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Et telle me semble bien avoir été la marche de Frédéric Nietzsche ; et en tout cas, telle sera la mienne en cheminant sur ses traces et en cherchant à les reconnaître ; tel sera le plan que je suivrai pour lire Nietzsche avec une certaine méthode. Mauvaise ou bonne ; mais il m’en faut une
Autant qu’on peut en conjecturer par ce qu’on sait de lui et par ce qu’il en a dit, Nietzsche était loyal, orgueilleux et agressif. — Il a bien d’autres traits de caractère, mais il faut se borner à l’essentiel pour voir clair et pour ne pas risquer de ne plus rien démêler à force de vouloir tout voir.
Il était loyal, détestait l’hypocrisie et cette conscience approximative qui n’est qu’une forme de l’hypocrisie. Il voulait voir clair absolument et jusqu’au fond dans les autres, dans lui-même, dans les idées et dans les systèmes. Il railla plus tard cruellement ce peuple, le sien, « qui aime à se griser et pour qui l’obscurité est une vertu »
, et il s’écria en style lyrique, songeant surtout à lui-même : « Mais enfin nous devenons clairs ; nous sommes devenus clairs ! »
— Cette probité intellectuelle, qui du reste n’est qu’une forme de la probité morale, était chez lui intransigeante. C’est elle qui le força plus tard à toujours lever le voile, à toujours dénouer le masque, à se demander toujours : « et sous cette idée qu’y a-t-il encore, et sous ce premier principe qu’y a-t-il encore ? quel sentiment ? quelle tendance, inavouée, peut-être inavouable ? »
Il était orgueilleux au plus haut point, très convaincu de sa supériorité d’esprit, hanté de ce sentiment, juste assez souvent, que tout ce qu’il pensait était pensé pour la première fois, et excité sans cesse par cette démangeaison bien connue qui consiste à toujours soupçonner que ce que pense la majorité des hommes est stupide et qu’on ne peut guère se tromper à être paradoxal ; et que tout au moins le paradoxe, étant une évasion hors de la sottise, est un acheminement vers la vérité.
Son insatiable besoin d’indépendance vient de cet orgueil. Il ne pouvait subir aucun joug, ni venant des hommes, ni venant des choses, ni venant même des habitudes. Rien de significatif comme sa confidence sur les « habitudes courtes » : « … Ma nature est entièrement organisée pour les courtes habitudes, même dans les besoins de sa santé physique, et, en général, aussi loin que je puis voir, du plus bas ou du plus haut. Toujours je m’imagine que telle chose me satisfera d’une façon durable… Et un jour, c’en est fait, la courte habitude a eu son
Enfin, de sa loyauté et de son orgueil combinés, il naquit en lui de très bonne heure une saine hardiesse, une franche bravoure, une intrépidité d’opinion qui le rendit querelleur, agressif, batailleur, contradicteur fieffé, toujours en guerre et volontiers exagéreur. Il était un peu l’homme qui vous dit avant que vous ayez parlé : « Vous avez tort » ; et après que vous avez parlé : « J’en étais bien sûr ; mais j’en suis plus sûr qu’auparavant » ; et qui l’était en vérité tout autant avant qu’après. Il était un peu l’homme dont on dit : « Il monte l’escalier ; il s’apprête à vous donner tort. » Il était un peu l’homme dont on dit : « Je vais exprimer devant lui le contraire de ma pensée, parce qu’il
Ainsi construit par la nature, comme il était né Allemand, sans l’avoir demandé, il fut mis d’abord à l’école du romantisme, du pessimisme et de Wagner, et, avant d’avoir pris conscience de lui-même, il les adora. Goethe (par les côtés accessibles aux jeunes esprits et à la foule), Schopenhauer et Wagner furent ses premiers maîtres et ses idoles. Il fut, sinon pénétré, du moins touché de ce romantisme allemand, si différent du nôtre, par quoi je ne veux dire ni qu’il soit meilleur ni qu’il soit pire, qui est fait surtout de sensibilité et d’attendrissement, de Gemüthlichkeit, de mélancolie rêveuse, douce et pitoyable, et dans lequel la sensibilité l’emporte de beaucoup sur l’imagination.
Il fut pénétré, et plus profondément, par le pessimisme, effet naturel de ce romantisme longtemps pratiqué et couvé, par ce sentiment de la misère incurable des choses, qui porte ou à souhaiter et à demander impérieusement qu’elles cessent d’être, ou à les détruire, en quelque sorte, en soi-même, pour ne pas les sentir et pour se réfugier dans une indifférence analogue au néant ou au moins représentative du non-être.
En un mot, il eut la diathèse romantique complète, intégrale et sans qu’il y manquât rien. — Un Français ne peut pas se figurer très nettement ce que c’est que cette diathèse. Le romantisme français a été français. Plus, à s’en éloigner, on le voit mieux, plus on se persuade de cette vérité. Il a été clair, il a été ordonné, il a été vif et ardent ; presque tous ses grands représentants se sont mêlés à l’action ; il a été optimiste chez ses deux grands chefs de chœur et pessimiste seulement par accès et crises chez les autres ; il n’a pas eu de grands philosophes pour exprimer le peu de pessimisme qu’il a contenu, et ni Comte, ni Renan, ni Taine ne sont des pessimistes ; et enfin, surtout, il n’a pas eu de musicien et la musique romantique française, à proprement parler, n’existe pas. De telle sorte que si l’on prend pour type du romantisme le romantisme français, il faudra donner au romantisme allemand un autre nom, et que si l’on prend pour type du romantisme du e
On n’a donc pas idée ici de ce que pouvait être un jeune romantique allemand vers 1870, enveloppé de romantisme de tous côtés, saturé de romantisme par toutes les influences, le recevant par la poésie, par le roman, par la philosophie, par la musique, par la conversation et par le patriotisme, se flattant de cette pensée que le romantisme était chose essentiellement allemande et qui faisait partie du patrimoine et de la gloire nationale. C’est précisément ce que fut Frédéric Nietzsche un peu avant 1870.
C’était sa diathèse, ce n’était pas son tempérament. Il s’affranchit. — Ce n’était pas son tempérament. Ce n’était pas tout à fait son tempérament. C’était bien un peu son tempérament et M. Fouillée l’a très bien vu. C’était un peu son tempérament, en ce sens qu’il était maladif, volontiers triste, aussi exagéreur et susceptible de s’éprendre du colossal et du gigantesque, aussi un peu désordonné et difficilement capable de mettre un ordre matériel dans ses idées, aussi très personnel, même au sens mauvais du mot et ne détestant pas la littérature qui est une confidence, un épanchement et une confession. J’accorderai tout cela, et, aussi bien, il a bien fallu qu’il y ait eu quelque chose du romantisme
Il s’affranchit d’abord, je crois, par la France et ensuite par la Grèce et peut-être par toutes les deux à la fois, et en tout cas, puisqu’il n’importe pas beaucoup, et qu’il faut un ordre, commençons par la France. Notons, du reste, qu’à la France comme à la Grèce il était conduit par son grand ami Goethe, qui aimait autant l’une que l’autre. L’influence de Goethe sur Nietzsche ne peut pas être
Quoi qu’il en soit, il s’adressa à la France. Il lut Montaigne dont il loue la « loquacité » charmante : « Une loquacité qui vient de la joie de tourner d’une façon toujours nouvelle la même chose : on la trouve chez Montaigne. »
— Il lut Pascal, qu’il cite cent fois ; il lut La Rochefoucauld, dont il est, du reste, le dernier éditeur, avec commentaires surabondants ; il lut Corneille, qu’il a compris jusqu’au fond et que nous retrouverons souvent en sa compagnie dans le cours de ce volume ; il lut La Bruyère ; il lut Voltaire, Vauvenargues ; il lut Chamfort, où il retrouve Schopenhauer, Chamfort qu’il déteste et qu’il excuse à la fois d’avoir été du parti de la Révolution et dans lequel il trouve a un homme riche en profondeurs et en tréfonds de l’âme, sombre, souffrant, ardent et le plus spirituel « est peut-être de tous les Français de ce siècle celui qui a possédé les yeux et les oreilles les plus riches de pensées »
.
Tout cela le ravit et lui découvrit à lui-même sa véritable nature d’esprit. Il était classique. Voici les formules de l’art classique, nouvelles ou qu’il croit nouvelles, qui abondent sous sa plume. Point de littérature personnelle : « L’auteur doit se taire lorsque son œuvre se met à parler. »
Le réel, rien que le réel, mais non point tout le réel : « De même que le bon écrivain en prose ne se sert que des mots qui appartiennent à la langue de la conversation, mais se garde bien d’utiliser tous les mots de cette langue — et c’est ainsi que se forme précisément le style choisi — de même le bon poète de l’avenir ne représentera que les choses réelles, négligeant complètement les objets vagues et démonétisés, faits de superstitions et de demi-vérités, en quoi les poètes anciens montraient leur clair, le précis, l’ordonné et le choisi furent pour lui une sorte de révélation ravissante. Il se jura évidemment de sacrifier à ces nouvelles idoles ou plutôt de considérer comme des idoles tout ce qui n’était pas ces dieux-là.
La France le mena-t-elle à la Grèce ou la Grèce le ramena-t-elle plus tard à la France ? Le passage suivant, très important, peut appuyer l’une ou l’autre de ces deux hypothèses, ou celle-ci encore qu’il étudia les Grecs et les Français en même temps : « Quand on lit Montaigne, La Rochefoucauld, Fontenelle et particulièrement ses Dialogues des morts, Vauvenargues, Chamfort, on est plus près de l’antiquité qu’avec n’importe quel groupe de six auteurs d’un autre peuple. Par ces six écrivains l’esprit des derniers siècles de l’ère ancienne a revécu à nouveau. Réunis, ils forment un chaînon important dans la grande chaîne continue de la Renaissance. Leurs livres s’élèvent au-dessus du changement dans le goût national et des nuances philosophiques où chaque livre croit devoir scintiller écrites en grec, leurs œuvres eussent été comprises par des Grecs. Combien, par contre, un Platon lui-même aurait-il pu comprendre des écrits de nos meilleurs penseurs allemands, par exemple de Goethe et de Schopenhauer, pour ne point parler de la répugnance que lui eût inspirée leur façon d’écrire, je veux dire ce qu’ils ont d’obscur, d’exagéré et parfois de sec et de figé ? Ce sont là des défauts dont ces deux écrivains souffrent le moins parmi les penseurs allemands, et ils en souffrent trop encore ! Goethe, en tant que penseur, a plus volontiers étreint les nuages qu’on ne le souhaiterait, et ce n’est pas impunément que Schopenhauer s’est promené presque toujours parmi les symboles des choses plutôt que parmi les choses elles-mêmes. — Par contre, quelle clarté et quelle précision délicate chez ces Français ! Les Grecs les plus subtils auraient été forcés d’approuver cet art, et il y a une chose qu’ils auraient même admirée et adorée, la malice française de l’expression : ils aimaient beaucoup ce genre de choses, sans y être précisément très forts. »
Il s’écartait donc de plus en plus, non seulement inactuels, tout en fondant leur réputation de leur vivant, assez conquérants de l’avenir par la grandeur de leur pensée et par la force impérissable de leur expression, pour rester, pour grandir ou au moins pour ne pas déchoir cinquante ans après leur mort ; et peut-être commençait-il à répondre non, comme il l’a écrit plus tard dans Humain, trop humain : « Des six grands ancêtres de la littérature allemande, cinq sont en train de vieillir incontestablement, ou ont même déjà vieilli… Je fais abstraction de Goethe… Mais que dire des cinq autres ? Klopstock vieillit déjà de son vivant d’une façon très vénérable et si foncièrement que le livre réfléchi de ses années de vieillesse, sa République des Savants, n’a été jusqu’aujourd’hui prise au sérieux par personne. Herder eut le malheur d’écrire toujours des ouvrages qui étaient toujours trop neufs et déjà vieillis ; et pour les esprits plus subtils et plus forts, comme pour Lichtenberg, l’œuvre principale de Herder avait quelque chose de suranné dès son apparition. Wieland qui, abondamment, avait vécu et engendré la vie, prévint, en
Toujours est-il qu’il se dégermanisait de plus en plus et qu’il se sentait attiré vers les pays de clarté et les horizons à la ligne nette. C’est à cette époque-là, c’est-à-dire vers 1870, qu’il découvrit la Grèce. Avait-il déjà eu quelque goût d’hellénisme étant écolier, au gymnase ? Il serait assez intéressant de le savoir. Je n’en sais rien ; mais la chose n’a du reste qu’un intérêt de curiosité, la seule éducation qui compte étant la seconde, celle qu’on se donne à soi-même ; et les véritables goûts, les goûts profonds, ceux qui demeurent toute la vie, se formant entre la vingtième année et la trentième. C’est donc vers 1870, comme il la dit très nettement dans sa préface des Origines de la Tragédie grecque et dans ses notes sur cet ouvrage, qu’il se prit pour la Grèce d’un goût profond, d’une véritable passion amoureuse, d’une manière de dévotion. Ce fut pour lui une nouvelle lumière. Il dut se dire, il se dit certainement :
Devenere locos lœtos et amœna vireta… Purior hic campos œther et liiminc vestit Purpureo.
C’est le moment de la grande crise intellectuelle et même morale de Nietzsche, et tout son développement définitif a cette crise pour origine. Voulant se rendre compte des racines profondes de l’art tragique chez les Athéniens, des sources psychologiques de cet art, de l’état d’âme que cet art supposait chez ceux qui le pratiquaient, soit comme auteurs, soit comme interprètes, soit comme auditeurs, il se fait peu à peu toute une idée, fausse à mon avis, mais originale, intéressante et extrêmement féconde en conséquences, de l’âme grecque, du tempérament grec et de la race grecque, et cette idée il la caresse, et il s’en pénètre, et il s’en enivre, et il en fera tout un système philosophique, sociologique et moral ; et en vérité Nietzsche est tout entier dans les Origines de la Tragédie grecque.
À travers bien des gaucheries, bien des tâtonnements et bien des obscurités, voici l’idée sommaire que Nietzsche se fait de l’art tragique des Grecs et de l’âme grecque.
Une race a été, qui n’aimait que la beauté et la vie. Elle aimait surtout la vie, la vie forte et surabondante, puissante et joyeuse, exaltée et triomphante. Et c’est ce qu’on peut appeler son âme
Et ces deux aspirations se réunissent et se joignent, en quelque sorte, dans la conception olympienne. L’Olympe est un séjour d’êtres supérieurs, à la fois puissamment vivants et noblement beaux, exaltés dans la joie de vivre et dans la volonté de vivre, immortels, mot dont, pour l’avoir trop répété, on ne sent plus la signification, immortels, c’est-à-dire insatiables de vie et en voulant pour l’éternité et voulant une vie éternellement inépuisable ; d’êtres, aussi, qui se plaisent à être beaux, à être grands, à être forts, à être nobles et harmonieux ; d’êtres qui se complaisent en eux-mêmes et dans une indéfinie progression de beauté en eux, d’êtres qui réalisent la beauté et qui s’appliquent à la réaliser toujours davantage. L’olympien est un être supérieur qui unit en lui l’état dionysiaque et l’état apollinien.
Il est le modèle du Grec ; et le Grec dans sa vie et dans son art cherche à se rapprocher de cet idéal. Dans sa tragédie il cherche la synthèse ou au moins l’union de l’état apollinien et de l’état dionysiaque. Il met l’état dionysiaque dans le chœur [très douteux] et l’état apollinien dans les personnages. En
Et dans sa vie même, le Grec cherche à réaliser encore cette union qu’il rêve toujours. Activité conquérante, activité politique, activité colonisatrice, activité administrante ; et, avec cela, l’art toujours, art des poètes, art des sculpteurs, art des architectes, art des peintres. La Grèce répand et veut répandre sa vie et son art à la fois sur l’Univers. Vivre et vivre en beauté ; faire vivre le monde et le faire vivre en beauté, voilà quelle semble être sa préoccupation constante et sa perpétuelle volonté.
Et l’on peut donc considérer sa tragédie comme l’intermédiaire et l’on se risquerait à dire comme le médiateur entre le ciel grec et la terre grecque. Elle donne aux hommes la vue approximative de cette union de l’état apollinien et de l’état dionysiaque que réalisent là-haut les immortels ; et elle leur donne l’exemple de cette union de l’état apollinien
— Mais n’est-ce pas mettre beaucoup de choses dans la tragédie grecque, et les Athéniens cherchaient-ils autre chose dans la tragédie que l’occasion de se rassasier de larmes, comme parle Homère, et de satisfaire leur sensibilité ?
— Non pas, répond Nietzsche, et il suffit de lire aussi bien Platon qu’Aristote pour voir comment les Grecs entendaient la tragédie, au fond, même quand ils n’étaient pas d’accord. Platon chasse les poètes de la République parce qu’il craint qu’ils n’efféminent par la sensiblerie la race forte et joyeuse. Aristote, toujours en contradiction avec Platon, défend la tragédie en assurant qu’en appliquant la sensibilité des auditeurs à des choses fausses elle les « purge » de cette sensibilité et les rend à la vie énergiques, joyeux et forts. Et c’est-à-dire que tous les deux veulent une race énergique et amoureuse de la vie et entendent bien qu’il ne faut pas que l’art l’alanguisse et la détende.
Et, au-delà de Platon et d’Aristote, pour employer une formule nietzschéenne, Nietzsche dit davantage. « Par-dessus les tombeaux, en avant ! »
; qui, en tout cas, n’allait pas chercher dans l’art des consolations, des solanées et des stupéfiants, mais, comme les forts, je ne sais quel breuvage amer et tonique.
Ainsi en possession d’une idée très douteuse sur l’art grec, mais qui faisait pour lui office de vérité, Nietzsche réfléchit sur cette révélation et se sentit ébranlé exactement en tout ce qu’on lui avait enseigné. On lui avait enseigné le romantisme allemand
On lui avait enseigné le pessimisme, c’est-à-dire, au fond et en gros, la croyance que la vie est mauvaise ; et il croyait voir un art et une race enivrés de l’amour de la vie, un art et une race profondément optimistes, mieux que cela, un art et une race qui faisaient servir le pessimisme à l’optimisme et qui par conséquent effaçaient l’un et l’autre et surtout les pédantesques et puériles oppositions de l’un contre l’autre, l’antinomie fausse de celui-ci et de celui-là, un art et une race qui, par delà l’optimisme et le pessimisme, rencontraient la vie, et la vie dans toute sa plénitude, à savoir la vie en beauté.
On lui avait enseigné une musique dont il avait été comme enivré, mais que maintenant il jugeait débilitante ; et il croyait voir une race et un art où la musique ne servait qu’à accompagner de vives exaltations du sens de la vie ou à régler des danses
Il ne faut pas croire qu’il le fut sans regret et sans regard jeté en arrière et que son état, en cette crise, fut tout de suite l’état dionysiaque. Malgré son orgueil et son humeur batailleuse, — et j’ai prévenu que les traits principaux du caractère de Nietzsche n’étaient pas tout son caractère, — il connut la tristesse de l’homme qui se sépare de son pays, ou de son parti, ou de son cénacle, tristesse que tout homme qui a quelque personnalité a connue à un moment de sa vie. Malgré tout son orgueil, il avait eu, et Dieu merci, quelque chose de la docilité, du respect pour le maître, du famulisme, qui caractérise tout écolier allemand ; et il éprouvait un serrement de cœur et un peu d’angoisse à penser par lui-même : « Je connais un homme qui, encore enfant, s’était déjà habitué à bien penser de l’intellectualité des hommes, c’est-à-dire de leur véritable penchant pour les objets de l’esprit… à avoir par contre, une idée très médiocre de son esprit à lui (jugement, mémoire, présence d’esprit, imagination). Il ne s’accordait aucune valeur lorsqu’il se comparait à d’autres. Mais au cours des années il fut forcé, une fois d’abord, puis cent fois, de changer d’opinion sur ce point. On pourrait croire que ce fut à sa grande joie et à
On ne saurait trop méditer ce passage si l’on veut bien comprendre Nietzsche. Il est plein à la fois de modestie, d’orgueil et de la déception de la modestie et de la tristesse de l’orgueil et de ce sentiment de solitude qui est à la fois la fierté et la misère des hommes supérieurs. Cela explique l’âpreté ordinaire de Nietzsche. Un sentiment n’est fort que s’il est né d’une souffrance. Si Nietzsche fut personnel et solitaire avec impertinence et insolence, c’est, d’abord, si l’on veut, parce qu’il était exagéreur de « Oui, je pense seul contre tous et cela ne me fera plus souffrir. »
— Tel l’homme qui a été timide auprès des femmes et qui, ayant vaincu cette timidité, prend un plaisir de vainqueur à être trop assuré auprès d’elles ; tel l’orateur qui a commencé par être paralysé à la tribune, et qui, cette maladie guérie, devient trop improvisateur, parce qu’il l’est avec une volupté qui a son origine dans ses anciennes affres.
Du reste, si Nietzsche se dégagea avec une douleur qui n’a rien que de très honorable, il se dégagea avec le courage qui était bien le fond de sa nature. Il secoua les influences qui avaient pesé sur lui, d’un coup d’épaule, sec et dur et définitif ; il se guérit de ses maladies — ce sont ses expressions — par une médication spontanée, très énergique et prendre congésouffrirje me mis à trembler. Peu de temps après je fus malade, plus que malade, fatigué par la continuelle désillusion au milieu de tout ce qui nous enthousiasmait encore, nous autres, hommes modernes… fatigué par dégoût de tout ce qu’il y a de féminisme et d’exaltation désordonnée dans ce romantisme, de toute cette menterie idéaliste et de cet amollissement de la conscience qui de nouveau l’avait emporté, là, sur un des plus braves ; fatigué enfin, et ce ne fut pas ma moindre fatigue, par la tristesse d’un impitoyable soupçon : je pressentais contrepour
fonction de l’optimisme.
C’est l’erreur que croit avoir faite Nietzsche et c’est dans cette mesure seulement qu’il se flatte d’avoir erré : « Je considérais… le pessimisme philosophique eeluxej’interprétais mal alors, d’ailleurs, on en conviendra, nullement à leur désavantageGai Savoir, parag. 370. J’ai remanié le passage pour le rendre plus net, sans le trahir, je crois, aucunement.
Il est certain qu’on peut s’y tromper et que les surabondants et les dégénérés demandant absolument la même chose, il est difficile de savoir, à ce qu’ils demandent, à ce qu’on leur donne et à ce qu’ils acceptent, s’ils sont dégénérés ou surabondants, et si la tragédie grecque est signe de surabondance chez ceux qui l’acclament et si le drame de Wagner, qui lui ressemble trait pour trait, est signe de dégénérescence chez ceux qui l’applaudissent ; et donc l’erreur de Nietzsche était très facile.
Quoi qu’il en soit, voilà Nietzsche, après beaucoup d’efforts, beaucoup de souffrances et beaucoup de courage, ce que je dis très sérieusement, absolument détaché du pessimisme, du romantisme et de Wagner, absolument féru des Français des ee
Sans aller plus loin pour le moment, demandons-nous ce qu’il a conquis. Ce n’est pas un nouveau
Et ce n’est pas tout à fait vrai ; car ces choses-là ne sont jamais vraies et il n’y a que les serpents qui changent de peau et il n’y a aucun animal qui change d’instinct. Nietzsche a toujours aimé la nouveauté et un peu l’excentricité. Il devrait songer un peu qu’il n’a jamais été Kantien, ni Hégélien. Il a été avec Schopenhauer, parce que Schopenhauer était le dernier venu ; il a été avec Wagner, essentiellement pour la même raison. Un goût de quelque chose de nouveau et de nature à étonner un peu le philistin a toujours été chez Nietzsche. Et, où nous le voyons maintenant, qu’est-il ? Un homme qui cherche à être nouveau et novateur et révolutionnaire et insurgé, encore ; mais comment ? D’une excellente façon : par une pensée nouvelle qui soit à lui. Il cherche la nouveauté dans l’originalité, dans la personnalité. Il a bien raison ; mais il obéit encore à un des instincts antérieurs de sa nature.
Ce qu’il faut dire, c’est qu’une des tendances innées de Nietzche l’a incliné à se donner, vers la vingt-cinquième année, une tendance générale qui,
Tant y a que Nietzsche s’est trouvé, au moins comme tendance générale de sentiments. Désormais il aimera passionnément tout ce qui est vie intense et beauté splendide, et il aimera tout ce qui est pour concourir à la réalisation ici-bas de la vie intense et de la beauté, et il aura méfiance, puis aversion, puis haine, puis colère, contre tout ce qu’il croira de nature à entraver cette réalisation ou à la ralentir.
« Vers la vie ! Toujours plus de vie ! Mettons toujours plus de vie dans le monde ! Vive Goethe ! »
Nietzsche n’est guère autre chose qu’un Goethe nerveux et surexcité.
Aussi bien, il croit s’apercevoir que si le monde a un sens, il n’a un sens qu’en beauté, qu’il ne peut être compris que comme manifestation d’un désir de beau, et qu’en dernière analyse il n’y a que les artistes qui comprennent le monde. Car enfin si nous voulons entendre le monde comme manifestation de justice, nous sommes très vite confondus de l’inutilité de notre effort et il est bien certain qu’excepté dans le cerveau humain il n’y a pas un atome de justice dans l’univers. Si nous voulons entendre le monde comme manifestation de moralité, nous sommes très vite leurrés dans notre espoir, et il nous faut convenir qu’excepté dans le cerveau humain il n’y a pas une ombre de moralité dans le monde. Si nous voulons « Dieu a créé le monde par bonté »
, nous touchons au ridicule et c’est une simple absurdité que de concevoir une puissance qui crée des êtres par bonté pour les faire souffrir. Mais les objections s’effacent, les antinomies se résolvent, les absurdités disparaissent et le scandale de la raison et aussi de la conscience s’évanouit, si nous envisageons l’Univers comme une manifestation du beau ; et du « mal sur la terre »
il n’est plus question si nous disons que l’Univers a sa raison d’être dans sa beauté et uniquement dans sa beauté. Dieu est justifié s’il est un artiste :
« Il est nécessaire de nous élever résolument jusqu’à une conception métaphysique de l’art et de nous rappeler cette proposition précédemment avancée que le monde et l’existence ne peuvent paraître justifiés qu’en tant que phénomène esthétique, auquel sens le mythe tragique [par exemple] a précisément pour objet de nous convaincre que même l’horrible et le monstrueux ne sont qu’un jeu esthétique, joué avec soi-même par la volonté dans la plénitude éternelle de son allégresse. » — Le monde inintelligible comme justice, comme moralité et comme bonté, devenant intelligible comme beauté (Nietzsche dira plus tard le contraire ; mais nous verrons cela et peut-être les contradictions de Nietzsche sont-elles résolubles c’est aller dans le sens du monde, c’est le suivre, c’est adhérer à lui. C’est surtout ne pas entrer avec lui dans ce conflit et dans cette lutte qui déchirent les meilleurs d’entre nous que d’aller vers la vie, vers la beauté et vers la joie. Oh ! que ceci est important ! Ne pas quitter la terre, ne pas tourner le dos à la terre, ne pas renier la terre, rester fidèle à la terre ! « Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espoirs supraterrestres ! Ce sont, qu’ils le sachent ou non, des empoisonneurs. Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonnés eux-mêmes, de ceux dont la terre est fatiguée. Qu’ils s’en aillent donc ! Mes frères, restez fidèles à la terre, avec toute la puissance de votre vertu ! Que votre amour qui donne et votre connaissance servent le sens de la terre. Je vous en prie et je vous en conjure. Ne laissez pas votre vertu s’envoler des choses terrestres et battre des ailes contre des murs éternels. Hélas ! il y eut toujours tant de vertu égarée ! Ramenez, comme moi, la vertu égarée sur la terre. »
devenir ceux que nous sommes. » Il s’agit de dire oui à l’existence, de lui dire oui toujours ; et c’est-à-dire, non point de l’accepter, ce qui est une manière de la subir, mais de l’aimer, de l’embrasser amoureusement et passionnément : « Ce dernier oui, adressé à l’existence, un oui joyeux, débordant de pétulance, est non seulement la vision la plus baute, mais encore la plus profonde, celle que la vérité et la science confirment et maintiennent avec la plus grande sévérité. Rien de ce qui est ne doit être détruit ; rien n’est superflu… Pour comprendre cela, il faut du courage et, comme condition de ce courage, un excédent de force ; car dans la même mesure où le courage ose se porter en avant, la force s’approche de la vérité. La connaissance et l’affirmation de la vérité sont une nécessité pour l’homme fort, de même que l’homme faible, sous l’inspiration de la faiblesse, sent la nécessité de la lâcheté et de la fuite devant la réalité, sent la nécessité de ce qu’il appelle l’idéal. »
Quand on y songe, le pessimisme, l’idéalisme, le Christianisme, tous ces états de renoncements au bis ! et non seulement pour moi seul, mais pour toute la pièce et pour tout le spectacle ; et non seulement pour tout le spectacle ; mais au fond pour moi, parce que le spectacle m’est nécessaire, et parce que je lui suis nécessaire et parce que je le rends nécessaire. »
desideratum du passé, à savoir la paix de l’âme. Rien ne nous fait moins envie que la morale de ruminant et l’épais bonheur d’une bonne conscience. »
— Mais cette règle de vie se retournera contre vous. Il se peut très bien qu’à chercher la vie, l’extension de la vie, la vie toujours plus vivante, ce soit la peine, la souffrance, la blessure et finalement que vous rencontriez. — Soit et précisément ! L’optimisme complet et vrai emporte le mal avec lui, l’acceptant avec joie et l’embrassant et l’enveloppant en lui jusqu’à le faire disparaître à force de l’absorber. « Il faut vivre dangereusement » (un des plus beaux mots qui aient été prononcés par une bouche humaine), il faut vivre dans les périls, pour savourer la vie en sa plénitude et même pour savoir ce que c’est ; « croyez-m’en, le secret pour moissonner l’existence la plus féconde, la plus
La mort fût-elle certaine, elle est encore de votre gibier d’optimiste ; car qu’est-ce qu’elle est ? La preuve que vous l’avez cherchée ; donc la preuve que vous avez vécu ; donc elle fait partie de la vie comme sa preuve, comme son stimulant, comme son but et comme sa récompense. En vérité la mort ainsi comprise est pleine de vie, et si elle en est le dernier éclat elle en est l’éclat suprême. « La plus belle vie pour le héros est de mûrir pour la mort en combattant. »
— Et dès lors, ô douleur, où est ton aiguillon ? Je le vois très bien et merci à elle. Mais, ô mort, où est ta victoire ? Je ne le vois pas et la mort ne triomphe pas ; c’est moi qui triomphe en elle. — Et je ne crois pas qu’on puisse aller plus loin dans l’optimisme « par delà le bien et le mal »
et qui enveloppe et emporte en lui le mal et le bien au-delà de l’horizon humain et qui, comme Hercule, est vainqueur de la mort elle-même par ce
Nietzsche a consacré à peu près la moitié de ses écrits à cette glorification de la vie et de l’amour de la vie, de toute la vie. Mais je n’y insisterai pas davantage, ceci n’étant pas analytique et n’ayant pas besoin d’être analysé, ceci étant affirmatif et lyrique et, si beau qu’il soit au point de vue de l’art, n’étant point fait ni pour être commenté ni pour être discuté. C’est Nietzsche devant les objections et discutant lui-même qu’il faut voir et qu’il faut suivre ; et nous y arrivons.
Ces obstacles, bien entendu, sont innombrables, et nous n’envisagerons avec lui que les principaux.
Un premier obstacle, intérieur en quelque sorte, est la timidité de l’homme dans la recherche de la vérité, la timidité de l’homme, en face de la connaissance à démêler, à surprendre, à saisir, à conquérir. Nous ne sommes pas des penseurs loyaux. Nous avons peur de la vérité, peut-être haine pour la vérité, comme a dit Pascal. La connaissance nous fait peur et nous ne l’abordons pas avec probité. C’est que nous savons qu’elle a ses dangers. Certainement elle les a. Elle a des dangers en proportion de ses plaisirs. On pourrait écrire une histoire qui n’a jamais été écrite, l’histoire du Don Juan de la connaissance. Ce ne serait pas l’histoire de Montaigne, de Sainte-Beuve ou de Renan ; ni l’un ni l’autre n’ont été jusqu’au dernier chapitre. L’histoire « Il lui manque l’amour des choses qu’il découvre ; mais il a de l’esprit et de la sensualité et il jouit des chasses et des intrigues de la connaissance, qu’il poursuit jusqu’aux étoiles les plus hautes et les plus lointaines [c’est ici que s’arrête l’histoire de Montaigne, de Sainte-Beuve et de Renan] — jusqu’à ce qu’enfin il ne lui reste plus rien à chasser, si ce n’est ce qu’il y a d’absolument douloureux dans la connaissance, comme l’ivrogne qui finit par boire de l’absinthe et de l’eau forte. C’est pourquoi il finit par désirer l’enfer ; c’est la dernière connaissance qui le séduit. Peut-être qu’elle aussi le désappointera comme tout ce qui lui est connu. Alors il lui faudrait s’arrêter pour toute éternité ; cloué à la déception et devenu lui-même l’hôte de pierre, il aura le désir d’un repas du soir de la connaissance, repas qui jamais plus ne lui tombera en partage ! Car le monde des choses tout entier ne trouvera plus une bouchée à donner à cet affamé. »
On comprend donc bien cette crainte de la déception qui arrête l’homme au commencement même de la recherche personnelle du vrai. On retrouve ici la lâcheté générale de l’homme. Mais il ne faut pas être lâche et il ne faut pas craindre la défaite, car craindre la défaite, ceci même est une la grande libératrice, à savoir cette pensée que la vie pouvait être une expérience de celui qui cherche la connaissance et non un devoir, non une fatalité, ni une duperie. Et la connaissance elle-même, que pour d’autres elle soit autre chose, par exemple, un lit de repos, ou bien le chemin qui mène au lit de repos, ou bien encore un divertissement ou une flânerie ; pour moi elle est un monde de dangers et de victoires, où les sentiments héroïques aussi ont leurs places de danses et de jeux. La vie est un moyen de la connaissancevivre avec joie, rire de joie
Il faut avoir dans la recherche de la vérité, non seulement la loyauté, la probité, mais le scrupule de la probité. Il faut tellement aimer la vérité pour elle, quelle qu’elle puisse être, qu’il faut, non seulement ne pas l’aimer pour soi, mais contre soi. Il faut toujours se contredire — explication qui serait suffisante des innombrables contradictions de Nietzsche ; il se contredit par loyauté ; il n’efface pas l’objection qu’il se fait. — Il faut toujours accueillir le contraire de sa pensée et examiner ce que ce contraire peut valoir. « Ne jamais rien retenir ou taire devant toi-même de ce qu’on pourrait opposer à tes pensées ! Fais-en le vœu ! Cela fait partie de la première probité du penseur. Il faut que chaque jour tu fasses aussi ta campagne contre toi-même. Une victoire ou la prise d’une redoute ne sont plus ton affaire à toi ; mais l’affaire de la vérité — et ta défaite à toi, elle aussi, n’est plus ton affaire. »
Mais cette loyauté dans la recherche de la connaissance est extrêmement rare chez les hommes. En général ils veulent se tromper et être trompés. À quoi cela leur sert-il ? À ne pas se donner de peine personnellement, il est vrai ; mais très probablement
Nietzsche, en tout cas, donne l’exemple. Nul penseur n’est plus loyal et ne va plus que lui, sinon au fond des choses ; du moins à ce qu’il croit le fond des choses, sans s’inquiéter de la peur qu’au fond des choses il y ait du désagréable, du pénible, de l’odieux ou même rien.
Autre obstacle qui s’oppose à ce qu’on arrive d’une part à la vérité, à la connaissance, d’autre part à la vie en force, en liberté et en beauté. Cet « En quatrième lieu il inventa des tables du bien toujours nouvelles, les considérant, chacune pendant un certain temps, comme éternelles et absolues, en sorte que tantôt tel instinct humain, tantôt tel autre occupait la première place, ennobli par suite de cette appréciation »
; de sorte que la série même de ces morales successives était une erreur générale ou une confusion générale, qui restait dans le cerveau humain pour l’obscurcir ou pour empêcher au moins qu’il ne s’éclairât.
À ces quatre erreurs initiales ou quasi initiales on pourrait en ajouter plusieurs autres. Qui s’étonnerait dès lors que l’homme vive dans l’erreur ou revienne toujours à l’erreur qui fut son berceau et qui devait l’être, qui ne pouvait pas ne pas l’être ? L’habitude est là, sans vouloir parler de l’hérédité ; l’habitude est là, qui conserve dans l’homme cultivé ce qui était naturel et nécessaire à l’homme primitif.
Et non pas seulement l’habitude. Songez au langage. Le langage est la prison de l’esprit. Il emprisonne la pensée des hommes d’aujourd’hui dans la pensée des hommes d’autrefois, Toute parole est un préjugé ».
Et quand on songe que même sans parler on parle encore, que la pensée intérieure ne devient précise que par une parole intérieure et dans une parole intérieure, qu’elle ne s’est bien trouvée elle-même que quand elle a trouvé son mot, que dès que je pense, c’est que je parle, et qu’auparavant plutôt j’aspirais à penser que je ne pensais en effet : on comprend à quel point les premières erreurs, naturelles et nécessaires, subsistant et par elles-mêmes, puisqu’elles ressortissent à des faiblesses peut-être éternelles de notre nature, et par l’habitude et par la tradition et par la nécessité de les exprimer encore un peu même quand on veut exprimer autre chose et même le contraire, ont un très grand empire et très difficile à ébranler et presque imprescriptible sur l’esprit des hommes.
Donc Nietzsche fera la guerre et suppliera qu’on
Ce sont les premiers obstacles qu’il trouve à la vérité qu’il apporte.
Songeant, bien vaguement, à cela, mais en tout cas ne songeant pas à autre chose, elles ne peuvent penser qu’à assurer à tous les hommes une vie excellemment médiocre, une petite vie humble et restreinte, qui ne gêne pas, qui n’empiète pas, qui ne se déploie pas, une vie telle que chacun, très rétréci et comprimé, n’empêche point les autres de naître d’abord, et d’avoir, eux aussi, chacun sa petite place, sa petite case, son tout petit champ d’évolution. L’idéal de chacune de ces sociétés semble être celui d’un architecte d’hôpital ou d’un directeur d’hôpital qui mesure au plus juste les cubes d’air indispensables et qui dit : « En gagnant cinq centimètres encore sur chacun, j’obtiendrai quatre lits de plus, peut-être cinq. »
— Il est difficile de vivre en liberté, en beauté, en force, et en surabondance dans ce système et dans cette pratique.
Très évidemment les sociétés modernes, aussi bien pour leurs simples citoyens que pour leurs soldats, s’occupent peu de la qualité et ne s’inquiètent que de la quantité. Elles ne veulent ni « faire grand » ni « faire beau » ni peut-être même « faire bien » ; elles veulent « faire nombreux ». Cela, à ce qu’il semble, tient bien à leur Beaucoup trop d’hommes viennent au monde ; l’État a été inventé pour ceux qui sont superflus ! Voyez comme il les attire, les superflus ! Comme il les enlace ! Comme il les mâche et les remâche ! » Les sociétés modernes, et depuis une antiquité assez reculée elles sont modernes, sont donc de soi antinietzschéennes ; et Nietzsche ne peut pas s’empêcher d’être un peu antisocial et surtout de le paraître. Très certainement (pourquoi ne pas le reconnaître ?) il a dû avoir des moments d’antisociétisme et se dire : « La vie telle que je la conçois, il se pourrait bien qu’elle fût tout simplement la vie sauvage et qu’elle ne pût se réaliser
Il a pu se dire cela, encore que je ne voie pas qu’il l’ait écrit nulle part, lui qui écrivait tout ce qu’il pensait, avec tant de bravoure et de hardiesse ; il a pu penser cela quelquefois, et, pour ma part, je le sais trop intelligent pour douter qu’il ait fait cette réflexion ; mais, persuadé, peut-être à tort, qu’il y a eu une race, à savoir la grecque, qui a été organisée en société et qui a créé la vie libre, belle et forte, il ne s’est pas arrêté à la pensée antisociale et il a laissé à quelques disciples de lui, peut-être logiques, la tâche ou le plaisir de la déduire de ses prémisses.
Ce dont il a fait la critique pénétrante, subtile et dure, ce qu’il a attaqué vigoureusement et dédaigneusement à la fois, c’est la société moderne, la société utilitaire, la société qui a pour rêve de donner à un très grand nombre d’êtres humains un petit bonheur étroit, laid et dégoûtant. Cette société-là est la bête noire, ou, si vous voulez, le troupeau noir de Nietzsche. Il la poursuit de railleries enflammées qui sont admirables. Ce qu’elle veut confusément, cette société, c’est deux choses leur justice… Mes amis, je ne veux pas que l’on me mêle à d’autres et qu’on me confonde avec eux… C’est avec ces prédicateurs d’égalité que je ne veux pas être mêlé et confondu. Car, ainsi me parle la justice : les hommes ne sont pas égaux. »
Nietzsche ne tarit pas sur les « tarentules »
. Il considère les socialistes comme la race « la plus honnête, la plus bornée et la plus malfaisante de l’Univers »
. Il la tient pour amoureuse d’uniformité, de
Ce qu’il y a de désagréable, c’est que ceux qui pourraient être puissants, ceux qui sont marqués pour diriger, ceux que les Grecs eussent appelés aristoï, ceux-ci même acceptent une certaine solidarité avec les tarentules, croient ou semblent croire, d’abord à la nécessité de leur existence, ensuite à la légitimité de leurs désirs, et enfin s’associent avec elles. À tort : « La vie est une source de joie ; mais partout où la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnées… Mais j’ai demandé un jour et j’étouffais presque de ma question : Comment ? La Vie aurait-elle besoin de la canaille ?… Et j’ai tourné le dos aux dominateurs lorsque je vis ce qu’ils appellent aujourd’hui dominer : trafiquer et marchander de puissance avec la canaille. »
Et il se forme ainsi un singulier État moderne, l’État appuyé sur la canaille, l’État-canaille, pourrait-on « L’État c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement et voici le mensonge qui rampe dans sa bouche : « Moi, l’État, je suis le Peuple. »
C’est un mensonge ! Ils étaient des créateurs ceux qui créèrent les peuples et qui suspendirent au-dessus des peuples une foi et un amour ; ainsi ils servaient la vie. Mais ce sont des destructeurs, ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui appellent cela un État : ils suspendent sur eux un glaive et cent appétits. »
Voilà bien l’État moderne : il persuade au peuple qu’il sort du peuple et qu’il est le peuple ; et, sous ce prétexte, au lieu de le hausser vers quelque chose de grand, il l’abaisse en l’adulant ; au lieu de le réveiller et de le susciter, il l’endort ; au lieu de le discipliner, il le dissémine et le pulvérise ou le laisse dans sa dissémination et sa pulvérulence naturelles ; et c’est pour faire tout cela qu’il veut qu’on l’adore et qu’il « hurle, le monstre » : « Il n’y a
Et, où, s’il vous plaît, tout cela conduit-il, peut-il conduire, doit-il conduire ? Les sociétés modernes, avec leur goût du grand nombre, du toujours plus grand nombre, et de la médiocrité et de la platitude, et l’État-idole avec son goût pour l’uniformité et sa haine naturelle de toute supériorité individuelle, l’État-canaille en un mot, tout cela n’est pas autre chose qu’un plus ou moins lent suicide de l’humanité. « L’État [tel que nous venons de le définir] est partout où tous, bons et mauvais, absorbent des poisons ; l’État est partout où tous, bons et mauvais, se perdent eux-mêmes ; l’État est partout où le lent suicide de tous s’appelle la Vie. »
Si l’on se figure, pour peu que les choses durent ainsi, ce que les hommes deviendront à ce régime, on les voit ainsi dans un lointain avenir, prochain peut-être : « Je passe au milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts : ils sont devenus plus petits et ils continuent à devenir toujours plus petits. C’est leur doctrine du bonheur et de la vertu qui en est la cause… Ils s’en vont clopin-clopant et c’est ainsi qu’ils sont un obstacle à ceux qui se hâtent… Quelques-uns veulent, la plupart sont voulus… Ils sont ronds, loyaux et bienveillants les uns envers les autres comme les grains de
Voyez-les bien tels qu’ils seront demain. Ils auront découvert le bonheur ; ils en seront très persuadés, et en effet ils auront découvert ce qu’ils cherchent maintenant et qui n’est pas difficile du tout à trouver et qu’ils appellent par avance le bonheur et qui est une chose à donner quelque nausée : « Je vous montre le dernier homme. Il dit : « Qu’est-ce que l’amour, la création, le désir ? Qu’est-ce que l’étoile ? »
Et il clignote. » — « Nous avons découvert le bonheur », disent les derniers hommes, « et ils clignotent. Ils ont délaissé les contrées où l’on vit durement ; car on a besoin de chaleur. On aime aussi le voisin et l’on se frotte contre lui ; car on a besoin de chaleur… On travaille encore ; car le travail est une distraction. Mais l’on
Il semble que voilà bien l’État moderne, ses principes, son présent et son avenir. S’il est ainsi, est-ce qu’il ne tournerait pas le dos à la culture, à l’art, à la beauté, à la civilisation et en général à ce qu’on appelle habituellement la vie humaine ? Est-ce que nous ne serions pas entre deux barbaries, avec « notre chaise au milieu », l’une, derrière nous, violente, agitée et chaotique, l’autre, devant nous, énervée, décrépite, ramollie et en air stagnant ? Est-ce que le progrès dont notre âge se vante ne serait pas celui du sable mouvant ou de la vase montant, d’un mouvement insensible et doux, de nos jambes à notre ceinture et de notre ceinture à nos épaules ? Nous le voyons s’élever, d’une ascension précise et sûre ; et nous nous disons avec orgueil : Oh ! oh ! quelque chose monte. Mais il faudrait un peu se demander si ce n’est pas nous qui descendons, ce qui n’est pas impossible, et si le moment n’est pas
Nietzsche en est persuadé au moins, et, de son regard jeté sur la société, il conclut pour le moment : Ceci encore est un obstacle à ma foi. Ceci est contraire à la vie, à la beauté et à la lumière. Ceci est une descente facile dans la nuit, facilis descensus Averni. Ou il ne faut pas de société, ou il faut une société qui serait juste à l’inverse de celle-ci. C’est ce que nous aurons à voir plus tard. Pour le moment notons ce point comme parfaitement acquis : ceci est encore un obstacle.
De terrifiantes les religions sont devenues bienfaisantes, cela veut dire que les hommes, d’une part ont supposé, à côté des puissances mauvaises et hostiles qui les entouraient, des puissances bonnes et favorables ; d’autre part, qu’ils se sont avisés d’apprivoiser les forces hostiles par des paroles et des actes respectueux et de les convertir en puissances favorables et bienfaisantes. Ne voyez-vous pas, de tous les côtés, la faiblesse qui tremble, la faiblesse qui flatte et la faiblesse qui supplie ? « L’Instinct de faiblesse », le sentiment de sa faiblesse, voilà ce qui crée en l’homme le besoin de religion ; et ce besoin crée son organe ; et tant que le besoin subsiste l’organe dure. La religion ou métaphysique est besoin de certitude générale, besoin de certitude universelle où s’encadreront les certitudes particulières, ou de certitude fondamentale sur laquelle s’appuieront les certitudes d’usage courant. C’est donc un manque de volonté qui est, historiquement à l’origine, et moralement à la racine, de toute religion ou métaphysique ; car la volonté n’a pas besoin de certitude ; elle va vers son but d’elle-même et simplement parce qu’elle est et
Ceux-là donc se trompent qui sont portés à croire que le besoin de croire est une forme du besoin d’agir. Le besoin de croire est une forme du besoin de se reposer, tout au moins de se reposer sur quelque chose : « On mesure le degré de force de notre foi — ou plus exactement le degré de sa faiblesse — au nombre des principes que notre foi ne veut pas voir ébranlés parce qu’ils lui servent de soutiensinstinct de faiblessedemandée, le besoin de foi est toujours plus urgent, à mesure que manque la volonté… d’où il faudrait peut-être conclure que les deux grandes religions du monde, le bouddhisme et le christianisme, pourraient bien avoir trouvé leur origine et surtout leur développement soudain dans un énorme accès de maladie de la volonté. »
Il faut remarquer ceci, qui est bien confirmatif de ce qui précède. De ce que l’homme est ordinairement en un certain état de faiblesse, il s’ensuit que même ses états de force, ses moments de santé et d’énergie lui inspirent la croyance en Dieu. L’homme pénétré de sa faiblesse recourt à Dieu ; mais l’homme étonné de sa force, quand il lui arrive d’en avoir, l’attribue à Dieu : « Les états de puissance inspirent à l’homme le sentiment qu’il est indépendant de la cause de ces états, qu’il en est irresponsable : ils viennent sans qu’on les désire, donc nous n’en sommes pas les auteurs. La conscience d’un changement en nous sans que nous l’ayons voulu exige une volonté étrangère. L’homme n’a pas osé s’attribuer à lui-même tous les moments surprenants et forts de sa vie ; il a imaginé que ces moments étaient passifs, qu’il les subissait et en était subjugué… et il a ainsi fait
Tout, donc, a poussé l’homme à la religion, et sa faiblesse et sa force, et sa force accidentelle en raison même de sa faiblesse ordinaire, et aussi sa faiblesse ordinaire, en raison de sa force accidentelle ; car, s’il était toujours faible, il ne sentirait pas sa faiblesse, et c’est sa force accidentelle qui lui fait sentir et mesurer sa faiblesse accoutumée. — Voilà l’origine des religions suffisamment expliquée, ce semble, puisqu’on explique par ce qui précède et pourquoi elles sont, et aussi qu’il n’est guère possible qu’elles ne soient pas.
Ajoutez à cet instinct créateur des religions, à ce double instinct créateur des religions, ou plutôt à cet instinct à deux faces doublement créateur des religions, les créateurs eux-mêmes, c’est-à-dire les organisateurs de l’instinct religieux. Ceux-ci, soit intuition rapide, soit réflexion profonde, font une chose très simple en soi qui a des conséquences incalculables. Ils avisent la façon d’être, naturelle, acquise aussi, et, enfin et surtout, ordinaire et générale, d’un peuple, et cette façon d’être : 1° ils la disciplinent ; 2° ils la divinisent, ils l’autorisent d’une idée théologique et théocratique.
Ils la disciplinent : de ce qui est pratique courante
Ils divinisent la vie ordinaire d’un peuple. Ils persuadent à un peuple que sa vie ordinaire a un sens, et un beau sens, un sens divin, un sens mystérieux, agréable à une puissance supérieure et voulu par elle.
Les juifs sont un peuple de pillage et de rapine. Cette vie ne lui plaît pas tous les jours. Un homme vient lui dire qu’il y a un Dieu qui n’aime qu’eux, qui déteste tous les peuples qui ne sont pas eux, et qui se plaît à voir les autres peuples pillés, trompés et ravagés par eux. Immédiatement la vie de ce peuple prend un sens, et un beau sens, et devient un bien, un bien moral, un idéal, pour lequel on est prêt à sacrifier sa vie, en tout cas quelque chose de beau qui ne peut plus dégoûter ni fatiguer, ni passer pour vain. Cet homme, qui a dit cela à ce peuple, a transposé, a surélevé un instinct de ce peuple, de sorte que ce peuple dans la pensée de cet homme se retrouve d’abord, ce qui est nécessaire ; et se retrouve plus beau, se retrouve en beauté, ce
À ce même peuple, mais fatigué et languissant, épuisé par de longues guerres intestines, et à quelques autres peuples aussi, un autre homme vient vanter et louer comme divine, quoi ? leur vie même, leur petite vie humble et basse ; il l’interprète en beauté ; « il trouve autour de lui la vie des petites gens des provinces romaines : il l’interprète, il y met un sens supérieur et par là même le courage de mépriser tout autre genre de vie, le tranquille fanatisme que reprirent plus tard les frères Moraves, la secrète et souterraine confiance en soi qui grandit sans cesse jusqu’à être prête à surmonter le monde. »
Bouddha trouve autour de lui, quoi ? Disséminés un peu dans toutes les classes de son peuple, des hommes bons, bienveillants, paresseux et mous. Il ne leur persuada rien du tout, si ce n’est ceci que la paresse est un état supérieur, un état divin, que l’aspiration au repos et au néant est la plus haute pensée du monde et que Dieu n’en a pas d’autre. De la vis inertiæ il fait une foi. — Et c’était un trait de génie que d’avoir eu cette idée si simple. Et, en effet, c’était comprendre des gens qui ne se comprenaient pas. « Pour être fondateur de religion, il faut de l’infaillibilité psychologique dans la découverte d’une catégorie d’âmes moyennes et qui n’ont pas encore reconnu qu’elles sont de même espèce. Ces âmes, c’est le fondateur de religion qui les réunit (relligio). C’est pourquoi la fondation d’une religion devient toujours une longue fête de reconnaissance. »
Cette religion, ainsi créée et ainsi organisée, se transmet par l’habitude et l’hérédité et se prouve et se confirme par les actes de courage très réel qu’elle suscite ; et comme, ainsi, de la faiblesse naît la force ou semble naître la force, la religion finit par avoir sur les imaginations l’influence et le prestige de la force morale. Mais avons-nous besoin de dire que le martyre ne prouve rien ? Il prouve, si l’on veut, et encore cela pourrait être contesté, que quelqu’un est très convaincu. Mais la conviction n’est pas preuve de vérité. Sans qu’elle le soit d’erreur, assurément, elle est même présomption d’erreur, puisque l’on voit bien, sans cesse, que plus l’homme est intelligent, moins il affirme, et puisque, par conséquent, un homme assez affirmatif pour mourir pour son affirmation peut être présumé volonté énergique, passion emportée, mais esprit étroit. — Les martyrs ne prouvent donc rien du tout, mais ils séduisent, ils animent et ils enivrent. Ils sont nécessaires au développement d’une religion et ils sont les véritables séduit. La croix est-elle donc un argument ? »
Ainsi, née de la faiblesse humaine ; organisée par l’adresse, sincère du reste et même inconsciente, de psychologues avisés ; fortifiée et confirmée par des actes solennels et frappants de confession, de dévouement et de sacrifice, une religion étend son influence sur une partie de l’humanité. — Ce qui la détruit, c’est l’apparition d’une autre religion correspondant à un nouvel état, mais toujours à un état de faiblesse, de l’humanité ou d’une portion de l’humanité. La « religion de la souffrance humaine », par exemple, qui n’est qu’une forme de la « religion de l’humanité », tend, de nos jours, à se substituer aux autres, et qu’elle ait ou qu’elle n’ait pas chance de survie, il n’importe, ce n’est qu’un exemple de la façon dont les religions essayent de s’établir. Or qu’est-elle, cette religion de la pitié ? D’abord un reste de Christianisme. Évidemment. II le faut bien, puisqu’une nouvelle religion doit correspondre à un état d’esprit général et même n’être que cet esprit général pensé « Jamais de sang versé, jamais de guerre, même juste ; que la pitié arrête et supprime le carnage ! »
— Au fond c’est dire : « Vous êtes lâches ? Eh bien, je vais vous révéler un secret divin qui vous fera plaisir : vous avez raison. »
Voilà comment une religion nouvelle essaye de détruire une religion ancienne et quelquefois y réussit. Voilà les trois conditions nécessaires et
Mais qui peut détruire toutes les religions sans en mettre une autre à la place de la dernière ? Une seule chose, très difficile à la vérité, la destruction du surnaturel, l’affirmation énergique que le surnaturel n’existe pas, la mise au défi de prouver que le surnaturel existe. La première chose que le prophète de l’avenir doit crier, c’est : « Dieu est mort ; je vous dis en vérité une chose vraie : Dieu est mort. »
C’est le premier mot de Zarathoustra. Il faut affirmer énergiquement que Dieu n’existe plus.
Quand cette idée s’empare de Nietzsche, elle le pousse si loin qu’il en oublie une de ses théories favorites, à savoir que le monde est une manifestation de beauté. Car cette théorie peut conduire à Dieu, à un Dieu, à quelque chose de théologique ; elle contient du divin. Si le monde est une manifestation de beauté, il suppose un artiste, au-dessus de lui, au-dessous de lui, en lui, mais encore quelque part ; ou il suppose le monde lui-même artiste, artiste de lui-même. C’est encore trop de divin. Aussi, quand Nietzsche s’échauffe en athéisme, il nie la beauté du monde et il faut bien reconnaître qu’il ne peut pas faire autrement : « La condition générale du monde est pour toute éternité beauté, de sagesse et quels que soient les noms de nos esthéticiens humains… Il n’est ni parfait, ni beau, ni noble et ne veut devenir rien de tout cela : il ne tend aucunement à imiter l’homme ! Il n’est pas touché par aucun de nos jugements esthétiques et moraux… »
Dieu est mort ; mais, prenez garde ; il reste des ombres de Dieu. Après la mort de Bouddha l’on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, une ombre énorme et épouvantable. « Dieu est mort ; mais à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d’années des cavernes où l’on montrera son ombre. »
Ces ombres de Dieu, c’est précisément ces croyances à quelque chose d’intelligent dans l’univers, à quelque chose ou de beau, comme nous venons de voir, ou d’ordonné, ou d’intentionnel. La métaphysique est une ombre du surnaturel ; la simple humanisation de l’univers est une ombre du surnaturel ; la simple croyance plus ou moins ferme que l’univers signifie quelque chose est une ombre du surnaturel. Comprendre l’univers c’est croire en Dieu ; croire le comprendre c’est croire en Dieu ; essayer de le comprendre c’est encore
Donc dissipons ces ombres de Dieu. Gardons-nous de croire l’univers intelligible. Gardons-nous de toutes les hypothèses par lesquelles nous tâchons à nous l’expliquer. « Gardons-nous [par exemple, panthéisme] de penser que le monde est un être vivant. Comment devrait-il se développer ? De quoi se nourrirait-il ? Comment ferait-il pour croître et s’augmenter ? Nous savons à peu près ce que c’est que la matière organisée et nous devrions changer le sens de ce qu’il y a d’indiciblement dérivé, tardif, rare, hasardé, de ce que nous percevons sur la croûte de la terre pour en faire quelque chose d’essentiel, de général et d’éternel ? C’est ce que font ceux qui appellent l’univers un organisme. Voilà ce qui me dégoûte. »
— Sans aller si loin, « gardons-nous aussi de considérer l’univers comme une machine. Il n’a certainement pas été construit en vue d’un but ; en employant le mot machine, nous lui faisons un bien trop grand honneur. Gardons-nous d’admettre pour certain, partout et d’une façon générale, quelque chose de défini comme le mouvement cyclique des constellations qui sont voisines de nous : un regard jeté lois dans la nature. Il n’y a que des nécessités. Il n’y a là personne qui commande, personne qui obéisse, personne qui enfreigne. Lorsque vous saurez qu’il n’y a point de fins, vous saurez aussi qu’il n’y a point de hasard ; car ce n’est qu’à côté d’un monde de fins que le mot hasard a un sens. Gardons-nous encore de dire que la mort est opposée à la vie. La vie n’est qu’une variété de la mort et une variété très rare. Gardons-nous… mais quand serons-nous au bout de nos soins et de nos précautions ? Quand toutes ces ombres de Dieu ne nous troubleront-elles plus ? Quand aurons-nous entièrement dépouillé la nature de ses attributs divins ; ce qui revient à dire : quand aurons-nous fini d’humaniser la nature ? »
Les religions et les métaphysiques, ces reflets de religions, ne disparaîtront que quand l’homme comme différent de lui. Or c’est ce qu’il en est encore à ne pas faire, à ne pouvoir pas faire : « Nous ne faisons qu’opérer avec des choses qui n’existent pas, avec des lignes, des surfaces, des atomes, des temps divisibles, des espaces divisibles. Comment une interprétation serait-elle possible si de toute chose nous faisons d’abord une image, notre image ? Nous ne considérons encore la science que comme une humanisation des choses aussi fidèle que possible. En décrivant les choses et leur succession nous n’apprenons qu’à nous décrire nous-mêmes toujours plus exactement… »
Tant que l’homme ne verra et ne saura que lui-même et ne pourra, sous prétexte d’expliquer les choses, que les transformer en lui, il sera dominé par des religions ou des métaphysiques nées de sa faiblesse physique et entretenues par sa faiblesse morale.
Voyez, dans un exemple, la faiblesse inhérente aux croyances métaphysiques et la faiblesse qui en dérive. Les hommes ont très longtemps cru à l’immortalité de l’âme humaine. « Volonté de puissance », dira-t-on à Nietzsche, désir puissant et intense de vivre toujours et toujours davantage, rêve d’olympien ou d’être qui veut être olympien ! — Il est possible, répondrait Nietzsche, la volonté de puissance, a le droit d’attendre ; elle n’a plus besoin de se précipiter et d’accepter des idées mal examinées, comme il lui fallait faire autrefois. Car alors, le salut de la pauvre âme immortelle dépendant de ses convictions durant une courte existence, il lui fallait se décider d’aujourd’hui à demain et la connaissance avait une importance épouvantable. Nous avons reconquis le bon courage à errer, à essayer, à prendre provisoirement. Tout cela est de moindre conséquence. Et c’est justement pour cela que des individus et des générations entières peuvent envisager des tâches si grandioses qu’elles seraient apparues aux temps jadis comme de la folie et un jeu impie avec le ciel et l’enfer. Nous
Parmi toutes ces religions et métaphysiques il en est une que Nietzsche poursuit d’une haine de dilection, et l’on peut même conjecturer que c’est à cause d’elle qu’il les déteste toutes, ce qui nous invite à le suivre attentivement sur ce terrain ; cette religion, c’est le Christianisme. Pour Nietzsche — et nous sommes ici dans les idées de Nietzsche qui me paraissent les plus justes en leur fond sinon dans toutes les conséquences qu’il en tire — pour Nietzsche le Christianisme n’est pas autre chose qu’un des avènements, et le plus considérable et le plus décisif, du plébéianisme ; et c’est pour cela qu’il y voit l’ennemi le plus odieux et le plus redoutable, éternel obstacle à ses idées générales. Le Christianisme est l’avènement du plébéianisme.
Il a été préparé par Socrate, par Platon qui, quelles que fussent, du reste, leurs idées politiques, ont habitué les esprits à considérer toutes choses au point de vue de la morale, sub specie ethices, et qu’ils ont accoutumés ainsi à mépriser et à nier le droit du fort, le droit du meilleur, et à vouloir que tous les hommes fussent soumis à une seule règle.
Il a été préparé (ce que Nietzsche me paraît avoir complètement oublié ou passé sous silence) par le prophétisme hébreu, qui est un mouvement formellement populaire, plébéien, démocratique et égalitaire.
Toutes ces préparations sont exécrables ; mais le Christianisme est plus exécrable encore que tout ce qui l’a préparé. On sait comment il est né : tout ce qu’il y avait de bas, de vil, de fatigué, de déchet social et de décadence sociale, a été appelé à se considérer comme saint, comme divin, comme « membre vivant de Dieu » et à mépriser tout ce qu’il y avait de vivant et d’énergique et de beau et de noble, tout ce qui avait une volonté de vie et de beauté.
« Le Christianisme est la religion propre à l’antiquité vieillie ; il a eu besoin, comme conditions premières, des vieilles civilisations dégénérées, sur quoi il sait agir et agit comme un baume. Aux époques où les yeux et les oreilles sont « pleins de limon », au point qu’ils ne perçoivent plus la voix de la raison et de la philosophie, n’entendent
plus la sagesse vivante et personnifiée, soit qu’elle porte le nom d’Épictète ou celui d’Épicure, la croix dressée des martyrs et la trompette du jugement dernier suffiront peut-être à produire de l’effet pour décider de pareils peuples à une fin convenable. Que l’on songe à la Rome de Juvénal, à ce crapaud venimeux, aux yeux de Vénus, et l’on comprendra ce que cela veut dire que de dresser une croix devant le monde… La plupart des hommes naissaient, en ce temps-là, avec des âmes assouvies, avec des sens de vieillard. Quel bienfait c’était pour eux que de rencontrer ces êtres qui étaient plus âmes que corps et qui semblaient réaliser cette idée grecque des ombres de l’Hadès ! Ce Christianisme considéré comme glas de la bonneantiquité, sonné d’une cloche fêlée et lasse, mais d’un son pourtant mélodieux ; ce Christianisme, même pour celui qui maintenant ne parcourt ces siècles qu’au point de vue historique, est un baume pour l’oreille. Que dut-il donc être pour les hommes de l’époque ! Par contre, le Christianisme est un poison pour les jeunes peuples barbares. Planter, par exemple, dans les âmes des vieux Germains, ces âmes de héros, d’enfants et de bêtes, la doctrine du péché et de la damnation, qu’est-ce autre chose sinon les empoisonner ? Une formidable fermentation et décomposition chimique, un désordre de sentiments et de jugements, une poussée et une exubérance des choses les plus dangereuses, telle fut la conséquence de tout cela et dans la suite un affaiblissement foncier de ces peuples barbares. »
Telle fut la nature première, la complexion première du Christianisme : douceur divinisée, faiblesse divinisée, humilité, soumission et platitude divinisées. De là les deux hostilités perpétuelles du Christianisme : hostilité à la vie, hostilité à l’art. Le Christianisme a eu de tout temps une répugnance rageuse et vindicative « à l’endroit de la vie elle-même »… Il fut « dès l’origine, essentiellement et radicalement, satiété de la vie et dégoût de la vie, sentiments qui seulement se déguisent et se dissimulent sous le travesti de la foi en une autre vie et en une vie meilleure »
, N’est-il pas évident que toute doctrine qui en appelle à une autre vie condamne cette vie présente ou s’en plaint et la maudit, invite ou à la quitter ou à désirer d’en sortir, ou à la réduire à son minimum ? De là, dans la doctrine chrétienne, éternellement la « haine du monde »
, l’« anathème aux passions, la peur de la beauté et de la volupté, un au-delà futur, inventé pour mieux dénigrer le présent, un fond, un désir de néant, de mort, de repos jusqu’au sabbat des sabbats. »
« ce Pascal juif »
comme Pascal fut un Paul chrétien, voyez ce chétif, ce malade, cet épileptique, peut-être cet ancien criminel, à coup sur cet ancien esclave de passions violentes. Ce qu’il cherche c’est à abolir en lui le péché par l’union intime avec son Dieu, c’est-à-dire à faire disparaître la vie dans la mort, qui est une nouvelle vie et la seule désirable. Aucune « volonté de puissance »
, aucune « volonté de domination »
aussi formidable ; car tout effort est volonté et puissance. Mais où va cet effort ? À la mort, d’abord, à la mort actuelle, condition nécessaire et condition adorée de la vie réelle. « À la mort ! — À la gloire ! »
dit magnifiquement et très exactement le Polyeucte de Corneille. À la gloire par la mort, c’est la devise même du chrétien.
Et, par une suite nécessaire, le Christianisme a une hostilité perpétuelle et incurable à l’endroit de la Beauté et de l’Art. On pourrait dire d’abord que qui est hostile à la vie l’est à l’art comme forcément, car « toute vie repose sur apparence, art, illusion »
et croyance à une illusion considérée comme belle, séduisante et fortifiante. Sans aller si loin, le Christianisme est hostile à l’art comme n’admettant rien que ce qui est strictement moral et poursuivant la morale comme sa fin, ce qui exclut l’art, ou en le subordonnant, le dégrade et « rien n’est plus complètement opposé à l’interprétation, à la justification purement esthétique du monde que la doctrine chrétienne, qui est et ne veut être que morale et qui, avec ses principes absolus, par exemple avec sa véracité de Dieu, relègue l’art, tout art. dans l’empire du mensonge, et c’est-à-dire le nie, le condamne, le maudit »
.
Le Christianisme repousse l’art tout entier. Il n’est « ni apollinien ni dionysiaque ; il nie toutes les valeurs esthétiques, il est nihiliste au sens le plus profond du mot »
. Il y a cette différence, à sa honte et à sa condamnation, entre ce qui l’a préparé et lui-même, que le socratisme subordonnait l’art à la morale, considérait l’art, ainsi que tout travail humain, comme devant tendre à la morale comme à sa dernière fin ; à ce titre l’admettait donc encore ou croyait l’admettre, l’énervait, mais ne le proscrivait point, ou croyait ne pas le proscrire, tandis que le Christianisme le proscrit, et, très intelligent, en a peur, comme de son ennemi mortel, c’est-à dire vivant. Dès qu’un chrétien est intelligent, dès qu’un chrétien est profond, dès qu’un chrétien comprend le christianisme.
Au fond le chrétien est homme de mort, d’ombre sépulcrale, amant de la mort. Regardez autour de vous : les chrétiens sont amoureux de la mort, et les hommes et femmes qui par complexion naturelle ont le goût de la mort sont chrétiens comme de disposition naturelle. Les prêtres chrétiens sont « l’espèce la plus farouche des nains, »
des créatures souterraines ».
Cette doctrine a — elle le sait bien et s’en vante avec raison — renouvelé la nature humaine ; seulement elle l’a faussée. Elle a créé des sentiments nouveaux qui sont antihumains au premier chef. Nietzsche fait au Christianisme le même reproche que le Christianisme faisait au Stoïcisme, ou très analogue. Le Christianisme faisait au Stoïcisme le reproche d’avoir prétendu supprimer les passions, au lieu de les avoir bien dirigées. Nietzsche reproche au Christianisme d’avoir, lui aussi, prétendu
Les chrétiens ont prétendu supprimer l’amour, le faire considérer comme une passion funeste, comme un ennemi. Soit ; mais « les passions deviennent mauvaises et perfides quand on les considère d’une manière mauvaise et perfide ». Les chrétiens ont fait d’Éros et d’Aphrodite des génies de l’enfer, des esprits trompeurs. D’abord cela est douteux que ce qui est créé pour la propagation de l’espèce soit trompeur en soi et funeste. Ensuite c’est une vulgarité « Cette diabolisation d’Éros a fini par avoir un dénouement de comédie : le « démon »
Éros est devenu peu à peu plus intéressant que les anges et les saints, grâce aux cachotteries et aux allures mystérieuses de l’Église dans toutes les choses érotiques. C’est grâce à l’Église que les affaires d’amour devinrent le seul intérêt véritable commun à tous les milieux, avec une exagération qui aurait paru inintelligible à l’antiquité et qui ne manquera pas un jour de faire rire. Toute notre poésie, du plus haut au plus bas, est marquée et plus que marquée par l’importance diffuse que l’on donne à l’amour, présenté toujours comme événement principal. Peut-être, à cause de ce jugement, la postérité trouvera à tout l’héritage
Le Christianisme a donc renouvelé la nature humaine ; mais en la faussant, en l’altérant, en la dégradant, en la corrompant. Au sens vrai du mot. le Christianisme est corrupteur.
Il est mort, dit-on, et il n’est que de curiosité historique de faire les remarques auxquelles nous venons de nous arrêter. Qu’on ne s’y trompe pas. De même que « Dieu est mort »
; mais a laissé des « ombres », ces ombres métaphysiques dont nous avons parlé plus haut, de quoi l’humanité ne pourra peut-être pas se débarrasser d’ici à des milliers d’années ; de même il est curieux de voir quelles ombres aussi a laissées le Christianisme. Le Christianisme avait dit : « Sauvez-vous parla foi »
, et sur cette parole le « dogme »
avait été fondé ; mais il avait dit aussi : « Aimez-vous les uns les autres, aimez votre prochain comme vous-même ; aimez votre « ennemi »
; et, sur ces paroles, la « morale »
chrétienne avait été fondée. Peu à peu le dogme est tombé ; mais la morale est venue en premier plan. Remarquez qu’elle y est d’autant plus venue que le dogme tombait. Plus on mettait le dogme en oubli, plus on tenait à honneur de pratiquer et surtout d’exalter la morale, pour montrer combien on pouvait être vertueux sans être chrétien. Certains
Voyez bien la suite des choses : « Plus on se séparait des dogmes, plus on cherchait, en quelque sorte, la justificationsurenchérir« vivre pour autrui »
, en effet surchristianise
Voilà les résidus de Christianisme qu’il importe de brûler et les ombres de Christianisme qu’il importe de faire disparaître.
En résumé, les religions et les métaphysiques, qui ne sont que de pâles reflets des religions, naissent de la faiblesse humaine ; elles sont toujours adoptées et embrassées par les faibles pour réprimer et, s’il se peut, pour asservir les forts ; elles réussissent à les réprimer d’abord et à les asservir ensuite ; elles réussissent même quelquefois à les séduire et alors, pénétrés d’elles, ce sont eux-mêmes qui se répriment, s’asservissent et, en consacrant la force au service des faibles, détruisent la force. — Religions et métaphysiques, tous les rêves de surnaturel en général, sont donc des auxiliaires de la mort, des ennemis de la vie et de la beauté, des déchéances et des dégradations de l’espèce humaine ; en tout cas des obstacles encore à la conception de la vie qui est celle de Nietzsche.
La science, c’est d’abord les savants. Assez triste population. Ils sont timides, renfermés, tristes et myopes ; merveilleux pour ne pas voir le monde, pour ne pas se connaître en hommes, pour ne pas savoir ce que c’est que l’homme, pour ne pas connaître, aussi, ni les principes et origines et fondements, ni la fin, ni la portée et les conséquences de la science même qu’ils étudient ; superstitieux assez souvent et dogmatiques dans leurs superstitions et préjugés, parce que, sachant exactement ce qu’en effet ils savent, ils apportent à l’expression de leurs préjugés la rigueur et l’impérieux de leurs formules de laboratoires et de cabinets ; bons
La science elle-même, en dehors de son utilité pratique, à quoi les hommes peuvent, s’il leur plaît ainsi, attacher quelque importance, est une très grande duperie. Elle fut inventée, quatre cents ans environ avant Jésus-Christ, par Socrate, quoi qu’il en ait dit et peut-être cru. Avant Socrate, ce qui existait, ou du moins ce qui avait le premier rang et le pas devant, c’était l’homme instinctif, qui, en sa plus haute expression, était l’artiste et le poète. À partir de Socrate, ce qui exista, ou du moins ce qui prit la primauté dans l’esprit des hommes, dans la considération des hommes, ce fut l’homme théorique, c’est-à-dire l’homme qui raisonne, qui pour raisonner veut savoir, qui apprend donc, et qui classe et qui critique, et qui, sur les faits amassés
Or cet homme est un ennemi mortel, lui aussi, de l’art et de la vie ; lui aussi il est antidionysien autant que possible. Socrate est assez connu comme antiartiste et Platon voulait bannir les poètes de la République. « Le plus illustre antagoniste de la conception tragique [c’est-à-dire artistique] de l’Univers, c’est la science. L’art fait aimer la vie en la présentant d’une façon synthétique ; la science la décolore et la glace en l’analysant. Ce que l’art vivifiait, la science le tue. Quiconque veut bien songer aux conséquences les plus immédiates de cet esprit scientifique, qui va de l’avant toujours et sans trêve, comprendra aussitôt comment par lui « le mythe fut anéanti, et comment, par cet anéantissement, la poésie, dépossédée de sa patrie idéale naturelle, dut errer désormais comme un vagabond sans foyer. »
C’est Socrate qui a bâti vraiment de toutes pièces cet homme théorique, par sa doctrine, singulièrement profonde en ce sens qu’elle allait du premier coup jusqu’au bout de la pensée initiale, mais par cette doctrine radicalement fausse, que la morale est en raison du savoir, que l’homme qui ne fait pas le bien est un homme qui ne sait pas le bien et que l’homme qui sait le bien fait le bien assurément.
Mais cette pensée est bien la pensée angulaire ou fondamentale de la doctrine de l’homme théorique. Socrate a dit au monde : « Sachez, pensez, raisonnez. Savoir c’est pouvoir et pouvoir le bien. Sachez, pensez, raisonnez ; car c’est là tout l’homme. Le reste est d’enfant. »
— Il fallait leur dire : « Suivez vos instincts ; ils sont bons. »
Il semble vraiment que Socrate, homme qui s’est trompé, mais véritablement inspiré, ait compris, chose rare, tout ce qu’il enseignait, et, dernier terme et dernier sens de sa doctrine, que sa doctrine allait contre la vie ; car écoutez-le au dernier soupir : « Vous immolerez un coq à Esculape. »
C’est-à-dire : « Esculape vient de me guérir
Quoi qu’il en soit, l’homme théorique, par opposition à l’homme d’instinct, à l’homme de création, et à l’homme qui fait aimer la vie, à l’artiste, est institué et intronisé. Il apprendra, il raisonnera, il saura, il fera des théories. Tout cela est très vain. La science peut remplir sa force ; mais elle est radicalement et ridiculement impuissante à remplir son dessein. Que se propose-t-elle ? Connaître, c’est entendu. Bien. Qu’est-ce que connaître ? C’est constater de quelle manière tout ce qui est en nous perçoit ce qui n’est pas nous. C’est donc, non pas connaître, mais nous connaître ; c’est expérimenter nos facultés dans leur exercice ; exactement rien de plus. C’est constater comment nous voyons, comment nous sentons, comment nous pensons, comment nous mesurons, comment nous raisonnons. Rien de plus. Jusqu’à présent nous ne sommes pas sortis de nous. Nous nous connaissons mieux et voilà tout.
— Mais en expérimentant nos facultés nous les affinons !
Qu’est-ce que l’humanité aura fini par connaître au bout de toute sa connaissance ? Ses organes. Et cela veut peut-être dire : impossibilité de la connaissance. Misère ! Dégoût… Tu es pris d’un mauvais accès ; la raison te violente. Mais demain tu seras de nouveau en plein dans la connaissance, et par cela même en plein dans la déraison
En effet, secouons ce joug, échappons à cet étau, inévitable pourtant et qui reviendra toujours nous violenter, du scepticisme subjectif, absolument irréfutable ; et faisons ce que les hommes ont toujours fait, faisons comme s’il était possible que nous connussions quelque chose. Soit, reprenons. Que se propose la science ? Eh bien, elle se place en face du monde, vous entendez bien, du monde, et elle se propose de le connaître et de l’expliquer, d’en donner une connaissance réelle et vraie ; réelle, c’est-à-dire complète ; vraie, c’est-à-dire logique, liée, systématique. Autrement dit, ou les mots n’ont pas du tout de sens, elle se propose de vider l’infini.Par définition elle est impuissante. — Dira-t-on que c’est quelque chose que de l’infini tirer quelque chose et l’expliquer, le rendre clair, le faire comprendre ? Mais de l’infini chaque partie tient à l’infini tout entier et n’est pas explicable avant que le tout soit expliqué. Mot de Claude Bernard : « Si je savais quelque chose à fond, je saurais tout. »
Donc les explications de la science sont toujours tellement superficielles qu’elles équivalent à une non-explication, et qu’elles en sont une, et tous les savoirs de la science ne savent rien.
« Les adeptes de la science font l’effet de gens qui auraient projeté de creuser dans la terre un trou vertical la traversant de part en part. Le premier s’aperçoit qu’en travaillant pendant sa vie entière avec la plus grande assiduité, il ne pourrait arriver qu’à percer une infime partie de l’énorme profondeur et que, du reste, le résultat de son travail serait comblé et anéanti sous ses yeux par le travail de son voisin. »
Le savant, le rationaliste, l’homme théorique, est donc un homme dégénéré, un sous-homme. Vous avez lu Faust. L’avez-vous compris ? C’est la condamnation en trois points de l’homme théorique. Faust, d’abord, est l’homme moderne, l’homme théorique, l’homme qui serait absolument inintelligible à un Grec d’avant Socrate ; c’est l’homme dévoré de la passion du savoir, dévoré de la passion de la « culture »
. — Il en aperçoit la vanité et il fait une expérience de la vie sentimentale — Elle ne lui réussit pas beaucoup, la vie sentimentale — Alors, après s’être jeté dans la contemplation de l’antiquité hellénique et y avoir fait long séjour, à quoi est-ce qu’il aboutit ? À la vie d’action, à la vie qui ne raisonne ee
La curiosité est une passion, mais c’est la dernière des passions ; c’est une passion de vieillard. C’est un vieillard qui a dit le premier : « Je ne vis plus que par curiosité »
, et il le disait assez mélancoliquement. Il y a, sans doute, des gens qui naissent avec cette « haute curiosité »
, comme l’appelait Renan ; mais ce sont gens qui naissent vieux. La jeunesse veut vivre et agir. L’âge scientifique est le dernier âge de l’humanité, ou il serait le dernier âge de l’humanité si elle n’était pas, heureusement, soumise à la loi de « l’éternel retour »
, qui est un des dogmes de Nietzsche, ou l’une de ses espérances.
l’homme cultivé ne fut reconnu tel que sous la forme de l’homme instruit. Notre art de la poésie lui-même est né d’imitations érudites… À un véritable Grec le type de Faust et songez aussi au mot de Goethe à Eckermann. On parlait de Napoléon. Eckermann ne le comprenait pas du tout. « Mais, mon ami, dit Goethe, il y a aussi de la productivité en actes. » Goethe rappelait ainsi, « d’une manière charmante et naïve »
, que l’homme non théorique est pour les hommes modernes, pour les Eckermann, quelque chose « d’invraisemblable et de déconcertant »
, de telle sorte « qu’il faut la sagesse d’un Goethe pour concevoir, oui, pour excuser un mode d’existence si insolite. »
Comme le voyait très bien Goethe, la science n’est pas le seul moyen de productivité ; elle en est même un moyen inférieur et elle empêche les moyens supérieurs et éclatants de productivité de se déployer. La nouvelle idole est un peu basse et si, comme nous l’avons montré, elle est inféconde, elle détourne aussi les hommes de se diriger vers les sources fécondes. Elle refroidit le monde et le dessèche ; elle le rend plat, sans remplir même son prétentieux dessein, qui est de le faire connaître.
A-t-elle même ce beau mérite dont elle se targue, d’être l’antagoniste de la crédulité, de détruire la foi ? Science et foi, a-t-on assez souvent opposé ces deux mots et ces deux choses ? Mais, s’il vous plaît, et la science est fondée sur une foi, et elle est le certitude mystique, et elle confirme et fortifie dans l’esprit de l’homme cette manie de crédulité et ce besoin irrationnel et enfantin de certitude mystique. « L’impétueux désir de certitude se décharge aujourd’hui dans les masses compactes avec des allures scientifiques et positivistes »
et « ce désir d’avoir à tout prix quelque chose de solide, est ce même désir d’un appui, d’un soutien, ce même instinct de faiblesse qui crée ou conserve les religions et les métaphysiques »
. La confiance en la science c’est tout simplement une piété ; ce n’est pas autre chose. « De quelle manière, nous aussi, nous sommes encore pieux ? »
Le voici. Nous faisons, nous « scientifiques », le ferme propos de ne pas croire par foi, par conviction a priori, de ne croire que ce qui aura été démontré réel et démontré vrai. Fort bien. Mais pour que nous nous imposions cette discipline, « pour que cette discipline puisse commencer », ne faut-il pas une conviction a priori, à savoir que le démontré est meilleur que l’indémontré ? Certainement il faut cette conviction, et impérieuse et absolue, et qui est un impératif, et qui, elle, n’est pas démontrée. Mais, s’il vous plaît, c’est une foi ! « On voit donc bien que la science aussi repose sur une foi et qu’il ne saurait exister de science inconditionnée. »
a priori, c’est une foi.
Vous me direz : Non, ce n’est pas cela. Ce n’est pas que je ne veuille pas être trompé ; c’est plutôt que je ne veux pas tromper. — Ah ! ceci est autre chose. Nous étions en métaphysique, nous voici en morale. Je croyais avoir affaire à une foi métaphysique ; j’ai affaire à une foi morale. Mais c’est la même chose, ou chose très, analogue. C’est encore un impératif ; c’est encore une idée fixe non démontrée et indémontrable. Vous voulez la vérité, parce que vous ne voulez pas tromper, parce que vous êtes un honnête homme. Bien ; mais qui vous a dit qu’il ne faut pas tromper ; qui vous a persuadé cette petite « don quichotterie »
, cette « petite déraison enthousiaste »
? Votre conscience, votre sainte conscience ! Soit, mais vous voyez bien que foi encore. Donc, que votre volonté de vérité vienne d’un désir de n’être pas trompé ou d’un désir de ne pas tromper, elle repose ou sur une conviction philosophique a priori, ou sur une conviction morale a priori. Le désir de posséder le démontré repose sur une idée ou sur un sentiment indémontré et indémontrable. Donc « c’est toujours encore sur une croyance métaphysique que repose notre foi en la Science »
.
— Et d’où vient cette croyance métaphysique ? — Mais, très probablement, des anciennes théologies, qui nous ont pénétrés et imbibés depuis des milliers d’années. Tout cela est encore un résidu de Dieu : « Nous, nous-mêmes, nous qui cherchons aujourd’hui la connaissance, nous les antimétaphysiciens et les impies, nous empruntons encore notre feu à l’incendie qu’une foi vieille de mille années a allumé, cette foi chrétienne qui fut aussi la foi de Platon, et qui posait en principe que Dieu est vérité et que la vérité est divine. »
Ce qu’il y a de curieux, pour y songer un instant, c’est que cette science, qui a affranchi l’homme et qui doit l’affranchir de plus en plus, — vous connaissez ce lieu commun, — a besoin d’un « civilisation alexandrine »
est arrivée peu à peu à penser, à concevoir et à proclamer l’égalité entre tous les hommes. Fort bien, si l’on veut ; mais en même temps, pour ses mines, pour son charbon déterre, pour ses chemins de fer, pour ses bâtiments, pour ses usines, pour sa division du travail résultat de tout cela, elle a besoin d’un peuple qui — les socialistes l’ont très bien démontré et dans ce raisonnement-ci ils ont raison — est tout autant un peuple d’esclaves et à certains égards plus encore, que ne l’était la foule servile d’Athènes et de Rome. Et voilà une antinomie, de plus un danger, danger que la civilisation alexandrine, c’est-à-dire la nôtre, ne soit tuée un jour, prochain peut-être, par le double effet de ses nécessités pratiques et de ses prédications théoriques et déclamatoires, les unes et les autres tendant ou aboutissant exactement à la même fin : « On ne doit pas se dissimuler désormais ce qui est caché au fond de cette culture socratique : l’illusion sans borne de l’optimisme ! Il ne faut plus s’étonner de ce que les fruits de cet optimisme mûrissent, de ce que la société, corrodée jusqu’à ses couches les plus basses par l’acide Deus ex machina, à l’Euripide ! Il faut remarquer ceci : pour pouvoir durer, la civilisation alexandrine a besoin d’un état d’esclavage, d’une classe serve ; mais, dans sa conception optimiste de l’existence, elle dénie la nécessité de cet état. Aussi, lorsque l’effet est usé de ces belles paroles trompeuses et lénitives sur la dignité de l’homme et la dignité du travail, elle s’achemine peu à peu vers un épouvantable anéantissement. Rien n’est plus terrible qu’un barbare peuple d’esclaves qui a appris à regarder son existence comme une injustice et se prépare à en tirer vengeance, non seulement par soi-même, mais par toutes les générations à venir. »
Ainsi, la science est très vaine en son travail, prétendant épuiser l’inépuisable et du reste n’ayant rien expliqué tant qu’elle n’a pas expliqué tout ; elle est signe de décadence, remplaçant l’homme de productivité en actes par l’homme théorique, infécond et impuissant ; elle est ferment de décadence en ce qu’elle détourne l’homme de la vie et obstacle.
D’abord, il nous semble bien que la morale est fausse en soi, et sans aller plus loin dans l’analyse qu’on en pourrait faire et dans l’examen de ses effets. La morale, c’est un commandement qui nous enjoint de ne pas être naturels, d’échapper à « le monstrueux mauvais goût de cette attitude apparaît à notre conscience et ne nous inspire que du dégoût. »
Il semble bien que si la morale n’est pas dans la nature et est contre nature, c’est tout simplement qu’elle est fausse. Un physicien à qui l’on dirait : « Ce corps est très particulier ; il n’obéit pas à l’attraction ; il est le seul dans la nature qui n’obéisse pas à l’attraction et qui lui résiste très fermement. Comment expliquez-vous cela ? »
; ce physicien répondrait parle mot d’Arago : « Il y a une explication : c’est que cela n’est pas vrai, Vous [p.109] avez sur ce corps une illusion ; et s’il était doué d’intelligence et qu’il eût sur lui-même cette même illusion, je lui dirais qu’il est un fou. »
La morale, considérée en ce qu’elle est en son fond, une loi particulière à l’homme, à laquelle n’obéit pas l’univers et qui est contraire à celles auxquelles l’univers obéit, n’est qu’une folie, une illusion et n’est pas vraie.
Les hommes l’ont parfaitement senti ; car, trouvant, malgré tout, trop monstrueux le paradoxe de ce tout petit homme contre tout l’immense univers, ils ont inventé, pour faire contrepoids, un autre univers qui fût avec l’homme et dans le même plateau de la balance que l’homme. Ils ont inventé le monde divin. Il y a l’univers, absolument immoral, oui ; mais il y a Dieu moral, comme l’homme ; juste, comme l’homme ; conservateur et vengeur de la morale et de la justice et qui rétablit tout à un moment donné et en un lieu donné selon la justice et la morale Dès lors, contrepoids : d’un côté l’univers, de l’autre côté l’homme et Dieu, et, même si l’homme n’est rien. Dieu étant infini, c’est l’univers qui, par comparaison à Dieu et à l’homme ensemble, devient quantité négligeable et un pur rien. Et, dès lors, la morale ayant pour elle un point de ce qui est dans la nature, et, de plus, tout le surnaturel, se moque bien de ce que
Très bien joué. Et, par parenthèse, cela fait éclater une fois de plus combien il y a connexion intime entre la morale et la religion, entre la morale et le surnaturel. Quand la morale ne vient pas du surnaturel, ne procède pas de lui, elle en a besoin pour ne pas être paradoxale et ridicule, et elle l’invente pour se donner du lest et du poids et de l’autorité et s’imposer aux hommes. « Le monde transcendantal est imaginé par Kant pour laisser la place de la liberté morale. »
Très bien joué ; mais c’est un jeu, c’est une pure jonglerie. Nous sommes dans la nature. Cette nature a ses lois, établies de Dieu, peut-être ; mais elle a ses lois. Ce qui est naturel, ce qui est vrai, ce qui est divin, si la nature est œuvre d’un Dieu, c’est que nous nous conformions aux lois naturelles et non pas que nous nous révoltions contre elles. Un poisson voulant vivre dans l’air, et persuadé que son devoir est d’y vivre, serait une bête bien singulière.
Et qui ne voit que cette invention de tout un monde surnaturel pour expliquer la morale, ou pour la fonder, ou pour empêcher qu’elle ne paraisse absurde, est tout simplement une transposition et une projection artificielles. L’homme seul et je ne suis pas le seul de mon espèce. J’ai un compagnon sublime et fort, à qui je ressemble et qui m’appuie contre le monde si différent de moi et sans doute hostile, et qui me défendra contre lui et me récompensera de lui avoir résisté ; qui, tout au moins, me donne confiance par sa présence ; qui, tout au moins, me sauve du ridicule et de la terreur d’être seul de mon espèce, comme un étranger dans un pays inconnu. » — La morale inventant le monde transcendantal pour se rassurer, c’est le voyageur causant amicalement avec son ombre.
— Mais, nonobstant tout l’univers réel, et indépendamment de l’univers transcendantal, je trouve la loi morale dans ma conscience, et cela c’est un fait aussi, un fait réel, dont il faut sans doute tenir compte et sur quoi je voudrais bien avoir votre avis.
Nietzsche a répondu par une Critique de la conscience qui n’a pour nous rien de très nouveau, car elle est tout entière dans La Rochefoucauld « vision nette »
, valent beaucoup mieux que l’interprétation que quiconque en pourrait faire.
Vous dites que votre conscience vous ordonne impérieusement de faire telle chose et qu’il vous est pénible de lui désobéir. Vous dites : « lorsque l’homme décide que cela est bien ainsi ; lorsqu’il conclut que c’est pour cela qu’il faut que cela soit et enfin lorsqu’il fait ce qu’il a ainsi reconnu comme juste et nécessaire, alors l’acte est moral. »
Voilà ce que vous dites. « Mais, mon ami, tu me parles là de trois actions, au lieu d’une, car ton jugement : cela est bien ainsi, est un premier acte. »
Et cet acte est arbitraire ou, au moins, n’est pas contrôlé. « Pourquoi considères-tu cela »
, à quoi tu songes, « comme juste ? Parce que ma conscience me l’indique »
comme juste. — Mais pourquoi considères-tu ta conscience comme infaillible ? Pourquoi ne prends-tu pas conscience de ta conscience ? Pourquoi n’analyses tu pas sa décision ? « Ton jugement : cela est bien ainsi, a une première histoire « Qu’est-ce qui me pousse en définitive à l’écouter ? »
Car, remarque bien. « Tu peux prêter l’oreille à son commandement comme un brave soldat qui entend les ordres de son officier. Ou bien comme une femme qui aime celui qui commande. Ou bien comme un flatteur et un lâche qui a peur de son maître. Ou bien comme un sot qui obéit parce qu’il n’a rien à répliquer à l’ordre donné. Bref, tu peux obéir à ta conscience de cent façons différentes. »
Songe aussi aux habitudes prises : « Si tu écoutes tel ou tel jugement comme la voix de ta conscience, en sorte que tu considères quelque chose comme juste ; c’est peut-être parce que tu n’as jamais réfléchi sur toi-même et que tu as accepté aveuglément ce qui, depuis ton enfance, t’a été désigné comme juste. »
Songe encore à un subtil déguisement de ton amour-propre, comme dirait La Rochefoucauld, c’est-à-dire de ton intérêt. Si tu écoutes tel ou tel jugement comme la voix de ta conscience, c’est peut-être « parce que le pain et les honneurs te sont venus jusqu’à présent avec ce que tu appelles ton devoir ; et tu considères ce devoir comme juste
Peut-être encore « la fermeté de ton jugement moral pourrait bien être une preuve de pauvreté personnelle, d’un manque d’individualité ; et ta force morale pourrait avoir sa source dans ton entêtement ou dans ton incapacité de percevoir un idéal nouveau. En un mot, si tu avais pensé d’une façon plus déliée, mieux observé et appris davantage, à aucune condition tu n’appellerais plus devoir et conscience ce devoir et cette conscience que tu crois qui te sont personnels ; ta religion serait éclairée sur la façon dont se sont toujours formés les jugements moraux »
. — Ils se forment de mille façons différentes. Il est étrange que l’on n’analyse point « l’impératif catégorique » comme tout autre phénomène de conscience ; mais aussi c’est que, celui-là, on ne veut pas l’analyser, on ne tient pas à l’analyser et l’on a d’assez bonnes raisons pour cela. Ne veulent pas analyser l’impératif catégorique ceux qui veulent agir énergiquement et qui ont besoin d’obéir sans discuter à quelque chose de très haut qui commande sans raisonner. Ils ont besoin de l’absolu comme un homme d’action a besoin de l’absolutisme : « Tous les hommes qui sentent qu’il leur faut les paroles et les intonations les plus violentes, les pouvoirParce qu’ils désirent qu’on ait absolument confiance en eux, il faut qu’ils commencent par avoir en eux une confiance absolue, en vertu d’un dernier commandement quelconque, indiscutable et sublime, sans condition, d’un commandement dont ils se sentent les serviteurs et les instruments et dont ils voudraient se faire reconnaître comme les serviteurs et les instruments. Nous trouvons là les adversaires les plus naturels et souvent très influents de l’émancipation morale et du scepticisme ; mais ils sont rares. »
Ne veulent pas, non plus, analyser l’impératif catégorique, ceux-là, beaucoup plus nombreux, qui « Celui qui se sent déshonoré à la pensée qu’il est l’instrument d’un prince, d’un parti, d’une secte, ou même d’une puissance d’argent ; mais qui veut être cet instrument, ou bien est forcé de l’être ; celui-là, en face de lui-même et de l’opinion publique, aura besoin de principes pathétiques que l’on puisse sans cesse avoir à la bouche, de ces principes dune obligation absolue, à quoi l’on peut se soumettre et se montrer soumis sans honte. Toute servilité un peu ingénieuse tient à l’impératif catégorique et se montre ennemie mortelle de ceux qui veulent enlever au devoir son caractère absolu. »
Tout cela se ramène peut-être à dire que la conscience, loin qu’elle soit le fond même de notre nature et sur quoi nous devons nous appuyer sans cesse, n’est qu’une accommodation de notre être à ce qui l’entoure et à ce avec quoi il est obligé de vivre. Leibniz pensait de la conscience intellectuelle ceci : la connaissance n’est de la représentation qu’un accident et non l’essence, et ce que nous appelons conscience (intellectuelle) n’est qu’une condition
— Vous me direz : « Contrôlable ! Contrôlable par quoi ? Par la conscience, sans doute ; et nous voilà au rouet. » — Je vous répondrai : « Mais certainement ! Contrôlable par la conscience au-delà de la conscience ; et comme il y a des arrière-mobiles dans le commandement de la conscience considéré comme mobile, il doit y avoir des arrière-consciences pour
C’est donc un préjugé et une illusion, comme tant de choses qui n’ont pas été analysées, que le « témoignage » et le « commandement » de la conscience. La conscience est une chose multiple qui se présente à nous comme une, ce qui lui donne de l’autorité ; une chose variable qui se présente à nous comme immuable, ce qui lui donne du crédit ; et une chose très conditionnée elle-même et très relative, qui se donne à nous comme absolue, ce qui lui donne une divinité qu’elle n’a nullement.
— Mais il y a la responsabilité, le sentiment de la responsabilité, qui est un fait aussi et un fait peut-être universel et qui, postérieur au commandement de la conscience, le confirme, le sanctionne et, par conséquent, le fortifie et consolide singulièrement. Je reçois, je crois recevoir un ordre intérieur, voilà le premier fait ; j’y obéis et je suis content de moi ; je n’y obéis pas et je suis mécontent de moi, voilà le second fait. Vous avez analysé le premier fait et peut-être vous l’avez dissous ; il vous reste à analyser le second.
— Volontiers. Il me semble que le sentiment de la responsabilité est une illusion. Cette illusion vous vient de ce que vous croyez savoir comment vos actes s’accomplissent, comment « s’effectue l’action humaine ». Celte créance est une erreur. Nous ne savons pas du tout comment s’effectue l’action humaine. C’est une erreur d’enfants ou de primitifs que de croire savoir comment les actions humaines s’accomplissent. Nous avons mis des siècles à apprendre « que les choses extérieures ne sont pas telles qu’elles nous paraissent. Eh bien, il en est exactement de même du monde intérieur… Tous Ce serait pourtant la vérité même, si nous savions comment l’action s’accomplit. En ce cas il serait très vrai de mesurer la pensée à l’acte et de conclure de tel acte non fait que la pensée n’en existait point et de tel acte fait que la pensée en existait. Mais ce n’est pas cela du tout. Entre la pensée et l’acte il y a quelque chose que nous ne connaissons pas le moins du monde ; « ce que l’on peut savoir d’un acte ne suffit jamais pour l’accomplir, et le passage de l’entendement à l’action n’a été établi jusqu’à présent dans aucun cas. »
Dès lors la responsabilité disparaît. Vous n’êtes guère la cause d’un acte dont il vous est impossible de démêler en vous quelle est la cause ; et tant qu’on ne saura pas comment se fait le passage de l’idée à l’acte, et tant qu’on ignorera tout ce qu’il y a entre elle et lui, tout ce qu’il peut y avoir, tout ce qu’il doit y avoir entre elle et
Voulez-vous réfléchir un peu sur cette impossibilité où nous sommes de connaître vraiment notre mécanisme intérieur et par conséquent d’en être responsables, récompensables, punissables, ou seulement d’en porter un jugement ? Songez à ceci : à peine connaissons-nous et pouvons-nous nommer par des noms nos instincts les plus grossiers ; quant à « leur force, leur flux et leur reflux, leur jeu réciproque, et aux lois de leur nutrition, c’est chose qui nous est complètement inconnue ». Pourquoi le même fait irrite-t-il l’un et amuse-t-il l’autre, et irrite-t-il et amuse-t-il le même homme selon le moment ? « Nous nous apercevons, un jour, en traversant une place publique, que quelqu’un se moque de nous… Selon l’espèce d’homme que nous sommes, ce sera un événement très différent. Untel l’accueillera comme une goutte de pluie ; tel autre le secouera loin de lui comme un insecte ; l’un y cherchera un motif de querelle, l’autre examinera ses vêtements pour savoir s’ils prêtent à rire ; tel autre songera au ridicule en soi ; enfin il y en aura peut-être un qui se réjouira d’avoir involontairement contribué à ajouter un rayon de soleil à la joie du monde. — Et dans chacun de ces
Notez que je viens de supposer plusieurs hommes ; mais le même homme peut, dans le cas que j’ai supposé, éprouver l’un quelconque ou l’autre quelconque des sentiments sus énumérés. Pourquoi ? Parce que c’était, à ce moment-là, « son humeur »
, comme on dit. Mais « humeur », qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire qu’un de ses instincts, et non un autre, s’est emparé de cet incident comme d’une proie, comme d’un butin et s’en est nourri. Mais pourquoi cet instinct, et non pas un autre, pourquoi justement celui-là ? Parce qu’il était à ce moment-là à son point culminant d’avidité, parce qu’il était affamé et à l’affût. Mais pourquoi à ce moment-là ? C’est ce que vous ne saurez jamais. Vous ne connaissez pas la nutrition de vos instincts.
Un souvenir personnel. « Dernièrement, à onze heures du matin, un homme s’est affaissé droit devant moi, comme frappé de la foudre : toutes les femmes du voisinage se mirent à pousser des cris. Moi, je le remis sur pied et j’attendis auprès de lui que la parole lui revînt. Je ne fus pas ému. Je n’eus aucun sentiment ni de crainte ni de pitié. Je fis simplement ce qu’il y avait à faire et je m’en allai tranquillement. auraient eu le temps de se représenter et de commenter le fait divers. Les événements de notre vie sont bien plus ce que nous y mettons que ce qu’ils contiennent. Peut-être sont-ils vides par eux-mêmes. Peut-être vivre c’est inventer. »
Toujours est-il que le jeu de nos instincts et surtout les causes du jeu de nos instincts nous sont inconnues. « Nos évaluations et nos jugements moraux ne sont que des images et des fantaisies, cachant un processus physiologique inconnu de nous… Tout ce que nous appelons conscience n’est en somme que le commentaire plus ou moins fantaisiste d’un texte inconnu, peut-être inconnaissable. »
— Comment pourrions-nous donc être responsables d’un spectacle, que nous ne voyons pas tout entier, que nous voyons mal, que nous entendons mal, dont nous ne connaissons ni les coulisses, ni les dessous et dont, à coup sûr, nous ne sommes pas les auteurs ?
On se méprend sur ce jugement de la conscience « Autrefois on faisait ce raisonnement : la conscience rejette, repousse cette action ; donc cette action est condamnable. Mais, dans le fait, la conscience réprouve une action parce que cette action a été longtemps réprouvée. Elle ne crée pas de valeurs »
, et l’on en conviendra surtout si l’on songe à ceci que dans les commencements « ce qui déterminait » sans doute à rejeter certaines actions, ce n’était pas la conscience ; mais le jugement ou préjugé relativement aux conséquences de cette action ». Et la conscience n’est, à le prendre ainsi, que l’enregistreur de sentiments, idées ou préjugés passés, surannés et périmés en eux-mêmes. Et si vous l’envisagez comme enregistreur de sentiments ou pensées parfaitement actuels, son autorité comme créatrice de valeurs, comme faisant que quelque chose vaut, n’est pas plus grande ; car enfin « l’approbation de la conscience, le sentiment de bien-être que cause la paix avec soi-même sont du même ordre que le plaisir d’un artiste devant son œuvre. Ils ne prouvent rien du tout. Le contentement malgré un état d’élévation très pathétique, l’artiste peut accoucher d’une très pauvre chose. » — On ne sait pas même s’il ne faudrait point pousser jusqu’à dire que ces impulsions de la conscience « sont trompeuses ». Elles peuvent l’être ; elles « peuvent détourner notre regard, notre force de jugement critique, nous détourner de la précaution, du soupçon que nous pouvons faire une bêtise »
; elles peuvent « nous rendre bêtes »
.
Les hommes sont illogiques. Il est bien entendu, d’un consentement à peu près unanime, que nous ne sommes pas responsables de nos rêves. Pourquoi donc ? « Rien ne vous appartient plus en propre que vos rêves ; rien n’est davantage votre œuvre. Sujet, forme, acteur, spectateur, dans ces comédies vous êtes tout vous-même, et tout est vous-même. »
C’est dans le rêve que le moi sans alliage peut-être, ferait honte devant vos semblables ; et vous la réprimez, vous l’étouffez un moment avant qu’elle soit claire, pour ne pas l’avoir eue, pour pouvoir vous dire que vous ne l’avez pas eue. Et en effet vous ne l’avez pas eue complètement. La part d’autrui dans vos pensées et vos sentiments à l’état de veille, est donc énorme, et dans l’état de veille c’est moi autant que vous qui pense en vous. Ce n’est certes pas là qu’il faut chercher et qu’il faut tâcher à saisir et à surprendre votre personnalité.
Dans l’état de sommeil, au contraire, ce pouvoir réprimant sur votre pensée naissante, vous ne l’avez plus. Le sommeil, c’est le domaine de la pensée sans contrainte. Le rêve, c’est la pensée libre et par conséquent c’est le moi pur. Si vous voulez savoir si vous êtes brave, au fond et vraiment, si vous êtes lâche, si vous êtes bon, si vous êtes méchant, faites attention à ce que vous faites en rêve ; c’est le texte
Cependant vous prétendez n’être pas responsable de vos rêves. Je serais porté à en conclure « que la grande majorité des hommes doit avoir des rêves épouvantables »
. Si elle en avait de beaux, elle en serait fière et s’en déclarerait responsable avec enthousiasme et « l’on exploiterait la poésie nocturne en faveur de l’orgueil humain »
. Mais, quoi qu’il en soit, vos rêves c’est bien vous, c’est plus vous que vous éveillé. Quand on a étudié le caractère d’une personne et qu’on lui fait raconter ses rêves, on retrouve en eux tous ses sentiments à un plus haut degré de naïveté et dans une plus nette et pure lumière de naïveté et de candeur.
Or, revenons-y, vous ne voulez pas être responsables de vos rêves. Vous avez raison ; mais point davantage, et encore moins, et à plus forte raison non, vous n’êtes pas responsables de vous-mêmes dans votre état de veille. « Car la vie est un rêve, un peu moins inconstant »
, comme dit Pascal, c’est-à-dire un peu plus réprimé et corrigé par le non-moi qui, sans doute, n’est pas vous ; et si vous êtes plus libres dans vos rêves qu’en veille, ce n’est pas une raison pour ne croire à votre libre arbitre que quand vous êtes éveillé ; et en dernière analyse « le « d’antireligieux. »
Sa prétention c’est de « créer à l’homme un droit de se prendre pour condition et pour cause de ses actes supérieurs »
. Elle est donc, à proprement parler, une « forme du sentiment de fierté croissante »
. Voici son processus : « L’homme sent sa puissance, son bonheur, comme on dit. Il faut bien qu’en face de cet état sa volonté soit en jeu ; autrement il lui semble que puissance et bonheur ne lui appartiendraient pas. La vertu, c’est donc la tentative de considérer un fait de volonté, dans le présent ou dans le passé, comme un antécédent nécessaire à chaque sentiment de bonheur élevé et intense. Si la volonté de certains actes est régulièrement présente dans la conscience, on peut prévoir qu’un sentiment de puissance en sera l’effet. » Or ceci est une illusion, assez naturelle, de notre amour-propre ; c’est un « jeu d’optique de la psychologie primitive »
; cela provient toujours de « la fausse supposition que rien ne nous appartient, à moins que ce ne soit sous forme de volonté dans notre conscience. Toute la doctrine de la responsabilité est attachée à cette psychologie naïve, à savoir que la volonté seule est une cause et qu’il faut avoir conscience que l’on a manifesté sa volonté pour pouvoir se considérer soi-même comme une cause ». — Et l’on voit bien qu’à remonter à son principe, au principe de l’illusion qui le constitue, « le libre arbitre a son père et sa mère dans la fierté et dans l’orgueil humains. — Je dis cela peut-être un peu trop souvent ; mais ce n’est pas une raison pour que ce soit un mensonge. »
On devrait réfléchir à cela quand on se trouve en présence d’un criminel qu’on a à juger. Il faut, évidemment, protéger la société contre ceux qui la gênent [Nietzsche n’a jamais varié là-dessus et même il est protecteur de la société extrêmement dur], mais quant à punir, c’est une aberration. Le criminel seul sait à quel point il est coupable, ou plutôt il ne le sait pas ; mais il le sait incomparablement plus que vous. Il connaît tout l’enchaînement des circonstances extérieures et intérieures qui l’ont amené à son crime, ou plutôt il ne les connaît pas, mais, comparé à vous, il les connaît. Il s’ensuit « qu’il ne considère pas, comme son juge ou son accusateur, que son acte est en dehors de l’ordre et de la compréhension ». Vous, juge ou accusateur, vous êtes étonné, stupéfait d’un acte que vous n’avez pas commis et qu’il vous a été impossible de commettre, et vous « mesurez exactement
Savez-vous quel est le travail du défenseur en procès criminel ? Il est très simple. Il consiste à sortir peu à peu de l’ignorance au sujet des antécédents et des circonstances de l’acte. Il consiste à connaître l’acte. Quand il le connaît, l’étonnement dont je parlais tout à l’heure diminue peu à peu et avec lui l’horreur pour l’acte. L’acte commis rentre dans l’ordre et il finit par ne plus paraître du tout une faute, mais seulement quelque chose de dangereux pour la communauté. Si le ministère public n’était pas dominé par ses instincts professionnels, comme il fait exactement la même chose que l’avocat, à force de fouiller les antécédents du criminel et de les connaître, il finirait, lui aussi, par ne plus voir du tout la faute en tant que faute. Il finirait par comprendre le crime comme s’il l’avait commis et, par conséquent, il finirait par ne plus du tout le trouver criminel, mais seulement dangereux pour la société. À analyser un acte criminel, c’est-à-dire à le connaître, on le vide de toute criminalité. Il est extrêmement dangereux, si l’on veut punir, d’étudier une affaire criminelle ; car on finit par diminuer la distance entre soi et le criminel jusqu’à la supprimer complètement et, parti de cette idée : « Jamais je n’aurais fait pareille chose »
, on arrive à celle-ci : « J’en aurais certainement fait autant »
.
L’institution du jury est à cet égard une chose essentiellement sociale. Le juré est un honnête homme que le crime étonne prodigieusement et pour qui le crime est une chose dans laquelle il n’entre pas. Il est donc dans les dispositions où il faut être pour punir. Le juge, très habitué au crime, vivant dans le crime, finirait par y être extrêmement indulgent, tant il arriverait à le trouver naturel et presque, je dis en chaque espèce, nécessaire.
— Cependant, quand les magistrats, et non pas le jury, jugeaient au criminel, ils n’étaient pas tendres.
— Pardon ! On s’était, sans doute, tellement aperçu qu’il y avait danger social à faire juger les criminels par des gens habitués au crime, qu’on avait inventé un détour et une fiction. On défendait, s’il vous plaît, on défendait au juge de juger le criminel. On ne lui permettait que d’appliquer la loi au criminel. Il devait juger, non point du tout selon sa conscience, mais strictement selon la loi. Il avait, non à dire : « En mon âme et conscience, cet homme est coupable »
; mais à chercher à quelle ligne, dans un livre, correspondait faction commise par cet homme et à appliquer cette ligne à cette action, sans aucune intervention de sa
Retenons de ceci que la culpabilité est une manière de préjugé et que jamais nous ne savons à quel point un homme est coupable, ni s’il l’est. Tout
La vérité, dans ces questions de culpabilité et d’innocence, de vice et de vertu, est peut-être, non pas précisément le contraire de ce qu’on a cru jusqu’à présent, mais l’inverse de ce qu’on a cru jusqu’aujourd’hui. On s’est, très longtemps, accoutumé à considérer la vertu et le vice comme des causes ; nous avons penchant à les tenir pour des conséquences, et nous « retournons »
en quelque sorte toute la question. « Nous retournons d’une curieuse façon le rapport entre la cause et l’effet, et il n’y a rien peut-être qui nous distingue plus foncièrement des anciens croyants en la morale. Nous ne disons plus, par exemple : « Si un homme dégénère au point de vue physiologique, c’est le vice qui en est cause. »
Nous ne disons pas davantage : « La vertu fait prospérer l’homme, elle apporte longue vie et bonheur. »
Notre opinion est, au contraire, que le vice et la vertu ne sont point des causes, mais des résultats… Nous tenons à l’idée que malgré tout (malgré éducation, milieu, hasard, circonstances) on ne devient que ce que l’on est…… On devient un honnête homme parce que l’on est un honnête homme ; c’est-à-dire pauvre, né de parents qui en toutes choses n’ont fait que gaspiller et n’ont rien récolté, on est « incorrigible », je veux dire mûr pour le bagne ou la maison d’aliénés. Nous ne pouvons plus imaginer aujourd’hui la dégénérescence morale séparée de la dégénérescence physiologique : la première n’est qu’un ensemble de symptômes de la seconde ; on est nécessairement mauvais comme on est nécessairement malade. Mauvais : le mot exprime ici certaines incapacités qui sont physiologiquement liées au type de la dégénérescence, par exemple la faiblesse de la volonté, l’incertitude et même la multiplicité de la personne, l’impuissance à supprimer la réaction à une excitation quelconque et à se dominer [impulsifs], l’incapacité de résister à toute espèce de suggestion d’une volonté étrangère. Le vice n’est pas une cause ; le vice est une conséquence. Le mot vice sert à résumer dans une définition arbitraire certaines conséquences de la dégénérescence physiologique. Une proposition générale comme celle qu’enseigne le christianisme : « l’homme est mauvais » serait justifiée si l’on pouvait admettre que le type du dégénéré fût considéré comme le type normal de l’homme. Mais c’est là peut-être une exagération. »
D’où elle est venue ? Très probablement de l’idée de la Némésis céleste, de l’idée que des êtres très puissants, qui nous dominent et qui peuvent nous punir, aiment que nous souffrions et aiment à nous voir souffrir. Voici la suite des choses : dans la société primitive, dans la société barbare, sans cesse en danger et peut-être naturellement féroce, mais en tout cas habituée à la férocité par l’état de guerre perpétuelle, on aime à faire souffrir, on aime à se venger, « c’est une vertu que d’être inventif dans la vengeance et insatiable dans la vengeance ». La communauté prend conscience de sa force et se réconforte ou croit se réconforter aux spectacles sanguinaires. En un mot, « la cruauté est une des plus anciennes réjouissances de l’humanité ». Dans ces conditions, que peuvent croire les hommes relativement à leurs Dieux ? Comme ils les font à l’image de l’homme, naturellement, ils s’imaginent que les Dieux prennent plaisir, eux aussi, à la souffrance des hommes et s’en réjouissent ; que le spectacle du bonheur humain les attriste et que le spectacle
De la sorte, la guerre au bonheur devient un devoir, et la souffrance volontaire un acte de piété. Et voilà toute la morale primitive. La morale est une succession méthodique de sacrifices dans le sens très précis du mot. On combat un désir, c’est un sacrifice aux Dieux ; on se refuse une jouissance, c’est un sacrifice aux Dieux ; on retranche de son superflu et même de son nécessaire, c’est un sacrifice aux Dieux ; on se martyrise, c’est un sacrifice aux Dieux. La lutte de l’homme contre soi, c’est encore aujourd’hui toute la morale ; c’était encore plus, c’est-à-dire plus précisément, toute la morale aux temps primitifs. — « C’est ainsi que s’est introduite la notion de l’homme moral et craignant Dieu, à savoir l’idée que la vertu consiste dans la souffrance voulue, dans la privation, dans la mortification, non pas, notez-le bien, comme moyen de discipline, de domination de soi, d’aspiration au bonheur personnel ; mais comme une vertu qui dispose favorablement pour la communauté les
Une fois cette idée entrée dans le monde, et elle a dû y entrer très vite, le pli était pris et l’homme s’est toujours cru obligé de se battre contre lui-même pour satisfaire… quoi ? Soit, d’abord, des Dieux méchants et jaloux ; soit, ensuite, un Dieu bon, mais sévère et qui veut qu’on songe à lui et, sinon qu’on se torture, du moins qu’on ne s’abandonne pas tout entier à soi, ce qui est une manière de l’oublier ; soit, enfin, la conscience, c’est-à-dire un Dieu intérieur, Dieu passé en nous, reste des divinités d’autrefois, résidu théologique qui a tous les caractères, atténués peut-être, quelquefois identiques, quelquefois exagérés, des Dieux d’autrefois, qui est sévère, qui veut qu’on songe à lui, qui est exigeant, qui est méchant et cruel, qui n’est jamais satisfait, qui est plus difficile, plus susceptible et plus impérieux à mesure même qu’on lui donne davantage, qui commande catégoriquement et sans donner ses raisons, bref Dieu, le Dieu d’autrefois, seulement en nous au lieu d’être extérieur et éloigné, aussi mystérieux du reste et dont le commandement est un « mystère ». La morale n’est pas autre chose que la religion transformée et particulièrement que la Némésis transformée.
Et maintenant songez à l’habitude, à la tradition, à l’hérédité ; et songez que la morale, comme du reste la religion, se continue et se prolonge parmi les hommes par une sorte de fatalité atavique, par une sorte de soumission à l’usage et aux mœurs, de sorte que la « lâcheté et la paresse sont les conditions premières de la moralité » ; et vous aurez dans toute sa suite l’histoire de la morale dans le monde humain.
Or, cette morale, dont nous avons vu le fond et combien il est vain ; dont nous avons vu les origines et combien elles sont peu respectables ; est-elle bonne au moins dans ses effets et sert-elle à quelque chose ?
La morale est déprimante, vulgarisante, enlaidissante, affaiblissante, et dans le sens courant du mot, démoralisante. Elle dit à l’homme : sacrifie-toi à tes semblables, et par là elle lui conseille une manière de suicide qui n’est pas même utile à ces semblables dont on parle. Elle tarit dans l’homme les sources d’activité, désirs, passions, égoïsme, tendance à persévérer dans l’être et à augmenter son
Au fond, l’altruisme tourne dans un cercle vicieux ou s’engage dans une impasse.
Il tourne dans un cercle vicieux qui est celui-ci : « Travaille pour autrui, sois désintéressé. » Oui, mais qui dit cela ? Autrui. De sorte que c’est l’intérêt qui conseille le désintéressement et qui le réclame. On est fondé à lui répondre comme au renard qui a la queue coupée : « Retournez-vous, de grâce, et l’on vous répondra. « Pour conseiller le désintéressement il faudrait être désintéressé soi-même. L’altruisme « ne pourrait être décrété que par un être qui renoncerait par là, lui-même, à son avantage et qui risquerait d’amener, par ce sacrifice
Voilà le cercle vicieux.
Et l’impasse, c’est ceci :
Vous dites, vous, autrui, vous communauté, vous société : « Soyez forts pour moi. — Soit, mais comment ? — En étant faibles pour vous. Commencez par détruire en vous toutes vos forces et puis soyez forts à mon service. N’ayez pas de passions ; mais soyez passionnés pour moi. Ne tendez pas à persévérer dans l’être, mais appliquez-vous de toute votre énergie à faire que je persévère dans le mien. Annihilez-vous pour me procurer une force. Soyez un rien pour que de tous ces riens que vous serez se compose une force immense qui sera moi. »
— Voilà l’impasse. L’altruisme dit à l’homme de marcher en avant après qu’il a dressé un mur devant lui ; et, pour changer de métaphore, il lui dit de marcher en avant après lui avoir coupé les tendons des jambes.
« Travaille obstinément et furieusement. Cela te procurera richesse et honneur, d’abord ; ensuite cela te préservera des passions et de l’ennui. Ce sont de grands avantages. »
— On ne voit pas trop ces avantages si extraordinaires. En vérité cette « ténacité aveugle » écarte un peu l’ennui, qui encore, très subtil, sait très bien se glisser dans les interstices du travail ; et amortit un peu les passions, qui encore, très tenaces elles-mêmes, vous troublent au sein du travail même d’une façon plus mauvaise et pernicieuse que si vous les assouvissiez ; mais surtout cette ténacité aveugle et maniaque « enlève aux organes la finesse au moyen de quoi les richesses et les honneurs pourraient procurer une jouissance » ; et aussi ces remèdes prétendument radicaux contre l’ennui et les passions émoussent en même temps les sens et les rendent récalcitrants à toute nouvelle excitation. « La plus active des époques, la nôtre, de tout son argent et de toute son activité ne sait pas faire autre chose que d’accumuler toujours plus d’argent et toujours plus d’activité, parce qu’il faut plus de génie pour dépenser que pour acquérir. ficelle pour donner le coup de grâce à tout goût supérieur… On en viendra bientôt à ne plus céder à un penchant vers la vie contemplative, à ne plus se promener accompagné de pensées et d’amis sans mépris de soi et mauvaise conscience… » — Voilà un des beaux résultats, un des derniers en date, de la morale.
Quand elle ne pousse pas à une fureur d’activité qui est une dégradation de labelle nature humaine, la morale conduit à d’autres genres d’abaissements ; elle conduit, et c’est le plus souvent, à une sorte de médiocrité dans le bien et dans le mal, à une sorte de lâche tempérament, à cette modération en toutes choses dont les anciens déjà, mais non pas certes les anciens de l’époque héroïque, faisaient une vertu et qui est quelque chose de gris, de terne, de laid et de répugnant. Cette morale de petits bourgeois, et notez que c’est la vraie, que ses conseils sont encore ce que la morale a trouvé de meilleur, de plus raisonnable selon sa raison et de plus logiquement conforme à elle-même, cette
On vantait à Zarathoustra un sage que l’on disait savant à parler du sommeil et de la vertu… Zarathoustra se rendit chez lui et s’assit devant sa chaire et le sage parla ainsi : « Ayez en honneur le sommeil et respectez-le ! C’est la chose première. Évitez tous ceux qui dorment mal et qui sont éveillés la nuit ! Le voleur lui-même a honte en présence du sommeil… Ce n’est pas une petite chose que de savoir dormir : il faut savoir veiller tout le jour pour savoir dormir. Dix fois dans la journée il faut que tu te surmontes toi-même ; c’est la preuve d’une bonne fatigue et c’est le pavot de l’âme. Dix fois il faut te réconcilier avec toi-même ; car s’il est amer de se surmonter, celui qui n’est pas réconcilié dort mal. Il faut trouver dix vérités pendant le jour ; autrement tu chercheras des vérités pendant la nuit et ton âme restera affamée. Dix fois dans la journée il faut rire et être joyeux ; autrement tu seras dérangé la nuit par ton estomac, ce père de l’affliction. Il faut avoir toutes les vertus pour bien « Bienheureux celui qui habite auprès de ce sage ! Un tel sommeil est contagieux, même à travers un mur épais… Sa sagesse dit : veillez pour dormir. Et en vérité si la vie n’avait pas de sens et s’il fallait que je choisisse un non-sens, ce non-sens-là me semblerait le plus digne de mon choix. Maintenant je comprends ce que jadis on cherchait avant tout, lorsque l’on cherchait des maîtres de la vertu. C’est un bon sommeil que l’on cherchait et des vertus couronnées de pavots. Pour tous ces sages de la chaire, ces sages tant vantés, la sagesse était le sommeil sans rêve : ils ne connaissent pas de meilleur sens de la vie. »
La morale est donc, très probablement, un narcotique, dont l’humanité, fatiguée du tumulte des passions, a senti, à un moment donné, le besoin de se munir. Ce n’est certainement pas une raison pour la proscrire ; mais encore ce ne lui est pas un titre de gloire et ce n’est pas une raison pour la vénérer. Il paraît évident que la constitution de la morale est une première décadence de l’humanité. La morale, sans doute, a existé de tout temps, puisque nous avons montré qu’elle se confond avec la religion, qu’elle la crée et est créée par elle, etc. ; mais il y a eu un moment, peut-être un moment pour chaque peuple, où la morale a été constituée, a été une
En d’autres termes, la moralité n’est pas autre chose qu’une faiblesse, une lâcheté et une maladie de l’humanité. C’est une espèce de neurasthénie générale et contagieuse. Cette maladie ayant ses causes profondes, et aussi ses démarches régulières,
La morale, en effet, on ne sait trop pourquoi, exerce sur les esprits, même sur ceux qui pensent, et peut-être faut-il dire surtout sur ceux qui pensent, un véritable prestige d’hypnotisation. Elle semble intangible. On discute Dieu, le monde
La morale est le sanctuaire, et elle est aussi le critérium jugé infaillible et la pierre de touche estimée absolue. « En présence de la morale, il n’est pas permis de réfléchir, encore moins de parler ; il faut obéir… Aller jusqu’à critiquer la morale, la morale en tant que problème, tenir la morale pour problématique, c’est… immoral. »
En un mot, la morale est « la Circé des philosophes ». Elle les transforme en animaux inoffensifs pour elle et malheureusement sans utilité pour personne. Elle les fait dévier de leurs routes les plus droites. Elle leur fait fermer ou baisser les yeux devant elle. Ou, s’ils osent la contempler, elle les éblouit de telle manière qu’ils modifient toutes leurs idées par rapport à elle, en considération de ce qu’elle veut et qu’ils les amènent par de savants détours à n’être que ruisselets qui se dirigent vers la morale et qui s’y perdent.
Il faut enfin la regarder en face et bien voir qu’elle est un préjugé qui, par un privilège particulier, a su se faire respecter des esprits les plus hardis jusqu’à les stupéfier, qu’elle est un préjugé incontrôlé qui a su se rendre incontrôlable ; mais qu’elle est un préjugé, méritant ce nom plus que tous les autres, puisqu’il a su, lui, se dérober presque à toute analyse et à tout examen.
Et préjugé funeste ; car, comme nous l’avons vu, il diminue l’homme, il l’énervé, il l’émascule ; il en fait un animal timide, peureux, régulier et correct, une bête de troupeau, tout à fait contraire à ce qu’il semble bien que l’homme primitif a été et à ce qu’il semble que l’homme, au front élevé vers le ciel, doit être.
Oui, voilà bien encore une ennemie de la vie en fasse du beau. Un artiste doit être l’ennemi né de la morale et aussi bien, d’instinct, les artistes sont très souvent immoralistes. Ils ont raison. La morale est organisée contre la force et contre la beauté de l’homme. Elle est une force elle-même, sans doute ; mais elle est une force affaiblissante et enlaidissante. Il faut combattre la morale de tout l’amour que l’on sent et que l’on doit sentir pour la force et la beauté.
affirmatisme, si l’on accepte le mot, qui embrasse l’optimisme et le pessimisme, il accepte vaillamment le monde avec rajeunissant.
Ce qui lui déplaît, quelquefois, c’est que ce monde semble vieillir et que certaines idées dont il s’est féru, et que certains sentiments dont il s’est engoué, le rendent sénile et risquent de le rendre décrépit. Il n’y a rien du nihiliste dans ces dispositions d’esprit.
Serait-il sceptique ? Peut-être ne l’est-on pas par ce seul fait qu’on ne croit point à ce que croient la plupart des hommes. Nietzsche sent bien qu’il croit à quelque chose et qu’il y a une foi profonde. Il croit aux Grecs d’avant Socrate. C’est quelque chose. C’est croire à la beauté et à la noblesse de la race humaine. C’est croire que l’homme peut réaliser un idéal de liberté, de force libre, de beauté, de grâce, de noblesse et d’eurythmie. C’est croire que l’homme est un animal exceptionnel, non pas raisonnable, comme quelques-uns
Il veut, et c’est tout dire en un mot, créer une humanité affranchie, et rendue à sa vraie nature ; une humanité affranchie de la morale, de la religion, de la superstition à la science et de la superstition à la raison ; rendue aux instincts forts et aux passions fortes qui ont fait la grandeur et la beauté de l’humanité en sa jeunesse verte et fleurissante. L’éloge des passions, c’est tout Nietzsche affirmatif. Les passions sont bonnes. Quelle est leur racine commune ? L’égoïsme. L’égoïsme est bon.
« Plus haut que l’amour du prochain se trouve l’amour du lointain et de ce qui est à venir ; plus haut que l’amour de l’homme je place l’amour des choses et des fantômes. Ce fantôme qui court devant toi (l’avenir), ce fantôme, mon frère, est plus beau que toi. Pourquoi ne lui prêtes-tu pas ta chair et tes os ? Mais tu as peur, et tu t’enfuis chez ton prochain… Mes frères, je ne vous conseille pas l’amour du prochain, je vous conseille l’amour du plus lointain. — Ainsi parlait Zarathoustra. »
On ne saurait croire, quelque soin que La Rochefoucauld ait pris de nous prémunir contre ces erreurs, combien de choses on trouve désintéressées qui sont du pur égoïsme, combien de choses on inscrit dans la colonne de l’altruisme qui sont de a l’amour-propre » tout pur, seulement de l’amour-propre qui se déguise, et qui, en se déguisant, se pervertit, et qui serait bien meilleur, et qui serait bon, et qui serait excellent, et qui serait capable des meilleurs effets s’il ne se déguisait point, s’il ne se pervertissait pas et ne se décomposait pas en trompant les autres et en se
Qu’est-ce que la pitié ? C’est un désir de possession. Lorsque nous voyons quelqu’un souffrir, nous saisissons volontiers cette occasion qui nous est offerte de nous emparer de quelqu’un, de le faire nôtre. Cet homme charitable appelle amour « le désir de possession nouvelle éveillé en lui et il prend son plaisir comme devant une nouvelle conquête qui lui fait signe ». Voilà ce qu’il y a au fond de cette religion de la pitié dont on nous bat les oreilles et à laquelle on voudrait nous convertir, bien en vain ; car « nous connaissons trop les petits jeunes gens et les petites femmes hystériques
Mais c’est encore l’amour des sexes qui se révèle le plus clairement comme manifestation du désir ardent de propriété, c’est-à-dire comme égoïsme intenseMaximes, LXVIII : « L’amour est dans l’âme une passion de régner, dans les esprits une sympathie, dans le corps une envie cachée et délicate de posséder ce qu’on aime, après beaucoup de mystères. »
amour en opposition à l’égoïsme, tandis qu’il est peut-être l’expression la plus naturelle de l’égoïsme. » — Le véritable amour ne connaîtrait pas la jalousie. C’en serait le signe ; et s’il existe c’en est la marque, et il n’y en a pas d’autre. Mais les amants savent si bien que l’amour sans jalousie n’existe pas ou n’existe guère que précisément de la jalousie ils font le signe et la marque de l’amour et qu’ils disent toujours : « Tu n’es pas jaloux, tu ne m’aimes pas » ; alors qu’il faudrait dire en bonne psychologie : « Tu n’es pas jaloux, tu ne t’aimes pas. » Mais ils savent bien, bons psychologues à leur manière, c’est-à-dire pratiques, que qui n’est pas jaloux est rarement celui qui fait « abstraction de soi, tant il adore, mais presque toujours celui qui, ayant possédé, devient indifférent à sa possession et curieux d’une possession nouvelle » ; et en pratique ils ont bien raison. La jalousie indique que l’on veut posséder et posséder seul, et si elle est marque d’amour, elle démontre que l’amour n’est qu’instinct de propriété. — Que cet instinct de propriété ait été appelé amour au lieu d’être appelé égoïsme, avarice, avidité (avaritia), c’est assez curieux ; « ce fut apparemment ceux qui ne possédaient pas et qui désiraient posséder qui ont établi cet usage courant dans la langue. — Ils ont toujours été les plus nombreux. — Ceux qui, au contraire, sur ce domaine ont été favorisés par beaucoup de possession et de satiété ont bien laissé échapper de temps en temps une invective contre « le démon furieux »
, comme disait cet Athénien, Sophocle, le plus aimable et le plus aimé de tous ; mais Éros se mettait toujours à rire de pareils calomniateurs, justement ses plus grands favoris. »
On pourrait poursuivre ainsi la revue de toutes les passions, de toutes les inclinations et de toutes les vertus, qui sont, de l’aveu unanime, le cortège, la cour, la maison, la famille, les enfants de l’altruisme et qui ne sont au fond, qui ne sont en réalité que déguisements ou peut-être, et c’est ce qu’on en peut dire de plus favorable, des transformations de l’égoïsme. À quoi bon, puisque La Rochefoucauld l’a fait ?
Seulement, voici le point. La Rochefoucauld a fait son analyse des substitutions de l’égoïsme pour les flétrir en les ramenant à l’égoïsme, l’égoïsme étant pour lui chose condamnable et haïssable et à proscrire. Ce n’est pas cela. La vérité est que l’égoïsme est détestable en ses substitutions, déguisements et, si l’on veut, transformations ; mais
Voyez-les, ces combinaisons. On les appelle vertus, le plus souvent. Qu’est-ce que la modération ? Une prudence qui n’est pas autre chose que de la lâcheté, c’est-à-dire l’égoïsme le plus bas, mêlée peut-être d’un peu de souci de ne pas heurter, froisser, gêner ses semblables. D’abord, ce n’est
Qu’est-ce que la pitié ? Un attendrissement qui vous saisit en présence des malheurs où vous pouvez tomber vous-mêmes. Hodie tibi, cras mihi. C’est de la prévoyance, de la prévision plutôt, c est-à-dire de l’égoïsme qui sait voir jusqu’à demain. Il est difficile de voir là une vertu si admirable. Et, de plus, la pitié énerve l’homme, en lui persuadant qu’il a fait son devoir en versant une larme sur le sort de son semblable, qu’il a fait son devoir en donnant quelque chose de son superflu à quelque infortuné. Elle l’énerve en le replongeant dans une douce quiétude aussitôt qu’il a payé ce tribut ridicule à l’humanité. Elle l’énerve en le détournant de toute action grande, forte, civilisatrice, ascendante, qui pourrait faire couler des larmes, troubler la quiétude générale et la vôtre, peut-être coûter un certain nombre de vies humaines. La pitié est l’ennemie née de l’héroïsme. Soyez sûrs
« Cette vertu dont Schopenhauer enseignait encore qu’elle est la vertu supérieure et unique, le fondement de toutes les vertus ; cette pitié, j’ai reconnu qu’elle était plus dangereuse que n’importe quel vice. Entraver par principe le choix dans l’espèce, la purification de celle-ci de tous les déchets, c’est ce qui fut appelé jusqu’aujourd’hui vertu par excellence. »
— La compassion, pour peu qu’elle crée véritablement de la souffrance — et cela doit être ici notre seul point de vue — est une faiblesse comme tout abandon à une vertu préjudiciable. Elle augmente la souffrance dans le monde. Si, ça et là, par suite de la compassion, une souffrance est indirectement amoindrie ou supprimée, il ne faut pas se servir de ces conséquences occasionnelles, tout à fait insignifiantes dans l’ensemble, pour justifier les démarches de la pitié qui porte dommage. « En admettant que ces procédés prédominassent, ne fût-ce que pendant un seul jour, elles pousseraient immédiatement l’humanité à sa perte. Par elle-même, la compassion ne possède pas plus un caractère bienfaisant que tout autre instinct. C’est seulement quand on l’exige et quand on la vante — et cela arrive lorsqu’on ne comprend pas ce qui porte préjudice en elle, mais qu’on y « Je suis peu sensible à la pitié et je voudrais ne l’y être point du tout. Cependant il n’est rien que je ne fisse pour le soulagement d’une personne affligée et je crois effectivement que l’on doit tout faire, jusqu’à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal ; car les misérables sont si sots que cela leur donne le plus grand bien du monde ; mais je tiens aussi qu’il faut se contenter d’en témoigner et se bien garder d’en avoir. C’est une passion qui n’est bonne à rien au dedans d’une âme bien faite ; qui ne sert qu’à affaiblir le cœur et qu’on doit laisser au peuple, qui n’exécutant jamais rien par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses. »
On parle beaucoup de nos jours de la solidarité.
« Il faut bien que vous m’aimiez. Je le mérite, puisque je vous aime. »
Le désir constituant un droit, c’est le sophisme des amoureux, des pieux, des collectivistes et de ceux qui sollicitent la croix de la Légion d’honneur. L’homme pieux prie pour obtenir, comme l’amoureux. Primitivement, ces prières ont dû être — et l’on a des exemples indiquant qu’il en a été ainsi — très semblables les unes aux autres.
Singulière aberration de l’orgueil et du désir que la prière. Il faudrait, pour qu’elle eût un sens : 1° « qu’il fût possible de déterminer ou de changer le sentiment de la divinité »
; 2° « que celui qui prie sût bien ce qui lui manque et ce qu’il lui faut. »
Chose curieuse, le Christianisme ! Ces deux conditions nécessaires de la prière ont été niées par le Christianisme, qui a inventé le Dieu omniscient et omniprévoyant, le Dieu immobile et qui a affirmé que Dieu seul sait ce qu’il nous faut et que nous l’ignorons ; et cependant le Christianisme a maintenu la prière. Il a maintenu la prière « parallèlement à la foi en une raison omnisciente et omniprévoyante de Dieu, par quoi, en somme, la prière perd sa portée et devient même blasphématoire »
. Il a été très rusé en cela. « Il a montré par là l’admirable finesse de serpent dont il disposait. Car un commandement clair : « Tu ne prieras aurait poussé les chrétiens à l’impiété. Dans l’axiome chrétien ora et labora, l’ora remplace le plaisir. Et que seraient devenus, sans ora, ces malheureux qui se refusaient le labora, les saints ? Mais s’entretenir avec Dieu, lui demander mille choses agréables, s’amuser un peu soi-même en s’apercevant que l’on pouvait encore avoir des désirs, malgré un père si parfait ; c’était là pour des saints une excellente invention. » — Et si cela parait un peu raffiné, disons que dans le Christianisme il reste toujours, comme l’a bien montré Comte, un résidu de paganisme et que la prière, si gênante pour le philosophe chrétien et pour le chrétien qui est philosophe (voir Malebranche) est un des restes, des très nombreux restes que le paganisme a laissés dans son successeur, peut-être avec la sourde intention de l’empoisonner. Ce qu’il y a de certain, c’est que le chrétien prie son Dieu quelquefois comme un chrétien, souvent, plus souvent, le plus souvent, comme un amoureux prie celle qu’il aime.
L’analogie pourrait se poursuivre. Elle doit se poursuivre. De même qu’il n’y a pas d’amour sans jalousie, de même le croyant, le pieux, le fervent, n’admet pas ou admet très difficilement qu’un autre que lui ait part aux faveurs de son Dieu. De là les guerres religieuses, aussi atroces que les avoir un Dieu pour lui seul. La religion primitive, c’est le fétichisme, et il en restera toujours. La religion, devenant peu à peu force sociologique et bien social, est devenue chose commune et non plus individuelle ; mais elle a toujours son caractère primitif d’amour jaloux et méfiant, et si ce n’est plus d’homme à homme qu’on se soupçonne et celui-ci qui accuse celui-là de vouloir lui voler son fétiche, c’est de secte à secte qu’on se regarde de mauvais œil, c’est la secte blanche qui accuse la secte noire de vouloir attirer à elle le Dieu de la secte blanche, de vouloir le détourner et le corrompre, et qui, pour cette raison, attaque, égorge et massacre furieusement la secte noire. Les juifs, dont, au point de vue religieux, nous avons hérité tant de choses, sont le plus remarquable exemple de cette jalousie religieuse et de cet amour de Dieu, forme aiguë de l’accaparement. La sainte piété est encore une transformation et non pas la moins notable, ni la moins odieuse, de l’égoïsme.
Dira-t-on qu’il y a bien des vertus qui ne peuvent pas se ramener à l’égoïsme ? Nous renvoyons encore à La Rochefoucauld, et pour faire court, nous prenons un dernier exemple qui est, sans doute, « Dira-t-on, crierez-vous, que le désintéressement soit de l’égoïsme, que le désintéressement soit de l’intérêt ? »
Certainement, on peut le dire, et avec raison. L’homme désintéressé qui poursuit un but sans entrevoir la possibilité d’un avantage personnel, pour sa beauté seule, pour ce qu’il y entrevoit de grand, de haut, de sublime, celui-là a de telles jouissances de renoncement que peut-être faut-il dire qu’il est le plus égoïste des hommes. L’erreur, éternelle, est de croire que l’on peut se débarrasser de son moi, ou s’en détacher. On ne s’en détache jamais ; mais, seulement, à vouloir s’en détacher on s’y enfonce et on s’y ensevelit davantage. Si vous voulez, on s’enfonce pour ainsi dire dans un moi plus profond ; on se détache des superficies du moi, pour se rapprocher des racines du moi et s’y entrelacer intimement et d’une manière inextricable et indissoluble. L’homme désintéressé ! Mais il jouit de son désintéressement d’une façon intense ; mais il prend un intérêt infini à son désintéressement ; mais il n’a pas sacrifié son moi, il l’a mieux placé, et, en le plaçant mieux, il l’a augmenté, comme un capital ; il l’a prodigieusement augmenté. Prêtre ou savant, je suppose, Vincent de Paul ou Pasteur, allons-nous imaginer que ces gens-là ne sont pas heureux ? S’ils mieux et plus c’est la même chose, s’ils en ont conscience. Or, comment voulez-vous qu’ils n’en aient pas conscience et qu’ils ne sentent pas leur bonheur ?
Et, encore une fois, je ne les en blâme pas. Je suis partisan de l’égoïsme. Je ne blâme que le travestissement. Je ne blâme que l’égoïsme en tant que se cachant et se donnant de favorables noms, parce que cela le gâte. Ici, je ne blâme que la prétention qu’a l’intérêt de se donner comme désintéressement et que l’erreur par laquelle on prend pour désintéressement l’égoïsme le plus fort.
Tenez ! Faisons notre confession. Vous êtes un chrétien, je suis un homme de science. Nous nous flattons tous deux d être des désintéressés, des hommes qui ont renoncé. Examinons loyalement votre cas et le mien : « Il n’y a pas de livre qui contienne avec plus d’abondance, qui exprime avec plus de candeur ce qui peut faire du bien à tous moi ne signifie rien, il n’en est pas moins vrai que le moi inventif et heureux et même, déjà, tout moi loyal et appliqué, importe beaucoup dans la république des hommes de science. L’estime de ceux qui confèrent l’estime, la joie de ceux à qui nous voulons du bien ou de ceux que nous vénérons, dans certains cas la gloire et une immortalité relative de la personne, c’est là le prix qu’on peut attendre pour cet abandon de la personnalité : sans parler ici de résultats et de récompenses moindres, bien que ce soit justement à cause de ceux-ci que la plupart des hommes ont juré fidélité aux lois de cette république et en général à la science, et qu’ils continuent toujours à y demeurer attachés. Si nous n’étions restés, en une certaine mesure, des hommes non scientifiques, quelle importance pourrions-nous encore attacher à la science ? Somme toute, et pour donner à mon axiome toute sa généralité : pour un être purement connaisseur, la connaissance serait indifférentequantité ; nous nous contentons de peu. Mais, nous répondront ceux-ci, s’il en est ainsi, soyez donc satisfaits et aussi donnez-vous pour satisfaits. À quoi nous pourrions facilement répondre : mais, en effet, nous ne faisons point partie des mécontents ! Mais vous, si votre foi vous rend bienheureux, donnez-vous aussi pour tels… »
Il faut donc reconnaître que dans la vertu qui semble consister dans l’exclusion même de l’égoïsme, que dans la vertu qui porte pour nom précisément abolition de tout égoïsme, il entre tant d’égoïsme encore qu’on se demande si cette vertu n’est pas l’égoïsme lui-même, et, après cet exemple assez frappant et les conclusions légitimement tirées de cet exemple, il semble que nous n’ayons plus besoin d’aller plus loin et que nous devions convenir que les vertus, pour parler le langage commun des hommes, sont des formes subtiles de l’égoïsme, des hypocrisies de l’égoïsme et des dégradations de l’égoïsme. Elles ne sont pas bonnes, en ce que, masquant l’égoïsme, elles le gênent et, travestissant l’égoïsme, elles l’embarrassent
Remarquez que ce masque de vertu, que cette morale-masque, l’homme croit en avoir d’autant plus besoin, et en vérité, oui bien, en a d’autant plus besoin qu’il est plus civilisé, en d’autres termes qu’il en a d’autant plus besoin qu’il l’a déjà plus longtemps porté. L’homme civilisé, l’homme moralisé, est devenu très laid, très plat, très chétif, très hideux. Le masque a enlaidi le visage. D’autant plus, donc, doit-il se masquer et ainsi indéfiniment. Supposez un homme qui, pour se rendre agréable, ait pris un masque qui lui a communiqué un cancer. Après avoir été un prétendu ornement, le masque devient une horrible nécessité. Nous en sommes là dans l’Europe de 1880 et cela fait une difficulté, sans doute, dont les immoralistes se rendent très bien compte et qui les ferait presque hésiter sur leur chemin : « L’homme nu est généralement un honteux spectacle. Je veux parler de nous autres Européens… Supposons Ce n’est pas que je croie qu’il faille masquer la méchanceté humaine, la dangereuse bête sauvage qui est en nous. Au contraire ! C’est précisément en tant que bêtes domestiques que nous sommes un spectacle honteux et que nous avons besoin d’un travestissement moral. L’homme intérieur, en Europe, n’est pas assez inquiétant pour pouvoir se faire voir avec sa férocité qui le rendrait beau. L’Européen se travestit avec la morale parce qu’il est devenu un animal malade, infirme, estropié, qui a de bonnes raisons pour être apprivoisé, puisqu’il est presque un avorton, quelque chose d’imparfait, d’informe et de gauche. Ce n’est
Mais de ce qu’il devient difficile de revenir à l’égoïsme pur et de retrouver l’égoïsme dans l’état pur où il est beau, sain et fécond, ce n’est pas une raison pour ne pas essayer encore, et surtout ce n’est pas une raison pour que ce ne soit pas vrai que l’égoïsme est l’état naturel de l’homme et son état le meilleur. Il en est ainsi et il faut avoir l’intelligence de le comprendre et le courage de le dire. Ce qu’il y a au fond de l’homme sain, c’est l’égoïsme ardent, énergique et illimité, c’est la « volonté de puissance », c’est le désir d’extension, c’est le désir et le besoin d’être toujours plus grand, plus étendu, plus influent, d’étendre toujours son action plus loin, d’occuper toujours plus d’espace.
On se trompe un peu — si l’on peut se tromper en employant un mot si élastique et si malléable et si vague — quand on assure que le fond de l’homme, c’est le désir du bonheur. Si l’on entend par bonheur un état de repos, de tranquillité, de « Il tend au repos par l’agitation »
; mais il faut bien entendre que Pascal veut dire : « Il tend au repos par l’agitation, et cela indéfiniment. »
Donc, en dernière analyse, c’est l’agitation qui est son besoin. Il s’agite pour s’accroître, en croyant peut-être qu’à un certain degré d’accroissement il se reposera dans la grandeur acquise et la conquête faite ; mais, abstraction faite de ceci, qui n’est qu’une illusion, il s’agite pour s’accroître et son seul vrai besoin est l’agitation pour la puissance.
Et aussi bien, subconsciemment, il le sait. Quand il se dit qu’il se reposera quand il aura atteint tel but et qu’il jouira d’un « repos bien gagné », il ne le croit qu’à moitié et il se moque un peu de lui-même, et, en lui-même, derrière celui qui dit cela il y a quelqu’un qui rit sous cape. Et c’est précisément pour cela que la plupart des hommes actifs se fixent un but, à la vérité, après lequel il est entendu qu’ils se reposeront, mais prennent la précaution de le fixer si loin que jamais ils ne doivent l’atteindre. Ce qu’ils craignent plus que tout, c’est, le lendemain de la tâche finie, Histoire romaine. Le bon Gibbon avait toujours eu peur de ne pas terminer son Histoire romaine ; mais, au fond, il avait toujours eu l’espoir secret de mourir avant de l’avoir finie.
La volonté de puissance, le désir de persévérer dans l’être et d’accroître indéfiniment son être, en un mot l’égoïsme pur, voilà tout l’homme naturel, et quand il croit y renoncer il n’y renonce pas, et quand il l’altère plus ou moins il se dénature, et quand on se dénature on se dégrade et on s’affaiblit, et l’homme moralisé n’est qu’un égoïste perverti. Pour réintégrer l’homme dans son humanité, il faut, coûte que coûte, lui persuader de redevenir un égoïste pur et simple. Ils étaient des égoïstes radicaux ces peuples antiques qui n’admettaient même pas, qui ne comprenaient même pas qu’il y eût pour un peuple d’autre destinée que d’être conquérant ou conquis, qui allaient de l’avant, conquérant sans cesse, ajoutant des accroissements à des accroissements, étendant et développant leur personnalité, voulant remplir le monde de leur moi, jusqu’au jour, accepté par eux, où ils seraient conquis à leur tour. Et ces peuples, ce sont eux, pourtant, qui ont créé la civilisation. On ne peut pas dire qu’ils aient eu une morale de bandits et sinon de cette morale qui n’est que règle de discipline civile et civique, ils s’en inquiétaient comme de rien.
Qu’on me dise quelle était la morale d’un Thémistocle, d’un Périclès, d’un Scipion, d’un Sylla, d’un Marius ou d’un César, sinon : « moi grand dans la patrie toujours plus grande ? »
Morale de guerriers, morale de brigands. C’est peut-être spirituel, cest à coup sur très ecclésiastique et très bureaucratique et il n’est ni clergyman ou intronisé en rond de cuir qui n’ait dit cela quelque dizaine de fois dans sa vie ; et notez que dès que leur pays remporte une petite victoire ils changent de morale immédiatement. Mais moi je vous dis : « Mes frères en la guerre, je vous aime du fond du cœur et je suis et je fus toujours votre semblable. Je suis votre meilleur ennemi. Laissez-moi donc vous dire la vérité. Je n’ignore pas la haine et l’envie de votre cœur. Vous n’êtes pas assez grands pour ne pas connaître la haine et l’envie. Soyez donc assez grands pour ne pas en avoir honte ! Et si vous ne pouvez pas être les saints de la connaissance, soyez-en du moins les guerriers. Les guerriers de la connaissance sont les compagnons et les précurseurs de cette sainteté. Je vois beaucoup de soldats. Puissé-je voir beaucoup de guerriers !… Vous devez être ceux dont l’œil cherche toujours un ennemi, votre ennemi. Vous devez chercher votre ennemi et faire votre guerre, une guerre pour vos pensées. Et si votre pensée succombe, votre loyauté doit néanmoins crier victoire ! Vous devez aimer la paix comme un moyen de guerres nouvelles, et la courte paix plus que la longue. Je ne vous conseille pas le travail, mais la lutte. Je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. Que votre travail soit une lutte, que votre paix soit une victoire ! On ne peut se taire et rester tranquille que lorsqu’on a des flèches et un arc. Autrement on bavarde et on dispute. Que votre paix soit une victoire ! Vous dites que c’est la bonne cause qui sanctifie même la guerre ? Je vous dis [en bon allemand] : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain… Qu’est-ce qui est bien ? vous demandez-vous. Être brave, voilà ce qui est bien Laissez dire aux petites filles : « Bien, c’est ce qui est en même temps joli et
Mais l’égoïsme dévastateur s’est toujours appelé le mal pour deux raisons assez raisonnables, dont la première est que cet égoïsme dévastateur, de quoi qu’il soit mêlé, est avant tout de la méchanceté ; et dont la seconde est qu’il commence au moins par entasser les désastres et par faire souffrir abominablement les hommes. Si cela n’est pas le mal, qu’est-ce que le mal ? — Si cela est le mal, je serais assez tenté de crier : Vive le mal ! comme Proudhon criait : Vive Satan ! car ce mal est singulièrement bienfaisant et je ne vois en somme que lui qui soit bienfaisant. Si vous n’avez pas observé que la civilisation pacifique endort les peuples et devient, peu à peu, comme un bouillon bien et mal sont l’accumulation des expériences sur ce qui est opportun ou inopportun ; et, d’après elle, ce qui est appelé bien, c’est ce qui conserve l’espèce, et ce qui est appelé mal, c’est ce qui lui est nuisible. Mais, en réalité, les mauvais instincts sont opportuns, conservateurs de l’espèce et rénovateurs au même titre que les bons. Leur fonction, seulement, est différente. »
Pour toutes ces raisons, qui sont irréfutables, il faut réhabiliter la seule vertu vraie de l’homme, la volonté de puissance, l’égoïsme intégral, l’égoïsme radical et intransigeant, l’égoïsme sans déguisement, altération ni mélange, l’égoïsme franc et hardi. Il faut dépouiller comme un vêtement embarrassant et étouffant, ou exsuder comme un virus mortel, cette morale qui n’a jamais qu’un but, qu’un objet, qu’une préoccupation, qu’une passion : tuer l’individu, dans le dessein, erroné du reste, de faire vivre la société.
Il n’y a rien de plus féroce que cette morale prétendue victime de cette vertu. Mais c’est bien pour cela que ton voisin loue ta vertu. On loue le travailleur, bien que par son application il nuise à ses facultés visuelles, à l’originalité et à la fraîcheur de son esprit ; on plaint et on vénère le jeune homme qui « s’est éreinté de travail », parce que l’on porte ce jugement : « pour la société en bloc, la perte d’un individu et du meilleur n’est qu’un petit sacrifice ! Il est regrettable que ce sacrifice soit nécessaire. Mais il serait, certes, bien plus regrettable que l’individu pensât autrement et qu’il accordât plus d’importance à sa propre conservation et à son développement qu’à son travail « au service de la société ». Voilà votre raisonnement en face de la vertu des autres. Il n’est pas précisément vertueux. Il est proprement cynique. Les louangeurs de la vertu en devraient dégoûter, par ce qu’il y a de profondément pervers dans la façon dont il la louent, que dis-je ? dans le principe même des éloges qu’ils lui assènent.
Vous plaignez ce jeune homme, il est vrai, en même temps que vous le vénérez ; mais vous ne le plaignez pas « à cause de lui-même ; mais parce que, par cette mort, un instrument soumis et ce que l’on appelle un brave homme a été perdu pour la société désintéressée. Peut-être prend-on en considération qu’il eût sans doute été plus utile à la société s’il avait travaillé avec plus d’égards pour lui-même et s’il s’était conservé plus longtemps. On s’avoue bien l’avantage qu’il y aurait eu à cela ; mais on estime plus durable et supérieur cet autre avantage qu’un sacrifice a été fait et que le sentiment de la bête de sacrifice a de nouveau une fois reçu une confirmation visible. » L’éloge de la vertu et autrement dit la morale est donc l’exaltation d’une certaine « déraison dans la vertu, grâce à laquelle l’être individuel se laisse
L’éloge de la vertu et en d’autres termes la morale, est l’exaltation « de quelque chose de nuisible dans le privé, l’éloge d’instincts » appris et acquis et traditionnels, « qui enlèvent à l’homme son plus noble amour de soi et la force de se protéger soi-même ». Il faut à tout prix se débarrasser de cette morale-là.
Cette sorte de chasse à l’égoïsme que fait la morale avec un égoïsme monstrueux, a quelquefois un bien singulier caractère et des effets aussi ridicules que funestes. Le grand mot de la morale, n’est-ce pas ? c’est : il faut avoir de l’empire sur soi-même, il faut apprendre à se vaincre soi-même, gnôti seauton, nicâ seauton. Il peut y avoir quelque chose de bon là-dedans ; mais cela est surtout propre à faire des maniaques et des maniaques bien tristes. « Ces professeurs de morale qui recommandent, d’abord et avant tout, à l’homme de se posséder lui-même, le gratifient d’une maladie singulière, je veux dire d’une irritabilité constante devant toutes les impulsions et les penchants naturels, d’une espèce de continuelle démangeaison. Quoi qu’il lui advienne du dehors ou du dedans, une pensée, une attraction, un désir, toujours cet homme irritable s’imagine que maintenant son empire sur soi-même pourrait être en danger. grand. Mais combien il est devenu, non seulement insupportable pour les autres, difficile à porter, mais encore comme il s’est appauvri pour lui-même et isolé des plus beaux hasards de l’âme et aussi de toutes les expériences futures ! Car il faut savoir se perdre pour un temps, si l’on veut apprendre quelque chose des êtres qui sont ce que nous ne sommes pas. »
Delenda est Carthago, il faut abolir la morale, Moloch social, destructeur de toutes les énergies saines et libres et fécondes ; il faut réintégrer l’égoïsme pur.
L’égoïsme, dira-t-on, quand il ne se transforme pas en prétendues vertus, selon la métempsycose ou la mimique, que l’on a étudiées plus haut, se transforme en passions, ou plutôt les passions sont ses formes naturelles et ses différents aspects. Défendrez-vous, soutiendrez-vous les passions ? Les passions ont été considérées généralement jusqu’ici comme des maladies de l’âme. Ne le sont-elles point ?
Mais certes, non, elles ne sont point des maladies.
Ce qui fait que des hommes sincères ont médit, et non sans raison et non sans bon sens, du moins dans ce cas, des passions humaines, c’est que très souvent les passions auxquelles se livrent les hommes ne sont pas des passions, mais des imitations de passions, des singeries de passions. « Que d’hommes, dit La Rochefoucauld, n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient pas entendu parler de l’amour ! »
Rien n’est plus vrai, et de faux amoureux, de faux jaloux, de faux ambitieux, de faux autoritaires, de faux sectaires, de faux hommes de parti, de faux hommes à convictions sa passion, un goût très passager, très superficiel, qui lui vient d’imiter tel ou tel personnage de son entourage, ou de l’histoire contemporaine, ou de l’histoire d’autrefois, ou d’un roman ou d’un poème. Il est bien certain que cette passion-là est ridicule, ne conduit qu’à des sottises et fait son malheur. Il ne faut pas se tromper sur ses passions, non plus que sur ses aptitudes, puisque aussi bien les passions sont des aptitudes.
Mais les passions profondes, les passions vraies, sont toutes des forces excellentes et pour l’individu et pour la société. Les plus vilaines, même, l’avarice, si vous voulez, sont précieuses et sont fécondes. Le père Grandet, qui est un grand homme, qui est un poète, pour ce qui est de lui-même goûte des joies profondes, des extases, des ravissements de collectionneur et de fondateur et de conquérant ; et pour ce qui est de la société, il crée pour elle une de ces réserves de travail accumulé qu’il est très utile que quelques-uns préparent. Toutes les passions sont bonnes quand elles sont vraies. C’est un pharisaïsme détestable que de les flétrir ou de les proscrire.
« Les prédicateurs de la morale, quels thèmes n’ont-ils pas brodés sur la « misère »
intérieure des hommes « méchants » ? Et quels mensonges ne nous ont-ils pas débités sur le malheur des hommes passionnés ! Oui, mensonges, c’est là vraiment le mot : ils connaissent fort bien l’extrême bonheur de cette espèce d’hommes ; mais ils s’en sont tus, parce qu’il était une réfutation de leur théorie, d’après laquelle tout bonheur ne naît que de l’anéantissement de la passion et du silence du désir. »
Et pour ce qui est enfin de la recette de tous ces médecins de l’âme et de leur recommandation d’une cure radicale et rigoureuse, il sera permis de demander : « Notre vie est-elle assez douloureuse vraiment et assez odieuse pour l’échanger avec avantage contre le stoïcisme d’un genre de vie pétrifié ? Nous ne sentons pas assez mal pour devoir nous sentir mal d’une façon stoïque. II ne fût-ce même qu’une nouvelle occasion de force. »
Ces prédicateurs de morale, s’ils sont sincères, ce qui n’est pas probable, n’ont pas assez réfléchi à l’intrication nécessaire, naturelle et très heureuse en somme, du plaisir et de la douleur. La douleur et le plaisir sont liés et entrelacés de telle sorte qu’ils sont fonction l’un de l’autre, conditions l’un de l’autre, ou, tout au moins, en tout état de cause, unis d’un nœud indissoluble au point d’en être quelquefois indiscernables : « Quoi donc ! Le dernier but de la science serait de créer à l’homme autant de plaisir et aussi peu de peine que possible ? Mais comment, si le plaisir et le Chanson de Claire dans l’Egmont de Goethe.) Et il en est peut-être ainsi ! Les stoïciens, du moins, le croyaient, et ils étaient conséquents, quand ils demandaient le moins de plaisir possible pour que la vie leur causât le moins de déplaisir possible. — Lorsque l’on prononce la sentence : « Le vertueux est le plus heureux », on même temps l’on présente l’enseigne aux masses et l’on donne une subtilité casuistique pour les gens plus subtils. Aujourd’hui, encore, vous avez le choix : soit aussi peu de plaisir que possible, bref l’absence de douleur (et, en somme, les socialistes de tous les partis ne devraient, honnêtement, pas promettre davantage à leurs partisans), soit autant de déplaisir que possible, comme prix pour l’augmentation d’une foule de jouissances et de plaisirs, subtils et rarement goûtés jusqu’ici ! Si vous vous décidez pour la première alternative, si vous voulez diminuer et amoindrir la souffrance des hommes, eh bien ! il vous faudra diminuer aussi et amoindrir la capacité de joie. Il est certain qu’avec la science connaissance] on peut favoriser l’un et l’autre dessein. Peut-être connaît-on maintenant la science, plutôt à cause de sa faculté de priver les hommes de leur plaisir et de les rendre plus froids, plus insensibles, plus stoïques. Mais on pourrait aussi lui découvrir des facultés de grande dispensatrice des douleurs. Et alors, sa force contraire serait peut-être découverte en même temps, sa faculté immense de faire luire pour la joie un nouveau ciel étoilé ! »
Ce qu’il y a de certain, c’est que les passions sont des forces que l’on peut réprimer, mais non pas sans réprimer et supprimer la vie elle-même, qu’elles sont la vie elle-même et qu’elles donnent à l’homme qui s’abandonne à elles des douleurs vives et des joies profondes, le plaisir à la souffrance, le bonheur et le malheur — et par conséquent le bonheur. Car c’est là qu’il en faut arriver, l’homme est fait pour une vie où il entre du malheur mêlé de joies ; il est fait pour une vie accidentée ; il est fait pour une vie dramatique ; il est fait pour une vie dangereuse. La vie dangereuse, c’est la vie naturelle de l’homme. C’est celle qui le garde de l’ennui, de la mélancolie, de la dépression, de la stagnation, du dégoût, et des passions basses, ou, pour mieux parler, vraie. Car, savez-vous ce que veut dire « vrai » ? « Vrai, cela veut dire : qui élève le type humain. « La vie dangereuse est la vie supérieure. La vie dangereuse est la vie bonne. Car, savez-vous ce que c’est que le bien ? C’est le beau. Ce n’est pas du tout un peu plus de plaisir ou un peu plus de bien-être. Faire dépendre le bien de pareilles choses est très bas, très lâche et c’est une espèce de nihilisme déjà, ou quelque chose qui y mène : « La prépondérance de la peine sur la joie, ou le contraire, ces deux doctrines sont des signes de nihilisme commençant. Car, dans les deux cas, on ne fixe pas d’autre sens final que les phénomènes de plaisir ou de déplaisir. Mais c’est ainsi que parle une espèce d’hommes qui n’a pas le courage de se fixer une volonté. Pour toute espèce d’hommes plus saine, la valeur de la vie ne se mesure pas à l’étalon de ces choses accessoires. — La vie ne vaut pas la peine d’être vécue »
et [d’autre part], « à quoi servent les larmes ? »
C’est une argumentation débile et sentimentale… Qu’il existe quelque chose qui a cent fois plus d’importance que de savoir si nous nous trouvons bien ou mal ; c’est l’instinct fondamental de toutes les natures vigoureuses — et par conséquent aussi de savoir sujet n’est qu’une fiction. L’ego, dont on parle quand on blâme l’égoïsme, n’existe pas du tout. »
À l’inverse donc de la morale, la doctrine de la vie déploie les passions pour faire vivre l’homme d’une vie ardente et supérieure. Supérieure à quoi ? toujours à quelque chose, toujours à elle-même, et de plus en plus à elle-même, l’homme étant un être qui a pour nature, pour loi et pour but de se surmonter. La volonté de puissance, en sa fin, et peut-être bien en son fond même, c’est précisément la volonté de vie dangereuse ; et la vie dangereuse, première vie de l’homme, à remonter le cours des temps, est la seule vita vitalis, la seule qui vaille la peine de vivre et qui soit digne d’être vécue : et la décadence consiste précisément dans ce que tant d’hommes appellent le progrès, dans le passage de la vie dangereuse à la plate et ignoble vie de sécurité.
On se moquera du philosophe qui, tranquille dans son cabinet ou sur le bord de la Méditerranée, enfin pacifiée, s’enivre ainsi de la beauté de la vie périlleuse et tumultueuse. Il confesse que La vie est un moyen de connaissancevivre avec joie, rire de joieEt comment s’entendrait-on à bien rire et à bien vivre, si l’on ne s’entendait pas d’abord à la guerre et à la victoire ? »
standard of life, il ne convient qu’à un petit nombre d’hommes. Ce n’est pas une morale, bien entendu, puisque aussi bien Nietzsche ne veut pas entendre parler de morale ; ce n’est pas une morale, puisque, sans doute, une morale doit être universelle ; mais ce n’est même pas une doctrine générale, une doctrine ayant un certain degré de généralité ; ce n’est pas une chose qu’il soit bon de dire à beaucoup d’hommes, ni même qu’on puisse dire à beaucoup d’hommes. C’est quelque chose comme le mot d’ordre d’une élite ; c’est quelque chose comme un code de discipline à l’usage de l’état-major de l’humanité.
Pouvez-vous bien dire à la foule, à la masse Quo vadis ? ou, simplement, quid ?
Nietzsche a très bien senti cette objection si naturelle et si inévitable ; il l’a sentie non seulement à un moment précis de l’évolution de sa pensée, comme je le supposais tout à l’heure pour la commodité et la clarté de l’exposition ; mais il l’a sentie pendant toute sa vie intellectuelle, ou à peu près, comme cela se voit à la lecture de presque tous ses ouvrages ; il y a été comme poussé par son propre mouvement même et acculé. Mais il n’en a pas été ému ; il ne l’a pas évitée ou tournée. Il a foncé droit sur elle et il l’a détruite, en l’acceptant tout entière.
Il a répondu : Eh bien ! Oui ! ma règle de vie
Et c’était — comme il arrive presque toujours — la cause et l’effet à la fois. La théorie de Nietzsche le conduisait à l’aristocratisme en l’y acculant ; et Nietzsche, aristocrate de nature et de tempérament, avait pris sa théorie dans ses tendances aristocratiques ; et Nietzsche était aristocrate parce qu’il était immoraliste, et il était immoraliste parce qu’il était aristocrate. Son idée centrale, à la fois philosophique et historique, son idée maîtresse, c’est que c’est le peuple qui a inventé la morale, pour brider, museler, entraver et paralyser les forts et les beaux, ceux qui veulent vivre en force et en beauté ; et que le peuple, patient et rusé, y a parfaitement réussi. Le peuple, aux instincts bas, ne peut vivre ni en beauté ni en force ; il veut vivre platement, pacifiquement, sûrement, doucement, et ne jamais faire de grandes choses. Il n’aime pas du tout la vie dangereuse. Il veut manger du pain, regarder les jeux du cirque, se reproduire, s’enivrer un peu, chanter quelques gemütlich. Et, d’autre part, c’est un art grossement comique, fait de lourdes plaisanteries et de railleries contondantes. Rien, dans cet art populaire de tous les temps, qui pousse à l’action, à l’entreprise, à la vie énergique, laborieuse, rude, forte et belle. Le peuple de tous les temps est un « troupeau » d’êtres timides et nonchalants.
Or, le peuple, sentant au-dessus de lui, soit une race conquérante qui n’était pas la sienne et qui avait des instincts énergiques et une aspiration vers le grand et le beau ; soit une race sortie de lui, mais qui avait, par auto-sélection, puis hérédité, ces mêmes instincts, a pris, très tardivement, mais a fini par prendre, des mesures pour museler et énerver cette race supérieure.
Mesures de divers ordres. Dans certains pays la race supérieure, très sagement, s’était interdit de s’unir par mariage avec les plébéiens ; la plèbe n’a
Dans d’autres pays, où les mêmes, se sentant le nombre et sachant que, s’il y a union, le nombre est une force, la plèbe a pesé sur l’élite par son poids même et organisant la grève agricole, la grève industrielle, ou la grève militaire, profitant des insuccès de la race supérieure, etc., elle est entrée dans la cité et le gouvernement de la cité et a comme noyé en elle la race supérieure ; et c’en a été fait de la cité conquérante, civilisante, artistique, ascendante, de la cité honorant l’humanité et la conduisant vers des destinées brillantes.
Enfin, et un peu partout, le peuple a inventé la morale, c’est-à-dire qu’il a soumis la race supérieure à ses idées à lui, en trouvant le moyen de les donner, de les imposer, de les faire paraître comme bonnes, comme saines, comme justes, comme obligatoires, comme divines, et comme telles que l’on est méprisable si on ne les a pas. Cela, ç’a été un tour de force et un tour d’adresse incroyables, miraculeux, véritablement dignes d’admiration en même temps que de stupeur. Il ne faut pas s’étonner qu’il ait mis un très longtemps à réussir, tant il est comme fabuleux ; mais enfin il a réussi. La scrupule dans l’âme de l’élite, à faire dire à l’élite : « Il est possible que ce que je fais ne soit pas bien ; il est possible qu’il ne soit pas juste que je fasse du grand, du fort, du beau, par moi-même et aussi en y employant des gens qui n’y tiennent pas du tout. »
Le scrupule est une maladie, comme le repentir. Aussitôt que cette maladie s’est introduite, en quelque pays que ce fût, dans l’âme de l’élite, elle en a été stupéfiée, comme on est paralysé par un de ces poisons qui agissent sur les centres nerveux ; et peu à peu, à mesure des progrès de l’intoxication, elle a abdiqué, et l’instinct de médiocrité a remplacé peu à peu l’instinct de grandeur, et ç’a été comme une manière d’enlisement social.
Cette morale populaire, en voulez-vous comme un tableau en raccourci ? « La morale, où croyez-vous qu’elle puisse bien avoir ses avocats les plus dangereux et les plus rancuniers ? Voilà un homme manqué, qui ne possède pas assez d’esprit pour pouvoir s’en réjouir et qui a juste assez de culture pour le savoir. Ennuyé, dégoûté, il n’a que du mépris pour lui-même ; possédant un petit héritage, il est malheureusement privé de la dernière consolation, delà bénédiction du travail, de l’oubli
C’est de gens de cette espèce, dont les pires sont des impuissants venimeux et empoisonnés de leur venin ; dont les meilleurs sont des timides, des affaiblis et des malades ; et qui tous sont envieux ; que s’est faite, de tout temps, la grande armée de la morale. La morale, c’est le plébéianisme contre l’élite ; c’est la conspiration et la conjuration de tous les instincts lâches contre tous les instincts élevés et énergiques ; c’est un complot contre l’idéal, se donnant comme un idéal et réussissant, par je ne sais quels artifices d’esclave rusé, à se faire prendre au sérieux, à se faire vénérer par ceux contre qui il a été ourdi ;
Les ruses d’esclaves dont nous parlons sont diverses. L’espèce inférieure exploite, par exemple, la pitié, qui est le sentiment le plus débilitant et le plus antisocial qui existe. Quand la pitié entre dans le cœur de l’espèce supérieure, celle-ci est perdue, et avec elle la nation, et avec elle une civilisation, et tout est à recommencer.
L’espèce inférieure, encore, invente de véritables sophismes, comme celui de l’égalité des hommes, sans qu’on ait jamais pu savoir sur quoi, sur quelles données scientifiques, historiques, ethnographiques, éthiques, et supposez tout ce que vous voudrez, une pareille absurdité ait jamais pu s’appuyer. Cette idée d’égalité, l’espèce inférieure, soit la tire de la religion, soit invente une religion pour la confirmer. S’il existe une religion qui affirme que tous les hommes sont égaux devant les dieux, elle en conclut peu à peu que par conséquent — quelle conséquence ! — tous les hommes doivent être égaux socialement. Ou, si elle a affirmé un jour que tous les hommes, parce qu’ils sont hommes — quelle raison ! — sont égaux, elle imagine une religion qui donne à cette puérilité
L’espèce inférieure, encore, invente l’idée de la pluralité, l’idée du droit de la pluralité : ce qu’il faut faire, c’est ce qui convient au plus grand nombre ; il n’y a qu’à se compter. Ceci c’est la confusion, ridicule si elle est involontaire, odieuse si elle est voulue, du qualificatif et du quantitatif. S’agit-il de se compter ou de se peser ? Le général est un et l’armée cent mille. Est-ce celui qui est un qui doit obéir à ceux qui sont cent mille ? À préférer la quantité à la qualité, il est incontestable que c’est le général qui doit obéir, ou plutôt qui ne doit pas exister.
Telles sont les principales ruses, inconscientes ou conscientes, de l’espèce inférieure contre l’espèce supérieure.
Notons qu’il arrive aussi, et ce n’est pas le moindre facteur de cette évolution, que a l’espèce supérieure » s’abandonne et finit par « faire défaut ». — « L’espèce supérieure fait défaut, c’est à
Car « par là l’existence tout entière de la nation est vulgarisée ; car, en tant que la masse gouverne, elle tyrannise les hommes d’exception, ce qui fait, perdre à ceux-ci la foi en eux-mêmes et les pousse au nihilisme ».
Faisons un tour à travers l’histoire et voyons, à travers des accidents de route et des stations et des régressions que nous négligerons, le progrès, à la fois de ce plébéianisme et de cette morale qui sont
Voilà toute la morale des Grecs et des Romains, et c’est-à-dire que les Grecs et les Romains n’ont point de morale. Il suffit de lire le De officiis de Cicéron, livre admirable du reste, encore que déjà il soit du commencement de la décadence, pour bien comprendre qu’un Romain ne connaît de Revoirs qu’envers la patrie. À la vérité, ceux-là, il les connaît bien.
— Ils avaient une religion.
— Précisément. C’est très curieux. Ils avaient une religion ; mais c’était une religion toute de cité, toute consacrée à la cité, toute civique. Les dieux n’étaient qu’une espèce de Sénat céleste au-dessus du Sénat d’ici-bas et de Sénat immortel au-dessus du Sénat des humains. Les dieux étaient de la ville, citoyens supérieurs de la ville et protecteurs éclairés, sévères et un peu jaloux de la ville. C’étaient des aristoï olympiens. — Et cette religion était patriotique et elle était même comme le sanctuaire du patriotisme : mais, si elle contenait quelque morale, ce qu’il faut reconnaître, car il y a toujours des infiltrations, elle en contenait si peu par conséquent, immoralistes, qui sont ce que l’antiquité et même toute l’histoire a produit de plus grand et qui ont jeté tant d’éclat sur la planète que nous habitons.
Mais voici, là-bas, plus loin, entre le monde de la Méditerranée et le monde oriental, un petit peuple, d’autre race, qui, sans doute, lui aussi, est patriote ; qui, lui aussi, a un dieu national, un dieu local, un dieu en quelque sorte provincial ; mais qui n’est pas aristocrate, qui est plébéien tout entier et qui a une morale toute particulière qui étonnerait bien un Romain ou un Grec. Ce petit peuple a inventé le péché. Entendez que le péché, ce n’est pas un acte nuisible à un concitoyen et par suite un acte contre la cité. Le péché c’est un acte contre Dieu, c’est une chose qui déplaît à Dieu et qui ne peut être effacée que par le repentir, la demande de pardon, la demande de grâce et la contrition et l’humiliation devant la majesté divine offensée. — Ceci est une conception toute particulière
Voilà la morale, ici toute religieuse ; ailleurs elle aura une autre forme et prendra d’autres chemins pour arriver ; mais voilà la morale, telle que nous, modernes, nous la connaissons, la voilà en ses principaux traits : « Origine du péché. — Le péché, tel qu’on le considère aujourd’hui, partout où le Christianisme règne ou a jamais régné, le péché est un sentiment juif et une invention juive, et, par rapport à cet arrière-plan de toute moralité chrétienne, le Christianisme a en effet cherché à judaïser le monde entier. On sent, de la façon la pourtant un Dieu vengeur, vindicatif. Sa puissance est si grande qu’on ne peut en général lui causer aucun dommage, sauf pour ce qui est de l’honneur. Tout péché est un manque de respect envers lui, un crimen læsæ majestatis divinæ et il n’est rien de plus. Contrition, déshonneur, humiliation, voilà les premières et les dernières conditions à quoi est attachée sa grâce. Donc, ce qu’il demande, c’est le rétablissement de son honneur divin ; c’est réparation à son honneur divin. Que si, d’autre part, le péché cause un dommage, s’il entraîne après lui un désastre profond et grandissant qui saisit et étouffe un homme après l’autre, cela préoccupe peu cet oriental avide d’honneurs qui trône là-haut, dans le ciel. Le sont imaginés ici tellement séparés, tellement en opposition l’un avec l’autre, qu’au fond il est tout à fait impossible de pécher contre cette dernière. Toute action ne doit être considérée qu’au point de vue de ses conséquences surnaturelles, sans qu’il faille se soucier des conséquences naturelles : ainsi le veut le sentiment juif, pour lequel tout ce qui est naturel est indigne en soi. Les Grecs, tout au contraire, admettaient volontiers l’idée que le sacrilège lui aussi pouvait avoir de la dignité, même le vol, comme chez Prométhée… C’est dans leur besoin d’imaginer de la dignité pour le sacrifice et de l’y incorporer qu’ils ont inventé la tragédie, — un art et une joie, qui, malgré les dons poétiques et le goût du sublime qu’avait le juif, sont demeurés profondément étrangers à ce peuple. »
Cette morale, par d’autres chemins, comme nous l’avons annoncé, et sous des formes un peu différentes, nous la voyons naître chez les Grecs, aux temps socratiques, pendant que chez le juif elle reste à l’état stationnaire pour se déployer et se répandre torrentiellement plus tard. Chez les
Vous parlez de science ? Cela ne signifie pas grand-chose, et le plus savant est encore celui qui sait qu’il ne sait rien ; mais si quelque chose existe qui s’appelle savoir, il n’a de valeur qu’en tant : 1° qu’il n’est pas contraire à la morale ; 2° qu’il y tende, qu’il y achemine, qu’il lui serve et qu’il l’appuie.
Vous parlez de politique et de sociologie ? La politique n’a de valeur que si elle a pour but de rendre les hommes heureux en les rendant meilleurs et si elle y réussit et par conséquent si elle est, uniquement et strictement, un soldat de la morale, un ouvrier de la morale et une servante de la morale.
Vous parlez d’arts ? Ce sont choses méprisables comme la cuisine ou la cosmétique, sauf pourtant, ce dont il est douteux qu’ils soient capables, s’ils servent à enseigner la morale ou à l’inspirer.
Ramener toutes les occupations humaines, tous les travaux humains, tous les efforts humains et valeurs morales à la domination sur toutes les autres valeurs ; de façon qu’elles soient non seulement les juges et les guides de la vie, mais encore les guides et les juges : 1° de la connaissance ; 2° des arts ; 3° des aspirations politiques et sociales. Devenir meilleur est considéré comme seule tâche ; tout le reste n’est que moyen vers ce but — ou perturbation, entrave, danger ; et doit par conséquent être combattu jusqu’à la destruction. (Il y a un mouvement semblable en Chine ; il y en a un aussi aux Indes.) »
Quelles sont les raisons de ce mouvement d’esprit : 1° l’instinct du troupeau dirigé contre les forts et les indépendants ; 2° l’instinct du déshérité et du souffrant dirigé contre les heureux ; 3° l’instinct du médiocre dirigé contre les exceptions. — Dès que l’un seulement de ces instincts prend une certaine force dans une race d’hommes, il renverse l’ordre des valeurs. Ce n’est plus la force de corps
Il faut mettre à part Jésus, dont on ne sait que peu de choses et qui semble, à essayer de le voir à travers les contradictions de doctrines et de tendances des Évangiles, avoir été beaucoup plus un aristocrate mystique qu’un plébéien ; car l’idée de justice lui est insupportable, et l’idée de justice est la pierre de touche en ces matières. Il est parfaitement possible que, comme Aristophane a pris Socrate pour un sophiste, les pharisiens aient pris Jésus pour un plébéien, pour le dernier des prophètes, pour un démagogue, alors qu’il était peut- être
Mais le Christianisme, tel qu’il a été fait par saint Paul et ses disciples, a été le plus grand mouvement moral et plébéien de toute l’histoire connue ; ç’a été, en vérité, l’avènement même du plébéianisme comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire. « Au fond il s’agissait de faire arrivernouvelle. C’était un mouvement piétiste venant des gens d’en bas, pêcheurs, péagers, femmes, malades, puis tourbe plébéienne d’Antioche, de Corinthe, de Rome, des villes africaines, de toutes les capitales, de toutes les grandes villes.
Longue abstention des paysans. Remarquez cela. Les paysans sont les derniers païens (pagani), non pas seulement parce que les nouvelles leur arrivent moins vite et qu’ils sont les arriérés de tous les temps ; mais parce que l’esprit de soumission à l’exception est primitif, et l’esprit d’égalité, c’est-à- dire
Prompte adhésion, et ardente, des femmes. Sentimentalité peut-être, émotion au récit du martyre, hystérie de la croix, qui est une maladie très bien étudiée depuis et très connue ; surtout ceci, plus simple et si naturel, que la femme antique est une esclave et que l’idée d’égalité la traverse immédiatement comme une flèche ; ceci encore que la femme est médiocre, essentiellement, dans le sens précis du mot, plus intelligente que l’homme dans les basses classes, moins intelligente que l’homme dans les classes élevées, allant souvent jusqu’à un développement intellectuel très remarquable, n’allant jamais jusqu’au génie, médiocre donc, moyenne et par conséquent très favorable, dès qu’elle peut le comprendre, dès qu’elle l’entrevoit, au règne des classes moyennes, au règne des médiocrités et à la domination des médiocrités sur les exceptions et à la proscription des exceptions. La féminité est un plébéianisme tout fait, un plébéianisme naturel. Les démocraties tendront naturellement à l’instauration du suffrage politique des femmes ; elles s’accommoderaient même très bien du suffrage politique des femmes seules, d’être gouvernées par les femmes, et ce genre de gouvernement
Ainsi armé, le Christianisme a vaincu le vieux monde et persuadé à l’humanité qu’elle devait être médiocre, basse, assez laide, non dirigée par les forts, les courageux et les intelligents, non illustrée et noblement enivrée par les artistes ; mais dirigée par ceux qui jeûnent et qui prient, et pleine de mépris pour les hommes qui ont le sens du beau.
Les forts, les courageux, les intelligents et les artistes n’abdiquent jamais, ou, tout au moins, ne donnent jamais leur démission et ils ont plus tard repris en partie leurs positions dans le Christianisme même, prêtres, évêques, papes, prédicateurs, fondateurs d’ordre, peintres, sculpteurs, architectes ; mais l’esprit du Christianisme est resté longtemps ce que nous venons de dire et il ne s’est jamais entièrement aboli ni même considérablement modifié et cela a eu de grandes conséquences, comme nous verrons.
Ils furent vainqueurs ; mais le Christianisme les séduisit et les captiva, les domestiqua. Comment put-il bien faire ? Nietzsche signale le fait, s’en étonne et ne l’explique pas : « Une religion nihiliste, sortie d’un peuple fatigué et suranné, ayant survécu à tous les instincts violents conformes à ce peuple — transportée peu à peu dans un autre milieu, pénétrant enfin parmi les peuples jeunes qui n’ont pas encore vécu du tout
L’explication est en effet difficile. Peut-être ces guerriers barbares furent-ils séduits par la légende du Dieu fait homme, du Dieu se faisant homme pour apporter une bonne parole à l’humanité et souffrant la mort dans cette entreprise, idée sentimentale qui doit avoir sur tous les hommes, et surtout sur les hommes simples et rudes, une très grande prise. — « Ah ! si j’avais été là, avec mes barons ! »
Peut-être les Barbares, à mesure qu’ils devenaient vainqueurs, en des terroirs fertiles et sous des climats doux, perdaient-ils de leur barbarie et cessaient-ils de trouver tout le bonheur dans la guerre et s’accommodaient-ils assez facilement, s’installant et devenant fondateurs, d’une religion de repos, de tranquillité et de douceur.
Peut-être ont-ils senti que ces prêtres étaient au fond leurs auxiliaires comme ennemis du vieux Romain, du Romain traditioniste, attaché à ses dieux ou au souvenir de ses dieux, attaché au paganisme comme à ce qui avait la force de son ancienne institution et de son ancienne civilisation, ou comme à ce qui les avait brillamment ancienne Rome. Il suffit pour s’entendre ou c’est le chemin de s’accorder. — Et puis, comme dit Nietzsche avec sa finesse habituelle, « on a dû d’abord beaucoup germaniser et barbariser tout cela »
.
Tant y a que les Barbares devinrent chrétiens, ce qui peut-être fut un mal ; et le monde fut livré au Christianisme.
Le Christianisme, à la vérité, évolua. Il cessa d’être démagogique. Accepté ou subi par les puissances de ce monde, il devint aristocratique, aspirant, en la personne de ses chefs, soit à partager la puissance gouvernante, soit à l’accaparer tout entière en gouvernant la puissance gouvernante elle-même. Il cessa d’être antiartistique, antiapollinien ou antidionysiaque, devenant très raffiné dans la personne de ses chefs et appelant à lui les artistes comme les autres joies de la vie. L’esprit ancien prenait sa revanche. La Renaissance, chérie des papes, n’est qu’une résurrection de l’hellénisme et de l’esprit hellénique.
Mais remarquez deux choses : d’abord l’esprit chrétien, le véritable esprit chrétien, reste toujours dans le clergé populaire, dans le clergé-peuple, dans ce clergé qui autrefois nommait les évêques, dans ce clergé qui autrefois avait le droit de se
Il y a toujours eu deux Christianismes superposés, l’un qui était un Christianisme perverti, un Christianisme hellénisé et romanisé dont on pouvait dire : «
Et remarquez, seconde chose, non plus importante, mais plus frappante, au fond la même, du reste, que, toutes les fois que le chrétien a voulu revenir à la primitive Église, à l’esprit, au caractère, à l’état moral, à l’état d’âme de la primitive
Ç’a été le mouvement janséniste, antiromain, antiaristocratique, antilittéraire, antiartistique, profondément « moral », plus même que le protestantisme luthérien, autant que le calvinisme, lequel, du reste, est français d’origine, — enfin inconsciemment républicain, sur quoi Louis XIV ne s’est pas du tout trompé.
Il y a quelque chose à dire au bénéfice des imbéciles qui attaquent la religion, ou, si l’on veut, des hommes qui attaquent la religion d’une façon imbécile : « La lutte contre l’Église est certainement, aussi, entre autres choses, la lutte des natures plus vulgaires, plus gaies, plus familières, plus superficielles contre la domination des hommes plus lourds, plus profonds, plus contemplatifs, c’est-à-dire plus méchants et plus ombrageux, qui ruminent longtemps les soupçons qui leur viennent sur la valeur de l’existence et aussi sur leur propre valeur. L’intérêt vulgaire du peuple, sa joie des sens, son « bon cœur »
se révoltaient contre ces hommes. Toute l’Église romaine repose sur
Il se trouvait donc qu’il y avait entre le haut clergé catholique et le bas clergé catholique, et d’une façon plus générale entre les catholiques d’en haut et les catholiques d’en bas et d’une façon plus générale encore entre les chrétiens d’en haut et les chrétiens d’en bas, la même différence, la même antinomie et la même lutte sourde qu’à toute époque possible entre l’espèce supérieure et l’espèce inférieure ; mais il restait toujours dans le Christianisme, en faveur de l’espèce inférieure, l’esprit primitif, profondément plébéien, profondément égalitaire et profondément démocratique, l’esprit primitif qui avait affranchi la femme et l’esclave, l’esprit primitif qui avait appelé le pauvre au royaume de Dieu et qui avait présenté l’accès du riche au royaume de Dieu comme impossible, l’esprit primitif qui, tout compte fait, était bien une protestation et une insurrection contre toute l’antiquité, contre tous les principes
Et enfin la Révolution française, qui n’est qu’un incident, mais un incident considérable de l’histoire du plébéianisme, fut une explosion de cet esprit plébéien, égalitaire, optimiste et moral. La Révolution française tient tout entière, comme on sait, dans ces deux mots : égalité, souveraineté nationale. Le reste était si peu dans son esprit vrai qu’il a été caduc dès le premier jour, vite abandonné et n’a jamais été repris sérieusement que par les ennemis de la Révolution française et ceux qu’elle lésait. L’égalité et la souveraineté nationale ne sont pas autre chose que le plébéianisme tout pur, sans mélange, sans alliage et sans conciliation possible avec ce qui n’est pas lui. Car remarquez bien que si l’égalité est destructrice de la liberté, ce qu’on a cent fois prouvé et ce que les faits ont prouvé, prouvent et prouveront mieux que tous les raisonnements, la souveraineté nationale détruit elle-même l’égalité, détruit légalité elle-même. Assurément ; car si la loi est ce que pense la majorité, si c’est la pluralité qui gouverne, sans aucun correctif, que se passe-t-il ? Ceci : l’espèce supérieure, l’élite, les êtres d’exception supprimés. Leur pensée, leur sentiment, leur jugement, leur goût ne comptent pas. Ils sont sacrifiés. De sorte qu’il n’y a pas égalité entre tous les citoyens, il y a oppression des supérieurs par les inférieurs, des hommes d’élite par les « bêtes de troupeau » ou, si vous voulez, des exceptions par la moyenne. La démocratie supprime les exceptions. Elle organise l’oppression du plus petit nombre par le plus grand. Elle fait de « l’espèce supérieure » une caste de parias. Ce n’est pas du tout de l’égalité.
Mais précisément c’est bien ce que la Révolution voulait. Elle ne voulait au fond ni liberté, ni fraternité, ni même égalité. Elle voulait la souveraineté du plus grand nombre, c’est-à-dire l’oppression et par suite la suppression à bref délai de la haute classe, c’est-à-dire le plébéianisme pur et simple. La Révolution est le plébéianisme lui-même, à l’état le plus pur, le plus décisif et le plus conscient. « Ce fut la Révolution française qui plaça définitivement et solennellement le sceptre dans la main de l’homme bon, de la brebis, de l’âne, de l’oie et de tout ce qui est incurablement plat et braillard, mûr pour la maison de fous des idées modernes. »
Cela, bien entendu, au nom de la morale, de gemüth, sa haine contre les arts et les lettres ; Kant avec sa belle intelligence philosophique ; mais qui fut toujours comme hypnotisée par la vision du bel édifice moral à construire sur des bases inébranlables ; Robespierre avec son âme de prêtre plébéien, étroit, autoritaire et fanatique : « Tous les philosophes ont construit leurs monuments sous la séduction de la morale, Kant comme les autres [plus que les autres] ; leur intention ne se portait qu’en apparence sur la certitude, sur la vérité, sur la connaissance, mais elle se portait en réalité sur le majestueux édifice de la morale, pour nous servir encore une fois de l’innocent langage de Kant, qui considérait comme sa tâche et son travail, comme une tâche « moins brillante, mais qui n’est pas sans mérite »
, « d’aplanir et de rendre solide le terrain où s’édifierait ce majestueux édifice moral. »
— Hélas ! il n’y a pas réussi, tout au contraire, il faut le dire aujourd’hui. Avec des intentions de ce genre, Kant
Cette lignée est continuée de nos jours par les véritables héritiers de la Révolution française, et les seuls logiques, les socialistes de toutes nuances, « la race la plus honnête et la plus stupide qui soit au monde »
, qui veulent simplement, et avec combien de raison si l’on accepte le principe révolutionnaire, que l’égalité soit réelle, qu’il n’y ait d’aucune façon, ni par richesse, ni par titres, ni par honneurs, ni par instruction plus complète, ni par culture plus forte, d’espèce supérieure ; qui veulent supprimer toute exception ; qui veulent que le règne de l’égalité, de la justice et de la concorde soit fondé sur la terre, « règne qui serait, en tous les cas imaginables, celui de la médiocrité et quelque chose comme l’empire de la Chine »
. En admirant comme ils l’ont tant fait les Chinois, les philosophes du e
— Sans aucun doute ; mais d’abord ce n’est pas tout à fait vrai ; car le plébéianisme, empêchant l’espèce supérieure de s’affiner et de se fortifier par l’hérédité, la diminue en nombre ; d’autre part, empêchant l’espèce supérieure de se développer par une instruction et une culture particulières, et la réduisant soigneusement à l’instruction rudimentaire que l’on peut donner à tout le monde, la diminue encore en nombre ; le plébéianisme réduit l’espèce supérieure à son minimum ; il la ramène à n’être composée que des individus qui naissent très distingués et tout à fait exceptionnels, et dont rien ne peut arrêter la force d’ascension. De plus, le plébéianisme diminue encore l’espèce supérieure en la décourageant. Quel avantage, le plébéianisme régnant, a un homme né supérieur à cultiver, à développer ou seulement à laisser voir sa supériorité ? Il n’a intérêt qu’à la cacher. À la montrer il se rendrait suspect. À la montrer il se dénoncerait. À la montrer il se proclamerait candidat paria et ne tarderait pas à être classé paria en effet. À quoi bon avoir du mérite, en régime « Soyons médiocres et ne nous donnons pas la peine de devenir opprimés »
. Ainsi raisonneront beaucoup d’hommes de mérite, et voilà l’espèce supérieure encore diminuée. Minimum de minimum.
Enfin restent, cependant, ceux-là, très peu nombreux, qui sont très supérieurs, qui ne peuvent se résoudre à cacher ou à étouffer leur supériorité, ou qui ne peuvent réellement ni la réprimer tant elle est forte, ni la cacher tant elle éclate. Mais ceux-ci, le plébéianisme n’est pas fâché qu’ils existent, parce qu’ils ne lui sont pas dangereux, vu leur petit nombre, et parce qu’ils sont pour lui matière de triomphe. Il faut qu’il existe des parias pour qu’on se sente classe dominante, et il faut qu’il y ait des opprimés pour qu’on ait le plaisir de se sentir oppresseurs. Croyez-vous que le plébéianisme français, très bienveillant, mais jaloux cependant de ses légitimes prérogatives, n’ait pas eu grand plaisir à voir Renan, Taine et Pasteur n’avoir aucune espèce d’influence dans l’État et n’être rien dans la Cité ? C’est la victoire même de la démocratie que le génie ait moins de droits chez elle que la médiocrité ou la sottise et par conséquent il faut qu’il y ait des hommes de génie pour qu’elle puisse goûter son triomphe à les « Je ne vous connais pas. »
Si l’espèce supérieure était complètement disparue, le plébéianisme éprouverait l’ennui des victoires trop complètes et ne sentirait plus le plaisir d’être ; il perdrait la passion de soi-même, qui est le sel et qui est l’aiguillon de la vie.
Donc diminuer, par tous les moyens que nous avons vus, l’espèce supérieure et en conserver quelques spécimens, ou plutôt se féliciter de ce qu’il y en aura toujours quelques exemplaires, c’est le mouvement naturel du plébéianisme en marche.
Cette décadence d’une société ou d’une civilisation à mesure que l’aristocratisme baisse est bien sensible aux yeux mêmes, pour ainsi dire, si l’on considère les trois siècles que nous venons de parcourir. Les différentes « sensibilités » des trois derniers siècles s’expriment le mieux de la manière suivante : « Aristocratisme : Descartes, règne de la raison, témoignage de la souveraineté dans la volonté. — Féminisme : Rousseau, règne du sentiment, témoignage de la souveraineté dans les sens, mensonges. — Animalisme : Schopenhauer, règne des appétits, témoignage de la souveraineté des instincts animaux, plus véridique, mais plus sombre. eungemüthlich ; adversaire de ce qui est burlesque et naturel ; il a l’esprit généralisateur et souverain à l’égard du passé ; car il croit en lui-même. Il tient au fond beaucoup plus de la bête féroce, et il pratique la discipline ascétique pour rester maître. Le siècle de la force de volonté est aussi celui des passions violentes. — Le ee
Le plébéianisme avec les instincts que nous lui connaissons s’empare-t-il de l’État ? Il est intéressant faire équilibre à des puissances menaçantes… ou pour être supérieure à ces puissances menaçantes. » Le plus souvent cette organisation consiste simplement à se mettre entre les mains d’un homme puissant lui-même qui, en vérité, ne diffère aucunement de l’ennemi puissant dont on veut se défendre. « Le brigand et l’homme fort qui promet à une communauté qu’il la protégera contre le brigand sont probablement tous deux des êtres semblables, avec cette seule différence que le second parvient à son avantage d’une autre façon que le premier, c’est-à-dire par des tributs réguliers que la communauté lui paye, et non plus par des contributions de guerre. — Le même rapport existe entre le marchand et le pirate qui peuvent longtemps être le même personnage : dès que l’une des deux fonctions ne leur paraît plus prudente, ils exercent l’autre. Au fond, maintenant encore, la morale du marchand n’est qu’une morale de pirate plus avisée : il s’agit d’acheter à un prix aussi bas que possible, de ne dépenser au besoin que les deux êtres dangereux, au premier par le second et au second par l’avantage qu’on lui assure ; car le protecteur gagne à bien traiter ceux qui lui sont assujettis pour qu’ils puissent et se bien nourrir et le nourrir bien. »
Voilà l’origine de l’État. Il n’y a rien là absolument de « moral » ; c’est un marché. Des hommes achètent une bête de proie pour s’en faire un défenseur. Ainsi l’on achète un chien de garde. Et il n’y a rien de plus naturel ni de plus légitime ; mais il n’y a absolument rien là de moral.
Mais encore allez un peu plus loin et remarquez que l’État est même une immoralité organisée, « Principe : les individus seuls se sentent responsables. Les collectivités ont été inventées pour faire des choses que l’individu n’a pas le courage de faire » et qu’il se fait scrupule, qu’il se fait conscience de commettre. « L’altruisme tout entier est un résultat sincères, sont cent fois plus instructives au sujet de la nature de l’homme que l’individu, trop faible pour avoir le courage de ses désirs… L’étude de la société est si précieuse par ce que l’homme est beaucoup plus naïf en tant que société, que l’homme en tant qu’individu. La société n’a jamais considéré la vertu autrement que comme moyen pour arriver à la force, à la puissance, à l’ordre. »
Mais quel est le mécanisme de cette transformation singulière ? Comment l’homme, en tant que membre d’une communauté, est-il si différent de l’homme en tant qu’individu ? « Comment se fait-il qu’un grand nombre puisse faire des choses à quoi l’individu ne se déciderait jamais ? Par la division
Il faut donc le savoir et savoir le dire, « l’État c’est l’immoralité organisée : à l’intérieur sous forme de police [à vous, comme individu, l’inquisition et la délation sont, sans doute, odieuses], de droit pénal [vous ne vous reconnaissez pas individuellement le droit de punir], etc. ; — à l’extérieur comme volonté de puissance, de guerre, de conquête et de vengeance. »
Or, de cet état qui est l’immoralité ou, si vous voulez, l’immoralisme organisé, le plébéianisme, qu’est-ce qu’il en fait ? Précisément, il transporte à l’État les vertus de l’homme privé, il veut mettre dans l’État les vertus de l’homme privé et il est absolument convaincu que les « vertus » d’homme privé doivent être des vertus d’État. Autrement dit, il tue l’État. Il veut que l’État soit un brave homme pacifique, doux, timide, bienfaisant faible. Il vêtit que l’État ne fasse pas la guerre ; il veut que l’État, non seulement n’attaque point, mais se défende le moins possible ; il veut que l’État tende l’autre
La plèbe organise ainsi, si cela peut s’appeler organiser, un État destructeur de l’espèce supérieure (ou d’une grande partie de l’espèce supérieure) et désarmé, d’une part contre l’étranger avide et d’autre part, à l’intérieur, contre les ennemis violents ou rongeurs, volontaires ou involontaires, de la société. Cet État plébéien est répresseur de la partie la plus élevée de l’espèce supérieure, comme nous l’avons vu, et aussi il est destructeur de la partie un peu moins élevée de l’espèce supérieure, en ce que, celle-là, il l’appelle, il l’attire, il l’entraîne à la politique et l’y épuise. « Toutes les conditions politiques et sociales ne valent pas que des esprits bien doués soient forcés de s’en occuper. Un tel gaspillage des esprits est es, somme plus grave qu’un état de misère. La politique est un champ
Mais surtout l’État plébéien est un désarmement de l’État et une dénaturation de l’État, une transformation de l’État en sens contraire, une transformation de l’État en dissociation, une transformation de l’État en chose qui n’a que des vertus
La plèbe, en son ascension vers ce but, procède de la façon suivante : « Les opprimés, les inférieurs, toute la grande masse des esclaves et des demi-esclaves veulent arriver à la puissance. Premier degré : ils se libèrent, ils se dégagent, en imagination d’abord, ils se reconnaissent les uns les autres, ils s’imposent. Deuxième degré : ils entrent en lutte, ils veulent être reconnus : droits égaux, « justice »
. Troisième degré : ils exigent des privilèges ; ils entraînent les représentants de la puissance de leur côté. Quatrième degré : ils veulent le pouvoir pour eux seuls et ils l’ont. » — Et ils arrivent ainsi à faire un État qui est celui dont nous donnions tout à l’heure le tableau.
Cet État, qu’il faut qu’on adore, cet État qui est « la nouvelle idole », est factice, mensonger et mortel. « II y a quelque part encore des peuples ; mais ce n’est pas chez nous, mes frères. Chez nous il y a des États. État ? Qu’est-ce que c’est que cela ? Allons ? Ouvrez les oreilles. Je vais vous parler de la mort des peuples. L’État c’est le plus froid de tous les monstres froids : il ment froidement, et voici le mensonge qui sort en rampant de sa bouche : « moi, l’État, je suis le peuple ». C’est un mensonge ! Ils étaient des créateurs, ceux qui créèrent ils servaient la vie. Mais ce sont des destructeurs, ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui appellent cela un État : ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits. Partout où il y a encore un peuple, il ne comprend pas l’État, et il le déteste comme le mauvais œil et comme une dérogation aux coutumes et aux lois [de l’humanité]. L’État ment par toutes ses langues du bien et du mal, et, dans tout ce qu’il dit, il ment, et tout ce qu’il a, il l’a volé. Tout en lui est faux ; il mord avec des dents volées, le hargneux ; feintes sont même ses entrailles… Oui, c’est l’invention d’une mort pour le grand nombre, une mort qui se vante d’être la vie, une servitude selon le cœur de tous les prédicateurs de la mort. L’État est partout où tous absorbent les poisons, l’État, où tous se perdent, les bons et les mauvais, l’État où le lent suicide de tous s’appelle la vie… Leur idole sent mauvais et ils sentent tous mauvais, ces idolâtres. Mes frères, voulez-vous donc étouffer dans l’exhalaison de leurs gueules et de leurs appétits ? Cassez plutôt les vitres et sautez dehors… Maintenant encore les grandes âmes peuvent trouver devant elles l’existence libre. Il reste bien des endroits pour ceux qui sont solitaires ou à deux, des endroits où souffle l’odeur
En résumé, quand le plébéianisme l’a emporté, il a détruit l’État sans le remplacer et dans l’incapacité absolue de le remplacer. Il a conquis le pouvoir sans pouvoir l’exercer. Il s’est assuré la domination pour un pur rien. Au nom de la morale il a conquis l’empire pour le néant. L’ascension du plébéianisme est la marée montante de la nullité, et la morale, qui fut sa force ascensionnelle, est une vertu négative et nihilisante. — La morale est la volonté de puissance des impuissants.
fortes et les plus fécondesles ferait périr nécessairement. »
Et il en est ainsi en effet. « L’activité, la règle, la modération, les « convictions » sont de mise, en un mot comme vertus de troupeau : avec elles cette espèce d’hommes, l’espèce des hommes moyens, atteint le genre de perfection qui lui est propre. »
Ce qu’il faudrait donc, c’est maintenir la morale pour ceux à qui elle est nécessaire, ne pas y assujettir ceux à qui et elle n’est pas nécessaire et elle est funeste et elle est mortelle, comme on maintient l’eau pour les poissons sans y assujettir les oiseaux. « Une doctrine et une religion de « l’amour », entrave de l’affirmation de soi ; une religion de la patience, de la résignation, de l’aide mutuelle en action et en paroles, peuvent être d’une valeur supérieure dans de pareilles couches, même aux yeux des dominants ; car elles répriment les sentiments de la rivalité, du ressentiment, de l’envie qui sont propres aux êtres mal doués ; elles divinisent pour eux, sous le nom d’idéal, d’humilité et d’obéissance, l’état d’esclavage, d’infériorité,
Que les hommes d’espèce inférieure gardent la morale. Aussi bien c’est eux qui l’ont inventée, et ils l’ont inventée selon leur nature et selon leurs besoins, et il n’y a rien à dire à cela. Leur seul tort est de vouloir y soumettre ceux pour qui elle n’est pas faite et qu’elle annihile, au grand dam de la société et du genre humain. Le tort des poissons n’est pas de vouloir vivre dans l’eau ; il serait de vouloir contraindre à y vivre les aigles, ces conquérants, et les rossignols, ces artistes. C’est le mot de Napoléon, parfaitement juste : « Que vous écoutiez la voix du sentiment et de la pitié, c’est affaire à vous et c’est très bien de votre part ; mais à moi, Monsieur de Metternich, qu’importe que cent mille hommes vivent ou périssent ? »
Il est prouvé que l’humanité, la masse de l’humanité, ne peut vivre sans morale, peut-être même sans une religion, développement, dérivation et soutien aussi de cette morale. Il est prouvé aussi que l’élite de l’humanité ne peut vivre et aussi ne peut mener l’humanité dans les chemins de la grandeur et de la beauté qu’affranchie de cette morale. Concluons qu’il faut une morale pour « Il faut une religion pour le peuple »
, n’est pas grotesque le moins du monde ; il est la constatation d’un fait. C’est le mot du garçon coiffeur à Diderot : « Quoique je ne sois qu’un carabin, il ne faut pas croire que j’aie de la religion »
, qui est ridicule.
— Mais nous aboutissons aux « deux morales », ou, si vous voulez, à deux règles de vie, ce qui est bien la même chose, à une morale pour les petits et à une morale pour les grands ; car l’absence de morale pour les grands devra bien n’être pas simplement une négation, elle devra bien se préciser, se discipliner et s’organiser, et devenir elle-même une morale d’un certain genre, une morale différente de la morale vulgaire, une morale contraire même à la morale vulgaire, une morale immoraliste, mais enfin une règle de vie, c’est-à-dire une morale, et nous voilà bien aux deux morales.
— Eh ! Précisément, répond Nietzsche, l’erreur c’est de vouloir que la morale soit « la morale universelle », comme disent les vieux cahiers de philosophie. La morale ne peut pas être universelle. Elle ne pourrait l’être que si tous les hommes étaient de même nature, ce que vous savez bien qui n’est pas vrai. C’est l’idée, sourde encore, d’égalité qui a inspiré aux anciens philosophes cette idée de
En d’autres termes, si vous préférez, j’admets la morale, je la respecte même, mais je lui fais sa part ; je veux qu’elle règne et agisse là où elle est très bien à sa place et sur ceux qui sont faits pour elle, puisqu’ils l’ont faite ; je l’arrête là où son domaine cesse et à la limite au-delà de laquelle elle devient inutile et bientôt nuisible. Je veux que, comme toute autre chose, elle ait son département, et non point, pour sa part, tout, ce qui est sa prétention.
Voit-on la science — et si on le voit parfois, c’est une indiscrétion ridicule — prétendre que tout est fait pour elle, que tout doit être régenté par elle, que tout doit être dirigé vers elle comme vers le but unique, et qu’elle est obligatoire et que tous les hommes doivent être des hommes de science ?
La morale est une des connaissances humaines, bonne dans sa sphère, comme les autres, mauvaise en dehors de son emploi. C’est la connaissance que les hommes médiocres ont de leurs besoins et de leurs désirs. Qu’elle serve aux hommes médiocres et qu’elle laisse les autres tranquilles. Elle seule a la prétention d’être universelle, d’être obligatoire pour tous les hommes et de courber tous les hommes sous sa loi. C’est cette seule prétention que je condamne et que je repousse. La morale chez elle !
On me dit : « Mais ceux que vous affranchissez de la morale se feront nécessairement une morale à eux, une règle de vie à eux, ne fût-ce que pour s’entendre entre eux, s’organiser, se discipliner, la morale des maîtres et la morale des esclaves.
« Au cours d’une excursion entreprise à travers les morales délicates ou grossières qui ont régné dans le monde ou qui y règnent encore, j’ai trouvé certains traits se représentant régulièrement en même temps et liés les uns aux autres ; tant qu’à la fin j’ai deviné deux types fondamentaux et une distinction fondamentale. Il y a une morale de maîtres et une morale d’esclaves ; j’ajoute tout de suite que, dans toute culture plus élevée et plus mêlée, apparaissent aussi des tentatives d’accommodement des deux morales, plus souvent encore la confusion des deux et un malentendu réciproque, parfois même leur étroite juxtaposition, et jusque dans le même homme et à l’intérieur d’une seule âme. Les différenciations de valeurs morales sont nées, ou bien sous l’empire d’une espèce dominante qui, avec un sentiment de bien-être, a eu pleine conscience de ce qui la place au-dessus de la race dominée, ou bien parmi les dominés, les esclaves et les dépendants de toutes sortes. Dans le premier cas, quand ce sont les dominants qui déterminent le concept « bon », ce sont les états d’âme sublimes et fiers que l’on regarde comme ce qui distingue et détermine les rangs. L’homme noble met à l’écart et repousse loin de lui les êtres en qui s’exprime le contraire de ces états sublimes et fiers : il les méprise. Qu’on remarque tout de suite que dans cette première espèce de morale l’antithèse « bon » et « mauvais » revient à celle de « noble » et « méprisable »… On méprise le lâche, le craintif, le mesquin, celui qui ne pense qu’à l’étroite utilité ; de même le méfiant, avec son regard inquiet, celui qui s’abaisse, l’homme chien qui se laisse maltraiter, le flatteur mendiant, surtout créateurs de valeurs. Tout ce qu’ils reconnaissent appartenir à leur nature, ils l’honorent. Une telle morale est glorification de soi-même. À son premier plan se trouve le sentiment de la plénitude de la puissance, qui veut déborder, le bonheur de la grande tension, la conscience d’une richesse qui voudrait donner et répandre. L’homme noble, lui aussi, vient en aide aux malheureux, non pas ou presque point par compassion, mais plutôt par une impulsion que crée la surabondance de la puissance. Saga Scandinave« Quand Dieu forma le cœur et les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté. » (Boss.)
Saga ajoute : « Celui qui n’a pas dès sa jeunesse un cœur dur ne l’aura jamais. »
Des nobles et des braves qui pensent de la sorte sont aussi éloignés que possible de cette morale qui fait justement consister dans la pitié ou dans le fait d’agir pour autrui ou dans le désintéressement (en français dans le texte) le signe décisif de la moralité… Les puissants savent honorer ; c’est l’art où se déploie leur richesse d’invention. Respect pour la vieillesse et respect pour la tradition, double fondement pour eux de tout le droit. Une foi, une disposition d’esprit qui porte toujours favorablement les aïeux et défavorablement les nouvelles générations, voilà un vrai typique de la morale des puissants. Réciproquement, quand on voit les hommes des « idées Dominium, dangier, danger.bonhomme. Partout où la morale d’esclaves a pris le dessus, on observe dans la langue une tendance à rapprocher les mots « bon » et « bête »… — Dernière différence fondamentale : l’aspiration vers la liberté, l’instinct pour le bonheur et les délicatesses du sentiment de liberté appartiennent aussi nécessairement à la morale et à la moralité des esclaves que l’art et l’enthousiasme dans la vénération et dans le dévouement sont le symptôme régulier d’une manière de penser et d’apprécier aristocratique. »
Voilà, selon Nietzsche les deux morales en présence, voilà les deux races en présence l’une de l’autre, chacune avec sa règle de vie. Elles ne se comprendront jamais l’une l’autre et se regarderont l’une l’autre avec un étonnement profond, parce que, non seulement les actes sont différents, mais les mobiles lointains des actes sont de sphères différentes, ou ne sont pas sur le même plan géométrique. Il y a là deux mondes : « Aux natures vulgaires tous les sentiments nobles et généreux paraissent impropres et pour cela, le plus souvent, invraisemblables ; ils clignent de l’œil quand ils en entendent parler et paraissent dire en eux-mêmes : « II doit y avoir là un bon petit avantage ; on ne peut pas regarder à travers tous les murs », et ils se montrent envieux à l’égard de l’homme noble,
Mais il y a des cas cependant où il est difficile de trouver et même presque impossible de chercher un motif intéressé à un acte noble. Alors l’homme d’en bas trouve l’homme d’en haut aliéné. Il le regarde avec effarement, crainte ou pitié, selon le caractère personnel ; mais il est persuadé que voilà un homme qui a perdu la tête et qui n’est pas dans son bon sens ; et en effet ce n’est pas de bon sens, seule chose que puisse comprendre l’homme d’en bas, qu’il s’agit : « S’ils sont convaincus avec trop de précision de l’absence d’intentions égoïstes et de goûts personnels, l’homme noble devient pour eux une espèce de fou ; ils le méprisent dans sa joie et se rient de ses yeux brillants : « Comment peut-on se réjouir du préjudice qui vous est causé, comment peut-on accepter un désavantage avec les yeux ouverts ? La noblesse de sentiments doit se compliquer d’une maladie de la raison. »
Ainsi pensent-ils et ils jettent un regard de mépris, le même qu’ils ont en voyant le plaisir que l’aliéné prend à son idée fixe… »
Remarquez qu’ils ont raison et qu’il y a une certaine folie dans la grandeur d’âme. La grandeur d’âme est une volonté de puissance, une volonté de noblesse, une volonté d’élévation qui est la forme moi, mais qui détruit l’égoïsme dans le sens vulgaire du mot, qui détruit l’égoïsme de conservation, le seul que l’homme d’en bas comprenne et puisse comprendre. Par conséquent, « comparée à la nature vulgaire, la nature supérieure est la plus déraisonnable ; car l’homme noble, généreux, celui qui se sacrifie, succombe en effet à ses instincts et dans ses meilleurs moments sa raison fait une pause. Un animal qui protège ses petits au danger de sa vie, ou qui, lorsqu’il est en chaleur, suit la femelle jusqu’à la mort, ne songe pas au danger de la mort ; sa raison, elle aussi, fait une pause, puisque le plaisir que lui procure sa couvée ou sa femelle et la crainte d’en être privé le dominent entièrement. »
Il devient plus bête qu’il ne l’est généralement. De même l’homme noble et généreux. Celui-ci éprouve quelques sensations de plaisir ou de déplaisir avec tant d’intensité que l’intellect devra se taire ou se mettre au service de ces sensations ; alors son cœur lui monte au cerveau et l’on parlera dorénavant de sa « passion »… ; c’est la déraison de la passion que le vulgaire méprise chez l’homme noble ».
Il y a bien des passions que l’homme d’en bas comprend et excuse ; mais ce sont celles qui ressortissent à l’égoïsme vulgaire, à l’égoïsme conservateur « s’irrite, sans doute, contre les passions du ventre ; mais encore il comprend l’attrait qui exerce cette tyrannie »
et il l’excuse ou en sourit. Mais comment comprendrait-il que l’on puisse « par exemple, pour la passion de la connaissance, mettre en jeu sa santé et son honneur ? »
Là, pour lui, commence la folie. Les hommes supérieurs sont pour les hommes d’en bas des maniaques.
Il faut bien comprendre cela pour être juste. Il n’y a pas seulement dans la haine des hommes vulgaires pour les hommes supérieurs de la jalousie, de l’envie, du dépit haineux, de l’amour-propre humilié, de la vanité qui s’irrite ; il y a de tout cela certainement, à haute dose ; mais il y a aussi quelque chose, sinon de respectable, du moins qui mérite considération, il y a la stupeur de l’être normal« Homme médiocre, homme normal » (Lombroso).
Or, tout comme la masse pour sa morale, les hommes supérieurs veulent faire de la règle particulière de leur sort et leur nature une règle universelle, et c’est là leur injustice : « Dans son idiosyncrasie du goût, la race supérieure s’imagine, généralement, ne pas avoir une façon d’apprécier à elle particulière, et elle fixe, au contraire, ses valeurs et ses non-valeurs très particulières, bien à elle propres, comme des valeurs universelles, et elle tombe ainsi dans l’incompréhensible et l’irréalisable. Il est très rare qu’une nature supérieure conserve assez de raison [de souplesse de bon sens et d’intelligence compréhensive] pour comprendre et pour traiter les hommes ordinaires en tant qu’hommes ordinaires. Généralement, elle a foi en sa passion, comme si, chez tous, cette passion était la passion restée cachée, et justement dans cette idée, elle est pleine d’ardeur et d’éloquence. Lorsque de tels hommes d’exception ne se considèrent pas eux-mêmes comme des êtres d’exception, comment pourraient-ils être jamais capables de comprendre eux aussi, de la folie, de l’impropriété, de l’esprit fantasque de l’humanité, pleins d’étonnement sur la frénésie d’un monde qui ne veut pas reconnaître ce qui serait pour lui « la seule chose nécessaire ». — C’est là l’éternelle folie des hommes nobles. »
Et par conséquent, il faut laisser à chacun sa façon de sentir, son appréciation des valeurs, sa règle de vie, sa « morale ». II ne faut pas que personne empiète, ou veuille empiéter, ce qui serait une pensée vaine et un dessein irréalisable et un effort inutile. Il ne faut pas que l’une des deux parties de l’humanité veuille essayer de convertir l’autre, ni celle d’en bas celle d’en haut, ni celle d’en haut celle d’en bas. Laissons sa morale au peuple et ayons la nôtre. Quelle ? Celle que j’ai cent fois dite ; mais précisons encore.
La race supérieure devra pratiquer cet égoïsme supérieur que nous avons indiqué comme étant sa nature, le fond de sa complexion, et son but et sa mission même. Elle devra être dure pour elle-même, comme pour les autres, mais particulièrement pour elle-même, sans pitié pour elle-même, comme pour les autres, mais beaucoup plus pour elle-même que pour les autres, (« Soyez durs », dit sans cesse Zarathoustra à ses disciples) solidariste et propriété et n’est pas jouissance de caste ; contemptrice, par exemple, du confort domestique et royalement passionnée pour le luxe de palais héréditaires, de palais sénatoriaux, de temples, de musées ; cherchant toujours un but de grandeur, de force en expansion, de beauté en réalisation qui dépasse ses propres puissances et qui les épuise, l’homme n’ayant pas d’autre loi vraie que d’essayer de se surmonter ; aspirant toujours à élever le type humain en sa propre personne collective ; olympianisant l’homme en quelques exemplaires surhumains ; formant ainsi une élite formidable et redoutable qui conduira et mènera rudement l’humanité, s’étant imposée à elle à force de science, de volonté disciplinée et par l’étonnement même qu’elle lui inspirera ; et trouvant à toute cette œuvre, indéfiniment continuée, les plaisirs intenses apparent ; les plaisirs aigus et profonds de l’affirmation, de l’expansion, de l’extension et de la tension violente du moi. « Vous ménagez trop, vous cédez trop. — C’est de cela qu’est fait le sol où vous croissez. Mais pour qu’un arbre devienne grand, il doit pousser de dures racines autour de durs rochers… Hélas ! que ne comprenez-vous ma parole ? Faites toujours ce que vous voudrez ; mais d’abord sachez vouloir, soyez de ceux qui peuvent vouloir. Aimez toujours votre prochain comme vous-même ; mais soyez d’abord de ceux qui s’aiment eux-mêmes, qui s’aiment avec le grand amour et avec le grand mépris. Ainsi parle Zarathoustra, l’impie. » — Et remarquez : c’est un peu étonnant au premier abord, mais c’est tout naturel quand on y réfléchit un instant, de ces hommes que nous réclamons, le Christianisme, cette morale des esclaves, a donné précisément les modèles et tracé la règle, pour cette raison bien simple que le Christianisme à son tour, à un moment donné, s’est trouvé être, en la personne collective de son Église, une aristocratie aussi, qui sentait le besoin de devenir et de rester une race supérieure. Aussi, comme les directeurs du Christianisme, l’espèce supérieure fera très bien de mettre en usage des pratiques d’un caractère ecclésiastique, ascétisme : on a à peine encore le courage de mettre en lumière son utilité naturelle, son caractère indispensable comme éducation de la volonté. Le monde absurde de nos éducateurs qui a présent à l’esprit « l’utile serviteur de l’État » comme schéma régulateur, croit s"en tirer avec l’instruction, le dressage du cerveau ; il ne possède même pas la notion qu’il y a quelque chose d’autre qui importe avant tout, l’éducation de la force de volonté. On institue des examens pour tout, sauf pour ce qui est essentiel : savoir si on peut vouloir, si on peut promettre. Le jeune homme termine son éducation sans avoir seulement un doute, une curiosité au sujet des problèmes supérieurs de sa nature ». — L’ascétisme sera une pratique de l’espèce supérieure, à la condition qu’il soit considéré, non comme une expiation et un châtiment exercé sur soi-même, mais comme une éducation, un dressage de la volonté de puissance.
« Le jeûne : recommandable à tous les points de vue, aussi [point de vue artistique et de dilettantisme] comme moyen pour maintenir la subtile faculté de jouir de toutes les bonnes choses. Par
Le cloître, bien compris, temporaire, jamais éternel, auquel cas il n’est que le suicide et le suicide serait meilleur, chose excellente encore pour l’éducation et de la volonté et de l’activité intellectuelle : « l’isolement temporaire, en refusant sévèrement, par exemple, la correspondance. Une façon de profonde méditation et de retour à soi-même, qui veut, non pas éviter les tentations, mais les influences de l’extérieur. Une sortie volontaire du cercle, du milieu. Une mise à l’écart, loin de la tyrannie des excitations qui nous condamne à ne dépenser nos forces qu’en réactions et qui ne permet plus à celles-ci de s’accumuler jusqu’à une activité spontanée. Regardez donc de près nos savants : ils ne pensent plus que par réactifs ; c’est-à-dire qu’il faut qu’ils lisent d’abord, avant de penser ».
Par contre et en sens inverse, aussi utile, les fêtes. « Dans la fête il faut comprendre la fierté, l’impétuosité, l’exubérance ; le mépris de toute espèce de sérieux et d’esprit bourgeois ; une divine
Ainsi pourra se former une race d’hommes supérieurs dont on ne sait pas, l’hérédité aidant, ce qu’ils pourront devenir. Il faut remonter le courant du plébéianisme, refouler la pambéotie redoutable dont parlait Renan. Il faut revenir à l’antiquité gréco-romaine ; mais par delà cette antiquité même, parles moyens qu’elle a employés d’instinct, mais en les employant d’une façon méthodique et scientifique et avec toutes les ressources que nous offre la science moderne, on peut, et c’est notre devoir même, créer une race supérieure non seulement à l’humanité actuelle, mais à l’humanité connue, une race inattendue et imprévue, une race de surhommes, rêvée toujours plus ou moins nettement par le genre humain, réalisée quelquefois à moitié et que personne ne peut affirmer irréalisable. Créer le surhumain c’est le devoir présent, comme, du reste, éternel, de l’humanité.
« l’espèce d’hommes la plus bruyante, peut-être la plus honnête, en tout cas la plus myope qu’il y ait aujourd’hui, c’est à savoir Messieurs les socialistes »
, l’homme n’ayant de valeur sociale « que s’il est solide » et « pierre pour un grand édifice », et l’homme inférieur actuel n’étant rien du tout et l’homme supérieur actuel n’étant le plus souvent qu’un « comédien », il semble bien que « ce qui dorénavant ne sera pas construit, c’est une société, au sens ancien » et au sens vrai « du mot ». Il semble bien que « nous tous, nous ne sommes plus des matériaux pour une société. »
Cependant, de cela même peut sortir quelque chose et précisément ce que nous rêvons, non pas comme de l’excès du mal sort le bien, pensée qui n’a aucun sens, mais comme de l’action sort la réaction, et surtout comme de la stagnation sort, dans tout le domaine de l’histoire naturelle, un sourd et profond désir de relèvement et d’ascension.
D’abord disons-nous bien que la décadence, sans doute, peut être plus ou moins forte, et que c’est, certainement, quand elle est forte qu’on l’appelle « La défection, la décomposition, le déchet n’ont rien qui soit condamnable en soi-même ; ils ne sont que la conséquence nécessaire de la vie, de l’augmentation vitale. Le phénomène de décadence est aussi nécessaire que l’épanouissement et le progrès de la vie : nous ne possédons pas le moyen de supprimer ce phénomène »
et, le posséderions-nous, « la raison exigerait que nous lui conservassions ses droits. Il est honteux que tous les théoriciens du socialisme admettent qu’il puisse y avoir des circonstances, des combinaisons sociales où le vice, la maladie, le crime, la prostitution, la misère ne se développent plus. C’est là condamner la vie. Une société n’est pas libre de rester jeune. Et, même au moment de son plus beau développement, elle laisse des déchets et des détritus. Plus elle progresse avec audace et énergie, plus elle devient riche en mécomptes, en difformités… On ne supprime pas la caducité par les institutions, ni le vice non plus. »
Il faut remarquer ceci encore, c’est qu’on commet toujours une erreur sur la dégénérescence, une double erreur. Ce que l’on tient généralement « vice, caractère vicieux, maladie, état maladif, crime, criminalité, célibat, stérilité, hystérisme, faiblesse de volonté, alcoolisme, pessimisme, anarchisme »
. — Et la médication ce n’est pas remèdes contre vice, maladie, crime, etc. ; c’est préservation de ce qui reste valide et pur dans l’humanité. « Toute la lutte morale contre le vice, le luxe, le crime et même contre la maladie apparaît comme une naïveté et comme quelque chose de superflu. Il n’y a pas là matière à amendement. La décadence elle-même »
, à la prendre en bloc, « n’est point quelque chose qu’il faille combattre ; elle est absolument nécessaire et propre à chaque époque, à chaque siècle. Ce qu’il faut combattre de toutes ses forces, c’est l’importation de la contagion dans les parties saines de l’organisme. »
Donc ne nous désespérons point en présence de la décadence dont nous sommes les témoins, d’abord parce que cette décadence est un phénomène normal, ensuite parce que, si on ne l’enraye pas,
De plus, au milieu de cette décadence, au milieu de ces déchets et détritus, il y a des symptômes de retour possible à la vie normale de l’humanité, à la vie rude, à la vie de force, à la vie guidée et menée par la volonté de puissance. Les philosophes humanitaires gémissent de ce que le ehomme, le guerrier, en Europe, l’emportera une fois de plus sur le commerçant et le philistin, peut-être même sur la femme, cajolée par le Christianisme et l’esprit enthousiaste du e
condition et une cause de la formation d’une race noble destinée à régner dans l’avenir. « Il faut, pour qu’une race forte et noble s’établisse, qu’il y ait un niveau général de la foule, de la masse, de la tourbe humaine, et que ce niveau soit très bas (esclaves à sentiments d’esclaves dans les nations antiques). Or c’est ce nivellement qui s’opère dans l’Europe actuelle par une sorte de chute des classes moyennes dans la plèbe proprement dite et par une démoralisation de cette plèbe même (alcoolisme, libertinage, anarchisme, etc.). La masse européenne se fait esclave elle-même et l’existence d’une grande race esclave, esclave essentiellement et de complexion propre, est la condition même de la naissance d’une race noble, et l’amoindrissement progressif de l’homme est précisément la force active [mot impropre ; mettez le mouvement, l’évolution] qui permet de croire à la culture d’une race plus forte, d’une race qui aurait précisément son excédent dans ce en quoi l’espèce amoindrie deviendrait plus faible : volonté, responsabilité, faculté de se fixer un but. »
Je dis plus ; je dis que ce nivellement peut être la cause même de la création, assez rapide peut-être, d’une race supérieure Les éléments de la race « de creuser les distances, d’ouvrir un gouffre, de rétablir une hiérarchie »
, c’est à cause de tout cela que les éléments de la race noble se dégagent, se démêlent et émergent. Ce qui se fait donc, au moment où nous sommes, par ce nivellement dans la bassesse que d’autres peuvent appeler le triomphe du plébéianisme, c’est une « substruction » qui pourra parfaitement servir à l’édification d’une race plus forte. Loin donc qu’il faille déplorer le plébéianisme actuel et son aplatissement progressif, il est assez raisonnable de s’en féliciter et peut-être faudrait-il l’accélérer. « Le nivellement de l’homme européen est le grand processus que l’on ne saurait entraver : on devrait le hâter encore… Le seul but, même, que l’on doive considérer d’ici longtemps, c’est l’amoindrissement de l’homme ; car il faut d’abord créer un large fondement sur lequel pourra s’édifier l’espèce des hommes forts. »
Cette espèce, à un moment donné, se constituera d’elle-même. Elle s’isolera par dégoût, elle se
Ainsi naîtra la race des maîtres, d’où pourra sortir la race des surhommes. « Ce ne sera pas seulement une race de maîtres, dont la tâche consisterait simplement à régner ; mais une race ayant sa propre sphère vitale, avec un excédent de force pour la beauté, la bravoure, la culture, les manières, et cela jusque dans le domaine le plus intellectuel ; une race affirmative qui peut s’accorder toute espèce de grand luxe ; assez forte pour n’avoir pas besoin d’un impératif de vertu ; assez riche pour pouvoir se passer d’économie et de pédanterie, se trouvant par delà le bien et le mal ; une serre pour les plantes singulières et choisies… »
Cette race, Spartiate par la volonté et l’endurance, athénienne par le sens du beau, romaine
Arrivé à cette affirmation, Nietzsche s’est aperçu qu’à partir du moment où il a affirmé quelque chose, il n’a plus été, peut-être, l’immoraliste qu’il a cru être, l’anarchiste qu’il a cru être, ni même l’antireligieux qu’il a cru être. Il s’est aperçu que peut-être il n’a, comme quelques autres, que rêvé une morale, une sociologie et même une théodicée, seulement une morale particulière, une sociologie qui lui était propre et une théodicée originale. Un peu trop orgueilleux pour en convenir, il s’est ingénié à poser la question un peu autrement, par delà la morale, une sociologie par delà la sociologie, une théodicée par delà la théodicée ». Au fond c’était à peu près la même chose ; mais l’amour-propre était sauf.
Il est certain que Nietzsche a été séduit par son invention des par delà (Jenseits) et qu’il a voulu en faire toute une théorie couronnant son œuvre et l’embrassant et l’harmonisant et en conciliant peut-être les contradictions, et en faisant un système lié. Seulement le temps ne lui a pas permis de mettre au point cette théorie qui eût été une sorte de méthode de conciliation par surélévation, une sorte de méthode de conciliation parle sublime et qui aurait consisté à dire : Vus de très haut, les contraires, non pas se concilient, mais disparaissent, ou, si l’on veut, se concilient dans l’anéantissement. Au delà et au-dessus de l’optimisme et du pessimisme il n’y a plus ni optimisme, ni pessimisme, il y a… Au delà et au-dessus de la morale et de l’immoralisme, il n’y a plus ni moralité ni immoralité, et ces noms disparaissent, il y a… » et ainsi de suite.
Ceci est la dernière pensée de Nietzsche, son
Cela est resté confus, esquissé seulement ici et là, et je ne puis qu’en donner les lignes indécises telles qu’on les trouve éparses dans les ouvrages divers de notre auteur.
Examinant deux catégories de « négateurs de la morale », Nietzsche, par exemple, dira ceci : « Il y a deux espèces de négateurs de la moralité. Nier la moralité, cela peut vouloir dire : 1° nier que les motifs éthiques que prétextent les hommes les aient vraiment poussés à leurs actes. Cela équivaut donc à dire que la moralité est affaire de mots et qu’elle fait partie de ces duperies grossières ou subtiles (le plus souvent duperie de soi-même) qui sont le propre de l’homme, surtout peut-être des hommes célèbres par leurs vertus. 2° Et ensuite nier que des jugements moraux reposent sur des vérités. Dans ce cas l’on accorde que ces jugements sont vraiment les motifs des actions ; mais que ce sont des erreurs, fondements de tous les jugements moraux, qui poussent les hommes à des actions mais je crois qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour d’autres raisons qu’on l’a fait jusqu’à présent. Il faut que nous changions notre façon de voir, pour arriver enfin, peut-être très tard, à changer notre façon de sentir. » — Changer notre façon de voir et enfin notre façon de sentir. Par exemple il y a trois degrés dans l’acte dit héroïque ou simplement généreux : 1° Impulsion : se jeter à l’eau, sans la moindre réflexion, pour sauver quelqu’un. 2° Décision accompagnée d’un extrême plaisir : faire la même chose très délibérément,
« On cède à un sentiment généreux, mettant sa vie en péril sous une impulsion momentanée. Ceci est de peu de valeur et ne représente pas même un acte caractéristique. Dans leur capacité d’agir ainsi, tous les hommes sont égaux, et quant à la décision qui y est nécessaire, le criminel, le bandit, le Corse surpassent certainement un honnête homme. Le degré supérieur serait atteint si l’on surmontait en soi-même cette poussée, pour ne point exécuter l’acte héroïque à la suite d’impulsions, mais froidement, d’une façon raisonnable, sans qu’il y ait un débordement tempétueux de sentiments de plaisir. Il en est de même de la compassion : il faudrait habituellement la passer tout d’abord au crible de la raison. Autrement elle serait aussi dangereuse que tout autre sentiment.
Autrement dit, Nietzsche tend simplement à une morale et à une morale, ce semble, parfaitement « universelle », seulement à une morale nouvelle, à une nouvelle évaluation des « valeurs » tant morales qu’autres, ce qui devait être, même chronologiquement, sa préoccupation dernière.
De même, il fut très visiblement préoccupé, sinon de reconstituer une religion, du moins de rétablir Dieu. Il me semble que dans ces derniers ouvrages il s’aperçoit qu’il n’a voulu détruire Dieu qu’à cause de la morale et qu’il n’a détruit que le Dieu moral et que par conséquent le Dieu non moral peut encore rester et que rien ne s’oppose à ce qu’il existe. Il dit encore : « Le monde n’est nullement un organisme ; c’est le chaos… »
; mais il dit processus malgré cela ? » Peut-être. « Ce serait le cas si, dans le cercle de ce processus, à chaque moment de celui-ci, quelque chose était atteint — et que ce fût toujours la même chose. Spinoza a conquis une position affirmative de ce genre, en ce sens que pour lui chaque moment a une nécessité logique, et il triomphe d’une telle conformation du monde au moyen de son instinct logique fondamental. » — Nietzsche dit encore et avec profondeur : « Parce qu’on a considéré la conscience comme mesure, comme valeur supérieure de la vie, au lieu d’y voir un instrument et un cas particulier dans la vie générale, parce qu’on a fait le faux raisonnement de, tous les philosophes cherchent instinctivement à imaginer une participation consciente à tout ce qui arrive, un esprit, un Dieu. Mais il faut leur faire comprendre que c’est précisément par là que l’existence devient une monstruosité ; qu’un Dieu et une sensibilité universelle seraient quelque chose qui ferait condamner absolument l’existence. Nous avons éliminé la conscience universelle… c’est cela même qui nous a procuré un grand soulagement. De la sorte, nous ne sommes plus forcés d’être pessimistes. Le plus grand reproche que nous adressions à la vie, c’était l’existence de Dieu. » — Et c’est seulement le Dieu moral qui a été surmonté. Cela a-t-il un sens [ou : n’aurait-il pas un sens] d’imaginer un Dieu par delà le bien et le mal ? Un panthéisme dirigé dans ce sens serait-il [ou : ne serait-il pas] imaginable ? » — Et ailleurs il répond : oui ; oui, ce serait imaginable et aurait un sens : « Écartons la plus grande beauté de l’idée de Dieu. Elle est indigne de Dieu. Écartons de même la plus haute sagesse. Elle est la vanité des philosophes qui ont sur la conscience la folie de ce monstre de sagesse qui serait Dieu : ils prétendent que Dieu leur ressemble autant que possible. Non ! Dieu, la plus haute puissance, Cela suffit. De là résulte tout ce qui résulte : le Monde. » — Et il n’y a pas de parole plus théistique, ni même plus religieuse que cette affirmation énergique du Tout-Puissant, jeté en quelque sorte au-delà du bien et du mal, au-delà de la bonté et de la sagesse, au-delà de toutes les contingences, au-delà de toutes les choses humaines que la piété à la fois et la vanité et la courte vue de l’humanité ont, peut-être imprudemment, mêlées à l’essence divine.
Il est donc certain que Nietzsche, persuadé que l’homme est un être qui doit se surmonter, a souvent, peut-être toujours, songé à se dépasser lui- même
Mais cet arrière-plan de ses conceptions et cette pensée de derrière la tête, sont, je le répète, restés confus ; les passages de ses œuvres où ils apparaissent et en quelque sorte se glissent, sont assez rares : l’expression qu’il leur donne, quelquefois lumineuse à souhait, comme on vient de voir, est plus souvent hésitante et obscure. Il y a là un Nietzsche qui aurait été, si « la plus haute puissance »
lui avait donné une plus longue vie. Il n’a pas été, il n’a pu que s’annoncer, que se faire prévoir et se prévoir lui-même. Un jugement général sur Nietzsche doit porter sur tout ce que nous avons vu de lui, sans tenir compte, autrement que par ce que nous venons d’en dire, de cette dernière phase, ou, pour mieux dire, de ce dernier degré.
libres, indépendantes, venues au hasard du jour et de l’heure. C’étaient ses digressions. Ceci aussi sera une digression, après quoi nous reviendrons au philosophe pour l’envelopper dans un jugement d’ensemble.
Rappelons que Nietzsche est avant tout un classique, un apollinien et un dionysiaque, un néo- grec,
De là sa passion pour toute la littérature française du ee« malade »
, car Nietzsche aime toujours donner d’abord à sa pensée ivresse ; l’augmentation du sentiment de puissance et la nécessité intérieure de faire des choses un reflet de sa plénitude et de sa propre perfection ; — 2° l’extrême acuité de certains sens… un besoin de se débarrasser en quelque sorte de soi-même par des signes et des attitudes, un état explosif. Il faut imaginer d’abord cet état comme un désir excessif qui nous pousse à nous débarrasser par un travail musculaire et une mobilité de toutes sortes de cette exubérance de tension extérieure ; puis comme une coordination involontaire de ce mouvement avec les phénomènes intérieurs (les images, les pensées, les désirs) ; — 3° l’imitation forcée : une extrême instabilité qui pousse d’une façon contagieuse à communiquer une image donnée…, réceptif. Celui-ci atteint les points culminants de son irritabilité en recevant, l’artiste en donnant, en sorte qu’un antagonisme entre ces deux prédispositions est non seulement naturel, mais encore désirable. Chacun de ces états possède une optique contraire à l’autre. Exiger d’un artiste qu’il s’exerce à l’optique du spectateur, du critique, c’est exiger qu’il appauvrisse sa puissance créatrice. Il en est ici comme de la différence des sexes ; il ne faut pas demander à l’artiste qui donne de devenir femme, de recevoir. Notre esthétique fut jusqu’à présent une esthétique de femmes, en ce sens que- ce sont seulement les hommes réceptifs relativement à l’art qui ont formulé leurs expériences au sujet de ce qui est beau… Cela indique, comme l’indique ce qui précède, une erreur nécessaire ; car l’artiste qui commencerait à comprendre, se méprendrait. Il n’a pas à regarder en arrière, il n’a pas à regarder du tout. Il doit donner. Ceci est à l’honneur de l’artiste qu’il est incapable de critique. S’il en était
L’artiste, par conséquent, est aussi impersonnel que possible. Il est aussi, par conséquent, aussi personnel que possible. Au delà de l’art personnel et de l’art impersonnel, il y a l’art vrai. L’artiste est impersonnel en ce sens que sa personnalité volontaire n’entre pas et ne doit pas entrer dans son œuvre et parce que, comme le dit Nietzsche admirablement, « l’auteur doit se taire lorsque son œuvre se met à parler »
. Il est personnel précisément parce que, de ce que, si sa personnalité volontaire n’intervient pas, sa personnalité sensible, sa personnalité de tempérament, remplit son œuvre.
L’artiste ainsi doué sera tout naturellement un et simple, très un et très simple. Savez-vous ce que signifient, ce que révèlent les arts mêlés, les arts artificiellement complexes ? L’impuissance de l’artiste et son impuissance consciente, ou, au moins, à demi consciente : « Les genres mêlés dans les arts témoignent de la méfiance que leurs auteurs ont eue à l’égard de leurs propres forces. Ils ont cherché des puissances alliées, des intercesseurs, des couvertures — tel le poète qui appelle à son aide la philosophie, le musicien qui a recours au drame [voilà pour Wagner] et le penseur qui s’allie à la rhétorique [voilà, consciemment ou « Le style surchargé dans l’art est la conséquence d’un appauvrissement de la puissance organisatrice, accompagné d’une extrême prodigalité dans les intentions et dans les moyens. Dans les commencements d’un art, on trouve quelquefois précisément l’opposé extrême de ce fait. »
L’art classique, l’art de belle et simple ordonnance ne peut pas naître, en effet, du premier coup. L’art n’est d’abord, ce semble, qu’un exercice de l’intelligence, et ce n’est que peu à peu qu’il en devient un de la sensibilité, puis, peut-être, de la sensibilité unie à l’intelligence, et enfin de l’être tout entier.
On peut émettre sur le processus du sens esthétique les hypothèses suivantes : « Si l’on songe aux germes primitifs du sens artistique et si l’on se demande quelles sont les différentes espèces de plaisir engendrées par les premières manifestations de l’art, par exemple chez les peuplades sauvages, on trouve d’abord le plaisir de comprendre ce que veut dire un autre ; l’art est ici
« D’espèce plus subtile [intervention de l’intelligence s’unissant à la sensibilité] est la joie qui naît à l’aspect de tout ce qui est régulier,
symétrique, dans les lignes, les points et les rythmes ; car, par une certaine similitude, on éveille le sentiment de tout ce qui est ordonné et régulier dans la vie, à quoi seul l’on doit toute espèce debien-être. Dans le culte de la symétrie on vénère donc, inconsciemment, la règle et la belle proportion, comme source de tout le bonheur qui nous est venu ; cette joie est une espèce d’action de grâce. »
« Ce n’est qu’après avoir éprouvé une certaine satisfaction de cette dernière joie que naît un sentiment plus subtil encore, celui d’une jouissance obtenue en brisant ce qui est symétrique et réglé : si ce sentiment incite, par exemple, à chercher la raison dans une déraison apparente. Par quoi il apparaît alors comme une espèce d’énigme esthétique, catégorie supérieure de la joie artistique mentionnée en premier lieu [ce qui veut dire sans doute qu’ici nous avons un retour de l’intelligence, non plus s’unissant à la sensibilité, mais la contrariant agréablement, la taquinant, jeu piquant dans une certaine mesure, mais, à s’exagérer, pervertissant le goût et le ruinant, comme la taquinerie devenant méchanceté n’est plus un agrément social, mais détruit la sociabilité]. Celui qui poursuivra encore cette considération saura à quelle espèce d’hypothèses, pour l’explication du phénomène esthétique, on renonce ici par principe. »
Cette dernière ligne contient une espèce de « devinette » aussi, que je renonce à comprendre, ou plutôt dont je renonce adonner l’explication que referendum sur cette énigme ; je recevrai avec gratitude les solutions que l’on voudra bien me communiquer.
Pour être toujours simple et un dans ses manifestations, il ne faudrait pas croire, bien entendu, que l’art classique soit toujours le même, qu’il n’y ait qu’un art classique. Il y en a au moins deux genres très différents, opposés, nullement contraires, mais opposés. Il y a deux grandes espèces d’art classique, « celle de la grande tranquillité et celle du grand mouvement »
[sans doute Virgile et Homère ; Goethe et Shakespeare] et ces deux espèces sont légitimes et admirables ; et puis il y a des « espèces bâtardes de l’art »
. À côté et au-delà de l’art de grande tranquillité, il y a « l’art blasé et avide de repos ». À côté et au-delà de l’art de grand mouvement il y a « l’art agité », et ces deux espèces « souhaitent que l’on prenne leur faiblesse pour de la force et qu’on les confonde avec les espèces véritables ».
C’est à l’art blasé et avide de repos qu’il faut rattacher le romantisme allemand ; c’est à l’art agité plutôt qu’il faut rattacher le romantisme français. Le romantisme français (sauf certaines parties d’art élégiaque, dues peut-être à l’influence allemande et à l’influence des romans anglais et provenant
Le romantisme allemand, qui a beaucoup moins de rapport que l’on n’a cru avec le romantisme français, c’est proprement l’art blasé et avide de repos et de douceur fade : « Lorsque les Allemands commencèrent à devenir intéressants pour les autres peuples de l’Europe — il n’y a pas si longtemps de cela — ce fut grâce à une culture qu’ils ne possèdent plus aujourd’hui, qu’ils ont secouée avec une ardeur aveugle, comme si ç’avait été une maladie, et pourtant ils ne surent rien mettre de mieux, en place de cela, que la folie politique et nationale. Il est vrai qu’ils ont abouti par là à devenir encore plus intéressants pour les autres peuples qu’ils ne l’étaient autrefois par leur culture. Qu’on leur laisse donc cette satisfaction ! Il est cependant indéniable que cette culture allemande a dupé les Européens et qu’elle n’était digne ni d’être imitée, « Voilà quelque chose qui est très, très lointain pour nous ; nous y perdons la vue, l’ouïe, l’entendement, le sens de la jouissance et de l’évaluation ; mais, malgré tout, cela pourrait bien être des astres. Les Allemands auraient-ils trouvé en toute douceur un coin du ciel et s’y seraient-ils installés ? Il faut essayer de s’approcher des Allemands. Et on s’approcha d’eux ; tandis que peu de temps après ces mêmes Allemands commencèrent à se donner de la peine pour se débarrasser de cet éclat de voie lactée ; ils savaient bien qu’ils n’avaient pas été au ciel, mais dans un nuage. »
Et quoi qu’il en soit, romantisme d’agitation ou romantisme de douceur laiteuse, on appelle, comme l’a dit très bien Goethe, romantisme l’art qui n’est pas très sain, et le romantisme procède toujours d’une faiblesse, qu’elle soit nervosité ou force de son temps et la seconde de sa faiblesse. »
Cet art fort est avant tout réaliste, évidemment. Il s’attache à la réalité autant que l’art proprement et uniquement rêveur s’en éloigne comme avec répulsion ; mais il ne doit pas oublier que tout art est choix et il devra bien se garder d’aimer tout le réel et de vouloir saisir et imiter et reproduire tout le réel. Le style ici, qui est un art lui-même, nous indique la mesure dans laquelle l’art doit être réaliste et s’approprier le réel : « De même que le bon écrivain en prose ne se sert que des mots qui appartiennent à la conversation, mais se garde bien d’utiliser tous les mots de cette langue, et c’est ainsi que se forme précisément le style choisi, — de même le bon poète de l’avenir ne représentera que les choses réelles, négligeant complètement tous les objets vagues et démonétisés, faits de superstitions et de demi-sincérités,
Cet art vrai, fort et sincère, n’exclut nullement la souplesse et, pour mieux dire, il doit être la souplesse même, autant que l’autre, sentant sa faiblesse, de quelque nature qu’elle soit, se guindera toujours et toujours aura quelque chose de raide et de raidi et peu s’en faut, même dans la douceur, de grimaçant. Voulez-vous savoir ce que c’est que la souplesse ? C’est la liberté. L’écrivain le plus souple, c’est le plus libre. Par exemple Sterne : « Comment, dans un livre pour les esprits libres, ne nommerais-je pas Sterne, lui que Goethe a vénéré comme l’esprit le plus libre de son siècle ? Qu’il s’arrange ici de l’honneur d’être appelé l’écrivain le plus libre de tous les temps. Comparés à lui, tous les autres apparaissent guindés, sans finesse, intolérants, et d’allure vraiment paysanne… Sterne est le grand maître de l’équivoque, le mot pris, bien entendu, dans un sens beaucoup plus large que l’on a coutume de faire lorsque l’on songe à des rapports sexuels. Le lecteur est perdu, lorsqu’il veut connaître exactement l’opinion de Sterne sur un sujet et savoir si l’auteur prend un air souriant ou attristé. Car il s’entend à donner les deux expressions à un même pli de son
Cette souplesse de « l’art fort » a pour marque assez fréquente ce qu’on a appelé fort bien les grâces de la négligence. Cette négligence ne doit pas être affectée, elle doit être dans le mouvement naturel d’un être qui ne donne pas à l’acte qu’il fait toute la force dont il dispose : « Une œuvre qui doit produire une impression de santé doit être exécutée tout au plus avec les trois quarts de la force de son auteur. Si l’auteur a donné sa mesure extrême, l’œuvre agite le spectateur et l’effraye par sa tension. Toutes les bonnes choses laissent voir un certain laisser-aller et elles s’étalent à nos yeux comme les vaches au pâturage. » — Il faut dans l’œuvre d’art quelque chose comme du pain : « Le pain neutralise le goût des autres
C’est une question même, mais celle-ci plus personnelle, particulière aux philosophes et plus particulière encore à Nietzsche lui-même, que de savoir jusqu’à quel point il faut être clair, ou plutôt de quelle manière il faut l’être, et en quelles matières plus ou moins. Nietzsche n’est pas suspect en ceci. Il a adoré la clarté grecque et la clarté française. Il a considéré la clarté comme la loyauté du philosophe. Il a été lui-même, le plus souvent, souverainement clair, parce qu’il avait une haute probité intellectuelle. Il s’est écrié avec ravissement en songeant à Schopenhauer et surtout à lui-même : « Et enfin nous devenons clairs ! »
Mais encore il connaît les nuances, les mesures et les espèces, et il sait qu’il y a une clarté décevante et un clair-obscur suggestif et qu’il y a des cas où sied un peu de pénombre et d’autres où convient un coup de clarté vif, mais rapide. La page où il dit tout cela, à
Oui, Sterne aurait dit cela plus nonchalamment, Renan plus discrètement, Henri Heine à peu près de la même manière, encore qu’avec plus d’éclat, mais il y a bien là un parloir où causent en souriant Sterne, Renan, Henri Heine et Nietzsche.
Aussi bien Nietzsche est de cette race — internationale — fine, enjouée, ironique, humoristique et, malgré sa passion pour la force, ennemi juré de la brutalité, qui n’est pas du tout la même chose. Dans son rêve dune élite surhumaine qui serait délibérément conquérante et oppressive, il fait toujours entrer les belles manières. La vulgarité et la violence d’une partie de l’art actuel lui fait horreur et aussi lui fait plaisir en ce qu’elle pourrait bien avoir son contre-coup sur le fond même, sur les mœurs elles-mêmes, et créer peu à peu un peuple de sauvages sur lequel régnerait facilement une élite forte et polie. Il compare à ce point de vue, comme il fait souvent à tant d’autres, les trois siècles, et il constate une décadence qui, pour les raisons que je viens de dire, à la fois lui répugne et le chatouille : « Si l’on s’interdit continuellement l’expression des passions, comme quelque chose qu’il faut laisser au vulgaire, en même temps ce que l’on ne songe pas à atteindre, la répression des passions elles-mêmes, du moins leur affaiblissement et leur transformation, comme il est advenu, exemple instructif, de la cour de Louis XIV et de tout ce qui en dépendait. L’époque suivante, élevée à mettre un frein aux formes extérieures, avait perdu les passions elles-mêmes et pris, par contre, une allure élégante, superficielle, badine, époque tellement atteinte de l’incapacité d’être malhonnête que même une offense n’était reçue et rendue qu’avec des paroles courtoises. Peut-être notre époque offre-t-elle une singulière contre-partie de cela : je vois partout, dans la vie et au théâtre et non pour le moins dans tout ce qu’on écrit, le sentiment de bien-être que causent toutes les irruptions grossières, tous les gestes vulgaires de la passion. On exige maintenant une certaine convention du caractère passionné ; mais à aucun prix on ne voudrait la passion elle-même ! Malgré cela, on finira par l’atteindre et nos descendants posséderont une sauvagerie véritable et non pas seulement la sauvagerie et la grossièreté des manières. »
allure préoccupent Nietzsche extrêmement. Il reconnaît, avec raison, l’artiste, l’écrivain de race, par exemple, à ce qu’il sait « trouver la fin », s’arrêter juste où il faut, avec précision, sûreté et grâce (ce que Nietzsche lui-même sait rarement faire) : « Les maîtres de première qualité se reconnaissent en cela, que, pour ce qui est grand, comme pour ce qui est petit, ils savent trouver la fin d’une façon parfaite, que ce soit la fin d’une mélodie ou d’une pensée, que ce soit le cinquième acte d’une tragédie ou d’un acte de gouvernement. Les premiers du second degré s’énervent toujours vers la fin et ne s’inclinent pas vers la mer avec un rythme simple et tranquille, comme par exemple la montagne près de Porto-Fino, là-bas où la baie de Gênes finit de chanter sa mélodie. »
L’allure est affaire de race et d’hérédité autant que de culture, et c’est-à-dire qu’elle est affaire de très longue culture. « Il va des manières de l’esprit par quoi même de grands esprits laissent deviner qu’ils sortent de la populace ou de la demi-populace… Ils ne savent pas marcher… Napoléon ne savait pas marcher dans les cérémonies… On ne manquera pas de rire en regardant ces écrivains qui font bruire autour d’eux les amples vêtements de la période : ils veulent cacher leurs pieds. »
amoralité du théâtre ; — et enfin de profondes remarques sur le génie cornélien qu’il a merveilleusement pénétré et qu’il a analysé, ce qui se comprend assez, avec une sorte de passion amoureuse.
Nietzsche croit que « le théâtre a son temps »
qui n’est déjà plus celui de la pleine vigueur imaginative d’un peuple. Le temps de la pleine vigueur imaginative d’une race c’est l’époque de l’épopée. Mais dès que le peuple a besoin qu’on lui représente matériellement ses héros et ses légendes, c’est qu’il imagine et pense et se représente les choses beaucoup moins énergiquement : « Lorsque l’imagination d’un peuple se relâche, un penchant naît en lui de se faire représenter ses légendes sur la scène ; il supporte, il peut supporter les grossiers remplaçants de l’imagination ; mais à l’époque à laquelle appartient le rhapsode épique, le théâtre et le comédien déguisé en héros seraient une entrave au lieu d’une aide de l’imagination ; ils sont
Pour ce qui est de la moralité ou de l’amoralité du théâtre, Nietzsche est persuadé que les grands dramatistes n’ont aucun souci de la moralité et ne songent qu’à peindre la vie, et que c’est nous, peuple ou public bourgeois, avec notre tendance incoercible à vouloir que la morale envahisse tout et que tout art se ramène à affirmer la morale et à y tendre comme à sa dernière fin, qui introduisons un caractère moral et une signification morale dans les De la moralité du tréteau. Celui-là se trompe, qui s’imagine que l’effet produit par le théâtre de Shakespeare est moral et que la vue de Macbeth éloigne sans retour du mal de l’ambition. Et il se trompe une seconde fois lorsqu’il s’imagine que Shakespeare a eu le même sentiment que lui. Celui qui est véritablement possédé par une ambition furieuse contemple avec joieAjax, Philoctète, Œdipe) ; bien qu’il eût été facile, dans les cas indiqués, de faire de la faute le levier du drame, on évite cela expressément. De même le poète tragique, par ses images de la vie, ne veut pas prévenir contre la vie. Il s’écrie au contraire : c’est le charme de tous les charmes, cette existence agitée, changeante, dangereuse, sombre et souvent ardemment ensoleillée. Vivre est une aventure ; prenez dans la vie tel parti ou tel autre, toujours elle gardera ce caractère ! — C’est ainsi qu’il parle en une époque inquiète et vigoureuse, qui est presque ivre et stupéfiée par sa surabondance de sang et d’énergie, en une époque bien pire que la nôtre Et voilà pourquoi nous avons besoin de nous accommoder commodément le but d’un drame de Shakespeare, c’est-à-dire de ne le point comprendre. »
Le théâtre ne fait pas détester les fautes qu’il représente, il les fait aimer par ceux qui y sont portés, en les idéalisant même par le malheur, même par la mort. Il ne les fait détester que par ceux qui les détestent déjà, et qui ne peuvent puiser une leçon morale dans ce grand poème qu’à
Quant à Corneille, on devine assez que Nietzsche devait l’adorer. Il y trouvait son « surhumain »
ou son « surhomme »
à toutes les pages, et s’il eût été jaloux, il l’eût détesté en s’écriant : « Que d’idées cet homme m’a volées ! »
Cent passages de Nietzsche sont des allusions au théâtre de Corneille ; et réciproquement, ce qui fait honneur à tous deux, on ferait un excellent commentaire perpétuel de Corneille avec des textes de Nietzsche. Je ne rapporterai ici que les deux passages essentiels de Nietzsche sur Corneille, l’un caractérisant le génie cornélien en général, l’autre inspiré évidemment par une lecture de Cinna et montrant quel profond psychologue des grandes âmes et quel historien de la « race supérieure » fut Corneille :
« On me dit que notre art s’adresse aux hommes d’à présent, avides, insatiables, dégoûtés, tourmentés, et qu’il leur montre une image de la béatitude, de l’élévation, de la sublimité, à côté de l’image de leur laideur, afin qu’il leur soit possible d’oublier une fois et de respirer librement, peut-être même de rapporter de cet oubli une incitation à la fuite et à la conversion. Pauvres artistes qui ont un pareil public ! Avec de telles arrière-pensées, qui tiennent du prêtre et du
médecin aliéniste ! Combien plus heureux était Corneille, « notre grand Corneille»,comme s’exclamait M, combien supérieur le public de Corneille à qui il pouvait faire du bien avec les images de la vertu chevaleresque, du devoir sévère, du sacrifice généreux, de l’héroïque discipline de soi-même ! Combien différemment l’un et l’autre aimaient l’existence, non pas créée par une volonté aveugle et inculte que l’on maudit parce qu’on ne sait pas la détruire, mais aimant l’existence comme un lieu où la grandeur et l’humanité sontmede Sévigné avec l’accent de la femme devant un homme completpossiblesen même temps, et où même la contrainte la plus sévère des formes, la soumission au bon plaisir princier ou ecclésiastique ne peuvent étouffer ni la fierté, ni le sentiment chevaleresque, ni la grâce, ni l’esprit de tous les individus ; mais plutôt sont considérés comme un charme de plus et un aiguillon à créer uncontrasteà la souveraineté et à la noblesse de naissance, à la puissance héréditaire du vouloir et de la passion ! »
Et voici un portrait d’Auguste d’après Corneille, une analyse singulièrement aiguë et subtile, dont on peut contester quelques points, extrêmement juste en son fond et en son ensemble, applicable, du reste, à toute une bonne moitié du théâtre cornélien, et qui est quelque chose
« La générosité et ce qui lui ressemble : Les phénomènes paradoxaux, tels que la froideur soudaine dans l’attitude d’un homme sentimental, tels que l’humour mélancolique, tels que, avant tout, la générosité, entant que renoncement soudain à la vengeance ou à la satisfaction de l’envie, se présentent chez les hommes qui possèdent une grande force centrifuge, chez les hommes qui sont pris d’une soudaine satiété et d’un dégoût subit. Leurs satisfactions sont si rapides et si violentes qu’elles sont immédiatement suivies d’antipathie, de répugnance et de fuite dans le goût opposé. Dans ces contrastes se résolvent les crises de sentiment, chez l’un par une froideur subite, chez l’autre par un accès d’hilarité, chez un troisième par les larmes et le sacrifice de soi. L’homme généreux — du moins l’espèce d’hommes généreux qui a toujours fait le plus d’impression — me parait être l’homme d’une extrême soif de vengeance, qui voit, tout proche de lui la possibilité d’un assouvissement et qui, vidant la coupe jusqu’à la dernière goutte, se satisfait déjà en imagination, de sorte qu’un rapide et énorme dégoût suit cette débaucheCinna, V, 1.boire à l’avance en imagination, à épuiser en quelque sorte la joie de la vengeanceCinna, V, 3.degré d’égoïsme que dans la vengeance, mais cet égoïsme est d’une autre qualitéCid ou par Nicomède ou par Sertorius : « Ce sont les femmes qui pâlissent à l’idée que leur amant pourrait ne pas être digne d’elles ; ce sont les hommes qui pâlissent à l’idée qu’ils pourraient ne pas être dignes de leur maîtresse. Il s’agit de femmes complètes et d’hommes complots. De tels hommes, qui possèdent en temps ordinaire la confiance en eux-mêmes et le sentiment de la puissance, éprouvent en état de passion de la timidité et une sorte de doute au sujet d’eux-mêmes. De telles femmes, d’autre part, se considèrent toujours comme des êtres faibles, prêts à l’abandon ; mais, dans l’exception sublime de la passion, elles ont leur fierté et leur sentiment de puissance, lesquels demandent : « Qui donc est digne de moi ? »
Les idées littéraires et artistiques de Nietzsche ne sont pas liées. Il n’en a pas fait un système, ni une théorie générale ; mais elles sont très originales, comme il l’est souvent, très pénétrantes, comme le sont presque toutes ses idées, et elles se « L’homme est un être qui est fait pour se surmonter »
.
« Dans toute grande action il y a un crime. »
— « Supériorité de Pétrone sur le Nouveau Testament. Spiritualité supérieure de Pétrone. Pas une bouffonnerie dans l’Évangile. Cela seul réfute un livre. »
Renan devenu gâteux en serait peut-être arrivé là ; mais ce n’est pas une raison pour que ce soit supportable.
Pour en revenir à Nietzsche moins son talent et moins ses sottises, il n’est pas très original,
Il est plein de contradictions, que M. Fouillée a très finement relevées, mais qui, et M. Fouillée l’a reconnu lui-même, sont toutes solubles et étaient toutes, plus ou moins précisément, mais toutes, résolues dans l’esprit de Nietzsche. Nietzsche a dit que tout se vaut et il a abouti à une autorité, à une hiérarchie des hommes. — D’abord, il a très rarement dit que tout se valût et son effort a été surtout à établir une nouvelle classification des valeurs ; ensuite, dans l’esprit de Nietzsche tout se vaut en soi et il n’y a ni bien ni mal ; mais tout est loin de se valoir relativement au but et comme moyens pour le but, qui est humanité plus grande, plus noble et plus belle, ou pour parler en langue de Renan, réalisation du divin.
Nietzsche a dit qu’il n’y a aucune fin et aucun sens aux choses ; et cependant il veut que le Surhomme soit ou se fasse le sens de la terre. — Les choses n’ont en effet aucun sens, mais l’homme qui se surmonte leur en donne un, et elles n’ont aucune fin (ce qui semble élémentairement évident),
Nietzsche a dit que rien n’est vrai et que cependant il faut trouver ou inventer des évaluations vraies. — C’est précisément parce que rien n’est vrai qu’il faut donner aux choses des évaluations, non pas vraies, mais belles, des évaluations par rapport à la beauté, et c’est précisément pour cela que personne ne peut imposer des évaluations de vérité à celui qui aura, non pas trouvé, mais créé des évaluations esthétiques, des évaluations par rapport au beau.
Nietzsche a dit que tout est nécessaire, que tout passe et aussi revient, et que, cependant, il faut créer quelque chose qui n’ait pas été. — Il ne me semble pas qu’il ait dit tout à fait cela. Il a dit que tout est déterminé, mais qu’il est dans la détermination éternelle que tout passe et que tout revienne et que certains hommes créent à nouveau des états de société, des états d’humanité, qui ont été, qui ne seront nouveaux que comme renouvelés, plus beaux peut-être, ce qui est possible et donc souhaitable.
Nietzsche a dit que l’Égoïsme est le fond de toute vie et que cependant il faut pratiquer le grand amour qui est celui de la vie totale. — C’est-à-dire qu’il a donné à l’égoïsme sa vraie définition :
Nietzsche a dit que la dureté est la loi et que cependant il faut avoir la grande pitié. — Il n’a guère dit cela, et la pitié n’est pas son défaut : mais, s’il l’a dit quelque part, il a entendu certainement que la dureté qui sauve l’espèce est la véritable pitié, la pitié totale et non sottement individuelle. J’ignore du reste s’il l’a dit ; mais cela est dans son sens général.
Nietzsche a dit que la volupté est le mobile de l’instinct vital et que cependant il faut vouloir la douleur. — Il a entendu que l’homme ne peut vouloir que son bien et qu’il a raison de le vouloir, mais qu’il apprend, ou doit apprendre, que le bien, même matériel, ne s’acquiert et ne s’achète que par la douleur acceptée, cherchée même, et que, donc, il faut la vouloir.
Nietzsche a dit que toutes les passions sont bienfaisantes et que cependant il faut savoir les refréner, les soumettre à une discipline sévère. — Il a voulu dire que les passions, formes diverses de notre égoïsme, sont bonnes comme lui ; mais qu’elles sont bonnes : 1° si on les gouverne, si on
Nietzsche a dit qu’il n’y a pas d’idéal et que cependant il faut lui sacrifier tout, se sacrifier soi-même à la vie plus haute, plus pleine, plus riche, plus… idéale, il faut bien prononcer le mot, qui résume. — Il a dit cela avec vérité ; car pour tout homme qui ne croit pas à une révélation il est d’évidence tautologique qu’il n’y a pas d’idéal ; mais il est presque d’évidence aussi que c’est parce qu’il n’y a pas d’idéal qu’il faut savoir en créer un pour avoir un but, ce qui est à peu près démontré comme nous étant nécessaire.
Et Nietzsche a dit que ce sacrifice lui-même est vain, car on ne peut rien changer aux choses. — S’il a dit cela il a dit une parole sublime ; car il a dit ainsi que l’homme, en se sacrifiant pour un idéal irréalisable, accomplit sa fonction qui est de mépriser les choses et de s’obstiner à les changer alors qu’elles sont immutables et qu’il les sait telles, recueillant pourtant à cela un grand profit, celui de s’être changé lui-même et d’avoir fait ainsi de lui-même un homme, au lieu de la chose qu’il était.
Laissant donc cette dispute un peu vaine, prenons Nietzsche dans les deux ou trois idées générales auxquelles il tient et où il a laissé sa marque et examinons-les avec impartialité et sang-froid.
Il a, en somme, et quelques tergiversations de sa part étant négligées, institué deux morales, l’une vulgaire et inféconde, laissée à la foule, l’autre supérieure et productrice de grandes choses, en apparence immorale, à contre-fil de la première, et réservée à l’élite.
Cela contredit l’idée, chère à l’humanité depuis bien longtemps, de la « morale universelle ». Examinons d’abord ce point. La morale n’est-elle donc pas universelle, la même pour tous les hommes et pour tous les pays, etc., comme disait déjà Cicéron ? Je ne crois pas qu’elle le soit. On croit facilement ils avaient la même. C’est là qu’est l’erreur. Le fait que tous les hommes ont une morale ne constitue pas une morale universelle ; il établit seulement qu’il y a de la moralité partout, ce qui n’est pas du tout la même chose. L’universalité du fait moral n’est pas l’identité de la morale. C’est comme si l’on disait que, tous les hommes étant religieux, il n’y a qu’une religion dans le monde. De ce qu’il n’y a peut-être pas un
Reste ce fait que, cependant, tous les hommes ont une morale. Que prouve-t-il ? Simplement que tous les hommes sont associés, ceux-ci à un groupement, ceux-ci à un autre. Que prouve-t-il ? Simplement que tous les hommes sont sociables.
— Mais un homme même isolé aurait une morale.
— Oui, ou du moins il aurait une discipline de lui-même ; mais il n’aurait aucun sentiment d’obligation. Il ne se sentirait nullement obligé à pratiquer la discipline qu’il se serait faite. (À moins qu’il n’eût appartenu auparavant à une association et
Donc, de l’ubiquité de la morale il ne faut pas conclure à son universalité. Il y en a une partout, mais elle n’est pas partout ; elle n’est pas du tout la même pour tous les hommes. Tout homme se sent obligé, et il n’y a nullement une obligation morale qui soit la loi de l’humanité.
— Donc, en imaginant ses deux morales, Nietzsche est fondé ?
— Oui ; mais il ne laisse pas d’avoir tort. Il n’y a pas deux morales, il y en a un nombre indéterminé. Une morale pour l’élite, une autre pour la foule : c’est cela qui est tout à fait arbitraire, capricieux, téméraire et aussi peu scientifique que possible. Où s’arrête la foule, où commence l’élite ? C’est ce qu’il est impossible de déterminer. Quel est celui d’entre vous qui pourra dire : « La morale des nobles est faite pour moi et non pour l’autre »
? Je n’ai pas besoin de faire remarquer que la morale des grands comportant ou excusant certains vices ou certaines violences, ce seront toujours les plus abjects des « esclaves » qui se déclareront élus pour la morale des « maîtres », et le mot d’un humoriste de mes amis sera juste : « Nietzsche, c’est
La vérité, c’est qu’il y a des morales très nombreuses, multiples et multipliées et qui ne se ressemblent pas. À mesure qu’on monte du plus bas au plus haut de l’humanité, on exige tout naturellement des hommes des choses que l’on n’exigeait point tout à l’heure, et aussi, je le reconnais, on n’exige plus certaines choses que tout à l’heure on exigeait.
Qu’un homme, qui ne rend à ses semblables que le minimum de services, soit dur pour ceux à qui il peut faire sentir sa rudesse, soit dissolu dans ses mœurs, etc., on est sévère pour lui.
Qu’un homme soit intelligent, bien doué, actif, on exige de lui qu’il rende des services à la communauté, qu’il ne soit pas oisif, d’abord, qu’il ne se contente pas, non plus, de gagner sa vie et de faire fortune ; on veut qu’il fasse quelque chose pour le bien commun et l’on considère que c’est son devoir, et il en a conscience lui-même. En revanche, on sera indulgent à quelques faiblesses sensuelles de sa part ; on ne lui en voudra pas de s’offrir un bon
Qu’un homme enfin rende des services éminents à son pays ou à l’humanité, le genre humain tout entier exige énormément de lui, n’admet pas qu’il abdique, ni qu’il se relâche, ni, presque, qu’il se repose ; et, d’autre part, il lui pardonne aisément des vices ; surtout il lui pardonne instinctivement d’être autoritaire, impérieux, dur, et de rude étreinte et de poids lourd.
Remarquez-vous qu à mesure qu’on se trouve en présence, je ne dirai pas du plus méritant, mais du plus utile, de celui qui est jugé à tort ou à raison le plus utile et en un mot qu’il faut bien dire, du plus fort, on lui donne plus d’argent, et l’on croit unanimement, sauf les socialistes, qu’il faut en effet lui donner plus d’argent. Et pourquoi donc ? A-t-il plus de besoins ? Il faut bien reconnaître que c’est parce que l’on admet qu’il a droit à plus de satisfactions, soit sensuelles, soit de luxe ou de vanité.
— Mais, malheureux ! vous favorisez ses vices !
Ainsi a raisonné plus ou moins consciemment l’humanité jusqu’à présent et peut-être ne raisonnera-t-elle pas toujours ainsi ; mais qu’elle ait été dans cet état d’esprit depuis un temps, on en conviendra, appréciable, c’est le signe que plus ou moins confusément et en vérité assez nettement, elle a admis plusieurs morales.
Mais voyez donc qu’elle admet des morales de profession ! Elle admet une morale du soldat, qui n’est point celle du juge, et une morale du prêtre qui n’est point celle de l’ouvrier, et une morale du savant qui n’est point celle de l’ignorant. Me permet-elle de couper un chien vivant par petits morceaux ? Elle le permet à mon collègue de la Faculté des sciences, et elle l’y encourage, et j’estime qu’elle a parfaitement raison.
Elle admet une morale des femmes, songez-y donc, essentiellement différente de celle des hommes. Elle demande aux femmes comme vertu essentielle, la chasteté, et elle n’a jamais songé à tenir la chasteté pour une vertu, essentielle ni même importante de l’homme ; et les femmes elles-mêmes par conséquent, tenir aussi à la chasteté des hommes, étant incontestable que ces deux choses sont connexes. Évidemment ; mais, aussi et de par cette même connexité, si la société était sûre de la chasteté des femmes, elle le serait de celle des hommes, et c’est précisément pour cela que, sachant l’homme naturellement polygame et ayant intérêt à ce qu’il ne le soit pas, et sachant la femme au moins beaucoup plus monogame que l’homme, c’est à la femme qu’elle se fie pour maintenir autant que possible la chasteté générale ; et parce que c’est sur la femme qu’elle compte le plus pour cela, avec quelque raison, elle attribue à la chasteté féminine une valeur extrême ; elle convie la femme à la chasteté avec ardeur et avec autorité, et elle fait à la femme, de la chasteté, une vertu supérieure et essentielle et un devoir de premier
L’humanité admet donc des morales diverses, qui se compensent, dont les indulgences et les sévérités sont compensatoires les unes des autres.
Voilà ce qu’il y a de vrai au fond de Nietzsche, ou du moins voilà ce qu’il y a, dans son idée, de conforme au consensus communis de l’humanité telle qu’elle a été jusqu’à nos jours, soit à tort, soit à raison.
Mais rien n’est moins pareil à la conception des deux morales, et même rien ne lui est plus contraire. La conception des deux morales fait arbitrairement deux classes dans l’humanité, alors qu’il n’y a nullement deux espèces dans l’humanité, mais cent degrés. La conception des deux morales n’est pas exactement compensatrice. Elle exige plus des grands et leur permet plus ; elle exige moins des petits et leur permet moins ; c’est vrai ; mais, à créer un abîme brusquement ouvert entre les uns et les autres, elle paralyse les bonnes forces qui pourraient exister à un certain degré chez les petits et ne permet la force utile que chez des grands dont elle n’est pas sûre et à qui elle accorde trop de licences.
Cependant, ceux qui feront beaucoup plus que leur devoir d’un côté, seront tacitement autorisés à faire un peu moins que leur devoir d’un autre côté. Ceux qui ne feront que très strictement leur devoir, ne devront pas s’attendre à ce que l’on ferme les yeux sur leurs faiblesses. Il y a des privilèges dans le domaine de la morale. Il y a des privilèges, mais distribués de telle sorte qu’ils se contrebalancent les uns et les autres et qu’en somme, remarquez-le bien, tout le monde en a. Il y a une foule d’applications différentes de la loi morale selon le degré de puissance pour le bien que chacun possède, avec des compensations pour que personne ne soit trop lésé ni trop dupe. »
Voilà, vraiment, la morale de l’humanité jusqu’à présent. C’est une morale souple. — Je crois bien, au fond, que c’est une erreur et que l’homme supérieur a tout simplement plus de devoirs que les autres, sans compensation, si ce n’est celle (qui est immense) de se dire avec une profonde satisfaction d’orgueil qu’il a plus de devoirs que tous les autres sans compensation. — Mais cependant telle
Celle de Nietzsche est rigide et arbitrairement rigide. Entre grands et petits, qu’elle serait bien embarrassée de classer et de définir, elle creuse un fossé profond, et pour ceux qui sont à droite elle établit une morale stricte et pour ceux qui sont à gauche elle établit une morale stricte aussi et rigoureuse avec des apparences d’immoralité. Elle repose presque sur une fantaisie d’imagination, n’a aucun fondement solide ni dans la psychologie des hommes ni dans la psychologie des peuples. Elle n’est guère qu’une rêverie brillante de poète.
J’aime beaucoup mieux ce que Nietzsche a dit des empiétements de la morale et des limites légitimes dans lesquelles il convient de la circonscrire comme toute autre chose. Ceci est vrai et ceci est juste dans ses conséquences. La morale a toujours eu, ou depuis très longtemps, depuis Socrate, si l’on veut, la prétention de ramener à elle comme à leur dernière fin ou bien plutôt comme à leur fin unique toutes les actions et même toutes les préoccupations humaines. Cette « Circé des philosophes » l’a été, et l’a voulu être, pour leur bien, de tous les hommes. Elle a implanté dans l’humanité cette idée qu’elle seule est respectable,
Cela est véritablement excessif et cela est véritablement une erreur. Asservir à soi le savant, l’artiste, le politique, c’est, de la part de la morale, un empiétement, mauvais en soi et qui, comme tous les empiétements, finit par tourner contre celui qui le fait. Dire au savant : « La science ne doit servir qu’à établir une morale rationnelle et à rendre les hommes plus moraux. »
Dire à l’artiste : « L’art ne doit servir qu’à rendre les hommes plus vertueux. »
Dire à l’homme d’État : « La politique c’est la morale et ce n’est que la morale »
; c’est paralyser des forces humaines qui ont le droit d’être et qui ont leur utilité propre et indépendante ; c’est stériliser et glacer le savant, l’artiste et le politique.
Le savant se dira sans cesse : « Cette vérité est-elle vertueuse, cette vérité n’est-elle pas démoralisante ? »
— Et il ne cherchera plus la vérité.
L’artiste se dira : « Tel art n’est-il pas immoral ? Et l’art même, comme le dit Tolstoï, n’est-il pas immoral en soi ? »
— Et il croira devoir réduire l’art, comme le veut Tolstoï, à la Case de l’Oncle Tom.
Le politique se demandera sans cesse : « Suis-je « Tu ne tueras point ! »
Dois-je punir, alors qu’il est dit : « Tu ne jugeras point »
, et que même en simple morale de bon sens il est évident que s’attribuer le droit de juger quand on est faillible est une énormité ?
Ainsi de suite. L’asservissement de la recherche du vrai à la morale ; l’asservissement de la recherche du beau à la morale ; l’asservissement de la recherche du bien public à la morale, sont des suppressions de la recherche du beau, delà recherche du vrai et de la recherche du bien public ; l’asservissement absolu et superstitieux de l’humanité à la morale — car la morale a ses superstitions comme la religion, de qui elle diffère peu — tuerait net l’humanité.
Et cela revient à dire que là aussi il y a des morales particulières : il y a une morale particulière de l’art, il y a une morale particulière de la science, il y a une morale particulière de la politique. Ces efforts divers de l’humanité ont des rapports avec la morale, mais ils n’en dépendent pas. Ils se rattachent à la morale indirectement, non pas en tant que serviteurs et agents. Ils n’ont pas à être moraux ; ils ont à n’être pas immoraux. Le savant est coupable s’il s’avise de découvrir de prétendues vérités pour démoraliser ses semblables : l’artiste
La morale du savant, de l’artiste et du politique, en tant que savant, artiste et politique, c’est de n’être pas immoral, ce n’est point du tout de se met- tre au service de la moralité et de produire de la moralité dans le monde. S’ils y réussissent, ce qui du reste arrivera souvent, ce sera tant mieux ; mais ils n’ont pas à le chercher. Le mot de Goethe est le vrai : « Je ne me suis jamais occupé des effets de mes œuvres d’art. Je crois bien qu’en définitive elles ont plutôt été utiles ; mais ce n’est pas à ce point de vue que j’avais à me placer. »
L’artiste crée du beau, le savant découvre du vrai, la politique crée du bien public. Il est probable, quoique je n’en sache rien, mais je le crois, que tout cela, en dernier terme, profitera à la morale ; mais, en soi, ce n’est pas de la morale, et à vouloir que cela en fût, l’artiste, le savant et le politique se paralyseraient, se stériliseraient, se glaceraient et ne feraient rien qui valût ; comme du reste, s’ils avaient l’idée contraire et s’ils se laissaient pousser par une immoralité secrète et intime — et ici il y a identité des contradictoires — ils feraient œuvre, aussi,
Mais la morale ne l’entend point ainsi. Elle veut dans tous les hommes des serviteurs ad nutum et prétend à tous les actes humains donner une valeur proportionnée à la place qu’elle y a ; en d’autres termes elle prétend être la seule valeur. C’est son erreur et c’est cette erreur que Nietzsche lui reproche avec fureur, mais avec raison.
Et, comme je l’ai dit, à empiéter ainsi, la morale finit par se faire du tort, parce qu’on finit par se retourner contre elle. C’est ce qui arrive à Nietzsche qui, impatienté, finit par dire : « Nous ne voulons plus de ce tyran »
; et c’est la morale elle-même qu’il veut supprimer, et tout entière. Et si, comme talent, il n’existe qu’un Nietzsche, il y a beaucoup de sous-Nietzsche qui n’admettant pas un tel despotisme universel de la morale, la récusent elle-même et l’éliminent intégralement. Il y a toujours, à vouloir tout être, le danger qu’on vous conteste et qu’on vous refuse le droit d’être quelque chose.
C’est que la morale, et ce n’est pas cela que nous lui reprochons, devient chez les civilisés une nécessité est devenue idée d’obligation. L’homme s’est senti obligé. Tous les hommes se sentent obligés. De là union intime de la religion et de la morale, soit que la morale dérive de la religion, soit que la religion dérive de la morale. L’homme, peu à peu, en faisant son devoir, s’est senti obligea quelque chose qui n’avait plus d’objet très précis, les nécessités de la défense quotidienne et du sacrifice quotidien étant moins présents et palpables, et il a adoré ce quelque chose qui commandait sans donner ses raisons et qui disait : « Il faut, ta dois »
; il l’a adoré respectueusement et superstitieusement, soit comme commandement d’un mystérieux de là-haut, soit comme commandement d’un mystérieux d’au dedans de lui, et ç’a été le fondement mystique de la morale ; et dès que la morale a eu un fondement mystique, elle a été une passion d’une énergie extraordinaire, l’homme n’étant ému que par le mystérieux et n’étant dévoué avec ardeur et avec fanatisme qu’aux choses qu’il ne comprend pas.
Ajoutez à cela, pour entretenir indéfiniment — ce dont je suis loin de me plaindre — cette passion dans le cœur de l’homme, ce mobile qui est éternel. L’homme fut d’abord un animal pour qui la lutte contre les fauves et contre les hommes était une nécessité quotidienne. L’homme est donc né belliqueux, ou, si vous voulez, et je ne chicanerai point sur cela, il a été disposé et entraîné pour le combat par des milliers de siècles préhistoriques. Ce caractère, il l’a gardé. Il n’a plus, une fois les civilisations établies et assises, le besoin de combattre tous les jours contre les fauves ou contre les hommes ; mais il a gardé le goût du combat ; et à l’exercice de ce goût il a matière tous les jours. Il a ses passions, qui sont ses fauves intérieurs, et lisent et il sentira tous les jours le besoin de se battre contre ces fauves-là. Dès lors il se bat en effet tous les jours contre lui-même et il prend à se vaincre autant de plaisir que son arrière trisaïeul en prenait à assommer un ours ; et c’est le plaisir le plus vif, le plus profond, le plus intense qu’il ait encore inventé.
Par ce chemin encore la morale est devenue une égophohe, qui lui procure des victoires si savoureuses et un butin si exquis, le butin de soi-même ; et au fond des victoires de laquelle il est bien entendu, au reste, qu’il retrouve une saveur merveilleuse d’égoïsme, un triomphe transcendant du moi, puisque c’est un triomphe, sur le moi, du moi pur.
Par tous les chemins la morale devient donc une passion. L’homme vénère en elle ce qui, en son principe et au commencement des choses, a créé — et c’est parfaitement vrai — la civilisation et l’humanité ; et il est parfaitement exact que si l’homme avait été égoïste passionnel, tout simplement l’humanité aurait disparu très peu de temps après sa naissance. Il adore dans la morale quelque chose de mystérieux — devenu mystérieux — qui commande sans donner ses raisons, comme un Dieu, et, ou il la confond avec la religion et l’y absorbe, ou,
Quoi donc d’étonnant à ce que la morale ait à ses yeux une importance qui ne le cède à aucune autre ? Est-ce l’art, la science, la politique qui ont fait les civilisations, qui ont fait l’humanité ? Elles y ont contribué ; mais elles ne l’ont pas faite. Est-ce la science, l’art, la politique qui commandent avec une sorte d’autorité sacrée et qui obligent ? Qui nous dit, du fond de notre être : « Tu dois savoir, tu dois faire des vers, tu dois être homme d’État ? »
Rien, ou si quelque chose nous le dit, c’est précisément la morale ou je ne sais quoi, qui emprunte sa voix : Tu dois savoir pour éclairer les hommes sur les vérités et les rendre plus heureux ; tu dois être artiste pour les rassembler dans des jouissances désintéressées et les rendre, par cette concorde, plus heureux ; tu dois te dévouer à l’État pour assurer le bonheur de tes concitoyens. Mais ni la science, ni l’art, ni la politique n’ont par eux-mêmes cette voix de commandement et cet accent impératif. Et que la morale n’ait ce caractère de
Est-ce la science, enfin, l’art ou la politique qui, quelques plaisirs qu’ils nous donnent, et singuliers, nous procurent une jouissance comparable à la volupté sans mélange, absolue, nous faisant sortir de nous-mêmes et nous mettant au-dessus de nous-mêmes, que nous savourons à nous vaincre ? Non sans doute.
L’homme en a donc conclu que la morale était sa souveraine et il en a fait son idole. Il n’a pas eu tort, au fond ; mais, comme toute passion, la passion même de la morale a ses dangers, et à la morale elle-même il faut encore faire sa part, en lui laissant la plus grande et la plus belle ; et c’est ce que Nietzsche a dit, et il ne faudrait que l’approuver très sérieusement s’il n’avait dit que cela.
Ses idées politiques, qui se rattachent très étroitement à ses idées sur la morale, sont très dignes de
Nietzsche entend l’aristocratie ainsi : il y a une caste, cultivée, héréditairement énergique et, du reste, qui a cultivé et qui cultive encore en elle l’énergie. Elle conçoit et elle exécute par elle-même de très belles choses ; elle conçoit et elle exécute par elle-même, et en contraignant la caste basse à l’y aider, de grandes choses : conquêtes, explorations, fondations de colonies, fondations de villes, fondations d’empire, etc. — Au-dessous d’elle, il y a une caste vile, qui n’aime ni la vie artistique ni la vie dangereuse et qu’on laisse ne rien comprendre à l’art ou avoir à soi un art piteux et ridicule, et qu’on laisse ne rien comprendre à la vie dangereuse, mais qu’on associe à cette vie par la force. Des sociétés ont vécu ainsi et ont été les plus grandes de l’humanité et ont fait avancer l’humanité : Athènes, Grèce d’Alexandre, Rome, France de Louis XIV. Voilà les modèles.
Athènes est grande. Elle l’est tant qu’elle est gouvernée par l’aristocratie, je l’accorde ; mais elle n’est gouvernée par l’aristocratie que tant que le peuple est assez aristocrate lui-même pour vouloir être gouverné aristocratiquement ot pour s’associer intimement à son aristocratie dans une pensée essentiellement aristocratique. Sans cela, je voudrais bien savoir ce que l’aristocratie aurait pu faire. Elle eût fait des statues. Elle n’eût fait ni des conquêtes, ni l’hégémonie, ni l’arkè. Quand la cité est tombée, c’est quand le peuple n’a plus été aristocrate et a laissé son aristocratie toute seule ; c’est quand il a dit : « être gouverné par Philippe ou par un Athénien de distinction, cela m’est totalement indifférent. » À quoi, à ce moment, la plèbe ne tenait-elle pas ? À son aristocratie, à la constitution aristocratique de la ville d’Athènes. Elle
Le raisonnement ou plutôt la constatation des faits serait exactement la même pour Rome. La plèbe romaine discutait et disputait avec son aristocratie, sans aucun doute ; mais jusqu’à l’établissement de l’Empire, elle lui restait attachée, puisqu’elle ne la renversait pas, ce qui pour une plèbe est si facile qu’il consiste simplement à ne pas soutenir. La plèbe restait attachée à l’aristocratie et à toutes les conceptions aristocratiques, à tous les rêves de conquêtes et de grandeur, à toute la vie dangereuse de son aristocratie. Comme les grenadiers de Napoléon, « ils grognaient sans cesse, mais ils marchaient toujours »
pour un grand profit national, pour un profit personnel nul, ou à peu près, ce qui est aristocratique essentiellement. — Quand ils ont accepté l’Empire, quand ils ont abandonné le Sénat, c’est que le sentiment aristocratique a fléchi chez eux ; c’est qu’il leur est devenu indifférent d’être gouvernés, non plus par une aristocratie sortie d’eux, jaillie du sol, se rattachant aux vieilles racines de la race, représentant l’ascension lente et régulière du meilleur de
Et le règne de Louis XIV, qu’est-ce qu’il est ? Il est un roi absolu, une aristocratie militaire, une bourgeoisie administrative, un peuple dévoué à son roi et à son aristocratie, et par conséquent essentiellement aristocrate. Ce peuple ne vote pas, n’élit pas, ne se gouverne ni par plébiscites, ni par représentation. Mais il collabore et, certes, activement, au gouvernement aristocratique, en ce qu’il lui obéit et avec ardeur, avec élan et avec passion. Qu’est-ce qu’il veut en se battant comme il se bat et en travaillant comme il travaille ? Il veut que le roi soit grand, que le prince de Condé soit vainqueur,
Et non pas autant que l’autre, le peuple beaucoup plus que l’aristocratie elle-même ; car dans l’aristocrate l’aristocratisme peut n’être qu’un intérêt, et dans le peuple il faut qu’il soit une passion. À la constitution aristocratique, au régime aristocratique, à la vie aristocratique, à la vie brillante et dangereuse qu’a à gagner l’aristocrate ? Beaucoup : richesses, honneurs, gloire, orgueil satisfait. Qu’a à gagner le plébéien ? Rien. « Force coups, peu de gré, la mort à tout propos. » Pour qu’il soit aristocrate, il faut que le plébéien ait la passion aristocratique ; il faut, démarche singulière de la passion, mais qui n’étonne point le psychologue, qu’il jouisse de son sens aristocratique dans le succès des autres, qu’il soit heureux de Condé
— Mais c’est un sophisme ! Vous confondez aristocratisme et patriotisme.
— Je ne les confonds pas. C’est bien eux qui se confondent eux-mêmes. L’aristocratisme est une forme du patriotisme et n’est pas autre chose. Si l’on veut, l’aristocratisme est une forme de l’instinct de hiérarchie et l’instinct de hiérarchie c’est le patriotisme lui-même. Un peuple a le sentiment hiérarchique tant qu’il se considère comme un camp. Tant qu’il se considère comme une armée dans un camp fortifié, il comprend ou il sent (et c’est la même chose pour le résultat, et le sentir est même beaucoup plus fort que le comprendre) que le seul moyen ou de croître ou seulement de subsister est de maintenir énergiquement la hiérarchie, c’est-à-dire l’ossature nationale, l’organisme
Exemple contre moi : l’ardent patriotisme des « patriotes » de 1792, qui étaient d’ardents égalitaires. Réfléchissez et vous verrez ceci, qu’en dehors d’une raison de fait qui est que ces gens-là voulaient repousser « les rois » suspects de vouloir leur ramener des maîtres dont ils tenaient à rester débarrassés, il y a une raison de sentiment, qui est que les patriotes de 1792 prétendaient remplacer les maîtres qu’ils chassaient, prétendaient prouver et se prouver à eux-mêmes qu’ils sauraient faire l’office de maîtres et le faire mieux qu’eux, prétendaient montrer d’une façon éclatante que le peuple de France savait tirer spontanément de lui-même une hiérarchie valant celle qu’il avait détruite. celui qui remplace, au nouveau propriétaire d’un château historique, au nouvel anobli, à l’athée rivalisant, quelquefois, de vertu avec le croyant ; sentiment, du reste, qui ne dure pas, et la démocratie une fois installée et sûre de ses positions et perdant le souvenir de ce qu’elle a remplacé, devient tout naturellement aussi indifférente à l’idée de patrie qu’hostile à l’idée aristocratique et ne voit pas la nécessité de défendre un pays où elle restera ce qu’elle est, qu’il lui appartienne ou qu’il appartienne à un autre, et où, surtout, pour le défendre, on serait forcé de reconstituer une hiérarchie qui ressemblerait fort à une aristocratie, et qui, à dire vrai, en serait une.
Les nations patriotes sont donc toujours des nations aristocrates, et les nations aristocratiques sont des pays où l’aristocratie est aristocrate, mais où le peuple l’est beaucoup plus.
Donc la question est très mal posée par Nietzsche. Il ne faut pas dire : Tout ce qui a été fait de bon et grand dans l’humanité l’a été par les aristocraties ; il faut dire : Tout ce qui a été fait de bon et de grand dans l’humanité l’a été par des peuples, des peuples et non des fractions de peuples, qui étaient aristocrates de la base au faite.
Ainsi s’évanouit, là aussi, en politique comme en morale, cette distinction fondamentale, cette par delà l’aristocratie et la démocratie il y a autre chose qui est, si l’on veut, la Sociocratie. Il y a des peuples qui ont, très fort, l’instinct social. Chez ces peuples l’individualisme est très faible, l’égoïsme individuel très enclin à se sacrifier, réduit à une sorte de minimum ; le citoyen aime à faire de grandes choses communes, de grandes choses par association. Selon les tempéraments éthiques différents, et bien plutôt selon les temps, ces grandes choses communes il les fait en s’unissant étroitement à l’État, en s’absorbant dans l’État, ou il les fait en s’unissant à des corporations, à des associations de citoyens, toutes, du reste, profondément et passionnément attachées à l’État et qui deviennent de l’État les membres solides et les os durs et bien engrenés. De l’une ou de l’autre façon, et de l’une et de l’autre façon le plus souvent, ces peuples pratiquent la sociocratie. Ils ont le sens de l’association, le sens de l’État, le sens social en un mot et le sens du peuple fort. Ils sont de grands peuples ; ils font de grandes choses. Ils conquièrent les autres ou dédaignent de les conquérir. Ils font
En un mot, il ne faut précisément ni aristocratie ni démocratie. La nation idéale est celle où le peuple est aristocrate et où l’aristocratie est démophile.
Ce n’est pas ainsi que Nietzsche a compris les choses. Voilà l’erreur capitale de Nietzsche, erreur qui, comme toutes les siennes, renferme beaucoup de vérité ou est sur le chemin de la vérité, mais qu’encore il importe de redresser.
Et enfin une autre idée générale et essentielle de Nietzsche et par l’examen de laquelle nous terminerons, c’est ce que j’appellerai son idée de dilettantisme. Aussi bien c’est par elle qu’il a commencé et qu’il a fini, et c’est donc par elle qu’on peut clore.
Si Nietzsche est aristocrate, si Nietzsche est immoraliste, si Nietzsche est tout ce qu’il est, c’est qu’il est artiste, c’est que le fond de sa pensée est que l’humanité existe pour créer de la beauté. La philosophie de tout artiste dépend de son esthétique ; celle de Nietzsche en dépend absolument Origine de la Tragédie grecque ; il a fini par dire dans sa Volonté de Puissance, au chapitre de la critique des valeurs supérieures : « Serait-il désirable de créer des conditions où tout l’avantage se trouverait du côté des hommes « justes »
, en sorte que les natures et les instincts opposés seraient découragés et périraient lentement ? C’est là en somme une question de goût et d’esthétique
C’est une question d’esthétique. L’humanité doit être menée par des aristocraties peu affaiblies de morale, ou ayant et pratiquant une morale très particulière, parce que l’humanité est faite pour créer de la beauté.
Je n’en suis pas sûr du tout. L’humanité ne sait aucunement pourquoi elle est faite ; mais il est
Est-ce que, comme il est tout naturel, et comme je n’aurai pas la niaiserie de m’en étonner, Nietzsche ne serait pas tombé, à son point de vue, dans la même erreur ou dans le même excès que les moralistes dans le leur ? Je lui faisais dire plus haut : « La morale prétend être le seul but légitime et permis de l’activité humaine. Est-ce que la science prétend être le seul but de l’activité humaine ? Est-ce que l’art a la prétention d’être le seul but de l’activité humaine ? Ils auraient tort. La morale aussi. »
Eh bien, que l’art doive être le but suprême de l’humanité et qu’il faille lui tout sacrifier, c’est précisément ce que dit Nietzsche très souvent et ce qu’il pense toujours. Il me semble qu’il
L’humanité doit être dirigée et gouvernée par une élite : c’est parfaitement mon avis. Elle doit être gouvernée et asservie rudement par une élite de penseurs, d’artistes et d’hommes énergiques, ces artistes en actions, parce que ces gens-là créent de la beauté, dont la foule ne se soucie point et que la foule ne crée que quand on la force à la produire : ce n’est plus mon avis. Si l’élite ne se donne pas pour but, avant tout, de rendre des services à la foule, de la rendre plus intelligente, plus sage, plus saine, et en définitive plus heureuse, je ne
Homère a dit, sans peut-être bien savoir tout ce qu’il disait :« Les Dieux disposent des destinées humaines et décident la chute des hommes, afin que les générations futures puissent faire des chansons »
. Nietzsche cite cela quelque part et le trouve épouvantable : « Y a-t-il quelque chose de plus audacieux, de plus effrayant, quelque chose qui éclaire les destinées humaines, tel un soleil d’hiver, autant que cette pensée ? Donc, nous souffrons et
Ce Nietzsche est un peu néronien, au moins. Pour dire toute ma pensée, il l’est tout à fait, et la chose qui m’étonne le plus, étant donné qu’il est
Ne quittons pas Nietzsche, après l’avoir tant combattu, sans reconnaître que c’est une très haute intelligence servie par une admirable imagination. N’eût-il que du talent, je le tiendrais déjà pour homme qui a rendu des services au genre humain. Car le talent, même malfaisant, est toujours, je crois, plus bienfaisant que malfaisant. Il devient bienfaisant à la longue, quand le venin s’en est volatilisé et quand le parfum en est resté. Mais même en soi, même à ne considérer que ses idées, je trouve à Nietzsche son utilité.
Et puis il est très bon, il est de première importance que, de temps en temps, que souvent, quelqu’un tasse des opinions humaines, des croyances humaines et des plus enracinées et des plus imposantes une révision complète, absolue, intégrale et radicale. Il est très bon que quelqu’un dise souvent, comme Nietzsche l’a dit : « Accepter une croyance simplement parce qu’il est d’usage de l’accepter, ne serait-ce pas être de mauvaise foi, être lâche, être paresseux ? Et veut-on donc que la mauvaise foi, la
Le fond de Nietzsche, c’est qu’il faut, chacun pour soi, se faire sa morale, se faire son esthétique, se faire sa politique, se faire sa science, et que l’éducation est très bonne, à la condition qu’elle nous donne la force de nous débarrasser d’elle pour nous en faire une.
Le fond de Nietzsche, c’est qu’il n’y a de bonne vérité que celle qu’on a découverte, ni de bonne règle de vie que celle que, loyalement et avec effort, on s’est créée.
Le fond de Nietzsche, c’est ceci : « Il n’y a pas d’éducateurs. En tant que penseur on ne devrait parler que d’éducation de soi. L’éducation de la jeunesse dirigée par les autres est, soit une expérience
Le fond de Nietzsche, c’est que l’homme a le devoir de se faire des idées personnelles, parce que seules les idées personnelles ont la consistance qu’il faut pour nous soutenir, et parce qu’on ne s’appuie fortement et solidement que sur soi-même.
En cela il a raison, et sa leçon est bonne et bon même son exemple. C’est pour cela que — outre le plaisir exquis souvent, pervers quelquefois, qu’on prend à le lire — on tire encore un singulier profit d’avoir lié commerce pour quelque temps avec ce « don Juan de la connaissance » et cet aventurier de l’esprit.