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EUGÈNE GRELE
Jules Barbey d'Aurevilly
SA VIE ET SON OEUVRE d'après sa correspondance inédite et autres documents nouveaux
AVEC UNE PRÉFACE DE M. JULES LEVALLOIS
Quand ils disent de partout que les nationalités décampent, plantons-nous hardiment, comme des Termes, sur la porte du pays d'où nous sommes, et n'en bougeons pas ! »
J. BARBEY D'AUREVILLY.
LA VIE
CAEN
L. JOUAN, EDITEUR
Libraire Je lu Soeiété des Antiquaires de Normandie
111, rue Saint-Pierre
E. LA NIER, IMPRIMEUR
1 et 3, rue Guillaume 31, boulevard Rertand
1902
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JULES BARBEY D'AUREVILLY
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EUGÈNE GRELE
Jules Barbey d'Aurevilly
SA VIE ET SON OEUVRE
d'après sa correspondance inédite et antres documents nouveaux
AVEC UNE PRÉFACE DE M. JULES LEVALLOIS
« Quand ils disent de partout que les nationalités décampent, plantons-nous hardiment, comme des Termes, sur la porte du pays d'où nous sommes, et n'en bougeons pas ! »
J. BARBEY D'AUREVILLY.
LA VIE
CAEN
L. JOUAN, EDITEUR
Libraire de la Société des Antiquaires de Normandie 111, rue Saint-Pierre
E. LANIER, IMPRIMEUR
1 et 3, rue Guillaume 31, boulevard Bertrand
1902
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A Mademoiselle Louise READ
EXÉCUTRICE TESTAMENTAIRE DE BARBEY D'AUREVILLY
HOMMAGE de protonde reconnaissance et de respectueuse admiration
C'est à vous, Mademoiselle, que ce travail appartient. Sans vous, sans votre concours empressé, sans vos communications si précieuses, je n'aurais pu le mener à bonne fin. Aussi, votre nom seul doit-il figurer en tête de ces pages.
Pour vous les offrir, Mademoiselle, j'aurais voulu les rendre plus dignes de vous. Mais, à défaut de talent, j'y ai mis toute mon âme. Et vous serez indulgente, j'en suis sûr, au modeste essai d'un débutant, à la critique inexpérimentée d'un jeune homme.
Vous avez été, Mademoiselle, l'amie dévouée et désintéressée, l'Antigone de Barbey d'Aurevilly. Depuis sa mort, vous entretenez pieusement le culte de sa mémoire. A ce double titre, comme par tant d'autres mérites éminents d'esprit et de coeur, vous avez conquis l'admiration de tous ceux qui ont eu l'honneur de vous approcher.
Et j'éprouve un vif sentiment de plaisir personnel, mêlé d'une grande fierté, à vous apporter ici, Mademoiselle, l'hommage d'une inaltérable gratitude, d'un dévouement profond et du plus affectueux des respects.
EUGÈNE GRELE.
Granville, 31 décembre 190).
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PRÉFACE
La postérité commence pour les écrivains nés à la vie littéraire vers 1830. Leurs glorieux prédécesseurs, les Chateaubriand, les Balzac, les Lamartine, les Vigny et les Hugo sont entrés déjà dans l'histoire. Mais on dirait que l'opinion hésite à consacrer par un hommage décisif la renommée posthume de ceux qu'elle appelle, non sans quelque dédain, les « sous-romantiques ».
Ce fut une génération un peu sacrifiée que celle qui grandit dans la chaude atmosphère du romantisme naissant et ne parvint à l'âge viril qu'une fois consommée la défaite des " classiques ». Elle trouva devant elle, comme pour lui barrer la route, des réputations solidement assises et des noms déjà populaires. Elle eut à se frayer un chemin à travers les roses semées sous les pas de ses aînés : elle y recueillit plus d'épines que de fleurs. Aujourd'hui encore, d'excellents esprits très lettrés ne font qu'à contre-coeur l'aumône d'une petite célébrité bien discrète à ces romanciers et poètes en lesquels ils ne veulent voir que des personnages d'arrière-plan. Ils les étouffent, pour ainsi dire, entre les grands romantiques d'avant 1830 et les grands réalistes d'après 1850,
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Voici, pourtant, un homme qu'on ne saurait sans iniquité méconnaître. Il fut romancier, poète et critique. Il fut original. Il se « singularisa » de plus d'une manière. Il s'appelle Barbey d'Aurevilly. Ses contemporains ne lui ont pas rendu justice. Il appartient à la postérité de réparer cette erreur.
C'est dans l'étude approfondie et minutieuse des livres de Barbey d'Aurevilly que j'ai puisé les éléments essentiels de mon travail. L'auteur d'Une Vieille Maîtresse, de Poussières et des Prophètes du Passé s'est mis tout entier dans ses romans, dans ses vers, même dans sa critique. S'il répugnait à sa nature aristocratique de se répandre en confidences devant le public et de faire étalage de sa personne aux yeux de la foule, du moins est-il certain qu'il a composé la majeure partie de son oeuvre avec ses souvenirs d'enfance ou d'adolescence, ses émotions et aventures de jeunesse, ses impressions d'homme mûr. J'ai essayé de démêler ce qu'il y a de personnel et d'objectif dans cette oeuvre, d'y faire la part de l'imagination et de la « remembrance », de l'invention aussi bien que de la sensation « cristallisée ».
Mais, s'il suffisait, pour bien comprendre l'oeuvre de Barbey d'Aurevilly, d'y rechercher les éléments variés qui l'ont constituée, les apports successifs de la vie et de l'étude, — s'il était permis, grâce à ses ouvrages, d'assister au spectacle de son existence sentimentale et intellectuelle à la fois et de suivre l'évolution de son esprit et de son âme, — il m'était impossible, à l'aide de ces seuls ren-
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seignements, d'écrire une biographie détaillée et précise. Par bonheur, j'ai eu entre les mains la correspondance du romancier de l'Ensorcelée avec son ami de Caen, Trebutien. L'époque la moins connue de la vie de Barbey, — de 1832 à 1857, — s'éclaire d'un jour lumineux à la lecture de ces lettres qui, lorsqu'elles seront publiées, feront sensation. D'autres documents, non moins intéressants, m'ont été également communiqués par la dévouée et fidèle exécutrice testamentaire du Maître. En lui dédiant mon travail, je ne fais que rendre — bien imparfaitement — à Mlle Louise Read ce qu'elle m'a prêté.
Après Mlle Read, j'ai à coeur de remercier ici tout particulièrement M. le Chanoine Lefoulon, ancien chapelain de l'abbaye de Saint-Sauveur-le-Vicomte et actuellement curé-doyen de Montebourg. Il fut un « ami intellectuel » de Barbey d'Aurevilly ; à ce titre, il m'a fait l'honneur de s'intéresser, un des premiers, à mon travail et a bien voulu m'aplanir les difficultés du début.
J'ai contracté aussi de nombreuses dettes de reconnaissance envers : Mlle Louise Trebutien, la digne nièce de l'excellent bibliothécaire, éditeur de Maurice et d'Eugénie de Guérin; Mme de La Sicotière, veuve du savant historien de la Chouannerie basnormande ; MM. Jules Levallois et Jules Troubat, anciens secrétaires de Sainte-Beuve ; M. Armand Gasté, professeur honoraire de l'Université de Caen ; M. Charles Cumont, premier adjoint au maire de
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Saint-Sauveur-le-Vicomte; M. Georges Landry, l'ami le plus dévoué de Barbey d'Aurevilly ; M. Armand Royer, le violoniste éminent à qui sont dédiées les Sensations d'Art; enfin M. Alphonse Lemerre, le grand éditeur parisien.
D'autre part, de précieuses communications, qui ont été pour moi le meilleur des encouragements, m'ont été faites par :
MM. Jules Claretie, Henry Houssaye et Gabriel Hanotaux, de l'Académie française ;
MM. Frédéric Masson, Edmond Haraucourt, Aurélien Scholl, J.-K. Hüysmans, Gustave Geffroy, Octave Uzanne, Maurice Rollinat, Edouard Rod et Charles Fremine ;
M. Maurice Souriau, professeur à l'Université de Caen;
MM. Maurice Tourneux,Hugues Le Roux, Ernest Daudet, Maurice Barrès et Gaston Jollivet.
Sous de tels auspices, je hasarde, — non sans effroi, — la publicité de ce travail, étude biographique et essai critique, où l'on entendra, je l'espère, l'écho lointain et toujours distinct des grandes batailles littéraires du siècle qui vient d'expirer.
E. G.
Granville, juillet 1898. — Caen, janvier 1902.
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JULES BARBEY D'AUREVILLY
SA. VIE
CHAPITRE PREMIER
LA NORMANDIE : SAINT-SAUVEUR ET VALOGNES
LA FAMILLE BARREY. - LA FAMILLE ANGO NAISSANCE DE JULES-AMÉDÉE BARBEY
La Normandie est une province privilégiée. Elle possède ces deux richesses, rarement réunies: fécondité naturelle du sol, pittoresque variété des sites. Il ne lui manque, pour éclairer sa beauté grandiose et sévère, que l'éternel soleil des contrées du Midi. Mais le ciel normand, souvent gris et pluvieux, qui aime pleurer et se baigner dans ses larmes, recèle peut-être une poésie plus profonde que le ciel de l'Italie implacablement bleu. Il a toutes les nuances, variées et composites, de la vie même, qui est parfois souriante et plus fréquemment sombre. Il a des rayons un peu pâles de gaieté passa-
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gère et des ombres presque mornes d'une tristesse indéfinissable. L'impression dominante qu'il laisse, c'est la mélancolie, — une mélancolie vive et pénétrante qui va jusqu'au fond des âmes et les rend songeuses.
Qu'on ne s'y trompe pas, d'ailleurs. Il ne s'agit point ici d'une nature taciturne et débilitée qui plonge ses habitants dans une sorte de contemplation passive et finalement leur ôte toute énergie mâle. La mélancolie, que verse le ciel du paysage normand, est la mélancolie des forts, celle qui faisait pleurer Charlemagne devant la menace des barbares envahisseurs et qui, sur le rocher de Sainte-Hélène, mouillait de larmes silencieuses le dur visage du vainqueur d'Austerlitz. Elle ne détourne pas de l'action, elle la suit; elle en fait voir les côtés faibles, les ivresses transitoires et les résultats périssables. Elle modère l'enthousiasme, elle ne le détruit pas. Elle n'amollit point le courage, elle l'éclairé et le fait plus maître de lui-même. Elle a je ne sais quoi de mystérieux qui parle au coeur et qui en même temps l'avertit. Elle ne diminue pas celui qui s'y complaît, elle l'enrichit d'émotions nouvelles et salutaires, elle le rend plus homme.
Cette mélancolie, source inépuisable d'inspiration poétique, habite plus volontiers les âpres bords de la Manche que les rives somptueuses de la Méditerranée. Il semble, en effet, que les brumes du Nord et de l'Ouest soient plus favorables à l'épanouissement d'une nature mâle et vigoureuse que les feux ardents et déprimants du Midi. La terre normande apparaît comme une espèce de déesse saine, calme, majestueuse, confiante en sa force. Elle ne connaît pas les alanguissements, les énervées et morbides sensations de certaines contrées méridionales.
La presqu'île du Cotentin, surtout, attire le regard par sa situation exceptionnelle et par les plantureux produits
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de son sol. Cette étroite langue de terre renferme, comme un trésor toujours renouvelé, les prairies les plus riches de toute la France. Peu de centres importants; mais, à perte de vue, un immense tapis de verdure s'étend sur cette région où la main de l'homme n'a qu'à recueillir les fruits d'un minime labeur. A peine, çà et là, deux ou trois bourgades, nonchalamment assises dans la plaine et endormies au sein des silencieuses campagnes, tranchent sur la monotonie du paysage; aux yeux du voyageur pressé, elles disparaissent dans l'infini des espaces verdoyants.
Deux de ces petites villes représentent exactement le type de nos agglomérations bas-normandes : c'est Valognes et c'est Saint-Sauveur-le-Vicomte. La première, cité morte, séjour préféré de la noblesse aux siècles passés, porte maintenant le deuil de sa gloire éteinte et semble ensevelie sous un voile sépulcral. La seconde, aussi pimpante que sa voisine est triste, sourit à la vie et se mire coquettement dans la rivière qui serpente à ses pieds. L'une traduit l'aspect mélancolique de la nature normande ; l'autre fait voir, en toute leur intensité, les vives couleurs des paysages de l'Ouest. Mais de ces deux villes, la sévère autant que la gracieuse, qui s'harmonisent si bien par leurs contrastes mêmes, émane une impression ineffaçable de force accumulée, ici assoupie, là éclatante, — partout impérieuse. On sort de cette région, l'âme saturée de sensations dominatrices, irréductiblement puissantes.
Non loin de là, la mer de la Manche déferle sur une côte abrupte. Ses flots, souvent courroucés, toujours violents, jamais en repos, bruissent et font vacarme, poussés par le vent de l'Ouest, aux notes aiguës et terrifiantes. Une clameur de guerre semble s'échapper du sein des
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eaux. On dirait que tous les éléments se sont unis pour faire de la presqu'île du Cotentin une force isolée et superbe, maîtresse farouche de ses destinées et commandant avec fierté aux pays environnants. C'est vraiment une terre d'élection pour les hardis conquérants, rudes soldats que la mer paraît convier aux entreprises lointaines, un Rollon ou un duc Guillaume, en même temps que pour les âmes, guerrières aussi à leur façon, qui sont éprises de l'âpre poésie de la nature, un Jean-François Millet ou un Barbey d'Aurevilly. L'imagination peut-elle rêver cadre plus somptueux où placer le berceau d'un poète?
Telle est la patrie du grand écrivain qui devait illustrer un jour le nom si normand de Barbey. C'est dans la jolie bourgade, qui s'appelle Saint-Sauveur-le-Vicomte, qu'il est né; c'est dans la sévère ville de Valognes, pleine d'un passé dont le souvenir est impérieux, qu'il a vécu les plus douces journées de son adolescence et de sa vieillesse, c'est sur les bords de la Manche qu'il a joué et rêvé tout enfant. D'ailleurs, par sa famille, il appartient sans mélange à la Normandie. Si la meilleure part de sa gloire vient de son attachement au sol natal, il convient d'en reporter un peu le mérite à la nature qui l'a fait naître au milieu d'un pays superbe que la main de l'homme n'a pas abîmé et au sein d'une famille foncièrement locale qui n'a pas connu les corruptions séductrices des grandes villes. En vérité, une fée bienfaisante a veillé sur les destinées de cet enfant de l'Ouest et l'a choyé de soins maternels.
Les Barbey sont issus d'une très vieille souche cotentinaise, — souche de terriens, qui ne se sont jamais « déracinés ». S'ils ont quelquefois pris part à des expéditions militaires et maritimes, vite ils sont revenus au
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pays. Ils auraient regardé comme une trahison de l'abandonner sans espoir de retour. Au XVIIe siècle, pourtant, on trouve à Paris un Pierre Barbay, qui fut un brillant professeur de philosophie et appartenait certainement à la Basse-Normandie. Mais rien ne prouve que cet estimable savant soit un ancêtre de Barbey d'Aurevilly. Voici, au contraire, un autre Barbey qui est, à coup sûr, membre de l'ancienne famille de Saint-Sauveur. En 1685, ce Barbey quitte la terre natale et va chercher refuge ailleurs. Ce n'est pas sa faute s'il se détache du vieux tronc qui abrita ses jeunes années; c'est la faute des circonstances. Les temps sontmauvais. Le brave homme a embrassé la religion réformée: il est forcé d'émigrer, après la révocation de l'Edit de Nantes. L'exil est dur ; mais quand il s'agit de sauvegarder ses croyances, on sacrifie tout : intérêts, liens de famille, amour du sol. C'est d'un bel exemple. Privé de son foyer, le pauvre normand s'en va, le coeur en deuil, à la recherche d'une contrée plus hospitalière : il se fixe en Suisse, d'où ses petits-fils ne reviennent qu'à la fin du XVIIIe siècle (1).
Amputés violemment de ce membre qui leur était cher, les Barbey de Saint-Sauveur, très fermement catholiques avec quelque tendance au jansénisme, semblent dès lors se serrer davantage autour du berceau natal. Ils vivent en paix, loin des affaires et des grandes villes, dans l'incessante communion de leur terre et de leurs morts. Ils ne vont point prendre femme hors du pays; ils s'allient entre gens du même clocher et finissent par se marier entre parents.
(1) C'est de ce Barbey que descend M. Edouard Barbey, sénateur du Tarn, ancien ministre de la marine.
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Tous sont des propriétaires terriens et habitent, pour ainsi dire, côte à côte. Aussi n'arriveraient-ils plus à se distinguer les uns des autres, si, pour prévenir les confusions, ils n'ajoutaient à leur nom patronymique le nom de leurs terres respectives. Par exemple, celui-ci s'appellera Barbey d'Aureville(ou d'Aurevilly); celui-là, Barbey du Motel; d'autres, Barbey des Tesnières, Barbey de Taillepied, Barbey du Roncey. Au XVIIIe siècle, on voit ces différentes dénominations dans la famille. Tous ces Barbey sont frères ou cousins. Naturellement, de pareils « surnoms » n'entraînent de la part des intéressés, non plus qu'aux yeux du public, aucune prétention à la noblesse. Ce sont de simples appellations locales qui sont d'usage courant dans le pays et que tout le monde accepte sans arrière-pensée d'ambition ou d'orgueil. Pour l'instant, on ne vise pas plus haut que l'utilité immédiate.
Mais l'homme est ainsi fait que ses meilleurs desseins recèlent presque toujours un germe de vanité. C'est très joli de s'appeler Barbey; c'est bien plus joli de s'appeler Barbey d'Aureville ou Barbey du Motel : cela sonne mieux. On finit par se dire qu'il ne serait peut-être pas mauvais, pour éviter des ennuis possibles dans l'avenir, de transformer ces dénominations fugitives et provisoires en véritables noms. On va même plus loin: car l'ambition, une fois qu'elle s'est glissée dans une famille, ne s'arrête pas à ;mi-chemin. En 1765, Vincent-Félix-Marie Barbey du Motel achète une charge d'écuyer. Ses armoiries sont ainsi réglées par Louis-Pierre d'Hozier, à la date du 25 octobre de la même année : « un écu d'azur à deux bars adossés d'argent et au chef de gueules chargé de trois besans d'or; cet écu timbré d'un casque de profil orné de ses lambrequins d'or, d'azur, d'argent et de gueules ». Voilà le seul titre de noblesse des
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Barbey: il a été payé en bonne monnaie. Ce n'est que vingt ans avant la Révolution, qui allait abolir toutes ces distinctions, que les gros sous, amassés par les ancêtres, sortaient du bas de laine des Barbey pour enrichir le trésor public ou plutôt pour subvenir aux folies de Louis XV.
On n'aime guère ce genre de noblesse, en Normandie. L'opinion la raille ou s'en indigne. Il est vrai que les plus beaux cris de protestation viennent des personnes qui voudraient bien se payer cette fantaisie assez coûteuse et ne le peuvent pas. Aussi se vengent-elles à leur manière, en appelant cet anoblissement « une savonnette à vilain ». C'est un terme de mépris qu'on ne craint pas de jeter à la face des intéressés ; on a beau jeu à leur faire entendre qu'ils rougissent de leur famille et ont besoin d'une savonnette fleurant bon pour se décrasser de leur origine roturière. Mais les meilleures choses n'ont qu'un temps. En France, surtout, l'indignation ne dure pas; c'est un sentiment très vif qui ne fait pas long feu. Les Normands eux-mêmes en viennent à reconnaître pour authentique et fondée une « noblesse » qu'on discutait naguère ou que l'on niait si énergiquement. Bientôt on ne retient que le fait de l'anoblissement sans se soucier des causes qui l'ont produit. On fait la paix et le silence autour de ce qui paraissait autrefois une énormité. Cela vaut peut-être mieux, après tout. S'il y a un peu de dédaigneuse indifférence dans cette attitude dernière de l'opinion, je n'y vois, pour ma part, aucun inconvénient.
Le titre nobiliaire récent de Vincent-Félix-Marie Barbey, grand-père de notre héros, eut sous certain rapport une heureuse conséquence : il lui procura l'avantage de s'allier à une vieille et noble famille du pays, les Lucas la Blaierie. En 1777, Vincent Barbey épousa
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Marie-Françoise-Louise-Jacqueline Lucas la Blaierie, âgée de seize ans seulement et qui était, dit-on, d'une grande beauté. Mais voici le revers de la médaille. Cette charmante personne avait des goûts très luxueux : elle gaspilla en folles dépenses, non seulement le plus clair de son patrimoine, mais encore une bonne partie de la fortune de son mari. De cette époque date la décadence financière des Barbey. C'était bien la peine, en vérité, de s'être offert un blason pour en arriver à ce résultat rapide de la ruine des biens-fonds et n'avoir plus bientôt avec quoi le dorer suffisamment. Ce n'est pas tout profit que de posséder des armoiries.« Noblesse oblige », dit-on ; cela serait-il vrai dans tous les sens du mot ?
Les jeunes époux, aussi inexpérimentés l'un que l'autre, s'aperçurent un peu tard du mauvais état de leurs finances. .. quand ils fondèrent une famille. Ils eurent trois fils : l'aîné, Jean-François-Frédéric, qui, étant le premier prit selon l'usage le nom de d'Aurevilly, naquit le 4 avril 1778, fut longtemps maire de Saint-Sauveur et mourut sans postérité le 3 octobre 1829, à l'âge de 51 ans ; le second, Jean-Vincent-Onésime, qui s'appela du Motel, vint au monde l'année suivante, le 20 mai 1779 et disparut dans la guerre de la Chouannerie. Enfin, six ans plus tard, le 4 juin 1785, un Benjamin compléta la famille. Ce dernierné nous intéresse particulièrement, puisqu'il est le père de Jules Barbey d'Aurevilly. Il ne porta, lui, aucun nom de terre et se nomma Théophile-Marie-André Barbey tout court. Les immeubles étaient déjà, on le voit, fort entamés par l'incurie des Barbey et dispersés à tous les vents. Où étaient donc les anciens fiefs deTaillepied, des Tesnières et du Roncey ? Qu'étaient-ils devenus ?
Mais, pour avoir été privé d'une de ces dénominations quasi seigneuriales qui étaient l'orgueil du nouvel écuyer
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Vincent du Motel, Théophile Barbey n'en fut pas moins un aristocrate convaincu et un acharné partisan de l'ancien régime. Il semble même que, loin de s'en affranchir, il se soit d'autant plus attaché aux traditions paternelles qu'elles ne lui avaient pas réservé les mêmes faveurs qu'à ses frères : en exagérant son culte pour le passé, il crut peut-être prendre une attitude plus noble de protestation contre le sort qui l'avait frustré de ce qu'il considérait comme des droits. S'il exista jamais, en effet, un homme ardemment épris de la vieille France et soucieux de conserver les exemples ancestraux, ce fut bien Théophile Barbey. Nous le connaissons mieux que ses frères, car son fils Jules a souvent parlé de lui : du reste, il n'y a guère que trente ans que ce royaliste endurci est mort, dans un âge très avancé, le 15 mars 1868. Sa figure originale mérite d'être peinte, au moins en quelques-uns de ses traits saillants.
La plus grande douleur de sa vie fut, sans aucun doute, de n'avoir pu, à cause de son jeune âge, prendre part à la guerre des Chouans. Ses idées, ses croyances, les traditions de sa famille, tout l'appelait à servir la cause du Roy, à combattre sous la bannière fleurdelysée ou à suivre le chevalier Des Touches dans ses aventureuses expéditions. Mais il dut rester à la maison et se contenter du récit des prouesses qui rendaient illustres les noms les plus ignorés du pays. Cette triste situation d'adolescent inutile, grâce à laquelle il se voyait toujours sacrifié, le fit sombre, replié sur lui-même et concentré. Tout son coeur était avec les Chouans contre la Révolution victorieuse : cela ne lui suffisait pas. Pourquoi son bras ne pouvait-il servir la cause sainte par excellence ? De ces journées d'enfance, passées dans l'isolement et l'inaction, alors que son père et ses frères prêtaient main-forte aux
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entreprises royalistes, Théophile Barbey garda un fond d'aigreur qui ne se dissipa jamais. A aucune époque, plus tard, il ne consentit à remplir une charge publique, même sous Louis XVIII ou Charles X, parce que le gouvernement restauré des Bourbons avait reconnu en principe, par l'octroi d'une Charte, la légitimité de l'oeuvre révolutionnaire. Il n'est pas possible de pousser plus loin la fidélité à l'ancien régime. On devine, après cela, que cet intransigeant dévot d'un trône effondré fut violemment hostile aux idées napoléoniennes et à la monarchie de Juillet. Il est vrai qu'il protestait surtout par son silence et que son hostilité se manifestait principalement par une abstention systématique des choses de la vie publique. Au demeurant, c'était la seule manière de récriminer contre l'irréparable, qui fût en son pouvoir et de son goût. Homme solitaire, égoïste et dur, il n'y avait, paraît-il, rien de plus terrifiant que son air taciturne et irrité, rien de plus implacable que son regard, quand il voulait condamner une attitude ou un simple geste.
En 1807, lorsqu'il épousa Ernestine-Eulalie-Théodose Ango, âgée de vingt ans à peine, Théophile Barbey était un jeune Chouan manqué de 22 ans. Ce mariage ajoutait un nouveau lustre à la situation sociale des Barbey, mais au reste n'amenait pas un grand surcroît de richesse dans leur budget que la Révolution et la guerre civile avaient encore sérieusement endommagé et grevé.
Les Ango (ou Angot) étaient une vieille famille normande, anoblie par François Ier. Jean Ango était originaire de Dieppe : ce fut un capitaine de mer, qui, après avoir fait fortune par le trafic, équipa « à ses propres coust et dépens une flotte de douze à treize navires, — dit la chronique de Dieppe, — de sorte qu'il remporta de grandes victoires sur les Anglais, Flamands, Espagnols,
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Portugais, et prit mesme une île sur les Anglais. » D'extraction plébéienne, Jean Ango fut fait vicomte de Dieppe par le Roi, « pour ses vaillances et hauts faits » (1).
Deux siècles plus tard, sous Louis XV, on trouve un Ango à la Cour. On prétend même qu'il joua un rôle assez singulier dans les affaires privées du Roi. Le BienAimé, ayant eu un fils d'une de ses nombreuses maîtresses, maria, dit-on, cette dernière à Jacques-Pierre Ango, qui devint ainsi le père putatif de l'enfant. C'était, paraîtil, la mode dans ce temps-là, et il y avait quelque honneur à être ainsi distingué et choisi pour de pareils services par le Jupiter tout à fait terrestre de l'Olympe bourbonien. Or cet enfant, Louis-Hector-Amédée, né à Versailles le 15 novembre 1739 et mort à Saint-Sauveur le 28 frimaire an XIV (décembre 1805) à l'âge de 66 ans, n'est autre que l'aïeul maternel de Jules Barbey d'Aurevilly. Le grand écrivain aurait donc eu du sang royal dans les veines. Toujours est-il que Louis Ango fut tenu à Versailles sur les fonts baptismaux par le comte de Maurepas et la duchesse de Châteauroux. Son parrain fut le Roi Louis XV lui-même, lequel vraiment ne pouvait faire moins, après lui avoir donné la vie, que de lui donner son prénom. Par la suite ce descendant supposé du brave capitaine de mer, qui s'était illustré par de plus brillants exploits que ses petits-fils, fut honoré des faveurs royales.
Il les méritait, d'ailleurs,... chose assez rare pour être remarquée. C'était un homme d'esprit, de volonté et de talent. A travers les couleurs très vives du portrait un peu embelli que nous en a laissé l'auteur du Chevalier
(1) Cf. M- C. COIOSET. — François Ier. Portraits et récits du seizième siècle, p. 363 (Plon Nourrit, 1885).
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Des Touches, on devine une personnalité puissante a qui peut-être il n'a manqué que le goût de l'intrigue et l'ardeur de l'ambition pour se faire place au premier rang. « Il fut envoyé aux Etats généraux, écrit Barbey d'Aurevilly, et le Roi Louis XVI qui l'aimait lui donna, comme souvenir, le jour de l'ouverture des Etats, la poignée du cierge qu'il avait tenu à la main pendant la messe du Saint-Esprit. Cette poignée de velours violet, semée de fleurs de lys d'or, est encore entre les mains de ma mère qui la garde et la regarde comme une relique. Mon grand-père fut de ceux qui ne reconnurent pas la constitution insolente du jeu de Paume et qui s'en retournèrent fièrement chez eux avec l'idée terrible et nette que la Monarchie française avait fait assez de fautes pour périr. On dit (je ne l'ai pas connu) que c'était un homme d'un génie profond, mais d'une intolérable fierté. Et il en a bien l'air : son portrait est dans la salle à manger de mon père et je vous réponds qu'il a, des deux côtés des lèvres et dans l'arcure de ses sourcils, le plus implacable mépris qui soit jamais tombé sur cette plate misère qu'on appelle la vie. Il n'a rien laissé qui prouve son génie, mais les ratures silencieuses qu'il avait faites à son exemplaire de l' Esprit des Lois de Montesquieu montrent bien que son mépris était une grande intelligence. Jamais arrêt de lui (et il jugeait seul et souverainement) n'a été cassé par le Parlement de notre province. C'était d'ailleurs un homme qui se communiquait peu. Tout en réflexion, tout en pensée, l'oiseau non pas hagard des quatre tourelles de Mirabeau, mais un hibou tranquille et enchaperonné, toute sa vie, dans la plus sourcilleuse attitude. On tremblait devant lui et il n'élevait pas même la voix. Il dédaignait les livres et les plumes, et il a passé dix ans de sa vie à se promener de long en long dans
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ses appartements en enfilade, les mains derrière le dos et sans dire un seul mot, pendant que sa femme, une sainte qui l'adorait comme Dieu, tricotait ou brodait dans une embrasure de fenêtre et ne se serait pas même permis de respirer un peu haut » (1).
On a dit que Louis Ango avait été le dernier grandbailli du Cotentin. C'est inexact. Cette charge purement honorifique était occupée, à la fin de l'ancien régime, par le Marquis de Blangi. L'aïeul maternel de Jules-Amédée Barbey était Lieutenant général civil et criminel du Bailliage à Saint-Sauveur. Il épousa, le 9 janvier 1777,MarieAnne Françoise Belloy, qui était cousine des Barbey. Ce n'était pas la première fois, d'ailleurs, que les familles Ango et Barbey s'alliaient ainsi. De ce mariage naquirent trois enfants : un fils, Louis-Edouard-Amédée-PierreFrançois, qui servit sous Bonaparte et mourut à SaintSauveur le 26 septembre 1814, à l'âge de 31 ans, « des affreuses tortures que l'Angleterre lui avait fait subir sur ses infâmes pontons »,(2) (il était aide de camp de l'amiral Bruix) ; et deux filles : l'aînée qui épousa le Docteur du Méril, maire de Valognes, et mit au monde, en 1801, le grand savant Edelestand du Méril, — la jeune, Ernestine-Eulalie-Théodose, née le 25 avril 1787, qui épousa en 1807 Théophile Barbey et fut la mère de Jules Barbey d'Aurevilly (3).
(1) Lettre de Barbey d'Aurevilly à G. S. Trebutien, 26 février 1855.
(2) Même lettre.
(3) J'ai le devoir très doux de remercier particulièrement ici M. Léopold Delisle, membre de l'Institut, dont la science et la bienveillance m'ont été très secourables en ces matières complexes de généalogie. Je ne saurais oublier non plus, sans ingratitude, la bonne grâce et l'obligeance de M. Charles Cumont, premier adjoint au Maire de Saint-Sauveur-Ie-Vicomte, qui a facilité mes recherches sur les familles Barbey et Ango et m'a fourni, par ses investigations personnelles, une très précieuse contribution à la longue étude dont ou vient de lire les résultats et le résumé.
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Telles sont les deux familles d'où sortit le futur auteur de l'Ensorcelée et du Chevalier Des Touches. Du côté paternel, on ne trouve guère que des propriétaires terriens qui, fermement catholiques, fournissent assez souvent des prêtres à l'Eglise de France ; très attachés aux traditions monarchiques, les Barbey n'ont cependant de prétention à passer pour nobles que vers la fin de l'ancien régime. Du côté maternel, il n'en va pas de même. La filiation est plus brillante. Les Ango, issus d'une vieille souche normande, mais moins enracinés au sol natal que les Barbey, ont plus de titres que ces derniers, semble-t-il, aux armoiries nobiliaires. Toutefois il est peu probable qu'en 1807, lorsque Théophile Barbey et Ernestine Ango unirent leur jeunesse et leur beauté, il ait été question entre eux de préséance aristocratique. Leur fortune, considérablement ébréchée par des prodigalités, d'une part, et, de l'autre, par la Révolution et ses suites, leur permettait de faire assez bonne figure dans le monde, mais non pas de mener une vie très large, comme autrefois à la Cour, à Versailles ou même à Valognes. Et puis, sous la domination napoléonienne, si les fidèles de la royauté déchue pensaient encore, et plus que jamais, aux vieux titres abolis par la Révolution, ils ne pouvaient guère du moins les faire prévaloir. Quoi qu'il en soit, les jeunes époux Barbey, boudant le gouvernement de celui qu'ils appelaient l'Usurpateur, vécurent assez retirés dans la petite société légitimiste de Saint-Sauveur-le-Vicomte, en attendant que le ciel bénît leur union. Leur attente ne fut pas de longue durée.
Le mercredi 2 novembre 1808, à 2 heures du matin, un fils leur était donné. Ils le nommèrent Jules-Amédée. Une hémorragie faillit emporter sur le coup le nouveauné. On est superstitieux en Normandie. On pensait sans
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doute que le fait de venir au monde le jour des morts était de mauvais augure. Toute sa vie, Barbey d'Aurevilly partagea cette superstition locale. « J'ai toujours cru, écrit-il dans Ce qui ne meurt pas, que le jour de ma naissance, — t'ai-je dit que je suis venu au monde un jour d'hiver sombre et glacé, le jour de soupirs et de larmes que les Morts, dont il porte le nom, ont marqué d'une prophétique poussière ? — oui, j'ai toujours cru que ce jour répandrait une funeste influence sur ma vie et sur ma pensée » (1). Ces sinistres présages ont heureusement été démentis ou déjoués par la suite des événements : Jules Barbey est mort octogénaire, et son existence, à tout prendre, est de celles qui excitent plus d'envie que de compassion.
Le 28 septembre 1809, moins d'un an après Jules-Amédée, naquit un second enfant, Léon-Louis-Frédéric. La vie de ce cadet a été, à certaines époques, assez intimement mêlée à celle de son frère aîné. Léon Barbey devint prêtre et missionnaire eudiste : on l'appelait le Père d'Aurevilly ; son souvenir charmant nous a été conservé, d'abord par l'amitié fidèle de Jules, puis par l'élégant et pieux récit d'un des abbés de sa congrégation(2). Malgré l'éclatante supériorité intellectuelle de l'auteur de l' Ensorcelée, il est impossible de ne pas faire, dans cette étude, une petite place au talent distingué de Léon. Nous retrouverons plus d'une fois, aux côtés de son aîné, ce prêtre excellent qui était de bon conseil et de bon exemple.
Deux autres fils, Edouard, né le 27 janvier 1811, et Ernest, né le 14 décembre 1812, qui l'un et l'autre prirent
(1) Ce qui ne meurt pas, p. 272. 1re édition, Lemerre.
(2) LE PÈRE JOSEPH DAUPHIN, Un poète apôtre ou le Révérend Père Léon Barbey d'Aurevilly. (Delhomme et Briguet, 1891).
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plus tard le nom de du Motel, complétèrent en l'espace de trois années la jeune famille de Théophile Barbey et d'Ernestine Ango. Aucun de ces derniers-nés n'a d'histoire : ils ont vécu très obscurément et sont morts relativement jeunes. Edouard, artiste amateur, peintre et musicien non sans talent, ne sut jamais se plier à une discipline quelconque et mena une vie fort irrégulière : la rupture d'un anévrisme le foudroya, dans une rue de Valognes, au mois d'octobre 1853; il n'avait que quarante-deux ans. Ernest, au contraire, très calme et d'une intelligence moyenne, se maria de bonne heure et vécut dans le Mortainais en bourgeois rangé.
Ainsi, des quatre enfants de Théophile Barbey, le dernier seul a suivi les traditions ancestrales en prenant femme dans le pays et en restant toujours un propriétaire terrien. Mais Ernest Barbey du Motel est mort sans postérité, de sorte que la très ancienne famille Barbey n'a plus de descendant direct à l'heure actuelle.
La vieille souche normande, qui avait poussé depuis plusieurs siècles de si vigoureux rejetons, s'est éteinte le 23 avril 1889 avec Jules Barbey d'Aurevilly.
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CHAPITRE II
PREMIÈRES ANNÉES D'ENFANCE ET D'ADO-LESCENCE
ÉDUCATION DANS LA FAMILLE ET AU CONTACT
DE LA NATURE
BESOIN D'HÉROÏSME : L'Ode aux Thermopytes (1808-1826)
En 1808, Jules-Amédée Barbey nait au fracas des canons qui annoncent à la terre les foudroyantes victoires de l'Empereur ; il grandit, bercé par les fanfares éclatantes des soldats triomphants qui viennent de parcourir l'Europe.
Il n'est pas surprenant dès lors que l'enthousiasme militaire ait été la première passion de celui qui devait écrire l'histoire aventureuse et romanesque du Chevalier Des Touches. On dit, et il a raconté lui-même, que de très bonne heure il se prit d'amour pour la carrière des armes. Il trouvait d'ailleurs un aliment de plus à son exaltation guerrière dans les hauts faits d'histoire locale qu'on narrait, les soirs d'hiver, à la veillée, autour du foyer. Les récentes prouesses des Chouans en Basse-Normandie défrayent alors toutes les conver-
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sations. On hausse sur le pavois les chefs de l'insurrection royaliste et on se plaît à dénigrer Bonaparte. L'héroïsme inutile des premiers dans leurs guerres d'embuscades est loué aux dépens des rapides et étranges succès dont Napoléon consacre son insolente fortune sur tous les champs de bataille.
Le récit de tant d'exploits, dont le Cotentin a été le théâtre sanglant et glorieux à la fois, secoue d'abord d'un frisson de terreur la jeune imagination de Jules Barbey ; mais ce frisson se change bientôt en un frémissement de plaisir et d'admiration. Au reste, l'enfant ne fait pas dé différence entre ce que ses parents appellent « la juste et sainte cause » des Chouans et les menées usurpatrices du Corse. Il n'entre pas dans ces subtiles distinctions, inaccessibles à son âge. Il ne voit partout que drapeaux bruissant dans l'air, soldats avides de lauriers, grisés par l'odeur de la poudre ou saignant de nobles blessures. L'héroïsme militaire l'enivre. Tous les événements prennent dans son esprit des proportions épiques ; et il croit, peut-être, que lui aussi, par son ardeur à rêver hauts faits et prouesses, y a joué son rôle et en a eu sa part.
Vigoureuse éducation que celle-là, mais qui devait être bien féconde en déceptions ! Car cet enfant, une fois arrivé à l'âge d'homme, ne retrouvera plus dans la vie réelle, pour employer sa jeunesse enthousiaste et assoiffée d'action, les mêmes ressources guerrières qu'en ses premières années. La paix, ramenée par les Bourbons, aura vite remisé tout appareil militaire : on n'osera même plus, après 1815, évoquer l'image des batailles d'antan. Les adolescents, nourris de rêves grandioses, seront-ils préparés aux tâches plus modestes de la vie quotidienne et sauront-ils contenter leur âme
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-29en livrant au culte des arts plus pacifiques ? On en peut douter. Les espérances trompées affaibliront leur caractère et de douloureux mécomptes ruineront peutêtre leur existence. De fait, la destinée fut dure aux jeunes gens d'alors, épris d'aventures, qui n'eurent pas à dépenser dans une vie active tout l'héroïsme d'imagination dont ils avaient fait naguère, aux jours de leur enfance, une moisson si abondante.
Par bonheur, des spectacles, plus reposants que ces exaltations militaires, arrachent quelquefois les fils de Théophile Barbey à la surexcitation fébrile d'un enthousiasme contagieux qui devenait malsain à force d'être violent. La belle nature normande sollicite et attire leurs regards. Tranquille et puissante, mais triste, dirait-on, du départ de tant de ses enfants transformés en soldats par la volonté de l'Empereur, veuve de ceux qui l'aimaient si ardemment autrefois, elle verse sa mâle et résignée mélancolie, sa force latente et sereine, dans les jeunes coeurs qui restent seuls à la consoler de sa longue solitude. Aussi, comme ils l'adorent, ces gros garçons joufflus qui boivent la vie à pleins poumons ! Ils parcourent ses plaines muettes, ruisselantes de joie sous la pluie qui féconde et étincelantes de splendeur sous le soleil qui mûrit. Ils se roulent dans les fossés, se battent dans les hautes herbes, se grisent de l'odeur capiteuse des foins embaumés. Ils courent vers la côte et vont à la mer, — ma mer, dit Barbey d'Aurevilly, " ma mer, que je pourrais orthographier ma mère, car elle m'a reçu, lavé et bercé tout petit » (1).
Mais en revenant de leurs courses folles et de leurs jeux enfantins, ils retrouvent encore l'histoire embus(1)
embus(1) du 13 décembre 1864.
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quée au détour d'une route : ici, c'est le château du Quesnoy, plein de souvenirs légendaires, ou le donjon de Saint-Sauveur, que du Guesclin défendit contre les Anglais ; là, c'est Valognes avec ses vieux hôtels déserts, témoins silencieux et éloquents de la grandeur monarchique abolie ; plus loin, c'est la côte d'où Des Touches faisait voile vers la Grande-Bretagne, allant chercher des subsides et des instructions pour les Chouans. Et rentrés à la demeure paternelle, les enfants se blottissent aux pieds de leur grand'mère, « dans la chambre bleue où je l'ai vue filer à son petit rouet de bois rose »(1). La vénérable aïeule, celle qui fut jadis la belle et séduisante Jacqueline la Blaierie, a connu Des Touches.
Parlez-nous de lui, grand'mère, Parlez-nous de lui,
disent-ils comme les petits paysans de Béranger. Et la grand'mère, d'une voix bientôt éteinte, mais qui se réveille sous l'aiguillon de souvenirs douloureux ou chers, raconte lentement, au bruit monotone du rouet qui scande ses paroles, les prouesses du chevalier Des Touches et de Juste Le Breton, les méfaits du peuple Anglais, l'incomparable éclat des fêtes d'autrefois, les superstitions locales, les maisons hantées, les miracles terrifiants, enfin les horreurs de la Révolutionnes prêtres massacrés, les églises pillées, les Chouans traqués. Un tel luxe de détails épouvantables accompagne ce récit, que les enfants, ivres d'une sainte frayeur, pâles et suffoqués, tremblent de tous leurs membres, se serrent les uns contre les autres, et boivent avidement, bouche bée, les moindres mots de l'aïeule qui est leur oracle.
(1) Lettre de Barbey d'Aurevilly à Trebutien (12 septembre 1856).
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Ils en rêvent la nuit, dans des cauchemars qui leur font peur, mais dont le souvenir leur semble délicieux ; et le lendemain ils improvisent, en leurs jeux, des scènes splendides ou terribles imitées des événements d'antan.
Ainsi se fait leur première éducation, au contact de la nature normande, par les spectacles qu'ils ont sous les yeux et par les légendes de l'histoire locale qui, à force de leur être racontées, leur semblent presque présentes. Ils revivent la vie d'autrefois et en même temps s'imprègnent de vives sensations du paysage et de la mer. Ils chérissent d'autant plus cette école au grand air et en pleine liberté, que l'existence à la maison, la bonne vie de famille, ne leur est guère agréable. Théophile Barbey est un homme dur, mécontent des hommes et des choses, de tout le monde sauf de sa propre personne : il est irrité par les déceptions qui ont anéanti, au moment de leur essor et de leur verdeur, ses juvéniles rêves d'action. Condamné à l'impuissance et à l'inertie par les événements, son caractère est devenu morose, sombre, concentré. Ses enfants le respectent et le craignent plus qu'ils ne l'aiment. De son côté, Ernestine Ango, qui adore son mari, n'a d'yeux que pour lui et se décharge sur les domestiques du soin de ses fils bruyants et indisciplinés. Ceux-ci sont loin de s'en plaindre, car ils en prennent à leur aise avec la vieille bonne chargée de leur surveillance : ils lui jouent mille tours et, à l'heure même où elle leur recommande d'être sages, ils sont déjà en fuite, courant à toutes jambes à travers la campagne.
Ils n'ont jamais hâte de rentrer au logis : la vie y est sévère, fermée, presque monastique. Théophile Barbey a un faible pour MM. de Port-Royal. A son exemple, sur
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son ordre plutôt, on est un peu janséniste dans la maison. On n'y transige pas plus sur les choses de la religion catholique que sur les questions politiques. On tient pour le trône et l'autel avec la même obstination « piétiste ». Le vieux Chouan manqué, — rendu vieux avant l'âge par son aspect renfrogné,—a des austérités et aussi des effarouchements d'anachorète. Il ne se permet, pour toute distraction, que le jeu en compagnie de quelques légitimistes endurcis comme lui : il est vrai qu'il s'y ruine ou plutôt qu'il y consomme la débâcle financière de la famille.
Cette existence rigide glacerait à la longue, peutêtre; la jeune organisation de Jules Barbey, s'il ne savait se soustraire, autant qu'il peut, à l'influence débilitante du foyer paternel. Il se grise de grand air. Il se crée un milieu plus approprié à ses goûts. Il n'aime pas la froide dévotion. On n'a pas assez alimenté sa sensibilité religieuse : aussi, malgré les principes catholiques qu'on lui inculque, il est probable qu'il n'affectionne que médiocrement la sévère orthodoxie de l'Eglise. Il a plus d'inclination, semble-t-il, vers cette sorte de paganisme latent, de naturalisme immanent que répandent dans l'àme les spectacles du monde extérieur. Sa curiosité, sa passion d'enfant, privées des émotion? pieuses de la vie familiale, se tournent vers les choses du dehors, dérivent en amour de la nature et cherchent là une pâture plus abondante.
Les meilleurs jours de son adolescence, il les passe à Valognes, chez son oncle le Dr du Méril, avec son cher cousin Edelestand plus âgé que lui de sept ans (1). A
(1) EDELESTAND PONTAS DU MÉRIL (1801-1871) est l'auteur, entre autres travaux savants, d'une belle Histoire de la Comédie chez tous les peuples,
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cette époque, de 1818 environ jusque vers 1825, les deux jeunes amis, qui s'aiment comme des frères, se recherchent beaucoup et vivent en parfaite communauté de sentiments affectueux. Edelestand du Méril est déjà un grand jeune homme, très sérieux et très appliqué : il se plaît à faire partager ses goûts littéraires au bruyant adolescent de Saint-Sauveur. Il y réussit à merveille. « Il faut, lui disait plus tard Barbey d'Aurevilly en reconnaissance du passé, il faut que ton nom soit ici, non pour toi, grand esprit, qui n'as pas besoin d'un hommage, mais pour moi, à qui tu as ouvert l'intelligence et à qui tu as donné cet amour des choses de la pensée, le seul sentiment qu'il y ait sur la terre qui ne nous fasse pas souffrir... Quelle qu'ait été ma vie, et qui sait ? les torts de ma vie, tu n'en as pas moins toujours été pour moi la moitié de mon sang, puisque tu es le fils de la soeur de ma mère, et, partout où la destinée m'ait poussé, elle ne m'a jamais effacé cette allée du jardin de Valognes où je me promenais, à treize ans, entre toi, jeune homme, et ta soeur; et de soleil, comme dans cette allée, je ne crois pas en avoir revu de plus beau. » (1)
Dès qu'il eut l'âge de comprendre d'autres livres que celui de la nature, Jules Barbey lut avec enthousiasme Chateaubriand et Walter Scott, lord Byron et Robert Burns ; les premiers accrurent ses sensations historiques et romanesques ; les seconds, ses impressions aristocratiques et « terriennes ». Une sorte d'instinct le poussait vers ces lectures profanes, en même temps que les conseils
qui lui eût valu d'entrer à l'Institut, s'il ne s'était refusé à faire les visites réglementaires. Son « iudividualisme » hautain l'a empêché d'atteindre à la très légitime renommée qu'il méritait.
(1) Dédicace des Historiens politiques et littéraires (Amyot, éditeur, 1861).
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d'Edelestand du Méril : car il est peu probable que son précepteur, M. Groult, homme distingué du reste, l'engageât lui-même dans cette voie de la littérature très moderne. Le bon M. Groult était chargé de l'éducation classique de Jules et de Léon Barbey : il ne se souciait guère sans doute de mettre entre leurs mains les livres récents des écrivains du jour. Il eut le mérite, tout au moins, d'inspirer à ses élèves le goût des études latines. A son école, les deux frères apprirent à aimer Virgile d'un amour qu'ils gardèrent toute leur vie. Jules se prit aussi de passion pour Corneille, dont la grandiloquence l'enchantait. Il le préféra toujours à Racine. Pouvait-il trouver des éducateurs qui répondissent mieux à ses instincts que le poète des Bucoliques et le poète du Cid? L'un lui révélait la souveraine beauté de la nature, l'autre avivait ses désirs d'héroïsme.
Mais bientôt les besoins de vie active, qui tourmentaient notre indiscipliné, prirent le pas sur son amour du sol. Il commençait à trouver fort monotone l'existence qu'on menait à Saint-Sauveur ou à Valognes et il rêvait d'en sortir. La nostalgie de l'espace le hantait. Ne lui serait-il donc jamais donné de réaliser ses ambitions de vie militaire ?
Tout à coup, ses désirs, assez vagues jusque-là, se précisèrent et devinrent impérieux sous l'influence des événements. En 1823, la Grèce qui, depuis plusieurs années, essayait de secouer le joug étranger, vit accourir à sa défense une poignée de volontaires. Ce vaillant petit peuple, qui luttait si énergiquement pour son indépendance, avait conquis les sympathies passionnées de l'Europe. La cause de la liberté, qu'il avait toujours soutenue au cours de sa glorieuse histoire, gagna le coeur des hommes les plus célèbres de toutes les grandes
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puissances continentales. On fonda partout des comités philhellènes. Lord Byron, le comte de Santa-Rosa, le colonel Fabvier s'enrôlèrent sous le drapeau du peuple grec. Quelle belle occasion pour un jeune homme de dépenser, au service d'une aussi noble cause, tout l'héroïsme d'imagination dont il s'était saturé ! Les réserves d'ardeur guerrière, qu'il avait accumulées depuis le retour des Bourbons en France, et qui lui surchauffaient la tête, allaient trouver là une issue naturelle, un débouché opportun et nécessaire.
Malheureusement Jules Barbey n'a encore que quinze ans. C'est vraiment un trop jeune volontaire. Son courage le rendrait certainement capable des plus brillants exploits ; mais on n'admettra jamais un écolier dans les rangs d'une armée régulière. On craindrait qu'il n'apportât, avec son bon vouloir, qu'un surcroît de bagages encombrants et qu'il ne prît place, bien malgré lui, parmi les impedimenta. L'abstention inéluctable, que son jeune âge lui commande, cause une grande douleur au petitfils des Chouans de Normandie. Sa génération sera donc toujours sacrifiée, comme le fut en partie celle de son père ! Que faire désormais de tout cet enthousiasme belliqueux dont il s'est grisé l'âme ? Il faut à tout prix que ses ardeurs, jusqu'à présent contenues avec peine, s'épanchent enfin, se déversent quelque part, se donnent libre carrière !
Alors, dans une heure d'inspiration lyrique, ou plutôt en un de ces moments d'émotion violente où toutes les fibres de l'âme résonnent et où les moins doués deviennent poètes, Jules Barbey improvise une ode guerrière, plus belle par le sentiment qui l'anime que par l'expression qu'elle revêt. C'est l'explosion subite de son enthousiasme, qui ne trouve pas d'autre issue pour s'échapper.
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C'est un cri du coeur. Notre adolescent chante, ne pouvant agir. Il s'apaise à chanter. L'obsession de ses rêves torturants éclate, gronde et se résout en une clameur poétique.
La pièce, qui porte ce titre somptueux : Aux Héros des Thermopyles, débute par un souvenir classique, dont l'évocation était nécessaire. Le jeune poète salue les braves compagnons de Léonidas, tombés au champ d'honneur :
0 Mânes des Trois Cents, recevez mon hommage !
Héros, dont le courage
Méritait des autels ! Votre gloire avec vous n'est pas ensevelie !
Car, en mourant pour la patrie,
Vous mourez pour naître immortels !
Cela, c'est le salut obligatoire à la vieille Grèce, la dette payée à la terre miraculeuse où s'épanouit la fleur de l'héroïsme et de la beauté !
Mais le présent, bien plus que le passé, hante notre aède. Le passé, c'est le souvenir mélancolique ; le présent, c'est le rêve obsédant. Aussi est-ce vers la Grèce d'aujourd'hui que se porte avec empressement la sollicitude poétique de Jules Barbey.
Hélas ! paraîtront-ils ces. jours d'ignominie,
Ces jours de honte et de douleur, Où des Trois Cents fameux on verra la patrie
Se courber devant un vainqueur ! ! ! Dieux ! le permettrez-vous?... Déjà sur son rivage L'Eurotas a revu de nouveaux bataillons,
Et Sparte aussi, du milieu du carnage, Voit le sang de ses fils abreuver leurs sillons ! ! !
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Les vers sont vraiment bien mauvais ; mais (et c'est une circonstance atténuante en quelque manière) un souffle d'héroïsme ardent circule tout le long des neuf strophes de ce morceau de bravoure. Le poète ferait à coup sûr une meilleure oeuvre s'il allait combattre luimême en Grèce. Il comprend à merveille celte vérité qu'osera peut-être dire tout haut un lecteur grincheux. Jules Barbey prévient une question aussi indiscrète en avouant son impuissance à servir la cause de la liberté et en faisant entendre un cri de douloureux regret. Il s'excuse, en termes ingénus, de ne pas voler au seceurs de la patrie de Démosthène et de Léonidas.
Si je ne devais pas mon bras à ma patrie.
A Charle, aux Bourbons, à mes rois, Grèce, j'irais aussi sur ta terre chérie Essayer mon épée et défendre tes droits ! Alors, si j'expirais dans ces jours de victoire,
Qui nous rappellent Marathon, Que je mourrais heureux ! puisqu'à jamais la gloire
De l'oubli sauverait mon nom !
Ce sont de beaux sentiments auxquels on ne saurait trop applaudir. Quoiqu'il s'y glisse un peu de vanité et que l'amour de la gloire personnelle semble y primer un peu l'intérêt du peuple grec, on ne voit pas bien ce qu'il y aurait à reprocher à ces vers, si ce n'est d'être insuffisamment poétiques.
Enfin la pièce s'achève par une invitation très pressante, faite aux « guerriers républicains » de la Grèce, de suivre l'exemple fameux et immortel de Léonidas.
Mais si la Grèce, un jour asservie à des maîtres,
Se courbe sous un joug honteux, Guerriers républicains, imitez vos ancêtres
Et périssez comme eux !
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Périssez ! s'il le faut mais c'est avec courage,
Afin qu'on dise à la postérité : « Ayant voulu briser les fers de l'esclavage,
« Ils sont morts pour la liberté !... »
Encore que tout se pardonne ou s'excuse chez un jeune homme de quinze ans, on a peine à croire que cette « élégie » soit le fruit d'un travail solitaire de Jules Barbey. Le brave M. Groult a dû mettre la main à cet exercice de versification peu poétique, pour en éteindre les passages trop enflammés et en faire un morceau d'une ordonnance irréprochable, bien correct et bien plat, sans envolées téméraires. En tout cas, c'est du digne précepteur que vint sans doute l'idée de dédier et d'envoyer à Casimir Delavigne le produit lyrique d'un élève dont les débuts promettaient tant ! L'auteur des Messéniennes était alors un demi-dieu. A cette époque lointaine, tous ceux qui éprouvaient le besoin d'invoquer les Muses auraient cru se rendre coupables d'un sacrilège s'ils n'avaient choisi, pour intermédiaire et parrain auprès d'elles, le plus illustre poète du siècle commençant.
Notre jeune élégiaque inscrit donc en tête de sa lamentation versifiée cette dédicace touchante : « A Monsieur Casimir Delavigne, comme un tribut d'admiration », et adresse le tout à celui qu'il appelle déjà son maître. Néanmoins le rusé Normand de Saint-Sauveur, n'étant pas sûr. dès l'abord de la bienveillance de Delavigne, croit bien faire de plaider lui-même sa propre cause et de solliciter un indulgent accueil. On n'est jamais mieux défendu que par soi, n'est-ce pas ? A cette pensée très juste de Jules Barbey, nous devons la préface qu'il a mise prudemment au frontispice de ses vers. « C'est
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l'état présent de la patrie des Beaux-Arts, — y lisonsnous, — qui a inspiré ces essais à une muse de quinze ans et demi. Aimant passionnément la poésie, la cultivant dès l'âge le plus tendre, c'est pour les fils des héros de Marathon que j'ai fait résonner une lyre qui paraîtra peut-être discordante à ces oreilles accoutumées aux beaux vers de M. Delavigne. Mais si mon Elégie ne prouve pas du talent, du moins elle prouvera du zèle, et c'est en faveur de ce zèle que je réclamerai l'indulgence que mon âge et mes faibles moyens me mettent en droit d'espérer ». Cette déclaration de modestie est certainement ce qu'il y a de mieux dans le colis expédié à Casimir Delavigne. Ceci est daté du 12 octobre 1824.
La réponse ne se fait pas attendre. Par retour du courrier, Delavigne envoie sa bénédiction à ce nouveau thuriféraire, qui sera peut-être un disciple fervent, et pour l'encourager le sacre poète. Faut-il le dire ? la prose du maître est aussi peu poétique que la poésie de l'élève est prosaïque. A ce titre, elle mérite bien d'avoir sa place à la suite des vers qu'on vient de lire : elle ne s'y trouvera certainement pas dépaysée et on ne pourra crier à la profanation. Je n'y souligne rien, car tout devrait l'être. « Monsieur, écrit Delavigne le 14 octobre, je vous remercie de vos beaux vers, et encore plus de l'hommage que vous m'en faites. Il m'est doux de vous croire, et de penser que mes ouvrages ont pu nourrir en vous cet amour pour la poésie, qui promet aux amis des Lettres des plaisirs de plus. Je n'ai remarqué dans votre Elégie aucune faute grave. J'y trouve de l'harmonie et de la chaleur ; et je pense qu'on ne peut trop vous encourager à cultiver un art où vos premiers essais donnent de si hautes espérances ».
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Ces lignes sont-elles le simple billet banal par lequel tout écrivain est tenu à exprimer' sa reconnaissance d'un hommage qui lui est fait, ou bien Casimir Delavigne parlait-il en toute sincérité ? Je ne sais trop. Quoi qu'il en soit, et dans les deux cas, il semble bien que le poète des Messéniennes ait contemplé sans déplaisir la cassolette où brûlait l'encens envoyé par l'éphèbe de Saint-Sauveur. Il est vrai que, de son côté, Jules Barbey reçut évidemment avec joie l'aspersion d'eau bénite prodiguée par le grand-prêtre des Muses. Si le maître et l'élève furent contents l'un et l'autre, nous aurions mauvaise grâce à nous montrer plus difficiles qu'eux. Toutefois on ne peut se défendre d'une sorte de frayeur en songeant que le futur romancier de l' Ensorcelée eût pu devenir un second Delavigne. Je fais réflexion, heureusement, qu'avec la meilleure volonté du monde il n'y serait jamais parvenu.
Sur le moment, personne n'envisageait cette éventualité redoutable et il fut loisible au jeune élégiaque de savourer, en toute sécurité, les compliments de Casimir Delavigne. Mais l'aventure ne finit pas là. Ce n'est pas impunément qu'on est admis à l'honneur d'être un « nourrisson des Muses » sous l'égide d'un Maître éminent. Il faut que la chose soit connue : c'est un événement sensationnel. Qui aurait le coeur de laisser se faner, sans faire montre des belles fleurs qui la composent, la couronne que vient de poser sur une jeune tête la main grave et solennelle d'un grand poète ? Cet honneur entraîne des devoirs. Il est nécessaire de commémorer par un monument durable une date aussi sacrée. Tout le monde était d'accord sur ce point : seul Théophile Barbey, toujours muet, ne partageait pas l'enthousiasme universel.
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Le vieux Chouan trouvait, en effet, que les mots « république » et « liberté » revenaient trop souvent dans l'élégie de son fils et gâtaient les plus harmonieux vers de l'Ode aux Thermopyles. Il commençait à craindre, sans doute, que Jules ne s'éprît des idées révolutionnaires et libérales qui corrompaient la société moderne. Aussi se désintéressa-t-il de la charmante manifestation qu'on projetait. Ce fut un ami de la famille, M. de Mesnilgrand, qui fit imprimer la poésie du jeune élève de Casimir Delavigne (1).
Par bonheur pour la réputation de Barbey d'Aurevilly, les premiers vers de Jules Barbey sont aujourd'hui presque introuvables. La plaquette qui les contient est rarissime. Jamais, d'ailleurs, le romancier du Chevalier Des Touches n'y a fait la moindre allusion : il eût voulu la proscrire, sans retour, de son oeuvre. Il n'avait pas tort, mais un biographe n'aurait pas raison de passer sous silence cette élégie juvénile. L'histoire seule a intérêt à exhumer d'aussi vieux papiers, qui ont à peine vécu « l'espace d'un matin ». En définitive, l'essai poétique de notre écolier de 15 ans vaut qu'on s'y arrête un peu, parce qu'il manifeste les sentiments généreux et les aspirations militaires du grand écrivain futur. L'homme
(1) Aux Héros des Thermopyles, Elégie par M. Jules BARBEY, précédée d'une lettre de M. Casimir DELAVIGNE à l'auteur. Prix : 1 franc. Paris, librairie de A. J. Sanson, Palais-Royal, Galerie de Bois, 1825. — La plaquette est ainsi composée : titre, faux-titre, épigraphe, préface, dédicace, lettre de Casimir Delavigne, enfin l'élégie. Les vers eux-mêmes disparaissent presque dans l'amas des préliminaires, qui semblent être autant de précautions prises modestement par le jeune poète. L'épigraphe, entre autres, a bien son prix. Elle est empruntée à Voltaire (Mort de César, scène III), act« II) :
CASSIUS. La Liberté n'est plus ! — BRUTUS. Elle est prête à renaître.
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se devine ainsi dans l'enfant. On ne peut qu'applaudir à cette explosion spontanée d'une nature précocement belliqueuse et si foncièrement noble de bonne heure, non seulement parce que la chose est belle en soi, mais surtout parce qu'elle fait pressentir le lutteur des jours à venir.
Voilà, à coup sûr, l'événement le plus saillant de l'adolescence de Jules Barbey. Du reste, cette distraction passagère n'interrompit pas le cours normal, — quoiqu'un peu irrégulier, — de sa vie d'études. M. Groult continua à lui enseigner le latin jusqu'au jour où la famille vit qu'il était temps de songer à l'échéance prochaine du baccalauréat. On décida d'envoyer le jeune homme à Paris, au collège Stanislas.
C'était déjà un jeune homme, en effet, que le petit indépendant qui avait grandi librement dans les marais du Cotentin, dans l'air salin de Saint-Sauveur, de Valognes et des côtes de la Manche. Il était âgé de près de dixneuf ans, quand il quitta pour la première fois le pays natal. Il n'emportait pas à Paris un gros bagage de connaissances positives, mais il s'en allait muni du viatique qui fait les âmes fortes : l'amour du sol et les traditions de la famille. Son esprit, très ouvert, était capable de recevoir un enseignement solide et profond. Sa sensibilité, aiguisée au contact et dans la communion incessante de la nature normande, ne pouvait que s'affiner dans le milieu nouveau où la vie l'appelait ; son imagination, déjà si vivement développée par les évocations grandioses, dont son jeune âge avait été bercé, et par les somptueuses créations qu'il en avait tirées, allait s'enrichir encore.
Les parents n'envisagent jamais sans quelque appréhension les résultats possibles ou probables de l'éduca-
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tion du collège. Théophile Barbey put se demander, avec une certaine anxiété, quel homme, après l'épreuve de la vie de pension, sortirait de l'adolescent dont les facultés naissantes paraissaient si riches d'avenir et avaient néanmoins je ne sais quoi d'inquiétant en raison de leur vivacité si précoce.
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CHAPITRE III
ÉTUDES AU COLLÈGE STANISLAS
MAURICE DE GUÉRIN
RETOUR AU PAYS NATAL. - DÉSIR DE VIE MILITAIRE
LE NOM DE D'AUREVILLY
(1827-1829)
Le séjour de Jules Barbey au collège Stanislas n'eut, au point de vue des études classiques et des succès scolaires, rien de particulièrement remarquable. Bon élève, le jeune normand dispersait néanmoins son activité intellectuelle sur trop de sujets, étrangers au programme, pour briller au premier rang. C'était un de ces indépendants, joie et tourment des maîtres, qui, habitués de longues années à une règle trop facile, ne peuvent se plier et s'assouplir au joug d'une discipline ferme et méthodique.
Jules Barbey l'avouait lui-même plus tard, lorsque, dans une lettre datée du 10 avril 1856, il évoquait la physionomie d'un de ses anciens professeurs, un prêtre très éminent du clergé parisien: « Le Père Buquet, écrivaitil, a été mon père à Stanislas. Quand l'étude ennuyait
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mon indépendance, j'allais travailler dans sa chambre. Je prenais ses livres. Il me gâtait » (1). Voilà bien les effets d'une émancipation trop précoce, au sein du pays natal. L'école buissonnière, que notre indiscipliné avait faite si longtemps dans sa Basse-Normandie, lui était encore très chère. Du reste, ce n'est pas à dix-neuf ans que l'on peut modifier à cet égard une nature aussi ardente que l'était la sienne. Quoi qu'il en soit, le fils aîné de Théophile Barbey eut un goût très prononcé, — et qu'il garda toute sa vie, — pour les études philosophiques : sa dissertation au concours des prix du collège, en 1829, peu de mois avant le baccalauréat, fut jugée excellente et lui valut une nomination au palmarès.
Mais la meilleure part de sa vie d'interne fut vouée à une amitié précieuse, dont le souvenir demeurera éternellement vivant: « A Stanislas, en 1828 et 29, dit-il, j'étais dans la même étude que Guérin; nous étions compagnons du même pupitre. Au lieu d'écrire nos devoirs et d'apprendre nos leçons, nous nous écrivions des lettres et des vers, — et déjà la défiance de lui-même, dont j'ai eu tant de peine à le guérir, commençait à lui faire sentir son oppression cruelle. Il me donna un jour un petit portefeuille de cuir de Russie, tout blanc, sur la première page duquel il avait écrit de cette petite écriture de race (les pattes d'abeilles ivres de Lacryma Christi des Guérins): « Souviens-toi qu'il fut un être misérable! » L'être misérable a été puissant et charmant, et je le lui ai enfin appris; mais le souviens-toi! a été bien obéi. Je n'ai pas manqué à cette consigne. Il est des endroits de Paris qui m'ont été consacrés par lui, et des pierres ou du bitume desquels il sort une douce flamme pour mes
(1) Lettre à Trebutien (10 avril 1856).
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yeux, quand je les revois. C'est là où nous avons échangé des sentiments et des pensées, faits de la vie, car il n'est pas un autre mot pour exprimer cela » (1).
Cette amitié, qui s'ébauchait sur les bancs du collège, se fit, par la suite, de jour en jour plus étroite: elle survécut à la mort prématurée du délicieux poète. Barbey d'Aurevilly fut plus tard l'éditeur du jeune maître enlevé à l'âge de 29 ans. Il lui a consacré les plus belles pages, — en partie encore inédites, — qui soient sorties d'un coeur fraternellement ami.
Georges-Maurice de Guérin, né au château du Cayla, près d'Albi, le 10 août 1810, était une de ces natures résonnantes et maladives qui, sentant leurs jours comptés, ont la fièvre de vivre et semblent pressées de répandre les trésors de leur âme (2). Ce fut sans doute leur commun amour de la poésie, leur passion des choses de la nature, leurs émotions semblables devant la vie, qui attirèrent l'un vers l'autre ces deux enfants à peine échappés à la tutelle familiale. Ils s'enivrèrent ensemble de sentiments élevés et d'expansions lyriques. Ils burent à la même coupe les premières gouttes délicieusement capiteuses de ce nectar des dieux qui fait qu'on oublie la platitude de l'existence quotidienne. Ils se surchauffèrent l'intelligence et le coeur de leur enthousiasme réciproque. Dans leurs entretiens, où passait comme un reflet de l'âme
(1) Lettre à Trebutien (15 août 1855).
(2) Je ne parlerai que très peu de Maurice de Guérin au cours des pages qui vont suivre, — et seulement dans la mesure où son existence a été intimement liée à celle de Barbey d'Aurevilly. Le poète du Centaure mérite, en effet, une étude spéciale. Or, justement à l'heure où je terminais ce chapitre, j'ai appris qu'un toulousain, M. Georges Esparbès, consacrait à son compatriote Maurice de Guérin un travail analogue à celui qu'un Bas-Normand fait ici sur son compatriote Barbey d'Aurevilly.
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même de Platon, ils sentirent et aimèrent la divine beauté. Ils firent des hymnes à la nature et, fuyant les régions terrestres où l'imagination est enchaînée, prirent leur essor vers les espaces illimités où elle s'épanouit dans la pleine liberté de ses rêves. Ils connurent la volupté, sans cesse renouvelée, que donne le culte ardent et exclusif des formes poétiques. Ils possédèrent cette impérieuse maîtresse, — amante jalouse qui asservit les plus fiers aux mirages de sa beauté, — la poésie. Ils étaient heureux.
Pourquoi fallut-il que ce bonheur fût interrompu par la séparation des deux amis, qui ne formaient plus déjà qu'un seul esprit et qu'un seul coeur? En juillet 1829, Jules Barbey est reçu bachelier ès-lettres. Vite, ses parents le rappellent à Saint-Sauveur. Il n'a plus rien à faire à Paris, pensent-ils à juste titre, ces braves hobereaux qui croient que la vie de province, — même la vie la plus étroite, — suffit à satisfaire tous les goûts. Contraint à regagner la maison paternelle, — qu'il a un peu oubliée, — le jeune lauréat de la Sorbonne s'éloigne tristement de son cher Guérin. Nos poètes se font de mélancoliques adieux ou plutôt ils jurent de se revoir et d'entretenir toujours, par un enthousiasme commun, le foyer de chaude affection où s'alluma leur fièvre du beau.
A peine revenu au pays natal, Jules est sollicité par ses parents à suivre l'exemple séculaire des Barbey. D'abord, il ne faut plus qu'il songe aux choses brillantes et vaines qu'il a entrevues à Paris et qui ont enchanté ses années de collégien exilé. Puisqu'il doit vivre en terrien, comme son père et ses ancêtres, il n'a pas besoin de se torturer désormais l'esprit de souvenirs inutiles. Une seule question, et très importante, mérite de l'intéresser à présent : elle consiste à faire choix d'une femme et à se
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marier au plus tôt. C'est l'usage; il ne saurait convenir à l'aîné de la famille de rompre avec les traditions ancestrales et de briser la longue chaîne d'un passé qui a force de loi. L'honneur commande à tous les descendants de conserver intact le patrimoine de hautes leçons et de modèles sacrés transmis par les aïeux, et d'accroître eux-mêmes cet héritage moral en se soumettant de gaîté de coeur, volontairement, expressément, aux devoirs qui en découlent. Faire ce qu'ont fait les pères, c'est l'ordre qui s'impose aux fils d'une famille bien née, c'est en quelque sorte le premier article de la morale domestique. Tel est le raisonnement que tient à son aîné le vieux royaliste Théophile Barbey.
Mais les perspectives d'avenir qu'on ouvre devant ce jeune homme, grisé de l'air de Paris et amoureux d'indépendance, ne sont guère de nature à le séduire. La vie tranquille, monotone et très plate, qu'on lui offre, qu'on lui représente comme nécessaire et seule digne de lui, à laquelle on semble même le contraindre au nom d'antiques traditions familiales, legs encombrant et suranné d'un temps aboli, histoires d'un autre âge qu'il n'est pas loin d'appeler des préjugés, — cette vie que, deux années plus tôt, avant le collège et l'atmosphère toute nouvelle où il a respiré les premiers parfums capiteux de la société moderne, il eût acceptée peut-être sans trop de difficultés, lui paraît à présent intolérable. C'est vouloir l'enfouir, l'enterrer tout vivant, que de prétendre l'enfermer dans un « trou de province ». Tel est le refrain de ceux qui commencent à se « déraciner » du sol natal. On le voit: Jules Barbey est revenu bien changé de ce collège Stanislas où son père ne pouvait pas prévoir qu'on enseignât des idées aussi révolutionnaires.
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Peu à peu, en effet, au cours de ces deux ans vécus a Paris dans un milieu très spécial, notre normand transplanté, jeté sans transition de l'existence champêtre en pleine civilisation urbaine (et quelle civilisation! quelle ville que ce Paris de 1829, qui bouillonne de toutes sortes de fermentations, littéraires;, politiques et sociales, et qui porte dans ses flancs toujours féconds le germe d'une prochaine révolution intellectuelle et morale!) notre normand s'est, lui aussi, profondément transformé. L'homme, décidément, est sorti de l'enfant! Cette éclosion qu'attendait avec impatience Théophile Barbey, la voilà enfin accomplie.
Mais (et cela ne pouvait être prévu par l'esprit peu subtil du Chouan raté de Saint-Sauveur-le-Vicomte) une pareille métamorphose ne se fait pas en toute sécurité et ne s'opère point insensiblement. D'abord le passage brusque de la vie libre au sein des campagnes natales à la vie recluse de l'internat ne pouvait être très favorable au développement progressif et normal des goûts de Jules Barbey. Il semble que ce jeune homme exilé dut maudire, dès la première heure, le sort qui le condamnait, lui, l'oiseau indiscipliné des régions de l'Ouest, à une captivité étroite où il allait s'étioler. Qui vit dans les grandes plaines de l'atmosphère, dont rien ne limite l'horizon, meurt en cage. Néanmoins, s'il s'habituait à son existence nouvelle, s'il se prenait à aimer sa prison, s'il y nouait des amitiés charmantes et solides, n'y avaitil pas lieu de craindre que Jules Barbey n'oubliât un peu la terre natale, ne s'aperçût qu'on peut vivre partout et ne se fît de l'absence, — cette absence qui paraît si dure aux premiers instants de solitude, — un état familier, s'auréolant dans le lointain, par l'accoutumance, d'une poésie mélancolique qui avait bien sa douceur et son
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attrait? Et puis, il n'avait jamais été fort choyé à la maison paternelle, et les mille sollicitudes, qui font tant défaut aux petits êtres arrachés à leur mère par la cruauté de la destinée, ne lui manquaient pas, à lui qui ne les avait point connues. Enfin, le milieu, où il avait passé deux années, était tout intellectuel : il y avait respiré à pleins poumons la joie de l'étude, qu'il savait rendre vagabonde sous des apparences régulières, et y avait conquis, entretenu, savouré, de précieuses relations d'esprit et de coeur.
Jules Barbey revenait donc au pays natal dans des sentiments tout à fait différents de ceux qu'il en avait emportés quelques mois auparavant. Les traditions de sa famille n'avaient plus, à ses yeux, la même valeur d' « impératif catégorique » et il était bien décidé à ne rien sacrifier de ses goûts ou de ses ambitions à ces « spectres du passé ». D'ailleurs, la Basse-Normandie ne lui tenait plus au coeur par des liens aussi solides et puissants qu'autrefois : ce n'est pas impunément que l'on quitte, tout jeune, un pays où l'on n'a pas eu encore le temps d'établir fermement et d' « enraciner » à jamais ses habitudes, ses préférences, son âme en un mot. Ce bachelier sans expérience voulait, — par la seule magie de son diplôme, peut-être, — conquérir le monde et s'imaginait naïvement qu'on peut prétendre à tout, grâce à un parchemin universitaire. Pauvre petit, infatué de ses lauriers récents ! l'existence se chargera bien un jour,— et bientôt, — de le ramener à des idées plus saines et plus voisines de la réalité !
Toutefois, pour l'instant, et en attendant de recevoir les dures leçons de l'adversité, Jules Barbey ne se souciait pas de reprendre à Saint-Sauveur-le-Vicomte la vie d'antan en la compagnie de son père et d'y mener, au
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milieu d'une société d'esprits rétrogrades qui le comprendraient de moins en moins, cette existence austère, renfrognée, inutile, qui avait été la sienne pendant de longues années. Il envisageait l'avenir sous des couleurs plus variées et moins pâles ; l'uniformité, la monotonie des choses rurales lui faisait peur. Du reste, il avait maintenant des besoins intellectuels. Son esprit s'était ouvert au charme puissant de l'étude et de l'amitié. Pourrait-il jamais satisfaire, à Saint-Sauveur, ces aspirations ardentes vers l'idéal et entretenir, comme il l'avait promis à son cher Guérin, l'ivresse de ses premières sensations de collège ?
Mais essayer de convaincre Théophile Barbey du caractère impérieux de ces secrets désirs, c'était peine perdue. Le vieux paysan ne comprenait rien à de si sottes démangeaisons sentimentales et se disait que le baccalauréat, qui fait naître de telles maladies bizarres, n'est point une institution bien saine. De là, il concevait encore une horreur plus profonde pour la société moderne. Il flairait toutes sortes de pièges et de complots révolutionnaires sous les fantaisies de son fils. Entêté comme il l'était, et aigri par les déceptions, il dut maudire bien vite la stupide ambition qui l'avait poussé à envoyer Jules à Paris,— et il le fit sentir cruellement au jeune homme. Ce n'était, en vérité, qu'un ingrat, cet aîné sur qui reposaient les meilleures espérances de la famille et qui répondait si mal aux sacrifices consentis en sa faveur !
Si donc notre bachelier s'était flatté de l'idée qu'on le faisait revenir, sans délai, à Saint-Sauveur, pour le féliciter de ses succès et respirer à là maison, dans la douce intimité du foyer, la fraîche odeur de ses verts lauriers, il eut à rabattre bientôt son naïf et confiant
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orgueil. Les lauriers scolaires ne tardèrent point à se faner, et l'odeur s'en perdit au cours des discussions, dénuées de cordialité, qui s'élevèrent entre le père et le fils pendant ces vacances suprêmes après le diplôme universitaire obtenu, — derniers moments heureux qui précèdent de bien peu le commencement de la vie sérieuse où l'on n'a plus à compter que sur soi !
Oh ! ces vacances, à la fin desquelles, une fois passé l'examen redoutable et une fois évanoui le parfum factice du baccalauréat, il n'est question que de songer à l'avenir ! Les parents pressent leur enfant de prendre une décision et l'invitent instamment à faire choix d'une carrière. Et le jeune homme, qui a vécu toute son adolescence au collège et qui ne connaît rien de la vie réelle, qui a même reçu la plupart du temps une instruction absolument opposée à celle qui lui serait nécessaire dans la pratique, ne sait de quel côté se diriger. Il a du goût pour tout, en général, — pour rien, en particulier. Il fera ce qu'on voudra. Il n'est pas difficile, pourvu qu'on lui assure « bon souper, bon gîte... et le reste », — le reste surtout; car le superflu est toujours ce qu'il y a de plus indispensable. Il essaiera, s'il le faut, toutes les carrières les unes après les autres ; je veux dire qu'il essaiera d'y entrer. Quand, après beaucoup de sueurs, il aura gagné son galon sur le champ de bataille de la vie, il s'y accrochera désespérément, le défendra au besoin avec fureur et ne l'abandonnera jamais Il aura pour le « rond-de-cuir » enfin conquis une dévotion de musulman. Ce sera son fétiche, — presque sa seule divinité. Plus tard, ses enfants recommenceront le même jeu et se contenteront de la même aubaine.
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Mais, en attendant ce dénouement, but extrême des ambitions contemporaines, le jeune homme est malheureux. Combien, dans ses dernières heures de loisir et d'insouciance, il regrette les vacances d'autrefois qui lui semblaient si longues, interminables, et qu'il avait hâte de voir s'achever pour parvenir plus vite aux congés suivants. Il était pressé de grandir, d'être un homme en définitive, et maintenant il ne sait plus quoi faire de sa virilité trop tôt épanouie. Voilà le défaut de la cuirasse dans l'éducation classique, qui se borne à la recherche des diplômes et qui ne prévoit pas la vie... au-delà du but immédiat qu'elle s'est proposé. De cette étuve, surchauffée pendant longtemps, nos bacheliers sortent bons à tout — et propres à rien.
A vrai dire, pour Jules Barbey, le problème ne se posait pas avec cette incertitude poignante qui jette le trouble dans la conscience de tant de jeunes gens. On lui offrait une solution toute naturelle et très simple ; mais elle ne lui plaisait pas. Alors s'engagea entre le père et le fils un duel terrible, où toute la dialectique passionnée du second ne put triompher de l'inébranlable obstination du premier. On en vint à échauger des paroles irréparables, dont le souvenir même ne devait plus s'effacer jamais ! Et cependant, jusqu'à nouvel ordre, la vie en commun était nécessaire. Quelle souffrance que ces rencontres forcées à table et au salon, ce commerce journalier et incessant de personnes qui parlent un langage différent et qui, sans le vouloir peut-être, par leurs discours ou leurs silences mêmes, se froissent mutuellement !
Que voulait donc Jules Barbey ? Avait-il une ambition très précise ou seulement de vagues désirs d'indépendance ? Un dessin que nous avons de sa physionomie à
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cette époque peut éclairer en partie la question. Nous sommes en présence d'un jeune homme de 20 ans, aux cheveux bouclés et à la mine bien éveillée. La figure est maigre et semble pâle. Le front dégagé sous une chevelure abondante et rejetée de côté, le nez. bourbonien, les lèvres minces et ironiques, que déjà commence à estomper une moustache naissante, le regard profond et aigu, tout annonce le lionceau qui va se ruer sur la vie, sur sa proie ! Ce sont les yeux, surtout, qui s'imposent à l'attention : ils tranchent sur le reste du visage, un peu effacé, par leur éclat fauve et leur « foyer » anormalement brillant : ils ont je ne sais quoi de félin (1) et de « mauvais sujet ». L'ensemble du portrait effraye légèrement au premier abord et inspirerait volontiers une sorte d'étonnement répulsif ; mais, bien considéré, et à la longue, il captive : l'éloignement, qu'il provoque au début, est vite réprimé et fait place à un ensorcelant attrait. Il y a du mystère dans cette physionomie, et le mystère fascine toujours même les plus réfractaires à son influence.
Un mystère de ce genre n'est pas facile à percer. Mais, ce qu'il y a de certain, c'est que le visage de Jules Barbey ne paraît pas être celui d'un méditatif. Il semble bien plutôt refléter des ardeurs très vives d'action et d'impérieux besoins de dépenser au dehors, non ! de gaspiller et pour ainsi dire de « purger » de violentes énergies internes. Cet homme n'est pas destiné à la vie contemplative ou à l'existence « terre à terre » de ses parents. Rien alors de surprenant si, sous la
(1) « Je n'ai jamais eu ce palelinage de regards », a dit Barbey d'Aurevilly, en parlant de ce portrait de sa vingtième année. (Premier Mémorandum, 1836-1838 (Lemerre, éditeur, 1900, p. 128).
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triple pression de son tempérament, de la « voix du sang » et du souffle de l'air natal qui invite à l'action, il se soit épris des beautés de la carrière militaire. Parlant plus tard des « culottes de peau », il disait avec mélancolie : « Hélas ! je les ai toujours aimées, ces culottes-là, et j'ai bien failli les porter. Si, au lieu d'aller faire mon droit à Caen, j'étais allé faire le coup de sabre dans l'Algérie, je serais maintenant Général ou j'aurais été tué. Deux bonnes choses. » (1).
Mais quand Jules Barbey dit à son père que la carrière des armes le séduisait, ce fut un beau scandale. L'admirateur endurci des Chouans de Basse-Normandie fut tout suffoqué de cette prétention inattendue qui venait de germer, comme par enchantement, dans la tête légère de son fils. Revenu à lui-même, et lorsqu'il eut repris ses sens, il déclara tout net qu'il était indigne d'un homme bien né, dont le nom était synonyme d'honneur, de s'enrôler sous le « drapeau constitutionnel » de la triste monarchie d'après la Charte. Le ministère Martignac, par ses principes de libéralisme outré, n'avait-il point, d'ailleurs, ramené en France la révolution victorieuse ? Et c'était un pareil régime que le petit-fils des héros de la Chouannerie voulait servir et soutenir, — fût-ce en Algérie ? Sur-le-champ défense absolue fut faite au jeune étourdi de songer désormais à satisfaire d'aussi criminelles fantaisies et de prendre du service dans l'armée régulière du Roi.
Notre bachelier n'avait décidément pas de chance. Tout ce qui lui souriait déplaisait à son père et faisait surgir des obstacles imprévus. Il ne lui restait plus qu'une ressource : retourner à Paris, revoir Maurice de Guérin,
(1) Lettre à Trebutien, 15 août 1855.
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renouer de chères relations intellectuelles que la séparation rendait si malaisées. Mais Théophile Barbey, effrayé des idées d'indépendance que l'atmosphère du collège avait déjà jetées dans l'âme de son aîné, ne se prêta pas davantage à cette nouvelle combinaison. Il refusa son consentement au départ de Jules. Craignant que le jeune homme ne s'émancipât tout à fait, si l'on avait la faiblesse de céder à ses caprices, il lui intima •Tordre de rester à Saint-Sauveur.
Les choses en étaient là, et la solution amiable de tant de difficultés pendantes entre le père et le fils ne semblait guère prochaine, lorsqu'un événement survint qui mit fin à cette situation embarrassante et presque inextricable. Le 3 octobre 1829, Jean-François-Frédéric Barbey d'Aurevilly, maire de Saint-Sauveur, frère aîné de Théophile Barbey, mourut subitement. Le portrait de cet homme singulier et le récit de sa mort violente ont été faits de main de maître par son neveu, dans une lettre à Trebutien. Si je reproduis ici partiellement ce morceau, c'est qu'il aide à saisir certaines particularités de la vie de province et de la famille Barbey.
« Mon oncle était un hercule blond, au regard bleu et couvert, au teint fouetté comme celui d'un Anglais, et aux plus belles jambes que j'aie jamais vues, — un Hercule campé sur des jambes d'Apollon. C'était le Normand pur, le Rob-Roy du Cotentin, bouvier, agriculteur et conduisant parfois sa charrette avec ses mains de gentilhomme qui auraient cassé celles de tous les paysans d'alentour. S'ils avaient eu l'imagination et les coutumes arabes, ils l'auraient appelé, comme les Arabes appelaient Kléber, le Sultan Juste. Il était fort sultan, en effet, fort despote, fort bourru, mais il était juste. Sa mairie fut une Royauté et il l'a exercée dure-
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ment, mais irréprochablement, dix-sept ans... Quand je l'ai connu, il était à plein dans la vie ! Les cheveux blonds étaient tombés sur le sommet de cette tête brûlante et sanguine, comme sur la tête de Charles XII, dont il n'avait pas la sobriété, s'il en avait l'incroyable audace. Il buvait le bourgogne comme un prieur de Templiers, et il fallait boire à sa table, sinon il vous allongeait de grands coups de couteau dans les cuisses. Quand on dînait chez lui, on pouvait craindre que cela ne finît comme entre Lapithes et Centaures... Il faisait de ses chevaux des chevaux de Diomède. Il était obligé de se battre avec eux pour les monter ; cela durait une heure, mais l'homme finissait par mettre le joug de ses cuisses de fer sur le dos vibrant du rebelle. Figurez-vous que ces chevaux, enragés par lui, ne se laissaient monter ni avec la sangle, ni avec la croupière. L'homme, de son poids, devait leur fixer la selle aux reins !.. Il est mort grandiosement, — comme il avait vécu. Son cheval l'a tué en s'abattant sur lui sans pouvoir le désarçonner et en revenant lui piler, sous ses pieds, cette tête qui, à moitié écrasée, alla jouer le whist chez mon père, le soir, à l'horreur et à l'admiration de tous. Dix jours après, un dépôt horrible éclata dans ce front que les sabots du cheval n'avaient pu briser, et il mourut, ferme, après quatorze heures de bouillon, — comme ils disent si effroyablement du râle des mourants, en Normandie. C'est le premier homme que j'aie vu mourir. Après sa mort, cette nature hémorragique attesta encore sa puissance. De sa maison, assez éloignée du cimetière, une rivière de sang marqua sa route, en coulant par les jointures de son cercueil. J'étais un enfant, mais je menais le deuil malgré mon âge, et je me rappelle la tragédie de mes sensations en marchant dans ce sang,
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tombé des plus larges veines qui aient jamais palpité..., — des veines dignes de se dégorger dans le sein d'une impératrice ! » (1).
Cette page superbe de mouvement et de coloris donne à coup sûr des proportions un peu exagérées à la curieuse physionomie du grand « bouvier » cotentinais : mais, au témoignage des personnes qui ont connu cet homme d'une nature réellement extraordinaire, le portrait demeure, à tout prendre, — malgré le panache romantique dont l'a orné le peintre, — d'une fidélité très suffisante et d'une exactitude de traits, sinon photographique, du moins parfaite en ses grandes lignes.
La mort inopinée du Maire de Saint-Sauveur amena vraisemblablement un peu de détente dans les rapports de Théophile Barbey avec son fils. C'est l'effet habituel des deuils de famille. La lutte engagée autour des projets d'avenir du jeune homme perdit momentanément de son âpreté. Néanmoins tout faillit se gâter de nouveau, à propos d'un incident de minime importance. Jean-François-Frédéric Barbey d'Aurevilly étant mort sans postérité, il avait été décidé que dorénavant Jules et Léon Barbey ajouteraient à leur nom patronymique la dénomination de d'Aurevilly, laissée vacante par le décès de leur oncle, tandis que les deux derniers-nés de la famille, Edouard et Ernest, s'appelleraient du Motel. Pouvait-on prévoir des difficultés sur ce point de détail ? Mais Jules, qui avait déjà éprouvé la tyrannie des traditions ancestrales et né voulait à présent agir qu'à sa guise, refusa
(1) Lettre du 23 avril 1856. — A propos de ce mot : « J'étais un enfant », il convient de remarquer ici, une fois pour toutes, que l'auteur de l'Ensorcelée s'est toujours rajeuni de quelques années. Il avait près de 21 ans quand son oncle mourut. Il n'était donc plus un enfant... sinon par certains côtés de son caractère.
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tout net l'aubaine trop facile d'un nom auquel il ne se reconnaissait personnellement aucun droit.
Un tel refus n'était pas de nature à calmer les susceptibilités aristocratiques de Théophile Barbey. Ce rigide dévot de l'ancien régime crut que son fils allait consommer ses révoltes contre l'autorité paternelle en s'affichant démocrate. Il voulut donc à tout prix procurer à cet enfant, qui menaçait de finir mal, une occupation sérieuse, pour l'arracher aux folles chimères dont s'enfiévrait sa juvénile imagination. Il l'envoya à Caen suivre les Cours de la Faculté de Droit. « Mon fils, à qui ses vingt ans grisent la tête et le coeur, pensait le vieux légitimiste, nous reviendra calme, assagi et apaisé, après avoir connu le charme austère des études juridiques. Si nous n'en faisons pas un terrien, vivant comme moi, inoccupé et très occupé, du moins deviendra-t-il peut-être un bon avocat, très indépendant, sans compromission avec les hommes et les idées du jour, car il comprendra bientôt qu'il ne peut accepter aucune fonction de notre soi-disant gouvernement, issu du Crime de 1789. »
Si tel fut le raisonnement de Théophile Barbey (et tout nous autorise à le supposer), le peu clairvoyant royaliste était loin de compte. L'avenir lui réservait plus d'une surprise.
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CHAPITRE IV
ÉTUDES A LA FACULTÉ DE DROIT DE CAEN
GUILLAUME-STANISLAS TREBUTIEN
LA RÉVOLUTION DE 1830. - IDÉES RÉPUBLICAINES
LA Revue de Caen
PREMIERS ESSAIS POLITIQUES ET LITTÉRAIRES : Léa THÈSE DE LICENCE EN DROIT
(1829-1833)
La solution opportune, — et malheureusement provisoire, — du cas difficile qu'avait eu à résoudre Théophile Barbey, relativement à l'avenir de son aîné, ne donnait pas entière satisfaction à l'âme ardente de ce jeune homme de 20 ans. Toutefois, malgré sa vocation militaire contrariée, l'ami de Maurice de Guérin ne put s'empêcher de reconnaître que la liberté lui était enfin rendue, et que c'est beaucoup d'être libre. Il sentait bien, d'ailleurs, que l'espèce de compromis imaginé par son père était une de ces demi-mesures qui n'aboutissent jamais à un résultat positif et sérieux. Il saurait parfaitement éviter les conséquences de la situation momentanée qu'il acceptait, si elles devenaient un jour impérieusement contraires à ses
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inclinations réelles. Au fond, comme toutes les demimesures, celle-ci ne contentait personne d'une façon absolue : ni le père, qui ne l'avait prise qu'à son corps défendant, à la dernière extrémité, sous la pression de circonstances urgentes ; ni le fils qui ne s'y résignait que contraint et forcé, la mort dans l'âme, pour éviter de nouvelles discussions inutiles et douloureuses et ne point prolonger son triste séjour à Saint-Sauveur. Mais les événements allaient se charger de confondre et anéantir tout à la fois la sécurité peu clairvoyante de Théophile Barbey et les répugnances secrètes de son fils.
Jules Barbey (qui avait refusé le joli nom de d'Aurevilly et qui nous prive de lui donner encore cette appellation gracieuse) prit, le 16 novembre 1829, sa première inscription à la Faculté de Droit de Caen. Il avait juste 21 ans. Il n'eut, en arrivant à Caen, d'autre recours contre l'ennui menaçant, que le travail. Aussi s'appliquat-il très sérieusement aux études que la volonté de son père lui prescrivait. Il fut tout à fait assidu aux cours de ses professeurs. Cette assiduité n'allait pas sans quelque mérite, car c'était le temps où nos futurs jurisconsultes désertaient souvent la Faculté pour les parlottes politiques qui commençaient à devenir bruyantes. On s'occupait plus volontiers des menées réactionnaires de M. de Polignac et des tentatives cléricales de la Congrégation que des oeuvres juridiques de l'empereur Justinien. Le présent faisait oublier et effaçait presque le passé. Les manuels de droit s'enluminaient de proclamations libérales et le papier timbré se couvrait, comme par enchantement, d'arabesques multicolores où se dissimulaient de vives allusions à l'impopularité du gouvernement de Charles X. L'actualité, la terrible et brûlante actualité, jetait la fièvre dans les esprits.
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Le fils du plus endurci des légitimistes pouvait trouver, dans ce milieu surexcité, une excellente occasion de battre en brèche les vieilles traditions et les préjugés de sa famille. Peut-être le fit-il : c'est même probable. Mais, au début de son séjour à Caen, seul et sans amis, vivant en isolé, il dut se contenter de rêver aux libres chevauchées que son père lui avait interdites. Sa pensée errante allait des beaux songes militaires de son enfance aux ivresses intellectuelles de son adolescence précoce : le deuil de ses goûts sacrifiés aux exigences paternelles lui attristait le coeur. Il se renfermait alors dans sa « tour d'ivoire », — refuge inaccessible à autrui, temple intime où il avait porté ses idoles et ses chimères. Là, du moins, il lui était loisible d'évoquer silencieusement, et en toute sécurité, les spectres qui avaient hanté les jours et les nuits de ses jeunes années. Il pleurait ses fantômes évanouis.
Dès cette époque, il se fait remarquer par la singularité de ses costumes et la bizarrerie de ses goûts. Il fraye peu avec les étudiants de la Faculté. Quand il n'est pas aux cours, il fait de longues promenades solitaires dans les rues de la ville et par la plaine de Caen ou se retire en sa chambrette de la place Malherbe. Là, dans la familiarité de ses rêves, compagnons chers et douloureux à la fois, lorsqu'ils deviennent trop violemment torturants, il les satisfait pour une heure, en dépouillant ses habits bourgeois et en s'affublant de vêtements excentriques. Ces fantaisies passagères trompent ses besoins inassouvis d'héroïsme et de grandeur. Les illusions de son imagination servent de dérivatif aux tristes nécessités d'une existence monotone et incolore. Il met « du bleu » dans sa vie par la vertu toute-puissante et magique d'évocations fictives.
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Aussitôt qu'il revient à la réalité et qu'il veut échapper à l'obsédante image de sa situation présente, il va à la Faculté des Lettres entendre deux professeurs qu'il aime : Charma et Bertrand. Charma, l'élégant philosophe au nom poétique, esprit plus subtil que profond, « le mouvement perpétuel en fait d'idées » (1), le séduit par l'agilité de ses spéculations métaphysiques. L'ancien lauréat de la dissertation philosophique au collège Stanislas se plaît à suivre le jeune maître, — Charma avait alors trente ans à peine, — dans les hautes régions qui le ravissent aux platitudes de la vie quotidienne. En Bertrand, Jules Barbey goûte surtout le disert hélléniste, qui enchâsse finement de délicates réflexions dans la suave poésie d'Homère. L'enfant de Saint-Sauveur revit là ses premières sensations de la nature : il y trouve une consolation à ses rêves toujours renaissants. Par la suite, il devient l'ami de ces deux professeurs éminents.
Mais ces heures délicieuses, où les préoccupations intellectuelles sont les plus fortes et dominent toutes les autres, sonnent trop rarement pour remplir le vide des longues journées sans activité. Aux moments de désoeuvrement, la passion reprend ses droits et fait entendre sa voix grondante. Or, la nature sentimentale et romanesque de Jules Barbey n'a pas assez d'empire sur elle-même pour se soustraire à l'exaltation intime de ses douleurs. Il souffre de toutes manières, — même par l'amour, par ces amours juvéniles qui deviennent d'autant plus violentes qu'elles sont plus déraisonnables et plus difficiles à satisfaire. Ces « amours impossibles » le mettent au supplice : il sort, blessé et meurtri, de plusieurs aventures où il était allé chercher un peu d'apaisement et
(1) Memorandum de Caen (éd. Lemerre 1884).
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par lesquelles il avait tenté de se fuir lui-même, d'échapper à sa solitude exaspérante. L'isolement lui était insupportable, et il revient, plus seul que jamais, des régions du sentiment où il s'était égaré. Il connaît les larmes angoissées du désenchantement et il rentre chez lui, n'ayant pour compagnie que le triste cortège de ses désillusions. Il gardera toujours, au plus intime de son âme, le secret de ces amours inassouvies, qui ne sont point défuntes et dont l'aiguillonnant souvenir le hante sans répit.
Heureusement, un événement imprévu l'arrache tout à coup au pénible commerce. de ses rêves inapaisés. Un jour qu'il traînait à l'aventure son oisiveté ennuyée et sombre à travers les rues de Caen, il aperçoit près du Pont Saint-Jacques une sorte de cabinet de lecture. Il y entre sans but précis, afin de «tuer » une heure ou deux, et parcourt au hasard des livres qui lui tombent sous la main. Cependant le libraire peu occupé, qui tient ce pauvre magasin, remarque son nouveau client et peu à peu s'approche de lui. Nos désoeuvrés se font maintes politesses et aussitôt causent à bâtons rompus de littérature et d'art. Jules Barbey est frappé de la physionomie intelligente et surtout de la science de son interlocuteur. « C'était, disait-il plus tard, un homme maigre, à l'allure pénitente, comme un père du désert, avec une jambe repliée, le pied en l'air... » (1).
Ce libraire singulier, qui devait prendre dans l'existence intellectuelle de Barbey d'Aurevilly une place si prépondérante, s'appelait Guillaume-Stanislas Trebutien. Infirme et maladif, il n'avait pour vivre que les minimes ressources de son cabinet littéraire, dont il était, au
(1) Octave UZANNE, Article de la Revue Le Livre (10 juin 1889).
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demeurant, le plus fervent lecteur. Bardé de savoir,—à la façon d'un moine du moyen-âge, — ayant étudié le persan, l'arabe et le turc, il s'était mis en relations avec nombre d'érudits et d'archéologues illustres : mais il n'avait pas trouvé la fortune dans ce culte désintéressé de là science. Ame ardente, d'ailleurs, à qui l'étude ne suffisait pas et qui avait comme besoin de se dévouer à autrui, il maîtrisait mal ses émotions les plus intimes, et ne pouvait dissimuler ses enthousiasmes fébriles sous le masque rigide de l'érudition.
Au bout de quelques minutes d'entretien, les deux jeunes gens (Trebutien n'avait guère alors dépassé la trentaine, étant né le 9 octobre 1800) se comprirent et s'aimèrent. Il devinrent plus que des amis, — des frères. Un sentiment profond les unit l'un à l'autre, et de ce jour ils furent inséparables. Trebutien, qui s'était épris des idées saint-simoniennes (1), causa politique avec le fils de Théophile Barbey et vit qu'il avait affaire à un esprit très libre, très indépendant, tout à fait dégagé des traditions du passé. Mais ce fut surtout la littérature qui rapprocha le libraire et l'étudiant: ils communièrent dans une égale passion du beau. Sans délai, le Normand du Calvados conçut pour le Normand de la Manche une admiration des plus vives, que rien ne justifiait encore ; seulement (chose plus rare ! ) il le devina, il pressentit son talent à venir.
De son côté, avec cette superbe confiance qui caractérise la jeunesse, Jules Barbey, choyé par son aîné, lui jura une éternelle affection et déclara dès lors l'associer à sa gloire future.
(1) Cf. E. DE ROBILLARD DE BEAUREPAIRE, Notice sur F. G. S. Trebutien (Caen, Imprimerie de F. Le Blanc-Hardel, 1872).
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Sur ces entrefaites, la Révolution de 1830 avait éclaté comme un coup de foudre dans un ciel chargé d'orage. Le nouvel ami de Trebutien, qui se détachait de plus en plus des idées de son père, ne s'indigna point de la chute de Charles X : peut-être même y applaudit-il secrètement. Il apprit avec autant de tranquillité ou d'indifférence l'avènement de Louis-Philippe au trône de France. Du reste, s'il n'accueillit pas avec sympathie les récents progrès de l'oeuvre révolutionnaire, c'est que pour le moment la politique ne le tentait pas. Il demeurait à l'écart de toutes les théories sociales et, pourvu qu'on ne mît pas d'entraves à ses désirs de liberté ou qu'on ne réveillât point le spectre des traditions ancestrales, il se tenait pour satisfait.
Il n'en allait pas de même à Saint-Sauveur-le-Vicomte. Théophile Barbey, après avoir protesté contre la Charte octroyée par Louis XVIII, s'était rallié, malgré la constitution qui l'offusquait, aux principes absolutistes de Charles X vieillissant et au ministère ultra-royaliste du prince de Polignac. Les Ordonnances de juillet le comblèrent de joie: c'était, pensait-il, le coup de grâce donné aux « libertés » malsaines que la faiblesse du Roi, en 1814, avait malheureusement consenties. L' « oeuvre satanique » de la Révolution serait, grâce à ce retour tardif vers le passé, arrêtée en plein essor. Dieu bénissait la France et lui promettait de longs jours de paix. Aussi, quelle surprise affreuse, quel terrible réveil, lorsque la Démocratie, rendue plus forte que jamais par les rodomontades des derniers ministres de Charles X, s'avança à flots pressés à travers Paris et le conquit avec rapidité! Dans sa demeure silencieuse, le vieux Chouan au repos, pour qui la Révolution était lettre close et chose non avenue, n'en pouvait croire ses yeux
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ni ses oreilles Rien n'existe plus, répétait-il, puisque l'ancien régime vient de subir encore une défaite, peutêtre définitive.
A Caen, par bonheur, on envisageait la situation d'un regard moins tragique et l'on ne songeait pas à accuser Dieu d'abandonner la France. S'il y eut dans la cité normande un moment de stupeur, il fut vite passé. Jules Barbey poursuivit ses études de Droit avec la même résignation qu'auparavant ; sans doute se dit-il qu'il n'y avait rien de changé dans le pays, si ce n'est un gouvernement. Et c'est si peu de chose dans la marche de l'humanité ! Drapeau blanc ou drapeau tricolore, il était prêt à servir l'un ou l'autre avec un égal enthousiasme. Mais il inclinait de préférence vers le second, qui était teint du sang des volontaires de 1792 et des soldats de Bonaparte.
Bien différent était l'état d'âme de son frère Léon. Ce jeune homme, bachelier comme Jules, arrivait alors de Saint-Sauveur pour faire, lui aussi, ses études de Droit à la Faculté de Caen. Respectueux des principes légitimistes, avec plus de clairvoyance, à coup sûr, que Théophile Barbey, mais avec non moins de zèle, il eut la fantaisie de monter, en compagnie de plusieurs condisciples, à l'assaut de la Monarchie de Juillet. Comme il rimait agréablement, il fit des chansons et de faciles épigrammes contre le nouveau Roi et ses ministres. Guerre bien inoffensive! on trouvait plaisantes les saillies du poète imberbe, mais on s'en tenait, même dans la haute société caennaise, à de prudentes marques d'approbation tacite. Il n'y avait pas lieu de craindre que le gouvernement de Louis-Philippe succombât sous les coups d'épingle de ces satires politiques.
Grisé par quelques succès de club et de salon, Léon d'Aurevilly (qui, loin d'imiter la conduite de son frère,
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avait retranché de son nom le Barbey trop roturier) fonda en janvier 1832 une feuille politico-littéraire, le Momus Normand, destinée à mener le bon combat sous toutes ses formes, anecdotique, romanesque et poétique, contre le « pouvoir usurpateur » des d'Orléans. Théophile Barbey et Ernestine Ango, fiers de leur fils puîné, secondèrent de tous leurs efforts cette tentative, l'un par des subsides fréquents, l'autre par une collaboration effective et régulière. Ainsi Léon s'attirait les faveurs de ses parents, en servant la cause sainte de la légitimité. Le père croyait devoir à ses opinions d'entretenir, mieux que par de bonnes paroles ou de pieuses exhortations, le beau zèle des jeunes bourboniens ; de son côté, la mère était heureuse d'épancher des vers faciles dans un recueil qui allait bouleverser le monde politique et amener triomphant, sur le trône de France consolidé, le cher Henri V (1).
Théophile Barbey et sa femme ne considéraient pas du même regard favorable et bienveillant les idées d'indépendance, sans cesse croissantes et aggravées, de leur fils aîné. Jules ne s'est-il point avisé de refuser toute collaboration au Momus Normand, de protester à sa façon contre les tentatives réactionnaires qu'on médite et de dire leur fait, brutalement, aux turbulents poètes de la coterie légitimiste? Il faut être vraiment extravagant pour oser, d'un coeur léger, de pareils sacrilèges ! Et ce n'est pas tout. Notre jeune indiscipliné prétend que les questions politiques n'ont aucune importance, qu'il ne
(1) Pour plus de détails sur les épisodes de cette campagne légitimiste, voir l'intéressant chapitre II du livre que le R. P. Dauphin a consacré à Léon d'Aurevilly. Si l'on se met en garde contre certaines appréciations et interprétations, très naturelles, de l'auteur, on pourra se faire une idée tout à fait exacte des luttes de ces nouveaux Chouans.
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s'agit pas de savoir si les Français seront gouvernés par Henri V ou par Louis-Philippe, que tout le problème de l'heure actuelle consiste dans une organisation meilleure et plus équitable de la société. Bref, Jules Barbey se dit démocrate et n'a plus rien de commun, — même le nom, — avec Léon d'Aurevilly. On juge de l'ébahissement et de l'indignation des Chouans de Saint-Sauveur et de Caen. C'en est trop : c'est mettre le comble à la patience déjà si éprouvée de la famille, que de se permettre une aussi scandaleuse attitude. On éloigne le renégat ; on est tenté de le maudire.
Délaissé par ses parents, Jules Barbey n'a de refuge qu'auprès de son cher Trebutien, — son vrai frère. Il le supplie de hâter l'exécution d'un projet qu'ils caressent depuis longtemps dans leurs entretiens affectueux : la fondation d'une revue locale. Sans doute, leur bonne volonté ne suffira pas à faire vivre cet organe nouveau ; mais Jules s'engage à intéresser à l'affaire commune, si digne de soins, son cousin germain Edelestand du Méril. Du Méril est jeune, savant et riche, — trois qualités admirables qui se renforcent par leur union et sont un gage de prospérité dans toutes les entreprises. Il appor. tera à la Revue naissante le triple concours de sa précoce expérience, de son savoir étendu et de ses finances très solides. Notre étudiant développe ce thème avec chaleur et conviction. Cette éloquence juvénile se fait si pressante que le bon Trebutien, bientôt à bout d'arguments contre l'opportunité de l'affaire et désireux avant tout d'être agréable à son ami, s'avoue vaincu : il laisse entrer la persuasion dans son âme débonnaire et finit par reconnaître lui-même l'urgence d'une publication nouvelle.
Sans plus tarder et comme s'ils se défiaient du lendemain, nos hommes de lettres improvisés élaborent,
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séance tenante, le programme du recueil qui doit les mener au plus vite à la célébrité. Ils baptisent d'abord cette « fille de leurs rêves » du nom très simple de Revue de Caen et arrêtent en commun le plan de la rédaction future. C'est un gros travail, — et de grande conséquence, — que de dresser la liste des matières d'une Revue naissante ; de l'habile confection du premier sommaire, de l'heureuse et intelligente distribution des sujets traités, dépend en majeure partie l'idée que le public se fera, une fois pour toutes, du nouveau recueil qu'on soumet à son examen. Aussi Trebutien et Jules Barbey apportent-ils un soin minutieux et des précautions infinies à préparer leur rencontre, redoutable parce qu'elle est décisive, avec le public lettré. Ils s'inquiètent peu de l'avenir, ils n'envisagent que le présent. Leurs regards s'arrêtent à contempler le succès immédiat qu'ils espèrent : ils ne voient rien au-delà de cette réussite escomptée et ne songent point aux nécessités matérielles de la lutte. Ce sont des idéalistes, que ces fondateurs de Revue ; ils peuvent former de beaux projets en chambre, ils en seront pour leurs frais. Sans provisions de voyage, sans un arsenal bien garni de munitions, nos deux étourdis se jettent, tête baissée, dans le labyrinthe de la publicité, à la poursuite du Minotaure qui s'appelle le succès.
Pendant que Trebutien met la dernière main à l'oeuvre commune, Jules Barbey s'en va passer ses vacances à Saint-Sauveur. Sa famille ne lui fait pas sans doute un très chaleureux accueil; mais il s'en console en pensant à la chère Revue de Caen, qui est à la veille de naître. Tout à la joie d'un triomphe qu'il savoure déjà, il ne s'aperçoit peut-être même pas des rancunes et des méfiances que ses parents gardent à l'endroit de son indé-
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pendance de jour en jour plus ombrageuse. Il ne vit que dans le rêve de l'apparition tout à fait prochaine de la Revue. « Eh bien, Monsieur et ami, écrit-il à Trebutien en septembre 1832, que devenez-vous avec votre prospectus? Vos imprimeurs sont-ils plus traitables? Mettrons-nous flamberge au vent ou décidément flamberge restera-t-elle dans son fourreau? C'est ce que j'ai cru et ce que je crois encore, mon cher ami, d'après votre silencieuse attitude et les chances probables de succès que nous aurions à débiter notre denrée intellectuelle au beau milieu de gens qui n'ont jamais senti que la démangeaison de plus grossiers appétits. Si je ne suis qu'un balourd dans mes présomptions et si au contraire le prospectus s'imprime, je m'en vais vous transcrire Léa à grand renfort de besicles et de patience ». Malgré les apparences, il ne faut pas voir dans l'expression de ces doutes l'ombre d'un découragement: ce n'est que l'appréhension, le pessimisme du général au moment de la bataille. Mais Trebutien semble plus inquiet : il se demande si la Revue aura tout le succès qu'elle mérite. Les réponses de son ami ne le rassurent que médiocrement. Jules Barbey fait de la propagande et se dévoue cordialement à cette tâche nécessaire: « J'embrigade», écrit-il de Saint-Sauveur le 25 septembre; toutefois, malgré les efforts de son apostolat, la brigade se recrute difficilement: elle ne parvient à se composer que d'un abonné, ou plutôt d'une abonnée. « Elle exceptée, avoue-t-il mélancoliquement, je n'ai personne à qui je propose, en toute sécurité de n'être pas mordu, notre abominable lecture. La société de mon père est carliste, ce qui n'est que la moitié du mal, mais de plus, en fait d'opinion, d'une personnalité concentrique ». Malgré tout, il envoie des adresses à Trebutien. Faites circuler des pros-
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pectus, dit-il, — et il lui communique « la liste des personnes de cettuy pays qui pourraient s'abonner ». n met beaucoup d'ardeur à sa propagande, et pourtant il n'a plus les enthousiasmes du début: « Je ne réponds pas, mande-t-il à Trebutien, que ces dames un peu caillettes du faubourg Saint-Germain exposent la blancheur d'hermine de leur carlisme aux souillures de notre contact républicain. Mais tentons-les, et que ma Léa, à laquelle déjà des larmes de femme ont promis d'autres larmes, soit la couleuvre tentatrice ! » Le pauvre libraire de Caen ne doit pas trouver très encourageant le résultat de toutes ces démarches. Si les Normands n'accourent pas en foule prendre des abonnements, la Revue n'est pas née viable : elle est mort-née.
En dépit de ces difficultés de la dernière heure, la Revue de Caen va faire son apparition sensationnelle et triomphale dans le monde des Lettres, lorsque, soudain, sans motif plausible, Edelestand du Méril se retire de l'association. Ce coup de tête du jeune savant menace de tuer dans l'oeuf le projet, bientôt éclos, de nos amis, et, en tout cas, compromet l'avenir de leur recueil. Du Méril est une vraie sensitive. Il se froisse pour des riens, il a la susceptibilité d'un poète. Croirait-on que la philologie, qui s'est emparée de si bonne heure de cet esprit élevé, pût y faire germer, comme une fleur maladive, la sensibilité la plus aigüe et la plus impressionnable? C'est une maîtresse impérieuse que la philologie ; mais on lui suppose généralement d'autres effets que de développer à l'extrême la faculté d'émotion et la puissance morbide d'une délicatesse outrée.
Que va-t-on devenir sans ce philologue très riche? Une simple observation de Trebutien l'a éloigné. Il n'est pas homme à rentrer au bercail. « La Revue reçoit là, écrit
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Jules Barbey le 23 octobre, un fameux coup de pied au
beau milieu du ventre Quoiqu'il en puisse être, et
ceci est déplorable, Edelestand ne nous reviendra pas. Il a une tête de fer, quand elle n'est pas de feu, et d'ailleurs il le dit trop haut. S'exprimer ainsi est, pour tout homme fier, un irrévocable engagement pris pour l'avenir ». Malgré cette défection regrettable et inattendue, la Revue va paraître. « Le temps approche », déclare Jules Barbey solennellement et d'un ton sibyllin. Aussitôt, il retourne à Caen pour assister à la naissance du nouveau recueil si choyé avant de faire son entrée dans le monde.
Enfin, le 30 octobre 1832, après un laborieux enfantement, la Revue de Caen voit la douce lumière du jour. Elle a l'air de bien se porter. Elle est d'un charmant inoctavo, plein de promesses. Tournez la première page, où s'étale majestueusement et se détache, en un beau relief, le titre du recueil. Voici le programme: oh! il n'est pas banal, celui-là! il est d'une hardiesse singulière et bouillonne d'idées qui semblent presque neuves. Dès le début, il prend un petit ton belliqueux, lequel va s'accentuant et s'aggravant jusqu'au coup de canon final. C'est bien la guerre, telle que Jules Barbey la rêvait dans ses songes d'enfant, mais sur un autre terrain, moins vaste et moins dangereux que les buissons de Basse-Normandie teints du sang des Chouans! Toutefois, à défaut de plus réels champs de bataille, la Revue de Caen jette encore au coeur des combattants les joies délirantes, les emportements fougueux, les saintes ivresses ! N'est-ce pas une troupe, allant au feu, qui pousse ces clameurs guerrières? Écoutez la sonnerie du ralliement autour du drapeau :
« Paris, depuis quarante ans, absorbe toutes les forces vitales de la France et réduit les provinces à une déplo-
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rable nullité. Sans influence dans le gouvernement du pays, sans arts, sans activité morale, elles attendent, bouche béante, que la malle-poste leur apporte un homme, pour les administrer, et un jugement tout fait sur les questions de littérature et de civilisation.
« C'est de cette centralisation politique et littéraire, c'est de cette tyrannique tutelle de la Capitale que nous voulons nous affranchir. Il est temps que nous jouissions de notre individualité et que, libres dans l'élan de nos conceptions intellectuelles et dans l'administration des affaires de la cité, nous nous mettions en état d'apporter dans le grand conseil de la nation une voix généreuse et intelligente.
« Notre mission, la voici : poursuivre le mouvement social commencé en 89 et continué en juillet 1830; propager les principes de la souveraineté nationale dans toutes ses ramifications, sans priver aucune existence sociale de sa portion de souveraineté; faire réfléchir dans l'art toutes les vérités, toutes les beautés de la nature, sans arrêter par d'absurdes entraves l'esprit humain dans l'essor de sa spontanéité; et enfin préparer les esprits de notre province à l'émancipation de la Commune. C'est là, surtout, ce que nous voulons. Notre ambition, c'est de lui rendre un souffle de son ancienne et puissante vie, à cette province qui conquérait autrefois des royaumes et dont la gloire littéraire rivalisa avec ses gloires nationales et ses illustrations guerrières. Nous voulons aussi arracher notre ville, engourdie et matérielle, à la torpeur où elle languit; mais pour cela il faut d'abord l'arracher à ces fripons politiques qui ont confisqué la Révolution de Juillet à leur profit. Qu'ils n'attendent point de ménagements dans le combat : comme les soldats de César, nous frapperons au visage.
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« Déployons donc la bannière municipale! Que les Communes nouvelles se lèvent, comme se levèrent au XIIe siècle les vieilles Communes Françaises, lorsque le beffroi de la Cité les appelait à l'indépendance et à l'affranchissement, et inscrivons sur nos chartes d'émancipation: UNITÉ POLITIQUE, VARIÉTÉ COMMUNALE ».
Cet éclatant appel à la décentralisation, littéraire, politique et sociale, était signé modestement: le Directeur. Or le directeur de la Revue, c'était Trebutien. Mais, à certaines notes tout à fait élevées de ce clairon guerrier, à certaines détonations de ce mousquet aux crépitements suraigus, on ne reconnaît guère le pacifique Trebutien. A coup sûr, Jules Barbey a passé par là pour ajuster l'arme à l'épaule de son ami et pour prêter à sa trompette défaillante le souffle puissant de ses propres poumons.
Quoi qu'il en soit, les bourgeois de Caen furent abasourdis de ce vacarme insolite. Ils ne comprirent pas qu'on pût ainsi troubler la tranquillité des honnêtes gens sous la paternelle administration de Louis-Philippe. Ils se souciaient bien de décentralisation ! Qu'est-ce que cela voulait dire? C'était encore, pour le moins, une tentative de guerre civile ! Avait-on besoin de ce nouveau brandon de discorde? Tel est, on le sait, le perpétuel refrain à l'aide duquel le bourgeois timide éconduit les idées un peu neuves qui n'ont pas eu le temps de prendre le chemin de son cerveau. Il semble d'une pratique si facile et péremptoire de fermer sa porte aux conceptions gênantes qui menacent de bouleverser l'entendement et d'empêcher le fonctionnement normal d'un bon estomac aux digestions béates ! On s'imagine naïvement les congédier à jamais par le dédain, ces idées qui ne plaisent pas et qui arriveront pourtant un jour à faire leur trouée... Le programme décentralisateur de la Revue de Caen,
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prématuré en 1832, paraîtrait à présent, — sauf les expressions écarlates qu'il renferme, —insuffisant et assez pâle.
Mais ce n'était rien que le mépris des bourgeois 'de Caen, en comparaison de la colère des Chouans de SaintSauveur. Théophile Barbey déclara qu'il ne voulait plus voir son fils. Comment ! un misérable, qui parle de « poursuivre le mouvement social, commencé en 89 et continué en Juillet 1830 » et de « propager les principes de la souveraineté nationale dans toutes ses ramifications, sans priver aucune existence sociale de sa portion de souveraineté! » Le « sans-culotte » le plus dangereux tiendrait-il un autre langage? Sans doute, il est question aussi de déposséder « les fripons politiques qui ont confisqué la Révolution de Juillet à leur profit ». Mais quels hommes Jules mettra-t-il à la place de ces « fripons »? D'affreux républicains, des « rouges ». C'est un remède pire que le mal. C'est une horreur, l'abomination de la désolation.
Pauvre Théophile Barbey ! s'il ne s'était pas contenté de lire ce programme aux phrases éclatantes, ce morceau de bravoure à la Du Bellay, cette défense et illustration de la POLITIQUE française, ce manifeste bruyant dont la forme seule était un peu extravagante, — s'il avait tourné à la hâte les premières pages du recueil, il eût rencontré non loin un joli conte signé du nom de son fils. L'histoire de la charmante et malheureuse Léa l'eût peut-être fait pleurer, et il aurait pardonné à Jules ses débauches politiques ! Mais le moyen de faire entendre raison à ce légitimiste endurci et de l'attendrir autrement que par des souvenirs de l'ancien régime?
La nouvelle intitulée Léa est le vrai début littéraire de Jules Barbey. Elle est empreinte d'une grâce bien tou-
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chante, et, malgré ses alanguissements romantiques, elle ne laisse pas d'émouvoir. N'offrit-il d'ailleurs que peu d'intérêt artistique, ce joli conte bleu et noir aurait toujours une valeur documentaire : il est bien de l'époque, il est dans la note du jour, il porte une date. René et Werther ont fait souche depuis longtemps ; par eux, s'est propagée rapidement la « maladie du siècle ». Antony, Chatterton et Rolla sont à la veille d'éclore. C'est dans un milieu un peu dissemblable, mais non moins malsain, factice et anormal, que vit la douce Léa. Poitrinaire défaillante et exaltée, elle se laisse aimer inconsciemment par un artiste rêveur et à l'imagination morbide, Reginald de Beaugency ; elle meurt près de lui, dans un jardin, par une nuit d'été, sous la chaleur suffocante du premier baiser de son amant.
Ce mélancolique récit aurait dû désarmer les colères qu'avait suscitées le programme belliqueux de la Revue de Caen. Mais les Dieux avaient certainement condamné le recueil révolutionnaire de Trebutien à une mort prompte et subite. Le premier numéro de la Revue fut le dernier. On le trouve dans nos bibliothèques, isolé comme une âme en peine qui cherche une âme-soeur et ne l'a jamais rencontrée. C'était la faute de nos jeunes audacieux. Pourquoi prétendaient-ils donc troubler le repos de la cité caennaise par leurs idées subversives et ruiner les principes légitimistes des Chouans de Saint-Sauveur? Trebutien en fut pour ses frais de publication et se renferma dans son cabinet de lecture, d'où il eût voulu n'être jamais sorti. Quant à Jules Barbey, il reprit, désolé, le chemin de la Faculté de Droit, que ses ambitions littéraires et politiques lui avaient peut-être fait oublier quelque temps.
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Le météore, qui s'était appelé la Revue de Caen, n'avait vécu qu'un jour, et même, ce jour-là, il avait peu brillé, sinon par le scandale. Le Momus Normand, au contraire, avait l'âme chevillée au corps ; il durait, il vivait, il brillait. Théophile Barbey dut voir, dans cette différence de destinée, une indication céleste, l'intervention directe de la Providence. Sûrement, les bénédictions divines descendaient sur le journal de Léon, tandis que l'odieuse feuille, où Jules s'était fourvoyé, venait d'être frappée en plein essor par un brutal et juste arrêt du Tout-Puissant. Et nunc erudimini, poètes et politiques révolutionnaires ! Mais Jules Barbey ne se souciait guère alors de ces leçons tombées d'en haut. Il ne regrettait qu'une chose : ne pouvoir continuer sa campagne littéraire et sociale dans une vaillante revue d'avantgarde comme celle dont il avait vu en si peu de temps la naissance et la mort. Plutôt que de porter sa plume ailleurs, il aima mieux se retirer sous sa tente, en attendant les événements.
Sur ces entrefaites, la duchesse de Berry avait débarqué en Vendée.., on sait pourquoi. Le Momus Normand ne peut contenir sa joie. Théophile Barbey engage une partie de sa fortune, déjà bien ébréchée, pour subvenir aux frais de l'expédition royaliste. De son côté, Léon d'Aurevilly chante un hymne guerrier, évoque les exploits de la Chouannerie et entonne déjà un cantique d'actions de grâces. Jules, lui, a le bon goût de s'abstenir de toute manifestation contraire. Il s'est remis à l'étude du Droit avec la même modération d'enthousiasme qu'autrefois et songe, dans le silence de sa chambrette d'étudiant, aux revanches futures de ses idées. L'arrestation et l'emprisonnement de la duchesse de Berry le laissent aussi indifférent qu'elle rend mornes et indignés les
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légitimistes de sa famille ou de son entourage. Il se prépare, dans la méditation solitaire, aux luttes du lendemain.
Ses études de Droit touchent à leur fin. Malgré ses préoccupations extrajuridiques, il passe brillamment ses examens de licence. Mais on dirait qu'il est dans sa destinée d'étonner toujours le monde et de se singulariser par une attitude de jour en jour plus bizarre. Le bruit court que sa thèse de licence est d'une allure très révolutionnaire, qu'il y bat en brèche les sacro-saints principes de l'Ecole et qu'il n'y respecte même pas les dogmes les plus vénérables. C'en est assez pour que le public veuille assister à une séance, qui promet d'être divertissante, et se presse dans la salle où doit avoir lieu la soutenance de cette thèse.
Une note manuscrite de M. Léon de La Sicotière, qui était alors étudiant à la Faculté de Droit de Caen, témoigne de l'attente générale d'un scandale universitaire et du désappointement que causa le calme absolu du candidat et des juges. « Le sujet en droit romain, comme en droit français, était ainsi défini : Des causes qui suspendent le cours de la prescription. Le candidat s'était borné à une paraphrase des articles du Code Civil. Comme il était déjà connu dans l'Ecole par l'étrangeté de ses costumes, de ses allures et de ses premiers travaux littéraires, et que le bruit avait circulé qu'il se proposait de soutenir, à propos de la Prescription, — sujet qui, d'ailleurs, s'y prêtait mieux que tout autre, — des théories originales et hardies sur le droit de propriété, un certain nombre de curieux s'étaient rendus à la séance. Leur attente fut trompée. Barbey fut interrogé mollement, répondit de même, et finalement fut reçu comme un simple clerc de notaire. Rien ne transperça,
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dans cette épreuve, ni de ses idées personnelles, ni de sa valeur intellectuelle, ni de ses prétentions à l'originalité. Je note qu'il s'était affranchi de la dédicace traditionnelle : A mon père, — A ma mère, — A ma famille, — A mes amis, — qui s'épanouissait en cet heureux temps sur presque toutes les thèses de Droit. » (1).
La thèse de Jules Barbey est, en effet, d'une platitude rare de pensée et de style. Elle se compose de onze pages seulement, dont deux sont consacrées aux titre et faux-titre, deux à l'argument... en mauvais latin, sept au sujet même, rapidement traité (2). Aucune phrase à tournure littéraire ne se détache de cette informe et pesante discussion juridique. On dirait que l'auteur de Léa a mis quelque coquetterie à « éteindre » les couleurs voyantes de son style et à montrer qu'il était de taille, comme un autre, à ennuyer le lecteur. De fait, on ne parcourt pas sans malaise ces pages bourrées de termes techniques, qui distillent savamment le pédantisme des formules judiciaires. On a hâte de respirer, en sortant de là : l'air y est étouffant. Ce n'est pas du d'Aurevilly, cela.
(1) Note manuscrite de M. Léon de La Sicotière — M. de La Sicotière (1812-1895) fut quelque temps en rapports avec Barbey d'Aurevilly, vers 1849, au moment où le romancier d'Une Vieille Maîtresse commençait ses études sur le Chevalier Des Touches. Cet excellent érudit est l'auteur de travaux appréciés sur la Chouannerie normande. Il a été jusqu'à sa mort sénateur de l'Orne, son pays natal.
(2) Faculté de Droit de Caen. — Acte public pour la licence. Thèse qui sera soutenue publiquement le 22 juillet 1833, à 6 heures du soir, dans la salle de la Faculté de Droit, par Jules-Amédée Barbey, né à Saint-Sauveurle Vicomte (Manche). — Caen, imprimerie de Bonneserre, 1833, 11 pages in-4°. — J'ai eu entre les mains cet opuscule très rare, qui se trouve aux archives de la Faculté de Droit de Caen; c'est peut-être le seul exemplaire
qui reste de ce travail hâtif et sans valeur, dont je n'oserais conseiller à
personne la lecture plutôt rebutante.
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Mais notre jeune écrivain est capable de tous les tours de force. Néanmoins, il a bien fait de s'en tenir à cette platonique manifestation de savant, à cette gageure de licencié. En ne renouvelant jamais, par la suite, la tentative de répandre en une dizaine de pages le plus mortel ennui, il a fait preuve de bon goût et de sagesse.
Quoi qu'il en soit, Jules Barbey fut introduit avec honneur dans le temple de la chicane. Trois boules blanches et une rouge le sacrèrent avocat et juriste. Un de ses professeurs voulait même le garder près de lui, à titre de secrétaire. Mais la perspective de dossiers à compulser ne souriait guère à cet ardent lutteur de vingt-cinq ans. Il était avide d'autres lauriers. Il s'était déjà enivré de l'odeur de la poudre sur le champ de bataille, malheureusement éphémère, de la Revue de Caen. Il pressentait que de plus glorieux combats l'attendaient. Aussi, l'arme à l'épaule, guettait-il l'occasion de faire feu, avec l'enthousiasme d'un mousquetaire novice.
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CHAPITRE V
A PARIS
MAURICE DE GUÉRIN, EDELESTAND DU MÉRIL
ET TREBUTIEN
NOUVEAU SÉJOUR A CAEN. - LÉON D'AUREVILLY
PREMIÈRES POÉSIES
La Bague d'Annibal; Germaine; Amaïdée
" MAL ROMANTIQUE » (1833-1835)
La provision d'optimisme un peu naïf, qu'avait faite Théophile Barbey, en envoyant son fils aîné à Caen, à la fin de 1829, semble bien s'être dépensée en pure perte ; ses espoirs dans l'influence apaisante des Manuels de Droit ne paraissent pas s'être réalisés. Au bout de quatre années d'études juridiques, Jules va revenir à Saint-Sauveur, — s'il y revient, — plus indiscipliné qu'à son départ de la maison paternelle. Ses idées d'indépendance se sont encore développées et ont pris une croissance redoutable. La Revue de Caen est un témoignage éclatant de l'émancipation intellectuelle et morale du jeune homme. Il n'y a plus rien à attendre de son coeur, de son amour filial, du moment qu'il a renié les
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traditions domestiques, en un acte fameux de révolutionnaire exalté. Son insubordination a même revêtu un caractère particulièrement grave, en raison des circonstances où elle s'est manifestée. Comment ! — se dit Théophile Barbey, — c'est à l'heure où tout se préparait en France, dans la classe éclairée et noble qui doit régir le pays, pour faire accueil à une nouvelle Restauration, que ce renégat a eu l'audace de s'inscrire en faux contre les principes de la légitimité et d'éveiller les passions républicaines ! Le Chouan de Saint-Sauveur ne pardonnera jamais cet acte de démence criminelle.
Au surplus, le problème, qui s'était posé si impérieuse, ment quatre ans auparavant et que, peut-être inconsidérément, on avait laissé au temps seul le soin de résoudre, ne semble guère susceptible de recevoir à bref délai une solution définitive. On avait tourné les difficultés du présent, en 1829, lorsqu'il s'était agi de prendre une décision relative à l'avenir de Jules. La mesure dilatoire, qui consistait à éloigner le jeune homme quelques années, pour le dompter par l'étude du Droit, pour l'assagir par l'absence et le rendre plus malléable, n'avait pas été suivie précisément des bons effets qu'on en attendait. La question restait entière..., avec certaines aggravations de plus. Mais on ne pouvait désormais l'éviter, et, dût-on trancher dans le vif, il fallait sortir de l'impasse où, de délais en délais, on s'était acculé.
Ce n'était pas chose aisée. Jules Barbey a bientôt 25 ans. Dans sa famille, on ne s'est jamais marié si tard. On est déjà sur le point d' « établir » dans le pays Léon d'Aurevilly (1), — et même Ernest du Motel, le dernier(1)
dernier(1) d'Aurevilly a failli se marier. Très peu de temps avant la cérémonie nuptiale, il se crut appelé à servir Dieu dans le ministère
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né des Barbey, à peine âgé de vingt ans. A la bonne heure ! ces excellents fils conservent pieusement les traditions ancestrales et feront souche en Normandie. Mais Jules ! quelle jeune fille fière consentirait à le prendre pour époux, après les escapades démocratiques où il a compromis la dignité, jusqu'alors intacte, de son nom ? Telle est l'idée fixe et torturante qui hante le cerveau de Théophile Barbey. Ah! s'il avait contraint son aîné à faire un choix, quatre ans plus tôt, que d'obstacles eûssent été aplanis, que d'embarras épargnés !
Jules, lui, envisage la situation d'un regard plus tranquille. Il ne veut pas se marier, c'est entendu ; et, puisqu'on lui interdit la carrière des armes, il a pris la résolution de poursuivre ses travaux littéraires et d'aller à Paris retrouver son cher Maurice de Guérin. Il sait bien que son père s'opposera énergiquement à de pareils projets et d'aussi sottes ambitions. Mais il attend les événements de pied ferme, — plein de confiance.
Justement, un de ses grands-oncles, le chevalier de Montressel, lui a laissé, en mourant, une rente de douze cents francs. C'était, dit-on, un fier original que ce Henry-Gabriel Lefebvre de Montressel, ancien capitaine retraité et chevalier de Saint-Louis, qui avait été le parrain de Jules Barbey. Toutefois il avait eu la gracieuse originalité de ne pas oublier son filleul dans son testament. Or, ce petit héritage venait à l'instant opportun seconder les desseins du nouveau licencié en droit. Bon gré mal gré, le père de Jules fut forcé de se dessaisir de
ecclésiastique. Alors il fit part de ses scrupules à sa fiancée, qui l'encouragea à suivre sa vocation religieuse et renonça elle-même à toute idée de mariage futur.
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la rente destinée à son fils ; mais, en même temps qu'il lui remettait, bien à contre-coeur, les écus du feu chevalier, il exigea de cet indépendant, qui ne voulait vivre qu'à sa guise, une renonciation formelle aux faveurs futures de la famille et l'avertit qu'il n'eût pas à compter sur les moindres secours pécuniaires. Cet acte d'autorité paternelle n'était guère de nature à ramener le jeune homme à de meilleurs sentiments à l'égard de ses parents. Cependant, pressé d'en finir avec toutes les discussions et chicanes qui avaient mis trop longtemps un frein à ses impatiences, il signa tout ce qu'on lui demandait et s'enfuit de l'inhospitalière maison où il n'y avait plus place pour ses goûts.
En août 1833, deux ou trois semaines après le couronnement de ses études de droit, Jules Barbey prend son vol vers Paris, — la ville de ses rêves. Il s'en va joyeux, avec son modeste bagage et l'excellent viatique des écus de son parrain. Il n'a que la tristesse de laisser à Caen le bon Trebutien, à qui ses ressources infimes ne permettent pas de vivre à Paris et d'y suivre son meilleur ami.
Les affaires de l'ancien directeur de la Revue républicaine de 1830 ne sont pas alors très brillantes. Il songe lui-même à quitter Caen, mais il ne veut pas s'en aller à l'aventure, sans être assuré d'une position. Enfin, au mois de septembre 1833, il va chercher fortune en Angleterre. On lui a dit qu'à Londres il trouverait, plus facilement qu'à Paris, un emploi sérieux et rémunéré de sa science bibliographique et de ses études orientales. Il se décide donc à partir. Toutefois il ne tarde pas à regretter son aveugle précipitation. Les trop longues semaines qu'il passa dans l'exil, à Londres, lui furent extrêmement douloureuses. Souffrances de coeur, déceptions intellec-
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tuelles, détresse financière, — aucune épreuve ne fut épargnée à cet homme de bien, qui méritait tant d'être heureux. Il payait cher la rançon de ses enthousiasmes saint-simoniens. Seule, l'amitié de son ancien collaborateur à la Revue de Caen le consolait et le soutenait. Il n'avait pas oublié de mettre dans ses pauvres bagages l'unique numéro du recueil défunt, qui n'était pas un gros surcroît d'impedimenta. Il puisait dans cette lecture un renouveau de forces pour la lutte qu'il menait contre l'adversité. Dans son journal de voyage, à la date du 26 novembre, Trebutien écrit ces lignes, empreintes d'un sentiment profond et mélancolique. « Après mon thé, lu Léa, de Jules Barbey. Il y a des passages que je relis toujours avec admiration. J'ai particulièrement noté ceux-ci, dont j'ai fait l'application à ce que j'éprouve : « Qui ne sait que tous nos amours sont de la démence ; que tous nous laissent à la bouche l'absinthe de la duperie ? Toujours l'amour grandit et s'enflamme en raison de son absurdité ! »
Tandis que Trebutien se morfond ainsi loin de France et n'a de recours contre lui-même que dans ses exaltations d'amitié, Jules Barbey s'est installé à Paris près de Maurice de Guérin. Il y a plus de quatre ans que les deux anciens camarades du collège Stanislas ne se sont vus ! Combien ils sont changés, l'un et l'autre ! Guérin revient de la Chesnaye, où il a assisté aux dernières convulsions de la foi expirante dans l'âme du grand Lamennais. Désorienté dans ce Paris, qui contraste si fort avec la solitude bretonne qui lui a quelque temps servi de refuge, il ne sait où porter la fougue de ses 23 ans. Le jeune échappé de Saint-Sauveur n'est pas, lui non plus, moins embarrassé de sa liberté enfin complète et naguère si désirée. Il arrive pourtant d'une retraite
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moins monastique que celle où Guérin a passé plusieurs mois. En fait de monastère, l'étudiant normand n'a connu que sa chambrette de la place Malherbe, les salles de la Faculté de Droit..., et certains boudoirs caennais. Mais il ne s'acclimate pas mieux que son ami à l'existence parisienne.
Aussi, après avoir simplement exploré le terrain de ses luttes futures, retourne-t-il en Normandie, où l'appelle un ancien camarade de classe, Gaudin de Villaine. Il y séjourne trois mois, tant à Caen que dans le Mortainais. Naturellement, il ne va pas à Saint-Sauveur. Il a désappris le chemin du pays natal. Toutefois il retrouve à Caen la compagnie de son frère Léon et il passe avec lui de bonnes journées d'intimité. Malgré la divergence de leurs opinions politiques, Jules et Léon n'ont pas cessé de s'aimer. Au fond de leur coeur, bien à l'abri des ouragans, ils cultivent toujours l'un pour l'autre la fleur charmante de l'affection. Ils vivent dans l'ardente communauté d'un même enthousiasme poétique et sentimental.
Mais la destinée les sépare bientôt et les entraîne chacun de son côté. Léon rentre à Saint-Sauveur, où l'attend le bon accueil de Théophile Barbey. Jules retourne à Paris, sur la prière de son cousin Edelestand du Méril. Ce jeune philologue, qu'un caprice de savant avait naguère éloigné de la Revue de Caen, veut fonder à Paris une revue mi-scientifique, mi-littéraire, où la critique des livres alternera avec les communications de linguistique et d'étymologie. Il désire associer à son oeuvre son parent, dont les tendances intellectuelles l'effrayent un peu, et, en guise de contrepoids, l'excellent Trebutien, dont la science calme et précise le rassure tout à fait. L'auteur de Léa est chargé de convaincre
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Trebutien de l'utilité, des promesses d'avenir, du succès futur de la Revue et de faire revenir de Londres le pauvre exilé. Douce mission, et facile à remplir! L'ancien libraire de Caen ne sait pas résister à l'éloquence de son ami. D'ailleurs, il est trop malheureux à Londres pour n'avoir pas hâte de revoir la France. « Nous nous engageons d'honneur à vivre une année, lui écrit Jules Barbey le 3 janvier 1834. Si d'ici là nos idées n'étaient point acceptées par le public, nous nous croirions obligés d'enrayer. C'est avec toute la gravité possible que du Méril a envisagé votre arrivée à Paris et il m'a chargé de vous dire qu'à notre projet il y avait autant de certitude qu'il peut en exister dans les choses humaines. Si donc vous êtes décidé à marcher avec nous, venez et vous nous trouverez prêts à tenir les conditions que je vous ai faites au nom de mon cousin. Nous désirerions que vous fussiez à Paris le 15. Quant à vos appointements, vous en serez payé de mois en mois. Seulement, dans les premiers moments de notre existence, comme nous ne serons pas aussi nombreux que nous espérons le devenir, il sera entendu que vous nous ferez des traductions... Au 15 donc, mon cher Trebutien. Avec quel plaisir je vous embrasserai ! Comme ce nous sera bon de nous retrouver après une séparation de quatre mois ! Vous ne savez pas comme je regrette nos causeries, douces habitudes de trois ans ! »
Trebutien, qui ne partage peut-être pas toutes les illusions de son ami, mais dont la clairvoyance est moins grande que les sentiments affectueux, accourt à Paris. Il est fidèle au rendez-vous, le 15 janvier. La Revue de du Méril, — Revue critique de la philosophie, des sciences et de la littérature, — paraît le 1er février. C'est à Jules Barbey qu'avait été confié le soin de rédiger le pro-
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gramme de la publication nouvelle. Mais on jugea ses idées trop éclatantes et ses tours de phrases trop romantiques. Notre jeune licencié en droit ne s'était pas montré, dans cette circonstance grave, aussi sérieux, pacifique et bardé d'ennuyeux termes techniques, que la destination de la Revue semblait l'exiger. Plus tard, évoquant avec bonne humeur ces souvenirs de vingt ans, il disait dans une lettre à Trebutien du 22 novembre 1853 : « Je me rappelle avoir vu en redingote blanche (j'ai la plus étonnante mémoire des costumes) Pauthier (le sinologue) chez mon pauvre et toujours cher Edelestand du Méril, dans le temps que nous voulions faire cette revue critico-germanico-impossible, qui devait révolutionner la pensée et régénérer la littérature. Vous vous rappelez ?... quelles séances ! J'étais là avec l'inexpérience de ma jeunesse. Je fis un prospectus que les Rinn, les Pauthier et autres cuistres, trouvèrent romantique (c'était le mot d'alors) et ridicule, et il l'était peut-être ; ce qui n'empêchait pas qu'ils ne fûssent encore plus ridicules à leur façon que mon prospectus ne l'était à la sienne. On le remplaça par un autre, dû à la plume sèche de Ravaisson qui a fait son chemin dans les bibliothèques... »
Avec Trebutien, non plus qu'avec Ravaisson, il n'y a jamais à redouter ces écarts d'une imagination que la science seule ne satisfait pas et d'une plume intempérante qui ne connaît aucune règle. A Paris, comme à Londres, Trebutien travaille dans le silence et l'obscurité. Il se plaît aux besognes les plus humbles, laissant de grand coeur à ses amis la première place dans des publications communes, où il apporte souvent la meilleure part, et se contentant de la peine, de la fatigue des semailles, pour que les autres recueillent l'honneur de
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la moisson. Il met à se dévouer, à s'effacer, la même passion qui pousse la plupart des hommes à rechercher l'éclat et à briller aux dépens d'autrui. Il vit de sacrifices : c'est sa nature même qui l'y incline comme sans effort.
Jules Barbey n'a pas d'aussi parfaites abnégations. Froissé, sans doute, du mauvais accueil que lui réservent les Pauthier et les Rinn, il ne partage que par intervalles et, pour ainsi dire, par caprice intellectuel, les austères travaux d'Edelestand du Méril. Il n'est pas un bénédictin, lui ; il n'a qu'un goût très modéré pour les studieuses retraites de l'érudition. C'est un tirailleur, un indépendant, égaré momentanément dans la science. Il n'y restera pas longtemps. Il vise plus haut, il a la fébrile impatience de voler de ses propres ailes, en vagabond, comme l'oiseau des libres airs et « le canard sauvage des marais de l'Ouest ». Il veut prendre son élan, sans contrainte, vers les régions de la fantaisie où il pourra satisfaire son amour, difficile à apaiser, des aventures et de l'action sous toutes ses formes.
Justement, il trouve en Maurice de Guérin le hardi compagnon de voyage qu'il cherche ; il l'entraînera à sa suite, à ses côtés plutôt, dans le monde enivrant des pures idées et des belles images poétiques, — loin des viles réalités. Guérin aime la nature d'une passion que rien ne peut éteindre. Avec lui, Barbey se jette à corps perdu dans de hautes spéculations sur les êtres, les choses, les infinis spectacles de la vie. De ce commerce d'esprit, de cet échange incessant de rêves et d'exaltations suprasensibles, naît le poème en prose qui s'appelle Amaïdêe, — Amaïdée, produit confus et souvent incohérent d'une imagination fiévreuse de vingt-six ans, « histoire idéalisée d'une conversion réelle » que notre
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orgueilleux Normand « déraciné », (qui « ne savait rien de la vie », ainsi qu'il l'avouait plus tard), voulait opérer en arrachant une femme perdue au milieu de corruption où elle vivait et en la guérissant de ses vices à l'école régénératrice de la nature.
Mais dans l'instant même qu'il écrit, sous le regard de Guérin, les premières pages de cette oeuvre juvénile, l'enfant de Saint-Sauveur, transplanté à Paris, souffre de douleurs imprécises qu'il ne peut calmer. On n'habite pas impunément les sommets de la rêverie. En se surchauffant la tête et le coeur de tous les breuvages capiteux d'un « intellectualisme » suraigu, on se crée une vie factice qui, prolongée, ne tolère plus même le contact des réalités ambiantes. Or celles-ci viennent heurter inévitablement le jeune étourdi qui les dédaigne. Il jouit éperdûment de la contemplation des espaces et des chimères. Tout à coup, lorsqu'il y pense le moins, en plein essor de l'imagination délirante, il glisse, il trébuche. De cet achoppement inattendu, il rapporte une blessure qui ne se cicatrisera peut-être jamais.
Jules Barbey ne connaît pas de remède à cette maladie de l'idéal blessé par la réalité. Il n'y a qu'un remède, en effet, et qui lui est devenu impossible : ce serait de reprendre racine dans le sol natal, d'où notre étudiant s'est si imprudemment détaché. Ne pouvant aller à Saint-Sauveur, il va rejoindre encore une fois à Caen son frère Léon. Il passe plusieurs mois auprès de ce doux compagnon, qui apaise par l'influence discrètement pénétrante de sa tendresse, de son calme poétique, de ses rêves judicieux et modérés, l'âme exaltée et ulcérée de l'ami trop passionné du passionné Maurice de Guérin.
L'effet de ce « régime » intellectuel, sous la garde de Léon d'Aurevilly et dans l'atmosphère tempérée de la
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ville de Caen, ne se fait pas attendre. Ce furent des mois de bon travail, ces mois que Jules vécut dans l'insouciance de ses anciennes chimères, en pleine communauté d'aspirations poétiques avec son cadet si bienveillant. Il compose la Bague d'Annibal, un joyau finement ciselé, — joli bouquet d'amour mondain, d'où s'échappe un parfum de mélancolie nuancée d'ironique pitié. Il répond en beaux vers aux improvisations lyriques de Léon, qui cultive toujours agréablement la rime. Il s'oublie en de longues conversations. « Je dépense,ici, âme, voix et vie, dans d'inénarrables causeries, écrit-il à Trebutien le 13 décembre 1834. C'est un charme infini. Mon frère me lit son beau poème et je me laisse entraîner à cette dérive de poésie qui, à toutes les indicibles mélancolies composant sa divine essence, joint de plus pour moi celle des jours écoulés. Ah ! mon ami, que n'êtes-vous entre nous deux ! »
Mais il s'échauffe vite à ces exercices de poésie qui, pure rhétorique aux yeux de Léon, sont pour Jules des occasions de se fuir lui-même, d'échapper à de cuisants souvenirs. En donnant la réplique aux vers faciles de son frère, il laisse couler le sang de ses blessures récentes. Les complaintes mélodieuses et superficielles, à fleur d'âme., pour ainsi dire, où se traduit la sensibilité naïvement expansive de Léon, se répercutent jusqu'au fond du coeur de Jules et font résonner en lui les fibres de l'émotion la plus vraie et la plus torturante. Inconsciemment le cadet réveille les douleurs de son aîné, — ces douleurs que d'heureuses diversions avaient peutêtre engourdies ou tout au moins rendues muettes. Léon chante l'inutilité des voyages et répand son esprit ingénieux en des strophes aimables, où il dit son horreur des départs. « Oh ! pourquoi voyager ? » s'écrie ce jeune
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homme qui se trouve bien et se porte à merveille où il est. Mais à ce lieu commun, froide déclamation d'une âme tranquille, Jules, qui n'a plus de patrie, répond en termes vibrants, avec des accents d'une éloquence poignante :
« Oh ! pourquoi voyager ? » as-tu dit. C'est que l'âme Se prend de longs ennuis et partout et toujours ; C'est qu'il est un désir, ardent comme une flamme, Qui, nos amours éteints, survit à nos amours ! C'est qu'on est mal ici ! — Comme les hirondelles, Un vague instinct d'aller nous dévore à mourir ; C'est qu'à nos coeurs, mon Dieu ! vous avez mis des ailes. Voilà pourquoi je veux partir !
Et ses tristesses, ses souffrances les plus intimes, s'épanchent en une longue suite de strophes où se dévoile la sincérité émue de son âme et où revient, comme une perpétuelle hantise d'angoisse, ce refrain qui sonne à la manière d'un glas : « Voilà pourquoi je veux partir ! » La guérison de ses blessures, que semblait hâter la vie calme qu'il menait à Caen, est de nouveau retardée et compromise.
Rentrera Paris, Jules Barbey recommence à examiner ses plaies. Martyr de sa propre pensée, il se met luimême au supplice. Il se livre à une analyse impitoyable de ses moindres émotions, porte le fer dans les parties les plus obscurément sensibles de son être et s'institue le bourreau de son coeur dévoré par un invisible vautour. « Quelle journée !—s'écrie-t-il le 29 avril 1835,—il semble que chaque minute soit une vague toujours montante de cet océan d'amertumes qui inonde nos seins et qui bat son plein vers le soir, qui déchire sa rive et ne l'emporte même pas ! Encore si ces douleurs, d'abord obscures, puis plus nettes, puis troublantes, puis labourantes enfin,
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si ces douleurs, comme parfois il arrive, amenaient une perfection avec elles, il y aurait des jours cruels, mais il n'y aurait pas de jours perdus. On gagnerait cela, et l'on n'aurait pas à se plaindre de soi-même, car telle est la loi de tout ce qui pense ici-bas. Mais non, pas même cela... Le caprice m'a pris ce soir d'écrire tous les accidents de cette journée. En le faisant, peut-être énerverai-je la pensée que je ne puis dompter. Il faudra qu'à quelque jour j'écrive un memorandum tout-à-fait régulier et suivi, et non pas des lambeaux grands comme les triangles de mes papillottes. J'ai remarqué qu'écrire me calme, me balaye. Je suis presque toujours mieux après » (1).
C'est dans cet état d'esprit que l'auteur de Léa, d'Amaïdée et de la Bague d'Annibal, compose Germaine (2), — lamentation éperdue d'un amour insensé, plus insensé encore que criminel, d'où s'exhale à travers les cris, les déchirements, les angoisses, un vague parfum de discrète autobiographie. Le jeune Allan de Cynthry, aimant follement d'une passion vertigineuse, où l'imagination a plus de part que le coeur, la femme qui l'a recueilli orphelin, évoque constamment à nos regards la physionomie de Jules Barbey en personne, — du Barbey de 1835. Les soupirs, les alanguissements morbides, les exaltations anormales, qui font de Germaine une oeuvre si étrange, sont, en quelque sorte, échappés involontairement d'une âme qui ne peut plus contenir ses souffrances.
(1) Fragment inédit d'un Memorandum commencé en 1835 et qui n'a pas été achevé.
(2) Ce livre de Germaine, écrit en 1834 et 1835, n'a été publié qu'en 1884. Barbey d'Aurevilly en changea alors le titre primitif et appela cet étrange roman d'un nom symbolique : Ce qui ne meurt pas.
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Il y avait, sans doute, dans un si effroyable cortège de douleurs cuisantes, bien des maux chimériques et imaginaires. La surexcitation cérébrale était la cause d'un grand nombre de ces désordres psychiques, qui menaçaient d'altérer jusqu'à la vigoureuse organisation physiologique de Barbey et jetaient le trouble dans l'économie de tout son être. De plus, l'air, que notre Normand, évadé de Saint-Sauveur, avait respiré à Paris, était tout chargé et saturé d'influences malsaines qui atteignaient même les plus robustes constitutions. L'explosion du lyrisme romantique, déterminée à l'origine par un brusque mouvement social autant que par une lente évolution littéraire, a eu son contre-coup rapide et éclatant dans les moeurs d'alors. René, Obermann, Antony, ont fait souche : ils ont vite passé de la vie idéale dans la vie réelle, —laissant après eux des germes de maladie qui ne disparaîtront pas de sitôt et vont se répandre dans les veines de l'esprit français.
Est-il surprenant, dès lors, qu'en 1835, l'année des Rolla et des Chatterton, le poison des désespérances et des angoisses s'insinue dans l'âme de Jules Barbey ? D'autant que l'âme de ce pauvre exilé du sol natal est merveilleusement préparée à recevoir les souffles du dehors. Le fils émancipé des Chouans du Cotentin n'a plus de préservatifs contre la contagion du mal romantique,— ni croyances religieuses, ni traditions familiales, ni patrie chère à son coeur ; nul radeau de sauvetage ne lui reste, auquel se raccrocher, dans la tempête. En une heure d'insurrection juvénile, il a jeté par-dessus bord tout ce qui faisait sa force, ce qui lestait sa barque, — les vieilles conceptions paternelles qu'il traite irrévérencieusement de préjugés. Il n'a rien, maintenant, à opposer aux éléments en fureur, au déchaînement de l'orage, à
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toutes les puissances coalisées de l'ancienne société en lutte contre la nouvelle qui vient de naître et veut se faire sa place au soleil. Pour Jules Barbey, la moitié de son âme est demeurée, sans qu'il s'en doute, attachée au passé, tandis que l'autre moitié s'en va à la dérive, à la recherche d'incertaines lumières. Cela encore, cet antagonisme de deux forces contraires, augmente ses douleurs. Enfin lui-même s'est livré, pieds et poings liés, à l'ennemi de son bonheur, en faisant sur son esprit les propres expériences de René, d'Antony et d'Obermann, en expérimentant leurs plaisirs et leurs souffrances aussi, en transportant du monde de la pensée dans le monde de la réalité leurs analyses sentimentales et leurs impuissances d'action virile. Si, à ce « jeu » des facultés délirantes de tout l'être, la sensibilité s'aiguise et l'imagination trouve sa pâture, n'y a-t-il pas lieu de craindre que la vie ne les brise un jour en un choc brutal, par le contraste effrayant des jouissances de l'hypertrophie intellectuelle et des plates réalités ambiantes ? Notre romantique pourra-t-il toujours se cabrer devant l'existence, renâcler à l'effort quotidien des devoirs humains, se dresser en orgueilleux et en révolté, jeter à la face des nécessités impérieuses de l'ordre universel le faible obstacle et la barrière vite abattue d'une volonté qui ne sait plus où trouver un point d'appui résistant ?
C'était donc un mélange de douleurs fictives et réelles, imprécises à la fois et implacables, qui se partageait l'âme de Jules Barbey. Ce jeune homme de 27 ans n'avait aucune sauvegarde contre la « maladie du siècle ». L'idéal ancien, l'idéal de ses pères et de sa propre enfance, ne lui suffisait plus. En possédait-il un autre, qu'il pût substituer à celui-là? L'idéal romantique était tout littéraire. Or, c'est à peine si, à cette époque,
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l'auteur de Germaine avait quelques tendances ou velléités d'artiste : il écrivait pour « se calmer », se « nettoyer » ou se « balayer » le coeur : voilà tout. Quant à un « idéal moral », il n'en avait point. Il lui était loisible de paraître pâle et cadavéreux, comme les « JeuneFrance » d'alors (c'était le bel air du jour), de prendre, à leur exemple, de mourantes allures de poitrinaire et de se faire un visage qui semblât « dévoré de passions ». Toutes ces fantaisies ne constituent pas un idéal. Pour s'en créer un, il faut de la foi et de l'action, une foi agissante et ferme. Il faut croire à quelque chose, à la bienfaisance de la vie, par exemple, ou encore à l'amendement possible des conditions de l'existence. Si les pensées de réforme émanent d'un esprit trop pessimiste, à plus forte raison, si elles servent de jouet littéraire à des désoeuvrés, elles ne sont pas réalisables. Bref, pour se dompter soi-même ou pour s'améliorer, des énergies positives et vivaces sont nécessaires. Jules Barbey n'avait pour ressources intimes, — comme beaucoup de ses contemporains, — que des faiblesses, des désespoirs, des incertitudes, des impuissances, toutes qualités négatives.
Un instant, il avait failli remplacer les croyances de son jeune âge par une croyance nouvelle, positive cellelà et pleine d'avenir : c'était lorsque, dans l'enivrement de ses vingt ans, il s'était épris des idées démocratiques. Pourquoi n'avait-il pas persévéré dans cette voie qui s'offrait toute grande et largement ouverte à sa marche encore mal assurée ? Son esprit, désireux d'agir, eût sans doute trouvé là l'emploi de tant d'énergies inoccupées qui voulaient faire explosion. Mais il n'avait pas eu le courage de développer les germes, peut-être salutaires, de cette foi toute fraîche et intacte. Il s'était replié sur
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lui-même, examinant à loisir les maux de son âme et disséquant avec une âpre volupté ses tristesses sans objet. Or, il n'y a rien de plus aristocratique que l'étude solitaire et hautaine d'une douleur individuelle, le culte idolâtrique d'une souffrance particulière et rare. Se complaire dans l'analyse de son propre coeur, scruter à la loupe et fouiller avec le scalpel les verrues qui se cachent au plus intime de l'être, c'est le fait d'un homme qui se considère lui-même comme la plus intéressante des créatures et qui se soucie peu de ses semblables. Après avoir renié les traditions aristocratiques de sa famille, Jules Barbey y revenait ainsi, sans peut-être s'en douter, par le chemin détourné du romantisme.
Jamais il n'a plus souffert qu'à cette époque. Rien ne l'apaise, rien ne le soulage. C'est avec des larmes qu'il jette sur le papier les effusions amoureuses de sa Germaine, — cette Germaine, qui est do pure essence aristocratique et qui a plus d'infortunes inconsolables que la plus misérable des plébéiennes. Ne pouvant trouver en la compagnie de cette femme angoissée le repos dont il a besoin, notre écrivain revient à ses amours d'antan et se remet à chanter la nature. Il reprend son Amaïdée, interrompue loin du regard de Maurice de Guérin, et l'achève en des clameurs d'exaltation passionnée. « Posséder ! crie du fond ténébreux de nous-même une grande voix désolée et implacable. Posséder ! dût-on tout briser de l'idole, tout flétrir et d'elle et de soi ! Mais comment posséder la nature ? A-t-elle des flancs pour qu'on la saisisse ? Dans les choses y a-t-il un coeur que dessus l'on pourrait briser ? » (1) Et dans ces pages fié(1)
fié(1) BARBEY D'AUREVILLY. — Amaidée, poème en prose, p. 56 (Lemerre éditeur, 1890).
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vreuses, où se heurtent, se croisent et s'échauffent les conversations panthéistiques de Barbey et de Guérin, passe la lamentable épopée de la femme déchue qui ne peut se relever ni se guérir au contact des saines et pures visions du monde extérieur.
Lui non plus, Jules Barbey n'était capable de guérir ses douleurs intimes par la vertu secrète et magique des spectacles de la nature. Il avait naguère célébré la vie de voyage et il croyait sans doute au réconfort qu'elle donne. Aussi, pour fuir les tristes obsessions de son esprit, veut-il se soustraire encore aux influences débilitantes de l'atmosphère, parisienne. Mais nulle part il ne trouve l'apaisement souhaité. Partout il s'ennuie, à mourir. « Mon ami. savez-vous ce que je sais ? écrit-il de Caen à Trebutien le 18 août 1835. C'est que la vie de province ne nous est plus possible ; il faut être parfaitement heureux ou obèse pour s'arranger de cette vie-là. Mais les gens comme nous, non ! Si l'on est lymphatique, on y mourrait de spleen ; si l'on est nerveux, on s'y brûlerait la cervelle ».
Le fils de Théophile Barbey est maintenant tout à fait « déraciné ». Il n'a plus de patrie. Il est très malheureux.
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CHAPITRE VI
Premier Memorandum
VOYAGE EN TOURAINE
SÉJOUR EN NORMANDIE, A SAINT-SAUVEUR,
A COUTANCES ET A CAEN
RETOUR DÉFINITIF A PARIS
(1835-1837)
C'est à la fin de 1835 que Jules Barbey revient à Paris. Il va s'y fixer à demeure. Il ne lui reste plus que cette ressource suprême, cette seule patrie,— et quelle patrie ! Comme il le dira plus tard, Paris est « la patrie anonyme de tous les hommes qui ont brisé le lien de la famille et qui ont quitté la province pour en éviter le regard qui tombait de trop près sur eux » (1). Mais alors il ne songe pas à la tristesse amère de n'avoir point un pays à soi.
Se jeter dans le gouffre de la capitale, pour échapper à la malveillante curiosité des normands de Saint-Sauveur ou de Caen, c'est bien ; seulement il faut avoir des rentes pour vivre à Paris, comme l'entend le jeune Barbey! Or il y a beau temps que les écus du chevalier de Montressel
(1) Le Pays, 25 avril 1854. — Article sur Edmond et Jules de Goncourt.
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sont gaspillés. Que faire ? Devenir journaliste ? Ne serait-ce pas le comble de l'humiliation ? « Me préserve le ciel, s'écrie naïvement l'auteur de Germaine, de devenir un de ces gens-là ! » Et pourtant cette extrémité de malheur est réservée à notre indiscipliné de 27 ans.
Pour parer aux besoins du moment, il essaie de vendre à quelque éditeur ou de placer dans quelque Revue les manuscrits, — toute sa fortune! — qu'il a rapportés de Normandie: La Bague d'Annibal, Amaïdée, Germaine. Déjà, avant son retour à Paris, il a chargé Trebutien de sonder le terrain et d'entamer des négociations. A cet effet, il lui a confié son dernier livre, non sans un déchirement intime: cette Germaine, n'est-ce pas une partie de son âme et n'y a-t-il point une sorte de profanation et de sacrilège à la livrer aux mains d'un éditeur? Qu'il se rassure, le candide écrivain : son manuscrit lui reviendra immaculé, vierge de tout contact avec le public ! Mais l'état précaire de son budget décide le fougueux jeune homme à se séparer de son cher roman. Toutefois, il ne consent à souffrir aucun délai, de la part des libraires : « Je ne veux pas endurer plus longtemps les critiques de ces marchands de papier noirci ! écrit-il à Trebutien le 18 août 1835. C'est prendre ou laisser, ou qu'ils aillent à tous les diables ! Je ne suis pas d'humeur à répondre à leurs imbéciles observations sur la teneur du livre en question. Vous qui êtes si beau d'insolence par moments, mon cher ami, lâchez deux ou trois bordées à l'infâme cuistre qui critique au lieu d'acheter, et reprenez le manuscrit ». Naturellement, les éditeurs se fâchent et congédient le bon Trebutien tout penaud: il paraît que ce n'est point par les procédés, chers à Barbey, qu'on les apprivoise.
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Lorsque notre romancier sans expérience rentre à Paris, il se démène à son tour pour placer sa Germaine. Enfin, après bien des démarches, le 30 décembre 1835, il annonce une grande nouvelle à Trebutien : il est sur le point de crier victoire. « Vous m'apporterez, lui dit-il, le deuxième volume de Germaine. On me demande les manuscrits à la Revue des Deux-Mondes. Buloz (ma belle et calme tête de marbre blanc, Niobé-Germaine, jugée par u nBuloz! Est-ce que tu crois à Dieu, Trebutien, après cela?) Buloz donc a promis de lire... Le cuistre est fort prévenu en ma faveur. S'il en est ainsi, j'ai du vent dans mes voiles. Allons! »
Mais ses espérances, comme il le dit lui-même, s'en vont vite à tous les démons. Au bout de quelque temps, le manuscrit de Germaine lui revient. François Buloz n'accepte pas ce genre de littérature maladive et criminelle. Quel est l'homme assez pervers pour ne point rougir à la lecture d'un roman où la démangeaison sensuelle triomphe et s'épanouit? La vertu.seule a droit de cité dans le grave recueil que dirige, d'une main ferme, l'autocrate Savoyard. Il fallait, en effet, que le jeune Barbey eût toutes les audaces naïves et les déconcertantes témérités d'un débutant, pour aller, le coeur confiant, frapper, avec sa Germaine, à la porte de Buloz! On ne se fourvoie pas à tel point, quand on a la moindre expérience des hommes et des choses. Ignorait-il donc, l'enthousiaste auteur d'un chef-d'oeuvre méconnu, que, sous la férule du fondateur de la Revue des Deux-Mondes, on ne peut pas se livrer impunément à tous les caprices d'une imagination débordante, et que, si l'on tient à conquérir les bonnes grâces du chef d'orchestre de céans, il convient de mettre un frein à toute fantaisie, de flatter les goûts de l'auditoire et de prendre le la de la fanfare?
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L'écrivain est le serviteur du public : voilà la maxime de Buloz. Or il est bien certain que Germaine, « cette superbe et indolente Germaine, dont l'aristocratie séduit peu la plèbe de ces faquins appelés libraires » (1), eût étrangement détonné dans le concert des écrivains de la Revue, à côté des oeuvres d'Alexandre Dumas, de Georges Sand, d'Eugène Sue et autres romanciers, inférieurs à ceux-là, qui étaient les exécutants favoris de ce qu'on nomme la foule lettrée.
Sans plus de compliments ni de précautions, Buloz ferme donc au nez de l'intrus la porte de sa maison et l'engage à aller chanter ailleurs ses hymnes à l'amour coupable. Alors recommencent pour le pauvre romancier ces courses, désolées et lugubres, de librairie en librairie, où s'égrène rapidement, à mesure qu'on avance, le chapelet des déboires et des amertumes. C'est un calvaire à gravir, et la route en est jonchée d'épines. On laisse derrière soi, une à une, les magnifiques promesses d'avenir qu'on s'était faites et l'on sème sur ses pas les illusions enchanteresses grâce auxquelles on endormait ses secrètes répugnances à solliciter des faveurs. Aussi, le soir, rentre-t-on las, abattu, découragé, dans la chambrette d'où, le matin, on était parti confiant, et d'où désormais semble bannie toute espérance.
Jules Barbey, qui n'a pas à son service des trésors de patience et de calme, se fatigue bien vite de ces démarches réitérées et toujours vaines. Son orgueil se cabre devant les rebuffades; il est « beau d'insolence », comme il disait naguère à Trebutien, et ne laisse pas do pousser
(1) Lettre inédite à Trebutien (décembre 1835). — Toute cette correspondance avec Trebutien est du plus haut intérêt littéraire. J'espère qu'on la publiera bientôt, et c'est pourquoi je ne m'en suis servi qu'avec discrétion.
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trop loin ses réponses irritées et sanglantes de grand seigneur humilié. Il arrive, en effet, que, sans même s'en douter, notre jeune homme déconcerte et éloigne, par ses airs impérieux, des gens qui finalement seraient peut-être disposés à lui être agréables et utiles. Oh! il n'est plus démocrate, maintenant, le petit-fils de Vincent du Motel : il a dit adieu aux chimères républicaines de sa vingtième année et abjuré ces « erreurs » sur l'autel de sa vanité, — sa seule déesse dorénavant. Il est plus aristocrate que jamais et que Théophile Barbey lui-même. Pour se consoler de ses ennuis, il cultive cette fleur empoisonnée, fille de l'orgueil et du dédain le plus férocement tranchant, — l'ironie.
On possède, sur cette période de la vie de Jules Barbey, un document authentique et précieux, qui éclaire l'état de son âme et nous en montre jusqu'aux recoins les plus cachés : c'est le journal de jeunesse appelé Premier Memorandum, où ce nouveau Prométhée, précoce victime d'un vautour invisible, note en termes impitoyablement précis l'emploi de ses tristes journées. Le Memorandum va du 13 août 1836 au 6 avril 1838. Ces vingt mois sont mis en pleine lumière, — avec, toutefois, les quelques ombres nécessaires à la fidélité discrète d'un tableau tout intime. Nausées, dégoûts, ennuis, tristesses vagues, tentatives de travail faites pour s'arracher à sa propre pensée, rien n'est oublié dans ces pages étranges, tout y est gravé à l'eau-forte. Il n'y a pas lieu, d'ailleurs, de contester la sincérité si évidente de l'auteur, alors qu'il se dissèque lui-même sans merci, sans fausse honte. Le scalpel ne tombe jamais des mains implacables de ce chirurgien opérant sur son âme et qui n'a pas peur d'étaler ses plaies. On sent qu'il hésite parfois à pénétrer jusqu'au fond des blessures les plus secrètes, mais il dompte
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bientôt ses répugnances. Il veut être « vrai », absolument exact, puisqu'il a décidé de faire voir l'état de son coeur et qu'il a convié à cet affligeant spectacle son ami Maurice de Guérin.
C'est à Guérin, en effet, que Barbey destine ce journal d'une jeunesse éprouvée par la douleur. Comment, écrivant sous les yeux mêmes de son ancien camarade de collège, devenu son second frère d'âme, eût-il pu lui offrir un recueil de notes personnelles, d'où la véracité fût absente? Un Mémorandum ne vaut qu'à titre de document, document psychique et non littéraire, — et ce serait lui enlever son seul caractère essentiel que d'en faire une oeuvre de fantaisie. Tout au plus peut-on reprocher à notre « malade » d'avoir exagéré les tristesses foncières de son âme et de s'être trop arrêté à des détails futiles. Mais ici encore se dévoile le besoin de sincérité dont il est avide. Il se vanterait de choses qui ne lui sont pas imputables plutôt que d'en laisser de côté une seule et d'oublier quelque repli de son être. A aucun prix, il ne consentirait à rester en deçà de la réalité profonde de ses sentiments : il aimerait mieux la dépasser et l'amplifier. C'est la seule réserve, au demeurant, qu'il nous soit permis de faire. On ne peut donc contester la valeur documentaire des Memmmnda, et Paul de Saint-Victor les avait bien caractérisés, quand il les appelait des « crachoirs d'or ». L'auteur de Germaine vomit ses tristesses, ses ennuis, toute son âme, dans un vase d'un métal précieux et d'un beau relief.
Le journal s'ouvre, à la date du 13 août 1836, par une lamentation qui en dit long sur l'état du coeur de Barbey. « Je m'en vais recommencer un Journal, écrit-il. Cela durera le temps qu'il plaira à Dieu, c'est-à-dire à l'ennui, qui est bien le dieu de ma vie. Quand je serai las de me
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regarder, je fermerai ce livre et tout sera dit. Pourquoi ne se débarrasse-t-on pas aussi facilement de soi-même, cet inexorable quelque chose qui est malgré lui-même, car le suicide nous en débarrasse-t-il entièrement ? Qui le sait ? Le sommeil sans rêves que souhaitait Byron n'était pas une réponse à l'angoissée question de Shakespeare. La lâcheté humaine s'est accroupie derrière Dieu » (1).
Désenchantement, doute radical, incrédulité foncière, rien ne manque à ce tableau d'une existence qui ne prend plus d'intérêt à quoi que ce soit. Le gouffre du néant s'ouvre devant ce désespoir. Où se raccrocher, vers quel radeau sauveteur tendre les bras ? Faut-il contempler toujours d'un oeil morne et impuissant les indicibles déchéances de son âme ? Et, si l'on veut les fuir, peut-on les oublier ? « Si j'avais écrit, continue le cruel analyste, l'emploi de mes jours et les deux ou trois derniers événements qui sont déjà un passé furieusement enfoncé dans le gouffre des choses, et ce que ces événements ont produit en moi ou m'ont arraché, ce serait une assez longue et triste histoire dont je ne conseillerais la lecture à personne, pas même à moi maintenant. Il est des ruines que personne ne voit achever de tomber, des chutes silencieuses. Ce n'est que longtemps après, qu'on s'aperçoit qu'il n'y a plus rien, où il y avait une existence, et que le vide a englouti les atomes du dernier débris ! Mais je mets le silence, cette singerie impuissante de l'oubli, entre moi et le passé de ces derniers temps... » (2).
(1) J. BARBEY D'AUREVILLY, Premier Memorandum, 1836-1838, p. 1 (Lemerre, éditeur, 1900).
(2) Ibid., p. 2.
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Heureusement, dans la perte de ses meilleures distractions d'antan, il a gardé le goût du travail. Il veut travailler, et cette volonté ferme le sauve quelquefois, en l'arrachant à ses propres pensées. « Ecrire, je l'ai toujours éprouvé, dit-il, est un apaisement de soimême » (1). Cependant il arrive un moment où le travail aussi devient une souffrance. Raconter ses douleurs, c'est parfois les calmer, plus souvent c'est les prolonger et les aviver. Pour les anéantir, il faudrait les affiner et les émousser par l'analyse au point qu'elles perdissent leur aiguillon. Mais un esprit superficiel et subtil est seul capable de cette tâche, qui exige infiniment de souplesse. Une âme profonde, qui ne sait rien oublier et met une sincérité absolue dans tous ses épanchements, est impuissante à tuer ses tristesses, en les narrant. Aussi Barbey abandonne-t-il vite son journal, qui ne lui procure aucun réconfort.
Que fait-il, dans l'intervalle ? Il voyage ; il va passer un mois en Touraine. « Je pars lundi avec Gaudin, écrit-il le 19 août. Guérin m'a prédit que je m'ennuierais au milieu et malgré les merveilles du pays. Il a peut-être raison. Où diable est-ce qu'on ne s'ennuie pas ? surtout quand on est moi ! » (2). De fait, le jeune voyageur mande de Blois à son fidèle Trebutien, le 25 août. « Mon cher Baron, quand vous lirez la date de ma lettre, vous vous écrierez, j'en suis sûr: 0 ter quaterque beatus! Vous sentirez s'éveiller en vous les nobles convoitises de l'antiquaire. Si je l'étais le moins du monde, Dieu m'est témoin que je ne vous écrirais pas. Confier son bonheur me semble la plus haute impertinence qu'il y ait. C'est
(1) Ibid., p. 9.
(2) Ibid., p. 8.
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parce que ma tête d'Ostrogoth du boulevard de Gand est demeurée parfaitement froide et ennuyée devant les tas de pierres historiques, vus et admirés en bâillant, que je peux vous parler de mon voyage sur les bords de la Loire. N'en aura-t-on jamais fini avec les lieux communs? La réputation de ce pays-ci est un impudent mensonge, accepté sur parole par des niais ; et cela va ainsi de siècle en siècle jusqu'à la fin du monde ! Hélas ! c'était beaucoup plus pour le pays que pour les souvenirs, comme vous dites, vous autres, que j'étais parti de Paris : mais, Dieu me damne! j'aurais presque mieux fait d'y rester. J'ai vu Orléans, sa cathédrale et son musée ; — Notre-Dame-de-Cléry dont l'Austère Nudité m'a semblé préférable à toutes ces enjolivures qui s'appellent de Yart pour le moment, — et puis Chambord, mais j'étais souffrant, et j'ai eu la sacrilège indolence de ne pas monter un degré de ses escaliers. C'est de Chambord que je suis le plus content jusqu'ici, car j'ai vu là la seule jolie fille entr'aperçue depuis Paris.— Et puis, qu'on me vante un pays pareil ! que nos écrivassiers de roman nous crachent leurs belles phrases sur tout cela ! Aujourd'hui je suis à Blois, une odieuse ville, et d'une population plus laide encore. Je sors du château, que j'ai visité dans tous ses coins. Toutes les places m'en ont été compendieusement et bredouilleusement expliquées par le concierge, homme de sens qui professe le plus grand mépris pour P. Delaroche et Vifet. J'ai grimpé sur l'observatoire de Catherine de Médicis. La vue n'est pas mal de là, mais il faut s'en tenir à cette expression modeste, si l'on veut rester dans le vrai. Je me demandais si tous les monuments du monde me laisseront ainsi sans intérêt, et si je dois arriver peu à peu à l'indifférence en matière de toutes choses comme en matière de Religion. En vérité,
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je redoute presque un voyage de Rome. J'y apprendrais peut-être le secret de nouvelles impuissances d'âme, de nouveaux desséchements d'émotions ».
Ainsi, rien n'a séduit ce « desséché » au cours de son voyage, — si ce n'est la vue d'une jolie fille. Il n'y a que la femme, en ce moment,qui intéresse Barbey. Mais, par exemple, elle se glisse toujours dans sa pensée inquiète. Cette vision l'arrache à ses tristesses. Il ne s'analyse plus, quand il aperçoit un « bel animal », a un de ces Attilasfemelles qui ravagent le monde sans épée ». (1) Il est tout occupé à contempler et à admirer la beauté des formes du beau sexe; il en détaillé les moindres contours et rôde, avec des frémissements de volupté, aux abords de la splendide image en qui s'incarne la Divinité de l'Amour. Ce « n'était qu'une fille de la terre, — dit-il d'une femme qu'il a rencontrée dans ses pérégrinations, — avec des dents blanches sous de longs anneaux noirs tombant aux joues brunes, et des yeux hardis. Un délicieux modèle de courtisane, et qui serait affolante avec une bande en velours écarlate sur le front, à la Grecque, et ses larges épaules roulées dans une mantille. Elle sucerait l'or, le sang, la vie ! » (2) Ne dirait-on pas qu'il va tomber à genoux devant cette Déesse et l'adorer avec des transports d'idolâtrie ?
C'est, d'ailleurs, la seule religion que son impiété reconnaisse, la seule icône en présence de laquelle son indépendance s'incline. Peu à peu, en effet, sans crises, sans nuit « à la Jouffroy »,il s'est détaché du catholicisme, ainsi que des traditions paternelles et de l'amour du sol natal. Il en est venu à l'indifférence absolue en matière
(1) Ibid., p. 13.
(2) Ibid., p. 13.
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religieuse, comme il l'avoue lui-même. Il ne s'est pas arrêté aux principes déistes de Jean-Jacques ; il ne berce pas non plus son incrédulité aux rêveries panthéistiques de Lamartine. Il est un païen, à la façon de Chénier. Rien ne vibre plus, en son âme, des croyances de ses jeunes années. Il n'a même pas gardé de la foi, longtemps pratiquée, ce parfum subtil et enivrant qui s'exhale, à de certaines heures, du fond du coeur des plus sceptiques, ni cette sorte de musique divine qui s'élève parfois, en accents mélancoliques, des recoins les plus obscurs de la conscience. Son incrédulité semble radicale. Nulle manifestation de la vie religieuse ne le touche, ne l'émeut. Il discute froidement les mystères chrétiens et déclare n'y pas adhérer. Il se dit rationaliste (1).
A l'âge de 28 ans à peine, Barbey n'a donc plus aucun lien avec son pays, sa famille et le Dieu de son enfance. Il a étouffé tout ce qui faisait l'enchantement de son esprit autrefois. Il ne lui reste, comme ressource intime, qu'une sensibilité extrêmement vive et une intelligence très ouverte. Mais, dans son état d'âme présent, cette ressource n'est pas une sauvegarde, c'est un accroissement de souffrance. Il est malheureux en ses affections les plus chères et jusqu'en ses meilleures relations intellectuelles.
Léon d'Aurevilly, l'ancien rédacteur légitimiste du Momus Normand, entre au grand séminaire de Coutances. Jules lui demande de différer de quelques jours l'exécution d'un projet si imprévu, car il veut revoir son cadet avant l'événement définitif qui séparera leur existence. Mais Léon a hâte de se vouer au service de Dieu et refuse de retarder l'accomplissement de ses saints désirs. «Ainsi, écrit tristement Jules Barbey, je l'aurai prié en
(1) Ibid., p. 93, 94 et 93.
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vain d'attendre quelques jours; il a tout méprisé de mes supplications et il n'a pas voulu retarder d'une heure le moment enivrant où il va s'affubler de la chappe de plomb du Dante... Pourtant il y a toute une vie entre nous deux, et une vie d'enfance et de jeunesse, la plus belle, dit-on, et le lien le plus fort !... Quand nous reverrons-nous maintenant, mon frère et moi ? Ces jours, qu'il n'a pas voulu me donner, étaient peut-être les derniers que nous eussions passés ensemble. Nos destinées sont si opposées, et la vie nous cache tant d'inattendu !... Et quand je songe qu'il a pu se dire tout cela, et que tout cela n'a pas pesé un grain de poussière dans ses résolutions, je reste frappé au fond du coeur de la légèreté de l'homme, que je connaissais pourtant, mais dont je n'aurais pas cru que Léon m'aurait fourni une preuve nouvelle et amère ». (1) Il se complaît à cette évocation de douleurs dont il aiguise encore le poinçon par de fictives et sottes arrière-pensées. Littéralement, il « se monte la tête » et se torture à plaisir, il se grise de sa souffrance et, à la fin, il s'en rend plus malheureux encore. L'idée fixe de ce frère qui l'abandonne ne lui laisse pas de repos. « Je l'ai prié à plusieurs reprises, ajoute-t-il, et il ne m'a pas répondu. Je suis resté seul et inentendu comme Roland à Roncevaux ». (2) Et alors sa douleur s'exalte, pleure des larmes brûlantes et éclate en de longs cris d'angoisse. « 0 fragiles amitiés de la terre ! clamet-il. Nous avons tous un Roncevaux dans notre vie, tôt ou tardNous appelons les absents, nous sonnons de notre cor d'ivoire, et en vain ! Ce cor qu'ils connaissaient si bien et qui avait pour eux, disaient-ils, de si poignants
(1) Ibid., p. 18.
(2) Ibid., p. 18 et 19.
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appels, cette voix amie qu'ils proclamaient irrésistible et qui les eût ramenés du bout du monde, ils l'entendent qui demande, qui crie, qui meurt d'appeler, et ils ne viennent pas ! Nous teignons l'ivoire de notre cor inutile de la pourpre du sang de notre coeur déchiré. Ce sang dont nous comptons les gouttes, ils ignorent que ce sont eux qui le font couler. Comme Roland, nous ne sonnons plus bientôt à ces vides échos qui nous raillent, nous nous préparons à mourir seuls ; comme Roland, la rage d'être abandonnés ne nous fait pas fendre les rocs de nos épées, mais nous devenons rocs nous-mêmes en attendant que la mort nous ait broyés, sans nous rendre ni plus insensibles ni plus froids ! » (1) La tirade est belle. Peut-être paraîtrait-elle légèrement déclamatoire, et dès lors un peu ridicule, si nous ne savions le supplice qu'endure notre isolé. En vérité, ce n'est là que l'expression déchirante d'une douleur profondément ressentie, bien qu'en partie imaginaire. Et quel état d'âme navrant dénote cette disproportion entre de pareils cris d'angoisse et la contrariété qui les a provoqués !
Les plaisirs intellectuels de Barbey sont également gâtés par toutes sortes d'arrière-pensées troublantes. « Guérin, écrit-il le 22 septembre 1836, Guérin m'a lu le Journal de sa soeur, cette Pythonisse de la solitude, à laquelle je trouve trop de Dieu dans le sein. Si cette fille-là avait souffert de passions réelles, si elle s'était ouvert l'intelligence par le monde comme elle l'a fait par les choses, que ne serait-elle pas ?. tandis qu'elle n'est qu'une admirable dévote, un fleuve dévoré par la terre à l'endroit même d'où il jaillit. C'est un parti si mélancoliquement pris que cette existence ! Cela fait mal parce
(1) Ibid., p. 18 et 19.
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qu'on sent que l'âme était là, et que cette jeunesse qui décline et se resserre et se confine aux soins obscurs et vulgaires, qu'un divin langage relève en vain, « n'a pas lancé une seule fois ses coursiens », faute d'espace devant soi. — 0 pieds du crucifix, si l'on savait ce qu'elle répand de sentiments, de larmes, de coeur, de vie, sur vos blessures, que de profanes et coupables poitrines, vides ou déchirées par l'abandon, seraient jalouses, — jalouses de vous ! » (1). Ainsi Barbey ne se laisse pas prendre, simplement, au charme très doux qui se dégage des poétiques et suaves inspirations d'Eugénie de Guérin. Il s'interdit la jouissance de l'admiration franche et hardie. Il a besoin de s'exalter à côté de son sujet et de se mettre l'esprit à la torture.
C'est de cette manière que, — pour aiguiser, semble-t-il, ses souffrances intimes qui n'ont pourtant pas besoin de ce nouvel excitant, — il imagine constamment les plus singulières situations mentales,— celle-ci, par exemple, à l'occasion du mariage de son frère Ernest. « C'est aujourd'hui (cette nuit même), que se marie monsieur mon frère. Dans quelques heures la cérémonie va se faire, et deux vies ne seront plus que... deux. Hélas ! toujours deux ! L'unité est-elle donc impossible ? Je n'ai pas voulu assister à la triste bouffonnerie ; cependant il y aura là de bonnes figures à étudier. Le marié avec son enthousiasme légal, — la mariée avec sa confusion un peu hypocrite, — et les parents contempleront, l'oeil humide, le tableau du bonheur conjugal. — Par une pareille nuit, l'église sera froide. Est-ce un présage ? « (2). Puis, s'échauffant à l'évocation de toutes ces chimères,
(1) Ibid., p. 24 et 25.
(2) Ibid., p. 44.
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il ajoute : « Si je me mariais, moi, quel air aurais-je ? Quelque amour qu'on ait pour sa femme, à vingt-six ans passés, peut-on avoir l'air heureux? On a plutôt l'air triste quand le coeur est heureux à cet âge. La crainte de tout perdre n'est-elle pas au fond (mais seulement au fond) de nos joies? Oh ! je ne veux pas y penser » (1). Il ne veut pas y penser, mais il y pense tout de même et s'applique à y fixer son esprit. Par là, il se rend de plus en plus malheureux.
Il végétait dans ces tristes dispositions d'âme, lorsqu'il fit un dernier voyage à Saint-Sauveur, au mois d'octobre 1836. Il n'était pas retourné chez lui, depuis près de trois ans. Or, sa mère l'y appelait instamment. « Je quitte donc Paris, et pour combien de temps? écrit-il le 7 octobre. Le moins longtemps possible. Les conditions nécessaires à une existence, même de quelques mois, en province, me manquent trop. Cependant... mais non! tout est irréparable. Paris ou les longs voyages, voilà ce qu'il faut à un homme aussi ennuyé et aussi vieux que moi. Cette vie de Paris convient si bien à l'ennui des passions trompées » (2). Mais à Paris même, on le sait assez, il ne connaît pas le bonheur, le calme intellectuel ni l'insouciance.
Il est vrai que, présentement, un séjour à SaintSauveur, qui à d'autres moments serait sans doute un remède puissant et salutaire, ne peut guérir cette âme si foncièrement malade. Pourtant Jules est affectueusement reçu par sa famille. « J'ai encore été mieux reçu de mes parents que je ne m'y attendais, quoique je m'atten(1)
m'atten(1) p. 44.
(2) Ibid., p. 52.
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disse à l'être bien » (1), remarque-t-il lui-même, en rentrant au foyer paternel. Cela ne devrait-il pas dissiper les nuages qui pèsent sur son front ? Mais ce bon accueil n'empêche pas l'auteur de Léa d'être sévère pour son pays. L'impression qu'il éprouve, en foulant après trois ans d'absence le sol natal, est « nulle » (2), dit-il : il ose l'avouer, et il ajoute cette réflexion impie, paraphrase à peine déguisée de l'odieux ubi bene, ibi patria : « La patrie, ce sont les habitudes, et les miennes ne sont pas ici, n'y ont jamais été » (3). Est-il plus noire ingratitude que celle-là ? Il faut vraiment que Barbey soit parvenu au dernier degré du misérable état d'esprit qui le dessèche depuis longtemps, le rend insensible et peu à peu le détache de tout, pour tenir un langage aussi sacrilège. Peut-on douter qu'il soit à présent tout-à-fait « émancipé » ? — et quelle émancipation ! C'est un désorbité, que ce jeune sans-patrie. Il met le comble à ses blasphèmes antérieurs, en insultant son pays. Il renie les plus belles années de son passé, celles où, enfant, il vivait dans l'incessante communion de la terre normande, se saturait des fortes sensations du paysage et de la mer de la Manche, et évoquait en ses rêves grandioses les preux du Cotentin, les hauts faits militaires des Chouans et les éclatantes prouesses de ses ancêtres.
Aussi est-il malheureux dans ce pays où ses jeunes années connurent la joie et l'insouciance. « J'ai été, une partie du jour, écrit-il le 28 octobre, obsédé de mille pensées troublantes. J'ai pu à peine les dompter, et longtemps elles m'ont dominé par la volupté et la
(1) Ibid., p. 60.
(2) Ibid., p. 60.
(3) Ibid., p. 60.
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douleur, ces deux belles filles qn'il faudrait sculpter dos à dos et nouer dans la même ceinture. J'ai désiré et souffert » (1). Il essaie de travailler, mais il ne peut surmonter ses secrètes répugnances à se plier à un labeur continu et suivi. « J'ai besoin de Paris, s'écriet-il, peut-être parce que je ne suis pas heureux » (2). Est-ce que, par hasard, il mettrait le doigt sur ses véritables blessures ? Mais il sait bien qu'à Paris il souffre aussi, et non moins cruellement. Toutefois, plus son séjour se prolonge à Saint-Sauveur, plus ses douleurs se font vives et lancinantes.
Fatigué de son existence misérable, il va voir son frère Léon à Coutances. Là, il ne peut se dissimuler qu'une révolution profonde s'est opérée dans l'âme du séminariste. « L'ai trouvé bien portant et heureux, dit-il, heureux au-delà de toute expression, — renouvelé sur tous les points. L'ai quitté renversé, confondu, mais enchanté pour lui, que je ne peux pas ne point aimer, enchanté de le voir dans des dispositions d'âme et d'esprit d'une placidité et d'une suavité si parfaites. Cela durera-t-il ? Voilà la question qui fait revers. Je souhaite pour Léon qu'il y ait dans la religion et ses pratiques un élément de fixité et de durée pour les âmes comme la sienne, vives et agitées. Il m'a demandé un livre de prières, que je lui achèterai demain. Qu'il prie par moi et pour moi, s'il ne prie pas avec moi. J'aime les prières, non que je croie à leur efficacité, mais parce que prier pour quelqu'un, c'est penser à lui » (3). N'est-ce pas que notre romantique maladif a l'air de devenir
(1) Ibid., p. 62.
(2) Ibid., p. 72.
(3) Ibid., p. 80 et 81.
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un peu raisonnable, sous l'influence bienfaisante de son frère? Léon l'aime et l'aimera toujours. L'auteur d'Amaïdée le sent ; et cette pensée l'apaise.
Mais, à part les heures qu'il passe auprès de son cher Léon, Jules Barbey s'ennuie, à mourir, dans la sévère ville de Coutances. « La ville est vieille, à petites rues, à maisons basses, écrit-il ; le tout enveloppé dans une pluie, fine et dense, et recouvert d'un ciel sombre et gris, m'a paru d'une indicible tristesse. Et d'ailleurs, voyager (et voyager seul comme je fais, sans un être, pas même un chien qui me suive), me rappelle la définition de Mme de Staël qui disait les voyages le plus triste plaisir de la vie. N'ai-je pas laissé des morceaux de mon coeur derrière moi ? » (1). Et voici qu'à chaque minute d'isolement il «. tombe en angoisse d'ennui et de désespoir. Pourquoi ? je ne le sais pas ; pourquoi cette fièvre, puisque la vie est toujours la même ? » (2). Il se rend compte de son mal, on le voit, mais il n'a pas la force d'y chercher un remède. « Pourquoi, s'écrie-t-il plus loin, faire le dédaigneux du Bonheur qui suffit à d'autres ? Les choses et eux sont en harmonie, ils sont dans l'ordre ; nous, nous n'y sommes pas ! » (3). A la bonne heure ! C'est là de la clairvoyance morale, et il est regrettable que l'auteur de Germaine n'en ait pas plus souvent. Il est regrettable surtout qu'il ne conforme pas sa conduite à cette théorie très juste de l'existence. Seulement, c'est déjà beaucoup d'avoir une de ces lueurs passagères qui éclairent l'âme. Cela présage une guérison prochaine.
(1) Ibid., p. 81.
(2) Ibid., p. 84.
(3) Ibid., p. 85.
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En attendant cette guérison, notre malade, qui ne peut se débarrasser tout d'un coup des effets funestes du « virus » romantique et qui pourtant est las de toutes ses exaltations aussi vaines que douloureuses, se fait un nouveau visage. Il « pose » pour l'indifférence absolue en fait d'émotions. Il se dit impuissant à ressentir des impressions profondes. « Moi, écrit-il, moi, « indifférent enfant de la terre », j'ai bravement prêché pour mon saint, le sans-émotion, le blankdead »(1). Non! ce n'est pas Jules Barbey qui est incapable de passions violentes. Il le voudrait bien, peut-être : il ne le peut. Il laisse cette mutilation des facultés humaines aux romantiques en chambre, qui n'éprouvent pas eux-mêmes les frissons troublants qu'ils font passer dans l'âme d'autrui, à ces « JeuneFrance » qui, vers la quarantaine, deviendront d'opulents bourgeois. Lui, il a du " romantisme », du lyrisme, plein le coeur, et il en souffre ; et c'est pourquoi, octogénaire, il mourra romantique impénitent.
Comme il n'est pas de taille à dissimuler longtemps son vrai « moi », notre voyageur rejette vite son masque d'indifférence. A Caen, où il s'arrête quelques jours en revenant de Coutances et de Saint-Sauveur, il ne trouve pas plus le repos qu'ailleurs. « Non, crie-t-il angoissé, je n'aurais point autant souffert à Paris. C'est vraiment la patrie des êtres dont la destinée de coeur est perdue » (2). Ainsi s'achève pour lui l'année 1836, — triste année, dont il peut dire en toute vérité : « Encore une année qui finit, un rayon de moins autour de nos têtes ! On se sent comme englouti un peu davantage, et s'il n'y avait que le temps qui montât autour de nous comme un sable
(1) Ibid., p. 86.
(2) Ibid., p. 107,
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mobile pour nous dévorer ! Mais l'inutilité de la vie est pire encore que la vieillesse. C'est s'anéantir deux fois » (1).
Néanmoins il veut essayer de « se reprendre ». Il « rumine une foule de projets », cherchant, dit-il, « à prendre mon parti sur les riens de ma vie, jusqu'ici passée sans faire acte d'homme public. Cette virginité, ce sans position, sans précédents, par conséquent sans engagements, n'est pas une mauvaise chose à mon âge, mais pourtant il faut en sortir. Car autrement on passerait son temps et l'on consumerait sa force à attendre l'occasion d'agir » (2).
C'est dans cette disposition d'esprit assez raisonnable qu'il rentre à Paris, le 16 janvier 1837. Mais croit-il vraiment être aussi « vierge » de « précédents » et d' « engagements » qu'il le dit ? L'avenir lui montrera que le passé ne s'efface jamais et que certains antécédents intellectuels enchaînent « l'homme privé » comme une signature sacrée et équivalent aux plus solennels serments ou contrats de « l'homme public ».
(1) Ibid., p. 117.
(2) Ibid., p. 124.
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CHAPITRE VII
VIE MONDAINE
ARISTOCRATIE. - « D'AUREVILLY ». - JOURNALISME
CRISES DE ROMANTISME AIGU
TRAVAIL SALUTAIRE
(1837-1838)
Peu de jours avant de rentrer à Paris, Jules Barbey écrivait à Trebutien : « Je vous reviens donc après trois longs mois d'absence, employés à rôder dans deux départements ; je vous reviens, renouvelé de santé et de force, et retrempé dans la vie de famille que j'ai trouvée meilleure que je n'aurais cru et pas assez longue du reste pour ajouter un ennui de plus à ma somme ordinaire d'ennuis. J'ai pris juste ce qu'il m'en fallait, mais de manière à esquiver le blasé, cette diable de chose à laquelle j'arrive si vite avec la tournure de mon esprit. Je n'ai pas chassé, mais j'ai joué, mangé, bu, fumé comme tout ce qu'il y a de plus illustre en Normandie, et me serais assuré bien des votes si j'avais l'âge aux prochaines élections pour être nommé député. J'ai fait l'Alcibiade avec une souplesse qui vous eût surpris et
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qui me servira quelque jour si Satan me change en diplomate. J'ai coqueté avec des femmes de province, dignes d'être des Anglaises pour la bégueulerie, et débité des moralités hypocrites à leurs grand'mères. J'ai stoïquement suivi la règle catholique, allant à la messe tous les dimanches et mangeant maigre les vendredis. Enfin j'ai disparu comme Romulus dans la tempête... d'un véritable succès. J'ai vu beaucoup de nouveaux ménages (locution du pays, ayant un gracieux parfum de terroir tout à fait distingué), sans compter celui de monsieur mon frère, de sorte que je suis accablé de tous ces bonheurs légitimes. J'ai vu aussi le bonheur (tout aussi légitime, mais dans un autre genre) de mon autre frère le séminariste, et de cette bande de bonheurs ce n'est ni le plus faible ni le moins étonnant. Rien, dit-il, ne peut donner l'idée de la félicité dont il jouit, et comme il ne parle que par les prophètes, il s'est servi de l'expression d'Isaïe : un fleuve de paix coule dans mon âme. Qu'il coule donc et qu'il ne tarisse pas. Léon m'a donné, en guise de souvenir, le petit livre de Louis de Blois, qu'il appelle un livre d'or, mais j'aimerais mieux celui de Venise. Il a écrit sur la première page : Fratri meo, christiano futuro. Vous voyez qu'il est déjà augure, avant même d'être prêtre. »
Cette lettre, datée du 9 janvier 1837 et adressée de Caen à l'ami Trebutien, contient un résumé assez exact de la vie extérieure de Barbey pendant son séjour en Normandie ; mais elle ne nous fait pas pénétrer, comme le Memorandum, dans l'existence intime du jeune homme. Pourtant, il s'y révèle une singulière disposition d'esprit, qui achève de caractériser la physionomie intellectuelle et morale de l'auteur de Germaine, à cette époque, et lui donne je ne sais quel aspect machiavélique. C'est
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l'Ironie. Un élégant persiflage, attristant et fatigant à la fin, circule d'un bout à l'autre de cette lettre et laisse, en somme, au lecteur une impression de malaise. Le pays, la famille, la religion, dans lesquels a été élevé Barbey, ne sont plus, à ses yeux, que d'agréables sujets de badinage et de plaisanterie.
Il faut noter avec soin ce côté de sa physionomie, car pendant longtemps il apparaîtra presque seul dans les relations littéraires et mondaines de notre Parisien de 28 ans. Jules Barbey a un fond de fierté indomptable. Il ne veut pas montrer ses blessures à la foule, ni même à ses amis les plus chers, sauf Guérin. Il se dérobe à la curiosité d'autrui et, pour faire illusion, il cache son être vrai sous des dehors légers et des airs détachés. L'Ironie voile son « for intérieur » et en interdit l'accès au profane. Ainsi, il y a en quelque sorte deux hommes en lui : l'un se renferme dans sa « tour d'ivoire » quand il veut pleurer, examiner ses plaies et torturer son coeur ; l'autre va dans le monde avec des « habits d'emprunt », un masque de gaîté, un visage radieux ou du moins content, un esprit railleug et caustique. Ce déguisement fait qu'on n'aperçoit pas l'intimité de son être, ce qu'il appelle « le quatrième dessous. » Mais il n'est là, on le sent, qu'un personnage de théâtre, jouant à merveille son rôle. Le vrai Barbey, c'est celui qui souffre et qui ne consent pas à ce qu'on le voie souffrir ni même qu'on soupçonne ses douleurs.
C'est pour « s'arracher à lui-même », comme il le dit, que l'auteur de Germaine, sitôt revenu à Paris, se jette à corps perdu dans les distractions grâce auxquelles ce que l'on est convenu d'appeler « le monde » échappe à l'oisiveté sans cesse menaçante et à l'ennui qui en résulte. Barbey a ses entrées dans un grand nombre de
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salons, où il est accueilli favorablement pour ses manières distinguées et le charme de sa conversation. Ce Parisien improvisé cause avec grâce et entrain, comme s'il avait été élevé dans la serre chaude d'un boudoir. Il caquette, coquette et caillette avec les dames du faubourg, qui lui trouvent beaucoup d'enjouement. Il se moque d'elles avec le sérieux d'un pince-sans-rire, et elles le déclarent ravissant, délicieux, exquis, — toutes les épithètes des gens « de race ». Lui, il passe ses journées à babiller, à s'habiller et à se déshabiller. Il a grand soin de sa toilette, fait des frais de parure et des effets de torse. Il s'ingénie à plaire, et il y réussit.
A table, placé auprès d'une jolie femme, il emploie tout son temps à débiter des galanteries : il s'abstient, autant que possible, de nourriture pour paraître plus élégant et se contente de quelques rasades pour émoustiller sa verve. En gala, il ne mange pas du tout, « par respect pour les femmes et pour les baleines de mon gilet, dit-il, deux choses d'une égale importance » (1). Aux oreilles de sa voisine il distille savamment, selon les circonstances, les compliments immodérés qui font pâmer d'aise une jeune coquette minaudière ou mijaurée, ou les ironiques douceurs qui mettent du baume à la vertu, fanée en pure perte, d'une péronnelle sur le retour, ou bien les caressantes paroles à double sens qui font légèrement rougir les « demi-vierges », ou encore les mignardises pimentées qui réveillent pour une heure la vieillesse d'une douairière assoupie. Tout cela sifflé, murmuré, « susurré », glissé d'un ton mi-convaincu, mi-railleur, avec des modulations dans la voix et des chatoiements dans la phrase, échauffe le visage alangui
(1) Premier Memorandum, p. 73.
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des femmes du monde les plus blasées et fait briller leur regard d'une lueur de joie. Notre Provincial émancipé et bien décrassé sait chatouiller leur amour-propre au bon endroit et amener peu à peu, par ses manèges et ses fines roueries, les confidences des plus récalcitrantes duchesses. On jurerait qu'il est «de race». On reconnaît en lui l'arrière petit-fils, un instant endormi, de cet Ango qui naquit à Versailles et dont le Bien-Aimé fut le père et le parrain.
Une pareille situation dans le monde impose des devoirs. Il y a longtemps que Barbey a dit adieu aux rêveries républicaines de sa vingtième année. Il rentre au bercail des préjugés paternels, en se donnant des airs d'aristocrate. On sait qu'il est de bon goût, dans les salons, de médire de la presse... quelle qu'elle soit, et du gouvernement... sous tous les régimes. Le fils des légitimistes de Saint-Sauveur, qui reniait si allègrement naguère les traditions ancestrales, a conservé pieusement celle-là. « La presse me dégoûte, dit-il. Je voudrais qu'on la sabrât, et nos constitutions aussi, ces causes journalières de déboires. Je suis radical, mais non démocratique. La Démocratie est la souveraineté de l'ignoble. On peut m'en croire, moi qui l'ai aimée et dont l'amour a été tué par le dégoût » (1). Cette profession de foi, assez insolente, d'un impertinent gentilhomme montre bien l'ardeur de néophyte qui pousse notre Normand à racheter ses « folies » d'antan par un décisif et bruyant témoignage rendu à la supériorité et pour ainsi dire au caractère sacré de l'aristocratie.
C'est alors que, pour consommer sa rupture avec les idées républicaines qui avaient enfiévré ses jeunes an(1)
an(1) p. 28.
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nées, l'auteur de Germaine prend le nom de d'Aurevilly, qu'il avait si énergiquement refusé huit ans plus tôt. Il commence à voir que ce nom lui sied à merveille. Il est si peu digne du grand monde de s'appeler Barbey tout court : cela a un vieux relent de roture, qui déplaît aux nobles dames du faubourg Saint-Germain. Ne s'avise-t-on pas de croire parfois qu'il se nomme Barbet ? Il a beau répéter : « Je suis Barbey (poisson) et non Barbet (chien) ». On continue à s'y méprendre. Pour en finir avec ces erreurs humiliantes, il signera désormais : d'Aurevilly. J. Barbey d'Aurevilly, n'est-il pas évident que c'est d'une tout autre allure que Jules Barbey ? Tous les salons de Paris s'ouvriront, comme par enchantement, devant un homme qui porte un si joli nom !
Mais, sous ces dehors brillants, le vrai fond du Normand devenu Parisien reparaît bientôt. Barbey d'Aurevilly est malheureux autant que Jules Barbey, — malheureux par ses amours impossibles, par ses désirs trompés, par ses besoins d'argent. Il ne lui est pas permis, même en vivant dans l'atmosphère artificielle des salons, d'échapper aux inéluctables nécessités de l'existence.
De longs mois se passèrent, pour lui, en de singulières alternatives de dissipation, d'abattement et d'espérances parfois insensées. La vie mondaine l'arrachait souvent, par bonheur, aux torturantes pensées d'un avenir incertain. D'autre part, le travail auquel il fut contraint l'empêcha de se perdre en raffinements de subtilités et de fadaises auprès des femmes du Faubourg. Enfin, sous l'aiguillon de la vie, ses vagues douleurs et ennuis se précisèrent et ne furent plus de simples crises romantiques. Ainsi, les années 1837 à 1840 achevèrent la formation intellectuelle et morale de Barbey d'Aurevilly parvenu à l'âge décisif de la trentaine.
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Ses amis, Maurice de Guérin, Gaudin de Villaine et le musicien Scudo, ne furent sans doute pas étrangers à la direction que prirent tout à coup les rêves et les désirs confus dont il avait bercé sa jeunesse. Guérin songeait à se marier, Gaudin se lançait dans les affaires, et Scudo travaillait avec ardeur. Ils étaient tous, à des degrés différents, d'un bon exemple pour d'Aurevilly. Notre indiscipliné fit son profit de ces leçons sorties de son entourage immédiat, qui n'était pas, somme toute, trop bourgeois et qui néanmoins se comportait, dans la conduite journalière de la vie, comme l'odieux vulgaire. Cela lui donnait à réfléchir, l'amenait, peu à peu, à de piquantes observations, peu trancendantales, il est vrai, mais d'autant plus voisines de la réalité, et le faisait descendre, en un mot, des nuages de la rêverie, sur la solide plateforme de la terre.
Du reste, un autre jeune homme, qu'il rencontra vers cette époque, lui vint en aide également par ses conseils et ses relations, à la fois littéraires et politiques. Amédée Renée était un bas-normand de Caen. Né en 1807, il avait, après de bonnes études au lycée, émigré à Paris, et rapidement, grâce à son entregent, à ses manières affables et à son talent délicat, y avait réussi. Poète distingué, mais surtout historien sagace et journaliste habile, il se fit une place éminente dans la presse parisienne. Précisément, en 1837, il venait d'être nommé rédacteur en chef du Journal officiel de l'Instruction publique. Très serviable, et partant très occupé, on prétend qu'il n'avait guère le loisir d'écrire lui-même ses articles et qu'il se reposait de ce soin sur ses nombreux obligés. Il n'y a rien de surprenant dès lors à ce qu'il ait pris quelquefois d'Aurevilly pour collaborateur et qu'il ait même signé de son propre nom des études composées,
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à sa requête, par son nouvel ami. Encore que le fait ne soit pas absolument hors de doute, certaines allusions de l'auteur du Memorandum tendent à le confirmer (1).
Il ne peut être évidemment dans les goûts du fils de Théophile Barbey de prêter sa plume à autrui. Mais la nécessité est une maîtresse impérieuse qui courbe les plus fiers. En définitive, le travail, d'où qu'il vînt, qu'il lui fût imposé comme une tâche ou présenté comme une distraction, fut salutaire à l'esprit inquiet, désorienté et troublé, de l'ami de Trebutien. A mesure, en effet, qu'il trouve quelque part un emploi de ses forces et de son talent, il souffre moins. Non pas qu'il soit guéri de ses morbidesses et alanguissements romantiques. Seulement il y échappe par la vertu souveraine d'un travail libremeut accepté. Il est malheureux encore, surtout lorsqu'il est seul, sans occupations, livré à lui-même; mais il a la volonté d'extirper tous les germes de ses douleurs vagues. «L'isolement me tue, écrit-il le 26 juin 1837. Je jure d'en sortir! » (2). Alors, pour dompter son imagination qui, plus que toutes ses autres facultés, le torture, il la soumet à des lectures austères, la plie aux études juridiques et financières, ne lui donne en pâture que de l'histoire et de la politique. Le résultat de ce régime ne se fait pas attendre. « Je crois que je me froidis intérieurement, dit-il le 8 août, ce serait tant mieux ; la poésie des passions ne me touche guère plus » (3).
Ainsi, par le travail, Barbey d'Aurevilly se discipline sensiblement. Peu à peu, il rentrera dans l'ordre. Ne
(1) Voir notamment p. 273 et 274 du Premier Memorandum.
(2) Premier Memorandum, p. 167.
(3) Ibid,, p. 174.
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voilà-t-il pas qu'il veut réprimer sa tendance à l'ironie ? Parlant d'un de ses camarades, il écrit : « Quand nous sommes ensemble, nous nous moquons toujours de quelqu'un, fût-ce même d'un ami (Réformer cela). Nos aimables natures s'aiguillonnent l'une par l'autre, et nous passerions sur le ventre à notre mère pour attraper un bon mot » (1). A présent, Barbey d'Aurevilly est en voie de guérison, — pourvu que durent ses excellentes dispositions d'un jour! Elles dureront, s'il lui plaît. L'apaisement de son âme dépend surtout de la vaillance qu'il aur a à supporter la vie normale et à s'y résigner.
Tout à coup, sous la pression des nécessités matérielles, il prend une résolution héroïque. Surmontant ses répugnances et les foulant aux pieds, il décide d'entrer dans le journalisme militant. Il va collaborer à l'Europe et faire ses premières armes dans la politique de Thiers. Il ne dit plus maintenant: « La presse me dégoûte »; mais il écrit, le 22 octobre 1837: « Je n'ai plus de mal au coeur du journalisme et de ces prostitutions masquées qu'on appelle des articles. J'en ferai tant qu'on voudra! j'ai vaincu mes dégoûts, — avalé mon crapaud, comme dit Chamfort » (2). N'y a-t-il pas dans ces lignes le commencement de bonne humeur d'un ancien malade, qui arrive à cet état heureux, — heureux par comparaison, — de la convalescence?
De jour en jour, sa santé s'améliore. Il en vient à reconnaître l'opportunité, la valeur morale, la bonté foncière de certaines habitudes ou institutions bourgeoises. Il parle du mariage sur un ton sérieux, avec respect, — lui, l'ancien réfractaire aux traditions paternelles et aux usa(1)
usa(1) p. 177.
(2) Ibid., p. 190.
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ges reçus, l'ironiste supérieur, le détracteur acharné de la vie simple, harmonieuse et tranquille. Son ami, Maurice de Guérin, est sur le point de se marier. Et voici les réflexions que cet acte décisif inspire à Barbey d'Aurevilly : « Guérin, comme de juste, paraît fort heureux, et moi aussi, parce que je crois qu'il a besoin d'un foyer à lui. Il aura le temps de travailler, non pour vivre, mais pour penser ou pour retentir! Du reste, qui n'a pas besoin d'un foyer? Byron n'en médisait tant que parce qu'on avait détruit le sien » (1).
Il ne faudrait pourtant pas conclure de là que l'auteur de Germaine est en passe de devenir un homme suprêmement raisonnable, — presque un bourgeois rangé, à son tour. Non ! trop de germes morbides subsistent encore au fond de son coeur pour que soudain, par une sorte de grâce inexplicable, il se transforme à ce point. Il conseille bien le mariage à autrui, mais lui, il n'est pas capable des sentiments d'abnégation et d'oubli de soi qu'exige le projet de fonder une famille et qui donnent à cette action, si simple en apparence, comme un reflet d'héroïsme doux et pacifique. D'Aurevilly n'est pas prêt à se « construire un foyer » ; si on le pressait un peu, il finirait par avouer qu'il n'en est pas digne.
Toutefois, n'est-ce pas beaucoup déjà que d'avoir des velléités de réformation et de ne plus se considérer soimême comme la plus intéressante créature du monde? Ainsi, notre Parisien est fatigué de toutes ses « amours impossibles », de toutes ses exaltations fictives qui s'achèvent toujours par de sombres abattements ou d'indicibles catastrophes morales. C'est pour en faire voir les convulsions arides et desséchantes qu'il prend la
(1) Ibid., p. 206.
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résolution de décrire un de ces phénomènes passionnels, un de ces « monstres » d'un sentiment impuissant à s'apaiser. « Je veux y montrer, dit-il, l'amour dans les âmes vieillies, le manque d'ivresse, la froideur des sens et cependant une passion souveraine, empoisonnée; l'agonie, sans doute, de la faculté d'aimer, mais une agonie éternelle. J'ai mes modèles » (1). Ce premier essai, ébauché le 15 novembre 1837, est devenu par la suite la nouvelle intitulée : l'Amour Impossible.
Un travail comme celui-là lui est d'ailleurs indispensable, non seulement pour « s'écumer l'imagination », mais pour fuir les préoccupations matérielles qui recommencent à l'assiéger. Voici, en effet, que de nouveau il se heurte au mauvais vouloir de Buloz. On lui refuse, à la Bévue des Deux-Mondes, un article politique, que le patronage de Thiers semblait devoir imposer au dur Savoyard (2). D'Aurevilly supporte le coup avec assez de bonne grâce et de résignation, mais il ne peut s'empêcher de songer à l'avenir, et cela le rend malheureux. La pensée, la crainte du lendemain le hante, dès lors, sans répit : « Le besoin d'une position me poursuit, écrit-il le 7 décembre. Je cherche à la prendre, et puis elle glisse au moment où on croit la tenir. C'est le diable ! » (3). Et maintenant toute sa détresse va-t-elle lui tordre le coeur et s'exhaler en imprécations à la vie? Non ! « Jamais mon âme, si âme j'ai, — s'écrie-t-il, — n'a été dans une indifférence si philosophique! Je suis vieux, vieux, vieux... Le maudit refrain! » (4).
(1) Ibid., p. 212 et 213.
(2) Ibid., p. 216.
(3) Ibid., p. 216.
(4) Ibid., p. 218.
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Il n'est pas si indifférent qu'il le dit, puisqu'il fait des efforts pour vaincre l'infortune. Il en est récompensé. Une feuille politique et littéraire, le Nouvelliste, va se fonder sous la haute direction de Thiers. « Ce projet de journal se réalisera-t-il? se demande d'Aurevilly. Pourraije trouver position solide, c'est-à-dire some money, quelque part, cet hiver? Je ne me rebuterai pas, quoique j'aie été blessé et dégoûté plus d'une fois »(1). La nouvelle feuille paraît. L'ancien collaborateur de la Revue de Caen y est embrigadé. Aussitôt il se met à lire « tous » les journaux, — et « tous » les matins : « C'est la pêche aux idées politiques» (2) dit-il avec satisfaction. De plus, il veut sans délai, comme il dit, se « refourrer à l'Allemand » (3) qu'il ne connaît alors que très superficiellement.
Tant de sagesse nous étonne chez Barbey d'Aurevilly. Aussi bien ne va-t-elle pas durer toujours. Mais pourquoi faut-il que ce soit au moment précis, où sa situation financière s'améliore et où les atteintes de l'adversité matérielle semblent conjurées, que, sous des influences extérieures mal définies, l'état moral de notre journaliste improvisé se trouble et s'affole? Des souvenirs cruels reviennent à l'assaut de son âme. « Mille réalités, pires que des rêves, ont passé dans mon esprit, dit-il, et que de temps passé dans ces préoccupations douloureuses ! » (4). Toutefois il s'arrête dans ses confidences à peine commencées, de peur d'en dire trop et de révéler les secrets inexprimables de son coeur. Sa fierté native se cabre
(1) Ibid., p. 220.
(2) Ibid., p. 223.
(3) Ibid., p. 224.
(4) Ibid., p. 256.
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devant cette pensée qu'on pourrait le voir, le surprendre pleurant, et il s'écrie :
Si tu pleures jamais, que ce soit en silence !
Si l'on te voit pleurer, essuie au moins tes pleurs. (1)
Et aussitôt il prend un air de dandy, détaché de toute misère humaine et qui ne songe qu'à sa parure. « Voici le printemps, déclare-t-il d'un ton enjoué le 3 avril 1838, et je veux apparaître, sur cette terre de boue, comme un demi-dieu, sans le nuage qui le cachait. Nous allons éclore, les lilas et moi » (2). Et il commande « d'élégantes chaussures » et « des boutons d'acier fin ciselé pour un gilet de velours noir, sublime invention, dit-il, qui doit me faire plus d'honneur que n'importe quelle découverte scientifique » (3). Mais on sent que ce n'est là qu'une passagère exaltation de puérilité, une gageure de « grand enfant » qui essaie d'oublier la vie réelle.
Oublier la vie réelle, est-ce possible ? Non. Elle est embusquée au détour de tous les chemins, avec son cortège d'ennuis, de tristesses et de désespérances. Elle saute à la gorge du passant, à l'heure où il y prend le moins garde et où il fait de belles échappées dans la région bleue des rêves. C'est cette mainmise, constamment pesante et cruelle, de l'existence sur tous nos. projets qui irrite le plus Barbey d'Aurevilly. Il la prévoit toujours, il la redoute, il voudrait l'éviter. Et ses pensées se font obsédantes, elles le torturent. Il n'est plus maître de lui, si bien que, sous l'oppression poignante de tant de souvenirs et de craintes subitement évoqués, il en
(1) Ibid., p. 271.
(2) Ibid., p. 273.
(3) Ibid., p. 273.
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vient à pousser ce cri d'angoisse : « Quelle fatigue que d'avoir une âme ou quelque chose qui y ressemble ! » (1).
Néanmoins les bienfaits de la guérison morale naguère commencée ne sont pas perdus. Malgré les accrocs de la vie quotidienne, d'Aurevilly est en marche vers plus de lumière et plus de certitude. Il se prend à goûter le talent sain et « naturel » (2) d'Eugénie de Guérin : c'est d'un bon signe. Il déteste de plus en plus l'isolement et sent le besoin d'un foyer à lui: n'est-ce pas une amélioration ? « Me revoici dans ma solitude, — s'écrie-t-il en rentrant chez lui, après une soirée passée dans le monde. — La chambre en désordre, les flacons débouchés précipitamment, au moment de partir, et restés, exhalant ce qu'ils ne renferment plus ; les vêtements sur les meubles ; les livres et les papiers épars ! — Cette vie me pèse. Pas de liens, pas de foyer, une tente de nomade qu'on plie en quelques heures et qu'on emporte. C'est triste, passé vingt-cinq ans. » (3). Enfin, il termine son Memorandum par cette clameur suprême, qui présage l'apaisement futur, — mais encore bien lointain : « Mourez ici, dernières folies d'un coeur brisé ! » (4).
C'est sur ce ton adouci, tempéré par la vie et à la veille - de devenir résigné, que s'achève le Premier Memorandum de Barbey d'Aurevilly. Quel changement s'est fait dans son âme depuis l'heure des révoltes juvéniles de 1829, des emportements romantiques de 1832 et des années suivantes. En avril 1838, on a peine à reconnaître
(1) Ibid., p. 277.
(2) Ibid., p. 281.
(3) Ibid., p. 282.
(4) Ibid., p. 283.
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le fougueux Normand du mois d'août 1836, au moment où s'ouvrait son journal de jeunesse. A vrai dire, le « vieil homme » perce encore quelquefois sous le masque de rigidité et de « dandysme » qu'il s'est collé au visage. Même, il faut l'avouer, « le vieil homme » ne disparaîtra jamais complètement. Il n'y a qu'à pénétrer, autant qu'on le peut, jusqu'au fond de son âme pour voir que la guérison n'est qu'à la surface.
D'Aurevilly, en effet, a été malheureux, toute sa vie, des maladies morales qu'il a contractées dès son jeune âge. Il a toujours souffert d'une sorte de lyrisme morbide et d'une dangereuse hypertrophie de la sensibilité. Toujours certaines exaltations romantiques ont bouleversé son coeur. Mais il s'est soumis aux nécessités de l'existence : il n'a pas vécu à l'état de révolte permanente contre la société. Tout en protestant contre la dureté ordinaire du commerce des hommes et des choses, il s'est incliné devant l'inévitable loi qui régit le monde. Cette acceptation libre des sacrifices indispensables, cette abnégation de l'individu en présence des besoins de la collectivité, cette adaptation forcée au milieu et au temps où la destinée l'a jeté, cette soumission à l'ordre de l'univers et à l'harmonie des êtres, apparaissent pour la première fois, chez Barbey d'Aurevilly, à la fin du Memorandum de 1836 à 1838. C'est un fait capital, dont les causes, un peu confuses jusqu'ici, et les effets, si décisifs et gros d'avenir, méritent d'être mis en lumière.
Malgré les airs de conquête et les affectations de gaieté que l'ami de Maurice de Guérin portait alors dans le monde, il se sentait au fond très malade. Venu à la vie intellectuelle vers 1830, il s'était tout d'abord enivré des idées nouvelles qui se faisaient jour en littérature
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et en politique. Sans se soucier des besoins de la réalité, il s'était créé une existence factice, qui lui donna, au début, l'illusion du bonheur. C'était une sorte de petite chapelle qu'il avait construite à son usage exclusif : là, il s'adorait en silence et érigeait avec orgueil le «- culte du moi ». Il voulait y réaliser l'idéal d'une vie suprêmement individuelle Nulle contrainte, nul frein aux fantaisies de l'imagination ou du coeur ; nul respect des lois morales ou des conventions sociales ; mais, pour règle, le bon plaisir ; pour seule limite à ses aspirations, l'assouvissement de tout son être ; pour souverain bien, la satisfaction de tout instinct, le raffinement de toute jouissance, l'expérience de toute émotion. Cela, je l'ai dit, mais on ne saurait trop le répéter, c'est la « maladie du siècle », implantée en France, à la fin du XVIIIe siècle, par le Genevois Jean-Jacques Rousseau et le cosmopolite Bernardin de Saint-Pierre; c'est le romantisme, transposé de l'ordre intellectuel dans l'ordre moral, et faisant autant de ravages dans les coeurs, avides de sensations nouvelles, qu'il a produit d'heureux effets dans les esprits justement désireux de s'affranchir. Or, on n'importe pas impunément dans la vie réelle les conceptions vagues et fumeuses d'un idéal tout intellectuel. On ne s'imprègne pas, on ne se sature pas l'âme,— sans se griser d'illusions qui se paieront plus tard en souffrances, — « de cet Idéal complexe et dangereux que fut celui du Romantisme, » comme l'a dit excellemment M. Paul Bourget. « Idéal complexe, car il s'y mélange un héroïque souffle d'orgueil, emprunté aux tout voisins prodiges de l'épopée napoléonienne, et une tristesse découragée, désespérée, prise à Byron, au Goethe de Werther, aux grands poètes allemands et anglais soudain révélés. Le contre-coup de l'immense ébranlement
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révolutionnaire y ajoute encore sa fièvre et son inquiétude. Idéal dangereux aussi, car il se résume dans une conception lyrique de la vie, et demander à la vie de suffire à une exaltation continue, c'est méconnaître la loi même de notre sort ». (1)
Telle fut l'atmosphère capiteuse où Barbey d'Aurevilly «. baîlla » sa jeunesse et porta le fardeau de ses vingt-cinq ans nonchalants et alanguis. Dans le monde où l'on -cause, dans le monde où l'on s'amuse, — et qui est si souvent le monde où l'on s'ennuie, — dans le grand monde qu'il fréquentait et dans le demi-monde qu'il traversait parfois, il fut le romantique maladif qu'il a peint, en ce roman de l' Amour Impossible, testament de son passé, sous les traits de Raimbaud de Maulévrier, — un pauvre marquis qui lui ressemble « comme un frère ». Triste ressemblance, mais si exacte qu'on la dirait photographique ! N'ayant plus de patrie, de famille ni de foi, d'Aurevilly fut cet exilé sur qui Lamennais a pleuré toutes les larmes de son coeur.
Mais, à cette longue épreuve, l'auteur de Germaine gagna de connaître la souffrance. Il comprit alors qu'il faut lutter contre la destinée, tout en l'acceptant, se redresser en face de l'âpre réalité, tout en s'y soumettant, se relever sous l'aiguillon même de l'adversité, tout en s'y résignant. En définitive, si de ses années de jeunesse il ne sortit pas mieux trempé et mieux armé pour le combat que ne l'avait fait la nature, il en sortit du moins avec plus d'expérience, ayant retourné son âme dans tous les sens et l'ayant martelée sur l'enclume du mal(1)
mal(1) BOURGET. — Discours de réception à l'Académie française (13 juin 1895).
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heur. Les tempéraments forts ont sans doute besoin de ces douloureuses initiations pour ne pas se reposer avec trop de confiance sur leur vaillance native, s'endormir dans la sécurité de leur courage, ni émousser prématurément leurs énergies.
Toutefois, ce serait devancer les événements que de montrer ici à quels rivages Barbey d'Aurevilly vint aborder, après sa crise d'ultra-romantisme morbide et desséchant. En avril 1838, au moment où s'achève le Premier Memorandum, on ne peut encore deviner dans quel port se réfugiera le naufragé de tant d'espérances déçues, qui, marin novice et indiscipliné, erra si longtemps, sans boussole et sans phare, sur l'océan du caprice et de la passion. On ne voit pas, jusqu'à présent, poindre l'aube du salut.
Il nous reste à assister aux suprêmes convulsions de la « maladie du siècle » dans l'âme du désenchanté de l' Amour Impossible. Le récit des dernières reconnaissances qu'il fit sur une mer orageuse complètera cette odyssée romantique. Mais il faudrait un nouvel Homère pour en faire jaillir toute la poésie triste et troublante.
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CHAPITRE VIII
Second Memorandum JOURNALISME : Le Nouvelliste
DISTRACTIONS MONDAINES : DANDYSME
EUGÉNIE DE GUÉRIN
MARIAGE ET MORT DE MAURICE DE GUÉRIN
(1838-1840)
Dès les premières lignes du Second Memorandum, datées du 13 juin, — c'est-à-dire deux mois seulement après la clôture du précédent journal, — on sent que l'action du temps n'a pas encore été assez forte pour guérir Barbey d'Aurevilly, et que la vie n'a pas, jusqu'à présent, encore assez pesé sur son âme. « Recommencerai-je un Journal ? » écrit l'auteur de Germaine, et il se répond : Pourquoi pas, puisque Guérin le désire ? Dieu sait qu'il est le seul homme que ces fragments de ma vie intéressent et font penser. Moi, j'ai eu besoin de penser à cela, pour reprendre mes journées une par une. Changement énorme ! Autrefois j'aimais cette recherche
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de mes sensations. Mais le scepticisme et l'indolence ont anéanti tout ce qui palpitait en moi autrefois » (1).
Si l'on prenait au pied de la lettre cette déclaration préliminaire, on serait porté à croire que les exaltations romantiques de Barbey d'Aurevilly ont disparu, faisant place à une sorte d'abattement profond et continu, à un état d'apathie voisin de la prostration, à une « momification » de tout son être. Il n'en est rien cependant. C'est toujours le même mal, — un peu atténué déjà, — qui dévore l'âme du Normand transplanté et exilé à Paris ; et ce mal se manifeste sous deux formes qui apparaissent tour à tour, avec une alternance très régulière : émotions fictives et fougueusement surexcitées par une imagination en quête de nouveauté et avide d'inconnu, — dépressions intellectuelles et morales sous le coup de fouet de la réalité, qui ramène brutalement notre héros des régions nuageuses et grisantes de l'Idéal sur le sol ferme et plat de la vie journalière. Voilà les accès successifs de la « maladie du siècle », dont les crises étaient si violentes dans l'âme de Barbey d'Aurevilly, mais tendaient heureusement à se calmer.
Le Second Memorandum (juin 1838-janvier 1839) nous fait assister à cette évolution vers une existence plus rassise. D'Aurevilly cherche d'abord à « se dompter », comme il le dit lui-même, grâce à un travail suivi et réglé. Ses relations avec Amédée Renée l'ont fait entrer, comme rédacteur, au Journal officiel de l'Instruction publique. Il y donne quelques articles qui détonnent un peu dans ce recueil, ordinairement terne, et qu'on a bien
(1) Second Memorandum, inédit (1838-39). Toutes les citations de ce chapitre sont, sauf avis contraire, extraites de ce dernier journal de jeunesse de Barbey d'Aurevilly.
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de la peine à y accepter. Mais il lui faut plier sa manière aux exigences de Renée et à l'allure générale de la feuille académique. C'est un bon exercice pour lui. Du reste, il se retrouve lui-même, lorsque, rentré dans sa chambre, il « donne le bal » à ses pensées et « s'écume le coeur » en écrivant l'Amour Impossible, « cette cristallisation étincelante, coupante et taillée à facettes, mais si lente à se former. »
Néanmoins ces remèdes ne sont pas assez énergiques pour tuer le mal qui le ronge. Va-t-il se rendre compte enfin, ce jeune homme qui a bientôt trente ans, que les douleurs réelles sont d'un poids suffisant aux épaules humaines sans qu'on ait besoin de les alourdir encore du fardeau de souffrances imaginaires ? Aux jours d'oisiveté et d'inaction forcée, il était pardonnable de se « monter la tête» d'exaltations fictives et d'aviver par toutes sortes de chimères les blessures que ses espérances ou ses amours avaient reçues. Mais s'il arrivait à découvrir un intérêt positif, immédiat, absorbant, dans son existence de tous les jours, ne serait-il pas criminel d'exaspérer dorénavant par les malsaines créations d'une imagination délirante les maux véritables de son âme ? Ne valait-il pas mieux maîtriser sa nature, trop encline aux émotions violentes, l'assouplir, la discipliner et la rompre aux nécessités sociales de la vie ?
Cet intérêt, qu'il avait vainement cherché de toutes parts autour de lui et par lequel il voulait rendre sa destinée normale, il le trouva décidément en juillet 1838, après une nouvelle série d'aventures et de déceptions. Le 1er juillet, Barbey d'Aurevilly était attaché à la rédaction du Nouvelliste, journal quotidien, récemment fondé pour soutenir la politique de Thiers. A la fin, il avait donc un emploi, notre Parisien inoccupé à qui le travail était
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le plus sûr des remèdes. Il allait devenir un homme public, lui aussi.
Le Nouvelliste était consacré surtout à la défense et à la propagation des principes bourgeois du juste-milieu. Ce n'était pas un journal très aristocratique, et un « homme de race » devait s'y trouver un peu dépaysé. Mais en dehors, de son principal objet, — la politique, — l'organe des « intérêts de la classe moyenne », comme on disait alors, ne s'interdisait aucunement les questions littéraires ou artistiques. Sur ce point, il se montrait même assez libéral, laissait toute latitude à ses rédacteurs et tolérait sans trop d'effroi l'effusion des passions romantiques. Au premier abord, on l'eût pu prendre pour une doublure du Journal des Débats ; mais, à la lecture, il semblait plus vivant, moins embarrassé et figé dans les vieilles formules, que son confrère de la rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois. Au fond, s'il avait une bannière politique de couleur bien précise, le Nouvelliste n'avait pas de drapeau littéraire. C'est ce qui permit aux écrivains d'origine et de tendance les plus variées d'y batailler côte à côte sans avoir de programme commun. On souffrait tout de la part des rédacteurs, pourvu qu'ils ne fissent pas trop de scandale et n'eûssent point la prétention énorme de troubler la quiétude bourgeoise.
On pense bien que d'Aurevilly ne put s'acclimater aisément à ce « juste-milieu » sans réprimer les instincts fougueux de sa nature. Par malheur — ou par bonheur, — il n'était pas toujours maître de ses emportements et sa collaboration n'alla pas sans quelques accrocs. On l'investit en premier lieu, — et pour ses débuts, — des fonctions de critique dramatique. « J'avais admirablement compris le feuilleton impertinent, disait plus tard
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notre chroniqueur improvisé, — dans une lettre à Trebutien, du 29 mai 1856. — J'avais pour majorat le Théâtre Français et, par exception, l'Opéra. J'ai dit sur Rachel des opinions qui sont devenues l'opinion, non de la foule, mais des connaisseurs. Mais je ne tenais guère à la renommée de ce que j'écrivais en ce temps ! »
Le 3 juillet 1838, il signale son entrée au Nouvelliste par un article remarquable et presque sensationnel sur la Comédie. Il y constate avec tristesse la décadence présente du genre comique et, par contraste, fait l'apologie de Molière. Certainement, il n'a pas tort, car les pièces qu'il voit jouer à cette époque ne méritent guère qu'on fasse leur éloge : ce sont Le Ménestrel, du pâle Bernay, — Un jeune ménage, du pauvre Empis « tant pis » (comme disait Victor Hugo), — Le serment, du fabuliste Viennet.... et beaucoup d'autres, qui valent à peine celles-là. C'est en rendant compte de l'une de ces comédies, Le Ménestrel, que d'Aurevilly donne, le 18 août, une explication légèrement paradoxale de l'état de décrépitude du théâtre contemporain. « La comédie, écrit-il, ne peut exister avec l'uniformité des moeurs modernes et le déclassement social, père de cette uniformité ». Notre jeune aristocrate n'a pas l'air de se douter que la comédie, même chez Molière, a. embrassé toutes les classes de la société et qu'au XIXe siècle elle est susceptible de revêtir les formes les plus diverses ; elle se parera d'habits bourgeois par la volonté d'Emile Augier et de Labiche, elle se fera presque plébéienne avec Meilhac et Halévy ; enfin elle se transfigurera à ce point qu'à l'aurore du XXe siècle l'organisation d'un théâtre populaire ne semble pas du tout une entreprise chimérique.
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Ce ne sont là, évidemment, que distractions et fantaisies passagères d'un esprit propre à maintes besognes. Barbey d'Aurevilly vise plus haut. Il aime la politique avec la même ardeur, la même fougue d'imagination, qui l'emporta, jadis, vers des désirs de gloire militaire. Il cherche à dépenser ses énergies belliqueuses dans la polémique. On l'admet bientôt, — lorsqu'il a fait ses preuves dans la critique, — à ce nouvel exercice d'assouplissement. Il y est merveilleux de « furia francese », de morgue, d'ironie froide et hautaine. Il est cassant parfois, toujours mordant et railleur. On dirait qu'il est né journaliste. Il fait ses premières armes contre la partie des « classes dirigeantes » qui suit Guizot et Molé. Il s'attaque surtout à la « politique extérieure » de ces ministres de Louis-Philippe et leur reproche en termes véhéments leur « anglomanie ».
Avec quelle passion il se jette dans « l'arène des partis », — il est à peine besoin de le dire ! « J'improvise un Premier-Paris contre la Quotidienne, écrit-il le 16 juillet. La polémique m'assouplirait au journalisme, tant j'ai d'instincts de guerre en moi! » Et quelques jours plus tard, le 24 juillet, il note : « Mon entrefilet d'hier, — goutte d'acide prussique dans une pure et simple cornaline, — a été répété avec rimbonbanze d'éloges dans le Courrier et encore ailleurs ». Il est tout heureux de se savoir discuté, détesté, même honni. Sous l'aiguillon des inimitiés soulevées, il se lance avec plus d'enthousiasme encore dans la lutte quotidienne. « Le journalisme dévore mes journées, écrit-il le 7 août, mais peu importe ! il faut arriver à tout prix, fût-ce au prix de soi-même et de tout ce qu'on avait primitivement de plus indomptable en soi. Oh ! oh ! l'indomptable, où est-il maintenant ?» Et grâce à cette « extériorisation » de tous les instants, notre
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journaliste finit par s'oublier lui-même et par déposer le lourd fardeau des douleurs vagues dont il traînait après lui le triste cortège.
A présent, par la seule vertu de cette presse, qu'il maudissait naguère, tant elle révoltait son aristocratie, et qui a du moins le mérite de l'arracher aux pensées troublantes dont il s'enfiévrait le coeur, Barbey d'Aurevilly satisfait, vaille que vaille, son goût pour la vie publique. Il ne s'arrête pas, d'ailleurs, à ce premier pas dans la voie de l'action. Il prend part à quelques affaires industrielles, patronne notamment, dans le Nouvelliste, « la Compagnie des granits de Normandie, fondée en 1838, sous la raison sociale Gaudin, d'Auray et Cie, » et met le peu d'argent qui lui reste dans cette entreprise... laquelle au bout de peu de temps est acculée à la liquidation et à la faillite. Il paraît que les hommes de lettres sont destinés à ne jamais réussir s'ils se mêlent de commerce et de finances. Mais, pour d'Aurevilly, ce sont ces hasardeuses combinaisons de projets grandioses qui contentent son imagination. Par là, il se donne l'illusion d'une existence jetée en plein tourbillon d'affaires extérieures et participant luxueusement au mouvement général des intérêts de l'époque. Par là aussi, il impose silence à ses
misères intimes, — il fait taire son coeur quand il ne
souffre pas trop.
Si pourtant ses douleurs ne sont pas encore endormies par la fièvre de cette agitation au dehors, il en demande le calmant à la magique et toute-puissante influence de la vie parisienne. Dans les salons il fait mille folies, débite mille sornettes, s'étourdit, se grise de parfums féminins, prend des airs de jeune lion. Il parade, danse et caracole avec entrain. Il procède à sa toilette avec des soins minutieux et maintes fois renouvelés chaque jour.
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Il se serre en de splendides redingotes du plus bel effet, il « plastronne » dans les boudoirs, se cambre et se cabre pour faire admirer l'élégance de sa taille et le dessin de ses contours. « Faire trois toilettes par jour, épigrammatiser toute la terre, piaffer sur les talons des femmes, chiffonner des jupes, ô jeunesse folle! » disait-il plus tard (1). Mais il ne songe pas alors à la vanité de toutes ces besognes inférieures. Il veut seulement, par tous les moyens possibles, par l'hypocrisie des apparences, par les mensonges d'une légèreté superficielle, sauver sa pudeur de gentilhomme malheureux, étouffer la voix de son âme révoltée et éteindre en son coeur les cendres du passé.
En revanche, et par une rare fortune, il connaît une maison hospitalière où il est reçu en ami et où il n'a pas besoin de se grimer pour être accueilli avec empressement. C'est chez la charmante fiancée de Maurice de Guérin. Là il a la joie de rencontrer, pour la première fois, le 8 octobre 1838, la « divine Eugénie ». Rentré chez lui, après cette entrevue, il trace un superbe portrait de « la pastoure du Cayla ». Tout son esprit, toute son âme palpite en une page merveilleuse de force et d'inspiration poétique. « N'est pas jolie de traits, et même pourrait passer pour laide, si on peut l'être avec une physionomie comme la sienne; — figure tuée par l'âme, — yeux tirés par les combats intérieurs, — un coup d'oeil jeté de temps en temps au ciel avec une aspiration infinie ; — air et maigreur de martyre, — lueur purifiée, mais ardente encore d'un brasier de passions éteintes seulement parce qu'elles ne flambent plus. — Ne ressemble point à ces femmes qui ont ou se donnent l'air vulgaire
(1) Lettre à Trebutien, du 29 mai 1856.
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d'une victime ; c'est plus beau ; elle, c'est un holocauste, — mais tout, tout n'est pas consommé, et le démon, comme parle cette pieuse et noble fille, pourrait être encore le plus fort dans cette âme, si le démon se donnait la peine d'être beau, fier, éloquent, passionné, car le diable de diable trouverait là à qui parler!... Avec cette physionomie entièrement inconnue à Paris, elle a les manières simples, la voix, l'accent, la phrase brisée, la politesse, relevée et pourtant familière, de la femme essentiellement comme il faut, qualités morales de la noblesse de sang et de race, et qui font se ressembler en tout point la femme la plus répandue dans le monde élégant et la pauvre fille qui n'a jamais quitté la petite tourelle de son château de province... Sa voix n'a pas le plus léger accent et tranche, par sa fraîcheur, avec la fatigue et presque l'épuisement de toute sa personne. On est doucement étonné d'entendre cette voix suave et molle sortir de cette gorge maigre et ascète, comme l'imagination en prête à Marie d'Egypte et aux saintes femmes du désert, dans la légende, — et cependant n'a pas du tout, avec cela, l'air béat et dévot, et même de dévotion touchante, que ne manquerait pas d'avoir une bourgeoise qui aurait son âme ; — la patricienne est encore plus forte que la chrétienne, et tout le ciel descendu dans le coeur d'une femme n'efface pas l'aristocratie, puisée aux mamelles de sa mère, et les traditions de son berceau ! »
Barbey d'Aurevilly fut encore, en réalité, plus ému qu'il ne l'avoue dès cette première entrevue. Dans la suite, il n'oublia jamais la soeur de son cher Guérin. Il eut pour elle une sorte d'admiration muette, tout intellectuelle d'abord, puis très probablement sentimentale et passionnée. De son côté, Eugénie, — l'adorablement
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laide Eugénie, dont la laideur fascinait, — ne resta point indifférente au charme subtil et un peu inquiétant, qui s'échappait de toute la personne du jeune Normand. Elle l'appela « un beau palais dans lequel il y a un labyrinthe ». Et de ce jour, ces deux âmes communièrent en de vifs sentiments d'affection réciproque. Comment, d'ailleurs, n'eûssent-elles pas été, — âmes d'élite, — séduites l'une par l'autre ? N'étaient-elles pas également assoiffées d'idéal et sans cesse brisées par les tristes mécomptes de la vie? Ne possédaient-elles point une sensibilité aussi fébrile, l'une que l'autre, et une puissance d'émotion toujours résonnante ? Leurs silences mêmes se comprenaient et leurs regards, en se croisant, avaient une éloquence poignante. S'ils s'aimèrent dans le recueillement de leur coeur, c'est que ces deux êtres s'étaient pénétrés, au jour de leur rencontre, d'une lumière intérieure qui ne trompe pas, — éclair de génie émané de la vérité éternelle, — et s'étaient senti d'inéluctables affinités.
Évoquant, longtemps après, avec sa finesse et sa malice ordinaires, le souvenir de cet élégiaque « duo » d'amour pur et partagé, Sainte-Beuve écrivait à propos d'Eugénie de Guérin : « Son voyage de Paris fut un grand événement dans sa vie ; elle dut, selon son expression, y être fréquemment tentée; son intelligence si ouverte put y donner plus d'un secret assaut à sa foi ou du moins à son coeur. Elle a parlé amèrement des « déceptions d'estime, d'amour, de croyance », dont elle eut à y souffrir. Chose piquante ! elle y vit beaucoup, pendant son séjour, un des meilleurs amis, — le meilleur ami de son frère, — Barbey d'Aurevilly, jeune alors et dont les façons si tranchées pouvaient ne sembler encore qu'un des travers passagers de la jeunesse ; sa conver-
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sation brillante exerça incontestablement sur elle une espèce de séduction. C'était un singulier contraste, on l'avouera, que cette âme virginale, cette colombe du Cayla, au sortir de son désert, faisant connaissance pour la première fois avec Paris et le monde lettré par cet échantillon d'homme d'esprit, par ce bouquet de feu d'artifice. Esprit contre esprit, elle était bien fille d'ailleurs à croiser le fer et à tenir la gageure » (1).
Dans cette page, spirituelle et mordante, —trop sévère du reste à l'endroit de Barbey d'Aurevilly, — SainteBeuve ne rend pas l'impression exacte de ce que dut être la rencontre soudaine, non préparée, naturelle, d'un homme de trente ans à peine et d'une fille, — vieille fille déjà, — de trente-trois ans passés. Ce ne fut pas un émerveillement, mêlé de quelque arrière-pensée et d'une pointe de défiance, chez Eugénie, — comme paraît l'insinuer le critique des Lundis. Ce fut tout simplement une brusque « pénétration » de deux âmes-soeurs qui se reconnurent aux signes révélateurs de la souffrance et des aspirations communes, et qui, loyalement, sans restriction ni vues intéressées, se donnèrent l'une à l'autre en une offrande mystique, plus puissante que tous les liens de la chair, en un de ces actes presque héroïques qui supposent, dans l'âme de ceux qui en sont capables, la souveraine vertu de l'abnégation. Il faut remarquer, en effet, que si plus tard cette douce union sentimentale vint à se rompre, ce fut l'oeuvre d'un concours de circonstances presque indépendantes de leur volonté respective. Après la mort de Maurice de Guérin, toute à son deuil éternel, la « veuve » Eugénie se retira dans la chapelle de ses pieux souvenirs et eut
(1) SAINTE-BEUVE, Nouveaux Lundis, tome m, pages 173 et 174.
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la pudeur virginale de ses larmes amères versées en silence. Solitaire désormais, elle ne voulut point être consolée ; le coeur brisé, elle mourut au monde, à toute espérance de bonheur terrestre et aux plus chers rêves d'avenir, qui lui eûssent paru des sacrilèges.
Mais, en 1838, à la veille du mariage de son frère, Eugénie était joyeuse. Sa joie rayonnait sur son visage et l'illuminait de ces éclairs de feu, plus séduisants que la beauté elle-même. Elle marchait dans un nuage, comme une déesse ; elle allait allègrement par les sentiers de l'illusion, en attendant de gravir le calvaire de la souffrance. Le bonheur montait de son coeur dans son regard et auréolait sa pâle figure de patricienne malade. Elle eut son jour d'ivresse, le 15 novembre 1838, quand Maurice épousa la jolie « tourterelle bleue des bords du Gange», oiseau rieur et chanteur dont les mélodies, pènsait-on, inspireraient de nouveaux poèmes au poète du Centaure.
Barbey d'Aurevilly n'eut pas, ce jour-là, les mêmes impressions de calme et d'espérance. Souffrait-il à l'idée que son meilleur ami possèderait maintenant un foyer, alors que lui, l'éternel vagabond, continuerait d'habiter les hôtelleries de passage, les gîtes du hasard, et ne trouverait point où fixer son coeur? Avait-il, par une singulière clairvoyance, — ce « Lord Anxious » (comme il s'appelait lui-même), — le pressentiment des catastrophes futures et se défiait-il encore, jusque dans les sourires et les caresses de la fortune, de ce qu'on nomme la vie, cette traîtresse qui nous frappe par derrière et à l'improviste ? Toujours est-il que, malgré la tranquillité extérieure qu'il affecte et le ton de détachement suprême avec lequel il traduit ses émotions, d'Aurevilly ne semble point avoir partagé les belles insouciances de ses amis,
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au jour où Guérin signait un bail de bonheur si tôt déchiré par la mort.
Après ce mariage, l'auteur de Germaine est plus triste que jamais. Toutefois il cherche à réagir contre ses pensées. « Je plonge dans l'écume de la réalité, écrit-il le 22 décembre. Je suis dans cette disposition d'esprit qui me rejette éternellement dans le monde extérieur et aux surfaces. » Deux jours après, la nuit de Noël, « sainte nuit pour les Turquety et autres poètes catholiques, mais non pour moi »,(déclare-t-il irrévérencieusement), il se plaît, pour faire diversion à ses tristesses, à raconter « mille aventures scandaleuses » et à dire « mille cynismes ». Le lendemain, il recommence sa vie de dissipation mondaine. « J'ai mangé du gigot, parfaitement crû, avec un appétit de cannibale ; — les femmes étonnées de voir un séraphin, à la taille féminine, engouffrer de tels morceaux de chair saignante, comme si Lauzun, délicat et blond, avec sa taille de jeune fille déguisée en garçon, n'était pas le plus grand mangeur de cette cour de Louis XIV qui mangeait comme elle savait faire tout ».
Tous ces dévergondages ne l'empêchent pas, heureusement, de travailler et de continuer ses vigoureuses polémiques au Nouvelliste. « J'ai, dit-il avec satisfaction, daubé d'importance les Américains, peuple de marchands sans génie qu'un Tocqueville seul peut admirer ». De jour en jour, il se soumet plus volontiers aux besognes de la presse moderne, et voici comment il s'exprime sur le compte de ce pouvoir nouveau, que d'aucuns appelaient alors un sacerdoce : « Je reconnais que ce métier de journaliste développe et que, depuis ces six mois de frottement aux idées applicables, j'ai immensément appris. On devine tout à ce métier, on calcule
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tout ; et le tact, qui est une faculté acquise, on le crée en soi.... En somme, pour qui a quelque génie de coup d'oeil et quelque audace de volonté, le journalisme est l'Etat-Major des hommes d'Etat modernes. Si l'on n'en a pas, la pensée y deviendra plus souple, l'expression plus nette, la phrase plus serrée, moins ambitieuse, surtout l'esprit plus pratique ; n'est-ce donc rien que cela?... ». En vérité, c'est beaucoup; et nos journalistes, même les plus grands, n'en savent pas toujours aussi long, au bout de six mois d'apprentissage.
D'Aurevilly avoue, du reste, avec bonne grâce, n'être pointencore un journaliste accompli. Illui arrive, comme à beaucoup d'autres débutants, de « manquer net » ses articles. « L'expression m'a entraîné, cavale dangereuse qui m'emporte parfois sur sa croupe et à laquelle je briserai plutôt les jarrets que de ne pas l'arrêter ». Voilà ce qu'il note le 17 janvier 1839. Mais, le lendemain, il prend sa revanche. « J'ai, dit-il, fait un diable de bon article, d'un tour oratoire et écrit comme il aurait été parlé ». On voit que, jusque dans les journaux du « juste milieu », on peut apprendre congrûment son métier.
Pourtant notre aristocrate se trouve un peu dépaysé dans cette atmosphère bourgeoise où la médiocrité de ses ressources l'oblige à vivre. Il se dédommage, par les confidences de son Mémorandum, de ne pouvoir dire toute sa pensée le long des colonnes d'un journal modéré. Ses conceptions absolutistes ne se font pas encore jour, mais l'ancien républicain de 1832 n'apparaît pas davantage. A parler juste, on ne sait ni ce qu'il veut ni où il tend, en fait de politique. Il n'a pas eu le temps, sans doute, d'établir et de fixer ses théories. Comme nombre de journalistes de toutes les époques, il a pris la plume sans idées préconçues, n'étant en réalité systématique
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ment hostile à personne, n'ayant de répugnance à rien et se montrant légèrement sceptique, sinon indifférent à tout. En un mot, le d'Aurevilly de 1838 et des années suivantes n'a aucune doctrine politique ou sociale; il n'est dès lors nullement embarrassé d'aller de l'une à l'autre et de faire son profit de toutes.
On croit discerner néanmoins qu'il n'est pas absolument satisfait de la Monarchie de Juillet. « La royauté n'existe plus,— déclare-t-il gravement le 21 janvier 1839, — et celle de la Charte est une Royauté châtrée. On coupait les cheveux autrefois et l'on fourrait dans un couvent. On a remplacé ceci par les chartes constitutionnelles ; les bourgeois sont les plus forts et gouvernent, la Chambre est et sera désormais Reine de fait. Qu'on frémisse de cela, qu'on ne veuille entrer pour rien dans un tel état de choses, peu importe. Il faut dire comme l'ermite de Prague, dans Shakespeare : Cela est parce que cela est, et ne changera que pour empirer ». Jolie perspective, n'est-ce pas ? qu'on nous ouvre là ! Naturellement, d'Aurevilly n'insère pas ces « prophéties » dans le journal de M. Thiers ; il les consigne seulement dans son propre journal, dans ce Memorandum où il jette pêle-mêle toutes ses pensées.
Mais ce travail perpétuel, cette application soutenue, qu'exige sa nouvelle vie d' « homme public », empêche l'auteur de Germaine de s'arrêter maintenant trop souvent à ses malaises romantiques. Personne ne s'en plaindra. On voit, par contre, se dessiner, s'ébaucher en lui, un être sérieux, laborieux, même grave à certains moments, comme il convient à un journaliste digne de ce nom. La transformation du fils de Théophile Barbey a été rapide. Elle semblerait peut-être inexplicable, ayant été très brusque, si elle était complète. Mais elle est plus
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superficielle que foncière. Il ne faut pas crier trop vite au miracle. Les dernières lignes du Second Memorandum témoignent d'une amélioration certaine de l'état d'âme du Parisien d'Aurevilly et même, si l'on veut, d'une guérison partielle de ses imprécises maladies. Elles n'annoncent point une santé morale parfaitement rétablie. « J'ai travaillé jusqu'à 11 heures, — écrit notre journaliste, le 22 janvier, — l'esprit assez misérable, mais réagissant. Je ne me fatigue pas de résister à ces angoissantes dispositions intérieures ». Toutefois il ajoute: « Je m'ennuie de mon énergie comme dû reste ». On devine assez par là que, malgré les progrès accomplis, il ne peut être encore question d'une totale délivrance de cette âme améliorée, mais décidément bien difficile à assainir. La tumeur romantique est toujours purulente : ce n'est pas une opération aisée que d'en neutraliser le « virus ». A tout instant, la plaie se rouvre: se cicatrisera-t-elle jamais?
Elle a chance de se cicatriser un jour, si Barbey d'Aurevilly se débarrasse peu à peu de ses ennuis imaginaires et de ses exaltations fictives, s'il se contente des souffrances réelles de la vie, lesquelles ne lui feront jamais défaut. Il connaît l'école de l'adversité, pour y avoir entendu, à des heures pénibles, de pénétrantes leçons dont il n'a pas assez profité. Rude apprentissage que celui-là ! mais éminemment salutaire, car il retient l'âme et la fixe sur un objet précis, sur une douleur présente, et ne'la laisse pas aller à la dérive, en quête d'émotions nouvelles. La mauvaise fortune est souvent une fée bienfaisante. Elle apprend à l'homme la loi de la souffrance, la grandeur morale de ces épreuves, d'où il doit sortir plus fort et mieux trempé.
Justement, Barbey d'Aurevilly était à la veille de
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recevoir un avertissement bien cruel,— doublement cruel, — de la destinée. Le pauvre Maurice de Guérin, miné par la maladie et n'ayant plus que le souffle, venait de quitter Paris. A peine arrivé au Cayla, il expirait entre les bras de sa jeune femme et près de sa soeur Eugénie, le 19 juillet 1839.Il n'avait pas encore vingt-neuf ans et n'était marié que depuis huit mois. Le deuil est universel parmi ceux qui ont connu ce charmant poète, plein d'avenir; mais, à l'exception de la chère « pastoure » et de sa famille, personne ne pleure des larmes plus sincères et plus angoissées que l'ancien camarade du collège Stanislas, le confident des meilleures pensées de Maurice, le compagnon de ses rêves, son frère d'intelligence et de coeur. Dès que là douleur lui laisse quelque répit, l'auteur de Germaine rassemble les précieux fragments d'oeuvres où s'est essayé le talent naissant et déjà mûri de GeorgesMaurice de Guérin. Lettres, journal, vers, poèmes en prose, il veut, avec toutes ces pages inachevées et éparses, élever un monument à la mémoire de son ami. Mais il se heurte, naturellement, au mauvais vouloir des éditeurs. Nul ne consent à mettre au jour les écrits d'un ignoré, qui n'a pour patron qu'un inconnu. D'Aurevilly fait ainsi, une fois de plus, l'amère expérience du commerce des hommes. Aussi rentre-t-il désenchanté dans sa « tour d'ivoire», —serrant pieusement, comme un trésor, les manuscrits qu'il possède. Il ne s'en dessaisit, — partiellement, — qu'un instant, en faveur et à la requête de George Sand, qui s'est enthousiasmée du jeune poète, mort en sa fleur, et publie un sensationnel article sur l'auteur du Centaure dans la Revue des Deux-Mondes du 15 mai 1840. Toutes les autres tentatives, faites auprès de d'Aurevilly pour obtenir la remise des chers papiers, demeurent infructueuses. En assumant la responsabilité
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de faire connaître Guérin, il a pris, pour ainsi dire, charge d'âme ; et il ne veut point faillir à ce qu'il considère un devoir sacré.
« Je gardais les papiers de Guérin avec la férocité d'un Dragon, racontait-il plus tard (lettre à Trebutien, 21 août 1855). Je m'en regardais plus maître que son père luimême et je ne voulais les publier qu'en temps utile. Or, le temps utile, pour moi, vous le savez, c'était le temps où j'aurais moins d'obscurité littéraire sur mon nom. Je voulais avoir des clochettes d'or à mettre à mon Gerfaut, mon doux Gerfaut de génie ! Je voulais le chaperonner sur un gant de velours, brodé au moins de quelques pauvres petites paillettes! Si vous saviez à quels gringalets légitimistes les pauvres Guérins, qui ne connaissaient rien des intrigailleries parisiennes, auraient livré les Reliques de Maurice, si je ne les avais pas tenues sous clef ! Ah ! le génie contemplatif et naïf d'Eugénie ne l'aurait que mieux poussée à des relations dangereuses pour la mémoire de notre ami. On serait tombé dans le feuilleton de la Gazette de France.... Je permis seulement à Madame Sand de faire l'article de la Revue des Deux Mondes pour prendre date d'une manière éclatante dans la publicité contemporaine et en vue de ce que je projetais pour plus tard ».
Mais de longues années s'écoulèrent avant que Barbey d'Aurevilly fût en état de réaliser ses pieux projets. Il fallait qu'un peu de renommée descendît sur lui pour qu'il eût enfin la bonne fortune de saluer un jour « l'entrée, dans la littérature, d'un poète d'une distinction suprême, en train de dégager, quand il est mort, une ravissante personnalité » (1).
(1) Le Pays, 1er février 1861.
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CHAPITRE. IX
L'Amour Impossible JOURNALISME: Le Globe, le Moniteur de la Mode
LE DANDY GEORGES BRUMMELL
COLLABORATION AU Journal des Débats PREMIÈRE ÉBAUCHE D'Une Vieille Maîtresse
(1840-1845).
Revenu à lui-même, à ses sombres pensées et à ses préoccupations ordinaires, après la mort, toujours pleurée, de Maurice de Guérin, —Barbey d'Aurevilly achève l' Amour Impossible, « entrepris, dit-il, pour soulager un peu mes esprits depuis si longtemps abattus ». Il y peint deux personnages étranges qui par malheur sont très réels. : ;
La froide Bérangère de Gesvres, que rien ne passionne et qui cache, sous une carnation splendide, une insensibilité de statue, pervertit par la contagion de ses nonchalances le jeune, élégant et dandy Raimbaud de Maulévrier. Celui-ci, peu à peu, devient ce que d'Aurevilly rêvait d'être autrefois, « an indifferent child of the
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earth », un blasé, impuissant à l'émotion et à l'amour. Ces deux momies essayent de réchauffer ce qu'ils osent encore appeler leur âme, — leur « vieille âme centenaire », — par des discours enivrants que leur bouche profère, mais que tous leurs actes démentent et renient. Ils n'y peuvent réussir. Et la conclusion, qu'ils tirent de leur expérience avortée, est d'une tristesse navrante qui fait frissonner et donne presque la sensation du néant. « Mais moi, s'écrie Bérangère, mais nous,mon ami, qu'avonsnous? Qu'est-ce qui nous console? Qui occupe notre vie? Qu'aimons-nous ? L'idée de Dieu nous laisse froids, la nature nous laisse froids; nous n'avons que l'esprit du monde, du monde qui n'a pas un intérêt vrai à nous offrir, et à qui nous n'avons rien à préférer. Esprits bornés, natures finies, c'était pour nous que l'amour devait être la grande préoccupation, la grande affaire, le grand enthousiasme de la vie, — et l'amour, dans nos âmes glacées, n'a été qu'une fantaisie sans émotion ou sans noblesse, et quand il s'est agi de nous, Raimbaud, — un avortement en amitié » (1). Pour combler le vide de leur coeur, à quels expédients, à quelles distractions recourront donc ces infortunés? « Ils montèrent en voiture, pour aller, je crois, acheter des rubans » (2). Ce mot de la fin est d'une ironie charmante et d'une vérité cruelle. Voilà, en effet, le seul travail dont soient capables le pauvre Raimbaud, jeune dandy de 27 ans, et la malheureuse Bérangère qui vient à peine de dépasser la trentaine.
Barbey d'Aurevilly avait échappé, non sans efforts, au misérable état d'âme de Maulévrier. C'est même pour se
(1) J. BARBEY D'AUREVILLY, L'Amour Impossible (éd. Lemerre, 1884) p. 164 et 165.
(2) Ibid.. p. 166.
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« laver » l'esprit de toutes ces « écumes du passé », qu'il s'est décidé à écrire l'Amour Impossible. Mais en lui subsiste le Dandy, — survivant à tous les rêves qui ont exalté sa première jeunesse. Ne lui restera-t-il plus que cette suprême ressource pour donner quelque intérêt à son existence? Ses amis d'antan ont disparu. Guérin est mort ; Gaudin vit dans le tourbillon des affaires ; Trebutien a quitté Paris.
Le pauvre Trebutien! il n'a point fait fortune auprès d'Edelestand du Méril. La Revue critique, bien qu'ayant fourni une carrière plus longue que la Revue de Caen, n'a pas mené ses rédacteurs à la richesse. Elle a végété, et eux aussi. Trebutien est découragé. Paris lui a été aussi fatal que Londres. Il veut maintenant retourner à Gaen. Mais est-il assuré d'y pouvoir vivre? Après bien des démarches et sur la recommandation de Guizot, il obtient à Caen la place de bibliothécaire-adjoint. Fonctions très modestes, fort médiocrement rétribuées ! elles suffisent pourtant aux besoins de cet anachorète, et lui garantissent le pain... et le thé de ses vieux jours. Le brave homme trouve même le moyen, avec ses appointements de 900 francs, de se dévouer à ses amis, de leur venir en aide et d'éditer luxueusement, leurs oeuvres poétiques ou romanesques.
Au surplus, Trebutien s'est bien assagi depuis plusieurs années. Le malheur a opéré dans son âme la même révolution qu'accomplit chez tant d'autres la prospérité. Républicain et saint-simonien en 1830, nous le voyons à Caen, vers 1840, conservateur et catholique. Mais son coeur a conservé les mêmes générosités et les mêmes ardeurs d'enthousiasme qui l'entraînaient, il y a dix ans, dans le royaume d'Utopie ; elles l'emportent, à présent, à travers d'autres régions, moins enchanteresses
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peut-être et qui l'inclinent moins à la rêverie, — dans l'empire un peu nuageux de la tradition des siècles monarchiques et dans l'invisible cité de Dieu. Toute sa vie, Trebutien restera jeune de cette éternelle jeunesse que les années ne flétrissent pas, car elle a sa source au plus profond de l'être et, ne s'éteignant qu'avec lui, elle s'épanouit sans cesse en une floraison merveilleuse de bonté et de charité. Cette jeunesse de l'âme, un mot la résume et en dévoile le secret : c'est le don de soi-même. Quel dommage que d'Aurevilly n'ait point à Paris, auprès de lui, ce compagnon fidèle, cet Achate bienfaisant, ce frère aîné qui serait son protecteur et son ange tutélaire !
Seul, en effet, et comme perdu dans le monde parisien, Barbey d'Aurevilly ne sait point lutter sans relâche contre les entraînements du dehors. Il gaspille ses forces et son talent dans la mêlée confuse d'une vie artificielle. Les salons le retiennent plus que de raison : il y flâne, baille et perd son temps. S'il y enrichit le trésor de ses observations, il n'a pas le courage d'en tirer parti. Il voltige et vagabonde en papillon, il ne se fixe nulle part. Il faut que les nécessités de l'existence le prennent à la gorge pour qu'il se livre à un travail suivi. Mais ici encore les déceptions l'attendent. Il ne trouve point d'éditeur pour son Amour Impossible, et, comme sa fierté répugne aux sollicitations, il aime mieux souffrir en silence que réagir vaillamment contre l'hostilité du sort.
Enfin, aux premiers mois de l'année 1841, il rencontre l'oiseau rare, longtemps cherché, — un éditeur. Seulement, l'infortunée Bérangère de Gesvres glace sans doute le public par sa froideur contagieuse et sa vie factice : elle va se perdre dans l'indifférence générale. On ne s'aperçoit guère, dans la littérature et la critique du temps, de la présence de cette femme superbe, parée
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des plus beaux atours, riche d'aventures romanesques et anormales, avide de fantaisies, de distractions et de raffinements intellectuels, à qui, en un mot, rien ne manque... que le souffle ardent d'une poitrine humaine. C'est une morte qui traverse, sans soulever l'attention, le monde des vivants.
Il n'y a que Trebutien qui s'intéresse à cette triste destinée d'une déesse impassible figée dans ses bandelettes aristocratiques. Il fait insérer dans la Revue de Caen, — ressuscitée et renouvelée, mais non plus dirigée par lui, - une longue réclame, très élogieuse pour l' Amour Impossible et son auteur. C'est à coup sûr une manifestation tout à fait platonique d'une amitié active et. dévouée, car la réclame, si belle qu'elle soit, ne fera pas vendre un seul exemplaire en Normandie. N'importe ! le procédé est charmant et touche infiniment d'Aurevilly. Celui-ci, pour récompenser Trebutien de sa complaisance empressée, lui explique l'objet de son livre. « C'est, lui dit-il le 14 mai 1841, une espèce de mauvaise plaisanterie, écrite pour les porteuses de manches plates, et qui a assez pris dans le monde, ici. L'important était que ce fût écrit avec une légèreté qui s'en va, chaque jour, des livres et du monde, au grand regret de ma très superficielle personne. Les gens difficiles, au nom de l'amitié qu'ils me portent, comme du Méril, par exemple, ont regretté de me voir, moi à qui ils accordent (c'est peut-être un cadeau) quelque force, faire au pastel de la peinture chinoise sans ombre; mais les hommes de mon siècle m'ont tant ennuyé de leurs airs encravatés et graves qu'il fallait à la fin que je m'inscrivisse en faux contre le pédantisme de ce temps. Je l'ai fait. Blâmera qui voudra. Je ne me tiendrai pas dans cette voie. Un de ces jours j'attaquerai la fibre
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humaine plus énergiquemeut que dans ce pamphlet gris de lin... C'est le dernier mot de mes prétentions de jeune homme ; un mélancolique adieu à cette vie de Dandy qui a tant dévoré de choses dans la contemplation de ses gilets ! » Mais ce que d'Aurevilly ne dit pas, même à son cher Trebutien, c'est qu'il a « vécu » les états d'âme de Raimbaud de Maulévrier avant d'en faire le récit. Toujours sa pudeur de gentilhomme arrête sur ses lèvres les confidences ou les confessions.
h'Amour Impossible n'était pas de nature à plaire au public : les personnages d'exception, qui y sont représentés, n'éveillent pas le moins du monde la curiosité du lecteur. Il faut y voir ce que nous y voyons, — et ce qui s'y trouve réellement, — c'est-à-dire un « document d'âme », la description fidèle d'un état moral du Barbey romantique de 1838 à 1840, — pour y prendre quelque intérêt. Les contemporains ne pouvaient apercevoir ce fond réel, ces replis cachés de l'auteur du roman: d'ailleurs, eûssent-ils découvert ces « dessous » véritables, il s'en seraient tout de même peu souciés. Aussi, à part la bienveillance de Trebutien et de deux ou trois feuilles mondaines, le livre ne vaut à d'Aurevilly aucune renommée, même discrète. Seule, une petite notice anonyme, insérée dans la Revue des Deux-Mondes du 1er juin, le console du peu de bruit que fait Bérangère. Il est légèrement malmené par le rédacteur de la grave Revue, mais qu'importe ? Le principal, c'est qu'on s'occupe de l'auteur. Il est vrai que la sobre mention, octroyée comme à regret par Buloz, n'est pas susceptible de rendre célèbre un débutant. Il eût fallu un article de Sainte-Beuve pour faire connaître, pour « sacrer » le. jeune écrivain. L'article a été demandé, mais il n'est pas venu.
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S'il n'écoutait que ses goûts et ses ambitions, Barbey d'Aurevilly prendrait vite son parti d'un insuccès littéraire et l'oublierait en se rejetant dans la vie mondaine. Ce ne sont point, en effet, des mésaventures que lui réservent les salons du Faubourg, ce sont de francs succès et d'heureuses fortunes. On y apprécie fort son genre de talent, léger quand il lui plaît, superficiel pour agréer aux dames, et spirituel pour faire pâmer d'aise les douairières. Mais il faut vivre, et les salons ne fournissent pas le pain de chaque jour. Notre Dandy est contraint à redevenir journaliste. Il entre au Globe le 1er avril 1842.
Dans ce journal, que la collaboration de Dubois, de Vitet et du comte Duchâtel avait naguère rendu fameux, d'Aurevilly publie d'anonymes et assez incolores études d'histoire, d'économie sociale et de politique extérieure, — comme il avait fait trois ans plus tôt au Nouvelliste. Sur le champ, grâce sans doute à l'influence du milieu, il devient un grave personnage. « Je ne vis plus dans les hôtels à la bohémienne, écrit-il à Trebutien le 16 avril, mais dans le plus gentil boudoir de mon style, rue de la Ville-l'Evêque, n° 10 bis. Je suis entre Molé et Guizot, comme entre l'eau et le feu. Comme vous voyez, c'est la rue des hommes d'État ». Et il ajoute plaisamment : « J'interromps un article sur les monnaies, pour vous écrire. Un article sur les monnaies, moi ! le croiriezvous, bon Dieu ? Oui, mon cher, c'est ainsi. Et je dis comme Figaro : Il ne s'agit pas de tenir une chose pour en bien parler. »
Mais il ne se contente pas de ces exercices de la plume. Il n'y pourrait dépenser toutes ses énergies bouillonnantes. Il rêve de jouer un rôle actif. Oh ! s'il lui était donné de prendre part aux affaires de l'Etat, quelles
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merveilles il y ferait ! En attendant, il est tout heureux qu'on essaie ses talents dans la politique militante et qu'on lui confie, par exemple, la mission de faire élire un député. « Depuis que je ne vous ai écrit, mande-t-il à Trebutien le 25 mars 1843, j'ai fait du journalisme en province. J'ai été envoyé à Dieppe pour brasser une élection ; et cette élection, je l'ai enlevée contre vent et marée. J'ai battu les journaux de l'administration et rallié des légitimistes à un candidat qui ne l'était pas. C'a été un coup de partie bien manié et qui m'a fait honneur. J'estime plus ce succès qu'un succès d'écrivain; c'est un succès d'homme d'action, de la politique sur le vif, de l'influence de langage, de manières, de tenue. Comme vous êtes mon ami, je vous conte mon succès et le savoure dans le plaisir qu'il vous causera. Penser à un succès dans la joie qu'il cause à un ami, c'est boire son nectar dans une coupe d'or. » Pour un peu, le candide d'Aurevilly chanterait un hymne d'actions de grâces au Seigneur des batailles électorales et se croirait désormais un homme d'Etat accompli.
Toutefois, malgré ces préoccupations politiques, il ne laisse point de songer à diverses publications qu'il projette. Avant tout, il voudrait que sa Germaine vît enfin le jour. Aussitôt après, il se consacrerait à l'édition des oeuvres posthumes de Maurice de Guérin. « Cette damnée édition, dit-il, est fort retardée par Germaine, qui devait paraître ce mois-ci et qui n'a pas paru à cause d'un procès de mon éditeur avec un de ses confrères. Sitôt que Germaine aura fait son entrée dans le monde, je m'occuperai des magnifiques choses laissées par notre ami. » Pauvre Germaine ! elle est bien difficile à placer. Elle ne trouve pas de prétendant et d'Aurevilly, comme il l'avoue lui-même, n'est pas à la veille de la marier. En
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guise de consolation, Trebutien lui propose d'éditer la Bague d'Annibal. « Je suis très touché, très reconnaissant et presque ému de votre idée, répond le romancier peu gâté par la fortune. C'est une des choses qui me flattent le plus, et qui devaient le plus me flatter, que votre proposition ; et je veux vous en témoigner ma reconnaissance en vous dédiant la dite Bague. »
Ce n'est pas tout. Chez Barbey d'Aurevilly, les contrastes sont de rigueur. Il s'en fait une loi. Il les voudrait en harmonie perpétuelle, en équilibre, dans son esprit. A ses yeux, rien n'est plus piquant que d'alterner les graves études avec les fantaisies les plus inattendues. Aussi, .tout en continuant sa collaboration au Globe, entre-t-il au Moniteur de la Mode, où il signe du pseudonyme de Maximilienne de Syrène de délicieux riens sur la toilette féminine. Il s'amuse, raconte-t-il, « à tracer des impertinences parfumées, à l'usage des plus pauvres esprits et des plus .jolies figures du siècle. » Il y réussit admirablement, ayant passé ses premières années de vie parisienne à causer avec les femmes, à parler chiffons, robes et jupes, en leur compagnie. Dans ce milieu de la mode et des couturières, où son caprice le conduit, il développe avec grâce et presque avec compétence ses principes en fait d'esthétique de la toilette. Il a même le dessein de séduire ses lectrices en les entretenant du grand dandy, Georges Brummell, qu'il a naguère rencontré à Caen. « Je voudrais faire pour ce répertoire de choses oiseuses, écrit-il à Trebutien en avril 1843, un article biographique sur Brummell, le grand Brummell, dont les gilets blancs causaient de si violentes insomnies à Byron. Or,Brummell est mort à Caen. Je l'y ai vu et vous l'y avez connu peutêtre. Ne pourriez-vous m'envoyer des détails sur ce gaillard-là ? Vous m'obligeriez. Songez que je suis très
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friand de tout ce qu'il y a de plus excentrique. Je ne repousserai rien ; j'aiguiserai flèche de tout et je compte sur vous. »
Mais la direction du Moniteur de la Mode lui fait observer qu'il se perd dans des considérations trop hautes pour la généralité des lectrices. Ce rappel à l'ordre ne lui plaît point. Piqué au vif, d'Aurevilly rompt tout net avec d'aussi stupides marchands de chiffons. « Je veux bien, dit-il, écrire pour des poupées de bonne compagnie, mais pas pour des couturières. Les industriels qui sont à la tête de cette publication ont trouvé ce que j'écris trop métaphysique, trop élevé pour leur public, et je les ai laissés lui parler un langage plus digne de lui et d'eux. » Alors, selon la formule célèbre, en usage dans tous les temps, il change son fusil d'épaule. Toutefois, comme il est par-dessus tout amoureux du contraste, il destine son travail sur Brummell... à la Revue des Deux-Mondes. Tomber d'un atelier de modistes dans la maison de François Buloz, quel scandale! Si le vertueux Savoyard connut cette sacrilège aventure d'un des aspirants-rédacteurs de son recueil, il n'eut évidemment pas besoin d'un autre prétexte pour l'en éloigner à jamais.
Barbey d'Aurevilly ne s'arrête point à de pareils scrupules. Il se met, plein d'ardeur, à l'étude du sujet dont il s'est épris. Il accable Trebutien du nombre et de la variété de ses questions.' « Où Brummell a-t-il été élevé ? lui demande-t-il le 6 mai. — Quels ont été ses plus intimes partners dans la vie ? était-il joueur et ivrogne ? — deux qualités anglaises. Avait-il eu des relations (et quelles relations?) avec Pitt, Fox et Sheridan ! avec Sheridan, surtout, Dandy aussi, fier de sa main plus que de son discours sur les begums et de sa comédie
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the school of scandal; la faisant mouler, cette main, et l'offrant aux adorations de l'Angleterre? Brummell avaitil été marié ? quelles conséquences de son mariage ? quel son tempérament? lymphatique, sanguin ou bilieux? J'ai besoin de son portrait physiologique. Avec son portrait physiologique, j'aurai tout. » Et il ajoute : « Mon projet s'est agrandi. Brummell n'en est que la cariatide. Mon travail portera pour titre : Essai sur le Dandysme, avec une biographie de Brummell. »
Toujours à l'affût des renseignements, Trebutien apprend qu'un certain M. Jesse achève présentement en Angleterre une étude très longue et très complète de la vie de Brummell. L'excellent bibliothécaire fait part de sa découverte à d'Aurevilly. Ce dernier n'abandonne point pour cela son sujet. Il désire même entrer en rapports épistolaires avec l'écrivain d'Outre-Manche. « Poussez ferme le gentleman, dit-il à Trebutien le 2 juin, pour qu'il me réponde sous le plus bref délai, car j'ai hâte de me fourrer à écrire et à me purger des idées (si idées il y a) qui demandent à sortir de cette chose qu'on appelle le cerveau. Il y a un degré, dans la conception, qu'il faut saisir, pour que l'exécution vaille quelque chose. J'en suis arrivé à ce degré-là. » Quatre jours plus tard, il revient à la charge, tant il est possédé de son sujet ! Il explique, par la même occasion, ce que décidément il veut faire. « Je dirai, en le précisant, ce que c'est que le Dandysme ; j'en montrerai les caractères, j'en ferai la législation, et enfin je complèterai l'idée par l'homme qui personnifie le plus cette idée dans sa magnifique absurdité ».
Mais, au moment où il va commencer d'écrire son étude sur Brummell, peu s'en faut que d'Aurevilly ne laisse tout de côté. Son journal le Globe voudrait l'envoyer à Langres « faire un nouveau député » : c'est ainsi que
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notre Dandy s'exprime, non sans malice ; et il se donneà lui-même ce fier témoignage : « Je suis un Warwick électoral ». Sa première campagne a été si heureuse qu'on tient à lui confier une seconde opération d'un genre analogue. D'autre part, on lui offre la direction d'un journal de province. «J'ai failli m'exiler de Paris ces jours derniers, mande-t-il à Trebutien le 8 juin. On m'a proposé de diriger une presse départementale. (C'est la quatrième proposition qu'on me fait depuis l'élection de Dieppe). Je serais allé à Lille, avec 600 francs par mois, ce qui eût été honnête ». Cependant, malgré son désir d'accepter d'aussi mirifiques avantages et l'orgueil qu'il éprouve à se voir traité en politique sérieux, influent et de haut vol, d'Aurevilly a la fermeté héroïque de résister à la tentation.
D'ailleurs, deux choses le retiennent à Paris : c'est d'abord son Brummell ; c'est aussi et surtout l'espérance qu'il a de collaborer bientôt au Journal des Débats. Victor Hugo, auquel il a fait quelques visites de politesse, s'intéresse à lui et s'entremet en sa faveur auprès des Berlin. Mais l'accès de la maison de la rue des Prêtres n'est pas des plus aisés. « La règle au Journal des Débats, écrit d'Aurevilly le 10 décembre, est de ne recevoir personne dans la rédaction quotidienne, dans la polémique, avant une espèce d'initiation qui consiste dans l'examen de livres de politique et d'histoire. Obtenir un livre est le précédent nécessaire, et, quelque recommandé qu'on soit, ce n'est pas chose facile, je vous jure, que de se le faire donner. » On lui remet, finalement, un livre à étudier : la Vie d'Innocent III, par Hurter.
Sur ces entrefaites, Trebutien a terminé l'édition de la Bague d'Annibal. Le livre paraît en octobre 1843. Mais, quoiqu'il recueille un plus grand nombre d'articles cri-
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tiques et comptes-rendus que l' Amour Impossible, il n'a guère, somme toute, plus de succès. La Revue de Buloz est muette, cette fois, et les grands journaux aussi. Seules, quelques feuilles mondaines s'arrêtent à ce bavardage d'homme oisif. C'est dans les salons que se fait le plus de bruit autour de la Bague, qui n'a de mystérieux que son titre. On chuchote le nom véritable des personnages réels, à peina déguisés, qui y sont mis en scène ; on se scandalise de certaines privautés de l'auteur sur l'étatcivil de ses héros ; on note avec passion les traits particuliers où se reconnaît l'identité de telle ou telle femme de la haute société parisienne. Le scandale se répand même en province. A Caen, où fut écrite cette oeuvre de première jeunesse, on la commente et on s'en indigne. Trebutien en est tout effrayé et demande à son ami l'explication de tant de fureurs soulevées par une chose si légèreQu'une coquette se plaise à fleureter avec un homme et en épouse un autre, cela n'a rien d'extraordinaire au fond : le naïf bibliothécaire ne comprend pas qu'on s'exclame si bruyamment là-contre et qu'on taxe d'immoralité le simple historien d'une aventure authentique.
Barbey d'Aurevilly, au contraire, est fort heureux du petit scandale qu'il a suscité. Il en jouit en silence et s'en repaît avec délices. Il aime mieux les succès mondains' propagés par le caquetage des femmes, que les plus décidés succès littéraires. Il préfère la réputation, qui se fait dans les boudoirs, à celle que décerne maigrement la jalousie toujours éveillée des « plumitifs ». Un joli mot de jolie femme, à propos de son oeuvre, lui va plus droit au coeur que l'article d'un critique, d'un pédant de Revue, même d'un ami. Il prise par-dessus tout les couronnes qui lui sont tressées par la main délicate des dames du
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Faubourg, et il savoure avec un frémissement de vanité les flatteries dont on l'accable ou les délicieux reproches qu'on lui prodigue.
Aussi, pour ne pas laisser tomber l'enthousiasme féminin, achève-t-il au plus tôt son Brummell. Il pense que le vieux Dandy est bien de taille à séduire, même après sa mort, les plus honnêtes « ladies » et à faire se prosterner, devant sa personne ressuscitée, la longue théorie de celles qu'il n'a pu conquérir de son vivant. Capiteux parfums à respirer ! dans la solitude de sa chambre, d'Aurevilly, nouveau Brummell, les subodore déjà passionnément. « Je vous écris avec une plume qui fume encore de mon Brummell, mande-t-il à Trebutien le 29 février 1844. Je viens de l'achever et de le jeter de la fournaise dans mon tiroir. Qu'il s'y refroidisse ! »
Il ne veut pas, néanmoins, qu'il s'y « refroidisse » trop longtemps. Quelques semaines après, il porte son manuscrit à Buloz. On lui a dit que le directeur de la Revue des Deux-Mondes était maintenant assez bien disposé en sa faveur. Il faut profiter de la bonne humeur du rigide autocrate. C'est avec confiance que d'Aurevilly va frapper à cette porte où il fut naguère si mal reçu. Mais ses illusions sont de courte durée. « Je viens d'éprouver à l'instant même, dit-il à Trebutien le 2 août, ce qu'est la sottise humaine. Je vous avais écrit que Buloz m'avait fait demander mon Brummell pour sa Revue des Deux-Mondes. C'était une affaire arrangée, quasi faite. J'étais assez sûr, — moi et mes amis, — de la valeur de mon travail pour n'avoir aucune inquiétude. Eh bien ! ma sécurité avait tort. Buloz n'a pas osé insérer une étude, coupable de trop d'originalité. Il a parlé de mon talent, m'a demandé un roman, m'a dit qu'il imprimerait tout ce que je voudrais sur l'histoire politique de
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l'Angleterre, enfin s'est prosterné pour me refuser, mais m'a refusé. Voilà, mon ami. »
Cette mésaventure lui tient au coeur. Il y revient avec tristesse quelques jours plus tard : « Dans un journal où travaille Sainte-Beuve, où Gautier commence de prendre un rang considérable, on a refusé mon article, parce qu'il était maniéré. Quel sens profond et quelle justice ! La manière ! ils n'ont que cela à dire, et d'ailleurs je ne crois pas qu'il y en ait beaucoup dans l'étude en question. Mais il y en aurait eu, était-ce encore là une raison pour rejeter un article, intéressant par le fond, et qui eût introduit un peu de variété dans un magazin qui périra par la monotonie, si les esprits sans uniforme n'y mettent ordre ? J'ai eu une entrevue d'une heure trois quarts avec Buloz, et j'ai discuté et pulvérisé toutes les objections de littérature et de convenance commerciale qu'il a grommelées contre mon Brummell; mais que voulez-vous ? C'est une tête de bois. Il a fait pis que de ne pas comprendre, pourtant. Il a été au-dessous du bois dont sa tête est faite. Il est convenu plusieurs fois que j'avais raison dans mes prémisses, et quand je voulais conclure, il reculait. Le bois ne fait pas cela. Je l'honorais trop en l'appelant tête de bois. Je reprends l'expression, qui m'était échappée, et je l'efface. Les hommes stupides valent mieux que les esprits inconséquents. »
C'est un grand enfant que Barbey d'Aurevilly. Aussi, après quelques instants de découragement, se remet-il vite à espérer. Il ne tarde pas à entrevoir les chances d'une autre combinaison pour son Essai sur le Dandysme. « L'affaire du Brummell a eu un certain retentissement, écrit-il le 28 août. Alloury (des Débats) qui est mon ami, prétend que M. Bertin le prendra après mes deux articles
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sur Hurter. » Mais ce second projet croule comme le premier. Le potentat des Débats n'est pas plus enthousiaste que Buloz du talent de l'écrivain normand. «Il m'adonné pour raison, mande celui-ci à Trebutien le 25 septembre, tout ce qui n'est pas la raison vraie, que j'ai surprise au fond de ses politesses et qui est: que la vanité du Directeur des Débats ne veut pas d'un travail refusé à la Revue des Deux-Mondes. Voilà la raison vraie. A quoi bon les prétextes ? Originalité trop crue, trop hardie, forme d'article de Revue plutôt que forme d'article de Journal, etc., etc., une demi-page d'etc. Je n'ai pas cru un mot de, toute cette logomachie. A diplomate, diplomate et demi. »
Voilà donc le Brummell à la mer... mais non pour longtemps. Trebutien, l'ange du dévouement, veillé sur la triste destinée de ce naufragé et se jette à son secours. « Je vous fais cadeau du manuscrit » lui dit Barbey. Et, tout fier de cette conquête nouvelle, le bibliothécaire normand serre amoureusement, comme un trésor, les feuilles légères où son ami a essayé de « codifier » le Dandysme. Il pourrait les savourer en paix dans un coin solitaire et retiré de sa vieille bibliothèque ou dans le silence de son cabinet; mais il n'ainie pas les plaisirs égoïstes. Il veut faire partager son admiration. Aussi se met-il en devoir d'éditer à Caen le précieux manuscrit ; il eu soigne avec délices la toilette et, en décembre 1844, envoie à d'Aurevilly un petit chef-d'oeuvre de typographie. Du reste, l'auteur a grossi son travail du début et, par de nombreuses notes, l'a presque transformé en livre. Le volume a fort bel air. Il est joli, il plaît aux regards. Depuis qu'elle a passé par les mains pieuses de Trebutien, l'étude sur Brummell paraît en quelque sorte métamorphosée.
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Cette bonne fortune donne à Barbey d'Aurevilly la douce jouissance d'une comparaison et d'une terrible vengeance intellectuelle. « Je viens de lire, dit-il à Trebutien, l'article de Lemoinne, imprimé dans la Revue des Deux-Mondes au mois d'août, et, si la bêtise indignait, je serais furieux. C'est du style de perruquier littéraire payé par un commerçant de morale pour se scandaliser des pots de pommade de Brummell. Ce nain blondasse n'a vu que cela dans la vie de Brummell, malgré son lorgnon. Si Brummell vivait encore, que lui ferait-il ? Salirait-il son chausson verni,en le lui mettant... quelque part ?» Le Dandy Barbey est bien sévère. L'article, composé par John Lemoinne à la requête de Buloz et paru le 15 Août 1844,' n'est pas sans valeur. Spirituel, élégant, piquant, il détonne même un peu dans le milieu grave de la Revue. Il est, à sa manière, aussi léger, aussi souple, aussi fantaisiste que l'étude de l'écrivain normand ; mais il a moins de profondeur, — à supposer que le sujet comporte cette qualité ; — en outre, il s'étend moins longuement sur les nuances du dandysme et l'analyse de la vanité humaine.
Tandis que d'Aurevilly achève, de concert avec Trebutien, la préparation de son Brummell, il se voit enfin admis aux Débats. Seulement, on l'oblige à atténuer un peu le coloris trop éclatant de son style. « Vous me reconnaîtrez à peine, dit-il à Trebutien. Plus de couleur, plus d'images ; tout muscle, nerfs et moelle : un style qui ne sent guère les mille fleurs du Dandy ». C'est le 25 octobre 1844 que l'auteur de l'Amour Impossible a la satisfaction de se contempler, à la troisième page du Journal des Débats, « fort orientalement couché, avec la majesté d'un vieux calife ». Son article, terminé depuis près d'un an, est consacré à l'Histoire du Pape Inno-
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cent III, de Hurter. C'est une belle étude d'histoire religieuse, où se fait jour la pensée, alors tout à fait indépendante, de Barbey d'Aurevilly. Les principes catholiques ne l'enchaînent point à cette époque, et, tout en les comprenant bien, tout en les traitant avec respect, il garde à leur endroit, sans défiance, une grande et parfaite réserve. Il n'a pas de « critère » dogmatique très arrêté et se tient, par instinct, — pour ainsi dire, - visà-vis des diverses manifestations de la croyance religieuse, dans une attitude d'éloignement sympathique qui ne nuit pas le moins du monde à un jugement sain, bien équilibré, absolument équitable. Il montre là une vraie « neutralité » dont malheureusement il s'est, dans la suite, écarté trop souvent.
Ce sage début inspire de vives espérances aux amis de Barbey d'Aurevilly. Lui-même en éprouve une légitime fierté. Aussi attend-il avec impatience l'insertion de son second article, suite du premier. Mais il est écrit que sa destinée sera toujours orageuse. La direction des Débats remet de semaine en semaine, — puis de mois en mois, — la fin de cette étude à laquelle il tient tant. Pourquoi diffère-t-on de la publier ? Il n'y comprend rien et s'en indigne. Découragé, fatigué des bonnes promesses qu'on ne lui ménage pas et qui ne sont jamais suivies d'effet, il recourt encore une fois au patronage de Victor Hugo, dont l'intervention a déjà, l'année précédente, aiguillonné les lenteurs inexplicables et les mesures dilatoires d'Armand Bertin. «. A qui m'adresserais-je, écrit l'infortuné journaliste au grand poète, si ce n'était à vous, dont la bonté m'a appuyé si longtemps et m'appuie toujours ?... Mon second article n'a point encore paru. Ne pensez-vous pas que l'intervalle mis entre le premier et le second ne soit beaucoup
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trop prolongé ? Le travail y perd de son unité, de son effet sur l'esprit de celui qui lit. Enfin, c'est contrariant de toutes les manières J'ai vu M. Bertin plusieurs fois. Il m'a répété qu'il allait me faire paraître, mais ça n'a été qu'une promesse, l'article n'est pas même composé, puisque je ne l'ai pas reçu. Est-ce trop vous demander à vous, monsieur, qui vous êtes déjà tant avancé pour moi, que de vous prier d'ajouter une démarche à toutes celles que vous avez faites ? Permettez-moi de vous dire combien j'aime à rappeler par vous mes impatiences à M. Bertin. Ces impatiences sont assez légitimes pour que je n'aie aucun embarras à les avouer » (1).
Toutefois, malgré la protection de Victor Hugo, le second article sur Hurter ne parut que le 14 septembre 1845, c'est-à-dire près de onze mois après le premier. La collaboration de d'Aurevilly aux Débats s'arrêta là, on le comprend assez. Un article par an, ce n'est point suffisant pour faire vivre un journaliste, — fût-il dandy et gentilhomme et eût-il la consolation de porter d'élégantes toilettes ? Décidément, depuis douze ans que l'ancien rédacteur de la Revue de Caen végète à Paris, il n'a guère fait connaissance avec la bonne fortune. En dépit de ses excellentes intentions et de ses trente-sept ans bientôt accomplis, il en est encore à chercher sa voie ou plutôt à trouver un refuge. C'est désespérant. Econduit par Buloz, maltraité par Bertin, éloigné par les éditeurs, il n'a pour réconfort que l'amitié persévérante et dévouée
(1) Cette lettre, qui ne porte point de date, mais qui est certainement de 1845, a été publiée dans la Revue d'histoire littéraire de la France du 15 juillet 1895 (page 405), au cours d'un très curieux article intitulé : Barbey d'Aurevilly rédacteur au « Journal des Débats », par M. Maurice Tourneux. Je saisis avec empressement l'occasion qui m'est offerte de remercier ici M. Tourneux de l'intérêt qu'il a bien voulu porter à mon travail et des communicitions qu'il a eu l'obligeance de me faire.
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de Trebutien et le suave encens de jolis succès mondains. Il est vrai que, s'il n'était pas à la merci de la question financière, il oublierait bien volontiers, par la double « vertu balsamique » de l'affection et de la vanité, les plus désagréables mésaventures de la vie quotidienne. En particulier, sa renommée de salon lui plaît fort et compense largement, dit-il, ses mécomptes de publicité. Son Brummell, en effet, a rencontré dans les boudoirs l'accueil le plus enchanteur. On invite partout le Dandy de Normandie, qui a si bien parlé du Dandy de Londres. Barbey n'a pas la force de se soustraire à tant d'amabilités concentrées sur sa personne et caressant si passionnément son amour-propre d'aristocrate. Au surplus, il ne perd pas tout-à-fait son temps à flâner, à fleureter et à coqueter avec les femmes. Il médite en leur compagnie un coup d'éclat. « Je vais vous dire un secret,
écrit-il à Trebutien le 22 février 1845 Vous allez voir »
bientôt paraître dans le Constitutionnel un roman par feuilletons, signé tout au long du nom charmant, euphonique, harmonieux, idéal et vrai, du vrai nom de celle qui posa dans l' Amour Impossible, sous le nom de Bérangère de Gesvres... Ce roman qu'elle signe... est de
MOI ! Ah ! ah ! vous seriez-vous douté de cela, Monsieur le baron de Tribioutine ? Ne trouvez-vous pas cela inattendu, original et de bon goût ?... Prendre des jupons pour écrire, comme George Sand prit un pantalon à braguettes, se moquer assez du public pour lui faire avaler, comme venant de la plume toute neuve, toute virginale (hélas ! c'est sa seule virginité !) d'une femme du monde, un roman fièrement pensé et énergiquement écrit ; être et se savoir assez riche pour jeter son esprit, non par la fenêtre, mais dans la fenêtre de ce fameux boudoir jonquille qui est maintenant un boudoir violet ;
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se permettre un cadeau pareil à même soi, n'est-ce pas souverainement mystifiant pour le public, et, pour soimême, extraordinairement distingué? Cela n'a-t-il pas toutes les qualités de haut goût qui recommandent une magnificence et une hardiesse ? »
Mais ce beau projet de mystification aristocratique et de distinction suprême s'écroule comme un château de cartes. C'est encore un rêve grandiose dont s'est bercée l'enfantine imagination du romancier normand. « La marquise est si effrayée, écrit d'Aurevilly le 22 avril, que je ne crois plus que le projet tienne. Elle dit qu'on croira que son enfant est quelque enfant supposé, et franchement je trouve maintenant qu'elle a raison. Nulle femme, en France ne pourrait écrire cela. C'est d'une largeur de touche toute masculine et d'une variété que n'ont pas d'ordinaire les femmes, qui presque toujours, — même quand elles ont le plus de talent, — n'ont qu'un sentiment au nom duquel elles écrivent ». Malgré cette défaillance féminine, Barbey se met à l'oeuvre avec ardeur. « Je touche à la fin de la première partie de mon fameux roman, La Vieille Maîtresse, écrit-il le 15 mai. Deux soirs de travail encore, ce sera fini. L'animal aux têtes frivoles, le Public, sera-t-il vaincu et captivé ? Nous le saurons, mais les esprits, parmi ceux que j'aime, qui me voyaient préférer une certaine aristocratie de renommée à ces succès, enfants de l'opinion de tous, affirment aujourd'hui que mon dernier livre aura la grande popularité. Que je l'aie une fois ! et je ne parlerai plus que ma langue. Voilà surtout pourquoi je la désire. » Quel optimiste incorrigible, que ce fils de la Normandie, descendant des Brébeuf et des Corneille !
Il est, d'ailleurs, en veine de travail et d'études les plus diverses. Il songe à toutes sortes de publications. Il
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prépare des articles sur le Méthodisme, le Puséisme et le Chartisme, qu'il destine à la Revue des Deux-Mondes. Il fait de la politique à l'Epoque, feuille nouvelle où l'amitié de Granier de Cassagnac l'a fait entrer. Enfin il reprend au Constitutionnel et à la Sylphide, en septembre 1845, ses anciennes fantaisies mondaines du Moniteur de la Mode. Il signe encore, du pseudonyme de Maximilienne de Syrène, de jolies chroniques sur les volants et les chapeaux féminins. « Il y a quinze jours à peu près, dit-il à Trebutien le 19 septembre, que MIle Max. de Syrène a taillé sa plume de corbeau et qu'elle a promis une revue CRITIQUE de la mode ». Il s'y montre à la fois frivole et profond, philosophe paradoxal et léger, chroniqueur subtil et mordant. Bref, il ajoute au panache de Brummell l'aigrette d'un moraliste élégant, spirituel et railleur.
C'est au milieu de ces travaux variés, d'inégale valeur, et en pleine fièvre d'activité mondaine, qu'une révolution profonde s'accomplit dans l'âme de Barbey d'Aurevilly et va donner à son existence une direction tout à fait inattendue.
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CHAPITRE X
RETOUR A LA RELIGION TRADITIONNELLE
La Société Catholique ET la Revue du Monde Catholique
RÉVOLUTION DE 1848
« CLUB DES OUVRIERS DE LA FRATERNITÉ "
VIE ACTIVE. - FIN D'UN RÊVE
(1846-1848)
En un délicieux article, publié au lendemain de la mort de Barbey d'Aurevilly, M. Anatole France disait avec infiniment d'esprit : « Il y a des parties obscures dans sa vie. On dit qu'il fut pendant quelque temps l'associé d'un marchand d'objets religieux du quartier Saint-Sulpice. Je ne sais si cela est vrai. Mais je le voudrais. Il me plairait que ce templier eût vendu des chasubles. J'y trouverais une revanche amusante de la réalité sur la convention » (1). Deux jours avant, dans le même journal, et comme si les deux spirituels « essayistes » s'étaient donné
(1) Le Temps, du dimanche 28 Avril 1889. — La Vie littéraire, tome III.
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le mot, M. Jules Lemaître écrivait: « On ne saura jamais ce qu'il a fait pendant vingt ans de sa vie, de 1830 à 1850. Il ne l'a dit à personne. Plusieurs prétendent qu'à cette époque il tint un magasin de chasubles dans la rue SaintSulpice, mais les preuves font défaut » (2).
Ces lignes charmantes de nos deux plus fins critiques sont loin de traduire l'exacte vérité. Elles ne rapportent, sous une forme fantaisiste, qu'une légende... fausse comme toutes les légendes. Je vais être obligé de la détruire, quoi qu'il m'en coûte. Les vieilles fictions, répandues et accréditées, ont leur poétique attrait : il y a quelque cruauté à les démolir. Mais, dans le cas actuel, il ne faut point se laisser arrêter par des considérations de sentiment. L'année 1846, à laquelle nous sommes arrivés, est une date capitale dans la vie intellectuelle et morale de Barbey d'Aurevilly. C'est son hégire de critique et de politique catholiques.
Depuis qu'il avait quitté, en 1827, le toit protecteur de la famille pour venir achever à Paris ses études classiques, le fils de Théophile Barbey avait fait bien du chemin dans les directions les plus variées. Le travail, le monde, la « maladie du siècle » avaient dévoré sa jeunesse. Il s'était intéressé à tout ce qui captive un esprit brillant et mobile ; il avait épuisé toutes sortes de jouissances jusqu'à s'en dégoûter à la fin. Une seule idée le laissait tout à fait insensible et ne semblait même jamais l'avoir passionné: l'idée chrétienne. Ayant perdu la foi de très bonne heure, — dès son séjour au collège Stanislas, — il avait glissé peu à peu à cette indifférence en matière religieuse, que déplorait Lamennais. Rien ne
(2) Le Temps, du vendredi 26 avril 1889. — Les Contemporains, tome V.
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le touchait de ce qui a rapport aux dogmes de l'Église. Il vivait à l'écart de toute pensée vers l'au-delà.
Comment se fit-il qu'un jour, sans préparation apparente, sans influence visiblement profonde, le frivole auteur du Brummell sentit s'éveiller en lui une espèce de vocation apostolique, qui contrastait singulièrement avec ses goûts de complète indépendance et de dissipation mondaine? C'est un mystère, comme l'est sans doute tout changement de vie. C'est aussi le secret le plus impénétrable de cette âme fermée qui avait la pudeur quasivirginale de ses sentiments. Et à vrai dire, il ne se passa probablement point, dans l'esprit et le coeur de d'Aurevilly, une de ces crises subites, effets d'une « grâce » agissante, et au bout desquelles retentit le coup de foudre de ce que l'Église appelle une « conversion ». Il n'est guère croyable que le Dandy Barbey ait été frappé d'une révélation soudaine, comme saint Paul sur le chemin de Damas. Son cas paraît plus naturel et plus simple à expliquer. Si l'on ne parvient pas à l'éclairer d'une lumière décisive, c'est qu'il existe, à l'origine de toute évolution, un point obscur, une ligne vaporeuse aux contours incertains, une sorte de nuage indéfini.
Barbey d'Aurevilly n'était pas homme à se contenter toujours de la vie sans but et sans issue qu'il menait depuis près de vingt ans. Le vide de son âme devait parfois l'effrayer. On ne peut débiter sans cesse des sornettes dans les salons ou les boudoirs, caqueter avec les femmes, et se complaire à d'éternelles redites de riens. Seuls, les esprits superficiels et médiocres se confinent dans ces besognes inférieures; les plus vigoureux talents s'y consumeraient, à supposer qu'ils fussent capables d'y trouver entière satisfaction. Déjà, à ses meilleurs moments, d'Aurevilly s'éloignait de ce monde qu'il avait
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tant aimé; mais il n'avait pas la force de supporter longtemps la solitude, et, quand il avait la poitrine trop oppressée de douleur, il se rejetait fiévreusement, — sans s'y apaiser, du reste, — dans les distractions du dehors. Il fallait qu'il s'éprît d'un intérêt bien puissant pour arriver à détruire en lui les germes morbides qui s'y étaient insinués et pour donner enfin à son existence une direction vraiment utile.
Précisément, vers cette époque, il fit la rencontre d'un des hommes les plus spirituels et les plus séduisants du Paris de 1840, un des favoris de la société qui s'amuse. C'était Raymond Brucker (1). Brillant chroniqueur profane, — tout à fait profane, — Brucker venait de passer, armes et bagages, à l'apologétique chrétienne. D'ultramondain, il se transforma en ultramontain. Après avoir étonné le public du bruit de ses articles frivoles, il l'étonna bien davantage par l'éclat soudain d'une « conversion » retentissante. La volte-face fut complète. Il ne resta plus rien du « vieil homme », sinon sa verve un peu populacière, — qu'il avait toujours mal dissimulée sous ses prétentions à l'élégance, — et ses façons passablement « sans gêne ». Si ce Polyeucte d'un nouveau genre, qui avait des manières de Matamore, ne renversa point d'autels, c'est que la mode n'était plus à ces démonstrations d'un zèle ardent. En revanche, il employa désormais, à célébrer la religion catholique, les oripeaux de bohême et les turlupinades romantiques avec lesquels il avait
(1) Raymond Brucker (1800-1875) avait signé de 9on seul prénom, avant 1845, de jolies nouvelles et d'agréables fantaisies dans divers journaux de la Monarchie de Juillet. Il collabora notamment avec Goztan. Mais son livre capital, Les Docteurs du jour devant la famille, date de l'époque de sa conversion au catholicisme (1844). Il s'y montre apôtre intransigeant, paradoxal et subtil.
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naguère chanté les grâces et les amours. Il traita les questions religieuses avec la même fougue d'imagination et le même emportement de style échevelé qu'il mettait autrefois au service des intérêts les moins sacrés. D'Aurevilly l'appelait, selon l'occasion, Brucher-Diderot ou Diderot-capucin. Il se prit d'une vive amitié pour ce paladin néophyte qui, à grand renfort de clameurs passionnées et d'allures légèrement débraillées, ne prêchait rien moins qu'une croisade nouvelle contre le courant de paganisme qui, disait-il, entraînait à la dérive la société moderne. L'auteur du Brummell ressentit profondément, — on ne sait pourquoi ni par quelle magie, — l'influence de cet homme peu équilibré, mais, paraît-il, tout à fait séduisant. Ce fut, à coup sûr, sous l'action permanente d'un exemple qu'on n'eût pas cru si contagieux, que refleurit dans l'âme du Dandy Barbey le goût des choses religieuses, depuis si longtemps perdu.
D'Aurevilly n'a fait allusion que bien plus tard au travail de renouvellement intérieur qui mit fin alors, pour quelques années, à ses préoccupations mondaines. Fatigué de l'incrédulité élégante, qu'il avait apprise dans les salons de la Monarchie de Juillet, et d'un perpétuel persiflage — de bon ton — à l'endroit du christianisme, il fit retraite silencieusement au fond de son coeur. Mais (et ceci nous le rend plus sympathique que Brucker), il n'éprouva pas le besoin do monter sur des tréteaux pour annoncer au monde qu'un nouvel apôtre venait de naître. Ce qui montre bien qu'il répugnait aux attitudes théâtrales dont son compagnon d'apologétique, — Diderot à rebours,— n'était pas assez exempt, c'est qu'à personne, pas même à Trebutien, il ne fit confidence de la crise qu'il traversait. Il faut croire que l'année 1846 fut en grande partie consacrée à cette oeuvre de régénération
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morale, puisque la correspondance des deux amis normands devient rare, à cette époque, au point de s'interrompre pendant des mois entiers.
Au surplus, une autre besogne, tout extérieure cellelà, mais ayant d'étroits rapports avec la précédente, dévorait les rares loisirs de Barbey d'Aurevilly. Un groupe de jeunes gens venait de se former dans le but d'établir à Paris une Société Catholique, destinée à lutter contre la décadence de l'art religieux. L'auteur du Brummell, à qui ses relations mondaines donnaient quelque crédit, fut chargé de recruter des adhérents, de faire de la propagande dans les milieux aristocratiques et de recevoir une part des fonds nécessaires à l'entreprise.
A cet effet, il quitte Paris vers le mois d'août 1846, — tout heureux de trouver enfin un digne emploi de ses aptitudes à la vie active. Il descend la Loire, allant de château en château, comme un moine quêteur, parmi les gens du grand monde qu'il fréquente. « Je vais m'abattre sur le Midi, comme les Goths s'abattirent sur l'Espagne, écrit-il à Trebutien le 16 septembre. Malheureusement, je n'y serai pas longtemps. Des affaires très graves, des affaires industrielles dans lesquelles je suis mêlé, — et, je l'espère, heureusement pour moi, — me rappelleront à Paris vers la fin de novembre ». Deux mois après, le 17 novembre, il est à Bourg-Argental, près du Rhône. C'est de là qu'il écrit « sur une table d'auberge, entre deux bougies qui s'ennuient de brûler! » : « Ce n'est point pour quelque femelle que je suis ici, mais pour une affaire. Rappelez-vous ma lettre écrite du château des Coques! Je vous y disais qu'une affaire industrielle me pousserait vers le Midi; c'est cette affaire-là dont il est question aujourd'hui et qui m'a arrêté pendant quelque temps à Bourg-Argental. J'y avais à ouvrir une négociation et à
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la pousser. J'avais à y faire de la diplomatie pour entraîner des intérêts d'argent, plus difficiles à entraîner,—avec nos diables de moeurs avides, sordides et putrides, — que des intérêts politiques. Cependant j'ai à peu près réussi..... L'affaire est vaste et demande autant d'activité que d'habileté de main, de persévérance et de coup d'oeil. Elle doit nous mener à la fortune. Je dis nous, car nous sommes treize dévorants, comme dit Balzac...»
Ses négociations achevées, d'Aurevilly rentre à Paris vers le 1er décembre. A son retour, la Société Catholique n'est plus à l'état de projet, elle est fondée et l'on s'occupe d'en régler tous les détails. On commence naturellement par esquisser un somptueux et vaste programme, où les idées les plus justes voisinent avec les utopies les plus généreuses. L'expression en est souvent élégante et précise, quoiqu'elle exhale de ci de là un relent de sacristie. Il est vrai qu'on s'adresse à la masse du clergé et que, pour avoir du succès dans le sanctuaire, il faut parler la langue ecclésiastique. Par ces trois mots : Religion, Ordre, Charité, les fondateurs définissent ce qu'ils appellent « l'objet moral » de la Société : à cette occasion, ils se répandent en une longue dissertation sur les bienfaits de la religion catholique.
Barbey d'Aurevilly n'a certainement pas collaboré à ce diffus et filandreux sermon où les prétentieuses apostrophes succèdent aux plates prosopopées avec un luxe et une furibonde précipitation d'images pieuses ou profanes qui font penser au chaos plus volontiers qu'à l'harmonie. L'ensemble a je ne sais quelle allure apocalyptique, destinée sans doute à chauffer l'enthousiasme clérical, — une sorte de lyrisme tapageur, qui doit caresser agréablement les oreilles dévotes. Mais, pour qui écoute ce concert de plus près et avec moins de sympathie pré-
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méditée, cela sonne faux. Si je ne craignais d'être irrespectueux, je dirais que ce premier chapitre du prospectus ne sert qu'à « dorer la pilule » ; il n'a été si bariolé, semblet-il, que dans le but de mieux préparer les esprits religieux à entendre une sévère diatribe contre l'état misérable de l'art catholique. C'est le second point du programme, le plus intéressant, à coup sûr. — celui qui comporte la profession de foi artistique des Sociétaires. Nos treize élèves de Balzac, jetés dans le monde ecclésiastique à la recherche de la fortune,sont plus pratiques que leur Maître: ils veulent passer pour d'habiles jeunes gens. Ils cultivent la « précaution oratoire ». Ils ont toutes sortes de ménagements dès le début, mais ils en prennent à leur aise lorsqu'il s'agit de préciser « l'objet industriel » de la Société.
« Le but de notre entreprise, à la fois artistique et industrielle, — disent-ils, — est de faire participer l'industrie religieuse aux progrès qui depuis longtemps se font remarquer dans les moindres produits des industries profanes. Tout s'améliore, tout progresse, l'art religieux seul reste stationnaire ; on vend aussi cher qu'il y a trente ans, et ce sont toujours les mêmes dessins, les mêmes modèles ; c'est toujours le même style, la même ignorance des lois de l'harmonie et du beau. On se préoccupe fort peu à quelle époque, à quelle architecture appartient l'édifice religieux qu'il s'agit de décorer et de meubler, et l'on voit fréquemment le même modèle de candélabre, de croix, de pupitre, de tabernacle, d'étoffes, de broderies, se reproduire à la fois dans une église du temps de Louis XIV et sous les ogives du XIIIe siècle ». Et, ajoute dévotement le prospectus, « ces incohérences ne passent pas inaperçues aux yeux de l'impiété ; l'intérêt de la religion et le sentiment du beau exigent qu'elles disparaissent ».
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Mais surtout, — et selon l'expression même de M. de Calonne, qui fut un des treize dévorants de l'école balzacienne, — la Société Catholique avait pour but « d'opérer en France un mouvement analogue à celui qu'avaient suscité en Angleterre deux hommes devenus illustres, Puggin et Ruskin, c'està-dire d'introduire dans l'Eglise le symbolisme du moyen-âge à la place des styles latins ». Il s'agissait donc là d'une question d'art très élevée. Toutefois la Société ne devait point se borner à cet énoncé de principes dogmatiques. Pour remplir sa mission, elle avait à descendre des hauteurs et des généralités de la doctrine à l'application minutieuse et détaillée des règles particulières qui en découlent et à la pratique industrielle qui en est la fin dernière. D'un mot, la théorie ne figurait là que dans la limite des besoins et des exigences de la pratique. Partis d'un idéal abstrait et d'une règle toute spéculative, les Sociétaires étaient décidés à ne laisser de côté aucune manifestation, même secondaire, de l'art chrétien. Ainsi, comme ils le disent en un jargon tout à fait industriel, « la Société embrasse dans le cercle de ses opérations les bronzes, l'orfèvrerie, les ornements d'église, les vêtements ecclésiastiques et sacerdotaux, le linge d'autel, les broderies, les images, gravures et livres de piété, la librairie religieuse, la musique, la peinture et la statuaire sacrées, les décorations peintes et sculptées, les verrières, les autels, les chaires, les confessionnaux, les tapis, les stalles et grilles de choeur, les orgues petites et grandes, etc. ». Que n'embrasse-t-elle pas ? On voit qu'elle veut faire concurrence aux boutiques du quartier Saint-Sulpice où se vendent, avec un succès lamentable, d'horribles statues et d'affreux ornements. Concurrence heureuse, au
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moins d'intention, mais qui en fait n'a guère chance de réussir, — le laid devant toujours, en matière de commerce, triompher du beau. La maison de la rue de Tournon, où vient d'entrer l'élégant auteur du Brummell, aura de rudes assauts à soutenir contre les établissements voisins et rivaux abrités à l'ombre de SaintSulpice.
Ce sont évidemment ces détails d'une entreprise industrielle qui ont créé la légende de Barbey d'Aurevilly « marchand de chasubles ». Il ne faut point dès lors s'étonner que MM. Anatole France et Jules Lemaître se soient arrêtés avec complaisance à contempler ce spectacle exquis d'un romantique égaré dans l'industrie religieuse. A leurs yeux, cela complète fort joliment la description des panaches de Barbey. De fait, on se représenterait volontiers cette métamorphose du plus enragé des Dandys comme une aventure d'un délicieux tour de force. Si les choses de la mythologie, les êtres de la fable la plus étrange et la plus inattendue, pouvaient jamais se convertir en réalité, on aimerait assez à se les figurer sous cet aspect bizarre et fantastiquement coloré. Protée lui-même n'inventerait rien de mieux. Quelle charmante illustration aux contes bleus de nos pères, que l'image de Barbey d'Aurevilly vendant des surplis et des chasubles, mesurant à l'aune les ornements d'église ou recevant des commandes de lingerie sacerdotale ! Ce portrait serait si étourdissant d'imprévu, qu'il ne peut exister que dans un rêve.
Aussi bien, d'autres travaux, — différents, quoique dérivant du même ordre d'idées, — étaient réservés à la compétence de l'ancien journaliste du Globe et de l' Époque. Pour propager plus sûrement et plus vite, à la fois, leurs idées de régénération artistique, les Socié-
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taires avaient résolu de fonder un recueil mensuel, « journal des intérêts, des faits et des arts religieux. Ce recueil prit le titre assez ambitieux de Revue du Monde Catholique. Le premier numéro parut le dimanche 4 avril 1847. Barbey d'Aurevilly en était un des principaux collaborateurs. Là il était mieux à sa place qu'au comptoir de la Société. Il dut s'y trouver d'autant plus à l'aise qu'indépendamment de son objet principal, les questions d'art, la Revue avait la prétention de juger le mouvement intellectuel du temps, de s'occuper de philosophie religieuse, de littérature sacrée et d'histoire. Pour un peu, on y eût publié des chroniques mondaines et des romans, — à la vive satisfaction de Maximilienne de Syrène et au grand scandale du clergé. Assagi par sa conversion récente, le fils de Théophile Barbey prit son parti de la situation grave et sévère qui lui était faite. Il se cantonna dans la critique philosophique et historique. C'était, il faut l'avouer, dans de singulières dispositions d'esprit, — modifiées sans doute par son retour au catholicisme, mais non pas bouleversées au point d'avoir anéanti le «vieil homme », — que Barbey d'Aurevilly abordait les études austères de la critique. La plume, qui naguère dessinait les élégances de Brummell, allait écrire des pages d'un caractère pieux, d'où le Dandysme semblait banni. La tête, qui portait la Vieille Maîtresse inachevée et avide après une longue gestation de faire son entrée dans le monde de la réalité, avait pour devoir maintenant d'exiler toute fantaisie, de se tenir dans la stricte limite des dogmes romains, d'apprécier sainement et fortement les oeuvres catholiques. Le charmant diseur de riens, qui s'était complu jusqu'alors à débiter des sornettes dans les salons, était mis à la rude épreuve des comptes-rendus religieux, de la continence des idées
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et du style, de la maigre chère de l'apologétique. C'était le carême après le carnaval. Notre « déraciné » revenait au bercail et rentrait dans l'ordre. Mais à quel prix, au prix de quels sacrifices et de quelles abstinences, cet « ordre » était-il acheté ? La destinée a, paraît-il, de ces ironiques revanches !
Barbey d'Aurevilly commença par éteindre les couleurs trop voyantes de son panache romantique. II se fit simple. Il mit au rancart les ornements profanes d'antan et prit aux magasins de la société, — pour remplir ses nouvelles fonctions, — une chaire du moyen-âge, une croix d'or et un goupillon. Zèle de néophyte ! Je ne veux pas dire que la « grâce » chrétienne l'eût induit à remplacer les senteurs capiteuses du Dandysme par l'humble parfum de l'eau bénite, car, à voir les vieilleries fanées et les oripeaux détériorés que son ami Brucker traînait partout à sa suite dans les sentiers du dogme, j'incline à penser qu'on peut décorer son chapeau de l'aigrette du catholicisme sans en retirer les plumets de la fantaisie. Mais il semble que d'Aurevilly ait voulu prouver qu'il était très capable de ne point paraître romantique, quand il lui plaisait, qu'il avait plusieurs cordes à son arc et que, dans son carquois, les flèches de toute nuance voisinaient sans contrainte. S'il en fut ainsi, il tint bien sa gageure.
Il fit, pour ses débuts, une biographie très étendue du cardinal de Bonald, alors archevêque de Lyon, fils du célèbre apologiste. En elle-même, l'étude biographique n'a qu'un intérêt secondaire. Mais elle permet à l'auteur de s'échapper en quelques curieuses digressions sur la mission de l'épiscopat français, sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat et sur la situation respective du clergé séculier et du clergé régulier. Grandes et impor-
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tantes questions que d'Aurevilly, du point de vue ultramontain (notre Dandy va toujours aux extrêmes) traite avec ampleur, en un style d'une éloquence sobre et d'une solennité discrète, adéquate au sujet. Les Jésuites, qui y reçoivent maints coups d'encensoir, en sont ravis. Ils déclarent l'article excellent et « d'une tendance suprêmement orthodoxe ». Du moment que les disciples de Loyola sont contents, tout le monde doit l'être. Pour son coup d'essai, l'ancien « Gant Jaune » Barbey d'Aurevilly a frappé un coup de maître. Il a conquis les Jésuites. Il en est tout heureux. D'autres placeraient plus haut leur ambition.
Sous les auspices et le regard bienveillant de ses nouveaux amis, d'Aurevilly poursuit sans délai son apostolat si vigoureusement commencé. Il doit des remerciements aux Jésuites. Il paye sa dette avec usure. Le 4 août 1847, il publie une longue apologie de la Compagnie de Jésus. Il reproche amèrement au Pape Clément XIV d'avoir aboli, au siècle précédent, un Ordre si salutaire à l'Eglise et demande qu'on lui restitue sa légitime part d'influence dans les affaires spirituelles du monde catholique. En dépit des opinions légèrement paradoxales qui s'y font jour (car les Jésuites n'ont jamais été aussi puissants, même « au temporel », que depuis leur dissolution), cet article est la meilleure étude d'histoire ecclésiastique que d'Aurevilly ait écrite. Les personnes qui ont connu jadis l'incrédule romancier de l'Amour Impossible s'étonnent de sa transformation si rapide et de sa rare compétence à traiter les questions religieuses. Le bon Trebutien lui-même est tout désorienté. « Je n'ai pas très bien compris, lui dit d'Aurevilly, la phrase que vous m'avez écrite sur mon article des Jésuites, qui fait tapage ici. Les Révérends Pères sont enchantés. Est-ce que
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vous ne partageriez pas mes opinions sur cet Ordre, le premier de tous par l'intelligence, la sainteté et les services rendus ? » Evidemment, Trebutien est d'accord avec son ami sur le fond des choses, mais il voudrait sans doute que le néophyte rédacteur de la Revue du Monde Catholique tempérât un peu l'expression de ses convictions récentes et les fît moins tumultueuses. Le bibliothécaire normand est un homme avisé et raisonnable. Par affection pour son ami, il serait désolé que celui-ci rendît suspecte, grâce à un zèle excessif, la sincérité de ses croyances de date trop fraîche pour être encore bien mûries.
Sur ces entrefaites, Barbey d'Aurevilly revoit son frère Léon, avec lequel il ne s'était pas rencontré depuis neuf ans, — depuis les temps lointains déjà du séminaire de Coutances, à la fin de 1838, — et voici le portrait ému qu'il trace de son cher abbé : « Je l'ai trouvé changé, oh! oui, mais transfiguré aussi. C'est la perfection même des voies spirituelles. Pour le monde, il est moins bien, c'est un capucin qui s'est fait prêtre parce que les capucins n'existent pas dans son pays, mais pour l'humilité, la saine et forte éloquence, l'ardeur de la prière, le travail apostolique, c'est un capucin, et je ne souris point en vous écrivant cela. Pour tout ce qui pense, sinon pour le monde, il est donc mieux qu'il n'ait jamais été. Je l'ai entendu prêcher sur le bonheur d'aller à confesse, et je puis dire que je me suis cru au XVIIe siècle. Pas un mot moderne, pas un souffle des préoccupations littéraires ou politiques de ce temps-ci, qui infectent nos meilleurs prédicateurs, — une solidité, une tendresse, une autorité, et, çà et là, des mouvements d'une foi si sincère qu'ils en deviennent prodigieusement éloquents, voilà, mon ami, ce dont j'ai été le témoin. Il est le prêtre dans
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toute la santé de ce robuste mot. Intellectuellement, il incline au mysticisme, mais l'orthodoxie le maintient dans la juste limite sur cette pente ». (Lettre à Trebutien, 14 août 1847).
C'est à dessein que j'ai souligné ces paroles : Je ne souris point en vous écrivant cela. Elles montrent clairement le progrès que d'Aurevilly a fait, depuis quelque temps, dans les « voies spirituelles » comme il dit lui-même à propos de son frère. Nous sommes loin de l'incrédulité élégante qu'il affichait et affectait peut-être, naguère. Non-seulement le ton qu'il prend en parlant des choses religieuses est plein de respect, mais les expressions mêmes qu'il emploie semblent impliquer une adhésion réelle aux dogmes de la foi catholique. Il n'y a, du reste, pour se convaincre du changement qui s'est opéré dans l'âme de Barbey, qu'à rapprocher de cette lettre du mois d'août 1847 une autre lettre de décembre 1844, où le nouvel apologiste de Georges Brummell se plaint de l'indifférence de Léon à son égard. « La tunique du prêtre a dévoré le vieil homme, ce vieil homme que je suis toujours ! — écrivait-il alors à Trebutien. — Mon coeur bat pour les choses visibles, lui, Léon, les tient en pitié. Là où va ma pensée, il détourne la sienne. Il y a un infini entre nous .. Ma vie n'est plus sa vie. Il ne m'écrit presque plus. Que me dirait-il?... Il prie pour moi, il pense à moi à l'Autel. Moi, je pense à lui quand je souffre (c'est un autel aussi que la souffrance) et je pense qu'autrefois il partageait ma peine, tandis qu'à présent il répète la grande Ironie : bienheureux ceux qui souffrent ». On voit assez par là que, depuis les temps lointains déjà du Dandysme, d'Aurevilly avait renouvelé ses sentiments les plus intimes et
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procédé à une vigoureuse opération intérieure. Le païen faisait place au chrétien (1).
A présent, son ardeur de néophyte peut se mouvoir à l'aise sur un vaste champ d'action. Le succès qu'ont rencontré ses premiers articles lui vaut d'être nommé rédacteur en chef de la Revue du Monde Catholique. Aussitôt, en capitaine hardi qui, s'il n'a pas la prudence ni l'habileté d'un organisateur, a toutes les audaces d'un lutteur, il donne à son recueil une puissante impulsion, l'engage dans la voie d'un catholicisme intransigeant et inflexible, bref le place à l'avant-garde du mouvement religieux. Il déplore respectueusement les concessions, pourtant minimes, faites par le nouveau Pape Pie IX au libéralisme italien. Il prend la défense des Jésuites, inquiétés un peu de tous côtés et à la veille encore d'être bannis de l'Europe par les gouvernements les plus divers. Il lance des foudres quasi-sacerdotales contre un « journal rationaliste » qui vient de paraître : La Liberté de Penser, et traite avec mépris des hommes tels que Jules Simon, Vacherot, Saisset, qui sont à la tête de ce très indépendant et vaillant organe de la libre philosophie. En un mot, il prend le contre-pied de toutes les opinions qui lui semblent s'éloigner de la pure orthodoxie catholique et excommunie sans distinction, sous l'uniforme appellation de « mécréants », tous ceux qui ne pensent pas comme lui. Il frappe « dans le tas », à droite et à gauche, libéraux et athées, chré(1)
chré(1) aussi certaines lettres de 1845 adressées au vicomte d'YzarnFreissinet, homme spirituel, incrédule et mondain, qui était l'ami de Barbey d'Aurevilly. (Revue indépendante mensuelle de juillet, août et octobre 1895). Elles permettent de dater sûrement de 1846 la « conversion » de l'ancien « Gant-Jaune », admirateur de Brummell.
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tiens mollasses et libres-penseurs endurcis, — laissant à Dieu le soin de reconnaître les siens.
Jusqu'à la fin de 1847, la bataille, que d'Aurevilly mène avec tant de zèle, est plutôt « intellectuelle » que « sociale ». Elle est dirigée bien plus contre ce qu'il appelle « les perturbateurs de l'intelligence humaine » que contre les « perturbateurs de la société ». Mais voici venir des heures graves qui retentissent fiévreusement au coeur du pays et bouleversent jusqu'aux assises du gouvernement français. La Révolution de Février surprend l'opinion en pleine quiétude apparente et ne laisse pas de troubler même les « orthodoxes » rédacteurs de la Revue du Monde Catholique. « Je vous trace ces mots d'une plume folle de rapidité, écrit d'Aurevilly à Trebutien aux premiers jours de mars 1848. Je n'ai ni le temps ni la volonté de vous dire mes pensées, mes observations et mes prévisions sur cette situation qui vous fait trembler. Nous voilà en face d'une société à refaire, d'un pouvoir à refaire, d'une tour de Babel à élever. Gare la confusion des langues, et bien d'autres confusions. Du reste, sombre ou radieux, l'avenir crée des devoirs aux hommes qui ont en eux quelque force, qui la sentent et qui croient à Dieu. Nous n'avons pas de démission à donner, quand on n'a eu de charge que celle de ses misères personnelles. Donc, préparons-nous pour bien faire, quoi qu'il puisse advenir ! Je ne suis pas un enthousiaste, mais un homme résolu à se mêler à un mouvement dont Dieu, qui a toujours quelque grand dessein d'ordre, fera sans doute sortir quelque chose. Nous sommes au commencement d'un monde nouveau. Les siècles ne viennent, que comme les hommes, à la lumière, dans des douleurs et dans du sang ». C'est la première fois que se manifestent ainsi, avec une précision
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lapidaire, les conceptions théocratiques de Barbey d'Aurevilly.
Naturellement, la Revue s'inspire des idées de son rédacteur en chef. Le 15 mars, l'anonyme auteur de la « Chronique politique », — sans doute d'Aurevilly luimême, — essaie de tirer la moralité des faits accomplis. Il estquestion, dans ces pages qui ne manquent point d'éloquence, des « événements miraculeux » et du « drame providentiel » de la Révolution récente. La Monarchie de Juillet y est représentée comme un établissement sans solidité et qui portait en lui les germes de sa destruction, (facile prophétie, après coup !) Nos catholiques optimistes et ardents ne regrettent pas le fade et pâle gouvernement de Louis-Philippe : par contre, ils ont confiance dans le Gouvernement Provisoire. Plusieurs même d'entre eux veulent se jeter en plein courant démocratique et, dans ce but, fondent un nouvel organe, La Liberté religieuse. Mais d'Aurevilly hésite à les suivre en cette voie dangereuse où les entraînent leur générosité et leurs enthousiasmes inconsidérés. « J'espère , dit-il, que je les gouvernerai dans l'espèce d'ivresse qui les emporte... Quoi qu'il arrive, je serai plus du côté de l'ordre, dont nous n'aurons jamais assez, que du côté de la liberté, dont nous commençons à avoir trop ». (Lettre du 24 mars). En bon aristocrate qu'il est, le fils des Chouans de Saint-Sauveur, revenu au bercail de la tradition, ne voit pas sans défiance grandir, sur les ruines d'un trône écroulé, la souriante image de la République. Cependant il n'ose trop durement contrecarrer les projets de ses amis et consent à prêcher l'alliance féconde de l'Ordre et de la Liberté. C'est dorénavant le programme politique de la Revue qui, pour la circonstance, tempère un peu la sévérité de son orthodoxie. Mais en temps de
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révolution, où il semble plus aisé de faire son devoir que de le connaître, il faut bien assouplir les principes à la nécessité du moment.
Au surplus, Barbey d'Aurevilly ne cherche qu'à s'instruire et à faire son profit des leçons de l'expérience. « Mandez-moi l'opinion de votre province et son attitude », dit-il gravement à Trebutien ; et ailleurs, sur un ton mi-plaisant et mi-convaincu, il ajoute : « Combien me garantissez-vous de voix à Caen pour l'Assemblée Nationale ? ». Est-ce que sérieusement il songerait à s'offrir aux suffrages des électeurs caennais ? Pourquoi pas? après tout. Il serait un superbe député, à la physionomie imposante et au verbe éclatant. On l'écouterait à coup sûr, mais on ne le suivrait pas. Le Dandy des anciens jours n'a pas les allures d'un chef de parti. Il ne sera toujours qu'un tirailleur. S'il se rend compte de cette infirmité de sa nature, il doit maudire son triste sort.
Il a, en effet, plus que jamais soif d'action. Sa destinée lui paraît incomplète et presque manquée, tant qu'il n'a pris aucune part aux affaires publiques. Cette rare fortune lui sera-t-elle encore refusée ? Voici justement qu'à son bon vouloir et à ses impatiences se présente une excellente occasion, spontanée et inattendue, d'essayer les talents qu'il croit avoir reçus du ciel. Un heureux concours de circonstances l'invite à donner la mesure de ses aptitudes au rôle d'Homme d'Etat. Des clubs nombreux viennent d'éclore à Paris, sous le souffle bienfaisant de la liberté d'association. On y prépare les élections et on y étudie le problème social. Un de ces clubs, désigné sous le nom de Club des Ouvriers de la Fraternité et qui compte près de 20,000 adhérents ou affiliés, choisit Barbey d'Aurevilly pour président.
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Il n'existe point de meilleure école de politique ! Combien de parlementaires se sont formés à ce contact des assemblées populaires ? Combien y ont trouvé la fortune de leur ambition et ont commencé là de reconnaître lé chemin qui mène aux honneurs? Le moment est solennel pour le fils de Théophile Barbey. Il tient peutêtre son avenir entre ses mains. L'épreuve qu'il va tenter sera décisive : il en sortira professionnel de la politique, — ou bien homme d'Etat in partibus, sans mandat réel à exercer. L'issue de la question dépend de son habileté, sinon de sa souplesse.
Le premier soin du président est de faire nommer par l'assemblée deux assesseurs. Les « clubistes » se disent catholiques : pour le prouver, ils confient la vice-présidence à deux prêtres : l'abbé Colasse et l'abbé Ledreuil, qui vont siéger en soutane aux côtés de Barbey d'Aurevilly. Le tableau ne manque pas d'attrait! L'auteur du Brummell entre deux ecclésiastiques, c'est délicieux! Où t'es-tu fourvoyée, Maximilienne de Syrène, charmante « chroniqueuse » pour dames et pour modistes ? Tout-à-coup, du sein de la réunion, chauffée à blanc par d'énergiques discours et à peine refroidie par une distribution d'eau bénite, s'échappent des clameurs violentes et furieuses. Ce n'est point un vent de Pentecôte qui souffle là, et nulle langue de feu ne tombe sur nos apôtres improvisés. De divers points de la salle, on hurle: A bas les Jésuites! Alors, preste comme Achille et irritable comme lui, le président se précipite à la tribune : « Messieurs, s'écrie-t-il, je regrette bien de n'avoir pas comme Cromwell une compagnie de cottes de fer pour vous tomber dessus ! (Sensation prolongée)... Comme il ne faut pas que le verbiage et les cris soient ici les vainqueurs, je déclare le club dissous. Sortons ; le
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trimestre du local est payé ; je m'en vais mettre la clef dans ma poche, pour qu'il ne serve pas de lieu d'aisances aux tribuns de cabarets ». (Tumulte épouvantable). On étouffait : tout le monde s'en alla (1). Ainsi finit le rôle d'homme public qu'avait rêvé Barbey d'Aurevilly. Décidément, ce fils de Chouans n'avait pas la vocation de « meneur de peuple ». C'était un « mauvais berger »,qui n'eût conduit son troupeau qu'à coups de baguette.
Quelques jours après ces incidents tumultueux, en avril 1848, « le samedi saint » comme il dit, d'Aurevilly écrivait à Trebutien: « La situation est un abîme. Ce ne sont ni des mains de poète ni des bras d'utopistes qui le fermeront. Comptez-moi les têtes de cette hydre innocente qu'on appelle le Gouvernement provisoire (qui, par parenthèse, ne gouverne pas) trouvez-moi parmi elles ce qu'on appelle une tête d'État, une seule, vous ne la trouverez point ». Ce n'est pourtant pas au Club des Ouvriers de la Fraternité qu'il faut aller la chercher. Mais notre Normand « individualiste » ne s'arrête pas à cette considération, et il ajoute naïvement: « Au milieu de tout cela, que deviendrai-je? Quel rôle aurai-je? Aurai-je un rôle ? Nuées et ténèbres encore ! Je n'ai pas grand amour pour un pouvoir qu'il faut aller chercher dans la poussière. En ce moment, un peu d'orgueil dégoûte de beaucoup d'ambition. Je n'ai pas grossi la foule de ces candidatures nombreuses comme les sauterelles d'Egypte, ■ grotesques vanités en prurit. Je n'ai rien fait pour poser
(1) Le procès-verbal de cette séance n'a pas été fait sur l'heure. J'en ai emprunté les détails à un article du distingué critique Théophile Silvestre, qui les a écrits vraisemblablement sous la dictée de Barbey d'Aurevilly, quelques années plus tard. Théophile Silvestre était très lié avec l'ancien Président du Club éphémère de mars 1848 et aimait à noter les récits où se complaisait la verve aristocratique de l'auteur d'Une Vieille Maîtresse.
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la mienne. J'ai été président d'un club pendant quinze jours. Nous pouvions avoir 20.000 ouvriers derrière nous. J'avais été choisi par acclamation, mais j'ai moimême dissous ce club quand j'ai vu qu'il n'était que le despotisme du verbiage et le Pandémonium de toutes les sottises humaines dans leur admirable variété ».
Cette lettre achève de dessiner la physionomie de Barbey d'Aurevilly après la Révolution de Février. On y voit que s'il partagea un instant, — très modérément, — les rêves démocratiques de ses amis, l'illusion ne fut point de longue durée. De sa rencontre avec le peuple, il revint plus aristocrate que jamais, — fier de son « individualisme » à outrance et beau du dédain de la popularité. Il n'était pas apte, semble-t-il, à comprendre les aspirations confuses des masses. Il allait vers la foule avec défiance. Or, c'est d'un coeur confiant et simple qu'il faut l'aborder, si l'on veut se faire aimer d'elle et gagner ses sympathies. La saine et vraie popularité est faite d'estime réciproque, de mutuel abandon, d'affection désintéressée ; elle suppose, de part et d'autre, une sécurité absolue, loyale et sincère, en la bonne foi et du mandataire et des mandants.
Pourquoi d'Aurevilly n'avait-il pas eu la force d'imposer silence à ses préjugés aristocratiques ? A ce prix seulement, il pouvait conquérir l'âme de ces ouvriers, de ces malheureux qui, peut-être, ne cherchaient qu'une âme-soeur à laquelle apporter, sans arrière-pensée, le secret de leurs misères et leurs doléances, et qui ne trouvaient devant eux, au lieu de l'apôtre désiré, qu'un homme d'ancien régime, incapable de les comprendre et de seconder leurs efforts. L'élégant auteur du Brummell ne vit de la foule que les appétits déchaînés et les grossières passions surexcitées ; il n'en voulut pas
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voir les généreux mouvements, les expansions cordiales et imprévues. Il n'eut pas cette clairvoyance suprême d'un coeur dévoué qui va droit au but qu'il s'est assigné. Pourtant il avait l'esprit assez élevé pour saisir toute la portée des obligations qui lui incombaient, qu'il avait contractées en acceptant un rôle actif d'homme public. Mais ses préjugés, son éducation, la voix du sang peut-être, toutes les sirènes du passé parlèrent plus haut dans cette âme aristocratique que le langage de la raison et firent taire ses instincts d'humanité attendrie.
Il semble, d'ailleurs, que plus tard d'Aurevilly ait eu l'intuition et comme le regret de son rôle d'une heure piteusement avorté. « Ah ! que j'aime les hommes qui devinent mon âme ! écrivait-il à Trebutien le 9 décembre 1851. Au faubourg Saint-Germain, ils disent : « Oui, c'est un esprit redoutable », parce que je leur montre parfois l'acier damasquiné d'une épigramme affilée, mais l'âme que j'ai, qui s'en doute ?... Les gens du peuple ont plus d'instinct. Du temps que je présidais un club de 20.000 ouvriers, les ouvriers disaient : « Ce que nous aimons de notre Président, c'est qu'il a l'air d'avoir souffert ». Je n'oublierai point cette parole. Une voix vibrante, un air de tête trop impérieux peut-être, — comme mon diable de style, — ne faisaient point illusion à ces braves gens ». Pourquoi donc n'avait-il pas su profiter de cette disposition de la foule à son égard ? S'il s'était bien rendu compte, en 1848, de l'influence heureuse d'une âme qui se livre sur les imaginations populaires, peut-être se fût-il alors solennellement réconcilié avec la démocratie.
Mais, dans le tourbillon qui emportait la société française vers des destinées inconnues, au lendemain de la Révolution de Février, les plus calmes étaient affolés, les plus clairvoyants devenaient aveugles. D'Aurevilly rejeta
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bien vite tous les rêves qui avaient enflammé les jeunes esprits de la Revue du Monde Catholique. Il se retira de nouveau dans sa « tour d'ivoire », en compagnie de ses chimères aristocratiques, dont il pressentait lui-même le règne désormais impossible. Du reste, il était contraint par les événements à s'éloigner du champ d'action où il avait évolué pendant un an. La Société Catholique " fondée en 1846 pour la restauration, la régénération et le progrès des arts religieux » (à en croire le prospectus, — mais qui en fait n'avait rien restauré, ni régénéré, ni fait progresser)— venait d'être frappée à mort par un brusque contre-coup de la Révolution. La Revue, qui s'était élevée et avait grandi à ses côtés, disparut avec elle dans l'inattention générale, après treize mois d'une existence qui avait eu ses journées d'éclat. La dernière livraison de cette feuille ultra-catholique parut en avril 1848, avec quelques jours de retard, « les événements, — disait une note de la rédaction, — ayant appelé les ouvriers sur la place publique ». Bientôt les ouvriers firent grève complètement, faute de travail peut-être, à moins qu'ils ne fûssent absorbés par leurs préoccupations politiques ou sociales. En tout cas, la Revue du Monde Catholique avait vécu.
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CHAPITRE XI
" VOCATION NORMANDE "
IDÉES LÉGITIMISTES ; POLÉMIQUES
" LE SACERDOCE DE L'ÉPÉE ))
Les Prophètes du Passé ET Une Vieille Maîtresse L' Ensorcelée
COUP D'ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851 RALLIEMENT AU RÉGIME NOUVEAU
(1848-1852)
Les graves événements qui viennent de s'accomplir n'ont point fait oublier à l'auteur du Brummell, — survivant jusque dans l'apologiste des Jésuites, — sa charmante et perverse Vellini la Malagaise, laquelle triomphe si facilement de la vertu conjugale de Ryno de Marigny par la magie de sa laideur et la force des liens de la chair. Barbey d'Aurevilly, en dépit de sa conversion récente, a toujours des entrailles d'amant pour cette Vieille Maîtresse dont, en 1845, il esquissait les traits dans une lettre à Trebutien. Pendant qu'il voyageait sur les bords du Rhône pour les intérêts de la Société Catholique, vers
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la fin de 1846, il avait achevé le premier volume de son roman destiné, croyait-il, à faire grand bruit. Rentré à Paris, il en commença la seconde partie, dès janvier 1847, au milieu de ses préoccupations politiques, artistiques et industrielles. Avec quelle chaleur et quelles attentions paternelles il mande à Trebutien les progrès de cette Vellini, « que j'ai lue dans une soirée d'hommes bien graves, dit-il le 14 décembre 1847, et qu'on ne trouve point indigne de la gravité de ma position nouvelle, tant les regards que j'y jette sur la passion sont profonds ! »
Du reste, comme d'Aurevilly l'avoue lui-même, il n'est pas encore assez catholique pour s'interdire toute étude purement profane... ou même impurement. Parlant de son frère, l'abbé Léon, il écrit à Trebutien le 13 octobre 1847: « Notre correspondance s'est réchauffée à la ferveur des idées nouvelles qui ont envahi mes convictions. Avec la foi qui lui ferait porter légèrement le mont Athoset l'Himalaya, il a eu l'un des plus grands bonheurs possibles en me voyant modifié aussi profondément que je le suis Je ne suis pas encore ce qu'il voudrait; les passions ne m'ont lâché que par le cerveau, le reste tient dans leurs diables de griffes ; mais Pascal n'a-t-il pas dit : Bien penser est le fondement de la morale. Commençons donc par bien penser ». Barbey d'Aurevilly, en effet, pense maintenant en catholique, mais il a toujours l'imagination païenne. Il envisage les questions de doctrine sous l'angle du catholicisme; il considère les sentiments, le coeur humain, la vie, sous l'aspect de la passion, — et de la passion la plus éperdûment romantique. Il ne se soucie pas encore d'accorder en une même vue harmonieuse « la foi et la pratique ».
Malgré tout, ses idées nouvelles ont déjà exercé sur son esprit une influence heureuse et décisive, sous un autre
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rapport. On se souvient qu'à peine sorti du collège d'Aurevilly avait renié les vieilles traditions de sa famille, les rejetant à titre de préjugés à la fois surannés et gênants. Mais il avait fait vite retour au bercail aristocratique d'où il s'était, en une heure d'emportement juvénile, inconsidérément écarté. Il demeurait seulement incrédule et « déraciné ». Peut-être grisé par ses vingt ans, se crut-il alors affranchi du passé, débarrassé des liens qui l'enchaînaient naguère si étroitement aux conceptions paternelles, en un mot absolument émancipé. Il méconnaissait l'empreinte profonde que gravent dans les jeunes âmes le contact prolongé avec la terre natale, la naissance au sein d'une ancienne famille, la permanence traditionnelle d'un culte religieux. Ce qu'il prenait pour une « évasion », une libération définitive des choses et des idées d'autrefois, n'était qu'une échappée de jeunesse, une envolée téméraire vers des régions nouvelles dont le charme lointain l'enchantait, mais dont la réalité vue de près devait le désabuser.
Du jour où il redevint catholique, le fils aîné de Théophile Barbey se réconcilia avec la Normandie. Il signa l'abdication de ses rancunes contre son pays et fit amende honorable de ses idées d'émancipation, dans le second volume de la Vieille Maîtresse. Il est, en effet, infiniment probable qu'en 1845 d'Aurevilly ne songeait pas à peindre la terre natale au cours de ce livre hardi, où il voulait simplement condenser ses observations mondaines et ses études passionnelles. Il entretenait souvent Trebutien des destinées de la chère Vellini; jamais il ne lui avait donné à entendre qu'il en ferait un livre essentiellement normand, saturé des fortes sensations du terroir, de la mer et des paysages cotentinais. C'est dans une lettre du 18 janvier 1849 qu'il annonce cette bonne nou-
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velle au bibliothécaire de Caen. « Vellini est finie, écrit-il. Quel livre! Demandez à Renée ce qu'il en pense. Je lui ai lu le second volume l'autre jour, le second volume que vous aimerez doublement, car la Normandie y est peinte avec un pinceau trempé dans la sanguine concentrée du souvenir ». Et, à partir de ce jour, il revient sans cesse sur la valeur normande de son oeuvre.
Mais ce premier hommage au sol nourricier de ses rêves d'enfant ne suffit pas à l'ambition désormais précise et arrêtée du descendant des Chouans de Saint-Sauveur. Une fois engagé dans ce nouveau courant d'idées, de préférences et de désirs, d'Aurevilly ne se tient pas à mi-chemin. Il veut faire une oeuvre plus profondément locale que la Vieille Maîtresse. « Je viens de vous dire, cher ami, écrit-il à Trebutien en décembre 1849, que j'ai quelques travaux en train. Il est un livre, surtout, parmi les autres, que je veux recommander à vos bontés paternelles... Ce livre que je pourrais (pour vous en donner une idée) comparer aux chroniques de la Canongate (avec les différences de faire, de couleur, de sujet, etc.,) contient, réunis par un noeud, plusieurs romans d'invention et d'observation, mais dont les moeurs et l'époque sont celles delà Guerre des Chouans de notre pays. Fils de Chouan moi-même, ou plutôt neveu de Chouans, élevé dans la maison paternelle avec un père en qui respire le feu sacré des anciens jours, je sais beaucoup sur cette époque et sur mon pays en général; mais comme je tiens à savoir le plus possible, et surtout à faire OEuvre Normande, je m'adresse à vous pour tous les renseignements que vous voudrez bien me donner. Indiquez-moi des livres que je n'aurais pas lus; mais en un tel sujet, il y a bien mieux que les livres, ce sont les récits, les traditions domestiques, les choses qu'on se raconte de génération en
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génération, les commérages, tout ce qui peut bien ne pas avoir l'exactitude bête du fait brut, mais qui a la grande vérité humaine d'imagination, le sentiment de la réalité de moeurs et d'histoire... Je prends tout. Bruits sur les hommes d'alors, préjugés, superstitions, légendes (les légendes, surtout, Trebutien!...) J'aime mieux l'impression brûlante d'un contemporain que le détail glacé et matériellement exact d'un faiseur de procès-verbaux historiques ». Et, sans plus tarder, il pose des questions à Trebutien sur le chevalier Des Touches, sur d'Aché, sur Madame de Vaubadon, sur l'abbaye de Blanchelande (1). De ce jour, la « vocation normande » de Barbey d'Aurevilly est nettement déterminée. Il appartient, corps et âme, tout entier, sans restriction, à la belle province où il naquit. Son enthousiasme de néophyte, ivre des senteurs du terroir, croît de plus en plus, au fur et à mesure qu'il prend possession de son sujet et en découvre l'intérêt palpitant. « J'étais bien sûr que l'idée de mon Ouest (2) vous plairait, écrit-il à Trebutien le 31 décembre 1849. Allez! je ferai cela royalement. On y reconnaîtra la main du Normand, cette main crochue qui prend et qui garde, cette main de la force, moitié serre d'aigle, moitié pince de crabe, qui devrait étreindre une poignée d'épée et n'a qu'une plume, mais dans laquelle il coule la vertu de l'acier. Vous verrez que je n'y parlerai pas normand du bout des lèvres, mais hardiment, sans bégaiement,
(1) De ce vaste travail normand, qui devait s'étendre en quatre livres au moins, deux ouvrages seulement ont été menés abonne fin: l'Ensorcelée et le Chevalier Des Touches. Les deux autres, Un Gentilhomme de grand chemin et Une tragédie à Vaubadon sont restés à l'état de projet et de notes.
(2) Dans le principe, il voulait donner à l'ensemble de son oeuvre ce nom général et unique: Ouest.
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comme un homme qui n'a pas désappris la langue du terroir dans les salons de Paris et qui porte, comme un descendant des Pêcheurs-Pirates, d'azur à deux barbets adossés et écaillés d'argent. J'ai déjà dit deux mots de ma vieille Normandie. La côte de la Manche est peinte à grands traits dans le second volume de Vellini, et les Poissonniers y parlent comme des poissonniers véritables. »
Pour se faire la main à ces sujets normands, d'Aurevilly compose une nouvelle avec des souvenirs de ses jeunes années vécues à Valognes, en compagnie d'Edelestand du Méril. Cette nouvelle, Le Dessous de Cartes d'une partie de whist (1) est tirée d'une aventure réelle, dont l'enfant de Saint-Sauveur a été témoin vers ses dixhuit ans : il n'en modifie qu'à peine les faits et les incidents, dans le seul but de dépister les curiosités malveillantes du lecteur. Aussitôt qu'il a achevé ce récit très piquant, hardi dans le fond, mais d'une forme tout à fait correcte, il l'envoie à Buloz, — tandis que la Vieille Maîtresse est en lecture au Constitutionnel. Impitoyablement, les deux manuscrits lui sont retournés par les austères censeurs du journal doctrinaire et de la Revue des Deux-Mondes. « Je suis destiné à faire de la littérature inacceptable, écrit-il tristement à Trebutien le 11 janvier 1850. Voilà Véron qui me renvoie, avec mille salamalecs, ma Vieille Maîtresse, que quelques esprits exceptionnels appellent un roman de génie : si le mot est trop fort, c'est du moins une altière et brûlante peinture du coeur humain dans sa partie la moins éclairée par les penseurs
(l) Cette nouvelle, publiée en 1850 dans la Mode et jointe aux premières éditions de l'Ensorcelée en 1854 et 1858, est devenue plus tard l'une des six Diaboliques (1874).
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et par les poètes. Et Buloz, qui frappait sa poitrine de n'avoir point publié Brummell, quand des gens comme Chasles, Sainte-Beuve et Labitte lui en eurent dit leur avis, Buloz me renvoie de son côté une Nouvelle avec laquelle je tourne les têtes quand je la lis (RICOCHETS DE CONVERSATION: Le Dessous de Cartes d'une partie de whist), prétendant qu'il a les nerfs et les préjugés de son public à ménager ! Il disait l'autre jour à Pontmartin qui lui reprochait de ne pas m'ouvrir sa Revue toute grande : « Il a un talent d'enragé, mais je ne veux pas qu'il f... le feu dans ma boutique ».
En attendant les événements et les faveurs de la fortune littéraire, d'Aurevilly est contraint à se rejeter, pour vivre, dans le journalisme militant. Depuis que la Reime du monde catholique a fait naufrage dans la tempête de
1848, son ancien rédacteur en chef s'est tenu à l'écart de toute polémique. Découragé à la suite de l'inutile tentative et de la propagande infructueuse de la feuille ultraorthodoxe au succès de laquelle il s'était tant dévoué, — de plus, ayant égrené ses espérances de régénération politique, après la Révolution de Février, et par-dessus tout n'augurant rien de bon de l'avenir, il s'est retiré dans la solitude de ses méditations et de ses projets. Mais les besoins de l'existence quotidienne le forcent à sortir de son inaction laborieuse. Aux derniers jours de décembre
1849, il donne à l' Opinion Publique, organe de lalégitimité royaliste, deux articles profonds sur Joseph de Maistre et le vicomte de Bonald. Il s'y montre catholique irréductible plus encore que bourbonien intransigeant. Il a intitulé son travail: Les Prophètes du Passé, pour creuser davantage encore, semble-t-il, l'abîme qui le sépare des idées du jour. A cette époque, après une année de recueillement et de systématique abstention de
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toute lutte politique, Barbey d'Aurevilly paraît avoir adopté sans restriction lès convictions de sa famille, — qu'il ne traite plus de préjugés. Il est devenu Chouan à son tour, presque autant que le chevalier Des Touches. Théophile Barbey peut tuer le veau gras eh l'honneur de l'enfant prodigue, — qui est aussi un enfant prodige, capable d'émerveiller tous ses coreligionnaires successifs.
Ces études d'un légitimiste de fraîche date ne sont pourtant qu'un début assez pâle. Un ami de d'Aurevilly, le duc de Rovigo, prend, au commencement de 1850, la direction de La Mode, journal, non pas des modistes, comme le titre pourrait l'insinuer, mais des légitimistes d'avant-garde qui s'imaginent peut-être naïvement, grâce à ce nom magique, devenir eux-mêmes « fashionables » et rendre leurs idées populaires, — ou du moins élégantes et « bien portées », — en les accommodant au goût du moment. Dans ce journal, de fondation récente, les théories les plus extrêmes, — je n'ose dire les plus saugrenues, — en matière de politique, voisinent avec les fantaisies les plus étourdissantes en fait de littérature: Aussi, est-ce le recueil idéal pour l'auteur qui a signé simultanément les Prophètes du Passé et la Vieille Maîtresse. Le catholicisme monarchique, à panache rutilant et échevelé, des Prophètes y fera passer sans encombre les hardiesses toutes crues de Vsllini. Heureux organe que celui-là, où les choses de l'esprit et les choses du coeur sont séparées par des « cloisons étanches », ne se pénètrent jamais les unes les autres et n'envahissent point leur domaine respectif tout à fait délimité. D'un côté, le compartiment catholique et royaliste ; de l'autre, le compartiment de la littérature libre et indépendante. C'est charmant !
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Il était grand temps, d'ailleurs, que d'Aurevilly découvrît un journal où il pût déverser tout à son aise ses productions variées. A l'Opinion Publique, journal relativement modéré des partisans officiels de Henri V, on le regardait déjà comme suspect, — c'est-à-dire comme trop compromettant. N'avait-il pas pris la détestable habitude de frapper indifféremment à droite et à gauche, sur ses amis aussi bien que sur ses ennemis? Cela dénote un singulier manque de tact politique : est-ce qu'un véritable homme d'Etat peut avoir la bizarre idée de dire la vérité aux gens de son bord ? Cette franchise est impardonnable. Aussi refuse-t-on d'insérer, à l'Opinion Publique, le troisième chapitre des Prophètes du Passé. D'Aurevilly y traite Chateaubriand avec trop de liberté, de sans-gêne et d'irrespect. Il se désolerait de cette nouvelle mésaventure s'il n'avait trouvé un accueil hospitalier à La Mode, qui, elle, lui laisse les coudées franches. Il publie là tout ce qu'il veut : d'abord sa nouvelle, le Dessous de Cartes, puis de longs articles de politique intérieure et étrangère. Mais, même accepté avec bonne grâce dans ce milieu ardent et violent, il y étonne tout le monde par ses hardiesses et son franc-parler. Plus royaliste que le Roi, il bâtonne aussi bien les légitimistes trop tièdes que les républicains trop avancés, les «rouges», comme on les appelle. Ses instincts guerriers se réveillent : l'ivresse de la lutte l'éblouit.
Un de ses articles fait scandale : celui que La Mode insère, le 15 mai 1850, sur le « Sacerdoce de l'Épée ». D'Aurevilly y envisage l'imminence d'une guerre civile et en fait entrevoir la nécessité éventuelle. Il existe, dit-il, à certains tournants de l'histoire, des situations si tendues qu'elles ne peuvent se dénouer qu'au fil de l'épée. La mission des armes est alors un véritable sacerdoce qui
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participe, à ce titre, de la sainteté des choses divines. C'est à Dieu seul qu'incombe le soin de déchaîner sur un pays le fléau, souvent régénérateur, d'une lutte fratricide : les hommes seraient criminels d'en préparer ou d'en hâter les ravages, car on n'a pas le droit d'empiéter sur les desseins de la Providence. Mais il est permis d'en considérer les manifestations possibles ou probables : c'est même un devoir que de se tenir prêt et d'attendre de pied ferme les événements. Voilà pourquoi, conclut d'Aurevilly, » nous ne voulons point allumer de torche, mais seulement élever un flambeau ». S'il est défendu d'exciter l'incendie qui couve ou d'aider à l'irruption du volcan, « à la veille de bouleversements que personne ne croit impossibles, et qui doivent remuer le monde ou le renverser, est-ce un crime d'éclairer les âmes sur les devoirs qui vont leur naître ? »
Cette thèse hardie, mais foncièrement catholique, soutenue en des termes véhéments par l'esprit militaire et expéditif de Barbey d'Aurevilly, soulève des récriminations enflammées dans toute la presse. L'article est reproduit par la plupart des journaux, avec des commentaires qui ne peuvent qu'en prolonger l'éclat. Bien peu de gens, même parmi ses coreligionnaires du moment, donnent raison à l'admirateur passionné de la force des armes, qui ne considère pas le soldat comme un fonctionnaire, mais l'investit du pouvoir d'un vrai missionnaire. Les légitimistes n'ont jamais eu tant d'enthousiasme guerrier que ce tirailleur inspiré d'en haut ; et, tout en étant peut-être flattés au fond de posséder dans leurs rangs un combattant si décidé, ils craignent que de si intempestifs coups de mousquet ne nuisent à leur cause plutôt que de la rendre populaire. Misérable popularité, qui fait sacrifier à l'intérêt présent les éternels
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principes! En effet, au lendemain des journées de Juin, personne ne se souciait, en France, de recommencer l'expérience des balles meurtrières et de courir une nouvelle aventure qui se terminerait fatalement par l'effusion du sang !
Mais c'est surtout le parti des démocrates qui se répand en invectives contre l'auteur du Sacerdoce de l'Épée. Jules Favre lui-même, représentant du peuple, intervient dans la polémique. Le 12 juillet 1850, à propos de la discussion du projet de loi sur le cautionnement des journaux, il monte à la tribune de l'Assemblée Nationale pour « dénoncer à l'indignation des honnêtes gens » les épouvantables appels à la guerre civile qui viennent de retentir en coup de foudre dans l'organe officiel des légitimistes d'avant-garde. Il évoque, en un beau mouvement d'éloquence un peu verbeuse, « l'article que MM. les Ministres n'ont pas poursuivi et qui contient les doctrines les plus odieuses, les plus sauvages, les plus subversives, l'appel à toutes les mauvaises passions. » — « Cet article, ajoute-t-il, vous savez quel il est : c'est l'article de La Mode, et, si l'Assemblée m'y autorise, je le mettrai sous ses yeux... Il faut, pour l'édification de notre temps, que le pays tout entier sache, par le grand et solennel écho de cette tribune, ce que laissent passer ces ministres, qui se posent ici comme les chevaliers errants de la vertu, et qui veulent sacrifier la presse républicaine à je ne sais quelle frayeur de socialisme, qui n'est certainement pas réelle... » Et, après avoir cité les passages les plus saillants de l'article de d'Aurevilly, Jules Favre achève son homélie par ces paroles vibrantes qui soulèvent les applaudissements enthousiastes de la gauche : « Quel est donc, messieurs, le barbare, quel est donc l'homme sans coeur et sans entrailles qui a écrit ces lignes ? »
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Le barbare, l'homme sans coeur et sans entrailles, qui a jeté des torches incendiaires dans les colonnes de La Mode, est au fond l'être le meilleur, le plus compatissant et le plus sensible du monde. Seulement, il est terrible en paroles : il enfle et grossit sa voix pour faire peur. C'est son travers : il a des airs de matamore. Il est tout heureux du bruit qui se fait autour de son nom et des fureurs que suscite son article. « La tribune et l'Assemblée Nationale, quelles bonnes réclames, pour parler en style de journaliste ! » s'écrie d'Aurevilly en affectant un ton presque cynique. Aussi, ne laisse-t-il point passer l'occasion qui s'offre de faire durer le scandale de son article, il répond à Jules Favre dans La Mode du 20 juillet. « Vous avez vu ma réponse à ce polisson de Favre, écrit-il le lendemain à Trebutien. C'est là, si je ne me trompe, de la grande polémique, sans petite injure, mais relevée d'un assez majestueux mépris. Quand je l'ai lue à mes amis de La Mode, ce n'a été qu'un cri, et il était vrai ! » Fier de cette prouesse, Barbey d'Aurevilly ne se tient pas encore pour satisfait. Il provoque en duel son adversaire, — qui est un adversaire de taille, mais qui, malheureusement, refuse net toute rencontre sur le terrain.
Malgré l'insuccès de son cartel, d'Aurevilly est tout heureux à la pensée qu'il joue maintenant un rôle actif et batailleur. Ses instincts militaires y trouvent leur pâture... Pas complètement, néanmoins, car, à rencontre de bien d'autres, plus il se bat, plus il veut se battre. Mais son imagination donne libre carrière à ses désirs de lutte, quand la réalité se refuse à leur laisser une issue. Cest alors qu'il écrit l'Ensorcelée, ce drame superbe de poésie historique, cet épisode romanesque et vivant qu'encadrent les guerres de la Chouannerie normande. Il presse
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Trebutien de questions sur les personnages qu'il y met en scène et les paysages qu'il a l'intention d'y peindre. « Je suis suffisamment renseigné, lui écrit-il, sur le physique
de la lande de Lessay Pour ce qui est de l'Abbaye,
quel Ordre la tenait? Etaient-ce des Prémontrés, comme à Blanchelande? Quelle distance entre les deux abbayes?... Outre les maisons d'hommes, n'y avait-il pas aussi, soit à Blanchelande, soit à Lessay, avant la Révolution, des maisons de Religieuses, et de quel Ordre? Voici mes raisons de le croire. J'ai une mémoire infernale. C'est chez moi une hypertrophie de faculté. Etant très enfant, j'ai connu un prêtre septuagénaire, spirituel comme on l'était dans l'ancien régime, et qui avait fait, comme l'on dit, les cent dix-neuf coups ; il s'appelait l'abbé de Lécange, chanoine de Coutances, et il expiait les frasques de sa jeunesse (frasques ! ce mot est de lui!) par une tenue et des devoirs extérieurs qui étaient du génie, s'ils n'étaient pas de la conscience. Eh bien, on l'accusait d'avoir passé, lui et l'évêque Talaru, bien des neuvaines en tout autre chose que des macérations et des prières, avec des Religieuses, à Lessay ou à Blanchelande. Or, si le fait est vrai, l'Évêque et le secrétaire n'amenaient pas ces Religieuses dans leur voiture. Bien évidemment, ils les trouvaient là. Quelle était donc leur communauté?... Quand vous m'aurez répondu à toutes ces questions, ma première Nouvelle de mon Ouest sera finie. Hcar! hear! quel beau titre! La Messe de l'Abbé de la Croix-Jugan. » Barbey d'Aurevilly avait, au surplus, grand besoin de se réfugier dans la chère compagnie des rêves de son imagination. En effet, il trouve rarement dans la vie réelle les satisfactions auxquelles il croit avoir droit. Ses amis, ses camarades de lutte à l'Opinion Publique et même à La Mode, ses coreligionnaires politiques le
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délaissent davantage de jour en jour. De tous côtés, on prêche la fusion des orléanistes et des légitimistes. L'auteur des Prophètes du Passé ne veut pas participer à cette association hybride des absolutistes et des libéraux, qui n'est destinée qu'à servir de grossiers intérêts matériels. Aussi l'éloigne-t-on comme un gêneur, un « empêcheur de danser en rond » : car c'est bien une danse générale, suivie d'embrassades, de ces irréconciliables d'hier, que méditent subrepticement et obliquement les « fusionnistes » d'aujourd'hui. Décidément, le franc-parler de ce franc-tireur est trop compromettant. Alors, on refuse ses articles ou on l'oblige à en éteindre l'expression excessivement éclatante. Pour un rien, on lui suscite des difficultés. La série de ses Prophètes ne paraît plus. « Pendent opéra interrupta », écrit-il mélancoliquement à Trebutien. Mais le bon bibliothécaire de Caen ne tolère pas qu'on coupe les ailes à son ami. Il va se charger de l'édition de ces belles études politicoreligieuses sur de Maistre, de Bonald, Chateaubriand et Lamennais, — comme il a fait naguère pour la Bague d'Annibal et Brummell.
Ce dévouement du meilleur des hommes console un peu d'Aurevilly des déboires que lui réserve l'ingratitude des légitimistes. Néanmoins, pour ne pas se brouiller complètement avec ses compagnons de guerre, il consent à écrire un article sur la Fusion. « Je ne crois pas qu'avec des d'Orléans, dit-il à Trebutien le 19 septembre, il y ait autre chose que des comédies et peut-être des assassinats, plus tard, à attendre ; mais le Roi le veut, il veut se perdre, et j'ai dit: Vive le Roi quand même! le vieux cri des Ultras que poussait mon père, du temps de Decazes, sur mon berceau ! » On sent qu'il a « la mort dans l'âme » en se résignant à cette besogne qu'on lui
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représente comme nécessaire. Il s'incline à regret, augu rant mal d'une politique aussi tortueuse, qui ruine toutes ses espérances.
Il traverse alors de bien mauvais jours. Il a des besoins d'argent, et il souffre non moins cruellement dans son coeur. « Je suis noir comme une nuée de tempête », mande-t-il à Trebutien le 19 octobre. Toutefois, sa douleur est fière et ne veut pas pleurer tout haut : il s'arrête sur la pente des confidences où l'eût fait glisser sa tendresse. On devine à peine, à certaines allusions, qu'il a des motifs réels et poignants de se torturer l'âme, qu'il ne se berce plus de malaises imaginaires et que pourtant le vieux levain de romantisme morbide, qui subsiste en lui, aggrave et exaspère ses souffrances déjà trop vraies. Est-ce sous l'influence de ces misères présentes, ou bien sous la pression mystique d'une personne de son entourage, qu'il caresse alors tout bas un projet de retraite au fond d'un cloître, — rêve désespéré d'une heure d'angoisse que dissipe et emporte vers l'oubli le sourire d'un lendemain radieux? Je ne sais; mais plusieurs lettres de cette époque laissent percer un découragement profond et presque irrémédiable. Fuir le monde, s'enfermer dans le silence d'un couvent, c'est bien Mais le dandy biographe de Georges Brummell eût-il pu s'accoutumer à cette existence austère et méditative? Il aurait sans doute désiré un couvent, comme celui qui fut avant la Révolution le théâtre des exploits de l'évêque Talaru. Autrement, il eût vite regretté les joies d'une vie militante et, somme toute, assez facile, le « bon souper », le « bon gîte... et le reste » qui faisaient partie de son ordinaire.
Heureusement, des préoccupations plus profanes viennent l'arracher à ses tristesses. Un éditeur se charge
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enfin des destinées d'Une Vieille Maîtresse. «Tressaillez donc, mes chères entrailles intellectuelles ! » s'écrie triomphalement d'Aurevilly, en annonçant à Trebutien cette bonne nouvelle, le 4 décembre 1850. D'autre part, Louis Veuillot consent à faire entrer le tirailleur normand dans la rédaction de l'Univers; mais là, comme jadis aux Débats, notre Chouan indiscipliné ne demeure que l'espace d'un article (publié le 4 janvier 1851 et consacré à une « Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ »). Aussitôt après, Granier de Cassagnac l'introduit au journal fusionniste, l'Assemblée Nationale; d'Aurevilly ne fait qu'y passer. Toutes ces épreuves, au fond, lui sont salutaires : elles lui font voir l'inanité de la lutte quotidienne, telle qu'il la comprend, et lui montrent qu'il n'est pas apte à exercer sur les hommes ou les choses une influence réelle. Elles l'inclinent à croire qu'il ne sera jamais, à son grand désespoir, qu'un gentilhomme-littérateur. Il ne se laisse pas convaincre par ces leçons de l'expérience ; mais tout de même il est obligé d'y conformer un peu sa conduite. Comme il ne trouve plus de journaux qui condescendent à l'accueillir, il se tient à l'écart de la politique au jour le jour. Alors il se donne tout entier à ses Prophètes, dont Trebutien prépare activement l'édition. Il médite une introduction flamboyante où, mandet-il à son ami de Caen, « je dirai la vérité hautaine sur le parti royaliste, le plus méprisable des partis, car il tiendrait la vérité si le lâche osait s'en servir. » (Lettre de novembre 1850). « En seize pages, ajoute-t-il quelques jours plus tard, j'aurai l'espace nécessaire pour retourner l'injure sur ce parti... Il va me servir de crachoir. Oui, il me faut un vomitorium pour dégorger tout le mépris que je me sens dans la poitrine pour ces misérables têtesà-perruque, aussi dégradés, aussi lâches, aussi sordides
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et aussi juste-milieu que des épiciers. » (Lettre du 4 décembre). Il roule également dans sa tête un épilogue. « C'est là, écrit-il, que je dirai deux mots de la philosophie contemporaine, et je les coulerai en vitriol, allez ! »
On voit que peu à peu d'Aurevilly s'éloigne de la polémique courante et donne presque à ses philippiques une allure doctrinale. Il envisage de haut les hommes et les événements. Il n'entre point dans les subtiles distinctions auxquelles s'arrêtent les journalistes de métier. Il se soucie peu des querelles absurdes des partis. Il est, pardessus tout, monarchiste et catholique, — partisan de la monarchie, quelle qu'elle soit, qui rétablira l'Ordre et l'Autorité, les deux principes éternels des gouvernements stables, — disciple convaincu et intransigeant de l'Eglise romaine qui, seule, à ses yeux, peut consacrer, par la toute-puissance de la parole divine d'où elle est issue, les institutions humaines. A cette double clarté de l'absolutisme temporel et spirituel, il élève la politique à la hauteur d'un dogme. C'est dans cet ordre d'idées qu'il choisit une épigraphe caractéristique pour mettre en tête des Prophètes : « Id verum quod prius, illud vero adulterum quod posterius. » La maxime est empruntée à Tertullien, et elle indique très clairement l'objet et la portée du livre de Barbey d'Aurevilly.
L'ouvrage est prêt : il va paraître, quand la Vieille Maîtresse le devance. « Jeudi, cette fille de mes rêves, écrit d'Aurevilly le 27 avril 1851, entrera dans le monde des réalités.
Allez! allez! o vieille fille, Cueillir des bluets dans les blés!
Cueillera-t-elle un bluet en gloire? Voilà la question. Mais qu'importe ! Pourvu que je vous aie, vous, mon juge
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et mon ami, vous et seulement trois douzaines d'autres, je donnerais le reste pour rien, juste le prix que le reste vaut! » Mais le malheur poursuit toujours l'ancien Dandy, qui s'imagine pouvoir concilier le catholicisme le plus rigoureux avec la fantaisie la plus étourdissante. Trebutien, qui achève de faire imprimer les Prophètes du Passé avec tous les soins minutieux que lui suggère son admiration pour cette apologie de la religion romaine et monarchique, croit rêver quand il lit la Vieille Maîtresse, qui semble au premier abord l'apologie du paganisme et des instincts désordonnés de la nature. Il n'aperçoit pas la moralité foncière de ce roman hardi et le condamne sans rémission. Quoi ! c'est là l'oeuvre de l'Orthodoxe écrivain des Prophètes ? Comment la même plume, qui a tracé l'étude sur Joseph de Maistre, peutelle avoir peint les traits de la perverse Vellini ? « Ah ! la Vellini ne vous plaît pas ! lui répond d'Aurevilly le 1er juin 1851. Le catholique n'accepte pas la bohémienne, baptisée pourtant, et vous avez vu des dangers dans tous ces tableaux... Vous avez eu une désapprobation sourde en voyant le mariage faussé encore une fois... »
Le romancier ne s'embarrasse pas le moins du monde dès scrupules de Trebutien. « Le catholicisme, lui écrit-il, est la science du bien et du mal Il sonde les reins et les coeurs, deux cloaques remplis, comme tous les cloaques, d'un phosphore incendiaire. Il regarde dans l'âme : c'est ce que j'ai fait. Ce que j'y ai montré s'y trouve-t-il? J'ai fait comme un confesseur et un casuiste, j'ai jaugé les immondices du coeur humain. Me préserve le bon sens de comparer le prêtre et l'artiste ! Mais tous deux ont leur fonction. J'ai dit la passion et ses fautes, et, certes, je n'en ai pas fait l'apothéose. Seulement, j'ai fait trembler sur sa puissance, sur ses encharmements, sur la
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barre qu'elle fourre dans notre libre arbitre, comme sur un écusson faussé. Ah! n'étriquons point le catholicisme! Pas de pleutrerie, comme à l'Univers! Soyons mâles, larges, élevés, opulents comme la Vérité éternelle. » Barbey d'Aurevilly va même plus loin ! Il voudrait qu'on découvrît le lien caché qui unit la Vieille Maîtresse et les Prophètes. Il serait heureux si les critiques, vraiment dignes de ce nom, ceux qui connaissent leur devoir et qui s'en soucient, consentaient à rendre compte, en même temps, de ses deux ouvrages jumeaux. La Vieille Maîtresse a paru dans la dernière semaine d'avril, les Prophètes font leur apparition dans la dernière semaine de mai. Quelle bonne aubaine que l'éclosion simultanée de deux livres d'un ton très différent, mais d'une inspiration foncièrement identique, s'il est vrai que le catholicisme puisse parler plusieurs langues, selon qu'il traite de doctrine pure ou de doctrine appliquée, de dogme ou de morale; et qu'il y ait plus d'une demeure dans la maison du Père céleste. Par malheur, la critique contemporaine n'a pas une assez haute idée de sa mission et a des ambitions trop modestes pour donner pleine satisfaction, du même coup, à l'ultraorthodoxe polémiste et au romancier normand. Mais Barbey d'Aurevilly n'a cure de ce qu'il appelle la « veulerie » de ses confrères (cette veulerie n'est peut-être, après tout, qu'une plus juste conception des droits de la critique), — et il se remet résolûment au travail.
C'est dans cet été de 1851 qu'il achève sa Nouvelle, la Messe de l'Abbé de la Croix-Jugan, laquelle, développée et documentée, a pris les proportions d'un petit roman. Il lui donne pour titre définitif : l'Ensorcelée. Chose merveilleuse ! ce beau poème en prose, écrit à la gloire des Chouans de Basse-Normandie, est accepté à l'Assem-
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blée Nationale,— feuille de plus en plus « fusionniste » et libérale à sa manière, — pour y paraître en feuilleton. Pourtant d'Aurevilly n'est pas complètement rassuré sur le succès probable de cette publication dans un journal. « J'ai assez de talent, dit-il à Trebutien le 30 novembre, en termes à la fois orgueilleux et mélancoliques,— pour ne réussir à rien et beaucoup déplaire. Mais si, malgré ce terrible inconvénient d'avoir du talent, j'avais le hasard d'un succès, d'une aubaine d'homme médiocre, ma position deviendrait plus libre et plus forte à cette Assemblée Nationale qui ressemble pour moi à l'enfer de sainte Brigitte, où le damné ne peut faire entendre qu'un petit soupir, entre deux murs blancs. Si donc mon roman déterminait quelques abonnements à l'Assemblée, si lecteurs ou lectrices étaient assez intéressés par mon grandiose abbé de La Croix-Jugan, pour écrire au journal : « Donnez-nous souvent de ce d'Aurevilly », pas de doute que ce serait, au point de vue de mon développement dans le journal, d'une considération très puissante. »
« Donnez-nous souvent de ce d'Aurevilly » : l'espérance, pourtant modeste, du romancier frisait la chimère. Les événements allaient l'anéantir. « Pendant que nous causions romans, mande-t-il à Trebutien le 9 décembre, le président Bonaparte écrivait, avec la baïonnette et le canon, une page d'histoire... Je suis, vous le savez, un légitimiste, mais un légitimiste catholique qui croit deux choses que tous les légitimistes n'admettent pas. Primo: qu'il y a des races qui tombent justement frappées par les péchés des ancêtres; secundo: que là où le droit n'est pas, là où il ne vit plus que comme une abstraction, les pieds sur son drapeau plié, inactif, impuissant, impossible, — la Force est le Droit du moment et doit être consi-
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dérée comme telle. Toute force qui sauve les nations de l'anarchie est un fait de l'Ordre divin... Ainsi, le coup d'Etat de Bonaparte, nécessaire pour lui, à ne considérer que la personnalité de son gouvernement, nécessaire pour nous, si nous n'aimions mieux tomber en 1852 dans les horreurs bêtes de la Rouge, est un fait dont il portera glorieusement la responsabilité dans l'histoire... Je l'ai écrit hier à ma mère : voilà donc le premier pouvoir décidé que les hommes de ma génération aient vu ! Le monde oubliait trop que la volonté est tout, et non l'esprit; que vouloir est toute la force humaine. Il se rencontre un homme qui ne parle pas, mais qui agit, dans la nation la plus parleuse de la terre, devenue bavarde, comme les vieilles gens, et cet homme réussit! Il n'a pas de gloire personnelle, il n'en avait pas (car il en a une maintenant) et il agit avec l'aplomb de la gloire, dans une nation qui aime le brillant comme les filles entretenues aiment les bijoux, et il réussit !... Que les Rois prennent leçon de cet aventurier, comme on dit ! Que les vieilles races, qui craignaient de faire couler quelques verres d'un sang qui bouillonnait contre elles, apprennent comment on sauve les dynasties, en voyant peutêtre une de plus qui va se fonder... Et puis, pour moi, il y a quelque chose de bien supérieur aux Races Royales elles-mêmes, c'est l'Autorité. — l'autorité que ces races ont compromise et perdue. Caïn, qu'as-tu fait de ton frère? Ce mot terrible de Dieu n'est rien en comparaison du mot que Dieu dira un jour aux parricides d'Autorité... L'autorité, défaite par les légitimes, doit peut-être, dans les vues de Dieu, être refaite par les pouvoirs illégitimes ».
Cette très belle lettre, dont nous rejetons la doctrine antilibérale, mais dont on ne peut méconnaître la vigou-
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reuse éloquence, est d'une signification décisive. Elle pose, en des termes d'une précision rare et d'une grande élévation philosophique, la thèse de l'Autorité, au double point de vue catholique et monarchique. Ce n'est pas, d'ailleurs, une thèse nouvelle dans l'esprit de Barbey d'Aurevilly. Il l'a toujours soutenue, — avec plus ou moins de vivacité et d'intransigeance, selon les circonstances, — depuis l'heure où il dit adieu aux idées républicaines de sa vingtième année. Autoritaire déjà sous la Monarchie de Juillet, en ce sens qu'il se défie de la Liberté, il devient, en 1848, l'absolutiste du catholicisme ultramontain, — en 1850, l'absolutiste de la monarchie légitime, — en 1851, l'absolutiste de la monarchie napoléonienne. Partout où il voit l'Autorité respectée et honorée, il applaudit des deux mains; il s'éloigne de partout où on la délaisse et l'insulte. A vrai dire, il n'appartient à aucun groupe politique; il vit au-dessus de tous les partis, dans la région supérieure et idéale d'une doctrine inflexible. Il aime mieux demeurer fidèle aux principes qu'aux hommes. Pour plaire à un parti, il faut sacrifier peu ou prou de sa personne, de ses convictions, et assouplir les rigueurs de la théorie aux oscillations d'une discipline collective, souvent confuse, et aux mots d'ordre des chefs. Au contraire, pour suivre la voie des principes, il n'y a qu'à s'inspirer de leurs règles éternelles et à s'attacher obstinément à leur culte immuable. Sans doute, à ce prix, on n'arrive pas aux honneurs et l'on n'a pas la joie, — la terrible joie, mêlée de craintes, de responsabilités et de tristesses, — de commander, d'exercer une fonction effective. Mais on est quelqu'un, cependant, une sorte d'homme d'Etat honoraire, en perpétuelle disponibilité, qui ne s'abaisse pas au contact dangereux du pouvoir. D'Aurevilly a été, toute sa vie,
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cet homme d'État in partibus, dont le jour n'est jamais venu et n'était pas appelé à venir : il le savait bien. Il est resté l'intransigeant doctrinaire d'un inapplicable et impraticable catholicisme monarchique, — le catholicisme, selon lui, étant la « monarchie de Dieu », et les monarchies de Droit divin ne faisant qu'un avec le catholicisme.
Bardé de telles opinions, il ne pouvait point songer à se rejeter sur l'heure dans la politique militante. Si bien disposé en faveur des idées d'Autorité que fût le président Bonaparte (il venait de le montrer assez rigoureusement), le nouveau régime ne devait pas accueillir d'encouragements très empressés ni prendre pour principal auxiliaire cet absolutiste forcené, qui poussait à l'excès ses théories « orthodoxes » et avait la mauvaise habitude de dire la vérité à tout le monde. En fin de compte, d'Aurevilly trouva encore un refuge chez ses amis d'antan, à l'Assemblée Nationale. Le vieux journal légitimiste, déconcerté par le coup d'État du 2 Décembre et ne sachant plus que devenir, se met à publier des oeuvres littéraires, en attendant les événements... et peut-être une intervention directe de la Providence dans les affaires chancelantes de Henri V. C'est sans doute pour hâter l'heureux moment d'une,Restauration que l'Assemblée veut réveiller le souvenir des Chouans. En tout cas, elle publie sans délai l'Ensorcelée, qui commence à paraître le 6 janvier 1852.
Chose curieuse, et qui met en lumière l'inanité des jugements humains! Le timide organe royaliste estime trop « blanc », presque trop « légitimiste », le roman du napoléonien d'Aurevilly : il exige des coupures et des retouches. L'auteur d'Une Vieille Maîtresse consent à tout, pour ne pas retarder la publication. Il a hâte de
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continuer la série de ses oeuvres normandes. En effet, tandis que l' Ensorcelée, — en feuilleton, — n'ensorcelle guère les lecteurs parisiens, accoutumés aux copieuses productions de Paul Féval, d'Eugène Sue ou même d'Alexandre Dumas, Barbey d'Aurevilly entasse des documents sur le Chevalier Des Touches.
Mais d'autres besognes le détournent momentanément de ce projet d'un livre consacré au célèbre aventurier de la Chouannerie normande. On lui confie, en juillet 1852, la rédaction politique d'un journal du soir, Le Public. Il s'y révèle polémiste plus acerbe et plus vigoureux que jamais. Deux de ses articles, surtout, y font scandale; l'un, intitulé : Il n'y a plus de partis, — l'autre : Ce que doit faire le parti légitimiste. Il y reconnaît l'impossibilité d'une Restauration, l'avortement de toutes les tentatives faites par les fidèles de la monarchie bourbonienne et si peu appuyées par le prétendant, enfin la silencieuse condamnation, par le pays, des hommes et des choses de l'ancien régime. Alors il fait appel au patriotisme de tous les « conservateurs », — espérant qu'au nom des intérêts de la France ils se rallieront aux idées monarchiques du Prince-Président. « Les légitimistes m'ont appelé transfuge, écrit-il à Trebutien le 8 septembre 1852, « jour de la Vierge ». Oui, Messieurs, je suis le tranfuge de la bêtise et de la lâcheté de mon parti. Vous avez sur le front le signe de la Bête, qui est le signe de la Mort ».
Barbey d'Aurevilly ne s'arrête pas à ces préliminaires. Il lance et appuie des pétitions pour le rétablissement de l'Empire. Ce zèle de néophyte est peut-être déplacé. Qu'importe? L'Ordre et l'Autorité, avant tout! — répond notre napoléonien de fraîche date. Et, comme ses pétitions ne rencontrent pas partout l'accueil favorable qu'il
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souhaite, il se répand en récriminations contre les bourgeois de province. « La bourgeoisie, écrit-il le 23 septembre, est toujours la grande Bête qu'elle n'a pas cessé d'être depuis qu'elle est entrée, comme un âne dans un pré, dans la politique. Présentement, elle veut s'abstenir, se tenir à l'écart, ou mijoter des trahisons dans de pauvres petites intrigues qu'on recouvre des précautions de la peur, au lieu de se mettre à la tête d'un mouvement qu'elle pourrait diriger et qu'elle ne saurait empêcher. Eh bien, qu'elle fasse! Le Peuple lui passera sur le ventre, — avec Napoléon, ou sans Napoléon. Avec Napoléon, c'est l'Empire, l'Empire fait par le peuple et à son profit ; et sans Napoléon, c'est le massacre et la ruine de l'Europe ».
Pour le récompenser de son dévouement et de ses ardeurs passionnées de néo-bonapartiste, on fait entrer d'Aurevilly au journal Le Pays, qui est le journal quasiofficiel du Prince-Président. Il va se trouver là avec des amis d'antan, Granier de Cassagnac, Amédée Renée et Paul de Saint-Victor, — mais aussi avec des hommes qui lui doivent être peu sympathiques, le vicomte de La Guéronnière et... le vicomte Ponson du Terrail. Ce voisinage désagréable n'est pourtant pas la pire de ses préoccupations. D'Aurevilly voudrait continuer son rôle de politique militant: seulement, on redoute ses fureurs guerrières et ses enthousiasmes parfois inconsidérés. Bref, on le confine... dans la bibliographie. « C'est bien la peine de se croire de la politique dans la tête ! écrit-il tristement à Trebutien. J'aspirais à la politique, mais on a pensé que j'étais trop net, trop vibrant, imprudent, un casse-cou armé d'un casse-tête; et les Douceâtres et les Nuageux de l'endroit m'ont mis à la bibliographie. Comme exercice d'humilité, j'ai pris ce qu'on me donnait,
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sans mot dire. Saint Bonaventure lavait des assiettes ! Je tâcherai de les laver comme lui, avec des mains de Cardinal! »
Voilà donc d'Aurevilly réduit, après avoir fait le coup de feu pour le Prince-Président, à ce qu'il considère une besogne inférieure, à la tâche de « laveur d'assiettes » littéraires. C'est une nouvelle phase de sa vie intellectuelle qui commence. Il entre au Pays, comme critique des livres nouveaux, le 6 novembre 1852, quelques jours avant la proclamation de ce second Empire qu'il s'imaginait naïvement avoir un peu contribué à rendre nécessaire.
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CHAPITRE XII
LE SECOND EMPIRE. - COLLABORATION AU Pays
ÉBAUCHE DU Chevalier Des Touches
POÉSIES. - ÉDITION D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
« Normandisme » PREMIER CRAYON DU Prêtre Marié
CRISE DE MYSTICISME RÉCONCILIATION AVEC LA FAMILLE
(1852-1856)
En dépit des mécomptes de toute sorte, qui ne lui ont pas été épargnés jusqu'à ce jour, — même par ses nouveaux coreligionnaires du Pays, — Barbey d'Aurevilly, qui est un opiniâtre de l'espérance, conserve encore quelques illusions. Il semble croire à la reconnaissance des hommes récemment arrivés au pouvoir. C'est une parfaite erreur, dont l'expérience de la vie aurait dû le convaincre dès longtemps. Les partis victorieux sont aussi ingrats que les autres et ils n'aiment pas qu'on leur rappelle les services rendus. L'auteur de l'Ensorcelée n'avait chance de rester en faveur auprès des bonapartistes de fraîche date, — dont le baptême napoléonien
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avait fait des serviteurs dévoués et bien rétribués, — qu'en se tenant tout à fait tranquille et presque effacé dans la fonction modeste qu'on lui avait confiée comme à regret. Mais ce n'était pas son affaire, de se laisser oublier, — à lui qui ne rêvait que chevauchées hardies et qui voulait tomber à bras raccourcis sur ses adversaires.
Aussi ne tarda-t-il pas à éprouver le mauvais vouloir des directeurs du Pays, convertis d'hier à la politique impériale et très disposés, par le souci de leurs intérêts personnels, — à présent qu'ils étaient en place et honnêtement rentes, — à devenir extrêmement pacifiques. « Je croyais vous envoyer, mande-t-il à Trebutien le 6 décembre 1852, mon bulletin bibliographique de la quinzaine, mais les annonces de la fin de l'année l'on fait rejeter à mercredi... J'y houspille d'une vergette assez animée la défroque universitaire de ce cuistre, ganté et à lorgnon, qu'on appelle Saint-Marc Girardin. Vous verrez comme j'ai lavé cette assiette et si je la lui jette convenablement à la tête ». Pardon ! quand on donnait à saint Bonaventure, d'heureuse mémoire et dont le terrible Barbey évoquait naguère avec orgueil le nom vénéré, la très haute mission de laver des assiettes, on ne lui recommandait pas sans doute de les jeter, une fois lavées, à la tête de ses ennemis. Le bon saint était humble. Barbey d'Aurevilly ne l'est pas. S'il ne mérite point pleinement le titre de « laveur de vaisselle », il a des droits incontestables à être rangé parmi les « casseurs d'assiettes ».
En réalité, l'article sur Saint-Marc Girardin n'était pas retardé par les annonces de fin d'année : il avait été arrêté au bureau de la rédaction par la vigilance empressée du pusillanime vicomte de La Guéronnière. « J'ai été trop vert et trop mordant, écrit mélancoliquement
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d'Aurevilly le 15 décembre. Mon article a épouvanté les gens à ménagement, et on m'a prié d'en changer les termes. Mais chez moi, la phrase sort du fond, la phrase n'est pas une girouette piquée sur ma pensée et qui tourne selon le vent des relations et des convenances du charmant monde où nous vivons. Pour n'avoir point à me modifier, je me suis supprimé. C'est plus court. Aut Coesar, aut nihil! Tout ou rien... Il paraît que le SaintMarc, en sa qualité de rédacteur des Débats, est fort choyé de notre Empereur. Donc, il faut prendre garde, disent les prudents de la courtisanerie... Mais n'est-il pas triste de voir Napoléon (un homme, enfin !) s'obstiner à s'emmitoufler dans des essais de conciliation impossible entre ce qu'il y a de plus inconciliable au monde, — les partis? Pourquoi tend-il sa main à des traîtres qui mourront dans leur peau de traîtres, à moins qu'il ne les fasse écorcher pour en couvrir les tambours de sa future Garde Impériale ? Où a-t-il vu dans l'histoire, et à quelle place dans l'histoire, que les chatteries ou les lionneries de la conciliation, hypocrite ou généreuse, aient jamais réussi à un homme d'État? »
Le Second Empire, à ses débuts, nous apparaît, dans cette lettre, sous des couleurs où l'on n'a guère accoutumé de le peindre. Ordinairement, même les plus déterminés partisans de ce régime nous le représentent sous un autre jour. Ils avouent qu'il fut contraint à se montrer autoritaire, car il n'avait que ce moyen de s'imposer, de vivre et de durer. Mais l'accuser de faiblesse à l'heure où il frappe le plus fort et qu'une sorte de terreur règne dans les sphères intellectuelles du pays, personne n'y a jamais songé... sauf Barbey d'Aurevilly. Cette paradoxale manière de juger les choses ne pouvait venir que de l'absolutiste endurci des Prophètes du Passé. Toutefois,
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était-ce bien la peine de réclamer le « gouvernement du Bâton », si l'on devait en recevoir les premiers coups? Vouloir que l'on musèle la presse et se trouver soi-même muselé par la force brutale qu'on invoquait contre les journalistes, c'est un comble qui nous fait toucher du doigt l'ironie foncière de la vie, les soudains retours de la fortune et les avertissements expiatoires de ce qu'on appelait jadis « la justice immanente ». Combien d'Aurevilly eût été mieux inspiré, s'il avait sollicité du nouveau régime, — dont il n'était pas un flattteur et qu'il avait accepté loyalement, sans arrière-pensée, — les deux libertés que demandait l'historien latin et qui renferment toutes les autres : « sentire quid velis et dicere quid sentias ! » Mais par là il eût renié tous ses principes d'autorité catholique et monarchique.
Pour se consoler de sa mésaventure, l'auteur de l'Ensorcelée reprend son oeuvre normande. Il sculpte avec amour le poème du Chevalier Des Touches. Seulement, n'a-t-il pas la bizarre idée de le destiner au Pays? Or, les dévots de l'Empereur ne goûtent pas beaucoup les souvenirs de la Chouannerie : ils aiment mieux qu'on ne parle point de ce passé héroïque et réactionnaire, qui pourrait porter ombrage à la jeune renommée de Napoléon III et réveiller intempestivement le spectre de la guerre civile. Cette fin de non-recevoir qu'on oppose au roman de Barbey d'Aurevilly est, à ses yeux, une nouvelle disgrâce qu'on lui inflige. Il se trouve de plus en plus emprisonné, et à l'étroit, dans la bibliographie. Il voudrait décdiément sortir d'une pareille impasse, indigne de son talent et de ses ambitions. Mais impossible ! On le leurre de promesses et on ne lui fait aucune concession. Il se résigne tout de même à sa situation lamentable et précaire: durant de longues années, il va
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se cantonner dans la critique, y établir ses pénates, son Dieu, ses convictions solides et empanachées. Il se soumet aux exigences de la vie, — malgré ses répugnances et à son corps défendant, — avec l'espoir qu'un jour naîtra l'occasion favorable de donner toute la mesure de ses facultés intellectuelles.
Ce n'est pas sans peine, d'ailleurs, qu'il écoule dans le Pays ses articles bibliographiques. On lui cherche chicane à propos de ses idées, qui ne paraissent pas assez nettement bonapartistes. L'auteur des Prophètes du Passé survit dans le polémiste ardent des journaux de l'Empire. Il mêle sans cesse les souvenirs, plutôt gênants, de l'ancien régime aux faits bruts et brutaux de l'heure présente. De là, à suspecter son orthodoxie napoléonienne, il n'y a qu'un pas : car il existe un catéchisme impérial, qui doit être respecté littéralement et dont les fidèles doivent suivre avec rigueur les prescriptions dogmatiques. On dit que, sous tous les gouvernements, il y a de ces « doctrines d'État » qu'il faut adopter sans défaillance, pour être réputé « bien pensant »; mais il est permis de croire qu'en 1852, et jusqu'après 1860, on était moins tolérant encore sur ce point qu'à d'autres époques. Au milieu de tant de gens, qui servent l'Empereur avec le même zèle qu'ils vouèrent aux pouvoirs précédents, d'Aurevilly semble bien dépaysé : c'est un légitimiste, un Chouan, égaré dans l'action monarchique de cette Révolution couronnée qu'incarne Napoléon III. La fleur de lys n'a pas disparu, malgré les plus sincères protestations de ralliement, des armes aristocratiques du fils aîné de Théophile Barbey.
Quand elles touchent aux questions philosophiques, politiques ou religieuses, il est rare que les études critiques de Barbey d'Aurevilly passent sans encombre au
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Pays. « Mon dernier article, qui devait paraître hier, écrit-il à Trebutien le 25 août 1853, a été refusé parce que j'attaquais trop vivement la Liberté politique et le Gallicanisme. Oui, mon cher, ce brave La Guéronnière déjeune quelquefois avec l'Archevêque de Paris... Voilà nos DOCTRINES ! et je suis dans des boutiques pareilles, et il faut que j'y reste, et je n'ai pas 500 francs par mois de revenu pour m'en aller et me désouiller de l'atmosphère de lâchetés et de bêtises dans laquelle je vis! Le Gouvernement s'étiole dans la mollesse des moeurs de ce temps, et il croit faire de la politique en appliquant le procédé du chloroforme à toutes les questions... L'Empereur n'a autour de lui que des hommes qui le séparent et l'isolent de l'état réel de ce pays ». Et la jérémiade se poursuit sur ce ton, avec des imprécations à l'adresse des traîtres qui, par leurs faiblesses et leurs concessions, mènent l'Empire au bord de l'abîme (1).
Même lorsqu'il se contente de traiter des questions purement littéraires, on ne lui laisse pas ses coudées franches. Il s'en plaint éloquemment à Trebutien dans une lettre du 31 décembre 1853. « Jouissant comme je fais de la liberté de Figaro, — dit-il, — et n'ayant bientôt
(1) Je pourrais multiplier les citations a cet égard. Les mêmes apostrophes virulentes reviennent sous la plume de Barbey d'Aurevilly quand on lui supprime un article ou qu'on exige des coupures et des corrections dans ses critiques. Voir, entre autres, des lettres à Trebutien datées de décembre 1853 et janvier 1854 : elles confirment et aggravent parfois les déclarations précédentes. — D'Aurevilly n'oublie qu'une chose, mais essentielle: c'est que la vraie critique ne doit être ni une polémique ni un sacerdoce: il faut qu'elle n'ait, pour être équitable, rien de commun avec « l'Inquisition » ni avec les « cours martiales ». C'est une magistrature purement civile, laïque, « sécularisée » depuis longtemps, dont la juridiction peut s'étendre à toutes les questions, mais ne repose sur aucun dogme religieux, aucun credo politique, aucun code militaire.
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plus pour perspective que des élucubrations sur Polichinelle, j'ai choisi les sujets les plus innocents, les plus éloignés des questions qui nous cernent et qui sont la vie, la vie menacée, la vie en péril. J'aurais pu signer cela Lorenzaccio ou Fiesque, car il me faut faire la bouquetière littéraire comme l'un fit le débauché et l'autre le superficiel! Je me suis retiré dans l'île Formose de l'Imagination. De la littérature, et voilà tout! cela est dur pourtant pour qui avait un peu de moelle de lion dans les os ». Or, dès ses débuts en ce nouveau genre, il se heurte encore à l'intolérance de la direction du Pays. Rendant compte d'un ouvrage du voyageur et romancier Gabriel Ferry, — Le Coureur des Bois, — ne s'est-il pas avisé d'écrire : « Le Coureur des Bois était une suite de Nouvelles publiées, il y a quelques années, dans une vieille Revue qui ne vit plus maintenant que sur les bénéfices de son passé et les souvenirs de sa jeunesse. Madame Récamier disait avec le charme de naturel qui était en elle : « Je me suis aperçue que je n'étais plus jeune quand je n'ai plus fait retourner dans la rue les petits Savoyards ». La Revue en question n'eût pas fait, non plus, retourner les Savoyards, quand Gabriel Ferry y lança ses premiers essais ». La malice ci-incluse est vraiment bien inoffensive; mais le mot d'ordre, venu d'en haut, est de ne jamais toucher à Buloz. Le brave La Guéronnière, en parfait courtisan, applique à la lettre les instructions reçues. Il mutile impitoyablement l'article de son critique littéraire.
Par bonheur, d'autres occupations viennent ravir Barbey d'Aurevilly à la tâche monotone, difficile et souvent impossible, où ses amis l'ont confiné. L'excellent Trebutien lui rappelle qu'il est temps de songer à l'édition, tant de fois retardée, des oeuvres de Maurice de Guérin.
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Sans se faire prier, et tout heureux de la pensée que lui suggère le bibliothécaire de Caen, l'auteur de l'Ensorcelée envoie aussitôt à son ami les lettres, précieusement conservées, du grand poète disparu. En outre, il lui expédie des lettres et des fragments du journal d'Eugénie, « la divine ignorante », comme il la nomme avec grâce. Trebutien exulte de joie. Il va donc pouvoir se dévouer, une fois encore, aux admirations de d'Aurevilly, qui deviennent les siennes propres et qu'il épouse avec toute la ferveur de son amitié. Il veut préparer d'abord une édition d'Eugénie et se met sans retard à exécuter son projet. « Ah ! vous vous prenez de goût pour la Guérine presque autant que pour le Guérin! — lui écrit Barbey le 24 janvier 1854. Je ne m'en étonne. Je vous reconnais là, mon maître... Oui, cette fille a un talent délicieux, et dont elle ne se doutait pas. Le charme des charmes! l'avoir et l'ignorer ! De quel pays était la tourterelle ou le flamand rose qui avait laissé tomber, en passant, cette étrange graine de poésie dans ce pauvre pot de résédas mourants sur la petite terrasse du Gayla? Je ne l'ai jamais su... Cela est suave et chaud comme si cela venait du ciel, en passant par le soleil, et comme si le ciel, qui l'avait mise, cette senteur irrespirée, dans cette fleur sans beauté que la plus triste vie avait consumée sur sa tige, eût eu la fantaisie de la respirer seul, en compagnie de deux ou trois nez fins de connaisseurs... Oh! je ne suis point surpris du tout que vous vouliez faire à ce parfum, qui se perdrait, une cassolette ».
Pendant que Trebutien vit dans les délices du commerce intellectuel d'Eugénie, d'Aurevilly entreprend une autre besogne. « C'est le recueil exécuté par moi, — mande-t-il à son ami le 15 mai 1854, — des Pensées et Maximes de Balzac... Je suis convaincu que, quand vous lirez le
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travail d'extraction auquel je viens de me livrer, sur cet Oural de diamants, vous modifierez vos opinions, un peu superficielles, sur un pareil homme et que vous l'admirerez autant que moi, dont l'âme n'est pas très souple à l'admiration. Vous le verrez alors par les côtés inconnus et obscurs, et qui seront d'ici peu, croyez-moi, les côtés éclatants de sa pensée et de ses ouvrages. Vous saurez à quel point il appartenait aux mêmes idées que nous; et sous les tableaux variés et brûlants de ses oeuvres (immoraux pour les myopes, mais moraux pour nous, car les livres qu'on fait ne s'adressent qu'à ceux qui les comprennent; on ne peut pas empêcher les imbéciles de se tromper!) sous ces tableaux qu'il était obligé de faire, puisqu'il était romancier, vous trouverez une unité d'enseignement qui, pratiquée par tous les artistes de ce temps déplorable, sérait immédiatement le triomphe de nos convictions ». Est-il plus belle apologie du génie dé Balzac que celle-là? Et combien il est regrettable que d'Aurevilly, détourné bientôt de son projet par les nécessités de la vie, n'ait pu le reprendre un jour ! Du moins, tant qu'il s'y consacra, il y trouva l'oubli des misères quotidiennes
Un bonheur arrive rarement seul. Au moment où le critique littéraire du Pays passe de délicieuses journées dans la compagnie d'Honoré de Balzac, l'éditeur Cadot se charge d'imprimer l'Ensorcelée. Le livre paraît en octobre 1854 et reçoit un assez bon accueil. D'Aurevilly en est tout étonné et ravi. Aussi, cette heureuse fortune le décide-t-elle à continuer son Chevalier Des Touches, qu'il avait un peu négligé depuis plusieurs mois. « Je vais thyrser beaucoup de choses autour du Des Touches, mande-t-il à Trebutien le 7 novembre, et je vais sculpter une statue de vieille fille dans son plus magnifique idéal,
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au milieu des caractères d'une réalité comique qui vont encore la faire ressortir. J'ai toujours eu du goût pour les vieilles filles. Vous vous rappelez comme j'en parle déjà dans mon Ensorcelée, mais Nônon Cocouan est du limon populaire et la lumière ne l'atteint que par les profils. La vieille fille de mon nouveau roman sera faite avec l'éther du ciel bleu, et la lumière l'éclairera à plein visage et à pleine poitrine. Je veux mettre là-dedans toutes les forces pures de ma pensée. » Cette adorable image de l'holocauste féminin s'appelle Aimée de Spens, — une des plus belles figures épisodiques du chefd'oeuvre de Barbey d'Aurevilly. Le romancier normand l'a peinte avec amour, piété et dévotion; et il s'est amendé lui-même, en la peignant.
Pour la première fois depuis bien longtemps, d'Aurevilly semble heureux ; et, comme le bonheur le frappe aussi profondément dans son âme que la tristesse et les angoisses, il redevient poète. En une heure d'exaltation lyrique, il compose cette superbe Maîtresse Rousse, qu'il méditait déjà dix-huit ans plus tôt. « Si j'étais poète, notait-il dans son Memorandum de 1836, à la date du 13 août, je ferais une ode à l'alcool, ce feu de Prométhée qui nous coule la vie dans notre misérable et flasque argile. Oui ! je ferais une ode, de par Dieu ! si la Muse, cette double femme,, deux fois trompeuse, ne m'avait abandonné. » La Muse, qui l'avait délaissé aux jours lointains de son romantisme malsain et morbide, revint vers lui, pour un instant, — fée charmante et sereine, — en un jour d'apaisement intérieur où l'âme tranformée de l'ancien auteur de Germaine était « au beau ». Il n'eut qu'à l'écouter et à transcrire ses inspirations. Cela semble surprenant : car on croirait volontiers que, pour chanter une « ode à l'alcool », il faut être sous l'empire
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des boissons capiteuses, et que cette ode ne vibrera de sensations désordonnées que si le cerveau d'où elle sort est fortement imprégné et saturé d'eau-de-vie. Pas du tout ! D'Aurevilly est dans un état d'esprit très tranquille et parfaitement sain lorsqu'il trace, le 11 novembre, des vers enflammés de la double ivresse d'une puissante commotion poétique et des mélancoliques souvenirs d'une existence qui ne connut guère de frein autrefois. « Vous trouverez sous ce pli, mande-t-il à Trebutien le 12 novembre, la preuve que la Fée est revenue ! Il faut qu'elle soit aussi, comme moi, de la nature du canard sauvage et qu'elle aime l'eau comme le gibier des marais; car c'est par un temps de pluie magnifique qu'elle m'est revenue, les ailes tout grand ouvertes, comme un cygne qu'apporte l'hiver. Capricieuse Fée, — capricieuse comme la Fortune ! Et pourquoi pas ? C'est la fortune de ma pensée ! Voilà ce qu'elle m'a soufflé, sous ma plume, de sa bouche rose et par le trou de sa flûte d'ivoire, assise à mon coude et docile comme une enfant, pendant que la pluie tombait d'un ciel gris coiffé de nuages et que les larmes de ce vieux temps, pleurant sa primavera, rayaient mes vitres, comme mes dernières larmes d'ivrogne rayaient mon papier. »
Mais il lui échoit peu de semaines après, — comme s'il fallait à tout prix qu'il quittât cette sereine disposition d'esprit, — une singulière mésaventure. Il la raconte à Trebutien avec bonne humeur, philosophie candide, et, finalement, récriminations acerbes, « le jour de Noël ». Votre lettre, lui-dit-il, « me donna un bonheur d'autant plus vif qu'elle m'arriva à travers des barreaux. J'étais en prison. Ne vous estomirez pas ! Mes méfaits s'étaient bornés à un refus de monter ma garde ou plutôt de faire partie de cette Garde Nationale que j'ai toujours
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abhorrée et méprisée, même sous la République, et que je ne commencerai pas d'aimer sous l'Empereur. Eh non! plutôt toutes les prisons du monde ! Les avocats et les apothicaires de mon quartier ont l'idée que je ne ferais pas trop mal dans le rang ; mais, en tant qu'il faille porter masque, je choisis mon costume et la troupe de masques avec qui je dois pantaloner. L'institution La Fayette ne me verra jamais dans son sein. Je l'ai toujours bravée et ridiculisée. L'Empereur n'a pas coupé le dernier bout de ce polype, par la très lamentable raison qui l'empêche de rompre net avec les trois mille queues, traînant partout, de la Révolution... Il y a en cet homme, qui a pourtant du bronze au coeur et de l'éclair dans l'esprit, des débilités qui m'étonnent... » Ces lignes ne sont certainement pas d'un courtisan des Tuileries, favori de Napoléon III ou sigisbée de l'Impératrice.
Barbey d'Aurevilly était en prison, quand il reçut cette lettre curieuse d'un homme tout à fait exceptionnel, mais pas aussi naïf qu'il le voulait paraître. « Mon cher Monsieur, — disait cette lettre, — je suis allé bien souvent chez vous pour vous serrer la main, mais je n'ai eu aucune chance; j'envoie à tout hasard ce matin chez vous pour vous demander un petit service. Je suis tout abêti et tout malade, je n'ai absolument rien à lire, et, de plus, j'ai promis à une dame, qui en a grande envie depuis longtemps, de lui faire lire quelque chose de vous. Si vous pouviez remettre à cet homme n'importe quoi de vous, — La Bague, le Dandysme, Germaine, la Vieille Maîtresse, l'Ensorcelé (sic), — je ne suis pas perdeur de livres, — vous me rendriez fort heureux. Si cet homme ne vous trouve pas, et si vous êtes encore en prison, j'enverrai de nouveau chez vous un autre jour. — Si vous vouliez être tout à fait aimable, vous joindriez à
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cet envoi une note de vos différents ouvrages, avec les noms des libraires, — note dont j'ai besoin depuis longtemps. — Votre grand article sur Monselet (1) a fait sur ce pauvre garçon un effet de tous les diables. Il était à la fois très heureux et très malheureux. J'ai fait ce que j'ai pu pour lui persuader qu'il devait être très heureux. S'il se fût agi de moi, j'eûsse été très malheureux. Adieu, Monsieur, croyez-moi pour toujours votre ami et votre admirateur. » Ceci, daté du mercredi 20 décembre, était signé : Charles Baudelaire. Depuis quelque temps, d'Aurevilly était entré en relations d'amitié avec le fantasque poète, alors bien méconnu. Je ne sais quel sort fut réservé à la requête du traducteur d'Edgar Poë; mais ce qu'il y a de certain, c'est que l'auteur de l'Ensorcelée, — quoique maltraité dans le titre de son plus cher roman par l'insoucieux Baudelaire, — fut très touché de cette lettre et la conserva.
Malgré le prix qu'il attachait à un pareil hommage, Barbey d'Aurevilly était encore plus sensible aux bons offices de Trebutien, le plus dévoué des amis. L'excellent bibliothécaire de Caen, qui édite déjà avec tant de piété la douce Eugénie de Guérin, ne se croit jamais quitte d'admiration envers son ancien collaborateur de la Revue républicaine de 1832 et a des effusions de fidélité moins intermittentes que Baudelaire. Ne veut-il pas maintenant pousser le sacrifice jusqu'à publier à ses frais exclusifs les vers du poète de la Maîtresse Rousse ? Il n'en retirera, certes ! aucun profit matériel, car le livre, tiré à 26 exemplaires, ne sera pas mis dans le commerce. Mais Trebutien n'a cure de ménager ses ressources finan(1)
finan(1) d'Aurevilly venait de publier dans le Pays, au commencement de décembre, une assez longue étude sur Charles Monselet.
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cières, — pourtant si minimes, — quand il s'agit de l'auteur de la Bague d'Annibal et du Brummell. Son amitié seule a besoin de faire fortune, et elle ne connaît qu'un moyen de s'enrichir, c'est de se dépenser.
C'est à la fin de décembre 1854 que paraissent, en un luxueux opuscule, sous les auspices de l'excellent Trebutien, les vers de Barbey d'Aurevilly. A peine a-t-il terminé cette chère besogne, où il a mis toute son âme, que Trebutien revient à la délicieuse Eugénie.
De son côté, d'Aurevilly, qui décidément est en passe d'activité intellectuelle et en veine d'inspiration, médite, de conserve avec son Des Touches, un nouveau roman dont la donnée originale et bizarre l'a tenté. C'est encore une oeuvre normande, mais non plus historique ou semi-historique comme le drame de la Chouannerie : elle plonge dans les profondeurs du coeur humain et sera composée avec des souvenirs et des récits d'enfance. « Je me suis encapricé, écrit-il le 14 mars 1855, d'un sujet étrange, et la verve a soufflé avec une puissance ! comme elle souffle toujours, la drôlesse, quand elle s'éveille naturellement en moi ! Ce sujet étrange, qui portera le titre très digne de son étrangeté : LE CHATEAU DES SOUFFLETS, est un roman d'une donnée hardie et nouvelle ». Ce Château des Soufflets, dont le titre assez énigmatique semblait devoir souffleter l'attention et même la curiosité, est devenu, dans la suite, le fort et singulier roman qui a nom Un Prêtre Marié. A plusieurs reprises, d'Aurevilly rappelle à son ami de Caen le beau projet qui lui tient tant au coeur. « Les personnages de mon Château des Soufflets sont Normands, mande-t-il le 28 juin ; je voudrais des noms anciens, de ces noms que les vieilles races se transmettent de génération en génération. Voyez-vous dans les anciennes chroniques le nom
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d'Ephrem 9 s'il avait du terroir, il me plairait assez ». Trois mois après, alors que son projet prend de l'importance et que son ouvrage, dit-il, « aura plus d'horizon » qu'il ne croyait d'abord, il écrit : « L'idée du livre est la grande idée chrétienne de l'Expiation, qui, selon moi, dans aucun livre, n'a été touchée in imo, in visceribus, et que j'ai voulu pénétrer dans son dessous le plus intime. Puis, toujours la même pensée pour moi ! Démontrer aux Démocrates littéraires que la littérature catholique peut avoir des romanciers intéressants, nouveaux, inattendus ! »
A cette évocation mentale des choses du terroir et du catholicisme (pour lui, cela ne fait plus qu'un maintenant, car c'est la tradition, l'inoubliable et saint passé !) son amour de la Normandie grandit encore. Non-seulement d'Aurevilly veut désormais faire oeuvre normande, mais il veut que dans tous ses écrits le caractère du pays natal et son propre tempérament, à lui « canard sauvage de l'Ouest », apparaissent, éclatent et triomphent. « Nous devons être toujours Normands, fils de Rollon, dans nos oeuvres... Soyons Normands, comme Scott et Burns furent écossais », dit-il le 28 juin. Et c'est la première fois que se formule avec cette netteté le programme qu'impose à son imagination l'enfant de Saint-Sauveur-le-Vicomte, fils du vieux Chouan Théophile Barbey.
Hélas ! il ne peut être « Normand » tous les jours, comme il le voudrait. Il faut vivre, et la critique littéraire du Pays ne comporte pas l'application esthétique du programme décentralisateur de Barbey d'Aurevilly. Il s'en venge en faisant claquer son « fouet de roulier bas-normand » sur le dos de ses justiciables. Mais ces allures de « toucheur de boeufs » ne plaisent pas à tout le
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monde. « J'ai maintenant en moyenne (le mal augmente)
— écrit-il mélancoliquement à Trebutien le 18 juillet 1855,
— un article refusé sur trois, parce que j'ai trois choses qui m'empêchent toujours d'arriver : de la conscience, des doctrines et une plume qui ne se ploie pas aux bassesses. » C'est vrai; mais ce le serait plus encore, si d'Aurevilly avouait un quatrième « empêchement » : ses instincts guerriers, qui l'amènent à se montrer le plus partial des critiques et lui enlèvent souvent la clairvoyance du juge. Voilà surtout pour quelle raison la direction du Pays lui octroyé des loisirs de plus en plus fréquents. Ces loisirs, il les emploie bien, du reste. Il les partage presque également entre la rédaction de ses romans et... la prison ! car on devine qu'il n'a pas cessé d'être réfractaire à la Garde nationale ; il l'est même plus que jamais. « Votre dernière lettre, mande-t-il à Trebutien à la fin de juin, m'est arrivée le jour où j'entrais en prison et je puis dire d'elle la phrase consacrée, qu'elle a charmé les ennuis de ma captivité. Je suis un Normand, obstiné comme un Breton, et la Garde nationale est toujours mon antipathie. J'ai passé trois journées sous mes barreaux et j'ai bien pensé à vous y écrire, mais on m'a présenté de tel papier à lettre que, ma foi, j'ai mieux aimé me passer du bonheur de causer avec vous que de m'en servir. C'était de la couleur locale, trop locale! du papier de véritable épicier. L'âme du vieux Brummell s'est levée dans mon âme et m'a défendu de toucher à ces bourgeoises horreurs. »
En dépit de ses occupations diverses, d'Aurevilly trouve encore le temps de songer à la charmante Eugénie du Cayla, qui lui fut naguère si bonne. Il demande à Mlle Marie de Guérin, la seule survivante de la noble famille, des renseignements circonstanciés et
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précis sur la soeur de Maurice. II veut, en effet, mettre en tête de l'édition préparée par Trebutien une biographie intellectuelle et surtout sentimentale de l'adorable fille « qui ne sut que son âme ». « J'ai l'idée de ma notice écrit-il à Trebutien le 28 octobre ; mais comme ce doit être quelque chose de concentré, de sobre, de voilé, de pudique,... je suis maladroit à réaliser ce que je conçois. » Il ne se montre pas si malhabile qu'il le dit, car en peu de jours il laisse tomber de sa plume une des plus belles, pures et calmes, études qu'il ait sculptées dans le marbre du Souvenir et de l'Amour.
Trebutien ne se tient plus de joie. Il fait tirer à part la notice de son grand ami et la distribue de tous côtés avec des effusions d'enthousiasme. D'ailleurs, Eugénie n'aura pas à se plaindre ni à se montrer jalouse de cette sollicitude qui ne lui enlève rien de la vigilante attention à laquelle elle a droit. Elle est traitée magnifiquement, grâce à la générosité du bibliothécaire de Caen. Parée d'une jolie toilette, qui lui sied à merveille, elle fait son apparition dans le monde, au mois de janvier 1856 Apparition point bruyante, au demeurant, comme il convient à une sainte fille, pure de toute compromission littéraire. La pudeur quasi-virginale de Trebutien s'alarme et s'effarouche à la pensée qu'on pourrait faire de la publicité autour du journal et des lettres de la blanche colombe du Cayla. Il ne veut pas qu'on jette ce bouquet de violettes exquises et sacrées en pâture aux journalistes. C'est dans la solitude de l'âme qu'on doit respirer le parfum discret et pénétrant de l'humble fleur des campagnes.
D'Aurevilly, lui aussi, partage cet avis : « Je ne puis vous accuser encore réception du paquet, mande-t-il à Trebutien le 19 janvier 1856. Je l'attends avec des déman-
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geaisons. Quand je l'aurai reçu, je vous commencerai la très courte liste des personnes de ma connaissance dignes de posséder notre chef-d'oeuvre, mais nous discuterons chaque nom inter nos, car il ne faut pas sacrifier nos exemplaires : il ne faut pas donner de pareilles oranges à Messieurs les Pourceaux. Ce que je ferai de mon côté, vous le ferez du vôtre. Nous décorons les gens à qui nous offrons un pareil livre. J'écrivais hier à Sainte-Beuve: « Si blasé que vous puissiez être de vos succès, l'opinion d'une femme comme MIle Eugénie de Guérin peut fleurir l'amour-propre le plus difficile, et vous ne mettrez pas sans émotion à votre boutonnière cette fleur d'héliotrope sauvage, cueillie pour vous aux rampes de la terrasse du Cayla ». Ah ! la flammèche du poète, je la ferai partir de çe foyer, s'il n'est pas éteint, et si un bout du tison, qui fut Joseph Delorme, y fume encore ! »
Les deux amis normands ont raison de désirer le patronage de Sainte-Beuve, qui vaut mieux qu'un journaliste et apportera aux Reliquioe d'Eugénie la consécration «pontificale» du Prince de la critique. Au surplus, l'auteur des Lundis possède, entre tant de qualités et de défauts, un mérite rare : il est homme de parole. Quand il a promis son concours, il ne recule jamais. Il est un dévot de l'exactitude, cette vertu charmante qui n'est pas toujours la politesse des critiques. Il s'exécute promptement. Le 9 février, un article sur les Reliquioe paraît, signé de son nom prestigieux, dans l'Athoeneum. « L'article est long, en bonne place dans ce mauvais journal, (mais qui est lu par cette raison peut-être) et donne une idée de l'étonnant talent d'Eugénie ; les citations ne sont pas mal faites ». Ce demi-hommage rendu à Sainte-Beuve par son confrère du Pays est significatif : car d'Aurevilly
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est rarement tendre à l'égard des critiques de son temps
Il n'a même pas confiance en Louis Veuillot, à qui il envoie néanmoins un exemplaire des Reliquioe. « Sentira-t-il les beautés éthériales (comme disent les Anglais) de cette fille plus pure que tout, de cette Lakiste d'eau bénite et de larmes, — car l'eau bénite et les larmes, voilà, à elle, tous ses lacs ? » D'Aurevilly se le demande non sans anxiété. Et il ajoute : « La jupe Rose-Chine de cette fille, qui a mis ses armoiries dans son talent, n'effarouchera-t-elle pas mes catholiques puritains et jansénistes (de moeurs et de ton) de l'Univers? » Pourtant la lettre qu'il adresse à Veuillot est de nature à provoquer le bon accueil du rédacteur en chef de la feuille catholique. « Mon cher Monsieur,—écrit d'Aurevilly,—je viens de publier, avec le meilleur de mes amis, un petit livre qui n'est pas un livre et qui, ne se vendant pas, n'a été tiré qu'à un petit nombre d'exemplaires. Nous avons voulu qu'il y en eût un pour vous. Quand vous l'aurez lu, vous ne m'accuserez pas de vous avoir fait la politesse vulgaire de l'envoi d'un livre à un rédacteur en chef de journal... C'est quelque chose de plus personnel et de plus intime, que l'hommage de ces Reliquioe d'une sainte fille qui s'est trouvé avoir dans le coeur le rayon du génie à côté du rayon de la foi... » Bref, d'Aurevilly ne demande pas un article à Louis Veuillot, mais il lui laisse entendre qu'il serait heureux d'en avoir un.
Veuillot riposte, au bout de quelque temps, avec force salamalecs à l'adresse des éditeurs et du préfacier, mais, comme Barbey l'avait prévu, avec une sorte de défiance à l'endroit de Guérin. « J'ai peur que l'édifice ne réponde pas au péristyle », hasarde le pieux écrivain. L'auteur de l'Ensorcelée augure mal de la peu favorable
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disposition d'esprit où il voit l'auteur de l'Honnête Femme. Il songe que la réponse de Veuillot, bien qu'elle ait charmé Trebutien, n'est pas aussi nette qu'il l'eût souhaitée et pense que « le moindre grain de mil ferait mieux son affaire ». Aussi attend-il avec impatience l'article de l' Univers... qui ne vient point. C'est un gros coup de cloche de moins en l'honneur d'Eugénie.
Déçu de ce côté, d'Aurevilly est contraint à chercher fortune ailleurs et, pour le moment, à se contenter du joli coup de clochette de son ami Lerminier. Sans doute, Lerminier a le tort de n'être pas très orthodoxe et d'écrire à la Revue des Deux-Mondes. Mais il a de l'influence dans les salons du Faubourg, grâce à sa collaboration au vieux journal, toujours survivant, l'Assemblée Nationale. Il s'exécute de bonne humeur et publie, au mois de juillet 1856, une étude générale sur les oeuvres de Barbey d'Aurevilly... à propos d'Eugénie de Guérin. On ne lui demandait pas cela ; toutefois, à la réflexion on comprend que la réclame, d'où et à quelque sujet qu'elle vienne, n'est jamais à dédaigner. C'est le sentiment du brave Trebutien ; c'est aussi, avec quelques réserves, l'opinion de Barbey. Mais il demeure entendu, entre les deux amis, qu'on bornera là toute tentative de publicité dans les journaux. La « pastoure du Cayla » plane au-dessus de ces vulgaires intérêts de renommée littéraire.
Où donc, dans quel milieu, faire retentir les échos célestes de l'âme d'Eugénie? A cet égard, les deux anciens co-rédacteurs de la Revue de Caen ne sont pas tout à fait d'accord. Trebutien voudrait que la harpe chrétienne de la mélodieuse fille allât résonner surtout dans les sanctuaires et les oratoires, aux oreilles dévotes d'une élite. D'Aurevilly, — au contraire, — se méfie des
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« bigots » à courte vue et désire faire partager son admiration à des hommes capables de comprendre la soeur de son cher Maurice. Il arrache, non sans peine, aux préjugés de son ami la promesse de plusieurs exemplaires pour l'historien protestant Dargaud, le journaliste incrédule Amédée Renée, le fantaisiste sousDiderot Raymond Brucker, le philosophe de haut vol Blanc de Saint-Bonnet, et le poète athée Baudelaire. Mon Dieu ! oui, pour Charles Baudelaire en personne. « Baudelaire, dit gravement d'Aurevilly, est le traducteur de Poë. Il est un écrivain de force acquise et un penseur qui ne manque point de profondeur, quoique... Oh I il y a bien des quoique ! Il est dans le faux. Il est impie. Il est enfin tout ce que j'ai été, moi ! pourquoi ne deviendrait-il pas ce que je suis devenu ? Voilà ce qui m'attache à lui, indépendamment de sa manière d'être avec moi. Il n'a pas notre foi ni nos respects, mais il a nos haines et nos mépris. Les niaiseries philosophiques lui répugnent. Puis, c'est encore un de ceux qui, dans cet infâme temps où tout est à la renverse, ont le coeur plus grand que leur fortune. A donc, pour toutes ces raisons, une Eugénie, s'il vous plaît ! un flacon de ce baume pour des blessures empoisonnées et vieillies ! »
A son tour, et en guise de revanche, comme s'il voulait apaiser les scrupules de son âme qui obéit trop fidèlement aux désirs de d'Aurevilly, Trebutien a l'idée d'envoyer les diamants d'Eugénie à deux prélats : Mgr Dupuch, évêque d'Alger, et Mgr Gerbet, évêque de Perpignan. D'Aurevilly essaie de l'en dissuader en disant que les gallicans « préfets violets » de l'Eglise se soucient fort peu des suaves inspirations d'une femme qui ne portait pas le béguin. Mais le tenace bibliothécaire s'obstine dans son projet et, avec une infinie bonne
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grâce, insiste auprès de son ami afin de le convaincre de l'utilité d'une propagande religieuse, ecclésiastique, voire épiscopale. Naturellement, l'envoi qu'il fait aux susdits prélats reste sans réponse. Il ne se décourage pas pourtant et, de jour en jour, il devient plus ambitieux pour son Eugénie. Il veut maintenant adresser les Reliquioe à deux académiciens de marque,qui pourraient patronner sous la Coupole la sainte fille du Cayla et lui servir de parrains auprès des graves personnages de l'Institut. Seulement, ne va-t-il pas songer, pour remplir celte mision délicate, à deux poètes très distraits, qui vivent à l'écart des intrigues du quai Conti, — Lamartine et Vigny? — Drôle-d'idée ! remarque justement le critique du Pays ; et il ajoute, en ennemi déclaré de l'institution de Richelieu : « Si nous n'avons qu'eux pour communiquer la flamme de l'enthousiasme aux quarante bois de fauteuil, sans élastique, de l'Académie, ces bois vermoulus ne sont pas près de flamber... Les influents, les décisifs, c'est Cousin, Villemain, et Guizot. » Ce n'est ni vous ni moi, conclut-il, qui consentirions à solliciter pour Eugénie ce « philosophe », ce « rhéteur », cet « homme d'Etat en disponibilité ».
Néanmoins, afin de complaire à son ami, d'Aurevilly veut bien s'entremettre auprès du général de Ségur, l'historien de la Campagne de Russie, et il énumère les avantages qu'il y aurait à confier les destinées académiques d'Eugénie de Guérin aux soins de ce galant homme. Le projet est superbe, mais il ne réussit pas. Ce n'est que plus tard que les Quarante daigneront poser une couronne sur le front pur de la patricienne du Cayla, laquelle, du reste, est bien au-dessus des prix Montyon.
Outre l'intérêt qui s'attache à ces détails, entrés à présent dans le domaine de l'histoire littéraire, on voit
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assez par ce récit combien peu les deux amis normands avaient le souci de leur réussite matérielle. Sous le rapport de la publicité, Trebutien est loin de se montrer l'éditeur idéal ; il est plutôt l'éditeur idéaliste, qui édite à grands frais des ouvrages d'un écoulement difficile et n'a cure des succès financiers, positifs et palpables. Quant à d'Aurevilly, il n'a guère plus d'expérience ou d'habileté en ces matières, bien que sa situation critique... de critique suspect l'oblige à plus de ménagements et de précautions. Lui, il est contraint, malgré ses répugnances intimes, à donner quelque importance aux choses de la vie pratique. Il est tenu, par la nécessité, à voir plus loin, — sinon toujours plus juste, — que Trebutien.
En effet, sa position au Pays n'est pas brillante : elle devient chaque jour plus précaire et plus menacée. D'Aurevilly a eu une lueur d'espoir, quand Amédée Renée a été nommé directeur de la feuille bonapartiste. Mais cette espérance a été sans lendemain. Renée est comme les autres : il promet beaucoup et tient peu. En outre, il est effrayé des tendances de plus en plus autoritaires et catholiques de l'ancien Dandy qu'il connut naguère animé d'un zèle bien moins apostolique. Est-ce que le moment est bien choisi de prêcher l'intolérance dogmatique, alors que l'Empire paraît avoir des velléités de libéralisme et incline légèrement vers la modération. En vérité, l'auteur de l'Ensorcelée méconnaît tous ses intérêts, ainsi que les devoirs du gouvernement et les obligations de ses amis !
Mais d'Aurevilly ne s'arrête pas à d'aussi mesquines considérations. Si sa doctrine religieuse se resserre encore et se rétrécit en quelque sorte, ses convictions impérialistes, au contraire, se détendent et deviennent flottantes. Fâcheuse disposition d'esprit, lorsqu'on colla-
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bore à un journal officiel ! Ses compagnons de lutte ne le lui dissimulent pas. Lui, il ronge son frein d'impatience. Cependant il se souvient parfois qu'il est chrétien et qu'il doit donner l'exemple de la résignation. Il semble, effectivement, qu'à cette époque une crise de mysticisme,—peut-être déterminee par le commerce d'Eugénie de Guérin, — ait nettoyé son âme de tout le levain du « vieil homme ». Le 8 juin 1856, Barbey d'Aurevilly écrit à Trebutien, à propos de ses ennuis de critique qu'il cherche à oublier : « Les distractions ne valent pas un bon chapelet dit avec foi. » Peu de temps après, le 9 juillet, il précise à cet égard ses sentiments intimes : « La Douleur, dit-il, c'est la visite de Dieu... Dans tout état de cause, cela est bête de ne pas penser à Dieu ; mais quand on sait Dieu, quand on y a pensé, qu'on n'a pas d'insolente objection à lui faire, qu'il n'est pas seulement une cause première, mais une personnalité sans laquelle nous ne comprendrions même pas la nôtre, on est moins que bête, on est coupable de ne pas se jeter à lui. » Enfin, il développe ces idées mystiques dans son Château des Soufflets, qui deviendra bientôt le Prêtre Marié.
C'est alors que l'abbé d'Aurevilly profita des excellentes dispositions de son frère Jules pour le ramener complètement au bercail, en le réconciliant avec ses parents. « Léon m'a mis à une rude épreuve, écrit l'auteur de l' Ensorcelée. Il m'a envoyé un modèle de lettre à mon père, pour lui annoncer mon arrivée. Dans cette lettre, il me fait demander pardon, à moi qui n'ai pas de torts et qui pourrais montrer des blessures J'avoue que le vieil homme s'est cabré... Mais enfin je me suis mis au pied du crucifix, j'ai pensé qu'avec nos idées c'était une grande supériorité que celle d'être père, que cela couvrait tout, abolissait les torts..., et j'ai bu le calice, —
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j'ai écrit la lettre sans y changer un seul mot ». Quelle transformation s'est opérée dans son âme depuis l'heure des révoltes juvéniles ! Il n'avait plus, du reste, que ce pas à faire pour rentrer au giron des traditions familiales. Après son « évasion » d'adolescent, la voix du sang avait réveillé en. lui les préjugés aristocratiques des Barbey. Plus tard, vers 1847, il était redevenu catholique, puis « Normand ». Pour effacer l'ombre même du passé, il lui fallait à présent demander pardon de ses erreurs et solliciter, des mains de son père, l'absolution des fautes d'une jeunesse dissipée. C'était dur. Mais il se soumit simplement et noblement, comme il convenait, — en un instant de clairvoyance morale où son devoir ne lui parut pas douteux. Le fils s'inclina respectueusement devant les ordres paternels et revint au foyer recevoir le baiser de paix. Le 1er septembre 1856, il prenait la route de St-Sauveur-le-Vicomte, qu'il avait oubliée et dédaignée depuis vingt ans.
Le « vieil homme » était mort en son coeur, après bien des convulsions suprêmes pour survivre à l'arrêt de condamnation qui le frappait. Désormais, Barbey d'Aurevilly appartient tout entier et sans réserve aux séculaires traditions de sa famille. Il peut s'appeler, lui aussi, un « Prophète du Passé ».
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CHAPITRE XIII
RETOUR AU PAYS NATAL SÉJOUR A SAINT-SAUVEUR, A VALOGNES ET A CAEN
Memorandum DE CAEN
POLÉMIQUES LITTÉRAIRES ET DÉCEPTIONS
« Les Fleurs du Mal ». - « Le Réveil " Memorandum DE PORT-VENDRES
(1856-1859)
« Mes parents m'ont reçu. . comme vous le pensiez, mon ami, — écrit d'Aurevilly à Trebutien le 12 septembre 1856. Mon père, qui a une belle vieillesse et que Léon m'a complètement ramené, est très aimable, très doux, très discret, d'une paternité vraiment touchante. Ma mère... ah! ma mère, elle s'anime pour moi encore, et cela me touche jusqu'aux larmes ; mais, mon ami, ce n'est même plus un débris d'elle-même. Ce n'est plus même son cadavre, oublié sur le bord de sa tombe, — le cadavre de ce qu'elle fut serait une chose imposante et belle ! — et beauté, intelligence, sentiment, feu de la vie, tout est fini, tout a disparu ! Je l'avais laissée magnifique de sa double supériorité physique et morale, je
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n'ai plus retrouvé qu'une paralysée avec le regard vide et béant, la difficulté de parler, l'horrible stupeur des paralytiques. Oh ! cela a été bien affreux pour moi !... Je ne croyais pas tant aimer ma mère. Il y avait tant d'années de tombées muettes entre nos deux coeurs, que je ne me croyais plus si fils! Rien ne meurt donc en votre ami, mon cher Trebutien. Les impressions que je ressens près de cette ruine, qui fut une chose si superbement organisée, m'apprennent des sentiments que je ne me soupçonnais plus. Ma pauvre mère ! ma pauvre mère ! » Admirable cri d'angoisse, échappé d'un coeur, lourd déjà du poids de 48 années, — mais dont ni l'éloignement ni la lutte quotidienne n'ont éteint la flamme, — devant ces deux vieillards de 69 et de 71 ans, Théophile Barbey et Ernestine Ango !
L'impression que d'Aurevilly ressent des lieux, où s'écoula son enfance, n'est pas moins forte ni moins mélancolique. « J'ai trouvé le pays dépouillé de bien des poésies, mande-t-il à Trebutien dans la même lettre. Les années, les Révolutions, l'exécrable Progrès ont déchiré les voiles dans lesquels j'avais emporté l'image de choses détruites sous ces énormes bêtises, — l'utilité et l' amélioration ! Par exemple, ils ont, au vieux château de Néel le Vicomte, abattu une tour, restant de la Poterne. L'étang du Quesnay (le Quesnoy) est comblé ! on y coupe des saules et de l'osier. Et mon aride falaise de Carteret est ignoblement couverte de pommes de terre, avec des clôtures de place en place. Ils disent que c'est de bon rapport. Comme ils ne peuvent pas faire tenir la mer dans un pot de chambre, ni l'empêcher de se moquer d'eux dans le rire de ses vagues, au moins ils ne l'ont ni souillée ni changée, et je l'ai revue belle, immaculée, identique à ce qu'elle était dans mon enfance.
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C'a été une pure sensation. A mon premier regard du haut des dunes, elle était calme comme une vie apaisée et souriante, avec de longs sillons verdâtres s'entrecroisant, comme les nuances de la nacre, avec de longs sillons lilas ». Et voilà que tout le passé de ce BasNormand lui remonte au coeur et qu'il pleure de vraies larmes d'émotion. A de pareils accents, on devine un « homme du terroir » qui a repris racine chez lui et dont l'âme palpite et tressaille d'allégresse, lorsqu'il foule le sol natal, en un hymne superbe que ne renierait pas un grand poète.
De semblables sensations, aussi intenses, profondes et mélancoliques, l'envahissent à Valognes. « Demain, écrit-il à Trebutien le 21 septembre, je passerai la journée à battre le poétique pavé de Valognes (il le fut pour moi ! ) et à constater les déformations de cette pauvre ville par le monstre abhorré du progrès ! J'en ai déjà entrevu quelque chose. Il y avait autrefois une rue que j'aimais, qui s'appelait la rue de Poterie. Des ruisseaux bouillonnants et purs, dignes de rouler des truites dans leur courant limpide, la sillonnaient, face à face, dans toute sa longueur, comme deux charmantes petites rivières. Il fallait des planches jetées sur ces ruisseaux pour que le pied frissonnant des filles de Valognes y passât sans mouiller sa jupe. De place en place, brillaient, sur leurs bords, des pierres luisantes et polies où toutes les Nausicaa de la ville venaient laver leur linge et mêler au bruit de la rue le battement babillard des battoirs ! Je n'ai vu, en aucune de mes pérégrinations, rien de plus original, de plus charmant et de plus frais que cette rue de Poterie. Quand j'y descendis de diligence l'autre jour, je cherchai vainement le fil mobile et argenté de mes ruisseaux sur les pierres essuyées. Je trouvai..
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un trottoir ! Les bourgeois de la ville s'étaient plaint que cette eau, ravissante au soleil, nuisît à la pureté des vins frelatés dont ils s'abreuvent... »
Enfin, pour achever son pélerinage normand, Barbey d'Aurevilly revient, le 28 septembre, à Caen où, trois semaines plus tôt, il n'avait fait que passer, s'arrêtant seulement pour donner la fraternelle accolade à l'ami Trebutien. Cette fois il y reste douze jours. Il y veut revivre ses émotions d'autrefois. Là, en effet, l'attendent de chers souvenirs profondément empreints en.lui, et dont le spectre est embusqué à chaque coin de rue. Il y a des parcelles de son âme qui sont éparses et voltigent dans le ciel grisâtre de Caen. Sa vie d'étudiant, ses premiers rapports d'amitié avec Trebutien, ses premières souffrances issues de ses premières amours, sur lesquelles le temps n'a pas encore jeté le voile de l'oubli, — que de choses et d'êtres à évoquer, que de flambeaux à promener sur ce qui fut et ne sera plus, que d'amères ou douces remembrances a donner en pâture à une sensibilité qui n'est jamais satisfaite !
Le meilleur de ses instants, pendant son séjour à Caen, d'Aurevilly le consacre à Trebutien. Les deux anciens rédacteurs de la Revue républicaine de 1832, — à présent convertis aux mêmes idées catholiques et monarchiques, — vivent en étroite communion d'esprit et à coeur ouvert. Il existe plus que de l'amitié entre eux ; ils ont l'un pour l'autre une vraie « fraternité », une sorte de « consanguinité d'âme » qui les fait vibrer à l'unisson et palpiter des mêmes émotions. A la requête de Trebutien, l'auteur de l' Ensorcelée commence un Mémorandum, dès le jour de son arrivée, pour cet autre lui-même qui veut garder l'éternelle image du voyageur qui passe et sera bientôt un absent. « ...Nous avons
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causé au coin du feu, — écrit d'Aurevilly, — retirés de tout, parfaitement à nous-mêmes, dans cette cellule silencieuse, comme deux pasteurs au fond des bois. » (1). Trebutien fait à son grand ami les honneurs de la Bibliothèque publique dont il est le sous-conservateur. Tous deux admirent les portraits normands qui en « ornent le pourtour » et devisent avec chaleur des gloires locales. Ils s'attardent en de longues causeries où s'épanche leur âme. Ils y revivent le passé. Puis, ils songent à l'avenir, — à la publication prochaine des oeuvres de Maurice de Guérin, surtout, et à une édition future de cette volumineuse correspondance de Barbey d'Aurevilly entassée depuis vingt ans dans les tiroirs de Trebutien. Ils se complaisent à caresser ce projet, — l'un, avec la modestie qui s'efface devant la supériorité intellectuelle, — l'autre, avec la candide et pleine conscience de sa valeur. « Mes lettres à Trebutien, —s'écrie d'Aurevilly, — collection qui doit être la plus belle plume de mon aile, si je dois devenir un oiseau glorieux. — un oiseau du paradis de la gloire ! Le meilleur de moi est dans ces lettres, où je parle ma vraie langue et en me fichant de tous les publics ! — Ecrit un mot orgueilleux sur le cahier qui renferme cette collection, — un mot orgueilleux qui peut devenir un mot juste. — Comme je ne suis pas Kepler, qu'il reste où il est, ce mot que l'avenir justifiera peut-être. Je ne l'écrirai point ici. » Ce « mot orgueilleux », qu'il n'ose consigner dans son Memorandum, est : « Je puis attendre la gloire, appuyé
(1) Memorandum de Caen. — J'appelle de ce nom le Memorandum de 1856, — jusqu'ici appelé Premier Memorandum, — pour le distinguer du Memorandum de 1836 récemment publié sous ce titre : Premier Memorandum.
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là-dessus ! » ; et, pour que le souvenir ne se perde pas de l'heure solennelle où il se décerna une pareille couronne, d'Aurevilly ajoute : « Ecrit ceci le 2 octobre, dans la cellule de mon ami Trebutien, 8 heures du soir. » Il n'est pas impossible que l'avenir donne raison sur ce point à l'auteur de l'Ensorcelée.
Cette besogne achevée, les deux amis reviennent à leur conversation préférée sur les êtres et les choses de la Normandie. C'est alors que Barbey d'Aurevilly trouve la formule définitive de son programme normand. «... Romans, impressions écrites, souvenirs, travaux, tout doit être Normand pour moi et se rattacher à la Normandie. Il y a longtemps (1) que j'écrivais à Trebutien : « Quand ils disent de partout que les nationalités décampent, plantons-nous hardiment, comme des Termes, sur la porte du pays d'où nous sommes et n'en bougeons pas ! » Lorsqu'on est Normand, il faut l'être tout à fait. Aussi, pour inaugurer son vaste et ambitieux programme, d'Aurevilly veut-il, ce jour même du 2 octobre, s'affubler d'un manteau de roulier, comme les paysans de la Manche. « Je suis allé, note-t-il, acheter une limousine, semblable à celle des charretiers BasNormands, et dans laquelle je veux envelopper mon dandysme cet hiver. Je la ferai doubler de velours, comme Jean Bart avait fait doubler d'or sa culotte
(1) Il n'y a pas si longtemps que d'Aurevilly le laisse entendre. C'est dans une lettre du 28 juin 1855, — quinze mois par conséquent avant le voyage en Normandie, — que je relève la première formule de ce programme. La voici: « Quand ils disent que les Nationalités décampent, plantons-nous sur la porte du pays dont nous sommes et n'en bougeons pas ! » La formule, on le voit, a pris de l'ampleur par la suite. Mais, depuis plusieurs années déjà, Barbey d'Aurevilly était en possession de idée maîtresse qu'il a traduite en des termes si originaux et mémorables.
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d'argent, et elle aura une moins meurtrissante destinée ». Toujours, chez Barbey d'Aurevilly, la fantaisie se glisse à côté du sérieux : il lui semble que la vérité n'est belle que lorsqu'elle porte un panache éclatant. Ce n'est pas lui qui l'adorera jamais, sortant toute nue de son puits légendaire. Dès qu'il l'aperçoit si sommairement vêtue, il la couvre vite d'un péplum romantique qui en accusera mieux et en fera saillir les formes splendides.
C'est dans ce but, — pour donner plus de couleur à la vérité, — qu'il va voir le chevalier Des Touches au BonSauveur, triste asile, où l'illustre Chouan achève ses jours dans la nuit intellectuelle, en compagnie de toutes les variétés de fous. « Je suis intervenu, raconte-t-il, et brusquement lui ai jeté au nez : Vous rappelez-vous votre enlèvement de la prison de Coutances, monsieur Des Touches ? — Un éclair, non pas d'intelligence, mais de mémoire, a traversé son oeil bleuâtre, — et il a dit que oui, s'est animé, et m'a appris le nom — que je ne savais pas, — de son juge, du juge qui l'avait condamné
à mort — Je me retourne pour le voir une dernière
fois. Il était calmé, mais sa poitrine se soulevait encore ; ses yeux,— bleus comme cette mer qu'il a tant regardée dans le calme, la tempête et les brumes, — ces yeux qui perçaient tout et qui ne percent plus rien, — étaient vaguement arrêtés sur les plates-bandes de fleurs rouges du jardin, qu'ils n'avaient pas même l'air de voir ! » Heureux d'Aurevilly ! Il trouve dans cette visite au chevalier Des Touches le dénouement de son roman bientôt achevé.
Mais les journées s'écoulent. Il faut regagner Paris. La séparation des deux amis est triste, — plus triste que ne semblent l'indiquer les dernières lignes du Memo-
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randum, qui d'ailleurs furent écrites dix jours après le départ, lorsque l'impression du moment n'avait plus la même vivacité. « C'est demain que je pars, écrit d'Aurevilly le 8 octobre, et quoique mon regret de quitter Trebutien soit profond et me rappelle amèrement que la vie n'est pas faite comme je le voudrais, cependant je quitterai Caen comme j'y suis revenu et comme je l'ai habité, sans tristesse. Les souvenirs de quatre ans d'extrême jeunesse, qui sont restés empreints en moi pendant tant d'années, n'y sont plus empreints. Toute empreinte est mordante. Quelque chose qui n'est pas l'oubli, et qui a fait monter mon âme plus haut, a donné à ces souvenirs, longtemps pesants, la légèreté de la vie, ou de la mort, — car on ne sait laquelle de ces deux poussières — la mort ou la vie ! — pèse le moins ?... Les ombres de l'Elysée des Anciens étaient transparentes. De même les ombres de cette jeunesse que j'ai appelées autrefois les spectres de mon bonheur et qui m'auraient rendu Caen si changé et si triste, pour peu que j'y fûsse revenu il y a seulement cinq années ! »
Qu'a donc d'Aurevilly pour tenir un langage si nouveau ? Pourquoi les « spectres » du passé ne le hantent-ils plus? C'est qu'un amour, plus fort que le souvenir des passions éteintes, s'est récemment glissé dans le coeur de l'ancien Dandy, historien et imitateur de Brummell, et l'a remué de fond en comble. Et le romancier ne rêve maintenant que de couronner par un mariage prochain l'idylle de cet amour estival. Le réfractaire d'antan veut ainsi achever sa soumission à l'ordre du monde. N'importe ! Barbey d'Aurevilly songeant à prendre femme et à s'établir, cela semble d'une douce ironie ! On a beau faire la réflexion que telle serait pourtant la conclusion logique de ses idées
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d'autorité ; on a beau répéter avec lui cette phrase du Memorandum de Caen, à la date du 30 septembre : « Me voici rentré dans la vie régulière », — malgré toutes les protestations les plus sincères de fidélité future à la tradition, ce n'est pas sans quelque effort d'imagination qu'on se représente l'auteur d'Une Vieille Maîtresse convolant en justes noces, à la manière d'un simple bourgeois ou d'un aristocrate bien rangé. Quel singulier mari il eût fait ! Ce « canard sauvage de l'Ouest » n'avait pas l'humeur « pot-au-feu » d'un rentier ni le goût d'un ménage pacifiquement monotone. Il eût voulu sans doute introduire à son foyer un peu d'outrance romantique et relever par des piments inconnus la fadeur classique des joies conjugales. Cela peut-être n'eût pas donné les résultats attendus, et le pauvre romancier en eût été pour ses frais d'enthousiasme. Au fond, comme l'a dit si joliment Jules Sandeau de Mérimée, « il était né célibataire », et d'Aurevilly plus tard a si bien compris cette vérité qu'il est mort « vieux garçon » endurci et impénitent. Il ne faut pas le plaindre : la cage n'est pas bonne à tous les oiseaux.
Mais, sur l'heure, il ne se rendait pas compte d'une chose si simple. Il était tout grisé de ses nouvelles amours et « tendait de toutes parts les voiles à l'espérance ». Toutefois, la réalité se charge bien de le ramener des nuages sur la terre. La vie de Paris ne lui permet pas de « mélancoliser » longtemps. Dès son retour, d'Aurevilly entre en lutte ouverte avec le directeur du Pays, son ami Amédée Renée « Mon article, mande-t-il à Trebutien le 23 octobre, devait être sur Guizot. Renée, mis en veine par mon article sur Cousin, m'avait dit : Allez! — Je vais donc, ...et je passe sur le ventre à Guizot, en lui laissant les quatre fers de ma critique entre
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le diaphragme et l'ombilic, l'atteignant sous les deux espèces de ses prétentions impuissantes, l'homme politique et l'historien. Mais Renée n'avait-il pas chez lui, à la Revue Contemporaine, ce pauvre petit gringalet de Guizot fils ?... Voilà donc mon Renée fort embarrassé... » Finalement, l'article paraît ; seulement, — constate tristement d'Aurevilly, — « des dix-huit balles de mon espingole, on en a retiré dix-sept. » La pire conséquence de l'aventure, c'est que désormais l'intransigeant critique du Pays est classé parmi les incorrigibles et les suspects.
Au milieu de ses ennuis, de jour en jour croissants, il lui arrive néanmoins quelques bonnes fortunes. Un certain M. Poitou, magistrat de son métier et critique à ses heures, ne s'est-il pas avisé d'écrire dans la Revue des Deux-Mondes du 15 décembre 1856 un réquisitoire en règle contre Balzac et son oeuvre ? Vite Barbey d'Aurevilly, — l'avocat du Diable, qui se trouve être souvent l'avocat du bon sens et de la raison, — riposte à cette diatribe par un chaleureux éloge du grand romancier de la Comédie humaine. « Savez-vous contre qui j'article en ce moment? dit-il à Trebutien le 28 décembre. Sur cette archi-ennuyeuse pédante qu'on appelle la Revue des Deux-Mondes. Elle a publié un article ignoble sur Balzac, — un article qui sent les coups de pied au derrière que Balzac lui avait donnés, — et je m'occupe un tantinet de cet article, signé par un nommé Poitou (Bas-Poitou, plutôt!), qu'on m'assure être un avocat général et que je traite comme un huissier. »
L'étude de Barbey d'Aurevilly, vibrante d'enthousiasme, fait grand bruit dans la presse et soulève un peu partout de vives polémiques. Mme de Balzac en est profondément touchée et tient à remercier l'ardent défenseur d'une chère mémoire. « J'ai reçu cette semaine,
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écrit d'Aurevilly le 1er février 1857, en cadeau et hommage un beau médaillon, en bronze, de Balzac, encadré en chêne, d'un grand style. C'est le médaillon de David d'Angers. Mme de Balzac me l'a envoyé avec une fort belle lettre, en me remerciant de ma défense de son mari contre les ruades sans fers du Poitou. » Pour ne point demeurer en reste de politesse, l'auteur de l' Ensorcelée répond aussitôt à la veuve de l'illustre romancier : « Madame, c'est moi qui suis maintenant votre obligé. Laissez-moi vous remercier de votre beau médaillon que j'ai reçu, je vous assure, avec la double émotion d'un grand plaisir et d'une grande reconnaissance. Je n'avais pas besoin de cela pour me rappeler les traits de l'homme de génie que j'ai toujours admiré et que j'ai tant vu, sans, hélas! personnellement le connaître (un regret de ma vie, madame) ; mais ce médaillon, placé chez moi, attestera deux choses aux yeux du monde : — ma religion intellectuelle pour lui et l'honneur que vous m'avez fait. »
Ce ne sont là, sans doute, que de rares événements heureux dans une assez monotone et instable carrière de critique. Mais d'Aurevilly en fait tout de même son profit. Il tire parti de toutes les accalmies de son existence plutôt orageuse d'ordinaire. Il revient à ses chers projets qu'aux heures vertigineuses de la lutte il avait dû momentanément délaisser: il reprend son Château des Soufflets, et y sculpte la belle figure de Calixte, l'adorable fille du « Prêtre marié ». Il compose de petits poèmes en prose qu'il appelle des Rythmes oubliés. « Je viens de terminer ce matin, mande-t-il à Trebutien le 28 février, les Yeux Caméléons et je vous les envoie. C'est encore à vous, comme beaucoup d'autres pièces des Rythmes, qu'ils sont adressés. Ah! je veux vous emporter dans
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ma gloire, si j'ai gloire jamais ! Ce qu'on trouvera de fois votre nom dans mes oeuvres sera prodigieux. Comme la fantaisie (the fancy) se joue de nous, et nous pas d'elle, je vous dirai qu'en ce moment le livre qui me préoccupe et me maîtrise, ce sont nos Rythmes. Je suis en veine d'inspiration... J'ai le sein gonflé de mille sentiments qui cherchent une issue... »
Mais d'Aurevilly est bientôt contraint à refréner ces enthousiasmes d'imagination, que trouble la plate réalité quotidienne. « Mon cher Trebutien, — écrit-il le 10 avril, « nuit du vendredi au samedi-saint », — on adore la Croix aujourd'hui, moi je l'ai portée. Mes ennuis au Pays vont-ils recommencer?... Notre brave Consul, l'intrépide lièvre, m'a refusé ce matin l'insertion de mon article de semaine... L'article était composé, mais comme il maltraitait un précieux orléaniste que le Gouvernement de l'Empereur (et non l'Empereur, qui continue d'être le Lépreux de la cité d'Aoste de son Empire) a été assez bête pour pousser à l'Académie, le Consul a écouté sa vieille affection de parti et sa peur toujours jeune et nouvelle... Le sujet de l'article était le nommé Emile Augier, un coiffeur littéraire... Je m'étais demandé ce que ce polisson, heureux comme l'indignité, avait rendu de services à la langue française pour qu'on en fît un académicien ». Décidément, la passion conduit à de regrettables extrémités le justicier Barbey. Il fait le coup de feu dans les journaux de l'Empire comme ses aïeux dans les buissons de la Basse-Normandie. Il n'a pas l'air de se douter que les temps ne sont plus les mêmes et il s'étonne qu'on ne récompense pas son ardeur pour la bonne cause... en le décorant. On le « crucifie » bien, mais non comme il le voudrait. On lui fait porter la croix sur les épaules, — tel le Christ en route vers le Golgotha, — au
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lieu de la lui placer sur la poitrine. Il est vrai qu'on l'a proposé pour la Légion d'Honneur et il se flattait tout bas de l'espoir qu'il figurerait sur la liste des nominations du 15 août. « Ah bien! oui, — narre-t-il tristement à Trebutien quelques jours plus tard, le 23, — on a nommé Limayrac, Galonne, Dumas fils, le Camélia, Clairville, le Galoubet du vaudeville grivois... et je puis encore vous embrasser avec une poitrine vierge de la souillure d'une promotion comme celle-ci... Ah ! l'Empereur ! l'Empereur ! C'est donc le Quinze-Vingt de la France ! Ces ignobles ministres, comme on dit chez nous au Colin-Maillard, l'ont-il assez bauné? »
Par bonheur, d'Aurevilly ne s'arrête pas longtemps à envenimer, par d'éternelles récriminations, ces égratignures d'amour-propre qui le font souffrir. Il aime mieux poursuivre vaillamment son oeuvre. Pour se venger de ceux qui lui sont hostiles et lui barrent le chemin de la renommée, il multiplie les articles vibrants sur les plus grands sujets, continue à- rendre à ses amis de signalés services intellectuels, élève sa critique à la hauteur d'une « mission » courageuse et active et en fait, quand il le peut, un instrument de bonnes actions, une magistrature bienfaisante.
A cette époque, précisément, une retentissante occasion lui est donnée de dire noblement, à haute voix et sans réticence, la vérité à ses amis et de résister, malgré le courant qui emporte même les plus clairvoyants thuriféraires de l'Empire, aux stupides entraînements de l'opinion. Baudelaire vient de publier ses Fleurs du Mal. Aussitôt, les moralistes de profession jettent un cri de détresse et crient à l'abomination. Or, à la nouvelle du procès intenté au poète par les gardiens attitrés et patentés des moeurs publiques, tous les personnages
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officiels de la critique, qui avaient déjà fait des avances au traducteur de Poë, — Sainte-Beuve, entre autres, et le premier, — se replient en bon ordre vers leur demeure respective et ne paraissent plus connaître un homme si compromettant. Un des rares chroniqueurs (ils étaient quatre!) qui protestèrent contre le pouvoir usurpateur de magistrats sans compétence pour les questions littéraires, fut l'absolutiste Barbey d'Aurevilly.
Il sait pourtant bien, l'auteur de l'Ensorcelée, qu'un article sur les Fleurs du Mal, — principalement s'il porte sa signature, — ne sera pas accueilli avec bienveillance au Pays et, en fin de compte, n'y aura point les honneurs de l'insertion. Mais il met sa conscience, sa probité d'écrivain, bien au-dessus de ses intérêts personnels, des avantages qu'il aurait à rester silencieux, des manoeuvres de toutes les coteries et des bas calculs de boutique. Alors il écrit une superbe apologie, — nuancée de sages réserves et de restrictions dogmatiques, — du talent et de l'oeuvre de Charles Baudelaire; et, ne pouvant publier cette étude, il l'adresse au poète dans le moment où celui-ci va passer devant ses juges. « Mon cher Baudelaire, lui dit-il, je vous envoie l'article que vous m'avez demandé et qu'une convenance, facile à comprendre, a empêché le Pays de faire paraître, puisque vous étiez en cause. Je serais bien heureux, mon cher ami, si cet article avait un peu d'influence sur l'esprit de celui qui va vous défendre et sur l'opinion de ceux qui seront appelés à vous juger ». Mais on sait ce que pèse la littérature dans la balance de Thémis! D'Aurevilly en est pour les frais, de son dévouement et n'a que le mérite de sa bonne action. « Je vous envoie, mande-t-il à Trebutien le 23 août, mon article sur Baudelaire, qui a été jugé et condamné jeudi. On aurait
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dû plaider mon article. Chaix d'Est-Ange, le fils... du valet de son père, a plaidé je ne sais quelles bassesses, sans vie et sans voix. L'avocat général Pinard a parlé de votre ami avec une considération qui vous eût fait plaisir et a montré à Baudelaire une sympathie inconséquente. On voyait qu'il était entre l'ordre du ministre et sa conscience. Tout cela fait pitié et peut aller avec les sottises et les platitudes de ce temps ! ».
« Les sottises et les platitudes de ce temps ! » voilà ce qui révolte le plus l'âme loyale, hautaine et fièrement aristocratique, de l'auteur des Prophètes du Passé. Aussi, dans ses lettres intimes à Trebutien, fait-il payer cher leur lâcheté, — prétendue ou réelle, — à ceux qui tombent sous sa juridiction, sous sa « coupe ». Il écrit le 29 novembre à son fidèle ami de Caen : « Je pensais vous mettre ce soir à la poste... un article sur Carrel, salé et poivré du mépris convenable pour ce Chicaneau Rouennais politique et ce tâteur de régiment, dont les poltrons ont fait un grand homme. Mais le discours de cette, vieille canaille de Dupin, renommé par l'Empereur (ô dii ■majores!) re-procureur impérial à la Cour de Cassation, a pris la place qui m'était réservée au journal... Il importe fort peu à la gloire et à l'intérêt de la France que ce vieux roquentin et coqum et scapm de Dupm (il le rima fort justement en tain !) soit, ou non, à mâchonner des réquisitoires à là Cour de Cassation, cette mécanique judiciaire. Mais il importe que le Pouvoir ne fasse pas de bassesses et reste debout devant ses ennemis. Dupin ne peut pas se déshonorer, mais le Pouvoir s'honore-t-il, lui, en lui tendant tout ce qu'il peut tendre, car ils l'ont fait sénateur, ce matin ». Suit une nouvelle philippique contre le gouvernement de Napoléon III.
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Barbey d'Aurevilly n'est pourtant pas au bout de ses mésaventures. L'article sur Armand Carrel, retardé d'abord par le discours de Dupin, est, ce prétexte une fois disparu, définitivement refusé. « J'avais cassé, — écrit tristement le pauvre journaliste, à la date du 5 Décembre, —les trente-six masques de Carrel, le masque du Républicain, de l'homme de talent, de l'homme de caractère, et on a trouvé que je ne respectais pas assez ce vicieux carnaval politique qu'on nous donne pour un grand homme de pur acier. Au journal de l'Empire, il faut bien respecter la République, parbleu!... Les raisons qu'on m'a opposées pour repousser mon article sont dignes des héros qui me les ont opposées. L'Empereur serait mécontent ! lui qui ne lit rien, en fait de journaux, que ce que M. Mocquart lui note! lui qui ne lit rien!... Il aimait Carrel. Il a conspiré avec Carrel. Nous aurions Carrel, s'il vivait, assis sur le banc du Sénat, à trois pas de Dupin ! Pardieu ! »
On dirait qu'il a de l'amertume au coeur, le pauvre critique maltraité, et qu'il a besoin d'épancher sa souffrance dans une âme fraternelle. Mais, comme il demeure malgré tout un incorrigible de l'illusion, il se console de la mauvaise fortune, en songeant à Calixte. « Calixte m'a sauvé, — s'écrie-t-il, dans la même lettre, avec la candeur et la naïve confiance d'un esprit droit et toujours idéaliste, — Calixte m'a sauvé! J'avais peutêtre besoin de cette secousse pour m'y rejeter, comme je m'y suis rejeté. L'Imagination avait besoin de ce vigoureux coup de lanière ! Elle est réveillée, elle a secoué ses ailes, elle les a ouvertes et elle est partie! » Ils sont heureux, en dépit de tous les déboires, ceux qui, comme d'Aurevilly, peuvent, au sein même des plus grandes tristesses, conserver intacte une fenêtre sur le
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dedans, sur le monde calme et serein de la pensée pure, et s'envoler en une libre échappée vers les libres régions bleues où fleurit la poésie! Jamais ces natures-là ne seront terrassées par les cruelles réalités de la lutte quotidienne !
Il faut vivre pourtant, et le pain de chaque jour n'est pas donné par la divine Calixte ! Elle donne ce qu'elle possède, la fée délicieuse et enchanteresse ! elle donne l'apaisement du coeur et les jouissances de l'esprit ! mais elle ne peut pourvoir aux nécessités matérielles de l'existence. Barbey d'Aurevilly doit donc, malgré ses dégoûts, se relancer en plein courant, au milieu de la tempête qui l'assaille de toutes parts. Nageur intrépide, il va braver la colère des flots déchaînés. Au moins ne partira-t-il pas à l'aventure, sans une ample provision de chimères précieuses qui le consoleront des misères de la vie et garderont le seuil sacré, inviolable, du temple où repose l'Imagination, en attendant qu'elle prenne son vol vers l'au-delà!... Mais quel contraste entre le coin bleu, réservé à l'essor de la rêverie, et le coin noir, où s'écoule, laborieuse et pénible, la carrière militante du journaliste « condamné aux travaux forcés à perpétuité », « aux travaux forcés de l'honneur ! »
C'est dans ces sentiments que d'Aurevilly se détache de plus en plus du régime impérial qu'il avait naguère, inconsidérément, — par peur de l'anarchie, — appelé de tous ses voeux. Le devoir d'un gouvernement fort, dit-il, ne consiste pas à frapper ses amis les plus fidèles, les plus désintéressés, et à n'avoir de caresses ou de complaisances que pour des adversaires qui, même comblés de faveurs, ne désarmeront jamais? S'il en est autrement, si les partisans sincères sont écartés et les ennemis adulés, mieux vaut se battre en franc-tireur, à l'avant-
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garde ou sur le flanc des partis, que de se mêler à la troupe confuse des satellites. Les chers principes d'ordre et d'autorité ne perdront rien à ce qu'on les défende en indépendant: ils seront même d'autant plus sûrement sauvegardés qu'on n'attachera pas leur destinée, qui est permanente et d'un intérêt éternel, à l'incertaine et passagère fortune d'un homme quel qu'il soit.
Justement, Granier de Cassagnac a l'intention de fonder un nouveau journal et de lui donner un air d'autonomie que ne comporte ni ne tolère la majesté d'un organe officiel. Dans ce but, il s'adresse à d'Aurevilly, qui est homme à ne reculer devant aucune tentative, fût-elle des plus hasardeuses, et à ne s'effrayer d'aucun coup d'audace. On devine si, dès la première heure, ce digne fils des Chouans de Basse-Normandie prête son concours à l'entreprise nouvelle. Messieurs les Lâches de la politique et de la littérature, — s'écrie-t-il — vous n'avez qu'à courber l'échine sous le fouet vengeur des Absolutistes révoltés ! « Le programme, écrit triomphalement Barbey le 17 décembre, est celui de mon ami Trebutien: — le Pape, — la Monarchie, — et, littérairement, la tradition de Louis XIV, — sur toute la ligne, l'UNITÉ et l'AUTORITÉ ! » Le journal s'appellera : LE RÉVEIL : « bon titre ! » remarque avec satisfaction l'auteur de l' Ensorcelée. On y secouera la torpeur des marmottes du second Empire.
Le premier numéro du Réveil porte la date du 2 janvier 1858. Naturellement, pour ne point faillir aux promesses de leur prospectus, nos autoritaires forcenés commencent par cravacher et fouailler tout le monde, universitaires et politiciens, aristocrates et bourgeois, libres-penseurs et catholiques. Pour sa part, d'Aurevilly fait une sensationnelle entrée en scène. D'autres rédacteurs ne jettent des pierres que dans le jardin du voisin; lui, il mitraille
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croyants et mécréants, et il fait choix des boulets du plus gros calibre. Son article de début éclate, comme un obus, dans la poudrière de la critique. « La critique n'existe point en France, à cette heure du XIXe siècle, » déclare-t-il gravement ; et il ajoute : « Des critiques, il y en a sans doute, — et peut-être y en a-t-il trop, — mais de la critique, dans le pur et noble sens du mot, on en cherche en vain, il n'y en a pas ». Voilà le feu mis aux poudres ! Barbey d'Aurevilly passe en revue les hommes qui se parent du beau nom de critiques: Gustave Planche, « individualité pédante, qui n'a que l'empirisme de la science » ; Sainte-Beuve, qui n'est « qu'anecdotes et détails » ; Jules Janin, qui fait de la causerie « à ventre déboutonné sur tous les sujets » ; Théophile Gautier, qui ne sait que « décrire » ; enfin, Armand de Pontmartin, « qui se croit, entre amis, un Sainte-Beuve chrétien, — qui est bien chrétien, mais qui n'est pas Sainte-Beuve », - n'est, en définitive qu' « un mixte négatif. » A tous ces gens-là, dit-il, manque le solide appui d'une doctrine, la base inébranlable d'un dogme ou d'un code. Aussi est-il réservé aux fondateurs du Réveil d'inaugurer la vraie critique, critique militante et religieuse, — sabre d'une main, goupillon de l'autre. « Nous ne nous fondons pas aujourd'hui, conclut hardiment Barbey, pour faire des madrigaux aux imbéciles et de très humbles baise-mains à l'Erreur. Nous n'ignorons pas que toute critique littéraire, pour être digne de ce nom, doit traverser l'oeuvre et aller jusqu'à l'homme. Nous sommes résignés à aller jusque-là. Chateaubriand disait un jour : « Pour que la France soit gouvernée, il suffit de quatre hommes et d'un caporal dans chaque localité». Ce sont ces quatre hommes et ce caporal que nous voulons donner à la littérature... Nous n'avons pas assez servi, puisque nous
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naissons, pour mériter des armoiries; mais si notre critique se choisissait un symbole, elle prendrait la balance, le glaive et la croix ».
Pendant un an, le Réveil jette feu et flammes aux quatre coins de l'univers. Presque aucun journal n'est épargné : il est vrai qu'après comme avant tous se portent bien. Les plus maltraités sont les Débats et la Revue des Deux-Mondes. Sous l'avalanche, Buloz reste muet et tranquille. Mais le Journal des Débats ne peut contenir son indignation. Il essaie d'abord, par la plume d'Hippolyte Rigault, de parler le langage de la raison et du « modérantisme » à ces néophytes enragés : ceux-ci ne répondent aux arguments philosophiques qu'on leur soumet que par des clameurs d'incendiaires. Rigault ne se tient pas pour battu : il revient à la charge, doucement et d'un air caressant. Il vante les charmes « de la politesse dans la critique » (1). A toutes ces galanteries il perd son temps et épuise ses forces. Les ligueurs du Réveil continuent à sonner le tocsin et crient d'une seule voix : « Assommons dans le tas ! Dieu reconnaîtra bien les siens ».
La guerre ne peut durer éternellement. Dans l'intervalle des batailles, tandis que chacun relève ses morts et panse ses blessés, l'invulnérable d'Aurevilly s'occupe activement, avec l'aide de Trebutien, de l'édition de Maurice de Guérin. Mais voilà que certaines exigences de la famille du jeune poète, mort en sa fleur, viennent jeter le trouble dans la douce affection des deux vieux amis qui comptent déjà plus d'un quart de siècle d'intimité fraternelle ! Ils se brouillent pour une vétille, et parce
(1) Hippolyte RIGAULT. Journal des Débats, 6 février 1858. — Conversations littéraires et morales (Charpentier, éditeur), p. 112 et suiv.
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qu'ils ne peuvent s'expliquer de vive voix sur un dissentiment suscité par les scrupules excessifs d'une soeur, — la seule survivante, — de Maurice et d'Eugénie. On dit que les liens d'une très ancienne amitié, s'ils se rompent par hasard, par malheur, ne se renouent plus jamais. C'est peut-être vrai. Seulement les coeurs continuent de parler dans le silence de leur solitude chèrement payée et les souvenirs demeurent pour attester l'impérissable survivance de la vie sentimentale de deux êtres que rien ne devait séparer.
Barbey d'Aurevilly, frappé jusqu'au fond de l'âme par l'éloignement de Trebutien, laisse entre les mains de « l'ami de ses meilleures années » (comme il l'appellera plus tard), les papiers inédits de ce charmant Maurice de Guérin, dont la destinée était décidément bien triste, puisque, même après sa mort prématurée, le poète semait le germe de la discorde là où il semble qu'il n'y eût place que pour le bon grain de l'affection. Très dignes l'un et l'autre dans leur chagrin, ni Trebutien ni d'Aurevilly ne se plaignirent du sort qui les condamnait à devenir des étrangers. Ils firent retraite, chacun de leur côté, sans récrimination, et discrètement restèrent seuls avec leur grande douleur.
Quel vide fait dans l'âme de l'écrivain normand la perte d'une si précieuse amitié ! C'est sans doute pour chercher un peu de consolation, — à défaut de l'impossible oubli, — que Barbey d'Aurevilly fuit Paris, aussitôt après cette rupture subite, au mois de septembre 1858. Il va faire un voyage dans le Midi. Son séjour à PortVendres nous vaut un Memorandum assez court, bien moins intéressant que le Memorandum de Caen. Le pays où il vit momentanément, — et où il souffre, — ne parle pas à son coeur comme la chère Basse-Normandie.
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L'homme de l'Ouest, qui a repris racine dans son pays natal et est redevenu un robuste terrien, est vite désenchanté des beau tés méridionales qui lui semblent « pâles ». « La création est bien plus monotone que variée, — s'écrie-t-il mélancoliquement le 16 septembre. — Dieu est un grand poète monocorde. Ce qu'on voit vous rappelle toujours quelque chose qu'on connaît, et ce n'était jamais la peine de sortir de la fameuse chambre de Pascal ». Le même jour, il évoque les femmes du Cotentin et les oppose triomphalement à celles des Pyrénées : « Où êtes-vous, dit-il, chignon abondant, rutilant et lustré de mes Normandes? » Dès le lendemain de son arrivée, le 17 septembre, il a la nostalgie des campagnes cotentinaises et des tempêtes de la mer de Carteret : « Moi, écrit-il, né dans la furie des vagues de la Manche, verte comme un herbage, quand elle est tranquille, entre deux colères, je n'aime point cette mer d'huile d'olive qui baigne la terre des oliviers... Tout ce que je vois me retourne le coeur vers cette patrie qu'enfant j'aspirais à quitter avec une impatience fébrile ». Aussi a-t-il hâte de partir. « Si je n'étais pas ici, note-t-il, pour des raisons plus intimes et plus puissantes que le plaisir (si vite épuisé, d'ailleurs) de voir un pays, comme je décamperais ! Mais comme dit Satan dans Milton :
Ce ne sont pas les lieux, c'est son coeur qu'on habite ! »
Lorsque Barbey d'Aurevilly revient à Paris, le Réveil, qui était entré dans la vie avec tant d'ardeurs belliqueuses, commence à s'endormir d'un sommeil inquiétant, qui est peut-être le sommeil de la mort. N'est-ce pas là l'ironique destinée des êtres et des choses qui naquirent au sein du tumulte, à grand fracas et à grand
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renfort d'espérances ? Le symbole qu'avait choisi le critique normand s'était brisé contre la résistance du public : la « balance », qu'il tenait durement de ses mains de grand justicier, s'était affolée sous le souffle des passions; le « glaive », qu'il brandissait avec l'énergie d'un Chouan, s'était faussé dans la mêlée confuse, en frappant à droite et à gauche; la « croix d'or », qu'il portait haut avec des gestes de cardinal inspiré du Ciel, s'était dédorée dans la polémique quotidienne. Il ne restait plus rien du beau programme d'antan.
Alors d'Aurevilly regagne mélancoliquement l'inhospitalière maison du Pays, journal officiel et de plus en plus modéré; en route vers cette sombre demeure, le pauvre gentilhomme normand, qui n'est pourtant pas un don Quichotte (car il ne se bat pas contre des ombres ni des moulins à vent, mais contre des réalités), doit penser que la vie est bien amère aux âmes généreuses et que c'en est fait désormais de la « furia francese », de la foi des anciens jours et de l'enthousiasme, père des grands desseins!
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CHAPITRE XIV
Les OEuvres et les Hommes
L'ÉDITION DE MAURICE DE GUÉRIN ET SAINTE-BEUVE LA JEUNE CRITIQUE
CRISES D'INDIVIDUALISME AIGU :
Les Misérables, la Revue des Deux-Mondes,
le Journal des Débats,
Les Quarante Médaillons de l'Académie
PROCÈS BULOZ. — PLAIDOIERIE DE GAMBETTA
Le Chevalier Des Touches
(1859-1863)
L'année 1859 se passe, pour Barbey d'Aurevilly, dans le soin presque exclusif de la tâche quotidienne et de l'achèvement des oeuvres romanesques qu'il a sur le métier depuis plusieurs années déjà. C'est un des rares moments de sa vie où l'on puisse dire que, tels les peuples heureux, il n'a pas eu d'histoire. Mais est-il alors vraiment heureux ? la chose est peu probable. Les événements extérieurs servent souvent de dérivatifs aux tristesses intimes de l'écrivain. Toutefois, quand il habite seul dans les profondeurs de son être, il ne connaît guère
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le repos ni l'apaisement. La plus mauvaise compagnie qu'il puisse fréquenter, puisqu'elle évoque incessamment le passé, c'est lui-même.
Par bonheur, sa collaboration au Pays l'arrache périodiquement à la hantise de ses rêves irréalisables, de ses regrets et de ses cauchemars. Il est obligé de s'abstenir, la plupart du temps, des grands sujets religieux, philosophiques ou historiques, qu'il aime et qui ne font qu'aviver en lui ses ressentiments, ses tortures morales, son besoin d'action. On le met au régime de la critique purement littéraire: c'est une excellente nourriture pour tromper les désirs trop ambitieux. D'Aurevilly s'en accommode tant bien que mal,— plutôt bien que mal. Confiné dans les questions où l'étude de la forme prédomine sur l'analyse du fond, — la question du roman ou de la poésie, par exemple, — il s'y révèle homme de goût, de savoir et de tempérament verveux. Il n'a plus les hardiesses d'antan, les éclats de foudre du Réveil, les folies guerrières d'un aventurier chouan. Il est presque rassis, calme et modéré. Mais cette halte forcée dans le monde des gens sages ne lui plaît qu'à demi : elle ne sera pas de longue durée. Néanmoins, en attendant le renouveau des exaltations belliqueuses d'autrefois, chacun profite de l'accalmie, — lecteurs et auteurs, confrères de la critique et du livre. La raison et le bon sens ne sont pas non plus sans faire quelques gains et même réaliser de sérieux bénéfices, au contact de cet esprit subitement rangé qu'on a peine à reconnaître pour le d'Aurevilly des anciens jours.
A cette époque, le critique littéraire du Pays fait paraître surtout des études sur les poètes et les romanciers. Victor Hugo et Théophile Gautier, Musset et Laprade, Brizeux et Mistral, Vigny et Banville, d'une
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part ; — de l'autre, Flaubert, George Sand, Sandeau, les Goncourt, Monselet;—bref, tous les « imaginatifs » fameux de cette génération sont, par lui, tour à tour, jugés, pesés, passés au crible d'une analyse généralement profonde. D'ailleurs, sauf Victor Hugo et George Sand, ces écrivains sont pour la plupart mis au rang qu'ils méritent dans l'estime des lettrés, et qu'ils occupent encore devant l'immédiate postérité. Décidément, quand il lui plaît, Barbey d'Aurevilly, sans rien renier de ses préférences esthétiques ni de ses convictions religieuses, devient le plus indépendant et souvent le plus clairvoyant des juges. Il est le premier, dans la presse contemporaine, à découvrir le vrai fond du talent de Victor Hugo : le génie épique. Il met en pleine lumière cette vérité jusqu'alors inaperçue et en tire une merveilleuse page de critique, consacrée à la Légende des Siècles. L'article, — un des meilleurs de Barbey, — porte la date du mois de novembre 1859.
L'autorité d'un critique grandit et s'affermit rapidement, quand elle s'appuie sur la double force de la conscience et du savoir. On pardonne bien des travers à un homme qui ne dit que ce qu'il pense et qui a qualité pour parler haut. On oublie ses rodomontades un peu excessives et son intransigeance trop passionnée, pour ne se souvenir que de sa parfaite loyauté, de l'intégrité de son jugement et des services qu'il rend à la cause des lettres. Barbey d'Aurevilly figure désormais au nombre des journalistes dont l'opinion compte et même est recherchée. Sainte-Beuve, le voyant monter en bon rang par la seule puissance de son talent, lui fait force salamalecs et entre en coquetterie réglée avec l'ancien Dandy. N'est-ce pas d'un bel exemple que de se frayer à soi-même sa route, sans le complaisant secours des épaules d'autrui?
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L'auteur de Port-Royal consacre la situation exceptionnelle et méritée du rédacteur littéraire du Pays, en l'admettant dans le cercle des intimes de la rue Montparnasse. Ce qui vaut mieux encore que ces flatteurs compliments d'un aîné, ce sont les hommages des « jeunes ». D'Aurevilly accueille fort bien les débutants. Il ne voit pas en eux, comme tant d'autres, des rivaux possibles et des gêneurs. Il les encourage et les conseille. Aussi quelques-uns de ces nouveaux venus dans le monde des lettres témoignent-ils une vive reconnaissance et une juste admiration au vaillant critique. Un d'entre eux, Xavier Aubryet (1), a même la hardiesse de lui dédier son meilleur livre, Jugements nouveaux. « Monsieur, lui écrit-il le 17 mars 1860 en tête de ce volume, vous êtes un de ceux qui ont gardé le plus fièrement la tradition des gentilshommes de lettres, dans un temps où la Littérature pure, au lieu d'être le plus sûr des marchepieds, est le plus efficace des obstacles ; vous cherchez encore les joies de l'intelligence, quand on se détourne de tout ce qui n'est pas les joies de la matière ; vous respectez enfin l'Art, quand on affecte bien haut de mépriser tout ce qui n'est pas l'industrie ; nul n'a supporté plus en patricien que vous la privation, à l'heure où jouir est le dernier mot des petits et des grands... » Je ne cite que la première phrase de cette épître préliminaire, mais la suite est digne du commencement : c'est l'éloge dithy(1)
dithy(1) AUBRYET (1825-1880), critique et moraliste, a laissé quelques ouvrages sortis d'une plume élégante et affinée : La Femme de vingtcinq ans (1833), Jugements nouveaux (1860), les Patriciennes de l'amour (1870). C'était un esprit ingénieux et délicat, auquel il n'a manqué, pour donner toute sa mesure, qu'un peu d'équilibre. Renan et Flaubert, entre autres, l'appréciaient infiniment.
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rambique du Maître dont le talent est « d'une trempe si rare. »
Un homme de lettres, ainsi porté sur le pavois d'une dédicace, semble tenu à quelques égards vis-à-vis de ceux dont il reçoit l'hommage, — ne fût-ce que pour justifier la louange dont il est l'objet. Mais d'Aurevilly a une façon si personnelle d'envisager les hommes et les choses, qu'il croirait léser sa propre indépendance en ne se souvenant pas qu'il tient la plume du critique. Il doit à l'ouvrage nouveau, qui lui est dédié, non pas un grain d'encens ou des paroles de complaisance, mais un compterendu sincère et désintéressé. Aussi, l'article qu'il consacre, le 18 avril 1860, au livre d'Aubryet ressemble-t-il singulièrement à ceux que, depuis huit ans, Barbey donne au Pays chaque semaine. Pas le moindre mot de flatterie, pas la plus légère apparence de courbette, pas un soupçon de remerciement banal : comme toujours, il y a dans ces pages de beaux accents de loyauté et un air de crânerie bien française.
Par toutes ces qualités éminentes, le vaillant critique se fait une place enviée dans les rangs de la littérature. La notoriété, — sinon l'éclatante réputation, — lui est dorénavant acquise. Or, quand le public vient vers un écrivain, on voit, par ricochet, les éditeurs accourir et s'empresser autour du nouvel élu de la foule. C'est la première bonne fortune complète, sans mélange, qui échoit à Barbey d'Aurevilly. L'éditeur Amyot se charge de faire paraître la première partie des études critiques du Pays.
Depuis longtemps, d'Aurevilly avait l'ambition très légitime de juger en une série de volumes le mouvement intellectuel de son époque. Le moment lui semble venu de mettre ce projet à exécution. Il faut être quelqu'un,
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aux yeux de l'opinion, pour prendre la liberté de s'élever à soi-même un pareil monument: car il ne s'agit de rien moins que de transformer des écrits tracés au jour le jour, et souvent à la hâte, en un livre durable, — ou qui du moins a la prétention de durer. Et combien l'entreprise paraît plus téméraire encore, quand on veut, comme Barbey, peser dans la balance d'une doctrine inflexible « les OEuvres et les Hommes du XIXe siècle » ! Tel est, en effet, le titre général dont fait choix l'auteur de l'Ensorcelée. Mais l'audace lui réussit si bien, qu'il n'hésite pas à frapper les regards du public par une pancarte très voyante.
C'est par les Philosophes et les Ecrivains religieux (à tout seigneur, tout honneur ! )que d'Aurevilly inaugure la collection de ses études critiques. Le livre, qui comprend une trentaine d'articles, est mis en vente vers la fin de 1860. Dans sa préface, l'intransigeant critique précise, avant de l' « illustrer » par des exemples, la notion de son catholicisme absolutiste. Mais la dédicace à l'abbé Léon d'Aurevilly est, à cet égard, plus significative encore. « Tu as le grand honneur d'être prêtre, et le grand avantage de ne pas écrire, dit-il éloquemment à son frère. Tu agis sur les âmes de plus haut que nous, vulgaires écrivains... Voilà pourquoi je te dédie ce livre sur les philosophes et les philosophies de ce temps. Je te le dédie à toi, théologien, que les choses qu'il contient regardent et qui as mieux que du génie pour en connaître, puisque tu as grâce d'état pour en juger. » Tel est bien, effectivement, l'idéal ultramontain de notre catholique autoritaire: à ses yeux, la philosophie ne doit être que l'humble servante de la théologie.
Après les « hommes de la pensée », « les hommes du fait. » C'est le tour des Historiens, que Barbey veut juger
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à la double lumière des idées catholiques et monarchiques. Ce second volume de la première série paraît peu de temps après les Philosophes et renferme un nombre à peu près égal d'articles publiés depuis 1852. La préface sur l'histoire est très curieuse. Notre Chouan de Basse-Normandie y regrette l'antique institution des historiographes. Il ne voudrait pas qu'il fût permis à tout homme de jeter son dévolu sur les affaires publiques et de les apprécier, comme si ce n'était point une « fonction sacrée » (ce sont ses propres expressions) d'exercer « cette judicature de la tombe, cette magistrature de la vérité » (1). On voit assez par là que d'Aurevilly veut sans cesse ramener le monde en arrière et le faire rétrograder vers les conceptions, théocratiques et absolutistes, des siècles passés.
Mais, tandis qu'il est tout confiné dans l'apologie du « bon vieux temps », auprès de lui on s'occupe davantage du présent. Par les soins de Trebutien, la première édition des oeuvres de George-Maurice de Guérin fait son apparition sensationnelle, en janvier 1861, sur le marché de la librairie. Le charmant opuscule, patronné par Sainte-Beuve, obtient un grand succès de publicité. Tous les professionnels de la critique emboîtent le pas derrière l'auteur des Lundis et font chorus dans l'universel concert de louanges qui s'élève soudain en l'honneur d'un nom jusqu'alors très obscur. A quoi tient donc la gloire, à quels jeux du hasard et à quelles rencontres imprévues ? C'est évidemment l'étude de Sainte-Beuve, placée en tête du volume, qui décide la timide et indifférente opinion à s'apercevoir qu'un grand
(1) BARBEY D'AUREVILLY, Historiographes et Historiens (Préface des Historiens politiques et littéraires) Amyot, 1861.
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poète est mort il y a vingt-deux ans et a laissé quelques fragments de chefs-d'oeuvre dignes de vivre éternellement. Aussitôt la mémoire de Guérin devient chère à la foule de ces esprits toujours disposés à suivre le signal donné et à prendre le mot d'ordre dans le cabinet d'un illustre lanceur de talents.
Quelle sera l'attitude de Barbey d'Aurevilly dans cette circonstance très délicate ? Comme critique, il doit parler du livre nouveau ; en tant qu'ami, compagnon et souvent inspirateur de son cher Maurice, il a le devoir plus impérieux encore de saluer au passage les Reliquioe du frère d'Eugénie. Néanmoins il voudrait se taire, car il est justement blessé de ce que son nom même ne figure pas dans l'édition préparée par Trebutien. C'est un coup qui le frappe en plein coeur : n'est-ce pas, en effet, grâce à sa pieuse vigilance que les joyaux de l'auteur du Centaure ont été sauvés de l'oubli et précieusement conservés jusqu'au jour où il s'en dessaisit en faveur du public ? Mais il est dit que les mérites de Barbey resteront toujours sans récompense (1).
Il pourrait récriminer, sa fierté s'y refuse. Pour toute vengeance, il publie dans le Pays, le 1er février 1861, une étude émue et vibrante sur Maurice de Guérin. Il ne fait pas la plus légère allusion à ses ressentiments et ne s'attaque pas le moins du monde à l'édition qui vient de paraître ; il s'en prend seulement à l'étude de SainteBeuve et en montre l'insuffisance. « M. Sainte-Beuve est
(1) Je ne puis, à cette place, sans sortir des limites de mon sujet, insister avec détail sur tous les incidents très curieux qui accompagnèrent la préparation et l'apparition des oeuvres de Guérin. Du reste, la tâche de dévoiler ces « dessous » de la vie littéraire est réservée à M. Georges Esparbès qui nous en donnera sous peu, je l'espère, un récit définitif.
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peu sonore, écrit-il... Il a un joli timbre, mais il est voilé naturellement, et, par une précaution pleine de délicatesses... pour lui-même, il le voile encore. Quoiqu'il ait le sens critique beaucoup trop fin et trop exercé pour ne pas sentir les beautés et les suavités de toutes sortes qui - sont dans Guérin, M. Sainte-Beuve n'a pas l'enthousiasme qu'il faudrait, l'éclat et la portée de voix, la souveraineté dans la parole, qui peuvent exiger l'admiration comme une justice et la décider du même coup ». Bref, l'ami de Guérin regrette que Sainte-Beuve ne soit pas un petit d'Aurevilly,— et il conclut en ces termes : « Nous n'avons voulu que signaler par quelques mots l'entrée dans la littérature française d'un poète d'une distinction suprême, en train de dégager, quand il est mort, une ravissante personnalité ». Enfin Barbey prend l'engagement de faire « une biographie intellectuelle et intime de ce poète qui surgit maintenant, l'étoile au front, dans la constellation des poètes de son siècle ». On ne peut plus noblement se venger d'une injustice !
Seul, dans la presse d'alors, un jeune critique, M. Jules Levallois, (1) ancien secrétaire de Sainte-Beuve, et, malgré cette qualité fort honorable, peu enclin à acccueillir sans contrôle les opinions du Maître, comprit que l'omission du nom de d'Aurevilly dans l'édition de
(1) Je me plais à écrire ici ce nom avec tout le respect qu'il m'inspire. Aujourd'hui que M. Levallois vit dans une studieuse et digne retraite, après une existence vouée aux plus nobles labeurs de l'esprit, il continue à s'intéresser aux travaux d'autrui et à faire le meilleur accueil aux «jeunes ». J'ai éprouvé, pour ma part, la grâce exquise de sa bienveillance et l'affectueuse autorité de ses conseils. Entre autres renseignements, je lui dois beaucoup de détails sur les incidents mentionnés plus haut. Aussi l'on comprendra que je saisisse avec empressement l'occasion qui m'est donnée de remercier du fond du coeur M. Levallois et de lui offrir l'hommage de ma très respectueuse admiration.
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Guérin recélait un mystère qu'il était bon de dévoiler. Très courageusement, cet esprit tout à fait indépendant, — et digne de l'être par son grand talent, — releva dans l'Opinion Nationale l'incorrection du procédé dont était victime l'auteur de la belle notice sur la « pastoure du Cayla ». Pourquoi, se demandait-il, passer sous silence le nom d'un homme qui a tant fait pour la gloire du frère et de la soeur ? « En ce qui concerne M. d'Aurevilly, ce silence est inexcusable, dit le vaillant critique. Nul plus que lui n'a fait pour la mémoire de Guérin. Il s'occupait déjà en 1840 de la publication du Centaure avec le zèle qu'il a déployé récemment lorsqu'il s'est agi de mettre les manuscrits au jour. Il fut un des premiers à entretenir de ce génie inconnu Sainte-Beuve et George Sand, à se faire son garant et sa caution (ce qui coûte le plus à un critique) auprès de ces esprits éminents... Quand on a été au péril, selon la parole de Jeanne d'Arc, il est strictement juste qu'on soit à la gloire. Personnellement, je connais très peu M. d'Aurevilly, et il ne m'a certes pas prié d'introduire ici cette réclamation. C'est, d'ailleurs, un assez brillant et guerroyant écrivain pour n'avoir point besoin qu'on le supplée, qu'à sa place on frappe d'estoc et de taille. Nous sommes si peu complices en cette affaire, qu'il pourrait bien me savoir mauvais gré d'être intervenu bénévolement et trouver que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Il se tromperait. Tout ce qui intéresse la vérité, tout ce qui la menace, l'obscurcit ou l'altère, regarde la critique, excite sa vigilance, appelle son incorruptible contrôle ». (1)
Barbey d'Aurevilly n'en voulut pas le moins du monde à M. Levallois de cette intervention très opportune dans
(1) Jules LEVALLOIS, Critique militante, p. 96 (Librairie académique Didier et Cie. 1863).
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un débat qui ne pouvait guère être évité. Il lui écrivit même, le 22 mars 1861, une lettre fort belle et significative, d'un accent tout à fait touchant. « Je trouve chez moi, — lui disait-il, — en rentrant d'un voyage dans le Midi, vos deux articles sur Maurice de Guérin. Je vous remercie de leur envoi. La mémoire de Guérin m'est si chère que je vous remercierais du talent que vous y avez mis, si le talent pouvait s'empêcher d'être ce qu'il est, c'est-à-dire parfaitement involontaire. Mais, Monsieur, j'ai un autre remerciement à vous faire, et bien plus personnel. C'est pour les très nobles et très hautes paroles que vous avez dites sur moi dans votre second feuilleton. Elles ne m'ont pas vengé. Et d'ailleurs, je ne demande pas de vengeance. J'ai le respect des amitiés éteintes et la piété des sentiments qu'on a profanés... Seulement, ce que vous avez dit, vous, au nom de la seule justice, m'a fait du bien et je ne l'oublierai plus. » On peut mesurer par cette lettre la profondeur de la blessure qu'avait faite à d'Aurevilly l'édition tronquée' et insuffisante des oeuvres de Maurice de Guérin, plus encore peut-être que l'oubli très injuste de son nom dans la préface du volume, car il ajoute : « Si je vous voyais quelques instants, Monsieur, je répondrais avec détail aux questions que vous avez posées dans votre article. Quoique vous soyez passé bien près du vrai, la meilleure (non!) mais la plus grosse raison à donner de la nonpublication des lettres de Guérin, citées, en fragments, par Mme Sand, c'est que ces lettres me sont adressées et sont exclusivement ma propriété. Mais consolez-vous; vous qui aimez Guérin... On nous a donné un profil. Je mettrai ce visage de face et l'on verra toute sa beauté. » Malheureusement d'Aurevilly n'a jamais eu le temps de mettre à exécution son noble projet de faire mieux
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connaître et d'éclairer l'un par l'autre, dans une publication commune, Maurice et Eugénie de Guérin.
Sur l'heure, il avait par-dessus tout besoin de se soulager de la nouvelle épreuve qui venait de lui être infligée. Par bonheur, le sort lui ménagea quelques consolations. Une partie de la jeunesse venait à lui, — non point à ses idées, mais à sa personne. Il rencontra de vives sympathies auprès de certains esprits très indépendants lesquels, malgré les divergences de sentiments et de convictions, honoraient l'auteur des Prophètes du Passé pour son franc-parler, sa critique probe et ferme, son existence pauvre et digne, sa qualité d'adversaire loyal. La publication des volumes intitulés les OEuvres et les Hommes avait achevé de dessiner le caractère implacablement absolutiste de ce « moyen-âgeux » égaré en plein XIXe siècle. Par sa franchise à se rattacher aux doctrines d'autrefois, sans fausse honte et sans biais, à proclamer sa foi aux vieilles formules et son horreur des nouveautés « révolutionnaires », à ne pas flatter l'opinion ni à ruser avec elle en lui faisant des concessions apparentes, d'Aurevilly recueillait l'hommage de bien des jeunes gens séparés de lui par l'abîme des croyances religieuses et politiques, mais heureux de voir enfin un homme se battant au grand jour, n'ayant pas peur des idées, ne rougissant pas de paraître «démodé » et n'ayant point l'air, par de subtiles et prudentes atténuations, de demander pardon de ses principes autoritaires. Il était, en vérité, d'une espèce assez rare, sinon le seul survivant des preux d'antan, ce farouche critique qui allait jusqu'aux extrêmes conséquences des théories les plus fanées et qui, malgré tout, respectait la conscience de ses adversaires et les saluait de l'épée, comme un gentilhomme.
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Après M. Jules Levallois qui de la génération montante, venue à la vie intellectuelle depuis le rétablissement de l'Empire, fut le premier peut-être, avec Paul de Saint-Victor, à témoigner une considération respectueuse au brillant chevalier de l'ancien régime, d'autres débutants, arrivés de tous les points de l'horizon, rendirent hommage à cet aïeul vénéré, plus vieux par les idées que par l'âge. Un des plus résolus parmi ces admirateurs récents fut M. Alcide Dusolier qui publia, le 31 mai 18(52, une longue étude sur l'oeuvre de Barbey d'Aurevilly (1). Jamais les écrits de l'auteur de l'Ensorcelée n'avaient été l'objet d'une aussi étendue et flatteuse appréciation. M. Dusolier, grand apologiste des romans et juste critique des théories sociales et religieuses de Barbey, eut en outre la joie de réunir à celui qu'il appelait un Maître une élite de jeunes esprits qui, depuis, ont fait fortune dans la politique et dans les lettres : Castagnary, Eugène Spuller, Gustave Isambert, Arthur Ranc. Mais le plus enthousiaste de ces étudiants, à peine échappés aux bancs de l'École de Droit, était Gambetta. A tout prix, M. Dusolier voulut le mettre en rapports avec d'Aurevilly. Un soir, au café de Bruxelles, où notre Chouan tenait sa cour, — (c'était vers la fin de 1862), — la rencontre projetée eut lieu. Gambetta, très en verve, engagea la discussion avec chaleur et sa faconde se donna libre cours. La riposte de Barbey ne fut pas moins animée. De part et d'autre, ce fut un feu croisé de bons mots, de saillies, de phrases àl'emporte-pièce. Jamais les habitués
(1) Alcide DUSOLIER. — J Barbey d'Aurevilly, étude avec eau-forte (Dentu, éditeur. 1862). — J'ai à coeur de remercier ici très respectueusement M. Dusolier, — aujourd'hui sénateur de la Dordogne et questeur du Sénat, — qui m'a fait l'honneur, un des premiers, de s'intéresser à ce travail et de me fournir de précieux renseignements.
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du fameux café ne s'étaient trouvés à pareille fête. Le tournoi se termina de la façon la plus cordiale-: on échangea force politesses et on sortit de là presque amis. Telle fut l'origine des relations, purement intellectuelles dans le principe, qui se nouèrent entre le romancier et l'orateur. Les deux partenaires étaient enchantés l'un de l'autre : ils s'étaient mutuellement séduits par cet ascendant de la parole plus fort que tous les préjugés.
Cependant, malgré ces hommages d'une jeunesse ardente, d'Aurevilly ne peut se consoler de la perle d'un vieil ami comme Trebutien ni des mésaventures de toutes sortes que ne lui ménagent pas ses anciens compagnons de lutte, même ses coreligionnaires, les dévots de la politique impériale. Il est brouillé avec Sainte-Beuve depuis l'article sur Maurice de Guérin ; de plus, il risque chaque jour de rompre avec la direction du Pays. Renée est mort, mais son successeur n'est pas plus indulgent aux idées ou aux fantaisies d'un écrivain si indépendant. La position de critique littéraire, très libre et intransigeant, d'un journal officiel n'est guère brillante, et d'Aurevilly la sent chanceler davantage sous ses pas, à mesure que les doctrines libérales se répandent dans l'entourage de l'Empereur. Il se voit de plus en plus isolé dans cette vie d'homme de lettres, qui convenait si peu à son tempérament. Le vide se fait autour de lui, — autour de ses principes surtout: car les jeunes gens qui lui témoignent le plus de respect sont le plus éloignés de ses croyances et de ses convictions. Aussi tous les ennuis qu'il a subis sans se plaindre, toutes les tristesses qui lui ont été versées à pleines coupes et qu'il a bues jusqu'à la lie, toutes les épreuves qui l'ont crucifié, lui remontent au coeur et lui donnent des nausées. C'est certainement sous l'influence de tant de ressenti19
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ments et de douleurs morales, accumulés depuis longtemps, qu'à cette époque éclate dans sa vie intellectuelle une crise d'individualisme aigu.
Barbey d'Aurevilly avait toujours été un « individualiste », tout àfait acharné à maintenir les droits de sa personne littéraire contre l'invasion des coteries et l'empiètement des écoles. Par un puissant effort, par une constante persévérance de plus d'un quart de siècle, il s'était fait une assez jolie place au soleil de la publicité. Il avait donc d'excellentes raisons de croire à la supériorité de la valeur individuelle sur les « poussées » collectives. Il était convaincu de cette vérité, comme de la vérité d'un dogme. Son indépendance, il ne la devait qu'à lui-même et il ne l'avait jamais compromise dans la mêlée des cénacles. Romantique impénitent, il n'avait à aucune époque suivi ni flatté les chefs du fameux groupe de 1830, les Dieux du nouvel Olympe poétique. Il ne comptait que sur son mérite pour réussir. Belle illusion, et qui lui fait honneur ! Mais s'il s'interdisait à luimême de faire appel aux épaules d'autrui pour s'élever au pinacle, il n'admettait pas que ses contemporains se servissent des procédés qu'il réprouvait personnellement et transformassent l'aristocratique confrérie des lettres en une dégradante « société de secours mutuels ». Il dénonçait sans cesse l'immoralité de la réclame obtenue à grand fracas.
Aussi, quand parurent, en 1862, les Misérables de Victor Hugo, fut-il indigné du tintamarre des cabotins qui saluaient, avec des clameurs d'admiration exaltée et des salamalecs de musulmans en délire, l'oeuvre du poète exilé. Il eut le tort de faire payer cher à l'illustre proscrit le maladroit enthousiasme de partisans trop dévoués; mais la cause de son hostilité fut en somme
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tout à fait désintéressée, pure de toute idée mesquine et de tout bas calcul. « Enfin, les voici, ces fameux Misérables, — fameux même avant d'être nés ! s'écriait-il le 19 avril 1862. Les voici qui, depuis douze jours, remplissent le monde et le font retentir comme livre peut-être n'avait jamais fait... Je ne m'en étonne pas. Si on se livrait tranquillement à l'analyse de l'immense brouhaha élevé sur ce livre, on verrait qu'il n'y a au fond de cet énorme bruit qu'une chose très naturelle, très concevable, très peu surprenante et qui ne prouve ni pour ni contre l'oeuvre en soi de M. Hugo. En effet, la position présente de M. Hugo explique tout ». On devine, par ces quelques lignes, ce qui, dans les Misérables, indispose surtout et choque Barbey d'Aurevilly : c'est la théâtrale mise en scène organisée savamment autour de l'oeuvre nouvelle.
Cinq semaines plus tard, le 28 mai, il revient à la charge contre les séides du Maître trop bruyamment adoré. « La deuxième livraison des Misérables a paru, — écrit-il dans le Pays, — précédée, comme l'autre, de ces citations-réclames qui déchiquettent un livre dans l'intérêt grossier de sa publicité ». Mais cette fois les amis de Victor Hugo se fâchent : les murs du Quartier Latin, — les colonnes de l'Odéon, en particulier, — se couvrent d'injures à l'adresse de Barbey. D'ailleurs, les inscriptions varient peu. La même se répète éternellement: « Barbey d'Aurevilly idiot ! » C'est charmant, c'est d'un goût exquis! « Voilà ma couronne murale! » dit orgueilleusement le romancier lorsqu'il déambule avec ses confrères dans les rues du Quartier; et il est fier de cette distinction si généreusement octroyée à son esprit intransigeant.
Toutefois, plusieurs de ses jeunes amis protestent à
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sa place contre de pareils procédés de polémique dégradante. « Je suis loin de partager sur les Misérables, écrivait M. Alcide Dusolier le 10 juillet, l'opinion de M. Barbey d'Aurevilly; si je n'admire pas aveuglément toutes les parties de ce grand ouvrage, — pensant qu'applaudir partout et quand même, c'est n'applaudir nulle part, — mon impression générale n'en est pas moins admirative... Mais pourquoi ce cri de réprobation qui s'élève contre le critique du Pays ? Jusqu'aux murailles qu'on fait protester! Elles sont indignées, furieuses, enragées; elles accablent cet infortuné M. d'Aurevilly, (qui, d'ailleurs, s'en amuse beaucoup) d'horribles imprécations où cette aménité revient sans cesse: BARBEY D'AUREVILLY IDIOT. A vrai dire, ces murailles ne me paraissent ni intelligentes, ni raisonnables. Comment! cet ennemi de tout ce qui est moderne n'aurait pas combattu, et très vivement et très acrimonieusement, une oeuvre où la pitié moderne triomphe dans la Poésie! Comment! vous exigiez que ce catholique applaudît ce démocrate! Voilà des prétentions exorbitantes. Pour ma part, je le déclare, si j'avais vu M. d'Aurevilly faire écho à notre approbation, je l'en estimerais beaucoup moins. Pas d'enfantillage; honorons dans nos adversaires la franchise, surtout quand elle est passionnée; car qu'est-ce que la passion, sinon le verbe haut, l'éclat de la conviction? » (1). Le plaidoyer est habile, ingénieux, et en somme tout à fait juste.
Pendant ce temps, d'Aurevilly continuait allègrement sa tâche d' « individualiste » forcené. Après avoir achevé l'analyse des Misérables, il publia dans le Pays, le 30
(1) Alcide DUSOLIER. — Nos gens de lettres (nouvelle édition, 1878, Maurice Dreyfous), p. 126 et 127.
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juillet, un article qui fit scandale: Les Mamelouchs de M. Hugo. « Le succès des Misérables, — dit-il, — obtenu en sacrifiant la question littéraire à la question politique, n'est au fond qu'un succès politique, déguisé sous une apparence de succès littéraire. Tous les Mameloucks de la Critique ne changeront pas cette vérité ! Si M. Hugo nous avait donné une création d'ordre purement humain et littéraire en dehors des questions que les partis agitent comme des drapeaux, les esprits d'en bas n'auraient point passé par-dessus leur répugnance naturelle pour un homme dont la qualité fut d'être fier et de grand parage ». Et il ajoute : « Les Mameloucks sont devenus Derviches. Fanatiques à la manière de ces blouses des barrières qui eurent, il y a quelques années, le culte du dieu Mapa, ils ont fait autour de leur idole et de son monument, Les Misérables, toutes les cabrioles que faisaient autrefois les vieilles femmes autour du tombeau de leur diacre Paris, et tout cela parce que la démagogie est heureuse d'avoir trouvé un grand clairon pour sonner sa diane ».
Il n'est pas possible de pousser plus loin la haine des coteries et des petites églises d'admiration mutuelle. Mais ce premier coup de feu n'est, pour d'Aurevilly, qu'un essai. L'intrépide polémiste n'en a pas fini avec les associations littéraires. Pourtant la lutte va contre tous ses intérêts. « Vous savez mes ennuis au Pays, — écrit-il à un ami, Hector de Saint-Maur (1), le 18 novembre 1862,
(1) Hector de SAINT-MAUR (1801-1879), étoile de troisième grandeur dans la constellation romantique, fut avant tout un coeur excellent et très dévoué. Il a laissé quelques romances fort délicates, celle de l'Hiorndelle, entre autres. Barbey d'Aurevilly l'a loué au-delà de ses mérites dans la seconde série des Poètes (éd. Lemerre, 1889).
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— et, si vous ne les savez pas, en deux mots, mon cher, les voici. J'ignore si j'appartiens encore à ce journal si bien rédigé ; mais mes articles n'y paraissent plus. Sainte-Beuve, ce crapaud qui voudrait tant être une vipère, Sainte-Beuve dont j'ai parlé sans respect (parbleu !) dans mon dernier article sur Goethe (1), est allé se plaindre, en se tenant le ventre, à son seigneur et maître Persigny, lequel a fait entendre aux esclaves qu'on serait bien aise que je ne fusse plus au Pays... J'ai un fier mal au coeur de tout cela, et je voudrais pouvoir aller me livrer aux charmes de la misanthropie et du mépris dans quelque coin. Une tanière de loup me conviendrait diablement pour l'heure ! »
Ce n'est pas tout profit, on le voit, de se poser en « individualiste » intransigeant. Mais Barbey d'Aurevilly se soucie peu de ses intérêts. Il lutte pour l'honneur de son drapeau, quoi qu'il arrive, quoi qu'il en coûte, quand même ! Il est pourtant à l'âge où les instincts guerriers s'apaisent et où l'on ne cherche plus d'ordinaire qu'une douce retraite, silencieuse et chaude, pour achever de vivre. Il a cinquante-quatre ans : à cet âge-là, c'est très dur de n'avoir pas encore une demeure fixe et bien à soi. Éloigné du Pays, notre critique batailleur est contraint à demander à un autre journal l'hospitalité, — presque
(1) SAINTE-BEUVE venait de consacrer trois longs articles aux Entretiens de Goethe et d'Eckermann (6, 13 et 14 octobre 1862, Nouveaux Lundis, tome III, p. 264 à 330). Quelques jours après la fin de cette étude, Barbey d'Aurevilly publia dans le Pays un article sur le même sujet ; mais, sous prétexte de rendre compte de l'oeuvre nouvelle, il attaquait surtout SainteBeuve, lui prodiguait les jolis noms de « béat », d' « entomologiste des riens », de « tout en larmes », etc.. On comprend le ressentiment du critique des Lundis, si l'on ne peut excuser sa démarche trop empressée auprès du ministre de Napoléon III.
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un refuge. Le Figaro l'accueille. Pour ses débuts, d'Aurevilly y publie, le 30 avril 1863, un article sensationnel, intitulé : « Monsieur Buloz ». Voilà le second coup de mousquet de son individualisme en révolte t « C'est une des plus désagréables puissances de ce temps-ci, — s'écrie le vigoureux polémiste, en parlant de Buloz ; — mais, il faut bien en convenir, quoique le coeur en saigne pour l'honneur de l'esprit français, c'est une puissance. Il a réussi et il a duré. Il a bâti ce gros pignon sur rue littéraire qui s'appelle la Revue des Deux-Mondes, laquelle a trente ans passés d'existence, des abonnés fossiles d'une fidélité de moutons antédiluviens, et qui rapporte, tous frais couverts, quatre-vingt mille francs de rente à son directeur. Je ne compte pas les actionnaires. Quelle raison de respect pour les sots ! » Et la philippique, très violente et très longue, se poursuit sur ce ton à travers les colonnes du Figaro.
Sous cette mitraille, François Buloz bondit. Le 6 mai, il écrit au Figaro, par la plume de M. de Mars, gérant de la Revue, une lettre de protestation. Il y rappelle les anciens démêlés de Barbey avec la Revue des DeuxMondes et il menace du papier timbré le journaliste rancuneux. « C'est la vérité, riposte d'Aurevilly, le 14 mai, que M. Buloz n'a pas voulu de mon Brummell, qui n'est pas un énorme travail (il aurait bien voulu dire pesant!) mais une chose très courte, aussi courte qu'elle est légère, une bluette, un rien! C'est la vérité qu'il n'a pas voulu de ma Vieille Maîtresse... C'est la vérité toujours qu'il rejeta aussi une nouvelle de moi, intitulée Ricochets de conversation, Le dessous de cartes d'une partie de whist, laquelle aurait fait sauter les abonnés, — me dit M. de Mars, ce dieu de la guerre, épouvanté, — qui tenait à les conserver assis, ses abonnés, parce qu'ils sont alors
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plus commodément pour dormir, — mais qui, tout en refusant ma nouvelle, me tendit humblement son chapeau et me demanda une comédie. La comédie, lui dis-je, la voilà ! et je m'en allai pour ne plus revenir ! » Quant à la menace d'un procès, d'Aurevilly en rit de grand coeur.
Il a tort de se moquer des foudres de Buloz. En effet, le papier timbré ne tarde pas à faire son apparition dans les bureaux du Figaro. Mais cela n'émeut en aucune façon notre fougueux journaliste, qui publie le 24 mai un troisième philippique sous ce titre : Les Chicaneau littéraires. « C'est une race nouvelle, qui date de ce temps, écrit-il. Elle était entièrement inconnue du temps de Racine ; et c'est dommage, car elle lui eût inspiré une comédie de plus, bien plus comique que ses Plaideurs. Des gens qui plaident pour leurs intérêts de fortune peuvent être comiques assurément, et le grand poète l'a bien prouvé dans son immortelle comédie ; mais des gens qui plaident dans l'intérêt de leurs vanités, et de la plus subtile de leurs vanités, — la vanité littéraire, — sont d'un comique bien supérieur à tous les genres de comique. »
Les plus belles polémiques ont une fin. Celle-ci se dénoue à la première Chambre du Tribunal civil de la Seine, les 11 et 18 novembre. Nogent-Saint-Laurens plaide pour François Buloz. D'Aurevilly, de son côté, a choisi pour défenseur son jeune partenaire du café de Bruxelles, Léon Gambetta. Il est très regrettable qu'il ne reste plus trace du plaidoyer de l'avocat démocrate en faveur du critique absolutiste. Ce que l'on sait seulement, c'est que déjà pressé, comme il le fut toute sa vie, et absorbé par l'existence parisienne, Gambetta arriva fort en retard à l'audience, sans avoir étudié son dossier. Mais il ne perd pas contenance pour si peu. Séance tenante, il
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improvise un brillant discours sur la dignité de l'homme de lettres et l'indépendance qui lui est due. Il charme les juges ; toutefois il ne les convainc point. Barbey d'Aurevilly est condamné à 2,000 francs de dommages-intérêts envers Buloz. 0 la délicieuse liberté du littérateur ! (1).
Ce n'est pas tout. Gambetta ne s'est-il pas avisé, au cours de sa plaidoierie, de comparer d'Aurevilly à... Voiture? Il est bien probable que l'orateur méridional n'a lu aucune oeuvre de son client : il croit sans doute que la plus belle part du talent de ce polémiste intrépide consiste à débiter des sornettes dans les salons ou les cafés et à soutenir des thèses paradoxales sur tous les sujets. Mais sous l'injure de cette comparaison boiteuse et blessante, le romancier normand se cabre : piqué au vif, il rappelle à l'ordre son avocat un peu trop sans gêne. « Monsieur, lui dit-il avec hauteur, en sortant de l'audience, vous m'avez comparé à Voiture, mais vous avez plaidé comme... un fiacre ». Puis il lui tourne les talons. Au Figaro, l'accueil qu'on réserve au condamné, retour du Palais, est plutôt froid. « Comment voulez-vous gagner un procès, avec une pareille redingote? » s'écrie Villemessant, en toisant la tenue 1830 de l'auteur du Brummell. Et, en punition de son singulier accoutrement, il laisse payer à d'Aurevilly le montant de l'amende. C'est un gros trou dans le budget d'un pauvre critique. Voilà pourtant où mène l'individualisme !
Mais ce serait une erreur de croire que notre Chouan, convaincu de l'inutilité de sa campagne et découragé de tous ses vains efforts, se dispose à désarmer. Loin
(1) Il y aurait quelque intérêt, — et même assez piquant, — à reproduire ici les considérants et les conclusions du jugement qui condamna Barbey d'Aurevilly. Je me refuse ce plaisir, par respect pour la magistrature française.
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de là, il recharge sa canardière. N'y a-t-il pas encore bien des coteries à détruire? tant qu'il en subsistera une seule, d'Aurevilly restera sur la brèche. Aussi, à peine est-il débarrassé de Buloz et a-t-il fini de mitrailler la Revue des Deux-Mondes, qu'il assure son tir sur d'autres personnages, plus graves, et une autre institution, plus vieille. Il va s'attaquer au Palais-Mazarin, — aux Quarante de l'Académie française et à la fameuse Coupole. Le malheur, c'est que personne ne veut lui prêter un pan de mur pour appuyer son fusil. Ce diable d'homme est trop compromettant! Il traîne à ses basques tous les huissiers de la Capitale et bientôt, s'il continue, il fera entrer les gendarmes dans les maisons où on le reçoit.
Le Figaro, instruit par une première expérience, laisse d'Aurevilly se morfondre dehors et méditer sur les inconvénients de l'individualisme à outrance. Ce n'est pourtant pas le Pays qui lui rouvrira une porte hospitalière. Où aller ? A qui s'adresser ? Justement, un ancien rédacteur du Figaro, M. Aurélien Scholl, vient de fonder un journal, le Nain Jaune. Il fait bon accueil à d'Aurevilly, qui est tout surpris de trouver encore un terrain libre où guerroyer à son aise. C'est par les fenêtres du Nain Jaune que l'élégant historien de Brummell va massacrer les Quarante (1).
(1) Voir le Nain Jaune des 19, 23, 26 sept, et 7 octobre 1863. — Les Quarante Médaillons de l'Académie (Paris, Dentu, 1864). — On a contesté à Barbey d'Aurevilly la paternité des Quarante Médaillons. Dans un article de la Revue de Paris du 1er décembre 1898, M. Maurice Talmeyr prétend, — sans confirmer d'ailleurs ses assertions par aucune autre preuve que de vagues « ou-dit », —que les Médaillons sont l'oeuvre d'un inconnu, retouchée et aggravée par le violent Barbey. Je pourrais d'abord chercher chicane à M. Talmeyr sur certains détails fort inexacts de sa version. Il n'est pas vrai que les portraits des Immortels de 1863 aient paru, dans le
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Bien peu d'académiciens trouvent grâce devant cet impitoyable justicier. Un seul est mis hors de cause : c'est Alfred de Vigny, lequel d'ailleurs vient de mourir. «Nouons un crêpe autour de ce médaillon, écrit mélancoliquement Barbey. M. de Vigny est mort hier » (septembre 1863). Et devant la dépouille du noble poète qui s'en va, le tirailleur du Nain Jaune présente les armes respectueusement et s'incline. C'est le devoir de tout soldat, mais ici le devoir est double, car d'Aurevilly a beaucoup aimé et admiré le chantre d'Eloa. Il n'agirait pas ainsi à l'égard des autres Immortels. Il faut un Lamartine, un Victor Hugo, un Sainte-Beuve ou un Mérimée, — qui sont, il est vrai, les plus illustres des Quarante, — pour
Nain Jaune, " triomphalement signés » du nom de d'Aurevilly : ils étaient simplement signés Old Noll et ce ne fut qu'à la fin de la publication que, sous ce pseudonyme, le rédacteur en chef du journal inscrivit, de son propre mouvement, le nom de l'auteur. Cette seule remarque suffirait à réduire à néant toute la subtile argumentation de M. Talmeyr.
Mais il y a mieux que cette réfutation indirecte. D'abord, les Quarante Médaillons portent a. chaque ligne la marque de Barbey d'Aurevilly. Ensuite, ils rentrent à merveille dans le cadre de la campagne « individualiste », bruyamment et vaillamment menée par le gentilhomme normand, et ils font pour ainsi dire partie intégrante du plan d'attaque qu'il a dressé contre les associations et coteries de toute espèce. Enfin, vu ses grands airs d' « odi profanum vulgus », on s'imagine difficilement l'auteur de l'Ensorcelée signant l'oeuvre d'autrui.
Pour rejeter la version trop romanesque de M. Talmeyr, j'aurais pu m'en tenir à ces simples réflexions. Mais, voulant savoir le fin mot de l'histoire, je me suis adressé à la seule personne bien compétente en la matière, M. Aurélien Scholl. Avec une bonne grâce et un empressement, dont je lui sais un gré infini, l'ancien directeur du Nain Jaune m'a répondu : « ... Sachez donc que Barbey et Sylvestre étaient intimement liés, que chacun faisait le plus grand cas de l'autre. Silvestre (car je me rappelle qu'il s'écrivait par un i) ne pouvait pas signer, pour raisons politiques. Or, il avait besoin de 500 francs. — Je t'apporte, me dit-il, un manuscrit. C'est le premier jet, il y a des retouches à faire. Prends, coupe, ajoute et
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arrêter sa fusillade. Mais le reste est passé au fil de l'épée. Les deux de Broglie, père et fils, le comte de Carné, le baron Prosper de Barante, l'évêque Dupanloup, Berryer, le duc de Noailles, le comte de Montalembert, le comte de Falloux,—toute l'aile droite de la Compagnie ; — puis, le centre, Vitet, Ampère, Rémusat, Guizot ; — enfin, l'aile gauche, Thiers, Dupin, Mignet, Dufaure, — tous, sans exception, défilent tour à tour devant le mousquet normand et sont massacrés sans merci. Les romanciers, auteurs dramatiques et poetoe minores ne sont pas plus épargnés : Jules Sandeau, Octave Feuillet, Ernest Legouvé, Ponsard, Empis, Viennet, Pongerville, Victor de Laprade, Pierre Lebrun, Emile Augier, reçoivent en
signe, c'est à toi (moyennant 25 louis, bien entendu). — Or, je redoutais pour mon journal les rancunes d'un corps puissant et fortement protégé par le gouvernement. D'Aurevilly vint déjeuner chez moi. Je lui racontai la visite de Silvestre (qui s'écrit peut-être par un y). — Voulez-vous, dis-je à Barbey, vous charger de l'opération ? (Il avait aussi besoin de 25 louis). Il emporta le manuscrit, le retoucha sans aucun doute et le signa. Du reste, sa marque personnelle y éclate. Admettez donc que les 40 Médaillons soient le fruit d'une collaboration; et que l'un des deux collaborateurs n'a pas signé. Voilà tout ».
Muni de cette très spirituelle et précieuse lettre de M. Scholl, j'ai poursuivi mon enquête. J'avais là un excellent point de repère. On voit déjà combien la version de l'ancien directeur du Nain Jaune diffère de celle de M. Talmeyr. D'après M. Aurélien Scholl, ce n'est pas un inconnu qui a écrit les Médaillons, c'est le critique d'art fort apprécié, Théophile Silvestre, l'auteur des Artistes vivants, et c'est Barbey d'Aurevilly qui a retouché le manuscrit. Maintenant, l'affaire est-elle entendue, l'incident est-il ainsi clos ? Non, car voici ce que j'ai appris. Le causeur incomparable qu'était Barbey avait bien souvent buriné, entre amis, pour le plaisir du moment, dans ses conversations empanachées, les portraits des académiciens. Or, Théophile Silvestre, fervent admirateur du Maître, exprima un jour le regret que tant de verve fût répandue en pure perte dans une causerie destinée à passer et demanda la permission d'en fixer sur le papier les principaux traits. Le manuscrit qu'il porta ensuite au Nain Jaune était bien de sa main, à lui
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pleine poitrine un feu bien nourri. Naturellement, c'est aux universitaires que sont réservées les décharges les plus drues. La perruque de Victor Cousin est un point de mire tout indiqué : mais les Saint-Marc-Girardin, les Sacy, les Patin, les Villemain, les Flourens, n'échappent pas à la vigilance guerrière de notre Chouan. Il ne respecte qu'un universitaire, et c'est... le croirait-on? l'ultra-classique Nisard : seulement, Nisard est bonapartiste ; cela rachète le crime d'appartenir à l'Université. D'Aurevilly a le grand tort de mêler souvent la politique à la littérature. Tout ce qui sent l'orléanisme, la « fusion », la « concentration » contre le régime impérial, le met en fureur : point de quartier pour les ennemis de Napoléon III ! Ai-je besoin d'ajouter que ce parti-pris affaiblit singuSilvestre,
singuSilvestre, se trouvait pourtant être l'oeuvre de d'Aurevilly. Lors donc que M. Scholl confia les Médaillons au romancier normand, il ne fit que lui restituer son bien. D'Aurevilly fut le premier, j'en ai la certitude, à rire de l'aventure et il n'éprouva pas le besoin de la crier sur les toits. De là vient la légende, contée différemment par MM. Aurélien Scholl et Maurice Talmeyr. On pourrait encore broder d'autres fantaisies sur ce thème : c'est pour cette raison que j'ai voulu dire longuement ce que je crois être l'exacte vérité. Comme bieu d'autres parties de l'existence de Barbey d'Aurevilly, ce moment important de sa vie intellectuelle serait vite défiguré par les inventions de nos « imaginatifs » contemporains, si l'on n'y mettait bon ordre. La meilleure part de mon ambition, dans ce livre, a consisté à démolir les légendes qui menacent de « romantiser » encore la physionomie, bien assez romantique déjà, de l'auteur de l'Ensorcelée et du Chevalier Des Touches.
Je résume d'un mot la discussion précédente. LES QUARANTE MÉDAILLONS DE L'ACADÉMIE sont l'oeuvre d'un seul auteur, et cet auteur s'appelle Barbey d'Aurevilly. S'il a été mêlé à l'affaire (et je m'en rapporte parfaitement sur ce point à M. Aurélien Scholl, dont les souvenirs pleins de verve et si artistement ciselés nous sont très précieux), Théophile Silvestre n'a joué que le rôle d'un comparse, d'un simple copiste. C'est tout ce que je voulais établir, — et nous sommes loin maintenant de l'inconnu de M. Talmeyr.
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lièrement la portée d'une arme qui ne devrait jamais dévier son tir ?
Depuis qu'il est sur la brèche, Barbey d'Aurevilly a bien combattu. Quelque jugement qu'on porte sur les mobiles, les circonstances et les effets de la lutte qu'il a menée contre les cénacles et les associations de tout acabit, on ne peut s'empêcher d'admirer sa belle vaillance et sa crânerie gauloise. Maintenant il a droit au repos, sinon à la croix d'honneur. Mais au moment même où il regagne ses quartiers d'hiver, il aperçoit, dissimulée dans l'ombre de Saint-Germain-l'Auxerrois, une vieille maison presque vermoulue, lézardée et branlante, où l'on fait grand tapage. C'est la maison de la Rue des Prêtres, la « baraque » du Journal des Débats. D'Aurevilly s'arrête : il lui reste quelques munitions, il veut s'en servir. Pourtant la saison n'est plus très bonne: on est au mois de décembre. N'importe ! Des hauteurs du Figaro, qui consent à l'accueillir encore une fois, l'infatigable soldat de l'individualisme brûle ses dernières cartouches.
Ses deux articles, du 6 et du 10 décembre,—crépitants comme une fusillade, — sont intitulés : Grandeur et Décadence du Journal des Débats et portent cette devise de Montaigne : « Il faut ôter le masque aussi bien aux choses qu'aux personnes ». On sait de reste comment l'implacable Barbey arrache le masque à tout ce qui n'a point l'heur de lui plaire ! Il fait feu sur tout... Écoutez ce coup final : « Le Journal des Débats n'est pas plus capable de résister par ses idées que par son personnel. Il croule d'inanition, d'ennuyeuse faconde et d'impuissance. Le jour où il y a quelque chose, dans ce grand magasin de tartines, qui ne soit pas le feuilleté ordinaire, c'est le jour où MM. Taine et Renan y jettent encore,
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avec toutes les précautions de leurs nobles prudences, ces petites capsules de leur critique, qui sont des essais de bombes Orsini contre le monde monarchique et chrétien ! La décadence du Journal des Débats est donc évidente pour qui sait voir. Or toute décadence a ses Barbares. Les Barbares de la décadence des Débats, c'est le Positivisme et le Socialisme, c'est-à-dire l'éternel Matérialisme sous sa double forme moderne, l'éternel Esprit Révolutionnaire avec une nouvelle gibecière et de nouveaux tours ! » N'est-ce pas à donner le frisson aux plus intrépides lutteurs ?
On a beau s'appeler « un Titan de Normandie », comme le faisait d'Aurevilly non sans orgueil, la fatigue vient avec les années et les vicissitudes du combat. Le fils de Théophile Barbey a 55 ans : il n'est pas très sage pour son âge. Combien de ses anciens compagnons d'armes ont déjà pris leur retraite ! Lui, il ne connaîtra jamais les cadres de réserve. Soldat indiscipliné, il n'aspire plus aux « trois étoiles », mais il veut mourir l'arme à la main. Aussi rentre-t-il chez lui, fier de sa campagne de 1863, des coups qu'il y a frappés et des coups qu'il y a reçus. Après tout, la guerre ne lui a pas été funeste. Sauf sa visite au tribunal, il ne lui est arrivé aucune mésaventure. Mais se rend-il bien compte de l'inutilité de ses ardeurs belliqueuses ? Je le soupçonne d'avoir cru faire oeuvre bonne et efficace, en luttant sans merci contre les coteries et les cénacles. Il avait une foi si vive en la vertu souveraine de l'individualisme ! Or, c'est bien aveuglant, les convictions enracinées au fond de l'âme ! Elles nous persuadent aisément de la supériorité de nos vues sur celles du voisin, elles érigent et transfigurent nos fantaisies en devoirs, elles nous montrent le caractère obligatoire et suprêmement bon de nos préférences, — et
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elles nous trompent avec leurs mirages éblouissants, ces « blue devils » que l'imagination exalte encore! Mais peut-être qu'au fond d'Aurevilly se souciait moins de la précision de son arme que des ivresses de la lutte. Il avait entrepris cette campagne « individualiste » pour soulager son coeur de toutes les tristesses dont il était abreuvé et pour se consoler de l'isolement où l'avaient réduit ses anciens amis. Par ses incartades de Chouan égaré et esseulé, il prenait sa revanche, — revanche douce et amère à la fois, mêlée d'espoirs et de regrets, — sur l'âpre condition et la dure réalité de son existence.
Seulement, entre deux coups de feu, il avait eu la bonne idée de rentrer chez lui et d'achever le beau poème normand du Chevalier Des Touches. A vrai dire, ce n'était pas là une diversion à ses prouesses de franctireur. Il les continuait ainsi sur le champ de bataille de l'imagination et du souvenir. Brillant de l'éclat sauvage des hauts faits de la Chouannerie et animé des poétiques couleurs du paysage de la Manche, le, roman du Chevalier Des Touches est empreint de l'austère et terrible beauté d'une guerre de partisans. Tandis qu'il l'écrivait, Barbey d'Aurevilly a dû sentir la noble émotion du vieux lutteur qui retourne encore au feu : dans tout son être a frémi et palpité l'âme même des anciens guerriers de sa chère Basse-Normandie.
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CHAPITRE XV
Un Prêtre Marié BATAILLES AU Nain Jaune
VOYAGE A SAINT-SAUVEUR
Le Théâtre Contemporain
ATTAQUES CONTRE LES PARNASSIENS
JOURNAUX D'AVANT-GARDE : l'Éclair, la Veilleuse SUCCESSION DE SAINTE-BEUVE AU Constitutionnel
LA GUERRE DE 1870 MORT D'ÉDELESTAND DU MÉRIL
(1863-1871)
Le Chevalier Des Touches, publié dans le Nain Jaune au cours de l'été 1863, parut en volume peu de mois après. Pour sceller sa réconciliation avec les idées paternelles, Barbey d'Aurevilly voulut dédier son chef-d'oeuvre à Théophile Barbey. L'âme du vieux Chouan de SaintSauveur dut tressailir d'aise et de bonheur à l'évocation d'un bien cher passé. « Que de raisons, mon père, pour vous dédier ce livre qui vous rappellera tant de choses dont vous avez gardé la religion dans votre coeur ! Vous en avez connu l'un des héros, et probablement vous eûssiez partagé son héroïsme et celui de ses onze
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compagnons d'armes, si vous aviez eu sur la tête quelques années de plus au moment où l'action de ce drame de guerre civile s'accomplissait ! Mais, alors, vous n'étiez qu'un enfant, — l'enfant dont le charmant portrait orne encore la chambre bleue de ma grand'mère, et qu'elle nous montrait, à mes frères et à moi, dans notre enfance, du doigt levé de sa belle main, quand elle nous engageait à vous ressembler ». Puis, évoquant par contraste sa vie dissipée et vagabonde, comme pour en demander encore une fois pardon, d'Aurevilly ajoutait : « Au lieu de rester, ainsi que vous, planté et solide comme un chêne dans la terre natale, je m'en suis allé au loin, tête inquiète, courant follement après ce vent dont parle l'Ecriture, et qui passe, hélas ! à travers les doigts de la main de l'homme, également partout! » Peut-on mettre plus d'humilité à s'accuser d'avoir méconnu longtemps les bienfaits de l'existence familiale, au pays où l'on naquit ?
Cette dédicace est très touchante, d'un sentiment filial tout à fait pénétrant et d'un joli ton mélancolique qui est un charme de plus. Si Théophile Barbey ne fut pas remué jusqu'au fond du coeur par des paroles aussi vibrantes d'affection et de respect, c'est que décidément il n'était pas accessible à l'émotion. Mais il était presque octogénaire, et son âme, qui n'avait jamais été bien expansive, s'était encore endurcie et se renfrognait tous les jours sous l'action des années. Aussi l'odeur de poudre, qui se dégage de toute l'oeuvre de notre romancier normand, ne parvint-elle point à griser la tête du vieux gentilhomme au repos, endormi dans la Capoue de son égoïsme. Heureusement, l'auteur du Chevalier Des Touches n'eut pas l'air de s'apercevoir de l'indifférence paternelle à son égard. Revenu au bercail, il ne cherchait qu'une nouvelle
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occasion de témoigner son dévouement aux choses du passé : car lui aussi, à l'égal de ses parents, mais d'une manière plus éclairée, il voulait faire de sa demeure le temple des souvenirs et de la religion des âges révolus.
On se rappelle que, dans le même temps qu'il s'occupait de son Des Touches, Barbey d'Aurevilly s'était pris de goût, voire de passion, pour un sujet étrange, dont l'idée fondamentale, toute chrétienne, était le dogme de l'Expiation. Mais cette oeuvre, intitulée primitivement le Château des Soufflets et commencée en 1855 sous l'influence d'une crise de mysticisme, était restée inachevée. Si, à plusieurs reprises, d'Aurevilly avait esquissé les traits de la délicieuse et angélique Calixte, victime expiatoire de l'apostasie du « Prêtre Marié » son père, il n'avait pas encore évoqué le drame hallucinant où devait évoluer cette divine image du sacrifice, dont il voulait faire la figure centrale et l'âme même de sa composition. A plus forte raison, ses autres personnages étaient-ils demeurés à l'état d'ébauche assez vague. Le moment n'était-il pas venu maintenant de se reposer des oeuvres de guerre, des longues opérations d'une campagne digne des Chouans, en sculptant dans le marbre le plus pur " la blanche statue de la sérénité » chrétienne, avec, pour contraste, la statue livide et désolée du Désespoir de l'apostat? Telle fut le noble labeur qu'entreprit Barbey d'Aurevilly durant l'hiver 1863-1864, après ses luttes acharnées de l'été précédent contre la Revue des Deux-Mondes, l'Académie française et le Journal des Débats.
Bien des fois, pendant les années de son enfance passées à Saint-Sauveur-le-Vicomte, le futur romancier normand avait entendu raconter l'histoire d'un prêtre, qui, au moment de la Révolution, s'était enfui du diocèse
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de Coutances, avait émigré à Paris et s'y était marié. Ce prêtre, nommé Lebon, s'était adonné tout jeune à l'étude de la chimie et, une fois délivré de la soutane, devint un brillant élève de Lavoisier. Mais son mariage fut la cause de son malheur. Sa femme mourut en donnant le jour à un fils, Raphaël, qui était, dit-on, d'une beauté merveilleuse et eût mérité pleinement son nom séraphique, si l'infortuné n'eût été cul-de-jatte. On devine quels commentaires durent tirer de cet accident les religieux et superstitieux Normands. On jasa fort et longtemps, dans le pays, autour de ce qu'on appelait un châtiment de Dieu. Le doigt de la Providence apparaît ainsi trop souvent aux yeux de tant de gens qui se croient chargés de traduire, en un langage plus ou moins apocalyptique, les malédictions célestes et de s'en faire les messagers attitrés. Le père est puni dans l'enfant, disait-on à SaintSauveur, en attendant que le renégat soit frappé lui-même par la main vengeresse du Tout-Puissant.
Cette idée, tout à fait catholique, de l'Expiation a été majestueusement et mystiquement interprétée par l'absolutiste des Prophètes du Passé. Elle a pour support, — comme tous les romans de Barbey, — une histoire parfaitement authentique, et, ce qui vaut mieux encore, locale, cotentinaise. Une fois de plus, là, triomphe le programme de décentralisation littéraire que s'était tracé, dès 1849, l'auteur d'Une Vieille Maîtresse. Au surplus, d'Aurevilly, tout en voulant serrer de près la réalité, ne laisse pas d'user des droits et franchises que comporte la littérature romanesque. C'est ainsi qu'il transforme en fille le fils de Lebon. Il paraît que cette substitution rendait plus facile le moyen de faire souffrir l'apostat et d'augmenter ses tortures morales. Calixte, ange de charité et de dévouement, a causé par sa vie débile et sa
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terrible mort plus de douleur à Sombreval (Lebon) que n'eût pu le faire le fils le mieux doué. Et puis, certains accès de mysticisme, unis à des crises d'amour profane, eussent été moins aisément attribués à un garçon qu'à une fille. Enfin, et surtout peut-être, le roman ne peut guère exister là où l'élément féminin fait défaut. Mais, en dépit de tous ces détails, le fond du Prêtre Marié est d'une vérité indiscutable, plonge en pleine réalité eta ses racines au coeur même de la Basse-Normandie.
Barbey d'Aurevilly écrit ce roman avec amour : lui, le polémiste à l'emporte-pièce et le romancier à l'eau-forte, il se plaît à dessiner la frêle et chaste image de Calixte et en fait un chef-d'oeuvre de délicatesse attendrie. Seulement, n'a-t-il point la fantaisie bizarre d'aller offrir cette sainte figure à l'admiration des lecteurs du Pays? Naturellement, son manuscrit lui serait sur-le-champ retourné, s'il ne comptait encore quelques amis dans la vieille maison peu hospitalière et si l'on n'avait pris envers lui, il y a plusieurs années, des engagements formels à cet égard. Le Prêtre Marié commence donc à paraître dans le Pays. Mais, dès les premiers feuilletons, les habitués du vicomte Ponson du Terrail sont tout déconcertés et n'en croient pas leurs yeux ! Ils demandent des explications au rédacteur en chef du journal. S'imagine-t-on qu'on pourra se moquer d'eux impunément ? Rira bien qui rira le dernier ! Aussitôt les désabonnements pleuvent à la direction, qui n'en peut mais. On devine la joie des ennemis de Barbey, — de cette cohorte d'ennemis acharnés que l'écrivain normand traîne partout à sa suite. Le chrétien M. de Pontmartin se distingue, entre tous, par ses exubérantes clameurs de triomphe. Osera-t-on encore, s'écrie-t-il, parler du talent de ce d'Aurevilly? Est-ce que le public, le bon
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public, notre juge suprême à nous autres littérateurs, ne s'est pas prononcé en dernier ressort? Et, chaque fois qu'il peut en trouver l'occasion, le doux Pontmartin évoque le souvenir de « cet illisible Prêtre Marié, signal de désabonnements qui sont restés légendaires dans les bureaux du journal ultra-impérialiste. » (1). Illisible, le Prêtre Marié! certainement, il l'est pour les braves gens dont on a dépravé le goût, à qui l'on a donné pour toute nourriture intellectuelle les sornettes des romanciers populaires, et qui font leur quotidienne pâture des feuilletons du vicomte Ponson, confrère en armoiries — et en belles-lettres — du légitimiste comte de Pontmartin!
Cette nouvelle épreuve, qui frappe d'Aurevilly dans son amour-propre — sinon dans ses intérêts — de romancier, a le fâcheux résultat de l'éloigner une fois encore de ses projets d'épopée normande. Il voulait donner une suite à son Chevalier Des Touches et continuer ses chroniques de la Chouannerie : il abandonne son dessein, au moins momentanément. Mais l'ardeur de ses convictions de Chouan n'est pas éteinte pourtant. L'ivresse de ses instincts guerriers le rejette en pleine bataille.
A ce franc-tireur tous les terrains sont bons pour guerroyer : cependant, il ne se trouve nulle part aussi bien qu'au Nain Jaune. Il y revient avec plaisir au début de l'été de 1864. Théophile Silvestre, devenu directeur de la vaillante petite feuille, s'empresse à bien accueillir le romancier incompris. « Vous avez la plus entière liberté,
(1) La Gazette de France, samedi 27 septembre 1889. — Cet article, un des derniers de M. de Pontmartin, qui mourut quelques mois après, dépasse en violences et en sottes injures tout ce que l'auteur des Samedis a jamais écrit contre Barbey. Le Zoïle légitimiste y épanche à plein encrier sa bile d'octogénaire rancunier et jaloux.
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lui dit-il : nous ferons entendre tous les sons et toutes les cloches. » C'est précisément ce que désire d'Aurevilly. Aussi, dès le 23 juillet, entre-t-il en scène, ou plutôt en lutte. Il intitule sa première chronique : les Ereinteurs. « C'est un bien vilain nom, — écrit-il, — et c'est le nôtre, à ce qu'il paraît... Les Ereinteurs ! c'est moi, Barbey d'Aurevilly, l'IDIOT, l'Homme des Murailles de Paris ; moi qui suis aussi insensible à leurs coups que les pierres sur lesquelles ils ont collé mon nom en l'illustrant d'une épithète injurieuse, comme si je les avais attendus pour écrire cette phrase : « Les plus beaux noms portés parmi les hommes sont les noms donnés par les ennemis. " Allez ! les éreinteurs, puisqu'ils nous jettent ce mot, ce n'est pas eux qui le mériteront, quoi qu'ils fassent! Ereinteur, ne l'est pas qui veut. Si je me rappelle bien mon Homère, est-ce que Thersite n'appelait pas Ajax un éreinteur ?... Croyez-vous que M. Buloz, qui fait des procès aux gens, quand ils ne trouvent pas qu'il soit un directeur de génie, et qui n'en ferait pas si M. de Mars était un éreinteur, ne nous éreinterait pas très bien, s'il le pouvait, en littérature, lui qui croit nous éreinter en justice ?... Croyez-vous que le doux M. de Pontmartin, le second des vicomtes doux, car le premier c'est M. de La Guéronnière, ne nous éreinterait pas, s'il le pouvait, lui qui, à propos des Quarante Médaillons de l'Académie, disait de moi avec tant de bonté et de justesse : Que mes égratignures éventrent ; que mes chiquenaudes assomment ; que mon verjus est de l'arsenic ; que mon rire a des dents d'éléphant, et ma raillerie des légèretés d'hippopotame ! Il est évidentque, sije ne suis pas éreinté, ce n'est pas la faute du vicomte doux. J'ai des reins, voilà tout! » Et l'article s'achève sur ce ton, avec une verve de bonne humeur et de belles fusées de gaîté.
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Il est à peine besoin de dire que, dans cette campagne de l'été de 1864, les institutions déjà mitraillées reçoivent encore quelques coups. Si la lutte est moins chaude que l'année précédente, c'est que l'occasion ne naît pas chaque jour de faire un feu nourri. Ce ne sont, pour l'instant, qu'escarmouches : les heures de la grande guerre sont passées. « L'Académie française a tenu jeudi sa séance annuelle, écrit d'Aurevilly le 27 juillet. La foule était là, comme toujours, par une chaleur accablante et malgré des discours glacés plus accablants encore ! Tout le monde convient que rien n'est plus fastidieux et plus vain que cette vieille cérémonie, et pourtant tout le monde y court. M. Pingard, le Petit-Jean de l'endroit, y est assiégé comme un Ministre. Il semble qu'il soit dans la destinée de l'Académie d'avoir du monde jusqu'à sa dernière heure, pour prouver que l'esprit français, si vanté pour sa hardiesse et sa légèreté, est très robuste contre l'ennui et très lâche contre la routine ». Et voilà tout ! Nous sommes loin des éclats d'antan. Pour un peu, on hésiterait presque à reconnaître là l'incorrigible Chouan de l'individualisme irrité et vengeur !
La bataille menace de languir, lorsque d'Aurevilly l'interrompt brusquement pour aller en Normandie. Il veut passer quelques semaines à St-Sauveur-le-Vicomte. Depuis la mort de sa mère, survenue en 1858, il n'a pas fait de pélerinage au pays natal. Il en a la nostalgie. Fatigué de la vie parisienne, il désire évoquer une fois encore les « spectres » de son enfance et ses pieux souvenirs. Rentré au foyer paternel, tout lui est sujet à émotion profonde. « Le soir, — écrit-il le 30 novembre, — je reste seul au coin du feu, écrivant sur la vieille table à jeu, où j'ai vu tant de figures originales, — à présent disparues par la porte des cimetières, — faire des whists
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et des bostons qui duraient des nuits et des jours ». Le 5 décembre, il note une autre impression : « Je suis allé me promener dans le jardin, aux places que ma mère aimait, le long de l'espalier des pêchers et dans l'allée à droite du parterre. Mais plus de parterre, plus de fleurs, de l'herbe dans les allées, la grande corbeille en morceaux, les murs mousseux, la négligence, l'abandon, la mort ! » Malgré la tristesse qu'il en éprouve, il lui est doux de revoir les lieux où s'écoula son enfance. « Je reviens de Valognes, écrit-il le 11 décembre..., j'ai battu le pavé et suis allé partout où j'avais senti et vécu fortement autrefois. Les rêves de ma jeunesse marchaient autour de moi, sous les nuages. Je n'ai rencontré qu'eux le long de ces rues...» Le 13, il va ranimer ses impressions maritimes à Carteret. « Une des journées les plus pleines que j'aie passées dans ce pays, dit-il... Il était quatre heures et demie; le soleil crevait au-dessus d'elle (la mer) un banc de nuages couleur violette et faisait sur les vagues comme une gloire d'or, qui les rendait étincelantes ».
Le coeur retrempé par ce séjour en Basse-Normandie, d'Aurevilly revient à Paris à la fin de décembre. Il a puisé au sein de la terre natale de nouvelles forces pour la lutte. Aussi reprend-il très vaillamment son poste au Nain Jaune, — et même au Pays, où ses amis l'ont fait rentrer. A vrai dire, il préfère l'hospitalité franche et large du Nain à l'accueil réservé et presque défiant que lui ménage l'organe impérialiste. Mais le journal de Théophile Silvestre, feuille d'avant-garde d'où l'on peut, tout à son aise, lancer des bombes sur les bourgeois et les académiciens, ne possède pas de gros capitaux et n'est point de taille à nourir un simple rédacteur. Il faut donc que notre Chouan mène de front la guerre acharnée du franc-tireur dans les colonnes du Nain Jaune et les
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batailles rangées, — trop pacifiques ! — en l'austère rez-de-chaussée du Pays.
La situation est d'autant moins agréable à d'Aurevilly, que les affaires du Nain Jaune recommencent à péricliter. Théophile Silvestre est obligé d'en abandonner la direction. Par bonheur, une équipe de jeunes gens envahit aussitôt la pauvre feuille délaissée. Mais restera-t-il, dans la nouvelle rédaction, une petite place pour l'écrivain normand qui, aux yeux de cette jeunesse, est déjà un ancêtre? Ce serait douteux si, parmi ces débutants, ne se trouvaient de fervents admirateurs d'Une Vieille Maîtresse et du Chevalier Des Touches. Nous les avons déjà rencontrés auprès de Barbey, à la suite de Gambetta. Ils s'appellent Eugène Spuller, Ernest Hamel, Arthur Ranc, Alcide Dusolier, Louis Combes, — tous futurs sénateurs, hommes graves par excellence et sages par définition ! (qui eût pu prédire alors qu'ils finiraient en personnages curulaires ?) Dans le groupe figurent aussi quelques nouveaux venus à la vie intellectuelle, qui n'ont fait que côtoyer la politique : Castagnary, Francisque Sarcey et Frédéric Morin. Avec eux rentre le charmant Aurélien Scholl, qui s'était effacé devant Silvestre. C'est une brillante recrue pour le Nain Jaune.
Le milieu doit paraître bien nouveau au vétéran de Saint-Sauveur, qui compte déjà plus d'un quart de siècle de journalisme. Mais les jeunes de cette époque sont tout à fait humains : ils n'ont pas envie de supprimer les vieillards, sous prétexte que la vieillesse est encombrante. Ils ont le respect, aujourd'hui disparu, des générations qui les ont précédés. Ils estiment même, chose incroyable ! qu'on peut atteindre la soixantaine sans être absolument tombé en décrépitude. En vérité, ce ne sont pas des « arrivistes », les jouvenceaux de
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1865 : ils ne marchent pas sur le corps de leurs aînes pour se frayer un chemin vers la gloire !
Naturellement, le Nain Jaune, régénéré par l'invasion de nouveaux talents, opère, sous l'influence des idées démocratiques des amis de Gambetta, une brusque « conversion à gauche ». Seul, Barbey d'Aurevilly demeure pour représenter, parmi tous ces libéraux ennemis de l'Empire, les principes absolutistes qu'il défend depuis longtemps. On lui laisse ses coudées franches : c'est tout ce qu'il demande. Bien plus : on ne fait pas que le tolérer, ce qui lui suffirait à la rigueur, on l'entoure d'égards, ce qui le ravit. Mais la direction du journal tient à s'expliquer, devant son public, sur les licences qu'elle octroyé généreusement à l'infatigable lutteur. « M. Barbey d'Aurevilly,—constate une note du Nain Jaune, à la date du 30 décembre 1865, — est parmi nous un tirailleur. L'ardent écrivain a pris soin de définir lui-même cette situation dès la première lettre qu'il nous a adressée. Si nous la rappelons ici, c'est qu'il est des points de doctrine ou d'appréciations individuelles dont la rédaction de ce journal ne saurait accepter la solidarité. »
Les positions respectives une fois bien déterminées, d'Aurevilly commence la lutte. Il ne perd pas son temps à tâter le terrain: il va droit à l'ennemi. Ceux qui essuyent son premier feu sont deux débutants, qui depuis ont fait leur chemin, non sans bruit, dans la vie littéraire et dans la mêlée sociale : Jules Vallès et Emile Zola. Vallès n'est pas mécontent de voir ses Réfractaires maltraités par un aristocrate qui lui reproche de ne pas pousser suffisamment au noir la peinture de la misère et de se dérober aux obligations du moraliste. Mais M. Zola ne peut digérer l'eau saumâtre où d'Aurevilly a
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noyé la Confession de Claude. Il riposte avec aigreur, par une lettre datée du 31 décembre 1865 et dont il réclame l'insertion : « Il est d'usage, dit le bouillant romancier de vingt-cinq ans, que les écrivains éreintés ne répondent pas aux injures qui leur sont adressées... » — ce qui ne l'empêche pas de crier bien haut. Seulement le critique ne veut point que M.. Zola crie si fort. Il lui réplique du tac au tac : « En parlant dernièrement au Nain Jaune de la Confession de Claude avec le dégoût que doit inspirer ce petit paquet d'immondices, je n'avais pas nommé M. Zola, qui en est l'auteur ». Et il s'élève en ces termes contre la prétentieuse et singulière protestation de M. Zola : « Tout article de journal quelconque peut, n'importe sous quel prétexte, être matière à réclamation, et toute réclamation (le mot le dit presque) est une réclame, qu'on ne manque jamais dans l'intérêt du bruit qu'on veut faire. »
Mais ce n'est là qu'une escarmouche. La grande guerre n'est pas encore commencée. Il faut une occasion sérieuse pour l'entreprendre et des adversaires de taille pour croiser le fer avec éclat. Justement, sur ces entrefaites, la direction du Nain Jaune confie à Barbey d'Aurevilly le feuilleton des théâtres. A la bonne heure ! Le critique n'aura plus de vils morceaux de papier à déchiqueter ! Il va lutter dans l'atmosphère chaude et capiteuse de la scène française, qui lui donnera l'illusion de la vie. Vie factice, il est vrai, mais qui, telle quelle, n'est pas pour déplaire à un « imaginatif » forcené. Et puis, que de belles batailles à livrer dans ce monde spécial des acteurs et des auteurs dramatiques ! N'y a-t-il point là encore à flageller des coteries, — toutes les coteries qui pullulent à travers les coulisses, s'insinuent et règnent dans la cohue des cabotins et encombrent les planches
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de leurs bruyantes intrigues ? N'y aura-t-il pas aussi de vieilles institutions à démolir, d'antiques maisons lézardées à faire sauter ?
C'est dans ces dispositions belliqueuses que d'Aurevilly se met à l'oeuvre. Dès son premier feuilleton, il fait feu. Après avoir candidement mis à nu la pauvreté des inventions contemporaines et rappelé quelques misérables succès récents, il s'écrie : « Ne riez pas de mon ignorance de feuilletonniste ! Elle est profonde. C'est mon genre, à moi, de profondeur. On ne m'a choisi au Nain Jaune que pour mon ignorance. On a dit : Il sentira plus vivement, celui-là! Il ne sera pas blasé... Ce que j'ai senti a été cet ennui sur lequel on ne se blase jamais. » (1). A quoi tient donc cette décadence du théâtre? A bien des raisons. D'abord, aux directeurs d'entreprises dramatiques. « Ils changent fort peu, ces directeurs. L'originalité leur manque. Je ne dirai point que qui en a vu un les a tous vus ; mais, pour la plupart, c'est la même manière de se conduire dans la même fonction. C'est la même insouciance de l'art et des lettres et de leurs destinées, le même sentiment d'entrepreneur dans une grande affaire, la même fureur d'attirer la foule à son théâtre... » (2). Mais c'est surtout à la routine, devenue une tradition, à l'immobilité rigide des principes, qui est de règle sur les scènes subventionnées, à la manie d'étiquettes et de formules qui caractérise les corps constitués, qu'est dû l'abaissement manifeste de la production théâtrale. « Le Théâtre du Gymnase est présentement, de fait, le premier Théâtre Français, écrit
(1) Nain Jaune, jeudi 5 septembre 1865. (Théâtre Contemporain. Dernière série, t. V, Stock, 1896).
(2) Nain Jaune, mercredi 25 avril 1866. (Théâtre Contemporain, t. Ier, Frinzine, éditeur, 1887).
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d'Aurevilly. L'autre, qui en mérita longtemps le nom et qui le porte encore, n'est plus qu'une nécropole, — une chose morte et creuse, où reviennent des voix sépulcrales, quelque chose enfin comme l'Académie, cette institution de fantômes. J'en suis bien fâché pour les vieux classiques, mais c'est comme cela. Seulement, pour être plus vivant que ce grand bonhomme trépassé de Théâtre-Français, le Gymnase n'a pas pourtant de quoi être bien fier. » (1). On le voit : le terrible Barbey continue sa campagne d'individualisme inflexible. Le Théâtre Français, après l'Académie, le Journal des Débats et la Revue des Deux-Mondes, c'est dans l'ordre ; cela complète la collection.
Naturellement, sous ces fusillades réitérées et crépitantes, les « cabotins » regimbent, protestent et se cabrent. Peu s'en faut qu'ils n'arrachent des mains de l'impitoyable Chouan l'arme dont elles font un si violent usage. Heureusement, au Nain Jaune, on est plus tolérant qu'au Pays : on y respecte l'indépendance et la franchise de la critique. D'Aurevilly peut donc poursuivre en toute sécurité ses attaques contre le théâtre et il ne les ménage pas. Mais ses adversaires ne se tiennent point pour battus : à force d'instances, ils obtiennent que l'auteur du Chevalier Des Touches soit éloigné du journal de l'Empereur. « On ne paie plus la copie au Pays, — écrit mélancoliquement le pauvre critique à Hector de Saint-Maur, le 22 octobre 1866, — du moins on m'a dit qu'on ne me la paierait plus. On m'a refusé l'article sur l'Elisabeth de Dargaud, et on y exile les grands articles pour y fourrer les puantes et bêtes chroniques que vous
(1) Nain Jaune, mercredi 16 mai 1866. (Théâtre Contemporain, t. Ier, Frinzine, 1887).
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pouvez y lire, puisque vous recevez ce lamentable journal. L'article sur Dargaud a paru dans le Nain Jaune... Je ne puis pas rester matériellement dans la position où le désastre du Pays me met ; il faut que je trouve quelque part le rebord de tuile du passereau ou le soliveau de l'hirondelle. »
La mauvaise fortune recommence à visiter d'Aurevilly. Il n'a qu'un seul moyen de s'en consoler : c'est de se rejeter en pleine bataille. Mais trouvera-t-il une occasion favorable de renouveler ses exploits d'antan ? Cette occasion, il ne la cherche pas longtemps. L'éditeur Lemerre vient, en effet, de mettre au jour les vers d'un groupe de jeunes poètes, réunis en un cénacle qui s'intitule fièrement Le Parnasse contemporain. Ils sont trente-sept, ces poètes récemment éclos! « Je ne peux pas décemment, — écrit Barbey, le 27 octobre, — vous laisser ignorer cet Almanach des Muses de 1866, lesquelles sont trente-sept, ici, ni plus, ni moins ; pourquoi pas quarante ?... Qui est déjà du Parnasse peut bien être d'une Académie ! Parnasse, Académie, même langue et mêmes gens ». Toujours la haine des coteries et des associations jette hors de lui l'individualiste Normand.
Et voilà qu'il fonce sur ces trente-sept ! Il n'en épargne qu'un, Théophile Gautier, un vétéran de l'armée romantique, — presque un ancêtre, — que les jeunes gens ont pris pour chef de file et que d'Aurevilly s'étonne de voir fourvoyé en pareille compagnie. Gautier est quelqu'un : dès longtemps il a affirmé sa personnalité littéraire par une série d'oeuvres durables. Mais les autres, depuis les aînés Leçon te de Lisle et Banville jusqu'aux novices Sully Prudhomme, Coppée, Heredia, Dierx, Verlaine, Mallarmé, Villiers de l'Isle-Adam, qui sont-ils, où trouver
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la caractéristique de leur talent propre, forment-ils chacun un individu parfaitement recounaissable entre les autres ou ne valent-ils que par leur réunion ? Ils n'ont point de personnalité, répond tranquillement d'Aurevilly. Ce ne sont que de pâles imitateurs de Chénier et de Hugo; — pour un peu, il dirait : des Mameloucks des Maîtres anciens. Et il dessine impitoyablement la physionomie, à peine saisissable et existante, de ces néo-parnassiens. « Un jour, dans ce même Nain Jaune, dont le bonnet à sonnettes m'a toujours été une coupole favorable, j'écrivis les Médaillons de l'Académie. Eh bien, les poètes que voici ne sont pas encore académiciens. Au talent qu'ils ont, laissez faire, ils le seront, je n'en doute pas, je le leur prédis... mais enfin ils ne le sont pas encore. Ils ne sont encore que des parnassiens. Ils ne commencent qu'à brouter l'herbe dont ils auront le foin plus tard, et le sentiment de la hiérarchie me défend de les traiter avec une importance explicite et égale à celle que je mis à graver le profil de leurs devanciers, ces gros personnages... Parnassiens et Académiciens ! Respectons les distances. Les Académiciens eurent leurs médaillons. Les Parnassiens vont avoir leurs médaillonnets ! »
On devine que ces exécutions, sous forme de médaillonnets, ne se firent pas sans bruit. Une grande clameur s'éleva du camp des poètes et les polémiques furent vives. M. Louis-Xavier de Ricard, qui avait fondé avec M. Catulle Mendès, le Parnasse Contemporain, protesta vertement, dans une lettre du 30 octobre, « contre les brutalités du critique ». Un autre des trente-sept, Paul Verlaine, publia dans la Gazette rimée un stupide huitain à l'adresse de Barbey; par respect pour la mémoire du « pauvre Lélian », je ne reproduirai pas ces vers aussi peu poétiques qu'insignifiants. Enfin, Arsène Houssaye
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(encore un des trente-sept!) résuma le débat d'une façon assez impartiale et très spirituelle, dans la Revue du XIXe siècle (1er décembre 1866) qu'il dirigeait alors. On nous accuse, disait-il en substance, de n'être que des imitateurs: mais notre féroce critique n'a-t-il jamais imité personne ? C'était la meilleure réponse qu'on pût faire aux attaques d'un individualiste intransigeant.
Mais d'Aurevilly ne se souciait point des ripostes venues du Parnasse. Il les contemplait de loin, avec ses grands airs détachés et son impassibilité olympienne,— heureux seulement de voir se prolonger le tapage qu'il avait soulevé. « Les poètes ont parlé, écrit-il à son ami Amédée Pommier (1) aux premiers jours de novembre, — les poètes ont parlé, — des furies, — une comédie d'amourspropres exaspérés, — les lettres pleuvent... » Elles pleuvaient si fort, les lettres de récriminations, que les colonnes du Nain Jaune en étaient inondées. Il n'est pas donné à tout le monde de déchaîner de pareils orages; on est assurément quelqu'un quand on fait déborder tant de colères dans le Pandémonium de la presse.
Entre temps, et pour mieux affirmer sa personnalité que par des articles de journal, si puissants qu'ils soient, Barbey d'Aurevilly se réfugie dans la solitaire composition d'une nouvelle oeuvre. Son imagination y trouve sa
(1) Amédée POMMIER (1804-1877) était un poète de grand mérite, que ses excentricités éloignèrent d'une renommée durable et firent notamment écarter du Parnasse Contemporain. a C'était, dit de lui Alphonse DAUDET dans Trente ans de Paris, un merveilleux •artisan en mots et en rimes, l'ami des Dondey et des Pétrus Borel, l'auteur de l'Enfer, de Crâneries et Dettes de coeur, beaux livres aux titres flamboyants, régal des lettrés, effroi des académies, et pleins de vers bruyants et colorés comme une volière d'oiseaux des tropiques ». Barbey d'Aurevilly le tenait en très haute estime et lui a consacré une fort belle étude (Les Poêtes, éd. Lemerre. 1889).
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pâture, de même qu'elle y cherche l'oubli des ennuis et des mécomptes de la vie. Mais, cette fois, il délaisse les longs romans et veut concentrer son talent, son énergie intellectuelle, en une forme de récit plus concise, plus rapide et plus souple. Il reprend et corrige Le Dessous de Cartes d'une partie de ivhist, publié dans la Mode en 1850 et mis à la suite de l'Ensorcelée en 1854. Puis il compose trois autres nouvelles: Le Rideau cramoisi, Le plus bel amour de Don Juan, Le bonheur dans le crime. « Le volume de Nouvelles que je prépare, écrit-il en décembre 1866, portera le titre de: Les Diaboliques ». Parmi les nouvelles qui doivent former son volume, il cite : Entre adultères, Les deux vieux hommes d'État de l'amour, Valognes.
D'Aurevilly a d'autant plus besoin de se livrer à un travail comme celui-là, que la vie ne lui réserve que cruelles mésaventures. Éloigné du Pays une seconde fois, il ne sait où trouver le pain de chaque jour. Il n'est pourtant pas exigeant: il voudrait seulement s'assurer les 400 francs par mois que représentaient ses quatre articles de critique au journal de l'Empereur. Un instant, l'espoir lui vient de découvrir une situation stable. « Villemot devait faire la chronique à La Patrie, écrit-il au commencement de 1867. Il a déchiré son traité. Il paraît qu'on voulait, à La Patrie, un chroniqueur religieux et autoritaire qui ne se trouve pas dans la peau de Villemot. Moi, vous savez et on sait partout ce que je suis. Je n'aime pas la chronique, comme on la fait. Mais je ne descendrai pas jusqu'à elle... Je la ferai monter jusqu'à moi, et certainement je la passionnerai. Si on veut du bruit, je crois que j'en puis promettre. L'affaire, entre moi et La Patrie, pourrait donc s'arranger... Je suis peut-être bon à ramasser, dans ce
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moment où le Pays a cru pouvoir se passer de moi ». Mais la combinaison ne réussit pas. « Je me fais l'effet de rouler en spirale dans un tourbillon... mais non de plaisirs, — mande d'Aurevilly à Saint Maur, le 5 avril. — Caramba ! Je cherche, pour l'heure, de l'argent, en attendant que la position vienne, et il y avait longtemps que je n'avais fait pareille chose. J'y suis gauche. J'avais désappris ».
Le bon accueil qu'on lui réserve toujours au Nain Jaune console un peu Barbey de ses mécomptes financiers et autres. Il alterne, dans ce journal d'avant-garde, la critique des livres et la chronique des théâtres ; toutefois, ce n'est pas assez pour remplir son escarcelle. Où trouver le supplément de ressources dont il a besoin? Voici qu'une nouvelle feuille, l'Éclair, lui réserve une place d'honneur dans sa rédaction. Il s'y rencontre en excellente compagnie, avec des jeunes gens qui s'appellent Alphonse Daudet et Paul Arène, francs-tireurs de l'armée littéraire qui vont bientôt figurer aux premiers rangs de l'état-major. Monselet est le chef de file de la troupe: avec déférence, il laisse à d'Aurevilly le soin de formuler le programme de l'Éclair. « Pourquoi l'Éclair? se demande le vaillant critique en tête du journal, le 1er décembre 1867. Pourquoi l'Éclair?... Les noms sont la raison des choses. Est-ce parce que l'éclair précède la foudre?... Nous n'avons pas de ces fatuités olympiques. Nous ne nous donnerons pas le ridicule de jouer aux petits Jupiter. D'ailleurs, dans ce monde aplati, il n'y a plus grandes cimes à foudroyer... Est-ce parce que l'éclair brille et passe? Brillerons-nous et devons-nous passer?... L'éclair brille et passe, mais, en passant, il peut du moins mettre le feu à quelque chose, et le feu, c'est la vie ! Nous donc, au risque de passer comme lui,
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mettrons-nons, comme lui, le feu à quelque chose, — à cette poignée d'esprits rares et découragés qui ont gardé l'instinct et le goût des choses littéraires et qui regrettent tous les jours de les voir mourir ».
Ce n'est pas l'Éclair qui passe, c'est d'Aurevilly qui ne fait qu'y passer. Non content, en effet, de tirer sur les adversaires, l'intrépide guerrier exécute des feux nourris sur les amis et collaborateurs de la feuille nouveau-née. C'est là vraiment trop d'audace. « Le succès du Figaro, écrit-il au directeur de l'Éclair le 5 avril 1868, a brouillé beaucoup de cervelles, et vous êtes comme les autres, Monsieur, plus ou moins victime de ce succès littéralement corrupteur qui a transformé, en l'abaissant, le journalisme contemporain. Vous aussi, Monsieur, vous semblez sorti des pieds de ce Brama, l'idole des commères, des curieux et des crédules, et qui se soucie autant de la littérature que M. Buloz, l'affreux marchand de chandelles littéraires, se souciait de Dieu, quand il disait qu'il n'était pas actuel ! Mouton de plus dans l'immense troupeau de Panurge, qui pratiquez la même manière de sauter que les autres moutons en cette mer de la publicité où la plupart se noient, regardez-les, et regardezvous ! Vous verrez que vous ne faites identiquement que ce que font les autres, et pour moi quel reproche, Monsieur ! » Quand on écrit de pareilles lettres à son directeur de journal, on peut bien s'attendre, je crois, à ne pas faire longtemps partie de la rédaction. Car, en vérité, il est excessif de mitrailler la troupe où l'on a pris rang ! Mais l'individualiste d'Aurevilly ne s'arrête pas à ces considérations sentimentales. Il va tout droit devant lui, frappant d'estoc et de taille, distribuant ses coups à droite et à gauche, sans se demander s'il atteint des amis ou des ennemis! Dirait-on pas un jeune homme
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qui jette sa gourme ! Point de repos ! point de quartier ! point de merci! l'infatigable lutteur est toujours sur la brèche.
Revenu au Nain Jaune, après son court passage à l'Éclair, Barbey d'Aurevilly se remet à la chronique théâtrale. Ses instincts belliqueux s'y donnent encore libre carrière. Il se fait même souvent si agressif, qu'on lui interdit l'entrée du Théâtre. Le Gymnase, notamment, lui refuse sa place. De là, nouvelle colère de d'Aurevilly. « Il y a longtemps, écrit-il, que cette question des places données aux journaux par les théâtres me préoccupe ; il y a longtemps que j'incline pour la suppression générale de ce service abusif, et que je voudrais voir signer : « six francs » tous les articles de critique théâtrale. Quel bon disque à leur jeter entre les deux yeux, que ces six francs-là ! Mais tant que ce système des places données aux journaux existe encore, je ne veux pas qu'on le retourne contre nous. Je veux qu'on sache nettement et positivement si ces places accordées, semblait-il jusqu'ici, aux journaux pour les premières représentations, en échange de la publicité qu'ils créent, sont, — oui ou non, —des corruptions détournées et des petits achats d'indépendance ?... Sont-elles, — oui ou non, — de la petite monnaie pour les mains basses, qui ramassent tout ? Y a-t-il un traité plus ou moins secret, une connivence plus ou moins tacite entre les Directeurs qui donnent ces places et les Critiques qui les reçoivent ? La Critique, que j'appelais dernièrement la Critique à relations, serait-elle pis ou mieux que cela ? Serait-elle la critique à gages, et à si piètres gages ? »
En sortant du théâtre, une fois les chandelles éteintes et ses devoirs de chroniqueur accomplis sans ménagement, Barbey d'Aurevilly ne se tient pas pour satisfait.
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Il a encore des énergies à dépenser et des munitions de combat à employer ! Pas une cartouche ne doit être perdue. Aussi jamais n'a-t-il été plus ardent qu'en ces deux années 1868 et 1869. Pourtant il n'a pas le souci de son budget mal équilibré. On vient de lui entrebaîller la porte du Constitutionnel, où il donnera chaque quinzaine une étude de critique historique ou littéraire. La situation n'est certes pas très brillante, car Sainte-Beuve occupe la première place en ce journal aussi impérialiste que le Pays, — et il ne faut pas qu'un intrus, par trop d'éclat, puisse porter ombrage au susceptible auteur des Lundis. Mais c'est déjà beaucoup d'avoir accès dans la maison et d'y gagner modestement le pain de chaque jour. Plus tard peut-être d'Aurevilly a l'espoir de s'y établir mieux à son gré et d'y guerroyer sans contrainte. Il préfère être le premier à un étage inférieur que le second même sur un sommet.
C'est pour mettre à l'abri son indépendance absolue et intransigeante que le tirailleur conserve son poste d'avant-garde au Nain Jaune. Du haut de ce fort retranché, — ainsi que par la lucarne de la Veilleuse, à laquelle il collabore également, — Barbey d'Aurevilly fait feu sur les hommes du jour : le jeune PrevostParadol, « cet ancien porte-toque d'Université », revêtu, à la fleur de l'âge, du frac vert des Immortels; Emile de Girardin, « qui n'a pas de conscience et qui s'en vante même » ; Louis Blanc, « espèce de protestant en morale comme en politique » ; Jules Favre, qui pérore à la salle Valentino « sur la liberté et la littérature » ; Edmond About « démocrate pour gaminer » ; Berryer « la vieille actrice de la légitimité » ; Jules Simon et Eugène Pelletan, Thiers et Rémusat, Saint-Marc-Girardin et Laboulaye, de Broglie et d'Haussonville, bref tous les écrivains et
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orateurs, sans exception, qui attaquent l'Empire. Il n'est pas jusqu'aux anciennes institutions déjà mitraillées, qui ne reçoivent encore quelques décharges. Les journaux qui font la guerre à l'Empereur sont particulièrement maltraités. D'Aurevilly les appelle : les vieilles baraques de Paris. « Il paraît, s'écrie-til le 28 mars 1869, que, malgré M. Haussmann, il y en a encore. Dans cette ville superbe, assainie et toute neuve, qu'on lui doit, cela se trouve encore, maculant la magnifique cité et oublié par ce fort balai administratif qui pousse et emporte, à la joie de nos yeux et à notre délivrance, les vieilles ruines, les vieilles loques, les vieilles lèpres, les vieilles choses inutiles, laides et malsaines ! Or, dans ce genre-là, comprenez-vous rien de comparable à ces vieux pourrissoirs du journalisme d'un autre âge, à ces trois baraques décrépites, et pourtant subsistant toujours, de l'Union, de la Gazette de France et du Journal des Débats ?» (1).
Décidément, l'auteur du Chevalier Des Touches est un terrible démolisseur; s'il ne met pas un frein à sa rage de destruction, il ne trouvera bientôt plus une maison pour l'accueillir. Un seul journal lui semblerait parfait ; celui dont il serait à la fois le rédacteur en chef et toute la rédaction. En attendant ce bonheur... qui ne lui viendra pas, il se voit contraint à chercher l'hospitalité dans des feuilles nouvelles qui, en raison de leur création récente, n'ont pas eu encore à essuyer ses coups de feu. C'est ainsi qu'en 1869 le Gaulois lui ouvre ses portes. Mais, comme on se défie un peu partout de notre Chouan endurci et qu'on ne prend jamais trop de précautions contre un pareil homme, le directeur du journal
(1) Polémiques d'hier (éd. Savine, 1889), p. 163 et suiv.
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tient à expliquer à son public pour quels motifs il a cru devoir faire une place à Barbey d'Aurevilly. Coup pour coup, celui-ci riposte, à la date du 5 août : « Permettez que je réponde à l'article que vous avez avant-hier publié pour fêter par des imprécations mêlées de tendresse mon entrée triomphante au Gaulois. » Et, en une série de phrases très habilement tournées, d'Aurevilly démontre à son directeur qu'il ne connaît pas le premier mot du catholicisme et qu'en en parlant, pour justifier l'admission d'un ultra-catholique dans une feuille indépendante, il n'a, lui, tout directeur qu'il est, su que répéter les inepties courantes que devraient au moins répudier les hommes d'esprit.
Ainsi, dès ses débuts au Gaulois, l'auteur de l'Ensorcelée se pose en catholique irréductible et intransigeant. Il va même resserrer la notion de son catholicisme, au fur et à mesure que se relâcheront les autres liens qui l'attachent à des institutions moins solides que la religion de ses pères. En effet, le 15 août 1869, l'Empereur, ayant de tardives velléités de libéralisme et désireux d'inaugurer une ère nouvelle, accorde une amnistie générale. Tout le monde applaudit à la clémence d'Auguste et brûle de l'encens en l'honneur de ce « bienfait des dieux ». Seul, d'Aurevilly proteste contre la faiblesse de Napoléon III et ne peut contenir son indignation. Quoi ! voilà donc le gouvernement fort qu'on avait promis à la France ! « Les amnisties, s'écrie-t-il le 19 août, ne désarment que ceux qui les font... Les pouvoirs amnistient les coupables, mais les coupables n'amnistient pas les pouvoirs qui les ont condamnés... Il n'y a que Dieu qui fasse des conversions... Dans un mouvement d'imprudence magnanime, le Pouvoir brise sur son genou le glaive de la Justice ; les Partis ne brisent pas l'épée de l'hostilité sur le leur ».
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Dès lors, l'absolutiste des Prophètes du Passé ne consent plus à servir, à défendre le régime impérial.
Voici venir, du reste, le moment où l'Empire semble se transformer tout à fait et prendre un aspect nouveau. Le ministère du 2 janvier 1870 convertit à la monarchie césarienne, mitigée par un système d'institutions libérales, nombre d'irréconciliables d'antan qui, fatigués des inutiles luttes de l'opposition, frappent enfin aux portes du pouvoir. Mais le loyal et désintéressé d'Aurevilly n'admet pas ces brusques volte-face: aussitôt il s'éloigne, désolé et inquiet, du milieu politique où il vivait depuis dix-sept ans. L'exode d'un romancier, quittant avec tristesse la vie active qu'il aimait tant, passe inaperçue aux yeux de l'opinion. Dans l'entourage de l'Empereur on est même heureux de voir s'en aller un protecteur si compromettant. Trop fier pour chercher asile dans les rangs d'un autre parti, Barbey se retire à l'écart et plane, avec sa chère indépendance, au-dessus de tous les groupes. Que n'a-t-il été toujours aussi sage ? Il a de quoi se consoler, d'ailleurs, de ses illusions perdues. Sa position au Constitutionnel est devenue plus stable. Sainte-Beuve est mort. La succession du grand critique des Lundis échoit à son ancien rival. Avec bonheur, le justicier des OEuvres et des Hommes retourne aux graves études qu'il avait un peu délaissées depuis que le Pays l'avait remercié de ses services. Il se remet donc à « laver dès' assiettes », comme il disait naguère dédaigneusement. Il les lave, au demeurant, mieux que jamais, avec une autorité grandissante et une mâle indépendance qui lui concilient peu à peu la faveur de ses plus chauds adversaires.
C'est au sein de ces austères occupations que la guerre le surprend, — comme elle surprend tout le monde, en
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notre pays où l'on prévoit tout sans être jamais préparé à rien. Barbey d'Aurevilly a dépassé la soixantaine. Son âge lui interdit de prendre le fusil et de courir à la frontière. N'est-ce pas une nouvelle ironie du sort ? Le vieux Chouan qui ne rêvait que batailles, coups de feu et gloire militaire, se voit tristement condamné à l'impuissance, quand il s'agit de défendre sa patrie contre les envahisseurs d'Outre-Rhin... Mais il veut au moins concourir, dans la mesure de ses forces, à la défense commune, au salut de tous, s'il se peut ! Lui, l'ancien indiscipliné, le réfractaire de la garde nationale, — qui aimait mieux jadis passer huit jours en prison que d'entrer dans les rangs de « l'Institution Lafayette », — s'enrôle librement, d'un mouvement spontané de son coeur, parmi les citoyens de toute condition transformés en soldats. Lorsque Paris est assiégé, il supporte vaillamment les fatigues de son métier militaire improvisé et partage, sans se plaindre, les privations générales.
Sur ces entrefaites, son cher cousin Edelestand du Méril, malade depuis longtemps, meurt lentement dans sa retraite de Passy. Avant de rendre le dernier soupir, il exhorte Barbey à chercher au plus tôt un refuge en Normandie. Mais ce fils des Chouans de Saint-Sauveur ne veut ni déserter son poste ni abandonner le camarade des meilleurs jours de son enfance. Il distribue son temps entre son service de garde national et ses devoirs de parent dévoué. A ses rares instants de loisir, il réapprend l'allemand, qu'il n'avait pas cultivé depuis ses débuts de journaliste ; il essaie de pénétrer le génie intellectuel de nos vainqueurs et se familiarise avec l'oeuvre de Goethe, qu'il ne connaissait jusqu'alors que par d'insuffisantes traductions. Tous ces travaux variés remplissent les jours longs et angoissés de l'hiver 1870-71 ;
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c'est ainsi — maintenant — que d'Aurevilly apaise son âme endolorie.
Bientôt, la guerre civile éclate dans la capitale démoralisée par l'invasion étrangère. L'auteur du Chevalier Des Touches a peine à retenir le cri de son indignation patriotique ; mais il n'a pas même un journal où jeter cette clameur suprême du bon Français révolté. En proie au découragement, au désespoir, il est tenté de dire le « Finis Gallioe » que répètent à l'envi les ennemis de la France. Il quitte alors sa chambre de la rue Rousselet, « son tourne-bride de sous-lieutenant », comme il l'appelait, et se retire auprès de son cousin dont la lente agonie laisse intactes les facultés intellectuelles. Tous deux assistent, impuissants, aux convulsions de la cité qui leur fut si chère et s'entretiennent douloureusement des destinées de la patrie. Mais le vieux savant ne veut pas que d'Aurevilly reste plus longtemps exposé aux privations et aux dangers qui, à Paris, deviennent de plus en plus menaçants. Il lui intime, avec toute la chaleur de son affection, l'ordre de quitter sans délai la ville du sang et du feu.
Avant donc que les soldats de l'ordre eûssent balayé l'insurrection révolutionnaire, avant même qu'Edelestand du Méril eût achevé de mourir (car la délivrance ne vint pour lui que le 24 mai 1871, au cours de la semaine sanglante), Barbey d'Aurevilly prit le chemin de la Normandie. La terre natale allait lui paraître plus belle, plus attirante, plus séduisante que jamais. Il se jura d'y vivre désormais le plus qu'il pourrait, dans la compagnie de ses pieux souvenirs et dans la douce intimité de son frère Léon.
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CHAPITRE XVI
RETOUR A SAINT-SAUVEUR ET A VALOGNES
COLLABORATION Au Figaro, AU Gaulois
ET AU Constitutionnel
Les Diaboliques : MENACES D'UN PROCÈS
INTERVENTION D'ARSÈNE HOUSSAYE ET DE GAMBETTA MORT DE L'ABBÉ LÉON D'AUREVILLY
Les Bas-Bleus (1871-1880)
En arrivant à Saint-Sauveur-le-Vicomte, à la fin de mars 1871, Barbey d'Aurevilly a la joie de trouver sous le toit paternel l'excellent abbé Léon qui s'y repose, entre deux missions, des fatigues de l'apostolat. Pauvre maison de Théophile Barbey ! elle est bien triste, bien délabrée, bien vide maintenant, depuis que la mort en a successivement enlevé l'aïeule, la mère, le père et que les hasards de l'existence ont dispersé, l'un après l'autre, les quatre enfants. Cette vieille demeure ancestrale, abri séculaire de gentilshommes terriens, n'est plus qu'une hôtellerie de passage pour les derniers survivants d'une race qui va bientôt s'éteindre. Une tristesse indicible
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monte au coeur de d'Aurevilly, lorsqu'il revoit désolé et solitaire l'antique logis qu'il fit autrefois retentir de ses clameurs d'enfant et de ses jeux d'adolescent. Sauf la présence de l'abbé-missionnaire, homme spirituel et fin qui a gardé la gaieté d'un jeune séminariste, rien ne peut rendre un peu de vie à ces longs appartements endormis dans le silence de la mort, engourdis par l'isolement, esseulés et mornes.
Les deux frères, enfin réunis, font échange de sentiments affectueux et de souvenirs mélancoliques. Ils parlent des jours d'antan plutôt que des faits récents. Ils vivent dans une étroite communion de pensées tristes, très favorable au rappel des ombres du passé : ils s'attendrissent mutuellement par le récit des choses défuntes et la commémoration des êtres disparus. Toute leur existence de plus d'un demi-siècle se réveille, en images fidèles, sous l'action de l'air natal qu'il leur est désormais permis de respirer à loisir. Les moindres événements surgissent d'un coup de baguette magique, comme dans un rêve délicieusement troublant, devant ces sexagénaires qui n'ont rien oublié de ce qui fut. Ils se grisent des plus lointaines « remembrances » de leur âme et se jettent avec une amère jouissance dans les abîmes du temps écoulé..
Mais ils ne peuvent satisfaire, autant qu'ils le désirent, leur besoin d'être ensemble. L'abbé doit aller prêcher aux environs de Saint-Lô la parole évangélique pendant le carême. « Je viens, écrit-il le 26 mars, de quitter mon frère, à l'instant où il arrivait, non un frère quelconque, mais le frère de Paris. Je viens de laisser là son coeur d'abord, ce coeur si magnifique, et son imagination si riche, et son esprit plus étincelant mille fois que l'aigrette d'un Pacha ». Sent-on tout ce qu'il y a de sympathie
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émue dans ces lignes où déborde une âme généreuse, ardente et naïve ? D'ailleurs, le Pacha, comme l'appelle familièrement l'abbé, paie largement de retour son cher Léon. Il semble même qu'il ait envie de le dédommager, par une affection toujours grandissante, des longues séparations d'autrefois et de dépenser avec lui, en véritable prodigue, les réserves de tendresse accumulées pendant son exil à Paris, aux heures de luttes, de souffrances et d'abandon. Et voici qu'il faut se quitter de nouveau, s'en aller chacun sur sa route, s'enfoncer dans la solitude pire que la mort !
Par bonheur, aussitôt sa mission terminée, Léon peut rentrer à Saint-Sauveur. « Je vous remercie, écrit-il au supérieur des Eudistes, de la permission que vous m'accordez de demeurer encore avec mon frère qui m'enchante par son esprit, — son bon esprit, — et ses vues si saines sur toutes choses ». Et l'abbé ajoute avec une admirable candeur : « C'est lui qui n'aime pas les Rouges et qui les peint d'une manière plus dégoûtante encore que formidable ». Le contraire nous étonnerait. Il n'y a rien de surprenant à ce que les deux frères, absolutistes chacun à sa façon, s'accordent à merveille dans une même pensée de répulsion pour les hommes de la Commune ; mais, là où Léon voit surtout des sanguinaires et d'horribles destructeurs, Jules, en artiste, aperçoit principalement des grotesques et des déséquilibrés qu'il flagelle sans merci. Au surplus, catholiques l'un et l'autre, ils se trouvent être du même avis sur presque toutes les questions que soulève le hasard de leurs discours. Aussi, malgré les misères qui les assiègent, malgré le deuil de la patrie, sont-ils heureux de leur chère intimité enfin reconquise et jouissent-ils d'un bonheur si longtemps désiré.
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Hélas ! ils vont être contraints à une nouvelle séparation, plus cruelle, plus inéluctable que toutes celles qui jusqu'à ce jour ont déchiré leur coeur. Les affaires fort embrouillées de la succession paternelle ne sont pas encore liquidées, depuis trois ans que Théophile Barbey est décédé. Après de lents et interminables inventaires, il apparaît clairement que le vieux Chouan n'a laissé que des dettes. Forcés de vendre les trois maisons qu'ils possèdent à Saint-Sauveur-le-Vicomte, les fils Barbey ne peuvent retenir leur douleur. Ils pleurent silencieusement sur la ruine de la famille et la dispersion de l'antique patrimoine. La santé de Léon se ressent de ces tristes émotions que le déclin de l'âge ne lui épargne pas ; malade, le pauvre abbé s'en va chercher un refuge à l'hôpital de Saint-Sauveur. Jules redevient plus seul que jamais ; il retombe dans un gouffre plus profond d'isolement et d'angoisses que s'il fût resté à Paris. L'air natal l'oppresse. Impossible d'y prolonger un séjour trop pénible ! Et pourtant l'auteur du Chevalier Des Touches ne veut abandonner ni Léon ni la Basse-Normandie. Finalement il se retire à Valognes, sa seconde cité d'élection, où il passa, au temps de son enfance, des jours si heureux.
A peine arrivé dans cette ville, en octobre 1871, Barbey d'Aurevilly déverse son chagrin en une page superbe d'élévation sentimentale et de piété attendrie. « Bois ton sang, Beaumanoir ! dit la légende bretonne. Bois le sang de ton pays ! une dernière gorgée ! — dit mon coeur ». N'est-ce point la clameur suprême de l'exilé qui n'a plus l'espoir de revenir jamais aux lieux qui abritèrent son berceau et reçurent ses doux sourires d'enfant? Et l'âme broyée de l'infortuné proscrit se répand toute et s'exhale en une lamentation poignante dont les accents vibrent
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navrants et désolés : tels les soupirs d'une lyre qui se brise. «J'ai quitté Saint-Sauveur... qui sait? peut-être pour toujours, — continue d'Aurevilly, en essuyant ses larmes. — Les terres de mon père ont été vendues pour payer ses dettes, comme les terres de ma mère, bien plus considérables que les siennes, ont été vendues pour payer les dettes de sa mère. Nous étions nés pour être riches. Nous n'avons plus que le morceau de pain qui donne l'indépendance et la fierté. Et c'est tout. Des trois maisons que nous avions à Saint-Sauveur, et dans lesquelles a passé le rêve turbulent de nos enfances, il n'y a plus une poutre à nous sous laquelle nous puissions nous abriter. II n'est pas probable que le vent du soir de la vie, qui va souffler, rapporte la feuille arrachée que je suis au tronc qui ne lui appartient plus ».
D'Aurevilly ne veut pas se consoler de cette ruine irréparable du foyer paternel, et pourtant il cherche dans quelque coin secret de son âme un motif de réconfort et une source d'apaisement. Voici, en effet, ce qu'il ajoute : « Heureusement, dans le malheur de quitter un pays où je n'ai plus un grain de poussière qui soit à moi, il y a encore ce tonique amer de la consolation, c'est que ce pays est de moins en moins mon pays. Ils me l'ont gâté. Il est venu là des races (race est un bien grand mot pour eux) de Parisiens à pièces de cent sous qui se sont établis sur les tombes des vieux terriens de la terre natale et qui les souillent de leurs ordures et de leurs idées parisiennes ». Le tableau n'est pas flatté ; mais les habitants de Saint-Sauveur auraient mauvaise grâce à se froisser de ces durs reproches, qui ne les atteignent pas, s'adressant à des « hors venus », à des étrangers, et qui au surplus font penser aux réprimandes des coeurs aimants.
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Installé à Valognes, Barbey d'Aurevilly recommence ses pèlerinages d'antan aux endroits qui lui sont chers, consacrés par un souvenir d'enfance ou par une aventure de jeunesse. « C'est jeudi que je suis arrivé à Valognes, — écrit-il le 9 octobre, — à Valognes, non moins cher pour moi que Saint-Sauveur. Il est moins changé, quoique le grand aspect de la rue de Poterie n'existe plus. Ses deux larges ruisseaux bouillonnants d'une eau pure comme de l'eau de source, dans lesquels on lavait autrefois du linge qu'on battait au bord sur des pierres polies, ces deux ruisseaux qui ressemblaient à deux rivières et qu'on passait sur de petits ponts de bois mobiles, ont été détournés de leur cours... Il n'y a plus qu'un maigre filet d'eau qui coule; seulement il a une manière de couler, en frissonnant, et l'eau est si bien de la pureté que j'ai connue, que je me suis tout à l'heure arrêté à voir frissonner cette pureté... C'étaient mes souvenirs que je regardais frissonner dans cette eau transparente et fuyante ». Et l'ivresse nostalgique du passé lui remonte au coeur. « Un temps doux et gris, entremêlé d'un soleil pâle. Hier, avant-hier, des pluies furieuses et des vents fous. La nature ressemblait aune Hamadryade qui crie. Je suis resté au coin du feu, dans ma chambre d'auberge, allant de temps en temps lever le coin du rideau pour voir les pavés flagellés par ces pluies qui ressemblent à des poignées de verges ! — En face, un charmant hôtel, un élégant et blanc sépulcre comme en a ici toute cette pauvre aristocratie mourante, est fermé et dort sous ses volets fermés... Rien de plus triste... Il est vrai que je me noie ici, depuis que j'y suis, de mélancolie ».
C'est là, dans celte chambrette d'auberge, qu'il évoque les spectres du passé ; et son âme s'exalte à chanter la
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vie d'autrefois. La lyre du poète et du romancier a de nouvelles cordes, harmonieusement tristes. Elle vibre, à fendre le coeur, au rappel des grandeurs défuntes, des souvenirs de la famille et des fantômes du jeune âge. Mais à la longue cette hantise de l'ancien temps devient une souffrance ; d'Aurevilly n'y peut échapper qu'en se remettant résolument au travail. Alors il « donne le bal » à son imagination, ainsi qu'il le dit lui-même, et s'envole au pays des fées Dans ces heures d'enivrement intellectuel, — une fois apaisées ses trop fortes émotions sentimentales, — il écrit les plus beaux de ses récits, tout saturés d'atmosphère normande: Le Bonheur dans le Crime et le Dîner d'Athées. Puis il les joint aux autres nouvelles qu'il a déjà publiées ou composées : Le Dessous de Cartes d'une partie de whist, Le plus bel amour de Don Juan, La Vengeance d'une femme, Le Rideau cramoisi. Il les assemble sous le titre général de Diaboliques et en prépare l'édition. Il esquisse même à grands traits la préface de ce volume qu'il destine à une publication prochaine.
Entre temps, il retourne à Saint-Sauveur voir son frère qui languit et dépérit lentement à l'hôpital. Le pauvre Léon n'a plus les poétiques ardeurs d'autrefois : sa vaste intelligence s'éteint peu à peu et son coeur même semble se refroidir. D'Aurevilly essaie de toutes ses forces, de toute la chaleur de son âme demeurée jeune malgré les années, de ranimer ce demi-cadavre qui s'enfonce, d'un pas précipité, dans les ténèbres de la mort ! Pour le rappeler à la vie, il lui fait part de ses projets d'avenir. C'est au lendemain d'une de ses tristes visites à SaintSauveur, qu'il lui écrit de Valognes ces lignes si pénétrantes : « Mon cher abbé, tu m'as donné hier, en me quittant, une joie grande et aussi du chagrin. De la joie,
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car franchement je croyais que tu ne m'aimais plus comme autrefois, et, à tes pleurs en me quittant, j'ai vu que tu m'aimais encore. Du chagrin, parce que je te quittais baigné de larmes, et que je n'avais pas le temps de te dire combien ces larmes-là m'allaient loin dans le coeur ! J'aurais bien pu descendre de cabriolet et passer la soirée avec toi, mais il aurait fallu recommencer de partir le lendemain. Seulement, j'ai pensé à toi toute la soirée, et voici ce que je veux te dire: c'est que, si le Ciel favorise mes projets, nous passerons nos derniers jours ensemble, comme les premiers, sous le même toit, et ce toit sera le mien. Je m'en rebâtirai un, puisque je n'en ai plus, ou bien je mourrai à la peine, et nous donnerons au monde le spectacle rare d'un vieux pacha et d'un vieux abbé accouplés ». Le sentiment, qui se fait jour ici, est bien touchant: c'est celui qui anime le frère du Petit Chose, alors que le vaillant enfant se jette dans la mêlée de Paris. On est tenté d'en sourire, quand il trahit l'ambition de l'adolescent qui veut gagner seul les ressources nécessaires à la reconstruction du foyer domestique abattu par l'orage. Mais il prend sur les lèvres ou sous la plume d'un vieillard je ne sais quel accent d'émotion communicative qui va droit au coeur et l'incline à l'admiration.
Cependant, les amis que d'Aurevilly avait laissés à Paris s'étonnaient de sa longue absence. Etait-il possible que celui qui, durant tant d'années, avait mené la fiévreuse existence du journaliste parisien, se fût définitivement retiré en province? Personne ne voulait le croire. Aussitôt, les commérages de prendre leur essor. Ici, l'on prétend que l'auteur de l' Ensorcelée vient de faire un superbe héritage ; là, qu'il est à la veille de se marier ; ailleurs .. Mais que ne dit-on pas? Le Figaro, à
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la date du 10 février 1872, puis le Constitutionnel, se font l'écho de ces rumeurs diverses. « J'ai (c'est vrai), — répond le fier romancier, — reçu par testament, il y a plus de six mois, un pauvre souvenir d'amitié d'un cousin germain que j'aimais comme un frère (1). Mais qu'est-ce que cela fait au public? Mes livres, bon : c'est autre chose. Mais mes affaires privées, à moi?... Je ne conçois pas vraiment le petit tapage aimable, mais trop inquiet, que le Figaro fait autour de cela ! »
Enfin, après un séjour d'un an en Basse-Normandie, Barbey d'Aurevilly rentre à Paris dans la dernière semaine de février. Sans délai, il reprend sa collaboration au Constitutionnel. Mais, en dépit du travail, sa pensée s'envole constamment vers le cher Cotentin qu'il vient de quitter. Il caresse toujours le projet de retourner au pays et la chimère de s'y construire un nouveau foyer. C'est dans ces sentiments qu'il mande à Léon, le 2 mars 1872 : « Mon cher frère, je voudrais de tes nouvelles. Fais effort, écris-moi ; donne-moi des détails sur ta santé. Tu es dans mes préoccupations continues. J'ai toujours les larmes de ton adieu sur le coeur, et ces larmes ont fait refleurir mon affection pour toi avec une force d'épanouissement singulière... Je n'ai jamais été expansif. Avec les hommes, même avec ceux que j'ai le plus aimés, je manque de tendresse... Quand donc je te dis que je t'aime, tu peux le croire, va! » Puis il continue sur un ton de demi-découragement. « Excepté le chagrin d'être parti de ce pays qui m'a ensorcelé dans ce dernier voyage, et qui me met une brume nostalgique autour du coeur, je serais bien, ma santé est bonne. Mes intérêts
(1) Il s'agit de la rente viagère de 2,000 francs qu'Edelestand du Méril avait, par testament, léguée à Barbey d'Aurevilly.
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d'écrivain, eux, sont cruellement en souffrance. Il n'y a rien à faire ici, et, pour cette raison, si l'état des choses littéraires ne s'améliore, je n'y resterai pas longtemps. Ajoute à cela, mon cher abbé, la tristesse morne, la tristesse in se de Paris. Il est abominable : un désert de rues et de boulevards... Plus de littérature, même théâtrale. Nul mouvement intellectuel, plus de conversation. Tout le monde devenu bête de terreur, d'inquiétude, et avec tout cela de dégoût. » Mais il ne s'abandonne pas au désespoir. « Tu sais, — dit-il en terminant, — qu'il faut que je gagne un toit pour nous deux, où nous puissions passer nos derniers jours ensemble, et que c'est là le seul rêve que je fasse à présent. »
Trois semaines plus tard, le 22 mars, il écrit à son excellente amie d'enfance, Mlle Elysabeth Bouillet : « Vous savez que mon dessein a toujours été de revenir au pays, dans le cours du printemps, mais j'ai besoin d'organiser les travaux que je compte y faire, et je les organise en ce moment. J'ai ma place toujours au Constitutionnel, mais pour la remplir, il faudrait qu'il y eût de la littérature. J'attends des livres qui ne viennent pas. Le monde est hébété. C'est bien pis que Paris brûlé, cela ! Le nombre des sots n'a jamais été si grand. Depuis ma retombée et mon replongement dans mon gouffre, je suis allé une ou deux fois dans le monde et je l'ai trouvé aussi triste que bête. On n'y dit qu'une chose : « J'ai une fameuse peur, et vous? » Pouah ! ma chère, de tout cela. Revenir, revenir, revenir! Voilà ce que je me chante toute la journée, pour prendre patience de n'être pas revenu encore. Si Léon était plus malade, je brusquerais tout, intérêt et affaires. Sinon, j'attendrai les lilas. Ah! quand je pourrai la briser, ma corde sera bientôt cassée ! Si vous saviez comme je m'ennuie de ce pays, qui m'a
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repris le coeur avec de si charmantes mains!... J'ai passé une partie de l'hiver à Valognes et je n'y ai pas eu un seul petit rhume ! J'arrive ici et j'y trouve la grippe, avec tous les autres agréments dont je viens de vous parler. Ah ! la Normandie ! J'ai une rage de Normandie comme on a une rage de dents, seulement cette rage de Normandie ne me fait mal que quand j'en suis loin! » L'amour du sol natal peut-il s'exprimer en termes plus chaleureux et plus enthousiastes ? Ces pages sont vraiment un hymne à la terre nourricière des premiers rêves et consolatrice des misères de la destinée !
Barbey d'Aurevilly est tellement pénétré de ces sentiments d'affection quasi filiale, qu'il les formule avec joie jusque dans ses études critiques. Parlant, le 4 mai 1872, de l'oeuvre de Léon Cladel, il s'échappe en une superbe improvisation sur le terroir, « cette patrie qui n'a que quelques pieds d'horizon et qui a porté notre berceau, qui nous entre par les yeux dans le coeur aux premiers moments de la vie, et qui est comme le coeur concentré de l'autre et grande patrie. » (1).
Malheureusement, il n'a pas le loisir de retourner en Normandie, dès qu'il le voudrait. Le Figaro vient de l'accueillir comme chroniqueur. En outre, on lui confie au Gaulois la critique du Salon. Cela retarde ses projets de départ, c'est vrai ; mais en prévision de l'avenir et du toit domestique à reconstruire au plus tôt, il ne consent point à se priver de l'aubaine inespérée que le Ciel lui envoie. Léon se plaint doucement de ce contretemps. « J'avais compté, et d'autres aussi, — lui répond Jules le 30 mai, — que je serais aujourd'hui même auprès de toi, et c'est ce qui serait arrivé sans le Salon que je me suis
(1) Dernières polémiques (Savine, éditeur, 1891), p. 38.
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obligé à faire au Gaulois. Tout autre travail de journal (mes articles au Figaro, par exemple), je puis les faire à Saint-Sauveur et les envoyer à Paris ; et c'est ce que je ferai. Mais je ne puis pas emporter le Salon de sculpture et de peinture dans mes malles. Force m'est donc de rester ici jusqu'à ce que j'aie craché mon dernier article. » Et il ajoute (car décidément ce rêve le hante avec la ténacité d'une obsession) que son travail, c'est « pour notre logette à toi et à moi, pour notre bijude à tous deux ».
Ce Salon de 1872 fut un grand événement pour Barbey d'Aurevilly. Il en fut heureux, comme d'une bonne fortune extraordinaire, — lui à qui l'existence n'avait pas épargné les déceptions. Aussi se met-il à l'oeuvre avec entrain et joyeuse humeur. Dès le premier feuilleton, il établit nettement sa position de critique d'art. C'est ainsi qu'il choisit pour sous-titre à son compte-rendu ces mots qui, loin d'être une boutade, ont toute la valeur d'une profession de foi : « Un ignorant au Salon ». Et il se vante (le modeste!) de son ignorance technique. « C'est moi, écrit-il fièrement, qui suis cet ignorant-là !... Parmi les critiques d'art autorisés, comme on dit, et qui ont présentement de gros pignons sur rue, en voici un qui n'a pas même, pour s'y abattre et y percher, le soliveau de l'hirondelle ! Il n'est pas, lui, professeur juré ou non juré d'esthétique. Il n'a pas de cravate empesée. Il n'endoctrinera pas pédantesquement. II n'a point parcouru l'Europe en guignant les tableaux de tous les musées, frotté son nez et blasé ses yeux contre tous les marbres, et rapporté dans sa tête des comparaisons qui font de la critique une demoiselle renchérie... Lui, il est vierge de tout cela, et les virginités sont si rares ! Il ne dira jamais que ce qui lui viendra quand il se plantera devant une
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toile et devant un plâtre, et ce sera tout. Et la science, puisqu'il n'en a pas, ne cachera ni n'obstruera son âme, — s'il en a ».
Naturellement, cet ignorant a beaucoup de goût et ne promène pas du tout à travers les salles de l'Exposition de peinture ou de sculpture les grands airs étonnés et égarés d'un novice. Il va droit aux belles oeuvres, s'arrête avec complaisance devant celles où il voit resplendir les formes de la vie et exalte avec amour les tableaux et les statues où se livre une âme. C'est son esthétique à lui, — esthétique très simple, en vérité, mais au surplus pleine de promesses et extrêmement sûre. Il s'ensuit que les impeccables et froids travaux d'Académie ne le ravissent aucunement, —et d'Aurevilly n'agarde de laisser passer cette occasion favorable sans lancer de nouvelles foudres sur la coupole de l'Institut. C'était à prévoir ! Après les Quarante du Dictionnaire, les Quarante des Beaux-Arts ont leur tour... Ah ! si d'Aurevilly pouvait foncer sur les membres des Inscriptions et des Sciences ! « Je ne suis pas, dit-il, très au courant de la composition des Instituts. Quand il s'y trouve un homme de talent, cela me dépayse... » Mais il ne s'agit pas ici de polémique : c'est un compte-rendu précis et minutieux que nous doit le critique.
D'ailleurs, il est facile de remarquer que Barbey d'Aurevilly n'a plus les cruautés d'antan. A part quelques malices qui de ci de là émaillent ses chroniques et empêchent d'oublier qu'il fut un tirailleur terrible, il a des mansuétudes, des caresses, des indulgences qui surprennent. «J'ai, dit-il, le mépris le plus insolent, et que je crois le mieux fondé, pour tous les Jurys, — comme pour toutes les Académies et pour tous les Corps constitués, enfin, qui s'imaginent représenter les intérêts
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de l'Art, de la Littérature et de la Pensée ! Les misérables ne représentent guère que d'obèses ou de lâches préjugés ». Et voilà toute la satire que le critique se permet. Ne dirait-on pas qu'on nous a changé le d'Aurevilly des campagnes de 1863 à 1870 ?
Peut-être l'influence encore voisine de la guerre a-t-elle amolli l'âme farouche de l'irréductible critique et fait entrer dans cette poitrine de lion des sentiments plus pacifiques. Peut-être aussi est-ce à l'âge qu'il faut attribuer le refroidissement des belles ardeurs belliqueuses d'autrefois, — l'âge implacable, le déclin de la vie qui apporte la paix aux esprits les plus aventureux et donne un peu de sérénité attendrie aux coeurs jusqu'alors indomptés. A moins que ce ne soit l'air de la Normandie, avidement respiré à pleins poumons, qui par ses subtiles émanations ait insinué chez notre bruyant paladin le charme mélancolique de la douceur, la noblesse suprême de la modération, l'inutilité foncière des luttes acharnées. L'atmosphère du pays natal parle un langage si éloquent, si irrésistible ! La nature, même dans ses fureurs, invite toujours au calme et à la clémence. Sans songer à la retraite, — et quelle que soit la cause de ses tranformations, — le Barbey de 1872 semble bien tranquille, malgré ses éclats passagers, quand on le compare au Barbey du second Empire.
C'est sur une note tout à fait reposante, par l'évocation de sa chère Normandie, que d'Aurevilly achève son Salon. Faisant l'éloge d'Edouard Manet (ce qui n'était pas banal, à l'époque !) et le félicitant de ses marines, il conclut : « Je suis de la mer. J'ai été élevé dans l'écume de la mer. J'ai des corsaires et des poissonniers dans ma race, puisque je suis Normand et de race Scandinave, et cette mer de Manet m'a pris sur ses vagues, et je me suis dit que je la connaissais ».
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Pourtant d'Aurevilly aime mieux encore voir la mer à Carteret ou à Barneville que dans les tableaux de Manet. Aussi, à peine a-t-il terminé son dernier feuilleton, qu'il s'enfuit de Paris et s'échappe vers le pays natal. Son frère, de plus en plus malade, l'accueille avec la tendresse d'une âme qui se sent défaillir. Touché jusqu'au fond du coeur de ce redoublement d'affection, Jules reste longtemps auprès du moribond qu'il ne reverra peut-être jamais. De Valognes, il va le visiter souvent paralysé sur son lit d'hôpital ; il passe une partie de l'automne à ses côtés. C'est de Saint-Sauveur qu'il écrit à Hector de Saint-Maur, le 3 novembre 1872 : « ... Ai-je assez tardé à vous répondre? M'avez-vous bien calomnié dans votre coeur ?... L'abbé d'Aurevilly dévore mon temps avec sa santé et ses idées qu'il me faut blanchir. Dure besogne ! Sa vie apostolique l'a tué et je crains même qu'il ne meure par la cime. Le danger n'est pas immédiat ; mais il a, selon moi, le plus mauvais des symptômes : il est découragé et sans volonté d'aucune sorte pour réagir contre son mal... »
Tout le temps qu'il ne consacre pas à ses devoirs fraternels, Barbey d'Aurevilly l'emploie à parcourir le pays, depuis Saint-Sauveur et les environs avec le château du Quesnoy, théâtre du Prêtre Marié, jusqu'à Carteret, l'enchanteur horizon de la Vieille Maîtresse et à Valognes, la ville des fameuses Diaboliques qui vont bientôt paraître. Il s'arrête, en pèlerin ému, dans tous les lieux où il peut évoquer un souvenir d'enfance ou de jeunesse. Il respire avec une âpre volupté les parfums à demi évanouis d'un passé qui s'auréole, dans la perspective des lointains, de toute la grâce et la fraîcheur des premières impressions. Son âme s'inonde de tristesse, sous le flot envahisseur des images d'autrefois ; et sa
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sensibilité s'avive sous la chaude effluve des spectacles présents. La Normandie lui verse au coeur la grande mélancolie apaisante et le sombre infini de son ciel grisâtre ; les ombres du soir, qui estompent sa vie déclinante, l'invitent aux mornes méditations, au doux bercement des rêves et à la joie du recueillement.
Quand il retourne à Paris, au printemps de 1873, il n'apporte plus à sa tâche de journaliste les ardeurs guerrières d'autrefois. Ses facultés critiques s'affinent et s'assouplissent. Il cultive la belle fleur, qui jamais jusque-là n'avait germé dans son âme : la vertu de tolérance et de charité. Ce n'est pas qu'il n'ait encore des haines vigoureuses et tenaces : seulement, elles ne s'adressent plus aux hommes, pour les flageller, elles ne vont qu'aux oeuvres, pour les réprouver. Il ne désarme pas, mais il ne fait feu qu'en temps opportun. Il n'y a guère que l'Académie française qu'il ne peut se résoudre à épargner : elle reçoit toujours des fusillades bien nourries. Lorsque le 1er mai 1873 les Quarante se réunissent pour désigner un successeur au feu général de Ségur, un seul candidat, le baron de Viel-Castel, s'offre à leurs suffrages. « La république des lettres, s'écrie d'Aurevilly, a donc des embarras et des malheurs comme les autres républiques ! Elle a, comme les autres républiques, des impossibilités de vivre et des institutions qui s'en vont, plus ou moins mélancoliquement, à tous les diables ! »(1) Cinq semaines plus tard, le 5 juin, le positiviste Littré est solennellement introduit sous la Coupole par le catholique comte de Champagny. L'intransigeant Barbey trouve trop doux l'accueil pourtant bien froid que l'historien pieux a fait au grand philologue, ami d'Auguste
(1) Dernières Polémiques (éd. Savine, 1891) p. 155.
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Comte, et il s'en plaint en termes véhéments. L'occasion lui semble même excellente pour mitrailler une fois encore la confrérie des Immortels.
Mais, en dépit de ces éclats passagers, d'Aurevilly n'a plus l'enthousiasme du croisé des anciens jours. Il préfère parler avec faveur des grands écrivains de la littérature ou des débutants dont il a surveillé les premiers pas et qu'il a appris, en les coudoyant, à mieux connaître. Il loue l'art délicat d'Edmond de Goncourt ; il devine, avec une rare pénétration de critique, la grâce forte d'Alphonse Daudet et la puissance un peu rude de Ferdinand Fabre. Il n'y a guère que Flaubert,— « le descriptif laborieux », comme il l'appelle, — qu'il ne peut se résigner à comprendre, depuis que l'admirable peintre de Madame Bovary est tombé à plat dans les dissertations historiques de Salammbô et de la Tentation de Saint-Antoine. Historiens aussi bien que romanciers trouvent de plus en plus justice auprès de l'impitoyable censeur. Même des philosophes, tels que Caro, MM. Ribot, FunckBrentano, Alaux, recoivent leur part d'éloges. On le voit : la campagne de 1873 est surtout remarquable par la modération du guerrier. Il est vrai qu'un vieillard de soixante-cinq ans ne saurait, de bonne foi, partager l'intolérance d'un néophyte. A quoi donc autrement servirait l'épreuve de l'âge ?
Au commencement du mois d'août, Barbey d'Aurevilly quitte Paris. « Je pars jeudi pour Valognes, — mande-t-il à Saint-Maur le 3 août, — et de là je vous écrirai. Je suis dans le diabolique froufrou des emballages et voilà pourquoi, par parenthèse, le Constitutionnel ne vous portera pas mon article de semaine, demain; ne croyez pas à la légère indisposition dont il parlera peut-être. Mon indisposition, c'est des malles à faire et
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tous les soucis d'un départ et d'un emménagement làbas ». Il revient à Paris en octobre, mais il ne fait qu'y passer, tant la Normandie l'attire. « J'irai m'abattre comme un grèbe mélancolique sur les marais du Cotentin, écrit-il à Hector de Saint-Maur le 30 novembre. Le jour de Noël, je suis de messe de minuit et de réveillon à Valognes et je ne reviendrai pas dans ce hideux Paris, — où il n'y a plus que vous que j'aime, — avant le jour des Rois... Ceux du mois de janvier, bien entendu, puisqu'il n'y a plus que ceux-là ! »
Il ne rentre de Valognes qu'à la fin de janvier 1874, — « prêt à guerroyer », dit-il à son ami Saint-Maur. Mais les belles luttes, les nobles et fières croisades sont à jamais finies. D'Aurevilly s'en console malaisément. Il cherche une diversion à sa tristesse en se rejetant vers le passé et en y faisant, pour ainsi dire, de la polémique rétrospective. Il publie dans le Constitutionnel une longue étude sur Henri IV, à propos d'un livre récent de M. de Lescure : il saisit là avec empressement l'occasion qui lui est donnée de faire l'apologie des Guises. L'artiste fait sensation partout et scandale dans certains milieux. Un bon juge, très indépendant, Ernest Havet, affirme que c'est « un vrai chef-d'oeuvre ». D'Aurevilly continue à creuser l'excellent filon de l'histoire, en s'occupant de Jules II et de Louis XI.
Mais le meilleur de son temps est employé à écrire la préface définitive des Diaboliques. Cette importante préface est datée du 1er mai 1874. L'auteur d'Une Vieille Maîtresse y posé de nouveau, hardiment et en termes tranchants, la thèse du roman catholique. Ce qui fait la moralité d'une oeuvre, d'après lui, c'est son caractère tragique, c'est l'horreur qu'elle inspire. Chacune des nouvelles de son livre est l'illustration partielle de cette
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vérité générale. « Bien entendu qu'avec leur titre de Diaboliques, ajoute-t-il candidement, elles n'ont pas la prétention d'être un livre de prières ou d'Imitation chrétienne. Elles ont pourtant été écrites par un moraliste chrétien, mais qui se pique d'observation vraie, quoique très hardie, et qui croit, — c'est sa poétique, à lui, — que les peintres puissants peuvent tout peindre et que leur peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu'elle donne l'horreur des choses qu'elle retrace. Il n'y a d'immoral que les Impassibles et les Ricaneurs. Or, l'auteur de ceci, qui croit au Diable et à ses influences dans le monde, n'en rit pas, et il ne les raconte aux âmes pures que pour les en épouvanter. Quand on aura lu ces Diaboliques, je ne crois pas qu'il y ait personne en disposition de les recommencer en fait, et toute la moralité d'un livre est là ».
L'ouvrage paraît en novembre 1874. Sans délai, la lutte s'engage autour des Diaboliques. D'un côté, on les attaque passionnément; de l'autre, on les défend avec chaleur. Les partis prennent position ; il n'y a que les esprits indépendants qui donnent pleinement raison au vigoureux moraliste. En tout autre temps, d'Aurevilly se réjouirait de cette levée de boucliers pour et contre son livre ; mais il n'aime plus le bruit. S'il désire le succès littéraire, il ne se soucie guère maintenant du scandale et des polémiques virulentes. Néanmoins, le sort en est jeté. Le génie de la guerre a-t-il besoin de se déchaîner ? personne n'y pourra mettre obstacle. Il se montre, en effet, dès les premiers jours de décembre, sous les traits du Charivari, une petite feuille satirique qui, dans la circonstance, ne se contente pas de ses bouffonneries ordinaires. Comment se fait-il qu'un journaliste ait l'exécrable audace de se poser en Chevalier errant de la
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vertu et le triste courage d'appeler sur un confrère les furies vengeresses de la justice, au nom de la morale outragée ? C'est un mystère, — un mystère de la presse, qui en recèle bien d'autres. Toujours est-il que. soulevées par cette voix puissante, les foudres du parquet s'éveillent de leur long sommeil et menacent d'éclater. Elles éclatent soudain, terribles, comme si elles avaient à se reprocher une coupable inaction. Le 15 décembre, le procureur général Imgarde de Leffemberg prend l'initiative des poursuites. Aussitôt Barbey d'Aurevilly est invité à se présenter chez M. Rajon, juge d'instruction.
L'aventure tourne à l'aigre. Qu'importerait, si l'auteur des Diaboliques avait encore ses ardeurs belliqueuses ? Loin de s'en désoler, il se réjouirait de la réclame quasi gratuite qu'on fait à son oeuvre. Mais il a soixante-six ans et, à cet âge-là, on commence à aimer le repos. Au surplus, tous les amis de son entourage représentent à l'inculpé les ennuis de la situation où il va se débattre. Finalement, ils obtiennent de sa sagesse qu'on cherche par tous les moyens possibles à lui éviter un procès. D'Aurevilly ne met qu'une condition à ces exigences affectueuses et dévouées : c'est qu'on ne l'obligera pas à se muer en solliciteur, lui qui ne possède d'autre bien que son indépendance et n'a lutté toute sa vie que pour sauvegarder la fière autonomie de son esprit. Il ne consent à risquer une démarche personnelle qu'auprès d'un homme de lettres, entre tous estimé et respecté : Arsène Houssaye, qui jouit d'un grand crédit dans le monde un peu mélangé où la politique et la littérature font bon ménage.
Depuis plusieurs années, vers 1868, l'auteur des Quarante Médaillons de l'Académie et l'auteur du 41me Fauteuil étaient entrés en rapports amicaux. C'est chez le poète Hector de Saint-Maur qu'ils se rencontrèrent.
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Tous deux, brillants causeurs, se séduisirent mutuellement. Lorsque d'Aurevilly était prié à la table de SaintMaur, il demandait toujours si Arsène Houssaye devait s'y trouver ; et, de son côté, Houssaye n'avait de plus vif plaisir que de converser, en un feu roulant d'anecdotes et de bons mots, avec l'historien de Brummell et du Dandysme. L'un et l'autre médisaient de l'Académie française : c'était un terrain de conciliation tout indiqué, une zone délimitée où ils s'entendaient à merveille. L'année même au cours de laquelle parurent les Diaboliques, Barbey s'était plaint maintes fois de l'absence de son partenaire. Le 10 mars, il écrivait joyeusement à Saint-Maur : « M. Arsène Houssaye me mande qu'il peut venir dîner chez vous le mardi qui suit la mi-carême, hoc est, dans huit jours. Ce jour-là vous convient-il ? S'il vous convient, invitez le jeune helléniste Henry » (1).
Il n'est donc pas surprenant que d'Aurevilly se soit adressé directement, dans l'affaire des Diaboliques, à Arsène Houssaye. « Pour moi, lui dit-il, ce n'est pas la condamnation qui m'inquiète, c'est l'exhibition de ma personne (devant un tribunal) qui me fait vomir... Vous avez des relations immenses et vous êtes puissant parce
(1) M. Henry HOUSSAYE n'était alors que l'auteur très distingué de l'Histoire d'Apelles et de l'Histoire d'Alcibiade. Depuis ces jours d'extrême jeunesse, il a développé dans d'autres directions son vigoureux talent d'écrivain, ses rares facultés d'historien militaire et sa légitime ambition d'égaler la renommée paternelle. L'auteur de 1814 et de 1815, devenu académicien, porte aujourd'hui avec la plus grande dignité dans les lettres françaises un nom deux fois illustre. Il conserve pieusement le souvenir de son père et n'a point oublié Barbey d'Aurevilly. « Je l'ai vu assez souvent, — m'écrit-il, — depuis 1868 jusque vers 1885. Ces rencontres étaient une joie pour moi. Il était aussi vibrant, aussi imprévu, aussi acerbe quand il parlait que quand il écrivait. Il y avait, si je puis dire, de la cravache, du 1er rouge, dans sa parole. »
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que vous êtes séduisant. Par vous ou par vos amis, pouvez-vous agir sur le Procureur de la République et sur le Procureur général ? » Arsène Houssaye, dont la bonne grâce et le bienveillant empressement sont légendaires, se met aussitôt en campagne. Mais il préfère avoir recours tout droit au Garde des Sceaux, qui s'appelait alors M. Tailhand, et confie sa cause au célèbre député de l'Eure, Raoul Durai. Ce dernier va trouver le ministre et fait abandonner sans retard les poursuites déjà commencées. « Merci ! écrivit d'Aurevilly à Arsène Houssaye le 1er janvier 1875. Vous m'avez envoyé des étrennes. M. Raoul Duval a agi, mais vous, vous l'avez inspiré. Je ne vous aime pas plus que je ne faisais, mais j'ajoute à l'amitié la reconnaissance » (1).
Pendant ce temps, d'autres amis, à son insu, s'étaient employés en faveur de Barbey d'Aurevilly. Théophile Silvestre, l'ancien directeur du Nain Jaune, dès qu'il apprit la nouvelle des poursuites, se rendit chez Gambetta. Toujours complaisant, l'illustre « tribun » promit de ne rien négliger pour rendre son concours efficace, et, — chose plus méritoire, — tint parole. Il écrivit, en effet, à d'Aurevilly le 27 décembre 1874 : « J'ai vu le ministre de la justice; j'ai plaidé de mon mieux votre cause et je crois avoir impressionné le juge. Il m'a promis de vous juger en artiste et de haut. Je compte sur sa bienveillance réelle et je vous envoie mes espérances. Je quitte Paris pour quelques jours et, au retour, soyez bien persuadé que je renouvellerai mes instances et vous tiendrai au courant. Vous êtes de ceux que la politique elle-même ne
(2) Je dois ces détails et les extraits des deux lettres ci-dessus à l'obligeance de M. Henry Houssaye, qui garde précieusement reliés dans son exemplaire des Diaboliques les documents relatifs à l'affaire des poursuites. Je suis infiniment, reconnaissant à M. Houssaye de l'intérêt qu'il a bien voulu porter à mon travail.
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peut faire oublier et je serai toujours prêt à vous le prouver ». Deux jours après, l'affaire était arrangée. Très touché de la gracieuse intervention de Gambetta, le romancier alla, en personne, remercier l'orateur. Les deux jouteurs du café de Bruxelles ne s'étaient pas revus depuis la fin de l'Empire : ils se rencontrèrent avec joie et se serrèrent affectueusement la main (1).
Délivré de ses soucis judiciaires, quitte de ses démêlés avec Thémis, Barbey d'Aurevilly retourne tranquillement à ses études de critique. Mais il a hâte surtout de fuir en Normandie. « Je n'ai pas beaucoup de mois, dit-il le 11 février 1875, à rester dans ce Carathrum de sottises, de lâchetés et d'hypocrisies qu'on appelle Paris. » Toutefois il y demeure jusqu'aux premiers jours de l'été. Le 8 juin, il écrit à Hector de Saint-Maur. « Je quitte lundi prochain cette sacrée ville, que je voue à tous les diables, où les amis ne sont plus que des voltigeurs. Choquerons-nous le verre des départs, que l'absence va briser, une fois au moins avant de nous tourner le dos sur des routes différentes ? » D'Aurevilly, on le voit, est de plus en plus triste. L'affaire des Diaboliques a achevé de le dégoûter de la vie parisienne.
Il semble d'autant plus pressé de revoir la terre natale qu'il reçoit de mauvaises nouvelles de la santé de son frère. Le pauvre Léon, tombé en enfance, languit à l'hôpital de Saint-Sauveur. Vite, Jules accourt auprès de son cher malade, qui reconnaît à peine le vieux Pacha ; et le vieux Pacha, qui a le coeur le plus tendre qu'on puisse imaginer, fond en larmes devant cette belle
(1) Je tiens ces détails de MM. Arthur Ranc et Gustave Isambert. Quant à la lettre de Gambetta, elle m'a été fort obligeamment communiquée par M. Maurice Tourneux.
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intelligence prématurément anéantie. Mais il est incapable, à son âge, d'assister longtemps à ce triste spectacle. Aussi s'en va-t-il à Valognes, où il établit son « quartier général ». Il loue quelques appartements dans un des plus somptueux hôtels aristocratiques de cette antique cité morte, vouée au culte du passé, — l'hôtel Grandval-Caligny. Là, il revit les jours d'autrefois, évoque les spectres de son enfance et se sature de l'âpre senteur des souvenirs. En une heure d'exaltation douloureuse, il arrache à son âme affligée un chant d'inspiration sombre :
C'était dans la ville adorée, Sarcophage pour moi des premiers souvenirs, Où tout enfant j'avais en mon âme enivrée Rêvé ces bonheurs fous, qui restent des désirs !
Ces vers, « ex imo », comme les intitule d'Aurevilly lui-même, sont datés du mois d'août 1875.
Il ne rentre à Paris qu'à la mi-novembre. « J'arrive de ma fière Normandie et de mon bien-aimé Valognes, mande-t-il à Saint-Maur le 14 novembre. Si vous êtes ici, je voudrais dîner avec vous. Si vous n'y êtes pas, quand y serez-vous ? » Et il ajoute, avec une mélancolique profondeur: « Moins de mots que de choses. La vie, qui ne dure pas, apprend à être laconique ». Mais il s'ennuie dans la grande cité qu'il aimait tant jadis. Il n'a pour consolation que les visites de ses rares intimes, ses travaux de critique, et la vive admiration très respectueuse que lui témoignent certains jeunes gens. Il a la joie de deviner, un des premiers, le romancier Paul Bourget et le poète Jean Richepin. A ces débutants, pleins de promesses, il consacre deux de ses meilleurs articles. En février 1876, il étudie Les Origines de la
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France contemporaine et découvre chez le philosophe Taine, qui lui était plutôt antipathique, les maîtresses facultés de l'historien qui a l'heur de lui plaire. Et Taine, infiniment touché de l'hommage du vieux Chouan, le remercie par une fort belle lettre. « Je suis très heureux de vous avoir rendu justice, lui répond d'Aurevilly, et j'aurai du bonheur à vous la rendre toujours ». C'est d'un noble exemple, cette passe d'armes si courtoise où se rencontrent soudain deux hommes venus des points les plus opposés du monde de la pensée.
Ainsi, à l'école de la charité — ou du moins de l'humanité — en critique, Barbey d'Aurevilly se transforme et s'améliore. Il est toujours indépendant, mais il comprend mieux que l'indépendance de tout écrivain a des limites et que cette rare vertu ne doit pas se confondre avec l'esprit d'intransigeance, qui en est l'excès et la caricature. Il corrige bien des impressions et des jugements de son jeune âge ou de sa maturité belliqueuse. Il fait, notamment, l'éloge de certains Parnassiens autrefois maltraités par sa plume impitoyable. Il reconnaît les mérites de Théodore de Banville et même de l' « hugolâtre » Vacquerie. Il revise nombre de condamnations que son animosité avait naguère fulminées, et, après un nouveau procès de leur cause, acquitte des inculpés célèbres immolés jadis, comme d'innocentes victimes, à ses préjugés ou à ses rancunes.
Une occasion éclatante lui est donnée, à ce moment, de rendre justice à un grand peintre méconnu qui vient de finir dans un état voisin de la misère une existence toute de labeur mal récompensé et de fière dignité besogneuse. Le 19 avril 1876, d'Aurevilly consacre à son compatriote Jean-François Millet une étude qui est peutêtre la plus parfaite qu'il ait écrite. « Paysan d'ancienne
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et forte race,—dit-il de Millet,—chez qui la santé du talent prouve la pureté de l'origine, il était né à Gréville, non loin de Cherbourg, sur la côte, en face de la mer, dans cette presqu'île du Cotentin, la plus magnifique partie de cette magnifique Normandie qui a le privilège d'offrir au regard dans sa vaste ceinture la plus étonnante variété de paysages. Né là où il aurait pu très bien rester, comme Burns dans son Ecosse, et où il n'aurait pas été moins grand, et peut-être l'aurait-il été davantage, car les hommes à aptitudes supérieures se font seuls, il céda au torrent du siècle qui entraîne tout vers Paris. Il y vint, mais il n'y perdit pas son originalité au frottement des ateliers et des écoles. Il y avait emporté son pays, non pas à la semelle de ses souliers, comme le disait Danton, tout à la fois grossier et sublime, mais dans sa tête, où il le revoyait pour le jeter en détail dans la plupart de ses tableaux... Je le reconnais pour un de mes compatriotes, comme un communiant à la même nature, aux mêmes souvenirs et aux mêmes impressions que moi! Je le reconnais pour Normand, du faîte à la base, au moindre trait de son pinceau ou de son crayon ». Celui qui a écrit cette page, superbe de mouvement et de coloris, était Normand, lui aussi, « du faîte à la base », Normand par le talent, par le coeur, dans tout son être.
C'est pourquoi d'Aurevilly n'a point de repos tant qu'il ne vit pas dans son cher Cotentin. Au commencement de l'été 1876, il s'arrache, comme de coutume, à ses fonctions de critique et va se retremper, se revivifier au contact de l'air natal. Triste séjour, pourtant, que celui de cette année-là ! L'abbé Léon agonise avec une lenteur cruelle qui fait frémir tous les témoins d'un pareil anéantissement pire que la mort. Jules passe de longues
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heures de torture auprès de son frère presque inanimé et qui n'a plus même une lueur d'intelligence. Il se sent plus abattu, plus découragé que jamais. Enfin le pauvre prêtre rend son âme à Dieu le 14 novembre 1876, à l'âge de 67 ans. L'auteur de l'Ensorcelée est maintenant tout seul dans la vie, sans aucun lien de famille, sans foyer rebâti. Il reste l'unique survivant des Barbey, qui ont fait souche durant tant de siècles dans la BasseNormandie et dont la race va bientôt s'éteindre.
Sans délai, il rentre à Paris, ne voulant pas cette fois prolonger un séjour trop pénible. Il a peine à se remettre au travail : il faut qu'il fasse appel à toutes les ressources de son énergie normande pour prendre le dessus de sa douleur. Il se terre dans sa modeste chambre. Il fuit le monde, lui qui s'y passionnait tant autrefois. « Ne dites pas que je ne vous aime point, écrit-il à Saint-Maur le 29 juin 1877, mais je ne suis plus gai, mon cher. Macbeth avait tué le sommeil ; moi aussi, et la gaîlé par-dessus le sommeil. Sombre comme la nuit, dont mon coeur est l'image, mauvais convive, je ne sais pas vraiment quelle est la main qui fera reflamber ce punch expirant sur les bords de son bol !»
Pour se donner un peu de courage et prendre quelque intérêt à la vie, il a besoin de se rejeter en pleine bataille. Justement, M. Emile Zola vient de publier l'Assommoir. Aussitôt, d'Aurevilly recharge sa canardière et fait feu sur la nouvelle oeuvre de l'écrivain naturaliste. Peu après, il s'attaque aux Bas-bleus et dans trois articles retentissants, consacrés à Mmes Gustave Haller, Henry Gréville et Claire de Chandeneux, il flagelle la littérature « enjuponnée ». « La supériorité de la femme, s'écrie-t-il, n'est pas où la mettent les Bas-bleus. Elle est dans un charme qui n'est ni la Littérature, ni l'Art, ni la Science ».
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Mais il ne lui suffit pas de noircir quelques Bas-bleus. Il veut en composer une galerie, et, une fois rassemblées, fustiger sous la honte d'une dénomination commune toutes ces femmes qui « courent le guilledou » de la presse. Il réunit donc les études qu'il a écrites, depuis qu'il fait de la critique littéraire, sur les femmes de lettres et en forme un volume intitulé les Bas-bleus. « L'auteur qui veut barrer la rivière, dit-il dans sa préface, et prendre tout le poisson, montre aujourd'hui, en fait de femmes, la fleur du panier, en supposant qu'un pareil panier ait une fleur. Aujourd'hui, ce n'est que QUELQUESUNES. Mais plus tard, elles y seront toutes... On n'oubliera personne ».
Toutes... oui, elles y seront toutes, si l'on en juge par la première charretée! Toutes, même les femmes exquises comme Eugénie de Guérin. On reproche à d'Aurevilly d'avoir inscrit ce nom-là, lequel doit lui être cher, dans son livre qui n'est pas précisément un livre d'or ni un tableau d'honneur. « Je n'ai pas fait de Mlle de Guérin un bas-bleu, riposte-t-il le 10 novembre, peu de temps après l'apparition du volume. J'ai même dit que le talent qu'elle a tenait surtout à ce qu'elle n'était pas un bas-bleu; qu'elle n'avait ni la vanité, ni l'éducation, ni les autres monstruosités de la bande des femmes de lettres... Vous avez cru qu'il n'y avait dans mon livre que de la cravache. Il y a aussi de la caresse. Mon livre n'est pas seulement de la critique, c'est une thèse dont chaque chapitre fait la preuve. La thèse, la voici. C'est que, plus il y a de talent dans une femme, quand par rareté il y en a, moins il y a de bas-bleuisme ;et quand il y a bas-bleuisme, il y a tache dans le talent, — et cela toujours ! » On n'est pas plus galant. Mais cette galanterie rétrospective, et d'ailleurs super-
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ficielle,—car elle cache en son fond beaucoup de mépris, — ne suffit pas à calmer les blessures d'amour-propre faites aux Bas-bleus. Pour guérir de telles plaies, il faudrait un baume plus souverain. Tandis donc que d'Aurevilly, sitôt son livre paru, à la fin d'octobre, s'en va tranquillement prendre ses quartiers d'hiver à Valognes,— certain que les polémiques ne l'y atteindront pas, — on s'agite fort à Paris dans le monde des lettres. C'est, de tous côtés, un admirable déchaînement de récriminations, une tempête de cris, un ouragan de plaintes et de menaces. Il y a mieux encore. Plusieurs bas-bleus ont décidé de tirer vengeance des attaques de l'implacable critique. Précisément, l'éditeur Palmé a publié naguère une seconde édition du Prêtre Marié et en a répandu des exemplaires à profusion dans les librairies catholiques. Le roman se vend et se lit, au détriment des sottes et fades créations des auteurs pieux. N'est-ce pas, en vérité, un scandale ? Quelques femmes de lettres, qui viennent d'essuyer le feu.meurtrier du Chouan de Normandie, s'en indignent amèrement. De la parole à l'acte, il n'y a qu'un pas... pour elles. Sans retard, ces vertueuses personnes vont trouver l'archevêque de Paris, le cardinal Guibert, et se font près de lui l'écho des soi-disant protestations générales contre la place de choix octroyée sur le marché des livres chrétiens à l'ouvrage d'un romancier immoral. Le candide archevêque, qui n'a jamais lu Barbey et ignore peut-être jusqu'à son existence, ne peut que tomber d'accord avec ses charmantes visiteuses ; il s'étonne à son tour de la tolérance criminelle accordée au Prêtre Marié, — s'imaginant (le pauvre homme !) que ce doit être un affreux roman dirigé contre l'Eglise, le sacerdoce et le célibat ecclésiastique. Naturellement, le bataillon
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féminin jubile, en secret et tout bas, de l'ignorance du prélat, mais se garde bien de le détromper. Nos bas-bleus ont la rancune tenace: tout en riant sous cape de la méprise du plus haut dignitaire de la religion en France, elles l'excitent à sévir rigoureusement contre une oeuvre scélérate. Alors le cardinal Guibert lance un interdit sur le roman si orthodoxe de Barbey d'Aurevilly et en défend la vente dans toutes les dévotes maisons de publicité cléricale.
Pendant que cette intrigue se noue dans certains boudoirs et dans quelques sacristies, d'Aurevilly, qui ne se doute de rien, jouit de la grande paix automnale qui tombe sur sa chère ville de Valognes. « Je m'apprends ici à vivre seul, écrit-il à M. Paul Bourget le 19 décembre 1877. Amère éducation que, cette année, je me suis terriblement donnée dans cette ville morte, dont les pavés sont les tombes de mes premières folies de coeur et de mes souvenirs. J'avais eu le projet d'en partir plus tôt, mais j'ai eu la fantaisie, — hélas! plus sentimentale que pieuse, — d'entendre la messe de minuit sous les voûtes de l'église Saint-Malo de Valognes; j'ai de sveltes spectres à y chercher dans ses plus noires et ses plus mystérieuses chapelles ».
Barbey d'Aurevilly ne rentre à Paris que peur le 1er janvier 1878. Aussitôt il apprend le délicieux procédé de vengeance des rancuneux Bas-bleus. Ses amis l'engagent à y répondre en racontant les dessous de l'histoire. Mais il s'y refuse. Catholique trop convaincu pour jeter la pierre à un archevêque, il aime mieux souffrir en silence de la guerre à coups d'épingles et à coups de goupillons qu'on lui fait déloyalement. Lui, c'est d'une autre manière, au grand jour et face à l'ennemi, qu'il comprend la lutte ! Malgré tout, il ne peut se défendre
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d'un sentiment de tristesse, à la pensée qu'il est renié par l'Église catholique, pour un roman de la plus orthodoxe morale, après avoir été honni par les Académies pour sa fière intransigeance, par les Revues et les coteries pour son individualisme hautain, par la magistrature pour l'originalité hardie de ses créations. D'Aurevilly a tort de s'affliger de toutes ces sentences d'excommunication : la nouvelle condamnation qui vient de le frapper est logique. Tous les corps constitués doivent, à tour de rôle, l'éloigner et le maudire. Sans cela, il ne mériterait pas le beau nom de franc-tireur dont il s'est toujours fait gloire.
Mais, à titre de catholique, il a raison de ne pas protester contre la mesure dont il est victime. Par là, il fait preuve de soumission aux décrets de l'Église et d'obéissance aux princes apostoliques. C'est un des articles essentiels de la doctrine romaine. L'auteur de l'Ensorcelée rentre en lui-même et se tait. Il ne fait même pas allusion devant ses amis à la douleur que lui a causée le veto épiscopal. Il se contente de déplorer les calomnies trop facilement accréditées auprès des puissances spirituelles qu'il respecte. Il en devient plus sombre encore que par le passé. « Croyez-vous aux spectres ? écrit-il à Saint-Maur le 31 janvier 1878. Moi, j'y crois ! Ce sont des amis qui reviennent vers ceux qui les oublient, — avec l'obstination des êtres immortels... Je suis à Paris depuis un mois et je n'ai vu personne encore. La solitude, cette maîtresse noire qui vous étouffe à force de vous embrasser, me devient odieuse et je veux rompre avec elle. Mais le pourrai-je jamais? C'est ma Vieille Maîtresse, et le monde, comme il est, ajoute à sa puissance. N'importe! je voudrais vous remettre ces Basbleus dont le succès ridicule ne vient que du cri des
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femmes, qui ont crié parce que j'ai marché sur leurs prétentions comme on marche sur des cors...»
Barbey d'Aurevilly, semble bien maintenant renoncer à la lutte. Tout l'y invite, d'ailleurs. L'éditeur Lemerre veut faire entrer dans sa collection les oeuvres du grand écrivain bas-normand. C'est une grosse besogne de revision et de correction qui incombe à l'auteur. Il passe à ce travail assez rebutant la majeure partie de l'année 1878. Il n'a même pas le loisir de se rendre à Valognes, comme il le désire, au commencement de l'été. Sa tâche le retient à Paris ; mais il y vit aussi solitaire que s'il était en province. La part qu'il fait à ses amis devient de jour en jour moindre, et ceux-ci s'en plaignent. Il faut un nouveau concours de circonstances pour le décider à reprendre une vie plus active.
A l'automne, le journal Le Parlement lui confie la rédaction de la chronique théâtrale. L'ancien collaborateur du Nain Jaune accepte avec joie cette fonction où il s'est déjà illustré par maints exploits. Il s'en acquitte plus que consciencieusement, — avec éclat, mais sans les éclats d'an tan. L'heure des grandes luttes est passée. La besogne est plus modeste, les rivalités d'écoles dramatiques ayant disparu. Finies, les belles campagnes d'avant 1870, au cours desquelles le panache rutilant de Barbey d'Aurevilly balayait les fleurs écloses aux feux de la rampe du Théâtre-Français, de l'Odéon, du Gymnase et du Vaudeville.
Lorsqu'il rentre chez lui, dans sa chambre de la rue Rousselet, d'Aurevilly se sent plus seul que jamais. « Je vis avec-moi-même pour l'heure... mauvaise compagnie ! écrit-il à Saint-Maur le 25 janvier 1879... Que la vie est donc mal faite et bête ! Et il semble qu'il serait si facile d'être heureux ! On voit cela, quand l'occasion du bonheur
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est passée ! » Pourtant, il n'est pas encore au bout de ses épreuves. Le charmant Hector de Saint-Maur décline peu à peu et paraît ne prendre plus goût à l'existence. Comment relever ce courage défaillant ?« Vous vous dites « ganache » pour vous excuser, — lui reproche Barbey.— Croyez-vous que j'accepte comme argent comptant le beau titre dont vous vous décorez ? Ganache ! Quelle plus commode couverture pour l'indifférence et la paresse! Seulement, prenez garde, Saint-Maur...! C'est d'une mauvaise hygiène intellectuelle que de s'appeler si facilement « ganache ». Il y a des enterrements avant l'heure, qui font mourir. Il ne faut jamais s'enterrer soi-même. Les autres, qui nous doivent enterrer, en seraient trop contents ! Et puis, mon cher, ce n'est pas Dandy, du tout, que de se proclamer inférieur, même quand on le serait... Et vous ne l'êtes pas ! »
Cette leçon d'énergie à outrance, de résistance fière et impassible jusqu'à la fin, est fort belle. Mais c'est SaintMaur qui a raison, dans ses sinistres pressentiments. Le pauvre poète meurt, en effet, au mois de juillet 1879. Désormais l'isolement va se faire plus entier, plus irrémédiable, autour de d'Aurevilly. Les meilleurs liens de l'amitié sont chaque jour rompus par la mort et les souvenirs qu'ils éveillent se font de plus en plus torturants. Pour se soustraire à l'étreinte des pensées mélancoliques et amères qui l'assiègent, le romancier se rejette en pleine mêlée littéraire, en pleine lutte. Il n'est plus jeune ; néanmoins ses épaules semblent porter avec verdeur le poids de ses 71 ans. Avant de disparaître à son tour, il veut épuiser toutes ses munitions de bataille. Ses derniers feuilletons de théâtre, son Goethe et Diderot, voilà les suprêmes coups de mousquet de l'individualiste Barbey d'Aurevilly.
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CHAPITRE XVII
Goethe et Diderot
COLLABORATION AU Constitutionnel, AU Triboulet,
AU Gil Blas
Une Histoire sans nom, Ce qui ne meurt pas,
les OEuvres et les Hommes
L'ACADÉMIE FRANÇAISE ET L'ACADÉMIE DES GONCOURT
Une Page d'Histoire
DERNIERS VOYAGES EN NORMANDIE. - Amaïdée MORT DE JULES BARBEY D'AUREVILLY
(1880-1889)
L'ouvrage intitulé Goethe et Diderot porte en épigraphe ce mot tout à fait significatif : Iconoclaste. En effet, le briseur d'idoles, qui s'appelle d'Aurevilly, a voulu dans ce livre démolir deux statues que l'opinion publique a mises sur un très haut piédestal: l'auteur de Werther et l'auteur du Neveu de Rameau. Mais ce n'est pas, à proprement parler, l'individualité de ces deux écrivains que le critique a essayé de réduire à néant ; il a plutôt visé l'admiration béate et irraisonnée que les esprits de France, d'Europe et même du monde entier, ont vouée à deux hommes représentatifs d'une époque. « C'est une
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charge avec la cravache de Murat », disait-il de son oeuvre. Par là, il suivait méthodiquement son plan d'attaque contre les coteries et les sociétés de congratulation mutuelle.
Déjà, ces études sur Goethe et Diderot avaient été publiées dans le Constitutionnel. Elles n'avaient même au début aucun lien qui pût faire prévoir leur réunion future en un fascicule commun. Le travail relatif a Goethe fut commencé pendant les loisirs du siège de Paris, — « entre deux gardes », dit d'Aurevilly, — et ne devait être dans le principe qu'un compte-rendu d'une nouvelle traduction des OEuvres complètes de l'écrivain allemand. Quant à Diderot, ce n'est qu'en 1875, lorsque parut le premier volume de la grande édition de MM. Assézat et Tourneux, que Barbey eut l'idée de « prendre la mesure » de cette illustre personnalité. Ayant consacré une critique spéciale à chaque tome de la collection, il se trouva, en 1879, avoir fait une étude d'ensemble sur les oeuvres et l'influence du directeur de l'Encyclopédie. Alors seulement il se décida à rassembler sous un même titre la série de ses articles jumeaux, — jumeaux sinon par la date, du moins par l'intention. Il les avait écrits, sans peut-être s'en douter, d'après un plan identique et conçu dans une égale pensée de protestation contre le « Mamelouckisme » contemporain. Le livre parut en 1880. Il eut un succès de scandale.
Tandis que les polémiques allaient leur train, en France et surtout à l'étranger, autour de ce nouveau témoignage d'irrévérence à l'égard des grands hommes, d'Aurevilly, insoucieux du « qu'en dira-t-on », faisait feu d'un autre côté. Le Triboulct, journal d'avant-garde royaliste et catholique, venait de lui confier le feuilleton des théâtres. Malgré ses 72 ans accomplis, le tirailleur du Nain Jaune
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et du Parlement reprit là ses bonnes habitudes de guerrier indomptable et souleva encore de violentes tempêtes par son intransigeante et loyale indépendance. D'autant plus ennemi des admirations conventionnelles que la foule met plus d'empressement à les accepter, il ne pouvait naturellement traduire ses opinions toutes crues sans exciter les véhémentes récriminations des critiques du boulevard.
Dans l'intervalle de ces luttes réitérées, il aimait à se reposer au milieu de quelques salons choisis, où on l'accueillait avec respect. Il y rencontra une femme supérieurement douée, qui l'avait autrefois séduit et conquis par ses Poésies Philosophiques : Mme Ackermann. Il l'appelait, afin de bien la distinguer des Bas-Bleus : « un brave homme de génie ». « J'ai dîné vendredi dernier avec d'Aurevilly, écrivait de son côté Mme Ackermann, le 27 avril 1880. Il y avait quatorze ans que je ne l'avais vu. Physiquement, il est resté tel que jadis ; il n'a pas vieilli ; sa plume, non plus. » Mais comme Mme Ackermann inclinait fort vers les idées germaniques, elle ne put lire sans indignation le Goethe et Diderot de celui qu'elle nommait « ce matamore de Barbey ». « J'ai reçu, — ditelle le 31 décembre 1880, — un article de Revue allemande où notre matamore est arrangé de belle façon. Il faut l'avouer, il ne l'a pas volé. Comment ! lui qui ne sait pas un mot d'allemand (1), s'aviser de vouloir démolir Goethe, frapper d'estoc et de taille sur une pareille personnalité! »
Ces réprimandes, amicales ou non, n'étaient pas de nature à froisser d'Aurevilly. Loin de s'en formaliser, il
(1) Mme Ackermann se trompait. Barbey d'Aurevilly avait appris l'allemand dans sa jeunesse et ne l'avait pas oublié. Il se plaisait à lire dans le texte le philosophe Hegel qu'il trouvait, disait-il, aussi amusant qu'un romancier.
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s'en enorgueillissait. Il aimait la contradiction, pourvu qu'elle vînt d'un adversaire loyal. C'est ainsi qu'il apprécia au plus haut point le libre jugement et la droite conscience d'un savant, d'un universitaire de marque, Ernest Havet. Il lui avait envoyé les Prophètes du Passé, dont la librairie Palmé faisait une nouvelle édition, et reçut en remerciement, le 23 août 1880, la très belle lettre suivante qui le toucha vivement. « Il y a longtemps, écrivait M. Havet, que je me suis habitué, en commentant Pascal, à séparer l'homme de la thèse ; je l'ai donc fait tout naturellement pour votre livre ; l'homme m'a paru puissant, et la thèse vaine. Mais je tiens à m'expliquer là-dessus, car je ne veux pas que vous me soupçonniez de la sottise de vous réduire à ce qu'on appelle le style. Le style et la pensée, c'est tout un ; c'est donc bien dans la pensée qu'est votre force. Mais la pensée n'est pas la même chose que la thèse ; sans quoi, étant donnés par exemple Bossuet et Voltaire, l'un des deux ne serait nécessairement qu'un imbécile. Une thèse erronée peut être une occasion de penser très fortement et de répandre à pleines mains des vérités, et c'est précisément ce que vous faites et ce qu'ont fait aussi vos grands hommes. Comme eux, à mon avis, vous êtes à la fois puissant et impuissant. Vous ne viendrez pas à bout de nous faire monarchiques et catholiques, mais vous réussissez supérieurement à nous faire sentir que, quand on a dit qu'on ne l'est plus, tout n'est pas dit et qu'on n'a pas trouvé pour cela la solution de tous les problèmes ni le remède à tous les maux... Vous pensez bien que je ne vais pas vous fatiguer à opposer ma thèse à la vôtre. Je me bornerai à vous demander, parce que ce sera court, si, en comparant l'Espagne catholique à l'hérétique Allemagne, vous êtes si sûr que ce soit la première qui
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ait eu le meilleur lot. Mais vous me direz que l'Espagne n'a pas encore assez brûlé » (1).
Tout écrivain, qui reçoit une pareille lettre d'an adversaire non moins courtois que convaincu, peut à bon droit en être fier. Mais, pour être conséquent avec sa légitime fierté, il devra prendre là une grande leçon de tolérance. Barbey d'Aurevilly ne se sentait pas instinctivement enclin à cette rare vertu qui ne fleurit que dans les âmes où la passion de la vérité laisse intact le respect des opinions contraires. Cependant la vie lui apprenait de plus en plus l'obligation de respecter, coûte que coûte, non-seulement les personnes, mais encore les doctrines. Les bienfaits de la charité s'épanouirent dans son âme en ces dernières années de son existence. Voilà la conclusion suprême à laquelle l'amenait un demi-siècle de luttes acharnées et souvent iniques ! Etait-ce bien la peine d'avoir dépensé en pure perte tant d'ardeurs belliqueuses? Malgré tout, il ne faut point les regretter : sans ces injustices, nous n'aurions pas eu le véritable et authentique représentant de l'absolutisme moderne, le d'Aurevilly dont nous vénérons la franchise rude et brutale.
Ses séjours d'automne au pays natal le rendaient également meilleur. A Valognes, il faisait ample provision de celte mélancolie intense qui dispose l'esprit à la pitié et à l'indulgence. Il se saturait, chaque année, de souvenirs pieux qui l'inclinaient aux effusions d'une tendresse réfléchie. « Je suis l'Isolé, écrivait-il de son cher Cotentin le 16 septembre 1880... Je sortais du soleil,
(1) Je suis infiniment reconnaissant à M. Louis Havet, membre de l'Institut, d'avoir bien voulu m'autoriser à reproduire ici cette lettre inédite et plusieurs autres qu'on lira plus loin. Ces documents me paraissent fournir une réponse très concluante aux théories de Barbey d'Aurevilly et servent en quelque sorte à « mettre au point » mes propres critiques.
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beau jusqu'à mon départ, à Paris, et j'entrais sous la nuée, éternelle en Normandie, dans ce pays fatal aux âmes profondes, car il augmente leur tristesse. Cette nuée n'a pas cessé de nous envoyer des pluies furieuses, en les accompagnant de ces vents d'Ouest qui ont gémi sur mon berceau. « Oh ! que le son du cor est triste au fond des bois ! », a dit de Vigny. Il n'avait pas entendu cette flûte douloureuse du vent de l'Ouest, en Normandie, qui semble l'âme des trépassés sur les toits ! »
A Paris, il est bien aussi l'exilé et l'isolé, — plus seul, plus horriblement proscrit que partout ailleurs. Et pourtant on l'y entoure d'hommages ! Les « jeunes » sont venus à lui : son panache a rallié les Bourget, les Rollinat, les Haraucourt, les Uzanne,les Elemir Bourges, les Mirbeau, lès Gustave Geffroy, qui, très indépendants et séparés du Maître par l'abîme des croyances littéraires ou autres, ne lui en témoignent pas moins une respectueuse admiration. Dans le monde, on lui fait fête et on le recherche. Mais nulle part il ne se trouve tant à l'aise que dans le salon de Madame et de Mademoiselle Louise Read, qui lui offrent le charme de l'intimité familiale et lui donnent la douce illusion du foyer reconstruit. Par toutes les sollicitudes de leur grand coeur, ces personnes d'élite lui font, pour une heure, oublier que son pauvre logement de la rue Rousselet n'est, comme il le dit lui-même, qu'un « tourne-bride de sous-lieutenant ».
De plus en plus, on vénère d'Aurevilly à l'égal d'un ancêtre et l'on a pour ses jours déclinants les égards qu'on réserve aux plus élevés parmi les esprits éminents. Ces égards, il les mérite et il en sent le prix. Nul ne sait mieux remercier, que lui, d'une délicatesse, d'une attention, d'un mot qui touche le coeur. Toute sa tendresse d'âme passe dans son langage quand
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il veut faire saisir les nuances les plus imperceptibles d'une gratitude qui n'essaie jamais de se dérober.
C'est au sein de cette atmosphère reposante d'hommages et d'amitiés qu'il achève, pour la publier à part, la dernière de ses Diaboliques : Une Histoire sans nom. Il n'interrompt son travail, en septembre 1881, que pour aller quelques semaines respirer l'air natal de sa chère Normandie ; mais il revient à Paris pour le « réveillon de Noël » et se remet aussitôt à la besogne. L'oeuvre est prête à la fin de mai 1882. Le Gil Blas en entreprend aussitôt la publication. Dès le début, un mouvement de curiosité très vive et très sympathique se dessine en faveur du nouveau roman, — roman étrange et vrai, réellement « sans nom », comme l'histoire qu'il raconte, où sont stigmatisées les duretés du jansénisme et où se trouvent peints une fois encore, avec les plus chaudes couleurs, les paysages du Cotentin. Au mois d'octobre, le livre paraît chez Lemerre. Le bon accueil des lettrés, déjà décidé par l'épreuve du feuilleton au Gil Blas, se double et s'accroît d'un franc succès de librairie. Sur le tard, la fortune sourit au romancier normand. Voilà peut-être la récompense de l'apaisement qu'il a fait autour de lui et en lui-même. Barbey d'Aurevilly en est tout heureux. « L'Histoire sans nom va bien à Paris, mandet-il gaiement à Mlle Read le 11 octobre. Outre les journaux et vos lettres, j'ai des lettres dans lesquelles on sent le frémissement du succès, et de gens qui ne m'écrivent jamais. » Toutefois, ce triomphe inespéré ne se maintient pas à l'horizon littéraire, sans amonceler plus d'un nuage. Les amis ont parlé; c'est au tour des ennemis à élever la voix. En un long article de la Gazette de France, M. de Pontmartin dénonce l'oeuvre nouvelle comme entachée d'immoralité, et, par la même occasion, fait le procès
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de l'auteur en des termes d'une violence inouïe. Ne s'oublie-t-il pas jusqu'à reprocher à son confrère d'avoir été bonapartiste et de ne s'être pas engagé parmi les zouaves pontificaux?
D'autres critiques, quoique bien intentionnés, répètent à ce sujet mille légendes : ils rappellent, avec plus ou moins d'à-propos, les attaques de d'Aurevilly contre Flaubert. « C'est toujours la même chose, — constate mélancoliquement le fier romancier, — le mensonge qui s'attache à moi, comme le lierre au mur, le mensonge, même bienveillant! Je n'ai jamais connu Flaubert. Je n'ai pas fait la sortie contre la Lucrèce Borgia de Hugo,. et je n'ai parlé de Mameloucks que dans ma critique des Misérables. Qui donc me désentortillera de ce manteau de mensonges à travers lequel on me voit toujours ! Si je n'étais pas maintenant l'endurci de la vie, le Bronzino du mépris, qui aimerait mieux l'obscurité que tout; si j'étais sensible au succès qui m'eût ravi plus tôt, comme cela me gâterait mon succès, qui est le premier !» Et il conclut : « N'en parlons plus ! c'est déjà trop. »
Pour le consoler de sa mésaventure, survenue inopinément en pleine jouissance d'un triomphe tardif, il ne faut rien moins que le parfum de l'air natal. « Je suis, dit-il, revenu à Valognes, la ville de mes premiers songes et de mes derniers rêves, par un soleil d'automne, beau comme tout ce qui va mourir. » Il se sent redevenir jeune et renaître à la vie, au souffle automnal de la nature normande. Il semble que, là, le coup de fouet du charretier cotentinais réveille ses instincts belliqueux endormis. A propos d'une réimpression projetée des Diaboliques, il mande à Mlle Read : « Je veux faire une préface à la Beaumarchais, et cela non pas seulement pour faire claquer mon fouet sur le dos des imbéciles et des pervers
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qui m'ont persécuté, mais dans l'intérêt de l'avenir et des éventualités, si nous en avons contre nous. Je veux faire pour moi, avant le procès, si nous devions en avoir un, ce que j'ai fait pour Baudelaire, après le sien. »
Mais d'autres besognes l'attendent et le détournent de celle-là. Le Gil Blas, mis en goût par le succès d'Une Histoire sans nom, désire publier Germaine, — « cette superbe et indolente Germaine, dont l'aristocratie séduit peu la plèbe de ces faquins appelés libraires », disait d'Aurevilly en 1835, au moment où il venait de l'achever. Va-t-elle donc séduire maintenant jusqu'aux lecteurs de romans-feuilletons ? - L'aventure ne serait pas banale. D'Aurevilly est enchanté d'en faire l'expérience. Il est ravi non moins que surpris du bon accueil qu'on se propose de réserver, — un demi-siècle après qu'elle a été écrite, — à la romanesque et romantique lamentation de ses vingt-cinq ans angoissés. Il a un renouveau de gaîté, en songeant que la pâle fille qu'il a tant caressée de ses mains d'artiste sera bientôt fêtée dans le monde. C'est un sentiment bien permis d'orgueil paternel, d'autant plus vif qu'il a été plus longtemps comprimé. Jouir, au bord de la tombe, d'un succès que l'on doit à sa jeunesse laborieuse, n'y a-t-il. pas là, pour un écrivain, en même temps qu'un mélancolique rappel du passé, une source de fierté infiniment légitime ! Or, c'est toute l'âme de l'adolescent Jules Barbey qui palpite et tressaille dans « ce livre, que je ne puis pas ne pas aimer », écrit-il. Et il ajoute : « Corrigé, amélioré, creusé, avec des paysages nouveaux, il me fait l'effet d'être un livre fort... C'est une idée, que ce livre écrit avec les défauts de la jeunesse et que je vais corriger avec les amères qualités acquises de la maturité. » Il se reprend donc à adorer sa Germaine, un peu oubliée dans les luttes d'antan, et il la
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pare comme une épousée prête à recevoir l'anneau nuptial de la faveur publique.
Seulement, il ne peut se livrer à un travail bien suivi, pendant son séjour en Normandie, tant il est obsédé par les souvenirs qui pèsent chaque année d'un poids plus lourd sur son âme. " J'ai passé tout le temps de ce voyage, écrit-il le 9 novembre 1882, sous une pluie et un vent qui ont leur beauté, mais la beauté la plus triste, même pour moi, canard sauvage de l'Ouest, l'enfant des ciels gris et des rivières glauques ! J'en ai assez de l'ivresse amère du passé, dans ce chien de pays trop aimé ! et je m'en retournerai avec bonheur vers vous, quoique j'aie, malgré tout, de la peine à arracher mes racines d'ici ! » Quelques jours plus tard, le 13, il dit encore : « Je vous écris de cet appartement triste, — moins triste que moi, — où je vis si seul avec mes spectres... Le temps est affreux. Nous sommes noyés dans des pluies diluviennes, et ce n'est pas mon corps qui est le plus noyé, c'est mon âme... » Entre temps, il va faire ses pèlerinages annuels à Saint-Sauveur et à Carteret. Il visite aussi le château de Tourlaville, près de Cherbourg, et en rapporte le sombre récit qu'il publiera bientôt sous le titre d'Une Page d'Histoire.
Enfin il rentre à Paris le 15 novembre, où toutes sortes de travaux réclament sa présence. Il a de nombreuses publications à préparer et à surveiller. On le presse, on le supplie presque d'éditer tout ce que ses cartons recèlent de trésors anciens ou nouveaux. Les éditeurs, qu'il a cherchés souvent en vain alors qu'il avait besoin d'eux pour vivre, viennent le chercher maintenant, quand il pourrait se passer de leur argent. Voilà bien l'image de la destinée, avec ses cruelles ironies !
Barbey d'Aurevilly réunit d'abord sous ce titre : Les
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Ridicules du temps, ses vieilles polémiques du Nain Jaune, qui datent de près de vingt ans et ont néanmoins conservé toute la fraîcheur du premier âge. « Les ridicules sont, comme vous dites, éphémères et changeants, — lui écrit Ernest Havet le 2 mars 1883, à l'apparition du livre, — mais une critique pénétrante et qui va au fond saisit sous la surface qui change le principe qui demeure, et c'est ce qui fait que vos articles n'ont pas vieilli. Votre satire est toujours égayante et fortifiante à la fois, parce qu'elle a le dégoût de la vulgarité et qu'elle est sans complaisance pour nos faiblesses ».
D'autre part, on demande à d'Aurevilly de publier en un même livre le Memorandum de Caen, qui remonte à 1856, et le Memorandum de Port-Vendres, daté de 1858. M. Paul Bourget, à qui le Maître a dédié l'Histoire sans nom, réclame l'honneur d'introduire auprès du public ces deux journaux de voyage. « Lui, qui est ma fleur des pois, — dit avec grâce l'auteur des Diaboliques, — ne fera pas les gaucheries des autres. Il laissera tranquille tout ce qui n'est pas de la littérature et de la critique. Mais j'y veux pourtant veiller ». Par déférence pour son Maître vénéré, M. Bourget lui communique la très belle préface qu'il vient d'écrire en un double sentiment de gratitude et de respect. « Mon cher Paul, lui répond d'Aurevilly, voilà votre introduction ! Je l'ai bâtonnée, sabrée, effacée partout où ma personne physique apparaissait et m'offusquait... » Quel superbe mépris de la réclame se manifeste par ce simple détail !
Tandis que les Memoranda recevaient l'accueil le plus flatteur, l'infatigable Barbey mettait la dernière main à sa Germaine. Il en faisait une oeuvre normande en y ajoutant de magnifiques descriptions du Cotentin. Puis il
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en changea le titre. A l'appellation un peu vague de Germaine il substitua ce nom symbolique et profond : Ce qui ne meurt pas. Ce qui ne meurt pas, c'est la Pitié, « la divine pitié », qui survit aux amours les plus durables et parfois les remplace. Le roman, ainsi corrigé, parut dans le Gil Blas, du 21 septembre au 30 octobre 1883, soit l'espace de quarante feuilletons, de douze colonnes chacun, au rez-de-chaussée de la première et de la seconde page du journal. 11 piqua la curiosité, mais n'eut pas le succès d'Une Histoire sans nom. Généralement, il ne fut pas compris. Malgré tout, la réputation, chaque jour grandissante, de Barbey d'Aurevilly fit que le livre, une fois édité chez Lemerre, trouva des lecteurs sympathiques (1).
Aussitôt l'ouvrage paru, en décembre 1883, le romancier s'échappe à Valognes. « Le temps est ici, comme il était
(1) La lettre suivante d'Ernest Havet donne la note de l'opinion presque universelle qui s'établit alors sur le compte du nouveau roman. « J'ai lu Ce gui ne meurt pas, dit M. Havet. Il y a là une peinture et une thèse. La peinture est très forte ; pour la thèse, je ne puis me résoudre à l'accepter. Le premier quart de l'oeuvre est l'hymne de la chair et du sang, supérieurement exécuté, dans des tableaux très cuisants de la démangeaison sensuelle que l'auteur poursuit sans reculer devant aucune espèce de volupté ; cela recommence dans l'histoire des amours d'Allan et de Camille, jusqu'au moment où ils s'abandonnent. C'est la partie la plus parfaite, non pas moralement, mais littérairement parlant. L'autre partie, celle qui est sombre, et qui devient morale à force d'être sombre, n'est pas rendue avec moins de vigueur et de vérité, si on s'en tient aux phénomènes qui y sont décrits,la sécheresse et l'impuissance; jamais l'énergie de l'auteur n'a été poussée plus loin. Mais je me refuse à croire à son explication des phénomènes, et je n'admettrai jamais que la pitié, la pitié divine, comme il dit lui-même, soit la cause de cette dégradation ; la vraie cause me parait tout autre. Cela empêche cette sympathie pour les personnages, qui fait les romans populaires ; quoique cela n'empêche pas d'admirer la puissance d'analyse avec laquelle l'auteur développe ce qu'ils éprouvent. En
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à Paris quand je suis parti, écrit-il le 2 janvier 1884. Ni pluie, ni gelée, et du plus charmant gris à plein horizon... Dans très peu de jours, je ferai mes deux voyages à Saint-Sauveur et à Saint-Wast, me mettre un peu de mer verte dans l'oeil ». Là, au moins, il peut oublier la littérature : heureux homme ! « Je suis, mande-t-il le 6 janvier, dans le pays de mes premiers rêves, retrouvés partout depuis les lignes les plus lointaines de l'horizon jusqu'au pavé que j'ai sous les pieds. Je pourrais vivre ici sans livres, perdu dans l'envoûtement des souvenirs ». Mais le carcan des besognes de la librairie retombe vite sur ses épaules et l'arrache à la contemplation des paysages bas-normands.
Le succès des polémiques d'autrefois, qu'il a publiées l'année précédente, l'engage à leur donner une suite. « L'historien des Ridicules du temps, qui sont des ridicules généraux, dit-il, a écrit un jour l'histoire de quelques ridicules particuliers. Et les voici ! » Il les fait paraître sous ce double titre : les Vieilles Actrices, le Musée des Antiques. Là sont fustigés pêle-mêle Thérésa et Berryer,
creusant certaines situations, cette puissance produit sur l'esprit une obsession véritable, qu'on ne secoue que sous la calme et bienfaisante impression de l'épilogue. Jusque-là, on a seulement, pour soulager l'âme oppressée, la poésie des descriptions. Le style fait quelquefois violence à la langue, car l'auteur est essentiellement un violent; mais il a la force qui est l'excuse de la violence. Après ce livre enfin, encore plus qu'après les autres, je reste étonné et émerveillé. » Le jugement est flatteur, même dans sa sévérité un peu excessive. Il était impossible, au surplus, que le livre fût compris, certains détails de la jeunesse de Barbey d'Aurevilly n'étant point expliqués. Pour saisir toute la portée du roman, il faut savoir que l'histoire qu'il raconte a un fondement dans la réalité, une donnée vraie. J'espère que mon étude biographique très complète fera mieux apprécier cette oeuvre forte où la Pitié est exaltée à l'égal d'une Déesse troublante et d'une sorte de fatalité qui torture l'âme sans merci.
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Mlle Duverger et lé vicomte de La Guéronnière, Auguste Barbier, Philarète Chasles et George Sand, enfin plusieurs Bas-Bleus récalcitrants. C'est plein de verve... et d'injustice. Qu'importe ! N'y a-t-il pas une espèce de volupté rétrospective et de férocité douce à entendre ces fusillades de 1869, ces coups de mousquet de la grande guerre du Chouan cotentinais ? M. Havet lui-même ne peut se défendre d'en rire ; sa gravité se déride à ce spectacle dans un fauteuil. « Je ne réclamerai même pas pour George Sand, dit-il malicieusement. Elle est morte en pleine gloire et en pleine paix, de sorte qu'on peut l'abandonner sans scrupule à votre satire, une satire d'ailleurs où l'on sent si bien que vous savez ce qu'elle vaut. Pour les autres, je ne puis que les plaindre et m'amuser beaucoup en les lisant ».
Mais, tandis que d'Aurevilly se plaît à ces exhumations de vieilles polémiques, qui ont encore malgré le temps un fort relent de poudre, on s'occupe de sa personne un peu partout. Cela l'eût ravi autrefois ; maintenant il s'en plaint. Jusqu'aux chasseurs de nouvelles académiques qui courent après lui ! n'est-ce pas inconcevable et odieux ? « Pourquoi donc, — dit sérieusement le nouvelliste Robert de Bonnières, — l'Académie ne songerait, elle pas à M. Barbey d'Aurevilly » ? Comment ! l'auteur des Quarante Médaillons entrerait, à son tour, dans ce musée? Il est vrai que bien d'autres, qui ont dit pis que pendre de l'institution, sont finalement devenus « immortels». — Mais le guerrier de Basse-Normandie n'entend pas ainsi la loyauté littéraire. Ennemi déclaré de l'illustre Compagnie dès son jeune âge, puis dans son âge mûr, il le sera même à son dernier jour. Il mourra « académicide » impénitent. Au moins, cette attitude ne manque pas de noblesse !
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Il suffit toutefois qu'un journaliste pressé ou étourdi ait lancé quelque nouvelle fantaisiste, sans en contrôler la vraisemblance, pour qu'aussitôt ses confrères, émules en informations imprévues et avides d'inédit, en propagent le bruit et se permettent de renchérir encore sur la bizarrerie du fait, qu'il soit réel ou faux. A l'élégante politesse, — peut-être maladroite, — de M. de Bonnières, l'Intransigeant riposte immédiatement en affirmant que l'auteur de l'Ensorcelée vient de poser sa candidature au fauteuil de l'historien Mignet mort récemment. Du coup, d'Aurevilly est troublé en pleine paix et tout déconcerté. On attente à sa tranquillité de vieux lutteur au repos. C'est une déclaration de guerre qu'on lui fait, sans qu'il l'ait provoquée. Il est de son devoir d'y répondre. « L'Intransigeant s'est trompé, — dit-il d'un ton qui n'admet pas la réplique; — je ne pose point ma candidature à l'Académie et je ne la poserai jamais. Les groupes littéraires ne me tentent pas et je n'ai jamais ambitionné d'en faire partie. Ce n'est là ni de l'orgueil ni de la modestie. Je ne suis ni au-dessus, ni au-dessous. Je suis à côté ». Et, pour ne laisser subsister aucun doute dans l'esprit public, il accentue encore cette profession, pourtant formelle, d'un « individualisme » irréductible. « Je ne suis pas candidat à l'Académie française ; dites-le bien haut, criez-le même aussi fort que vous le pourrez ; je n'en veux être, et n'en serai jamais. L'Académie Française est une institution surannée qui a fait son temps... D'ailleurs, j'ai toujours été ennemi des groupes littéraires. Je suis moi, je veux rester moi. Je veux être indépendant, comme je l'ai été toute ma vie, et pouvoir, quand je veux et pour écrire ce qu'il me plaît, me mettre à mon piano ».
Barbey d'Aurevilly avait alors près de soixante-quinze
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ans. Il est permis de supposer qu'il avait assez réfléchi sur les inconvénients et les bienfaits de l'individualisme pour savoir quels risques il courait à demeurer solitaire. Il est probable, d'ailleurs, que les Quarante ne lui eussent pas confié volontiers l'éloge de François Mignet, —ni d'aucun autre confrère défunt,— encore qu'il comptât plus d'un ami personnel dans la maison. On a peine aussi à se représenter l'auteur des Diaboliques sous le frac vert, distribuant la louange académique aux mânes d'un historien pour lequel il n'avait aucune sympathie. Et l'on se demande avec étonnement dans quel but, aux premiers jours d'avril 1884, une semaine après la mort de Mignet, des reporters trop empressés désignèrent le romancier normand aux faveurs des Immortels.
Cet incident liquidé, d'Aurevilly retourne à son « piano ». Il cesse d'abord sa collaboration au Constitutionnel, pâle journal de plus en plus délaissé et à la veille de disparaître. Il dépose ainsi la plume du critique, qu'il a tenue si vaillamment durant près d'un demi-siècle, sans interruption, sans désarmer, et il met un point final à ce qu'il appelle son Monument, la série de ses articles intitulée Les OEuvres et les Hommes. Ce monument, il n'a maintenant d'autre ambition que d'en faire un édifice durable. On se souvient que les quatre premiers volumes, consacrés aux philosophes, aux historiens, aux poètes et aux romanciers, parurent autrefois de 1860 à 1864 et devaient être suivis, selon les desseins de l'auteur, d'un nombre illimité de volumes identiques. Mais la guerre sans merci que, dès 1863, l'implacable Barbey avait engagée contre les institutions puissantes, l'Académie, la Revue des Deux-Mondes et les Débats, fit fuir les éditeurs épouvantés de tant d'audacieux irrespect. En 1877 (quinze ans plus tard ! ) la maison Palmé publie les
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Bas-Bleus, cinquième tome de la collection, et en annonce la continuation prochaine. Seulement, le beau tapage féminin, qui s'organise autour de ces attaques contre la littérature en jupons, effraie le libraire et ajourne sine die la réalisation des projets du critique. Il semblait que les destinées du « monument » fussent décidément bien compromises, — et d'Aurevilly répétait encore très mélancoliquement le Pendent interrupta qu'il avait dit tant de fois.
Par bonheur, l'apaisement qui s'était fait peu à peu dans l'entourage de Barbey d'Aurevilly changea la face des choses. Les articles, même excessifs, de l'apologiste des Prophètes du Passé bénéficièrent de l'opinion plus favorable qui s'établissait insensiblement sur son compte et obtinrent par là un regain de curiosité sympathique. Aux premiers mois de l'année 1885,le sixième volume, annoncé dès 1862, parut enfin. Il portait ce titre : Les Critiques ou les Juges jugés. Là figuraient nombre d'écrivains qui ont laissé leur trace dans la critique du XIXe siècle : Sainte-Beuve, Villemain, Nisard, Jules Janin, Philarète Chasles, Prevost-Paradol, Hippolyte Rigault, Saint-Victor et Taine, sans compter quelques dii minores. A la plupart d'entre eux, d'Aurevilly rendait justice. Il ne se montrait sévère à outrance qu'à l'égard de Villemain, Paradol et Rigault. Cette modération relative lui valut encore l'estime de plus d'un adversaire. « J'ai pris comme toujours, lui écrit E. Havet le 22 juin, grand plaisir à vous voir exercer cette puissance redoutable de la critique, telle que vous la définissez. Pour moi, qui ne suis pas de force à prétendre à l'honneur de cette milice, excusez-moi de n'en pas assumer les charges et de ne pas m'associer à toutes vos sévérités. Mais vous avez raison bien souvent, et toujours
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on sent, à côté de la verve, une conscience ». C'est le plus touchant des hommages qu'on puisse décerner à un critique.
Au demeurant, des écrivains de provenance diverse, même ceux qu'il a maltraités naguère, viennent vers Barbey d'Aurevilly, la main tendue loyalement, sans rancune. Philosophes et poètes, historiens et romanciers, l'accueillent avec joie et tiennent compte de ses critiques. Caro recherche sa conversation, Fustel de Coulanges l'admire, Taine discute avec lui, Alphonse Daudet le remercie de sa bonne grâce, Théodore de Banville chante son éloge à tous les échos. Une homme, surtout, lui fait fête : c'est Edmond de Goncourt. « Quel dommage que nous ne nous soyons pas vus plus tôt, — dit l'auteur de la Faustin ; — on se serait mieux compris, on se fût serré les coudes ! » Mais, à fréquenter le fondateur d'une Nouvelle Académie, d'Aurevilly court un grand péril : celui d'être enrégimenté, à son corps défendant, dans le cénacle d'Auteuil. Ce serait bien la peine, en vérité, d'avoir, par tant d'années de luttes acharnées, acquis des droits à l'indépendance absolue et sauvegardé, contre toutes les entreprises d'autrui ou ses propres tentations, la fière autonomie d'un esprit jusqu'alors indompté, pour s'asseoir enfin, à 77 ans, dans un des dix fauteuils qui devaient être un jour aussi bien rembourrés que ceux des Quarante !
Tel fut pourtant le sort de Barbey d'Aurevilly. Il est vrai qu'Edmond de Goncourt n'avait pas attendu de connaître personnellement le romancier de l'Ensorcelée pour l'admettre dans les rangs de son institution. Dès 1875, il l'avait inscrit sur la liste de l'Académie des Dix, à côté de Gustave Flaubert, Louis Veuillot, Paul de Saint-Victor, Théodore de Banville, Eugène Fromentin,
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Léon Cladel, Alphonse Daudet, Emile Zola et... le marquis de Chennevières, — lequel marquis, ancien directeur des Beaux-Arts, se fût certainement trouvé dépaysé en compagnie de tant d'illustres écrivains. En somme, c'était là une belle phalange, une glorieuse pléiade, digne de balancer par le mérite la renommée des Quarante. Plus tard, Goncourt remplaça les disparus ou les amis qui avaient cessé de plaire ; mais il n'effaca le nom de Barbey qu'après le décès du fier Normand. Donc, en 1885, sans le savoir, d'Aurevilly faisait partie d'une Académie... qui n'était pas encore née; il y avait pour confrères, — à la place de Flaubert, Saint-Victor, Veuillot et Fromentin, décédés : — Guy de Maupassant, Pierre Loti, J.-K. Huysmans et Céard ; et, — au lieu de MM. de Chennevières et Zola, écartés pour des raisons ignorées : — Jules Vallès et Paul Bourget. C'est par M. Huysmans qu'il fut informé de la décision du Maître d'Auteuil. Il n'y attacha aucune importance. Néanmoins, lorsqu'il mourut, le plus acharné détracteur des associations et coteries était membre d'un groupe académique auquel il ne manquait qu'une Coupole. On reconnaît à ce trait bizarre les revanches amusantes de la vie. Peut-on, en effet, imaginer post-scriptum d'une moralité plus exquise et d'une plus suave ironie aux campagnes individualistes de l'enfant de Saint-Sauveur-le-Vicomte?
Mais il ne se souciait pas de ces contradictions, au moins apparentes. D'Aurevilly n'avait plus que deux grandes joies : ses voyages en Normandie et l'achèvement de son édifice critique. « Je me porte comme un acier, écrivait-il de Valognes. Il ne fait aucun froid, mais un temps entrecoupé de soleil et de pluies, les larmes d'une femme qui pleure bien ». Et le 15 octobre 1885, il mandait à Mlle Read : « Je vais bien, submergé
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par les pensées que j'ai toujours ici, dans cet ensorcelant pays ». Ce qui le désole, c'est qu'il ne peut s'y appliquer à une besogne suivie. « Il faut renoncer à travailler ici, dit-il le 29 octobre. La rêverie y tue la pensée. Je vous écris en buvant du rhum comme un matelot de Cherbourg. C'est ainsi que je remonte mes esprits, qui s'en vont s'abattant davantage depuis que je suis dans ce pays. Les souvenirs, à partir de cette année, y sont trop forts. J'ai peine à les porter ». Et il ajoute : « Ah ! la mélancolie des grands appartements quand on y vit solitaire ! C'est beau, mais comme on paie cette beauté-là ! ». Malgré tout, il reste avec amour dans sa chère ville de Valognes : car il en adore le ciel gris et pluvieux. « Sous ses longues larmes, la Normandie est si belle ! » s'écrie-t-il le 4 novembre.
Dès qu'il rentre à Paris, après ce « verre de vie » qu'il vient de boire au pays natal, d'Aurevilly fait paraître sa Page d'Histoire, dont le château de Tourlaville est le théâtre. Il s'agit là de l'amour incestueux des deux derniers Ravalet, qui furent décapités en place de Grève l'an 1603. Naguère, de ce récit qui prête aux descriptions fantasmagoriques et sanglantes, l'auteur d'Une Vieille Maîtresse eût tiré la matière d'un gros roman. Mais il s'est bien simplifié depuis les jours lointains de son jeune âge. A vrai dire, sa maturité d'écrivain ne s'est épanouie que sur le tard. Il n'est devenu sobre et concis que sous l'influence des leçons réitérées de la vie, sous l'action de la vieillesse menaçante. Il évoque donc cette Page d'Histoire, avec des couleurs magiques, en un opuscule d'aspect modeste, qui est un chef-d'oeuvre de concentration intellectuelle et sentimentale. Et encore, ce sont les sensations du pays normand qui le retiennent surtout et qu'il se complaît à fixer au début de son superbe récit.
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« De toutes les impressions, dit-il, que je vais chercher tous les ans dans ma terre natale de Normandie, je n'en ai trouvé qu'une seule, cette année, qui par sa profondeur pût s'ajouter à des souvenirs personnels dont j'aurai dit la force, — peut-être insensée, — quand j'aurai écrit qu'ils ont réellement force de spectres ».
Cette oeuvre est un adieu à la littérature romanesque. C'est son testament d'historien et d'annaliste de la Basse-Normandie que d'Aurevilly signe en un éloquent et suprême hommage aux êtres et aux choses du terroir. Aussi, avec quel soin pieux il décrit les émotions mélancoliques qui le hantent: « La ville que j'habite en ces contrées de l'Ouest, — veuve de tout ce qui la fit si brillante dans ma prime jeunesse, mais vide et triste maintenant comme un sarcophage abandonné, — je l'ai depuis bien longtemps appelée la ville de mes spectres, pour justifier un amour incompréhensible au regard de mes amis qui me reprochent de l'habiter et qui s'en ■étonnent. C'est en effet les spectres de mon passé évanoui qui m'attachent si étrangement à elle. Sans ses revenants, je n'y reviendrais pas ! »
Mais on dirait que d'Aurevilly a peur de faiblir et de se laisser dominer par ses sentiments intimes. Aussitôt donc, comme s'il voulait fuir l'obsession de pensées trop impérieuses, il revient à son « monument » inachevé. Au cours de l'année 1886, paraissent coup sur coup deux nouveaux volumes : Sensations d'Art et Sensations d'Histoire. Ce dernier livre était dédié à Ernest Havet, en des termes très touchants : « Mon cher Monsieur Havet, disait d'Aurevilly, permettez-moi de vous mettre orgueilleusement dans le Décaméron de mes amis. En vous dédiant ce volume des OEuvres et des Hommes, je suis heureux d'attester hautement, devant tous, que la
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Conscience est la plus grande chose qu'il y ait parmi les hommes, et que le plus intolérant des catholiques, qui est moi, sait rendre hommage à la conscience d'un philosophe tel que vous. C'est dans cette profondeur de la conscience que nous nous sommes rencontrés, cher et noble Monsieur Havet. Opposés absolument en ce que nous croyons l'un et l'autre la vérité religieuse, nous nous sommes tendu la main et nous nous sommes unis de coeur dans ce sentiment de la conscience qui est audessus de tout et auquel Dieu doit tout pardonner, même l'erreur ». On devine combien M. Ernest Havet fut sensible à une telle marque d'estime et de respect intellectuel si généreusement octroyée par le plus loyal des adversaires. « Je ne sais pas, lui répondit-il, si vous êtes le plus intolérant des catholiques, ou seulement le plus pénétrant et le plus hardi ; mais vous pourriez bien être intoléré par ces véritables intolérants, qui ne supporteront guère vos complaisances pour une conscience. Pour moi, je vous en remercie de tout mon coeur et j'en suis très fier ».
Entre temps, Barbey d'Aurevilly surveillait l'édition de ses critiques dramatiques qu'il voulait réunir aussi en volumes. Ce serait un « petit monument » à côté de l'autre ; mais il n'y tenait pas moins. Il avait fait avec courage et franchise cette dure besogne de la chronique théâtrale qu'il avait élevée à la dignité d'une haute étude littéraire. Il gardait le meilleur souvenir de ces années de luttes, souvent âpres et périlleuses ; aussi ne voulait-il point mourir sans arrêter la forme définitive des belles pages qui en avaient marqué les étapes. Le premier tome du Théâtre Contemporain parut au commencement de l'année 1887 et devait être suivi de plusieurs autres.
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Peu de semaines après, le vaillant octogénaire inaugurait brillamment la seconde série de son grand ouvrage, Les OEuvres et les Hommes, par la publication des Philosophes et écrivains religieux (1). Dans sa dédicace à M. le Chanoine Anger, son ami de Saint-Sauveur-leVicomte, il évoque de chers souvenirs et confirme encore sa profession de foi catholique. « C'est derrière le cercueil de mon frère que je vous ai vu pour la première fois, dit-il. Pour nous, chrétiens, qui voyons partout la Providence, il semblait que Dieu vous avait mis là pour entrer dans ma vie quand mon frère venait d'en sortir, et pour le remplacer dans mon coeur et dans ma pensée... En vous offrant ce livre, mon cher Abbé, je vous demande, comme je le demandais à mon frère, de le couvrir de votre autorité de Prêtre, plus haute, pour moi, que toutes les Philosophies, parce qu'elle a surnaturellement sa source en Dieu ». Le livre renferme de remarquables chapitres sur le philosophe lyonnais trop peu connu Blanc de Saint-Bonnet, sur Joseph de Maistre, Lacordaire, Proudhon, Raymond Brucker, Charles de Rémusat, Caro et Th. Ribot. Seul, Ernest Renan y est
(1) La première série comprend huit volumes : Les Philosophes et écrivains religieux (1860); Les Historiens politiques et littéraires (1861); Les Poètes (1862) ; Les Romanciers (1864) ; Les Bas-Bleus (1877) ; Les Critiques ou les Juges Jugés (1885) ; Sensations d'art (1886) ; Sensations d'Histoire (1886). De la seconde série, commencée en 1887 et qui compte aussi huit volumes, Barbey d'Aurevilly n'a publié lui-même que les trois premiers tomes : Les Philosophes et écrivains religieux (1887), Les Historiens (1888) et Les Poètes (1889). C'est à l'admirable dévouement de M"" Louise Read que nous devons la continuation et que nous devrons bientôt, je l'espère, l'achèvement du grandiose édifice rêvé par le critique et déjà réalisé presque aux trois quarts. Dès aujourd'hui, peu de monuments, — à part les Lundis de Sainte-Beuve, — sont susceptibles de soutenir a comparaison avec celui-là.
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traité sans pitié ; mais on ne peut exiger de d'Aurevilly qu'il fasse des concessions au suave inconoclaste de la Vie de Jésus.
C'est bien ainsi, du reste, que la critique comprit les protestations enflammées de Barbey d'Aurevilly contre les oeuvres philosophiques ou religieuses qui ne s'inspiraient pas des principes catholiques. Elle loua l'inflexible vaillance de l'écrivain et son intransigeante orthodoxie. Mais elle émit le regret, — et je m'y associe pleinement, — que l'auteur de l'Ensorcelée n'eût pas composé un plus grand nombre de romans sur la Chouannerie et moins d'études un peu sévères d'où la polémique injuste n'était pas toujours assez absente. La nécessité de vivre au jour le jour, de gagner le pain quotidien, avait détourné le poète et le romancier de sa véritable voie. La faute ne lui en. est pas imputable ; on ne doit la rejeter que sur les fatalités cruelles de la destinée. Au surplus, la personnalité de d'Aurevilly s'affirme, suffisamment puissante, dans ses oeuvres sorties vives du terroir. Là, on entendra sans cesse les meilleurs accents de son âme et il nous sera permis de l'admirer sans réserve.
L'automne de 1887 ramena ce « canard sauvage » (comme il s'appelait) vers les marais du Cotentin. Il arriva à Valognes le 12 octobre : c'est le dernier séjour qu'il y fit. « Ce pays est mon réconfort », — écrivait-il le 18, — « ce pays, que j'ai dans le coeur ». Le 21, il mande à Mlle Read : « C'est inouï ! un automne printanier ! Ils en sont tellement stupéfiés ici qu'ils disent que je leur ai apporté le soleil dans ma poche. Le fait est que je n'ai pas eu un jour qui ne fût charmant ». Le temps change tout à coup. « Les pluies sont arrivées, dit-il le 31 octobre. N'allez pas croire que ces pluies me soient désagréables. Elles donnent l'accent le plus natal à ce
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pays natal qui est le mien et que j'aime comme un canard sauvage de ses marais ». Et il s'écrie avec enthousiasme : « Valognes ! ce nid — dolce nido ! — de mes premiers et de mes derniers jours ! » Ce qu'il apprécie surtout, c'est que (il le constate lui-même) « le temps s'est mis à la pluie, mais moi, non ! Le beau temps est toujours dans mon âme ! » A aucune époque, d'Aurevilly ne s'est aussi bien porté, au physique et principalement au moral, dans sa chère cité de Valognes. Son coeur « dénoirci » est constamment au « beau fixe ». Va-t-il pouvoir goûter enfin un peu de repos complet et jouir d'une douce paix au déclin de la vie ?
Mais ses travaux le rappellent à Paris le 6 décembre. « Il faut donc s'en aller encore ! » s'écrie-t-il tristement en quittant Valognes. Avait-il le douloureux pressentiment qu'il ne reverrait plus la ville de ses rêves, de ses souvenirs, de ses « spectres » ? Jamais séparation ne lui avait été à ce point cruelle. Lui, l'octogénaire, qui avait gardé l'éternelle jeunesse des émotions profondes et l'exquise fraîcheur des impressions de l'enfance, redevint soudainement sombre. « Ah ! ma vie, — écrivait-il de Paris le 30 décembre, — elle a été une vie d'efforts, de luttes, de travail sans repos, mais du moins elle me sert dans ma vieillesse (cet affreux mol qu'il faut savoir dire !) et elle me fera peut-être une renommée. Peut-être... qui sait ? Je n'ai pas grande croyance à la gloire... Il faut se résigner, mais le moyen de ne pas. penser aux rêves écroulés, quand on se retourne et qu'on regarde derrière soi !... A d'autres époques, j'avais plus de puissance sur moi-même ; je trouvais dans ce que j'écrivais une diversion, un arrachement à une idée fixe qui me faisait souffrir. C'était cela, avec l'impérieuse nécessité de vivre, qui expliquera mes ouvrages, bien plus que le désir de
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la gloire, que je n'ai jamais beaucoup eu, et qu'une popularité que j'ai toujours méprisée comme le siècle qui pouvait la donner et qui l'a donnée à des Indignes. »
Est-ce que d'Aurevilly allait être repris, sur la fin de ses jours, de la terrible maladie qui avait assombri sa jeunesse et dont il ne s'était jamais complètement guéri? Le mal romantique, le mal du siècle, avait-il encore du pouvoir sur son âme ? La Normandie, le culte du pays natal, ne l'avait donc pas complètement remis des accès de fièvre qui jadis dévorèrent son coeur endolori, et n'avait pas tué les germes morbides entretenus avec trop de soin, comme une plante rare et délicieusement pernicieuse, aux heures folles de l'émancipation ! Mourrait-il romantique endurci, — souffrant toujours des exaltations maladives qui lui faisaient dès l'adolescence, disait-il, « une âme centenaire » ? Pourtant il s'était senti revivifié au souffle de la brise normande. N'était-ce qu'une illusion ?
C'est évidemment l'absence du sol cotentinais et la pensée de la mort prochaine qui jettent Barbey d'Aurevilly dans ces mornes dispositions d'esprit. Car il y a longtemps que, vaincu par les leçons de l'expérience, il a dit adieu aux folies d'une jeunesse enfiévrée. Peu à peu, la paix est descendue dans son coeur, — non pas cette paix égoïste qui rend parfois les vieillards indifférents aux choses ambiantes et aux êtres naguère les plus aimés, — mais une noble et sainte paix, inspirée des plus hauts sentiments et faite de mélancolique résignation : la paix, sorte de grâce divine, qui donne aux dernières lueurs d'une âme qui s'en va la superbe apparence de la sérénité et fait songer au calme de la nature expirante, au déclin d'un jour d'hiver, lorsque le soleil meurt lentement à l'horizon et promène sur
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l'immensité du paysage le pâle reflet de sa splendeur éteinte. « Rien n'est plus beau que ce qui va mourir ! » avait bien souvent répété d'Aurevilly. Il redisait parfois aussi le refrain du vieux laboureur normand qu'il avait entendu dans son enfance : « C'est fini ! c'est fini ! faut partir! » Et l'accent de tristesse profonde, par lequel il soulignait ces paroles d'adieu, semblait le commentaire naturel de son aveu tardif : « Il faut se résigner ! »
Non ! il ne se cabrait plus, en révolté, devant la vie qui lui avait paru jadis si menaçante, — ni contre la mort, qui ne l'effrayait pas. Il s'était soumis aux nécessités inéluctables, il avait accepté la destinée avec son cortège d'inévitables souffrances, et il savourait, apaisé, les suprêmes joies qu'elle lui avait réservées. Il avait fini par se contenter, sans murmure, de sa part à la loterie universelle, et par découvrir cette vérité, qui est une loi, d'après laquelle l'harmonie et l'équilibre du monde valent bien que nous leur sacrifiions un peu de notre orgueil natif, de nos mécomptes et même de nos plaisirs. Il savait maintenant qu'on n'a pas le droit d'exaspérer, d'un coeur léger, ses douleurs ni ses jouissances pour une vaine satisfaction d'amour-propre, et qu'il n'est pas permis à l'homme de hâter l'éclosion — toujours trop lente à ses yeux — des surprises de l'existence. Il avait appris à la grande école de l'expérience que la vie ne se plie pas facilement à nos caprices, qu'on n'en abuse pas impunément, et qu'on ne doit point la transformer en matière à émotions factices ou à créations fantasmagoriques. Et un calme profond lui était venu en récompense de sa soumission. Mais s'il s'était résigné, vieillard, à accepter ces vérités qu'on ne peut méconnaître ni violer sans qu'il en coûte, si son esprit était depuis longtemps guéri des témérités du jeune âge, son âme ne l'était pas encore tout
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a fait et ne le serait jamais complètement, son coeur en conserverait toujours la marque indélébile.
Dans la nuit du 16 au 17 avril 1888, Barbey d'Aurevilly fut atteint du mal qui devait l'emporter juste un an plus tard. Sachant que ses jours étaient comptés, il se remit au travail avec une nouvelle ardeur. Il voulait mourir la plume à la main. Il venait de donner un volume d'études critiques, les Historiens, dédié à son compatriote et ami Sitnéon Luce. Coup sur coup il fit paraître le second tome du Théâtre Contemporain, une deuxième édition des Quarante Médaillons de l'Académie, et un opuscule de Pensées détachées. Il réunit les articles qui forment le livre des Polémiques d'hier, et publia le volume des Poètes, au frontispice duquel il se plut à évoquer la mémoire du charmant et infortuné HenriCharles Read. Enfin, cédant aux instances de son entourage, il essaya de retrouver une des oeuvres de sa prime jeunesse, le poème en prose d'Amaïdée qu'il avait composé à l'âge de vingt-sept ans sous le regard de Maurice de Guérin.
Cette pauvre Amaïdée avait eu des destins aussi agités que l'héroïne dont elle retraçait les aventures et que l'auteur-acteur qui en avait écrit l'histoire. Lorsqu'il en avait envoyé le manuscrit à Trebutien, le 5 décembre 1854, d'Aurevilly lui avait expliqué longuement la genèse de son oeuvre, où il s'était peint sous les traits du philosophe Altaï chargé de ramener à la vertu une malheureuse fille dévoyée. Comme tout ce qui venait de son ami, Amaïdée parut chose sacrée à Trebutien. Il fallut la déplorable brouille des deux anciens rédacteurs de la Revue de Caen, pour que le bon bibliothécaire se dessaisît du précieux manuscrit : il le donna à Sainte-Beuve. A la mort du grand critique, l'oeuvre fut achetée par un
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M. Paradis et finalement s'égara dans des mains inconnues (1). Il semblait donc trop certain, hélas ! qu'elle fût perdue sans retour. Mais d'Aurevilly, avant d'en faire son deuil, eut l'idée de s'adresser au dernier secrétaire de Sainte-Beuve, M. Jules Troubat. Aussitôt, M. Troubat demanda au Figaro l'insertion d'une note où il faisait appel aux amis des Lettres. La note, reproduite par plusieurs journaux, eut un effet presque immédiat. Mademoiselle Trebutien avait découvert dans les papiers de son oncle une copie d'Amaïdée. Ayant appris que le romancier du Chevalier Des Touches cherchait de tous côtés cette oeuvre de jeunesse, elle la lui envoya sans délai. Et voilà de quelle manière, grâce aux merveilleuses copies du conservateur-adjoint de la bibliothèque de Caen, Amaïdée put être présentée à la sympathie publique.
Très touché de l'empressement de Mademoiselle Trebutien, Barbey d'Aurevilly lui dédia son poème en prose, vieux de plus d'un demi-siècle: « En vous offrant ces quelques pages, — écrivait-il au mois de février 1889, — je ne fais que vous les restituer, et j'aime à y attacher le nom de l'ami des meilleures années de ma vie, de celui à qui je dois le plus. Que la fillette de ce temps-là les accepte comme un héritage d'amitié, — le plus rare et le plus noble des héritages ! » Cependant il eût voulu, avant de la publier, reprendre Amaïdée pour y introduire bien des modifications rendues nécessaires par le
(1) Si je reprends à cette place le récit supérieurement fait par M. Paul Bourget en 1889 et qui sert de préface à Amaidée, c'est que certaines circonstances de la découverte du manuscrit ont échappé à l'enquête ou à la mémoire du brillant romancier et critique. Je remercie vivement M. Troubat d'avoir bien voulu compléter mes recherches personnelles par une importante contribution qui donne, je crois, à ce petit chapitre d'histoire littéraire sa vraie physionomie et son expression définitive.
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laps de temps écoulé et par l'évolution de ses propres idées. Lorsqu'une oeuvre a cinquante-quatre ans d'existence, elle doit porter plus d'une ride. Il craignait surtout que cette étude, romantique et romanesque, d'un cas psychologique très spécial, ne fût point comprise des générations nouvelles, et il s'inquiétait à la pensée qu'on pourrait l'interpréter dans tel ou tel sens contraire à ses intentions ou à ses souhaits. Or, à la stupéfaction générale, Amaidée parut aussi fraîche, aussi jeune que le jour même de sa naissance. Seule, la morale toute philosophique et panthéistique, qui l'inspire et en découle, n'était plus en rapport avec les croyances religieuses de Barbey d'Aurevilly. Aussi mit-il en post-scriptum aux dernières lignes du livre cette rectification significative : « Lorsqu'il écrivit ces pages, — disait l'illustre octogénaire, — l'auteur ignorait tout de la vie. L'âme très enivrée de ses lectures et de ses rêves, il demandait aux efforts de l'orgueil humain ce que seuls peuvent et pourront éternellement — il l'a su depuis — deux pauvres morceaux de bois mis en croix ». La profession de foi catholique est, on le voit, d'une netteté parfaite. Ce qui nous la rend plus précieuse qu'en toute autre circonstance, c'est qu'elle est datée du 18 avril 1889, « le jeudi saint », ainsi que le remarque chrétiennement l'apologiste des Prophètes du Passé. Telles sont les dernières paroles sorties de l'âme de Barbey d'Aurevilly. Elles ont, par là, un caractère presque sacré, et portent l'auréole de cette divine beauté qui s'épanouit sur ce qui va mourir.
Deux jours après, le samedi saint, 20 avril, d'Aurevilly faillit succomber à une hémorragie. « Moi qui croyais passer un si agréable jour de Pâques ! » dit-il tristement. A partir de ce moment, les forces du malade
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déclinèrent avec une effrayante rapidité. Son confesseur, un franciscain, le R. P. Sylvestre, qui l'avait déjà visité à plusieurs reprises, fut mandé en toute hâte par un ami commun, M. Léon Bloy, dans la nuit du lundi au mardi, et administra au moribond les sacrements suprêmes de l'Eglise. Celui qui avait été le terrible Barbey d'Aurevilly mourut, apaisé et pénitent, le mardi 23 avril 1889. Dès les premières heures de cette journée de printemps, il s'endormit de l'éternel sommeil. Il avait quatre-vingts ans, cinq mois et vingt-deux jours.
Il s'en alla simplement et sans bruit, selon son désir : « Je ne veux personne à mes funérailles », avait-il dit dans son testament. Le 26 avril, à neuf heures du matin, de rares et vrais amis formèrent le cortège modeste d'un homme qui avait vécu solitaire et qui, même après sa mort, défendait son indépendance contre les assauts tumultueux des coteries. Il n'y avait pas de « pleureurs à gage » derrière le cercueil. C'était là le triomphe in extremis d'un individualisme inflexible. A l'église, on n'entendit pas de chants religieux ou profanes ; sur la tombe, point de discours. Le corps de Barbey d'Aurevilly fut déposé au cimetière Montparnasse, où il repose en paix, n'y recevant que des visites pieuses. Mais son âme s'est envolée depuis longtemps vers le ciel brumeux de la Basse-Normandie. Quand elle revient, sous forme d'un « spectre » guerrier, par les rues de Valognes et de Saint-Sauveur-le-Vicomte, elle ne s'attriste pas de n'y point voir le monument que ses compatriotes lui doivent. Avide de respirer l'air natal, elle jouit de l'âpre musique du vent de l'Ouest, et, loin des vaines agitations, se mêle au concert de la brise normande qu'elle a tant aimée.
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TABLE DES MATIÈRES
Pages
DÉDICACE A MADEMOISELLE LOUISE READ 5
PRÉFACE 7
CHAPITRE Ier. — La Normandie : Saint-Sauveur et Valognes. — La famille Barbey. — La famille Ango. — Naissance de Jules-Amédée Barbey . . 11
CHAPITRE II. — Premières années d'enfance et d'adolescence. — Education dans la famille et au contact de la nature. — Besoin d'héroïsme : l'Ode aux Thermopyles. — (1808-1826) 27
CHAPITRE III. — Études au collège Stanislas. — Maurice de Guérin. — Retour au pays natal. — Désir de vie militaire. — Le nom de d'Aurevilly.
— (1827-1829) 44
CHAPITRE IV. — Études à la Faculté de Droit de Caen. — Guillaume-Stanislas Trebutien. — La Révolution de 1830. — Idées républicaines. — La Revue de Caen. — Premiers essais politiques et littéraires : Léa. — Thèse de licence en droit. — (1829-1833) 60
CHAPITRE V. — A Paris. — Maurice de Guérin, Edelestand du Méril et Trebutien. — Nouveau séjour à Caen. — Léon dAurevilly. — Premières poésies; La Bague d'Anniùal; Germaine ; Amaïdée.
— " Mal romantique ». — (1833-1835) .... 82
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Pages CHAPITRE VI. — Premier Memorandum. — Voyage en Touraine. — Séjour en Normandie, à SaintSauveur, à Coutances et à Caen. — Retour définitif à Paris. — (1835-1837) ...... 100
CHAPITRE VII. — Vie mondaine. — Aristocratie. — « D'Aurevilly ».— Journalisme.— Crises de romantisme aigu. — Travail salutaire. — (1837-1838) . 120
CHAPITRE VIII. —Second Memorandum. — Journalisme : le Nouvelliste. — Distractions mondaines : Dandysme. — Eugénie de Guérin. — Mariage et mort de Maurice de Guérin. — (1838-1840) . . 138
CHAPITRE IX. — L'Amour Impossible. — Journalisme : le Globe, le Moniteur de la Mode. — Le Dandy Georges Brummell. — Collaboration au Journal des Débats. — Première ébauche d'Une Vieille Maîtresse. — (1840-1845) 156
CHAPITRE X. — Retour à la religion traditionnelle.
— La Société Catholique et la Revue du Monde Catholique. — Révolution de 1848. — « Club des Ouvriers de la Fraternité ». — Vie active. — Fin
d'un rêve. — (1846-1848) 178
CHAPITRE XI. — « Vocation normande ». — Idées légitimistes : polémiques. — « Le Sacerdoce de l'Epée ». — Les Prophètes du Passé et Une Vieille Maîtresse; l'Ensorcelée. — Coup d'État du 2 décembre 1851.— Ralliement au régime nouveau.
— (1848-1852) 202
CHAPITRE XII. — Le second Empire. — Collaboration au Pays. — Ébauche du Chevalier Des Touches. — Poésies. — Édition d'Eugénie de
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Pages Guérin. — « Normandisme ». — Premier crayon du Prêtre Marié. — Crise de mysticisme. — Réconciliation avec la famille.— (1852 1856) . . 228
CHAPITRE XIII. — Retour au pays natal. — Séjour à Saint-Sauveur, à Valognes et à Caen, — Memorandum de Caen. — Polémiques littéraires et déceptions. — « Les Fleurs du Mal ». — « Le Réveil ». — Memorandum de Port-Vendres. — (1856-1859) 253
CHAPITRE XIV. — Les OEuvres et les Hommes. — L'édition de Maurice de Guérin et Sainte-Beuve.
— La jeune critique. — Crises d'individualisme aigu : les Misérables, la Revue des Deux-Mondes, le Journal des Débats, les Quarante Médaillons de l'Académie. — Procès Buloz. — Plaidoirie de Gambetta. — Le Chevalier Des Touches. — (18591863) 276
CHAPITRE XV. — Un Prêtre Marié. — Batailles au Nain Jaune. — Voyage à Saint-Sauveur. — Le Théâtre Contemporain. — Attaques contre les Parnassiens. — Journaux d'avant-garde : l'Eclair, la Veilleuse. — Succession de Sainte-Beuve au Constitutionnel. — La guerre de 1870. — Mort d'Édelestand du Méril. — (1863-1871) .... 305
CHAPITRE XVI. — Retour à Saint-Sauveur et à Valognes. — Collaboration au Figaro, au Gaulois' et au Constitutionnel.— Les Diaboliques : menaces d'un procès. Intervention d'Arsène Houssaye et de Gambetta. — Mort de l'abbé Léon d'Aurevilly.
— Les Ras-Bleus. —(1871-1880) 332
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— 400 —
Pages CHAPITRE XVII. — Goethe et Diderot. — Collaboration au Constitutionnel, au Triboulet, au Gil-Blas.
— Une Histoire sans nom, Ce qui ne meurt pas, les OEuvres et les Hommes. — L'Académie Française et l'Académie des Goncourt.— Une Page d'Histoire.
— Derniers voyages en Normandie. — Amaïdée.
— Mort de Jules Barbey d'Aurevilly. — (18801889) 365
CAEN. - IMPRIMERIE-PAPETERIE E. LANIER