore t. Le Pa)'<t du ct't'me.
2. CnWe d'EMrope.
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le poème tout entier par une nouvelle vision de la catastrophe désormais imminente
L'ange au glaive de feu, debout derrière toi,
Te met l'épée aux reins et te pousse aux aMmes J'ai des raisons de croire que Victor Hugo aurait été peu flatté du compliment mais, en vérité, l'écrivain français auquel il ressemble le plus, quand il est sublime, c'est Bossuet. Depuis notre plus grand orateur sacré, on n'avait pas entendu de pareils accents
Celui qu'en bégayant nous appelons Esprit,
Bonté, Force, Équité, Perfection, Sagesse,
Regarde devant lui, toujours, sans fin, sans cesse, Fuir les siècles ainsi que des mouches d'été; Car il est éternel avec tranquillité 2.
I1 est! mais nul cri d'homme ou d'ange, nul effroi, Nul amour, nulle bouche, humble, tendre ou superbe, Ne peut balbutier distinctement ce verbe
H est! il est! il est! il est éperdùment
Quand la bouche d'en bas touche à ce nom suprême, L'essai de la louange est presque le blasphème Oh! que l'homme n'est rien et que vous êtes tout, Seigneur sj.
Le fameux mouvement oratoire de Napoléon II
« Non, l'avenir n'est à personne », appartient à l'éloquence religieuse et à ce qu'elle peut citer de plus sublime parmi ses pages sublimes. « Je frémis de voir comme mon Dieu te suit, » dit le poète au 1. La Pin.
3. Le SM~aK Mou)'a~, dans /6t Légende des Siècles. 3. Religions et Religion.
4. Dieu.
S. Toute la ~we, ul, 20, de l'édition in-i8.
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triomphant d'un jour et ce frémissement, cette certitude, cette prise de possession du coupable par le Dieu vivant et par sa j ustice vengeresse, c'est encore du Bossuet; a moins que l'antique majesté de certaines images classiques ne rappelle plutôt le père de toute poésie, le vieil Homère
Oui, vous l'emportez; mais nul ne trompe et n'évite L'omit invisible; et, bien qu'un larron marche vite,
Le châtiment boiteux le suit et le rejoint °.
Dans une lettre à George Sand, datée du 18 mai 1862, Victor Hugo écrit « Je crois en Dieu plus qu'à moi-même. Je suis plus sur de l'existence de Dieu que de la mienne propre ». Non seulement ce grand poète est le contraire d'un athée, mais l'athéisme, à ses yeux, est une chose impossible et absurde, un non-sens; l'athée croit en Dieu sans
se l'avouer
Dieu vit. Quiconque mange est assis à sa table. f[cst)'inaccessib)e,i)est)'inévitab)e.
L'athée au sombre vccu,
En se précipitant, avec son hideux schisme, La tête la première, au fond de t'athéisme, Brise son âme à Dieu!
t) est le fond de t'Être; oui, terrible ou propice, Tout vertige le trouve au bas du précipice. Satan, l'ange échappé,
Se cramponne lui-même au Père, et l'on devine Dans les plis d'un des pans de la robe divine Ce noir poignet crispé 3.
La mort de Saut<t')MiM~
2. ~MM e< 7,o)')'a!nf, dans )a première Cor~e f~'a~'aut de T'OM/e/N'~y'p.
3.0tCM.
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Cependant, a force d'être un axiome, une espèce de tautologie, une nécessite de l'acte même de penser et de vivre, la foi en Dieu risque de perdre sa vertu morale et de se confondre avec une fonction naturelle, comme la respiration ou la digestion. Elle devient la santé de l'homme bien portant, et c'est le caractère qu'elle a trop souvent dans la poésie optimiste de Victor Hugo. Le chapitre intitulé MM 6're)n'er, dans le poème du Pape, est typique a cet égard. Un pauvre dit qu'il ne croit pas en Dieu. Le pape lui donne, pour lui, sa femme et ses enfants, de l'argent et du pain. « Et maintenant parlons de Dieu, » dit le pape. « J'y crois, » dit le pauvre. Dieu est <OM/oM?'s là, dans les V&M? intérieures, est l'hymne de reconnaissance du pauvre, d'abord a l'été, durant lequel sa vie est facile, ensuite, à la charité du bon riche qui le nourrit pendant l'hiver. Quand la plaine est en joie et quand l'aube est en feu, Je crois tout bonnement, tout bêtement, en Dieu 1.
Cet optimisme est le contraire de l'humeur ascétique d'un Pascal, qui considérait la maladie, l'épreuve, la douleur, comme l'état naturel du chrétien. Victor Hugo a su résister & la faiblesse vulgaire de nier Dieu quand on est malheureux, terrible tentation que l'épreuve apporte avec elle, puisque la mort de sa fille lui a inspiré les admirables stances religieuses que l'on sait2; mais, à côté de cette pièce sublime, les CoK<en~~<!OKX pré1. <.M Quatre ~'e; de <su?'t<, 1, 29.
2. Ft~e~Mtet-, dans les Co~eMp~iotM.
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sentent aussi, et les CAs~sons des Rues et des Bois prodiguent a, pleins flots, cesjoyeusetés énormes de la religion naturelle où devait aboutir et sombrer sa théologie un peu trop simpliste.
Rien deplus grossier, je veux dire, rien de moins distingué, de moins fin, de moins délicat, n'a été élaboré par un cerveau de poète, dans ce siècle qui est celui de Renan, mais qui est aussi celui de Béranger, que la religion de Victor Hugo quand elle a la prétention d'être épurée et affranchie de toutes les religions, comme l'indique le titre d'un de ses ouvrages .Restons et Religion. C'est le gros bon sens dans sa rusticité robuste, son nez rouge, son ventre rond et sa graisse, dans sa lourde et épaisse malice qui se gaudit.
Plus de religion, alors? Comme vous dites.
Mais retour au vrai Dieu, distinct du Dieu jaloux,
Retour à la sublime innocence première,
Retour à la raison, retour à la lumière 1.
Cette raison, hélas, n'est que celle de M. Homais. Elle va chercher ses images chez les apothicaires car elle dit qu'il faut « opérer Dieu », qui a la religion « pour ténia ».
Monde! tout le mal vient de la forme des dieux,
s'était écrié, non sans profondeur, le <S'a<~e de la Légende des Siècles. L'auteur de .Reh'OMS et Religion et du poème de Dieu se livre à une critique facile de l'anthropomorphisme des livres saints, de 1. L'Art cMt-e yt-<Md-pet'e, VI, 10.
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ce qu'on peut appeler la mythologie biblique. Il raille, d'un rire moins léger que celui de Voltaire, Ce bonhomme à longue barbe blanche,
Un et triple, écoutant des harpes.
Punissant les enfants pour la faute des pères. Arrêtant le soleil à l'heure où le soir naît,
Au risque de casser le grand ressort tout net. Il ne veut pas qu'on touche à ses arbres fruitiers. Qu'est-ce que c'est que cet Orgon céleste,
Dieu podagre que dupe un démon jeune et leste? 0 prêtres! ce Dieu-là, sous son dais à panache, Est du monde idiot la suprême ganache.
La protestation contre l'enfer est un peu plus
sérieuse, parce qu'ici la conscience, qui nous trompe moins, ajoute sa voix grave à celle de la raison, qui pouvait n'être qu'impertinente. L'enfer~heurte d'une façon particulièrement absurde l'idée qu'il convient d'avoir de Dieu, selon Victor Hugo
Je suis athée au point de douter que Dieu soit Charmé de se chauffer les mains au feu du Diable, Qu'il ait mis l'incurable et l'irrémédiable
Dans l'homme, être ignorant, faible, chétif, charnel, Afin d'en faire hommage au supplice éternel, Qu'il ait exprès fourré Satan dans la nature, Et qu'il ait, lui, l'auteur de toute créature,
Pouvant vider l'enfer et le fermer à clé,
Fait un brùleur, afin de créer un brûle
Dieu n'est pas le pêcheur qui jette des appâts Au pauvre être fuyant que l'appétit assiège, Et son bonheur n'est pas de prendre l'homme au piège Pas d'enfer éternel. Quoi! l'être aux instants courts, Quoi! le vivant rapide, enchainé pour toujours! Quoi! desillusions, des erreurs, des risées, Quoi! des fautes d'un jour et d'une heure écrasées Sous ce mot immobile et monstrueux Jamais 4. Les Quatre Vents de l'Esprit, J, 29.
2. Dieu.
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Conclusion sur les religions positives
Qu'est-ce qu'un dogme, un culte, un rite? un objet d'art Mais tout est objet d'art pour Victor Hugo. Le principal motif de sa foi comme de son doute, de ses affirmations comme de ses négations, est toujours essentiellement ~«e'?'6!<re,j'ai même dit ue?' l'imagination et 1 intelligence de ce grand remueur de mots étant régies, nous l'avons vu, par un fondamental verbalisme.
Sous cette influence il a passé, sans secousse et sans crise, du royalisme à la république, de l'antique honneur féodal au culte de la liberté sous cette influence aussi il a fait, sans drame intérieur, une tranquille évolution religieuse, contenue dans les limites des intérêts de l'art et s'y déroulant en pleine paix.
La tragique « nuit de JouHroy », que tout vrai penseur traverse plus ou moins, n'a été, pour Victor Hugo, qu'une studieuse veillée où il a simplement renouvelé les thèmes et le vocabulaire de sa poésie, et sa « tempête sous un crâne » ne fut qu'une « tempête au fond de l'encrier ». Relisez le jPrë/MC~e des CAaH<s d11 C~epM~CM~e. Quel calme! quelle sérénité! Aucun de ces cris de souffrance que la perte de la foi arrache à Musset. Rien du défi amer et sombre qui caractérise l'incrédulité de Vigny. Pas davantage la sauvage allégresse avec laquelle Leconte de Lisle se replonge dans le culte païen de i. Les <?ua~-e ~en/6- de l'Esprit, ), 29.
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la nature. C'est une transition très douce; c'est un soupir de voluptueuse mélancolie. Le crépuscule n'est-il pas poétique? N'est-ce pas une espèce d'aurore, et l'aurore n'est-elle pas l'annonce d'un jour nouveau?
N'y voit-on déjà. plus? n'y voit-on pas encore?
Est-ce la fin, Seigneur, ou le commencement?.
Cet horizon, qu'emplit un bruit vague et sonore,
Doit-il p&tir bientôt, doit-il bientôt rougir?.
Et dans la pièce XIII du même recueil Devons-nous regretter ces jours anciens et forts Oùlesvivantscroyaientcequ'avaientcrutesmorts, Jours de piété grave et de force féconde,
Lorsque la Bible ouverte éblouissait le monde? Oui, nous les regretterons, ces jours de foi naïve;
oui, nous leur dirons un adieu triste et définitif; mais nous aurons bien soin d'en conserver tout ce qui sera utile à nos vers. Et voilà pourquoi le dogme central du christianisme, la ue)'<M de la C~a; (je ne dis pas seulement les leçons de Jésus considéré comme un docteur suave ou encore comme un socialiste et un révolutionnaire, je ne dis même pas l'exemple de Jésus, mais la vertu de la croix du Christ qui a souffert et qui est mort pour le salut du genre humain), conserve dans la poésie de Victor Hugo une place éminente. Le poète aime a nous montrer, parce que ce mystère est beau, parce qu'il est sublime, parce que son imagination en est ébranlée et ravie, « le grand
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Crucifié sur les hommes peuché' )), « le Christ immense ouvrant ses bras au genre humain )). Sublime embrassement des grandes mains sanglantes! Le sang du Sauveur coule et toute âme y peut boire Peu de lecteurs connaissent, dans la Fin de Satan, une page admirable et vraiment chrétienne, qui une fois encore et plus que jamais évoque, par le sublime élan de la pensée et du style, le souvenir de Bossuet, et de Bossuet seul, dans toute la littérature française
La flagellation du Christ n'est pas finie.
Tout ce qu'il a soutTert dans sa lente agonie,
Au mont des Oliviers et dans les carrefours,
Sur la croix, sous la croix, il le souffre toujours. Après le Golgotha, Jésus, ouvrant son aile,
A beau s'être envolé dans l'aurore éternelle;
Il a beau resplendir, superbe et gracieux,
Dans la tranquillité sidérale des cieux,
Dans la gloire, parmi les archanges solaires,
Au-dessus des douleurs, au-dessus des cotere~ Au-dessus du nuage âpre et confus des jours; Chaque fois que sur terre, et dans nos temples sourds, Et dans nos vils palais, des docteurs et des scribes Versent sur l'innocent leurs lâches diatribes, Chaque fois que celui qui doit enseigner, ment, Chaque fois que d'un traitre i) jaillit un serment, Chaque fois que le juge, après une prière,
Jette au peuple ce mot Justice! et, par derrière, Tend une main hideuse à l'or mystérieux,
Chaque fois que le prêtre, époussetant ses dieux, Chante au crime Hosanna! bat des mains aux désastres, Et dit Gloire à César! ia-haut, parmi les astres, Dans l'azur qu'aucun souffle orageux ne corrompt, Christ frémissant essuie un crachat sur son front. C/t<M:7)Mn~,),8.
f.t~/e~M Casque, dans Légende des Siècles. Dieu.
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Les idées du poète sur l'âme sont soumises à la même loi esthétique que ses idées sur Dieu et sur Jésus elles sont belles ~'a&ore! et vraies en conséquence, si la beauté est toujours la forme splendide de la vérité.
Comme à l'existence d'une divine et toute-puissante personne, Victor Hugo croit donc à la spiritualité et à l'immortalité de l'âme, et c'est un besoin évident de toute sa poésie, tant de celle qui exhale la haine et la colère que de celle que l'amour seul inspire; car « l'homme est un désir vaste en une étreinte étroite')), et, à des sentiments inunis, quels qu'ils soient, il faut une satisfaction infinie. « Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs » Le néant fait tellement horreur à ce vivant esprit, d'une si inlassable activité, qu'il préférerait à la mort définitive l'enfer lui-même. Si c'est à un sommeil sans réveil que tout doit aboutir, « oh reprends ce rien, gouffre, et rends-nous Satan P » ») La sombre et magnifique Épopée ~M Fer, dans la Légende des Siècles, est suivie d'une protestation de l'âme, beaucoup plus faible, comme il arrive toujours dans les contre-parties qu'un souci d'équilibre impose. J'aime mieux, dans Religions et Tïe~gion, ce cri de l'âme, parce que ce n'est qu'un cri, sans essai de raisonnement
Quoi! lorsqu'on s'est aimé, pleurs et cris superflus!
Ne jamais se revoir, jamais, jamais! ne plus
Se donner rendez-vous au delà de la vie!
1. Dtei<.
2. Tristesse <7'0/ymp:o.
3. ~e~o;t.! et ~6~!0?!.
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Quoi! la petite tête ebiouie et ravie,
L'enfant qui souriait et qui s'en est allé,
Mères, c'est de la nuit! cela s'est envolé
Voilà l'expression la plus touchante et la plus simple de la foi qui Me veut pas désespérer devant la mort et le tombeau. Mais il y a, sur l'âme, d'autres doctrines élevées, généreuses, fécondes et d'un aussi beau )'eH~e?HeH< pour la poésie, si j'ose m'exprimer ainsi, que celle du spiritualisme chrétien et classique.
C'est pourquoi le poète fait une place dans ses vers à l'immortalité qu'on a appelée /scM~!t)e ou coH<7~0KMeMe, c'est-à-dire réservée à l'élite des esprits qui ont triomphé de la matière C'est pourquoi encore il a écrit, dans les CoM<eM:p~<o?!s, Csc~ue?', où le sourire des cadavres est expliqué par leur joie de rentrer dans l'immense nature
Je vais être oiseau, vent, cri des eaux, bruit des cieux, Et palpitation du tout prodigieux!
Le sang va retourner à la veine infinie,
~t couler, ruisseau clair, aux champs où le bœuf roux Mugit le soir avec l'herbe jusqu'aux genoux.
Et c'est pourquoi il a écrit Ce que dit la ~OMc/ie d'Ombre, poème plein de beaux vers et même de grandes pensées, mais dont l'idée la plus saillante, Voyez, dans 7!e/ons et Religion, l'apologue de Dante et des deux vers, dont l'un est immortel et l'autre périssable, puisque Dante garde le premier et MfTe le second. Et voyez aussi une conversation de Victor Hugo à Guernesey, rapportée dans mes Causeries pa!stMn& pages ~5 et 76, qui est ce même apologue présenté par le poète dans )a prose d'un entretien familier, avant qu'il t'eût mis en beaux vers.
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la métempsycose des hommes méchants ou vils métamorphosés en bêtes et en choses correspondant à leurs vices ou à leurs crimes, est peu originale.
Tout être, quel qu'il soit,
De l'astre à t'excrément, de la taupe au prophète,
Est un esprit traînant la forme qu'il s'est faite 1.
« Dieu n'a créé que l'être impondérable, » dit la mystérieuse ~OMcAe d'Ornée; « la première faute fut le premier poids ». En langage moins sibyllin, la création divine a dégénéré sous l'influence de la matière, cause du mal moral et du mal physique, qui pèse lourdement sur l'esprit asservi aux sens, esclave du péché, sujet, avec le corps, ti mille maladies. Voilà la chute.
Le progrès consistera donc à renverser les termes de la situation introduite par là chute, à faire de la matière domptée un instrument de l'esprit, à rendre à cet « être impondérable » sa liberté et ses ailes. Qui sait, dit le Satyre, dans la Légende des tS'ïëc~es,
Qui sait si, quelque jour, brisant l'antique affront, L'homme ne dira pas Envole-toi, matière!
S'il ne franchira point la tonnante frontière;
S'il n'arrachera pas de son corps brusquement La pesanteur, peau vile, immonde vêtement
Que la fange hideuse à la pensée inflige?
De sorte qu'on verra tout à coup, ô prodige!
Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux. Considérons le progrès dans une de ses manifes-
tations les plus sensibles les moyens de locomotion. Le perfectionnement des véhicules est un affranl.DMM.
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chissement continu de l'esprit s'élevant au-dessus de la matière d'un vol de plus en plus léger, à mesure qu'il étend sur elle son empire. Victor Hugo passe en revue les bêtes de somme, les lourds chariots, les embarcations mues d'abord à force de rames, la vapeur, l'électricité, les ballons. S'il avait connu les bicyclettes et les automobiles, il aurait pu leur faire une place intéressante. On a prétendu que les locomotives et, en général, les machines n'étaient pas des objets de poésie c'est vrai, tant qu'on s'en tient au point de vue extérieur et superficiel, que la contemplation des masses matérielles absorbe tout entier; car il n'y a de poétique, à première vue, que les libres actions de l'homme, et un cavalier sur sa monture, des matelots n'ayant que leurs bras ou leurs voiles pour lutter contre les éléments, parleront toujours plus à l'imagination que des machines sans volonté et sans âme. Mais qu'un esprit profond pénètre sous l'apparence, qu'il nous montre dans les machines brutales la puissance du génie humain qui les a créées c'est une poésie absolument neuve, inouïe encore aux oreilles humaines, que le plus grand poète de notre siècle de science et d'industrie va faire sortir du fer, du charbon, du bitume, des découvertes du physicien, des inventions du chimiste et des calculs de l'ingénieur
L'homme est d'abord monté sur la bête de somme; Puis sur le chariot que portent des essieux,
Puis sur la frêle barque au mâtambitieux;
Puis, quand il a fa'du vaincre l'écueil, la lame, L'onde et l'ouragan, l'homme est monte sur la flamme.
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Jadis des quatre vents la fureur triomphait;
De ces quatre chevaux échappés l'homme a fait L'attelage de son quadrige;
Génie, il les tient tous dans sa main, fier cocher Du char aérien quei'éther voit marcher;
Miracle,itgouverne un prodige..
Char merveilleux! Son nom est Délivrance. Il court. Il passe, il n'est plus là; qu'est-il donc devenu? J[ est dans l'invisible, il est dans l'inconnu.
A présent l'immortel aspire à l'éternel;
H montait sur la terre, il monte dans le ciel. Et peut-être voici qu'enfin la traversée
Effrayante, d'un astre à l'autre, est commencée! Stupeur! se pourrait-il que l'homme s'élançât? 0 nuit! se pourrait-ii que l'homme, ancien forçat, Que l'esprit humain, vit reptile,
Devînt ange et, brisant le carcan qui le mord, Fut soudain de plain-pied avec les cieux? La mort Va donc devenir inutile?
Oh! franchir l'éther! songe épouvantable et beau! Doubler le promontoire énorme du tombeau!
Qui sait? toute aile est magnanime,
L'homme est ailé, peut-être, ô merveilleux retour! Un Christophe Colomb de l'ombre, quelque jour, Un Gama du cap de l'abîme,
Un Jason de l'azur, depuis longtemps parti,
De la terre oublié, par le ciel englouti,
Tout à coup sur l'humaine rive
Reparaitra, monté sur cet alérion,
Et montrant Sirius, Allioth, Orion,
Tout pâle, dira J'en arrive
PROGRÈS est un de ces mots flamboyants dont
nous avons étudié plus haut le pouvoir magique sur l'imagination du poète celui-ci fascine sa vue a tel point que tout mouvement de la réflexion qui a des doutes, fait des réserves, ajourne, distingue, ]. M?<)t ciel, dans <a~e'~en~ des Siècles.
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choisit, critique, discerne et juge, devient impossible à sa pensée emportée et comme ivre.
L'instruction pour tous; la lumière chassant, avec l'ignorance, le vice, le crime et la misère; les peuples rendus seuls maîtres d'eux-mêmes, maîtres de leurs passions comme de leurs gouvernements; la fin des prêtres et des dogmes; les trônes remplacés par la république universelle la guerre éteinte; la peine de mort abolie; les frontières de toutes les patries abaissées, et, par dessus les anciennes barrières, tous les hommes se tendant les bras comme des frères retrouvés de la même grande famille telles sont les visions attendries et glorieuses que le mot ~t'o~'es évoque en tumulte aux yeux éblouis de Victor Hugo.
On peut sourire et faire des objections. On peut renvoyer l'enthousiaste aux statistiques, qui établissent que ni l'abolition de la peine de mort ne diminue la violence et la sauvagerie des mœurs, ni la diffusion de l'instruction ne fait décroître la criminalité. On peut plaisanter sur le désarmement des nations, sur l'embarras où chacune se trouve de faire le premier pas « Ma voisine, je suis prête, mais après vous ». On peut regarder la haine et le mépris de l'étranger comme l'envers naturel et obligatoire du culte de la patrie. Et l'on peut encore, a cette évidence, que la guerre est un crime et qu'elle est un fléau, opposer les lieux communs et les paradoxes connus sur son utilité, qui est surtout de rendre du nerf au peuple amolli par une paix trop longue. Mais, à un point de vue supérieur,
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j'estime que Victor Hugo a raison, profondément raison. Il anticipe simplement l'avenir. Il a foi en grand poète, c'est-à-dire, en voyant, dans la vérité que nie notre politique myope par ce pauvre et misérable motif que cette vérité idéale se dérobe pour l'instant à nos faibles yeux derrière les complications et les difficultés de l'heure présente. Si l'instruction est en elle-même un bien; si la peine de mort est une usurpation du juge éphémère sur l'Éternel; si la république est plus rationnelle que la royauté; si la notion d'humanité est plus haute que celle de patrie; si enfin la guerre cause des maux mille fois plus grands que l'unique avantage, fort douteux, qu'on lui attribue, il est nécessaire, logique, fatal, que toutes ces idées justes et vraies de la raison passent tôt ou tard dans le domaine des faits. Je ne sais pas si ce sera demain, ni dans un siècle, ni dans dix siècles; mais il faut qu'un jour cela soit. L'optimisme de Victor Hugo est celui de l'histoire, qui nous montre, en dernière analyse, malgré tous les reculs et toutes les chutes, la marche en avant de la civilisation les superstitions diminuées, les mœurs adoucies, les guerres plus rares, la personne humaine mieux respectée, la culture donnée à tous les esprits, les corps exemptés de tourments cruels par la loi, les droits de l'homme reconnus et toutes les justices d'exception, qui ne sont qu'injustice, disparaissant les unes après les autres.
Le poète sait d'ailleurs que l'enfantement du bien est rude, pénible, douloureux, que « c'est à travers
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le mal qu'il faut sortir du mal' », et c'est ce qu'il appelle, dans l'Année terrible, la Loi de /b?'~s<o?t e~M ~?'o~res. « Le progrès, ténébreuse abeille, fait du bonheur avec nos maux »
Ces coups d'épieux, ces coups d'estocs, ces coups de piques, Le retentissement des cuirasses épiques,
Ces victoires broyant les hommes, cet enfer,
Et les sabres sonnant sur les casques de fer,
L'épouvante, les cris des mourants qu'on égorge, C'est le bruit des marteaux du progrès dans la forge, Hétas!
La raison n'a raison qu'après avoir eu tort.
Les découvertes sont des filles formidables
Qui dans leur lit tragique étouffent leurs amants 3. Cette dernière idée est développée dans une pièce
de la Légende des Siècles (nouvelle série), trop longue et trop verbeuse, vice coutumier des derniers ouvrages, mais très belle en partie, CotHe<e. Elle a été résumée admirablement par Béranger dans la chanson des .FoKS, qui est peut être son chef-d'œuvre, et Victor Hugo, dans son Ane aussi, poème peu lu, et pour cause, en a renouvelé en assez bons termes l'expression fréquente sous sa plume
Toujours vous proscrivez le grand homme fatal, Sauf à lui dédier plus tard un piédestal.
Oui, le crachat jaillit de cent bouches ouvertes
Sur tous les pâles Christs des saintes découvertes! i. Toute /<: L~t'e, I, 1, dans l'édition in-8,où cette pièce a pour titre f~'c/ta/a: I, 21 dans l'édition in-18, où elle est intitulée la GMt~o</?!e.
2. Lux, dans les Châtiments.
3. ~Knee <ert'~e. Février, V.
4. Voir encore, dans Melancholia des Co~emp~to?: le passage qui commence ainsi Un homme de génie apparait. beau développement de l'jE.t.Hnc/MS aMatt<ur idem, d'Horace.
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Les révolutions, qui « font un bien éternel dans leur mal passager », étant « la lueur de sang qui se mêle à l'aurore' », fournissent à la pensée de Victor Hugo le plus topique exemple du progrès accompli par le sang et les larmes, et à sa rhétorique une assez désagréable antithèse
La Révolution française,
C'est le salut d'horreur mêlé.
De la tête de Louis seize,
Hélas! la lumière a coûté
Une définition sage et vraiment phitosophique du progrès se rencontre dans les vers A f/<oM:H:e, de la Légende des Siècles
Les hommes en travail sont grands des pas qu'ils font. Leur destination, c'est d'aller, portant t'arche;
Ce n'est pas de toucher le but, c'est d'être en marche; Et cette marche, avec l'infini pour flambeau,
Sera continuée au delà du tombeau.
C'est te progrès. Jamais l'homme ne se repose.
Mais ailleurs, l'imagination ardente du poète embrasse le but trop vite ou l'enguirlande de fleurs et de couronnes bizarres, lorsqu'il dit, entre autres choses extrêmement risquées, que les nègres deviendront blancs', qu' « une Athène au front pur naitra de Tombouctou », et que Dieu, « père ébloui de joie, » ne pourra plus distinguer de Jésus Bélial, devenu son frère
1. Les Co!t<cmp/a<ioM, V, 3.
2. /!Mp<M)'e avec ce qui amoindrit, dans la Légende des Siècles. 3. L'aube, cette blancheur juste, sacrée, intègre,
Qui se fait dans la nuit, se fera dans le nègre.
(BtfM.)
4. Ce que dit la Bouche d'Om~'e.
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Les vers sur la guerre sont de la satire, et de la meilleure qu'ait écrite Victor Hugo, parce qu'ici son jugement de blâme étant profondément raisonnable, la grandeur simple d'un sentiment nob)e et généreux lui inspire les accents lyriques les plus humains.
Les guerres nationales sont des guerres fratricides. L'auteur de ~l):Mee <er?'~e s'élève, en une dizaine de vers, au sommet de la poésie, lorsqu'il rappelle aux Allemands et aux Français les liens qui les unirent jadis au berceau de l'histoire
Vision sombre! un peuple en assassine un autre. Et la même origine, ô Saxons, est la nôtre!
Et nous sommes sortis du même flanc profond! La Germanie avec la Gaule se confond
Dans cette antique Europe où s'ébauche l'histoire. Le même autel de pierre, étrange et plein de voix, Faisait agenouiller sur l'herbe au fond des bois Les Teutons de Cologne et les Hretons de Nante; Et quand la Watkyrie, ailée et frissonnante,
Traversait l'ombre, Hcrmann chez vous, chez nous Brennus Voyaient la même étoite entre ses deux seins nus Dans un autre style et dans un autre rythme, les
C/isKSOMS des ~Mes et des bois ont sur le même sujet, la guerre, des choses vraies et charmantes
Depuis six mille ans la guerre Plaît aux peuplés querelleurs, Et Dieu perd son temps à faire Les étoites et les fleurs
C'est un Russe! Égorge, assomme. Un Croate! Feu roulant.
C'est juste. Pourquoi cet homme Avait-il un habit btanc?
i.Décembre,)!.
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Jean Sévère, qui trouve « le vrai dans le vin », exprime, étant ivre, cette idée fort juste Faire, au lieu des deux armées,
Les guerres civiles sont atroces; mais, hélas! elles se comprennent, tandis que la raison ne peut rien concevoir de plus absurde que l'empressement d'un peuple à épouser des querelles de princes ou de ministres qui ne l'intéressent pas, et à placer l'honneur national dans la victoire non des talents et des intelligences, mais de la force brutale souvent la plus folle et la plus criminelle. « L'honneur national, écrit avec un grand bon sens l'auteur d'un récent ouvrage sur les 6'Me~'es et la P<r<a~, 1. Livre second, HI, 1.
2. Le docteur Ch. Richet, cité dans un numéro du BuUetin de ~)'<)!<)'a~e entre nations. Sir Stafford Northcote, délégué
Celui-ci, je le supprime
Et m'en vais, le cœur serein, Puisqu'il a commis le crime De naitre à droite du Rhin. On pourrait boire aux fontaines, Prier dans l'ombre à genoux, Aimer, songer sous les chênes; Tuer son frère est plus doux. On se hache, on se harponne, On court par monts et par vaux; L'épouvante se cramponne Du poing aux crins des chevaux. Et l'aube est là sur la plaine! Oh! j'admire, en vérité,
Qu'on puisse avoir de la haine Quand l'alouette a chanté
Battre les deux généraux,
Diminuerait les fumées
Et grandirait les héros.
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devrait consister dans le culte de la justice; dans la production scientifique, artistique et littéraire dans l'extension du commerce, de la richesse, de l'industrie; dans le développement du bien-être, de la liberté et de la moralité chez les divers citoyens. » Renouvelant encore une fois sa forme, Victor Hugo nous dit, dans le poème du Pape, et ici avec la simplicité la plus familière
Dieu vous créa pour créer,
Pour aimer, pour avoir des enfants et des femmes. On vous met dans la main une lame pointue.
Vous ne connaissez pas celui pour qui l'on tue, Vous ne connaissez pas celui que vous tuerez. Est-ce vous qui tuerez? est ce vous qui mourrez? Vous l'ignorez.
Et vous avez quitté vos femmes pour cela!
C'est une belle allégorie que celle du nid du
rouge-gorge découvert un jour par le poète dans la gueule du lion de Waterloo
Les frontières sont « le haillon difforme du vieux monde », que les guerres autrefois s'arrachaient de leurs griffes, et c'était barbarie pure cet ancien état du monde et de la pensée où « l'homme au delà d'un pont ne connaissait plus l'homme~ ». Que l'on rende donc dénnitivement au passé ce qui est déjà du gouvernement britannique, avait dit de même, au banquet d'adieu qui suivit les conférences préparatoires du célèbre arbitrage de l'Alabama entre l'Angleterre et les États-Unis L'honneur national ne consiste point à ne jamais avouer qu'on a eu tort, mais plutôt à rechercher en tout la justice, à reconnaître le bien d'autrui en regard du sien et même à aller au delà de la stricte justice, jusqu'à se prononcer contre soi-même plutôt que pour soi-même en cas de doute
1. L'Année terrible. Juillet, III.
2. Pleine Me; Plein ciel, dans Z.eyc?:de des Siècles.
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le scandale du présent, ce que l'avenir ne pourra plus même comprendre. « Tous les hommes sont l'Homme! un seul peuple! un seul Dieu » ») « J'aime tous les soleils et toutes les patries » 0 rois, des deux côtés vous voyez des royaumes,
Des fleuves, des cités, la terre à partager,
Des droits pareils aux loups cherchant à se manger, Des trônes se gênant, les clairons, les chimères,
La gloire; et moi je vois des deux côtes des mères 3. La guerre franco-allemande offrait à un poète satirique français un gibier de belle taille, facile à foudroyer l'Allemagne. Mais une chose digne de remarque, c'est que la satire des Allemands par Victor Hugo n'a pas, en somme, beaucoup de violence ni d'apreté. Il les raille plutôt qu'il ne les fouaille.
On a pour idéal d'offrir une pendule
A quelque nymphe blonde au pied du mont Adule Pourtant c'est avec éloquence, çà et là, qu'il flétrit ces « Prouesses borusses »,
Exploits louches et singuliers,
Dont se fut indignée au temps des chevaliers
La magnanimité farouche de i'epée",
et c'est avec une fierté superbe qu'il refuse d'entendre parler de concorde avant la revanche L'œii âprement baissé convient à la défaite.
La déclaration de paix n'est jamais franche
De ceux qui, terrassés, n'ont pas pris leur revanche. 1. ~<ee terrible. Juillet, ]X.
2. A un roi de troisième ordre; dans la première Corde d'atra:?: de Toute la 7.e.
3. Le Pape.
.t. 7/~Knee terrible. Décembre, V.
5. /'):'d. Novembre, !)t.
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Menons-les sous nos pieds, puis tendons-leur la main. Une fraternité bégayée à demi
Et trop tôt, fait hausser t'épaule à l'ennemi;
Et t'ou're de donner aux rancunes retâche,
Qui demain sera digne, aujourd'hui serait lâche 1. J'attribue l'indulgence relative de Victor Hugo pour l'ennemi national, d'abord au service que l'Allemagne avait rendu à la France, sans bonne intention, mais par le fait, en la débarrassant enfin de Napoléon III; ensuite, aux idées générales du poète sur la guerre, crime en partie double par lequel l'humanité est blessée, tellement qu'il devient impossible à l'homme dont le cœur sent profondément cette blessure d'en rester à l'ancienne simplicité barbare qui n'a d'âme que pourlapatrie, déteste l'étranger sans réserve et se réjouit de son extermination comme de celle d'une bête malfaisante. Mais l'erreur serait grave de croire que la poésie de Victor Hugo ait pu rencontrer une idée aussi grande que celle de la patrie sans lui faire rendre tout ce qu'elle contient de beau et de sublime. « Je ne puis que saigner tant que la France pleure, » dit-il dans le morceau dont je viens de citer huit vers. Dans un autre poème de F~lKHëe terrible, adressé A la /~Kce le patriotisme de Victor Hugo se traduit dans cette forme singulièrement passionnée Ah! je voudrais,
Je voudrais n'être pas Français pour pouvoir dire Que je te choisis, France, et que, dans ton martyre, Je te proclame, toi que ronge le vautour,
Ma patrie et ma gloire et mon unique amour!
i..L'~n~e <en')t/e. Février, IV.
2. Décembre, VII.
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La pièce intitulée Choix eM/?'e les deux nations se compose d'un discours à l'Allemagne et d'un discours à la France. Le discours à l'Allemagne est un long éloge de son vaste et profond génie, de ses forêts, de sa musique, des gloires diverses de ses annales Witikind, IIermann, Barberousse, Luther, Schiller (car Victor Hugo ne nomme jamais Goethe'), Beethoven enfin, l'Homère allemand. Le discours à la France n'a que trois petits mots « 0 ma mère! » Mais ailleurs Victor Hugo a développé les raisons intellectuelles et morales de son amour pour la France; elles sont intéressantes, parce qu'on y voit les sentiments du patriote se confondre avec ceux de l'homme, et la patrie française être chère au poète par-dessus toutes les autres patries, justement pour ce motif, qu'elle est, par excellence, l'organe de la pensée humaine et du cœur humain
La France est un besoin des hommes.
Après sa chute, comme avant qu'elle tombât,
L'immense cœur du monde en sa poitrine bat 2.
Le but français est le but humaine Guidé par Voltaire, Diderot, Rousseau, puis par les géants de la Révolution, le peuple français commence au xvui° siècle à nous apparaître comme le missionnaire de l'humanité « A force d'être France, il devenait Europe. A force d'être Europe, il était 1. A moins que ce ne soit pour en dire du mal Ces choses diminuantes pour celui qui les a écrites sont signées Gœthe (William Sliakespeare.)
2. L'Élégie des f/e'~M~, dans la Légende des .S:ec~.
3. ~MM terrible. Décembre, IX.
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l'univers. Et ce peuple était plus qu'un peuple, il était l'homme' ».
Gt'aecM capta /'e?'M~ <j!'c<o)'em ce~< « Le conquérant se sent conquis ». C'est a la France, vaincue par les armes, que demeure la vraie victoire, celle des idées
Ah! délivrez-vous donc, nous vous en défions,
Allemands, de Pascal, de Danton, de Voltaire!
Délivrez-vous du vent que nous soufflons sur vous 2. Si la France pouvait mourir, quel désastre pour le genre humain
Le passé monstrueux se dresserait debout.
Alors, ô cieux profonds! l'ombre ouvrirait sa porte, On verrait revenir toute l'antique horreur,
Les larves, l'ancien pape et l'ancien empereur.
Les sanglants constructeurs des religions noires~. Paris, capitale non seulement de la France, mais du monde, centralise et élève a sa plus haute puissance le rayonnement français de l'idée universelle
Paris donne un manteau de lumière aux idées.
Et ce que Paris trouve est trouvé pour le monde. 0 ville! tu feras agenouiller l'histoire4.
Déjà, dans la pièce des Voix !H~teM~es, l'Arc de TVtOM~/ie, ce culte presque superstitieux pour 1. Seconde Corde d'att'a'H de Toule la ~c, pièce )I de l'édition in-8.
2. L'Année <et'nt/e. Décembre, IX.
3. L'Élégie des Fléaux, dans la Légende des Siècles. 4..t.ht!te'e terrible Mai, III; septembre, IV.
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Paris s'était exprime avec l'exaltation d'un dithyrambe
D'une manière générale, Victor Hugo est républicain, démocrate, révolutionnaire, socialiste; et il l'est assez pour mériter, comme homme politique, l'aversion de tous ceux qui sont dans l'autre camp. Mais avant tout il est poète, et cette constatation, qui ne paraît pas vouloir dire grand'chose, a une signification particulière avec lui.
Car nous avons vu que l'évolution de ses idées, tant politiques et sociales que religieuses, s'explique ~<e;'aM'eM:eM<. Une idée l'intéresse, un sentiment l'attire, par ce qu'ils ont de valeur ~OM)' la poésie. Il cessa d'être royaliste quand il aperçut dans la doctrine opposée des sources d'inspiration plus fécondes; mais jamais il ne deviendra partisan du pouvoir de la multitude au point où les grandes idées de liberté, d'humanité, de justice, qui sontl'àme de toute sa poésie, pourraient souffrir d'un abandon trop absolu de sa pensée et de son art au souverain populaire. Et de là vient que ce fier poète est, en somme, assez singulier dans son parti, plus indépendant que ses adversaires ne le disent, et dépendant surtout d'une autre puissance qu'on ne croit
Oh! Paris est la cité mère.
Fontained'urnes obsédée!
MameUesanscesse inondée
Où pour se nourrir de l'idée
Viennent les générations!
Toujours Paris s'écrie et gronde. Nul ne sait, question profonde, Ce que perdrait le bruit du monde, Le jour où Paris se tairait!
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je veux dire des HM/s, qui restent ses grands meneurs.
C'est ainsi qu'il est à la fois radical et libéral. « Mon illustre ami, écrivait-11 à Lamartine, le 14 juin 1862, si le radical, c'est l'idéal, oui, je suis radical. Oui, une société qui admet la misère; oui, une religion qui admet l'enfer; oui, une huma..nité qui admet la guerre, me semblent une société, une religion et une humanité inférieures, et c'est vers la société d'en haut, vers l'humanité d'en haut et vers la religion d'en haut que je tends société sans roi, humanité sans frontières, religion sans livre. Oui, je combats le prêtre qui vend le mensonge et le juge qui rend l'injustice. » Mais cette déclaration de guerre au mal n'implique point de sa part la volonté farouche de faire triompher la vérité par la force. Victor Hugo respecte la liberté de l'erreur, la liberté même de ceux (et c'est en cela que consiste proprement le libéralisme) de ceux dont tout le monde sait bien que, le jour où ils seraient les plus forts, le premier usage qu'ils feraient de leur victoire serait de confisquer la liberté.
Sois juste; c'est ainsi qu'on sert la République. Jamais je ne dirai: Ce traire a mérite,
Parce qu'il fut pervers, que, moi, je sois inique. Et je fais, devenant le même homme que lui, 'De son forfait d'hier ma vertu d'aujourd'hui. ]i était mon tyran, il sera ma victime.
Le talion n'est pas un reflux légitime.
Ce que j'étais hier, je veux i'etre demain.
Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main
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En me disant: Ce crime était leur projectile;
Je le trouvais infâme et je le trouve utile;
Je m'en sers, et je frappe, ayant été frappé
Sans compter que toutes ces vengeances,
C'est l'avenir qu'on rend d'avance furieux!
Travailler pour le pire en faisant pour le mieux, Finir tout de façon qu'un jour tout recommence, Nous appelons sagesse, hélas! cette démence. Flux, reflux. La souffrance et la haine sont sœurs. Les opprimés refont plus tard des oppresseurs s. Le préjugé vulgaire sur Victor Hugo est qu'il a
été courtisan du peuple après avoir été courtisan des rois, tour à tour légitimiste, orléaniste, bonapartiste et républicain, suivant l'heure et le flot, toujours du côté du succès et toujours avide de popularité. Cependant des apologistes très considérables du poète se sont inscrits en faux contre ce jugement et ont prétendu, avec tout l'avantage d'une critique mieux informée, moins prompte aux apparences, qu'il n'a suivi, en dernière analyse, que sa propre inspiration.
M. Ernest Dupuy établit, par des faits, que Victor Hugo n'a flatté l'opinion ni en 1825, ni en 1852, ni en 1871~. Le philosophe Renouvier soutient que « Victor Hugo a toujours témoigné du mépris pour la qualité principale de ~'OM~!er, qui est de travailler dans le goût du public qui commande l'ouvrage ))', et il justifie ce paradoxe en faisant voir que notre auteur a développé et accentué son 1. L'Année <et')'e. Avril, V.
2. /M. Juin, XIII.
3. Page 122 de Victor Ilugo, l'homme et le poe<e.
4. Page 315 de Victor Hugo, lepoète.
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romantisme après 1850, alors que la littérature, devenue naturaliste,' n'en voulait plus. Enfin M. Mabilleau défend le poète contre les personnes qui s'empresseraient trop de dédaigner comme vaines et frivoles ses théories politiques et sociales par ce motif spécieux qu'elles sont une conséquence de son imagination. « Pour combien de nous, » répond-il en faisant de l'argument une arme à la confusion de ceux qui s'en servent, « pour combien de nous peut-on affirmer que nos opinions découlent de la pure raison, ou du libre choix de la volonté éclairée ? Le plus souvent, c'est notre éducation qui nous les suggère par influence directe ou par réaction; parfois nous les devons au hasard d'une lecture ou d'un entretien, à la faveur spéciale d'une bienveillance ou d'une amitié. Je ne veux point parler des cas où la nécessité les impose, où l'intérêt les conseille. N'en doutons pas, ceux-là méritent la louange et l'admiration qui, comme Victor Hugo, ont trouvé en eux-mêmes la source de leurs convictions, ceux pour qui les idées directrices de la conduite sont encore une expression de leur personnalité, chez qui, enfin, une faculté maîtresse réalise l'unité de la vie. »
Victor Hugo, dans ses dernières œuvres, a beau parer des plus nobles images la puissance populaire Mtare'e, océan, lion, l'auteur de la Fin de Satan rejoint celui des Odes et Ballades, en donnant du peuple cette définition peu flatteuse « Un troupeau 1. Page 19 de l'iclor Hugo (collection des Grands Écrivains français).
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de moutons d'où sort un tas de tigres ». Il ne veut « pas plus du tyran tous que du despote un seul », et il estime que « l'esclave serait tyran s'il le pouvait' )). Le prologue de ~~He'e terrible essaie (mais l'entreprise était malaisée) de distinguer le peuple de la foule le peuple est le soldat glorieux du droit et du progrès; la foule, c'est l'instrument aveugle de la violence et de la tyrannie. MKe/y, Ms/e/~m d'Oslo', dans ~Le~eK~edes Siècles, nous montre la multitude superficielle et mobile, aussi lâche au fond que généreuse en apparence, pleine d'abord d'un puéril enthousiasme pour le fier baron révolté, se retournant soudain contre lui quand la force a vaincu le droit dans sa personne, et « le penseur » conclut tristement « La foule ingrate et vaine existe ».
Les crimes des rois excitent sa fureur et sa verve; les crimes des peuples le rendent stupide. « Et c'est une république qui a fait cela! » écrivait-il à George Sand, le 20 décembre 1859, à propos de l'exécution de John Brown. « Hélas! j'ai vraiment le cœur serré. Les crimes de rois, passe crime de roi est fait normal; mais ce qui est insupportable au penseur, ce sont les crimes de peuple. » Non! jamais d'echafauds! C'est par d'autres répliques Que doivent s'affirmer les saintes républiques
i. Page 226 de l'édition in-S.
2. Proiogue de l'Année <e<e, et la Ville disparue (Légende des Siècles).
3. Toute la Lyre I, 1 (in-8), ou I, 2t (in 18).
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Les Terroristes de 93 ne laissent pas que d'embarrasser un peu cette âme juste
Carrier, Le Bas, Hébert, sont des Philippes Deux;
Fouquier-Tinville touche au duc d'A)be; Barrere
Vaut de Maistre, et Chaumette a Bàville pour frère Mais ces monstres sont les serviteurs horribles et sanglants du progrès. Marat rédige une feuille « de fange et d'aurore inondée ». Sans que la fin justifie les moyens, la grandeur de l'idée donne une poésie sombre aux crimes des scélérats qui en furent les ouvriers inconscients. Victor Hugo accorde même des circonstances très atténuantes a ces travailleurs « hagards », que remplissait une vague pitié pour leurs propres victimes, qui d'abord furent celles de l'ancien ordre de choses C'est par excès d'amour qu'ils abhorrent; bonté
Devient haine; ils n'ont plus de cœur que d'un côté A force de songer au sort des misérables,
Et par miséricorde ils sont inexorables.
La révolution française est un Golgotha qui, comme celui du Christ, constitue une date climatérique dans l'histoire de l'humanité
L'cternct sablier des siècles s'arrêta,
Laissant l'heure incomplète et discontinuée;
L'ccit profond des penseurs plongea dans la nuée,
Et l'on vit une main qui retournait le temps 2.
A distance, il devient aisé d'apercevoir les grands aspects de la justice et de la vérité; mais il faut une force bien rare pour résister à la fureur aveugle des 1. 7o;;te la Lyre, I, i (in-tS), ou 1, 21 (in-18).
2. 7~(/.
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partis quand on est un spectateur ému de la lutte. Cette force, Victor Hugo l'a eue à une époque où tout le monde en manquait. Je me souviens de la colère que sa conduite souleva, en 1871, dans le monde de la bourgeoisie parisienne, quand il refusa de se déclarer nettement contre la Commune. Il y eut une explosion d'articles indignés ou attristés de la part même de ceux qui étaient de fervents admirateurs du poète, tels qu'Edmond About et Paul de Saint-Victor, et j'ai moi-même alors exprimé ce sentiment dans des pages dont je fais aujourd'hui amende honorable'.
Je ne crois plus qu'en cette circonstance le poète ait voulu Hatter la populace, comme pour la disposer à son apothéose et préparer la triomphante journée de ses funérailles. Il a simplement tâché d'être juste. Mais, comme la justice n'est sûre de n'être pas injuste, comme elle ne s'achève et ne se couronne qu'en devenant la charité, il s'est montré plein d'indulgence et de compassion pour des crimes dont nous voyons clairement aujourd'hui, d'un œil et d'un cœur enfin calmes, toutes les causes par lesquelles ils sont expliqués.
Qui n'est que juste est peu.
La justice, c'est vous, humanité; mais Dieu
Est la bonté
Toutes les idées philanthropiques et humanitaires de Victor Hugo, objets de railleries faciles ou de mesArticle sur l'Année <em'Me, recueilli dans mes Études sur la ~«ë?'a<u)'e française moderne et contemporaine.
2. Dieu
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quines indignations, deviennent sérieuses, belles, dignes d'admiration et d'estime, lorsque, pour les juger, on s'élève au-dessus des contingences contemporaines, où notre courte vue borne naturellement son horizon. Le poète voit plus haut et plus loin que nous. Si, par la faute des hommes, la définition suivante de la république n'est pas vraie en /6:ï<, cela l'empèche-t-il d'être vraie en idée, de pouvoir et de devoir un jour devenir une réalité?
Larépub)i([uedoits'aff!rmerpar)'amour,
Par l'entrelacement des mains et des pensées, Par tous les lys s'ouvrant à toutes les rosées,
Par le beau, par le bon, par ie vrai, par le grand, Par le progrès debout, vivant, marchant, flagrant, Par la matière à l'homme enfin libre asservie,
Par le sourire auguste et calme de la vie,
Par la fraternité sur tous les seuils riant,
Et par une blancheur immense à l'orient
AladifTérenco du véritable socialisme, tel qu'il est
exposé et débattu aujourd'hui par tous les théoriciens grands et petits de la secte, celui de Victor Hugo n'est point une doctrine plus ou moins audacieuse et plus ou moins savante dont les articles soient discutables; c'est un évangile très simple, d'une incontestable excellence, et qui n'a qu'un seul et unique précepte répété sous mille formes Aimex-vous les uns les autres.
Il faut soulager les souffrances, élever à la dignité d'hommes tous les forçats de la misère dans une société qui peut avoir aholi l'esclavage, mais qui n'a pas supprimé la servitude. Si l'homme i. Pièce ci-dessus citée de Toute la J~e.
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doit rester forçat, qu'il le soit du travail librement consenti.
Le travail est devoir et droit, et sa fierté
C'est d'être l'esclavage étant la liberté.
Le forçat du devoir et du travail est libre 1.
Il faut extirper tous les abus, relever la condition de la femme, qui est « aux fers dans des lois inégales )), protéger l'enfance contre ceux qui l'exploitent, et guérir enfin les maux divers dont Melancholia, des CoK<e)Kp/a<?'ons, nous fait une énumération poignante, d'un détail plus exact etplus minutieux qu'il n'est dans les habitudes du poète. Tout cela est d'une candeur évangélique. Victor Hugo a dénoncé la grande iniquité sociale l'inégalité des conditions et des fortunes, si souvent distribuées .entre les hommes par le seul hasard de la naissance. Mais, en vérité, sa hardiesse ne dépasse pas celle de Bossuet, dans son fameux .sermon sur f.Ë'M:meH<e dignité des PsMM'e~; car, si on lui .demandait ce qu'il faut faire, il répondrait comme l'évêque de Meaux et comme Jésus « Vends tout .ce que tu as et donne-le aux pauvres )).
Le remède n'est ni général ni sûr. C'est un accident de la bienfaisance, dû à l'initiative des riches, et il ne faudrait pas trop compter sur le poète pour en donner l'exemple. Comme nous tous, il n'a fait l'abandon à ses frères malheureux .que d'une parcelle de son superflu. Au temps de i. Toule la Lyre, V, 20, de l'édition in-S.
.2. Ibid., dernière série, II), 6, de l'édition in-8.
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son exil à Guernesey, il avait institué pour les enfants pauvres de l'île un déjeûner mensuel, et il leur distribuait tous les ans, le jour de Noël, des vêtements et des joujoux. Je le vois et je l'entends encore, dans une espèce de sermon laïque prêche, le 35 décembre 1868, devant les familiers de sa maison et quelques invités, balancer l'antithèse avec un beau geste, de sa voix bien timbrée, dans cette période vibrante et sonore « Il y a deux manières de bâtir des églises on peut bâtir des églises en pierre et en marbre, et l'on peut bâtir aussi des églises en chair et en os; un pauvre que vous avez soulagé, c'est une église que vous avez bâtie, et d'où la prière et la reconnaissance montent vers Dieu! a
Quoi de moins révolutionnaire? Victor Hugo n'allume pas, par des excitations dangereuses, la convoitise de ceux qui n'ont rien; il ne fait pas danser devant leurs yeux l'illusion du grand partage il ne propose pas de loi agraire; il n'est pas collectiviste.
Avec la gravité d'un prédicateur, il excuse les malheureux, les petits, les ignorants, les faibles, charge ceux qui ont les biens, l'instruction, la puissance, et rétablit les vraies responsabilités.
Hélas! combien de temps faudra-t-il vous redire A vous tous, que c'était à vous de les conduire, Qu'il fallait leur donner leur part de la cité, Que votre aveuglement produit leur cécité; D'une tutelle avare on recueille les suites,. Ht le mal qu'ils vous font, c'est vous qui le leur fites 1. L'Année <er)':Me. Juin, XIII.
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Après la visite d'un bagne, le poète écrivait Je dis que ces voleurs possédaient un trésor, Leur pensée immortelle, auguste et nécessaire; Je dis qu'ils ont le droit, du fond de leur misère, De se tourner vers vous, à qui le jour sourit,
Et de vous demander compte de leur esprit;
Je dis qu'ils étaient t'homme et qu'on en fit la brute. On a de la pensée éteint en eux la flamme,
Et la société leur a volé leur âme
La fureur cruelle des révolutions s'explique par
leur origine elles sont « filles dès-monarchies~ )). La pièce du mois de mai de ~~Me'e terrible sur Pa~s M!ceM6~'e refuse de condamner sans appel, sans recours contre les vrais et grands coupables, les auteurs irresponsables de cette atrocité.
Non, ce n'est pas toi, peuple, et tu ne l'as pas fait. J'accuse la Misère, et je traine à la barre
Cet aveugle, ce sourd, ce bandit, ce barbare, Le Passé; je dénonce, ô royauté, chaos,
Tes vieilles lois d'où sont sortis les vieux fléaux. Elles seules ont fait le mal; elles ont mis
La torche inepte aux mains des souffrants imptacabtes. Je dénonce les faux pontifes, les faux dieux. Le cri que je pousse et le glas que je sonne, C'est contre le passé, fantôme encor debout
Dans les lois, dans les mœurs, dans les haines, dans tout. J'accuse, ô mes aïeux, car l'heure est solennelle, Votre société, la vieille criminelle!
La scélérate a fait tout ce que nous voyons. Elle vient d'enfanter cette effroyable année. Le bœuf meurtri se dresse et frappe à coups de corne.
La conclusion de la ~'<!esM~<~Me est « Tout le crime ici-bas est fait par l'ombre lâche. Et je dis à la Nuit Répondez, accusée ».
t. Les Quatre Vents de l'Espi-il, I, 24.
2. Toute la Z.)/)'e, 1, de l'édition in-S; J, 21, de l'édition in-18.
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Victor Hugo, poète satirique, est, lui aussi, un taureau meurtri et furieux qui « frappe à coups de corne », qu'un taon « poursuit de son âcre piqûre », qu'une lueur rouge excite, et il y a deux grands cavaliers noirs contre lesquels il fonce sans trève ni relâche
La Force tyrannique et despotique, personnifiée dans les princes;
La Nuit, incarnée dans les prêtres, les juges injustes et les cuistres.
Il nous faut maintenant passer en revue ces objets divers de sa satire.
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Les crimes de la force.
PRINCES
Un critique contemporain, autrefois homme d'esprit, déplore en jolis termes, dans un passage fréquemment cité, que Victor Hugo ayant vécu dans le siècle qui a le mieux connu et compris l'histoire, l'ait transformée en une espèce de théâtre de Guignol où les papes et les rois nous apparaissent sous la figure de porcs ou de tigres.
C'est en effet comme un spectacle de foire, dressé sur des tréteaux fort simples, avec accompagnement de grosse caisse et de trombone, pour l'épouvante et pour la joie d'un public enfantin et inculte, qu'il convient trop souvent de nous représenter la satire des têtes couronnées dans l'œuvre poétique de Victor Hugo et tel qu'il est, le spectacle peut plaire, même aux personnes raffinées, qui vont chercher parfois chez Polichinelle une diversion au solide aliment de la science et aux ragoûts délicats de la psychologie.
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Mais le Guignol historique de Victor Hugo a ceci departiculier que, si l'auteur des scènes et desboniments nous amuse, lui-même ne rit pas. Il prend les choses et il se prend fort au sérieux ce qui rend sa comédie à la fois plus comique et moins spirituelle.
Le sultan Mourad
Fut saint; il fit étrangler ses huit frères.
Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches De cèdre, afin de faire honneur à ce vieillard.
Manfredi,
A l'heure où midi change en brasier le ciel,
Fait lécher par un bouc son père enduit de miel Cibo embarque
Trois enfants dont il doit hériter, ses neveux, Sur un bateau doré qu'il suit de tous ses vœux, Et qui les noie, étant fait de planches trop minces 2. Cette façon de conter des choses atroces est pro-
prement )'e/ûM!SS<m<e; je doute qu'un homme de gôut puisse lire de si plaisantes horreurs sans que sa physionomie, bien loin de s'assombrir, prenne cet air épanoui qui s'achève en hilarité. Mais il est douteux que le moindre sourire ait même effleuré les lèvres du narrateur, et la preuve de sa gravité naïve se trouve dans des exclamations telles que celles-ci, qui succèdent sans intervalle à ses histoires de Croquemitaine et de Barbe-bleue Mais expliquons-nous donc! vous nommez ça des princes! Un tas de scélérats et de coupe-jarrets!
Mais où sont donc les loups? Oh! les antres! les antres! t. L'Ëc/ta/aKd, dans Toute <a t.ye.
2. Les quatre jours d'~cits.
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Il a des enfantillages énormes qui seraient les plus amusantes fantaisies du monde, si ce n'était pas plutôt les farces solennelles d'un géant qui ne badine jamais qu'en fronçant le sourcil. Un chevalier, rencontrant une hydre, tire contre elle son épée. L'hydre, parlant par une de ses bouches, lui dit:
Pour qui viens-tu, fils de dofia Sancha?
Est-ce pour moi, réponds, ou pour le roi Rainire?
C'est pour le monstre.- Alors c'est pour le roi, beau sire. ~· Et l'hydre, reployant ses nœuds, se recoucha
Le plus souvent d'ailleurs, l'outrance de Victor Hugo, quand il parle des rois, appartenant àce qu'il y a de plus sincère et de plus passionné dans son inspiration satirique, a sa solide beauté; et, comme elle n'est que le grossissement du vrai, l'imagina-' tion peut toujours s'y plaire sans que la raison en reçoive, après tout, plus d'offense que de toute autre hyperbole permise en poésie.
Il a rendu avec une admirable force d'expression certaines misères de la grandeur royale, notamment l'immense ennui qui s'attache à l'accomplissement facile et paresseux de caprices continuels que rien ne contrarie; pour peindre la profondeur morne de cet abîme moral, le vocabulaire de notre langue a deux mots pittoresques dont son art a tiré les plus puissants effets le lourd verbe bâiller, et son substantif à large bouche &eyMeM<.
Les vastes bàillements du cérémonial 2.
1. Z.'J?~/t!t'e, dans la Légende des Siècles.
2. ~Kat'~ar!'<a, scène i.
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L'Aigle du Casque nous montre
Tiphaine dans sa tour que protège un fossé,
Debout, les bras croisés, sur la haute muraille. Voita longtemps qu'il n'a tué quelqu'un, il bâille. J?MK-Z!2M?M, continuant la tradition de « l'homme
heureux » des Odes et Ballades (IV,8) qui, pour se désennuyer, « faisait jeter par jour un esclave aux murènes », s'est fait amener des prisons de la ville
Deux voleurs qui se sont, trainés à ses genoux,
Criant grâce!
Et, curieux de voir s'échapper leurs entrailles,
]) leur a lentement )ui-meme ouvert le flanc;
Puis il a renvoyé ses esclaves, bâillant.
Quelle peinture de l'indifférence ennuyée d'une bête sanguinaire au milieu des cris et des pleurs de ses victimes
Le style relève constamment chez Victor Hugo ce que la pensée a de fruste et de rudimentaire; si l'éclat de la forme peut sauver la pauvreté du fond, c'est surtout dans son enfantine satire des tyrans que le grand écrivain a fait ce miracle.
L'idée n'était-elle pas ingénieuse et vraie d'associer ces deux choses, le supplice d'un homme et la joie publique, et de faire dire au gouverneur de la Judée
C'est une fête; il faut mettre quelqu'un en croix'? Pour enseigner à ses sujets tous les métiers, un tyran n'a qu'une seule méthode la mort. « En est-il La Fin de Satan, p. 2:n de l'édition in-8.
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un de vous qui sache faire un temple? » demande un roi d'Orient à des captifs dans la Légende des Siècles'. « Non, dirent-ils. J'en vais tuer cent pour l'exemple. »
L'inscription pour la tombe du roi Mesa, fils de Chémos, dans le même recueil, a des parties d'une éloquence vraiment lapidaire
Les peuples me louaient parce que j'étais bon.
Sachez que vous devez adorer cette pierre
Et brûler du bételdevant ce grand tombeau;
Car j'ai tué tous ceux qui vivaient dans Nébo,
J'ai nourri les corbeaux qui volent dans les nues, J'ai fait vendre au marché les femmes toutes nues, J'ai chargé de butin quatre cents éléphants,
J'ai cloué sur des croix tous les petits enfants, Ma droite a balayé toutes ces races viles
Dans l'ombre, et j'ai rendu leurs anciens noms aux villes. Entre les monstres divers qui furent empereurs
ou rois, Victor Hugo ne fait aucune différence, conformément à la loi de simplification et d'abstraction par laquelle est dominée l'imagination de ce grand classique, et cette généralisation trop sommaire retranche de sa satire l'intérêt qui s'attache aux nuances de la vérité. Il l'a déclaré en termes formels
Tous les tyrans ne sont qu'un seut despote au tond Toute la différence entre ce sombre roi
Et ce sombre empereur, sans foi, sans Dieu, sans loi, C'est que l'un est la griffe et que l'autre est la serre.. L'un est fourbe et l'autre est déloyal 3.
1. Le Travail des Cap<
2. La Rose de ~?:/tM<e, dans la Légende des Siècles
3. Et':)'a'!<M, ibid
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Dans le duel gigantesque où Victor Hugo, imitant et surpassant Rabelais renouvelle l'exploit de Pantagruel, qui, du corps de Loupgarou saisi par les deux pieds et levé en l'air comme une massue, assomma Rinandouille, Eviradnus prend par les talons le cadavre de Ladislas, roi de Pologne, que sa main colossale vient d'étrangler, et armé de cette « horrible fronde, dont le corps est la corde et la tête la pierre », il marche sur Sigismond, empereur d'Allemagne, qui recule d'effroi. 11 crie au mort et au vivant
Arrangez-vous, princes, entre vous deux.
Si l'enfer s'éteignait, dans l'ombre universelle
On le rallumerait, certe, avec l'él.incelle
Qu'on peut tirer d'un roi heurtant un empereur.
Dans l'échelle des vocables outrageants, la qualité d'emperëMf est, pour Victor Hugo, le dernier terme de l'injure « un fourbe, un escroc, un gueux, un drôle, un lâche, un empereur~ ». Les rois sont « les vastes charpentiers de l'abatage en grand » « ils ont sous eux les fronts comme un faucheur les herbes )). Ils sont méchants, parce qu'ils sont rois; c'est une fatalité et de leur fonction. et de leur naissance. « Etaient-ils méchants? Non; mais ils étaient rois »
<. Dans son récent ouvrage, ~tc<o;' H!<~o,/Me<eë/M</Me, page 8, M. Riga! cite, comme la vraie source de Victor Hugo, un passage de la Chute d'MK ange, de Lamartine.
2. Z/etKpereio' à CoMptc~ne, dans les Années /MHM<&! ou dans la seconde Cor~e ~'aH'a/M, de Toute la T~-f.
3. J~M/erre;' et la Ville disparue, dans /a Légende des Siècles. 4. 7~
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Et ce n'est point là une boutade lancée en passant c'est une doctrine très arrêtée du poète, à laquelle il donne toute sa paradoxale précision par l'application expresse qu'il en fait au monarque dont la bonté est légendaire, au bon roi par excellence, à Henri IV
Henri Quatre, l'histoire un jour dira de toi
II n'était pas méchant, non, mais il était roi 1. Un roi,
C'est un homme trop grand que trouble un vague efTroi, Qui, faisant plus de mal pour avoir plus de joie, Chez les bêtes de somme est la bête de proie; Mais ce n'est pas sa faute, et le sage est clément; Un roi serait meilleur s'il naissait autrement Oui, mais il est mal né. Vraiment les rois sont
les hommes que la nature ennemie a traités le plus mal dans le partage des conditions. Cette pensée, que j'oserai appeler sérieuse, belle et profonde, si l'on veut bien m'accorder que l'abus fait par la rhétorique de certains lieux communs ne leur enlève pas le caractère de grandes et fortes vérités, est parmi celles qui ont inspiré à notre auteur ses vers les plus sublimes.
Elle est une des idées simples et fondamentales de son beau poème des Ms~eMreMa;; elle lui a dicté tout son livre de la Pitié SM~eme, et déjà dans <SMM< ~acfyMtcB 7'e~MHt, des Voix intérieures, à propos des trois frères qui régnèrent sur la France, Louis XVI, Louis XVIII et Charles X, le poète s'était écrié avec une admirable éloquence t. La Pitié supt'~me.
2. La Ville disparue.
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Dans ces temps radieux, dans cette aube enchantée, Dieu! comme avec terreur leur mère épouvantée Les eût contre son cœur pressés, pâle et sans voix, Si quelque vision, troublant ces jours de fêtes, Eût jeté tout à coup sur ces fragites têtes
Ce cri terribie Enfants! vous serez rois tous trois! Et qu'avez-vous donc fait, ô pauvres innocents?
La Pitié SKp)'e?ne est l'amplification trop copieuse de ce thème de 1836, que Victor Hugo reprend et développe avec l'excessive verbosité où il versa de plus en plus dans ses derniers ouvrages; mais ce flux de paroles roule encore de bien belles choses. Telle est surtout l'expression de « droit à la sainte misère », dont les princes sont injustement frustrés par le malheur de leur naissance.
K'avait-i) donc pas droit, ce triste nouveau-né.
Au chaume, au gatetas, aux souliers sans semelle, Au liard du ruisseau qu'on fouille avec un c!ou?. N'avait-il donc pas droit à la ~a:n<e ))!!M)'e?. Louvres payés trop cher! ô liremlins, Alhambras Comme il eût dit Jamais! jamais! s'il avait su Tout ce que vous cachez d'ombre et de précipice! Oh! plutôt qu'être infant, césarevitch, dauphin, Mendier, grelotter, avoir froid, avoir faim, Ètre le chien humain d'un vil troupeau qui broute, Garder les porcs, casser des pierres sur la route!
Une sagesse supérieure, une « pitié suprême » seront donc indulgentes aux rois, parce que leur naissance les expose aux tentations les plus terribles, parce qu'il n'est point d' « accouplement plus digne de pardon que la toute ignorance et la toute puissance )), parce que la corruption qui les entoure et les assiège est si pernicieuse qu'aucune vertu n'y
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résiste, et que « Jocrisse flatteur perdrait Socrate roi))'.
Mais, excusables ou responsables, les rois sont des bêtes malfaisantes. Les crimes sanguinaires sont une nécessité de leur nature, comme, pour l'oiseau, de faire et de couver son nid; pour l'abeille, de composer son miel. Tour éminemment classique et même un peu banal, cher à la rhétorique de Victor Hugo
Rois hideux! on verra, certe, avant que leur âme
Renonce à la tuerie, au glaive, au meurtre infâme, Au clairon, au cheval de guerre qui hennit,
L'oiseau ne plus savoir le chemin de son nid,
Le tigre épris du cygne, et l'abeille oublieuse
De sa ruche sauvage au creux noir de l'yeuse s.
Royaliste exalté dans sa première jeunesse, républicain farouche dans le dernier tiers de sa vie, Victor Hugo daigna, jusqu'à l'âge de cinquante ans environ, faire entre les monarques certaines diSerences, ne pas les regarder tous indistinctement comme des monstres, admettre la possibilité de quelques créatures relativement vertueuses et bonnes parmi tous. ces démons de l'enfer. Dans une épître ~4 M s~M~M'e David, datée de 1840', le poète, en bon spiritualiste, nous montre les rois, comme les autres hommes, artisans volontaires de leur destinée infâme ou illustre, libres de t. ~7)6.
2. /?t?:M'<errt&/e. Octobre, II.
3. Les Rayons et les Ombres, XX.
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choisir entre le mal et le bien, entre la. honte et la gloire:
C'est vous-mêmes, ô rois, qui de vos propres mains
Bâtissez sur vos noms on la gloire ou la honte! Ce que nous avons fait tôt ou tard nous raconte. On peut vaincre le monde, avoir un peuple, agir Sur un siècle, guérir sa plaie ou t'élargir;
Lorsque vos missions seront enfin rempties,
Des choses qu'ici-bas vous aurez accompties
Une voix sortira, voix de haine ou d'amour.
Même dans les CM<MHeH<s (IV, 1')), à propos de
Manuel expulsé de la Chambre sous la Restauration, et de l'ébranlement qui résulta pour le trûne de ce violent attentat contre la liberté, Victor Hugo rend justice à la grandeur de l'ancienne monarchie
On vit, sombre lueur, poindre mil-huit-cent-trente; L'antique royauté, fiërc et récalcitrante,
.Chanceta sur son trône, et dans ce noir moment On sentit commencer ce vaste écroulement;
Et ces rois, qu'on punit d'oser toucher un homme, Etaient grands, et më)ës à notre histoire, en somme; Ils avaient derrière eux des siècles éblouis,
Henri Quatre et Coutras, Damiette et Saint-Louis. Mais ces réserves si raisonnables, ces concessions
d'une si élémentaire équité sont presque une infidélité du poète à la profession de rigoureuse intransigeance contenue dans sa doctrine sur la poésie satirique au chapitre v du livre premier des <~Mr(<t'e Vents de <p?'ï<, où il déclare que la satire moderne, depuis la Révolution française, Ignore
Cette grandeur des rois qui fit Boileau sonore,
Et ne se souvient d'eux que pour les souffleter.
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Les portraits de Louis XIV, de Louis XIII, de Henri IV lui-même, dans le grand poème de la .Ret)0<M<i!'o?t formant le « livre épique » des Quatre Vents de ~Ë'sjo?':<, sont, comme celui de Louis XV, de noires peintures, où il n'y a que des ombres, où pas une touche lumineuse n'adoucit et n'humanise l'horreur de ces fantômes sinistres, de ces trois rigides statues de marbre et de bronze, faites « des cœurs de tous les rois leurs pères », qui descendent la nuit de leurs socles et traversent Paris pour aller contempler léchafaud de Louis XVI, ouvrage inconscient de leurs mains.
Voici Louis XV
Un sinistre appétit de faire le contraire
De ce que veut l'honneur, un satyre à l'affût, Boue et néant, voilà ce que cet homme fut.
Voici Louis XIV
Fier, il avait sous lui la foule misérable.
La terre avait pour but d'occuper son ennui. Le peuple, n'ayant pas de pain, niangeait de l'herbe. Un hiver, on en vint à ceci, que, navrés.
N'ayant plus une ronce à manger, ne sachant Que faire, ayant brouté tous les chardons du champ. La misère attaqua les mornes catacombes;
Le soir, on enjambait le mur triste des tombes; Des cimetières noirs l'homme chassait les loups; De la bière pourrie on écartait les clous,
Et le peuple fouillait de ses ongles les fosses; Les femmes blasphémaient et pleuraient d'être grosses, Et les petits enfants rongeaient les os des morts. 11 fit plus, il se fit le grand bourreau de Dieu Pieux, il ramena par le fer et le feu
Son peuple à la candeur de la foi catholique. Rivières rejetant les noyés sur leurs plages, Cavalerie affreuse écrasant les villages,
Feu, ravage, viol, le carnage, le sang,
La fange, et Bossuet, sinistre, applaudissant!
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Voici Louis XIII
Un homme rouge fut son spectre et son génie.
Son prêtre lui faisait faire ce qu'il voulait;
D'une soutane horrible iiétaittcvaiet.
Et voici Henri IV
11 fit touten riant;
I) riait à la guerre et riait en priant.
Ce roi de belle humeur a ri jusqu'au tombeau;
C'est en riant qu'il ut de Dieu son escabeau.
H s'épanouissait, il aimait les batailles
Et les filles, cherchant gaîment tous les hasards. Et, non loin de ces jeux et de ces ris.
Nus, grelottant au vent sous les poutres muettes, S'entre-choquant l'un l'autre et heurtés des chouettes, Envoyant des bruits sourds jusqu'au royal balcon, Les squelettes tordaient leur chaîne à Montfaucon Ce qui n'empêche pas que ce roi Henri Quatre,
Ce vert-galant qui sut aimer, boire et combattre, Soit le meilleur de ceux qu'on appelle les rois
La Pitié SMpp~Mte plaide pour Louis XIV les circonstances atténuantes dans une page célèbre, qui est la meilleure de ce poème, où l'exécution n'est pas toujours à la hauteur de l'inspiration. Louis n'a encore que cinq ans, lorsque le démon, sous la 1. A ce portrait de Henri IV on peut opposer, comme son pendant, celui de Philippe H, roi d'Espagne, dans la Rose (le /m/'<ïK/e:
Philippe Deux était une chose terrible. Sa bouche était silence et son âme mystère. Toujours vêtu do noir ce Tout-Puissant terrestre Avait l'air d'être en deuil de ce qu'il existait. Nul n'avait vu ce roi sourire, le sourire K'otant pas plus possible à ces lèvres do for Que raurorc à la grille obscure de l'enfer. Quelquefois immobile une journée entière, C'est un être effrayant qui semble ne rien voir; Il rôde d'une chambre à l'autre, pâle et noir. Son pas funèbre est lent comme un glas de bcn'rot Et c'est la Mort, à moins que ce ne soit le Hoi.
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figure de Villeroy, lui montre, du haut du balcon de Versailles,
Le grand fourmillement des hommes travailleurs. Les ondulations des vastes multitudes.
Et dit à cet enfant Tout ce peuple est à vous! Vous avez ces enfants, ces hommes et ces femmes, Vous possédez les corps, vous possédez les âmes A vous leur toit, à vous leur or, à vous leur sang; Le champ et la maison sont à vous; ce passant Vous appartient; soufnez, si vous voulez qu'il meure.. Votre droit est le droit de Dieu même; et tous deux Vous régnez.
]l'est votre pensée et vous êtes son bras; I) est roi de là-haut et vous Dieu d'ici-bas. Tout ce peuple est à vous. »
Le pauvre enfant écoute..
Mères! ayez pitié de ce pauvre petit!
La satire des princes a été alimentée de tout temps par un grand lieu commun, qui n'a la vie si dure que parce qu'il est une profonde vérité morale c'est qu'entre la tête serrée au cou par une corde, d'un gibier de potence, et la tête couronnée d'un conquérant, il n'y a point de différence sérieuse aux yeux du juste. 7Me crMce~ ~?'e<!M~ sce/ens <Mh'<, hic dt'adema, a dit Juvénal; pour l'un le prix du crime est un gibet; pour l'autre, un diadème.
Victor Hugo a traduit ce vers latin de bien des façons
Qu'un grand forfait triomphe, on lui baise l'orteil 1 Tu mettras sur ta tête une couronne d'or, Et ce qu'on nomme vol se nommera conquête; Car rien n'est crime et tout est vertu, sur le faite; Et ceux qui t'appelaient bandit, t'adoreront 2. L'Ane.
2. ~<M/e;'w, dans la Légende des Siècles
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Le discours d'~t ~o~Mr a MM roi, dans la Légende des ~ec~es, est trop long; il faut y choisir les meilleurs traits
Roi, que ta majesté fasse pendre la mienne,
Cela ne prouve pas qu'en notre désaccord
La tienne ait raison, sire, et que la mienne ait tort. Guetter l'homme qui passe ou le volet qui s'ouvre; Attendre qu'un marchand sous les brises du soir Rêve, et laisse bâiller le tiroir du comptoir, Vite y fourrer avec une agilité d'ange
Ma patte.
Je dépense à cela beaucoup de talent.
Mais toi, quelle est ta peine? aucune; et ton mérite? Nul. On croit être grand, quoi! parce qu'on hérite! Etre né, quel effort!
Trouvant qu'avoir un peuple à toi seul, c'est trop peu, Tu jettes un regard de douce convoitise
Sur un empire ainsi qu'un bouc sur un cytise. Tu dis Si j'empochais le peuple d'à côté?. Telle est notre nuance, ô le meilleur des princes! Je conquiers des liards, tu voles des provinces.
Dans les Deux r)'oMt)~Hes de Gallus, comédie et drame composant ]e « livre dramatique » des Quatre Vents de ~E'sp)'~<, on rencontre cette définition du prince « un voleur qui commence une dynastie », et celle-ci encore, nouvelle et ingénieuse leçon d'un vers connu « Le premier qui fut roi fut un voleur sans juges ». L'admiration des hommes se mesure « au sabre le plus grand ))
C'était aux bords du\ar, ils étaient cinq cent mille; Marius les tua que c'est beau
Les sages crieront ici tantôt au paradoxe, tantôt au lieu commun, et toujours à la déclamation. Esti-
i.JL'~tg.
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mons peu et n'admirons point ces esprits rassis et pondérés, si soucieux de ramener a une juste mesure la pensée et le langage des grands orateurs ou des grands poètes. Tenez pour certain qu'ils n'ont pas une étincelle du feu sacré qui déborde ailleurs en incendie, pas une goutte de l'onde généreuse dont ils se détournent dédaigneusement parce qu'elle roule quelque limon dans son cristal. Où sont donc les vérités fines et délicates qu'ils prétendent substituer à l'anathème sans merci que la satire prononce sur les tyrans et sur leurs conquêtes, sur l'iniquité de la fortune qui consacre leurs attentats, sur l'immoralité de l'histoire qui les absout et les admire, sur la servilité du monde qui les encense? Niera-t-on que l'adoration du succès ne soit une des grandes lâchetés de l'homme? La Bruyère n'a fait qu'introduire une jolie variante dans le thème éternel des Juvénal et des Hugo, quand il a écrit, au paragraphe 7 des Biens de fortune « Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui c'est un bourgeois, un homme de rien, un malotru. S'il réussit, ils lui demandent sa fille ».
.L'identité profonde des brigands que punissent les tribunaux et de ceux qui portent la couronne, de la conquête d'un.empire et du cambriolage d'une boutique, est reconnue par tous les philosophes qui ont simplement jugé la chose a la lumière du bon sens et de ce que PascaF appelait « le cœur s. Pour tous les yeux que l'évidence oblige de croire à la réalité d'un certain progrès, la guerre est
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manifestement un reste de barbarie, destiné à disparaître et qui s'en va lentement, mais dont la longévité trop durable, qu'on prend à tort pour une vitalité éternelle, tient à ce qu'il y a encore de barbare dans l'homme civilisé. Les apologistes de la guerre ne peuvent la justifier que par la considération d'une nécessité ac~Me~c des choses, c'està-dire par des raisons d'ordre relatif; la poésie condamne la guerre au nom d une vérité ahsolue qui se réalisera sûrement dans 1 avenir. On peut souhaiter que l'armée vive, parce qu'on a besoin d'elle aujourd'hui; mais ce vivat! serait un cri sauvage s'il enfermait un vœu d'immortalité. Les échecs successifs de toutes nos entreprises pour régler par un pacifique arbitrage les différends inLernationaux montrent que la chose est difficile, et personne ne le conteste; mais l'espérance invincible qui soutient et qui ressuscite périodiquement ces grandes assises de la paix prouve que la chose est raisonnable et que le succès lui est promis a une date que Dieu seul connaît. « Je suis en république et ~OM)' ?'ot j'ai moiMK~me, )) écrit Victor Hugo dans ~MMee <e?'e'. Si la morale a de quoi se récrier et gloser sur ce vers, il exprime politiquement un fait très simple et une idée fort juste la liberté enfin conquise par les citoyens afi'ranchis des caprices d'un despote. Usons-nous, dans la limite de nos devoirs et de la loi, de tous les droits que cette liberté nous i. Février, Il.
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confère? Sommes-nous nos « rois )) et nos maîtres? Notre paresse ne nous rend-elle pas trop aisément contents d'avoir raison, d'une manière contemplative, pour ainsi dire, sans que nous fassions assez d'efforts pour que la vérité triomphe et passe dans les faits? Si la conscience et la raison unanimes du monde civilisé ont de plus en plus horreur de la guerre, comment donc se fait-il qu'elle soit encore assez durable et assez vivace pour qu'on puisse spécieusement soutenir le sophisme abominable de son éternelle nécessité?
La guerre se maintient par la faiblesse et la bêtise des peuples, par un reste d'asservissement monarchique, par routine et préjugé traditionnel, par une conception puérile et fausse de l'honneur national, par basse convoitise et par sotte vanité.
Qu'on lise, sur ce sujet, une page d'un publiciste contemporain que j'ai déjà cité, l'éminent professeur et docteur Charles Richet, et qu'on dise si l'on aperçoit la moindre différence de fond entre la prose du savant et les vers du poète, entre la critique réfléchie et la satire enflammée
Qu'il s'agisse d'une tribu barbare ou d'une nation qui se prétend policée, la guerre relève toujours du même principe le piDage. Mais, quand le piiïage est colossal, il prend un autre nom; il s'appelle conquête. Les fauteurs et directeurs de ce pillage organisé sont les conquérants. Alexandre a conquis la Perse, l'Asie Mineure et l'Inde; César, les Gaules. Ce n'est qu'un vaste brigandage. Louis XIV, Frédéric H, Charles XH,Annibal furent, comme César, Alexandre, Cortex, Pixarre et Napoléon, de grands conquérants, c'est-à-dire des brigands de tailte démesurée.
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La conquête est due il l'aveuglement d'un peuple qui donne son or et son sang pour assurer au prince de la gloire militaire et une plus large dose de puissance. H faut que, pour agir avec cette insigne stupidité, pour descendre a ce degré d'abêtissement, le peuple se soit laissé persuader qu'il y a un honneur national lié à des dépêches diplomatiques rédigées en termes plus ou moins courtois, ou a.des incidents de frontières, ou à des polémiques déplaisantes entre journaux.
L'esprit de conquête se couvre de mots sonores c'est, avec l'honneur national, l'équilibre européen, la libération des opprimés, toutes allégations mensongères, qui, répetées dans les journaux populaires, finissent par égarcr l'opinion et par persuader aux naïfs que la guerre a été entreprise pour des motifs avouables, alors qu'elle n'a en réalité que des causes honteuses ou ridicules. honteuses, quand c'est le brigandage, ridicules, quand c'est la vanité qui la commande.
En tout cas, qu'il s'agisse de brigandage ou de vanité, ce sont les grands chefs qui en vivent, et les pauvres diables de soldats qui en meurent*.
Ainsi s'exprime le docteur Richet. Si l'on récuse mon auteur comme incompétent ou comme trop partial, je puis corrohorer ses paroles par celles d'un personnage politique très grave qui ne sera point trouvé suspect, le président, au Parlement, de la commission de l'armée
« Rien de plus élastique, a dit M. Méziëres, que les questions de dignité et d'honneur. Il suffit quelquefois d'un incident secondaire, de la maladresse d'un agent diplomatique, ou même de la pétulance d'un journaliste pour déchaîner le fléau de la guerre. 1. La CMen'e et la Paix (cité dans un numéro du Bulletin de ~)'&!<fj'~6 M<)'e na<;o?ty).
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Les expressions la dignité de notre couronne, l'honneur de notre drapeau, la gloire de nos armes, sont des formules spécieuses et imposantes, mais qui peuvent couvrir des ambitions insatiables'. » » Victor Hugo est donc en plein dans le vrai quand il assimile à des voleurs les empereurs et les rois, et il n'y a pas d'autre différence entre son langage et celui des simples raisonneurs en prose que celle des formes hyperboliques qu'autorise la poésie et dont notre poète use à outrance. Il n'a fait qu'illustrer par de brillantes images le mépris que la raison éprouve pour ce que le médecin philosophe appelle, en termes seulement plus abstraits, l' « aveuglement », l' « insigne stupidité », l' « abêtissement )) des peuples asservis à d'injustes caprices princiers ou à de vains préjugés nationaux décorés des beaux noms d'honneur de la patrie et de gloire militaire
L'homme est servile au point que l'histoire en est lasse. Depuis quatre mille ans et plus qu'il est en classe. Une s'est pas encor délivré des despotes.
Les hommes (c'est ainsi, Dieu, que vous les créâtes) Sont les seules souris devant les chats béates, Heureuses de servir au matou de hochet;
L'homme est le seul mulot content de l'émouchet, Le seul mouton bêlant des hymnes aux colères Du tigre, et du lion contemplant les molaires,
Le seul poisson qui danse et sonne du grelot
Devant les triples rangs de dents du cachalot, Le seul moineau, la seule alouette espiègle
Qui chante Te DeM~ dans la griffe de l'aigle s. Dans ses Pe~'<es .Epopées, où l'inspiration satirique
visiblement associée à l'inspiration épique en altère d. Même recueil (numéro de novembre 1899).
2. L'Ane.
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plus ou moins la sereine beauté objective, mais ajoute au récit un vif accent de passion personnelle, Victor Hugo nous montre le sultan Mourad, Législateur horrible et pire conquérant,
N'ayant autour de lui que des troupeaux infàmes,
De la foule, de t'homme en poussière, des âmes
D'où des langues sortaient pour lui lécher les pieds. « Siècle infâme! » s'écrie ailleurs l'auteur de la Légende des Siècles, et l'on sent bien que c'est celui des CM<MMCM<s qui parle par la bouche du grand justicier Eviradnus
Siècle infâme! ô grand ciel étoilé, que de honte! Tout rampe; pas un front où le rouge ne monte. C'est égal, on se tait, et nul ne fait un pas.
Opeup[e,mit!ionetmi)iiondebras,
Toi, que tous ces rois-là mangent et déshonorent, Toi, que Leurs Majestés les vermines dévorent, Est-ce que tu n'as pas des ongles, vil troupeau, Pour ces démangeaisons d'empereurs sur ta peau! La comparaison des rois et des empereurs avec
des poux est familière à Victor Hugo. Voyez encore, dans la première Légende des <S!ec/es,le dernier vers du JoM?' des Rois, et, dans le Cercle des 7'yraHs, le peuple adulateur de ses princes figuré sous l'image d'un lion qui deviendrait amoureux de ses poux. Au xu° siècle, les paysans de Normandie, exaspérés par la misère, se soulevèrent en masse contre leurs oppresseurs au chant d'une formidable Marseillaise rustique composée par le poète Robert Wace
Nous sommes hommes comme ils sont,
Tels membres avons comme ils ont,
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Deux siècles plus tard, le T~OHMM de ~s 7?ose racontait en ces termes l'origine de la royauté et se faisait du droit divin l'idée que voici Un grand vilain entre eux élurent,
Le droit au refus de l'impôt et à la révolte était nettement proclamé dans les vers suivants Quand ils voudront,
Au xvi" siècle, La Boëtie, dans son fameux pamphlet dont le titre seul est un mot d'ordre insurrectionnel, le C'OH< écrit ces lignes incendiaires
Celui qui vous maistrise tant n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps. Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous?. Vous nourrissez vos enfants afin qu'il les mène en ses guerres, qu'il les conduise à la boucherie, qu'il les fasse les ministres de ses convoitises et les exécuteurs de ses vengeances. Vous vous affaiblissez afin de le rendre plus fort et roide à vous tenir plus courte la bride; et de tant d'indignités, que les bestes mesmes ou ne les sentiroient point, ou ne l'endureroient point, vous pouvez vous en délivrer, si vous l'essayez, non pas de vous en délivrer, mais.seulement de le vouloir faire.
Et tout aussi grands corps avons,
Et tout autant souffrir pouvons.
Ne nous faut que cecur seulement:
Allions-nous donc par serment,
Aidons-nous et nous défendons.
Et tous ensemble nous tenons.
Le plus ossu de quan qu'ils furent,
Le plus corsu et le greignor.
Si le firent prince et seignor.
Leurs aides au roy osteront,
Et le roi tout seul demeurra,
Si tost com le peuple voudra.
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Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on desrobé la base, de son poids mesme fondre en bas et se rompre.
Au xviu" siècle enfin, pour me borner à ces quatre grandes étapes de la pensée révolutionnaire, Voltaire, dit M. Lenient', « faisait trépigner d'aise le parterre et semblait ébranler le trône de Louis XV », avec ce vers d'une insolente audace pour l'époque
Le premier roi qui fut roi fut un soldat heureux. Comme Robert Wace, comme Jean de Meung, comme La Boëtie, comme Voltaire, Victor Hugo prend la mesure des rois et ne la trouve point supérieure à celle du commun des hommes
Est-ce qu'ils ont pour voix la foudre? Ils ont la voix Que vous avez. Sont-ils malades? Quelquefois.
Sont-ils forts? Comme vous. Beaux? Comme vous. Leur âme? Vous ressemble. Et de qui sont-ils nés? D'une femme. Ils ont, pour vous dompter et vous accabler tous, Des châteaux, des donjons. Bâtis par qui? Par vous. Et quelle est leur grandeur? A peu près votre taille. Leurs cerveaux sont étroits, mais leurs volontés
sont énormes~.
Ainsi quêtes dindons les rois ont un gésier;
Louis le Grand avait un anus: on constate
Quelquefois, chez César tui-même, une prostate;
i. La Satire en France au moyen âge, p. lot.
2. Les Alangeues, dans la Légende des Siècles (le Cerc/e des tyrans).
10.
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Charles Neuf, faible et mou comme un jonc sous le vent, Fut par les vers de terre habité tout vivant.
Or les sages pensifs font remarquer aux princes
Qu'il est toujours aisé d'empoigner des provinces, Mais qu'un roi ne peut prendre, en eût-il grand besoin, Un muscte de son râble au crocheteur du coin
Les rois meurent comme les autres hommes, et voici revenir le grand lieu commun non seulement inévitable, mais obligatoire dans toute poésie qui s'adresse au monde, non à quelques esprits dégoûtés et blasës, et qui veut être largement et simplement humaine
Tout homme, quel qu'il soit, meurt tremblant; mais le roi, Du haut de plus d'orgueil, tombe dans plus d'effroi 2. Revanche! les mangeurs sont mangés, ô mystère! Comme c'est bon les rois! disent les vers de terre Régal exquis, mais pas plus fin que la viande d'un gueux; car, comme s'exprime le vieil auteur du 7?o)KaM de la Rose,
Car leur corps ne vaut une pomme
Plus que le corps d'un charretier
Ou d'un clerc ou d'un écuyer.
Des majestés, il y en a sur notre planète mais ce ne sont point ces pauvres rois, qui ne valent pas mieux que les autres hommes, qui yalent même beaucoup moins que les autres hommes Est-ce du sang qui coule aux veines de ces rois?
Ont-ils des cœurs aussi? Sont-ils ce que nous sommes~? 1. ~e.s <?ua~'e Vents de f~p)-!<, ], 41.
2. '?tm-Z:Z!)H!.
3.~M~anyeMt's.
4. L'Échafaud, dans Toute la ~/t'e.
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Où sont-elles donc, les vraies majestés? Pour moi,
Quand dans la rue un roi, que sa garde enveloppe, Doré, superbe, orné de sabres nus, gatope,
Ma foi, jo tourne moins la tête que si c'est
Lise qui passe avec une rose au corset.
Nos rois très excellents, très puissants et très hauts, C'est le roc dans les flots, c'est dans les bois le chêne. Je suis parfois tenté
De dire au Mont-Bianc Sire! et Votre Majesté A la vierge qui passe et porte, agreste et belle, Sa cruche sur son front et Dieu dans sa prunelle La république universelle, la paix universelle, la
fraternité des hommes et des peuples, sont pour le poète un avenir certain, et sa ferme conviction philosophique est d'accord sur ce point avec la croyance chrétienne « Il faut que l'Evangile soit prêché à toutes les nations a car l'Evangile, n'est-ce pas la bonne nouvelle de la paix sur la terre et de la bienveillance entre les hommes?
Plus de soldats l'épée au poing, plus de frontières. L'Europe en rougissant dit: Quoi! j'avais des rois! Et l'Amérique dit Quoi! j'avais des esclaves 2!
Mais le progrès, pour ne point subir de brusque recul, pour marcher sans interruption d'un pas constant et sûr, doit s'interdire tout moyen violent. Le Progrès, calme et fort et toujours innocent,
Ne sait pas ce que c'est que de verser le sang.
Peuple, jamais de sang 3!
Sur ce principe, qu'aucun sang ne doit être versé, non pas même celui du plus frénétique destructeur 1. Les Qualre Vents de ~pr: l, 13, -U.
2. Lux. (C/t<M:')?!e?:<s.)
3. CM/t'Men~, V, 8.
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de vies humaines par le fer, par le poison, par la dynamite, non pas même celui du tyran le plus sanguinaire, non pas même celui « du voleur qui tua les lois à coups de crosse, du pirate empereur Napoléon dernier' », Victor Hugo n'a jamais varié et ne s'est jamais contredit.
Le reproche qu'on lui adresse plus ou moins justement d'avoir manqué d'unité dans les grandes idées directrices de sa poésie et de sa vie, ne saurait s'étendre à ce qu'il a pensé sur la peine de mort. Sa fermeté inébranlable en cette matière lui fait beaucoup d'honneur; c'est par là que s'explique sa conduite de 1871, qu'on lui a aussi reprochée, mais cette fois bien à tort, sans s'apercevoir que le grave poète ne tombait sous le coup d'un blâme vulgaire et immérité que parce qu'il restait immuablement fidèle à son noble principe. La bourgeoisie de cette époque troublée, ivre de fureur contre les crimes de la Commune vaincue, était sans merci pour les criminels et sans justice pour le penseur miséricordieux qui ne voulait point qu'on se vengeât des incendiaires et des meurtriers par de sanglantes représailles. Comment n'a-t-on pas vu que, s'il avait pu y consentir, il aurait, en cette circonstance unique, failli à sa constante profession de respecter comme sacrée la vie de tous les misérables, qu'ils fussent les pauvres égarés de l'ignorance et de la faim, ou des scélérats couronnés? L'horreur du grand poète pour la peine capitale i. C/M<!men<s, I, 8.
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se fonde sur des raisons très solides faillibilité de lajustice humaine remords éternel d'une erreur possible rendue irréparable par l'échafaud; sacrilège attentat que commet l'homme, qui n'est capable que de tuer, sur la toute-puissance du souverain dispensateur de la vie et de la mort; enfin absurde et hurlante contradiction de donner a l'expiation judiciaire du crime la figure hideuse du crime.
OEil pour œil! Dent pour dent! Tète pour tête! A mort! Justice! L'échafaud! Silence aux cris sauvages! Pas de sang! pas de mort! C'est un reflux stupide Que la férocité sur la férocité.
Décapitez Néron, cette hyène insensée,
La vie universelle est dans Néron blessée;
Faites monter Tibère à l'échafaud demain,
Tibère saignera le sang du genre humain.
Ce meurtre est notre meurtre et nous en répondons; C'est avec un morceau de notre insouciance, C'est avec un haiUon de notre conscience,
Avec notre âme à tous, que ~exécuteur las
Essuie en s'en allant son hideux coutelas.
Notre justice à nous, comme notre destin,
Est tâtonnement, trouble, erreur, nuage, doute. J'aurais là, sous mes pieds, mon ennemi, le pire, Caïn juge, Judas pontife, Satan roi,
Que j'ouvrirais ma porte et dirais Sauve-toi! 0 vivant du tombeau, vivant de l'infini,
Dieu! l'horreur n'étreint pas ce noir peuple unanime, Quand ils font, pour punir ce qu'ils ont nommé crime, Au nom de ce qu'ils ont appelé vérité,
Sur la vie, ô terreur, tomber l'éternité
Mêmes pensées et même style dans le poème du P~e. Ne craignons pas de répéter ces grandes idées et ces beaux vers; car ce n'est pas ce qu'il y a de plus connu dans l'œuvre de Victor Hugo, et la monotonie des citations sert elle-même à 1. Les Quatre Vents de /'Esp<<, I, 11.
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montrer l'invariable attachement de notre auteur a, une doctrine qui est la gloire de sa poésie et qui justifie presque l'orgueilleuse ambition qu'il a toujours eue de verser sur les hommes « la paix, la clémence, l'amour, la justice, le droit, la vérité sacrée », faisant, dans la nuit du genre humain, son « devoir de flambeau »
Vous n'avez pas construit et vous osez détruire, Croyant faire équilibre
Au meurtrier fatal par le meurtrier libre,
Donnant pour contrepoids au bandit le bourreau! Sombre usurpation dont frémit le penseur.
.Mourir, c'est naître
Ailleurs.
Comprenez-vous ce mot épouvantable Ailleurs? Trouvez-vous bon qu'enfin
Le crime et la justice aient la même figure?
Vous dites-vous ceci S'il était innocent?.
A qui n'a plus hier ne prenez pas demain.
Laissez à tous le temps de racheter les fautes.
J'avoue que je n'ai jamais été frappé; dans les
C/)a<meM<s, du mérite de la composition générale de l'œuvre, fort loué par certains critiques et surtout par un admirateur généreusement enthousiaste, mais apologiste un peu trop absolu de Victor Hugo, M. Ernest Dupuy. Les seules parties où j'aperçoive un grand dessein architectural sont le portique et le couronnement, la première et la dernière pièce, Nox et LMa?, magnifique antithèse qui ouvre et ferme symétriquement le volume; l'édifice intérieur n'est pas un chef-d'œuvre d'ordonnance; les titres des sept livres La société est saMuee, L'ordre est 1. Protogue de l'Ane.
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rétabli, La stabilité est tts~Mree, etc., répètent la même ironie dans des termes à peine différents, et l'on pourrait transporter la plupart des pièces d'un livre dans un autre sans aucun dommage pour la suite logique des idées.
Mais il y a une idée dont la constante répétition donne au recueil sa vraie unité, et c'est l'éternel refrain de la poésie satirique de Victor Hugo, si pleine d'humanité dans ses plus grandes colères « Jamais de sang! jamais la mort! »
Dès le début, l'inviolable principe est posé dans. toute sa force
Quand se rëveUtera la grande nation,
Quand viendra le moment de l'expiation,
Glaive des jours sanglants, oh! ne sors pas de l'ombre. .L'idée
Prouve sa sainteté même dans sa colère.
Elle laisse toujours les principes debout.
j~tre vainqueurs, c'est peu; mais rester grands, c'est tout. Quand nous tiendrons ce traitre, abject, frissonnant, blême, Affirmons le progrès dans le chàtiment même; La honte, et non la mort'
Certes, répète-t-il dans le dernier livre, « certes,
il viendra, le rude et fatal châtiment » mais ce' sera sans qu'une goutte de sang soit versée.
Non, que pas un cheveu ne tombe d'une tête; Que l'on n'entende pas une bouche crier,
Que pas un scélérat ne trouve un meurtrier. Nous le disions hier, nous venons aujourd'hui Le redire, et demain nous le dirons encore. Ce qu'il faut, ô Justice! à ceux de cette espèce, C'est le lourd bonnet vert, c'est la casaque épaisse, l.J.L
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C'est le poteau; c'est Brest, c'est Clairvaux, c'est Toulon; C'est le boulet roulant derrière leur talon,
Le fouet et le bâton, la chaîne, âpre compagne,
Et les sabots sonnant sur le pavé du bagne!
« La mort devant ces gueux baisse ses yeux de vierge*. » Ce serait vraiment « déshonorer la Grève », que de les faire périr du même supplice que Charlotte Corday, M' Roland, Malesherbes, André Chénier. « Sachons-le bien, la honte est la meilleure tombe. » Le même homme « sort sanglant du sépulcre et fangeux du mépris ))°. Le poète tire les plus beaux motifs d'éloquence de l'apparente concession qu'il fait quelquefois à la justice du glaive pour affirmer de nouveau le grand principe avec un redoublement d'énergie.
C'est ainsi qu'au troisième livre, dans l'admirable petite pièce intitulée Le ~o~ de la Mte?', une épée dit à Harmodius « C'est l'heure » une voix dans l'air gémit: « Némésis! Némésis! lève-toi, vengeresse! » La Patrie pleure et crie « Mon fils! Je suis aux fers. Mon fils, je suis ta mère! Je tends les bras vers toi du fond de ma prison », si bien que la Conscience conclut en ces termes « Tu peux tuer cet homme avec tranquillité ». Mais le titre de la pièce suivante est Non, elle termine le livre et le quatrième, reprenant le même thème, insiste encore et s'ouvre par le poème magnifique de <S'ace)' es<o Non; Liberté! non, Peuple, il ne faut pas qu'il meure! 1. VI!, 9.
2. V, S.
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Gardons l'homme vivant. Oh! châtiment superbe! Oh! s'il pouvait un jour passer par le chemin, Nu, courbé, frissonnant, comme au vent tremble l'herbe, Sous l'exécration de tout le genre humain!
Vieillissant, rejeté par la mort comme indigne, Tremblant dans la nuit noire, affreux sous le ciel bleu. Peuples, écartez-vous! Cet homme porte un signe: Laissez passer Caïn! il appartient à Dieu.
Même abandon apparent du vrai devoir, et même
éloquent retour au respect de la vie humaine, dans les pièces VII et VIII du livre lyrique des ~Ma<?'e VeH<s de f.Z~W<
J'aime âme figurer, de longs voiles couvertes, Des vierges qui s'en vont chantant dans les chemins Et qui sortent d'un temple avec des palmes vertes Aux mains;
Un rêve qui me plait dans mes heures moroses, C'est un groupe d'enfants dansant dans l'ombre en rond, Joyeux, avec le rire à la bouche et des roses
Au front;
Un rêve qui m'enchante encore et qui me charme, C'est une douce fille à l'âge radieux
Qui, sans savoir pourquoi, songe avec une larme Aux yeux;
Une autre vision, belle entre les plus belles,
C'est Jeanne et Marguerite, astres, vous')es voyez! Qui, le soir, dans les prés courent avec des ailes Aux pieds;
Mais des rêves dont j'ai la pensée occupée,
Celui qui pour mon âme a le plus de douceur, C'est un tyran qui râle avec un coup d'épee
Au coeur!
Ici le poète se reprend. Un coup d'épée, oui,
mais non pas un coup de poignard; et l'epéc eMcmeme doit s'entendre au sens idéaliste, puisque
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c'est le poète qui la tient dans son loyal duel contre la tyrannie
Coup d'épée; oui, mais non de poignard. Il te faut, Poète, un tournoi franc et libre, où, le front haut, On lutte, glaive au poing, sans fureur vipérine, Pied à pied, face à face, et poitrine à poitrine, Toi, soldat du droit; lui, champion de l'enfer. Tu veux combattre au jour, loyal comme le fer, Fauve et terrible, avec la candeur des colombes, Afin que si c'est toi, poète, qui succombes, Tu puisses, en entrant au sépulcre demain, Trouver Cid et Bayard qui te tendent la main.
Avec calme, parfois, le poète s'interroge; il reconnaît qu'il ne voit pas assez clair dans l'ordre universel, non seulement pour usurper le droit divin de la vie et de la mort, mais même pour souhaiter que Dieu tue ou laisse vivre.
L'homme est aveugle et Dieu par la main le conduit; Dieu nous a mis à tous sur la face la nuit
Nous ne voyons jamais qu'un seul côté des choses; L'autre plonge en la nuit d'un mystère effrayant
Et, gravement, alors il écrit
Je ne désire pas la mort de Bonaparte.
Quand cette aveugle idée arrive, je l'écarte.
Je ne suis pas assez dans le secret du sort
Pour me croire le droit de vouloir une mort
Très certainement, si Napoléon III, renversé et chassé par quelque insurrection républicaine, avait vu sa tête mise à prix,' il aurait trouvé dans la Le Pape.
2. A rtMe<yM:e?' (dans les Contemplations).
3. Pièce Xtt- de la deuxième Co'de d'atra:n de Toute la T-t'e (in-S).
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maison de Victor Hugo le plus inviolable des asiles; et alors les vainqueurs furieux auraient injurié et maudit le poète, comme on le lit en 187 i quand il voulut sauver les vaincus de la Commune. Mais sa générosité pour l'ennemi a terre ne souffrait ahsolument aucune exception. L'unité de sa vie, comme de sa poésie, c'est d'avoir toujours été « un imbécite », je veux dire un homme indulgent et bon pour toutes les victimes de la force, même juste; pitoyable au malheur, même mérité, surtout mérité; désarmé devant toutes les faiblesses, même méchantes et vindicatives, et d'être resté sans hésitation, sans défaillance, sans repentir, « de ce parti dangereux qui fait grâce a
NAPOLEON LE GRAND ET NAPOLÉON LE PE'HT
Il y a, dans la force, une éclatante qualité esthétique, qui peut ravir l'imagination, et même une spécieuse apparence de qualité morale, quand la force est courage, audace, volonté puissante, vaste ambition, génie, ce génie dont Lamartine se demande, dans un vers célèbre, s'il ne constitue pas la moralité, la vertu des grands conquérants Et vous, fléaux de Dieu, qui sait si le génie
N'est pas une de vos vertus?
Il est clair que Napoléon le Grand est, pour la poésie, un sujet de premier ordre, un géant que 1. ~htne'e <er<&<e. Mai, VI.
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rien ne surpasse, comme excitateur de la muse épique et lyrique, le plus grand peut-être des personnages de l'histoire humaine, malgré toutes les protestations du cœur, de la conscience et de la raison.
Victor Hugo devait, par la nature de son imagination, si éprise des grandes choses et des grands hommes, subir, à un degré extraordinaire, le prestige du héros de l'épopée impériale.
!t verse à. mon esprit le souffle créateur.
Je tremble, et dans ma bouche abondent les paroles, Quand son nom gigantesque, entouré d'auréoles,
Se dresse dans mon vers de toute sa hauteur
« Memnon de ce soleil, » adorateur de cet homme, qu'il a « pour dieu sans l'avoir eu pour maitre )) il s'est constitué officiellement le gardien de sa gloire
Je garde le trésor des gloires de l'empire;
Je n'ai jamais souffert qu'on osât y toucher 3!
Et voilà pourquoi, plus lourdement encore que Béranger, Victor Hugo porte la grave responsabilité du second empire. Il a condamné la critique au silence, ordonné au jugement moral de se taire, appelé, acclamé le neveu, seulement parce qu'il s'appelait Napoléon comme l'oncle, compté sur lui et mis en lui l'espoir de la France avec celui de sa propre ambition politique.
Tout le soin qu'il a pris, plus tard, d'effacer de 1. Les Orientales, XL.
2. Les C/MHh ~tt C}'e'/j:MCK<e, If.
3. Les Rayons et /M OM6)'e~, XII.
3. Les Rayons el Les OmGres, all.
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ses œuvres ce qui pouvait le compromettre, altérant des textes, falsifiant des dates, ôtant ou ajoutant, ne saurait l'empêcher d'avoir écrit dans <'7~eKeMK3M< du 28 octobre et du 18 novembre 1848' Ce nom, Napoléon, ~Me< que soit /tomme ~:<t po)'<e, veutdire Mareneo, veut dire Austerlitz; il veut dire Souvenirs; il veut dire aussi Espérances! Si on nous suppose un peu prévenus pour Louis Bonaparte, on ne se trompera pas. Nous voyons passer dans la rue un homme qui s'appelle Napoléon, nous ne pouvons nous empêcher de le saluer au passage. La France a besoin d'un homme qui la sauve, et, ne le trouvant pas autour d'elle dans la sombre tempête des événements, elle s'attache avec un suprême effort au glorieux rocher de Sainte-Hetène. A notre avis, quand M. Louis Bonaparte ne serait qu'un nom, la France ferait bien encore de se déclarer pour ce nom immense. Exemple frappant, entre tous, de cette toute-puissance du moi sur l'esprit de Victor Hugo, que nous avons étudiée, en commençant, comme la première grande loi de son imagination poétique. Le coup d'État du 2 décembre 1851 fut le coup de foudre qui ouvrit les yeux du poète. C'est alors que l'immoratité de la gloire impériale lui fut tout entière révélée, que Waterloo, Sainte-Hétène lui apparurent comme les premiers châtiments du 18 Brumaire, la parodie du géant par le nain comme le châtiment suprême, et qu'il devint mûr pour écrire, un an plus tard, /rp)!a<t'oM~. 1. Cité par M. Edmond Biré, t':c<o)'~M~o après 1830, tome H, page 145.
2. Ou, plus exactement, la partie satirique de ce poème. )) parait que la partie proprement épique de ~.T/)!a<:on était achevée dès le 14 novembre 1S47, sous un autre titre. Voyez Victor Hugo, poète epf/Me, par Eugène Rigal, page 33.
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Les partisans de Louis Bonaparte il en a (écrit-il dans Napoléon. le Petit) le mettent volontiers en parallèle avec son oncle, le premier Bonaparte. Ils disent « L'un a fait le 18 brumaire, l'autre a fait le 2 décembre ce sont deux ambitieux ». Le premier Bonaparte voulait réédifier l'empire d'Occident, faire l'Europe vassale, dominer le continent de sa puissance et l'éblouir de sa grandeur, prendre un fauteuil et donner aux rois des tabourets, faire dire a l'histoire Nemrod, Alexandre, Annibal, César, Charlemagne, Napoléon, être un maître du monde. H l'a été. C'est pour cela qu'il a fait le 18 brumaire. Celui-ci veut avoir des chevaux et des filles, être appelé monseigneur et bien vivre. C'est pour cela qu'il a fait le 2 décembre. Ce sont deux ambitieux; la comparaison est juste. Ajoutons que, comme le premier, celui-ci veut aussi être empereur. Mais ce qui calme un peu les comparaisons, c'est qu'il y a peut-être quelque différence entre conquérir l'empire et le filouter. Quoi qu'il en soit, ce qui est certain et ce que rien ne peut voiler, pas même cet éblouissant rideau de gloire et de malheur sur lequel on lit Arcole, Lodi, les Pyramides, Eylau,Friedland, Sainte-Hélène, ce qui est certain, disons-nous, c'est que Iei8brumaire est un crime,dont le 2 décembre a élargi la tache sur la mémoire de Napoléon. Victor Hugo avait-il aperçu cette ombre, cette tache, avant la révélation du 2 décembre? Non; car, dans les odes de sa jeunesse. royaliste et chrétienne, si, a travers son admiration déjà très enthousiaste, il juge sévèrement Napoléon, c'est comme téméraire émule de Dieu, c'est comme accapareur injuste d'une gloire qui est moins la sienue que celle de la France; ce n'est point comme auteur d'un criminel attentat contre une république et sur une liberté dont il se souciait fort peu à cette. époque. Dans le dithyrambe des OWeM<~es, intitulé L?~, il y a bien ce vers
Oui, quand t.u m'apparais pour le culte ou le &M;)!g;
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mais il fallait une rime à mes lèvres de /?smM!e; toute la dose de blâme religieux et patriotique que les premières odes contenaient, a disparu; le culte subsiste seul, et l'apothéose, désormais entière et achevée, durera jusqu'à la désillusion de 185L Tout ce qu'il peut faire dorénavant, et ce qu'il fait avec éloquence, c'est de plaider les circonstances atténuantes de son erreur. Les peuples et les poètes, « ouhliant le tyran, s'éprirent du héros ».
Cet homme étrange avait comme enivré l'histoire; La justice, à t'ccit froid, disparut sous sa gloire .Marengo, qui brille sur la carte,
N'eùt-i) pas fait tâcher le premier Bonaparte
A Tacite ébloui ~?
Le côté de clarté cachait le côté d'ombre;
De sorte que la gloire aimait cet homme sombre, Et que la conscience humaine avait un fond
De doute sur le mal que les colosses font
Dans la première Co)'~e<aM'am de Toute la Lyre,
la colonne de la place Vendôme s'adresse à ses destructeurs de mai 1871
Ce que vous avez pris pour la gloire d'un homme, C'est la gloire d'un peuple, et c'est la vôtre, hélas! Peuple, quels sont mes torts? Les trônes en éclats, L'Europe labourée en tous sens par la France, La bataille achevée en vaste délivrance,
Le moyen âge mort, les préjugés proscrits.
Que me reprochez-vous? Le sang, les pleurs, les cris, Les deuils, et les trop grands coups d'aite des victoires. La pièce de /a Légende des Siècles (dernière
série), qui dit ~4 Ma: rois leurs vérités, avoue que 1. L'Expialion.
2.CM<tMf?t~,m,u.
3. L'~4?)?tëe <e<'Wt<e. Août.
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nous pouvons tout leur pardonner et changer même en dévotion la juste horreur qu'ils nous inspirent, s'ils sont des héros ou des génies C'est pourtant vrai, toujours, quand un prince brilla, Quand il eut un rayon quelconque sur la tête,
L'immense peuple altier, puissant, auguste et bête, S'est fait son serviteur, son chien, son courtisan.
Il est fort possible, il est même tout à fait vraisemblable, humain et naturel, que les causes de la grande colère de Victor Hugo contre le prince président à la veille de devenir empereur ne soient pas toutes d'un ordre général et désintéressé. L'amer remords de s'être trompé sur son compte et d'avoir fait pour lui une sotte campagne, peut-être même quelque ambition personnelle déçue, peuvent très bien avoir apporté leur venimeux appoint à l'indignation généreuse et sublime des Châtiments. La critique littéraire a le droit et le devoir d'indiquer ce motif possible, probable, certain; mais elle n'est point tenue d'y insister beaucoup, si, par des considérations pM)'e?MeM< ~!«e?'6:M'es, elle peut suffisamment expliquer la crise, et j'ai même la tranquille impudence d'ajouter qu'en y réfléchissant un peu elle félicitera et le poète et ses lecteurs de toutes les causes, quelles qu'elles soient, qui ont contribué à allumer l'incendie le plus magnifique de fureur et de poésie, dont le monde ait jamais eu le spectacle.
Faisons une troublante hypothèse. Supposons Victor Hugo ministre de Napoléon III, sénateur et rallié à l'empire, comme l'ont été d'autres grands
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hommes de lettres du même temps, Sainte-Beuve, par exemple pouvez-vous songer sans un frisson au dommage immense qui en résulterait pour la littérature française? Non seulement les Châtiments disparaissent, ainsi que tous les autres poèmes en très grand nombre issus de la même origine que les sept livres de cet ouvrage; mais les CoH<eH~~<!OKS sont fort compromises, car la vie agitée du monde officiel et politique n'eût certes pas inspiré aussi heureusement que la profonde paix de l'exil le contemplateur de la nature et de l'âme; mais la JLeyeKde des Siècles est gravement compromise aussi, car elle serait diminuée de tout ce qu'elle contient de satire a. l'adresse des despotes, et, si l'on ose prétendre qu'elle eût peut-être gagné en majesté sereine ce qu'elle aurait perdu en âpre saveur de ressentiment personnel, je prierai seulement que l'on compare, au point de vue de la sérénité, l'atmosphère du Parlement et des Tuileries a celle d'un tête-a-tête de dix-huit années avec le ciel et l'océan
Il est aisé d'expliquer par un simple jeu de la toute-puissance verbale, démon ou génie de Victor Hugo, le changement a vue qui lui fit substituer soudain à l'image d'un second Bonaparte, glorieux continuateur du premier, une caricature qui en était t la honteuse négation et la parodie grotesque. Naïvement, il avait d'abord acclamé le nouveau Napoléon, candidat à la présidence de la République, parce que, en voyant passer un homme qui portait « ce nom immense », il ne pouvait s'empêcher de
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crier Vive l'empereur! Quand il fut desabusé, il remplaça l'aHa~o~e, figure de rhétorique, par la figure contraire, l'antithèse, et ce que sa belle littérature aurait copieusement tiré des motil's de l'admiration et de la reconnaissance, elle le tira, avec non moins d'abondance et de facilité, des thèmes plus riches encore de l'indignation et du mépris.
A Napoléon le Grand s'opposa donc Napoléon le Petit, au géant le nain, au tigre le singe, à l'aigle le hihou, à l'oncle le neveu, Tortoni a Austerlitz, les filles qui ne demandent qu'à être forcées aux fières forteresses qu'on emporte d'assaut, le sac d'argent qu'on vole et qu'on pille à la conquête du monde, et la lâche fusillade du boulevard Montmartre à la longue suite de victoires ouvrant à nos armes, les unes après les autres, toutes les capitales de l'Europe.
La note dominante de toutes les satires contre Napoléon III est le mépris, parce que l'idée de petitesse s'attache obstinément à son nom, et c'est 1 antithèse qui voulait cela, rien n'étant plus grand dans l'histoire que Napoléon I". On ne méprise pas la vraie force, bien qu'on puisse la hair de toute son âme. Si Victor Hugo avait fait des satires contre Napoléon le Grand, elles auraient toutes ressemblé, par la fanfare de gloire qui les aurait remplies, à des odes guerrières ou a de véritables épopées; Napoléon II, ce magnifique sermon de Hossuet en vers, et surtout <E'a~oM<tOK restent les types inoubliables de ce que ces pseudo-satires auraient pu
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être. Le sang versé, les mères en pleurs, la patrie épuisée, la liberté râlant sous le pied d'un despote, sont choses terribles mais la terreur exclut le mépris et comporte l'admiration.
Donc, par la loi de l'antithèse, Napoléon le Petit, quoique assassin des hommes et des lois, sera moins sanguinaire que ridicule, « immonde encore plus que féroce, pourceau dans le cloaque et loup dans le charnier » 1.
L'0?~eK<~e d'Abd-el-Kader, dans les CM~/Me~s, exprime bien, d'une part, ce mépris et ce dégoût intenses; d'autre part, ce qu'il peut y avoir de grandeur poétique dans l'idée de la force cruelle, quand rien de bas ne s'y mêle pour l'avilir. L'homme que l'histoire appelle « ce drôle » et sa cour « Napoléon III ))~ entre, un jour, par curiosité, dans la prison d'Abd-el-Kader. Quand il vit « l'homme louche de l'Elysée », lui, « l'homme fauve du désert )), « le compagnon des lions roux »,
Qui montrait, tranquille, aux étoiles Ses mains teintes de sang humain, Qui donnait à boire aux épées, Et qui, rêveur mystérieux,
Assis sur des têtes coupées,
Contemplait la beauté des cieux, Voyant ce regard fourbe et traître, Ce front bas, de honte obscurci, Lui, le beau soldat, le beau prêtre, [idit:Que) est cet homme-ci?* n Devant ce vil masque à moustaches, I[ hésita; mais on lui dit:
« Regarde, émir, passer les haches; « Cet homme, c'est César bandit.
i.C/M!eH<8.
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Dans des vers adressés A un roi de troisième ordre le poète écrit « Je tiens à la grandeur de la bête royale ». Il raille le gibier misérable de sa satire rapetissée; il lui donne d'ironiques conseils; il lui dit familièrement:
l'auteur des CM~M:eM<s se bornerait à déchirer la peau de tigre dont il est revêtu et à livrer sa honte à la risée publique~; car c'est son usage, a lui, avant de s'irriter « de regarder un peu la stature des gens ? Mais il s'agit de la France, il s'agit de 1. Première Corde d'MMi'T: de Toute <<! tyrf, VIH. 2. CAa<me/ H), t2.
3. III, 3.
4. L'~HKM <er)'Me. Juin, VII.
..Ecoute ces plaintes amères
Et, cette clameur qui grandit.'
Cet homme est maudit par les mères,
Par les femmes il est maudit;
Il les fait veuves, il les navre;
Il prit la France et la tua,
H ronge à présent son cadavre.
Alors le hadji salua.
Mais, au fond, toutes ses pensées
Méprisaient le sanglant gredin.
Le tigre aux narines froncées
Flairait ce loup avec dédain.
Imbécile!
Te figures-tu donc que ceci durera?
Prends-tu pour du granit ce décor d'opéra?
Paris dompté par toi! Dans quelle apocalypse Lit-on que le géant devant le nain s'éclipse?
Crois-tu donc qu'on va voir, gaiment, t'œit impudent, Ta fortune cynique écraser sous sa dent
La Révolution que nos pères ont faite,
Ainsi qu'une guenon qui croque une noisette ~? Si le crime de ce singe n'était pas si exécrable,
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l'honneur, il s'agit de la liberté, de l'âme et de l'existence de la patrie; et voilà pourquoi le poète justicier s'élève, du rire moqueur, aux tragiques accents de la grande colère et de l'horreur sacrée
0 Dieu vivant, mon Dieu! prêtez-moi votre force, Et moi qui ne suis rien, j'entrerai chez ce Corse Et chez cet inhumain.
Secouant mon vers sombre et plein de votre flamme, J'entrerai là, Seigneur, la justice dans l'âme
Et)efouetatamain;
Et, retroussant ma manche ainsi qu'un belluaire, Seul, terrible, des morts agitant le suaire
Dans ma sainte fureur,
Pareil aux noirs vengeurs devant qui l'on se sauve, J'écraserai du pied t'antre et la bête fauve,
L'empire et l'empereur!
La satire que ces vers enHammés terminent et
couronnent est intitulée ~4 l'obéissance passive; elle s'adresse à l'armée française, devenue l'instrument servile d'un tyran. Sujet extrêmement scabreux; car la conscience hésite et se trouble entre ces deux devoirs contraires du soldat résister à l'ordre parce qu'il est injuste, ou l'exécuter parce qu'il est l'ordre et que tout s'écroule avec la discipline. Il semble vraiment qu'il y ait, dans la société, une immense majorité d'hommes dont la loi morale soit d'être passive, comme le sont, dans l'ordre matériel, les bêtes et les choses. Plus on descend dans la hiérarchie, moins l'intelligence a le droit de penser; moins peut vivre, agir et parler ce qui fait la dignité de l'homme la liberté et la raison. Le sous-lieutenant qui refuse d'obéir paraît plus coupable, il est réellement plus téméraire que l'of-
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ficier supérieur, et, quant au simple soldat qui ose dire non, il doit s'attendre à être fusillé. Victor Hugo a senti vivement cette inégalité. Il s'attaque surtout aux chefs libres et responsables la servitude du bétail militaire l'irrite moins qu'elle ne l'attriste; il nous fait partager son indignation pour la complicité criminelle des généraux, mais sa description d'une soldatesque enivrée de carnage pourrait nous causer quelque malaise, s'il n'attendrissait pas la satire par une juste pitié
Nous faisions pour vous d'autres rêves, 0 nos soldats infortunés!
Nous rêvions pour vous t'apre bise, La neige au pied du noir sapin,
La brèche où la bombe se brise, Les nuits sans feu, les jours sans pain. Nous rêvions les marches forcées, La faim, le froid, les coups hardis, Les vieilles capotes usées,
Et la victoire un contre dix!
Nous rêvions, ô soldats esclaves, Pour vous et pour vos généraux, La sainte misère des braves,
La grande tombe des héros!
En octobre )853, à la veille de la guerre de Crimée, au moment de fermer « les pages inflexibles » des CAf<<M?teH<s, le poète prévoit une victoire possible sur l'étranger, du faux lion couvert de la peau de César, et, rendant justice à l'armée française, il écrit que peut-être
Grâce aux soldats nos fils, vaillants, quoique infidèles, Demain, sur ce front vil, sur cet abject cimier,
Comme un aig)e parfois s'abat sur un fumier,
Quelque victoire aveugle ira poser ses ailes! t
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A Sedan, hélas! ce fut la défaite. Voici alors, dans une des plus grandes pages de la littérature française, l'expression souverainement éloquente et poétique de l'opposition partout présentée entre la gloire militaire de l'immortelle France et la honte de son chef d'aventure, vaincu moins par Fennem) que par la Divinité vengeresse de son crime Alors la Gaule, alors la France, alors la gloire,
Alors Brennus, l'audace, et Clovis, la victoire,
Alors le vieux titan ce)tique aux cheveux longs,
Alors te groupe altier des batailles, Châlons,
Tolbiac la farouche, Arezzo la cruelle,
Bouvines, Marignan, Beaugé, Mons-en-Pue)!e,
Tours, ltavenne, Agnadel sur son haut palefroi,
Fornoue, Ivry, Coutras, CërisoI)es,Bocroy,
Denain et Fontenoy, toutes ces immortelles
Mêtant)'ec)air du front au flamboiement des ailes, Jemmape, Hoheniinden, Lodi, Wagram, Eytau,
Les hommes du dernier carré de WateWoo,
Et tous ces chefs de guerre, Herista), Chartemagne, Chartes-Marte!, Turenne, et~roi de l'Allemagne,
Conde, Villars, fameux par un si fier succès,
Cet Achille, Kléber, ce Scipion, Desaix,
Napoléon, plus grand que César et Pompée,
Par la main d'un bandit rendirent leur épée
.Les C/)a<MK6H<s ne contiennent rien qu'on puisse appeler un portrait de Napoléon III, comme si l'excès de la passion, en faisant voir rouge au poète, t'avait empêché d'abord de voir juste et de peindre avec vérité; car on ne saurait donner le nom de ~o~rsz< à une collection d'injures, si pittoresques et colorées qu'elles soient. « Charlemagne taillé par Satan dans Mandrin 2, » ou dans Cartouche, n'est pas un signalement précis.
-t. L'Année <e)'r;Me. Août.
2. Ultima fer~a.
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On rencontre, dans ses autres poèmes, des esquisses de l'empereur un peu plus ressemblantes, dans la mesure où l'art de Victor Hugo, aussi généralisateur que celui des classiques, mais moins fin, pouvait rendre les nuances particulières des âmes; l'exactitude du détail moral n'est pas son fort; ses croquis du second Bonaparte ont quelques touches heureuses, mais ne sont pas étudiés beaucoup plus curieusement que ceux de Henri IV ou de Philippe II.
Un être aux yeux de ]oup, homme par la moustache, Au sommet de ce char s'agitait étonné,
Et se courbait furtif, livide et couronné.
Pas un de ces césars à l'allure guerrière
Ne regardait cet homme. A l'écart et derrière, Vêtu d'un noir manteau qui semblait un linceul, Espèce de lépreux du trône, il venait seul;
H posait les deux mains sur sa face morose,
Comme pour empêcher qu'on y vit quelque chose; Quand parfois il ôtait ses mains en se baissant, En lettres qui semblaient faites avec du sang
On lisait sur son front ces trois mots Je le jure L'aveuglement fatal de l'homme aux yeux éteints,
endormi dans son rêve, ne voyant ni la main de Dieu qui planait sur lui, ni la griffe du diable Bismarck qui le guettait, sont peints avec une saisissante énergie dans les premiers vers de r~4.HHce
terrible
L'homme tragique,
Saisi par le destin qui n'est que la logique,
1. La Vision de Dante, dans la Légende des Siècles. Comparez à ces vers ce « Portrait de A~po~Mm le Pe<!< Louis Bonaparte est un homme de moyenne taille, froid, pàle, lent, qui a l'air de n'être pas tout à fait réveillé. Il a la moustache épaisse et couvrant le sourire comme le duc d'Albe, et l'œit éteint comme Charles IX
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Captif de son forfait, livré, les yeux bandés,
Aux noirs événements qui le jouaient aux dés, Vint s'échouer rêveur dans l'opprobre insondable. Le grand regard d'en haut, lointain et formidable, Qui ne quitte jamais le crime, était sur lui.
Il advint que cet homme un jour songea Je règne. Oui, mais on me méprise; il faut que l'on me craigne. J'escamotai la France, escamotons l'Europe.
Décembre est mon manteau, l'ombre est mon enveloppe. Les aigles sont partis, je n'ai que les faucons;
Mais n'importe! Il fait nuit. J'en profite. Attaquons. Or, il faisait grand jour. Jour sur Londres, sur Rome, Sur Vienne, et tous ouvraient les yeux, hormis cet homme; Et Berlin souriait et le guettait sans bruit.
Comme il était aveugle, il crut qu'il faisait nuit. La catastrophe se fit attendre dix-neuf ans ]on-
gue épreuve pour la patience du poète qui avait prédit que « cela ne durerait pas ».
Nous fimes préparer la corde et le gibet;
Comptant bien l'étrangler tout net, s'il succombait Mais il a réussi 1.
Une vingtaine d'années, d'ailleurs, qui sont un instant pour l'Éternel, le sont aussi pour l'homme, quand elles sont passées.
La certitude de l'échéance, qu'elle fût proche ou lointaine, est ce qui donne aux C/ia<tmeM<s leur grand caractère moral et religieux.
Rois, je vous le redis, ce décor d'opéra
Pâtira, passera, fuira, s'écroulera.
Vous riez. Cette chose étrange, la justice
Existe; et, quel que soit le palais qu'on bâtisse,
Fût-it de marbre, il est d'argile, et son ciment
Périra, s'il n'a pas le droit pour fondement.
Nous avons pour nous ce Quelqu'un d'inconnu Dont on voit par moments passer l'ombre sublime Par-dessus la muraille énorme de l'abime 2.
1. Les Années /M?:M<es, XXXU.
2. Première Corde d'airain de Toute la Lyre, XI, de t'ëdit. in-8
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Victor Hugo n'a pas toujours voué les prêtres a la satire. Je ne rappelle pas (ce serait peu utile) l'époque de sa jeune dévotion, sœur de son royalisme enfantin. Dans la première partie des illisérables, composée en 1847, le romancier donne un beau rôle à M~ Bienvenu, évêque. Vers la même année, il écrivait ou commençait le Paye, qu'il n'a publié que trente ans après. Il y glorifie encore le sacerdoce dans la personne du souverain pontife. Mais en 1878, au moment de la publication, pour mettre son ancien poème d'accord avec ses idées nouvelles; il imagina, avec beaucoup d'additions, avec quelques suppressions, le plus artificiel des cadres un rêve. Le pape s'endort; tout ce qu'il. pense, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait de bien, est présenté comme un vain songe, contraire a sa nature, et il s'écrie à son réveil « Quel rêve affreux je viens de faire! »
Les puissances de la nuit.
VI
PRÊTRES
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La haine du poète pour tous les ministres de toutes les religions est, si j'ose le dire, ?'e~eMse, et ce trait en relève singulièrement le caractère. Par là j'entends d'ahord qu'elle n'est pas le simple effet de cette vulgaire incrédulité qui, niant tout a plat les choses supra-sensibles, ajoute au mépris de Dieu celui des autels et de leurs desservants comme une suite logique de l'athéisme. Au contraire. La foi de Victor Hugo au Père céleste est restée fervente et très ferme. Elle a résisté à toutes les épreuves. La catastrophe même du 4 septembre 18~3, le tragique accident de Villequier où se noya sa fille, ne l'a ni obscurcie ni ébranlée Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire; Je vous porte, apaisé,
Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire Que vous avez brisé
J'entends ensuite que Victor Hugo étant luiMteM~e MM ~e~'e ou se considérant comme tel, a pour ceux des autres églises l'espèce d'horreur d'un serviteur fidèle du Dieu vrai pour tous les ministres des faux dieux. Il les hait, un peu comme Joad haïssait Mathan.
Ce philosophe a l'imagination ardente a son église, qui est le temple de la nature. Un soir, un compagnon de promenade lui demande quelle est sa foi, sa bible, son autel, son confesseur?. L'ëgtise, c'est l'azur, lui dis-je; et quant au prêtre. En ce moment le ciel btanchit.
t. Les Conlen?plalions. ~t t'tKe'yut'e;
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La lune à l'horizon montait, hostie énorme;
Tout avait le frisson, le pin, le cèdre et l'orme,
Le loup, et l'aigle, et l'alcyon;
Lui montrant l'astre d'or sur la terre obscurcie,
Je lui dis:'Courbe-toi. Dieu lui-même officie,
Et voici l'ëtêvation'
Il n'est point un sceptique. Il a ses dogmes, ahsolus et intransigeants comme ceux des religions positives. Sa première doctrine est la mission sociale de la poésie
Peuples! écoutez le poète!
Écoutez le rêveur sacré!
Dans votre nuit, sans lui com~e/e,
Lui seul a le front éclairé
Pourquoi donc faites-vous des prêtres,
Quand vous en avez parmi vous ~?
On peut donc et l'on doit voir, dans l'inspiration des vers satiriques de Victor Hugo contre les prêtres, comme une jalousie de caste, comme une rivalité de métier; et cette passion quasireligieuse valait assurément mille fois mieux pour la poésie que le dédain philosophique de la froide raison. Puisqu'il est la lumière, les hommes à robe noire seront les ténèbres. Cette couleur sinistre, mêlée & celle du sang que le fanatisme a versé, cette antithèse violente du jour et de la nuit, s'est peu a peu emparée de tout l'esprit du poète et a fini par former la substance unique de ses jugements, de plus en plus outrés, énormes et simples, suivant le cours 1. TMt.~tO, dans les Conlemplalions.
2. Fonction du poète, dans les Rayons et les Om&?'<M. 3. Les M~yM, dans les Contemplations.
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des grandes lois de son imagination poétique et sattriqu.e
Les sanglants constructeurs des religions noires Et les grands gestes noirs des prêtres furieux~ Et dire que la terre est tout entière en proie
Aux affirmations de ces prêtres sans joie,
Sans pitié, sans bonté, sans flambeau, sans raison, Dont l'ombre, l'ombre; l'ombre et l'ombre est l'horizon Us ont été la nuit dans l'obscur Moyen Age;
Us sont tout prêts à faire encor ce personnage Si nous les laissons faire, on aura dans vingt ans, Sous les cieux que Dieu dore,
Une France aux yeux ronds, aux regards clignotants, Qui haïra l'aurore s.
L'apôtre de la religion naturelle ou de l'évangile
de la Révolution (car c'est pour lui une seule et même chose) redoute « pour nos fils l'enseignement triste )) des prêtres °; il constate avec horreur le vaste pouvoir de ceux que Rabelais avait aussi designés comme « un tas de vilaines, immondes et pestilentes bestes noires » pullulant « dans l'ombre infinie », « mêlant sur nos peaux leurs petits pas a, et il se demande, plein de stupeur et de dégoût, Dans quel but Dieu livra les empires, le monde,
Les âmes, les enfants dressant leur tête blonde,
Les temples, les foyers, les vierges, les époux,
L'homme, à l'épouvantable immensité des poux s'
i. 7.'E<e<y:e~es Fléaux, dans la Légende des Siècles.
2. La Comète, ibid.
3. Religions et Religion.
4. Les QMah'e Vents de M~)r:<, I, 16.
5. CM<tme;:< V, 10.
6. ~'V~ë~te des Fléaux.
'7. nabctais, III, 21.
8. Les Bonzes, dans le livre satirique des QMah'e Vents de pn7.
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Comme la satire des princes, celle des prêtres devient, par son exagération même, coMH</Me sans le vouloir et risque de faire rire en croyant faire trembler; mais, comme celle des princes, la satire des prêtres se relève et se tient debout, d'abord par la beauté du style; elle présente, en outre, un intérêt un peu plus vif que l'autre, parce que l'ennemi qu'elle vise est beaucoup moins mort que les rois et les empereurs. Si l'on veut bien passer à Victor Hugo la licence, extrême, je l'avoue, de juger les choses en bloc, de prendre la partie principale pour le tout, de ne point distinguer, de ne rien excepter, on pourra trouver vraies en somme ses plus grosses caricatures..L'église romaine n'at-elle pas voulu couvrir d'assez d'OH~e (si j'ose emprunter la langue du poète) le flambeau de la vérité, pour qu'il n'y ait point d'injustice à voir en elle, tout simplement, la plus malfaisante des puissances de la nuit?
Le programme du poète satirique, exposé dans les (?Ma<re Vents de~'jË')~ (I;S), mentionne, parmi les grands objets de la satire moderne, « l'erreur, monstre romain, qui garde le cachot où dort l'esprit humain ». Rome étend sur le monde l'Ignorance: comme le noir manteau où elle tient et les intelligences endormies et la liberté emprisonnée. « II faut, de tous côtés, du front du peuple obscur chasser les nouveautés, » disent les prêtres Le royaume des cieux est aux pauvres d'esprit; Donc peu d'écoles, point de science, un seul livre. 1. Mo?:</aMco?t, dans la Légende des Siècles.
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Les peuples ont pour loi d'être en bas et de suivre; Et leur ascension est faite quand vers nous
Ils montent tes degrés des temples à genoux'. 1. L'homme parvient à l'ange en passant par la buse. Nous détruirons progrès, lois, vertus, droits, talents. Nous nous ferons un fort avec tous ces décombres, Et pour nous y garder, comme des dogues sombres, Nous démusèlerons les préjugés hurlants.
Et quant à la raison, qui prétend juger Rome, Flambeau qu'aUume Dieu sous le crâne de l'homme, Dont s'éclairait Socrate et qui guidait Jésus,
Nous, pareils au voleur qui se glisse et qui rampe, Et commence en entrant par éteindre la lampe, En arrière et furtifs nous soufflerons dessus 2.
Si le noir et le rouge étaient les deux couleurs
dont l'imagination de Victor Hugo était le plus obsédée, au dire du critique 3 qui a le mieux analyse ses facultés visuelles, aucun fantôme n'a dû lui donner de pires cauchemars que le prêtre; car ce spectre est deux fois horrible, étant fait de nuit et de sang.
Les plus grands crimes de l'histoire ont été commis par des prêtres
Pas un forfait à qui l'Église ne présente,
Pour s'essuyer les mains, la nappe de l'autel.
L'Église est pour Gessler contre Guillaume Tell,
Pour Rossa contre Huss, pour Cauchon contre Jeanne Jésus parait; qui donc s'écrie JI faut qu'il meure! C'est le prêtre 5.
Le Golgotha, colline sombre et maudite, s'élève comme une « tumeur difforme de l'abîme », surgie 1. Le Pape.
2. ~d ~o/orent Dei g~aM:. (C/tfM/~cMh, 7.)
3. M. Leopotd MabDieau.
4. ~;)p)'o&a<tOM des preh'M, dans les ~):7:ees /:<;tM<e~, XXXI. a..L'< d'e<)'e .~a~-po-e, XVH), 4.
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des profondeurs infernales du mystère d'abomination, « et le plus blême éclair du gouffre est sur ce lieu où la re~OM s!K?s<re <Ma .P<eM ». Le premier livre des CM<M?:eM<s se termine par une satire de douze vers intitulée CoM/?'OM<s</oMs, qui est un petit chef-d'œuvre de style prompt comme la foudre, concis comme l'éclair; il faut la citer intégralement, car on ne pourrait, sans la défigurer toute, n'en détacher que les cinq ou six vers spécialement relatifs notre sujet
0 cadavres, parlez! quels sont vos assassins?
Quelles mains ont plongé ces stylets dans vos seins? Toi d'abord, que je vois dans cette ombre apparaître, Ton nom? Religion. Ton meurtrier? Le Prêtre. Vous, vos noms? Probité, Pudeur, Raison, Vertu. Et qui vous égorgea? L'Ëgtise. Toi, qu'es-tu? Je suis la Foi publique. Et qui t'a poignardée? Le Serment. Toi, qui dors de. ton sang inondée? Mon nom était Justice. Et quel est ton bourreau? Le Juge. Et toi, géant, sans glaive en ton fourreau, Et dont la boue éteint l'auréole enflammée?
-Je m'appelle Austerlitz. Qui t'a tué? L'Armée. La religion tue les justes, les prophètes, les
saints; elle tue le fils de Dieu, et tous ces crimes sanglants constituent le suicide par lequel elle se détruit elle-même.
En doctrine, l'Eglise ne verse pas le sang de sa propre main; mais comme elle fait appel au bras armé du glaive pour exterminer l'hérésie religieuse et la libre pensée, cela revient au même; ou plutôt, cette bénédiction des poignards, ces sabres, aspergés 1. La Fin de Sa~ot, page 246 de ['édition in-8.
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de l'eau des goupillons sont le spectacle le plus hideux que la terre puisse offrir au ciel. L'affreuse prière
Du prêtre effronté
Chante et rit t. derrière
Leur iniquité'. 1.
Amnistie au coquin qui se donne pour tel!
Mais quand l'assassinat s'étale sur l'autel
Et que sous une mitre un prêtre t'escamote;
Quand un soldat féroce entre ses dents marmotte Un oremus infâme au bout d'un sacrebleu.
Quand le meurtre sournois.
Prend un cierge, se signe, ànonne un livre d'heures. Et de sa corde à nœuds se fait un chapelet,
Alors, 6 cieux profonds! ma prunelle s'allume,
Mon pouls bat sur mon cœur comme sur une enclume, Je sens grandir en moi la colère, géant,
Et j'accours éperdu, frémissant, secouant
Sur ces horreurs, à )'amc humaine injurieuses,
Dans mes deux mains, des fouets de strophes furieuses 2 C'est l'EgUse qui fait appel a la dictature et qui dit
Un grand sabre serait d'utilité publique.
Est-ce qu'il n'est pas temps d'exterminer la clique Des songeurs, des rêveurs, des penseurs, des savants, Et de tous ces semeurs jetant leur graine aux vents, Et de mettre au pavois celui qui nous fait taire, Et de souffler sur l'aube, et d'éteindre Voltaire ~?
C'est la religion, excitant Louis XIV ou Charles IX,
Qui fait de tout un peuple un monceau de ruines. Servir Dieu de la sorte, avec du sang aux mains,
C'est vouloir l'étouffer dans le cœur des humains. 1. Coups de c~au'o)!, dans la deuxième Co'6/e daHYH'?: de 7oM<e In l.ura_
~a7.y)'e.
2.mo)'/(<eSa~:<?!fH~,tAt~.
3. Première Corde d'<waM! de ToM~e ~< XII.
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Ces religions-là, ce sont les pelletées
De terre que sur Dieu jettent les noirs a hées
Rois et prêtres s'entendent comme larrons en foire pour escamoter et confisquer la liberté qui afîranchit l'homme. Les rois, « ce faux nez auguste que le prêtre met a Dieu )), s'adressent tout bas au prêtre afin qu'il rebâtisse « l'enfer dans l'âme humaine où Dieu mit la raison )).
Le souverain pontife, que l'auteur du .Po~e av~~ autrefois t'eue bon et paternel, « il qui Dieu commanda, de tenir, doux et calme, son évangile ouvert sur le monde orphelin », devient lui-même, pour son imagination hallucinée, le spectre le plus sombre et le plus sanglant dé tous. « Que de sang sur ce prêtre, ô pâle Jésus-Christ! » Tout l'indigne et l'épouvante dans les faits et gestes de l'Église « Tout, même ce vieillard, ô ciel noir! surtout lui » L'échelle des responsabilités, dans l'oppression dont gémit la terre, monte des soldats aux capitaines, des capitaines aux juges, des juges aux têtes couronnées, et de celles-ci au pape. Une longue pièce de la Légende des tSVec~.s (dernière série), la Vt'St'oM, de Ds~/e réveillé dans sa tombe « en l'an cinquante-trois du siècle dixneuvième », amplifie démesurément cette idée, avec une simplicité extrême de composition, alliée au luxe le plus abusif de développements, de vers et de mots multipliés sans fin.
'). La Reco~<toK (livre épique des Quatre Vents de PE~))'<). 2. Chansons des t':<es et des bois, livre premier, V], n. î. 3. Première Cor~e d'a:<M~ de Toute la ~< IX.
4. Les .4)M!eM funestes, XXXVI, XXXVII.
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Dante voitd'abord apparaître unefou)e d'hommes, d'enfants et de femmes écrasés par la force brutale, criant au ciel justice et vengeance. « Quels sont vos meurtriers et vos bourreaux? » dit l'ange. Et d'une seule voix ils disent « Les soldats ». Les soldats comparaissent « Ce n'est pas nous! » s'écrient-Hs, « ce sont nos capitaines. Nous dûmes .obéir à leur ordre inhumain a. Les capitaines donc sont cités « Ce n'est pas nous! » disent-ils à leur tour. « Ce n'est pas nous, Seigneur! Seigneur, ce sont les juges. » Même réponse des juges, quand « ce tas d'hommes vctus d'hermine et de simarres » sont accusés d'avoir absous les scélérats et condamné l'homme juste « Ce n'est pas nous! Mais qui donc est coupable alors? Ce sont les princes ». Des êtres monstrueux parurent.
L'un ressembtait au meurtre et l'autre à la luxure, L'autre à la fraude, l'autre à l'orgueil, celui-ci
Au mensonge, et d'horreur je demeurai saisi,
Car ils avaient du mal toutes les ressemblances.
L'ange leur dit:
Vous voilà donc enfin, princes! D'où sortez-vous? 0 princes, vous sortez, et je vais vous le dire, Des forfaits, des fureurs,du meurtre et du délire, Des deui)s, des faux serments dont l'homme est éperdu, Et du sang innocent a grands flots répandu.
Mais la réponse des rois, c'est encore et toujours Ce n'est pas nous! Et qui donc? C'est le pape. it est le responsable et nous le dénonçons!
Seigneur, nous n'avons fait que suivre ses leçons; Seigneur, nous n'avons fait que suivre son exemple; ~'os forfaits sous ses pieds sont nés dans votre templc; )) nous a mis l'enfer dans Famé au lieu du ciel; Lui seul porte le poids du crime universel.
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L'apparition du pape « vêtu d'une robe de sangs » est saluée par les clameurs de toute la terre, peuples, soldats, capitaines, juges, princes, criant d'une seule voix « C'est lui! )); et Louis Bonaparte, « l'homme-loup, debout sur les cadavres pales », ajoute, « d'une voix rauque et sourde
Il m'a béni! »
Dieu, seul être qui soit au-dessus du pape, lui tient un long discours dont le dernier mot est Je t'avais confié la conscience humaine.
Réponds, qu'en as-tu fait?
Au sang répandu s'ajoute l'or accaparé par de scandaleux trafics, la rapacité a la cruauté, et l'horreur s'achève en dégoût.
Victor Hugo a amplement traité, dans les <?M<~)'e Jours ~'jEYcMS, le thème ancien, plus ancien que la réforme luthérienne, de l'avarice, du luxe et de la luxure de l'Église
Le livre du .P~e dénonce le ridicule des mesquines idoles de la dévotion catholique
Lui, le sombre seigneur de la foudre, est vivant! Nous, sous quelque portail d'église ou d'abbaye, Nous ofîrons et montrons à la foule ébahie,
Sous la pompe d'un dais et les plis d'un camail, Un petit bon Dieu rose avec des yeux d'émail!
Un Jésus de carton! un Eternel de cire!
On le promène, on chante, on prêche; on le fait luire, En marchant doucement, de crainte qu'un cahot, En secouant l'autel, ne casse le Très-Haut!
Tandis que la famine aux effroyables dents
Dévore l'atelier, le grenier, la chaumière,
Nous étalons, avec des effets de lumière,
). Voyez le passage cité dans mon livre sur Rabelais, page 139.
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Des bonshommes de bois au fond d'un corridor,
Brodés d'or, cousus d'or, chaussés d'or, coiffés d'or. Mais la plus belle et la plus lyrique indignation de Victor Hugo contre les vendeurs du temple se trouve dans les CM<M?:e?t<s, et ce qui fait ici encore la sublimité de la satire, c'est qu'elle est inspirée non par la raison philosophique ou voltairienne, mais au contraire par une respectueuse adoration pour le sacrifice du Sauveur, que ces marchands souillent et profanent. Rien, dans l'œuvre entière du poète, ne s'envole d'un plus passionné et magnifique élan que la pièce intitulée ~4 M~ ??!ar<yr. Il faut la lire, dans son crescendo soutenu, d'un bout à l'autre, de la première à la dernière stance et du premier vers au dernier, vers grand comme le monde et immense comme le mystère de la Croix Ils vendent, ô martyr, le Dieu pensif et paie,
Qui, debout sur la terre et sous le firmament;
Triste et nous souriant dans notre nuit fatale,
S~f le no: Golgotha saigne e<e)'7!eMemeH<.
Le clergé régulier devait finir, comme l'autre, par ne point trouver grâce devant la satire de Victor Hugo, bien que son imagination eût très bien pu, pour des raisons de l'ordre esthétique, se laisser séduire par ce qu'il y a de sublime dans la folie d'un complet renoncement au monde, et le fait est qu'il avait rendu autrefois justice aux religieux dans un beau chapitre des~/ïse'?'<'t~es Mais sa religion de la nature lui interdisait toute indulgence prolongée pour l'ascétisme, et il a, en vieillissant, versé de f. Deuxième partie, VU, 8.
12.
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plus en plus dans un culte de la bonne déesse païenne, culte bourgeois, un peu grossie)', pour ne pas dire libertin. Les mordants sarcasmes de Veuiihd sur l'auteur des Chansons des rues e< des /'0!S et de trop d'autres grivoiseries dont la grâce est un peu celle d'un sanglier de basse-cour en goguette. ne sont malheureusement pas immérites. Les vers -S'M)' MH ~oW)Y<!< de MXM<e, au livre satirique des ())ta~e Vents de l'Esprit, sont raisonnables, connue les sages propos de « monsieur Ordinaire», L'auteur y représente que Dieu c'est l'amour, c'est t'éh'e, c'est la vie, et que rejeter ses parents, sa patrie et sun humanité pour conquérir Dieu, est contre la raison et contre la nature, c'est-à-dire contre Dieu lui-même. « Sans quitter le réel, conquérons t idéal. Il faut aller au ciel en marchant sur la terre. »
Pas plus qu'entre les curés et les moines, la satire cxcessivemeut simple de notre poète ne distingue entre les protestants et les catholiques. Il n'a, que je sache, ni raiHé la nudité froide du culte protestant, ni (moins encore) vanté 1 indépendance relative de la pensée protestante. Luther n'est pour lui que l'hérufque adversaire de Home. Il est lui-même évidemment du bois dont sont faits les hérétiques, mais les hérétiques tout d'une pièce, taillés dans le chêne, géant païen, non dans l'arhrc mystique du jardin des Oliviers.
Très logiquement, Victor Hugo réclame pour sa dépouiHe morteHc un enterrement civil. Dois-je faire appeler nn prêtre sur ma fosse, un prêtre, c'est-à-dire
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un homme qui. (nouvelle énumération des erreurs, des mensonges et des crimes des prêtres)? « Je vois Dieu dans les cieux faire signe que non'. » C'est la tactique constante du poète, dans sa campagne antireligieuse, d'en appeler a Dieu contre les prêtres, et son théisme fervent (ne nous lassons pas de le redire) donne à ses satires une bien autre saveur que ne ferait une philosophie athée. « Le formidable ciel sait que le prêtre ment °. » La cathédrale avec sa double tour aiguë,
Debout devant le jour qui fuit,
ignore, et, sans savoir, affirme, absout, condamne. Dieu voit avec pitié ces deux oreilles d'âne
Se dresser dans la vaste nuit
Planant aune distance infinie au-dessus de toutes les religions, Dieu resterait indifférent a leurs misérables inventions terrestres, si, par elles, la foi des hommes en son existence et en sa. justice ne se trouvait pas compromise gravement. Avec bien moins d'amertume condensée et profonde qu'Alfred de Vigny, avec un clair bon sens qui ne dépasse guère !a sagesse courte et nette des philosophes du xvm" siècle, Victor Hugo nous montre Dieu traduit a la barre de la conscience humaine et devenant l'accusé de ses créatures indignées, si les fables que les prêtres débitent sur son tyrannique empire pouvaient être vraies.
Ah si vous disiez vrai, myopes de l'autel,
Si ce prodigieux et subtime Immortel
1. Les e?:<e'')'eMen~ civils, dans la Légende des Siècles. 2. Toute ~t'e, H), 14 (in-8).
3. 7u;;< le passé et tout ~'cfe'tir, dans la Légende des Siècles.
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Avait de tels accès, et s'il était possible
Qu'ainsi qu'un archer sombre il eut l'homme pour cibic. S'il tuait, fou )ugubre,en croyant qu'il se venge, Alors la Justice, âpre et formidable archange,
Se dresserait devanttepâie Créateur,
Questionnerait ['Être immense avec hauteur.
Et rien ne serait plus sinistre, ôgoutTrebteu, Que le balbutiement épouvanté de Dieu 1!
Toutes les religions se valent, n'étant que les
formes à peine différentes du même crime toujours répété contre la raison et la liberté du genre humain. C'est l'expérience qu'a faite le Momotombo, montagne de l'Amérique Centrale. Le baptême des volcans était un ancien usage remontant aux premières années de la conquête tous les cratères du Nicaragua furent alors sanctifiés, a l'exception du Momotombo, d'où l'on ne vit jamais revenir les religieux chargés d'aller y planter la croix. « Je n aimais pas beaucoup le dieu qu'on a chassé, » dit le Momotombo; il était avare, cruel, sanguinaire quand sont venus des hommes blancs, je leur ai fait bon accueil d'abord, j'espérais que leurs âmes auraient la. couleur de leurs visages, J'étais content, j'avais horreur de l'ancien prêtre; Mais quand j'ai vu comment travaiHe le nouves.u, Quand j'ai vu flamboyer, ciel juste! à mon niveau, Cette torche lugubre, âpre, jamais éteinte,
Sombre, que vous nommez l'Inquisition sainte;
Quand j'ai pu voir comment Torquemada s'y prend Pour dissiper la nuit du sauvage ignorant,
Comment il civilise, et de quelle manière
Le saint Office enseigne et fait de la lumière.
J'ai regardé de près le dieu de l'étranger
Et j'ai dit Ce n'est pas la peine de changer 1. ~6<yt'e des Fléaux, dans la ~.e~g~e des Siècles. 2. Les raisons du Momo<om&o, dans la Légende des Siècles.
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Partout les prêtres sont les mêmes, enseignant le bien quelquefois, mais donnant l'exemple du mal, « servant et souillant Dieu, prêchant pour, prouvant contre ))
Tous les hommes d'église, depuis les prédicateurs de la ville et de la campagne,
Agitant leurs longs bras et leur surplis jauni
Dans des chaires faisant ventre sur )'infini 2,
jusqu'au souverain pontife qui trône sur le saintsiége, sont donc, aux yeux de Victor Hugo, d'affreuses puissances KOM'es, non moins détestables que les rois et les empereurs, ou plutôt bien pires encore, puisque la Force qui opprime les peuples n'est que la servante de la Nuit qui les enténèbre. Cependant la pitié SMp?'e')ne du poète ne fait point défaut, même aux instigateurs occultes du mal, non plus qu'aux misérables esclaves couronnés qui reçoivent et qui exécutent leurs inspirations. « Je suis triste, dit-il dans les ~iMnees funestes (XXXVI), je pleure, je finis parn'avoir qu'un besoin immense de tout plaindre. »
Hélas'ces malheureux grands prêtres sont plongés Sous un tel flot de nuit, d'ombre et de préjugés! Ah! j'ai beau m'indigner, je ne peux pas maudire.
JUGES
Comme les prêtres et la religion vraie, les juges et la justice s'opposent, avec d'autant plus de vivai.L'<!)'<d'e<)-e;y)-M~-pe)-e,I,t.
Z.KC.
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cité que l'antithèse, éclatant ici jusque dans le son des mots et la forme des lettres, a sur 1 imagination de Victor Hugo une prise particulièrement étroite. H est probable qu'il avait rencontré dans sa vie quelques bons juges, ainsi que de bons prêtres, ainsi que de bons princes; sa poésie a fini par refuser d'en reconnaître l'existence. Il semble que, pour lui, tout juge mortel soit condamné à l'injustice par les ténèbres de sa condition humaine tout au moins, quand ce n'est pas par la lâcheté ou la cruauté de son propre cœur; à ses yeux, comme d'ailleurs à ceux des saints prophètes, il n'y a qu'un seul juge juste, qui est Dieu.
Nous jugeons. Nous dressons t'échafaud. L'homme tue Et meurt. Le genre humain, foule d'erreur vêtue, Condamne, extermine, détruit,
Puis s'en va. Le poteau du gibet, ô démence!
0 deuil! est le bâton de cet aveugle immense
Marchant dans cette immense nuit
« Sauvage serviteur du droit contre la loi » le poète voit partout cet irréconciliable conflit de la justice légale et de l'équité naturelle. Il en est épouvanté, et il crie au ciel son horreur pour un tel spectacle
Voitex-vous, cieux! on voit le droit hors de la loi
Et la justice hors du juge
Les palais de justice sont des repaires d'iniquité où les juges, comme s'ils s'acquittaient d'une fonct. Fo'i'o; dans les Contemplations.
2. A <'AoM:H!?, dans la .t~M~e des Siècles.
3. Le Cet'e/e des <yt'n/ ibid.
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tion physique, rendent )!a<MreMeMMn< des sentences monstrueuses.
Qu'est-ce que vous rendez là, dans cette bâtisse, Par la bouche? Cela s'appelle la justice
Cette justice-tà sort de cesjuges-ia
Comme des tombeaux la vipère
Il est vrai qu'Jl s'agit ici des « cotnmissions mixtes )) et des juges du second empire. Mais « des juges qu'on eût dû juger )) c'est ]a règle en tout temps, et le beau poème de ~'fe/s?!<io~, dans les CoM<eH!jO~<!OKS, nous en offre un type inoubliable dans la personne de ce juré, marchand de profession, improvisé juge par le sort et envoyant au hagne un pauvre voleur de pain beaucoup moins criminel que lui.
Un homme s'est fait riche en vendant a faux poids; La loi le fait jure. L'hiver, dans les temps froids, Un pauvre a pris un pain pour nourrir sa famille. Regardez cette salle où le peuple fourmille;
Ce riche y vient.juger ce pauvre. Ecoutez bien, C'est juste, puisque l'un a tout et l'autre rien. Ce juge, ce marchand, fâche de perdre une heure, Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure, L'envoie au bagne et part pour sa maison des champs. Tous s'en vont en disant C'est bien! bons et méchants, Et rien ne reste [a qu'un Christ pensif et pâte, Levant les bras au ciel dans le fond de la salle. La satire de Victor Hugo jette un regard rétros-
pectif sur la vieille justice française, plus barbare que la moderne, sans qu'au fond celle-ci soit moins inique, et loue ironiquement la « Mansuétude des anciens juges ))
Les ~4/uMe~ /!«:M<c~, XXXU.
2. C/t~n:<'n~, IV, 3.
3. 7.ir< d'e<e .~ra~-pe)'e, I, d.
4. Titre d'une pièce de la 7..e;ye~efe des S:ec~ (dernière série).
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Elle cloue au pilori certains magistrats, comme le président Brunet, dans la pièce XXIII des ~tHMees /M'Hes<es, et surtout tant de juges nominativement désignés dans les CM<M?ïéM<s, avec une haine implacable où des rancunes personnelles se mêlent trop à la passion pour l'idéale justice. Elle raconte au long et flétrit de criminelles erreurs judiciaires, restées plus ou moins célèbres dans l'histoire l'aveu arraché a Rosalie Doise innocente, le procès Lesurque, etc.
Il faut une étrange ignorance, jointe à une peu commune effronterie, pour oser soutenir que, dans la plus grave et triste affaire du siècle qui finit, le grand poète aurait pu être du parti acharné a la condamnation d'un juif innocent. S'il y a une chose indubitable pour quiconque a lu Victor Hugo, c'est l'ardeur d'indignation avec laquelle il eût épousé la cause de la malheureuse victime d'une flagrante iniquité judiciaire, qui, par son retentissement dans tout le monde civilisé comme par l'importance de ses suites,. restera la plus mémorable de l'histoire. De la race ou de la religion juive notre poète n'a guère plus parlé que des protestants comme tels; on ne peut voir une preuve de sympathie pour les Juifs dans la leçon banale que donne le grand-père a ses petits-enfants
Je leur raconte aussi l'histoire; la misère
Du peuple juif, maudit qu'il faut entin bénir 2,
1. Les Années /'tme.!<M, XXX, XLII.
3. Les Co~eMp~atMMt~, I, 6.
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pas plus qu'une preuve d'antipathie dans l'emploi, non moins banal, qu'il fait çà et là du motyM! avec les divers sens péjoratifs auxquels on le fait couramment servir. Mais un juif est un homme, un juif de France est un citoyen français, et cela suffit pour qu'au seuil du xx" siècle la secte antisémite eût frappé de stupeur ces fils de la Révolution, Michelet, Victor Hugo, comme un anachronisme monstrueux, comme un retour horrible de cet « exécrable passé qui toujours se relève et sur l'humanité se dresse menaçant 1 ».
En vérité, Victor Hugo n'avait pas besoin de revivre pour répéter son sentiment sur la tragédie du jour, car il l'a très explicitement donné; seuls, les noms changent, les choses demeurent toujours les mêmes
Reste, ô sombre innocent! dans ton opprobre inique; Garde ce crime ainsi que l'ardente tunique
Qui devient la peau même, et qu'on n'arrache pas. Sois pour toujours muré dans le noir déshonneur. On t'enferme éperdu dans le forfait d'un autre Victor Hugo n'a point de respect pour la « chose jugée ». A-t-il raison ou tort? Il a tort, car une telle licence précipite la société dans l'anarchie. Il a raison, car la justice humaine est faillible, et la conscience des individus a le droit de la trouver injuste. Je défie qu'on résolve par quelque moyen terme cette contradiction absolue. Il faut choisir ou la soumission aveugle à l'autorité, ou la libre 1. Les Quatre Vents de l'Esprit, I, t6.
2. Le procès LMMt'~Me.
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critique de ses décisions et de ses actes. Je choisis, moi, la libre critique, et je dis que Victor Hugo a -eu raison de traiter sans respect la chose mal jugée.
La bonne volonté de trouver droit, pour l'amour de l'ordre public, ce qui est visiblement de travers, ne saurait être attendue de tous les hommes sans exception. J'entends bien que ce résultat heureux étant dû a l'éducation, à la discipline, on peut rai.sonnablement l'espérer du grand nombre dans un pays morigéné comme il faut; mais il y aura toujours, Dieu merci, quelques réfractaires, et c'est grâce à leurs mauvaises têtes que le mouvement, le progrès, la vie s'entretiennent dans l'histoire et dans l'humanité. Sans cette aristocratie intellectuelle et morale, tout dans un peuple serait troupeau, et la France, sage comme l'enfant qui dort, aurait la belle immobilité de la Chine, qui ne se remue et ne se fâche que si quelqu'un essaie de troubler son sommeil vingt fois séculaire.
L'attrait des uns pour l'ordre et pour la paix que l'autorité procure, des autres pour les hasards de la liberté, divise les hommes en deux classes. Une grande crise, comme celle dontnoùsnesommes pas encore sortis, les révèle dans leur vraie nature; on a vu parfois les caractères contredire les éducations, et rien n'est plus intéressant, rien n'est plus nouveau que ce spectacle. Tel, qui avait été élevé dans une servile obéissance à la règle, se montre soudain capable de raisonner et d'agir avec indépendance, et nous avons alors la joie de saluer cette élite
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d'esprits si exquise et si rare, les catholiques affranchis et libéraux; beaucoup d'autres, hélas! nourris dans la religion du libre examen, font paraître un tel manque de sens critique et moral, une si lourde ignorance, une soumission si plate et si lâche a l'église de la majorité, que le protestantisme écœuré attend et verrait sans chagrin la défection de 'ces faux fils qui, au xvi" siècle, auraient, n'en doutez pas, sacrifié Luther et Calvin à la justice de Rome.
L'ombre même du plus léger doute n'est pas permise sur la position qu'aurait prise Victor Hugo dans la célèbre affaire, puisqu'il est le grand justicier idéaliste, le défenseur du droit non seulement contre la force, mais contre la loi, et puisqu'il avait déjà satirisé la chose jugée à une époque où cette fiction, contente d'être une absurdité simple, n'était pas encore devenue le double non-sens qu'elle est à cette heure, depuis que la chose jugée est représentée par deux sentences contraires, également légales toutes les deux, qui soufflettent 1 une par l'autre la justice militaire et la justice civile. Songez-y donc, si l'on allait conclure
De tout cela, qu'il est parfois une fêlure A la chose jugée, et qu'un tribunal peut Se tromper, faire faire à la corde un faux nœud, Un faux coup à la hache!
Et vous vous figurex que votre arrêt existe! Ah! nous déchirerons, nous tordrons, nous mettrons En pièces la sentence atroce sur vos fronts! Vous imaginez-vous, ô sombres imbéciles, Qu'après l'arrêt bavé par vos bouches fossiles, Tout est dit; que c'est fait; que vous avez ôte Du monde l'équilibre et des cœurs l'équité;
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Que vous êtes, magots toussant dans vos flanelles, Quelque chose à côté des clartés éternelles,
Et qu'il sort du bouquin légal un tel pouvoir
Que l'homme empêche Dieu de faire son devoir 1
La bassesse innée, l'appétit de servitude qui agenouille les robes des juges, comme les robes des prêtres, aux pieds d'un maître armé du sabre, Jésuites que d'un signe on ferait jacobins,
Valetaille à genoux sous le plat d'une épée
est un des principaux thèmes des CAa<!?KeM~. Repus d'orgies et de crimes, ivres de sang et de vin, les tyrans ont toujours eu
Dans leurs noirs refuges,
A leur vil foyer,
La robe des juges
Pour tout essuyer 3.
Une pensée grave et haute corrige heureusement ce que la satire des juges, comme celle des prêtres, comme celle des rois, risque d'avoir de puéril à force de violence et de naïve simplicité c'est que la société est responsable de toutes les iniquités que la justice commet.
Lorsqu'il meurt, le fer des lois au sein,
L'innocent a le monde entier pour assassin.
Veuves qu'on déshonore, orphelins qu'on spolie. Ah! je frémis de voir leurs prières, leurs cris,
Leurs larmes, leurs appels craintifs, leurs plaidoiries, Leurs tremblantes douleurs par le dédain meurtries, Leurs fronts baissés, leurs bras suppliants, quand c'est nous, Nous tous qui devrions nous traîner à genoux,
Joindre les mains, pleurer notre erreur insondable, Peuple, et demander grâce au spectre formidable 1. Le procès Lesurque.
2. Ibid.
3. Coups de clairon.
4. Le procès ~MM'~M.
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La complicité du peuple, avec les juges qui condamnent l'innocence, est profonde, mais plus ou moins apparente aux yeux. Elle agit silencieusement dans la foule que nous venons de voir assister, sans rien dire, a l'inique arrêt du jury de Melancholia; elle éclate avec cynisme dans le cri de « Mort aux Juifs! » qu'une populace fanatisée par d'ignobles journaux, soi-disant républicains, et mille fois plus vils et plus lâches que la presse la plus abjecte de l'empire, hurlait hier encore autour des tribunaux intimidés.
Mais voici venir de nouveau, et pour tout couronner, une idée supérieure a celle même de la solidarité sociale; c'est le noble sentiment par lequel toute la satire du poète est relevée l'amour final, la grâce, le pardon, la « pitié suprême )). La justice n'est complète que lorsqu'elle s'achève en miséricorde.
Tel est le sens de cette belle vision de la justice idéale qui termine, dans l'Art (fe<?'e ~'OH~ere, la pièce intitulée ~'<ï<erM~<ë
Un jour, je vis passer une femme inconnue. Cette femme semblait descendre de la nue; Elle avait sur le dos des ailes, et du miel
Sur sa bouche entr'ouverte, et dans ses yeux le ciel. A des voyageurs las, à des errants sans nombre, Elle montrait du doigt une route dans l'ombre, Et semblait dire On peut se tromper de chemin. Son regard faisait grâce à tout le genre humain; Elle était radieuse et douce; et, derrière elle, Des monstres attendris venaient, baisant son aile, Des lions graciés, des tigres repentants,
Nemrod sauvé, Néron en pleurs; et, par instants, A force d'être bonne elle paraissait folle.
Et, tombant à genoux, sans dire une parole,
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Je l'adorai, croyant deviner qui c'était.
Mais elle, devant fange en vain l'homme se tait, Vit ma pensée et dit Faut-il qu'on t'avertisse? Tu me crois la Pitié; fils, je ~uz~ la jM<;ce.
CUISTRES
« La majesté des cuistres impeccables qui marchent rengorgés dans leur menton hautain » est la troisième puissance de la Nuit, le dernier et le moindre des MOM's fantômes que poursuit la satire de Victor Hugo.
« Ici, plus de tache rouge; plus rien du sang dont la simarre des juges et la soutane des prêtres sont souillées, mais poétisées du même coup nous ne voyons plus dans le ciel tragique l'horrible pluie qui, tombant goutte à goutte sur le spectre du roi parricide Kanut, dans la Légende des Siècles, finit par changer en manteau de pourpre son funèbre linceul; et cette suppression de la terreur, en ne laissant debout que le ridicule d'une toque de pédant sur une robe de cuistre, ôte au moins important des fantômes de la nuit la grandeur dramatique des autres.
Sortir du mépris simple et compter dans l'effroi, Toi, jamais!
Aliboron n'est pas aisément Béhémoth;
Le burlesque n'est pas facilement sinistre. En vain il copierait Le grand jaguar lyrique 2. 1. L'Ane.
2. Les Qualre ~en~de l'Esprit, I, t2.
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L'ennui morne et terne, un gouffre où bâille le néant, tout ce qu'une bibliothèque peut enfermer. de soporifiques ténèbres, tout ce qu'un encrier peut contenir de noirceur salissante, voilà dans quel pot de couleurs le poète satirique trempe maintenant son pinceau.
Chahuts solennels! vénérables amas
Des diverses erreurs dans les divers formats,
Rayons qu'emplit la nuit pédagogique.
Bouffissure du vide! ombre! Quand je vous vois, Sombres in-folio classiques, je me sauve!
L'ennui des siècles dort sur votre vélin chauve; Le bâillement vous garde affreux, montrant les dents; 0 noirs livres flairés du profil des pédants,
Je crois voir, à travers vos pages diaphanes,
Des grouins de pourceaux baisant des mufles d'ânes Les crânes « que sous son bas plafond l'ignorance
a faits plats2 », les cancres « dont l'âme prend un bain dans la noirceur des encres~ », ne sont point, d'ailleurs, stupides seulement; c'est une méchante bête que le cuistre; il est odieux, il est malfaisant, quoique ridicule; par là il devient justiciable, lui aussi, de la cor~e d'CM'a!~ et digne, au moins en passant, de la grande satire lyrique et morale. Son crime, de même nature que celui du prêtre, est d'attrister la vie, d'enrayer la marche du progrès, d'opprimer sous le joug des traditions du passé le libre essor de l'humanité vers un avenir meilleur, et de contrarier par mille entraves mesquines et jalouses les bonnes dispositions naturelles i. Bt~<o</te~Mes,da.ns Tot~e ~)'e, IV.
2. Le /.tM'e épique des C«a<)'e t~n<s de ~j~p)'t~.
3. L'Ane.
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que l'optimisme naïf de Victor Hugo prête à l'homme tel qu'il sort des mains du Créateur. Je répugne aux vieux dogmes tristes;
Je veux, en deux efforts égaux,
Tirer l'art des mains des puristes
Et Dieu des griffes des cagots
Oh! l'éducation! quel bienfait et quel crime!
Frêle tête d'enfant qu'un idiot déprime
L'enfant est un oiseau, un ange, une créature ailée, crie l'âne à l'homme dans le poème qui a l'animal à longues oreilles pour titre et pour héros, l'auteur, afin de mieux humilier la sagesse humaine, ayant mis la raison dans la bouche de maître baudet comment voulez-vous qu' « avec un encrier au croupion » l'alouette s'envole au fond du libre azur?
On lui colle un gros livre au menton comme un goitre, Et vingt noirs grimauds font dégringoler des cieux, 0 douleur! ce charmant petit esprit joyeux;
On le tire, on le tord, on l'allonge, on le tanne; Tantôt en uniforme, et tantôt en soutane;
Un beau jour Trissotin l'examine, un préfet
Le couronne; et c'est dit un imbécile est fait. Il y a, dans cette longue satire de r~4)',e, peu lue
et fort ennuyeuse, je l'avoue, de jolies choses, d'une langue ferme et brillante comme le cristal, quand on les détache de l'ensemble et de la monotone prolixité d'une amplification verbale inouïe, où dansent, comme ivres et comme fous, avec tous t. A 7. de S. ~a&o~t-eM)' à l'velot (dans les Quatre Fen~ ~E~rt<).
2. La Pitié suprême.
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les mots du vocabulaire commun, tous les noms propres, connus ou inconnus, des dictionnaires spéciaux. Voici, par exemple, un piquant développement dans le spirituel tour classique qui a si souvent amusé la rhétorique du grand virtuose
Glycère et Jeanneton, ces deux fittes célestes,
Qui courent dans Virgile et Ronsard, sont moins lestes, Quand Sylvain les poursuit, le fauve jouvenceau, A trousser leur jupon pour passer un ruisseau; Un singe est moins agile à gober une pêche;
Les baleiniers, armant leurs pirogues de pêche, Sont moins prompts à lancer leur barque au flot mouvant Dès que d'un squale en marche ils ent.endent l'évent; En frappant dans ses mains Bonaparte a moins vite Chassé l'aigle tudesque et l'aigle moscovite
Qu'un pédant n'est rapide à défaire un esprit. En défaisant l'esprit, les pédants déforment l'âme.
La semence de cuistres fructifie en moissons de valets. La courbure des fronts penchés sur un ramassis de sottises « où la grenouille idée enfle le livre bœuf)), détermine, avec celle des corps, celle des cœurs et des caractères. Un rhéteur est une <MMM M'hs, « ver de terre et de lettres', » crabe marchant à reculons, empêtré dans l'ornière et dans la routine, instrument d'impuissance et de servitude « dont l'éducation annulante est pareille a celle qu'aux matous font les tondeurs du quai )). Et c'est pourquoi l'auteur des CoH<eMtp/s<t'o):s, dès l'année 1831, si on a la candeur d'accepter cette date, avait vomi contre ces misérables les hoquets et les sanglots d'une rage convulsive qu'il est bien <. Les p:<a<)'e Vents de ~'Ë'~rt<, I, U.
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difficile de croire contemporaine des J~eM~/M f~M~OHMte:
Marchands de grec! marchands de latin! cuistres! dogues! Philistins! magisters! je vous hais, pédagogues! Car, dans votre aplomb grave, infaillible, hébété, Vous niez l'idéal, la grâce et la beauté!
Car vous pétrifiez d'une haleine sordide
Le jeune homme naïf, étincelant, splendide! Confier un enfant, je vous demande un peu.
A tous ces êtres noirs!
VousofTrez à l'aiglon vos règles d'écrevisses. Eunuques, tourmenteurs, crétins, soyez maudits! Car vous êtes les vieux, les noirs, tes engourdis, Car vous êtes l'hiver, car vous êtes, ô cruches! L'horrible Hier qui veut tuer Demain
L'idée principale qui domine toute la satire littéraire et toute la doctrine littéraire de Victor Hugo, c'est que, Dieu étant prodigue de ses dons, la nature se montrant d'une fécondité- inépuisable, d'une richesse magnifique, l'éducation, qui prétend gouverner l'instinct, les règles de l'art, qui osent modérer et guider l'essor du génie, sont plus qu'absurdes; elles sont un criminel attentat contre la liberté de l'homme, que le Créateur a fait naître habile au bien comme au beau, et contre l'exemple généreux que nous donne la munificence du bon Père céleste.
Mais tournez donc vos yeux vers la mère Nature! Que sommes-nous, cœurs froids où l'égoïsme boct, t, Auprès de la bonté suprême éparse en tout?. Dieu donne l'aube au ciel sans compter les rayons, Et la rosée aux fleurs sans mesurer les gouttes Sur aucune fleur on ne )it
Société de tempérance
1. A propos ~orace, t, 13.
2. Les Con<e??!~s<t0?: VI, 5.
3. Z.as<:<:c: )'e)'Mn:, dans /lr< d'êlre grand-père.
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Appuyé sur ce principe re~'eMa?, notre poète repart en imprécations furibondes contre ces régulateurs impies des forces naturelles de l'homme qu'on appelle les professeurs et les critiques Vous êtes
Dans l'auguste forêt d'horribles ciseaux bêtes! Vous tordez les instincts, vous rognez les cerveaux. Ignorant que tout être est fait pour croître libre, Que toute âme a sa forme intime devant Dieu, Et que toute nature a droit à sa broussaiiïe,
Vous tronquez des talents, de même qu'a Versaille, 0 brutes! vous changez en pains de sucre verts Le cèdre et le cyprès, géants d'ombre couverts 1. La fougue avec laquelle Victor Hugo a donné, tête
baissée; dans cette erreur d'enfant, que l'excès est un signe de force et que s'imposer à soi-même une limite c'est faire preuve de faiblesse et de pauvreté, montre a quel point ce grand poète était dépourvu de l'esprit de discernement. S'il avait été capable de la moindre réflexion critique, il se serait aperçu d'abord que, dans la pratique, son génie de maître écrivain s'était bien gardé de toujours suivre des leçons si extravagantes, que lui-même il « savait se borner », comme un 'bon disciple de Boileau, et que ses pièces les plus belles ne sont pas nécessairement les plus longues ni les plus luxuriantes en toute espèce de végétation inculte et sauvage. La nature n'est que prodigalité indistincte, mais l'art est un choix judicieux. Evidemment, il n'est point vrai qu'en littérature la quantité donne le prix aux choses, et que beaucoup de mots et beau-
t.ie.
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coup de vers vaillent mieux, en règle générale, que moins de vers et moins de mots. Il n'est point vrai qu'un chef-d'œuvre de dix strophes vît tout d'un coup, s'il en comptait cent, sa beauté multipliée par dix. Et ce qui est vrai au contraire, avec évidence, c'est que la longueur sans mesure et sans merci, l'intempérant flux de paroles qui inonde les derniers ouvrages, vers et prose, du grand poète dévoyé, est la cause principale du rang inférieur qu'ils occupent dans l'échelle artistique de ses productions.
Macaulay rappelle, dans un de ses essais littéraires, le paradoxe si juste du vieil Hésiode « La moitié est souvent plus que le tout » il loue et félicite Lord Byron d'avoir eu la prudence de suivre en poésie l'habile pratique des Hollandais, qui, dans les îles à épices, abattaient la plus grande partie des arbres précieux, afin d'augmenter la valeur de ceux qu'ils laissaient debout.
Victor Hugo lui-même n'a-t-il pas dit 0 Muse! contiens-toi!
Le plus fort est celui qui tient sa force en bride. Ne te dépense pas. Qui se contient s'accroît <.
On pourrait s'étonner que l'artiste qui a formulé
une règle si sage, l'auteur de tant de poèmes dont la sobre vigueur fait la perfection, ait méconnu une loi aussi élémentaire en art que Le Me ~MM~ Ht'MMS, si l'on ne savait pas combien les grands poètes sont bornés comme critiques, et quel guide 1. Le.s FoM; M<e')-M!<e~, XXXII.
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plus sûr est pour eux l'instinct divin qui les mène que leur esthétique aventureuse.
Si Victor Hugo avait eu l'esprit de discernement, il aurait donc vu, en premier lieu, que l'incontinence n'est point la vraie force et il n'aurait pas confondu non plus l'éclat de la fièvre avec celui de la santé, ni l'enflure d'une tumeur avec l'embonpoint d'un corps bien portant. C'est encore Macaulay qui, dans son essai sur Dryden, a fait cette distinction utile et simple autant que lumineuse « Quelques critiques ont donné l'exagération de Dryden pour une preuve de talent, pour la profusion d'une richesse illimitée et le désordre d'une vigueur exubérante nous croyons, au contraire, que ce défaut ressemble davantage aux oripeaux de la pauvreté, aux spasmes et aux convulsions de la faiblesse. Dryden, à coup sûr, n'avait pas plus d'imagination qu'Homère, Dante ou Milton, qui ne sont jamais tombés dans ce défaut. La diction ample et opulente d'Isaïe ou d'Eschyle ne ressemble pas plus à celle d'Atmanzor ou de Maximin, que le renflement d'un muscle ne ressemble à l'enflure d'une tumeur. L'un indique la vigueur et la santé, l'autre l'affaiblissement et la maladie. »
Et maintenant que cette réserve essentielle est faite, nous pouvons non seulement continuer à jouir de la verve parfois très amusante avec laquelle Victor Hugo satirise l'esprit mesquin, négatif, stérile, aride, diminuant, contraire à toutes les effusions généreuses, qui est, dans l'enseignement écrit et oral des écoles, celui de la tradition clas-
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sique, mais encore nous instruire et nous édifier par ce qu'il y a au fond de juste et de vrai dans les railleries et les emportements de ses satires littéraires.
Il est incontestable que la plupart des professeurs sont des pédants, et que les pédants sont des cuistres, et que les cuistres sont des bêtes d'encre enténébrées et encroûtées dans la crasse de toutes les routines. Il est incontestable que le « bon goût a si vanté n'est trop souvent que la borne dressée par l'impuissance contre les audaces originales du génie, que le marais de glace où la médiocrité éteint et comprime les ardeurs les plus belles de l'imagination. Il est incontestable que la maigreur, la pâleur, la mine étriquée et décharnée des apôtres de la « sobriété » rend cette recommandation suspecte et cette expression ridicule, et que les sociétés de tempérance sont fort mal défendues par les spectres de la famine.
Les mauvais estomacs ont dit Sobriété;
Les myopes ont dit Soyez ternes; la clique
Des précepteurs, geignant d'un air mélancolique,
A décrété Le beau, c'est un mur droit et nu.
Donc Rubens est trop rouge et Puge.t trop charnu. L'art est maigre; Vénus serait plus belle, etiqu~ Un jour que le propriétaire de quelque jardin sans doute voulait faire admirer à Victor Hugo une grille qu'il appelait « grille de bon goût », le poète improvisa ces petits vers, recueillis au livre IV de .7'OM<e la Ly~e
Le bon goût, c'est une grille.
1. ~ne.
2. pt'op<M d'une grille de bon goût.
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Mais, plus spirituellement encore que dans ses vers, Victor Hugo s'est moqué en prose de l'école du bon goût et de la sobriété. On lit dans son M~/CMM tS'/taAe~eare
Il est réservé et discret; vous êtes tranquille avec lui; il n'abuse de rien; il a, par-dessus tout, une qualité bien rare il est sot?'c. Qu'est ceci? une recommandation pour un domestique? non c'est un éloge pour un écrivain. Voulez-vous faire l'~t'a~e? mettex-vous a la diète. Point d'exagération. Désormais le rosier sera tenu de compter ses roses; la prairie sera invitée a moins de pâquerettes; ordre au printemps de se modérer; les nids tombent dans l'excès; dites donc, bocages, pas tant de fauvettes, s'il vous plaît; la voie lactée voudra bien numéroter ses étoiles; il y en a beaucoup.
Sur un Pinde jaune d'ocre, A mi-côte,en l'art petit,
Il satisfait,médiocre,
Son absence d'appétit.
Êtresobreestson principe, Des malades agrëé.
Cu)-de-jatte,sois!yrique:
Lièvre, deviens efïrene.
Taupe, aUume le tonnerre; Dompte, oison, tes flots marins; pa,porte-moi, poitrinaire,
Deux cents kilos sur tes reins. Crétin, lâche ton génie;
Glaçon, tâche d'avoir chaud; Étreins ferme Polymnie
Entre tes deux bras, manchot! C'est là tout l'art poétique Gatoper très bien, beaucoup, Avec ce point pteuretique
Qu'on appelle le bon goût.
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Dans le même ouvrage, Victor Hugo marque avec force, non sans un grand fracas de style altiloque et tonitruant, mais non sans vérité sous le tapage des mots, l'infinie supériorité du génie maculé de toutes sortes de taches sur la perfection négative
Les génies sont des êtres impérieux, tumultueux, violents, emportés, extrêmes, franchisseurs de limites, passant les bornes, dépassant le but, exagères, Faisant des enjambées scandaleuses. En toute chose, une façon de faire immodérée. Ils sont excessifs. Ces poètes agitent, remuent, troublent, dérangent, bouleversent, font tout frissonner, cassent quelquefois des choses ça et là, peuvent faire des malheurs, c'est terrible. L'ex-bon goût, l'ancienne critique, constatent chez eux le même défaut, l'exagération. Ces génies sont outrés. Ceci tient à la quantité d'infini qu'ils ont en eux. En effet, ils ne sont pas circonscrits. Ils contiennent de l'ienoré. Tous les reproches qu'on leur adresse pourraient être faits a des sphinx. On reproche a Eschyle la monstruosité, à Shakespeare la subtilité, à Lucrèce, à Juvénal, à Tacite l'obscurité, à Jean de Pathmos et à Dante Alighieri les ténèbres. Aucun de ces reproches ne peut être fait à d'autres esprits très grands, moins grands. Hésiode, Esope, Sophocle, Euripide, Platon, Thucydide, Anacréon, Théocrite, Tite-Live, Salluste, Cicéron, Térence, Virgile, Horace, Pétrarque, Tasse, Arioste, La Fontaine, Beaumarchais, Voltaire n'ont ni exagération, ni ténèbres, ni obscurité, ni monstruosité. Que leur manque-t-il donc? Cela. Cela, c'est l'inconnu. Cela, c'est l'infini. Si Corneille avait cela, il serait l'égal d'Eschyle. Si Milton avait cela, il serait l'égal d'Homère. Si Molière avait cela, il serait l'égal de Shakespeare. Ne pas donner prise est une perfection négative. Il est beau d'être attaquable. Sous obscurité, subtilité et ténèbres, vous trouverez profondeur; sous exagération, imagination; sous monstruosité, grandeur.
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Il est déjà bien piquant de voir Victor Hugo faire ouvertement son apologie en plaidant pour les quatorze génies souverains qui, d'Homère a Shakespeare, furent ses avatars ou les Saint-Jean-Baptistes du Messie destiné à venir au monde le 26février 1802 pour les résumer tous et les rendre accomplis en sa personne; mais combien n'est-il pas plus sale encore (si j'ose m'exprimer ainsi) de voir Olympio s'identifier avec Dieu lui-même et associer sa propre cause a celle du Créateur, lorsqu'il répond en ces termes aux critiques de l'œuvre divine qui manifestement sont les mêmes Zoïles que les critiques de sa poésie!
Dieu prête à la critique.
Il n'est pas sobre. H est débordant, frénétique, Inconvenant; ici le nain, là le géant;
Tout à la fois; énorme; il manque de néant. U abuse du goufTre, il abuse du prisme. Tout, c'est trop. Son soleil va jusqu'au gongorisme; Lumière outrée. Oui, Dieu vraiment est inégal; Ici la Sibérie et là le Sénégal;
Et partout l'anlilhèse
Partout dans la, nature, avec l'antithèse, comme Victor Hugo dans ses vers, Dieu étale le /~MCOMtMUtM:
L'imagination de ce faiseur s'épuise.
Hserépete,i)estauboutdesonrouteau.
L'hiver est blanc et vieux, l'aurore est vieille et rose. La lune jaune accuse, en copiant l'orange,
Une stérilité d'invention étrange;
C'est morne. Essayez donc de le tirer un peu
De son flot toujours vert, de son ciel toujours b)eu! Son vieux fou d'ouragan n'a qu'une seule note. ). t.e Poème dit ~at'dtm des plantes dans r/h'< d'g<e yra?t~-pë)'f.
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Mai porté à son chapeau toujours la même Heur. Ce sont des lieux communs que ces bocages verts Où vient nicher la grive, où vient glapir la caille. Quoi! i'étë, puis l'hiver! toujours ce répertoire! Toujours le même loup montrant les mêmes dents Des épigrammes proprement dites, dont quelques-unes sont bonnes, se mêlent, dans l'ceuvre de Victor Hugo, à la satire littéraire, qui, de sa nature, est fine et railleuse plutôt qu'emportée ou lyrique; aussi réussit-elle assez mal à nous émouvoir lorsque, par vieille habitude, le grand poète des CAs<MMeM<s ouvre son aile et enfle sa voix. Voici, dans le genre simplement épigrammatique, une agréable petite pièce qui se contente de piquer sans gronder ni rugir
Je savais mal le grec; je voulus lire Eschyle.
J'étais jeune, ignorant, innocent, ingénu; Je pris chez le premier bouquiniste venu Un Eschyle en français; car, pour être sincère, Une traduction m'était fort nécessaire. Savarin devant qui s'envote un mets friand, L'ange à qui le démon vole une âme en riant, Une fiUe qui laisse échapper une puce,
Colomb qui voit son monde escroqué par Vespuce, N'ont pas plus de stupeur et de terreur que moi Croyant trouver Eschyle et rencontrant Brumo) s.
Victor Hugo constate ce fait d'observation, reconnu par tous les bons juges de l'âme .et de l'intelligence humaines, que l'homme a naturellement « le goût du médiocre et s'arrête à mi-côte~ ». Certaines personnalités de ses vers satiriques <. Dieu éclaboussé par Zoïle, dans les Quatre Vents de ~E6'jo)'t<. 2. Toute la Lyre, IV, 15 (in-8).
3. L'Ane.
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« Un âne, qui ressemble à Monsieur Nisard, brait ». « Dieu fait balayer le bon goût, ce ruisseau, par Nisard, ce concierge, » etc., sont terribles, mais terribles pour le poète plus encore que pour ses victimes; car elles attestent chez lui l'implacable rancune d'un orgueil sans pudeur et sans frein qui ne pardonnait pas aux critiques de ses ouvrages la plus légère réserve dans leur. admiration. Une Ze«)'e de 7'OM<e la Lyre, II, 3 « La Champagne est fort laide où je suis. », se termine par ce trait
Pas un coteau, des prés maigres, pas de gazon
Et j'ai pour tout plaisir de voir à l'horizon
Un groupe de toits bas d'où sort une fumée,
Le paysage eta.at plat comme Mérimée.
Hélas, l'horizon bas est ici celui du poète, dont la critique, plus malveillante encore que bornée, aurait pu, avec un peu de bonne foi, mais n'a pas voulu distinguer de la platitude, qui est l'absence de tout talent, la simplicité idéale, qui est l'effort suprême de l'art le plus savant et le plus consommé, tel que celui du parfait prosateur de Colonzba et de la Vénus d'e.
A travers ses injustices, ses exagérations, ses lieux communs; ses emportements à froid et ses colères comiques, la satire littéraire de Victor Mugo ne laisse pas d'avoir, en ses meilleures parties, une haute portée morale qui lui donne de la gravité et un intérêt parfois très sérieux; deux idées s'en dégagent, qui ont une vraie valeur celle du devoir de la poésie et celle du devoir de, la critique.
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Le devoir de la poésie est de faire aux hommes du bien. Il est inconcevable qu'on ait pu prêter à Victor Hugo une doctrine aussi contraire à sa pratique et à sa profession que celle de l'art pour l'art. « Je n'ai jamais dit l'art pour l'art; j'ai toujours dit l'art pour le progrès, » déclarait-il a Baudelaire dans une lettre du 6 octobre 1855. On lit, en effet, dans les Voix Mt<e?'!eM?'es
Comme un prêtre à l'église,
Je rêve à l'art qui charme, à l'art qui civilise,
Qui change l'homme un peu,
Et qui, comme un semeur qui jette au loin sa graine, 0 En semant la nature à travers l'âme humaine,
Y fera germer Dieu.
~4 M s<a<!<aM'e D<ï!)~ le poète écrit, dans ~ss Rayons et les OM&t'es
La forme, ô grand sculpteur! c'est tout et ce n'est rien; Ce n'est rien sans l'esprit, c'est tout avec l'idée.
Ce que Victor Hugo avait dit dans ses premières poésies, il le répète dans les dernières
Honte au vain philosophe, à l'artiste inutile
Qui ne met pas son sang et son cœur dans son style 2! L'~4?M s'écrie avec autant de sagesse que si c'était Montaigne lui-même qui parlât
Toute cette raison que l'homme emmagasine.
Ces volumes nouveaux ajoutés aux anciens.
Qu'est-ce, si tout cela ne vous rend pas meilleurs? Le même âne devenu, par la vertu de l'éducation, « de petit ânon leste immense âne morose », cons1. A Eugène, vicomte /7.
2. Toute la /.)/)-< tV, 3 (in-S).
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tate que tout le résultat du vain babil des mots, c'est « un peu d'allongement a ses oreilles tristes ». Mais c'est encore dans le fatras du H~h'aM. 5'Aakespeare, où brillent tant de perles, images heureuses et idées profondes, qu'on trouve, sous des formes variées, l'expression la plus exquise et la plus poétique de cette vérité, que l'art doit exercer un rôle utile et bienfaisant
Oui, l'art c'est l'azur; mais l'azur du haut duquel tombe le rayon qui gonfle le blé, jaunit le maïs, arrondit la pomme, dore l'orange, sucre le raisin. L'aurore est-elle moins magnifique, a-t-elle moins de pourpre et moins d'émeraude, subit-elle une décroissance quelconque de majesté, de grâce et d'éMouissement, parce que, prévoyant la soif d'une mouche, elle sécrète soigneusement dans la fleur la goutte de rosée dont a besoin l'abeiltc?. Montre-moi ton pied, génie, et voyons si tu as comme moi, au talon, de la poussière terrestre. Si tu n'as pas de cette poussière, si tu n'as jamais marché dans mon sentier, tu ne me connais pas et je ne te'.connais pas. Va-t'en. L'amphore qui refuse d'aller à la fontaine mérite la huée des cruches.
Le devoir de la critique littéraire est de tenir d'une main ferme, au milieu des obscures clartés de l'esthétique, le gouvernail de la loi morale; puisque la distinction du beau et du laid est incertaine et quelquefois trompeuse, l'homme doit garder religieusement, comme guide et comme flambeau, celle du bien et du mal qui ne trompe jamais. Victor Hugo a nettement dénoncé le péril que fait courir à la conscience la nouvelle méthode, professée et suivie avec trop de succès en notre siècle,
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qui consiste à passer sous silence tout jugement moral dans les analyses de la critique littéraire, devenue une simple histoire naturelle des génies et des œuvres, et réduite à l'unique fonction de constater et d'expliquer les faits.
Mais comme on comprend bien le vertige d'ivresse intellectuelle et d'orgueil qui a d'abord saisi les philosophiques auteurs de cette belle réforme pleine des plus décevantes promesses! Jusqu'à eux la critique littéraire n'avait été qu'un brillant combat, dans la nuit, d'opinions contraires, peutêtre vraies, peut-être fausses, où le mieux armé pour la lutte remportait la victoire, sans qu'il y eût, pour la décider dans l'un ou l'autre sens, aucune cause objective, aucune raison plus solide que celle des talents du vainqueur. Ces sages ont supprimé la bataille et, avec elle, l'incertitude d'un succès variable qui ne prouvait rien. Ils ont remplacé le bruit et la fumée des vaines querelles par la satisfaction pacifique de l'intelligence. Ils ont répandu sur toutes les questions littéraires, politiques, religieuses, etc., des flots abondants de lumière. On a ennn connu l'histoire, compris le passé, expliqué le présent, prévu l'avenir.
Quel triomphe et quel gain qu'un tel résultat! On se lasse de tout, disait Virgile, excepté de comprendre. Que peut désirer de plus l'homme qui a compas? Il est vraiment le roi du monde, puisque nul phénomène ne le surpasse. Il trouve la paix du cœur dans la claire science dont son esprit est inondé. Rien ne l'irrite, rien ne l'étonné. Tranquil-
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lement il met en pratique le précepte d'Horace Nil ~MMW?, et il s'élève même à cette perfection de charité dont le grand apôtre saint Paul disait qu'elle supporte tout, qu'elle aime tout, et qu'elle se repose dans la vérité.
Un ouvrage quelconque de littérature, un talent, quel qu'il soit, est un phénomène historique et naturel, qu'il est puéril de louer autant que de blâmer, et sur lequel sera dit tout ce qu'il est utile et intéressant de savoir, quand vous l'aurez expliqué et décrit, quand vous l'aurez rapporté a ses causes, quand vous en aurez recherché toutes les origines, tant dans la biographie particulière des auteurs que dans l'histoire générale du temps où ils vécurent et du pays où ils sont nés.
A tout, sans exception, s'applique cette grande règle. Quel que soit l'acte, héroïque ou vil, anormal ou vulgaire, criminel ou vertueux; quel que soit l'homme, créature extraordinaire ou commune, ange, monstre ou génie, qui paraît dans la nature et dans l'histoire, un enchaînement nécessaire de causes qu'il s'agit seulement de connaître en rend toujours un compte suffisant.
Le vrai philosophe est donc celui qui, content d'y voir clair, ne laisse ni l'enthousiasme ni l'indignation émouvoir son inaltérable sérénité. Retournons à l'école, ô mon vieux Juvénal!
A quoi bon s'exctamer? à quoi bon trépigner?.
Peut-on blâmer l'instinct et le tempérament?
Ne doit-on pas se faire aux natures des êtres?
La fange a ses amants et l'ordure a ses prêtres.
Le paradis du porc, n'est-ce pas le cloaque?.
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Donc, laissons aboyer la conscience humaine
Comme un chien qui s'agite et qui tire sa chaine.
Et faisons bonne mine à ces réalités 1.
La conscience morale est une gênense remercions les sages qui nous apportent des raisons plausibles.de la laisser dormir.
Au fond, nulle action n'est mauvaise ni bonne.
La vertu, c'est du sucre, et le crime est du sel
Evidente allusion à une phrase fameuse de Taine, dans son 7)!<ro~MC<!on à lWM<o!~e de la /!«e'fa<M~e anglaise: « Que les faits soient physiques ou moraux, il n'importe, ils ont toujours des causes; il y en a pour l'ambition, pour le courage, pour la véracité, comme pour la digestion, pour le mouvement musculaire, pour la chaleur animale. Le ~ce et ~er<M sont des ~M'o~M!<s co?HMte le vitriol et le SMCt'e. »
Cette justification immorale des faits faisait bondir de colère Victor Hugo. Il me disait un jour à Guernesey, en )867, qu'il aurait bien voulu être libre de se transporter à Paris pour y combattre de toute sa puissance la candidature à l'Académie française du « cuistre d'école normale » qui osait donner au monde de si abominables leçons Comment le grand poète satirique ne &e serait-il pas indigné? Tout expliquer conduit logiquement, fatalement, à tout excuser. L'habitude philosophique d'examiner, d'un regard calme et froid, î. C/:<~t'me?t~, VI, i3.
2. Les .~)'<Ma!es Lois, dans la Légende des Siècles (dernière série).
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l'enchaînement nécessaire des causes naturelles aboutissant à quelque monstre dans l'ordre littéraire ou moral supprime toute critique et, à plus forte raison, toute satire.
On a fini par le comprendre. On s'est aperçu que l'indifférence pour les vérités dont la conscience a besoin, la perte des nobles sentiments inspirateurs de l'art n'était point compensée par le gain que l'intelligence et la science avaient cru faire. On a reconnu aussi que l'instinct qui juge, blâme, loue, approuve, condamne, admire, méprise, aime et déteste, était indestructible dans la nature humaine, et que les vains efforts entrepris pour l'abolir rencontraient une honorable résistance chez ceux mêmes qui professaient la doctrine et prétendaient donner l'exemple de cette mutilation insensée.'
Et alors on est revenu du premier engouement causé par la découverte d'une nouvelle espèce de critique littéraire qui n'était que la négation de toute critique, et on a préféré le libre exercice du jugement, avec tous ses risques d'erreur, à la chimère des constatations impassibles et des explications dont la clarté sans chaleur suffit peut-être à l'esprit pur, mais ne peut contenter le vivant cc&ur de l'homme.
Déjà Saint-Beuve avait senti et avoué son impuissance à soumettre entièrement sa critique aux faits, à accepter le génie en général, et celui de Victor Hugo en particulier, simplement comme une force de la nature, que la critique n'a pas le
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pouvoir de changer et dont il doit lui suffire d'avoir l'intelligence et de donner l'explication Je n'ai jamais réussi ou consenti à prendre le talent de Victor Hugo pour ce qu'il était, a l'accepter et à l'embrasser dans toute la vigueur et la portée de son développement, tel qu'il était donné par sa nature première et qu'il devait successivement se manifester et jaillir au choc des circonstances. Toujours, en le louant ou en le critiquant, je l'ai désiré un peu autre qu'il n'était ou qu'il ne pouvait être; toujours je l'ai plus ou moins tiré à moi, selo:i mes goûts et mes préférences individuelles; toujours j'ai opposé a la réalité puissante, en face de laquelle je me trouvais, un idéal adouci ou embelli que j'en détachais à mon choix. Ce procédé n'est point celui du critique impar'ial et tout à fait naturaliste 1.
Dans le train ordinaire de la vie, peut-être n'avons-nous pas tout à fait tort de nous plier à la philosophie de Philinte, qui prend « tout doucement les hommes comme ils sont », qui accoutume l'âme « à souffrir ce qu'ils font », et l'esprit à n'être pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressè,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants et des loups pleins de nge. Nous apprivoisant « aux natures des êtres )), comme dit ironiquement l'auteur des vers ~4 Jtcvén~, comprenant, sans trop de dégoût, qu'Ain cloaque soit le paradis du porc, sans trop d'horreur, qu'un charnier soit celui de l'hyène et du chacal, nous tâchons de faire « bonne mine a la réalité ». Le degré de culture et de savoir-vivre d'un domine en i. Po)'<?'a!<~Mn<e)Hpo)'6[t?! tome page 463.
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société se mesure même à la souplesse d'intelligence avec laquelle il entre dans les états d'âmes et d'esprits les plus divers entre eux, les plus contraires à sa propre personnalité; la tolérance, l'agrément des relations, la possibilité de converser et de vivre en commun et en paix, sont l'heureux fruit de cette sagesse patiemment acquise à force d'expérience et d'étude.
Mais une telle indulgence n'établit pas son règne sur les esprits sans énerver et affaiblir la trempe des caractères. Qu'un Deux-Décembre éclate dans la factice sérénité avec laquelle tant de faux sages confondent leur lâche apathie, on voit alors l'effet démoralisant de la doctrine la société corrompue se soumet servilement au fait accompli, comme à une « opération de police un peu rude » seul, un petit nombre d'hommes fiers, chez qui la sève morale de la nation s'est réfugiée, refuse de fléchir le genou devant Baal.
Une violente crise comme celle qui vient de secouer la France, et qui nous a mis à deux doigts d'une guerre religieuse et civile, est un autre exemple de ces coups de tonnerre qui réveillent en sursaut les âmes endormies par l'immorale doctrine de l'autorité souveraine du fait.
Oh! combien ceux qui hésitent, balancent, tiennent le juste milieu, examinent le pour et le contre et pèsent scrupuleusement la quantité de droit qui peut se trouver dans le camp de l'adversaire, nous deviennent alors insupportables comme les étranges rêveurs d'un autre temps! La parole désormais
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n'est plus aux historiens qui constatent et qui expliquent elle est aux hommes d'action qui lancent les mots d'ordre dans la mêlée. La conscience endolorie ne peut trouver aucun repos dans l'intelligence du mal dont elle a le spectacle; elle n'en trouve que dans l'accomplissement du devoir de prendre parti pour le bien. Loin de calmer le juste, l'analyse des raisons de l'ennemi ne sert qu'à l'irriter davantage. Quand j'ai vu, de nos jours, tant d'hommes se mettre volontairement hors de l'humanité, hors de la justice, hors de l'évidence, je n'ai reconquis ma paix intérieure, après quelques efforts désespérés pour les comprendre, qu'en les laissant, avec un parfait mépris, dans le troupeau des bêtes sans raison où Cs se rangeaient.
En ces temps extraordinaires, des sceptiques se révèlent gens de cœur; Philinte se change en Alceste; Anatole France devient un soldat de la vérité, et Montaigne lui-même relève sa plume qui trace pour son honneur ces lignes sérieuses et viriles « De se tenir chancelant et métis, de tenir son affection immobile et sans inclination, aux troubles de son pays et en une division publique, je ne le trouve ni beau ni honnête ».
Victor Hugo a éloquemment revendiqué, contre une certaine philosophie de l'histoire, le droit et le devoir d'opposer le farouche refus de la conscience aux faits que nous présente la réalité, même avec toutes les explications lumineuses qui non seulement les rendent acceptables sans peine à la raison,
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mais qui font de leur intelligence une vraie fête pour l'esprit.
La pièce de la première Corde ~'a~'aï'H. de 7'OK/e la L.e, adressée ~lM.K historiens, est une très belle protestation d'honnête homme contre ce que la science a souvent d'immoral
Soyez juges, soyez apôtres,soyez prêtres. Ne me racontez pas un opprobre notoire
Comme on raconterait n'importe quelle histoire. Je prends )e crime en bloc. Qui me calme me fâche. Discuter, c'est déjà l'absoudre vaguement. Et l'explication finit par ressembler
A l'indulgence affreuse.
H ne me convient pas de mettre en mon esprit L'itinéraire affreux que suit le parricide; Jeneveuxpasqu'ungravehistorienm'étucide, Avec faits à l'appui, groupés et variés,
Le cerveau de Clouet, le coeur de Dumouriez. Ma strophe est l'Eumenide et je poursuis Oreste. Nè faisons point douter les hommes; )aissons-)eur L'horreur du meurtrier, du menteur, du voleur; Ne troublons pàs en eux la notion du juste. Si vous livrez le peuple au scepticisme obscur, I[ ne sait plus quelle est la lueur qui le mène; Alors tout flotte; alors la conscience humaine A des blêmissements pires que la noirceur. Pour l'âme épouvantable et vite.
Les sombres firmaments n'admettent pas d'excuse.
Voila de beaux vers, voilà un sentiment des plus honorables; mais, encore une fois, ce refus hautain de comprendre n'est point intelligent. Comment! critique borne, satirique têtu que vous êtes! nous vous apportons des flots de lumière; tous les faits ont leur cause; il n'en est aucun dont l'histoire, la psychologie, la nature humaine bien connue et bien comprise ne puisse fournir l'explication très satisfaisante, et vous vous obstinez en de stériles pro-
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testations A ce qui est vous opposez, pauvre philosophe, ce que rêve votre conscience, « votre orgueil », riposte M. Brunetière'! Contre la force des faits vous construisez dans les nuages une idée, un fantôme, un mot de cinq lettres que vos vers font sonner comme si la chose existait ailleurs que dans votre imagination, le DROIT! Vraiment, vous êtes bien en retard sur votre siècle Mais Victor Hugo consent à manquer d'esprit, quand l'esprit est l'oubli des vertus du cœur a manquer d'intelligence, quand l'intelligence est l'abdication de la conscience
Oui, vous avez raison, je suis un imbécile.
Et vous me raillez, soit. Eh bien,je vous le dis, Je ne me repens point. Je trouve bon, limpide. Consolant, honorable et doux, d'être stupide.
Etre inepte me plait, me charme et me sourit, Puisque je vois comment sont faits les gens d'esprit. Je suis de mon plein gré rentré dans la tempête. Oui, rarement on eut l'audace d'être bête
A ce point.
J'étais en terre ferme, au port, en sûreté.
J'ai vu des naufragés qui s'enfonçaient dans l'ombre Sans aide, etj'ai sauté sur le vaisseau qui som))re, Aimant mieux leur malheur que votre joie à tous, Et périr avec eux que régner avec vous s.
Cependant Victor Hugo ne méconnaît pas ce
qu'il peut y avoir de juste et de sage à faire, dans un esprit' de charité, l'étude intérieure des crimes et des vices, a parcourir, comme il le disait tout & <. Les individualistes, ce sont tous ceux qui tirent de ce qu'ils appellent, eux, leur conscience, et de ce que j'appelle, moi, leur orgueil, l'insolente prétention. etc. Discours de combat, page 202.
2. Les Quatre Vents de ~'E~)-!<, t, 38.
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l'heure, « l'itinéraire affreux que suit le parricide », ou, comme il s'exprime encore, « le chemin par où la faute a passé », pourvu que cet examen aboutisse, non a. un acquittement immoral des coupables, mais a la pitié SM/~M!e, qui reste la conclusion et le couronnement de toute sa poésie satirique. Dans l'ordre littéraire, il donne aux commentateurs des vieux textes, que la jeunesse peut trouver rébarbatifs, cet excellent conseil C'est en les pénétrant d'exp)ication tendre,
En les faisant aimer, qu'on les fera comprendre Dans l'ordre moral, il avoue que « le bien germe parfois dans les ronces du mal2 » il ne conteste point que le mal puisse contenir « un peu de bien qu'il faut chercher », et il accorderait peut-être aux hommes politiques que « toujours un peu de droit dans le fait se condense »; car, dans la dernière pièce des Rayons et Om&res, Sagesse, il se fait, dire par une femme dont la raison souriante est l'objet de son culte, M"" Louise Bertin
Blâmer tout, c'est ne comprendre rien.
Les âmes des humains d'or et de plomb sont faites;
L'esprit du sage est grave, et sur toutes les têtes Ne jette pas sa foudre au hasard en éclats.
Pour le siècle où l'on vit, comme on y souffre, hélas! On est toujours injuste, et tout y parait crime. Notre époque insultée a son côté sublime.
Vous l'avez dit vous-même, ô poète irrité
1. A p?'op<M ~'Horace, dans les Con<eH!;)~a/!0?M.
2. Toule la ~<V, 2t (in-8).
3. Les Deux voix, dans <?!ee terrible.
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La même pièce fait parler « trois grandes voix o qui tour à tour s'adressent au poète. La première luidit:
« Courrouce-toi.
Les hommes sont ingrats, méchants, menteurs, jaloux. Le crime est dans plusieurs, la vanité dans tous; Car, selon le rameau dont ils ont bu la sève, Ils tiennent, quelques-uns de Caïn, et tous d'Eve. » L'autre voix dit « Pardonne! aime! Dieu qu'on révère, Dieu pour l'homme indulgent ne sera point sévère. Cultive en toi l'amour, la pitié, les regrets.
Si le sort te contraint d'examiner de près
L'homme souvent frivole, aveugle et téméraire, Tempère t'ceU du juge avec les pleurs du frère.
Cette indulgence est le devoir de l'homme. Mais l'indifférente nature sympathise aussi peu- (et notre prochain chapitre sera le développement de cette idée) avec nos pitiés qu'avec nos colères.
La troisième voix dit Aimer? haïr? qu'importe! Qu'est-ce que tout cela fait au ciel radieux?.
L'onde est-elle moins bleue et le bois moins sonore?. Le soleil qui sourit aux fleurs dans les campagnes. Perd-il, dans la splendeur dont il est revêtu,
Un rayon quand la terre oublie une vertu?.
Que te font, ô Très-Haut! les hommes insensés, Vers la nuit au hasard l'un par l'autre poussés, Fantômes dont jamais tes yeux ne se souviennent, Devant ta face immense ombres qui vont et viennent! Dans les conseils si différents de ces trois voix,
toutes sages, il y a, il faut bien le reconnaître, les parties'mal fondues ensemble d'une vérité harmonieuse au fond, et c'est la conclusion du poète, qui, sans parvenir à les concilier en logique dans une synthèse suffisamment large et profonde, aboutit, pour la satisfaction de son cceur, sinon de sa raison,
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à la bienveillance universelle, à l'amour, comme à la philosophie pratique qui égare le moins l'âme du juste
Et de ce triple aspect des choses d'ici-bas,
De ce triple conseil que l'homme n'entend pas, Pour mon cœur où Dieu vit, où la haine s'émousse, Sort une bienveillance universelle et douce Qui dore comme une aube et d'avance attendrit Le vers qu'à moitié fait j'emporte en mon esprit Pour l'achever aux champs avec l'odeur des plaines Et l'ombre du nuage et le bruit des fontaines!
Dieu, la nature et l'humanité, ces trois grands sentiments qui remplissent toute la poésie de Victor Hugo, ne sont jamais sans pénétrer profondément sa poésie satirique elle-même; de là cet accent attendri ou sublime qui l'élève au lyrisme et qui nous apparaît, à la fin de chacune de nos études particulières, comme son caractère presque unique dans la littérature et supérieurement original.
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Les bêtes, les choses et la nature dans la poésie satirique de Victor Hugo.
Victor Hugo pouvait satiriser la nature; car elle est pour lui une personne ayant vie, âme, puissance, passion, volonté. L'animation de la nature, plus ou moins familière à tous les postes, mais bornée ordinairement aux timides audaces d'une rhétorique conventionnelle', va, dans son imagination géante et naïve à la fois, jusqu'à ces excès ingénus, qui, au berceau de l'humanité, donnèrent naissance aux mythologies et aux religions.. Considérons d'abord ce que le génie créateur de l'Homère moderne, renouvelant en plein siècle de la science les inventions fabuleuses des premiers âges, fait de la mer, du vent, des montagnes, des forêts.
« Perfide comme l'onde, » avait dit Shakespeare. La perfidie, les trahisons, l'inimitié, la colère, qui rendent l'Océan redoutable, ressuscitent dans la poésie de Victor Hugo avec une intensité de vie
VII
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réelle et matérielle qu'aucup poète primitif n'a surpassée ni peut-être égalée.
Dans sa hâte furieuse de nuire à l'homme, la mer peut faire « des maladresses ». La tempête qui attaque Gilliat « avait mal attaqué ». Le héros, « blême aux éclairs, échevelé, la face couverte des crachats de la mer, prit d'une flaque de pluie un peu d'eau dans le creux de sa main, but, et dit à la nuée Cruche' »
Inégal et sublime duel que ce corps-à-corps de la nature tout entière soulevée contre un seul petit homme, qui lui tient tête dans sa chétive embarcation,
Frêle p)anche que lèche et mord la mer féline2,
la mer féline, c'est-à-dire la mer traîtresse et méchante, pareille à un tigre embusqué qui va bondir et étrangler sa proie; la mer cachant l'abîme et la mort « sous le souple oreiller de l'eau molle et profonde )).
Comme l'onde, le ciel est perfide. On n'entend « pas un souffle, pas un flot, pas un bruit » mais on sent « quelque chose qui avance » et comme « la vague respiration de l'orage »; il y a « quelqu'un derrière l'horizon », il y a « de la trahison dans l'infini ».
On peut être pris, le soir,
Car <e &eaM temps souvent <Wc/te,
Par un gros nuage noir
Qui n'était, pas sur ['affiche
1. Les 7't'a~aiMeM! de la .l~er.
2. L'~ittee <e;'f!'t/e. Août.
3. Chansons des t'MM et des bois.
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« Les vents courent, volent, s'abattent, finissent, recommencent, planent, sifflent, mugissent, rient; frénétiques, lascifs, effrénés, prenant leurs aises sur la vague irascible. Ce qu'il y a d'e/oy~e, c'est qu'ils jouent. Ils ont MMe colossale joie, composée d'ombre'. »
Toutes sortes de figures animales achèvent de donner la plus grande précision matérielle à cet acharnement féroce de la nature ennemie. Les vents sont « les invisibles oiseaux fauves de l'infini », « l'immense canaille de l'ombre ». Ils font « aboyer après les roches les flots, ces chiens ». « Des nombrils monstrueux creusent les nuées. » « Une étrange diffusion de duvet grisâtre passa, éparpillée et émiettée, comme si quelque gigantesque oiseau venait d'être plumé derrière ce mur de ténèbres. » Voyez encore cette peinture prodigieuse d'une lame
« Celle-ci, qui était comme un total de forces, avait on ne sait quelle figure d'une chose vivante. Il n'aurait pas été malaisé d'imaginer dans cette intumescence et dans cette transparence des aspects d'ouïes et de Ka~eoM~s. Elle s'aplatit et se broya sur le brise-lames. Sa forme~es~Me~MMK~e s'y déchira dans un rejaillissement. Ce fut, sur le bloc de rochers et de charpentes, quelque chose comme le vaste écrasement d'une hydre. La houle en mourant dévastait. Le flot paraissait se cramponner et MO'e. Un profond tremblement remua l'écueil. '). Les 7'<wat/<)'s de la .Me)'.
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Des ~'o~HcnteH~s de hête s'y mêlaient. L'écume ressemblait a. la salive d'un Léviathan »
Victor Hugo nous avertit qu'il faut dire
L'écaille de la mer, la plume du nuage.
Car l'océan est hydre et le nuage oiseau;
et Dieu lui-même, invitant le poète, son confrère, à je ne sais quelle joute gigantesque et divine de leurs deux génies créateurs, lui décrit la fête en ces termes
Veux-tu que nous prenions la tempête aux naseaux Et que nous nous roulions tous deux dans la tourmente, Quand la meute du. vent court sur l'onde ëcumante, Et quand t'archer tonnerre et le chasseur éclair
Percent de traits la peau d'écailles de la mer 2?
La nature est tellement un animal dans la poésie satirique de Victor Hugo, qu'elle reçoit de l'homme de mauvais exemples et les imite faiblesse morale encore plus caractéristique d'une action volontaire que ne le serait la situation inverse; car on peut exercer une influence pernicieuse sans le savoir; mais comment la subir sans une acceptation du mal qu'on va commettre en suivant son modèle? Tel est le sens tout à fait singulier de l'étrange petite pièce des Quatre Fe~s de <s~)'/< qui a pour titre Le MoK<-aM;K-Pe~dMS (Jersey)
Ils me disent: Hier deux bricks se sont perdus, La nuit, sur des bas-fonds, près du Afo)~-aK.<enf<iM. Et moi, levant le doigt vers la funèbre cime,
Je leur dis Vous venez tuer devant t'abime.
1. Les 7'<Yt:)a~eK)' de la JUe;
2. Dieu.
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Pourquoi voulez-vous donc qu'il soit meilleur qce vous? Les flots sont insensés, mais les hommes sont fous. Vous donnez le mauvais exemple aux mers sauvages; Vous leur montrez la mort debout sur vos rivages; Vous mettez un gibet sur la falaise; alors
Ne vous étonnez point d'avoir, près de vos ports, Épiant vos départs comme vos arrivées,
Des roc/tes sans pitié que <7tom?He a dépravées.
Une satire des Châtiments (VII, 8) nous montre la mer qui vient de submerger une barque, se retournant furieuse contre le témoin de son crime, Victor Hugo lui-même, qui l'a surprise en flagrant délit. La célèbre image mythologique du pâtre promontoire, au chapeau de nuées », accoude et gardant « les moutons sinistres de la mer », dont l'âpre rafale disperse la laine a tous vents', peut en vérité, comme M. Mabilleau le pense, avoir été suggérée à Victor Hugo beaucoup moins par l'aspect même des vagues que par une opération purement littéraire et verbale, par le simple jeu de la métaphore « la mer M!OM<o?tKe )), dans son imagination homérique. Mais, si la remarque est juste, c'est une bien curieuse confirmation de cette découverte philologique, faite en notre siècle par un grand historien des langues, que les mythologies ne sont, en dernière analyse, qu'une forme morbide, une hypertrophie ou comme une fièvre éruptive du langage. La Nuit est un pêcheur d'étoiles, dont le filet grandit, monte lentement de la terre et remplit peu à peu le ciel tout entier, serrant dans ses mailles sombres et dans ses réseaux noirs les constellations frissonnantes.
1. Les Contemplations, V, 23.
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Une montagne « se dresse )) ce n'est point là, pour Victor Hugo, un état définitivement acquis, non plus qu'une vieille figure usée et devenue un oripeau de la rhétorique banale; c'est l'(!c<MK toujours vive, toujours renouvelée, d'un géant terrestre qui se soulève, domine, regarde, se retranche dans ses fiers escarpements; c'est un farouche défi, c'est une volonté menaçante.
Autour de l'antre de Masferrer, « se tord et se hérisse », comme « une bête immobile », un buisson de racines qui est une « hydre de troncs d'arbres »
On aperçoit du fond des solitudes vertes
Ce nœud de cous dressés et de gueules ouvertes,
Penchés sur l'ombre, ayant pour rage et pour tourment De ne pouvoir jeter au gouffre un aboiement.
Qu'est-ce encore qu'une racine? Un animal dont la salive est salutaire ou venimeuse
La racine enrayante aux longs cous repliés,
Aux mille becs béants dans la profondeur noire,
Descend, plonge, atteint l'ombre et tâche de la boire, Et, bue, au gré de l'air, du lieu, de la saison,
L'ofTre au ciel en encens ou la crache en poison.
L'éveil de la vie en mai devient pour Victor Hugo « la palpitation sauvage du printemps », « le rut religieux des grands arbres cyniques »; et, à toute heure, il entend « le craquement confus des choses* ». La rafale est « la phrase interrompue et sombre )),
Que l'ouragan, ce bègue errant sur les sommets,
Hecommence toujours sans l'achever jamais.
1. Mabitteau, Victor /~o, page 138,
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Prêter à la grande nature qui bruit et qui remue des passions humaines ou animales, ce n'est, après tout, que personnaliser, comme la poésie l'a toujours fait, avec une force extraordinaire seulement, l'âme diffuse qui paraît circuler dans la création vivante. Mais Victor Hugo va beaucoup plus loin. Il donne une âme à des objets complètement insensibles en apparence comme en réalité; et ce qui est, pour tous les autres poètes, simple iigure de rhétorique, se change, une fois encore, en solide matière, dans son imagination saisie d'une horreur sacrée devant la vie effrayante dont il fait souffrir et gémir une pierre, un pieu, une bûche, la pince du brasier, l'étal et le croc des houcheries, ou l'osier des berceaux.
Le philosophe Renouvier rappelle qu'Aristote vantait, dans les vers d'Homère, les métaphores par lesquelles, animant l'inanimé, l'auteur de r/<M~e a exprimé l'acte énergiquement la pierre qui roule sans ~MdetM*, la flèche qui vole et dë~'e atteindre son but, la lance ardeM<e a percer les corps, et le javelot /Mf!eM;r. Mais tout cela n'est plus que fleurs du langage depuis longtemps fanées, et Homère lui-même, tout poète primitif qu'il était, a-t-il jamais c~M à la vie de la flèche ou du javelot, autant que Victor Hugo semble croire a celle de la guillotine, dans cette monstrueuse description, encore aggravée de ce qu'elle n'est pas en vers, mais en prose?
1. Victor fh~jro, le poète, page 42.
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« L'échafaud n'est pas une mécanique inerte, faite de bois, de fer et de cordes. Il semble que ce soit une so?'<e d'être qui a je ne sais quelle so??~?'e <n!<<a<ue; on dirait que cette charpente voit, que cette machine comprend, que ce bois, ce fer et ces cordes veulent. Dans la rêverie affreuse où sa présence jette.l'âme, l'échafaud apparaît terrible et se mêlant de ce qu'il fait. L'échafaud est le complice du bourreau il dévore; il mange de la chair, il boit du sang. L'échafaud est une sorte de monstre fabriqué par le juge et par le charpentier, un spectre qui semble vivre d'une espèce de vie épouvantable faite de toute la mort qu'il a donnée'. » Cette fantastique animation des choses inertes se rattache, ne disons pas, comme M. Renouvier, à la ~Mosop/tte de Victor Hugo, qui n'a point de philosophie unique et n'en a pas besoin, mais à M~e Jes philosophies dont s'alimentait, sans beaucoup d'examen ni de réflexion, son imagination de poète la métempsycose. La dernière pièce des CoH<emp~<MMts Ce que dit la Bouche d'on~'e, est le long exposé de ce système à la fois bizarre et banal, qui suggère à notre « songeur » de beaux vers et même de grandes pensées, mais où l'on ne saurait chercher une méditation profonde et une doctrine sérieuse, sans être encore plus naïf que lui. Dans sa métempsycose perfectionnée ou dérangée l'àme des hommes ne passe pas seulement dans le corps des animaux, elle passe aussi 1. Les Misérables, t, 4 (cité par M. Renouvier).
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dans les objets inanimés, les rocs, les cailloux, etc., et même dans les produits de l'industrie humaine, les pincettes, les chaines, les haches, les verrous, les paves, les berceaux, qui, dès lors, vivent tous d'une vie effrayante et sourde.
Tout est plein d'âmes.
Le sang coule aux veines des marbres.
La pince qui rougit dans le brasier hideux
Est faite du due d'Atbe et de Philippe Deux;
Farinace est le croc des noires boucheries.
Plaignez le prisonnier, n)ais plaignez le verrou; Plaignez la chaîne au fond des bagnes insalubres; La hache et le billot sont deux êtres lugubres; La hache souffre autant que le corps, le billot Souffre autant que la tête, ô mystère d'en haut! Hérode, c'est l'osier des berceaux vagissants;
L'âme du noir Judas, depuis dix-huit cents ans, Se disperse et renaît dans les crachats des hommes, etc. Un vers résume toute la. doctrine; c'est un vers
de pitié, la pitié étant toujours (nous le constatons chaque fois en étudiant, les uns après les autres, les objets divers de sa satire) le dernier mot du poète aimant et sa conclusion suprême Ayez pitié! voyez des âmes c~M les choses.
Mais il est bien moins étrange, encore une fois, de voir une âme dans les animaux, dans les végétaux, dans toute la grande nature vivante, que dans d'insensibles outils que l'homme a fabriqués; il semble qu'il devrait suffire à la poésie d'animer d'une vie personnelle et quasi humaine les bêtes et les plantes, œuvres de la création directe de Dieu, dont il est très permis de dire qu'elles vivent d'une vie universelle, inconsciente et divine. Déjà Ron-
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sard avait jeté un cri bien éloquent aux bûcherons de sa chère forêt du Yendomois
Ecoute, bûcheron, arreste un peu le bras;
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas;
Ne vois-tu pas le sang lequel dégoutte à force
Des nymphes qui vivoient dessous la dure escorce?. Le philosophe scythe, de La Fontaine, s'apitoie, lui aussi, sur les malheureux arbres coupés, périssant d'une mort prématurée et violente; très poétiquement, il leur prédit, en compensation, l'immortalité sur les bords du Styx
Pourquoi cette ruine? Était-il d'homme sage
De mutiter ainsi ces pauvres habitants?
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage; Laissez agir la faux du Temps;
Ils iront assez tôt border le noir rivage.
A son tour, et comme ses prédécesseurs, Victor Hugo, quand il se promène dans les forêts, sent Palpiter et vivre avec une âme,
Et rire, et se parler dans l'ombre à demi-voix,
Les chênes monstrueux qui remplissent les bois'. l, Il s'entretient avec « ces religieux )) Il s'étonne et s'indigne que l'homme soit assez sacrilège pour ne pas respecter en eux des êtres vivants
Les chênes qu'adoraient les fauves Troglodytes
Sous la hache à grand bruit tombent; c'est, vous le dites, De la nature morte et l'on peut la tuer.
L'arbre abattu
Ne souffre point, la bête ignore. Qu'en sais-tu? Sais-tu la profondeur du soupir, et l'abîme
Du cri? Pour voir le fond du goutTre, es-tu la cime 3 ? 1. Les Voix !'?t<e<eM!'M, X.
2. Ce que clit la Bouche d'oM&)'e.
3. Dieu.
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La cruelle tyrannie de l'homme sur les bêtes a été, comme de juste, satiriséepar Victor Hugo, trèsnotahlement dans le passage célèbre de -~e/<McAo/M Le pesant chariot porte une énorme pierre.
et aussi dans plusieurs endroits, moins connus, du poème de Dieu
Est-ce que cette rosse efflanquée, et qu'on tire Par la bride au charnier, passe sans te rien dire? Pauvre être qui s'en va, ses os trouant sa peau, Boitant, suivi d'un tas d'enfants, riant troupeau, Qui viennent lui jeter des pierres et qui chantent! Pourquoi bats-tu ton âne à grands coups de bâton?. Pourquoi troussant ta manche et tachant tes habits, Plonges-tu les couteaux aux gorges des brebis? Vois ce saumon d'argent vers ses pauvres ouïes Les flammes du brasier montent épanouies;
Il était fait pour fuir sous l'eau des bleus ruisseaux. Quoi! l'huitre vit et souffre aux dents de ton convive! Te voilà satisfait dans ta chair
Quand, devant un grand tas de fagots, vif et clair, Ta broche plie, offrant les lièvres et les cailles A la bûche qui rit, monstre aux rouges écailles, Et livrant l'humble essaim qui jouait, qui volait, Le hallier, et la sauge avec le serpolet,
L'alouette et les prés, l'étang et la macreuse, Aux mâchoires de feu de t'âtre qui se creuse! Les combats de taureaux ne sont point omis
mais Victor Hugo les stigmatise comme une fureur d'outre les Pyrénées; il n'avait pas encore vu ni cru possible l'invasion en France de la barbarie espagnole, et l'on ne peut avoir aucun doute sur ce que cette perversion de nos mœurs nationales aurait ajouté d'âpre douleur à son indignation éloquente. Quoi! dans les noirs combats du boeuf des Asturies, Ivresse populaire et passe-temps royaux,
Le cheval éperdu marche sur ses boyaux,
Le taureau lui crevant le ventre à coups de cornes!
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Boileau, dans sa huitième \S'a~re, ayant voulu faire de l'homme avec les bêtes une comparaison qui fût humiliante pour le roi des animaux, a prétendu qu'elles ne se faisaient point la guerre assertion étrangement inexacte, même en ce qui touche les bêtes de même espèce, puisque les combats de fourmis et d'abeilles entre elles sont classiques. Victor Hugo n'a eu garde de commettre cette étourderie II sait que toute la nature est « mangeante et mangée »
Les hyènes bancales
Rôdent; sur la perdrix le milan tombe à pic. Sur le crâne pelé du mont sinistre et nu
Le trou de l'aigle est plein de carnage et de fiente. La chouette, en qui vit la nuit terrifiante,
Tout en broyant du bec l'oiseau qu'elle surprit, Songe; le vautour blanc lui prend sa proie et rit. Le museau de la fouine au poulailler se plonge; Sur la biche aux yeux bleus le léopard s'allonge. Tout rencontre un chasseur, une griffe, une dent' Partout les bois ont peur, partout la bête tremble D'un frisson de colère ou d'épouvanté; il semble Qu'une haine inouïe emplit l'immensité s.
Quand le cruel Rathert, dans la Lë~en~e des
Siècles, entre au château de Fabrice, qu'il va 1 /.g.! T')Y!M?~eMt'!f<e la Dler, 2° partie, IV, 2.
2. Dieu. Cf. dans )'B/)opM du ~e''
L'onagre est au boaquigtisso et l'enveloppe; Le lynx tacheté saute et saisit l'antilope; La rouille use lofer;
La mort du grand lion est la futé des mouches; On voit sous l'eau s'ouvrir confusément les bouches Desbetcsdejamor;
Le crocodile affreux, dont le Nit cache l'antre, Et qui laisse aux roseaux la trace do son ventre, A pour de l'ichneumon
1/hirondeHcdcvant le gypaète émigré;
Lo colibri, sitôt qu'il a faim, devient tigro L'oiseau-mouche est démon.
15.
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ensanglanter, les tristes oiseaux « mangeurs de chair humaine » se réjouissent et se disent entre eux « Un empereur est là! » Mais avec quelle magnifique éloquence le poète oppose aux crimes de l'homme intelligent et responsable l'innocente férocité de la brute!
Ah! le vautour est triste à voir, en vérité, Déchiquetant sa proie et planant; on s'effraie Du cri de la fauvette aux griffes de l'orfraie; L'épervier est affreux rongeant des os brisés; Pourtant, par l'ombre immense on les sent excusés. L'impénétrable faim est la loi de la terre, Et le ciel qui connaît la grande énigme austère, La nuit qui sert de fond au guet mystérieux Du hibou promenant la rondeur de ses yeux, Ainsi qu'à l'araignée ouvrant ses pâles toiles, Met à ce festin sombre une nappe d'étoiles; Mais l'ètre intelligent, le fils d'Adam, l'élu, Qui doit trouver le bien après l'avoir voulu, L'homme, exterminant l'homme et riant, épouvante, Même au fond de la nuit, l'immensité vivante; Et, que le ciel soit noir ou que le ciel soit bleu, Caïn tuant Abel est la stupeur de Dieu.
Bêtes pour bêtes, Victor Hugo préfère les loups aux empereurs
Je choisis les loups, et j'aime mieux les ours;
Et je préfère, rois qu'un vil cortège encense,
A vos crimes riants leur féroce innocence 1.
Cieux profonds! oh! plutôt que l'aspect de ces hommes, Le sourd rugissement du lion dans les bois!
Lajungte où les boas glissent, fangeux et froids~ L'homme a tort de se croire supérieur aux bêtes. Victor Hugo, qui ne recule devant aucun lieu commun, n'a pas craint de nous servir, après Mon1. Wélf, castellan <f0~0)-. (Légende des Siècles.)
2. 7'OM<e la Lyre, I, i.
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taigne, après Charron, après tant d'autres « beaux bâilleurs de balivernes en matière de cingcs verds )), comme Rabelais appelait les rabâcheurs de vieilles sornettes, la rengaine absurde de l'humaine raison humiliée par la supériorité de l'instinct animal
Tu dis J'ai la raison, la vertu, la beauté.
Tu dis Dieu fut très las pour m'avoir inventé, Et tu crois l'égaler chaque fois que tu bouges. Allons mire-toi donc un peu dans les Peaux-Rouges! Que dis-tu des yolofs, barbouillés de roucou,
Attachant des colliers d'oreilles à leur cou,
Et des hommes ornés de stupides balafres?
Mire-toi dans les noirs, mire-toi dans les Cafres, Dans les yoways, trouant leurs nez, peignant lcurs peaux, Empoisonnant leur flèche aux glandes des crapauds! Apprends ceci, rayon; apprends ceci, pensée:
L'ange commence à l'homme et l'homme au chimpanzée. Es-tu sûr de ne pas jeter l'ombre d'un singe?. Le flatteur sait-il mieux ramper que le lézard? L'envieuxa-t-itptusd'espritqueta vipère?
Qui, de l'homme ou du porc; est le fils ou le père? Vaux-tu le geai voleur que tu prends à l'appeau? L'animal est ton frère
De cette rhétorique, par instants, quelque idée
un peu plus originale se dégage; celle-ci, par exemple, que la bête peut communiquer & l'homme « son obscure vertu )), et que « la peau du lion aidait le grand Hercule ».
C'est avec une admirable poésie que Victor Hugo nous montre les bêtes plus fières et plus honnêtes quelquefois que les hommes. Quand les grands vassaux de Charlemagne répondent tous par un lâche refus à l'onre qu'il leur fait de leur donner Narbonne, s'ils prennent d'assaut cette ville, « le bon cheval du roi frappe du pied la terre, comme d. Dieu.
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s'il comprenait' ». Les chiens du Cid exilé, en entendant les propos offensants que lui tient don Santos, « tirent leur chaîne et grondent à la porte » Et le sublime poète des CAa<MMeM<s jette aux abeilles du manteau impérial cette apostrophe immortelle
L'âme de la nature, tantôt sympathique à celle de l'homme, tantôt Indiu'érente, hostile ou railleuse, peut se trouver avec la nôtre en profonde harmonie ou en opposition, soit.pour la consoler et la calmer, soit, au contraire, pour l'exaspérer davantage. par l'ironie cruelle de l'antithèse.
Ces diverses idées, prises en soi, ont toutes une égale valeur poétique; mais celles de l'accord har'monieux et du contraste apaisant ont seules été, jusqu'à Victor Hugo, familières à la poésie en général; l'idée de la discordance qui irrite et qui blesse est plus particulière à son génie, 'sans qu'il ait fait un moins bel usage des autres.
1. ~y~!e)'Ko<.
Filles de la lumière, abeilles,
Envolez-vous de ce manteau!
Ruez-vous sur l'homme, guerrières! 0 généreuses ouvrières,
Vous le devoir, vous la vertu,
Ailes d'or et flèches de flamme, Tourbillonnez sur cet infàme!
Dites-tui:'Pour qui nous prends-tu?' Et percez-le toutes ensemble,
Faites honte au peuple qui tremble, Aveuglez l'immonde trompeur, Acharnez-vous sur lui, farouches, Et qu'il soit chassé par les mouches, Puisque les hommes en ont peur!
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La solidarité de la nature avec l'homme n'est pas une idée poétique seulement; c'est une. idée philosophique et profonde. L'univers est plein de fils mystérieux qui lient nos âmes aux choses, et c'est sur cet instinct très juste que la plupart des superstitions sont fondées. « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, disait Hamict à Horatio, qu'il n'en est rêvé dans votre philosophie. » C'est assurément un mot sage que cette parole d'un philosophe à un artiste « Vous êtes bien en arrière de votre siècle, si vous croyez qu'il est sans intérêt de savoir quel temps il faisait à Rome le jour où César fut assassiné ». Par une affreuse journée de décembre, Gcethe, dans une lettre familière, traçait ces lignes humoristiques « Cette saison est celle où je comprends très bien que Henri III ait fait assassiner le duc de Guise, parce qu'il faisait mauvais temps, et où j'envie IIcrder d'être enterré ». Et voilà pourquoi, dans ~/<M?~e< encore, nous lisons « Un peu avant que le très puissant Jules César ne tombât, les sépulcres se dépeuplèrent, et les morts en linceul s'en allaient, criant et gémissant par les rues de Rome; on voyait des étoiles avec des queues de flamme, et des fusées de sang, et des ravages dans le soleil; et l'humide planète, dont l'influence régit l'empire de Neptune, était atteinte d'une éclipse presque comme si c'eût été le jour du jugement. »
Voilà aussi pourquoi, dans Jules César, Casca dit à Cicéron
« N'êtes-vous pas ému quand toute la masse de
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la terre tremble comme une chose mal assurée? 0 Cicéron j'ai vu des tempêtes où les vents mugissants fendaient les chênes noueux; j'ai vu l'ambitieux Océan s'enfler, s'irriter, écumer et monter jusqu'aux nues menaçantes; mais jamais avant cette nuit, jamais avant cette heure, je n'avais traversé une' pareille tempête ruisselante de feu. Il faut qu'il y ait dans le ciel une guerre civile. » La poésie de Shakespeare n'a point de thème qui lui soit plus familier que celui de l'harmonie de la nature avec les sentiments et les actions de l'homme.
Dans Macbeth, pendant la sombre nuit où Duncan est assassiné, la terre tremble; on entend des lamentations dans l'air et d'étranges cris de mort; et le soleil, ce matin-là, tarde à se montrer, comme s'il hésitait à éclairer le théâtre d'un si grand crime. Dans les champs de Bosworth, Richard III remarque que, d'après l'horloge, le soleil devrait éblouir l'orient depuis une heure et qu'il semble vouloir refuser sa lumière a la terre en ce jour. « Milord, raconte Hubert au roi Jean terrifié, on dit que cinq lunes ont été vues cette nuit, quatre fixes et la cinquième tourbillonnant autour des quatre autres dans un merveilleux mouvement. Les vieillards et les matrones vont dans les rues faisant là-dessus d'inquiétantes prophéties. » L'ingratitude des filles du vieux Lear n'outrage point la nature sans la protestation du tonnerre et de tous les éléments décharnés.
Lorsqu'une victime, beaucoup plus auguste que
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César, mourut sur le Calvaire, « il y eut des ténèbres sur tout le pays depuis six heures jusqu'à neuf heures; et voici, le voiledu temple sedéchiraen deux, depuis le haut jusqu'en bas, la terre tremhla, des rochers se fendirent, des sépulcres s'ouvrirent. » L'antiquité classique a fait reculer le soleil devant l'horrible repas servi à Thyeste par Atrée. Les imitateurs des Grecs et des Latins ne s'en sont que trop souvenus, et Malherbe, à propos de l'assassinat d'Henri IV, restaure en beaux vers cette vieille prosopopée depuis longtemps dégénérée en simple figure de rhétorique, après avoir été, à l'origine, le sentiment religieux de la solidarité qui lie entre elles toutes les parties du monde, et de l'intérêt que prend le ciel à ce qui se passe sur la terre
0 soleil! grand luminaire! Si jadis l'horreur d'un festin Fit que de ta route ordinaire Tu reculas vers le matin, Et d'un émerveillable change Te couchas aux rives du Gange, D'où vient que ta sévérité, Moindre qu'en la faute d'Atrée, Ne punit point cette contrée D'une étei'nette obscurité?
Victor Hugo n'en demande pas tant au soleil; il sait qu'on ne lui fait plus rebrousser ni suspendre son cours, sans péril de « casser le grand ressort tout net » mais il s'écrie avec une éloquence bien autrement poignante dans sa simplicité 0 soleil! ô face divine!
Conscience de la nature!
Que pensez-vous de ce bandit ? P
j. C/t~MM-?: H, 4.
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Dans la poésie de Shakespeare, les méchants et les bons ne voient point la nature sous les mêmes aspects. Tandis que l'âme violemment troublée de Macbeth n'est sensible qu'à la sombre magnificence d'un ciel d'orage, aux beautés pleines d'horreur de la foudre et de la tempête, tandis que le vent n'apporte à l'oreille de sa cruelle compagne que le cri des oiseaux de proie, l'honnête Banquo sourit à la douceur de l'air, aux hirondelles, messagères du printemps.
De même, dans ~VoM~e~e Héloïse, la nature s'associe aux émotions des personnages et semble les partager. « Saint-Preux, roulant en son esprit des pensées funestes, trouve dans les choses qui l'entourent la même horreur qu'au dedans de luimême plus de verdure, une herbe jaune et flétrie, des arbres dépouillés, la neige et les glaces entassées par le vent et la bise, la nature décolorée et morte à ses yeux comme l'espérance au fond de son cœur. Mais que son espoir renaisse, et tout lui paraît vivre, s'animer, s'embellir d'un charme secret; la campagne est plus riante; la verdure, plus fraîche; l'air, plus pur; le ciel, plus serein; le chant des oiseaux a plus de tendresse et de volupté le murmure des eaux inspire une langueur plus amoureuse; la vigne en fleurs exhale'des parfums plus doux. On dirait, écrit Rousseau, que la terre se pare pour former à l'amant un lit nuptial digne de la beauté qu'il adore'. »
f. Arthur Chuquet, Jean-Jacques ~OMMNM (Collection des Grands Ecrivains français.)
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Le sentiment profond de l'harmonie de la nature avec le cœur de l'homme ne manque pas non plus à la poésie de Victor Hugo. Il savait qu'un paysage est un « état de l'âme ». Lorsque, dans le beau poème des Ma</teM)'et<a?, les deux grands vieillards, aïeux du genre humain,
Eve aux cheveux blanchis, et son mari,
Le vieil Adam pensif, par le travail meurtri,
sortant d'un antre obscur, dans le silence du soir, vont s'asseoir sur une pierre,
En présence des monts fauves et soucieux,
Et de l'éternité formidable des cieux.
Sans autre mouvement de vie extérieure
Que de baisser plus bas la tète d'heure en heure. Accablés comme ceux qui portent des fardeaux,
Les mains sur leurs genoux et se tournant le dos, lorsqu'ils pleurent, sans se dire un mot, « le père sur Abel, la mère sur Caïn », quel vers expressif trouve le grand poète pour peindre du même trait et le paysage qui les encadre et leur sombre mélancolie
~e!<)' cc~ <)'M<e re?!f/a!< la ?M<M!'c farouche.
Exilé de sa patrie, Victor Hugo se sent « vaguement haï par les rochers » il trouve « l'herbe froide », se pique dans la mousse a des épines, s'aperçoit que la nature n'est pas toujours hospitalière, que tous les bois ne sont point calmants, et s'écrie
Oh! que la mer est sombre au pied des rocs sinistres'! 1. /.e Afa< dM Pays, dans la deuxième Coi'~g d'at')'<:)'K de 7'oM<e la Lyre.
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Une petite pièce de Toute la Lyre traduit en vers bien saisissants l'impression de trahison dont le cœur est serré a l'aspect et aù contact des ténèbres, exceptionnellement noires et froides, de certaines nuits d'hiver d'une opacité double et triple
Nuit, tu me fais l'effet, ce soir, ô nuit glacée,
D'avoir quelque mauvaise et lugubre pensée;
Tu t'avances sans lune et sans souffle et sans bruit; Est-ce donc que tu veux trahir, ô sombre nuit, Et saisir brusquement dans l'ombre, et, toi qui lâches Tous les êtres méchants et tous les êtres lâches, Livrer à quelque bec noir, sinistre, ennammë, L'oiseau qui dort, et qui, confiant, t'œit fermé, Son aile recouvrant sa tête délicate,
Tient le tremblant rameau du bon Dieu dans sa patte? La fameuse apostrophe à la mer dans la première
pièce des Châtiments
D'ailleurs, mer sombre, je te hais!
appartiendrait à ce choix supérieurement exquis dans l'élite des plus beaux vers de Victor Hugo, dont je dis, quand je les rencontre, que la poésie ne monte pas plus haut et ne va pas plus loin, s'il ne fallait pas être très avare d'un pareil éloge et si la fin de la cinquième pièce, Cette A~M~-<s, ne me paraissait pas d'une originalité et d'une beauté plus rares encore
Le jour parut. La nuit, complice des bandits,
Prit la fuite, et, traînant à la hâte ses voiles, Dans les plis de sa robe- emporta les étoiles Et les mille soleils dans l'ombre étincelant, Comme les sequins d'or qu'emporte en s'en allant Une fille, aux baisers du crime habituée, Qui se rhabille après s'être prostituée
t. Dernière série, H, 3, dans l'édition in-8.
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Dans une autre satire, la cinquième du dernier livre, l'audacieux poète franchit la limite du beau; je veux dire qu'il risque une image qui semblera étrange et impossible a plusieurs, naturelle seulement aux amateurs très exercés, et dont on rira comme d'une trouvaille absurde, si on n'en frémit pas comme d'une invention sublime. C'était en juin 1852. Victor Hugo était à Bruxelles. H apprit, par la lecture des journaux, qu'un condamné politique venait d'être guillotiné a Paris..L'horreur de cette exécution ohsédatoutle jour lapenséedu poète.
J'avais le front brûtant; je sortis par la ville;
Tout m'y parut plein d'ombre et de guerre civile; Les passants me semblaient des spectres efTarës. Je m'enfuis dans les champs paisibles et dorés. 0 contre-coups du crime au fond de l'àme humaine! La nature ne put me calmer. L'air, la plaine,
Les (leurs, tout m'irritait; je frémissais devant Ce monde où je sentais ce scélérat vivant.
Sans pouvoir m'apaiser je fis plus d'une lieue. Le soir triste monta sous la coupole bleue;
Linceul frissonnant, l'ombre autour de moi s'accrut; Tout à coup la nuit vint, et la lune apparut
Sanglante, et dans les cieux, de deuil enveloppée, Je )'~)'da: ?-OM~6)' celle <~e coMpee
L'antithèse étant une des grandes lois de l'ima-
gination de Victor Hugo, il était selon la tendance 4. D'autres images, un peu moins audacieuses, mais de la même espèce fantastique, peuvent être rapprochées de'ceUe-ci: d'abord, dans la Légende des Siècles, le dernier vers de Booz endornM, si justement regardé comme un des plus beaux du poète et de la langue française, et l'autre comparaison du croissant de la lune avec le fer d'or qu'a laissé tomber dans tes nuées le sombre cheval de la nuit (Tout le passé et tout l'aveKM'); dans l'Année <e)'r!&<< les trois stances intitutées Du haut de la mM)'a~<e de /M à la nuit tombante; dans les Chansons des rues et des bois, la fin du SouMK:)' des vieilles guerres, etc.
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de son génie de traiter avec prédilection les thèmes du contraste; la nature, dans sa poésie, s'oppose, en effet, aux passions du cœur humain un peu plus souvent, en somme, qu'elle n'y paraît sympathiquement associée.
Deux choses alors sont à distinguer ou la nature, bonne mère, exerce sur son enfant endolori une influence calmante, ou elle insulte ironiquement a ses peines.
Une expression très nette de cette idée, que le spectacle de la nature est bienfaisant pour l'âme du poète satirique, se rencontre dans les vers suivants de <4)'< d'e'<?'e ~?'a~ere (I, 7)
Parfois, je me sens pris d'horreur pour cette terre. .Frémissant, pâte, indigne, je bouillonne;
On ne sait quel essaim d'aigles noirs tourbillonne Dans mon ciel embrasé;
Deuil! guerre! une Euménide en mon âme estéc)ose! Quoi! le mal est partout! Je regarde une rose,
Et je suis apaisé.
L'extrême simplicité, rare chez Victor Hugo, d'un style sans aucun éclat d'images, adouci, voilé,presque éteint, fait la suave beauté des premières stances de lacélèbrepièce~ t~e~M~er, dans les CoK<em~<îOMS:
Maintenant que je suis sous les branches des arbres Et que je puis songer à la beauté des cieux. Maintenant que je puis, assis au bord des ondes, Ému par ce superbe et tranquille horizon, Examiner en moi les vérités profondes
Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon. Maintenant qu'attendri par ces divins spectacles, Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté, Voyant ma petitesse et voyant vos miracles, Je reprends ma raison devant ('immensité; Je viens à vous, Seigneur!
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Ponto était le nom d'un des chiens de Victor Hugo, et c'est le titre d'une pièce des CoK<eH~/a<MKS(V,11):
Je dis à mon chien noir: « Viens, Ponto, viens-nous-en! Et je vais dans les bois.
0 triste humanité, je fuis dans la nature!
Et, pendant que je dis Tout est leurre, imposture, Mensonge, iniquité, mal de splendeur vêtu! ·
Mon chien Ponto me suit. Le chien, c'est la vertu Qui, ne pouvant se faire homme, s'est faite bête. Et Ponto me regarde avec son œit honnête.
« 0 gouffres, » s'écrie le poète de la Pitié SK~~we,
les yeux fixés sur le firmament plein d'étoiles, 0 goufTres! laissez-moi, quel que soit le chemin, M'évader d'un coup d'aile étrange et surhumain,
Et m'enfuir, et chercher la justice étoilée!
Quelquefois, c'est l'agitation même de la nature, le spectacle de ses grands bouleversements, qui calme le poète par le contraste de son « immense horreur » avec les petits sujets de nos passions mesquines.
J'ai vu tant de néants, tant d'hommes et de choses, Tant d'immobilités, tant de métamorphoses,
Que je suis las. Après ces nains, ces intrigants,
Ces criminels, ces fous, j'aime les ouragans;
J'entre dans cette énorme et formidable fête,
L'onde, et je me repose, ami, dans la tempête s.
4. H en avait, sous l'Empire, un autre qu'il appelait Sénat et sur le collier duquel il avait inscrit ces deux vers Je voudrais que chez moi quelqu'un me ramenât.
Mon état: chien mon maître Hugo mon nom Sénat. 2. Z.e<h'e de ~'E~e, dans Toule la .f.y)-e, dernière série (V, 3, de l'édition in-8).
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Et, dans ~KHee <en'e (mars, II)
Laisse hurler sur toi le flot des clameurs viles. Sortons. C'est un lieu triste où l'on est mal à l'aise, Et regagnons chacun notre haute-falaise
Où, si l'on est hué, du moins c'est par la mer; Allons chercher l'insulte auguste de l'éclair,
La fureur jamais basse et la grande amertume, Le vrai gouffre, et quittons la bave pour l'écume. Cette idée a reçu son expression la plus magni-
fique dans la conclusion, si souvent citée, de la satire des CM<tM!eM<s (VI, 5) intitulée Éblouissements, où le poète, secouant comme un cauchemar l'horrible vision des honteuses réjouissances de l'Empire, suivie de celle des déportés qui s'en vont à Cayenne, laissant dans la misère leurs enfants et leurs femmes, pousse ce cri de délivrance Oh! laissez, laissez-moi m'enfuir sur le rivage, etc. 1. Mais la nature n'est pas pour l'homme une sûre et fidèle consolatrice, si, devant nos douleurs, l'attitude favorite de cette grande indifférente est l'ironie. Victor Hugo est loin d'avoir la profondeur amère d'Alfred de Vigny, dénonçant en vers d'une fierté superbe l'insensibilité de la nature « toujours belle et toujours parfumée »,
Qui roule avec 'dédain, sans voir et sans entendre, A côté des fourmis les populations,
qu'on appelle une mère et qui n'est qu'une tombe, et qui, après comme avant la venue de l'homme, Poursuivra dans les cieux sa route accoutumée,
Fendant l'air de son front et de ses seins altiers 1. Voir cette citation in-extenso dans le chapitre suivant, p. 298. 2. La Maison du Berger.
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Cependant, avec moins d'amertume intense et concentrée, Victor Hugo est plus humainement, plus dramatiquement passionné que le plus grand représentant, avant Leconte de Lisle, de notre poésie pessimiste, et toute l'émotion qu'un poète, qu'un homme, est capable de sentir et de communiquer, déborde avec une incomparable éloquence, d'abord dans le classique chef-d'œuvre de la Tristesse d'O~/M~.xo, où la nature riante et gaie s'applique à la blessure rouverte du cœur comme un baume bien moins fait pour l'adoucir que pour l'Irriter
Leschamps n'étaient pointnoirs,tescieux n'étaient pas mornes. On n'écrit pas deux fois la Tristesse d'O~/Mt~'o, bien que le vieux poète, retournant à Jersey en 1872, ait fait de cet immortel ouvrage, qui n'a d'égal dans notre langue que /e Lac de Lamartine, une répétition affaiblie, mais agréable encore
Je la revois, après vingt ans, l'ile où Décembre Me jeta, pâle naufragé;
La voilà! c'est bien elle. Elle est comme une chambre Où rien encor n'est dérangé.
C'était la même vague arrachant aux décombres Les mêmes dentelles d'argent;
C'étaient les mêmes blocs jetant les mêmes ombres Au même éternel not changeant'
Sans récrire le chef-d'œuvre de sa jeunesse,
Victor Hugo pouvait reprendre (c'est ce qu'il a. fait plus d'une fois) le thème principal de son élégie l.'?'oM/e7a/~r<V,15,dans)'éditionin-S.
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avec un accent dill'érent et changer la plainte la plus délicieusement douloureuse de la poésie française en satire plus ou moins véhémente dela nature distraite, qui, pendant que l'homme travaille et souffre, regarde vaguement ailleurs et rêve à son Dieu sans se déranger*. ·
« A quoi bon ta splendeur, ô sereine nature » A quoi bon la fierté du sapin, à quoi bon le soleil, à quoi bon la variété charmante des sites pittoresques, si l'homme est un misérable, s'il pèche et s'il blasphème, mettant,
Lui qui rampe et qui dure si peu,
Le masque de l'enfer sur la face de Dieu
Les phares furent construits par l'homme pour suppléer « à l'inutilité magnifique des astres », qui se moquent bien de la pauvre humanité
Te figures-tu pas que tes gestes, tes guerres,
Tes cris, troublent l'azur de leurs fracas vulgaires? Crois-tu pas que le ciel est guelfe ou gibelin. Et que le monde pend à ton sacré cheveu?
Parce que tu te nommes
César ou Henri IV, et qu'un beau jour Lasca
Ou Ravaillac te prit en traitre, s'embusqua
Dans l'ombre et te coupa la veine cardiaque,
Crois-tu pas déranger l'énorme zodiaque''?
Idée directement contraire à celle de la solidarité
de la nature et de l'homme, qui inspira Shakes1. ~a Vctc/te, dans ~M t~ot.T !)tMr;'e:<)'ex.
2. Mas/erre)', dans <a .Le~e~e des Stec~e~.
3. ZM ~e~< ~e~ei~ej f~M ~o?!t/e, !&;d.
4. Dieu.
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peare et les classiques, mais plus congruente n la science moderne et, poétiquement, aussi féconde. Qu'est-ce que tout cela fait à l'herbe des plaines, Aux oiseaux, à la fleur, au nuage, aux fontaines? Qu'est-ce que tout cela fait aux arbres des bois,
Que le peuple ait des jougs et que l'homme ait des rois? L'eau coule, le vent passe et murmure Qu'importe '? Une longu&satiro des CM<MHeK~ (VII, ')2), 7~o?'ee des Choses, est le développement le plus explicite de cette dernière et grande idée, que la nature se soucie fort peu de nous
0 nature profonde et ca)me, que t'importe!
Flot sans cesse épanché,
La vie indifférente emplit toujours tes urnes. Quand Troplong, le matin, ouvre un œil chassieux, Vénus, splendeur sereine éb)ouissant les cieux, Vénus, qui devrait fuir courroucée et hagarde, N'a pas t'air de savoir que Troplong la regarde! Tu laisserais cueillir une rose à Dupin Par moments, à te voir, parmi les trahisons, Mener paisiblement les mois et les saisons, A te voir impassible et froide, quoi qu'on fasse. Tu sembles bien glacée et l'on s'étonne un peu. Quand les proscrits, martyrs du peuple, élus de Dieu, Stoïques, dans la mort se couchent sans se plaindre, Tu n'as l'air de songer qu'à dorer et qu'à peindre L'aile du scarabée errant sur leurs tombeaux.
Mais l'inébranlable optimisme de Victor Hugo refuse de s arrêter a cette apparence décourageante. La « force des choses » est bienfaisante, en dernière analyse, et la nature travaille, par « l'aimant, le .bitume, le fer, le charbon », instruments du propres, à « changer en éden notre enfer », a faire
1. Ec;rad~M~.
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sortir la liberté du sol, à-rendre « le monde impossible aux tyrans ».
La matière, aujourd'hui vivante, jadis morte, Hier écrasait l'homme et maintenant l'emporte. Paris, Londres, New-York, les continents énormes, Ont pour lien un fil qui tremble au fond des mers. Une force inconnue, empruntée aux éclairs,
Mêle au courant des flots le courant des idées. L'aérostat
Passe, et, du haut des cieux, ensemence les hommes! La science, pareille aux antiques pontifes,
Attelle aux chars tonnants d'effrayants hippogriffes; Le feu souffle aux naseaux de la bête d'airain Le globe esclave cède à l'esprit souverain.
0 nature! C'est la ta genèse sublime.
« Nous regarderons, » écrivait Victor Hugo à Garibaldi, « en attendant les droits, les astres se lever')).
Dieu est patient, parce qu'il est éternel; mais l'homme est impatient, parce qn'il est « le passant rapide )) le poète, homme comme nous, s'impatiente et s'indigne, en nous montrant ~n~je}'<'M)' a CoHt~e~Me", qu'un tel scélérat puisse vivre entouré des sourires de la nature.
Philosophe par seconde réflexion, Victor Hugo est poète d'abord. Le philosophe, plein de foi en l'avenir, a donc beau se raisonner, le poète satirique ne parvient pas à prendre son parti de la complicité apparente et momentanée de la nature avec la scélératesse et l'ignominie de l'homme. Il écrit, 1. ~fe~~ana, dans la deuxième Corde d'airain de Toute la Lyre. 2. Deuxième Cc~e d'tHt'at'M de Toute /a Lyre, X.
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en 1869, dans la deuxième Co~e d'so'a:~ de 7"OM<e ~Lyre:
Vous me dites Pourquoi cet éternel courroux? Le ciel n'est pas autant en colère que vous.
Est-ce que ce forfait qui vous indigne, empêche Le soleil de mûrir le raisin et la pèche,
Et de verser la vie et la lumière aux bois ?..
Depuis vingt ans bientôt que cet empire dure. La forêt pousse.
Je suis juste, et, c'est vrai, je constate, ô soleil! Sous ce ciel où, superbe et tranquille, tu montes, Le lent grandissement des arbres et des hontes. Et, dans les C7~<!M:eM<s (I, ) )), son « éternel
courroux » éclate en cette imprécation superbe 0 peuples douloureux, il faut bien qu'on se venge! 1 Les rhéteurs froids m'ont dit- le poète, c'est l'ange; )! plane, ignorant Foutd, Magnan, Morny, Maupas; ]t contemple la nuit sereine avec délices.
Non, tant que vous serez complices
De ce crime hideux que je suis pas à pas,
Tant que vous couvrirez ces brigands de vos voiles, Cieux azurés, soleils, étoiles,
Je ne vous regarderai pas!
Victor Hugo étant, sans contredit, le plus varié de tous les poètes lyriques et satiriques, nulle part la richesse et la souplesse de son incomparable imagination ne hrillent avec plus d'éclat que dans le large usage qu'il a fait des sentiments divers que le spectacle de la nature peut exciter dans le cœur de l'homme, puisqu'il en a parcouru la gamme tout entière, et que ces sentiments sont tous également poétiques et également humains.
Il a fait appel, devant les actions féroces ou lâches de l'humanité, a la conscience de la nature; il l'a montrée s'assombrissant elle-même de toute la
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nuit de l'âme; il l'a maudite et haïe pour sa complicité avec les forfaits des tyrans il l'a vue, dans les hallucinations fantastiques de la souffrance et de la fièvre, prenant les formes mêmes de leurs attentats monstrueux; ses passions ont été apaisées aussi bien par la contemplation des grands bouleversements de la mer et du ciel que par celle d'une rose ou d'un ruisseau d argent; le regard honnête de son chien, la splendeur tranquille des astres l'ont consolé de nos méchancetés et de nos misères; il a célébré la victoire définitive de l'esprit sur la matière, de plus en plus affranchi, par les découvertes de la science, de l'antique domination de la pesanteur.
Mais il a profondément éprouvé aussi, comme les pessimistes, ce qu'il y a de cruauté et d'ironie dans l'éternel sourire de cette froide nature, insensible et indifférente aux douleurs, aux crimes et aux hontes de l'homme; en sorte que, par instants, la colère gronde et le désespoir crie, en face de la création divine, sur la corde d'airain de sa lyre, qui cependant chante l'adoration, la reconnaissance, l'enthousiasme, la piété, la tendresse, la joie et l'amour, et qu'en fin de compte sa poésie a tout dit.
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De l'injure poétique ou éloquente.
« Race de vipères! sépulcres blanchis! » C'est en ces termes que Jésus tonnait contre les pharisiens. Il criait aux vendeurs du temple, en renversant leurs tables et en les chassant du sanctuaire « Ma maison est une maison de prières vous en avez fait une caverne de voleurs! »
Voilà des injures. Si elles sont sorties de la plus pure, de la plus sainte des bouches, reconnaissons d'abord que l'injure, comme telle, n'est pas une aberration de la raison et du langage, et que, si elle paraît souvent répréhensible, ce n'est point en soi qu'on peut la blâmer, c'est dans son emploi indiscret.
Le « bouillant )) Achille, dans Homère, apostrophe ainsi Agamemnon, roi des rois « Homme plein d'impudence, bassement cupide, alourdi par le vin, œil de chien et cœur de cerf! » Shakespeare déploie dans l'invective outrageante la plus riche et la plus d6.
VIII
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amusante fantaisie. Le prince Henry dit à Falstafr qu'il ment, et que ses mensonges, pareils au père qui les a enfantés, sont gros comme lui-même, « énorme montagne de chair, magasin d'humeurs, muid humain, coffre à mangeaille, pain de suif graisseux, bœuf gras rôti avec la farce dans son ventre! » Dans <? Meyere o!omp<ee, Petruchio construit tout un poème brillant avec les images appropriées et choisies dont sa verve habille le tailleur ahuri qui a fait une robe pour sa femme 0 monstrueuse arrogance! tu mens, fil; tu mens, dé à coudre; tu mens, aune, trois quarts d'aune, demi-aune, quart et pouce d'aune! tu mens, puce, œuf de pou, pointe d'aiguille cassée! Je me verrai bravé chez moi par un écheveau de fil! Hors d'ici, loque, chiffe, bout, reste, rognure; ou je m'en vais si bien te mesurer avec ton aune que tu te souviendras toute ta vie des inconvénients du bavardage!
Il ne suffit pas à Dante de livrer aux supplices variés de l'enfer les hommes qu'il déteste sa vengeance a besoin aussi des mots amers et durs. L'auteur des 7~'OMMCM~es ne ménage point à ses adversaires l'épithéte d'imposteurs; s'il a quelquefois l'air de vouloir éviter de dire lui-même qu'ils sont des menteurs impudents, des païens et des scélérats, il relève avec soin ces expressions trouvées dans leurs écrits et montre qu'elles leur sont applicables. On citerait aisément, chez les grands prédicateurs, de véritables injures à l'adresse des incrédules et des inconvertis mais elles n'ont jamais blessé personne, parce que l'individu s'excepte toujours d'un outrage collectif.
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Boileau appelle « un chat un chat et Rolet un fripon ». Ce rude sanglier, dans la satire littéraire surtout où il se passionne plus que dans les autres, n'a pas le coup de boutoir moins offensant que Victor Hugo si Nisard est un « âne )), Cotin en est un, lui aussi, comme le dit très brutalement le vers 247 de la satire VIII.
La franchise du langage est une qualité dont nous faisons toujours exclusivement honneur à nos ancêtres, nous accusant nous-mêmes d'adoucir la vérité crue par de timides périphrases, et avouant que « cette hypocrisie est le genre actuel )). Déjà le vieil Agrippa d'Aubigné, qui pourtant ne ménage pas ses expressions et qui prie le lecteur d' « endurer ses rudes vocables », regrettait l'abandon de l'antique franchise
Nos anciens, amateurs de la franche justice,
Avaient de fàcheux noms nommé l'horrible vice.
Ils appelaient tyrans les tyrans et bourreaux les bourreaux; ils traitaient de brigandage et de trahison la conduite des brigands et des raîtres.
Ce siècle, autre en ses mœurs, demande un autre style. Sur la langue d'aucun à présent n'est porté
Cet espineux fardeau qu'on nomme vérité.
Ami, ces mots que tu reprends
Sont les vocables d'art de ce que j'entreprends 2. La ~fo~'< de S~:<4;')MM~, dans les /h:?:eM /MKe~e~ ou dans
la deuxième Corf/e ~'a:)'a!K de 7'oM<e la Lyre 2. Les 7'f<M:OMM, Princes.
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Comme Aubigné et comme Boileau, Victor Hugo réclame le droit d'appeler les choses et les hommes par leurs noms
Tu prétends, toi, maraud, goujat parmi les rustres,
Que je parle de toi qui lasses le dédain,
Sans dire hautement Cet homme est un gredin!
Tu veux que nous prenions des gants et des mitaines Avec toi"
Cependant la critique, qui peut par exception admirer de belles injures, ne les approuve guère en principe. Ceux mêmes qui usent de ce style ne le louent pas et ne s'en vantent pas. Veuillot écrit « M. Hugo ne saura jamais, j'en ai peur, que la bassesse des mots avilit la pensée. Dans la vile multitude des écrivains, il n'y a pas un malheureux qui cède à sa passion avec une si indigne faiblesse. » Reproche qui, venant d'une telle plume, rappelle trop, comme Villemot en a fait la remarque, l'apostrophe d'une marquise du Casino à une duchesse du bal Bullier « Nastasie, si je n'étais pas une femme comme il faut, je te flanquerais mon poing sur la g. » Dans la pièce des CoM<e~p~<!ons, A propos ~or~ce, qui présente, à l'adresse des cuistres, un joli étalage d'injures, Victor Hugo convient (ironiquement, il est vrai) que, si ses sentiments sont justes, l'expression en est excessive Et je m'exaspérais, faisant la faute énorme,
Ayant raison au fond, d'avoir tort dans la forme.
Il est incontestable qu'un argument vaut toujours mieux qu'une injure, qu'on peut faire de bonne i.C/ts<!me/IV,5.
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besogne avec l'un, qu'avec l'autre on ne peut rien obtenir d'utile, et que l'outrage met pour jamais hors des prises de la vérité et achève de rendre irréconciliables ceux que le raisonnement n'a point convaincus. L'injure ne commence, et ne peut sans folie absurde commencer, qu'où finit soit la possibilité soit l'espoir de convertir par démonstration l'adversaire; je la définirais volontiers l'exclamation qui soulage et console la raison impuissante, le résumé violent de tout ce qu'elle essayerait en vain de prouver.
Considérons un de ces cas où l'injure devient, où elle reste la seule et suprême ressource de l'honnête homme.
Des critiques, des historiens, des poètes, d'une science très bien informée, d'une culture exceptionnellement fine et profonde, savent, à n'en pas douter, qu'une erreur, pis que cela, un crime judiciaire a été commis. Un malheureux officier de l'armée française s'est vu condamner, quoique innocent, victime de haines personnelles et religieuses, aussi d'une machination qui avait pour but de sauver les coupables. La chose a été rendue si évidente, que tout le monde civilisé en a frémi d'horreur. Simplement probable d'abord, mais d'une probabilité rapidement grandissante, fondée sur des présomptions morales, sur des soupçons légitimes, sur des faits accessoires et connexes d'où se tiraient des déductions logiques, elle est devenue certaine, positive et palpable par la découverte d'un des auteurs du crime, par sa fuite, son
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aveu formel et par celui de son principal complice qui, se voyant perdu, s'est suicidé.
La plus haute justice du pays, réunie extraordinairement en cour plénière, contrairement à la loi, par un politicien retors qui espérait une basse complaisance de tant de juges rassemblés, a dû, cédant à l'évidence, proclamer a l'unanimité le vice du procès et ordonner sa revision. Mais un nouveau conseil de guerre a condamné une seconde fois le prévenu, avec des hésitations visibles, avec d'absurdes contradictions dans la sentence, sans conviction et sans franchise, manifestement décidé, dans le vide et le néant des preuves, par un respect tout militaire pour un général, ancien ministre de la guerre et artisan très compromis de la première condamnation, qui avait eu l'insolente audace de dire lui ou moi.
Aussitôt le président de la République signait un décret de grâce, mesure pressante et que chacun sentait absolument nécessaire pour que l'honneur de la France ne croulât point sous le mépris universel.
Voilà ce que savent les critiques exercés, les historiens instruits, les poètes délicats et sensibles dont je parlais; et ils font comme s'ils ne le savaient pas c'est peu ils agissent et ils écrivent avec le parti pris de fermer leurs yeux à la lumière et de collaborer de toute leur puissance à la plus énorme injustice de l'histoire contemporaine
S'il s'agissait d'autres hommes, on pourrait raisonnablement espérer de les éclairer. Il faudrait s'y
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prendre avec eux par la douceur, la charité, !a pitié, leur apprendre ce qu'ils ignorent, leur apporter des raisons et non des injures. On leur expliquerait avec patience la genèse et les progrès du triste désordre dont souffrent les esprits, les cœurs, les amitiés, les affaires; on leur en nommerait les auteurs responsables, qui jamais ne furent'ceux qui ont faim et soif de justice, car ceux-là sont l'espoir et l'âme de la patrie. On réfuterait, pour leur instruction, les sophismes par lesquels une raison pervertie, alliée a une méchanceté diabolique, a changé le mal en bien et la vérité en mensonge « l'honneur de l'armée », « la raison d'État », « la patrie d'abord », « la France aux Français » le prétendu intérêt de l'étranger a feindre contre nous une indignation qui n'est que la satisfaction de sa haine, et la prétendue complicité de nos grands hommes de bien avec nos ennemis. On leur ferait voir que la partie est distincte du tout, et que vouloir rendre à l'armée l'honneur par le châtiment des individus qui la déshonorent, c'est vraiment la servir et non l'insulter, mais que des hommes stupides ont fait d'ailleurs tout ce qu'il fallait pour solidariser ce grand corps avec ses membres malades. On leur montrerait qu'il y a dans l'humanité en général quelque chose qu'on appelle la raison et le cœur, et qu'il est tout naturel que la chair et le sang du i monde se soient émus devant une iniquité qui ferait crier les pierres. On leur dirait que le mal engendre le mal et que le bien ne saurait en sortir,
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sinon par la bonté de Dieu et par une sorte d'alchimie supérieure de la Providence; que le bien doit être fait pour lui-même, seulement parce qu'il est le bien, et que subordonner l'exercice de la justice à la considération de la paix et de la prospérité de la patrie, c'est oublier que rien, fût-ce la patrie, n'est au-dessus de la justice; c'est méconnaître que la patrie, avec un crime public sur la conscience, ne peut plus vivre ni tranquille, ni heureuse, ni digne qu'on reste fier de lui appartenir. On leur ferait comprendre que la France ne sera point aux vrais Français le jour où les meilleurs de ses enfants, exterminés par une persécution nouvelle, iraient porter ailleurs leur intelligence et leurs vertus. On dévoilerait enfin à leurs yeux toute la manœuvre scélérate de la presse antifrançaise, qui a changé un peuple renommé pour sa générosité et pour sa raison en une bande de fous furieux prêts à danser autour des bûchers rallumés des juifs, des protestants et des libres penseurs, en hurlant « A mort! » sans savoir pourquoi.
Mais avec des gens de haute et fine culture, humanistes brillants, anciens élèves de l'École normale, membres d'académies, maîtres de la jeunesse et oracles du public lettré, que voulez-vous qu'on dise? que voulez-vous qu'on fasse?
Ils ont lu Shakespeare et ils savent que « dans l'état du Danemark il y avait quelque chose de vermoulu », parce qu'un grand crime, resté sans vengeance, pesait sur la conscience du pays. Ils ont
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lu Corneille et ils savent qu'un patriote aveugle et farouche, dans l'âme brutale duquel toute humanité est éteinte, est un monstre dont la vue Fait qu'on rend grâce aux dieux de n'être pas romain, Pour conserver encor quelque chose d'humain.
Ils ont lu l'histoire et ils savent par quel fréquent accident la justice humaine se trompe, mais quels héroïques efforts il faut faire pour obtenir que ses erreurs soient réparées, et quelle gloire est promise aux vaillants hommes d'étude devenus hommes d'action, qui ont sacrifié leur repos égoïste à cette entreprise généreuse.
Ils ont exercé leur psychologie et ils comprennent pourquoi la réparation, relativement aisée dans le principe, se complique, jour après jour, de toutes sortes de difficultés, par la révolte de l'orgueil, par l'obstination du point d'honneur, par l'engrenage fatal qui commande de mentir lorsqu'on a menti une fois, d'appuyer les faux sur les faux et, pour sauver un crime, d'en commettre une effroyable série.
Ils ont fait leur logique et ce n'est pas à eux qu'on a besoin de rapprendre que la partie est distincte du tout; mais ils exploitent l'imbécillité des simples, si prompts il oublier les vérités les plus élémentaires. Ils ont, on doit le supposer, le sens commun et ils répètent, comme s'ils y croyaient, toutes les bourdes mises en circulation par une presse éhontée le « syndicat », l'or « cosmopolite », les « millions » de l'étranger, etc., et ils disent ou ils insinuent
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que les quarante-sept juges de la Cour de cassation étaient vendus, montrant, par un prodige nouveau, sur les sièges de l'Athénée et de l'Aréopage, ou des faibles d'esprit, dont la vraie place serait dans une maison de santé, ou de vils plumitifs dignes de faire leur partie dans le chœur des reptiles qui sifflent et qui bavent.
Ils ont tellement perdu tout sens moral qu'ils ne meurent pas de honte en songeant qu'ils combattent, avec les journaux abjects et la populace imbécile, avec l'ignorance et le mensonge, avec le nombre, la force et la nuit, contre ce qu'il y a de plus désintéressé et de plus noble en France, contre l'élite des braves cœurs et des consciences droites, contre les Scheurer-Kestner, les Auguste Couat, les Félix Pécaut, qui, pour que la justice ne fût pas souffletée, pour que la vérité ne pérît pas sous la violence, ont dit adieu à leurs études, à leur sommeil, a leur paix, a leurs amis, à leur position, à leur santé et même a leur vie!
Je dis que ces critiques, ces historiens, ces poètes, mettant leur plume au service d'une iniquité dont ils ne doutent pas, puisqu'ils sont intelligents et instruits, méritent d'être accablés sous toutes les formes de l'outrage et sont indignes que nous leur fassions l'honneur de les confondre par des raisons. Il y a cependant des règles pour l'injure.
La première de toutes est la même que celle de l'éloquence il faut que l'exécuteur des hautes œuvres de la justice littéraire soit, comme l'ora-
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teur, un homme de bien ou, du moins, qu'on sente dans ses paroles furieuses l'accent de la probité indignée. Si cet accent fait défaut, l'injure se retourne contre celui qui l'a vomie; l'accident dont parle Victor Hugo, dans la pièce 34 des ~4HMees funestes, arrive aL l'écrivain qui « outrage le génie, la probité, le droit, le courage, l'honneur ». Après avoir tiré de son encre qui ment
Tout ce qu'elle contient de noirceur et de bave. Soudain cet homme un jour sent que, venant de lui, L'injure est un éloge et la louange un blâme,
Et qu'il ne peut plus nuire à force d'être infâme. Et c'est pourquoi, dit-il dans 7"oM<e Lyre (V, 17), Et c'est pourquoi tel drôle,
Vil, fait pour les bas-fonds et non pour les sommets, Qui m'insulte toujours, ne m'ouense jamais.
Il est question dans les CAsn/s e~M Crépusctde (XIII) d'un de ces misérables
Dont toujours l'ironie, inféconde et morose,
Jappait sur les talons de quelque grande chose.
On peut appliquer à la calomnie ce que, dans le même recueil, le poète, s'adressant ~4 ~4~/iOHse Rabbe, écrit de
La censure à l'haleine immonde, aux ongles noirs, Cette chienne au front bas qui suit tous les pouvoirs, Vile, et mâchant toujours dans sa gueule souillée, 0 Muse! quelque pan de ta robe étoilée.
Le calomniateur, n'étant pas ému, ne nous émeut jamais; parfois, il nous amuse un instant, s'il a de l'esprit; il nous dégoûte toujours. Comme s'il s'y lavait, il piaffe en pleine boue,
Et, voyant qu'on se sauve, il dit Comme ils ont peur 1! Pour la beauté de l'injure, il faut ensuite, comme j. CM/tn!M< IV, 7.
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pour tout effet qu'on ménage afin d'en accroître la force, l'employer avec économie, de peur de l'affaiblir en la prodiguant. Et cette épargne est d'autant plus nécessaire, qu'ici la force est suspecte de n'être pas de très bon -aloi et de masquer par la violence la faiblesse réelle de l'écrivain à court d'arguments explicites.
Le poète satirique ne doit pas être un de ces « sots qu'on voit se courroucer comme flambe une bûche' ». Qu'il se contienne; qu'il ne se dépense pas à tort et à travers; que l'orage s'amoncelle longtemps sur son front assombri, avant d'éclater par les mots brefs qui foudroient, et qu'il soit semblable a cette figure effrayante de femme dont l'Année <e?'r~e nous raconte la tragique histoire et dit L'amer silence écume aux deux coins (le sa bouche Les termes injurieux abondent, ils surabondent même, dans les CM<M?!eM<s « misérable )), « scélérat », « pourceau », « tas de brutes », « lâches gueux », « crapules », « marauds », « goujats », « gredins », « assassins », « faussaires », « forbans », « voleurs », etc. Mais qu'on se dise bien que ces résumés simples de tout ce que la colère empêche de développer sont les plus vrais dans leur forme grossière. J'ai cité plus haut, avec d'amusantes injures du prince Henry à Falstaff, les injures exquises de Petruchio au tailleur de sa femme, dans une comédie de Shakespeare il est évident 1. CAf!<tH!en/ III, 4.
2. Juin, IX.
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que Petruchio rit dans sa barbe et n'éprouve pas la plus légère émotion en s'exprimant ainsi; de même, plus Victor Hugo se montre artiste dans l'arrangement de l'injure, moins il est touché et nous touche, quoiqu'il puisse nous plaire et nous intéresser davantage par ses tournures et ses expressions ingénieuses que par ses hoquets de rage et par ses sanglots étouffés.
Souvent l'ingéniosité n'est que dans un mot, qui relève par la rareté de l'image la vulgarité du cri de passion
Cette attesse en ruolz, ce prince en chrysocale Charlemagne taillé par Satan dans Mandrin 2.
0 cafards! plats vendeurs d'un fade orviétan, Pitres dévots, marchands d'infâmes balivernes, Vierges comme l'eunuque, anges comme Satan 3! Selles à tout tyran,sénateurs omnibus.
Branlant leurs vieux gazons sur leurs vieilles caboches, Ayanteté,dutempsqu'i)savaientunchcveu, Lâches sous l'oncle, ils sont abjects sous le neveu. Gros mandarins chinois adorant le Tartare,
Ils apportent leur cœur, leur vertu, leur catarrhe, Et prosternent, cagneux, devant Sa Majesté
Leur bassesse avachie en imbéciUite~.
Voilà le commencement d'un tableau. L'image,
un peu plus développée, devient, dans les exemples suivants, une petite scène
Si, par hasard, la nuit, dans les carrefours mornes, Fouillant du croc l'ordure où dort plus d'un secret, Un chiffonnier trouvait cette âme au coin des bornes, Hia dédaignerait~!
l.C/t~!ntM<)II,4,
2. Ullima verba.
3. dM /u!<t'~a~<ex de robe MM)'~e.
4.f&/ott)Me?)!en/i!.
S.tV.S 8
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On trouvera du sang au fond de la cuvette Si jamais, par hasard, vous vous lavez les mains 1. Le bœuf Peuple rôtit tout entier devant t'âtre; La lèchefrite chante en recevant le sang.
Magnan qui l'a tué, Troplong qui le fait cuire. T'entourent en chantant, ô Tom-Pouce Attila! Et, jappant dans sa niche au coin du feu, Baroche Vient te lécher les pieds, tout en tournant la broche 2. Dupin vient d'entrer dans la tombe
Les vers de terre ont reculé 3.
L'égout, qui tient une grande place dans le vocabulaire injurieux du poète des C/M!<~KeH<s, et qui lui fait comparer, par exemple, à des égouts débordés les bouches abjectes des flatteurs~, fournit à sa fantaisie cette hyperbole, qu'il faut jeter l'empereur au ruisseau, « dût-on salir l'égout )) (III, 4). Baroche, « dont le nom n'est plus qu'un vomitif » (III, 8), est aussi le membre honteux du Soulouque ivre de Décembre, sur le corps duquel pullule une vermine de parvenus
0 spectacle! en plein jour il marche et se promène; Cet être horrible insulte à la figure humaine!
U s'étale efTroyabte, ayant tout un troupeau
De Suins et de Fortouls qui vivent sur sa peau,
Montrant ses nudités, cynique, infâme, indigne,
Sans mettre à son Baroche une feuille de vigne
Les images classiques du fouet et du bâton reviennent fréquemment sous la plume du grand i. IV, 4.
2. On /of/e à la n~y.
3. Epizootie sur les hommes de Décembre, dans lés Années funestes.
4. A l'obéissance passive.
5. V!, 5.
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satirique, rafraîchies d'une nouvelle et singulière verdeur
Que centre choisi, créé par Dieu génie,
L'homme, adore à genoux le loup fait empereur. Que grâce à tous ces gueux, qu'on touche avec le gant. Tout dorés au dehors, au dedans noirs de lèpres. La Saint-Barthéiemy s'achève en mardi gras.
Ma strophe alors se dresse, et pour cingler Baroche, Se taille un fouet sanglant dans Rouher écorché .Bien,écoutez la trique est là, fraîche coupée. On vous fera cogner le pavé du menton;
Car, sachez-le, coquins, on n'esquive l'épée
Que pour rencontrer le bâton.
Dieu prédestine aux dents des chevreaux les brins d'herbes, La mer aux coups de vent, les donjons aux boulets, Aux rayons du soleil les parthénons superbes, Vos faces aux larges soufflets 2.
Voilà presque de la poésie; voilà, au moins, de la très brillante rhétorique, comme il y en a dans cette fin d'une autre petite pièce des Châtiments, intitulée ~M&e
Louange à Dieu! toujours, après la nuit sournoise, Agitant sur les monts la ronce et le genêt, La nature superbe et tranquille renait;
L'aube éveille le nid à l'heure accoutumée, Le chaume dresse au vent sa plume de fumée; Le rayon, flèche d'or, perce t'âprc forêt; Et, plutôt qu'arrêter le soleil, on ferait Sensibles à l'honneur et pour le bien fougueuses Les âmes de Baroche et de Troplong, ces gueuses!
ou dans ces vers des <~MS<re Vents de /'j~sp?'~ (1,29):
Comme un frelon court aux ruches,
Comme à Lucrèce au lit court Alexandre Six,
Comme Corydon suit le charmant Alexis,
Comme un loup suit les boucs, et le bouc les cytises, Comme avril fait des fleurs, Ségur fait des sottises. 1. VU, 12.
2. f~M ./0!<t'naHi!<M de robe com'/e.
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Cela n'est encore que spirituel. Mais quelquefois l'injure s'épanouit en grande poésie, et alors la satire atteint la cime de sa beauté sauvage. L'antithèse qui enlève sur les ailes du lyrisme le poète satirique tout souillé de la boue de ses victimes et de l'éclaboussure de ses propres outrages, peut tantôt se développer à l'intérieur même de l'invective, tantôt lui être extérieure et juxtaposée. La fameuse chanson des Châtiments « Sa grandeur éblouit l'histoire. », où le poète oppose, en cinq strophes, à la gloire du grand Napoléon l'ignominie du « petit », est un très bel exemple d'une fusion intime de l'ode triomphale et de la satire injurieuse. La même alliance et la même idée nous sont offertes dans les vers qui terminent la première pièce du livre VI, Napoléon III
Faquin! Tu t'es soudé, chargé d'un vil butin,
Toi, l'homme du hasard, à l'homme du Destin! Tu fourres, impudent, ton front dans ses couronnes! Nous entendons claquer dans tes mains fanfaronnes Ce fouet prodigieux qui conduisait les rois;
Et tranquille, attelant à ton numéro trois
Austerlitz, Marengo, Rivoli, Saint-Jean-d'Acre, Aux chevaux du soleil tu fais trainer ton fiacre! La fin d.'jË'~OM!'sseHteM<s est l'exemple le plus
magnifique qu'il y ait peut-être dans toute la poésie, de la seconde espèce d'antithèse, l'antithèse extérieure.- Ici, une splendide vision de la nature s'ajoute, sans se mêler, au tableau dégoûtant des vilenies humaines, surgit brusquement dans l'outrage, et tire son incomparable beauté de la soudaineté même avec laquelle elle éclate.
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Le poète a tramé nos imaginations sur les spectacles les plus obscènes et les plus vulgaires. Il nous a raconté l'histoire de ce filou, distingué par l'empereur et devenu juge, qui autrefois
Ayant fort peu de linge,
Sur la pointe du pied entrait dans les logis
Où baittait quelque armoire aux tiroirs élargis,
Et du bourgeois absent empruntait la tunique:
Nul mortel n'a jamais, de façon plus cynique,
Assouvi le désir des chemises d'autrui;
l'histoire de « cet autre, admirable canaille », qui, après s'être vautré dans l'égout, « aujourd'hui sénateur, se vautre dans l'empire », et danse en culottes de soie au bal de l'Elysée, lui qui, au temps de sa misère,
Quand la bise, en janvier, nous pince et nous tenaille, D'une savate oblique écrasant les talons,
Pour se garer du froid mettait deux pantalons
Dont les trous par bonheur n'étaient pas l'un sur l'autre. Il nous a montré « le saint-père accroupi pondant une encyclique », les ventres ignobles et pareils a des « citrouilles » de tous les gros parvenus que fait sauter l'archet frémissant des violons au Luxembourg et il l'Hôtel de Ville. Il nous a étalé enfin la contre-partie navrante de cette honteuse mascarade, l'horreur des déportations et des supplices
Et l'on râle en exil, à Cayenne, à Btidah!
Et sur le DM~esc~t)! et sur le Canada,
Des enfants de dix ans, brigands qu'on extermine, Agonisent, brutes de fièvre et de vermine!
Et les mères, pleurant sous l'homme triomphant,
Ne savent même pas où se meurt leur enfant!
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Et Samson reparaît et sort de ses retraites!
Etiesoir,onentend,surd'horribfescharrettes Qui traversent la ville et qu'on suit à pas lents, Quelque chose sauter dans les paniers sanglants! C'est alors qu'il s'écrie, en huit vers immortels Oh! laissez! laissez-moi m'enfuir sur le rivage! Laissez-moi respirer l'odeur du flot sauvage!
Jersey rit, terre libre, au sein des f)ots amers; Les genêts sont en fleur, l'agneau paît les prés verts; L'écume jette au roc ses blanches mousselines; Par moments apparaît, au sommet des collines, Livrant ses crins épars au vent àpre et joyeux, Un cheval effaré qui'hennit dans les cieux!
La pitié et l'amour tempèrent la fureur des
insultes, dans les Châtiments, toutes les fois que l'objet de la satire est une personne d'ailleurs sacrée et vénérable, mais égarée par des criminels qui en ont fait une bête méchante, comme l'armée ou comme la patrie. La terrible pièce, A ~'o&eMS~~ce ~as~'ue, ne devient supportable que par ce tempérament et par la rectitude de justice avec laquelle Victor Hugo fait tomber la responsabilité sur qui de droit*.
Applaudissement, dans le livre VI, n'est pas proprement une ironie; car, dans la foi ferme et joyeuse de son indestructible optimisme, le poète se félicite, en vérité, d'une chute si profonde de la France, qu'il est impossible qu'elle ne rebondisse pas, sous sa honte enfin aperçue et sentie, jusqu'à la hauteur d'où elle est tombée
C'est bien, descends encore et je m'en réjouis,
Car ceci nous promet des retours inouïs.
1. Voyez page 193 de ce volume.
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Car, France, c'est ta loi de ressaisir l'espace;
Car tu seras bien grande ayant été si basse! J'applaudis. Te voilà condamnée aux prodiges. Le monde, au jour marqué, te verra brusquement Égaler la revanche à l'avilissement,
0 Patrie, et sortir, changeant soudain de forme, Par un immense éclat, de cet opprobre énorme! Oui, nous verrons, ainsi va le progrès humain, De ce vil aujourd'hui naitre un fier lendemain, Et tu rachèteras, ô prêtresse, ô guerrière,
Par cent pas en avant chaque pas en arrière!
Donc, recule et descends! tombe, ceci me ptait! Flatte le pied du maître et le pied du valet!
Plus bas! baise Troplong! plus bas! lèche Baroche! Descends, car le jour vient; descends, car l'heure approche! Car tu vas t'élancer, ô grand peuple courbé,
Et, comme le jaguar dans un piège tombé,
Tu donnes pour mesure, en tes ardentes luttes, A la hauteur des bonds la profondeur des chutes!
Nous avons besoin de cette espérance. La France est forte, la France est grande, la France est bonne, sensée et humaine; mais elle est naïve et impressionnable à l'excès. Qu'un démon l'enjôle et l'empaume, qu'il glisse a. l'oreille de cette Eve candide les paroles flatteuses « Tu es belle, tu es toutepuissante, rien au monde ne peut te résister; ton caprice doit être ta seule loi; ceux qui viennent troubler tes plaisirs et tes affaires en te parlant de tes devoirs sont les ennemis de ton bonheur et de ta paix », elle se laissera séduire aux doux murmures du Tentateur avec une incroyable facilité. Le grand mot mensonger dont le serpent qui veut sa mort joue aujourd'hui pour la perdre, et qu'il exploite dans une intention infernale, est un mot dont Victor Hugo aurait été bien étonné qu'on pût faire un pareil usage patriotisme.
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Oh! que les choses étaient simples en J851! D'un côté, le violateur de la patrie; de l'autre, les vaincus de la république et de la liberté; celui-là, au pouvoir; ceux-ci, luttant et souH'rant en exil; et, entre eux et lui, la France muette, endormie et tranquille dans une servile soumission au maître, l'église, la magistrature et l'armée, soutiens de l'ordre, étant ses complices.
-Le poète, dans une situation aussi nette, n'avait qu'à dire
Calme, le deuil au cœur, dédaignant le troupeau, Je vous embrasserai dans mon exil farouche,
Patrie, ô mon autel! liberté, mon drapeau!
Mes nobles compagnons, je garde votre culte.
Bannis, la République est là qui nous unit.
J'attacherai la gloire à tout ce qu'on insulte;
Je jetterai l'opprobre à tout ce qu'on bénit
Mais aujourd'hui que dirait-il? A quelle épreuve
sa psychologie simple et franche, éprise de motifs clairs et de conflits tranchés, ne serait-elle pas soumise ? A quel supplice son besoin moral de séparer nettement les hommes en deux partis, les méchants et les bons, ne serait-il pas condamné? Des républicains conspirant pour la monarchie dans l'ombre ou à ciel découvert! Des libéraux faisant litière des droits du citoyen et de l'homme La Révolution française, mère de notre démocratie, raillée et désavouée par sa fille! D'anciennes victimes de Napoléon III devenues les suppôts de la 1. Ultima verba.
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violence et de l'iniquité! De vieux pamphlétaires de l'opposition impériale mettant leur plume au ser-vice du césarisme De si étranges surprises trompant de tous côtés les attentes et les prévisions, que les bras lui tomberaient de douleur et qu'il dirait à chaque instant, avec un sanglot Tu quoque, /<<t/ L'armée acclamée par des bandes de vagabonds si pareils à des gibiers de potence qu'on les croirait aux gages des criminels fauteurs du désordre et de l'émeute! Et, pendant que ces clameurs avinées éclatent, les honnêtes gens obligés de se taire, parce que cette chère et grande armée refuse de laver son drapeau d'une tache honteuse qui la souille! L'Eglise, pleine de tendresse pour tous les attentats contre la vérité et contre le droit qui peuvent avancer son règne (cela, on y était accoutumé); mais, ce qui ne s'était encore jamais vu, c'est la libre pensée pleine de zèle pour les intérêts de l'Église et travaillant activement à sa propre perte qui suivra la victoire de sa plus mortelle ennemie! Le nom de la patrie, enfin, couvrant un infâme déni de justice; ce nom sacré devenu le mot d'ordre d'une ligue soi-disant républicaine, coalisée avec les réactions militaire, royaliste et cléricale, contre l'honneur, la vertu et les libertés de la France; le patriotisme invoqué pour glorifier les pires forfaits, et, par un monstrueux renversement de la morale, servant à l'apothéose d'un faussaire
Encore une fois, que dirait Victor Hugo? Je crois qu'il ferait tomber, d'un coup de sa cravache, les masques et les faux nez, et qu'il dirait à
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l'un « Toi, tu n'es qu'un monarchiste déguisé ». A l'autre « Et toi, tu n'es qu'un homme pressé de parvenir, un peu trop pressé seulement. Tu as cru, à certains symptômes, qu'après trente ans de durée la république était chancelante, et tu as déchiré avec fracas ta robe de juge pour mériter, sous César, un portefeuille de ministre. Je te connais, beau masque, suivant de la fortune et de la force; je t'ai peint dans les Châtiments » ))
Au troisième « Tu es moins encore. L'ambition politique n'est pas même la cause de l'étrange décadence qui, d'un talent jadis honoré, t'a fait tomber si bas que tu ne rougis point d'encenser publiquement, sur l'estrade où tu sièges à côté d'un de mes fils, front éclairé hier d'une petite auréole, aujourd'hui yesMt<e aux yeux y~MMes~, l'iniquité vêtue en général français 3, et que tous deux vous proclamez grand poète et grand patriote un ridicule sonneur de clairon, dont les vers vous font pitié. Ils t'appellent tout haut grand AoMM?te; entre eux, ya?M:cAe\ Quelle servitude vous subissez, cœurs faibles, je le sais, et j'ai parlé de vous aussi dans mon livre,
Saints gaillards, qui jetez dans la même gamelle
Dieu, l'orgie et la messe, et prenez pëte-mète
La défense du ciel et la taille à Goton s. »
Au quatrième, personnage moral, très grave et 1. A l'obéissance passive, paragraphe 8.
2. IV, 5.
3. A Juvénal, paragraphe 2.
4. L'expiation,
5. III, 4.
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d'une sévère tenue, Victor Hugo dirait « Pourquoi fais-tu ta cour à l'Église et au Pape? Ce n'est point par foi religieuse; car tu ne crois plus au Dieu créateur des mondes, qu'affirmait Voltaire et que j'adore. Ce n'est pas davantage par foi catholique un philosophe comme toi connaît trop bien la loi de progrès et de vie qui entraîne l'esprit humain, de l'immobilité ancienne, à une diversité de plus en plus grande, par le seul exercice de la libre pensée; tu sais qu'un rétablissement de l'unité catholique ne s'obtiendrait aujourd'hui qu'à force de sang répandu, et que désormais cette restauration ne pourrait plus être qu'un arrêt momentané et un triomphe factice, le fragile replâtrage d'un édifice en ruines. Et quand tu vas prêchant, à Paris et à Rome, qu'il n'y a de salut pour la société que dans un retour à l'autorité théocratique du moyen âge, moins que tout, c'est en homme politique que tu parles, si la politique exige qu'on ait d'abord le sens de ce qui est réel et de ce qui est possible. Qu'es-tu donc, toi qui avais la science et l'autorité nécessaires pour dire la vérité, faire briller la justice et prendre le rôle glorieux de pacificateur des esprits? Tu es un grand comédien, qui, laissant aux naïfs leurs vulgaires déclamations sur des thèmes peu neufs parce qu'ils sont éternellement vrais, a voulu, par l'étonnant éclat d'un paradoxe, escamoter le succès tapageur d'un jour. Quand on )M croit et rien, on es<jore< et tout /aM'e', et à tout dire. 1. IV, 8.
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On voit, louche rhéteur des vieux partis hurlants. Pendre à tes noirs discours, comme à des clous sanglants, Toutes ces grandes mortes,
La Justice, la Foi, bel ange souffleté
Par la goule papale,
La Vérité fermant les yeux, la Liberté
.Ëchevetëeetpâte~
Et aux uns et aux autres Victor Hugo dirait enfin
« Il peut se faire que vous triomphiez aujourd'hui. J'ai vu le règne du crime et de la honte durer dix-neuf années. Mais vous n'échapperez, ô galériens de l'histoire! ni a la justice de Dieu, ni à la vengeance de la poésie. J'ai mis l'écriteau sur vos /W?K<s°. Les C<ï~o~es e<oî7ees <e)Mten< des re~!S<res d'eo'OM~.
« Vous faites une campagne abominable contre la République, la Révolution française, la patrie et l'humanité. Je ne sais pas si vous l'emporterez pour un jour, mais je sais que ce ne sera que pour un jour. Le châtiment est sûr, et l'avenir vous tient. Est-ce que vous croyez que la France, c'est vous,
Que vous êtes le peuple, et que jamais vous eûtes Le droit de nous donner un maître, ô tas de brutes « Je suis grossier? Je vous injurie? Mon Dieu, oui. Cela soulage. J'ai de la ~er~/M'ase ëc/'ase les spM'a/es. L~MKKKCOM~'roKcëe, <~Mï délivre le mot, de~'e la pensée J'appelle, moi aussi, Rolet un t. V, 10.
2. ni, 2:
3. il.
4. III, 4.
5. Les Contemplations, 7.
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fripon. 0 MOM's ~OM~oMMëtHen/s des colères ~))'ofondes'
« La France, trompée par vous, la France à qui vous avez fait prendre le mal pour le bien, l'iniquité pour la justice, le mensonge pour la vérité, la mise hors la loi d'une partie de ses enfants pour le droit et le pouvoir légitime des autres, le déshonneur de
l'armée donnés ouvrira hauteur l'abîme
pour son honneur, et d'indignes conseils à la patrie pour le patriotisme, la France les yeux, elle se ressaisira, elle -égalera, la et l'élan du bond qui la fera sortir de à la profondeur de sa chute, et peut-être
qu'alors nous aurons, nous, honnêtes gens, a vous sauver, gredins, de sa juste colère.
« Je conserve donc, en dépit d'une situation extérieurement moins violente, mais plus troublée au fond qu'il y a cinquante ans, toute la joie de mon invincible espérance et toute ma foi en Dieu et tout mon amour des hommes; et, avec ma pitié naturelle pour les victimes du mal qu'on fait à ma patrie, ma pitié sMpre~e pour les auteurs mêmes de ce mal, que j'insulte à l'heure où ils sont dangereux et presque triomphants, mais qui me trouveront charitable au jour de l'expiation, si ce jour devance le châtiment de l'histoire, et je crie de nouveau ~4 ceux ~m e<o?'meK<
Réveillez-vous! assez de honte,
Assez de honte, citoyens!
Redevenez la grande France!
l.C/t~!me7t~,VI,H.
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Ainsi peut-être parlerait Victor Hugo, en n'usant que de la langue dont il se servit autrefois pour flétrir les valets de l'Empire; mais, pour traiter, selon tous leurs mérites, pour habiller, comme il conviendrait, de prétendus républicains, traîtres à la justice, cette première vertu des républiques, il faudrait que son génie pût inventer encore d'autres mots et d'autres accents, inouïs dans le vocabulaire injurieux de la poésie et de l'éloquence.
Redevenez le grand Paris!
Délivrez, frémissant de rage,
Votre pays de l'esclavage,
Votre mémoire du mépris!" »
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Agrippa d'Aubigné et Victor Hugo.
Couché à plat ventre dans un entresol rempli de livres, sous l'indulgent regard d'une mère intelligente, Victor Hugo, adolescent, avait tout lu, et les 7?~~Mes, d'Agrippa d'Aubigné, avec le reste. Je ne crois pas que, passé l'époque de ce vaste emmagasinage, il ait beaucoup entretenu ni renouvelé sa provision. Comment sa production incessante, attestée par tant d'ouvrages qu'il a publiés de son vivant et par tous ceux qui continuent de paraître depuis sa mort, lui aurait-elle laissé du temps pour la lecture studieuse? Mais il possédait une mémoire aussi tenace que son imagination était active, et ce qu'il y avait serré une fois n'en sortait plus.
Il y a entre Victor Hugo et Agrippa d'Aubigné des ressemblances. Quelquefois, sans doute, elles s'expliquent par une imitation volontaire, mais plus souvent par d'inconscientes réminiscences et surtout par une parenté naturelle de génies. En 1868, comme je me promenais un après-
IX
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midi dans la campagne de Guernesey, j'eus l'honneur d'y rencontrer Victor Hugo et d'avoir avec lui une de ces conversations que j'ai rapportées dans mes CaMse?'!es joo'MMKKes. « Je ne reviens pas, me dit le poète, de la stupéfaction où m'a plongé une découverte que j'ai faite ce matin. Figurez-vous que j'ai trouvé dans Juvénal la traduction d'un de mes vers, et d'un vers inédit encore » Je demandai quelques explications sur un phénomène si bizarre.
« Il y a, reprit-il, tout un volume de Châtiments qui n'a pas encore vu le jour; plus tard, vous y lirez ceci
Personne ne connaît sa maison mieux que moi
Le Champ de Mars.
Eh bien, j'ouvre aujourd'hui par hasard un Juvénal, et qu'est-ce que j'y trouve?
Nulli nota ma~M dom!M est sua ~Mant Mt/n <MMM
~0)'
C'est la traduction exacte en latin de mon vers français. Mais, observai-je respectueusement, votre vers ne serait-il pas plutôt la traduction exacte en français du vers latin de Juvénal? Non pas, répliqua-t-il avec énergie, car c'est la première fois que je le rencontrais je n'ai pas lu, croyez-le bien, toutes les satires de Juvénal; il y en a que je sais presque par cœur, à force de les avoir étudiées; mais il en est aussi que je ne connais pas, que je n'ai même jamais parcou<. H est fâcheux pour l'assertion du poète, que ce vers se trouve dans la première satire de Juvénal, une des plus connues.
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rues, et celle-ci est du nombre. Puisqu'il faut, de toute nécessité, que l'un de nous deux ait volé l'autre, je soutiens que c'est jM~eM~ ~M~ est le uo~eMt'. »
Le paradoxe est amusant; mais il paraîtra moins illogique, sinon moins absurde qu'il n'en a l'air au premier abord, si l'on se reporte à la théorie des quatorze grands génies de l'humanité exposée dans le l'Mt tS'/taA'especM'e.
Ces quatorze géants sont frères; ou plutôt c'est le même génie renaissant d'époque en époque, jusqu'à ce que tous ces avatars viennent aboutir au quinzième, que Victor Hugo ne nomme pas, mais qui, dans sa pensée, est manifestement lui-même. Homère, Job, Eschyle, Isaïe, Ezéchiel, Lucrèce, Juvénal, Tacite, Jean de Pathmos, Paul de Damas, Dante, Rabelais, Cervantes, Shakespeare voilà l'imposant défilé. « Ces suprêmes génies ne sont point une série fermée. L'auteur de Tout y ajoute un nom, quand les besoins du progrès l'exigent. » Agrippa d'Aubigné ne figure pas dans la liste; ce n'est pas un ancêtre de la grande lignée; mais c'est au moins un oncle, comme Corneille et comme Ronsard.
Dans les vers de Victor Hugo que j'ai cités au cours de cet ouvrage, nous avons rencontré quelquefois le nom vénéré du grand poète huguenot du xvi" siècle. Il est certain que l'auteur des C/;a<<me~<s avait lu les TVa~Mes. Un récent éditeur de cette vieille satire, M. Charles Read, a fait ou a rappelé, après d'autres, certains rapprochements.
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Aubigné dit, dans les ~'mces
Vous techex le sang frais tout fumant de vos pères Sur les pieds des tueurs,
et Hugo, dans A~c
Prosternez-vous devant l'assassin tout-puissant,
Et léchez-lui les pieds pour efTacer le sang!
Triboulet s'écriant, dans le Roi s'aMUMe Au milieu des huées
Vos mères aux laquais se sont prostituées!
et M. de Saint-ValIier
Vous avez froidement, sous vos baisers infàmes,
Terni, flétri, souillé, déshonoré, brisé
Diane de Poitiers, comtesse de Brëzë!
reproduisent et le mouvement et l'idée de ces imprécations des T~KM
Vous estes fils de serfs, et vos testes tondues
Vous font ressouvenir de vos mères vendues.
(Princes.)
Vous leur avez vendu, livré, donné en proye
Ame, sang, vie, honneur! Où en est la monnoye? (Jugement.)
Le livre des ~)'ces se ferme sur cette pensée, que ceux qui furent les complices d'un tyran soit par leur silence, soit par leurs flatteries, seront entraînés dans sa ruine
Comme, lorsque l'esclat
D'un foudre exterminant vient renverser à plat
i. Les Traçt~ues se composent de sept livres, dont les titres sont ~/Me)'e~, frtncM, la C/tam&t'e f/ot'ëc, les FeM, les Feux, Fen~MHCM, Jugement.
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Les chesnes résistants et les cèdres superbes,
Vous verrez là-dessous les plus petites herbes, La fleur qui craint le vent, le naissant arbrisseau, En son nid t'écureuit, en son aire l'oiseau,
Sous ce dais qui changeoit les gresles en rosées, La bauge du sanglier, du cerf la reposée,
La ruche de l'abeille et la loge au berger,
Avoir eu part à l'ombre, avoir part au danger. Le souvenir de ces beaux vers est sensible dans
un passage de la première pièce des .FeM:'«es d'~4M<o??!Me, où Victor Hugo dit que le « souffle orageux ? des destins de l'empire « à tous les vents de l'air fit flotter son enfance ))
Car, lorsque l'aquilon bat ses flots palpitants,
L'océan convulsif tourmente en même temps
Le navire à trois ponts qui tonne avec l'orage
Et la feuille échappée aux arbres du rivage!
Chez les deux poètes, les professeurs de littérature ont fait remarquer aux jeunes gens cette liberté relative de versification qui avait été nommée a tort )'OMMM<~«e. La remarque n'a guère gardé d'intérêt depuis qu'il est acquis que chez tous les poètes français qui ont su versifier, y compris Boileau lui-même, l'alexandrin ne se divise pas constamment en deux moitiés égales, et que la différence entre Victor Hugo et les bons ouvriers du vers c~ss~Me n'est que du plus au moins.
L'homme est. en proie à l'homme, un loup à son pareil, Le père estrangle au lit le fils, 1 et le cercueil Préparé par le fils sollicite le père.
La France donc encore est- pareille au vaisseau Qui, outragé des vents, des rochers et de l'eau, Loge deux ennemis l'un tient avec sa troupe La proue, et l'autre a pris sa retraite à la poupe. (Misères.)
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Grand poète, Aubigné n'est point, d'ailleurs, un très bon artiste du vers français; on ne l'était guère au xvi~ siècle; sa versification est plutôt monotone, et c'est sans recherche ni intelligence des effets que parfois et par hasard il scande heureusement. La coupe de vers la plus frappante, la plus intéressante aussi, parce qu'elle est la moins banale, qu'on rencontre chez Aubigné comparé à Hugo, c'est la division de l'alexandrin en trois groupes de quatre syllabes. Je ne crois pas qu'on trouve cette mesure chez les autres versificateurs français antérieurs au maître moderne'. Hugo dira
Les fleurs au front la boue aux pieds la haine au [cœur.
(Chants dit Ct'ëpM~CM~e.)
Ils sont t'exempte–ils sont l'honneur ils sont l'espoir. (Deuxième Corde d'att'aM de 7'o:(<e la L~/re.)
A vous leur toit à vous leur or- à vous leur sang. (La Pitié ~Mpr~me.)
Armé d'un arc vêtu de peau chaussé de cordes. (Mas/'e'ver, dans la Légende des Siècles.)
Aubigné serait donc le seul, avant lui, qui ait
placé la césure de la même façon originale
Traîner les pieds mener les bras hocher la teste. (P!Kc~.)
Cette main n'a ravie
Jamais le bien jamais rançon jamais la vie.
(~e?!~MHCM.)
t. Un curieux me signale pourtant le vers 268 du -S~M de Corneille
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.
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Henri )e Grand, si grand que la paix ny la guerre Ke luy ont fait souffrir maistre ny compagnon,
Guerrier sans peur vainqueur sans fiel roy sans [mignon
Marc Monnier a découvert dans des vers médiocres, non des 7)'a~Mes, mais du /m<eHtps, poème de la jeunesse d'Agrippa d'Aubigné, le germe do la doctrine spiritualiste révélée au livre ~1 des CoH<em~~t<ïOHS sur la pesanteur, origine du mal moral et de tous les maux du genre humain, germe obscur et très probablement inconnu du poète métaphysicien par lequel parla .CoMcAe a!'0;M~'e
Quand le chaos fut desmeslé,
Tout le pesant fut desvalé
Au centre: les serpents, la peste, Les enfers, le vice, tesmaux; Le doux, le subtit fut céleste Et vola dans les lieux plus hauts.. Toute vertu est née aux cieux; Tout cela qui est vicieux
Recognoist)a terre pour mère. Les flammes ne peuvent aller Au ciel, au vrai pays des âmes, Que laissant le corps pour voler.
Philosophie trop peu originale pour qu'aucun des nombreux poètes qui l'exposent puisse être convaincu de l'avoir empruntée à tel ou tel auteur, et que Victor Hugo a souvent développée, notamment dans la pièce 4 du livre IV de Toute la .Lyre (dernière série) et dans ce passage des ~aMetM'eM.r Le corps, époux impur de i'âme,
plein de vi)s appétits d'où nait le vice infâme,
Vers cités par Marc Monnier; mais je ne sais où le spirit~e) critique les a pris.
VICTOR HUGO. 18
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Pesant, fétide, abject, malade à tous moments, Branlant sur sa charpente affreuse d'ossements, Gonflé d'humeurs, couvert d'une peau qui se ride, Souffrant le froid, )e chaud, la faim, la soif aride; Traine un ventre hideux, s'assouvit, mange et dort. Mais il vieillit enfin, et, lorsque vient la mort, L'àme, vers la lumière éclatante et dorée,
S'envole, de ce monstre horrible détivrée.
Certaines bizarreries de langage sont communes
aux deux écrivains.
Hugo dit « Le bœuf peuple », « la biche illusion )), « le fossoyeur oubli », « le bagne lexique » il a pu prendre cette apposition de deux substantifs chez Aubigné « Le vice Goliath », écrit l'auteur des T~tHces.
L'un et l'autre, par un tour imité de Virgile, qui nous montre Enée « assis dans sa chaise et dans sa. résolution », joignent, de façon insolite, une idée physique et une idée morale. Aubigné met sous nos yeux une mère affamée, qui va manger son enfant, « défaisant, pitoyable et farouche, les liens de pitié avec ceux de la couche » (Mt'seres). Il écrit « Embrasse, mon enfant, le col et les desseins de Fortune » (P)'mces). Des martyrs, « tout chenus d'ans et de sainteté » (Les j~eM.x). « Ils sont vestus de blanc et lavés de pardon » (JM~e~6M<).
Hugo
Vêtu de probité candide et de lin blanc.
(Booz Mdo)-n:)
Ils chantaient, ils allaient, l'âme sans épouvante Etles pieds sans souliers.
(A l'obéissance passive, dans les CM/i'men~.) .Foudroyé, mais resté
Debout dans sa montagne et dans sa volonté.
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Nos deux grands satiriques ont un violent amour de l'antithèse; les exemples de cette figure, à laquelle Victor Hugo a presque attaché son nom, sont trop nombreux sous la plume de l'auteur des 7~'o~~Mes pour qu'on puisse utilement faire un choix dans ce qui est une habitude non moins continuelle de son style. Aussi n'en citerai-je qu'un a cette place
Évite le flatteur, et chasse comme estrange
La louange de ceux qui n'ont acquis louange.
Ris-toi quand les meschants t'auront à contre-cœur; Tiens leur honneur à btasme et leur blasme à honneur. Il n'a pas non plus manqué d'hommes dont l'auteur des CAa<MHeK<s disait que
Méprisant leur estime, il estimait leur haine.
(IV, C.)
On sourit de rencontrer dans les vers de Victor Hugo, quand il rhétorise, quelque abus d'une ritournelle chère à tous les vieux poètes classiques, et dont voici, dans les .P~ces d'Agrippa d'Auhighé, un spécimen, entre plusieurs
Plus tost peut-on compter dans les bords escumeux De l'Océan chenu le sable, et tous les feux
Qu'en paisible minuict le clair ciel nous attise. Plus tost peut-on compter du printemps les couleurs, Les feuilles des forests, de la terre les fleurs, Que tes infections qui tirent sur nos testes
Du ciel armé, noirci, tes meurtrières tempestes. L'adjecttf~a/e est une épithëte favorite d'Agrippa
« La pasle peur », « la pasle faim », « vos pasles fronts de chiens », « les seins tremblants des pasles spectateurs », « le soleil a regret esleva son pasle
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front des ondes ». Il nous montre, dans les 7~'ers, « la pasle mort courant ? » travers la bataille, et n'est-ce pas un vers de Victor Hugo « La pâle mort mêlait les sombres bataillons »? L'égout de Rome, dans les CM<!M!eH<s, reçoit « le lavabo vidé des pâles courtisanes », et le livre des T~eMa? nous donne le spectacle de graves magistrats qu'on trouve, « au sortir des jeux et des festins, ronflant aux seins enflés de leurs pasles. courtisanes ». Seulement, ici c'est un autre mot qui rime avec festins; Victor Hugo a beau faire profession de franche propriété dans le langage, il est contraint malgré lui, comme Veuillot l'en a justement raillé, & une certaine noblesse de style; la mâle satire du soldat huguenot se sert de plus « rudes vocables )).
Les rapprochements abondent, bien plus nombreux et souvent plus frappants encore que ceux qu'ont relevés MM. Monnier et Read. Je pourrais citer, dans le livre des Fers, l'épisode de l'Océan irrité de voir ses « provinces profondes » souillées du sang et des cadavres que les fleuves lui apportent c'est le thème du D~M~e en cogère, dans les 0)*!eK<~es mais c'est aussi celui de l'ép!tre IV de Boileau
Au pied du mont Adule.
La Ville ~spo;)'Me, dans la Légende des Siècles, est une peinture fort belle de la sûre et lente ascension de l'eau faisant le siège d'une ville
Et rongeant tes rochers et les dunes, tranquille,
Sans tumulte, sans chocs, sans efforts haletants,
Comme un grave ouvrier qui sait qu'il a le temps,
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jusqu'à ce que tout s'abîme et s'évanouisse en un clin d'œil, rien ne restant que l'onde. Le livre des ~en~e~Hces a une page analogue
La hauteur n'eust servi, ni les plus forts chasteaux, Ni les cèdres gravis, ni les monts les plus hauts. L'eau vint, pas après pas, combattre leur stature, Va des pieds aux genoux, et puis à la ceinture.
H ne reste sur l'eau que le visage blesme.
La mort entre dedans la bouche qui btasphesme. Si le « pâtre promontoire » de Victor Hugo a « son chapeau de nuées », les monts « hautains », les rochers « hideux » d'Agrippa d'Aubigné portent aussi leur /~o~ cA<~MM
Quand l'auteur de Napoléon II nous fait voir la grande figure de l'exilé de Sainte-Hélène, « en sa cage accroupie, ployée, et les genoux aux dents », il pouvait avoir gardé lavision inoubliable du supplice d'un martyr emprisonné treize mois « en un cachot penché »
Duquel la vouste estroite avoit si peu de place
Qu'entre ses deux genoux elle ployait la face
Du pauvre condamne.
Du pauvre condamné. (Les FeM~.)
Un arhre foudroyé par Dieu était si grand que ses rameaux s'étendaient « d'orient au couchant, du midi a la bise », et que la terre « estoit en son ombre comprise Le tuba, dont on offre le fruit savoureux a l'inconsolable enfant grec des OWeMtales, n'est-il pas, lui aussi
Un arbre si grand
Qu'un cheval au galop met toujours en courant
Cent ans à sortir de son ombre?
1. P)'!t!CES.
2. Vengeances.
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Un « blanc vieillard dont la barbe et les cheveux couvraient de « neiges à ondes )) les deux bras et la ceinture, resta trois ans en prison. Puis, Ce cygne fut tiré de son obscur estuy,
écrit l'auteur des j~eMa? dans sa langue curieusement imagée et antithétique, dont personne ne songe à louer la simplicité. Victor Hugo recherche aussi quelquefois le contraste de la brusquerie cynique ou familière de l'expression avec la grandeur ou l'horreur de l'idée, et pour lui le cercueil est une « boîte )), dans laquelle la mort serre l'homme, « ce pantin' B.
Quiconque a un peu lu Victor Hugo sentira l'ivresse de plaisir et de conquête avec laquelle il devait rencontrer et reconnaître comme siens, pour ainsi dire, les vers suivants de son ancêtre. Des vers remarquables par l'accumulation et le choix de qualificatifs expressifs
Le zèle flamboyant de ta sainte maison.
La taciturne, froide et lâche trahison.
(La Chambre <<<M'ëe.)
Et les supptices lents finement inventés.
(Les Feux.)
Des vers qui font image et sont, en douze syllabes, tout un tableau
Penchant son corps vousté sur un baston qui tremble. (Les Fers.)
Fagottés d'une corde et pasles marmiteux.
(P)':KCM.)
1. L'Ane.
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Des vers ronflants
Les orages du ciel roulent sur sa peau nue.
( t~6!M/!C6~.)
Des vers solides, d'un seul jet, où s'ajoute à la plénitude du son, qui rend l'oreille contente, la plénitude du sens, qui satisfait l'esprit Un roi victorieux
Levoit contre le ciel son orgueilleuse teste.
(Vengeances. )
Et son throsne eslevé sur les throsnes montoit. (~Mffr~.)
Nos péchés sont au comble et jusqu'au ciel montés. Déluges. vous pourrez, par votre onde,
Noyer, non pas laver, les souillures du monde. (~e/t.~M~CM.)
Des vers proverbes, renfermant une sentence
frappée comme une médaille
Tout péril veut avoir la gloire pour salaire.
(MM~res.)
Retire-toy dans toy; parais moins et sois plus.
Que mesme ton repos enfante quelque fruict.
(P)';ne?s.)
Nos deux poètes, comme tous les poètes, se rencontrent naturellement dans certains lieux communs sur la condition misérable de l'homme et sur la mort. Le « petit vent mauvais » qui suffit, dit le livre des T~eM~c, pour tuer le mieux portant, rappelle la « porte entr'ouverte en janvier » de Victor Hugo', et quand Aubigné écrit dans le même livre
Chascun de tes jours tend au dernier de tes jours, 1. Voyez page 100 de ce volume.
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quand il sent « par tous endroits sa maison démolie' )), ce sont les mêmes pensées et les mêmes images que celles de ces vers de Toute la Z~?'e (Y, 25):
Le vieillard chaque jour dans plus d'ombre s'éveille. A chaque aube il est mort un peu p)us que la veille. Tour à tour sa voix, sa force succombante
S'éteignent ce sera mon destin et le vôtre
Comme on voit se fermer, le soir, l'une après l'autre, Les fenêtres d'une maison.
Mais il faut borner la. ces rapprochements de détail, dont la liste ne peut avoir d'autre limite que celle de la lecture et de la mémoire du critique qui les a une fois commencés. Il sera plus instructif de montrer les liens naturels qui établissent entre Agrippa d Aubigné et Victor Hugo une parenté générale de génies.
Ils sont les seuls poètes de notre littérature qui aient conçu la satire non point comme poMM)t< e~'e e/o</Me)!<e ~Me~Me/'oits, mais comme devant e~'e~oe<<~Me <OM/o:o's, comme étant, propre & tous les mouvements, à toutes les passions, à toutes les figures que la poésie dite lyrique se réserve quand elle prend, pour l'enclore d'artificielles barrières, une province isolée de son empire immense. Certes, des hommes tels qu'André Chénier, Auguste Barbier, Lamartine, ont su faire magnifiquement vibrer la corde d'airain de la lyre et se sont montrés, en certaines heures extraordinaires de haute inspiration, poètes et grands poètes dans la satire; mais i. Vengeances.
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l'auteur des 7~a~Mes et celui des CAa~meH<s sont, en vérité, les seuls démons de la satire française, qui, ayant cru à leur mission divine de justice et de vengeance, voulant être soldats, ambassadeurs, prophètes du Très-Haut, MMïM!<!eMHe)t< coHS<aMMHeK< et M<MreMeMtet!< dans M?t état lyrique ~eMr MK~MM<tOK et leur ânze.
Comme Hugo, dans la dernière pièce des Feuilles d'~4.M<OM~e, Aubigné fait profession, dans les Princes, d'ajouter à sa lyre, qui n'a encore chanté que l'amour et la joie, une corde nouvelle Je n'avois jamais fait babiller à mes vers
Que les folles ardeurs d'une prompte jeunesse. Preste-moy, Vérité, ta pastorale fronde, Que j'enfonce dedans la pierre la plus ronde Que je pourray choisir, et que ce caillou rond Du vice Goliath s'enfonce dans le front. Croissant avec le temps de style, de fureur, D'âge, de volonté, d'entreprise et de cœur, Et d'autant que le monde est roide en sa matice, Je deviens roide aussi pour guerroyer le vice. Si quelqu'un me reprend que mes vers eschauues Ne sont rien que de sang et de meurtre estones. Je lui réponds.
Cueillons les fruits amers dont ce siècle est fertile Non, il n'est plus permis sa veine desguiser,
il n'est plus permis de ne voir dans la poésie « que miel, que ris, que jeux, amour et passe-temps, qu'une heureuse folie à consumer son temps », quand l'heure est grave et sombre, quand la patrie, notre mère, court à une catastrophe dans la dure tragédie )) qui se joue sous nos yeux,
Où tant d'actes passés
Me font frapper des mains et dire C'est assez!
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Victor Hugo renvoie « ces rois qu'on aurait pu bénir, marqués au front d'un vers que lira l'avenir », et son prototype crie aux princes dont il stigmatise les crimes et les hontes
J'en ay rougi pour vous, quand l'acier de mes vers Burinoit votre histoire aux yeux de l'univers.
Il faut de cette histoire infâme étaler l'horreur tout entière. En ce siècle qui n'ose « ni penser ce qu'il voit ni dire ce qu'il pense », les lâches conseillent au poète un silence prudent
On dit qu'il faut couler les exécrabtes choses Dans le puits de l'oubly et au sépulchre encloses, Et que par les escrits le mal ressuscité
Infectera les mœurs de la postérité.
Mais le vice n'a point pour mère la science, Et la vertu n'est point fille de l'ignorance Mieux vaut à descouvert montrer l'infection Avec sa puanteur et sa punition.
(P)'tKCM.)
Comme le grand justicier du xixe siècle, celui du xvi° rétablit les vraies responsabilités; une des plus graves incombe à l'homme éclairé, mais sans courage, spectateur muet de l'injustice
Le malade se plaint; cette voix nous ajourne Au throsne du grand Dieu. Ce que t'afflige dit En l'amer de son cœur, quand son cœur nous maudit, Dieu l'entend, Dieu l'exauce.
(~M~)'M.)
Bien qu'avec les rois vous ne hochiez la teste Contre le ciel.
Puisque de vous ils sont comme dieux adorés, Lorsqu'ils veulent au pauvre et au juste mesfaire, Vous estes compagnons du mesfait, pour vous taire 1. C'est-à-dire parce que vous vous taisez. (Princes.)
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« 0 Dieu vivant, mon Dieu! prêtez-moi votre force! » Cet appel des C/'s<ïH:eH<s au secours de Dieu est encore plus fréquent dans le poème plus profondément religieux des 7Va~'</Mes, qui commence, lui aussi, par l'ombre pour se terminer dans la lumière, puisque le premier livre est la description des ~séres de la France, le dernier, le tableau du ,/M~e)He< final des bons et des méchants; d'un bout à l'autre de l'ouvrage, le satirique répète sa déclaration du début « J'appelle Dieu pour juge », et il cbàtie « avec le juste fouet de ses aigres escrits » l'insolence de ces « petits dieux enflés », qu'une verge plus terrible, la verge de fer du Fils de Dieu, viendra « briser » au dernier jour.
Ainsi conçue, la satire devient la plus sublime des poésies. Nos deux poètes inspirés parlent le même langage que les prophètes de la Bible. « Qui fuira, s'écrie l'un, devant les yeux de Dieu? » Quand vous auriez les vents collés sous vos aisselles, Ou quand l'aube du jour vous presteroit ses ailes, Quand les monts ouvriroient leur plus profond rocher, Quand la nuit tascheroit en sa nuit vous cacher,
Vous enceindre la mer, vous enlever la nue,
Vous ne fuirez de Dieu ni le doigt ni la vue.
(Vu~emeT:)
et l'autre
Avenir! avenir! voici que tout s'écroute!
Les pàles rois ont fui, la mer vient, le flot roule,
Peuples! le clairon sonne aux quatre coins du ciel; Quelle fuite effrayante et sombre! tes armées
S'en vont dans la tempête en cendres enflammées. L'épouvante se lève. Allons! dit l'Eternel.
(Carte d'Buropf, dans les C/t~~en~.)
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Le dernier terme de l'état lyrique est l'extase. C'est celui où aboutit Victor Hugo dans sa vision magnifique de L~a?; c'est également celui où s'évanouissent les forces d'Agrippa d'Aubigné, lorsque, il la fin de son poème, après avoir raconté le Jï~ement, il déclare qu'il est il bout d'idées et de mots et qu'il ne peut plus que balbutier
Mes sens n'ont plus de sens, l'esprit de moy s'envole, Le cœur ravy se taist, ma bouche est sans parole; Tout meurt, l'âme s'enfuit, et, reprenant son lieu,
Extatique, se pasme au giron de son Dieu.
Cette exaltation crée un style particulier qui prend de grandes licences et ne respecte point les règles ordinaires de la raison et du goût. L'esprit du poète a « congé, ~ar so~ extase, de ne suivre, escrivant, du vulgaire la phrase' ». Il faut essayer d'entrer dans une analyse un peu plus profonde de ce style singulier.
Victor Hugo fait toutes sortes de fautes chevilles dignes des Racines grecques~, absurdités ou non-sens qui sont des accidents de la rime', amphigouri' longueurs, verbiage, néant qui brille et Les Fers.
2. Dans le ciel, que le pied divin foule,
Quel sera le plus grand? '1
Quel sera le plus ,rand? (La Fin de Salan.)
3. La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches. (Les Contemplations, ], S.)
Sur la sévérité des juges la justice
Pleure comme l'enfant sur le pain noir qu'il mord.
(La Fin de S<!<M.)
4. Quand notre âme, en rêvant, descend dans nos entrailles, Comptant dans notre c(eur.
(Tristesse (fO~/mptO.)
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qui résonne; cependant il écrit un français grammaticalement correct 11 a fallu 1 impeccable perfection du vers et de la langue de penseurs peutêtre moindres, mais d'artistes plus purs, tels que Leconte de Liste, pour nous avertir que l'on pouvait prétendre à une forme plus irréprochable que la sienne.
Agrippa dAubigné est rude, indigeste et obscur; incorrect, de toutes les façons. Ses vers de soldat, qui « sortaient de sa main ou à cheval ou dans les tranchées », sentent « la poudre, la mèche et le soufre », non l'huile de la lampe. Ce qui leur manque, ce n'est pas seulement ce dernier « tour de peigne » que Virgile n'eut pas le temps de donner a son .E'He~e~, c'est la partie élémentaire et indispensable de la toilette. Ils sont à la fois négligés et recherchés; ils ont le luxe, et ils n'ont pas le nécessaire. Le texte, improvisé dans les hasards, non revu par l'auteur, formé d'abréviations illisibles, d'énigmatiqucs hiéroglyphes qu'il jetait n'importe où, est si plein de fautes, qu'on est tenté, en le lisant, d'y faire quelques-.uucs des corrections les plus impérieusement requises, et 1. Moins quetques solécismes très rares
~'attendez pas do moi que je vais vous donner
Des raisons contre Dieu (Toute /K 7.y;'e, 1.11, p. 73 de l'édition in-8). Et sans église ni MH~ messe (/& t. II, p. 222);
et des barbarismes un peu plus nombreux h'a!e, souvent employé comme un féminin; dissoude, subjontif de <<:MO!e, etc. Les barbarismes sont moins graves que les solécismes, parce qu'ils ne font pas violence à la syntaxe et qu'ils peuvent enrichir la langue de mots nouveaux ou de doubles formes. /-<OM</e avait été risqué par Scarron.
2. Montaigne, U, 10.
VICTOR HUGO. '19 9
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vraiment on pourrait se les permettre sans sacrilège'. Mais ce style est beau de sa barbarie même, de son mauvais goût, de son insolence, et de son fier dédain pour les cuistres qui tiennent la plume mieux que l'ëpéc. N'est-ce pas celui que Montaigne aimait, « nonchalant de l'art », « mâle et militaire », « bref et brusque », « hardi », « le manteau en écharpo, la cape sur une épaule, un bas mal tendu »? Il entre chez les rois « mal en point », et « hideux, effronté », il leur crache à la face, « pour leur taire grincer les dents », « la mal plaisante vérité~ )).
L'imagination, tapageuse aux cent voix,
Qui casse les carreaux dans l'esprit des bourgeois 3, est le lutin par lequel nos deux poètes sont menés, pour leur gloire et à leur péril, sur les sommets du beau que des abîmes côtoient. Ce guide très capricieux procède par vives et impétueuses saillies, à la différence de la raison, qui marche pas a pas. Non seulement les images n'ont point entre elles 4. Dans ces vers de la Pt'e/ace, par exemple
J'eus cnnt fois envie et remord
Dû mettre mon ouvrage à mort.
Enfin, pour la fin de sa vie,
nte <tf~ car il plaisait.
il est évident que la [econ « me piut, car il déplaisait serait bien plus satisfaisante, puisque l'ouvrage est offensant, que le public l'a peu goûte, peu connu même, et que le poète ne l'a nullement désavoué. En outre, la première envie de mettre l'ouvrage a mort sembie annoncer un changement final de résolution qui ne se trouve pas dans le texte reçu et qui serait exprimé par la tcçon que je propose.
Préface des V'ra~it~.
3. Les Contemplations, J, 7.
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de lien nécessaire comme les idées, mais le trop grand souci de leur suite logique est l'affectation d'un faux bel esprit, dont sont auranchies les imaginations vraiment libres, excepté en matière de coM~at'aMOMS, celles-ci appartenant moins à la poésie et à son essor aventureux qu'à un patient et judicieux travail de composition rationnelle. Le style d'Agrippa d'Aubigné est ~oe<«/M<?. Par là j'entends d'abord qu'il est tout constellé d'images originales et soudaines
Ce corps est un /o~M par nous p?' à louage,
Que nous devons BieK~e:' d'un fort )éger mesnage, Sans y. clouer nos biens.
(Les !'eux.)
Nos lois « escM?MeH< une rue en courant, s~'s~ à crocheter l'honneur d'une innocente fille », et, devant eux, « le peuple ruiné à ondes se~ros<e)'Me ». Le poète dénonce, dans les 7<"e?'s, les dames de la cour qui ne s'intéressent qu'à la parure, aux chiffons, aux cheveux postiches,
A l'heure que le ciel /Mme ~eM~y d'~))te~/
Ebloui de sa vision du Jugement dernier, il s'écrie
L'air n'est plus que rayons <6M< il est semé d'anges! Il est superflu de remarquer que ce style continuellement splendide est celui de Victor Hugo..Les images sont tellement habituelles au plus grand des poètes français qu'on reste tout surpris, comme j. Princes.
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de l'exception la plus rare, quand on rencontre dans ses œuvres poétiques deux vers de suite qui soient de la prose absolument terne et plate, comme ces deux lignes de Toute la /<i/?'e (V, 20) Ceux qui parlent ainsi feraient mieux de se taire; Je connais dès longtemps leur vaine objection.
La langue des images étant celle de quiconque a reçu le baptême de feu de la poésie, c'est surtout dans la façon dont nos deux poètes développent l'image qu'il faut chercher entre eux des traits de ressemblance.
Des quatre grandes lois par lesquelles l'imagination de Victor Hugo est régie, deux gouvernent aussi, d'un empire presque égal, celle d'Agrippa d'Aubigné: l'antithèse, comme nous l'avons indiqué déjà, et l'ÔM<raHC<
Pas plus que son arrière-neveu, l'ancêtre ne goûte la « sobriété )). Il amplifie, avec un peu moins d'excès peut-être et d'abus, mais déjà sans assez de mesure, par l'énumération, par l'opposition, par un luxe de détails tantôt ingénieux, tantôt choquants, les tableaux que son imagination nous étale. Voyez, par exemple, dans le livre des FeMgeances, le thème outrageusement et antithétiquement délayé de Nabuchodonosor changé en bête Ce roy n'est donc plus roy, de prince il n'est plus prince; Un désert solitaire est toute sa province.
De noble il n'est plus noble, et en un seul moment L'homme des hommes roy n'est homme seulement. Son palais est le souil d'une puante boue;
La fange est l'oreiller parfumé pour sa joue;
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Ses chantres, les crapauds,compagnons de son lit, Qui de cris enroués te tourmentent la nuit;
Ses vaisseaux d'or ou\'res/:o'eH<'tes ordes fentes Des rochers serpenteux, son vin les eaux puantes; Les faisans qu'on faisait galoper de si loin
/M'en<'tes glands amers, la racine et lc foin.
Les orages du ciel routent sur sa peau nue;
)t n'a dais, pavillon, ny tente que la nue;
Les loups en ont pitié; il est de leur troupeau, Et il envie en eux la ~m'/e~ de la peau.
Au bois, où pour plaisir il se nicttoit en queste, Pour se jouer au sang d'une innocente beste,
Chasseur, itestc))assë;it fit/M:)',i)/'Mt~;
Tel qu'il a poursuivi maintenant le poursuit.
Il fut roy abruti, il n'est plus rien en somme.
Il n'est homme ny bestc, et craint la beste et t'homme. De même, dans le livre des ~eM.r, lorsqu'une
reine, « prisonnière ici-bas, mais princesse lahaut », va joyeusement au supplice, « pour troquer l'Angleterre au royaume des cieux », l'énumération et l'antithèse nous font passer en revue, sans nous faire grâce de rien, tout le détail de ce « troc ? elle change son trône pour un échafaud, « sa chaire de parade en l'infime sellette, son carrosse pompeux en l'infâme charrette », ses perles d'Orient en fer rouillé, ses bracelets d'émail en cordes pour la serrer de nœuds, et ses riches ceintures en lourdes chaînes.
Un vers effrayant et magnifique du même livre nous fait voir un martyr dont les bras ont eu toute leur chair consumée par le feu, qui, chantant encore dans les flammes les louanges du Seigneur, Des os qui furent bras fit couronne à M teste.
1. H faudrait le présent, non le prétérit.
2. Licence d'orthographe pour la mesure du vers. 3. Le verbe /M:t' est, dans le même hémistiche, un monosyllabe et un disyllabe.
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L'enthousiasme lyrique du vieil auteur lui fait trouver des images et des idées étrangement hardies.
Pour un martyr de la foi, être jeté dans un précipice c'est s'envoler au ciel, et, présentée ainsi, la pensée n'est point singulière; mais quel tour original, quelle expression vive et passionnée lui donne l'exaltation du poète « extatique » Celui, dit-il, qui a fortifié son cœur contre la mort, Cettuy-là pourra voir
Le précipice bas dans lequel il doit choir,
Mespriser la montagne, et, de libre .secottM?,
En )'e;ya)'da)t< en haut MM<e;' quand on le pousse!
(Les Feux.)
L'outrance de l'imagination est une qualité périlleuse; elle risque de dégénérer en bizarreries que leur affectation rend froides ou risibles, et cet accident, qui n'est pas rare dans les vers de Victor Hugo, arrive à son ancêtre.
Les chiens qui « se sont saoulés des superbes tetins » de Jezabel, deviennent e?~a~es ce sein sans pitié dont tant de meurtres n'avaient pas assouvi la fureur meurtrière
A fait crever les chiens; de ton fiel le carnage
Aux chiens osta la faim et leur donna la rage;
Vivante, tu n'avais aimé que le combat;
Morte, tu attisois encore le débat
Entre les chiens grondants qui donnoient des batailles Au butin dissipé de tes vives entrailles.
(Vengeances.)
Comme Hugo, en pareille occurrence, n'y aurait pas manqué non plus, Aubigné ne rencontre point le thème de la résurrection universelle sans faire
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un dénombrement complet de « toutes les places » d'où sortent « les visages nouveaux des enterrés » non seulement « le ventre des tombeaux », mais le sein de la terre nourricière et de l'abune liquide, les champs, les prés, les bois, les villes, les châteaux et tous les terrains bâtis dont le front des morts perce les fondements
)cy un arbre sent des bras de sa racine
Grouiller un chef vivant, sortir une poitrine; Là, l'eau trouble bouillonne, et puis, s'esparpiOant, Sent en soy des cheveux et un chef s'esveillant. Comme un nageur venant du profond de son plonge, Tous sortent de la mort comme l'on sort d'un songe. (Jugement.)
La plainte de la Nature, au jugement dernier, contre les tyrans qui ont fait d'elle l'instrument de leurs crimes, est une idée des plus poétiques, dont l'expression chez Aubigné est presque assez belle pour que, si de tels vers étaient signés Hugo, on n'en fùt pas extrêmement surpris. Pourquoi, demande le Feu, avez-vous fait de moi un bourreau, valet de votre tyrannie? Pourquoi, demande l'Air,
Pourquoy, tyrans et furieuses besies,
M'empoisonnastes-vous de charognes, de pestes,
Des corps de vos meurtris? Pourquoy, diront les Eaux, Changeastes-vous en sang l'argent de nos ruisseaux? Les Monts, qui ont ridé le front à vos supplices < Pourquoy nous avez-vous rendus vos précipices?
Pourquoy nous avez-vous, diront les Arbres, faits D'arbres délicieux,'exécrables gibets?
<. C'est-à-dire probablement auxquels vos supplices ont fait froncer le sourcil.
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Mais, dans le même livre du 7M~eMMH<, le désespoir des damnés, qui ne pourront plus mourir et qui ont devant eux une éternité de supplices, est une page justement célèbre que rien ne surpasse dans la poésie française
Damnés, n'espérez point fin à votre souffrance. Point n'esclaire aux enfers l'aube dé l'espérance. Abboyez comme chiens, hurlez en vos tourments, L'abisme ne respohd que d'autres hurlemens. Que si vos yeux de feu jettent l'ardente vue
A l'espoir du poignard, le poignard plus ne tue. Que la mort, direz-vous, estoit un doux plaisir! La mort morte ne peut vous tuer.
Voulez-vous du poison? en vain cet artince.
Vous vous précipitez? en vain le précipice.
Courez au feu brusler, le feu vous gèlera;
Noyez-vous, l'eau est feu, t'eau vous embrasera; La peste n'aura plus de vous miséricorde;
Estrangtez-vous, en vain vous tordez une corde; Criez après l'enfer, de l'enfer il ne sort
Que l'éternelle soif de l'impossible mort.
Aubigné s'est penché, comme Hugo, sur le ca-
davre sa réponse à l'effrayante question de la mort n'est pas la même que celle du poète philosophe, puisque c'est la vieille réponse de la Bible et de la foi, et ce sont les « faits grands et terribles » du Seigneur qu'il voit sortir « du creux de ces bouches horribles' ».
La « grande pitié qui était au royaume de France a pendant les guerres civiles du xvi" siècle, la misère, sous Louis XIV, « attaquant les mornes catacombes~ », et la famine de l'Algérie en 1869,
i. J)/Me)'e~.
2. La Révolution, dans le Livre épique des Quatre Vents de ~j)-t<. Voyez aussi page 162 du présent volume.
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ont inspiré au crayon hardi des deux poètes le même épouvantable tableau, celui d'une mère mangeant son enfant.
Citons Hugo d'abord
On rencontre une femme au fond de quelque trou Accroupie, et mangeant avec un air étrange.
Qu'est-ce que tu fais là?– Hé bien, j'ai faim, je mange. Ton chaudron sur le feu, femme, qu'as-tu dedans? Ces os, que l'on entend crier entre tes dents, Cette chair qu'en grondant ronge ta bouche amère, Qu'est-ce? C'est un enfant que j'avais, dit la mère Aubigné va plus loin et trop loin dans l'horreur
Il ne nous fait pas grâce de détails devant lesquels le poète moderne a reculé, bien qu'ils fussent dans la tendance de son génie. Une mère affamée, « asséchée », sans lait à ses mamelles, la peau presque trouée par ses os transparents, « horrible anatomie », qui se dresse devant nos yeux, dans son livre des Misères,
Convoite dans son sein )a créature aimée
« Rends, misérabte; rends le corps que je t'ay faict. Ton sang retournera où tu as pris le laict;
Au sein qui t'allaitait rentre contre nature;
Ce sein qui t'a nourri sera ta sépulture! ·
La main tremble en tirant le funeste couteau,
Quand, pour sacrifier de son ventre f'agneau,
Des pouces elle estreint la gorge qui gazouille
Quelques mots sans accent, croyant qu'on la chatouille. De sa lèvre ternie il sort des feux ardents;
Elle n'appreste plus les lèvres, mais les dents,
Et des baisers changés en avides morsures!
Qui pourra voir le plat où la beste farouche
Prend les petits doigts cuits, les jouets de sa bouche?. 1..M:Mt'e, dans la deuxième Corde d'at~tt'tt de Toute la ~e. i9.
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D'autres massacres d'innocents, dans les Wa~~Mes, nous peignent les tremblantes mères « pressant à l'estomac leurs enfants éperdus »), « les petits bras liés aux gorges de leurs mères », « les petits pieds fuyant le sang. ? mais le fer des brutes ne connaît pas plus l'àge que le sexe C'est assez pour mourir que (te pouvoir mourir
En même temps qu'une réalité, le spectre de la mère affamée, réduite aux extrêmes fureurs, est un symbole il représente la patrie déchirée par la guerre civile.
Deux jumeaux, dans ~seres, se disputant le lait de leur nourrice, se livrent « un combat dont le champ est la mère )) et l'auteur de /4nKe'e <er?'~e s'écrie
Mais ce pays meurtri de vos coups, c'est le vôtre!
Cette mère qui saigne est votre mère'
Ici l'armée et là le peuple; c'est la France
Qui saigne 2!
Pour les satiriques de toutes les époques, le passé fut toujours la honte du présent. Nous avons vu ce que l'antithèse des hommes d'autrefois opposés aux hommes d'aujourd'hui a fourni à la poésie de Victor Hugo~. Avec la même religion des tombes, le poète du xvi" siècle fait rougir de leurs aïeux les Français dégénérés, chez qui « la caduque vieillesse qui nous oste l'ardeur n'accroît que la rouerie du valet et du courtisan.
1. Les Fe~.
2. Avril, IV, et Mai, V.
3. Voyez page 6S.
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Vos pères un jour seront vos juges'. Vous avez, il est vrai, l'excuse de l'éducation papiste que, pour vous abêtir, vos tyrans vous ont imposée Ils vous ont. desrobé de vos ayeuls la gloire,
Imbu vostre berceau de fables pour histoire,
Choisy, pour vous former en moines et cagots,
Ou des galants sans Dieu ou des pédants bigots.
Notre génération impudente n'a plus, dit le guer rier huguenot, « ni respect du vieillard, ni pitié de l'enfant », « ces deux colonnes saintes » que le penseur des Voix tn<e?'!eMres reconstruit Pierre à pierre, en songeant aux vieilles mœurs éteintes, Sous la société qui chancelle à tous vents
Non moins que les ressemblances, les différences essentielles sont intéressantes a connaître. La principale réside dans la grave religion du poète calviniste et dans sa morale rigide en doctrine, qui le rend chrétiennement sévère à lui-même, tandis que l'ancien catholique des Odes et Ballades, devenu libre penseur, se connaît mal, ne se juge guère, se condamne moins encore et se prend trop complaisamment pour un juste, sinon pour un sainte
J'ai senty l'esgtillon, le remords violent
De mon ame blessée et ouy la sentence
Que dans moy contre moy chanloit ma conscience.. Le mal bourgeonne en moy, en moy fleurit le vice, Un printemps de péchés.
Change-moy, rofa y-moi. Fay-moy revivre à toy; Séparé des meschants, sépare-moy de moy. ( Vengeances.)
i. J:<yemen<.
2. P;'e/M</e des Voix intérieures.
3. Voyez page 87 de ce volume.
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Objectivement contemplée, la « pasle conscience », qui met « ses esguillons crochus dans la moelle des os' )), a inspiré a l'auteur de P~engeances des vers sur Caïn qui sans doute n'égalent pas le chef-d'œuvre de la Légende des Siècles, mais qui l'annoncent et qui peuvent l'avoir préparé Il avoit peur de tout, tout avoit peur de iuy. Vif, il ne vescut point; mort, il ne mourut pas.
Il fuit, d'effroy transy, troublé, tremblant et blesme; U fuit de tout le monde, il s'enfuit de soy-mesme 2. Les lieux plus assurés lui estoient des hasards,
Les feuilles, les rameaux et les fleurs, des poignards. Ses mains le menaçoient de fines trahisons.
Le pis de sa rage,
C'est qu'il cherche la mort et n'en voit que l'image. De quelque autre Caïn il craignoit la fureur.
Il estoit seul partout, hormy sa conscience,
Et fut marqué au front, afin qu'en s'enfuyant
Aucun n'osast tuer ses maux en le tuant.
Ne reconnaissez-vous pas les deux derniers vers de <S'acer ~<o
Peuples, écartez-vous Cet homme porte un signe. Laissez passer Caïn, il appartient à Dieu!
Victor Hugo est républicain, mais Agrippa d'Aubigné est royaliste. Il n'a pas bonne opinion de l'espèce de « bête qu'est un peuple sans bride ?, c'est-à-dire pour lui, sans roi.
Qu'est-ce qu'un roi idéal?
Ceux-là règnent vraiment, ceux-ià sont de vrais roys Qui sur leurs passions establissent des loys,
1. ~e~eK<.
2. Comparez Victor Hugo
n marcha trente jours, il marcha trente
Il allait muet, pâle et frissonnant aux u
Sans repos, sans sommeil.
3. Les l'ers.
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Qui règnent sur eux mesme et, d'une àme constante, Domptent l'ambition volage et impuissante
Les rois, dans la saine doctrine du vieux poète biblique, ne sont pas moins capables que les autres i. P)')ncM. On peut rapprocher de ces quatre vers deux vers de Victor Hugo
Qui sait dompter son cœur'et ses passions viles
Est plus fort que celui qui prend d'assaut des villes.
Mais ils n'ont pas été, que je sache, recueillis dans ses œuvres. Le 21 juin 1868, déjeunant à Hauteville Uouse, j'entretenais le poète d'une singulière découverte qu'on venait de faire en France. Un abaissement considérable des eaux du Hhône avait mis à nu, dans le lit du fleuve, un rocher sur lequel était gravée cette inscription
Quae 7tu~uw Rhodano f/or~M~ fatale f~e~M~
.S'Mce~t, t'&ti~ ~ne~'tMa se t'n);o~e~t'fï ~oc~c.
Vivement frappé de ce fait, dont je n'ai pas vérifié l'authenticité et qui n'était peut-être qu'un conte de mon joyeux correspondant de Paris, Victor Hugo me fit répéter trois fois ces douteux vers latins, et, après avoir réfléchi une demi-minute, il improvisa cette traduction
Les siècles qui verront, Rhône, ta croupe affreuse,
Iront s'enveloppant dans la nuit ténébreuse.
U me dit alors Un de mes amusements favoris, c'est de traduire des vers latins en vers français. Mais je veux que la traduction soit rapide (qu'elle ne me prenne pas trop de temps) et qu'elle soit exacte. Il y a, sur une tapisserie des Gobelins que j'ai la-haut, ces deux vers
Vu/Jp~Ct' aurali paccd.tse~'t~f'apomt;
Qui /~(~ sedet ~c~ 7'<h'~ e/M/
François me demandait un jour comment je les traduirais. Je répondis immédiatement
Jupiter de la pomme eût apaise la guerre;
Mais Pâris est choisi pour décider l'affaire.
Un poète du xvi" siècle a dit
Qui linguam frenare potest sc~t~He do~e,
/[);'<t'o)' est illo /')'<tt);< qui Ci'rt&tM urbes.
Je traduis
Qui peut dompter sa langue et ses passions viles
Est plus fort que celui qui prend d'assaut des villes.
Le 22 décembre de la même année, Victor Hugo me disait
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hommes de régner sur eux-mêmes. Quand ils soumettent leurs passions à la raison et leur volonté à celle de Dieu, alors ils sont dignes du nom de rois. Aubigné distingue ce que Hugo refuse de faire les rois des tyrans. Sa théorie monarchique est à peu près celle de Bossuet. « Image de Dieu, » le roi est
Juste dans sa pitié, clément en sa justice.
Le peuple estant le corps et les membres du roy, Le roy est chef du peuple; et c'est aussi pourquoy La teste est frénétique et pleine de manie
Qui ne garde son sang pour conserver sa vie; Et le chef n'est plus chef quand il prend ses esbats A couper de son corps les jambes et les bras. Ce roy n'est donc plus roy, mais monstrueuse beste, Qui au haut de son corps ne fait devoir de teste La ruine et l'amour sont les marques à quoy On peut connoistre à t'œii le tyran et le roy. L'un veut être haï, pourvu qu'il donne crainte; L'autre se fait aimer et veut la peur esteinte; Le bon chasse les loups, l'autre est loup du troupeau; Le roy veut la toison, l'autre cherche la peau. (P)'?!CM.)
Le saint diadème posé « sur leur teste insolente », les tyrans, « loups sanguinaires du troupeau domestique », sont « l'ire allumée et les verges de Dieu ». « Fantastiques rivaux de la gloire de Dieu », s'enflant pour imiter la majesté encore qu'il savait par cœur six mille vers latins. En 1815, étant en rhétorique, il lisait tous les soirs avant de se coucher et apprenait une trentaine de vers de Virgile; puis il lisait attentivement trois ou quatre traductions en vers (Delille, Malfitâtre, etc.) et s'imposait, avant de s'endormir, le devoir de traduire le même passage mieux ou aussi bien. Cette gymnastique lui a été merveilleusement utile.
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divine, ayant « beaucoup du singe et fort peu des lions », ils sont punis par où ils ont péché Vous restez esbahis
Que, désobéissants, vous n'estes obéis.
Vous secouez le joug du puissant roy des roys!
Vousmesprisezsaloy,onmesprisevostoys.
Comme aux sublimes aïeux leurs petits-fils déchus, Aubigné oppose aux rois d'un peuple en décadence et d'une cour corrompue les princes excellents de notre ancienne histoire. Deux vers que je souligne dans le beau passage que je vais citer sont du grand nombre de ceux qu'il a évidemment oo~es a Hugo
Jadis nos roys anciens, vrais pères et vrais roys,
Nourrissons de la France, en faisant quelquefois
Le tour de leur pays en diverses contrées,
Faisoient par les cités de ~Hpef&e~ ot/t'ee~.
Chacun s'esjouissoit, on savoit bien pourquoy.
Les enfants de quatre ans cr:oten< l'ive le ~!o' r
(.Xtse/'M.)
Le poète huguenot aime Henri IV, mais comme les prophètes aimaient les rois d'Israël en le menaçant de la colère de Dieu, s'il le renie, et en lui prédisant le fer de Havaillac
Quand ta bouche renoncera
Ton Dieu, ton Dieu la percera,
Punissant le membre coupable;
Quand ton cœur, desloyal moqueur,
Comme elle sera punissable,
Alors Dieu percera ton cœur.
(/'re/acedes7')-~t~MM.)
La sanguinaire folie de Charles IX,. « ce roy, non juste roy, mais juste arquebusier, giboyant
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aux passants )) les amours ridicules et monstrueuses de Henri III, « douteux animal », entouré de ses mignons, fardé de blanc et de rouge comme une fille de joie, portant un corset de satin noir, une jupe, des manches bouffantes,
Si qu'au premier abord chascun estoit en peine
S'il voyoit un roy femme ou bien un homme reine surpassent singulièrement, par l'étrangeté des crimes et des débauches, comme par la cynique audace du peintre, tout ce que Victor Hugo a pu nous offrir de plus horrible et de plus dégoûtant dans ses récits de la nuit de décembre, dans ses ÉblouisseM!6M<s et dans ~OM< de T~o~e.
Le Juvénal du xvi" siècle n'a eu garde d'omettre, par chevalerie, sa satire des femmes, galamment oubliée du poète romantique; elle excède avec lui les limites de la brutalité ordinaire et nous présente des tableaux inattendus, tels que cet impayable croquis d'un duel de femmes, dans le premier livre
Ces hommaces, plustost ces démons desguisës,
Ont mis l'espée au poing, les cotillons posés,
Trépigné dans le pré avec bouche embavée,
Bras courbé, les yeux clos, et la jambe )evée;
L'une dessus la peur de l'autre s'advançant
Menace de frayeur et crie en offensant.
La Chambre ~o?'ee, troisième livre des T~y~Mes, est, pour faire suite à la satire des .Procès, celle des juges. On y rencontre la prosopopée, vieille
1. Jlisères, Princes, t~en~eancM.
2. Princes, les l'ers.
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comme la poésie, et que n'a pas dédaignée Hugo, de la Justice, de la Piété, de la Paix exilées de la terre et portant leur plainte devant le trône de Dieu. Trop de personnages allégoriques, selon le goût ancien, refroidissent ce poème, qui est le moins vivant de toute l'œuvre; cependant on peut mettre a part, dans cette suite d'abstractions personnifiées, deux figures, l'Ignorance « au front étroit)) Sa grand bouche demeure ouverte à tout propos. Elle dit ad idem, puis demande que c'est,
et la « misérable Crainte »
Son œif morne et transy en voyant ne voit pas.
Son advis ne dit rien qu'un triste ouy qui tremble. L'une et l'autre sont impitoyables, la première par stupidité, la seconde par lâcheté. Un brutal égoïsme a « fiché sous leur sein ses doigts crochus pour leur oster le cœur a.
« De la formalité la race babillarde oste l'estre à la chose, » fait signer de la main « ce qu'abhorre le sens » et change la plume en « outil de bourreau ». Est-il d'Aubigné ou d'Hugo ce vers sur la vénalité des gens de loi
Rendez-vous la justice ou si vous la vendez?
Mais leur droite balle, comme eût dit Montaigne, à ces deux champions intransigeants du droit et de la vérité, et le vrai gibier de leur satire, c'est l'Eglise romaine.
« La prestraille aux hypocrites mines' » ment 1. La Chambre dorée.
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quand elle se disculpe de verser elle-même le sang. Puisqu'elle excite et dirige ceux qui le versent, que fait-elle sinon d'ajouter à la cruauté qui frappe les coups la couardise qui dissimule la main? Victor Hugo a. démasqué ces bons apôtres aspergeant d'eau bénite le sabre des soldats et des princes; il a dit, dans les CAa<HeH<s, à certains Journalistes <~ robe courte, trop bons chrétiens pour toucher une épée
Vous vous croyez le droit, trempant dans l'eau bénite Cette griffé qui sort de votrf abject pourpoint,
De dire Je suis saint, ange, vierge et jésuite,
J'insulte les passants et je ne me bats point!
Lâches gueux! leur terreur se dégnLe en scrupules, Et ces empoisonneurs ont peur d'être assassins.
L'auteur de la Chambre dorée s'écrie
0 vous qui le faux nom de t'Mghse prenez,
Qui de faits criminels, sobres, vous abstenez,
Qui en ostez les mains et y trempez ies langues,
Qui tirez pour cousteaux vos meurtrières harangues, N'êtes-vous pas des Juifs, race de ces docteurs
Qui confessoient toujours, en criant Crucifie! » Que la loi leur défend de trancher une vie?
Des bourreaux ne vivant que de mort et de sang,
Qui, en exécutant, mettent dans un gant blanc
La destrui,sante main aux meurtres acharnée,
Pour tuer, sans toucher à la peau condamnée?
Le livre des ~se)'es et celui du ./M~e?KeK< nous étalent l'orgueil immense de la papauté, « marchepied fangeux » de tous les trônes
On voit, sans qu'on s'étonne,
La pantoufle crotter les lys de la couronne.
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Nous entendons « le Dieu en terre », comme Rabelais appelait le pape, tenir ce langage insensé
Entre tous les mortels, de Dieu la prévoyance M'adu haut ciel choisy, donné sa lieutenance. Bien ne fleurit sans moy. Mon plaisir pour tous droits Donne aux gueux la couronne et le bissac aux roys. La gent qui ne me sert, ains contre moy conteste, Pourrira de famine et de guerre et de peste. Roys et roynes viendront au siège où je me sieds, Le front embas, lescher la poudre sous mes pieds. Je dispense. du droit contre le droit;
Ce)uy que j'ay damné, quand le Ciel le voudroit, Xc peut estre sauvé; j'authorise le vice,
Je fais le fait non fait, de justice injustice;
Je sauve les damnés en un petit moment;
J'en loge dans le ciel à coup un régiment.
Je puis, cause première à tout cet univers,
Mettre l'enfer au ciel et le ciel aux enfers.
Mais voici venir le grand jour où tant d'insolence recevra son châtiment
Il faut aux pieds de Dieu ses blasphèmes et titres
Poser, et avec eux les tiares, les mitres,
La bannière d'orgueil, fausses clefs, fausses croix, Et la pantoufle aussy qu'ont baisé tant de roys.
Le héraut de la justice divine dénonce les péchés de l'Antéchrist, « ses fornications, adultères, incestes », ses vices contre nature et ses crimes sataniques
Quand l'orgueil va devant, suivez-le bien à )'œi),
Vous verrez la ruine aux talons de l'orgueil.
(Vengeances.)
Dieu se sert de tous les moyens, « des vers, allumettes de peste », des poux, « petits soldats de Dieu ». « Les élevés d'orgueil sont abattus de poux. » L'empereur Constant, pour avoir suivi la
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doctrine d'Anus, « versa en une orde latrine ventre et vie a. la fois' », et c'est l'affreuse mort de SaintArnaud
Les boulets indignés se détournant de lui,
Vit, la main sur le ventre, et plein d'un sombre ennui, H voyait, pâle, amer, l'horreur dans les narines,
Fondre sous lui sa gloire en allée aux latrines
A l'heure où dans je ne sais quel cardinal « tous les diables moururent », la nature frémit, la terre trembla, les eaux s'enflèrent, « l'air noirci de démons ainsi que de nuages » creva de toutes parts en orages impétueux; car le ciel « serein et beau ne voit rien icy-bas qui trouble tant sa face que l'haleine et que l'oeil » de certains scélérats 3, et l'auteur des 7Va~<yMes, comme celui des C/)s~MM~<s, fait a la nature les plus poétiques appels; il s'écrie, lui aussi
0 soleil, face divine!
La note sublime de la « pitié suprême », qui, au-dessus de la compassion naturelle pour les victimes du mal, s'élève jusqu'à plaindre, comme bien plus misérables encore, ceux qui en sont les auteurs, ne se trouve point dans les 7Y(!<yMes et ne pouvait pas s'y rencontrer. Elle est l'honneur de la conscience moderne. Le farouche huguenot du xvF siècle devait être inexorable et entier comme 1-t~cn~eaHce~.
2. La Jlort <<e Sc;tK<h'MMd, dans les Années funestes ou dans la deuxième Co~e d'airain de Toute la Lyre.
3. P;ncM. Vengeances.
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la l'aide justice de l'antiquité biNique ou païenne, et, semblable au plus grand poète du moyen âge, il aurait sans doute traité d'impie le cœur assez faible pour donner aux damnés de l'enfer une pensée de pitié « Quel plus grand criminel, dit Dante, que celui qui s'afflige des tourments du pécheur que Dieu même a maudit? ».
Malgré son archaïsme, malgré la barbarie de certains sentiments d'un autre âge, la satire d'Agrippa d'Aubigné, comme tout ce qui est vraiment poétique, demeure actuelle en grande partie et se laisse aisément transposer a l'usage de l'âme contemporaine.
Pour lui, comme pour Victor Hugo, il ne peut y avoir l'ombre d'un doute sur le parti qu'il aurait généreusement embrassé, dans notre guerre civile des esprits, par cette simple raison qu'il était un honnête homme, c'est-à-dire une conscience un protestant, c'est-à-dire une conscience fière et libre. Il serait assurément pour la vérité contre le mensonge, pour la justice contre l'iniquité, pour les droits de l'individu contre la violence et l'oppression, pour la liberté agitée et féconde contre l'autorité qui achète l'ordre et la paix par le silence de la'raison endormie, pour les principes sacrés contre les faits brutaux, pour l'immatérielle puissance de l'idée contre le culte grossièrement superficiel du panache, pour le véritable honneur de l'armée contre un fétichisme i. /En/'o-, xx, 28.
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militaire servile et abject, pour la patrie enfin contre un nationalisme stupide.
Je ne sais rien de'plus honorable, non seulement pour nos deux plus grands poètes satiriques, mais pour la poésie, que le soupir de l'âme regrettant leur absence et disant, quand il y a un combat à livrer pour quelque noble cause « Oh! s'ils avaient été là! » Cet appel au secours que les beaux vers peuvent apporter à la victoire de la vérité et de la justice, implique dans la vertu de la poésie un précieux reste de foi qui est un souvenir de son antique pouvoir et qui est tout le contraire du dédaigneux respect avec lequel la critique moderne relègue les poètes dans les nuages et les écarte de l'action utile.
Victor Hugo croyait a sa propre mission sacrée et à son « devoir de flambeau ». Agrippa d'Aubigné réclamait pour ses vers prophétiques la sérieuse attention et le tremblement du pécheur, quand ils n'étaient que la traduction des menaces divines JI n'y a rien du mien ni de l'homme en ce lieu.
Ce sont les propres mots des organes de Dieu 1.
Et pourquoi donc la belle poésie serait-elle moins capable d'agir sur les hommes qu'une prose infecte dont personne aujourd'hui ne peut songer à nier l'influence? S'il y a une vérité, contestée autrefois.par je ne sais quels rêveurs dormant les yeux ouverts, mais que notre dernière « année funeste a éclairée comme d'un coup de foudre, 1. Jugement.
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c'est que le journal a un sou est omnipotent, puisqu'il a réussi & oblitérer dans tout un grand pcup)e ses qualités natives de bon sens, d'esprit net et clair et de sensibilité généreuse. L'ec)*<< est devenu le roi du monde..Les hommes de talent qui emploient leur plume a. pervertir, asservir, abêtir une nation sont une nouvelle espèce de tyrans et de malfaiteurs couronnés, plus dignes de la colère de la satire que ne le furent jamais les derniers des Valois et les Napoléon-Ic-Pctit.
Contre le poison de la presse, puissance de mort, mais puissance d'un jour, la poésie verse a. pleines urnes son onde éternelle et vivifiante.
Il n'est pas vrai qu'elle soit inutile. Ouvrière de la civilisation a l'origine de l'histoire, elle continue, plus qu'on ne le croit, de fortifier le cœur des individus et d'adoucir la barbarie des sociétés. A défaut d'une réforme efficace des moeurs, elle soulage la conscience des honnêtes gens, et c'est ce qu'elle a fait, avec Aubigné, au xv<° siècle; mais, dans le nôtre, avec Hugo, elle a certainement fait plus.
Elle a tué, non, il est vrai, d'un de ces coups qui laissent le cadavre sur place, mais d'une flèche qui s'attache a l'aile de la victime et l'empêche de voler bien loin, les puissances de la Force et de la. Nuit la guerre, l'échafaud, la servitude sociale, la tyrannie, les justices d'exception, l'iniquité des lois, le pédantisme d'une éducation faussant la nature, l'autorité des noirs personnages qui veulent éteindre la raison et supprimer la liberté.
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Elle a préparé l'avènement du temps où les frontières ne se dressant plus les unes contre les autres, l'hostilité en armes des nations civilisées sera aussi incompréhensible pour l'homme que l'est devenue, depuis quatre siècles, celle de ville à ville, de commune a commune, de province à province, dans l'intérieur de la patrie française unifiée.
Elle a rendu impossible, non sans doute quelque surprise de la dictature étranglant une nuit la république, mais toute restauration durable de la monarchie; car on peut recommencer, mais non consolider, lafolie et le crime stigmatisés pour tous les siècles dans le livre immortel des C/ia~Hte~s. La poésie de Victor Hugo a consacré l'œuvre de la Révolution, popularisé l'idée du progrès, répandu dans le monde les doctrines libérales. Elle fait que nous rions et haussons les épaules quand un revenant du passé, pour faire sa cour au pape et à l'Église romaine, feint d'appeler de ses vœux le rétablissement de l'unité catholique; car le libre examen n'est plus la propriété spéciale des protestants et des philosophes, depuis que des vers magnifiques ont célébré l'affranchissement de l'esprit humain; nous savons qu'il ne faudrait rien de moins qu'une Saint-Barthélémy pour réaliser pendant une heure l'utopie d'un recul si monstrueux dans les ténèbres du moyen âge, et, bien que le fanatisme soit capable de tout et qu'il reste toujours prudent de s'en méfier, comme d'un chien qui peut prendre la rage, nous sentons qu'une répétition de
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J')X
la Saint-Barthélémy est peu vraisemblable depuis que la poésie et la musique s'en sont emparées, depuis que l'auteur des TVa~Mes l'a mise en vers et l'auteur des ~M~M6HO<s en opéra.
Si le grand poète du xjx° siècle, né un peu plus tard, avait vécu jusqu'à nos jours, il aurait élevé son éloquente voix, bien autrement puissante que la nôtre, pour la défense des droits du citoyen et de l'homme; grâce à lui peut-être la patrie n'aurait pas fait faillite & ses nobles traditions, et alors, au lieu de la défaite morale qui nous humilie aujourd'hui devant le monde, « parmy les estrangers », comme s'exprime en son livre des 7~'s le grand poète du xvi" siècle à peine retouché, Parmy les estrangers nous irions sans rougir,
L'œi) gay, la face haut, d'une brave assurance,
Fiers, et portant au front l'antique honneur de France!
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1. La satire lyrique. )[.–Lois de t'imagination de Victorilugo. 45 U).–Satire gëneratedet'homme. St tV.–Idées religieuses, sociales, politiques. H4 V. Les crimes de la force. 152 Princes. <5~ Napoléon le Grand et Napoléon le Petit <S3 Vt.–Les puissances de la nuit. 198 Prêtres. 198 Juges. 2)3 Cuistres. 222 -2 VII. Les bêtes, les choses et la nature dans la poésie satirique de Victor Hugo. 2SO Y!)!De t'injurepoetiqueouëtoquente. 28t 1 IX. Agrippa d'Aubignëet'Victor Hugo. 30';
Coulommicrs. Imp. PAUL BRODARD. 1069-1900.
TABLE
MATIÈRES
DES