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Les trois premiers ont été composés pour la Revue de Paris, donc en vue d’un public lettré et curieux, mais non spécial. Roncevaux a paru le 15 septembre 1901 ; le Paradis de la Reine Sibylle, le 15 décembre 1897 ; la Légende du Tannhäuser, le 15 mars 1898. Dans Roncevaux et la Reine Sibylle, un petit récit de voyage introduit l’étude critique d’une tradition, évoquée par le paysage même où elle s’est localisée. Le troisième essai qui reconstitue l’histoire de la Légende du Tannhäuser, confirme qu’il faut chercher en effet dans l’Apennin remplacement du primitif Venusberg. Ainsi, par l’objet étudié comme par l’exposition dénuée d’appareil érudit, ces articles, publiés d’ailleurs vers le même temps, forment une série.
On a suppléé le mieux qu’on a pu à ce dont nous sommes privés. On a choisi de réimprimer, pour faire suite, deux études, sur le Juif Errant et sur le Lai de l’Oiselet.
Sans appartenir à l’ordre des travaux purement scientifiques de Gaston Paris, réservés pour un autre recueil, ces deux essais diffèrent des précédents en ceci que la discussion y tient plus de place, et que les références y sont indiquées au bas des pages. Cependant ils s’y rattachent par le sujet, — puisqu’il s’agit encore d’analyser une tradition populaire, — et par la méthode de l’auteur, toujours fidèle aux mêmes règles.
L’article sur le Juif Errant a paru en 1880, au tome VII de l’Encyclopédie des sciences religieuses que dirigeait M. F. Lichtenberger. On a cru devoir ajouter à cette première étude déjà un peu ancienne, une seconde, sur le même sujet, donnée au Journal des Savants en septembre 1894, à propos d’une publication de
L’étude sur le Lai de l’Oiselet servait d’introduction à une édition de ce petit poème donnée par Gaston Paris en 1884, à l’occasion du mariage de son neveu M. Philippe Depret avec Mlle Bixio, édition imprimée par Chamerot à petit nombre et non mise en vente. Pour la commodité du lecteur, il a semblé à propos de joindre à cette introduction le texte même du court et charmant ouvrage qui en est l’objet. C’est, sans changement, le texte qui figure dans le « Per Nozze » de 1884.
Au reste, d’un bout à l’autre de ce recueil on n’a rien modifié à la rédaction de Gaston Paris, On a simplement retranché, en deux endroits, une phrase qui, rattachant un article aux circonstances de la publication, n’avait désormais plus de sens. On s’est permis d’ajouter, entre crochets, une note renvoyant d’un passage à un autre, pour rappeler que Gaston Paris lui-même a rectifié une assertion démentie par de nouveaux documents.
Sans doute ce volume n’est pas composé avec une aussi satisfaisante unité, et chacun des
Telle est la version que donnent les Annales Vie de Charlemagne d’Einhard ; c’est celle qu’ont adoptée tous nos historiens. La version arabe est toute différente : d’après Ibn-al-Athîr, — qui écrivait au commencement du e
Quoi qu’il en soit, ce funeste événement affecta
La douleur et la colère du roi furent partagées par son armée, puis, bientôt, par la nation tout entière. On conçoit que l’émotion ait été grande : ce qui surprend, c’est qu’elle ait été aussi durable, ait survécu pendant des siècles, et se soit propagée bien au-delà du pays où elle avait été ressentie. Le massacre d’un corps d’armée dans une embuscade n’est après tout qu’un fait de guerre comme il s’en produit souvent, comme l’histoire de tous les pays militaires, et celle de la France en particulier, en comptent par centaines. Combien, depuis lors, avons-nous essuyé de défaites plus sanglantes et surtout plus graves dans leurs conséquences ! Elles sont oubliées cependant, — sauf les plus récentes, — ou le souvenir n’en est
Comment s’expliquent cette survivance extraordinaire et cette propagation incomparable du souvenir d’un événement et d’un personnage qui semblaient ne devoir intéresser qu’une époque et qu’un pays ?
C’est que la France était alors en pleine activité épique : les événements ou les personnages qui frappaient l’imagination des hommes appartenant à la classe guerrière étaient aussitôt l’objet de chants qui, originaires d’un point quelconque, se répandaient promptement, grâce aux « jongleurs », — ces aèdes du moyen âge, — dans le eeChanson de Roland que, malgré plus d’une incertitude, nous possédons à peu près telle qu’elle fut alors rédigée ; elle fut, vers la fin du eChanson de Roland fut traduite ou adaptée partout : en Espagne, où elle suscita l’épopée nationale (cantares de gesta) ; en Italie, où elle était populaire dès le ee
La Chanson de Roland méritait ce succès. Le thème en était profondément héroïque, et contenait, à côté de son élément national, un élément chrétien qui pouvait exciter l’enthousiasme de tous les peuples germano-latins. Les poètes successifs qui s’étaient emparés de ce thème l’avaient heureusement développé, y avaient introduit des eChanson de Roland joua dans la poésie de l’Europe occidentale le rôle que joua la France elle-même dans ces grandes expéditions.
Toutes ces causes n’auraient peut-être pas suffi à créer et à maintenir l’immense popularité de Roncevaux et de Roland, sans une circonstance fortuite qui raviva sans cesse, pendant des siècles, les souvenirs dont cette popularité était née. Dans le premier tiers du eSaint Jacques en Galice (Annales du Midi, t. XII, 1900, p. 145-180).e
E tutti i peregrin questa novella Riportan di Galizia ancora espresso D’aver veduto il sasso e’l corno fesso. Morgante, c. XXVII, str. 108.
Quelle était encore, neuf siècles après l’événement du 15 août 778, l’émotion que produisait la vue de ces lieux devenus sacrés, c’est ce que nous fait comprendre le naïf récit d’un brave prêtre bolonais, Domenico Laffi, qui, de 1670 à 1673, fit trois fois le « saint voyage » de Galice. Voici comment il décrit sa visite à Roncevaux :
Enfin, avec l’aide de Dieu et de saint Jacques de Galice, nous arrivâmes sur la haute cime des Pyrénées ; là est une petite chapelle très ancienne
La chapelle du Saint-Sauveur ou de Charlemagne, à Ibañeta. dont il sera parlé plus loin. ; nous y entrâmes, car il n’y avait ni porte ni fenêtre pour la fermer, et nous y chantâmes unTe Deumpour rendre grâces à Dieu de nous avoir conduits jusque-là sains et saufs ; mais avant de quitter la cime de ces hautes Pyrénées, que nous avions gravies avec tant de peine, nous nous reposâmes dans cette chapelle ; nous y vîmes beaucoup de figures et de sculptures antiques, et quelques inscriptions effacées par le temps, si bien qu’on nepeut les lire. De là on voit au levant la France, au couchant l’Espagne Ou, plutôt, au nord et au sud. — Au reste, d’Ibañeta on ne voit pas la France, le Val Carlos, qui appartient au versant nord, ayant toujours été espagnol. . C’est dans ce lieu même que Roland sonna son cor quand il appela Charlemagne à son aide, et il le sonna si fort qu’il le fit crever… Ayant quitté cette chapelle, nous commençâmes à descendre pendant un quart de lieue, tant que nous découvrîmes ce RoncevauxPar « Roncevaux », Laffi entend ici l’hospice. si désiré de nous, ce qui nous causa une allégresse d’autant plus grande qu’eue était plus imprévue, parce que, l’hospice étant caché par les montagnes et par des arbres très touffus, nous pensions en être très éloignés quand nous nous trouvâmes en face des portes. Nous y descendîmes donc et nous entrâmes sous une grande voûte, dans laquelle, à main droite, il y a beaucoup de tombeaux antiques, où se conservent les cendres de nombreux rois, ducs, marquis, comtes, paladins et seigneurs qui moururent dans ce grand fait d’armes, mémorable pour tous les siècles. A main gauche est la grande église, qui est très ancienne : c’est Charlemagne qui la fit faire, et l’archevêque Turpin y a dit la messe… Devant le grand autel il y a une grande et forte grille de fer, très élevée, au haut de laquelle est attaché le cor de Roland, de la longueur d’environ. deux brasses ; il est tout d’une pièce, et il a une fente du côté par où sort la voix, laquelle fente on dit qu’il fit à l’heure où, sur la cime des Pyrénées, il sonna pour appeler Charlemagne, qui était campéà Saint-Jean- Pied-de-Port, attendant Roland, qui était allé réclamer le tribut de Marsile, roi d’Aragon Le bon Laffi s’embrouille dans ses souvenirs : c’est Ganelon, et non Roland, qui était aller réclamer le tribut de Marsile, roi de Saragosse. . Près de ce cor sont deux masses ferrées, Tune de Roland et l’autre de RenaudLaffi se laisse ici influencer par les poèmes italiens, qui ont introduit partout , dont ils se servaient dans les batailles et qu’ils portaient attachées à leurs arçons… Il y a aussi un étrier de Roland, et ses brodequins, qu’on dit que chausse le vicaire quand il chante la messe aux grandes solennités.Rinaldo: la seconde masse, qu’on montre encore, est attribuée à Olivier.Sortis de l’église, nous allâmes par la terre voir les antiquités : tout près de l’hospice
Le texte porte : , à l’occident, il y a une petite chapelle, que fît faire Charlemagne après la mort de Roland et des autres paladins… Elle est en forme de carré parfait, pas très haute, et elle est située au propre lieu où Roland, après la seconde bataille, se mit à genoux, et, à ce qu’on dit, tourné vers Roncevaux, pleura ses gens et dit entre autres paroles : « O triste, ô infortunée vallée, maintenant tu seras toujours ensanglantéeFuori di detta Tema ad Occidenli quattro passi in circa , — ce qui parait altéré.Laffî raconte ici les derniers moments de Roland, surtout d’après le ! »Morgantede Pulci, dont les derniers chants, imprimés à part sous le titre deRotta di Roncisvalle, étaient très populaires.Enfin, voyant tous ses gens perdus, il se retira dans sa tente et prit le parti de sonner son cor ; il
monta à la cime des monts, au lieu dont il a été parlé plus haut Plus haut, il a simplement dit, comme ici : « à la cime des monts », ce qui est vague. Ce détail n’est pas dans Pulci, et il est plus que probable que Laffi l’a inséré d’après les renseignements recueillis à Roncevaux ; il est donc regrettable qu’il n’ait pas précisé davantage. , pour que Charles pût entendre, et on dit qu’il sonna si fort que Charles l’entendit. Cela paraît une grande merveille à quelques-uns ; mais c’est chose croyable, car du lieu où il sonna jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Port, où Charles était campé, il n’y a que six lieues et demie : et on dit en vérité qu’il sonna si fort qu’à la troisième fois le sang lui sortit de la bouche et du nez, et le cor même creva d’un côté, comme je l’ai vu moi-même, de mes yeux, fendu… Après avoir sonné, il retourna à sa tente ; puis, donnant un coup d’œil à son camp détruit, il ne vit plus aucun ennemi ; mais, las et accablé de ce long combat, et de l’effort qu’il avait fait en sonnant du cor, qui lui avait fait sortir le sang de la bouche et du nez, il ne pouvait plus se tenir sur son cheval ; aussi, se rapprochant du pied de la montagne, où est une fontaine qu’on appelle aujourd’hui la fontaine de Roland, construite avec de très beaux ornements, il descendit de cheval et but deux ou trois traits de cette fontaine… Puis il saisit une dernière fois Durendal et en frappa plusieurs coups sur un rocher ; mais il ne put la briser, jusqu’à ce qu’enfin il donna un coup si fort qu’il trancha le rocher, en sorte que l’épée elle-même éclata un peu au-dessous de la garde (je l’ai vue dans la galerie du roi d’Espagne, comme je vous le diraidans la description de Madrid En effet, plus loin (p. 326), Laffi décrit minutieusement l’épée de Roland qu’il a vue dans la galerie royale deMadrid, et note qu’elle présente « une fente longue d’un palme, qu’il fit quand il trancha le rocher à Roncevaux ». )… Il se mit à genoux et se confessa, demandant à Dieu le pardon de ses péchés… Puis il se releva, et, pleurant fortement, il dit en regardant le ciel : « Seigneur, je remets mon âme entre tes mains. Tu sais, Seigneur, que j’ai toujours désiré mourir pour ta sainte foi. » Il fit deux ou trois pas et tomba de nouveau à genoux, et, inclinant la tête, les bras tendus en croix, les regards vers le ciel, il rendit l’âme. Tout cela se lit dans le livre intituléLa Rotta di Roncisvalle, et dans beaucoup d’autres.Là, en ce lieu même, distant de deux ou trois pas de l’endroit où il se confessa, Charlemagne fit faire le tombeau de Roland et l’y ensevelit
Encore ici Laffi s’écarte de Pulci pour se mettre d’accord avec la tradition locale. Pulci (XXVII, 220) dit que Charlemagne emmena le corps de Roland et le fit enterrer à Aix-la-Chapelle. . Ce tombeau est fait comme une petite chapelle en carré parfait, et de tous côtés il a environ vingt pieds de long, avec une belle coupole à pyramide qui porte en haut une belle croix ; dedans est le sépulcre, semblablement de figure carrée ; c’est à peine si une personne peut marcher entre le sépulcre et la muraille. On dit que d’autres paladins encore y sont enterrés avec Roland. Sur les quatre faces sont peintes toutes les guerres qui se sont faites en ce lieu, et aussi la trahison ; le tout est peint enclair-obscur Toute trace de peintures a malheureusement disparu. . Au pied de la porte de cette sépulture est la pierre que Roland trancha près de la fontaine ; comme je l’ai dit, elle est fendue par le milieu. Nous ne pouvions nous rassasier de la regarder, et nous serions toujours restés là… Étant demeurés deux jours à Roncevaux, nous en partîmes le matin suivant, et avant de quitter ce lieu nous voulûmes voir encore le sépulcre de Roland, disant entre nous : « Dieu sait si jamais nous le reverrons ! » Nous le regardâmes longtemps, longtemps, et nous écrivîmes sur une des pierres, avec la pointe d’un couteau, nos noms et nos surnoms… Puis, l’ayant regardé une dernière fois, nous partîmes tout doucement, nous retournant bien des fois pour revoir encore Roncevaux, qu’il nous déplaisait de quitter. Viaggio in Ponente à S. Giacomo di Galitiadi D. Domenico LAFFI. Seconda impressione (Bologne, 1676). — Ce livre curieux à plus d’un égard a déjà été utilisé pour notre sujet par MM. Monaci et Rajna.
Le tombeau de saint Jacques a cessé d’attirer les pèlerins ; mais Roncevaux en appelle d’autres, qui viennent y chercher les souvenirs historiques ou légendaires du fameux combat. M. Wentworth Webster, le sagace investigateur de tout ce qui concerne les Basques, leur pays et leurs traditions, n’y a pas fait moins de quatre voyages. M. Julien Vinson, le plus expert de nos basquisants français, l’a visité il y a vingt ans ; autant en ont fait des érudits gascons comme J.-Fr. Origini dell’ Epopea francese et des Fonti dell’ Orlando Furioso, y venait pieusement de Pampelune, et pouvait se vanter d’être le premier « romaniste » qui eût eu la joie de lire la Chanson de Roland à Roncevaux : il a consigné ses impressions et ses réflexions dans quelques pages lumineuses, auxquelles, sur tous les points qu’il a touchés, il est difficile de rien ajouterHomenaje à Menéndez y Pelayo ; Temps : il reçut à cette occasion et imprima toute une série de lettres qui prouvaient l’intérêt soulevé parles questions effleurées dans son articlele Temps des 16 septembre et 16 décembre 1900, 13 et 27 janvier et 3 février 1901.
L’accès de Roncevaux, du côté de la France, est maintenant des plus faciles. Un courrier part le matin à dix heures de Saint-Jean-Pied-de-Port et arrive au village de Burguete, — à trois kilomètres au delà de Roncevaux, — vers six heures. Huit heures pour faire environ 25 kilomètres, cela peut paraître long ; mais on s’arrête pour déjeuner à Luzaïde ; puis la distance kilométrique est évaluée à vol d’oiseau, et la route, au moins dans sa dernière partie, où elle gravit tout le temps des pentes souvent très raides, fait de continuels lacets. Elle est d’ailleurs excellente et fort pittoresque : même en dehors de l’intérêt qui s’attache à Roncevaux, elle vaut la peine d’être suivie.
On nous avait fort dissuadés d’entreprendre ce
On sort de Saint-Jean-Pied-de-Port par une porte gothique, reste des anciennes fortifications ; les détours du chemin permettent de jouir quelque temps du coup d’œil original qu’offre la vieille ville avec ses hautes maisons basques serrées l’une contre l’autre, enfermées dans les
C’est une délimitation singulière que celle qui a été établie ici. La vallée où nous entrons appartient tout entière au versant français des Pyrénées : c’est Ibañeta, immédiatement avant Roncevaux, qui marque la ligne de séparation des eaux ; il semblerait donc naturel que la frontière suivît cette ligne, au lieu qu’elle la dépasse et forme une boucle qui s’allonge en descendant sur le versant septentrional. On dirait que l’Espagne a voulu, en empiétant ici sur le sol français, consacrer sa victoire d’il y a douze siècles et répondre aux dernières paroles de Roland s’écriant : « Ce champ est nôtre ! »
Bientôt on arrive à Luzaïde : c’est le nom basque que du petit bourg qui est le chef-lieu de la « vallée de Charles », et qu’on appelle ordinairement, comme elle, Valcarlos. Ses maisons se groupent sur un promontoire qui domine le profond ravin
Nous ne montons plus. Nous sommes au col d’Ibañeta, où quelques pans de murs subsistent seuls de la célèbre chapelle du Saint-Sauveur, brûlée dans les guerres carlistes. De là nous embrassons un immense panorama : derrière nous
Notre voiture contourne les bâtiments de l’hospice (Real Casa de Roncesvalles), — qui servent encore de résidence à douze chanoines augustins, — puis l’église collégiale, passe devant la chapelle funéraire et la petite église dont je parlerai tout à l’heure, et s’arrête devant la posada du village : l’aspect n’en est pas fort engageant, si bien que nous poussons jusqu’à Burguete, où s’arrête le courrier, et où nous espérons être un peu mieux logés. En revoyant, le lendemain, la posada de Roncevaux, nous lui avons fait amende honorable. Elle contient des chambres très propres, et la maison elle-même, si elle a une façade
Pour arriver à Burguete, nous traversons le plateau de Roncevaux dans une grande partie de sa longueur, ce qui nous en donne une première et déjà assez complète idée.
Si je n’avais été prévenu par la lecture de descriptions antérieures, j’aurais éprouvé une vive surprise. La Chanson de Roland évoque pour nous, avec une incomparable puissance, autour du nom de Roncevaux l’image de gorges profondes, de hauts rochers sombres laissant entre eux d’étroits défilés :
Hauts sont les monts et les vaux ténébreux, Les roches bises, les détroits merveilleux… Hauts sont les monts et ténébreux et grands, Les vaux profonds où courent les torrents.
Roland à Roncevaux était sinistre à souhait. Quel n’est donc pas l’étonnement du touriste imbu de ces impressions, quand il arrive sur ce plateau spacieux, qui s’arrondit comme une large coupe entre des montagnes à pente douce, — c’est bien probablement un ancien lac, — et qui ne présente aux yeux que des aspects de riante idylle ! « Le regard se promène, dit P. Rajna, sur une vaste plaine elliptique, toute verdoyante d’arbres et de prairies, ceinte de hauteurs gazonnées et boisées du pied au sommet, et qui, l’altitude étant déjà ici d’environ mille mètres au-dessus du niveau de la mer, ont l’air de collines plutôt que de montagnes. » Et un auteur espagnol, enthousiaste historien de la Real Casa de Roncevaux, décrit ainsi la plaine où elle s’élève : « La vallée, de forme elliptique irrégulière, a cinq kilomètres dans son plus grand diamètre, trois dans le plus petit. Une masse d’arbres magnifiques y permet la promenade même au mois de juillet quand le soleil est au zénith : ses rayons ne pénètrent pas dans les frais sentiers qui traversent ces bois de hêtres
Reseña historica de la Real Casa de Nuestra Señora de Roncesvalles (Pampelune, 1878).
C’est surtout à l’heure où nous le traversons pour la première fois, presque au moment du coucher du soleil, que ce Heu de funèbre mémoire est plein de charme, de poésie et de paix. On voit de tous côtés des troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres, de jeunes chevaux qui bondissent dans l’herbe haute ; on entend les clochettes et les grelots des bêtes qui reviennent lentement à leur gîte de nuit et que nous verrons jota aux sons de la guitare et des castagnettes, et en nous endormant nous avons quelque peine à retrouver dans notre mémoire les souvenirs tragiques qui semblaient devoir se dresser de toutes parts autour de nous.
Nous avons regardé le lendemain en détail ce que nous avions aperçu d’ensemble le jour de notre arrivée, et l’impression première que nous avions ressentie n’a fait que se confirmer. Nous avons fait de charmantes promenades le long des ruisseaux et sous les avenues de grands hêtres. Quant aux monuments qui s’élèvent à l’extrémité nord de la plaine, ils ne nous intéressent ici qu’en tant qu’ils se rattachent au souvenir de la grande bataille ; ils ne s’y rattachent d’ailleurs que par des traditions dont il nous faudra rechercher l’authenticité, quoiqu’elles soient parfois très anciennes.
L’hospice a été jadis très important. Il fut fondé en 1127 par l’évoque de Pampelune,
eReal Casa termine sa description lyrique du plateau de Roncevaux en s’écriant : « Dieu a créé au milieu de ces monts sauvages une oasis délicieuse pour en faire le séjour de
Des souvenirs plus ou moins sérieux de la bataille ne sont cependant absents ni de la collégiale, ni du pays. Dans la collégiale, on montre les masses d’armes de Roland et d’Olivier, les pantoufles de velours de l’archevêque Turpin ; on montrait jadis le cor de Roland et aussi celui d’Olivier, l’épée de Roland, ses éperons, un de ses étriers, etc. ; la plus grande partie de ce bric-à-brac a disparu et mérite peu de regrets ; mais les édifices que l’on rencontre successivement dans la plaine en allant de l’hospice à Burguete sont plus dignes de retenir un instant l’attention.
L’ancienne église paroissiale, aujourd’hui abandonnée, qu’on trouve d’abord à sa gauche, n’offre rien d’intéressant. Mais il n’en est pas de même de la chapelle du Saint-Esprit, presque contiguë à cette église. Laffi, qui l’appelle « le tombeau de Roland », la décrit fort exactement, si ce n’est qu’il rétrécit trop l’espace du couloir carré, formé par une seconde construction, qui entoure echarnier parce qu’elle sert aux chairs des morts ; elle est visitée par les anges, à ce qu’assurent ceux qui les ont entendus. » La tradition actuelle, qui existait déjà au moins au eChanson, Charlemagne fit réunir les corps des Francs tués dans le combat. L’édicule, dans la simplicité archaïque de sa construction, pourrait assurément remonter jusqu’au eeChanson de Roland. Ce renouvellement ajoute que les Français enterrèrent alors leurs morts en soixante ou cent charniers, épars dans la plaine, et que Dieu fit croître sur leurs fosses des coudriers frais et verts, « qui y seront visibles à toujours ». Cette chapelle a donc sans doute été construite au e
Devant la porte de la chapelle du Saint-Esprit, on voyait, du temps de Laffi, la pierre que Roland avait fendue avec son épée ; au eGuide des Pèlerins de Saint-Jacques composé avant 1140. Elle a disparu.
Un peu plus loin sur la route de Burguete se voit encore, toujours à gauche, une vieille croix e
La « fontaine de Roland » se trouve au long d’une avenue de beaux arbres qui forment la « promenade » de Roncevaux ; du temps de Laffî, elle était abritée par une construction ornée dont il ne reste rien. C’est là, disait-on, que Roland avait bu pour la dernière fois ; tout auprès était la pierre fendue par Durendal, et qu’on avait transportée d’abord dans l’église collégiale, puis devant la chapelle funéraire.
Tous ces souvenirs, — bien que plusieurs aient été très anciennement désignés comme tels, — n’ont évidemment aucune authenticité. Ils sont le produit ou de l’imagination des visiteurs venus de France ou de l’effort fait par les gens de Roncevaux pour répondre aux questions de ces visiteurs et satisfaire leur pieuse curiosité. Il n’est pas vraisemblable que l’événement de 778 ait
Mais ce souvenir même ne paraît pas avoir existé. Les Basques n’ont ni légendes historiqueseSalto de Roldan en Espagne.Chant d’Altabiscar, qui a longtemps trompé les critiques. On sait aujourd’hui que ce prétendu chant (en prose !), adapté à un refrain populaire sans aucun rapport avec le sujet, a été composé en français, en 1828, à Paris, par Garay de Monglave et mis en basque par son ami L. Duhalde.
On est plus surpris de constater le même silence dans le panégyrique de l’hospice, écrit en vers latins rythmiques vers 1215, et dont l’auteur recherche tout ce qui peut glorifier cette maison. Cela est d’autant plus frappant que, trois quarts de siècle plus tôt, le Guide déjà cité résumait l’histoire de Roncevaux d’après nos chansons de geste et racontait qu’on montrait à l’église de l’hospice le « perron » fendu par Durendal.
Les poèmes français — contrairement à l’historiographie officielle qu’ils ne connaissaient pas — présentaient les agresseurs de l’arrière-garde de Charlemagne, non comme des Navarrais, mais comme des musulmans venus de Saragosse. Les pèlerins qui, dès la fin du eecantares de gesta. Or, il y a des raisons assez sérieuses d’attribuer à Rodrigue Jimenez lui-même le poème latin en l’honneur de Roncevaux : on comprend que, ne voulant ni froisser les pèlerins qui arrivaient pleins des récits épiques, ni s’associer à leur façon de comprendre la défaite des Français, il ait gardé le silence sur ce point délicat.
L’essentiel, pour nous, c’est de constater qu’il n’y a jamais eu de tradition locale à Roncevaux ni aux alentours. Ce qu’on y a su du désastre de 778, on l’a appris du dehors, d’abord par les pèlerins, puis par Rodrigue de Tolède et ceux qui se sont inspirés de lui. Aujourd’hui, c’est bien comme une victoire espagnole qu’on l’y envisage. Le prieur Real Casa, la collégiale et la chapelle funéraire où il croit que sont enterrés les morts de la grande bataille, voulait faire preuve de courtoisie envers nous, en même temps que d’esprit vraiment chrétien, en nous disant avec un sourire : « Nous célébrons tous les ans un service pour eux tous, aussi bien pour les Français que pour les Espagnols. »
Ce sentiment patriotique amena, au eeMoniteur, et qui est trop savoureux pour qu’on ne me sache pas gré de le donner ici :
L’armée des Pyrénées occidentales, remportant à Eguy
Ou une victoire le 26 et le 27 vendémiaire, a vengé une ancienne injure faite à la nation française. Nos ancêtres du temps de Charlemagne furent défaits dans la plaine de Roncevaux. L’Espagnol avait élevé une pyramide sur le champ de bataille. Vaincu à son tour par les républicains français, déjà son propre sang en avait effacé les caractères ; il ne restait plus que le fragile édifice qui a été brisé à l’instant ; le drapeau de la République flotte aujourd’hui où était le souvenir mourant de l’orgueil des rois, et l’arbre de la liberté a remplacé la massue destructive des tyrans. Une musique touchante et guerrière a suivi cette inauguration.Engui, village de Navarre, entre Pampelune et Roncevaux.
Ce n’est pas sans amertume que l’historien de la Real Casa rappelle cette destruction : « Au milieu de cette plaine, dit-il, s’élevait autrefois la Croix de Roland, monument érigé en souvenir de la victoire remportée là par les vaillants Navarrais et détruit par les descendants de ceux qui succombèrent aux rudes coups des masses d’armes espagnoles. »
Guide des Pèlerins nous le montre déjà là où il est encore aujourd’hui.Ronsesvals, près de la chapelle de Charlemagne, le très glorieux roi des Francs ». C’est la chapelle d’Ibañeta, qui fut maintes fois rebâtie, mais qui, d’après ce texte incontestable, existait au moins au commencement du eeee
Un autre monument élevé par Charlemagne paraît se rattacher, sinon au désastre du 15 août, au moins à l’expédition de 778 : c’est la Croix de Charles (Crux Karoli). Elle est mentionnée dès 980, dans une charte épiscopale de Bayonne, comme formant la limite de la vallée de Cise. Elle s’élevait probablement au point le plus haut de la route romaine, que suivit certainement l’armée franque, au retour comme à l’aller. Voici ce qu’en dit le Guide des Pèlerins souvent cité : « Au pays des Basques, sur la route de Saint-Jacques, se trouve un mont très élevé qu’on Croix de Charles, parce que Charles, se rendant en Espagne avec son armée, pratiqua, à l’aide de haches, de pics, de pioches et d’autres instruments, un chemin sur ce mont, et y éleva une croix… Là les pèlerins s’agenouillent, font une prière et plantent chacun une croix en terre ; aussi peut-on y voir des milliers de croix. » Rien n’engage à suspecter la parfaite exactitude de ce renseignement, qui s’applique sans doute à Château-Pignon, point culminant du Port de Cise. Charles aura, non pas construit, mais restauré la voie romaine, et les termes dont se sert notre auteur font croire qu’il avait rappelé ce travail dans une inscription gravée sur la croix. Des recherches bien conduites feraient peut-être retrouver ce précieux monument.
Plus embarrassante est la désignation de Vallis Karoli, Val Carlos en espagnol, Val Charlon dans divers textes français. Elle apparaît vers 1130 dans un poème allemand qui contient une curieuse version de la guerre de Charles en Espagne, Guide des Pèlerins. D’après ces deux derniers textes, qui sont étroitement apparentés, le nom de cette vallée lui vient de ce que c’est là que Charles campait, après avoir passé les ports, quand il entendit l’appel du cor de Roland. Mais il est certain que Charles a suivi la route du Port de Cise : la chronique de Turpin le dit elle-même plus loin expressément. Il y a donc là contradiction. Il est probable que le nom de Vallis Karoli vient de la chapelle de Charlemagne qui s’élevait à Ibañeta et qui dominait cette vallée
La Croix de Charles, la Chapelle de Charles semblent donc pouvoir être considérées comme des monuments commémoratifs élevés par le roi des Francs, le premier pour rappeler son passage par la route, restaurée par lui, du Port de Cise, le second pour consacrer le souvenir des morts du 15 août 778. Et ce dernier témoignage a une
Ce n’est pas seulement le nom de RoncevauxOrreaga, — « genevrière », — doit remonter à l’époque romaine (Rumicis Vallès), et avoir été affecté par les Romains à ce point important de la voie de Pampelune à Dax.
Hauts sont les monts et les vaux ténébreux, Les roches bises, les détroits merveilleux ;
Hauts sont les monts et ténébreux et grands, Les vaux profonds où courent les torrents.
On ne trouve rien de pareil à propos de Roncevaux même : il ne s’agit là ni de défilés, ni de vallées ténébreuses. Le poète parle toujours d’un « champ », et l’aspect qui s’offre aux yeux de Charlemagne quand il revient sur le lieu du combat n’est pas celui d’une gorge étroite : il voit le champ, les vaux et les monts, — c’est-à-dire la plaine avec les hauteurs qui l’entourent, — couverts de morts ; à deux lieues en avant, — sur la route qui mène à l’Èbre, — il aperçoit la poussière des Sarrasins qui s’enfuient.
Dans la description même du combat, il y a peu de détails qui nous permettent de compléter ces indications ; mais il n’y en a pas qui les contredisent. La scène célèbre où Olivier, du haut d’un « puipin, comme avaient lu les premiers éditeurs.
Roland, pour mourir, d’après la Chanson, s’étend sous un pin. Ce détail a frappé M. G. Deschamps lors de sa visite à Roncevaux. « J’ai beau regarder, dit-il, je ne vois pas de pins… Il me paraît bien que le trouvère qui a rédigé la Chanson de Roland a fait ses descriptions « de chic » et n’a jamais visité les PyrénéeseePyrenœi pinifertœ vertices (Avienus, Ora maritima).« Il n’est pas probable qu’au temps de Charlemagne il y ait eu plus qu’aujourd’hui des pins proprement dits dans les Pyrénées. Les forêts qui avoisinent Roncevaux sont surtout composées de sapins et de hêtres. Je né crois pas, d’ailleurs, pour ma part, que l’auteur de la
Chanson de Roland soit jamais allé à Roncevaux. »
C’est sur ce dernier point qu’on m’a fait l’honneur de me prendre pour arbitre : l’auteur de la Chanson de Roland est-il allé à Roncevaux ? — Mais la question ne saurait se poser avec cette simplicité. La Chanson de Roland n’est pas une œuvre composée d’un seul jet à un moment donné : elle renferme en elle des éléments de date et de provenance très différentes : les uns, comme j’ai déjà essayé et comme j’essaierai encore de le montrer, remontent à l’impression directe de l’événement qu’elle célèbre ; les autres ont été introduits dans le cours des siècles par des poètes de profession, qui inventaient de toutes pièces des épisodes propres à augmenter l’intérêt du poème et à en développer l’inspiration héroïque et nationale. Que l’un de ces poètes ait été à Roncevaux, c’est bien possible. Les jongleurs eChanson elle-même invoque leur témoignage, à propos du prétendu tombeau de Roland à Rlaye ; elle peut aussi bien leur devoir des traits relatifs à Roncevaux… L’auteur de la Chanson de Roland s’appelle Légion, et parmi ceux qui, du ee
Un poème qui fait du roi des Francs Charles, âgé de trente-sept ans en 778, l’empereur Charlemagne à la barbe blanche et au chef fleuri, — qui ignore la participation des Basques à la bataille, — qui fait adorer aux Sarrasins les idoles Mahomet, Apollin et Tervagant, — qui raconte que Charlemagne non seulement massacra près de l’Èbre, grâce à un miracle, les ennemis échappés aux coups de Roland, mais prit Saragosse et en fit une ville chrétienne
La « question du pin » apparaît dès lors comme assez oiseuse. Le pin est un arbre très en vogue chez nos vieux poètes, qui lui font volontiers pinus pyrenaeica.
Mais voici qu’à cette autorité s’en oppose une autre qui, en l’espèce, paraît encore plus décisive. M. Wentworth Webster a bien voulu m’écrire : « La végétation, dans ces régions, est sujette à de grandes transformations. Quand Orreaga, « le champ des genévriers », a reçu son nom, il y croissait certainement des genévriers. Or la zone des genévriers est en même temps la zone extrême des hêtres ; ensuite viennent les pins et les sapins. L’ordre — en ligne ascendante — est celui-ci : hêtres — hêtres et genévriers, — hêtres et genévriers avec quelques pins isolés, — pins et sapins, — sapins. — On peut voir tous ces arbres en gradation régulière en allant de Sainte-Engrace au pic d’AnieeeChanson, « dans la prairie les fleurs de tant d’herbes qui sont rouges du sang de nos barons ! » Roncevaux est encore, sauf les bois, une grande prairie couverte de fleurs dans la belle saison ; mais un trait de ce genre peut bien, avouons-le, avoir été imaginé. — Les pèlerins du e
Rien ne nous empêche donc de croire qu’il y ait eu des pins, lors de la bataille, au moins au
La connaissance du nom de Roncevaux ne peut guère, nous l’avons vu, s’expliquer, dans la Chanson du elavarcas en cuir non corroyé, laissant le talon découvert, que décrit le Guide du eauconas dans le même texte), qu’ils lançaient avec une incomparable adresse. Les Francs, au contraire, pesamment armés, embarrassés de leurs charrois, refoulés le long des pentes escarpées, puis enveloppés dans la plaine par les ennemis qui fondaient sur eux de toutes les hauteurs, ne pouvaient résister avec succès. Il est probable que les musulmans employèrent les Basques pour la première attaque, et ne parurent, pour achever la déroute, que quand ceux-ci avaient déjà mis le désordre dans l’arrière-garde, repoussée jusqu’au milieu de la plaine.
De cette image du combat telle que nous pouvons nous la former, il ne reste pas grand-chose
La Chanson est encore plus éloignée de la réalité. La surprise consiste simplement en ce que les Sarrasins attaquent les Francs auxquels ils avaient fait leur soumission ; la bataille est une bataille rangée ordinaire. Les Francs, qui campent dans la vallée de Roncevaux, entendent du côté de l’Espagne les mille cors que sonnent les Sarrasins
Le désastre de Roncevaux devait, à l’origine, être représente beaucoup plus fidèlement. L’auteur de la première chanson sur ce sujet, — de celle qui a été le noyau autour duquel toutes les additions successives sont venues se grouper, — était-il lui-même dans l’armée de Charles, ou composa-t-il son poème d’après les récits des guerriers revenus en France ? Nous ne pouvons le savoir. En tous cas, il avait mis dans son œuvre quelques souvenirs précis, dont on retrouve encore la trace à travers les transformations qu’elle a subies en passant, pendant trois siècles, par les mains de remanieurs qui l’ont rendue méconnaissable.
Le trait le plus important, à ce point de vue, c’est que les poèmes attribuent l’agression aux Sarrasins de Saragosse. On a vu là, jusqu’à présent, une déformation de l’histoire par la poésie ; mais, comme je l’ai indiqué au début de cette étude, l’épopée, au contraire, est en cela plus fidèle à l’histoire que les annalistes officiels. Il est vrai qu’en revanche elle omet les Basques : il n’est pas étonnant que le rôle de ces montagnards, inconnus au nord de la France, ait été oublié dans le cours des siècles. Ce qui est du
J’ai déjà parlé du nom de Roncevaux, inconnu à toutes les sources historiques, et de l’idée assez juste qui paraît subsister, dans les poèmes, de la configuration et de l’aspect du lieu. Un autre détail géographique exact est le nom de Port de Cise donné au chemin par lequel Charles retourne en France. On pourrait encore signaler plusieurs dénominations topographiques qui se trouvent dans la Chanson : les ports d’Aspe (à l’est de Roncevaux), Saragosse, l’Èbre (appelée dans la chanson Sebre, forme difficile à expliquer), la Rune, ancien nom de la rivière qui coule à Pampelune (mentionnée dans une strophe très ancienne qu’a conservée un seul manuscrit), et plusieurs villes du nord de l’Espagne prises par Charlemagne avant son retour en France. Mais ces noms peuvent bien avoir été ajoutés après coup et provenir des récits des pèlerins, d’autant plus que plusieurs d’entre eux ou ne se laissent pas identifier ou ne se trouvent pas dans la région où opéra réellement l’armée franque en 778. Je ne veux pas discuter ici ces questions difficiles ; je
Deux des personnages sont incontestablement authentiques, Charles et Roland. Des deux autres grands seigneurs mentionnés par Einhard, il n’est resté aucun souvenir ; Roland, qu’il ne nomme qu’en troisième ligne, est devenu le héros central du poème. Comme il était comte de la Marche de Bretagne, il est probable — et d’autres indices appuient cette opinion — que la chanson primitive a été composée dans la Bretagne française. Sur la façon dont Roland était mort, on ne pouvait rien savoir, puisqu’aucun des témoins du combat ne paraît avoir survécu. Mais peut-être avait-on trouvé son corps étendu à l’écart des autres (sous un pin ?) et son épée auprès de lui : l’imagination pouvait facilement tirer de là le beau récit qui le représente survivant le dernier, faisant, seul, fuir les ennemis, et mourant sans être vaincu. Peut-être même une entaille accidentelle dans un rocher voisin suggéra-t-elle dès lors l’idée qu’il avait voulu briser sa bonne épée, pour qu’elle ne tombât pas aux mains de l’ennemi, et n’avait réussi qu’à entamer la pierre.
Quant aux autres guerriers que les poèmes
Trois circonstances, dans le récit même, sont notables, en dehors de celles que j’ai déjà signalées. C’est l’arrière-garde de Charlemagne, commandée par des personnages de haut rang, qui est massacrée dans le passage des Pyrénées ; — l’armée de Charles, avertie, revient sur le lieu du combat, mais n’y trouve plus les ennemis ; — elle y arrive au moment où le soleil va se coucher. Ces trois traits si précis, communs à l’histoire et à l’épopée, ne peuvent venir à celle-ci que de l’impression directe des faits. Le dernier est particulièrement intéressant en ce qu’il nous montre à la fois le lien étroit de la chanson avec les faits historiques, et les altérations qu’elle a, en se renouvelant sans cesse, fait subir à la réalité. Le poème primitif racontait certainement, comme la Chanson, poussé aussi par sa haine contre Roland), lui conseille simplement de simuler la soumission et d’attaquer l’arrière-garde quand l’armée de Chanson, il ne lui suggère même pas ce facile stratagème : il se contente de lui promettre qu’il fera placer Roland à la tête de l’arrière-garde. C’est qu’en effet il n’y avait guère déplace, dans l’affaire de Ronce vaux, pour la trahison d’un Français
Il résulte de toutes ces remarques, — dont je demande qu’on veuille bien excuser la longueur et la minutie, — que la Chanson de Roland repose certainement, à l’origine, sur une connaissance directe des faits, des hommes et des lieux, et présente même en certains points une concordance tout à fait remarquable avec les renseignements fournis par l’histoire ; mais que la forme où elle nous est arrivée, postérieure de trois siècles à la forme première, est extrêmement éloignée de celle-ci et est due en très grande partie aux inventions successives d’amplificateurs Chanson même, n’avaient aucun moyen — ni par les livres, qu’ils ne lisaient pas, ni par la tradition orale, qui n’existait pas, — de se procurer des renseignements, sur les faits célébrés dans le poème.
A travers toutes les obscurités de l’histoire et toutes les déformations de la poésie, un point, sombre et lumineux à la fois, se dégage avec certitude : dans la plaine de Roncevaux et sur les hauteurs qui la dominent, des Francs, — des Français déjà, — victimes d’une embûche qu’ils ne pouvaient prévoir, sont morts héroïquement il y a douze cents ans. Du haut du col d’Ibañeta, le roi Charles — qui devait être plus tard l’empereur Charlemagne — a contemplé, des pleurs dans les yeux, le champ de bataille jonché de morts ; parmi eux était Roland, l’un de ses meilleurs chefs, comte de la Marche de Bretagne : un poète inconnu, pour consoler les compagnons de Roland, parmi lesquels il était peut-être lui-même, a célébré son courage et déploré sa mort dans un chant qui s’est transmis de génération à
Quand, près des ruines de la pauvre chapelle qui a remplacé celle que Charles lui-même avait construite, on regarde à ses pieds la plaine où jadis tant de braves soldats sont morts en songeant à la « douce France » qu’ils ne devaient pas revoir, on croit entendre à ses côtés les premiers frémissements du thrène immortel, né de leur sang et des pleurs de leurs frères ; on sent, à travers les âges, le lien vivant qui rattache nos âmes à l’âme de ces lointains aïeux qui, tant de siècles avant nous, ont aimé notre patrie, dont les uns ont donné leur vie pour elle, dont les autres, déjà dans notre langue, ont chanté ses gloires et ses douleurs… Ce lieu mérite d’être un but de pèlerinage. Il est pour nous doublement sacré.
Jehan de Saintré, mais des Quinze joies de mariage et des Cent nouvelles nouvelles. Les contrastes abondent dans sa vie et dans son œuvre. Ce Provençal, un des premiers méridionaux qui se soient introduits dans la littérature française, a manié notre langue avec plus d’aisance que la plupart de ses contemporains : on jurerait que ses ouvrages appartiennent à la pure veine « gauloise » ; on y trouve même cet esprit « parisien », mélange d’observation acérée, d’ironie indulgente et d’expérience sceptique, qu’on voit se manifester à travers les siècles dans une série Cent nouvelles nouvelles, si longtemps, et bien à tort, attribué au roi Louis XI.
Ce n’est pas ici le lieu d’écrire une biographie d’Antoine de la Sale et une appréciation de son Jehan de Saintré on trouve un long intermède de caractère pédagogique qui nous rappelle assez ennuyeusement le gouverneur de princes qu’était l’auteur, on rencontre avec une surprise plus agréable dans la Salade une parenthèse qui nous fait pressentir, bien qu’il s’y montre moins alerte et beaucoup plus réservé, le conteur facétieux des derniers jours. Le Paradis de la reine Sibylle — jusqu’à ces derniers temps resté à peu près inconnu — nous montre même La Sale sous un nouvel aspect, celui du touriste en quête d’impressions rares et observateur attentif de la nature, et soulève en même temps des questions fort curieuses au sujet d’une des plus belles légendes du Moyen Âge, légende rajeunie en notre siècle, comme celles de
Antoine de la Sale écrivit la Salade entre 1438 et 1442. Il a composé ce livre pour l’éducation du jeune prince dont il était alors gouverneur et auquel il l’a dédié, Jean de Calabre, fils du roi René. C’est un ouvrage moral et historique, une sorte de compilation sans ordre et sans originalitéSalle), et en indique en même temps le caractère, « pour ce que en la salade se mettent plusieurs bonnes herbes ». La Salade est divisée en trente « livres », pour la plupart fort courts. Le quatrième, qui tranche par le ton avec les autres, est intitulé Du mont de la Sibylle et de son lac et des choses que j’y ai vues et ouï dire aux gens du paysSalade a été imprimée au eAntoine de la Sale et la légende de Tannhäuser, qui vient de paraître dans le tome II des Mémoires de la Société néo-philologique à Helsingfors, et auquel j’ai dû plus d’une utile remarque.
Monte della Sibilla un des sommets de l’Apennin central, et tout le petit groupe qui l’entoure, qui forme une sorte de promontoire dirigé de l’ouest à l’est, et dont le Vettore est la plus haute cime, en a reçu le nom de Monte Sibillini : le Monte della Sibilla est entre Norcia, sur le versant méditerranéen, et Ascoli, sur le versant adriatique, mais sensiblement plus près de Norcia. Non loin de là se trouve également le « lac de Pilate », qui n’attirait pas moins Antoine de la Sale, et dont il parle fort longuement. Le nom de ce lac se rattache aussi à une légende curieuse, mais entièrement étrangère à celle dont je m’occupe
Antoine s’est tellement intéressé à son excursion qu’il en a dressé une carte et l’a jointe à son livrecentofoglie et le poliastro, que « les gens du pays serrent en leurs coffres à linge, et font sécher en poudre pour mettre en hiver dans leurs aliments en guise d’épices ». Il a même dessiné ces deux fleurs, et il a joint leur « pourtrait » à celui de la montagne elle-même. Chose singulière, ni les gens du pays, ni les botanistes les mieux renseignés sur la flore de cette région ne connaissent aujourd’hui le centofoglie, ni le poliastro, ni aucune fleur qui ressemble aux deux dessins du vieux livrepoliastro ; mais je l’avais interrogée sur le poliastro et son usage, et elle peut fort bien avoir acquiescé par complaisance.
Des deux sentiers qui, encore aujourd’hui, mènent au haut du mont, Antoine prit celui de droite, plus long, mais plus aisé, et le suivit à pied, bien qu’à la rigueur un cheval eût pu le gravir (aujourd’hui les mulets y montent sans peine). Ce sentier atteint la crête du mont à « environ deux milles, qui sont deux tiers de lieue » ; la distance parut longue au bon La Sale, car elle n’est guère que d’un millier de pas ; mais il n’était pas à son aise : il n’avait certainement pas le pied montagnard ni l’œil aguerri contre le vertige. « Si vous certifie, dit-il, qu’il ne faut point qu’il fasse vent, car on serait en très grand danger, et même sans vent fait-il grande hideur à voir la vallée de tous côtés, et souverainement à la main droite, car elle est si hideuse de raideur et de profondeur que c’est forte chose à croire. » Enfin il atteignit la « couronne du mont », qui est « entaillée » d’un côté, tout le reste, « à la hauteur de dix milles ou plus » (en réalité
Cette « couronne du mont » a environ « vingt-cinq à trente toises de haut », et là est l’entrée de la caverne, « en forme d’un écu, aiguë dessus et large dessous. » On ne peut y entrer qu’à quatre pieds et à reculons. On arrive ainsi à une chambre qui a environ douze pieds en hauteur, et qui est entourée de bancs taillés dans le rocher. Cette chambre est faiblement éclairée par un trou rond qui se trouve au-dessus (à droite d’après le « pourtrait »).
Toutes ces observations doivent être justes, comme celles que l’on peut encore vérifier ; mais elles ne concordent plus avec l’état actuel des lieux. On entre aujourd’hui dans la « chambre » plus aisément ; le sol s’en est élevé, en sorte qu’elle a beaucoup moins de douze pieds de haut ;
Antoine de la Salle n’alla pas plus loin ; il nous l’affirme à plusieurs reprises et ne veut pas surtout qu’on croie qu’il a pénétré dans le souterrain mystérieux dont il parle ensuite. Il s’est contenté d’écrire sur une des parois de la chambre sa devise avec son nom : il convient. DE LA SALE. On voudrait les y retrouver ; malheureusement la « moiteur de la roche », qui déjà de son temps avait « couvert » beaucoup de noms écrits avant le sien, a effacé aussi son inscription : en éclairant la chambre au magnésium, on ne lit sur les parois que quelques noms de visiteurs modernes, sauf un qui paraît remonter au e
Mais si La Sale s’est abstenu de pousser plus loin ses investigations, il nous a redit ce que les gens du pays lui racontèrent sur le prolongement de la « cave », et c’est la partie de son récit qui a le plus d’intérêt pour nous. À droite, dans la chambre en question se trouve l’entrée d’un couloir, entrée fort étroite, qu’on ne peut franchir qu’en se couchant et en se poussant les pieds les premiers. Où mène ce couloir ? Les gens de Montemonaco en racontent bien des choses ; « les uns s’en moquent, et autres y ajoutent foi, par l’ancien parler de la commune gent ».
Mais il y avait à Montemonaco un prêtre, « nommé Don Anton Fumato, c’est-à-dire Messire Antoine Fumé », qui assurait avoir poussé plus loin. Il disait que cette terrible « veine de vent » ne dure que quinze toises et n’est redoutable qu’en apparence. Après l’avoir franchie, on se trouve bientôt devant un pont très long, qui semble n’avoir pas un pied de large, et sous lequel, à une très grande profondeur, un torrent
Voici donc ce que racontaient les gens du pays.
Il y eut jadis un chevalier, venu aussi des parties de l’Allemagne, « qui sont gens grandement voyageurs et cherchant les choses merveilleuses autant ou plus que nulles autres gens du monde », qui, ayant entendu parler des merveilles du mont de la Sibylle, résolut de les voir. Il entra donc avec son écuyer. — Ayant franchi les portes de métal, ils se trouvèrent devant une grande porte de cristal. Ils appelèrent, et on leur demanda qui ils étaient. Sur leur réponse, on alla prévenir « la reine », et bientôt on leur ouvrit la porte ; on leur fit d’abord changer leurs vêtements pour d’autres très riches ; puis, au son des instruments et des
Après avoir entendu le chevalier exprimer son admiration pour tout ce qu’il voyait, la reine lui dit :
« Il y a plus encore, c’est que nous serons en l’état où vous nous voyez tant que le monde durera.
— Et quand le monde finira, madame, que deviendrez-vous ?
— Nous deviendrons ce qui est ordonné ; n’essayez pas d’en rien savoir. »
Puis elle lui fit connaître les coutumes du pays : il pouvait rester huit jours et sortir le neuvième ; s’il ne sortait pas le neuvième, il lui faudrait attendre le trentième, puis le trois cent trentième, et s’il ne sortait pas au trois cent trentième, il ne sortirait jamais. Il devait, en outre, ainsi que
Il y avait cependant à cette félicité une petite ombre. Tous les vendredis à minuit chacune des dames se levait d’auprès de son compagnon et se rendait auprès de la reine, et toutes ensemble allaient s’enfermer dans des chambres disposées pour cela, où elles étaient jusqu’après la minuit de samedi « en état de couleuvres et de serpents ». Il est vrai que le jour suivant « elles semblaient plus belles que jamais elles n’avaient été ». Mais cette transformation hebdomadaire donna fort à réfléchir à notre chevalier : « Il s’aperçut bien qu’il était certainement chez le
Il parla de ses remords à son écuyer, qui, lui, trouvait les plaisirs où il vivait « très durs à laisser », mais qui cependant ne voulut pas abandonner son maître, « en espérance d’y retourner quand il aurait conduit le chevalier en son hôtel ». Donc, le trois cent trentième jour venu, ils prirent congé de la reine, et, après avoir repris leurs vêtements, ils partirent, au milieu du grand deuil de tous les habitants du paradis et surtout de leurs « compagnesVergette, dans la langue du eJehan de Saintré quand il fait donner par son héros à chacune des dames de la cour « une vergette d’or toute esmaillée à fleurs de souviegne-vous de moi. » M. Kervyn de Lettenhove (voyez plus loin) a reconnu dans cette vergette où il a vu non une bague, mais une baguette, le « rameau d’or » de la Sibylle virgilienne. Ce qui est plus fâcheux, c’est qu’il a inventé, en ayant l’air de les avoir trouvées dans le récit de La Sale, des réflexions contradictoires qu’auraient faites sur ce rameau d’or, le bon roi René et l’astucieux dauphin Louis (devenu Louis XI).
Le chevalier s’en alla droit à Rome, ayant hâte de confesser son péché. Mais le pénitencier auquel il s’adressa lui déclara qu’il n’avait pas le pouvoir de l’absoudre d’une faute aussi abominable, et le renvoya au pape, qui était alors, selon les uns, le pape Innocent (VI), de l’an 1352, suivant les autres, le pape Urbain (V), de l’an 1362, ou encore le pape Urbain (VII), de l’an 1377. Le pape, ayant entendu la terrible histoire du chevalier, fut très joyeux de son repentir et se promit bien de lui accorder quelque jour son pardon ; mais, pour donner un exemple à tous, il feignit de trouver le péché irrémissible, et, montrant un grand courroux au pénitent, « il le chassa, comme homme perdu, de sa présence ».
Le pauvre chevalier se désolait ; un cardinal prit pitié de lui et lui promit de fléchir le pape. Mais les jours passaient, et l’absolution ne venait pas. Pendant ce temps, l’écuyer « ne cessait jour et nuit de regretter les grands biens qu’il avait laissés », et s’efforçait de décider son maître à
Cependant le pape avait résolu d’accorder au chevalier l’absolution tant attendue. Quand il sut qu’il était parti de Rome, il fut très inquiet, « car s’il était parti, c’était par désespération, dont il se sentait très coupable ». Il envoya de tous côtés, notamment au Mont de la Sibylle, des messagers porteurs de lettres d’absolution ; mais ils
Parmi les noms de visiteurs écrits sur les parois de la chambre d’entrée, Antoine de la Sale remarqua celui d’un Allemand, « qui est écrit dans la roche comme ci-dessous est :
Her Hans WanbranbourgC’est ainsi que porte l’imprimé ; le manuscrit a Wanbanbourg. Siwanest pourvan, ce serait un nom néerlandais. Kervyn de Lettenhove donnevon Bamberget ajoute sur ce nom supposé des remarques qui ne sont nullement dans le texte et qu’il attribue encore à Antoine de la Sale.Intravit.
Mais, remarque La Sale, s’il dit qu’il est entré, il ne dit pas qu’il soit sorti ; « c’est pourquoi je crois que c’est le chevalier susdit »
. Et au-dessous est « le nom d’un autre, qui me semble des parties de France ou d’Angleterre, selon le langage de son nom, qui s’appelle
Thomin de Pons ou de Pous : je ne sais si la lettre à deux jambages est une n ou un u. Celui-là ne dit pas qu’il
La Sale raconte encore l’histoire d’un seigneur gasconoc, la langue qu’on parle quand on va à Saint-Jacques. »« sur sa bonne foi et l’ordre de chevalerie »
qu’un oncle de son père affirmait y avoir été, et que dans la famille on était convaincu qu’il y était retourné : Antoine pourrait sans doute lui en donner de sûres nouvelles. « Auquel je répondis, et je répondrais à tous ceux qui soutiendraient telles choses, qu’il était mal informé ; et que ce n’était que fausse croyance à tous ceux qui y ajoutent foi, et qu’ils abandonnent le chemin de la vérité, et en ce je veux vivre et finir mes jours. »
« toutes les écritures saintes, tant grecques que latines »
, ne parlent que de dix sibylles, et qu’aucune d’elles ne peut habiter la fameuse montagne. C’est le diable qui a mis cette fable en crédit « pour décevoir les simples gens » ; tout bon chrétien doit se garder de se laisser prendre à cette fausse croyance et surtout d’aller se « mettre en ce péril »
.
Après cette protestation, — qui ne laisse pas de surprendre un peu chez le narrateur minutieux de l’aventure du chevalier allemand, — Antoine de la Sale termine d’un ton plus léger son livre du Paradis de la reine Sibylle :
« J’ai mis tout cela en écrit, mon très redouté seigneur, pour rire et passer le temps, et je vous l’envoie afin que, si c’est votre plaisir, quelque jour, disant vos heures, en attendant le dîner ou le souper, vous y alliez pour vous divertir, et je vous promets que la reine et toutes ses dames vous feront bon accueil et vous festoieront en très grande joie. »
Antoine de la Sale n’est pas le premier qui ait écrit sur les merveilles du Monte della Sibilla, mais il ne connaissait pas son prédécesseur. Guerino il Meschino, œuvre dont le succès, qui nous étonne, n’a pas cessé, jusqu’à nos jours, d’être immense dans le peuple italien. L’auteur de ce roman a été le plus fécond « adaptateur » qui ait jamais existé : presque tout ce qui nous reste, imprimé ou encore inédit, d’histoires italiennes en prose empruntées plus ou moins directement à nos vieux poèmes français est sorti de son infatigable main. Le Guerino a-t-il aussi une source française ? On n’en a retrouvé aucune trace ; et je suis porté à croire que, pour cette fois, Andrea s’est essayé à voler de ses propres ailes, non sans les garnir de plumes empruntées de toutes parts : son roman, fort ennuyeux d’ailleurs, diffère beaucoup de ses autres écrits et présente des caractères qui semblent bien italiens. N’en retenons, et brièvement, que ce qui concerne notre sujet.
Guerino est, comme bien d’autres héros, à commencer par Télémaque, à la recherche de son père : on lui a dit que la Sibylle de Cumes, « qui ne doit mourir qu’à la fin du monde et qui sait toutes les choses présentes et passées », — c’est un souvenir évident de Virgile et des légendes antiques sur une sibylle immortelle, — pourrait lui en donner des nouvelles. Il apprend
La Sibylle raconte à Guerino qu’elle est bien la Sibylle de Cumes, et qu’elle vivra jusqu’à la fin du monde ; mais elle ne l’éclaire pas sur l’origine et le caractère de sa puissance surnaturelle. Pendant un an, Guerino lutte d’adresse avec la Sibylle, celle-ci voulant l’amener à céder à ses désirs, lui, averti par les ermites, s’y refusant, et cherchant à lui arracher le secret dont la poursuite l’avait attiré chez elle. Ils échouent l’un et l’autre, et, le dernier jour de l’année, Guerino prend congé, reçoit les vêtements qu’il avait
Ce récit, visiblement arrangé dans un sens édifiant, a certainement pour base un conte plus ancien, qui est aussi le fondement de celui d’Antoine de la Sale. On y voit, comme le fait très bien remarquer M. Söderhjelm, la transition entre l’ancienne conception de la Sibylle et la transformation qu’elle a subie : la Sibylle est encore ici avant tout une voyante qui connaît les choses cachées, et c’était là sans doute la forme la plus ancienne de la légende, car cette légende n’est qu’une adaptation de l’épisode bien connu de l’Énéide, adaptation éruditesibylla avait passé par voie populaire en italien, il serait devenu sevotla ou sevella.Monte della Sibilla, dont on ne peut malheureusement pas déterminer l’antiquité. Mais l’antre de la Sibylle semble être en même
On ne parle plus guère ensuite de notre « paradis ». Il faut cependant que la réputation s’en fût répandue en Allemagne, — on a vu que c’étaient surtout des Allemands qui passaient pour y avoir pénétré, — car on voit pendant le e
En Italie même, on ne parle guère de Norcia qu’à cause de ce lac et des prodiges qui s’y faisaient. Pulci y était allé pour apprendre la magie, et Benvenuto Cellini, sur le conseil d’un nécromant sicilien, s’était proposé de faire le même voyage. Plusieurs auteurs du eeItalie délivrée des Goths, fait figurer la Sibylle de Norcia comme prophétesse, ce qui nous ramène à la forme la plus ancienne de la légende ; mais, en même temps, il l’entoure de nymphes qui essaient de séduire les visiteurs et finissent par se révéler comme des démons. On ne peut distinguer ce qui est traditionnel et inventé dans ce récit, d’ailleurs d’une grande platitude.Guerino ni d’Antoine de la Sale, — dans l’ouvrage célèbre de fra Leandro Alberti, la Description de toute l’Italie, paru à Bologne en 1550. En parlant de la « Treizième région », ou Marche d’Ancône, Alberti écrit : « On voit dans ce pays les montagnes les plus hautes de l’Apennin, sur l’une desquelles est construit le château de
Depuis lors on n’a plus parlé du paradis de l’Apennine
La Sibylle a pourtant récemment revu des pèlerins. Il y a bien trente ans que, ayant lu le livre d’Antoine de la Sale, j’avais été frappé de la ressemblance que présente l’aventure de son chevalier avec celle que la légende, en Allemagne, attribue au Tannhäuser. Je m’étais promis dès intravit, et, qui sait ? de pénétrer dans le souterrain et d’arriver jusqu’au « paradis ». Je voulais surtout savoir s’il restait dans la mémoire du peuple des alentours quelque vestige des anciennes croyances, si la Sibylle exerçait encore sur les âmes sa fascination mêlée de terreur et de désir.
J’ai réalisé ce projet en juin 1897 ; mais, hélas ! comme jadis messire Lionel de France, j’ai été, — et moins près encore du but, — « repoussé par le vent ». La Sibylle, craignant sans doute une investigation indiscrète, s’est enveloppée de brume et s’est défendue par un souffle glacé. Cependant ce voyage, dont le but principal a été manqué, n’a pas été dénué de tout intérêt, et j’en veux rappeler quelques impressions, en signalant ce qui pourra être utile à des recherches futures sur cet attrayant sujet.
Je dois dire à l’avance que tout ce qui, dans ce récit, a quelque valeur pour l’étude des lieux ou de la légende est dû à mon excellent ami le professeur Pio Rajna, de Florence, l’auteur bien connu de ces deux beaux livres qui s’appellent Sources du Roland furieux et les Origines de l’épopée française. Mis au courant de mon projet de pèlerinage, il le prit tout de suite à cœur et voulut s’y associer : on ne pouvait souhaiter un compagnon de route à la fois plus agréable et plus précieux. C’est grâce à lui que nous avons pu trouver, dans ce pays peu accessible, une aide et une hospitalité sans lesquelles nous aurions eu peine à faire même ce que nous avons fait. Il a, seul, pénétré une première fois dans la « chambre » où Antoine de la Sale s’était jadis arrêté ; enfin, reprenant l’ascension d’un autre côté et dans des conditions plus favorables, il a pu faire des observations de tout genre, dont je ne donnerai qu’un bref résumé, et il a ainsi posé les jalons d’une investigation plus complète, qui, je l’espère bien, sera un jour reprise et menée à bonne fin.
Le premier avantage que j’ai retiré de mon expédition a été de voir Spolète, la station où l’on quitte le chemin de fer. C’est une ville que les touristes visitent peu et qui vaut la peine d’un arrêt. Sous son vieux nom français d’Espolice, elle m’était, depuis longtemps, familière. Nos chansons de geste mentionnent souvent cette vieille cité lombarde, siège d’un puissant duché, dont un titulaire, Gui, se fit même empereur au e
Spolète a conservé un beau souvenir de son antique puissance dans le grandiose viaduc, — le Ponte… delle… Torri, — jeté sur un ravin sauvage au eeGregorius… Meliorantius. Le chœur est illuminé par les fresques de Filippo Lippi, les dernières qu’il ait peintes. Il y a surtout un couronnement de la Vierge, malheureusement endommagé, où la Vierge, adorablement belle, vêtue d’un manteau blanc tout brodé d’or, est entourée d’un délicieux pullulement d’anges. Et ce qui rend ces suaves peintures plus chères encore, c’est qu’on voit tout près du chœur, au-dessus d’une arcade, le tombeau du peintre, qui mourut à Spolète avant d’avoir achevé son œuvre. Ce tombeau, que Laurent le… Magnifique voulut, de si loin, consacrer à son ami, a toute l’élégance florentine : au-dessus d’un sarcophage un médaillon porte l’image
Cinq heures de voiture mènent de Spolète à Norcia par une des plus belles routes qui se puissent voir, remontant d’abord le NeraNar.frigida… Nursia de Virgile.
Norcia était autrefois si diffamée par le voisinage du lac aux sortilèges que Norcino était devenu synonyme de sorcier, — ce qui paraît injuste, car dans tous les récits ce sont des étrangers qui viennent faire consacrer au lac leurs livres damnables. Elle est, d’autre part, sanctifiée pour avoir vu naître saint Benoît, le fondateur du Mont-Cassin, l’auteur de la règle des moines d’Occident, dont la statue s’élève sur la place publique et qui aurait dû préserver sa ville natale d’un si
Le sentier que nous suivons serpente d’abord sur les collines, entre des buissons chargés d’églantines roses, puis franchit des rochers abrupts ; assez difficile par endroits, il est en somme praticable. Mais le froid augmente à mesure que nous nous élevons, et les nuages sont si bas que nous n’apercevons pas, même près du but, les cimes du Vettore et de la Sibilla dont hier, à Spolète, nous voyions étinceler au soleil les plaques de neige. Nous franchissons un col appelé à bon droit la Ventosola, où nous sommes assiégés par une bise glaciale ; elle s’adoucit un peu, mais sans lâcher prise, pendant que nous traversons lentement le piano… grande qui fait l’orgueil de Castellucclo. C’est une immense prairie, qui a conservé l’égalité de surface, bien rare à cette altitude, du lac qu’elle était jadis et qu’elle redevient à la fonte des neiges ; elle est couverte d’un épais tapis de velours vert sabot renversé, dont Castelluccio occupe le haut. Ce « mauvais petit château » (c’est le sens propre de Castelluccio), jadis forteresse papale, est aujourd’hui un pauvre village. Nous y arrivons tout transis, et nous sommes heureux de nous réchauffer dans la cuisine de la maison hospitalière que M. Calabresi, le grand propriétaire du pays, a bien voulu, — toujours grâce aux soins vigilants de notre ami Rajna, — mettre à notre disposition.
Puis on délibère avec les muletiers et les habitants sur l’ascension du lendemain. Tous hochent la tête et la déclarent impossible. La nuit sera glaciale et la journée enveloppée d’un épais brouillard. La course est de sept heures environ : autant pour revenir et au moins deux heures de repos là-haut, c’est-à-dire qu’il faudrait partir à quatre heures du matin pour être rentrés à huit heures du soir, et passer les seize heures dans la brume. Ils se refusent à nous fournir des mulets et des guides. Notre ami, alpiniste aguerri, finit pourtant par décider un jeune homme à l’accompagner, et part à pied au milieu de la nuit. La
Ce qui me consolait un peu de ma déconvenue, c’est ce que notre ami nous avait rapporté : l’entrée du couloir souterrain est aujourd’hui fermée par une énorme pierre, placée là, nous dirent les naturels du pays, pour empêcher les fées de sortir. Souvent, en effet, surtout par les belles matinées ou soirées d’été, quand le soleil levant ou la lune éclairent dans les vallons les vapeurs légères et mouvantes, on voyait les fées danser sur les prairies, et ces apparitions, toutes gracieuses qu’elles fussent, jetaient dans l’âme salterelli que les villageois des montagnes mènent le soir aux sons des zampogne. On avait donc voulu leur fermer l’issue ; « en quoi, disait Hajna à ceux qui nous racontaient cela, vous avez fait une sottise ; car les fées se font aussi petites qu’elles veulent, et vous n’avez pu ne pas laisser quelque fente par où elles auront su se glisser ». Et ils avouaient en effet que les apparitions dansantes avaient été revues même après la clôture du souterrain.
Cette croyance est tout ce que j’ai recueilli dans le pays qui puisse rappeler l’ancienne légende, et, comme on voit, elle ne la rappelle que de très loin elle se rattache plutôt aux traditions antiques sur les danses des nymphes et se retrouve telle quelle dans beaucoup de pays où l’on ne connaît pas d’histoire de paradis souterrain. On nous a bien parlé de la « fontaine du Meschino » et de l’ermitage où habitaient les bons solitaires qui le conseillèrent si sagement ; on savait aussi que Guerino était allé consulter « la fée Alcine » ; mais ce n’étaient là que des réminiscences littéraires : tous ces villageois ont lu ou entendu lire le roman d’Andrea da Barberino dans sa forme modernisée, où la Sibylle, sans
Ainsi, en vue du port, j’abandonnais le projet qui m’avait fait venir de si loin. Mais Rajna, quelques semaines plus tard, recommença l’épreuve avec un peu plus de succès. Cette fois, au lieu de prendre l’itinéraire de Guerino, il prit celui d’Antoine de la Sale, bien préférable, à ce qu’il parait. Il fit, de Montemonaco, deux visites à la Sibylle, et constata la parfaite exactitude, sauf les changements survenus depuis, des renseignements d’Antoine de la Sale ; mais il ne put, cette fois encore, pénétrer dans le couloir souterrain. L’entrée est tellement obstruée qu’il faudrait d’assez longs travaux pour la dégager. La section d’Ascoli du Club alpin, qui a déjà fait une visite au Mont et rendu le vestibule plus accessible, voudra peut-être s’en charger, et quelque jour de hardis explorateurs, munis de
Ce mystère, comme je l’ai déjà dit, m’avait rappelé, il y a longtemps, celui qui enveloppe en Allemagne la légende du Tannhäuser et du Venusberg. Je ne savais pas que j’avais été précédé dans ce rapprochement. Quand j’en parlai, à Pise, en 1872, à mon ami A. d’Ancona, il me dit qu’il venait d’être fait par Alfred de Reumont, le célèbre historien allemand qui habita si longtemps Florence et était presque devenu un FlorentinSocietà…Columbaria de Florence. Ce discours est inséré dans les…Saggi…di…storia…e…letteratura de l’auteur (Florence, Barbera, 1880) sous le titre de : Un…Monte…di…Venere…in…Italia. Reumont a connu le livre d’Antoine de la Sale par l’extrait qu’en avait donné en 1862, — ce qui m’avait également échappé, — le baron Kervyn de Lettenhove dans les Bulletins…de…l’Académie…royale…de…Belgique. Cet extrait est malheureusement très incomplet (il ne dit rien du pape et de l’absolution refusée) et même peu fidèle : j’ai donné plus haut un ou deux spécimens des fantaisies que s’est permises le savant belge.e
Notre voyageur du e
Tannhäuser, il n’était pas encore en pleine possession de toutes les idées qu’il devait plus tard saisir et réaliser avec tant de force, mais elles flottaient déjà dans son esprit, et il avait au moins indiqué, dans le Vaisseau fantôme, celle qui les domine et les résume toutes et qu’il devait plus puissamment incarner dans le Tannhäuser. Je veux parler de cette conception
C’est dans les mythes traditionnels, dans les vieilles légendes populaires que cette âme de musique et de poésie étroitement unies devait, d’après Wagner, trouver à s’incorporer. Là, en effet, s’étaient traduites, en des symboles d’autant plus précieux qu’ils étaient à demi inconscients,
Le Moyen Âge que Wagner voulait faire revivre, en le transfigurant par le sentiment moderne, c’était le Moyen Âge allemand. Il croyait sentir en lui l’âme germanique des anciens temps, et il rêvait de lui donner une pleine conscience d’elle-même, de remplacer par une voix claire et puissante le naïf et mystérieux bégaiement de son enfance. Mais ici se place un de ces « malentendus féconds » dont aimait à parler Renan. Plusieurs des sujets que Wagner a traités avec amour parce qu’il les croyait profondément allemands ne le sont pas. Il les a bien pris dans des poèmes allemands du Moyen Âge, mais ces poèmes étaient traduits ou imités du français. Tel est le cas pour Tristan et Iseut, pour Perceval, sans doute pour Lohengrin. À vrai dire, derrière la forme française copiée dans les poèmes allemands on entrevoit pour ces thèmes une forme e
La légende du Tannhäuser a une histoire analogue, bien que l’intermédiaire français y fasse défaut. La source directe où Wagner l’a puisée n’est pas, cette fois, un poème allemand du eVaisseau fantôme. « Quel admirable poème ! — avait dit Heine en parlant du vieux
Volkslied qu’il reproduisait et dont il devait écrire plus tard une sorte de parodie à moitié bouffonne, à moitié pathétique. — Avec le cantique du Grand Roi (c’est le roi Salomon que je veux dire), je ne connais pas de chant plus enflammé d’amour que le dialogue entre dame Vénus et le Tannhäuser. Cette chanson est comme une bataille d’amour ; il y coule le plus rouge sang du cœur. »
Wagner s’éprit aussi de cette légende, où il trouvait, comme Heine, un thème éminemment dramatique. Le problème qu’il y sentait obscurément formulé revient souvent dans son œuvre et se posait au fond de sa propre nature, à la fois très sensuelle et très idéaliste. C’est la lutte qui se livre dans le cœur entre deux formes de l’amour, l’amour charnel et passionné, l’amour pur et idéal ; Tannhäuser ne peut longtemps, même aux bras de Vénus, se contenter du premier, mais quand il l’entend dénigrer par des gens qui ne sauraient en comprendre les ivresses, il proteste avec toute l’ardeur de son imagination et de ses souvenirs. La conciliation se ferait par la tendresse d’Élisabeth, qui saurait apaiser et épurer les flammes trop dévorantes de celui
Voilà ce que le poète-musicien a trouvé dans la légende du Tannhäuser, et cette conception est émouvante, humaine et dramatique. Mais elle est étrangère à la légende. Celle-ci n’est qu’une variante — relativement assez moderne — d’un thème très antique et très répandu, l’aventure du mortel qui, grâce à l’amour d’une déesse, pénètre tout vivant dans la région surnaturelle où brille un éternel printemps, où règne un immuable bonheur.
Une des formes de ce thème se distingue des autres en ce que le héros, après avoir joui quelque temps — souvent pendant des siècles qui lui ont paru des jours — des voluptés du pays enchanté où il a eu la merveilleuse chance d’être accueilli, éprouve le besoin de revoir le monde des vivants, y reparaît en effet, et finit par rentrer dans le séjour féerique où l’attendent l’amour et l’immortalité. C’est à cette classe qu’appartient la légende qui fait le fond de la chanson de
Wagner a, autrement encore, remanié la légende : il n’a pas laissé s’accomplir le retour désespéré de Tannhäuser ; il l’a remplacé par un dénouement édifiant, où la religion, l’amour et la pureté d’âme triomphent des forces de l’enfer ; la dissonance tragique et douloureuse qui terminait le vieux chant s’est transformée en un accord céleste, où les voix des anges font taire les derniers appels des démons.
C’est à une autre source que Wagner avait puisé cet élément purificateur et consolant, qui était absent, tout comme le personnage d’Élisabeth, de la légende même du Tannhäuser.
Cette légende, en effet, ne lui a point paru suffisante pour lui fournir tout son drame. Il y a
Un poème assez bizarre de la fin du eHenri d’Ofterdingen, où le mystérieux Minnesinger de la Wartburg est représenté comme ayant une nature à moitié satanique, où une chanson lascive célèbre les joies indescriptibles du séjour de Vénus, et où la belle Mathilde, nièce du landgrave, se sent gagnée par les accents audacieux d’Ofterdingen, qui remplissent d’horreur et d’indignation les représentants du pur amour chevaleresque : Venusberg, Tannhäuser s’y rend parce que sa criminelle aventure a été, par sa faute, révélée à tous, et pour en revenir digne de l’amour d’Élisabeth : dès lors, le miracle de la grâce octroyée par Dieu malgré le pape perd sa vraie signification, et le salut final du pécheur semble dû beaucoup plus aux prières et à la mort d’Élisabeth qu’à son propre repentir. Ce salut même, qui satisfait les spectateurs, est moins grandiose et moins émouvant que le dénouement terrible et mystérieux du vieux lied, la rentrée de Tannhäuser, désespéré, dans le paradis infernal qui se referme à jamais sur lui.
Venusberg n’apparaît pas en Allemagne avant le milieu du eVenusberg et raconte le refus du pape Uubain IV de lui pardonner ; il espère néanmoins obtenir sa grâce par l’intercession de la Vierge. La même inspiration miséricordieuse semble animer un petit poème dialogué, aussi du milieu du ee
Cette chanson existe, sous des formes assez diverses, en haut-allemand, en bas-allemand, en néerlandais, en danois ; on la trouve dans des manuscrits et des imprimés des eeCantique des Cantiques
Tannhäuser était un bon chevalier, Et il désirait voir des merveilles ; Il voulut entrer dans la montagne de Vénus, Où elle est avec d’autres belles femmes. Une fois qu’une année fut passée, Ses péchés commencèrent à lui faire peine : « Vénus, noble dame fine, Je veux me séparer de vous. — Sire Tannhäuser, je vous aime, Vous ne devez pas l’oublier ; Vous m’avez juré par serment De ne pas vous séparer de moi. — Dame Vénus, je ne l’ai pas juré, Cela je le conteste ; Si quelqu’un d’autre le disait, J’invoquerais le jugement de Dieu. — Sire Tannhäuser, que dites-vous là ? Il vous faut rester parmi nous. Je vous donnerai une de mes compagnes Pour être toujours votre femme. — Si je prenais une autre femme Que celle que j’ai dans la pensée, Au feu de l’enfer Il me faudrait brûler éternellement Dans la version suisse, Vénus promet « sa plus jeune fille ». La réponse de Tannhäuser (pareille dans toutes les versions) est peu claire : a-t-il une fiancée, ou veut-il parler de la Vierge Marie ? .— Vous parlez tant du feu de l’enfer, Et pourtant vous ne l’avez pas senti ; Pensez à mes lèvres rouges Qui rient à toute heure. — Que me font vos lèvres rouges ? Je ne m’en soucie pas Je passe ici huit vers qui répètent à peu près les précédents. …Donnez-moi congé, noble dame, De votre corps orgueilleux. — Tannhäuser, ne parlez pas ainsi ! Revenez à d’autres pensées : Allons dans ma chambrette, Et jouissons du noble jeu d’amour ! — Votre amour m’est devenu déplaisant ; Je devine vos mauvaises pensées : Je vois au feu de vos yeux Que vous êtes une diablesse Je traduis ce quatrain d’après des variantes et j’omets ensuite trois quatrains qui appellent cependant quelques remarques. Vénus finit par donner congé à Tannhäuser et lui recommande de la célébrer ; la chanson ne donne pas de suite à cette indication, dont Wagner s’est inspiré pour la scène de la Wartburg. — Elle lui dit aussi : « Prends congé des vieillards », désignant sans doute les plus anciens des habitants de la montagne, auxquels, dans les habitudes courtoises du Moyen Âge, il devait demander congé avant de partir. S’appuyant sur la leçon d’une seule version (la plus ancienne, il est vrai) « du vieillard », — on a voulu trouver là la mention du « fidèle Eckart », personnage de la vieille épopée germanique qu’on trouve mêlé à quelques descriptions du … »Venusberg; mais cela est tout à fait invraisemblable, Il est même possible que la variante danoise, qui dit : « Nous vous montrerons le chemin », ait ici conservé la forme primitive (voir le récit d’Antoine de la Sale). Dans unMeisterlied, qui est peut-être duxv siècle, on lit : « Prends congé du vert rameau. »eIl partit ainsi de la montagne Dans le trouble et le repentir. « Je veux aller à Rome Et me confesser au pape. Me voilà joyeusement en route : Que Dieu me protège toujours ! Je vais trouver le pape Urbain, Voir s’il pourrait me sauver. Ah ! pape, mon cher seigneur, Je vous avoue en pleurant le péché Que j’ai commis dans ma vie, Comme je vais vous le raconter. Je suis resté pendant un an Auprès d’une dame nommée Vénus. Je veux me confesser et recevoir une pénitence, Savoir si je pourrais voir Dieu. » Le pape tenait à la main un bâton sec ; Il le ficha en terre Ce vers est emprunté aux leçons bas-allemande, néerlandaise et danoise. :« Aussi bien que ce bâton peut verdoyer Tu peux obtenir la grâce de Dieu La plupart des versions intercalent ici un quatrain qui ne va pas avec le reste : « Et si je vivais encore un an, — un an sur cette terre, — je ferais confession et pénitence — et gagnerais la grâce de Dieu. » Dans quelques-unes, cette pensée est suivie de malédictions contre les prêtres, qui perdent tant d’âmes que Dieu aurait volontiers sauvées. ! »Il repartit de là En trouble et en douleur : « Ah ! Marie, pure Vierge mère, Il me faut me séparer de toi Très jolie variante dans la version suisse : « Quand il sortit par la porte de la ville, il rencontra Notre Dame : — « Adieu, Vierge pure ! — Je n’ai plus le droit de te regarder ! » — La variante bas-allemande est d’une beauté antique : « Quand il arriva devant la montagne, — il regarda de tous côtés autour de lui : — « Adieu, soleil, — adieu, lune, — et aussi tous mes chers amis ! » ! »Il rentra dans la montagne, Pour toujours jusqu’à la fin : « Je retourne auprès de ma dame si tendre, Puisque Dieu m’y renvoie. » « Soyez le bienvenu, Tannhäuser ! Je vous ai attendu longtemps. Soyez le bienvenu, cher sire, Mon amant choisi entre tous ! » Le troisième jour était venu, Quand le bâton se mit à verdoyer : Le pape envoya par tous pays Savoir ce qu’était devenu Tannhäuser. Il était rentré dans la montagne, Il avait choisi son amour, Et à cause de cela le quatrième pape Urbain Fut perdu pour l’éternité. Aucun pape, aucun cardinal Ne doit damner un pécheur : Que le péché soit aussi grand qu’il voudra, Dieu peut toujours le pardonner La fin est assez différente suivant les versions : la dernière strophe n’est que dans deux leçons. Les leçons bas-allemande et danoise ont supprimé la damnation du pape ; elles disent : « Le pape se chagrina beaucoup, — et il pria sans cesse — que Dieu exauçât le vœu de Tannhäuser — et lui pardonnât son péché. » La chanson néerlandaise intercale trois strophes, qui ne manquent pas de poésie, sur l’attitude de .Daniel(c’est ici le nom du héros) quand il est rentré dans la montagne : il s’assied sans mot dire, et c’est en vain que Vénus lui offre un repas délicat et une coupe d’or : il ne boit ni ne mange ; elle fait danser devant lui sept jeunes filles rieuses : « Sire Daniel reste silencieux. » La chanson danoise ajoute deux quatrains édifiants sur les dangers de l’amour, prouvés par l’exemple deDanyser.
Il y a dans ce beau poème, si pénétrant avec Venusberg.
Il a existé au eMinnesinger appelé le Tannhäuser, dont les chansons, écrites souvent d’un style bizarre et pédantesque, offrent un singulier mélange de joie de vivre et de piété, de licence et de repentir. Est-ce à cause de cela qu’on en a fait le héros de notre légende ? On ne lisait plus guère au eMinnesinger, et rien d’ailleurs dans celles du Tannhäuser ne suggérait l’idée d’une aussi fantastique Meistersänger. Il y avait un ton, c’est-à-dire une forme rythmique et musicale, qui se rattachait à une des formes inventées par lui, et qui fut longtemps employé avec deux variétés, « le ton court » et « le ton long » de Tannhäuser. Les plus anciennes poésies où apparaisse la légende sont composées « dans le ton long de Tannhäuser », et l’introduction de ce nom dans la merveilleuse histoire n’a peut-être pas d’autre cause. On a cependant pensé que c’était bien le Minnesinger du eVenusberg ? Je crois bien plutôt que le nom du pape Urbain est venu d’Italie avec la légende elle-même
Le nom du Venusberg est propre aussi à la légende allemande, mais il n’y a pas de raison de croire qu’il appartient à une ancienne tradition. On ne le rencontre pas en Allemagne antérieurement à la légende du Tannhäuser elle-même, et il paraît être simplement le produit d’une substitution du nom de Vénus à celui de la Sibylle, moins connuGuerre de la Wartburg dont Wagner devait mêler le thème à l’histoire du Tannhäuser. On y parle de Félicia, fille de Sibylle, qui, avec Junon ( !) et Arthur, vit dans une montagne. Cette Sibylle, mère de la Félicité, et son empire souterrain doivent provenir de la légende italienne. Or cette allusion remonte au eeVenusberg souvent mentionné dans la littérature allemande des eeeEvagatorium, la reconnaissait dans le mont Sainte-Croix, de Chypre, l’ancien promontoire d’Aphrodite : « Le bruit court parmi le peuple en Allemagne qu’un noble de Souabe, appelé le Danhuser, vécut quelque temps dans cette montagne avec Vénus. Pressé par le remords, il vint se confesser au pape, mais l’absolution lui étant refusée, il retourna dans la montagne et ne reparut plus. Il y vit, dit-on, dans les délices, jusqu’au jour du jugement… Pourtant Vénus est morte et damnée, sans aucun doute. » J’emprunte cette citation curieuse à Émile-Melchior de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos, p. 25.
Venusberg et le Tannhäuser écartés, reste la légende religieuse. Celle-ci ressemble tellement à la légende italienne sur la Sibylle qu’il faut que l’une provienne de l’autre. Dans toutes deux, nous voyons le héros s’arracher, par remords, aux délices du « paradis » souterrain où il a pénétré ; dans toutes deux, il se rend de là directement à Rome et demande l’absolution au pape, qui la lui refuse ; dans toutes deux, il retourne, désespéré, à la montagne fatale, et les messagers du pape, envoyés pour lui annoncer qu’il est pardonné, arrivent trop tard. Certains traits, conservés seulement dans quelques variantes du Lied, augmentent encore la précision de ces rapprochements : une chanson suisse nous dit que, quand Tannhäuser était chez « dame Frene », un an lui semblait un jour, tout comme au héros de La Sale ; une autre, suisse également, Lied, elle lui donne elle-même son amour, mais il reste un vestige de la conception plus ancienne.
Le seul critique qui, jusqu’à ces derniers temps eût rapproché de la chanson allemande le récit d’Antoine de La Sale, Alfred de Reumont, croyait que c’était la légende allemande qui avait pénétré en Italie. M. Soderhjelm pense aussi que la légende du Tannhäuser a été apportée au Monte della Sibilla par ces visiteurs allemands que mentionne La Sale et dont le bon Arnold de Harff fut le dernier. Mais cette hypothèse soulève de grandes difficultés. Il faut admettre, en effet, que deux légendes presque pareilles, comprenant également des traits forts particuliers, comme la métamorphose des habitants de la montagne en serpents et le voyage à Rome du pécheur repentant, s’étaient formées indépendamment en Allemagne et en Italie, et qu’elles se sont fusionnées Guerino il Meschino, aurait attribué au pape un rôle bienveillant et fait absoudre par lui le héros de l’aventure. Cela ne paraît pas vraisemblable. Le récit de Guerino est bien plutôt, comme je l’ai dit, une variante édifiante de l’histoire originaire : si Guerino reçoit l’absolution du pape, cela s’explique fort bien, puisqu’il a résisté aux séductions de la Sibylle.
Mais la présence même de ce récit dans un roman écrit en Toscane avant la fin du eintravit. D’ailleurs il parle de personnages d’autres nations qui avaient aussi pénétré dans le paradis.Venusberg devint longtemps pour les Allemands un objet de terreur et de désir ; seulement, comme je l’ai dit, on ne savait où le placer : on le cherchait non en Allemagne, mais en Italie, peut-être par une vague réminiscence de l’origine de la légende. Quant au héros, sans doute anonyme dans les récits italiens, il reçut le nom de Tannhäuser, pour les raisons que j’ai essayé d’indiquer plus haut.
Per lor maladizion si non si perde, Che non possa tornar l’eterno amore, Mentre che la speranza ha fior del verde . Purg., c. III, t. 45.
Ce qui paraît impossible aux hommes, Dieu « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’être sauvé. — Aucun riche ne peut donc être sauvé ? — Rien n’est impossible à Dieu. »
Cet emblème du bâton desséché qui reverdit ou fleurit se retrouve dans quelques légendes pieuses ; c’est un produit charmant et spontané de l’imagination populaire. Déjà dans Homère, quand Achille jure par le bâton qu’il tient à la main et « qui ne portera plus de feuilles ni de branches et ne reverdira plus, car l’airain lui a enlevé son feuillage et son écorce », il veut certainement dire qu’il ne changera pas plus de résolution que le bâton ne reverdira.
La morale qui se dégage de la forme religieuse donnée à notre légende est une de celles que le Moyen Âge a le plus aimées, et il l’a souvent, comme ici, appliquée à des histoires auxquelles elle était d’abord tout à fait étrangère. C’est l’idée, éminemment catholique, qu’il n’est pas de si grand péché que Dieu ne pardonne à la confession et au repentir sincère. Les légendes de saint Grégoire, incestueux et parricide, de saint Jean Bouche d’Or, fornicateur et assassin, de Robert le
C’est en Italie que la légende doit avoir pris eeeeMonte della Sibilla, dont nous pouvons constater l’existence à une époque bien plus ancienne.
La légende italienne n’est d’ailleurs, nous l’avons vu, que l’adaptation aux idées chrétiennes d’un thème antérieur au christianisme. Ce thème paraît de formation celtique, et il a dû être apporté en Italie, avec bien d’autres, des bords lointains de l’océan britannique. Il contient, si on veut le presser, un problème psychologique plus haut et plus vaste que la lutte de l’amour sensuel
Le héros de notre légende est accueilli dans un séjour où tous les maux de la terre sont inconnus, où le temps s’écoule sans faire sentir sa fuite, sans amener les dégradations de la vieillesse et la menace, chaque jour plus voisine, de la mort, où toutes les jouissances, ici laborieusement conquises, disputées à la souffrance, précaires et fugitives, sont données sans mélange et obtenues sans travail, où l’amour, enfin, « le seul bien d’ici-bas », est à la fois éternel et toujours nouveau. Mais dans ce « paradis », dans cette « terre de la joie », dans ce « pays de l’éternelle jeunesse », il éprouve au bout de quelque temps la satiété de voluptés sans lutte, d’une vie sans activité et sans travail ; il ressent l’impérieuse nostalgie de la vraie vie humaine avec ses désirs rarement satisfaits, avec ses peines qui assaisonnent les joies, avec ses efforts qui donnent du prix aux résultats atteints… Ainsi ce bonheur parfait
Le sentiment qui est au fond des vieux mythes sur le séjour de la joie sans mélange s’est retrouvé — tant il est vraiment humain — dans l’âme du poète philosophe qui, de nos jours, a essayé, sans recourir à ces mythes et sans les connaître, de donner, lui aussi, un corps à notre rêve de bonheur. Sully Prudhomme nous montre deux amants, — il a réuni dans son paradis deux êtres qui s’aimaient sur terre, et cela est plus délicat et plus touchant que les amours du mortel, dans les vieilles légendes, avec une déesse ou une fée, — il nous les montre, — en un séjour où est rassemblé tout ce qui peut charmer les sens et l’âme, où il n’y a ni douleur, ni fatigue, ni mal d’aucun genre, où le besoin de savoir est satisfait aussi bien que celui de sentir, — jouissant d’abord avec ivresse et de tout ce qui les entoure et de leur amour que rien ne menace plus. Mais bientôt la mélancolie se glisse dans l’âme de Faustus : il ne peut se contenter de jouir sans mériter, sans valoir ; il pense aux hommes, ses frères, qui gémissent encore sous le poids de l’ignorance, de la misère, de la douleur et du vice, et, d’accord avec sa
La vague conception des anciens âges est ici singulièrement ennoblie par une pensée où ont passé le souffle de la philosophie idéaliste et la flamme de la charité chrétienne ; mais elle est essentiellement la même, et elle répond à l’éternelle antinomie qui fait le fond de la nature humaine. Elle semble au premier abord bien pessimiste ; à la méditer, elle apparaît consolante. Elle nous réconcilie avec notre destinée en nous montrant que cette destinée nous est imposée par notre nature et que nous en rêverions vainement une autre tant que nous garderons cette nature, dont nous ne pouvons nous défaire sans cesser d’être nous-mêmes. Elle nous fait accepter les fatigues, les incertitudes, les souffrances, la vieillesse, la mort, comme les données mêmes de notre condition ; elle nous rend plus précieuses les joies que nous arrachons à tant de menaces ; elle rehausse, enfin, en nous le sentiment de notre dignité méritant sans cesse par l’effort les biens que nous pouvons atteindre, nous nous sentons supérieurs à ce que seraient des bienheureux auxquels la félicité tomberait du ciel toute prête et
Cette idée si profonde, où se mêlent d’une façon si poétique l’enchantement de l’espérance et le désenchantement de la réflexion, n’est à vrai dire que suggérée par le vieux conte, elle n’y est pas nettement indiquée, car il fait rentrer le héros, et pour toujours, dans le paradis qu’il a quitté. Encore moins a-t-elle pu être celle des premiers mythes, d’où ce conte s’est peu à peu développé, et qui ne connaissent pas même le retour passager du héros. À l’origine, il s’agissait sans doute simplement de la possibilité pour l’homme d’arriver, même avant sa mort, à la félicité dont quelques héros jouissent, après la mort, dans la « terre des bienheureux ». Plus anciennement encore, cette terre de la mort, devenue la terre de l’immortalité, n’était que le reflet du vague rêve qui se levait dans 1’âme enfantine des premiers hommes pensants lorsqu’ils voyaient le soleil disparaître derrière une montagne ou, au bout de l’horizon, se plonger dans la mer. Ils imaginaient le pays mystérieux où l’astre séjourne jusqu’à ce qu’il reparaisse de l’autre côté du ciel ; ils se plaisaient à y voir un monde enchanté, d’où l’astre éternellement jeune ressortait chaque jour aussi brillant, et où peut-être était réalisée cette
C’est ainsi que les rêves des vieux âges, passant de lieux en lieux, et de générations en générations, se colorent des pensées changeantes des époques, des races et des patries qui se les transmettent. L’antique « Hespérie », la terre que le soleil visite au-delà des mers du couchant, est devenue le pays féerique, peuplé de femmes d’une incomparable et éternelle beauté, où règne la félicité sans mélange. Des mortels y sont allés, et l’on en a vu revenir vivants quelques-uns qui y sont retournés pour toujours. Ailleurs, c’est dans une de ces montagnes qui semblent former la barrière de l’empire nocturne du soleil, qu’on a placé le palais de l’éternelle jeunesse. Le christianisme est venu : l’Église voit dans ce faux paradis un véritable enfer, et refuse d’absoudre le téméraire qui assure y avoir pénétré ; mais le peuple croit que Dieu aurait pardonné à celui qu’a égaré le rêve indomptable du bonheur. Et le poète philosophe de nos jours ne trouve que vanité dans le rêve lui-même, tandis que pour le dramaturge la lutte entre l’enfer et le paradis devient la lutte entre deux formes de l’amour… C’est toujours, sous des masques différents, le même visage qui nous apparaît, le même sphinx qui nous fascine. Nous voudrions accorder les joies éphémères de
Die Sage vom ewigen Juden, 1re éd., Stuttgart, 1845, 2e éd., 1861, p. 94, cite une légende, mais nous n’avons pu la vérifier ; le livre espagnol de Ducos, Historia del Judio errante, mentionné dans la Bibliographie biographique d’OEttinger, n’est sans doute qu’une traduction du livret populaire français.
Avant de rechercher le point de départ de cette littérature, nous dirons quelques mots de légendes plus anciennes, qui ont avec celle qui nous occupe un rapport certain ou probable, ou qui du moins nous présentent une idée analogue. Le premier Juif Errant, comme on l’a fort bien remarquéLa légende du Juif Errant, Paris, 1877.
Une légende arabe, qui probablement, comme tant d’autres recueillies dans le Coran, a sa source dans les récits populaires des Juifs d’Arabie, nous montre un autre voyageur sans trêve, plus rapproché de notre héros : Samiri, celui qui avait fabriqué le veau d’or, fut maudit par Moïse ; il s’éloigna aussitôt des tentes d’Israël. « Depuis ce temps il erre, comme une bête sauvage, d’un bout du monde à l’autre. Chacun le fuit et purifie le sol que ses pieds ont foulé, et lui-même, dès Coran, sur. XX, v. 89 ss. ; Graesse, p. 94 ; Schœbel, p. 57.al Kharaïti, « le Tourneur ». Les marins arabes ont transformé cette légende : ils font du « vieux Juif » un monstre marin à face humaine, à barbe blanche, qui apparaît parfois, au crépuscule, à la surface des flots
Il n’y a aucun lien direct, bien qu’il y ait peut-être plus qu’une ressemblance fortuite, entre ces vieux récits et les légendes qui se groupèrent autour du souvenir de la passion de Jésus. L’imagination populaire, comme on sait, ne se contenta pas de ce que rapportent les évangiles. Elle développa longuement l’histoire antérieure ou subséquente de plusieurs des personnages qui apparaissent dans ce drame, de Judas par exemple, de Pilate, des deux larrons, de Joseph d’Arimathie ; elle créa les merveilleux épisodes de Bérénice (Véronique), qui recueillit sur un linge l’empreinte de la face divine ; de Longin, l’aveugle-né, qui, ayant percé de sa lance le flanc du Sauveur,
Il en était un qui devait particulièrement frapper l’imagination, c’est celui des soufflets donnés au Christ. On rapporta à un seul homme, et à celui qui aurait dû en avoir le plus d’horreur, le crime odieux d’avoir frappé cette face auguste, on l’aggrava encore, et on inventa pour le coupable une expiation égale à son forfait. Une légende italienne, que nous sommes porté à croire fort antique, raconte qu’un Juif, appelé Malc, donna à Jésus un soufflet avec un gant de fer ; en punition, il est condamné à vivre sous terre, tournant toujours autour d’une colonne (sans doute la colonne où Jésus fut attaché) ; à force de tourner, il a creusé profondément la terre sous ses pas. Il se frappe avec désespoir la tête contre cette colonne, mais il ne peut se donner la mort, car sa sentence est de souffrir ainsi jusqu’au jugement dernier. Le nom originaire de ce personnage est Malc et non Marc (bien que cette dernière forme soit la plus répandue), et c’est bien le même Malc auquel saint Pierre coupa l’oreille et que Jésus guérit. Dans tous les mystères du Moyen Âge, on le représente comme ayant
Dius, tu garis Marcus, ki tous fu enleprés : Mesiaus fu de viaire et de bouche et de nés, Li premiers hons en terre ki en fu encombrés. Ice fu li premiers, dire l’oï letrés, Ki te mist a l’estache quant tu i fus menés, Et tu le maudesis, meïsmes Damedés, Ke jamais pour s’amour ne fust lepreus sanés, Ne sera il pour voir, ja Dius n’en ert faussés . Fierabras, v. 1186 ss.
Répandue à Venise, à Naples, en Sicile, la légende de Malc a donné lieu à des expressions proverbiales qui en attestent la popularité : on dit en Sicile, d’une personne laide et mal plaisante : Havi’na faccia di lu judeu MarcuFiabe, Novelle e Racconti popolari siciliani, III, 46 ; IV, 397.Lu judeu Marcu est devenu, par une sorte d’assimilation à Judas, lu Juda-Marcu dans des chants populaires siciliensCanti popolari siciliani, II, 368.eDe duobus testibus vins passionis dominicœ, Jena, 1668, § 4 ; Magnin, Causeries et Méditations, t. 1, p. 104.
C’est encore, si nous ne nous trompons, la même légende qui se retrouve au fond du curieux récit où, pour la première fois avec une date certaine et des traits précis, apparaît, sinon le Juif Errant, au moins un témoin immortel de la Passion. Le célèbre moine de Saint-Alban, Matthieu Paris, raconte qu’en l’année 1228 un archevêque d’Arménie vint en Angleterre, et que, entre autres merveilles qu’il raconta de son pays, il parla « de ce Joseph, dont le nom revient souvent dans l’entretien des hommes, qui fut présent à la Passion du Seigneur, lui parla, et vit encore, en témoignage de la vérité de notre foi ». L’archevêque assura qu’il connaissait ce Joseph, lequel avait mangé à sa table peu de temps avant son départ, et il
L’archevêque arménien alla aussi à Cologne. En allant ou en revenant, il s’arrêta, pendant le carême, chez l’évêque de Tournai, et là il raconta de nouveau son historiette, dont nous trouvons une variante dans la Chronique en vers de Philippe Mousket, qui écrivait à Tournai vers 1243. Le récit de Mousket est donc indépendant de celui de Matthieu Paris, bien qu’il remonte à la même source. « L’archevêque, dit-il, raconta qu’il avait vu un homme qui assistait au
Ces deux textes (qu’on peut lire l’un et l’autre dans Graesse, p. 122 ss.) donnent lieu à plusieurs observations. Ils ont cela de commun que des paroles dites par le héros du récit au Christ sont reprises par celui-ci et deviennent le texte même de sa sentence. Mais ces paroles ne sont pas les mêmes. Chez Matthieu Paris, Cartaphilus dit à Jésus : « Va, marche », et Jésus lui répond : « Je vais, et tu attendras que je vienne. » L’homme de Mousket dit, bien plus innocemment, aux Juifs qui font crucifier Jésus : « Attendez-moi », et Jésus lui dit : « C’est toi qui m’attendras. » La seconde version paraît altérée ; pourquoi cette curiosité aurait-elle été seule punie, et non l’inhumanité des Juifs ? Les deux versions ont en commun, dans les paroles de Jésus, le mot : « Tu
Au reste, Cartaphilus (que Mousket ne nomme pas) n’est pas Juif ; en sa qualité d’employé de Pilate, il faut bien plutôt le considérer comme un Romain. Son nom est bizarre. On en a proposé une explication fort ingénieuse : χάρτα φίλος signifie en grec « très cher, bien-aimé », et sous ce nom il faudrait simplement reconnaître le disciple « que Jésus aimait ». De lui, en effet, Jésus dit à Pierre, dans l’évangile même attribué à ce disciple (Jean XXI, 22) : « Si je veux qu’il reste jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Sur quoi il se répandit parmi les disciples un bruit, que ce disciple ne mourrait pas. » Il est difficile de méconnaître un lien entre ces paroles du Christ et celles qu’il adresse à Cartaphilus : « Tu attendras jusqu’à ce que je vienne. » Mais quel est ce lien ? Une autre parole de Jésus, recueillie dans les trois évangiles synoptiques avec de minimes différences, dut aussi frapper l’imagination : « Je vous le dis en vérité, il y en a, parmi ceux qui sont ici devant moi, qui ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Fils de l’homme venir dans sa royauté » (Matth. XVI, 28), ou « d’avoir vu la royauté de Dieu » (Luc IX, 27), ou « d’avoir vu la royauté de Dieu venue dans sa puissance » (Marc IX, 1). Quand les faits eurent démenti le sens le plus naturel de ces paroles, la croyance populaire dut chercher à les justifier néanmoins : on supposa que certains témoins de la vie du Christ avaient été miraculeusement soustraits à la mort. On put regarder cette destinée soit comme une récompense, soit comme un châtiment, et de là vient qu’on l’attribua soit au disciple bien-aimé, à qui elle semblait d’ailleurs clairement prédite, soit au contraire à un homme coupable d’une offense particulière envers le Christ. Les récits relatifs à l’immortalité de saint Jean sont connus. En l’an 16 de l’hégire, le chef arabe Fadilah rencontra un vieillard qui lui dit que par l’ordre de Jésus il restait en vie jusqu’à son avènement ; il s’appelait Zerib, fils d’Élie
Au reste, il est malaisé de faire la part de la tradition et de l’invention dans le récit de l’archevêque arménien. Ajoutons qu’il fut transmis par interprète, et peut-être le truchement de l’archevêque, le chevalier d’Antioche qui rapportait ses paroles en français (lingua gallicana) s’est-il amusé de la crédulité de ses auditeurs. Il est curieux que Matthieu Paris parle de la légende comme si, avant l’arrivée de l’archevêque, on l’eût déjà connue en Angleterre : « On l’interrogea dit-il, sur ce Joseph dont le nom revient si souvent dans l’entretien des hommes... » Mais ce n’est sans doute là qu’une prétention du moine anglais, pour ne pas paraître avoir ignoré une chose si merveilleuse. Il est certain qu’avant lui il n’est fait nulle part mention de ce personnage et de son histoire. Ce qui donne lieu de soupçonner la sincérité de l’archevêque arménien, c’est que ni en Arménie ni dans aucune autre partie de l’Orient chrétien, on ne rencontre, que nous sachions, la moindre trace de la légende qu’il débitait avec tant d’assurance, à moins qu’on ne e
La bibliographie des plus anciennes éditions Relation merveilleuse d’un Juif appelé Ahasvérus a été dressée par Graesse (p. 101 ss.) avec un désordre qui fait naître de grands soupçons d’inexactitude. L’édition qu’il place en tête est de Leipzig, 1602, in-4°, mais elle porte sur le titre : Neulich gedruckt zu Leyden. Graesse cite avec doute une édition de Leide, 1602, qui pourrait donc être la première, mais il en mentionne sans réserve dubitative une de Bautzen, 1601 ; il en signale plusieurs autres de 1602 et 1604. Personne n’a contrôlé ces indications confuses. Graesse emprunte d’ailleurs le texte de la lettre qui est la partie essentielle de ce livret à une édition où l’auteur de cette lettre signe Chrysostomus Dudulaeus et date de « Refel (Reval), le 1er août 1613 », tandis que dans la bibliographie il ne fait apparaître ce nom qu’en 1619, et que d’autres en reculent la première apparition jusqu’en 1635. Il a dû d’ailleurs exister de cette lettre des éditions isolées. Quoi qu’il en soit, toutes celles que nous avons se ressemblent par le fond, qui est en abrégé le suivant :
« Paul d’Eitzen, docteur de la sainte Écriture et évêque à Schleswig, a raconté à plusieurs personnes que dans sa jeunesse, après avoir étudié à Wittenberg, étant retourné en 1547 chez ses parents à Hambourg, le dimanche suivant, à l’église, pendant le sermon, il remarqua un homme d’une haute taille,
aux cheveux longs tombant sur les épaules, debout, pieds nus, en face de la chaire, qui écoutait le prédicateur avec grand recueillement ; et chaque fois que le nom de Jésus était prononcé, il s’inclinait très bas avec grande humilité, frappait sa poitrine et soupirait. Il n’avait pas d’autre vêtement, dans cet hiver très dur, que des chausses tout à fait déchirées au bas, un pourpoint serré par une ceinture et tombant jusqu’aux pieds ; il semblait avoir cinquante ans. Plusieurs personnes qui étaient là se sont rappelé avoir vu cet homme en Angleterre, France, Italie, Hongrie, Perse, Espagne, Pologne, Moscovie, Livonie, Suède, Danemark, Écosse et en divers autres lieux… Paul d’Eitzen l’ayant trouvé après le prêche, lui demanda qui il était et depuis quand il était dans cette ville. À quoi il répondit très modestement et dit qu’il était Juif de naissance, qu’il s’appelait de son nom Ahasvérus, qu’il était cordonnier de son métier, qu’il avait assisté de sa personne au crucifiement et à la mort du Christ, que depuis lors il était resté en vie et qu’il avait parcouru bien des contrées ; à l’appui de quoi il raconta beaucoup de circonstances de la Passion du Seigneur. À de nouvelles demandes il répondit qu’au temps de la Passion il était établi à Jérusalem, et que, tenant avec les autres Juifs le Seigneur Christ pour un hérétique et un séducteur du peuple, il avait fait son possible pour qu’il fût exterminé. Quand Pilate eut prononcé la sentence, sachant que le condamné devait passer devant sa maison, il courut en hâte chez lui, dit à ses gens de venir voir, et, prenant son petit enfant dans ses bras, vint se placer devant sa porte. Quand Christ, portant sa lourde croix, arriva là, il s’appuya pour se reposer à la maison du cordonnier et s’y arrêta quelque peu, mais lui, par colère et mauvais vouloir et pour s’en faire gloire auprès des autres Juifs, chassa le Seigneur Christ et lui dit de s’en aller où il devait aller, sur quoi Jésus le regarda fixement et lui adressa ces paroles : Je m’arrêterai et me reposerai, mais toi tu marcheras jusqu’au jugement dernier. Aussitôt il mit son enfant à terre et ne put rester là plus longtemps. Il suivit Christ et vit toute sa Passion. Ensuite il lui fut impossible de retourner à Jérusalem, il se mit à parcourir le monde, et ne revint qu’après beaucoup d’années dans sa ville natale, où il trouva tout détruit et ravagé… Quant aux intentions de Dieu en le laissant ainsi misérable dans ce monde, il n’en peut croire autre chose, sinon que Dieu veut peut-être garder jusqu’au jugement dernier un témoin vivant contre les Juifs et les incrédules… Pour lui, il accepterait volontiers que Dieu du ciel le retirât de cette vallée de misère. Il fut ensuite interrogé par des personnes savantes, qu’il remplit d’admiration par les réponses aux questions qu’on lui fit sur ce qui s’était passé dans le pays de l’Orient après la crucifixion du Seigneur… Quant à sa manière de vivre, il se tient très tranquille et réservé, il ne parle guère que pour répondre aux questions qu’on lui fait ; quand on l’invitait à dîner, il mangeait peu et sobrement ; il est toujours pressé, ne reste jamais longtemps au même endroit ; à Hambourg, Dantzig et ailleurs on lui a offert de l’argent, mais il ne prenait guère plus de deux escalins, et il les distribuait aussitôt aux pauvres, disant qu’il n’avait besoin de rien, que Dieu pourvoyait à ses besoins, car il s’était repenti de son péché, et Dieu lui pardonnerait ce qu’il avait fait par ignorance. Pendant tout le temps qu’il a passé à Hambourg et à Dantzig on ne l’a jamais vu rire. En tout pays où il est venu, il en parlait le langage. De beaucoup d’endroits, proches ou lointains, les gens sont venus à Hambourg ou Dantzig pour le voir. Il ne pouvait entendre blasphémer ou jurer par la Passion de Dieu, il s’indignait alors amèrement. »
Cette lettre, s’il faut en croire certaines indications, date de 1564 ; mais nous ne voyons nulle part aucune raison de croire qu’elle ait été publiée avant le commencement du eNewe Zeitung von einem Juden von Jerusalem n’est en effet qu’un de ces « canards » si fréquents à la fin du ee
Quand nous disons « créé », il faut s’entendre : il n’en a pas inventé le fond, mais il l’a très arbitrairement transformé. « Il fallait, dit Magnin, que cette légende singulière eût jeté de bien profondes racines au Moyen Âge pour avoir ainsi survécu en Allemagne à la réforme de Luther. « Cette opinion est tout à fait erronée. Le même critique pense que Matthieu Paris n’a rapporté la légende contée par l’évêque arménien que « parce qu’elle différait du récit reçu dans les contrées soumises à l’Église latine ». M. Paul Lacroix, Histoire des livres populaires, 2e éd., I, 477.e
Il ne nous paraît pas douteux qu’il ait emprunté le fond de son histoire à Matthieu Paris. L’Historia major de cet auteur, publiée à Londres en 1571 et réimprimée à Zurich en 1586, avait eu dès l’abord un grand succès, surtout parmi les protestants, à cause de l’esprit qui y règne, constamment hostile à la cour de Rome. C’est là que l’auteur de notre Relation a trouvé la matière qu’il a arrangée à sa guise. Entre son récit et celui du moine anglais il subsiste des coïncidences tellement frappantes qu’elles ne peuvent être l’effet du hasard ou le produit d’une tradition vraiment populaire. Ainsi Cartaphilus est représenté comme
Voilà ce qui atteste la dépendance où le second récit est du premier, mais le nouvelliste allemand a pratiqué plusieurs changements à son modèle. Comme il voulait faire du Romain un Juif, il lui a donné un autre nom, tiré, assez mal à propos, de la Bible, où Ahasvérus est un nom perse, — une autre profession, car le portier de Pilate ne
Les modifications faites par Dudulaeus, que ce nom soit réel ou fictif, au récit de Matthieu Paris, rendaient Ahasvérus si différent de Cartaphilus, au moins en apparence, que des « critiques » en firent expressément deux personnages : une brochure parue en 1645, sous le titre de Relatio oder Kurtzer Bericht von zweien Zeugen der Leyden Jesu Christi, s’efforce doctement de prouver qu’il
L’opuscule dont nous avons rapporté le titre fait suivre, dans la reproduction qu’en a donnée Graesse, la lettre en question du récit d’autres apparitions du Juif en 1575, 1599 et 1601 ; mais elles ne sont mentionnées nulle part en dehors dudit opuscule. Il n’en est pas de même de celles qui en suivirent la publication et la diffusion, évidemment très considérables dès l’origine. Pendant tout le commencement du enostratium vernacula historia) n’a pas rougi de le rapporter. J’ai donc les anciens auteurs de nos annales pour garants qu’on l’a vu, dans plus d’un siècle, en Espagne, en Italie, en Allemagne, et qu’en cette année (1602 ?) on l’a reconnu pour le même qui avait été historia vernacula il entend peut-être le livret traduit de l’allemand, qui aurait alors été imprimé avant 1604, tandis qu’on attribue d’ordinaire la première édition à 1609. M. de Douhet cite une édition faite à Turin à la fin du seizième siècle, d’autres de Leide et de Bruges, vers 1600, mais ce sont des assertions sans preuves. Un contemporain de Bouthrays, Boulenger, en rapportant ce passage, déclare qu’il n’y ajoute nullement foi
Un autre historien un peu postérieur, Louvet, aurait pu nous donner sur le fameux Juif des renseignements bien plus précis. « Plusieurs personnes, dit-il, le virent avec l’autheur, au mois d’octobre (1604), en la ville de Beauvais, lequel, un jour de dimanche, à l’issue de la messe parochiale de l’église de Nostre-Dame de la Basse-Œuvre, estoit auprès des tours de l’evesché environné de plusieurs petits enfants, auxquels il faisoit des remonstrances, parlant de la Passion
Le Juif Errant passe pour avoir souvent apparu depuis lors, notamment en Allemagne et en Bretagne. En Angleterre, c’est le vieux Cartaphilus qui reparut à la fin du eDict. de la Bible, II, 472.
Volksbuch allemand, Cette complainte (reproduite dans Schoebel, p. 20) n’offre rien de remarquable : elle est directement inspirée du récit attribué à Paul d’Eitzen ; elle fait seulement rencontrer le Juif « en la rase campagne », par « deux gentilshommes au pays de Champagne », auxquels il raconte son aventure. On chante encore en Velay une autre chanson, qui remonte, d’après l’éditeur, au eRomania, VI, 578.
Ce n’est pas seulement en France que le Volksbuch allemand fut traduit : il passa en hollandais, en danois et en suédois. En anglais, il ne paraît pas avoir été traduit, mais il a fourni le sujet d’une ballade, d’ailleurs assez peu populaire, qui est comprise dans le recueil de Percy. Des chants du même genre existent en diverses langues du Nord ; le plus célèbre est la complainte française. Cette complainte, écrite avec une trivialité et une platitude souvent comiques, mais qui ne manque pas de naïveté et même à quelques endroits d’un certain charme pénétrant, paraît avoir été composée en Belgique. Elle met en scène les deux bourgeois « de Bruxelles en Brabant », dont la rencontre avec le Juif, en 1640, Niederländische Sagen, ne dit pas où il a pris cette date.Chants populaires des Flamands de FranceLaquedem le mot hébreu kedem, qui signifie à la fois « origine » et « orient », avec la préposition la, qui indique la direction, l’appartenance
J’ai bien dix-huit cents ans… Je passe encor douze ans ; J’avais douze ans passés Quand Jésus-Christ est né.
À moins qu’on ne trouve à ces vers des variantes plus anciennes, il faut admettre que la complainte a été composée en l’an 1800. Nous remarquons Volksbuch : l’un, qu’il marche toujours, l’autre, qu’il a dans sa poche cinq sous, qui se renouvellent à mesure qu’il les dépense. Le premier n’était qu’indiqué, comme nous l’avons vu, dans le récit attribué à Paul d’Eitzen ; il était naturel qu’il fût exagéré par la suite ; c’est ainsi que dans un passage que fit Ahasvérus à Naumburg, au eescalins (dans d’autres versions c’est un gros) que consent seulement à recevoir Ahasvérus dans le récit de Dudulaeus. Ici l’imagination populaire a heureusement modifié le modèle, et a créé un trait vraiment fantastique et curieux. Au reste, on a remarqué avec raison que les Grecs avaient un conte analogue : le magicien Pasès (voyez Suidas) avait une demi-obole qui, quand il l’avait dépensée, revenait entre ses mains et on disait τό ІІάσητος ήμιωбόλιον comme nous disons « les cinq sous du Juif Errant ».
Ahasvérus et Isaac Laquedem ne sont pas les seuls noms du Juif Errant. D’après SchultzDe Judaeo immortali, Kœnigsberg, 1689, § IX.Gregorius ; mais Schultz (ou celui qu’il copiait lui-même) avait mal lu l’historien français, qui dit que Jésus s’arrêta ante tabernam gregorii illius (nam is cerdo fuisse dicitur). Un chimiste allemand, Libavius, qui écrivait au commencement du ealius ipsum appellat Buttadaeum, alius aliterPraxis Alchymiae, Francf., MDCIV, p. 637.
Ce nom se retrouve ailleurs. Dans un livret populaire allemand dont il parut en 1640 une édition citée à cette date par un contemporain, mais qui était sans doute bien antérieur, on racontait qu’Ahasvérus « frappa le Christ avec la forme d’un soulier ». On ajoutait qu’il « embrassa le christianisme et fut nommé au baptême Buttadaeusgwerz qui lui est consacré et qu’a traduit M. LuzelHistoire de l’imagerie populaire, 69, p. 82.gwerz, où ont été introduits quelques traits d’un intérêt spécialement breton, est pour le fond évidemment issu du livre populaire français, traduit lui-même de l’allemand : il lui a emprunté son étrange géographie et ses descriptions de mœurs barbares. Or ce gwerz, comme toute la tradition populaire bretonne, appelle le Juif Boudedeo, légère altération de Buttadaeus : ce nom a donc dû jadis se trouver dans les livrets populaires. Il paraît aussi s’être conservé chez les Saxons de Transylvanie, sous la forme BedeusBoudedeo semblerait venir d’un italien Buttadio. Mais le nom n’est pas italien ; l’Italie ne connaît pas le Juif Errantboute-Dieu).
Au livret populaire et à la complainte s’est jointe pour entretenir la célébrité du Juif Errant, l’imagerie populaire. Elle s’est exercée sur ce thème dans plusieurs pays, mais elle n’a rien créé de remarquable ou de nouveau. Champfleury a reproduit plusieurs des images du Juif Errant ; il s’en vend encore par milliers en France tous les ans ; elles sont accompagnées de la complainte et souvent d’une notice à grandes prétentions érudites et sceptiques (reproduite dans le Dictionnaire des légendes) qui a sans doute été « d’autres traditions appellent le Juif errant
. Ces traditions nous sont inconnues.Richab-Ader »
Il est dans la nature de la tradition populaire de substituer aux anciens noms les noms plus nouvellement célèbres et de confondre ce qui a quelque analogie. Le Juif Errant, marcheur éternel, a pris la place d’autres personnages qui, profondément différents à l’origine, étaient comme lui toujours en mouvement. C’est ainsi qu’en Picardie, en Bretagne, ailleurs encore sans doute, on dit, quand un coup de vent subit et violent rase le sol en soulevant des tourbillons de poussière : « C’est le Juif Errant qui passe ! »
Il prête ici son nom au chasseur éternel, ancien dieu germanique ou celtique, remplacé ailleurs par d’autres personnages plus ou moins modernes comme Hérode, le roi Hugon, Théodoric, Arthur, etc. Il faut se garder d’admettre pour cela un lien quelconque entre ces légendes, et notamment de faire du Juif Errant un personnage mythique et « orageux ». Il n’y a pas non plus à attacher d’importance à diverses traditions allemandes où figure notre héros, et où, grâce à la popularité de son nom, il a pris la place d’êtres surnaturels avec lesquels il n’a rien à Deutsche Mythologie, etc.).
L’explication mythologique n’est pas la seule qu’on ait essayé de donner de la légende du Juif Errant. On y a reconnu l’emblème de l’humanité, marchant toujours jusqu’à la fin du monde ; on s’est surtout cru fondé à y voir l’image du peuple juif, chassé de ses foyers pour avoir méconnu le Christ, errant depuis lors par le monde, et conservant toujours, malgré toutes les persécutions, sa bourse suffisamment garnie. On y a découvert un symbolisme plus transcendant encore : le Juif errant absorbe en lui Caïn, Wodan, Rudra, Xerxès, Jésus même et bien d’autres, et sa légende, « c’est l’évolution de la guerre, l’état originel de l’humanité, aboutissant à la paix, qui est son état typique
.
Nous croyons avoir suffisamment réfuté ces imaginations en suivant d’aussi près que nous l’avons pu la genèse et les phases diverses de cette légende, infidèle de bonne heure à ses origines populaires et soumise aux remaniements des lettrés. Née vraisemblablement d’un récit apocryphe relatif à Malc, altérée plus ou moins sciemment par l’archevêque arménien du ee
En dehors de l’élément religieux, ce qui, dans ce conte, devait frapper vivement l’imagination, c’est l’idée d’un homme restant immortel à travers les générations qui meurent incessamment, mêlé d’ailleurs aux autres hommes et parcourant sans cesse leur séjour. Il y a là certainement une donnée poétique, mais beaucoup moins féconde
La réconciliation d’Ahasvérus avec le Christ, la mort du Juif Errant, idée précisément opposée à celle de la légende, est peut-être ce qu’elle pouvait offrir de plus sympathique, surtout à notre époque, et un poète français, M. Ed. Grenier, l’a traitée avec talent. Goethe avait voulu faire un Ahasvérus, et il avait conçu le sujet avec une originalité profonde, en donnant au cordonnier de Jérusalem un caractère très particulier, mélange de bon sens, d’étroitesse d’esprit et d’ironie, qui lui aurait permis d’avoir une attitude personnelle en face de l’humanité qui s’écoule devant lui.
Ahasvérus dans le livret allemand de 1602 auquel il doit surtout sa popularitéCartaphilus (puis Joseph après son baptême) dont un archevêque arménien parla en 1228 à Saint-Albans (et à Tournai, mais sans le nommer) n’est pas un vrai Juif Errant ; il était portier du prétoire de Pilate et certainement regardé comme un Romain.Michob-Ader dans les lettres de « l’Espion turc » qui le vit à Paris sous Louis XIVDie Sage vom ewigen Juden (Leipzig, 1884). Au reste, bien que la prétendue lettre de l’espion turc porte la date de 1644 (du quatrième jour de la première lune), il est certain quelle n’a été écrite par Marana qu’en 1684 ou peu auparavant : le style et le ton suffisent à le prouver.Isaac Laquedem dans la ealius ipsum appellat Buttadœumae, qui a fait rapprocher le nom du juif de Thaddaeus, n’a aucune importance ; elle provient de l’édition d’Augsbourg de Bonatti (voir ci-dessous), où elle est fautive ; Bonatti avait certainement écrit Buttadeus.alius aliterAhasvérus, mais qu’il avait pris le nom de Buttadaeus au baptême : c’est simplement une adaptation de la double désignation de Cartaphilus-Joseph.Boudedeo, et ce nom paraît aussi se retrouver chez les Saxons de Transylvanie sous la forme altérée Bedeus. « Mais d’où vient-il ? disais-je… On serait tenté d’y voir un composé de « bouter » et « Dieu », et ce nom signifierait « celui qui frappe, qui pousse Dieu » ; le breton Boudedeo semblerait venir d’un italien Buttadeo. Mais le Nuova Antologia, t. XXIII (1880), p. 413.
En effet, comme M. d’Ancona le fit voir dans un article publié en 1882Romania, t. X, p. 242-216 ; t. XII, p. 112.Buttadeus, tandis que la tradition populaire encore vivante le désigne en Sicile par le nom de Buttadeu ou Arributtadeu, et dans les Alpes par celui de Buttadeo. Le célèbre astrologue Guido Bonatti, que Dante a placé en enfer, parlant d’un personnage qu’il avait vu en 1223 et qui prétendait avoir vécu à la cour de Charlemagne
En 1400, d’après le chroniqueur siennois Sigismondo Tizio, Et dicebatur tunc quod erat quidam alius qui fuerat ternpore Jesu Christi, et vocabatur Joannes Buttadeus, eo quod impulisset Dominum quando ducebatur ad patibulum, et ipse dixit ei : Tu exspectabis me donec venero… Et ille Joannes transivit per Forlivium, vadens ad Sanctum Jacobum era Christi millesima ducentesima sexagesima septima.
, passa par Sienne, et, ayant vu le tableau où Andrea Vanni venait de représenter le Christ portant sa croix, il déclara que c’était le portrait du Christ le plus ressemblant qu’il eût jamais vu. Tizio connaissait d’ailleurs et cite le passage de Bonatti ; le livre ayant été imprimé à Augsbourg en 1491, ce passage fut reproduit en Allemagne dès 1602 dans une des premières éditions du livre populaire cité plus hautJohannes Buttadeus, qui olim Christum dum ad patibulum duceretur inhumaniter impulerat, cui a Christo fuit dictum : ExspectabismedumveneroJohannes Buttadœus, qu’est venu en s’altérant aux Saxons de Transylvanie le singulier nom de Bedeus, et l’on peut conjecturer que la forme bretonne Boudedeo remonte à la même source, par des intermédiaires inconnus. Le eButtadeus comme un composé de buttare, fr. bouter, et le nom de Dieu (eo quod impulisset Dominum).
Il semblait donc jusqu’à ces derniers temps que toutes les mentions du Juif immortel sous le nom de Buttadeus ou de formes correspondantes fussent italiennes d’origine et remontassent même en dernière analyse au passage cité plus haut de Guido Bonatti. Mais voici que deux témoignages récemment signalés placent la question sur un nouveau terrain. Le célèbre historien, jurisconsulte et moraliste Philippe de Novare, en terminant ce Livre de Forme de plait qui est une des sources les plus importantes de notre connaissance du droit féodal, énumère les meilleurs jurisconsultes qu’il ait connus dans les royaumes de Jérusalem et de Chypre, où il exerça pendant plus de quarante ans sa brillante activité. Il ne cite que les morts ; quant aux « bons plaideurs » qui vivent encore, il n’en parle pas par réserve, mais il assure qu’il serait heureux de faire leur éloge s’il leur survivait : « Et de ce, remarque-t-il en parlant de lui à la troisième personne, fait il bien a creire, ja n’i eüst il plus d’avantage que de vivre longuement et bien,
Philippe de Novare écrivait cette déclaration entre 1250 et 1255 ; ce n’est qu’en 1267 que Jean Boutedieu traversait Forli et laissait de son nom le plus ancien témoignage que l’on connût jusqu’ici. Il est clair d’ailleurs que, pour que la plaisanterie de Philippe fût comprise, il fallait que Jean Boutedieu fût un personnage généralement connu dans le milieu où elle se produisait. Mais on peut se demander quel était précisément ce milieu. Philippe était né en Italie, où nous trouvons presque exclusivement, après lui, le nom qu’il donne au Juif immortel ; d’autre part il écrivait en français tant sa prose que ses vers, et il se montre tout imbu de littérature française ; enfin il vivait en Syrie : un personnage mythique mentionné par lui peut donc avoir une origine italienne, française ou orientale. C’est toutefois la dernière, ou plutôt une combinaison des deux dernières, qui est la plus vraisemblable. M. Wesselofsky a récemment montré que les deux légendes, parallèles et peut-être originairement identiques, de Malchus le Maudit (celui qui souffleta le Christ) et du Juif Errant appartiennent primitivement au etenssiavroitilpasséJehan BoutedieuAssises de Jérusalem, t. 1, p. 570. L’éditeur des Assises ne fait aucune remarque sur ce nom, et ne le mentionne pas à la table ; aussi n’avait-il attiré l’attention de personne.Archiv für slavische Philologie, t. V, p. 398 ; t. VIII, p. 321.Jean Boutedieu, et c’est de Terre-Sainte qu’il passa plus tard, muni de ce nom, en Italie.
Un autre témoignage est venu prouver que d’ailleurs il ne s’y était pas renfermé. La Bibliothèque nationale a récemment acquis un recueil de petits mystères provençaux du ePiquausel, Talhafer, Barissaut, on lit l’un après l’autre les deux suivants : Malcus, BotadieuNotice sur un recueil de mystères provençaux, dans les Annales du Midi, t. II, p. 389.Boutedieu et à l’italien Buttadeo, il n’y a évidemment pas lieu d’en douter, et cette indication est doublement intéressante, puisqu’elle nous montre d’une part ce personnage en Provence à une époque et sous un nom où on ne l’y avait pas encore rencontré, et puisque d’autre part elle nous le fait voir intervenant dans un mystère de la Passion, tandis que jusqu’à présent, dans aucune des innombrables formes que ce mystère a revêtues au eDaurel et Beton), ne fait pas exception.Botadieu et le SeigneurBotadieu n’est pas simplement une à épithète de Malcus, et si l’on ne retrouverait pas là l’identité primitive supposée de ces deux personnages ; mais c’est très peu probable. Botadieu, avant son action funeste, figurait sans doute dans le mystère sous le nom de Jean, qu’il porte toujours ailleurs.
Boutedieu et la forme provençale Botadieu sont bien d’accord avec la forme italienne Buttadeo pour nous faire voir dans le surnom du malheureux Jean un composé du verbe bouter, botar, buttare, et du représentant en vulgaire de l’accusatif latin Deum. M. Morpurgo, dans la curieuse publication qui donne occasion à la présente étudeL’Ebreo errante in Italia, par M. S. Morpurgo, Florence, 1890.Revista LusitanaEspera-en-Dios. Mme de Vasconcellos démontre à son tour, contre M. Coelho, que le Portugal l’a également adopté, en l’appelant João de Espera-em-Deos. À propos du nom de Buttadeo, elle avait d’abord fait en note la remarque suivante : « Dans le nombre extrêmement considérable des vieilles formules de serment ou d’imprécation, moitié plaisantes, moitié sérieuses, que j’ai recueillies dans des comédies vulgaires portugaises, se rencontre celle de votadeus, voto-a-Deus (espagnol : votadios, voto-a-Dios). Voto a, dans cette formule, n’a absolument rien à faire avec le verbe botar « pousser, heurter », qui correspond à l’italien buttare. C’est le substantif voto, lat. votum, promesse, serment (cf. voto-a-tal), votamares, voto-a-la-Virgen-Maria, etc.). » Mais, dans un post-scriptum ajouté à son article, Mme de Vasconcellos indique un rapport possible entre les deux mots Buttadeo et votadios. C’est que dans un dialogue espagnol (manuscrit) du eJuan de Voto-a-Dios. « De cette mention, dit-elle, on peut tirer une double supposition, que j’émettrai prudemment sous forme de questions : 1° Juan Espera-en-Dios aurait-il aussi en Espagne le nom de Juan de Voto-a-Dios ? 2° Ce nom, modifié par Buttadio ? » Si je comprends bien la savante et ingénieuse romaniste, elle a été portée à supposer que le nom Buttadio avait été, par étymologie populaire, changé en Espagne, en celui de Voto-a-Dios. M. Morpurgo paraît lui prêter l’hypothèse inverse, et en tout cas il la fait sienne. Remarquant que, dans le document qu’il publie et dont nous allons parler, Jean Bottadio ou Vottadio dit qu’il a pour autre nom Servo di Dio, il est porté à penser que le premier nom lui-même ne signifie pas autre chose que devoto ou votato a Dio, et qu’il a été transformé en Buttadeo « par une fausse analogie avec buttare ». L’antiquité des formes Boutedieu, Buttadeo, Botadieu, et de l’explication qu’on leur donne rend cette supposition très peu vraisemblable ; mais voici un témoignage curieux qui vient compliquer la question. Mon regretté confrère le comte Paul Riant l’a trouvé dans un des manuscrits qu’il avait examinés au cours de ses immenses recherches sur les sources de l’histoire de l’Orient latin ; c’est un manuscrit de la fin du eLiber terre sancte Jerusalem, un ouvrage que M. Riant, dans la note qu’il avait bien voulu me communiquer, « Guide pour les pèlerins, compilé d’après Ludolf de Sudheim et Philippus, troisième quart du
L’une des notices ajoutées par le compilateur est celle qui nous intéresse : xiv e siècle ; très peu de notices originales ; le manuscrit n’est pas original, est une copie
« Aussitôt après l’église du Spasme, la station de Simon le Cyrénéen et la maison de Judas (Philippus, p. 52), on lit :Tout est digne de remarque dans cette notice, et d’abord l’assurance avec laquelle l’auteur oppose à la bonne foi des simples, qui croient qu’on a rencontré plus d’une fois Jean Boutedieu, la meilleure information des gens raisonnables, qui savent que le personnage en question était Jean Dévot-à-Dieu, l’écuyer de Charlemagne ; puis le rapprochement étymologique de M. Morpurgo, ou du moins un rapprochement très semblable, fait à son insu cinq cents ans avant lui. Signalons aussi la formule, jusqu’à présent inconnue, et très ingénieuse, du dialogue entre le Juif et le Seigneur : c’est parce que, en poussant Jésus, il lui a dit expressément d’allerItem magis ultra per eamdem viam est locus a vulgo[il manque évidemmentdictuset un nom],ubi Johannes Buttadeus impellit(1.impulit)Christum Dominum quando ibat ligatus ad mortem, insultan dodicens Domino: Vade ultra, vade ad mortem !Cui respondit Dominus: Ego vado ad mortem, sed tu usque ad diem judicii nonM. Morpurgo cite un passage assez analogue, mais moins intéressant par sa forme, dans le voyage de Ser Mariano de Sienne, fait en 1431. Après avoir parlé de la porte par où Jésus sortit pour aller au Calvaire, il ajoute : « Dicesi che qui era quello che è chiamato Johanni Botadeo, e dixe per dispecto a Jhesù : .Va’ pur giù, che tu n’arai una tua, una! Rispose l’umile Jhesù :Io andaro : tu m’aspecterai tanto che io torni. Non ci è perdonanza. »Et, ut quidam dicunt simplices, visus est aliquando multis;sed hoc asseritur a sapientibus quia dictus Johannes, qui corrupto nomine dicitur Johannes Buttadeus, sano vocabulo appellatur Johannes Devotus Deo, qui fuit scutiferKaroli Magni et vixit CCL annis. Vient ensuite la maison du mauvais riche. »
, notice qui a été répétée depuis par divers chroniqueurs, notamment flamandsJoannes de Temporibus moritur, qui vixerat annis trecentis sexaginta unoLe texte porte 341, mais Guillaume de Nangis, qui reproduit ce passage, donne 361, qui est préférable : Jean des Temps aurait vécu de 778 à 1439. atempore Karoli Magni, cujus armiger fuerat
Quoi qu’il en soit de ce petit problème, M. Morpurgo a récemment découvertdi Stato de Florence, la relation d’Antonio di Francesco di Andrea.eBotadeo. » Le manuscrit a che Giovanni Botadeo, et cette glose prouve que le scribe connaissait la locution avec le nom entier, réduit par le poète pour le besoin de son vers.
Le plus important de beaucoup de ces documents est la relation qu’un certain Antonio di Francesco di Andrea a laissée de ses rapports avec Jean Boutedieu. Antonio et ses deux frères, e
À l’honneur et gloire de Dieu tout-puissant en Trinité, Père, Fils et Esprit-Saint, et de Marie toujours vierge et de toute la cour céleste de Paradis, moi, pauvre pécheur ou pour mieux dire grand et habituel et large pécheur, je ferai ici record dans ce mien volume d’une des choses les plus merveilleuses que peut-être par aventure la plus grande partie de ceux qui vivent aujourd’hui aient jamais entendues. Et c’est avec grande peur que j’ai pris la plume pour écrire et faire record de ces choses si merveilleuses, craignant que les gens n’y prêtent pas foi, et c’est très craintivement que je m’y applique. Mais je prends courage, et j’invoque pour mes vrais témoins Dieu et les autres habitants du ciel, et ensuite les quelques personnes qui vivent encore et qui ont vu une partie de ces choses que je vais raconter, et leurs noms se feront connaître au fur et à mesure que, en poursuivant cette œuvre, il y aura lieu de les nommer.
Après cette solennelle protestation de bonne foi, Antonio rappelle qu’un homme « appelé Giovanni BottadioVottadio ou Bottadio, mais c’est une simple variante graphique, qui ne prouve rien pour un rapprochement avec Giovanni de Voto-a-Dio. Giovanni servo di Dio (et c’est ainsi qu’il se fait nommer), fut dans ces contrées d’Italie et les parcourut toutes » vers les années 1310 à 1320, « et, ajoute-t-il,
Ils partirent du Borgo avec un cheval portant deux paniers et dans les paniers les deux fils de Giano, l’un appelé Duccio, âgé de douze ans, et l’autre Giovanni, âgé de huit ans, et Andrea guidait ce cheval chargé desdits enfants, et derrière allait Giano sur un gros cheval. Et arrivé sur l’Alpe, laquelle était chargée de neige, il survint une fortune de temps avec chasse-neige, si bien que les chevaux se faisaient avec la neige des brodequins aux pieds, et ils choppaient et même tombaient souvent, et les enfants étaient en grand péril… Et comme on se reposait un moment, survint ledit Giovanni Bottadio, et il passait marchant très fort ; pour quoi ledit Andrea l’appela et lui dit : « Frère, plaise-vous nous faire un peu de compagnie pour l’amour de Dieu, afin que ces enfants ne périssent pas ! » Et il était en habit de pinzocherodu tiers ordre de saint François, mais il n’avait pas de manteau, et il n’avait qu’un soulier. Il répondit : « Oui bien, pour l’amour de Dieu ! » Et il partit avec eux, tenant les mains aux paniers, et Andrea menait le cheval à la main, et derrière Giano sur son dit cheval. Et allant ainsi, (et pourtant le péril était grand), ledit Giovanni serviteur de Dieu se tourna vers Guano et lui dit : « Veux-tu que je mette ces enfants en sûreté ? » Giano dit : « Oui, par Dieu ! » Giovanni dit : « Où voulons-nous arriver ce soir ? » Giano dit : « À Scaricalasino. » Giovanni dit : « Or sus, au nom de Dieu ! » Et il prit les enfants à son cou, un sur chaque épaule, et leur dit : « Prenez-moi aux cheveux, et tenez-vous bien. » Il avait abaissé son chaperon, et, ayant ainsi fait, il se miten route, et, parce que son soulier l’embarrassait, il le jeta, et il partit, et en peu de temps ils le perdirent de vue. Il arriva [à Scaricalasino] à l’auberge d’un hôte qui a nom Capecchio, et il posa les enfants devant le feu, et il se mit à l’aise, lui et les enfants, et il fit tuer une couple de bons chapons, et ils étaient déjà mis au feu et le pot bouillait, quand arriva Giano, qui croyait sûrement avoir perdu ses fils, et qui fit grande fête, et un bon bout de temps après arriva Andrea. Et le temps venu, s’étant mis à table et ayant soupé, revenus près du feu, cuisant des châtaignes et discourant avec grand plaisir, Giano se tourna vers ledit hôte, et lui dit : « Comment vont les affaires ? » Il répondit : « Petitement ; et j’ai ces filles (il en avait deux grandes), et je n’ai pas le moyen de les doter et de les marier. » Sur quoi ledit Giovanni serviteur de Dieu se mit à rire M. Morpurgo remarque à propos de ce trait que Giovanni se comporte ici autrement que le Juif Errant ordinaire, qui ne rit jamais (non plus que Cartaphilus). Il rapproche le rire ironique de Giovanni de celui de l’uomo , et Giano demanda : « De quoi riez-vous ? » Il dit : « Je ris parce que celui-là vous conte des bourdes ; il dit qu’il fait peu d’affaires, quand de Bologne à Florence il n’y a pas d’auberge mieux achalandée et qui fasse plus que celle-ci ; il dit qu’il n’a pas de quoi marier ou doter ses filles, et je dis qu’il a muré dans un trou de cette maison 240 florins d’or, en sorte qu’il les peut très bien marier, et il ne le faitselvaggiodans un récit populaire italien ; mais l’anecdote ici racontée rappelle surtout le rire de Merlin (autre homme sauvage), à propos des contradictions qu’il est seul à voir entre les apparences et la réalité.pas par avarice et mauvaise inclination, et il s’en repentira. » Capecchio, l’hôte, répondit : « Je crois que j’ai logé des bateleurs. » Et on échangea beaucoup de paroles, l’un niant, l’autre affirmant, puis on alla reposer. Et Giano étant déjà au lit avec ses fils [mais Giovanni non, car il ne dormait jamais dans un lit Ce trait ne se retrouve pas textuellement ailleurs, mais il est impliqué dans celles des versions de la légende qui condamnent le Juif au mouvement perpétuel, ce qui n’est pas le cas pour le nôtre. ], Giano dit à Giovanni : « Est-ce vrai ce que vous dites, qu’il a ces deniers dans le mur ? » Giovanni dit : « Tu les as près de ta tête à moins de deux brasses, et si tu veux les voir je te les ferai voir. » Giano dit qu’il le croyait sans le voir. La nuit passée, on se mit en point de partir, et Capecchio prit par la main ledit Giovanni et le tirant à part lui dit : « Donnez-moi conseil pour ma conduite. » Et il lui dit : « Marie tes filles, autrement je t’annonce qu’elles tourneront mal. » Et il promit de le faire, et il le fit par la suite. — Et j’ai dit tout cela jusqu’à présent afin que vous entendiez comment les choses secrètes sont pour lui manifestes ; et maintenant nous parlerons d’affaires plus importantes.
Ces grandes affaires, où Giovanni montra mieux encore son omniscience, sont les affaires de Bologne. Giano di Duccio, comme on l’a vu, y rentrait sans crainte, croyant le parti des Guidotti dépourvu de toutes chances de revanche : Giovanni lui annonça que dans dix jours les
Antonio ne nous dit pas dans tout cela comment Andrea et Giano avaient reconnu leur mystérieux compagnon, qu’il désigne d’emblée comme Giovanni Bottadio, et ne nous apprend pas s’il s’était fait connaître à eux ; mais Andrea l’avait invité à venir le voir à Florence ou au Borgo. C’est ce qu’il fit l’année suivante, après avoir été à Vicence (où on voulut le pendre comme espion, mais où les plus grosses cordes cassèrent, si bien que le capitano le relâcha) visité la Marche Trévisane, Venise et la Marche d’Ancône. Il ne fit que passer au Borgo, non sans avoir fait une prédilection surprenante et qui se réalisa dans le moisGiovanni Bottadio était là, elle accourut en foule ; il s’était donc nommé, ou Andrea (qui n’est pas mentionné ici) lavait désigné ?
Il vint à Florence dans ma maison, dans le quartier
degli Alberti da San Romeo, où tout le monde accourait pour le voir, et entre autres y vint messer Lionardo d’ArezzoC’est le célèbre Léonard Bruni, dit , chancelier de la Seigneurie, etLéonard Arétin, homme véritablement docte et dont l’admiration pour le savoir du prétendu Buttadeo est assez étonnante. Mais était-elle bien sérieuse ?il resta avec lui dans ma pauvre maison trois heures ou plus à discourir. Et en descendant, messer Lionardo fut interrogé par plusieurs citoyens sur ce qu’il pensait de cet homme, et il répondit : « Ou c’est un ange de Dieu, ou c’est le diable, car il a toutes les sciences du monde, il connaît toutes les langues et les mots les plus rares de toutes les provinces. » Et il n’en dit rien d’autre.
Voilà tout ce qu’on nous raconte de la première visite de Giovanni à Florence, qui ne paraît avoir été que d’un jour ; il revint une autre année au mois de mai, et toujours chez notre narrateur.
Tout le monde venait pour le voir, et Peruzzi, et Ricasoli, et Busini, et Morelli, et Alberti, et autres, proches ou lointains. J’avais peur que les planches de ma maison, qui était petite et vieille, ne rompissent, et je dis ma crainte à tous, en ajoutant : « Ce soir il ira loger ailleurs. » Ils attendirent alors patiemment l’heure où il devait sortir, pour le voir, et il arriva une si grande multitude de gens que toute la place des Alberti et toutes les rues se remplirent. Et vers les deux heures du soir vint une grande troupe envoyée pour lui par la Seigneurie, entre autres Richard, commandeur, et Maso del Fante, massier, et quatre sergents, et nous sortîmes avec lui de ma maison, Bartolomeo mon frère et moi, avec beaucoup de torches, et nous
traversâmes toute cette foule si serrée que nous pouvions à peine passer, et pourtant nous ne fûmes vus de personne. Ô Dieu vrai, combien tes œuvres sont admirables !… Et le matin la Seigneurie voulut le voir, et il fut conduit au Palais, et ils tirèrent de lui beaucoup d’informations Il est probable que le prétendu Buttadeo, qui parcourait sans cesse l’Italie, observait pas mal de choses et savait en tirer parti à l’occasion, ce qui explique à la fois qu’on l’ait traité à Florence avec tant de ménagements et qu’on ait voulut le pendre comme espion à Vicence. . Et, ayant pris congé, il partit de Florence et alla vers la Pouille et la Sicile.
Cependant les curieux qui étaient restés à attendre jusqu’à minuit étaient fort désappointés, et ils eurent grande peine à croire le récit que leur fit Antonio. L’un d’eux, Giovanni Morelli, jura que, si Giovanni se trouvait en lieu sur lequel il eût juridiction, il verrait bien s’il s’en irait ainsi par l’air. Mais l’année suivante Giovanni vint en effet au Mugello, dont Morelli était devenu vicario, et il déjoua tous les efforts que celui-ci fit pour le forcer à venir le trouver. Il y alla enfin de son plein gré ; le soir venu, Morelli, sous prétexte de l’honorer, le fit mettre « dans une honnête prison, qui est une bonne chambre, laquelle est dans le roc sous le fondement de la tour, et dans laquelle sont deux
Trois fois encore Giovanni vint à Florence, étonnant toujours les gens par ses révélations sur ce qu’ils croyaient le plus secret. La seconde fois il se logea dans une auberge et fit demander Antonio, assurant qu’il était chez lui, bien que son frère Bartolomeo sût qu’il était parti le matin pour un voyage de plusieurs jours ; mais le hasard avait voulu qu’il frit revenu à l’improviste, en sorte que Bartolomeo, qui avait perdu du coup toute confiance en Giovanni, trouva son frère à la maison, à son grand émerveillement, et l’amena à son étrange ami.
J’allai chez lui, qui avait ordonné un dîner très large, avec beaucoup de poissons
C’était un samedi, comme il est dit plus loin. , et il était déjà à table quand j’arrivai. Il me fit mettre à table, et nous mangeâmes de grand cœur, et quand je voulus payer, l’aubergiste ne le voulut en aucune façonComme le remarque M. Morpurgo, l’aubergiste est évidemment influencé à son insu par Giovanni ; de même les soldats qu’avait envoyés Morelli pour le prendre (voir ci-dessus) perdent à sa vue toute énergie. ;ce fut Giovanni qui paya, quoi que j’en eusse. Nous allâmes à la maison, et, comme c’était samedi, je lui demandai en grâce de se laisser laver la tête par moi, ce qu’il voulut bien, et je la lui lavai en grande révérence, et il en sortait une grande odeur. Et quand sa tête fut essuyée, je commençai à parler, et je lui demandai de m’accorder une grâce que je voulais de lui. Il dit : « Demande ! » Et je lui dis : « C’est que vous me répondiez bien clairement, et que vous disiez si vous êtes Giovanni Bottadio. » Il me répondit que nous faussions le mot. « Comment cela ? » lui dis-je. « Il faut dire, me répondit-il, Giovanni Battè-Iddio, c’est-à-dire Giovannifrappa Dieu. Quand Jésus gravissait la montagne où il fut mis en croix, et que sa mère avec d’autres femmes en grandes lamentations et plaintes allait derrière, il se retourna pour leur parler et s’arrêta quelque peu ; sur quoi ce Giovanni le frappa par derrière dans les reins, et dit :Va vite! Et Jésus se tourna vers lui :Et toi, tu iras si vite que tu m’attendrasCes paroles sont visiblement altérées, soit par Giovanni, soit par Antonio, soit par le copiste. Quant à la prétention de Giovanni de corriger le nom altéré de Jean Boutedieu, elle est absurde, et prouve simplement que le verbe . Et celui-là est ce Giovanni que vous dites. » Et je lui dis : « Est-ce vous ? » Il me répondit : « Antonio, ne cherche pas plus avant ! » Et là-dessus il baissa les yeux, et il laissa tomber quelques larmes, et il ne dit plus rien. Et il partit et s’en alla. — Et il y en a qui disent et qui affirment qu’il sera le troisièmebuttaren’était pas usité dans le pays dont ce personnage parlait naturellement la langue.témoin des faits du Seigneur ; car il y en a deux dans le paradis terrestre, c’est Énoch et Élie On sait que, d’après un passage bien connu de l’Apocalypse, le Moyen Âge a cru qu’Énoch et Élie attendaient dans le paradis terrestre le jour du jugement. , et en terre il y a ce Giovanni. — Il va, et il ne peut rester que trois jours dans une province, et il marche vite, visible ou invisible ; et il a à dépenser à son plaisir, bien qu’il aille dégarni, sans bourse et sans sac ; il porte seulement la tunique avec un chaperon, il est ceint d’une corde, et nu-pieds le plus souvent ; il arrive aux auberges et mange et boit du bonAhasvérus et Cartaphilus sont au contraire très sobres dans leur manger. , puis il ouvre la main et laisse tomber ce que l’hôte doit recevoir, et tu ne vois jamais d’où lui vient l’argent, et jamais il ne lui en resteCe don merveilleux est plus commode que les fameux cinq sous de notre Laquedem, ou les . Il a toutes les trois sciences, hébraïque, grecque et latine, et il connaît tous les langages et a à sa disposition tous les mots les plus choisis de toutes les provinces, en sorte que s’il parle avec des Florentins tu diras qu’il est né et nourri à Florence, et ainsi avec des Génois et avec des Bergamasques et avec des Siciliens, et avec des gens de n’importe quel autre lieu, si bien que c’est une chose de grande admiration que le fait de cet homme.cinco plaquetasdu JuanEspera-en-Diosespagnol. Il est curieux que Giovanni n’ait jamais demandé d’argent à Antonio.
La dernière fois que cet homme extraordinaire
Et ledit Giovanni étant arrivé chez moi, je le menai dans la chambre pour qu’il vît ma peine, et en ce moment ma femme délirait. Et Giovanni me réconforta et dit : « Elle guérira ; je te ferai un bref. » Il le fit et dit : « Pends-le lui au cou avec révérence de Dieu. » Et je le fis, et aussitôt elle sortit du lit saine comme si elle n’avait jamais eu de mal : Dieu en soit loué ! Et avec ce bref j’ai guéri beaucoup de malades de diverses maladies. Je l’ai prêté à qui ne me l’a jamais rendu : Dieu lui pardonne ! — Et Giovanni, quand il partit, m’embrassa, ce qu’il n’avait jamais fait. Je m’étonnai, et je lui dis : « Est-ce que je ne vous reverrai plus jamais ? » Il me répondit : « Jamais avec les yeux corporels. » Il s’en alla. Il vint au
ParadisoMonastère voisin de Florence, habité par des Brigidiens. , où les frères le mirent en prison et voulaient le livrer à l’autoritéM. Morpurgo remarque que la robe de franciscain du tiers ordre, dont Giovanni était couvert, n’était sans doute pas étrangère à ce mauvais vouloir des frères du Paradiso, et il présente, au sujet des rivalités de ce genre qui se produisaient souvent, d’intéressantes réflexions. , mais la nuit il s’en alla invisible, et les frères restèrent avec leur courte honte. Et depuis il n’est plus revenu dans ce pays.Et il va ainsi vagabondant par le monde, et il ira jusqu’à ce que Dieu vienne juger les vivants et les morts en sa majesté dans la vallée de Josaphat.
Puisse-t-il prier pour nous, que Dieu nous pardonne nos péchés et nous conduise au ciel ! Amen!
À ceux qui douteraient de la véracité de l’excellent Antonio et de la présence en Toscane, à l’époque indiquée, d’un personnage jouant le rôle de Giovanni Buttadeo, M. Morpurgo offre un second témoignage, également inédit et qui vient pleinement confirmer le premier. Le Florentin Salvestro Mannini écrivait alors au jour le jour tout ce qui lui semblait digne de remarque ; il consignait volontiers dans son journal, dont il ne nous est parvenu que des extraits, les prédictions, surtout politiques, dont il était avide comme la plupart de ses contemporains, celles par exemple « d’une possédée de Sienne appelée Gostanza et qui a au corps les démons Sforzo et Braccio », ou celles « d’un ermite, frère mineur, qui se tient là-haut dans l’Alpe à Stamberliche », ou celles de l’abbé don Simone Mattei de Santa Liberata. « Souvent, ajoute M. Morpurgo, après l’événement, le brave homme annotait la prophétie, écrivant en marge : Il a dit vrai, ou Il n’a pas dit vrai ; et de ce que ce dernier cas était le plus fréquent il ne résultait ni pour lui ni pour les autres la moindre diminution de foi. » Giovanni servo di Dio et lui posa plusieurs questions sur l’avenir prochain, et Giovanni lui donna des réponses qu’il enregistra pieusement, par exemple : « Je lui demandai ce qui arriverait du fait de l’empereur, et il me dit que nous n’eussions pas de crainte, et que s’il passait nous le fissions passer sans encombre et que s’il voulait de notre argent nous lui en donnassions, et que nous fissions en sorte qu’il nous confirmât la possession de Pise, et que nous ne fissions de ligue avec personne contre lui ni contre d’autres, et que nous attendissions paisiblement, parce que les cieux et Dieu étaient avec nous. » « Parmi les prophéties relevées par Mannini, celles de Giovanni, dit M. Morpurgo, sont les plus modérées et les plus raisonnables », comme on peut en juger par celle-ci, que l’éditeur compare, non sans raison, à un « article de fond » dans quelqu’un de nos grands journaux. En général, notre homme se montre avisé, intelligent et sagace ; il est bien Italien, tout Juif et cosmopolite qu’il se prétend. M. Morpurgo remarque que, plus prudent que ses confrères d’Arménie ou d’Allemagne, il évite de donner des détails sur les scènes de la Passion et remplace ces narrations dangereuses par un silence
Pour nous, il nous intéresse surtout comme un document vivant sur la légende dont il a prétendu se faire le héros. Ce qu’il racontait de lui-même nous sert à connaître quelques traits de cette légende telle qu’il l’avait évidemment apprise avant d’avoir l’idée de l’exploiter, et la crédulité qu’il rencontra partout nous montre combien cette légende, avec le nom de Jean Boutedieu, qui est probablement d’origine franco-palestinienne, était populaire en Italie au e
La première se trouve dans le célèbre roman Barlaam et Joasaph, l’une des productions les plus curieuses de la littérature byzantine. On en a longtemps attribué la rédaction à saint Jean de Damas (670-760 environ) ; maïs il paraît plus ancien : il a dû être écrit à Jérusalem au eeBarlaam et Joasaph, non seulement pour le cadre général de son livre, pris dans la légende du Bouddha, mais pour plusieurs petits récits, bouddhiques aussi de caractère ou d’adoption. De ce nombre est celui qui
Un oiseleur
Au lieu d’ἰξευτἠς le manuscrit grec suivi par le traducteur latin portait sans doute τοξευτἠς, qu’il a rendu par « sagittarius ». avait pris un des oiseaux les plus petits (on l’appelle un rossignol), et il allait le tuer avec son couteau, mais l’oiseau reçut la faculté de parler et lui dit : « quoi te servira-t-il de m’ôter la vie ? Tu ne pourras apaiser ta faim avec mon corps ; mais si tu voulais me relâcher, je te donnerais trois préceptes qui, si tu les suis bien, pourront t’être d’un grand avantage. » L’oiseleur surpris d’entendre l’oiseau parler, promit de le relâcher s’il lui communiquait ces trois utiles préceptes. « Écoute donc, » dit l’oiseau. « Voici le premier :N’essaie jamais d’atteindre une chose qui ne peut être atteinte, Voici le second :Ne te chagrine pas pour une chose perdue et impossible à recouvrerLe texte porte μὴ μεταμελοῢ ἐπἱ πράγματι παρελθόντι, mais la traduction latine qui donne : . Voici le troisième :Ne doleas de re perdita et irrecuperabili, reproduit sans doute mieux l’original, comme le montre la comparaison d’autres versions et du texte grec lui-même plus loin.Ne crois jamais à une parole incroyable. Observe ces trois recommandations et tu t’en trouveras bien. » Le chasseur laissa donc l’oiseau s’envoler, comme il le lui avait promis. Et le rossignol, en voltigeant au-dessus de sa tête, se mit à chanter doucement ; puis, sa chanson finie, voulant savoir si l’homme avait compris la valeur de ses préceptes et en avaitretiré quelque utilité, il lui dit : « Que tu as été déraisonnable ! tu as perdu par ta faute un grand trésor : j’ai dans mes entrailles une perle plus grosse qu’un œuf d’autruche. » L’homme, en entendant ces mots, fut plein de douleur : il tendit son filet et s’efforça de reprendre l’oiseau ; il lui disait : « Viens dans ma maison, j’aurai tous les soins de toi, je te nourrirai de mes mains et je te laisserai voler à ton aise. » Mais le rossignol lui répondit : « Maintenant, je vois que tu es vraiment déraisonnable. Tu n’as retiré aucun fruit des préceptes que je t’ai donnés : tu te chagrines de m’avoir perdu quand tu ne peux me recouvrer ; tu as essayé de me prendre quand il t’est impossible de m’atteindre ; et tu crois qu’il y a dans mes entrailles une perle plus grosse qu’un œuf d’autruche, quand mon corps tout entier n’atteint pas cette grosseur Boissonade, . »Anecdota graeca, IV, 79.
Le rédacteur du roman grec a donné à cette fable une morale qui n’était certainement pas dans sa source indienne et qui ne lui convient guère : « Non moins sots sont les hommes qui ont confiance dans les idoles, qui adorent des dieux façonnés par eux et se figurent être gardés par ceux dont ils sont les gardiens. »
Ce roman de Barlaam et Joasaph a eu une fortune singulièreBarlaam und Josaphat des Gui de Cambrai, herausgegeben von H. Zotenberg und P. Meyer, p. 315). J’ai émis autrefois l’hypothèse que le grec pourrait bien au contraire être traduit du syriaque, auquel l’arabe remonterait aussi directement.Buddhist Birth-Stories, p. XCV, cette version syriaque existerait en manuscrit ; mais je ne sais où l’auteur a pris ce renseignement.l.. c., p. 316).Bulletin historique-philosophique de l’Académie de Saint-Pétersbourg, t. IX, n° 20-21 (1852). l. c., p. 316.le Prince et le Derviche, comme le roman arabe dont elle dérive, a été souvent imprimée ; voy. le mémoire cité de Dorn.
Ces diverses traductions n’auraient pas d’intérêt pour la question qui nous occupe, si elles
Le Barlaam juif appelé Ben Hammelek va-Hannazir (le Prince et le Derviche) qui a été traduit en allemandPrinz und Derwisch, ubersetzt von W.-A. Meisel (2e éd., Pest, 1860), 21e porte. Je n’ai pas eu le livre sous les yeux ; je dois à M. Israël Lévi l’abrégé que je donne.Hibbour Maasiot {Recueil d’histoires), notre conte est au contraire tout semblable à celui du Barlaam grec ; j’en dois la traduction à l’obligeance de M. Israël Lévi : le livre est indiqué par M. Grûnbaum, Judisch-deutsche Chrestomathie, p. 587.
Un homme avait un beau jardin et s’apercevait qu’un oiseau y venait chaque jour et en mangeait les plus beaux fruits. Il lui tendit un piège et le prit. L’oiseau lui dit : « Rends-moi la liberté et jeté donnerai trois avis que je tiens de mes ancêtres
Le livre juif intercale ici un passage dont je parle plus loin, p. 244, n. 3. . — Donne-les moi, » lui dit l’homme, « et je te relâcherai. » L’oiseau lui dit : «Ne t’afflige pas de ce que tu auras perdu;n’essaie pas d’avoir ce que tu ne peux atteindre;ne crois pas des choses impossibles. » L’hommele laissa aller, et l’oiseau s’étant posé sur une branche, lui dit : « Si tu m’avais ouvert le corps, tu y aurais trouvé une perle grosse comme un œuf d’autruche, qui t’aurait permis de passer toute ta vie sans rien faire. » L’homme consterné se laissa tomber à terre de douleur, puis il lui dit : « Reviens ; je te traiterai comme la prunelle de mes yeux. — Fou que tu es » répondit l’oiseau, « tu as bien vite oublié mes préceptes. Tu t’affliges de ce que tu as perdu ; tu veux m’avoir quand tu ne peux m’atteindre ; et tu crois que j’ai un œuf d’autruche dans le corps quand mon corps tout entier n’est pas si gros Un livre d’histoires édifiantes imprimé en « juif allemand » au ».xviii siècle, leeSimchas ha-Nefesch(Joie de l’âme) contient la même histoire, sous une forme à peu près aussi concise que le résumé qu’on vient de lire. Le passage indiqué dans la note 3 de la page 230 ne s’y trouve pas. L’œuf d’autruche devient un œuf d’oie (Voy. Grünbaum,Jüdisch-deutsche Chrestomathie(Leipzig, 1882), p. 249.
Si nous comparons ce conte à celui du Barlaam, nous y remarquons quelques différences. Il ne s’agit plus simplement d’un chasseur, mais du maître d’un jardin, qui tend un piège à l’oiseau parce qu’il dévaste ce jardin. En outre, l’oiseau n’est pas nommé. D’où provient cette différence, puisque le conte fait partie d’une traduction du roman grec ? Il est malaisé de le direBarlaam grecAmusinq Stories, translated from the Persian by Edward Rehatsek (Bombay, 1871), n° XXVIII, p. 154. Ces histoires sont tirées du Chamsah va-Quhquhah de Mirza Berkhordàr Turkman, qui a revêtu ses récits de toutes les formes bizarres et recherchées du style persan le plus fleuri. Le fond est d’ailleurs tout semblable à celui du livre hébreu, sauf que l’oiseau est appelé « étourneau, » et que l’œuf d’autruche est devenu un œuf de cane. Un des préceptes, le premier, s’est d’ailleurs perdu. Il a été remplacé par celui-ci, qui est ici fort déplacé : « Ne donne pas ta confiance à des personnes d’un caractère méprisable. »
En 1106, un rabbin juif nommé Moïse, né à Huesca, en Aragon, s’y faisait baptiser le jour de la fête de saint Pierre et prenait le nom de ce saint, auquel il joignait comme patronymique celui de son parrain, le roi Alphonse Ier d’Aragon. Pierre Alphonse était très versé dans la littérature arabe, qui elle-même, généralement à travers le pehlvi d’abord (langue perse du temps des d’Enseignement des clercs (Disciplina clericalis), il composa en latin un ouvrage fort incohérent, mélange de préceptes, de proverbes et de récits, dans lequel un père est censé instruire son fils sur la meilleure façon de se conduire dans le monde. Parmi les contes indiens que Pierre Alphonse a connus sous forme arabe se trouvait aussi le nôtre, qu’il rapporte comme suit :
Un homme avait un verger où des ruisseaux d’eau courante entretenaient une herbe toujours verte, et où les oiseaux, attirés par l’agrément du lieu, se réunissaient en grand nombre et faisaient entendre leurs chants. Un jour que, fatigué, il se reposait dans ce verger, un petit oiseau vint se poser sur un arbre et se mit à chanter délicieusement. L’homme, qui l’avait vu et entendu chanter, tendit un filet et le prit. L’oiseau lui dit : « Pourquoi t’es-tu donné tant de peine pour me prendre, et quel profit espères-tu de cette prise ? — Je ne veux », dit-il, « qu’entendre tes chants. — Vain espoir ! je ne chanterai ni pour prix ni pour prière. — Si tu ne chantes pas, je te mangerai. — Et comment me mangeras-tu ? Bouilli, que donnera un si petit oiseau ? la chair même en sera dure.
Rôti, je fournirai moins encore. Mais si tu me laisses aller, tu y auras un grand profit. — Lequel ? — Je te donnerai trois règles de sagesse que tu estimeras plus que la chair de trois veaux. » L’homme, confiant dans la promesse de l’oiseau, le laissa partir. L’oiseau lui dit : « L’un des conseils que je t’ai promis est : Ostendam tibi tres maneries sapientiae.Ne crois pas tout ce qu’on te dit: le second :Garde toujours ce qui est à toi; le troisième : Quod tuum est semper habe. Le texte de Schmidt ajoute :si potes, mais cette addition parait étrangère à l’original.Ne te fais pas de chagrin de ce que tu auras perdu. » Ayant ainsi parlé, l’oiseau se posa sur un arbre et se mit à dire dans son doux chant : « Béni soit Dieu, qui a éteint la pénétration de tes yeux et t’a enlevé la sagesse ! Si tu avais fouillé les replis de mes entrailles, tu y aurais trouvé une hyacinthe du poids d’une once. » En entendant ces mots, l’homme se mit à pleurer et se frapper la poitrine pour s’être laissé tromper par l’oiseau. Mais l’oiseau lui dit : « Tu as vite oublié les avis que je t’ai donnés. Ne t’ai-je pas recommandé de ne pas croire tout ce qu’on te dit ? Et comment peux-tu croire qu’il y ait dans mon corps une pierre précieuse du poids d’une once, quand tout entier je ne pèse pas autant ? Ne t’ai-je pas dit aussi : Ne te fais pas de chagrin de ce que tu auras perdu ? Comment donc te désoles-tu pour cette hyacinthe ? » Après s’être ainsi moqué du vilain, l’oiseau s’envola dans les profondeurs de la forêt. Petri Alfonsi Disciplina Clericalis… herausgegeben von P. W. V. Schmidt (Berlin, 1827), n° XXIII, p. 63. Dans l’édition donnée à Paris en 1824 par la Société des Bibliophiles, ce conte porte le n° XX.
Barlaam et Joasaph. « Ne désire pas ce qui, appartient aux autres et ne te chagrine pas pour les choses que tu as perdues, parce que la douleur ne les fait pas recouvrer. » C’est cet enseignement qu’on en a généralement tiré.
On voit que le récit de Pierre Alphonse a en commun avec celui du livre hébreu, qui représente pour nous la version arabe, le trait fort important qui distingue cette version, dès le début, de celle du Barlaam grec : l’homme qui s’empare de l’oiseau est, non pas un oiseleur, mais le propriétaire d’un jardin ; en outre, non plus que dans le Prince et le Derviche, l’oiseau n’est nommé. Seulement le conte de la Disciplina présente d’autres traits qui l’éloignent de l’original et qui doivent être attribués soit au dernier rédacteur, soit, plus probablement, aux intermédiaires par lesquels le conte a passé pour arriver jusqu’à lui. Il n’est plus question des dégâts commis par l’oiseau ; au contraire, le maître du jardin jouit de ses chants, et s’il le
Une autre dérivation de l’ancienne parabole se présente à nous sur le sol même de l’Inde, mais sans que nous puissions affirmer qu’elle n’y a pas été réintroduite après des pérégrinations la rose de Bakawali, et on sait que la littérature hindoustanie, qui est celle des musulmans de l’Inde, a puisé très souvent dans des sources arabes aussi bien que sanscrites. Nous en avons la preuve à l’endroit même de ce roman qui nous intéresse ; car l’auteur fait précéder l’histoire de l’oiseau captif du récit d’une autre aventure qui lui serait arrivée antérieurement et dans laquelle serait intervenu un jugement de Salomon, personnage assurément inconnu à l’ancienne littérature de l’Inde. Voici comment le romancier rapporte le conte, qui, dans sa version prolixe, est visiblement altéré en plus d’un point, mais qui cependant paraît indépendant des sources des deux autres versions, ce qui lui donne pour la comparaison une réelle valeur :
Quelques jours après (sa première mésaventure), ce même moineau becquetait l’herbe quelque part, lorsqu’un derviche le prit et l’enferma dans une cage. L’animal, inquiet sur sa vie, lui dit alors : « Homme de Dieu, tu n’auras pas beaucoup de profit en me vendant et fort peu d’avantage en me mangeant ; ainsi, il est inutile que tu me gardes. De plus, si tu me lâches, je te donnerai trois
La traduction de Garcin de Tassy porte « quelques » ; mais la suite, aussi bien que la comparaison des autres versions, montrent qu’il faut « trois ». avis dont chacunéquivaudra à une perle de grand prix. » ces mots, le derviche s’empressa d’ouvrir la cage, et tenant l’animal par les pattes, sur sa main, il écouta ce qu’il avait à lui dire : « Le premier de ces avis, » dit le moineau, « c’est que bien des gens assurent que, si Dieu voulait, il ferait passer par le trou d’une aiguille une rangée de soixante-douze chameauxCet « avis, » emprunté au ; rien, en effet, n’est en dehors de la puissance de Dieu ; mais il ne faut pas faire grand cas des efforts de l’homme. Le second, c’est qu’ilKoran, qui l’a emprunté lui-même, en l’exagérant, à l’Évangile, est ici tout à fait hors de propos et visiblement interpolé pour en remplacer un autre perdu.ne faut pas s’affliger d’une chose qu’on perdGarcin de Tassy donne « s’effrayer », mais le sens exige « s’affliger, » et c’est ce qu’on trouve en effet plus loin. . Et je te dirai le troisième lorsque tu m’auras relâché. » Le derviche rendit la liberté à l’oiseauIl y a ici un jeu de mots inutile à reproduire sur le nom du derviche. , et celui-ci, étant allé se percher sur la branche d’un arbre voisin, s’écria : « Apprends, faquir, que tu es un grand fou, et que ton esprit est attaqué, puisque tu as perdu volontairement ta proie. J’ai en effet dans mon gésier un rubis de grand prix : si tu m’avais tué pour me manger, tu t’en serais emparé. » Le derviche se frotta les mains de désespoir en entendant ces mots, et dit au volatile : « J’ai manqué, je l’avoue, une bonne fortune, mais donne-moi donc le troisième avisDans Garcin de Tassy : « encore un avis » ; mais d’après ce qu’a dit l’oiseau, il faut bien « le troisième avis. » . » L’oiseaudit : « Ton cœur est semblable à un vase poli ; mes discours n’y laisseraient aucune trace ; pourquoi les faire entendre ? On dit en proverbe : Pleurer devant un aveugle, c’est abîmer inutilement ses yeux. O ignorant ! je t’avais déjà dit qu’il ne fallait pas s’affliger d’une chose qu’on perd. Tu l’oubliais déjà, sans songer d’ailleurs que je ne puis avoir le rubis dont je parle Cela n’est pas compréhensible ; évidemment l’oiseau, comme dans les autres versions, devait parler d’une pierre plus grosse que lui, c’est-à-dire d’une chose incroyable. . Et quant à mon troisième avis, le voici, et si tu l’avais su par avance, tu ne te livrerais pas au chagrin :Ne crois pas tout ce qu’on te ditToute cette dernière phrase manque dans la traduction de Garcin de Tassy, mais il est clair que, sous une forme plus ou moins différente de celle que je lui donne par conjecture, elle devait figurer dans l’original. . » Il dit ces mots et s’envola, tandis que le faquir, désolé, prit la route de son logis. Allégories, récits poétiques et chants populairestraduits de l’arabe, du persan, de l’hindoustani et du turc, par M. Garcin de Tassy (Paris, Leroux, 1876), p. 351.
Un conte arabe, qui se présente en dehors du Barlaam, doit encore être mentionné ici. Il offre un début étranger à notre histoire, mais qui provient également d’une fable indienne. Il continue ainsi (je ne le donne qu’en résumé) :
Un oiseleur ayant pris un passereau, celui-ci lui dit : « Tu vois que je ne suis pas gras et que je ne puis satisfaire ton appétit. Mais si tu veux me lâcher, je te dirai trois maximes qui te seront fort
utiles, la première pendant que tu me tiendras encore, la seconde quand je serai sur l’arbre voisin, et la troisième, quand je serai au sommet. » L’oiseleur voulut entendre la première maxime. L’oiseau lui dit : « Ne te repens jamais au sujet d’une chose passéeIl faut remarquer l’accord de cette version, seule entre toutes, avec le texte grec de Boissonade (voy. ci-dessus, p. 227, n. 2). . » L’oiseleur satisfait de cette maxime le lâcha ; il se posa sur le tronc de l’arbre, et dit : «Ne crois que ce dont tu auras constaté la réalité. » Puis il vola jusqu’au sommet et dit : « Tu as perdu ta fortune, que tu avais entre les mains. — Comment ? — Si tu m’avais tué, tu aurais trouvé dans mon gésier deux rubis du poids de cinquante miscals chacun. » A ces mots, l’homme se livra au désespoir et lui dit : « Tu m’as abusé ; mais dis-moi maintenant la troisième maxime. — A quoi bon ? » répondit l’oiseau : « Tu viens en ce moment d’oublier les deux premières. Ne t’ai-je pas dit de ne pas te repentir d’une chose passée et de ne croire que ce dont tu aurais constaté la réalité ? Tu as cru cependant que j’avais dans le corps deux rubis du poids de cinquante miscals, moi qui tout entier n’en pèse pas dix, et tu te repens d’une chose qui est passée. » Et il s’envola laissant l’oiseleur en proie au chagrinCe conte, tiré de l’anthologie arabe indique .Nafhat oul-Yemen, compilée dans l’Inde au commencement de ce siècle, mais souvent à l’aide d’éléments anciens, par Ahmedel-Yemeni, est imprimé dans Arnold,Chrestomathia Arabica, p. 34. J’en dois la traduction à l’amitié de mon savant confrère M. Charles Schefer.
Un homme avait tendu des pièges et pris un oiseau. L’oiseau lui dit : « A quoi te servirai-je ? Si tu manges ma chair, elle ne te rassasiera pas ; mais lâche-moi, je te donnerai en échange trois conseils : l’un pendant que je serai encore dans tes mains, les deux autres quand je serai perché sur la branche. » L’homme consentit. « Fais attention, » dit l’oiseau : «
Ne crois pas ce qui ne s’accorde pas avec la raison. » Il lâcha l’oiseau. Une fois perché sur la branche, celui-ci lui dit : « Fais attention :Ne regrette pas ce qui est passé. Dans mon corps, » dit-il ensuite, « il y a un morceau d’or gros comme un œuf ; si tu m’avais tué, tu l’aurais pris et tu aurais eu de quoi manger jusqu’à la fin de tes jours en restant couché dans ton lit. — O jour maudit ! » s’écria l’homme en se mordant le doigt de dépit. L’oiseau était prêt à s’envoler. « Ne m’as-tu pas promis trois avis ? » luicria l’homme. « Tu ne m’en as donné que deux. — Je vais te donner le troisième, bien que tu n’aies pas su appliquer les deux premiers, » répondit l’oiseau. « Je ne suis pas moi-même aussi gros qu’un œuf ; comment puis-je avoir dans le corps un morceau d’or de cette grosseur : Voilà le troisième avis. Ayant ainsi parlé, il s’envola derrière les collines et disparut . Awarische Texte, herausgegeben von A. Schiefner (Saint-Pétersbourg, 1873, in-4°), n° XV, p. 101.
On voit que dans ces deux derniers contes encore le premier avis de l’oiseau a disparu, comme dans la Disciplina clericalis et le conte hindoustani
Notre parabole nous apparaît sous une forme bien plus éloignée des premières dans un recueil de fables arméniennes dont l’auteur supposé, le docteur Vartan, vivait au e
Le renard tenait un moineau dans sa gueule et voulait le manger, quand celui-ci lui dit : « Il faut d’abord que tu rendes grâces à Dieu, et puis tu me mangeras
Ce trait, inutile ici, est emprunté à une fable qui se trouve dans plusieurs recueils européens, et qui figure aussi dans celui de Vartan (n° XII, p. 25). , car c’est le moment où je vais pondre une perle grosse comme un œuf d’autrucheLa traduction donne : « Je vais pondre un œuf semblable à celui d’une autruche. » . C’est un œuf impayable, mais laisse-moi, pour que je te le ponde, et après mange-moi : je te jure que je viendrai à ta volonté. » Comme le renard le laissa, il s’envola et se plaça sur une branche d’arbre très élevée. Le renard lui dit alors : « Eh bien ! fais à présent ce que tu as décidéC’est-à-dire, sans doute : « Ponds la perle. » Le texte ou la traduction laisse ici à désirer. , et viens comme je le désire. — Crois-tu que je sois un insensé comme toi, » lui dit alors le moineau, « pour que je revienne quand tu le désires ? Pourquoi m’as-tu pu croire et t’imaginer qu’un aussi petit corps pût pondre une telle perle, quand, avec tout mon corps, je ne l’égale pasLa traduction donne : « Je ne puis l’égaler », ce qui est certainement mauvais. ? Écoute donc le conseil que je te donne :N’ajoute plus foi à des paroles extravagantes, et ne dors pas auprès d’une muraille chancelante. » Le renard lui répondit : « Dieu te jugera, puisquetu m’as trompé. — Il est des mensonges qui sont louables, » répliqua le moineau ; « Dieu donne de grandes récompenses pour le mensonge qui préserve de la mort et du danger, ou qui sauve les autres hommes. » Le renard se cacha alors tout auprès et se mit à grimper pour saisir le moineau ; mais celui-ci lui lança de sa fiente aux yeux, en lui disant : « O insensé ! écoute cet autre conseil que jeté donne : Ne tente pas d’arriver où tu ne peux parvenir; etCette addition inepte est visiblement postiche et contribue à montrer combien la version arménienne est altérée. dans les démêlés entre mari et femme, ou entre les frères, ne dis aucune parole indiscrète, pour ne pas en rougir ensuite. » Choix de Fables de Vartan, en arménien et en français (par Saint-Martin) (Paris, 1825, in-8°), n° XIII, p. 27.
Il y a bien des cas dans lesquels on peut prouver qu’un récit dont les personnages primitifs étaient exclusivement des animaux les a plus tard remplacés en tout ou en partie par des hommes ; mais la conformité des autres versions et l’état visiblement altéré de celle-ci nous font écarter, sans hésiter, une semblable hypothèse pour le cas qui nous occupe ; le contraste de la malice et de la sagesse de l’oiseau avec la crédule sottise de celui qui l’a pris est d’ailleurs plus piquant, s’il se produit entre un animal et un homme. Mais le conte arménien a conservé des
On a cru trouver l’origine de notre conte dans un autre récit oriental, que voici en abrégé :
Un paysan avait un beau jardin, dans lequel un rosier surtout se faisait remarquer par les fleurs qu’il produisait chaque matin. Un jour, le paysan s’aperçut qu’un rossignol déchirait les fleurs du rosier ; il lui tendit un filet et le prit. Le rossignol lui remontra la légèreté de son offense, et le paysan, touché de ses discours, le relâcha. L’oiseau alla se poser sur un arbre et lui dit : « Je veux te récompenser de ta bonté ; au pied de l’arbre qui est derrière toi, tu trouveras un trésor. » Le paysan creusa, et il trouva, en effet, un vase plein d’or et d’argent. « Comment, » dit-il à l’oiseau, « se fait-il que tu aies aperçu ce vase sous la terre, et que tu n’aies pas vu le filet tendu pour te prendre ? — Toute prévoyance, » répondit le rossignol, « est inutile contre la destinée
. » Les Mille et un Jours, contes persans… suivis de plusieurs autres recueils de contes traduits des langues orientales, nouvelle édition, par A. Loiseleur-Deslongchamps (Paris, 1838), p. 448.
l’Anvâr i Suhailï, rédaction persane du Kalilah et Dimnah, célèbre roman d’origine sanscrite, traduit en pehlvi, de là en syriaque, en arabe, et dans un très grand nombre de langues de l’Asie et de l’Europe : elle n’était pas dans l’original arabe, ni dans la rédaction persane plus ancienne où a puisé l’auteur de l’Anvâr iSuhaili, ni même peut-être dans le texte primitif de ce livrePantschatantra, t.1, p. 291. Je ne puis, naturellement, entrer dans le détail de toute cette recherche.Kalilah et DimnahPantschatantra, t. I, p. 380.Barlaam grec) remonte si haut, soit une altération de celui qu’on vient de lire, qui n’apparaît qu’à une époque fort récentel’Anvtir i Suhaili. L’oiseau vantant les trois secrets qu’il sait, l’homme lui dit : « S’ils sont, si précieux, comment ne t’ont-ils pas empêché d’être pris i — C’est, » répond l’oiseau « qu’il était décidé que j’aurais ce sort ; et ils me sont encore fort précieux, puisqu’en te promettant de te les dévoiler, j’espère que tu me laisseras aller et qu’ainsi ils m’auront sauvé. » — La coïncidence, on le voit, peut fort bien être fortuite.les Trois Vérités du Loup, et qui apparaît d’abord dans le « Romulus de Marie de France » (Hervieux, les Fabulistes latins, t. II. p. 574 ; cf. Marie de France, t. II, p. 324. et la jolie fable latine rythmique dans Hervieux, p. 475). Ailleurs, il s’agit d’un renard (Pauli, Schimpf und Ernst, n° 380, etc.). Le loup est aussi devenu un renard, et la fable a perdu son sens premier dans Odon de Sherrington, n° LXXIII (Hervieux, p. 626 ; cf. Libro de los Gatos, n° 49).
On peut dès à présent affirmer que les trois préceptes de l’oiseau, plus ou moins altérés ailleurs, sont donnés dans le roman grec sous une forme très voisine de l’original. On y reconnaît une symétrie qui est troublée dès qu’on en modifie un, et qui devait s’exprimer, dans la langue primitive, par des mots mieux faits que ceux du grec pour la mettre en pleine lumière. Voici comment on peut les traduire tels qu’ils étaient sans doute en sanscrit :
Ne poursuis pas l’inattingible. Ne regrette pas l’irrecouvrable. Ne crois pas l’incroyable.
De toutes les versions orientales que nous avons examinées, deux seulement ont pénétré en Europe au moyen âge, celle de Barlaam et Joasaph et celle de Pierre Alphonse. La première s’est transmise de livre en livre sans grande altérationeBarlaam et Josaphat (le nom de Josaphat, connu par la Bible, remplaçant celui de Joasaph). De cette traduction latine, généralement fort exacte, dérivent diverses versions dans les différentes langues de l’Europe, dont je n’ai pas à parler ici, non plus que des compilateurs qui, comme Vincent de Beauvais ou l’auteur de la Legenda aurea, ont inséré, sous une forme plus ou moins abrégée, le texte latin tout entier. Mais je mentionnerai quelques recueils latins où notre conte a été admis isolément sous la forme qu’il a dans le Barlaam, parfois seulement un peu altérée. On le trouve ainsi dans Jacques de Vitri (ms. latin de la B. N. 17509, f. 30 d, où me le signale mon ami Paul Meyer) [cf. The Exempta of Jacques de Vitry, edited by T. F. Crane, p. 10 et p. 145], dans un manuscrit qui contient les apologues d’Odon de Sherrington (Hervieux, les Fabulistes latins, t. II, p. 195), dans les Gesta Romanorum (éd. Oesterley, n° 167), dans la Scala Celi, de Jean Junior (éd. d’Ulm, 1480, f° 16, v°) etc. Le Dialogus Creaturarum de Nicolaus Pergaminus se borne (éd. Graesse, p, 100) à y faire une rapide allusion. Je ne connais pas, en français, de version isolée de notre conte d’après le Barlaam, mais on en a publié trois en allemand, l’une de Boner, l’autre attribuée au Stricker, la troisième anonyme, qu’on trouvera toutes indiquées ou reproduites dans Gœdeke, Dos deustche Mittelalter (p. 640, 650, 671). Les dérivations du Barlaam se distinguent au premier coup d’œil de celles de la Disciplina en ce qu’elles font de l’oiseau un rossignol, au lieu que les autres ne le nomment pas (dans la version du Stricker, cependant, il s’agit d’une alouette). La version qui se trouve insérée dans le recueil italien du Piovano Arlolto (Ristelhuber, les Contes et Facéties d’Arlotto, n° XXXVIII. p. 63) parait avoir puisé à diverses sources. Je ne sais d’où provient la version en ancien français qui est insérée dans le poème partiellement inédit du Donnei des Amanz [voyez Romania, t. XXV].
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Ne croi pas quant que tu orras ; Garde bien ce que tu avras, Par pramesse nel perdre pas ; Ne trop ne soies confondu Por nule rien qu’aies perdu. Le Castoiement ou Instruction d’un père à son fils, publié par Barbazan. Nouvelle édition, par M. Méon, Paris, MDCCCVIII, p. 142.
L’autre traducteur, ici comme en d’autres cas, procède plus librement. Dès le début, il nous présente le propriétaire du jardin (quidam, uns preudom dans la première traduction
L’uns des sens qu’apprendre te dei Est tels que tu ne creies pasA tos les diz que tu orras;L’autre si est que tu avrasCe que toens iert, ja n’i faldras;Li tierz que ne deis pas plorerNe ne te deis desconforter Se perdu as aucune rien. Le chastoiement d’un père à son fils, traduction en vers de l’ouvrage de Pierre Alphonse, Paris, MDCCCXXIV, in-12, p. 134.
Il faut remarquer ici que le second des avis est visiblement mal traduit. Le latin donne : Quod tuum est semper habehabebis.
De même que le conte du Barlaam, celui de la Disciplina a été séparé de l’ouvrage où il se trouve et recueilli isolément. Il est inutile d’insister sur les recueils latins où il est ainsi inséréCrede parum, tua serva, et quœ periere relinque.C’est la fable de Camerarius que Kirchhof (Wendunmuth, IV, 34) a traduite en allemand. A la Disciplina se rattache aussi la version de Hans Sachs (dont je ne connais d’ailleurs que le début cité par Schmidt), bien qu’il fasse de l’oiseau un rossignol. C’est aussi le récit de Pierre Alphonse qu’on retrouve en espagnol dans le Libro de los Exemplos, n° 253.eThe Chorle and the Bird. Lydgate dit expressément qu’il traduit d’après un paunflet (c’est-à-dire un petit livre) français qu’il vient de lire. On a dit à tort que la source de Lydgate était notre lai ; il ne l’a certainement pas connu. Il a puisé dans une traduction française de Pierre Alphonse, mais il est impossible de savoir si les changements considérables qu’on relève dans le détail jagonce, qui se trouve dans cette version et qui est également inconnu à la seconde et à notre lai.
Yeve net of wisdom to hasty credence To every taie nor to eche tyding... Désire thou nott be no condicioun Thing which is impossible to recureCet avis ne répond bien ni à celui du latin ( ...Quod tuum est semper habe), ni à ceux qui lui correspondent en français ; il rappelle au contraire le premier avis duBarlaam, mais ce n’est peut-être qu’une coïncidence fortuite.For tresaure loste make never to gret sorrowe Which in no wise may not recovered be. A Selection of the minor poems of Dan John Lydgate, éd. by J.-O Halliwell (London, Percy Society, 1840), p. 179.
Le petit poème que je réimprime procède évidemment aussi du récit de Pierre Alphonse, bien qu’il y soit changé au point d’y être transformé presque complètement. Il se rattache à cette forme du récit, et s’écarte de celle que nous offre Barlaam par des traits incontestables. Dans Pierre Alphonse et dans le lai, un vilain (rusticus) est propriétaire d’un jardin où l’abondance des sources et la Barlaam, où un oiseleur de profession prend un rossignol, évidemment dans le bois. Sans insister sur d’autres différences, remarquons seulement que des trois sens de l’oiseau, les deux qui coïncident dans la Disciplina et Barlaam (voyez ci-dessus) se retrouvent dans le lai, le premier sous une forme modifiée, le second plus semblable à la Disciplina qu’à Barlaam (Ne crois pas tout ce qu’on te dit), et que le troisième dans le lai est, au moins pour le fond, celui de Pierre Alphonse et nullement celui de Barlaam. C’est donc dans la Disciplina clericalis qu’est la source du Lai de l’Oiselet.
La question est de savoir si cette source a été directement utilisée. L’auteur du lai a-t-il travaillé d’après le texte latin ou a-t-il fait usage d’une de nos versions françaises ? La première version suit de si près le texte latin, et le lai s’en écarte au contraire tellement, qu’il n’est pas aisé de relever un trait permettant d’établir une coïncidence ou une divergence ; cependant, il me paraît probable que si l’auteur du lai avait eu cette version sous les yeux, il lui aurait emprunté la traduction de hyacinthus par jagonce, d’autant plus qu’elle lui fournissait une rime avec once. Pour la seconde version, la question paraît compliquée : quod tuum est semper habe, l’arrange de façon à montrer qu’il n’a pas eu sous les yeux le contre-sens de cette version, et il a conservé le trait, omis par elle, du contraste entre la grosseur de l’oiseau et celle de la pierre qu’il prétend être dans son corps ; mais, d’autre part, il y a entre cette version et le lai de remarquables concordances. Dans l’une comme dans l’autre, le maître du jardin est, dès l’abord, appelé un paysan ; le charme particulier du chant de l’oiselet est mis en relief ; l’oiseau est pris au lacs quand il revient dans le jardin après l’avoir quitté ; le vilain monte sur l’arbre pour s’emparer de lui ; il annonce à l’oiseau qu’il le mettra dans une cage ; le désespoir du vilain est décrit avec complaisance ; enfin, et surtout, l’addition faite au troisième reproche de l’oiseau :
Qui plores que tu as perdu Ce qui n’est ne onques ne fu(v. 146)
pourrait être l’origine de la modification, dans le lai, du conseil correspondant :
Ne pleure pas ce qu’ainc n’eus;
et le récit se termine par ces vers :
Quant le vilain out mout laidi Li oiselès et escharni, Chantant s’en tome, sil laissa, Aine puis el vergier n’abita.
dont le dernier, auquel rien ne correspond dans le latin, peut fort bien avoir suggéré à l’auteur du lai, non seulement son dénouement, mais toute la conception du rôle si original et si merveilleux qu’il a donné à l’oiseau.
Il paraît donc probable que l’auteur du lai a connu la seconde de nos versions poétiques de Pierre Alphonse, mais qu’à côté d’elle, il a consulté, soit le texte latin, soit une autre version plus fidèle. Je pencherais pour la seconde hypothèse. Rien n’indique, en effet, que cet auteur ait été un clerc : parmi ceux qui représentent pour lui les types de la culture élégante, et qui sont les vrais servants d’Amour, et les seuls auditeurs dignes de l’oiseau, il ne mentionne les clercs qu’en passant, à côté des chevaliers ; dans les poèmes du même goût composés par des clercs, ceux-ci au contraire, sont toujours mis au premier rang. La singulière et charmante doctrine dans laquelle l’oiseau unit si intimement le dieu d’Amour et l’amour de Dieu, convient aussi, à ce qu’il me semble, bien qu’elle ait une forme de sermon, à un prédicateur laïque plus qu’ecclésiastique.
rusticus) qui le possède. On sait quelle importance la haute société des ee
Il n’oublie pas cependant ce qui faisait le vrai sujet de ce conte, les trois sens de l’oiselet, et il sait au contraire augmenter l’agrément et l’humour de l’invention par un trait qui lui appartient en propre. Dans les récits orientaux l’homme qui a pris l’oiseau est convaincu, après avoir entendu sens en eux-mêmes ne sont pas absolument identiques à ceux de la Disciplina. Le premier :
Ne croi pas quant que tu os dire,
est exactement conservé. Le second :
Ne pleure pas ce qu’aine n’eüs,
est, comme on l’a déjà vu, légèrement modifié. Quant au troisième :
… Ce que tu tiens en tes mains Ne giete pas jus a tes piés,
il est, comme nous l’avons fait remarquer, tout à fait différent du troisième de la seconde traduction française de Pierre Alphonse ; il ressemble plus au premier du texte latin, mais il en diffère
Quelques remarques se présentent encore sur les circonstances qui sont propres à l’auteur du lai. L’idée de faire donner par l’oiseau les préceptes de l’amour courtois lui était tout naturellement suggérée : on voit de bonne heure au moyen âge les oiseaux considérés comme des sortes de prêtres de la religion d’Amour, qui en promulguent les dogmes et en interprètent les lois. Ainsi dans le charmant poème appelé Fablel du dieu d’amour, le rossignol convoque tous les oiseaux pour leur demander s’ils ne trouvent pas que l’empire d’Amour est en décadence ; dans Florence et Blancheflor, les oiseaux sont les barons qui forment la cour d’Amour, et un combat judiciaire entre le rossignol et le papegaut donne gain de cause à la demoiselle qui préfère comme amant le clerc au chevalier ; partout dans la poésie consacrée au « fin amour » nous retrouvons cette conception, qui reçoit son expression dernière dans le Parlement des Oiseaux de Chaucer. D’où vient ce rôle donné aux oiseaux ? En partie sans doute de l’importance que cette ex professo en science amoureuse. Nous sourions à cette poétique conciliation de Dieu et du siècle, déclarés inconciliables, avec une si impitoyable logique, par l’enseignement orthodoxe, et nous nous plaisons un moment à concevoir un paradis tout autre que celui qui effrayait Aucassin, un paradis qui ressemblerait plutôt à cet enfer où il voulait aller avec Nicolette sa douce amie, et où vont « les beaux clercs et les beaux chevaliers qui sont morts aux tournois et aux nobles guerres, et les bons sergents et les francs hommes, et les belles dames courtoises, et l’or et l’argent, et le vair et le gris, et les harpeurs et les jongleurs et les rois du siècleAucassin et Nicolette, VI.
Notre conte a reçu de son auteur le nom de lai ; ce nom ne lui convient pas exactement. Les lais sont de courts récits narratifs, d’origine elai à beaucoup de récits en vers, d’un caractère sentimental ou gracieux, qui n’avaient rien d’originairement breton. C’est ainsi qu’on eut le lai d’Orphée, le lai de Narcisse, le lai d’Aristote, le lai de l’épervier, d’autres encore. La plupart des lais vraiment bretons parlaient d’amour, et, à ce titre, notre petit poème, au moins par le caractère que l’auteur y a introduit, méritait une place dans cette aimable compagnie. Il la méritait d’autant plus qu’on aimait à désigner comme des lais les chansons des oiseaux des bois, sans doute parce que, comme les lais celtiques que chantaient les bardes ambulants, elles remplissent le cœur d’une émotion tendre, douce et mélancolique, bien que l’esprit n’en perçoive pas le sens précis.
Le Lai de l’oiselet a été composé dans la première partie du e
Il a dû avoir du succès ; sa présence dans cinq manuscrits nous l’atteste déjà. On n’en a cependant pas signalé d’imitation ancienne dans les langues étrangères, qui adoptaient si volontiers ce qui avait été composé en français, et en France même on a reproduit d’habitude le récit du Barlaam ou celui de Pierre Alphonse, qui ne mêlaient pas à la piquante morale du conte les éléments étrangers ajoutés par notre lai. On doit cependant, suivant toute vraisemblance, reconnaître l’influence de ce dernier dans un joli récit dont le lai n’est sans doute pas la source unique, mais auquel il a fourni quelques traits.
Ce récit se trouve dans un des ouvrages les plus attrayants du moyen âge, ouvrage d’un caractère prétendu historique, et qui contient en effet de l’histoire, mais de l’histoire telle qu’elle Chronique de Reims, ou, comme l’appelle son dernier et savant éditeur, des Récits d’un ménestrel de Reims au xiii. L’auteur a écrit et sans doute d’abord parlé son livre à Reims en 1260, comme l’a parfaitement établi M. Natalis de Wailly. C’est en cette même année que, d’après lui, le conte de l’oiseau servit à consoler dans sa tristesse le bon roi Louis IX. Le roi venait de perdre, à seize ans, son fils aîné, Louis, qui devait lui succéder ; il était plongé dans son deuil, et « on ne pouvait en tirer un mot. »
Atant es vous l’arcevesque Rigaut de Rouen qui le vint veoir et conforter, et mout lui disoit de bons mos de l’escriture et de la patience saint Job, et li conta un essemple d’une masenge
Ce nom donné à l’oiseau pourrait être une réminiscence du v. 374 du lai. qui fu prise en une masengiere ou jardin d’un païsant, Quant li païsans la tint, si li dist qu’il la mangeroit, et la masenge respondi au païsant : « Se tu, » dist elle, « me manjues, tu ne seras gaires saoulés, car je sui une petite chosete ; mais si tu me vouloies laissier aler, je t’apenroie trois sensqui t’avroient grant Le lai est seul à donner uniquement le nom de « sens » aux trois préceptes de l’oiseau ; la seconde version de la
Disciplinaemploie aussi ce mot, mais pas dès l’abord.mestier se tu les vouloies mètre a uevre. — Par foi », dist li païsans, « et je te lairai aler ». Et lasche la main, et la masenge se trait seur une branche, et fu merveilles liée de ce qu’elle fu eschapée. « Or t’apenrai, » dit la masenge au païsant, « se tu veus, mes trois sens. — Oïl voir », dist il. — « Or escoute, » dit la masenge : « je te lo (et si le retien bien) que ce que tu tiens à tes mains que tu ne getes a tes piés Ici l’accord avec le lai est incontestable, et ne peut guère être fortuit. , et que tu ne croies pas quant que tu orras, et que tu ne meines mie trop grand duel de la chose que tu ne pourras avoir ne recouvrer. — Que est ce ? » dist li vilains : « n’en diras-tu el ? Ici, le récit s’accorde au contraire avec celui de
Barlaam, et il est probable que notre auteur avait les deux versions dans la mémoire.Le mécontentement du vilain quand il entend les Par le cuer Beu ! se jeté tenoie, tu ne m’eschaperoies huimais. — En non de moi », dit la masenge, « tu avroies droit, car j’ai en ma testesensde l’oiseau n’est raconté que dans le lai (voy. Ci-dessus).Notre auteur est le seul à mettre dans la tête de l’oiseau, et non dans son corps, la prétendue pierre précieuse. une pierre précieuse aussi grosse comme uns ues de gelineCet œuf de poule provient visiblement de l’œuf d’autruche de qui bien vaut cent livres ». Quant li païsans l’oï, si débat ses poins, et destire ses cheveus et demeine le plus grant duel dou monde. Et la masenge commença a rire, et li dist : « SozBarlaam.vilains, mauvaisement as entendu et mis a uevre les trois sens-que je t’avoie dit ; saches de voir que tu iés de tous trois deceûs. Tu me tenoies en ta main, si me getas a tes pies quant tu me laissas aler ; et me creïs de ce que je te fis entendant que j’avoie en ma teste une pierre précieuse qui estoit aussi grosse comme uns ues de geline, et je toute ne sui si grosse ; et si meines duel de moi a cui tu ne recouverras jamais, car je me garderai mieus que je ne me sui gardée. » Atant bâti ses éles et s’envola, et laissa le païsant son duel fesant. « Sire, » dist li arcevesques, « vous veez bien que vous ne pouez recouvrera vostrefil, et bien devez croire que il est en paradis, si vous devez conforter. » Li rois vit bien et sot que li arcevesques li disoit vrai, si se conforta et oublia auques son duel .
Récits d’un Ménestrel de Reims au XIII’ siècle, publiés par N. de Wailly (Paris, 1876), p. 461-465. J’ai reproduit le texte de M. de Wailly avec de légères modifications qui ne portent guère que sur la forme.
M. de Wailly, dans la critique aussi sobre que judicieuse à laquelle il a soumis les récits de la Chronique de Reims, dit que ce qui choque même la vraisemblance, c’est de supposer qu’Eudes Rigaut, archevêque de Rouen, ait pu essayer de consoler Louis IX de la mort de son fils en lui récitant l’apologue de la mésange et du paysan. Je ne sais si mon savant confrère ne prête pas ici involontairement aux hommes du e
Notre lai fut publié pour la première fois par Barbazan en 1756 Le texte de Barbazan a été reproduit par Méon dans sa nouvelle édition des Fabliaux et Contes (Paris, 1808), 1.1, p. 114. Ce texte, sauf quelques erreurs, est lisible ; il s’appuie essentiellement sur le ms. C comparé çà et là avec A.Lai de l’Oiselet se trouve à la page 27 du t. IV de la nouvelle édition (Paris, 1829) des Fabliaux et Contes de Le Grand d’Aussy.Mercure allemand son imitation de l’original, Des Vœgleins Lehren, qui se lit encore avec plaisir, mais ne vaut pas à coup sûr le vieux conte français. Je n’ai pas lu les imitations de deux autres poètes, l’un allemand, Nicolay, l’autre anglais, WayGesta Romanorum.
lai de l’Oiselet nous est parvenu dans cinq manuscrits, qui sont tous conservés à la bibliothèque nationale de Paris ; ces manuscrits contiennent un grand nombre d’autres pièces. Je me borne à indiquer le folio où notre poème se trouve dans chacun d’eux. Ce sont les suivants :
A. B. n. f. f. 837, f. 45. — e
B. N. Acq. 1104, f. 79. — ee
C. 25 545, f. 151. — e
D. 24 432, f. 42. — e
E. 1593, f. 169. — e
Un de mes anciens auditeurs, M. Henri Deloncle, a bien voulu, pour une de nos conférences de l’École pratique des hautes Études, soumettre ces cinq manuscrits à une étude extrêmement minutieuse et en relever toutes les variantes. Je n’ai à parler ici que de la façon dont, avec l’aide de ses ABD descendent de l’un, C représente l’autre, E parait être le produit d’une fusion des deux. Ce qui distingue CE de ABD, c’est que l’ordre des sens de l’oiseau n’y est pas le même : le sens qui est le premier dans CE est le second dans ABD, ce qui amène naturellement à cet endroit d’assez fortes divergences. J’ai considéré l’ordre de CE comme l’original, parce qu’il concorde avec celui de Pierre Alphonse : dès lors l’établissement du texte était tout indiqué. La bonne leçon devait résulter de la comparaison des deux familles entre elles : je n’entre pas dans le détail de cette comparaison ; je dirai seulement qu’elle donne comme résultat un texte qu’on peut regarder comme partout satisfaisant. En ce qui concerne les formes, qui varient dans les manuscrits divers et souvent dans un seul et même manuscrit, j’ai adopté celles qui se rapprochent le plus du français normal. Une rime (largece et tece pour le français teche au v. 164) fait seule difficulté : elle semble appartenir à un dialecte qui traitait le c autrement que le picard et que le français, dialecte dont plusieurs poèmes du moyen âge paraissent offrir des traces, mais qu’on n’a retrouvé jusqu’ici représenté par aucun patois subsistantpint pour pin est attestée par
Il avint jadis a un tans, Bien a passé plus de cent ans, Qu’il estoit uns riches vilains ; De son nom ne sui pas certains, Mais riches ert de grant manière De prés, de bois et de rivière, Et de quant qu’afiert a riche ome « De tout ce qui convient à un homme riche. » :Se dire vos en vueil la some, Il avoit un manoir si bel N’a borc, n’a vile, n’a chastel, Se le voir vos en vueil conter, En tout le monde n’out son per, Ne si bel ne si delitable ; Li contes vos sembleroit fable, Qui vos en diroit la façon « Si on vous en disait. » :Je ne cuit que ja mais face on Tel donjon ne si riche tor ; La rivière coroit entor, Qui tôt enclooit le porpris « Qui enfermait l’enceinte. » ;Et li vergiers qui fu de pris Estoit d’arbres et d’eaue enclos : Cil qui le fîst ne fu pas fos, Ains fu uns chevaliers gentis ; Après le père Fout li fis, Qui le vendi a cel vilain ; Ainsi ala de main en main : Bien savés que par mauvais oir Dechiéent viles et manoir . « Les villes et les châteaux tombent en décadence quand ils viennent aux mains d’héritiers indignes. »
Li vergiers fu beaus a devise « Autant qu’on peut l’imaginer. » :Erbes i out de mainte guise, Que je ne sai mie nomer ; Mais por voir vos puis raconter Qu’il i avoit roses et flors Qui getoient moût grans odors, Et espices de tel manière Qu’une ame « Une personne. » gisant en litièreQui malade fust et enferme « Malade et infirme. » S’en alast tote saine et ferme Por tant que el vergier geûst Tant qu’une nuit passée fust. De bones erbes fu garnis ; Et li preeaus fu si onis « Et la pelouse était si unie. » Qu’il n’i avoit ne mont ne val ; Et li arbre tuit par igal Estoient d’un grant contre mont « Les arbres étaient tous par le haut d’une même grandeur. » :Si bel vergier n’avoit el mont. Ja cel fruit ne demandissiés Que vos trover n’i peùssiés, Et si estoit il en tos tans : Cil qui le fist fu mout sachans ; Il fu tos fais par nigromance, Laens avoit mainte provance (v. 51 à 52) « Par magie, et il en contenait maint spécimen. » .Li vergiers fu et beaus et lons, Tos fu fais a compas reons ; En mi avoit une fontaine, Qui bêle estoit et clére et saine, Et sordoit de si grant randon Com s’ele bolist a bandon (v. 57 à 58) « Elle jaillissait d’un tel mouvement qu’elle semblait bouillir avec force. » ,Et s’estoit froide corne marbres ; Ombre li faisoit uns beaus arbres, Dont les branches loins s’estendoient, Qui sagement duites estoient « Dirigées avec art. » ;Fueilles i avoit a plenté « En abondance. » :En tôt le plus lonc jor d’esté, Quant ce venoit el mois de mai, N’i peùssiés choisir le rai « Apercevoir le rayon. » Dou soleil, tant par ert ramus ; Moût par doit estre chiers tenus, Quar il est de tele nature Que tos tens sa fueille lui dure : Vens ne ores, tant ait de force « Vent ni orage. » ,N’en abat fueille ne escorce. Li pins ert deliteus et beaus « Agréable et beau. » .Chanter i venoit uns oiseaus Deus fois le jor et plus noient, Et si sachiés a escient Qu’il i venoit la matinée Et l’autre fois a la vesprée. Li oiseaus fu merveilles gens : Moût seroit grans detriemens Qui vos en diroit la façon (v. 80 à 81) « Vous en décrire la figure me retarderait trop. » ;Il estoit mendre d’un moisson Et pou graindre d’un roietel , (v. 82 à 83) « Il était plus petit qu’un moineau, un peu plusgrand qu’un roitelet. »
Si chantoit si bien et si bel Loissignuels, merle, ne mauvis, Ne l’estorneaus, ce m’est avis, Chans d’aloe ne de calendre « Chant d’alouette ni d’alouette huppée. » ,N’estoit si plaisans a entendre Com ert li siens, bien le sachiés. Li oiseaus fu si afaitiés A dire lais et noveaus sons Et rotruenges et chançons Gigue ne harpe ne viele N’i vausist pas une cenele . (v. 90 à 94) « Si instruit à dire des lais, des compositions musicales nouvelles, des chansons à refrain et autres, que la gigue (petit violon), la harpe ne vaudrait pas en comparaison de son chant un fruit d’églantier. »
El chant avoit une merveille, Qu’ains nus on n’oï sa pareille : Quar tel vertu avoit li chans Que ja nus ne fust si dolans, Por que l’oisel chanter oïst, Que maintenant ne s’esjoïst Et obliast ses grans dolors ; Et s’ainc n’eûst parlé d’amors, S’en fust il maintenant espris, Et cuidast estre de tel pris Gom est emperéres ou rois, Mais qu’il fust vilains ou borjois ; Et se eûst cent ans passés, Et en cest siècle fust remés « Et qu’il fut resté au monde jusque-là. » ,S’il oïst de l’oisel le chant Si li semblast il maintenant Qu’il fust meschins et damoiseaus « Adolescent et jeune homme. » ,Et si cuidast estre si beaus Qu’il fust amés de damoiseles, De meschines et de puceles « D’adolescentes et de jeunes filles. » .Et une autre merveille i out, Que li vergiers durer ne pout Se tant non que li oisillons I venist chanter ses dous sons : Car dou chant issent les amors Qui en vertu tienent les flors Et les arbres et tôt le mes « Et tout le domaine. » ;Mais que li oiseaus fust remés « Pour peu que l’oiseau ne fût pas venu. » ,Maintenant li vergiers sechast Et la fontaine restanchast « Se serait séchée. » ,Qui par Toisel sont en vertu. Li vilains cui li estres fu « A qui appartenait le domaine. » I venoit deus fois par costume Por oïr celé soatume « Cette douceur. » .A la fontaine sos le pint Par une matinée vint, Son vis « Son visage. » lava a la fontaine;Et li oiseaus a haute alaine, Qui ert sor le pint, li chanta Un lai ou deliteus chanta. Li lais est moût bons a entendre : Exemple i porroit on bien prendre Dont mieus en vaudroit en la fin. Li oiseaus dit en son latin : « Entendes, » fait-il, « a mon lai, « Et chevalier et clerc et lai, « Qui vos entremetés d’amors « Et qui en soffrés les dolors ; « Et a vos le di je, puceles, « Qui estes avenans et bêles, « Qui le siècle volés avoir : « Je vos di vraiement por voir « Vos devés Dieu amer avant, « Tenir sa loi et son cornant, « Volentiers aler au mostier, « Et si oïr le Dieu mestier « Le service de Dieu. » :« Quar dou service Dieu oïr « Ne puet a nului maus venir « Mal ne peut arriver à personne. » ;« Et por vérité vos recort « Je vous l’annonce en vérité. » « Dieus et Amors sont d’un acort. « Dieus aime onor et cortoisie, « Et fine Amors ne les het mie ; « Dieus het orgueil et fausseté, « Et Amors les tient en vilté ; « Dieus escoute bêle proiére, « Amors ne la met pas arriére ; « Dieus convoite sor tôt largece, « Il n’i a nule maie tece « Il n’y a en Dieu aucune mauvaise qualité. » :« Li aver sont li envios, « Et li tenant li convoitos, « Et li vilain sont li mauvais, « Et li félon sont li punais ; (v. 163 à 166) « Les avares (qui offensent Dieu) sont les envieux (qui offensent l’amour), et les jaloux sont les convoiteux, et les vilains sont (comme) les mauvais, et les félons (comme) les grossiers. »
« Mais sens, cortoisie et onors « Et loiauté maintient Amors ; « Et se vos a ce vos tenés, « Dieu et le siècle avoir poés. » Ce dit li oiseaus en son chant. Et quant voit le vilain séant Qui desos le pint l’escoutoit, Qui fel et envios estoit, Si a chanté d’autre manière : « Quar laisse ton corre, rivière « Cesse donc de courir ! » !« Donjons, péris ! tors, quardechiés ! « Matissiés, flors ! erbes, sechiés « Flétrissez-vous, fleurs ! » !« Arbres, quar laissiés le porter « Cessez de porter (des feuilles) ! » !« Ci me soloient escouter « Ici avaient l’habitude de m’écouter. » « Clerc et dames et chevalier « Qui la fontaine avoient chier, « Qui a mon chant se delitoient, « Et par amors mieus en amoient, « Si en faisoient les largeces, « Les cortoisies, les proeces, « Maintenoient chevalerie. « Or m’ot cil vilains pleins d’envie, « Qui aime assés mieus le denier « Qu’il ne face le donoier (v. 189 à 190) « Qui aime bien mieux les écus qu’il ne galanterie, » .« Cil me venoient escouter « Por déduire et por mieus amer « Et por lor cuers mieus aaisier « Et pour mettre leurs cœurs plus en joie. » ;« Mais cist i vient por mieus mangier ! » Quant ce out dit, si s’en vola. Et li vilains qui remest la « Qui resta là. » Pense, se il le pooit prendre, Assés tost le porroit chier vendre, Et se vendre ne le pooit En jaiole le meteroit « En cage. » ,Si li chanteroit tart et tempre « Au matin et au soir. » .Son engin a fait, si l’atempre « Il fait son piège et l’arrange. » ,Et enquiert et guaite et porvoit Tant que les branches aperçoit Ou cil s’aseoit plus sovent : lluec fait las, si les i tent, Mout a bien sa chose atemprée. Et quant ce vint a la vesprée, Li oiseaus ou vergier revint ; Et quant il s’asist sor le pint Si fu maintenant pris au las. Li vilains, li chetis, li las, Monte a mont : l’oisillon aert (v. 212 à 213) « Le rien qui vaille, le misérable, monte en haut, saisit l’oiseau. » .« Tel loier a qui vilain sert, » Fait li oiseaus, « ce m’est avis. « Mal avés fait qui m’avés pris : « En moi a povre raençon « Je n’ai qu’une pauvre rançon. » .« — Ains en avrai mainte chançon, » Fait li vilains, « de ceste prise. « Servi avés a vo devise, « Or servirés a ma partie « Vous avez fait le service qui vous plaisait, maintenant vous servirez à ma volonté. » .« — Ceste cheance est mal partie, « J’en ai le peior a moi pris. « Je suel avoir a mon devis (v. 223 à 224) « Ce coup (de dés) est mal partagé ; j’en ai le plus mauvais point. » « Champaigne, bois, rivière et prés « J’avais à ma volonté campagne... » :« Or ier en jaiole enserrés « Je serai enfermé en cage. » ,« Ja mais n’avrai déduit ne joie ; « Je soloie vivre de proie « Vivre de ce que je conquérais à l’aventure. » :« Or me donra l’on a mangier « Si com un autre prisonier. « Laissiés moi aler, beaus amis, « Et bien soies seùrs et fis « Suret certain. » « Ja en prison ne chanterai. « — Par foi, et je vos mangerai : « Ja par autre tor n’en irés. « — En moi povre repast avrés, « Quar je sui lasches et petis « Petit et sans consistance. » :« Ja n’en acroistra vostre pris « Se vos ociés tele rien (v. 238 à 239) « Votre honneur ne sera pas accru si vous tuez un être pareil. » .« Laissiés m’aler, si ferés bien : « Pechié ferés se m’ociés. « — Certes por noient en parlés, « Car com plus proies en seroie « Sachiés que je meins en feroie. « — Certes, » fait li oiseaus, « c’est drois, « Car ainsi l’aporte la lois « Un doux langage irrite un vilain. » :« Douce raisons vilain aïre, « Mainte fois l’avons oï dire. « Mais uns dis nos enseigne et glose : « Besoins fait faire mainte chose. « Ma force ne m’i puet tenser « Ma force ne peut ici me protéger. » ;« Mais se vos me laissiés aler, « De trois sens vos feroie sage « Qu’aine ne sout on de vo lignage, o Si vos porroient moût valoir. « — Se seûrté en puis avoir « Si je puis en avoir une bonne sûreté. » , »Fait li vilains, « tost le ferai. « — Tel fiance corne je ai, » Fait li oiseaus, « vos en créant (v. 258 à 259) « Je vous donne toute la foi que j’ai. » . »Et cil le lait aler a tant. Li oiseaus sor l’arbre s’en vole, Qui eschapés fu par parole : Mas estoit et tos hericiés « Il était mal en point. » ,Car laidement fu manoiés, Tenus out esté contre laine « A contre-poil. » ;A son bec ses plumes ramaine Et rasiet au mieus que il puet. Li vilains, cui savoir estuet « A qui il faut savoir. » Les trois sens, le semont qu’il die « L’invite à parler. » .Li oiseaus fu pleins de voisdie « Plein de ruse. » ,Si li dist : « Se tu bien entens, « Aprendre porras un grant sens : « Ne croi pas quant que tu os dire« Tout ce que tu entends dire. » . »Li vilains fronce le nés d’ire, Et dit : « Je le savoie bien. « — Beaus amis, donques le retien, « Garde que tu ne l’oblier « Fais attention à, ne pas l’oublier. » .« — Or me puis je bien apenser, » Fait li vilains, « de sens aprendre I « Musage me fais a entendre, « Qui ce me rueves retenir (v. 280 à 281) « Tu te moques de moi, en me demandant de retenir cela. » .« Je te voudroie ja tenir : « Bien sai quant tu m’eschaperoies « Ja mais autrui ne gaberoies « Tu ne te moquerais plus de personne. » .« Mais je m’en vois a tart vantant « Mais je me vante trop tard. » ;« Cestui sai bien : di l’autre avant. « — Enten i bien, » fait li oiseaus ; « Li autres est et bons et beaus : « Ne pleure pas ce qu’aine n’eus« Ce que tu n’as jamais eu. » . »Li vilains ne fu mie mus « Ne fut pas muet. » ,Ains respondi par félonie « Avec irritation. » :« Tu m’as ta fiance mentie. « Trois sens me dévoies aprendre, « Si com tu me feïs entendre, « Qu’onques ne sout tos mes lignages ; « Mais de ce est tos li raona sages « Mais tout le monde sait cela. » :« Il n’est si fos n’onques ne fu « Qui plorast cequ’aine n’out eu.« Tu m’as moût largement menti. » Et li oiseaus lui respondi : « Veus tu donc que jes te redie, « Si que tu nés oblies mie ? « Vos entendes tant au plaidier « Que peor ai de l’oblier : « Je cuit que jâ nés retendrés . (v. 301 à 305) « Veux-tu que je te les redise en sorte que tu ne les oublies pas ? Vous vous occupez tant de parler que j’ai peur que vous ne les oubliiez. Je crois que vous ne les retiendrez pas. »
« — Je les sai mieus de vos assés, » Fait li vilains, « de grant pièce a « Il y a longtemps. » .« Dehé qui gré vos en savra « Au diable qui vous en saura gré. » « D’aprendre ce dont il est sages ! « Je ne sui mie si sauvages, « Par mon chief, com vos me tenés. « Por ce se m’estes eschapés, « M’aies vos ore ainsi gabant ; « Mais se vos me tenés convant « Si vous tenez votre promesse. » ,« Vos m’aprenderés l’autre sen, « Car des deus ai je bien l’asen « J’ai bien la connaissance des deux premiers. .« Or le dites a vo voloir, « Car sor vos n’ai point de pooir : « Dites qués est il, si l’orrai. « — Entent i bien, sil te dirai : « Li tiers est tés, qui le savroit « Ja mais povres on ne seroit. » Mout durement s’en esjoï Quant la vertu dou sen oï, Et dist : « Cestui m’estuet savoir, « Que durement tent à l’avoir (v. 325 à 326) « Il me faut savoir celui-là, car je convoite fortement l’argent. » . »Qui li veïst l’oisel coitier « Il fallait le voir presser l’oiseau. » !« Il est, » fait il, « tans de mangier ; « Quar le me dites errantment. » Et quant li oisillons l’entent, Si dit : « Je techasti, vilains « Je te le recommande. » ,« Que ce que tu tiens en tes mains« Ne gietes pas jus a tes pies. »Li vilains fu mout corrociés ; Et quant il s’est teûs grant pose, Si dist : « N’estoit ce autre chose ? « Ce sont adevinail d’enfant « Ce ne sont que des devinettes d’enfant. » ;« Quar je sai bien a esciant « Tés est povres et soffraitos « Pauvre et indigent. » « Oui aussi bien le set com vos. « Menti m’avés et engignié : « De quant que m’avés enseignié « Estoie je sages devant. » Li oiseaus respont maintenant : « Par foi, se tu cel sen seûsses, « Ja laissié aler ne m’eusses ; « Quar si tu m’eusses tué, « Si com tu eus en pensé, « Ja mais ne fust jors, par mes ieus, « Qu’il ne t’en fust durement mieus (v. 349 à 350) « Il n’est pas de jour où tu ne t’en fusses trouvé bien mieux. » .« — A ! por Dieu, que ses tu donc faire ? « — Ahi ! fel vilain de put aire « Méchant vilain de mauvaise race. » ,« Tu ne ses qu’il t’est avenu : « Il t’est durement mescheù « Il t’est arrivé un bien grand malheur. » ;« Il a en mon cors une piére « Qui tant est précieuse et chiére, « Bien est de trois onces pesans, « La vertu en li est si grans, « Qui en son demeine l’avroit « Ja rien demander ne savroit « Que maintenant ne li fust preste . » (v. 358 à 361) « La vertu qui est en elle est si grande que celui qui l’aurait en sa possession ne saurait rien souhaiter qui ne fût aussitôt devant lui. »
Quant li vilains entendi ceste « Cette parole. » ,Débat son pis, deront ses dras « Il bat sa poitrine, déchire ses habits. » ,Et se claime chetif et las, Son vis a ses ongles depiece. Li oiseaus en fait grant leece « L’oiseau en fait grande joie. » ,Qui de sor l’arbre l’esgardoit ; Tant a atendu que il voit Qu’il a tos ses dras depeciés Et qu’il s’est en mains lieus bleciés ; Puis lui a dit : « Chetis vilains, « Quant tu me tenis en tes mains, « G’iére plus legiers d’un moisson « Qu’un moineau. » ,« D’une masenge ou d’un pinçon, « Qui ne poise pas demie once. » Cil qui de félonie gronce « Grogne. » Li dist : « Par foi, vos dites voir. « — Vilains, or pues tu bien savoir « Que de la piére t’ai menti. « — Or le sai je, » fait il, « de fi ; « Mais certes or ains le cuidai « Tout à l’heure je l’ai cru. » .« — Vilains, or en droit prové t’ai « Je t’ai prouvé à l’instant. » « De cel sen que pas nel savoies ; « Et de ce que tu me disoies « Nus n’est si fos n’onques ne fu « Qui plorast ce qu’aine n’ont eu, « Maintenant, ce m’est vis, ploras « Il me semble. » « Ce qu’aine n’eus, ne ja n’avras ; « Et quant me tenis en tes las, « Qu’en mains eus’as pies ruas. « Des trois sens estes abosmés « Tu es confondu. » :« Beaus amis, or les retenés ; « Il fait bon aprendre bon mot. « On dit que tés n’entent qui ot « Tel ne comprend pas qui entend. » « Et tés parole par grant sens « Qui en soi a pou de porpens « Peu de réflexion. » ;« Tés parole de cortoisie « Qui ne la savroit faire mie, « Et tés cuide estre bien sénés « Qui a folie est assenés (v. 399 à 400) « Pense être bien sensé qui se conduit en fou. » . »Quant ce out dit, si s’en vola Et de tel eûr s’en ala « Il s’en alla par telle destinée. » Qu’aine puis el vergier ne revint : Les fueilles cheïrent dou pint « Tombèrent. » ,Li vergiers failli et sécha, Et la fontaine restancha « Tarit. » ;Li vilains perdi son déduit. Or sachent bien totes et tuit « Toutes et tous. » Li proverbes dit en apert « Ouvertement. » :Cil qui tôt convoite tôt pert.