Couvertures supérieure et inférieure manquantes
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PRtiCURSNUUS & R1ÎV0LTRS
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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR 1
Lks grands Initiés. Esquisse de l'histoire secrète d2s religions. Rama. Krishna. – Hermès.
Moïso. Orphée. – Pythogore, – Platon.
Jcsus. 6" édition, 1 fort volume ir.-16 3fr.£0 Sancutairks d'Oriknt. – Egypte, Grèce, Palesline, 1 volume ln-8» 7fr.6O l.TS CRANM'S l.fctM>K8 ne FRANCE. – Les légCndCS de l'Alsace. – La Grande Chartreuse. – Le
mont Saint-Michel et son histoire. Les légendes
de la Bretagne et le génie celtique. 3e édition.
i volume in-16 3fr.5O I.K IRAMK MISICAI.. RlCIlAKD \VaGNEK, son CCUVre et son idée. – Nouvelle édilion, volume in-16. 3 fr. 50 IIirto'rk w iiramk musical. – '§' édition. 1 volume in-10 .• 3fr.5O Sol\k.mks sih Richard Waosf.r. – La Première de d 1 Tristan et hcuU. Droch. in-16. 1 fr. o L'Anck kt ia SriiiNGK, roman, 1 volume in-16. 3 fr. 50 Lk Doihi.k, roinan,l volume în-16 3fr, 50 Lk TiifATRK de l'amk (lr0 série). Les Enfants de Lucifer, drame antique. – La Soeur gardienne,
drame moderne. 1 volume in-16. 3 fr, 50 l.r: Tuf aire i>e l'amk (2e série). La Roussalka (drame moderne). L'Ange et la Sphinge
(légende dramatique). 1 volume in-16 3fr.50 Histoire du Lifo ou la Chanson populaire en Alle- magne. Nouvelle édition précédée d'une étude sur
le Révçil de la poésie populaire en France. 1 vol.
in-16. 3fr.5O L\ Yje mystjqvp, 1 volume in-16 3fr,50
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Edouard saiiuitâ
}J récurseurs
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G et
Kevoltes PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN & C!o, LIBRAIRES -ÉDITEURS 35, QUAI DES ORANDS-AVCUSTI NS, 35
1904
Tous droits r<5sorv(!s ï
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A Paul PLAT.
Vous souvient-il de notre rencontre au musée Gustave Moreau ? Nous ne nous étions jamais vus, mais un même élan d'enthousiasme, vers le grand artiste trop souvent méconnu, nous fit amis pour la vie en un seul jour. Ces études se terminent par un essai sur le maitre hautain et subtil qui nous joignit, après sa mort, d'un lien mystérieux et sûr. Je vous les offre en souvenir de cette heure émouvante et lumineuse. Car elle contenait en germe toute notre amitié et tout notre espoir pour une renaissance idéaliste de l'art français.
E. S.
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AVANT-PROPOS
Il y a dans chaque siècle un certain nombre d'esprits qui appartiennent plus au siècle suivant qu'au leur et qui, par cela même, apparaissent à leurs contemporains sous l'aspect d'inquiétants étrangers. Ils reçoivent, comme un jet intense et subtil, le premier influx des sentiments et des idées dont l'invisible océan, suspendu dans les airs, inondera le monde cinquante ou cent ans après leur mort. Shakspeare dit que les grands événements projettent devant eux leur ombre avant que leur présence n'ébranle l'univers de leur fracas. Eh bien, les hommes de cette catégorie ont vu cette ombre dessiner sur leur chemin des formes mobiles et fantastiques. Ils en sont restés plus grands et plus seuls, à jamais marqués d'un signe d'élection et de réprobation.
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Qoand je songeai à réunir les études contenuès dans ce volume et publiées à de longs intervalles, je m'aperçus qu'il y avait entre elles ce lien caché mais profond. Les poètes, les penseurs et, les artistes, qui m'avaient successivement attiré à diverses étapes de ma vie, rentraient tous dans la tragique famille des précurseurs et des révoltés. Une irrésistible affinité élective m'avait guidé vers eux. J'admirais davantage d'autres génies ceux-là remuaient mes profondeurs intimes par leur mystère douloureux.
La vie et l'œuvre de Shelley, qui chercha éperdûment le divin dans la nature, retentissent aujourd'hui à notre oreille comme un majestueux prélude à toutes les symphonies panthéistes que devait chanter l'âme orageuse et troublée du xix' siècle, traversée de tant de rayons et de tant de ténèbres. Nietzche, dont l'individualisme effréné abou- tit à un athéisme épileptique et à sa propre destruction, est le père sinistre et grave de tous les anarchistes de la pensée. Le cas de cette nature puissante mais dévoyée est, à mes yeux, l'un des exemplaires les plus frappants de la maladie intellectuelle que le Xix' siècle
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lègue au xx\ j'entends de la conception matérialiste de l'homme et de l'univers. Car Niètzche, dans son orgueil intransigeant, dans sa fureur contre Dieu, le Divin et l'Idéal, en arriva à la même conclusion que Haeckel, le disciple outré de Darwin, à savoir que l'idée de l'âme, en laquelle nous autres, partisans du spiritualisme évolutif et transcendant, nous plaçons toutes les ressources et toutes les espérances, est « une régression vers l'état sauvage ». Néanmoins, par ses critiques incisives du temps actuel comme par ses revendications hardies, Nietzche prouve que désormais toute religion et toute philosophie qui ne s'adressera pas aux énergies de l'individu et aux profondeurs de la conscience, sera une philosophie et une religion mort-née. Par contre, la poétesse italienne Ada Negri, pousse le cri éloquent et terrible du peuple opprimé par l'industrie moderne. Elle prouve, contre. Nietzche, que l'individualisme le plus fier ne parviendra pas à étouffer cette voix, et que toute doctrine, toute institution, tout art, qui négligera le principe de la solidarité humaine, demeurera impuissant.
Derrière « les souffrants » viennent « les
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chercheurs d'avenir ». Parallèlement à Nietzche, Ibsen, l'individualiste transcendant du drame moderne, cherche en son Théâtre 'de combat le salut social par la sincérité de la conscience et l'énergie de la volonté. -=- Parallèlement à Ada Negri, Maeterlinck entrevoit une vie et un art nouveaux dans la pitié et dans la possible pénétration des âmes jusqu'à ce jour séparées par des cloisons étanches. Enfin voici venir quelques esprits prophétiques et véritablement voyants. Destinée tragique et sublime, celle de la grande cantatrice allemande, Wilhelmine Schrœder-Devrient. Elle nous montre une prêtresse consciente de l'art libérateur et sauveur, une prophétesse de théâtre, telle que le monde n'en avait pas vu avant elle. – Dans sa Renais*sance, Gobineau esquisse avec les figures de Îrîichel-Ang'e et de Vittoria Colonna un tableau saisissant de la réforme de l'art par la vie intérieure, tandis que Gustave Moreau, en son œuvre înég'ale mais d'immense portée, ébauché un essai magnifique d'épopée picturale où triomphe le principe régulateur et synthétique de l'évolution et de la hiérarchie des âmes.
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Toutes ces personnalités nous présentent donc, sous la forme pathétique de la vie vécue el de l'œuvre créée, quelques-uns des problèmes essentiels qui nous obsèdent. Problème philosophique et religieux, problème social, problème du théâtre idéaliste, problème de l'art et de sa mission. Aucun de ces précurseurs ou de ces révoltés n'a renversé les obstacles, qui se dressent entre nous et les réalisations désirées comme des montagnes en apparence infranchissables, mais ils indiquent des sentiers qui les traversent. Hommes ou femmes, ils ont le regard clair et le sourire douloureux. Ils se rangent au groupe des solitaires radieux et farouches, qui ont reçu le don de seconde vue et qui expient, par une sorte de proscription, le dangereux privilèg'e de vivre dans le futur.
On trouvera ici leur portrait fidèle et la quintessence de leur pensée. Je les offre à ceux qui aiment à chercher le présent dans le passé et l'avenir dans le présent.
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PRÉLUDE AU XIXe SIÈCLE
LA VIE ET L'ŒUVRE DE SHELLEY
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LE POÈTE PANTHÉISTE DE L'ANGLETERRE I
LA VIE DE SHELLEY
Le nom de Shelley a été souvent prononcé en France. L'ami et le compagnon Intellectuel de lord Byron nous est resté connu surtout par sa mort précoce et tragique sa vie et ses œuvres ont aussi fait l'objet de plusieurs études remarquables (1). On peut dire cependant que cette vie n'a pas encore été pénétrée dans son intimité, ni les œuvres du poète comprises selon leur véritable importance et reliées par l'idée qui les domine. La raison en est simple. Sans parler des difficultés de langue qui rendent l'auteur d'Alastor et du Promèthèe délivré "peu accessible aux étrangers, et des subtilités de sa pensée, qui tiennent à distance la plupart de ses compatriotes, il faut avouer que Shelley est et sera toujours le favori d'une (1) Depuis que cette étude a paru dans la Revue des DeuxMondes du 1er et du 15 février 1877, de nombreux travaux ont contribué ft faire mieux connaître Shelley en France, notamment les belles pages de Gabriel Sarrazin dans sa Renaissance de la poésie anglaise.
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élite. Il a dédaigné la foule, et la foule ne l'a point approché il a fui le monde, et le monde ne l'a point suivi dans sa fière solitude. Il n'a connu que le culte du vrai, l'ivresse du beau, la passion de l'infini n'est-ce point assez pour que les beauk esprits de tous les temps l'ignorent ou l'évitent respectueusement? Sans doute les mânes du songeur étrange qui sombra si mystérieusement dans la mer ligurienne s'inquiéteraient peu de cet oubli ou de cette négligence, car autant il aima la vérité d'ardent et candide amour, aussi peu se souciat-il du bruit et de la gloire. Reconnaissons cependant que l'Angleterre, qui a fort, détesté et calomnié Shelley de son vivant, lui a rendu justice depuis. Ses penseurs les plus élevés, ses écrivains les plus éminents l'ont placé depuis longtemps à côté et même au-dessus de l'auteur de ChildeHarold et de Don Juan, Qu'y a-t-il de fondé dans ce retour tardif de la renommée? L'influence de Shelley doit-elle se borner à l'Angleter:re, Ou est-il destiné a prendre place comme son grand ami dans cette littérature universelle dont Gœthé, mourant saluait la naissance, et qui continuera, il faut l'espérer, à planer au-dessus de nos luttes comme le génie inspirateur de notre civilisation Puisque le goût de la poésie philosophique semble naître parmi nous, le moment est peut-être venu d'étudier à fond et de nous donner une vive image dé celui qu'on pourrait appeler le poète de la pensée moderne, et qui fut en même temps une des plus belles imaginations du siècle. Lorsqu'on aborde la lecture de Sheltéy dans l'élégante et séduisante édition de M. Rossetti, on
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croît d'abord avoir rencontré un de ces talents de fantaisie descriptive à la façon de Spenser, dont l'Angleterre est assez prodigue. En feuilletant ces pages,' on a la sensation de rentrer dans une forêt plus merveilleuse que la forêt de Brocéliande. C'est la même féerie de verdure, de floraisons et de visions. Tout y ondoie, scintille et frémit d'une vie intense, les fleurs multiformes et multicolores dont les calices et les pétales tremblent d'une sensibilité féminine, jusqu'aux grands arbres chargés de lichens et aux antres d'où s'échappent des voix prophétiques. Ce qui augmente notre étonnement, c'est qu'ici les savoureuses et luxuriantes frondaisons du nord s'illuminent des splendeurs du ciel d'Italie, ou s'empourprent des feux du soleil d'Orient. Il y a aussi des êtres humains dans ces parages, et nous sommes frappés de leur beauté étrange, mais nous avons peine à les reconnaître pour nos semblables. Ces femmes pôles et ravissantes, aux yeux passionnés, au sourire fuyant comme des reflets de lumière sur l'herbe agitée par la brise, ces amants saisis d'extîiss et si perdus dans leur mutuelle contemplation qu'ils ne voient rien de ce qui les entoure, ces hommes au front ravagé par la méditation, ces vieillards au regard visionnaire, tous ces personnages sont bien vivants, mais non de la vie commune. Ils semblent formés de chairs plus transparentes, tissés d'une essence plus subtile, nourris. d'un air éthéré. En même temps, vous sentez dans cet ample flot d'images, dans la vaste musique toujours grandissante qui s'échappe des vers du poète, un désir impétueux d'embrasser
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l'univers, de pénétrer ses secrets insondables. Il vous emporte par le labyrinthe des forêts, les sauvages anfractuosités des montagnes à travers les miracles de l'atmosphère jusqu'aux éblouissements infinis de la mer. Dans sa course rapide, le songeur voudrait s'enfoncer, dirait-on, dans l'abîme ouvert de la nature et s'y noyer avec vous jusqu'à la perte de la conscience.
Si vous croyez être dupe d'une vaine fantasmagorie ou d'une hallucination dangereuse, il est temps de vous arrêter. Si vous regrettez la très incontestable réalité dans laquelle nous avons l'honneur de vivre, si en telle compagnie vous soupirez après les types curieux que nous coudoyons sur nos trottoirs ou dans nos salons, et que nous avons le plaisir de retrouver le soir sur nos théâtres, alors fermez le livre pour ne plus le rouvrir; Shelley n'a rien à vous dire. Mais si le rêve du poète vous a fasciné, si l'énigme de sa vie vous intéresse, si vous avez rencontré dans vos propres songes des êtres semblables à ses. créations, familiarisez-vous avec les régions où il vous promène si magnifiquement, et sous l'inépuisable végétation de ses images vous découvrirez bientôt des pensées lumineuses comme ces lacs à demi ensevelis sous des berceaux de feuillage, aux bords semés de fleurs rares, où traînent des plantes aquatiques et qui, loin de tout oeil humain, réfléchissent l'immensité de l'azur. Ne vous lassez point encore. Lisez ses oeuvres complètes, sa correspondance, ses essais, dans hv grande édition que nous devons aux soîn& de Mme Shelley, pénétrez dans l'intimité de sa vie,
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dans le secret de son travail, et vous trouverez dans cette âme ingénue une grande force de pensée, de surprenantes profondeurs de mélancolie, toutes les tristesses, toutes les luttes intérieures de l'homnio moderne; mais en même temps vous verrez qu'il a vaincu sa souffrance à l'exemple de tous les grands. Car au-dessus des sombres désespoirs de son âme il a su élever, comme un monument immortel de son génie et de sa foi, l'affirmation de l'homme idéal et de l'humanité régénérée. – Oui, Shelley, honni de son temps, à peine deviné par ses meilleurs amis, nous apparaît aujourd'hui comme un de ces malheureux et bienheureux solitaires, qui, pénétrés des aspirations inconscientes de leur époque, sont par là même eh contradiction flagrante avec la société qui les environne. Ils demeurent un mystère pour leurs contemporains et vivent dans le cercle magique de leurs rêves comme dans une île escarpée et inaccessible. Privés de l'hommage des vivants, ils jouissent d'un privilège autrement enviable, puisqu'ils habitent une région supérieure aux vicissitudes du siècle. Par l'âme de leur pensée ils sont de tous les temps, car ils se rattachent à tout ce qu'il y a de plus noble dans le passé, comme ils annoncent ce qu'il y a de plus beau dans l'avenir.
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Percy Bisshe Shelley naquit le 4 août 1792 à Field-Place (Sussex), résidence de son père,.M. Thimothy Shelley. Cette famille distinguée, qui remonte assez haut dans les annales de la noblesse britannique, est représentée encore aujourd'hui par un pair (lord de l'Isle and Duldey) et par deux baronnets dont l'un, sir Percy Florence, est fils du poète. Elle appartenait alors aux meilleurs rangs de cette gentry qui est le véritable réservoir de l'aristocratie anglaise. L'aîné d'habitude demeure gentilhomme campagnard, les cadets se font marins ou soldats, genre de vie qui conserve la vigueur du sang, l'empêche de s'abâtardir par l'habitude du négoce et du lucre. Dans cette caste, on peut devenir paresseux, original ou maniaque, mais, bourgeois difficilement. Le grand-père de Shelley était un de ces excentriques inabordables et passa les dernières années de sa vie dans une retraite absolue à Horsham. Le père, par contre, était un vrai gentilhomme campagnard assez aimable, mais violent, whig en politique et particulièrement attaché à la famille Norfolk. Percy, l'aîné de quatre filles et d'un frère, tenait plus de son aïeul que de son père, avec lequel il
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ne s'entendit jamais. Il passa son enfance à la maison et à l'école voisine du village de Warnham, puis à Sion-IIouse-School, à Brentford. C'est là qu'il ressentit pour la première fois le dur contact de la réalité. Le maître était un rude Écossais, les enfants de grossiers campagnards. Le. jeune Percy, d'une sensibilité frémissante, souffrit cruellement de la férule du maître et de la brutalité de ses camarades. Dans la dédicace d'un de ces poèmes, il rappelle le jour et l'heure où son esprit précoce s'éveilla au choc de. ces impressions douloureuses. « A l'aube d'une fraîche journée de mai, je me promenais sur l'herbe étincelante de rosée, pleurant sans savoir pourquoi, quand 'entendis s'élever les voix stridentes de la salle d'école. Elles me semblèrent l'écho d'un monde de douleurs. Joignant les mains, je regardai autour de moi; mais il n'y avait personne à mes côtés pour se moquer de mes yeux ruisselants qui laissaient tomber leurs gouttes chaudes sur le sol ensoleillé. Et, sans honte, je dis: – Je veux être juste, libre et bon, si ce pouvoir est à moi, car je suis las de voir l'égoïste et le fort tyranniser sans reproche et sans frein le faible. – Je refoulai mes larmes, mon cœur se calma, et je devins doux et hardi. » Doux et hardi, le caractère de Shelley est dans *es deux mots. Ce mélange de mansuétude et de fermeté, l'alliance de cette sensibilité extrême avec cette pensée qui ne recule devant rien et devient à un moment donné une arme tranchante contre l'hypocrisie et la bassesse, voilà son trait originaire et distinctif.
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Ce fond d'énergie et de révolte, voilé durant l'enfance, éclata chez l'adolescent. A quinze ans, il entra au Collège d'Eton et refusa avec Indignation de se soumettre aux humiliations du fo-gging-- system. C'était se marquer lui-même d'un signe de réprobation et se mettre au ban de ses condisciples mais Shelley, quoique d'une complexion délicate, était de ces esprits que rien ne plie ni ne brise. La volonté donne aux natures nerveuses un ressort d'acier. Toute l'école s'était tournée contre lui il soutint la guerre jusqu'au bout. Heureusement qu'il trouva un protecteur et un guide en la personne du docteur James Lind. Cet homme savant poussa l'esprit du jeune écolier aux sciences naturelles, le passionna pour les expériences de chimie. Souvent il quittait la nuit le dortoir de ses camarades, où il ne rencontrait guère que les railleries et les insultes, pour se glisser dans le laboratoire du docteur et manier l'alambic avec l'ardeur fiévreuse d'un alchimiste. Ce goût fut passager Shelley avait l'esprit trop idéaliste pour trouver une satisfaction durable dans une science qui s'en tient à l'analyse de la matière et qui ne surprendra jamais la vie qu'après l'avoir tuée.
A force de veilles et d'études de tout genre il eut une fièvre qui affecta le cerveau. Son père le crut fou et voulut le mettre dans une maison de santé. Par bonheur, le docteur Lind, accouru en hâte à Field-Place, put guérir son élève. Revenu à Eton, il continua de vivre en lutte avec ses camarades. La guerre acharnée qu'on lui fit ne peut être attribué qu'à son indépendance et à
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une délicatesse qui se dérobait à toute grossièreté, car Shelley fut plus tard le plus aimable, le plus tolérant et le plus généreux des amis. Il paraît cependant qu'il perdit patience sous les persécutions de ces collégiens enragés, et qu'un beau jour, attaqué à l'improviste par un de ces insolents boxeurs, il lui donna un coup de canif dans le bras. Chassé de l'école pour ce fait, il entra peu après à l'université d'Oxford. Là, du moins, il put mener une vie tranquille. Il conquit l'estime de ses maitres par un travail assidu, des habitudes actives, les goûts les plus simples et des mœurs très pures., Mais bientôt la hardiesse ingénue de sa pensée devait lui susciter un ennemi plus redoutable que ses rudes compagnons de classe, je veux dire l'opinion publique. Par réaction contre l'esprit autoritaire qu'il voyait régner autour de lui, il avait accepté avec enthousiasme les idées révolutionnaires venues de France, qui ébranlaient alors le sol de l'Europe comme un sourd tremblement de terre. Il était à cet âge naïf où l'on croit pouvoir réformer le monde d'un trait de plume, et les institutions religieuses lui semblaient l'incarnation de toutes les tyrannies; il voyait dans leur abolition l'affranchissement de l'humanité. Un de ses condisciples, Thomas Jefferson Hogg, partageait ces idées. Sceptique, froid et railleur, il n'avait rien de l'enthousiasme de Shelley; ils ne se rencontraient qùe dans la négation, mais cela suffît pour en faire des amis et des collaborateurs. Hogg devint le Méphisto de ce jeune Faust et le confident de ses publications subversives. Shelley
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fit imprimer à Oxford un petit syllabus anonyme qu'il intitula la Nécessité de l'athéisme. Il le fit circuler avec des lettres sans signature où il disait avoir reçu le pamphlet et ne pouvoir le réfuter. Le scandale fut grand. Shelley, soupçonné et cité devant les autorités universitaires comme l'auteur supposé de l'opuscule, fut sommé de le reconnaître ou de le renier. Il refusa l'un et l'autre et fut expulsé de l'université comme il l'avait été du collège. Hogg, son confident, eut le même sort.
C'est à cette époque que Shelley fit la connaissance de Harriet Westbrok fille d'un hôtelier retiré des affaires. Shelley venait dans la maison du père et inspira à la jeune fille des idées fort au-dessus de son entourage. Quelque temps après, le jeune homme se trouvant en visite chez un cousin dans le pays de Galles, Harriet noua avec lui une correspondance, où elle se plaignait des persécutions dont elle était l'objet dans sa famille et lui demandait ouvertement sa protection. Revenu à Londres, Shelley, ému de la condition pénible et de l'affection croissante de la jeune fille, s'enfuit avec elle $ Edimbourg, où il 1 épousa, en 1814. Les rapports intimes de Shelley avec sa première femme sont mal éclaircîs. Il n'est pas prouvé qu'il l'ait aimée à proprement parler. L'attachement était vif du côté de Harriet, que l'on peint comme une jeune fille franche, jolie et aimable, mais bien des circonstances contribuèrent à affaiblir leur lien la différence d'éducation d'abord, puis la famille de Harriet, qui parut spéculer sur la fortune d'un
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futur baronnet. Cependant Shelley ne songeait pas à une séparation, lorsqu'en 1814 il rencontra Mary Wollstoncraft Godwin, fille d'un écrivain connu et alors âgée de seize ans. Il en tomba éperdûment amoureux, renonça à tout accommodement avec Harriet et offrit ses hommages à Mary Godwin, qui les accueillit favorablement. Après avoir pris les mesures nécessaires pour assurer l'existence de Harriet, il partit avec Mary pour un voyage sur le continent. Les relations sur les destinées ultérieures de Harriet sont écourtées et insuffisantes comme celles sur son mariage. Elle retourna d'abord chez son père, puis trouva un autre protecteur, mais à la suite de complications pénibles elle eut recours au suicide, pour lequel elle avait toujours eu un penchant. En automne 1816, Shelley, revenant de Suisse, apprit que Harriet Westbrock s'était noyée en se jetant dans la Serpentine. Quoiqu'il ne fût pas la cause directe de cette mort, elle lui donna une secousse terrible. Il tomba pour longtemps dans une tristesse morne et muette l'impression de ce coup le poursuivit jusqu'à la fin de sa vie. Son degré de culpabilité dans l'affaire de la séparation demeure aussi problématique que les circonstances et les personnages en jeu; mais il est probable que ce dénouement lugubre continua à entretenir dans son cœur cette mélancolie intense que nous trouvons comme une goutte amère au fond de la coupe enivrante de sa poésie. – Après la mort de Harriet, Shelley épousa Mary Godwin. Leur union fut des plus heureuses. Il trouva de tout point en elle la digne compagne
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de sa vie et de ses travaux. Leur intérieur, égayé de plusieurs enfants, fut charmant, au dire de leurs amis. C'eût, été le bonheur et la paix, si le bonheur était possible aux âmes dévorées de la soif de l'inrïni et la paix aux esprits tourmentés des plus hauts problèmes de la pensée.
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Nous voici parvenus à une des époques les plus intéressantes de la vie du poète je veux parler de sa rencontre avec lord Byron à Genève et de l'intimité qui s'ensuivit. En mai 1816, Shelley. quitta l'Angleterre et alla passer quatre mois en Suisse avec Mary Godwin et sa sœur miss Clairmont, fille d'un précédent mariage de M. Godwin. II? traversèrent la France et le Jura et allèrent s'établir à l'hôtel Séchéron à Genève. Lord Byron y vint quinze jours après. C'était la première fois qu'ils &e rencontraient. L'auteur du Giaour et du Corsaire, alors âgé de vingt-huit ans, était à l'apogée de sa gloire; Shelley, plus jeune de quatre ans, était à peine connu. Il avait envoyé quelque temps auparavant sa Reine Mab, poème vaporeux et juvénile, à l'illustre poète, et celui-ci en avait admiré les premiers vers. Leur connaissance se fit sur un pied de parfaite égalité. Byron le pessimiste fut gagné dès l'abord et comme subjugué par la noblesse du caractère de Shelley. Dans sa carrière mondaine, il n'avait pas encore' rencontré tant de droiture, de candeur et de désintéressement, ni cette force d'âme jointe à cette supériorité d'esprit. Or les hommes vraiment sincères avaient le don de désarmer
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Byron, ils faisaient taire en lui le démon de l'ironie et du doute pour réveiller la grande âme qui respire si puissamment dans sa poésie. Shelley lui plut dès l'abord, l'intéressa, le charma. Ils se lièrent intimement, se virent tous les jours, et l'on peut croire que ces quatre mois passés en commun près/ du plus beau des lacs, dont la magie s'environnait du luxe d'un printemps enchanteur, furent pour tous deux une saison heureuse, une halte reposante dans leur vie agitée. Mais pour mieux comprendre l'intérêt de cette rencontre, le charme de cette amitié subite entre les deux exilés volontaires qui tous deux fuyaient le monde, rappelons-nous les circonstances qui venaient de rejeter Byron dans sa vie d'aventures et tâchons de fixer en quelques traits la physionomie des deux poètes à èe moment de leur carrière.
Si l'âge se mesure non aux années maïs à l'expérience des choses vécues, Byron portait déjà le poids de dix vies. L'Ecosse,- l'Angleterre, l'aristocratie, la vie de Londres sous tous ses aspects, l'Espagne et la Grèce, *-– plaisirs, passions, souffrances précoces, luttes de l'ambition, gloire littéraire, il avait traversé tous ces 'inondes d'une course rapide en les pénétrant à fond.- Mais il entrait alors dans la crise décisive de sa vie.. Sa femme (miss Milbanke) venait de rompre publiquement avec lui, et l'on sait le scandale" que cet éclat fit en Angleterre. Jamais peut-être un tel cri de réprobation ne s'était élevé contre un membre de l'aristocratie anglaise. Les deux parties se renfermant dans un silence absolu,
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l'imagiration du public se donna libre carrière. Les journaux commencèrent la campagne, les libelles et les caricatures l'achevèrent. Le fameux air' de la Calomnie du Basile de, Rossini pourrait seul donner une idée de la tempête furieuse qui se déchaîna en quelques semaines contre le plus choyé des poètes, contre l'enfant gâté de l'opinion. Les détails de cette histoire sont obscurs, mais le fond s'en devine aisément. Malgré l'affection réelle et profonde que Byron semble avoir eu pour sa femme, il ne put jamais se plier aux habitudes d'une vie régulière, ni surtout aux exigences du monde et à l'étiquette inflexible de l'aristocratie. Son génie vivait de mouvement, de liberté, d'orage; il mourait dans le repos « comme le faucon dont on a coupé les ailes et qui ensanglante sa poitrine aux barreaux de sa cage. » Ajoutons la vive antipathie qù'il éprouvait pour sa belle-mère, pédante et formaliste, et l'on conçoit que cette incompatibilité d'humeur ait établi entre lui et sa femme une lutte d'orgueil qui devait finir par une rupture. Je n'aurais pas insisté sur cet événement, s'il ne nous faisait toucher le fond même de la nature de Byron. C'est un homme à double face; tour à tour on n'a voulu voir que l'une d'elles, mais ce n'est que de cet antagonisme que jaillit le secret de sa destinée. Lisez sa correspondance, surtout celle de sa première jeunesse, vous verrez le. plus hautain des fanfarons, le poseur le plus accompli. Un esprit à tout rompre, une ironie sans frein, un orgueil sans mesure, une préoccupation incessanté de soi-même et de l'effet produit, en somme, le
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ton d'un parfait dandy qui se moque de son rôle, mais le joue en virtuose. Ouvrez par contre l'un de ces immortels poèmes comme Childe-Harold, Manfred, Caïn, quelle autre atmosphère, quelle profondeur de pensée sous cette splendeur d'imagination, quelle sincérité fière, quelle sympathie ardente pour l'humanité", quelle superbe et natu relie familiarité avec tout ce qui est grand et beau! Ici plus de masque et plus de barrière; nous voguons à ciel ouvert et à pleines voiles sur le libre océan de la vraie poésie, où les nations ne sont que des rivages et les siècles que des heures. Quelle est l'énigme de cette contradiction ? C'est qu'il y eut en effet deux hommes en Byron, l'homme du monde avec toutes ses prétentions et toutes ses vanités, et le grand poète pherchant l'expression de l'homme libre et vrai, et qui, .'ayant conçu, aspirait à le devenir. C'est parce qu'il sentait en lui cet être meilleur, qu'il souffrait dans le monde une gène intolérable. Mais l'ambition et le goût du plaisir l'avaient rejeté mainte fois au plus fort du tourbillon. La lutte sourde qui se déclarait alors en lui se terminait toujours par quelque éclat. Sa crise domestique, qui eut un retentissement européen, le brouilla pour toujours avec la société dont il supportait si impatiemment le joug. Si le mari eut des torts graves, il faut avouer que le poète gagna singulièrement à cette rupture complète et définitive; elle le relança pour toujours dans la solitude et la liberté absolue qui semblait son air natal, où il redevenait toujours lui-même et où son génie devait prendre son plus magnifique essor.
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D'abord, il est vrai, il fut atterré, car il ne s'attendait nullement à ce dénoûment. Quand lady Byron, revenue chez son père, eut déclaré formellement à son mari qu'elle ne retournerait plus au foyer conjugal, cette nouvelle le frappa. comme un coup de foudre. Son amour très vrai, son orgueil plus grand encore en furent également atteints une barrière infranhissable venait de s'élever entre l'époux et la femme, entre le père et la fille d'un jour à l'autre il était mis au ban de la société, honni par la clameur publique et réduit à son foyer désert. Mais Byron ressemblait au moral à son aïeul Jack-MauvaisTemps, ainsi surnommé par les matelots parce qu'il ne pouvait aller en mer sans essuyer une bourrasque et qui néanmoins échappa à je ne sais combien de tempêtes, plus un naufrage. Impatient et irascible en temps ordinaire, ce rude marin devenait dans la tempête d'un calme étonnant. Son petit-fils Gordon était de même. La douleur était son inspiration, l'adversité son élément, elle centuplait ses facultés. Il avait besoin de lutter pour vivre, de souffrir pour produire. Il tint donc tête à l'orage avec sang-froid, en refoulant sa douleur et son ressentiment, mit quelque ordre dans ses affaires et s'embarqua de nouveau pour le continent en disant à l'Angleterre un éternel adieu. Once more upon the waters yet once more! s'écrie-t-il en s'embarquant « Encore une fois sur les flots oui, encore une fois Les vagues bondissent sous moi comme un cheval qui sent son cavalier. Bienvenu soit leur mugissement et rapide leur course où
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qu'elles me guident! 1 » Il vint en Suisse en remontant le Rhin. Peu après son arrivée à Genève, il loua la villa Diodati. Le temps qu'il passa dans ce séjour paisible et ravissant fut pour lui une époque de recueillement et de méditation intense. Il ressentit alors pour un moment ce calme bienfaisant qui s'empare de l'homme lorsqu'il s'élève au-dessus de sa destinée individuelle pour identifier la meilleure partie de son étre avec les vérités éternelles. Le contraste du « clair et placide Léman » avec le monde violent d'où il sort est pour lui un doux avertissement « d'oublier les eaux troublées de la terre pour une source plus pure ». Son murmure lui semble « la voix caressante d'une sœur qui lui reproche ses plaisirs effrénés ». C'est -là, on peut le dire, qu'il rentra pour la première fois jusqu'au fond de lui-même, qu'il rassembla ses forces pour les merveilles qu'il allait jeter coup sur coup dans le monde étonné, avec une rapidité et une profusion dont la littérature n'offre pas d'autre exemple. Quelques poésies détachées reproduisent comme en un miroir limpide les ombres et les lumières qui sillonnaiënt alors cette âme orageuse. Il y a un mélange d'amertume, de regrets et de résignation dans les stances si tendres adressées à sa sœur Augusta, à laquelle il parle comme à son esprit tutélaire. Quant au monde qu'il vient de quitter, il ne lui apparaissait plus que comme un peuple de fantômes les absents lui semblaient aussi loin que les morts. Un fragment inachevé nous fait jeter un coup d'œil en des profondeurs de mélancolie et de
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doute scrutateur, comme une fente ouverte sur un noir abîme « Qu'est-ce que la mort ? – Le repos du cœur ? le tout dont nous faisons partie ? car la vie n'est qu'une vision, – il n'y a de vie pour moi que ce que je vois des êtres vivants, et cela étant, les absents sont les morts qui viennent troubler notre tranquillité, étendre autour de nous un lugubre linceul et mêler de douloureux souvenirs à nos heures de repos. » Ici déjà le poète, replié sur lui-même, se tourne vers les sources du merveilleux, vers le sombre audelà. C'est alors que se dessinent en lui les premiers linéaments de cet étonnant poème de Manfred, le plus grand, le plus insondable peutêtre qui soit sorti de ses veilles douloureuses, type de son être intime, énigme de cette âme puissante qu'aucun homme, qu'aucune femme n'avait déchiffrée. J'ai dit que l'homme en Byron avait deux faces opposées, j'ajouterai que le poète en a trois fort distinctes. Tourné vers le monde moderne, il se nomme don Juan tourné vers l'histoire et l'humanité, il est Childe-Harold tourné au dedans, vers l'éternel problème de la destinée et le monde invisible, il devient Manfred. De ces trois incarnations successives et de plus en plus intenses de son génie, la première est mondaine, la seconde sérieuse, la troisième tragique.
Complétons cette esquisse morale par la physionomie extérieure de Byron. Le portrait suivant est de la comtesse Albrizzi, qui le vit peu de temps après à Venise. Ce pastel délicat et vif est caressé d'une main féminine. « Peu servirait de s'appesantir
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sur les naturelles beautés d'une physionomie dans laquelle brillait l'empreinte d'une âme extraordi- naire. Quelle sérénité sur son front orné des plus beaux cheveux châtains, soyeux, bouclés et disposés avec un art qui faisait ressortir ce que la nature a de plus attrayant Quelle variété d'expression dans ses yeux Ils étaient de la teinte azurée du ciel, d'où ils semblaient tirer leur origine. Son col, qu'il avait coutume de découvrir autant que le permettaient les usages du monde, était fait au moule et d'une grande blancheur. Ses mains étaient aussi belles que si elles avaient été formées à plaisir sa taille ne laissait rien à désirer, particulièrement à ceux qui trouvaient plutôt une grâce qu'un défaut dans une certaine ondulation légère et douce que prenait toute sa personne quand il entrait dans un salon. Sa physionomie semblait paisible comme l'océan par une belle matinée de printemps, et de même elle se bouleversait si une passion, une pensée, un mot, un rien troublait son âme. Soudain ses yeux perdaient toute leur douceur et lançaient de tels éclairs qu'il devenait difficile de soutenir ses regards. A peine aurait-on cru possible un si rapide changement; mais il fallait bien reconnaître alors que l'état naturel de son esprit était la tempête. »
Il y avait un contraste absolu entre le teaîpérament fougueux de ce brillant séducteuç en qui la fine sensualité et la grâce mondaine se fondaient aux plus hautes qualités de l'esprit et l'étrange apparition du jeune Shelley, d'une beauté rêveuse et purement intellectuelle. C'était une de ces physionomies qui n'ont rien de terrestre, qui parais-
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sent ignorer le monde réel et flotter dans une atmosphère éthérée, un de ces songeurs passionnés tels que le Corrège seul a su les peindre dans ses anges et ses apôtres visionnaires. Un front limpide également et harmonieusement voûté, des cheveux d'un brun clair dont les ondes naturelles enveloppaient cette tête comme d'un fluide doré, le visage ovale, les traits fins, la bouche chaste et naïve d'un enfant. Mais ce qui frappait avant tout dans cette physionomie, ce qui absorbait l'attention et dévorait tout le reste, c'étaient deux grands yeux bleu foncé d'une fixité intense et d'un éclat phosphorescent d'où l'on voyait sortir, quand il s'animait, deux torrents de lumière. Que se passait-il donc dans cette tête ? Shelley ne savait rien ou presque rien de la vie du monde. Il avait toujours porté sa pensée concentrée au dedans de lui-même, Frappé de l'étroitesse religieuse qui dominait alors dans son pays et y exerçait une véritable tyrannie intellectuelle, il avait affiché l'athéisme dans ses jeunes années, mais comme il l'avoua plus tard à Trelawney, ce n'était là qu'un masque pour écarter le vulgaire. Shelley était pénétré plus que personne du sentiment du divin. Il l'avait puisé' tout d'abord dans les splendeurs de l'univers dont son imagination ardente se repaissait. Sous cette splendeur cependant il avait aperçu et ressenti en lui-même les souffrances incalculables de l'homm e, et ce spectacle avait voilé pour lui comme d'un crèpe funèbre la fête brillante de la vie. Une consolation lui était venue cependant. En plongeant plus avant son regard, il avait entrevu au coeur des choses un principe de beauté et d'amour
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qui, développé par la conscience, lui semblait pouvoir et devoir transformer de fond en comble |a nature humaine. Ainsi dans la nature et dans l'humanité, mais par delà leur apparence, il avait entrevu le divin, car il identifiait l'idée de Dieu avec le sentiment de la beauté et de l'amour conçus comme principes universels. Comme ce sentiment rayonnait en lui avec une force et un éclat extraordinaires, il s'était persuadé qu'il pouvait rayonner de même dans les autres. La pensée de Shelley devait traverser trois phases diverses d'abord ce panthéisme naïf et spontané qui s'enivre de la nature, se mêle à la joie des éléments ensuite la tristesse causée par lç spectacle de la vie humaine et de la réalité, qu'il savait regarder quand il voulait avec une froide perspicacité et peindre avec la sûreté du génie enfin l'affirmation de sa foi et de son espérance dans un idéal radieux et transcendant. Nous retrouverons et nous suivrons ces trois phases dans son œuvre. A ce moment, les trois mondes se confondaient encore dans son esprit, leur mélange et leur lutte y créaient une tension perpétuelle. L'étonnant poème d'Aiastor, sur lequel nous reviendrons, est une peinture de cet état particulier. Son rêve de beauté et d'amour n'était encore qu'à sa première éclosion, mais déjà il était inscrit sur son front, déjà il illuminait ses yeux et prêtait son langage un accent plus pur, à ses pensées une teinte chaude, une nuance mystique. C'est du fond de ce rêve qu'il contemplait le monde sans haine et sans trôublç, mais comme un étranger. Lorsqu'il sortait de cet état extraordinaire, c'était pour tomber dans de
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profondes prostrations où il ressentait avec un 'accablement indicible l'universelle mutabilité, l'incertitude de la destinée humaine et sa propre faiblesse. Mais d'habitude ce rêve de l'infini l'absorbait tout entier il y vivait, il y respirait. Quiconque le fréquentait à ces heures d'enthousiasme et savait le deviner, se sentait comme enveloppé d'une sorte de joie surnaturelle par cette force de rayonnement qui est propre aux âmes éner'giques. Sans doute qu'il ressemblait alors à l'enfant Krischna de la légende hindoue dont les yeux reflètent les trois mondes, et qu'il avait quelque chose de la sainte Cécile de Raphaël dont il a dit lui-même cette parole admirable, « qu'elle est calmée par la profondeur de sa passion et de son ravissement ».
On conçoit qu'uu tel homme dut intéresser Byron. Si différents qu'ils fussent d'ailleurs, ils se ressemblaient par le courage et par la destinée. N'avaient-ils pas bravé le monde et défié leur siècle ? Leur exil commun n'était-il pas fait pour les rapproche!1 ? Oui, sans doute on pourrait même reconnaître dans cette amitié une sorte de prédestination, car c'était la rencontre du révolté de la passion avec le révolté de la pensée. Chose remarquable ce fut le songeur qui prit dès l'abord une sorte d'ascendant sur son aîné, plus actif et plus fougueux. Byron, qui parla toujours de lui avec une déférence exceptionnelle, et qui l'appelle, dans une lettre à Murray « le moins égoïste des hommes que j'ai connus », fut frappé de sa bonté comme de son élévation. Il vit avec étonnement une âme inaccessible à la haine et dont l'amour
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était le seul mobile. Le commerce journalier avec cet esprit contemplatif qui voyait en toutes choses le. côté éternel, lui procura pour quelques mois l'oubli du monde, le silence des passions et une sorte d'apaisement suprême. On en retrouve la trace non-seulement dans la correspondance du poète, mais dans tout le troisième chant de Childe-Harold, dont les descriptions sont imprégnées d'une élévation religieuse et d'un sentiment transcendant de l'amour, où l'influence de Shelley est tellement sensible que, par moments, on croit l'entendre lui-même. Pour s'en assurer, il suffit de relire ces descriptions uniques, qui sont bien plus que des descriptions, où l'on dirait que l'âme de la nature nous parle d'une voix harmonieuse et intelligible sous l'incantation de la nuit, et nous laisse surprendre dans ses pulsations imperceptibles le mystère de la beauté et la source de la musique (1).
Leur vie commune au lac de Genève eut le charme d'un parfait abâlidon au milieu d'une nature délicieuse qui invit^ à l'intimité. Les Shelley venaient tous les soirs à la villa Diodati, dans une barque à voile on se laissait glisser ensuite au bercement i
(1) Comme preuve à l'appui de cette influence de Shelley sur Byron, je ne citerai qu'une note de ce dernier à propos des strophes sur Clarens et de la Nouvelle Héloïsê. « Les sensations, dit-il, qui vous sont inspirées par l'air de Clarens sont d'un srdre plus étendu que le simple intérêt qu'on peut pr«ndreà une passion individuelle. C'est un sentiment de l'existence de l'amour dans tout ce que sa capacité a de plus vaste et déplus sublime, et do notre participation personnelle à ses bienfaits et à sa gloire c'est le grand principe de l'univers plus condensé en ces lieux, mais non moins manifeste, et en présence* duquel, bien que nous sachions en faire partie, nous oublions notre individualité pour admirer la beauté de l'ensemble. »
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de la vague, le long des bosquets parfumés des rives. Souvent aussi l'esquif silencieux, entraîné vers le milieu du lac, semblait s'assoupir sur le flot dormant et sombre qui reflétait les vives scintillations du firmament; mais il faudrait citer les strophes de Byron pour reproduire la beauté de ces nuits tièdes et claires, avec leur cadre grandiose de montagnes, leurs lointains à la fois distincts et vaporeux, leur vague musique et leur silence qui infuse dans l'âme le sentiment de l'infini. On revenait tard, et la conversation, interrompue par le charme de la contemplation muette, reprenait à la villa. Byron s'égayait quelquefois aux dépens du docteur Polidori, personnage bizarre et comique qu'il tenait dans sa maison en qualité de médecin, et qui, outre sa jalousie et son indiscrétion, avait la prétention d'être poète. Des conversations philosophiques on passait aux contes de revenants, et de ceux-ci à la Nouvelle Héloïse. Quelquefois l'aube blanchissante surprenait encore lès hôtes lisant, conversant ou discutant dans le salon de la villa Diodati, En juin, Byron et Shelley firent le tour du lac. A Meillerie, ils furent surpris par un ouragan furieux qui soulevait les vagues à une hauteur effrayante, et couvrait d'écume la surface de l'eau. Le gouvernail se brisa, le vent, s'engouffrant dans la voile, coucha la barque sur le flanc elle allait chavirer, et les bateliers ahuris lâchèrent les rames. Déjà Byron avait ôlé son habit pour sauver Shelley en cas de naufrage mais celui-ci s'y refusa, il s'assit tranquillement sur un coffre dont il saisit les deux anneaux, déclarant qu'il irait au fond dans cette position sans essayer
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d'échapper. A force de rames et grâce à la présence d'esprit du plus marin des deux voyageurs, les bateliers purent aborder à Saint-Gingolphe. A Ouchy, autre orage qui dura toute une nuit. C'est celui sans doute qui inspira à Byron les strophes splendides et célèbres qui ont toute la furie des éléments, et où sa vraie nature se redonne carrière. La dernière peint mieux qu'aucune analyse son état intérieur d'alors. « Si je pouvais incorporer, dit-il, ce qui est au dedans de moi, si je pouvais jeter mes pensées dans une forme vivante, si je pouvais tout exprimer âme, cœur, esprit, passions, sentiments forts ou faibles, tout ce que je voudrais avoir cherché, tout ce que je cherche, souffre, connais, tout ce que j'éprouve sans en mourir, ̃– si je pouvais dire tout cela d'un seul mot et que ce mot fût un éclair, je parlerais; mais, ne le pouvant pas, je vis et meurs sans être entendu, et je refoule ma pensée sans voix comme l'épée au fourreau, »
La puissance du sentiment personnel, le conflit des passions débordantes dans une seule poitrine, qui cependant les maîtrise, l'énergie de l'individu, qui voudrait tout sentir en une fois et concentrer, pour ainsi dire, la vie des mondes dans une sensation foudroyante, fût-ce pour rentrer aussitôt dans le néant, voilà la grandeur, voilà le triomphe de Byron. Opposons à ce. cri magnifique deux strophes de Shelley elles font voir par contraste une nature profondément impersonnelle, qui vit dans un complet oubli d'elle-méme et aspire à s'absorber dans le principe des choses je les emprunte au poème qu'il écrivit six ans plus tard
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sur la mort d'un ami qu'il adorait, le poète Keats, et où il semble pressentir sa propre fin imminente. Il personnifie sous la figure d'Adonaïs l'essence immortelle de son ami « Cette lumière dont le sourire allume l'univers, cette beauté dans laquelle tous les êtres agissent et se meuvent, cette bénédiction que le tourment passager de la naissance ne peut éteindre, cet amour qui soutient toute chose et circule aveuglément à travers la trame de la vie, rayonne maintenant sur moi et consume les derniers nuages de la froide mortalité. Le souffle dont j'ai invoqué la puissance dans mon chant descend sur moi; la barque de mon esprit est poussée loin du rivage, loin de la foule tremblante dont les voiles ne s'abandonnèrent jamais à la tempête. J'ai percé la terre massive et la sphère des cieux Je me sens porté au loin d'une course ténébreuse et redoutable. Tandis que, brûlant à travers le dernier voile de l'azur, l'âme d'Adonaïs, comme une étoile, me fait signe de l'abime où demeure l'Éternel. » Le cri passionné de Byron et la mystérieuse invocation de Shelley à l'âme des mondes, sortis tous deux du fond de leur. être, nous font toucher du doigt les deux extrêmes du lyrisme l'excès du sentiment personnel et l'excès de l'abandon dans un autre qui, selon un proverbe arabe, est l'abandon en Dieu. Toute la gamme des sentiments humains avec leur infinie variété se développe entre ces deux limites.
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Cependant ce beau lac, refuge de tant de grandes amitiés et d'exils illustres, ne fut pour les deux amis qu'un port de passage. En septembre ils se quittèrent Shelley et Mary Godwin retournèrent en Angleterre, et Byron partit en octobre pour l'Italie. Ils devaient se revoir bien des fois encore, à Venise, à Ravenne, à Livourne, mais plus jamais peut-être avec cette insouciance charmante ,et ce complet abandon. L'amitié, comme l'amour, a une fleur exquise qui n'éclot guère que dans la solitude, et qui, une fois cueillie, ne repousse pas. Revenu dans son pays et fixé à Marlow, Shelley tomba malade. Sa santé avait toujours été précaire. Il souffrait d'un mal spasmodique au cœur qui le torturait souvent et qu'il ne perdit pas. De plus, des symptômes de consomption apparurent; lui aussi dut songer à s'expatrier. Sa fortune modeste l'y engageait d'ailleurs, et ses besoins très simples lui permettaient de vivre plus à l'aise à l'étranger. Ses yeux se tournèrent donc avec désir vers l'Italie, et en 1818 il passa les Alpes avec sa famille. Il ne devait plus ni revoir sa patrie, ni quitter le sol italien. De 1818 à 1822, nous le trouvons tour à tour à Livourne, à Rome et à Naples, enfin à Piue et à
III
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| Lerici. Ses quatre dernières années furent les plus fécondes de sa vie. Le soleil d'Italie a un effet magique sur les hommes du Nord lorsqu'ils ont un fonds encore inexprimé. Le tempérament septentrional est très renfermé, sa passion est toute concentrée à l'intérieur. Mais au contact de cette terre de beauté, dans cet air caressant, sous ce ciel qui est presque toujours une fête de couleurs et de lumière, l'âme du Nord s'échauffe parfois, son enthousiasme jaillit au dehors et un monde de pensées cachées s'épanouit en floraison splendide au grand soleil de la vie. C'est ce qui advint à Shelley, ses chefs-d'œuvre en font foi. Grâce à Trelawney, un ami intime de Shelley et de Byron, qui a publié ses souvenirs (1), nous pouvons jeter un coup d'œil dans la vie intime du poète à cette époque. Trelawney était un cadet de famille, beau, valeureux, grand coureur d'aventures belliqueuses ou galantes, ami des klephtes et des femmes, au demeurant parfait homme du monde, esprit brillant et observateur, ami serviable et gai compagnon. Un cercle choisi s'était' formé à Pise. Byron était venu s'y établir avec sa nouvelle amie, la comtesse Guiccioli. Les Shelley, de leur côté, y faisaient ménage commun avec les Williams, leurs amis intimes. C'est là que Trelawney vit Shelley pour la première fois, et cette rencontre est assez caractéristique pour être rapportée. Il se présenta chez les Williams. La chambre, où la lumière ne pénétrait que par une (1) Recollections of Byron and Shdley, by E. Y. Trelawney, (London 1858).
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porte donnant sur une pièce voisine, était presque sombre. Dans cette obscurité, Trelawney remarqua deux yeux brillants fixés sur lui, Mme Williams appela Shelley. « Après quoi je vis entrer un jeune homme au visage rose comme celui d'une jeune fille, svelte, grand et maigre. Il me serra la main en signe d'amitié, mais je ne pus reconnaître sous ces formes délicates le poète tant célébré. Comment, me disais-je, est-il possible que ce jouvenceau si placide, si ingénu, soit celui qu'on décrit comme une hydre en guerre avec le monde entier, l'homme mis au ban de toutes les lois civiles, excommunié par les foudres de l'église, dénoncé par ses confrères comme le fondateur d'une école satanique ? Cependant Shelley tenait un livre à la main sans rien dire. Quel livre lisez-vous là ? dit M™1* Williams, – Le Magicien prodigieux, de Calderon. – Donnez-nous une idée de ce qu'il renferme. – Alors Shelley, enlevé de la sphère des choses matérielles dans cet air plus pur qui l'animait tout entier, se sentit transporté subitement dans le sujet du livre et se mit à en parler avec une extrême vivacité. Il ne voyait, n'entendait plus que cela. Il plaça sous nos veux les personnages et les situations du drame par une analyse claire et précise, et se mit à peindre ensuite, dans un langage étinqelant de pensées imprévues, tous les sentiments développés par le poète espagnol, quelque étranges, quelque passionnés qu'ils fussent, montrant une égale mattrise dans les deux langues et un rare bonheur d'expression en anglais. Quand Trelawney, étourdi par cette improvisation, releva la tête, son inter-
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locuteur avait disparu. Qu'est-il devenu ? demanda-t-il a Mme Williams. – Qui ? Shelley ? Il va et vient comme une ombre. Personne ne sait jamais d'où il sort ni où il va. »
Une autre anecdote curieuse montre à quel point le poète s'absorbait dans ses pensées et s'oubliait dans ses études. Un matin, Trelawney entra dans son cabinet pour l'emmener à Livourne et le trouva appuyé contre la cheminée, courbé sur un in-folio allemand, un dictionnaire à la main. Après avoir vainement essayé de l'arracher à ses études, il s'en alla. Quand il revint le soir, il trouva Shelley dans la même position, avec une expression de fatigue et d'épuisement sur le visage. – Eh bien dit Trelawney, avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ? – Au contraire, j'ai perdu une journée. Souvent aussi il allait se promener dans l'immense forêt voisine de Pise, appelée le Gombo. Rien de plus lugubre que ces forêts de pins italiennes qui bordent la mer. On comprend en les voyant le début de Y Enfer du Dante s
Questa selva selvaggîa ed aspra e forte,
Che nel pensier rinnova la paura 1
Tanto è amara che poco è più morte.
Elles n'ont rien des sourires et de la gaie féerie des forêts septentrionales. Il fait nuit sous l'épaisse toiture de ces pins serres les uns contre les autres, le vent de mer, qui soupire dans les hautes branches, est plein d'une immense tristesse. Cela ressemble à un cimetière sauvage, à un séjour d'âmes en peine. Shelley cependant aimait à s'y
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perdre pour des journées entières, sans doute à cause de la proximité de la mer. Une après-midi, Trelawney et Mm* Shelley, ne le voyant pas revenir, allèrent à sa recherche. Ils marchèrent long- temps sans le trouver: Épuisée de fatigue, Mary se laissa tomber au'bord du chemin. Marchant toujours, Trelawney rencontra un paysan et lui demanda s'il n'avait vu personne, Si, dit-il, l'Anglais mélancolique est dans le bois maudit, et il le mena par un sentier jusqu'à une clairière au bord d'un étang noir. Un vif rayon de lumière y luisait à travers le feuillage, un pin gigantesque gisait à terre. Près de ce tronc à demi desséché. Shelley était debout, ses livres et ssa papiers épars à ses pieds, les yeux fixés dans le miroir sombre de l'eau, plongé dans une méditation intense.'A la voix de Trelawney, il tourna nonchalamment la tête et dit – Holà, entrez –C'est donc là votre cabinet d'étude ? Oui, et ces arbres sont mes livres qui ne mentent jamais. – Mais en apprenant que sa femme, inquiète et désolée, l'attendait à quelque distance, il s'écria – Pauvre Marie – Et, entassant à la hâte livres et paperasses dans son chapeau, il partit comme un trait. Trelawney ne put le suivre dans sa course, mais bientôt la forêt retentit de longs et bruyants éclats de rire. Shelley se livrait souvent à ces irruptions de joie, lorsqu'il sortait tout d'un coup de ses méditations absorbantes. L'enfant naïf et bon, qui était en lui, reprenait alors ses droits pour un moment sur le rêveur intense et passionné.
Shelley n'était donc rien moins qu'un misan-
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thrope, ce n'était que le plus effréné des songeurs et le poète qui a le plus exclusivement vécu dans sa poésie. Certains hommes ne fuient la société que pour y faire plus de bruit et briguent du fond de leur retraite les suffrages qu'ils font mine de mépriser. Tel n'était point cet enfant sublime il ne fuyait le monde que parce qu'il ne trouvait de bonheur que dans ses pensées. Son tempérament le portait à vivre dans la retraite avec les amis de son choix. Aussi la petite colonie étrangère réunie à Pise en 1821 formait-elle le cercle h, plus attrayant et le plus sympathique qu'il eût jamais rencontré. Son intérieur même était plein de charme. Il se composait de deux couples vivant chacun en parfaite harmonie et très unis entre eux. Les Shelley et les Williams ayant pris l'habitude de vivre en commun ne formaient plus à vrai dire qu'une seule famille. Williams partageait les goûts de son ami pour la navigation sur mer, la vie en plein air, les exercices du corps. Sa femme Jane paraît avoir été une personne à la fois très simple et très remarquable, puisqu'elle a servi de modèle à la jeune fille dépeinte par le poète dans la plante sensitive. Ce dut être une de ces natures souriantes, heureuses, essentiellement féminines, impressionnables, pleines de tact, comprenant tout sans réflexion par une sorte de divination immédiate, et qui créent autour d'elles par leur seule présence une atmosphère de bienêtre et d'harmonie.
Outre les Williams, lord Byron venait d'arriver de Ravenne à Pise pour y rejoindre la comtesse Guiccioli. Il avait loué le palais Lanfredini et y
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menait grand train. Les rapports de Shelley avec lui n'avaient cessé d'être ceux de deux grands esprits, totalement divers, absolument indépendants, mais qui s'estiment et trouvent dans l'échange de leurs pensées une excitation de leurs hautes facultés. A cette époque, l'auteur de Don Juan, déjà fatigué de ses lauriers de poète, commençait à chercher la gloire par l'action. Shelley par contre ne cherchait que la vérité dans la beauté. Sa modestie, son désintéressement, sa sérénité contemplative, lui donnaient une sorte de calme et de supériorité que l'autre eut toujours l'esprit de reconnaître, malgré son orgueil prodi,. gieux et sa popularité croissante. Ils se jugeaient d'ailleurs fort librement. Si Byron suivait mal volontiers son ami dans ses rêveries métaphysiques, celui-ci désapprouvait l'inconstance de son esprit versatile et ce scepticisme, fruit d'une vie déréglée, dont il avait l'habitude de noircir le genre humain. Il se réjouissait de sa liaison récente avec la comtesse Guiccioli et y voyait son salut parce qu'elle l'avait arraché à son libertinage de Venise. Peu avant l'arrivée de Byron à Pise, Shelley était allé le voir à Ravenne'et s'exprimait ainsi sur son compte dans une lettre à sa femme « Lord Byron a grandement gagné dé toute manière, en génie, en caractère, en vues morales, en santé et en bonheur, Sa liaison avec la Guiccioli a été pour lui un bénéfice inestimable. Il a eu de mauvaises passions, mais il semble les avoiJ: vaincues et être devenu ce qu'il devrait être, un homme vertueux ». Plus loin nous voyons à quel point il admire son, génie « II m'a lu un de ses chants
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inédits de Don Juan, qui est notamment beau. Cela le met non-seulement au-dessus mais à cent pics au-dessus de tous les poètes du jour. Chaque parole est marquée au sceau de l'immortalité. Quoi que je fasse, je désespère de rivaliser avec lord Byron, et il n'y a personne d'autre avec qui il vaille la peine de lutter ». Cette modestie sans amertume, que Shelley poussait jusqu'à l'abnégation de lui-même, ne l'empêchait pas d'avoir le sentiment de sa valeur. Il sentait Byron inimitable dans la peinture de la passion et dans la création de certains types qui se gravent dans toutes les mémoires, mais il n'en avait pas moins la conscience d'une pensée plus large, d'une inspiration plus noble, dl'un essor qui rejoignait plus souvent l'éternelle vérité. Il avouait franchement que sa poésie idéale ne s'adressait qu'à un petit nombre de lecteurs, et laissait, sans ombre d'envie, la grande renommée à son illustre émule, l'encourageant dans la bonne. voie, se réjouissant de chaque progrès, applaudissant à tous ses triomphes. Il ne paraît pas que Byron ait toujours répondu avec la même franchise à cette admiration sincère et désintéressée. Quoique très généreux à ses heures, il était souvent ombrageux et fantasque. Il avait le regard trop perçant pour ne pas comprendre que le génie de Shelley était bien supérieur à sa renommée. Il le traitait en égal devant tous ses amis, mais ne paraissant pas trop empressé d'en informer le grand public. Un jour, Trelawney lui dit Vous savez ce qu'il vaut et combien on l'a injustement traité. Pourquoi ne le faites-vous pas connaître à vos compatriotes ? –
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Et que dira-t-on de nous autres – fit Byron d'un air moitié plaisant, moitié sérieux, Etait-ce insouciance et paresse, ou bien craignait-il un rival dans son rôle de réprouvé, et voulait-il avoir seul le privilège d'effrayer et de séduire son siècle ? Quoi qu'il en soit, la fin de la lettre de Shelley prouve qu'il ne trouva pas dans son ami les encouragements qu'il eût pu en attendre, et s'imposait pour cette raison une certaine réserve. Il avait songé à lui demander un secours considérable pour loagh Ilunt, qu'il soutenait lui-même de tous ses e 'forts, mais un je ne sais quoi l'en retint. « Lord Byron et moi, dit-il, nous sommes d'excellents amis et si j'étais réduit à la pauvreté, ou si je n'avais aucun droit à une position plus haute que celle dont je suis en possession, nous pourrions être amis en toute chose, et je lui demanderais librement toute faveur. Ce n'est pas le cas. Le démon de la méfiance et de l'orgueil est à l'affût entre deux hommes dans notre situation et entrave la liberté de nos rapports. C'est un tribut, un lourd tribut que nous devons payer à la nature humaine. Je pense que la faute n'est pas de mon côté, et cela n'est pas probable, car je'suis lé plus faible. Espérons que dans quelque autre monde ces choses seront mieux arrangées Ce qui se passe dans le cœur d'un autre échappe rarement à l'observation de celui qui est un anatomiste sévère du sien propre ». Il est impossible de voir plus clair et de sentir plus noblement.
On se tromperait du reste si l'on pensait que les préoccupations personnelles dominaient dans ce cercle. Rien ne pouvait moins ressembler aune
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coterie littéraire que le rayon où se mouvaient ces deux esprits. On s'y moquait des engouements du jour, des querelles de presse, des hauts cris jetés de temps à autre par la Revue d'Edimbourg, et de toute cette « étuve du monde » où les meilleurs esprits perdent souvent leur originalité et la vraie notion des choses. Dans la colonie de Pise, on vivait avec le charmant sans-gêne de la vie italienne on se sentait de pair avec les grandeurs du passaS, on ne se passionnait que pour les intérêts les plus élevés du présent. Il faut le reconnaître, le commencement du xixe siècle eut une flamme d'enthousiasme que nous avons perdue. Les grandes passions l'emportaient alors sur les petites, les entraînaient dans la force de leur courant. Tout le sol européen avait tremblé sous les catastrophes de la révolution française et sous les .guerres de l'empire. Les hommes de la génération suivante, ceux qui avaient été ou acteurs ou spectateurs dans ces luttes épiques en conservèrent un grand souffle, une vue large de l'histoire, un sentiment profond et tragique de la vie. La plante humaine ressemble à ces vignes qui poussent sur la lave du Vésuve et donnent les plus beaux fruits sur un sol de feu. Un grand fait moral sortit de la révolution française les questions qui intéressent toute l'humanité commencèrent à prendre le dessus sur les questions de politique nationale. L'événement qui agitait alors le groupe de Pise, c'était l'insurrection inattendue de la Grèce. La lutte sanglante, sourdement fomentée depuis des années par les guerres du terrible Ali-Pacha contre les Souliotes et qui ne devaient se terminer
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qu'en 1826 par la bataille de Navarin, n'en était encore qu'à ses débuts, mais déjà elle avait attiré l'attention de l'Europe. Plusieurs, navires avalent jeté l'ancre dans le port de Livourne, apportant les survivants de l'insurrection de Valachie. L'un d'eux amena le prince Mavrocordato. Il fut accueilli à bras ouverts par Byron et Shelley et introduit dans leur cercle. Les deux poètes éprouvaient pour la Grèce renaissante une égale sympathie, 'et il est intéressant d'en saisir la nuance qui accentue la différence de leurs caractères. L'auteur du Giaour et de la Fiancée d'Abydos aima l'Orient comme le berceau de son génie. A vingt-deux ans, il avait parcouru l'Épire et l'Archipel, visité Athènes et Constantinople. Il s'éprit de la Grèce plus que d'aucun autre pays pour la splendeur de son climat, de ses ruines, de son ciel et de sa mer à la robe d'azur frangée d'or et semée d'îles, comme de perles. Il aimait aussi ce climat comme celui des passions fortes, où l'amour et la mort se côtoient, et « qui a pour emblème le myrthe et le cyprès». A son premier coup d'œil cependant sur cette terre, la mélancolie du passé l'avait pris au cœur. « Iles de la Grèce! dit-il, îles de la Grèce où aima et chanta la brûlante Sapho, où grandirent les arts de la guerre et de la paix, où Délos a brillé, d'où Phœbus a surgi 1 Un éternel été vous dore toujours, mais tout, excepté votre soleil est mort ». Et pourtant ces souvenirs sont si forts, ces marbres immortels et éloquents, ces montagnes ont si bonne mémoire, qu'il espère voir ce peuple secouer un jour l'odieux joug des Turcs. A Marathon, il s'écrie en nouveau Tyrtée « Debout
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sur les tombeaux des Perses, je ne pouvais me croire esclave. Rendez-moi une seule âme de ce passé, et elle en créera mille autres! » II eut le même sentiment pour l'Italie, et l'on sait qu'à Bologne, à Ravenne, il s'affilia aux carbonari. On conçoit donc qu'à la nouvelle de l'insurrection, qui gagnait comme un incendie la presqu'île du Balkan, la Morée et l'Asie.-Mineure, il dut tressaillir. A partir de ce moment, ses yeux restèrent fixés sur les Hellènes. Excédé de la vie sociale, fatigué de la littérature, rassassié de gloire, las de tout, il ne cherchait plus, semble-t-il, qu'une grande cause pour s'y dévouer et sortir en héros du monde qu'il avait ébloui comme poète. C'est ainsi qu'après un an de projets, d'hésitations, de luttes, il devait s'arracher aux bras de sa maîtresse et s'embarqùer pour Missolonghi.
Non moins ardent, mais tout autre, était l'amour de Shelley pour la Grèce. Il n'avait pas eu le bonheur de voir cette terre admirable, encore si belle dans son dénément, il n'avait pu s'inspirer de son soleil, de ses costumes pittoresques, de ses aventures sanglantes ou passionnées, mais il avait bu d'autant plus largement aux sources de la sagesse et de la poésie antiques. Platonicien dans l'âme, il avait traduit le Banquet; Eschyle et Sophocle étaient sa lecture favorite. Esprit philosophique et intuitif, il avait pénétré bien plus avant que Byron dans l'idéal grec. Celui-ci n'y voyait que le côté de l'histoire. Mais Shelley, devançant par l'instinct du poète les révélations de la science postérieure, pénétra au cœur de l'hellénisme en devinant le sens profond de ses symboles reli-
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gieux. Son âme, assoiffée de beauté, lui fit comprendre que les Hellènes seuls avaient su mettre l'art dans la vie et la vie dans l'art, et cette soif lui donna la force d'embrasser la civilisation grecque dans son ensemble harmonique. Le soupir de Shelley pour la Grèce, qu'il n'avait vue qu'avec le regard visionnaire du songeur, partait donc d'un désir plus profond encore que l'indignation virile de Byron, car c'était le soupir pour la patrie perdue de l'idéal. Si l'insurrection hellénique était pour l'amant de la gloire une occasion de livrer le grand combat de la liberté, elle était pour l'amant de l'idéal comme un signe précurseur de cette régénération de l'humanité qu'il rêvait. 11 respectait aussi dans la Grèce moderne le sang de ses pères et les restes d'une grandeur déchue. Dans la préface de son poème d'ffellas, qui est dédié au prince Mavrocordato, il a exprimé avec calme et justesse cette foi que les laideurs de la réalité pouvaient bien obscurcir par moments, mais non pas éteindre « Nous assistons en ce moment, dit-il, à un fait étonnant. Les descendants de la nation à laquelle nous devons notre civilisation semblent sortir des cendres de leurs propres ruines. L'apathie des maîtres du monde civilisé en présence de cette insurrection est un fait parfaitement inexplicable à un simple spectateur des, événements de notre scène terrestre. Nous sommes tous Grecs. Notre littérature, notre religion, nos arts, ont leur racine en Grèce. Sans là Grèce, Rome, qui fut l'instructeur, le conquérant, la métropole de nos ancêtres, n'aurait pas répandu la lumière dans le monde nous aurions été des
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sauvages ou des idolâtres, ou, ce qui pis est, ç nous serions arrivés à l'état stagnant et misérable des institutions sociales de la Chine et du < Japon. La forme humaine et l'esprit humain attei- gnirent en Grèce une perfection qui a imprimé son sceau sur des œuvres sans défaut dont les fragments même font le désespoir de l'art moderne; il a donné une impulsion qui ne peut cesser, à travers des canaux visibles et invisibles, d'ennoblir et d'enchanter le genre humain jusqu'à l'extinction de sa race. Le Grec moderne est le descendant de ces hommes glorieux qui, pour notre imagination timide, semblent presque dépasser les proportions de notre espèce il a hérité beaucoup de leur sensibilité, de leur rapidité de conception, de leur enthousiasme et de leur courage. Si, sous bien des rapports, il est dégradé par l'esclavage moral et politique, s'il est tombé dans les vices les plus pernicieux qu'engendre cet état de choses et même au-dessous de la dégradation ordinaire, songeons que la corruption de ce qu'il y a de meilleur produit ce qu'il y a de plus mauvais, et que des habitudes rendues possibles seulement par un certain état social disparaîtront avec lasituation qui les a engendrées ». Ce n'est pas dans le poème d'Hellas, œuvre secondaire, mais dans son Prométhée délivré que Shelley a le mieux chanté ses espérances au sujet des pouvoirs régénérateurs de l'homme. Ce poème, entièrement original, est la plus haute expression de son génie. J'essaierai de dire ce qu'est cette œuvre en racontant le développement idéal du poète que nous suivons aujourd'hui dans sa vie intime. Notons
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simplement un contraste étrange Byron, le sceptique qui ne croyait guère aux hommes, s'en allait mourir pour l'indépendance de la Grèce, et Shelley, l'idéaliste qui méprisait la gloire et dédaignait la vie, espérait en l'avenir et croyait en l'humanité.
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J'ai touché en passant aux seuls liens qui rattachaient Shelley au monde extérieur; ils étaient frêles et peu nombreux. Un intérieur paisible, une famille charmante, des amis distingués, ces biens si rares ne pouvaient ôter de dessus son cœur le poids immense qui l'oppressait; une sensation d'isolement et d'abandon le reprenait toujours. Que lui manquait-il donc et que cherchait-il ? Il a trahi malgré lui le secret de cette souffrance dans ces stances écrites à Naples, qui peignent sa plus profonde mélancolie « Le soleil est chaud, le ciel est clair, les vagues dansent rapides et brillantes les îles bleues et les montagnes de neige sont revêtues de la pourpre transparente du midi le souffle de la terre est une rosée de lumière qui s'épand autour de ses bourgeons humides. Seul je suis assis sur les sables au bord de la mer, l'éclair de l'Océan flamboîe autour de moi, et un son s'élève de son mouvement mesuré. Combien doux il serait, si maintenant un cœur partageait mon émotion » Cette fatale et continuelle solitude le suivait partout. Ni le dévoûment de sa femme,
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ni la sympathie de Jane, ni l'admiration de ses meilleurs amis n'y remédiaient. Il ne rêvait ni la gloire, ni l'ivresse des sens. Qu'cât-il donc fallu pour assouvir cette âme insatiable? Une autre âme capable du même délire que la sienne, consumée de la même soif de beauté et de vérité infi.nie, vouée aux mêmes tourments et aux mêmes délices. Shelley était de ces natures exceptionnelles qui cherchent dans la femme la conscience la plus vive jointe à la passion la plus intense, et qui rêvent dans l'amour une réponse complète, active, palpitante à leurs aspirations les plus intimes. « Quelques-uns de nous, écrit-il à un ami, ont aimé quelque Antigone dans une existence précédente, et cela fait que nous ne trouvons de pleine satisfaction dans aucun 'lien terrestre. » Pour quiconque a pénétré dans les arcanes de la tragédie de Sophocle et a reconnu dans Antigone le plus haut degré de l'amour héroïque et conscient, ces paroles sont significatives. Qui ne sait que ces s hardis chercheurs sont presque tous condamnés à une vaine poursuite et déclarent souvent à la fin de leur carrière qu'ils ont brûlé « pour un être impossible et qui n'existait pas ».
Il paraît cependant que Shelley rencontra son rêve vivant. Une passion profonde, mais qui n'eût rien de terrestre, vint traverser d'une lumière inattendue la dernière année de sa vie. Ce'; épisode peu remarqué, et sur lequel nous n'avons d'autres données que quelques poésies de Shelley, semble s'être passé tout entier dans un monde qui n'est pas le nôtre, tant les événements extérieurs y sont secondaires, tant les sentiments y dépassent
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la réalité mais il n'en fut que plus réel pour ceux qui le vécurent, il n'en est que plus important pour l'histoire intime du poète. Cet amour étrange fut le précurseur de sa mort, comme ces demiteintes mêlées de rose et d'opale qui précèdent le crépuscule dans le ciel radieux de la Méditerranée. JI fut introduit en 1821 auprès de la contessina Emilia Viviani, jeune fille belle et passionnée, qui avait été enfermée pendant plusieurs années dans le couvent de Sainte-Anne, à Pise, attendant que son père eût choisi un mari pour elle. Cette entrevue, peut-être unique, eut-elle lieu dans le demijour d'un de ces sombres palais de Pise qui ressemblent à des prisons séculaires au milieu d'une cité presque aussi morte que son Campo-Santo? Nous ne savons rien de la rencontre mystérieuse entre cette jeune fille, fleur exquise éclose au soleil toscan et pâlie dans l'air du cloître, si ce n'est qu'une correspondance s'ensuivit et que le poète s'enflamma d'un feu nouveau. Ils se virent et s'aimèrent; un regard, un mot, l'écho de deux voix harmonieuses qui forment en se mêlant une musique enivrante, et tout fut dit entre eux. Un reflet du moins nous est resté de l'éclair qui dut s'échanger entre ces deux êtres presque également malheureux c'est le beau poème ôl Epipsychidionf que Shelley a dédié à Emilia Viviani, et qu'on pourrait appeler le poème des âmes sœurs. L'épigraphe qu'il y a mise est une parQle qu'Emilia elle-méme avait dite ou écrite au poète et qui résume sans doute l'histoire de cette noble inconnue. « L'âme aimante s'élance hors du monde visible et se crée dans l'infini un monde uniquement fait
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pour elle-même et fort différent de cet obscur et redoutable sépulcre (1). »
Mais écoutons comment Shelley décrit celle qui de toutes les femmes lui fit la plus ineffaçable impression. « Une antilope s'arrêtant tout à coup dans sa course impétueuse serait moins légère. De ses lèvres, comme d'une hyacinthe pleine d'une rosée de miel, s'échappe un murmure liquide et perlé, frappant les sens d'une passion étourdissante, douce comme les pauses de la musique planétaire écoutée dans l'extase. Une chaude fragrance semble tomber de ses vêtements lumineux, de ses cheveux dénoués, et lorsque dans sa marche une lourde tresse de sa chevelure se dénoue, son parfum semble assouvir le vent amoureux. Regarde comme elle est debout, une forme mortelle revêtue de vie divine, une vision incarnée de l'Avril qui renvoie l'Hiver dans sa tombe d'été. Elle voile sous cette forme radieuse de la femme son éclat d'amour et d'immortalité. » La lumière qui part de cette âme est si brillante qu'elle s'épanouit sur les traits du visage dont les contours flottants s'effacent sous sa vibration. Le poète en est ébloui; il ne voit que l'essence de l'être aimé et oublie sa forme extérieure. Lui du moins a su la voir telle qu'elle est, lui seul saura la faire parler. « Tu es comme un luth délicat que l'Amour seul enseigne à toucher et dont ses initiés tirent des sons à endormir le plus sombre chagrin ». Mais dans quelles tristes circonstances a-t-il dû la rencontrer Il la
(1) L'anima amante si slancia fuori del creato, e si créa nell' infinito un mundo tutto per essa, diverso assai da questo oacuro e pauroso baratro.
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compare à un oiseau captif « qui du fond de sa cage étroite fait retentir telle musique, qu'elle adoucirait les cœurs de ceux qui l'ont emprisonné, s'ils n'étaient pas insensibles à toute douce mélodie. Mon chant, ajoute-t-il, sera ta rose ses pâles pétales sont morts, il est vrai mais la fleur fanée est douce et fragrante et n'a point d'épine qui puisse blesser ton sein. Toi qui embellis tout ce que tu regardes, je te prie d'effacer de ce triste chant tout ce qu'il renferme de mortel et d'imparfait, avec ces claires gouttes qui tombent comme une rosée sacrée des deux lumières jumelles à travers lesquelles chatoie ta douce âme. Pleure jusqu'à ce que ton chagrin devienne de l'extase, et alors souris à mon chant pour qu'il ne meure point. »
Ils seront à jamais séparés; mais qui pourrait l'empêcher de la reconnaître comme sienne « Emilia, je t'aime, quoique le monde blâmerait cet amour d'après son apparence. Ah si nous étions les jumeaux d'une même mère, ou si le nom que mon coeur a prêté à un autre pouvait devenir un lien de sœur entre elle et toi, mêlant ces deux rayons dans une seule éternité L'un de ces noms serait légitime et t'autre vra? mais quoique cher il ne saurait peindre combien au-delà de toute réserve je suis à toi. Que dis-je? Je ne suis pas à toi, je suis une partie de toi-même. Epouse, soeur, ange, pilote de mon destin, dont la course a été sans étoile Aimée trop tard, trop tôt adorée par moi c'est dans les champs de l'immortalité que j'aurais dû te rencontrer pour la première fois et sentir ta divine présence dans 4
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un séjour divin ». Dans le sentiment de cette parenté originaire, de cette unité immédiate qui défie les conventions et les barrières, qui se sent au-dessus du temps et de l'espace, le poète est inondé d'une force surhumaine, son imagination franchit tous les remparts, brise tous les obstacles. Il s'abandonne à l'ivresse de son rêve, au transport de sa passion. Après avoir décrit l'île perdue où il voudrait se retirer avec Emilia, il s'écrie (, Cette caverne sera pour nous un voile aussi épais que la nuit, où un sommeil tranquille clora tes yeux innocents, le sommeil, cette pluie de l'amour languissant dont les gouttes éteignent les baisers jusqu'à ce qu'ils brûlent de nouveau. Nous causerons jusqu'à ce que la mélodie de nos pensées devienne trop douce pour l'expression et qu'elle meure en paroles pour renaître en regards qui dardent leurs flèches vibrantes dans le cœur sans voix et font du silence une harmonie. Nos souffles se rnêleront, nous serons un seul être, un seul esprit en deux corps. Oh pourquoi deux ? Une passion en deux corps jumeaux. Ainsi deux météores de flamme expansive se touchent, se mêlent, se transfigurent, nourris de la substance l'un de l'autre, brûlant toujours et jamais consumés nous serons une espérance en deux volontés, une volonté en deux âmes, une vie, une mort, un ciel, un enfer, une immortalité et un anéantissement »
Qu'advint-il d'Emilia? La fin de cette histoire est aussi courte et aussi triste que son début. Cédant aux obsessions de son père, cette jeune et belle créature épousa un homme âgé dont elle
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se sépara peu après son mariage. Quelques années après la mort de Shelley, elle mourut de consomption. C'est tout ce que nous savons d'elle. Sa vie s'est éteinte sous une destinée sans miséricorde comme un flambeau dans une nuit sombre, mais son âme rayonnante a souri un instant sous le regard du poète et revit pour nous dans les pages frémissantes de tendresse, brûlantes de flamme éthérée A'Espipsychidion,
En dehors de l'amour conçu comme principe d'une vie supérieure, il n'y avait pour Shelley qu'un seul attrait, la poursuite des vérités transcendantes. Ces deux passions se confondaient même en lui, car il apportait dans l'une toute l'élévation de son intelligence, dans l'autre toutes les ardeurs d'une âme inassouvie. Platon, qui est le créateur d'une nouvelle idée de l'amour et, si j'ose dire, d'un mode supérieur de la vie morale et passionnelle, Platon, qui a.si puissamment influé sur le monde moderne, n'a pas eu de disciple plus complet que le poète anglais. D'autres le furent en théorie, celui-ci l'a été par le fond de son cœur, par la flamme de sa vie. Ce qu'il cherchait à travers l'amour, c'était la perfection, la beauté, le divin. Privé de cet aliment, il se rejeta dans le rêve métaphysique avec une exaltation redoublée. Dès son adolescence, une sorte de fatalité l'entraînait vers le problème insoluble de la destinée et le sombre mystère de la mort, qui lui paraissait contenir tous les autres « Tout ce que nous connaissons, disait-il, passe comme un mystère non réel, Qui est-ce qui nous a raconté une histoire de la mort inexorable ? Qui est-ce qui a sou-
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levé le voile de ce qui doit venir ? Qui est-ce qui a peint les ombres qui sont près de la caverne aux vastes circonvolutions de la mort peuplée? Qui est-ce qui a uni les espérances de ce qui doit être avec les craintes et l'amour de ce que nous voyons? » Il était de ceux qu'attire fatalement cette issue redoutable qu'Homère nomme en. souriant la porte d'ébène d'où sortent à la fois les songes, le sommeil et la mort. Le terme de la carrière humaine est-il la cessation de toute conscience, ou bien l'essence plus pure de l'homme doit-elle trouver par-delà la vie un développement supérieur ? Est-ce l'éternel repos ou la science parfaite qui nous attend dans le ténébreux royaume ? Ces deux alternatives souriaient également à l'ardent songeur et l'attiraient hors de la vie. Il avait commencé par nier catégoriquement l'immortalité de l'âme, mais une transformation graduelle s'était opérée à cet égard dans sa pensée. Plus il avançait, plus la vie avec ses formes, ses métamorphoses, lui apparaissait comme un voile multicolore qui cache à l'homme les dernières vérités. La mort en le déchirant ne doit-elle pas nous montrer ce qu'il recouvre ? La matière avec toutes ses apparences n'est qu'une fantasmagorie. La seule chose sûre, incontestable, n'est-ce pas cet individu qui lutte et qui souffre, cet esprit qui aspire à la vérité ? Libre de l'argile terrestre, ne doit-il pas y atteindre aussi sûrement qu'un rayon de lumière lancé dans l'espace en perce les dernières profondeurs ? Telle semble avoir été la foi de Shelley dans la dernière année de sa vie. S'il continuait à croire à l'immanence de Dieu dans la
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nature, le sentiment immédiat lui suggéra peutêtre que l'âme éprise du juste et du vrai est destinée à rejoindre l'être suprême à travers une série d'existences plus parfaites. Quoi qu'il en soit, plus il sondait la vie, plus l'idée de la mort prenait à ses yeux un charme grandiose, plus il se penchait avidement sur le gouffre et l'envisageait sans terreur. Il s'était procuré un poison mortel renfermé dans une bague, non qu'il songeât au suicide, mais parce qu'il trouvait consolant de porter toujours sur lui « la clé qui ouvre les portes d'or de l'éternel repos ». – « Mon esprit est tranquille, dit-il à Trelawney, qui le questionnait à ce sujet; il n'a aucune crainte et il a quelque espérance. Dans notre état présent, nos facultés sont ceintes d'un bandeau. La mort le soulève et alors nous comprendrons finalement le grand problème. » Ce calme n'avait rien d'affecté. En toute circonstance il exposait sa vie avec une insouciance incroyable. Un' jour qu'il avait manqué de se noyer, il dit à Trelawney en reprenant ses sens « J'ai compris maintenant combien il est facile de se séparer du corps ». Ces anecdotes et une foule d'autres font croire qu'en lui l'instinct de conservation fut moins développé que chez la plupart des hommes, et très particulièrement chez les misanthropes et les pessimistes, si bien qu'un Schopenhauer a des goûts de bon vivant tout en faisant profession de bouddhisme, et qu'un Leopardi contrefait, malheureux, désespéré, ne croyant plus qu'à ce l'infinie vanité du tout, » se cramponne à la vie qui lui échappe. L'âme de Shelley au contraire semble n'avoir eu que de faibles
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racines dans le corps. Il y a en elle une légèreté éthérée, un détachement des besoins matériels, un mépris de la mort, un courage ingénu qui lui donnent quetque chose de vraiment supérieur. C'est au milieu de ces pensées dont il subissait la fascination et qui le fixaient de plus en plus dans leur cercle fatidique, que Shelley se décida à quitter le séjour de Pisepour s'établir à Lerici. Le golfe de la Spezzia est avec celui de Naples le plus beau de l'Italie, mais il ne lui ressemble guère. Malgré son opulente végétation, sa culture méridionale, il a partout un cachet sévère. Cette vaste ceinture de montagnes boisées forme comme un grand lac ouvert sur la pleine mer. A l'une de ses extrémités l'Apennin lance à quatre lieues de distance dans le large la pointe sauvage de PortoVenere, ce roi des promontoires, vrai nid de pirates d'où l'on voit la Corse, et qui semble un défi jeté par les montagnes au beau milieu de la Méditerranée. A deux lieues de là, en diagonale, de l'autre côté de la Spezzia, s'ouvre dans la terre ferme la ravissante baie de Lerici, anse verdoyante qui se dérobe comme un nid d'alcyons dans un coin perdu du grand golfe. Ses collines tapissées d'oliviers la font ressembler à une vasque gracîeuse de marbre émeraude, où les grosses lames de la haute mer viennent se briser et se jouer en vagues écumeuses sur le sable fin de la plage. La petite ville de Lerici et le village de San-Terenzo sont situés l'un en face de l'autre et blottis des deux côtés de la baie, chacun à l'abri d'un petit cap surmonté d'un çâstel en ruine. La ligne de la haute mer apparaît dans ce cadre pittoresque comme
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un rouleau d'azur sur lequel se dessine au loin la bande montagneuse qui forme le promontoire de Porto-Venere. Cette baie délicieuse est vraiment un coin séparé du reste du monde. Un seul chemin y conduit par terre de Sarrazano à travers une vallée serpentine où foisonnent la vigne et le châtaignier. Matin et soir, on voit monter et descendre des collines de San-Terenzo des jeunes filles aux types presque grecs, qui portent gracieusement sur leur tête des paniers d'osier remplis de poissons ou d'herbes fraîchement coupées. Le plus souvent elles ont une rose dans les cheveux. C'est sur cette plage tranquille que les Shelley et les Williams louèrent en avril 1822 une maison pour s'y fixer avec leurs familles. Cette villa, nommée Casa Magni et située au bout de San-Terenzo, existe encore aujourd'hui. Elle est d'aspect triste et désert, battue des ondes et des vents, serrée entre un bois sombre et la mer qui roule ses éternels brisants jusqu'au pied de saterrasse solitaire (1). Shelley n'avait plus que deux souhaits habiter au bord de la mer et posséder une barque à lui. Voyager, dormir, travailler, vivre sur l'élément liquide dans une barque aussi mobile que son désir, aussi rapide que le vent, tel était son rêve. (1) Le souvenir de Byron et de Shelley est resté vivant jusqu'à ce jour parmi les marins de cette côte. Comme je la P^coura^ au printemps dernier, je pris un batelier à la Spezzia. Le hasard voulut que ce fût le fils d'un homme qui avait servi les deux poètes et qui tenait de son père certains détails sur eux. Ce qui avait fait grande impression sur les marins, c'est que le jeune lord, renouvelant sa prouesse du Bosphore, avait traversé le golfe à la natre de Porto-Venere jusqu'à Lerici. Le b5*elle£i nommé Moscova, décrivait ainsi «J l'anglai, célèbre » d après les paroles de son père Er« un uomo moite arddo, aveva «««, hella tesla e capeïli père con molti annelh. ~~°.
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Lui et Williams se firent donc construire à Gênes, sous la direction du capitaine Roberts, une chaloupe légère sur un modèle qu'ils avaient rapporté d'Angleterre. En vain l'armateur fit-il observer que cette chaloupe prenait trop peu d'eau, qu'elle était trop élancée pour résister à une bourrasque, et qu-'il vaudrait mieux se faire construire comme lord Byron un yacht selon toutes les règles de l'art nautique. Ces avertissements ne purent faire1 renoncer les deux amis à la forme dont ils s'étaient épris. Un matin du mois de mai, ils virent une voile étrange doubler le cap de Porto-Venere et cingler vers la baie de Lerici. En reconnaissant la forme de sa chaloupe, Shelley eut une de ces joies soudaines et impétueuses qui selon la sagesse des anciens présagent une catastrophe. Il baptisa la barque du nom de Don Juan, et dès lors lui et son ami se livrèrent à leur passion pour la mer avec une sorte de frénésie. Ils renvoyèrent impru» demment les deux matelots anglais que le capitaine Roberts leur avait procurés, et voulurent manœuvrer eux-mêmes la chaloupe sans autre aide qu'un mousse inexpérimenté.
Shelley avait toujours adoré la mer. Elle était pour lui la grande magicienne qui évoque tous les rêves et commande à l'infini. Il aimait à longer les côtes sauvages, à surprendre la naissance des tempêtes, à braver la furie des éléments, à voguer parmi les mirages changeants de l'atmosphère marine, à se lancer dans l'immense inconnu, puis à s'endormir au clapotement de la vague à l'abri des criques et des cavernes. Parfois, quand sa yoî'e glissait vers l'horizon, quand le soleil se cou-
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chait dans un océan de pourpre sous un écroulement de nuages, il croyait voir s'entr'ouvrir sous ces palais aériens les portes d'or de son royaume de beauté. Il avait coutume d'emporter dans sa chaloupe quelques livres et son écritoire. Pendant tout le printemps de l'année 1822, les deux marins improvisés furent presque toujours en mer, explorant la côte, s'exposant à tous les temps. Cependant l'esprit de Shelley entrait ainsi dans un état de tension qui le laissait rarement revenir au sentiment de la réalité. Uniquement absorbé dans ses pensées, il ressemblait plutôt à un esprit errant sur la terre qu'à un homme vivant. Il passait souvent d'une joie extrême à une sombre tristesse. Cette surexcitation allait jusqu'au point de produire en lui des phénomènes d'hallucination } visionnaire auxquels il avait été complètement étranger jusqu'alors. Une nuit qu'il se promenait sur la terrasse de CasaMagni, il se plaignit d'être particulièrement nerveux. Pendant qu'ils observaient les effets d'un magnifique clair de lune sur la, baie, leur conversation avait pris un tour mélancolique. Tout à coup Shelley saisit le bras de son ami, le serra violemment, et s'écria les yeux fixés sur l'écume des vagues qui se brisaient à leurs pieds « Le voici de nouveau » Après une minute, Shelley, revenu de sa crise, confessa à Williams qu'il avait vu distinctement un petit enfant sortir des vagues et lui sourire en joignant les mains. Il avait reconnu dans ses traits l'enfant mort récemment d'un de ses amis. C'est Williams qui rapporte ce fait dans les notes de son journal. Il ajoute que Shelley eut besoin de tout son rai-
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sonnement et de quelque philosophie pour se remettre de son émotion, tant la vision avait frappé son imagination. Bientôt après, les deux compagnons inséparables s'embarquèrent pour Livourne, où ils arrivèrent sans encombre dans les premiers jours de juillet. Shelley devait y voir Leagh Hunt qui s'y trouvait malade et sans ressources. Il y passa huit jours de tracas, d'ennuis et de fatigues. Avec quelle impatience n'attendait-il pas le moment de retourner dans sa maison de San-Terenzo. C'est sur cette plage dorée qu'il espérait réaliser par ses créations ce que le monde n'avait pu lui donner.
Le 22 juillet 1822, à trois heures de l'après- midi, Shelley et Williams, faisant voile pour la Spezzia sur la chaloupe Don-Juan, sortirent du port de Livourne. Trelawney s'y tenait à bord du Bolivar. Ce yacht se trouvant en quarantaine, il ne put accompagner les voyageurs. La chaleur était accablante, l'air sans un souffle. Une brume dense et chaude s'élevait sur la mer bientôt le soleil en fut obscurci et tous les objets enveloppés d'un voile grisâtre. En peu de minutes, la chaloupe eut disparu aux yeux de Trelawney, qui la suivait d'un œil inquiet. Accablé d'une torpeur invincible, il descendit dans la cabine et s'endormit. Au bout de quelque temps, il fut réveillé par un va-et-vient de pas suivi de cris désordonnés et d'un fracas de chaînes. Les matelots venaient de jeter la seconde ancre. Quand il revint sur le pont, le ciel était noir comme la nuit, la mer couleur de 'plomb fondu, l'onde verte et visqueuse de courtes rafales, accompagnées de sourds mugisse-
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mcnts, interrompaient par intervalles le silence menaçant de la nature. En même temps une foule de barques de pêcheurs et de corvettes rentraient dans le port, voiles carguées. Tous ces bateaux s'entre-choq Jaient et se heurtaient pêle-mêle au milieu des vociférations des marins. Trelawney y chercha, mais en vain, la chaloupe de ses amis. Enfin la bourrasque éclata; le sifflement de la tempête, le bruit de la foudre, le roulement du tonnerre, le mugissement des vagues eurent bientôt couvert la rumeur humaine. L'orage fut court, niais terrible. A la première éclaircie, Trelawney parcourut la mer du regard il espérait découvrir sur quelque point de l'horizon la barque de Williams et de Shelley, mais il n'en vit trace. Il fit aussitôt le tout du port. Tous les pêcheurs qui venaient de rentrer furent interrogés, mais aucun d'eux n'avait vu le Don-Juan. Toute la nuit suivante, il continua à pleuvoir et à tonner: Le lendemain se passa en vaines recherches, en vives inquiétudes. Le surlendemain, Trelawney courut à Pise, une dernière lueur d'espoir lui restait des nouvelles pouvaient être arrivées de la Spezzia; il n'y trouva rien. Ne doutant plus d'un malheur, il se rendit chez Byron et lui fit part de ses appréhensions. En l'écoutant, celui-ci changea de couleur et ses lèvres tremblèrent il comprit que tout espoir était vain. On expédia sur le champ un courrier le long du golfe de Gênes, jusqu'à Nice, à la recherche de la barque. Trelawney longea la côte à cheval pour l'examiner en tout sens, des promesses furent faites aux gardes-côtes et aux pêcheurs qui donneraient des nouvelles de la barque ou des passagers.
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La fatale certitude ne vint qu'au bout de quelques jours. Le cadavre de Shelley avait été trouvé sur la plage de Viareggo. Il était lacéré, mutilé, en décomposition, mais encore reconnaissable. On trouva dans ses vêtements un volume de Sophocle et de Keats. La dépouille de son malheureux compagnon avait été jetée à trois miPis de là, près de Torre-Migliarino. On retrouva aussi à quatre milles plus loin le corps de l'enfant qui leur servait de mousse il était presque réduit à l'état de squelette. L'implacable mer avait éparpillé ses trois victimes et ne les avaient rendues qu'à demi rongées et broyées. Trelawney dut prendre sur lui d'annoncer la lugubre nouvelle aux deux veuves. Il s'achemina d'un cœur tremblant vers SanTerenzo. En approchant de Casa Magni, il lui sembla qu'un crêpe funèbre recouvrait ce paysage jadis si radieux. Jane et Mary l'attendaient dans un état d'agitation indicible, passant du désespoir aux plus folles espérances. La servante, en apervant Trelawney, fit un grand cri. Mm0 Shelley, accourue, demanda seulement quelles étaient les nouvelles. Au silence de Trelawney elle comprit tout. Celui-ci renonce à décrire la scène qui suivit il ajoute seulement qu'il se contenta d'envoyer aux deux femmes leurs enfants, pensant que leur présence pourrait seule les consoler dans cette heure terrible. La douleur deByron, pour être moins violente, n'en fut pas moins profonde. Il perdait en Shelley le confident de ses plus hautes pensées, le seul ami dont il estimait les conseils et dont il écoutait la voix.
Lord Byron et Trelawney résolurent de faire à
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leurs amis de dignes funérailles et de les brûler à la manière antique. Rien ne fut négligé pour donner à cette cérémonie une grandeur et une simplicité dignes de celui auquel on voulait rendre les derniers honneurs. Deux grands bûchers furent élevés à distance sur la vaste plage de Viareggio. Byron, Trelawney et Leagh Hunt assistèrent seuls à la crémation. Le cadre grandiose, la solitude solennelle de ce paysage maritime, étaient de tous points dignes du grand poète et l'eussent réjoui s'il avait pu rouvrir ses yeux fermés pour toujours. D'un côté l'horizon sans bornes de la mer qui expire ici avec un doux murmure sur les sables de la grève de l'autre, dans le lointain, la ceinture violette de l'Apennin dont la chaîne dentelée forme un amphithéâtre imposant sur un circuit de quarante lieues. La scène étrange qui se déroula en ce jour devant cette nature magnifique et impassible eut quelque chose de lugubre et de sublime. Du bûcher funèbre s'élevait une flamme roussâhe, active, dévorante. De fréquentes.libations de vin et d'huile entretenaient ses flammèches vivaces tordues par le vent. Déjà le corps de Shelley était entièrement consumé quand Trelawney, regardant dans la fournaise, vit le cœur encore intact dans le feu. Pris d'une idée étrange, il plongea sa main dans le brasier incandescent et en arracha ce cœur qui avait battu d'un sang si généreux sous tant de grandes pensées et que la flamme avait épargné.
Ainsi périt à trente ans l'un des plus grands poètes de l'Angleterre et des temps modernes. Le cœur et les cendres de Shelley furent inhumés au
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cimetière protestant de Rome, situé hors la ville. Sur ce champ de repos plane déjà le calme funèbre et l'étrange sérénité de la campagne romaine. Dans sa partie supérieure, non loin de la pyramide de Caïus Sextius et du tombeau de Keats, on trouve un tertre recouvert d'une simple table de marbre blanc. On y Ht le nom de Shelley avec cette inscription Cor cordum, et plus bas ces vers inscrits par Trelawney et pris dans la Tempête de Shakspeare
Nothing of him that doth fade
But doth suffer a sea change
In something rich and strange.
La dépouille de ce noble esprit repose dans ce coin modeste, sous l'azur du ciel de Rome, de cette « cité de l'âme » digne d'offrir le repos suprême aux grands pèlerins de la pensée.
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En considérant la destinée de Shelley, on est frappé de l'unité parfaite de sa pensée et de sa vie. Nous l'avons vu, celle-ci fut a elle seule une expression parlante de cette âme lumineuse, une représentation spontanée de son génie. On a l'habitude de pleurer les belles vies tranchées dans leur fleur, de s'abandonner aux pensées funèbres sur les tombes précoces; mais ici nous dirions plutôt avec la sagesse grecque, une sagesse de héros et d'artistes Ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux 1 A vrai dire, l'issue tragique de cette destinée nous apparaît non pas comme un accident fortuit, mais comme une conclusion presque nécessaire. Si le hasard est le maître des vies ordinaires, qu'il fait périr ou laisse végéter à son gré, une logique secrète, une fatalité invincible préside à la marche des esprits supérieurs et passionnés quand ils ont accompli leur mission, elle les enlève à nos yeux, et nous n'en voyons plus que la trace brillante. Shelley mourut
L'<SUVRE DE SHELLEY
II
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à l'âge où d'habitude les grands hommes en sont encore à chercher leur voie et arrivent à peine à la conscience de leur tâche. Cependant il avait déjà donné son mot, il n'aurait pu se surpasser. Cet esprit fait d'éther et de flamme devait briser de bonne heure son enveloppe d'argile.
Il nous reste à envisager l'œuvre qu'il nous a laissée. Cette œuvre porte le même cachet que sa vie et pourtant elle est autre, cur elle forme un tout complet en soi. En y pénétrant, nous avons la même sensation que nous éprouverions, si, après avoir visité l'atelier d'un grand peintre du passé où l'on aurait conservé tous les instruments de son travail, ses souvenirs intimes, son buste et les portraits de ceux qu'il a aimés, nous entrions subitement dans un temple de forme simple et sévère qui renfermerait ses chefs-d'œuvre. C'est toujours le même esprit qui nous parle et nous émeut sous ces voûtes tranquilles et sereines, mais dépouillé des accidents de la vie, débarrassé des liens de son temps et transporté dans une sphère supérieure où il se meut avec. une liberté sans frein. Des scènes étranges se présentent à nous de grandes fresques couvrent les murs, la frise et le plafond; des têtes inspirées en ressortent. Nous sommes dans un autre monde, et cependant c'est le nôtre, car les horizons qui se déroulent dans ces peintures entre quelques pilastres et quelques colonnes de marbre sont ceux de l'univers les êtres inconnus qui nous regardent sans nous voir avec la lumière merveilleuse de leurs yeux appartiennent à la grande humanité. Telle est l'impression que nous donne l'œuvre de
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Shelley prise dans ce qu'elle a de plus parfait et embrassée dans son ensemble organique. Nous allons la parcourir. Je crois qu'elle serait capable de nous conforter dans un temps qui semble avoir perdu l'instinct et la tradition de l'idéal. La théorie esthétique dominante de nos jours consiste à dire que l'art est le reflet d'une société, et l'artiste le fruit d'un milieu donné. Conformément à cette théorie matérialiste, l'artiste ou le poète d'aujourd'hui se croit obligé d'être le photographe ou l'écho des misères, des sottises et des caricatures du présent. Il n'est pas de niaiserie, pas de turpitude, qu'on ne s'ingénie à imiter et à encadrer dévotement; il n'est pas de champignon malsain ou vénéneux poussant sur les fanges de la civilisation, qui, soigneusement cueilli et disséqué à la loupe par ces graves anatomistes, ne leur procure un sourire de curiosité et de satisfaction. L'œuvre de Shelley nous fournit un enseignement absolument contraire aux théories réalistes et à la pratique relâchée du jour. Parmi les poètes modernes, il démontre de la manière la plus éclatante que le vrai créateur sait se soustraire à l'obsession de son entourage, défier les circonstances et se créer un monde à lui par une loi supérieure à la tyrannie de son siècle.
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I
Shelley, âgé de vingt-quatre ans, sortant d'une maladie qui avait mis sa vie en danger, écrivit à Bishopgate, près de la forêt de Windsor, un de ses plus admirables poèmes Alastor, ou l'esprit de la solitude. Chose remarquable, cette inspiration soudaine a été le pressentiment de toute sa destinée il s'y est peint tout entier, y a personnifié son génie. Cette figure mérite de demeurer son type en poésie, comme Childe-Harold est resté celui de Byron. Je le place ici comme une sorte d'épilogue à sa vie et de frontispice à son œuvre.
Alastor était un jeune homme d'une âme incorrompue et d'un génie aventureux. Son imagination s'était enflammée et purifiée par la familiarité avec tout ce qui est excellent et majestueux. II avait bu profondément aux sources de la connaissance, mais la science et la philosophie l'avaient laissé înassouvi. Sa première jeunesse passée, il quitta son foyer et vendit sa maison paternelle pour courir le monde et « chercher d'étranges vérités en des pays inexplorés ». Alastor était poète et penseur en même temps; c'est par la contemplation intense des choses que leur sens intime se révélait à lui. Il visita Tyr, Balbec, <
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Jérusalem, Memphis, Thèbes, et pénétra jusqu'au fond de l'Ethiopie. Devant les pyramides, les tombes de jaspe, les sphinx mutilés, les civilisations passées se déroulaient à ses yeux. Assis dans l'immensité du désert, sous les colonnes stupéfiantes de temples en ruine, entouré de colosses de porphyre dont la muette assemblée semblait présider aux mystères du zodiaque, il essayait de déchiffrer la pensée muette des morts, et à travers des myriades d'années son regard enivré pénétrait jusqu'à la jeunesse du monde. Rien ne pouvait le distraire de sa tâche, il la poursuivait pendant le jour brûlant et durant les nuits claires, où la lune venait animer ces hiéroglyphes et faisait flotter les ombres du passé sous ces voûtes énormes il ne s'arrêtait que « lorsqu'une forte inspiration traversant son esprit comme une flèche de lumière, il saisissait les secrets frémissants .de la naissance du temps ». Pendant qu'il se livrait à ces méditations, une jeune fille arabe lui apportait tous les jours sa nourriture et venait étendre sa natte sur sa cou che, Elle l'aimait et n'osait exprimer son amour. Chaque nuit, au péril de sa vie, elle se glissaithors de la tente de son père pour vèiller sur lé sommeil de l'étranger, sans sommeil elle-même de longues heures elle contemplait ses lèvres divisées par un souffle régulier; aux premières lueurs du jour, elle s'enfuyait pâle, égarée, le sein palpitant. Mais lui, le poète, n'avait-il rien vu, rien compris, ou est-ce qu'absorbé par ses rêves il avait dédaigné la jeune fille ? Ce qui est certain, c'est qu'il avait effleuré le brûlant amour
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sans sortir de sa hautaine méditation et qu'il partit tranquille pour continuer son voyage. Terribles furent les représailles du destin.
Tant qu'Alastor put fixer son désir sur des objets Infinis, il fut heureux et se suffit à lui.même, maître de son âme et maître de l'univers dans l'orgueil souverain de la contemplation; mais un moment fatal devait venir, celui où il chercherait le commerce d'une intelligence semblable à la sienne. L'image de cet être se dressa enfin devant lui dans une vision merveilleuse « Ayant pénétré dans la vallée de Cachemir sous les ombrages d'une solitude enchanteresse, où des plantes odorantes entrelaçaient leurs berceaux près de roches caverneuses, il étendit ses membres fatigués près d'une source aux reflets scintillants. C'est là qu'une vision vint planer sur son sommeil, un rêve qui jamais encore n'avait enflammé sa joue. Il vit une vierge voilée assise près de lui elle lui parlait en sons lents et solennels. Sa voix était comme la voix de sa propre âme entendue dans le calme de la pensée. Longtemps la musique de cette voix, pareille aux secrets entretiens des souffles et des ondes, retint son sens intime comme suspe.ridu dans la trame changeante de ses couleurs variées. La connaissance, la vérité, la vertu, étaient son thème, et les espérances sublimes d'une liberté divine; il y retrouvait ses plus chères pensées et la poésie, lui le poète. Et la jeune fille chantait toujours, et les vibrations solennelles qui venaient du fond de son âme traversèrent tout son corps d'une flamme pénétrante. La voix alors éleva des rhythmes sauvages, étouffés par les sanglots de sa propre émotion. Ses belles mains seules étaient nues et soutiraient par effluves de quelque harpe étrange d'étranges harmonies le sang ondoyant
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dans ses veines ramifiées y murmurait une ineffable histoire. Dans l'intervalle des pauses, on entendait battre le cœur de la vierge, et sa respiration tumultueuse s'accordait avec les caprices de ses mélodies intermittentes. Soudain elle se leva comme si son cœur, prêt à éclater, endurait impatiemment son propre poids, II tourna la tête et la regarda. Sans voile, elle resplendissait maintenant comme éclairée par la lumière intérieure de sa propre vie, elle flottait bras étendus, boucles sombres déroulées dans la nuit, yeux baissés et rayonnants, lèvres entr'ouvertes, pâles et frémissantes de désir A cette vue, son cœur fort succomba alangui d'un excès d'amour. Il souleva ses membres frissonnants et, retenant son souffle, étendit les bras vers le sein palpitant de la vierge. Un instant, elle recula; puis, cédant à une joie irrésistible, d'un geste fou, d'un cri soudain et bref, elle fondit sur lui, et ses bras enlacèrent son corps d'une étreinte dissolvante. Alors un voile noir tomba sur ses yeux égarés, la nuit submergea et engloutit la vision le sommeil, comme un fleuve ténébreux arrêté dans son cours, rentra impétueusement dans son cerveau sans conscience. » II se réveilla dans l'air glacé du matin les collines étaient blafardes; la vallée étendait ses forêts vides autour de lui. En une seule nuit, la terre s'était décolorée, la majesté de l'univers avait fait place a la désolation, l'exaltation de son âme au désespoir. « Ses yeux égarés regardèrent la scène vide du monde comme la lune reflétée dans la mer regarde la lune dans le ciel. L'amour humain avait envoyé une vision au sommeil de celui qui avait méprisé ses dons les plus exquis. Hélas hélas se disait-il, est-ce que des membres, un souffle, une vie peuvent être si
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traîtreusement entrelacés? Qu'est devenue la vision ? P Perdue, perdue pour toujours dans l'abîme du profond sommeil. Est ce que les affres de l'agonie, est-ce que la mort fangeuse sous l'eau conduit à ton délicieux royaume? A ce doute, une espérance insatiable traversa son cerveau, dont la pointe fut plus perçante que le désespoir, » fY.
Alors commence une fuite plus effrénée que celle d'Ahasvérus, car Ahasvérus était fouetté par son remords, et Alastor est entraîné par son rêve. Mordu par son désir comme un aigle enlacé par un serpent, il se sent poussé du grand jour aux ténèbres. Le rouge matin fait pleuvoir la moquerie de ses couleurs sur sa joue livide. Il passe les tombes solitaires des rois parthes. Jour après jour, il va, il va toujours. Le souci le ronge, ses membres maigrissent, sa chevelure désordonnée traîne dans le vent, sa main est suspendue comme un os mort dans sa peau flétrie. La vie qui le consume comme une fournaise ne luit plus que par ses yeux. Les habitants des campagnes s'apitoient sur cet étrange visiteur, les montagnards le prennent pour un esprit et les enfants cachent leur visage dans la robe de leur mère en le voyant; lcs jeunes filles seules devinent sa dou. leur et l'appellent des faux noms de frère et d'ami en pressant sa main au départ. Il s'arrête enfin au bord de la mer Caspienne et voit une chaloupe délabrée échouée sur la rive, Un reste d'impulsion le pousse à s'embarquer; il entre dans le canot et attache en guise de voile son manteau au mât nù; La barque part comme un nuage
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emporté par l'ouragan. Le jour est splendide, la mer tumultueuse. Les vagues grandissantes se lèvent comme des montagnes, s'enroulent comme des boas gigantesques avec leurs crêtes d'écume. Il se réjouit de leurs combats furieux comme si les génies de la tempête étaient les messagers chargés de la conduire à la lumière de ses yeux aimés Plus la mer devient furieuse, plus Alastor se sent calme à son gouvernail. L'onde l'encercle d'une multitude de fleuves et de tourbillons, elle mugit sous lui d'un sourd tonnerre, et toujours la barque s'enfuit comme la fumée que chasse le vent de,la cataracte, elle fend le dos de la vague, qui s'écroule en poussière sous sa quille elle traverse l'océan convulsif comme si son pilote était un dieu élémentaire. La lune se lève à sa lueur se dessinent dans une brume vaporeuse les récifs éthérés du Caucase, En un clin d'œil, il s'en rapproche..La mer fait rage à sa base caverneuse, et les vagues monstres s'y brisent avec fureur. Qui sauvera la barque ? Elle est sauvée. Comme une flèche, elle est entrée dans la caverne avec le flot bouillonnant. La mer s'engouffre en cataracte dans l'étroite fissure, pics et montagnes surplombantes se referment sur elle. « Vision et amour crie le poète tout haut, j'ai contemplé la porte par où vous avez fui. Le sommeil et la mort ne nous diviseront pas plus longtemps. »
Le paysage a changé. L'onde s'est calmée, la caverne s'est élargie, le jour percé par les brisures de la montagne, et le mugissement de la mer n'arrive plus qu'en murmure imperceptible
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à travers les circuits innombrables des rochers. Poussée par les derniers remous de la vague, la barque échoue mollement parmi les fleurs de la rive, et une vaste forêt s'ouvre devant Alastor en plein soleil du midi. Les feuillages entrelacés tissent leur crépuscule sur les pas du poète, qui voudrait faire sa tombe du plus doux berceau de la nature. Le chêne étend ses bras noueux, le cèdre dresse ses pyramides, la forêt s'étage arche sur arche, elle grandit en dômes solennels. Sur ce fond sombre, le tremble et l'acacia semblent des nuages suspendus dans un ciel d'émeraude. Les parasites entourent les troncs comme des serpents habillés de toutes les couleurs de l'arcen-ciel dans les buissons, la rose musquée s'entrelace au jasmin, et des milliers de petites fleurs le regardent avec leurs yeux d'enfant. Ici le silence et le crépuscule, ces sœurs jumelles, tiennent leur veille de midi et naviguent dans l'ombre comme des formes vaporeuses à demi visibles. Plus loin, un puits sombre, reluisant, à l'onde translucide, reflète toutes les feuilles qui se penchent sur son miroir et chaque pan d'azur qui brille au travers. Le poète arrive là, et se regarde dans la fontaine. L'herbe frémissante ne ressent-elle pas une une présence inaccoutumée ? Un esprit invisible semble debout près de lui ne lui parle-t-il pas dans les charmes à demi voilés de la nature, 'communiant avec lui, comme si lui et cet esprit étaient tout ce qui existe? c~ « Seulement, quand son regard se leva pour le chercher, il ne vit que deux yeux, deux yeux étoiles, les yeux de son rêve qui flottaient dans la
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pénombre de la pensée et l'appelaient de leur sourire »
Fatigué, il reprit sa marche. À mesure que le soir solennel descendit, un changement graduel, mais sinistre, se fit dans la forêt. Des pierres grises perçant le sol se montraient à distance, la végétation devenait plus rare, et finalement de vieux pins ébranchés occupaient seuls le sol. Les rochers prirent des formes de plus en plus inimaginables. Tout a coup la montagne finit par une pente escarpée. A cet endroit, elle semblait vouloir surplomber te monde avec ses pics accumulés on eût dit que de là on voyait l'univers à ses pieds des lacs semés d'îles, des montagnes bleues, des fleuves puissants, des collines de feu mêlant leur flamme avec le crépuscule. La nudité de cette roche contrastait avec la richesse de l'univers qu'elle dominait. En arrivant dans ce lieu, le poète connut que la mort était sur lui. Une dernière fois il ramena son Ame aux images du passé qui allait expirer en lui, il posa sa main pâle et maigre sur le tronc rude d'un vieux pin, il inclira sa tête languissante sur une pierre couverte de mousse, et puis étendit au hasard ses membres sans mouvement sur le bord de ce glissant abîme, abandonnant à leurs impulsions finales ses forças vacillantes. L'espoir et le désespoir, ces bourreaux de l'homme, dormaient en lui. Le flux invisible de son sang ne nourrissait plus que d'un flot affaibli le fleuve de sa vie. La dernière chose qu'il vit, ce fut la grande lune qui suspendait sa corne puissante sur l'horizon occidental du monde. Quand l'astre s'enfonça eitre les collines dente-
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lées, le sang du poète, qui avait toujours battu d'une mystique sympathie pour le flux et le reflux de la nature, ne rendit plus que des pulsations imperceptibles, sa respiration devint entrecoupée. Quand le dernier rayon s'éteignit, le pouls s'arrêta. Une pause, un dernier frémissement. et la mort avait pénétré son cœur. Quand le ciel devint complètement obscur, les ombres noires enveloppèrent sa forme froide et muette comme la terre sans voix et l'air vide. Ce corps merveilleux n'avait plus ni sens, ni mouvement, ni divinité ce n'était plus qu'un luth jadis traversé par le souflle céleste, un fleuve jadis bouillonnant de vagues multisonores maintenant muet et desséché.
Alastor mourut ainsi dans le désert, loin des hommes, qui ne l'avaient pas connu. Il périt comme il avait vécu, comme il avait chanté, dans la solitude. Quelques fragments de ses mélodies passionnées qui ont fait pleurer les étrangers vivent encore parmi les hommes, mais éparses et sans nom. Des vierf^s brûlent encore pour ces yeux égarés qu'elles ont vu briller devant elleé, mais sans savoir qui était cet étranger dont la trace s'est perdue depuis longtemps. Cependant le poète, qui a évoqvé devant nous l'image d'Alastor, ne peut s'empêcher de lui dire son adieu
« Tu es parti, cœur aimable, vaillant et beau, enfant de la grâce et du génie. Des choses sans cœur se font et se disent dans le monde; :es vers, les bêtes, les hommes vivent. Des mers et des montagnes, des
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cités et des déserts, la puissante terre élève sans relâche sa voix solennelle. – Mais toi, tu es parti, tu ne peux plus connaître ou aimer les ombres de cette scène fantastique qui furent les messagers de ton génie. Hélas elles sont toujours, et toi tu n'es plus L'art et l'éloquBnce, toutes les apparences du monde, sont faibles et vaines pour pleurer une âme dont la flamme est retournée dans l'ombre. Il y a une douleur trop profonde pour Jes larmes quand tout est coupé en un moment, quand un haut esprit dont la lumière ornait le monde environnant ne laisse à ceux qui restent en arrière ni soupirs ni gémissements, ce tumulte passionné d'une espérance retentissante, mais le pâle désespoir, la froide tranquillité, et pour toute consolation le vaste corps de la nature, le tissu des choses humaines, la naissance et la tombe, le monde enfin, qui sans lui n'est plus ce qu'il était. » Ce poème contient l'âme de Shelley. Jamais peut-être le type du poète moderne n'a été représenté avec plus" de force. Childe-Harold en est sans doute une autre et brillante incarnation; mais dans l'œuvre de Byron le héros disparaît en quelque sorte derrière la multiplicité des scènes qu'il contemple, et l'ensemble du poème ressemble plutôt à une mosaïque étincelante de pierres précieuses remplie de merveilleux détails qu'à a un tableau saisissant dominé par une figure capitale. Dans Alastor, au contraire, l'homme est tout, et la passion qui le dévore se développe devant nous à travers les images précipitées d'une scénerie changeante, dans un cadre grandiose. Cette destinée tragique est celle même du poèce moderne, que Shelley a si profondément éprouvée,
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si héroïquement soutenue dans sa propre vie. Pour en saisir le sens véritable et la portée, il faut la comparer à la destinée du poète grec, qui est l'homme antique par excellence. Celui-ci poussait sur le sol de la cité, environné de symboles familiers, bercé dès l'enfance par les grandes images et les grandes pensées qu'il devait exprimer plus tard son œuvre facile, heureuse, était l'œuvre commune de la patrie dont il était la voix. Le poète moderne au contraire est un étranger dans le monde où il vit ce qui s'offre à son regard, c'est le vaste champ de l'histoire et de la nature ce qu'il poursuit, c'est un idéal intérieur entrevu dans l'extase d'un rêve. De là cette course haletante à travers les régions du passé et de la nature, de là cette solitude qui l'environne' et crée le désert autour de ses regards, de là ce désir d'une réponse complète,' frémissante dans une autre âme qui se traduit par une vision radieuse. Plus vaste est son horizon, plus transcendant son idéal, –mais plus amère aussi sa vie. Cet idéal est son privilège et sa malédiction. Condamné à un si douloureux enfantement, est-il le précurseur d'un monde à venir? Les êtres qu'il entrevoit, qu'il pétrit des gouttes de son s*ang et de l'éther de sa pensée, seront-ils un jour ? ou n'est-il qu'un visionnaire misérable, qu'un fou sublime ? Peu lui importe. Il suit l'esprit qui lui commande, il préfère la mort solitaire et ignorée, devant la nature froide eb le ciel muet, à la satisfaction de tous les heureux et à l'abdication de son rêve devant la réalité.
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Maintenant que nous connaissons Shelley dans sa vie intime et dans son prototype idéal, il nous reste à considérer l'œuvre qu'il nous a léguée. Nous l'envisagerons successivement comme poète lyrique spontané, comme peintre de la passion et de la souffrance humaine, enfin comme poète philosophique et métaphysicien. Ce sont trois modes très divers de sa pensée, trois manières d'être de son âme. trois phases de son génie en les traversant, nous suivrons le fil de l'idée panthéiste qui s'y développe.
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Vous est-il arrivé d'écouter avec attention un quatuor de Beethoven par une soirée tranquille, dans une chambre à demi éclairée? Si les exécutants étaient de vrais musiciens, vous avez peutêtre éprouvé une sensation singulière et fascinante. A mesure que les objets extérieurs s'effaçaient à vos yeux, sous l'impression de la musique, vous avez cru plonger du regard dans le demi-jour crépusculaire d'une âme en travail. Ces motifs qui s'entrelacent en arabesques légère et passent d'un instrument à l'autre, ces t^ts inattendus qui partent en spirales, se multiplient en tourbil- lons, ne sont-ce pas les frémissements, les tendresses, les soubresauts, les transports et les découragements d'un cœur livré à lui-même? Un coup d'ceil jeté dans le lyrisme de Shelley nous fait faire une découverte analogue même candeur de sentiment, même VivaCité jaillissante, même ranété de rhythme même profondeur de tristesse et même énergie dans le rebondissement d, la joie. Ici, comme chez le grand symphoniste, nous voyons une nature aussi divinement naïve que noble, et qui, n'ayant rien à Cacher, se livre au cours de ses pensées comme Vautre- s'abandonne aux plus intimes confidences, dans le'tiSsu merveilI
II
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leux de ses mélodies. II y a là de ces mélancolies qui vont jusqu'à l'affaissement, jusqu'à cette morne tranquillité du désespoir dont l'homme ne semble pas devoir se relever; mais, un instant après, nous planons de nouveau dans un air lumineux. Comme Beethoven, Shelley a ce don royal de pouvoir se ressaisir dans la sphère des choses éternelles quand il s'est'perdu dans les souffrances de sa propre vie, et de faire chanter le poète triomphant au-dessus de l'homme brisé.
Le lyrisme de Shelley ressemble tout aussi peu à de la poésie populaire qu'un quatuor de Beethoven à une chanson des campagnes mais il n'en est pas moins un poète spontané. C'est un habitué des hautes régions qui ne s'adresse qu'à ceux qui veulent l'y suivre, mais dont l'idiome natal est une langue exquise, choisie, étîncelante il la parle comme son langage naturel, avec une aisance parfaite, sans ombre d'apprêt, uniquement occupé à rendre sa pensée. Sa langue, puisée aux meilleures sources, n'est cependant qu'à lui nul n'a su donner à l'anglais tant de souplesse, de fluidité mélodieuse et faire comme lui de cette langue, si peu musicale à l'oreille de l'étranger, une musique aussi enchanteresse. La surabondance des images ne provient pas chez lui d'une imagination désordonnée, elle naît d'une pensée ardente qui veut pénétrer au cœur des choses. Tandis que d'autres nous peignent leur forme extérieure et leur apparence, il en voit le fond, il en boit l'âme, et quand il s'en est bien rempli, il se livre souvent à une véritable effulguration de métaphores. Cela va parfois jusqu'à l'éblouissement: mais l'idée est pres-
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que toujours claire, le sentiment toujours énergique. Son défaut n'est pas la pénurie, c'est l'excès du sentiment et de la pensée qui enflamme et entraîne son vers. Pour saisir cette pensée au vol, pour surprendre le libre essor de cette âme, il nous faut écouter son chant sur l'alouette (skyïark), « Salut à toi, esprit vivace, oiseau tu ne fus jamais, – toi qui, du haut des cieux ou près de le terre, préci- pites à plein cœur tes chants improvisés en Iong3 torrents de mélodie.
» Plus haut, toujours plus haut, tu jaillis du sol; tu perces le profond azur comme un nuage de feu en chantant tu t'élances, et t'élançant tu chantes toujours, » Dans la lumière dorée du couchant, dans l'éclat des nuages qui l'environnent, tu flottes et nages, tu es la joie même, lai joie vivante dans son premier essor. » Dans la pourpre pâle du soir se baigne ton vol tu vas t'y fondre comme l'étoile se fond dans la clarté du grand jour mais, quand mes yeux ont cessé de te voir, j'entends ton cri déchirant.
» Tu chantes comme un poète caché dans la lumière de sa pensée chante d'élan des hymnes spontanés jusqu'à ce qu'il entraîne le monde à la sympathie pour des espérances et des craintes que personne ne soupçonnait. » Esprit ou oiseau, dis-nous quelles sont tes douées pensées. Je n'ai jamais entendu louange d'amour ou dithyrambe dont la strophe palpitante ait répandu le flot d'un si divin ravissement.
» Les choeurs d'hyménée, les chants de triomphe ne sont auprès du tien qu'une parade vénale, une pompeuse vanité rongée de secrète misère.
» Quel spectacle est la source de ta joie ? Quelles plages ? quelles vagues, quelles montagnes ? quell amour de tes semblables ou quelle ignorance de la douleur? » Nous sondons le passé, l'avenir, et nous souf-
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frons pour ce qui n'est pas notre rire le plus sincère est chargé de quelque peine, nos chants les plus doux roulent sur les plus sombres pensées.
» Dussions-nous pouvoir mépriser la haine, l'orgueil et la peur, fussions-nous nés pour ne point verser de larmes, jamais pourtant nous n'atteindrons ta joie. » Au-dessus des -cadencés les plus délicieuses, audessus des trésors entassés dans les livres, s'élève ta gaie science, ô toi, mèpriseur de la terre (tflOu spurner of the ground) I
» Enseigne-moi la moitié seulement de la félicité, que ton cerveau doit concevoir; alors coulerait de mes lèvres une si mélodieuse folie que le monde m'écouterait comme je t'écoute maintenant. »
L'esprit enthousiaste de Shelley se reconnaît dans l'infatigable alouette, le seul parmi les oiseaux qui chante d'un vol ascendant. « En chantant tu t'élances, et t'élançant tu chantes toujours » voilà bien l'âme du poète remplie d'une lumière intérieure qui est sa félicité, qui devient mélodie, et qu'il répand à profusion sans savoir où. L'essor est si vigoureux qu'il semble d'un coup d'aile vouloir dominer le monde, l'embrasser de son vol. | Hélas ce n'est là que l'illùsion du premier élan. Comment l'univers va-t-il se refléter dans cet esprit? Shelley est un panthéiste d'intuition, non de théorie. Il sent avec une subtilité et une énergie singulières le lien de la vie universelle qui, partant des éléments aveugles, s'étend comme une chaîne électrique à travers la plante et l'animal jusqu'à l'homme. Il n'a point de système philosophique, mais il voit avec une clarté surprenante le divin de la nature, c'est-à-dire le puissant, le
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beau, le parfait. L'homme moderne est plus loin de la nature que l'homme antique il y a entre elle et lui un véritable abîme, mais cet abîme n'existe pas pour Shelley, ou du moins il le franchit d'un bond. C'eft par une révélation immédiate qu'il sent sa parenté originaire avec toute chose, et c'est avec une joie d'enfant qu'il se jette dans la vie fougueuse des éléments. Il ne la présente pas comme le peintre, il s'y plonge plutôt comme le musicien. Quoiqu'il ait la force plastique, il ne s'amuse pas à peindre des brins d'herbe comme les miniaturistes. Ce n'est pas un paysage, c'est mille paysages qu'il a.sous les yeux, c'est l'ensemble de la nature qu'il cherche à étreindre. « La masse éternelle des choses, dit-il, flue à travers l'esprit et roule ses vagues rapides tantôt sombres, tantôt brillantes. » Dans ces moments, il comprend la nature sous toutes ses formes et dans sa puis- sance de métamorphose éternelle. Sa poésie sur le nuage est à cet égard la pièce typique. Aussi est-ce le nuage lui-même qui parle et nous raconte sa vie. Tantôt flottant au ciel d'été, il verse aux fleurs les fraîches ondées qu'il pompe. aux fleuves pendant que la terre danse sa ronde autour du soleil,, tantôt brandissant le fouet de la grêle, il passe et rit dans la foudre. Parfois il tamise la neige aux flancs des montagnes et dort aux bras de la tempête pendant que les vieux pins gémissent étonnés. Souvent il traverse les mers avec l'éclair assis en pilote sur ses dômes azurés. « Je suis le fils de la terre et du flot, le nourrisson du ciel, je franchis les veines des mers, des continents. Je change, mais ne puis mourir, car après
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la pluie, quand le pavillon des cieux sourit sans tache, lorsque vents et soleil de leurs rayons convexes arrondissent la voûte des airs, je souris en silence à ma tombe liquide, puis, hors du grand réservoir, comme l'enfant s'échappe du sein de sa mère, comme l'esprit sort du tombeau, je me lève pour me dissoudre de nouveau ». C'est là le premier degré de la contemplation panthéistique elle est joyeuse et purifiante, c'est le Léthé de l'esprit, car elle peut s'oublier en se replongeant aux forces vives du grand Tout; mais cette contemplation change de caractère en passant de la vie élémentaire à la vie organisée, et en considérant la destinée de l'âme individuelle dans l'immense champ de la nature, qui ne produit que pour détruire. Le problème de la vie et de la mort s'impose, la nature prend une double face, la contemplation devient une souffrance au lieu de l'esquiver, comme font tant d'autres, le poète s'y engage avec résolution. Il verra le côté sombre de la nature comme son côté lumineux pour résoudre le problème à sa manière et parvenir, si possible, à la conscience d'une vérité supérieure. Shelley a rendu cet ordre d'émotions et de pensées dans son petit poème du Sensitive plant, un des plus délicats et des plus achevés qui soient sortis de sa plume. La première partie est une fête de couleurs et de parfums. Il nous peint un jardin merveilleux qui réunit la splendeur des flores les plus exquises. Il pénètre cette fcis-ci dans le monde végétal et dans les mystères de la floraison avec la même intensité et subtilité qu'il s'était plongé dans la vie des éléments. C'est
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plus qu'une description scientifique, c'est l'âme même des fleurs qui s'épanouit devant nous. » Le perce-neige et puis la violette se levèrent de terre sous une pluie chaude, et leur souffle se mêlait à la fraîche saveur du sol comme la voix se mêle à l'instrument.
» Alors on vit éclore les liserons bigarrés et la haute tulipe et le narcisse, la plus belle d'entre les fleurs, qui regarde ses yeux dans le miroir du fleuve jusqu'à ce qu'elle meure de sa propre beauté
» Et la fleur des vallées (le muguet) semblable à la naïade si belle de jeunesse, si pâle de passion, fendit de ses clochettes lumineuses et tremblantes ses pavillons vert tendre.
» La jacinthe pourpre, 'endre et bleue égréna de ses clochettes une douce sonnerie d'une musique si délicate et si intense qu'on la sentait au dedans de soi-même comme un parfum.
» La rose, comme une nymphe qui se dépouille pour le bain, découvrit la profondeur de son sein embrasé jusqu'à ce qu'elle eût dévoilé feuille à feuille à l'air voluptueux l'âme de sa beauté et de son amour. » Et le lys pâle éleva comme une ménade sa coupe couleur de lune, jusqu'à ce que l'étoile de feu qui est son œil aperçut à travers la claire rosée le tendre azur. » Outre la flore brillante de toutes les zones qui abonde dans ce jardin, on y remarque l'imperceptible et modeste sensitive qui ouvre à la lumière ses feuilles en éventail. Sans fleur et sans parfum, elle ressentait plus que les autres. Elle croissait dans ce jardin' comme l'âme du poète dans la nature, recevant toutes les impressions et désirant ce qu'elle n'avait pas; la beauté. Imprégnée des
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délices des autres, elle s'endormait le soir dans un océan de rêves sans conscience sous l'embrassement de la nuit. A ces merveilles de la végétation f ajoutait une merveille humaine. « II y avait une Eve dans cet Eden, une grâce qui régnait sur ces fleurs dans leurs veilles ou leurs rêves, une dame dont la forme était le produit d'un esprit enchanteur, qui en se développant avait moulé son visage et ses mouvements. Elle n'avait pas de compagne de race mortelle, et ses yeux sortant du sommeil semblaient dire que ses rêves étaient moins du sommeil que du paradis. » Elle marchait dans ce jardin d'un pas aérien ses soins y entretenaient l'ordre et la beauté elle arrosait les fleurs, en écartait les insectes dangereux, les rassemblait dans une corbeille et les jetait dans la forêt sauvage ne voulant tuer être qui vive. Aussi régnait-il entre elle et ces fleurs une sorte de sympathie. « Je ne doute pas, dit le poète, qu'elles ne sentissent les effluves qui sortaient de ses doigts embrasés pour se répandre dans toutes leurs fibres. »
Mais avant que la première feuille n'eût bruni, la jeune fille mourut. « Le quatrième jour, la plante sensitive entendit le son d'un chant funèbre et les pas des porteurs lourds et lents, des sanglots profonds et bas. Chose plus lugubre encore, une odeur froide et oppressive sortait des interstices du cercueil. Alors le jardin devint froid et repoussant comme le corps de celle qui avait été son âme, ce corps si beau encore dans son dernier sommeil, puis changé peu à peu en une masse à faire trembler ceux qui ne pleurent
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jamais. » C'est le signal de la destruction qui va commencer, comme si l'âme humaine ôtée de la nature, celle--ci reprenait soudain une rudesse primitive et une laideur inculte. Shelley a mis dans la description de cette corruption végétale, de cet envahissement de la mort autant d'énergie et de vérité qu'il avait mis de séduction et de grâce dans l'épanouissement des fleurs. Il entre dans le génie même de la décomposition s
« Quand vint le temps du vent et de la neige, les mauvaises herbes repoussantes commencèrent à croître, leurs feuilles rugueuses étaient tigrées de taches comme la peau du serpent d'eau ou le dos du crapaud. » Des chardons, des orties, des épines sortirent de terre, la ciguë et l'ivraie poussèrent, des champignons vénéneux étendirent leurs pulpes spongieuses. Des plantes aux noms horribles remplirent la place d'une sous-végétation monstrueuse, hérissée de pointes, livide et suintante.
» Des agarics, des champignons et mille moisissures se levèrent comme un brouillard du sol humide, comme si la mort et la corruption étaient animées d'un esprit de croissance, Le ruisseau se couvrit d'une écume lépreuse, l'eau devint épaisse et lourde, les plantes se corrompirent entre elles de leur souffle vénéneux. » La plante sensitive comme un être honni pleura; r les larmes se glacèrent sur les paupières de ses feuilles et les collèrent ensemble. Quand vint l'hiver, les oiseaux tombèrent raides morts des arbres, et le vent du Nord se leva comme un loup qui a flairé un cadavre, et d'un coup sec il mit par terre toutes les branches de la tige.
» Au printemps suivant, la plante sensitive n'était plus qu'un tronçon sans feuilles, mais les mandragores
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et les champignons vénéneux sortaient du sol comme des morts de leurs charniers en ruines. »
Shelley a vu les deux côtés de la nature, il a peint toute l'horreur du contraste, il a compris l'effrayante contradiction qui en résulte, car elle embrasse toute chose et n'épargne rien. Il l'a ressentie en poète, il la résout en penseur et conclut en philosophe
« Est-ce que la plante sensitive, ou ce qui résidait dans ses feuilles comme un esprit avant que sa forme extérieure n'eût connu la pourriture, sent maintenant son changement ? Je ne puis le dire.
» Est-ce que l'esprit aimable de cette dame, qui n'est plus combiné avec sa forme et qui répandait l'amour comme les étoiles répandent la lumière, a trouvé de la tristesse là où elle versait la joie ? Je n'ose le deviner. » Mais dans cette vie d'erreur, d'ignorance et de lutte, où rien n'existe véritablement, mais où tout semble exister, où nous sommes les ombres d'un rêve, c'est une foi modeste et pourtant consolante de considérer que la mort elle-même doit être, comme tout le reste, une moquerie.
» Ce doux jardin, cette belle dame, ces formes ravissantes, ces parfums enivrants, en vérité n'ont point péri. C'est nons, c'est notre être qui a changé, non pas eux. » Pour l'amour, la beauté, la joie, il n'y a ni mort, ni changement. Leur puissance excède nos organes, qui ne supportent point la lumière, étant eux-mêmes obscurs. »
C'est ainsi que le lyrisme de Shelley, après avoir fait le tour de la nature, conclut à un panthéisme platonicien. Tout d'abord il s'est lancé par-dessus
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le monde avec l'essor de l'enthousiasme. Si toute la nature lui semblait un mystère solennel, il s'est reconnu lui-même dans le cri de l'alouette, et cette voix l'a pénétré comme le message d'un monde divin. Pour le chercher, il s'est fondu avec les éléments, il a participé à leurs éternelles métamorphoses, il a goûté leur ivresse et leur furie. Il s'est éveillé avec les fleurs à une vie plus douce;plus intime, plus concentrée, à la sensibilité avec la sensitive, à la conscience avec la dame merveilleuse du jardin il s'esî épanoui dans ce monde de beauté. Puis il l'a vu dépérir, il a traversé l'horreur de la mort. Tout cet univers n'est donc qu'une brillante illusion ? Non, quelque chose survit au naufrage universel dans la pensée du poète c'est l'esprit qui lui a parlé à travers tous les êtres depuis la voix de l'alouette jusqu'au muet frémissement de la sensitive, au regard d'amour et au fluide sympathique qui des yeux de la dame merveilleuse tombait sur les fleurs. Le divin est comme l'essence plus subtile du monde que l'homme recueille dans son cœur. Si la de'stinée de l'individu est éphémère et obscure, il y a quelque chose qui demeure et qui plane au-dessus du gouffre dévorant de la nature, ce sont ces puissances éternelles qu'il y a reconnues l'amour, la beauté, la joie, lesquelles sont les manifestations éclatantes du seul être qui existe, véritablement et que l'humanité nomme Dieu. En s'y élevant, l'homme èst déjà parvenu à une sphère supérieure à la nature, il échappe à ses terreurs et atteint dans une douce résignation à la force et à la sérénité.
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III
C'est avec ce sentiment délicat, cette imagination ardente, cette philosophie profonde que Shelley a pénétré la nature dans son lyrisme. Comment a-t-il vu le monde humain qui réserve au penseur des questions bien plus complexes, au songeur enthousiaste des épreuves autrement redoutables ? On reconnaît par l'ensemble de son œuvre que le problème de la souffrance humaine s'agitait toujours au fond de sa pensée et que le poète y avait jeté plus d'un perçant regard sans faiblir dans ses convictions, sans faillir à son idéal, Il le pouvait, joignant deux facultés rarement unies l'idéalisme et la clairvoyance. Dans la vision poétique, il concevait l'homme aussi noble, aussi fort, aussi grand que possible selon le type indélébile qu'il portait en lui-même,. mais, une fois placé sur le terrain de la réalité, il devenait observateur sagace et moraliste profond. Témoin l'émouvant récit de Julian et Maddalo.
Ce poème si original a une teinte de mélancolie pénétrante et familière qu'on ne retrouve pas ailleurs. Il est né des intéressantes conversations que Byron et Shelley eurent ensemble à Venise sur quelques points capitaux de la philosophie, notamment sur les ressources de l'homme contre
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les coups de la destinée. L'élégant et spirituel comte Maddalo, pessimiste et fataliste, est un alter ego de lord Byron le jeune Julian qui défend passionnément le libre arbitre et l'empire de l'homme sur lui-même fait la partie de Shelley, L'objet de leur discussion et de leur sympathie, qui bientôt absorbe tout l'intérêt, est un malheureux musicien abandonné, fou par amour et dont l'âme, dévastée par la passion, foudroyée par la trahison cynique de celle qu'il aimait, n'est plus qu'une ruine irréparable où végète le désespoir. Ce malheureux qui a été recueilli et soutenu par le comte Maddalo, habite une cellule dans une maison d'aliénés sur une des îles solitaires de la lagune, rivé dans son idée fixe, sans autre compagnon qu'un piano, sans autre spectacle que l'ho.rizon désolé de l'Adriatique. C'est là que les deux amis vont l'épier pendant un de ces monologues où l'âme humaine, s'entretenant avec sa douleur, découvre le dernier fond de la désespérance. Cette plainte murmurée à mi-voix comme si elle crai. gnait d'être surprise, entrecoupée d'hallucinations lugubres, cette agonie qui n'aboutit pas à la mort et renaît toujours d'elle-même, cette sensation de l'horreur du sépulcre sans son repos, est d'un effet unique et poignant. ^'origine même de la folie, cet étrange, dédoublement de l'esprit par un déchirement radical de l'âme, est ici psychologiquement surprise et saisie. Quant au cadre du récit, l'uniforme et mélancolique paysage de la lagune, il s'harmonise merveilleusement avec la destinée du personnage principal et les entretiens émus des deux illustres interlocuteurs. Le
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chaud coloris d'un Giorgone se fond dans ce tableau aux masses noires et à la lumière orageuse d'un Tinioret. > Julian et Maddalo est l'étude d'une phase intime du cœur humain dans la vie moderne elle dénote déjà un haut degré de pénétration psychologique mais Shelley ne s'est pas borné là. Son esprit vraiment universel était capable 'de comprendre l'homme de tous les temps, et n'a pas recule devant le spectacle sévère de l'histoire. Là encore, dirait-on, c'est le côté sombre et terrible qui fascinait son regard. Il ne nous a laissé, il est jvrai, qu'une tragédie la Cenci; mais elle fait regretter que ce soit la seule. Béatrice Cenci, si connue par le célèbre portrait de Guido Reni, est une des plus navrantes figures que la tragédie puisse se proposer mais le fait sur lequel elle s'appuie est une des monstruosités dont le siècle d'Alexandre et de Borgia eurent le privilège. On se refuserait à y croire, si l'histoire n'était pas là pour l'attester. Rappelons en deux mots ce sombre épisode de la Rome-du xvi8 siècle. La donnée est l'inverse de celle du roi Lear, qui montre l'extrême degré de haine des enfants contre le père ici, par contre, c'est le père qui sévit contre les enfants. Le vieux Francesco Cenci, après une vie tissue de crimes et de débauches, conçut par avarice et perversité une haine implacable contre ses propres enfants elle se manifesta envers sa fille sous forme d'une passion incestueuse aggravée par toutes sortes de cruautés et de violences. Béatrice, ayant vainement essayé d'échapper aux attentats qu'elle regardait comme un outrage à son corps et à son âme,
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forma avec ses frères et sa belle-mère un complot pour tuer le tyran commun. La jeune fille, qui fut poussée à cette action terrible par une impulsion pf,us forte que son horreur, était, selon tous les témoignages, un être charmant et aimable fait pou,- orner la société et être admiré. Les plus .effroyables circonstances purent seules la diviser de S9, propre nature. Les auteurs du meurtre avant été Recouverts, le pape les condamna à mort mal. gré ;'Intercession des plus grands personnages de Rome. Il est difficile d'attribuer la sentence du pape au simple amour de la justice, car le vieux Cenci avait plus d'une fois obtenu le pardon de ses crimes énormes moyennant 100,000 couronnes d or Parmi les raisons qui déterminèrent Clément VIII à la sévérité, on peut supposer le fait que les meurtriers deFrancesco Cenci le privaient d'un retenu certain. Béatrice âgée de vingt ans, sa belle-mère Lucrezia et son frère Giacomo Cenci furent décapités à Rome devant le palais de leurs ancêtres, le 11 mal 1590. Bernardo, jeune frère de Béatrice, fut seul épargné mais par un raffinement inouï de cruauté, le pape le força d'assister au supplice de toute sa famille.
On peut s'étonner au premier abord que l'auteur à'Alastor et de la Plante sensitive ait choisi un sujet dont le fond est l'inceste suivi d'un parricide. Le théâtre moderne n'admet pas de telles données, et la poésie y répugne en principe. Si toutefois le dramatiste est parvenu à diminuer l'horreur réelle du fait en nous intéressant à la victime, s'il nous a peint des souffrances morales et non des tortures physiques, s'il en fait ressortir
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l'âme noble et forte de l'héroïne, il aura produit un chef-d'œuvre et couronné d'une auréole immortelle un des caractères les plus touchants de l'histoire. Ce qui détermina Shelley à la faire revivre, ce fut non pas la recherche de l'extraordinaire, mais une véritable obsession. En arrivant à Rome, il trouva que Béatrice vivait encore dans toutes les mémoires, excitait l'intérêt, la compassion universelle. Il vit les restes du lugubre palais Cenci, près du Ghetto. De plus, on lui communiqua un manuscrit compulsé de ceux du Vatican, contenant la relation détaillée du procès. Déjà son imagination était en travail mais le trait de lumière qui fit surgir à ses yeux l'image de l'héroïne, ce fut le portrait tant connu et tant répété que Guido Reni fit de Béatrice dans sa prison peu avant sa mort et qu'on va voir au palais Barberini. Il a décrit l'impression qu'il reçut de cette admirable peinture. « II y a une tranquillité fixe et pâle répandue sur tous ses traits^ elle semble triste et abattue; pourtant le désespoir' qui se peint sur son visage est tempéré par la patience et la douceur. Sa tête est enveloppée dàns les plis d'une draperie blanche, les boucles dorées de ses cheveux abondants s'échappent de dessous cette cape et tombeat sur sa nuque. Le moule du visage est d'une délicatesse ravissante, l'arc des sourcils nettement et largement dessiné. Les lèvres ont un pli d'imagination et de sensibilité qui persiste sous un voile de souffrances. Ses yeux, dont on dit qu'ils étaient remarquables par leur vivacité, sont gonflés par les larmes et sans éclat, mais merveilleusement tendres et sereins. Dans tout le visage,
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il y a un mélange de simplicité et de dignité, de suavité exquise et de profond chagrin qui le rendent indiciblement pathétique. Béatrice Cenci semble avoir été une de ces rares personnes en qui l'énergie et la grâce résident ensemble sans se détruire l'une l'autre sa nature était simple et profonde. Les misères qu'elle a endurées, le crime qu'elle a commis sont comme le masque et le manteau dont les circonstances l'ont habillée pour la personnifier sur la iscène du monde. » On le voit, Shelley fut remué par ce portrait dans sa fibre intime, Douceur et force, n'était-ce pas là le fond de sa propre nature ? La sympathie qui résulte de certaines affinités secrètes de l'âme produit les illuminations les plus soudaines. A la vue de cette tête, il comprit tout d'un coup l'âme, le caractère, la destinée de cette héroïne. Dès lors plus de repos pour lui il devait la représenter telle qu'elle fut, souffrir tout ce quelle avait souffert, revivre son martyre. Peut-être frissonna-t-il sous cette vision, mais il était de ceux qui ne peuvent éviter la tête de Méduse et sont condamnés à la regarder en face.
Le tempérament de Francesco Cenci est celui d'un monstre tel que Shakspeare même ̃ n'en a point conçu. Richard III et Iago ne sont auprès de lui que des écoliers. Il est le produit le plus féroce de cette noblesse romaine du xvie siècle qui vivait sans loi au gré de passions sans frein. C'est plus qu'un criminel, c'est un maniaque du crime qui se délecte dans la souffrance d'autrui et pousse jusqu'au délire la cruauté, ce paroxysme de l'égoïsme humain. Shelley n'a nullement exagéré ce carac-
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ter© stigmatisé par ses actes quand il lui fait dire « Dans ma jeunesse, je ne songeais qu'au plaisir. j. Plus tard, quand j'entendis gémir un ennemi et ( ses enfants, je connus les délices de la terre. Maintenant j'aime mieux voir ces angoisses que la terreur cache mal, la prunelle fixe et hagarde, la lèvre pâle et tremblante qui me dit que l'âme 1 pleure en dedans des larmes plus amères que la sueur de sang du Christ. Rarement je tue le corps, car il conserve comme une forte prison l'âme en mon pouvoir, et je la nourris d'heure en heure du souffle de la peur. » Le cardinal Camillo lui répond « Le plus réprouvé des démons, dans l'ivresse de sa faute, n'a jamais parlé à son j propre cœur comme tu me parles maintenant. » Sa haine a fini par se tourner contre sa propre famille, qui lui reproche ses crimes, contre ses fils, qn'il considère comme ses ennemis et auxquels il refuse l'argent nécessaire pour l'entretien de leur famille. C'est un fait avéré qu'il laissait mourir de faim son fils Giacomo, et qu'il l'avait calomnié auprès de sa propre femme pour détruire la paix de son ménage. Quant à sa seconde femme Lucrezia et à sa fille Béatrice, il les enfermait souvent, leur laissant à peine de quoi se nourrir et leur infli- geant les plus cruelles injures.
Béatrice nous apparaît comme une âme pure, forte, pénétrante, plutôt froide que passionnée, héroïquement dévouée à sa famille, sorte de Cassandre romaine jetée dans l'antre d'un bourreau qui est son père. Elle a toutes les délicatesses de la viergp, sa sensibilité est si exquise qu'elle pour-,rait pleurer pour une fleur brisée, mais les
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malheurs qui ont fondu sur elle ont flétri dans son cœur la leur de joie. Elle avait aimé un jeune noble romain, Orsino, mais il s'était fait prêtre par ambition, et le voilà prélat. Il songe maintenant à séduire Béatrice sous air de protection. C'est un caractère faible et faux qui, n'ayant pas la force d'être bon, devient méchant par lâcheté. Cependant cet homme est la dernière planche de salut de Béatrice lui seul pourrait l'arracher aux griffes de son père. Elle lui confie une pétition au pape c'est son dernier espoir. Orsino promet de la remettre, mais, craignant que sa proie ne lui échappe si le pape mariait la jeune fille de son autorité, il garde le placet. Béatrice reste ainsi sans défense au pouvoir de son geôlier. Cenci pousse le cynisme jusqu'à donner une fête à ses nobles et parents pour célébrer la mort d'un fils qui l'avait bravé fait incroyable, mais historique. Il force sa femme et sa fille d'assister à ce banquet sacrilège. Alors Béatrice, pâle, tremblante, indignée, porte plainte contre son père devant toute l'assemblée. Elle parle au nom de sa famille, supplie le prince Colonna, le cardinal Camillo, de l'emmener; ils n'osent, par peur du redoutable Cenci. Cette protestation publique, cette révolte ouverte de Béatrice, font naître dans l'âme satanique de Francesco l'idée d'une vengeance inouïe. « Elle rampera, s'écrie-t-il, à travers une vapeur d'horreur stupéfiante s'il y a un soleil dans le ciel, elle n'osera plus regarder ses rayons ni sentir sa chaleur, c'est elle alors qui désirera la nuit. L'acte qua je médite éteindra tout pour mol. Je marche enveloppé de ténèbres plus mortelles que
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l'ombre de la terre, que les constellations éteintes dans le plus noir nuage, et dans ces ténèbres je m'avance sûr et invisible vers mon dessein. » Le moment où Béatrice outragée conçoit le dessein de tuer son père a été représenté par Shelley avec une vérité irréfragable. Une révolution totale, terrible, définitive, s'accomplit sous nos yeux dans une âme. Béatrice, effarée et plus morte que vive, vient de se précipiter dans la chambre de sa bellemère.
« Béatrice. Comment ces cheveux se sont-ils défaits ? Leurs écheveaux errants m'aveuglent, et cependant je les avais fortement attachés. Horreur 1 le plancher s'enfonce sous mes pieds, les murs tournoient. Je vois ici une femme debout, calme et sans émotion, pendant que je glisse vertigineusement dans l'abîme du monde. Mon Dieu le bel azur du ciel est taché de sang 1 La lumière du soleil sur le plancher est noire. Une vapeur pestilentielle a empoisonné en moi le sub..til esprit de la vie. Je n'ai jamais su ce que les fous sentent avant de devenir fous, mais maintenant je suis folle, sans aucun doute Non, je suis morte.
» LucEEiju. Quel mal t'amve, ma pauvre enfant ? – Elle ne répond pas, son esprit perçoit la sensation de la douleur, mais non sa cause, la souffrance a détruit la source dont elle a jailli.
» Béatrice. – Oh que suis-je ? Quel nom, quelle place, quelle mémoire sera la mienne ? Quel souvenir dépassant même le désespoir ?
» Lucrezia. Tu ne ressembles plus à toi-même, tes yeux lancent des lueurs égarées. Parle-moi, délie ces mains pâles dont les doigts s'enlacent convulsivement.
» BÉATRICE. – Ç>6^a}pè^de sans repos qui les tor9,y
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ture; si je parlais, je deviendrais folle. 11 faut que quelque chose soit fait; quoi ? je ne le sais pas encore, mais quelque chose qui réduira en poudre ce que j'ai souffert, comme l'éclair broie un arbre, quelque chose de bref, de rapide, d'irrévocable, qui coupe m mal la racine. Faut-il répandre mon propre sang, qui est le sang de mon père et qui coule dans mes veines souillées ? Non, cela ne laverait pas le crime, car alors plus d'un douterait qu'il y a un Dieu dans le ciel qui voit et permet qu'une créature souffre le mal et meure ainsi. Or, cette foi, aucune agonie ne l'obscurcira en moi. » Lucrezia. – Mon malheureux enfant, ne me cache pas ton impénétrable chagrin,
BÉATRICE, à part. – Quelle est cette vapeur indistincte de pensées qui se lèvent, ombre sur ombre, s'obscurcissant l'une l'autre ? (A voix basse) Puissante mort Ombre au double visage 1 Seul juge Le plus juste des arbitres (Elle reste absorbés dans sa pensée, puis soudain s'avance vers Orsino, qui vient d'entrer). Es-tu mon ami, Orsino, faux ou vrai ? Engage-toi sur ton salut avant que je parle. » Orsino. Je jure de dédier mon pouvoir et ma force, mon silence et tout ce qui m'appartient à tes ordres.
o Lucrezia. – Vous pensez que nous devons méditer sa mort ? s~
» BÉATRICE. – Et faire ce que nous aurons médité, et cela subitement. Soyons rapides et hardis. » Orsino. – Et très prudents. ·
» LUCREZIA. – Car les lois jalouses nous puniraient de mort et d'infamie pour avoir fait ce qu'elles-mêmes auraient dû faire.
» Béatrice. Aussi prudents que vous voudrez, mais prompts avanttout. Orsino, quels sont les moyens ? » On décide que Cenci sera tué dans son castel de Pétrella, où il veut mener sa famille; Ôrsino <
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fournit les meurtriers. Béatrice n'est pas moins inébranlable au moment de l'action que dans la conception du meurtre qui doit la délivrer de son tyran. La colombe s'est changée en'lionne. « Béatrice. Tout est-il fini?
B Olimpio. – Nous n'avons pas osé tuer un vieillard dans son sommeil. Ses cheveux, rares et gris, son front ridé, ses mains croisées sur sa poitrine m'ont paralysé. Vrai, je ne puis le faire.
» Béatrice. – Misérables esclaves! Comment, vous n'avez le courage de tuer un homme endormi et vous avez l'audace de revenir sans avoir rien fait ? Vils sicaires à gage, couards et traitres Ne parlez pas de votre conscience, que vous vendez chaque jour pour l'or et la vengeance elle s'est tue sur mille actions dont une seule déshonore un homme, et quand il s'agit d'un châtiment où la piété est une insulte au ciel. Mais pourquoi parler ? (Arrachant un poignard à l'un des meurtriers). Si ce fer avait une langue pour dire « Elle a tué son père » » il faut que je le fasse! – Mais ne croyez pas que vous lui survivrez longtemps 1
» Olimpio. – Arrête, pour l'amour de Dieu 1 » Mabzio. – J'y retourne et je vais le tuer. B Olimpio. Donne-moi le poignard; nous devons faire ta volonté.
» Béatrice. Prends pars reviens (OHmpio et Marzio sortent.-A Lucrezia). Comme tu es pâle 1 Ne pas faire ce que nous faisons serait un crime mortel. JI Cenci mort, Béatrice devient d'un calme parfait. L'arrivée de Savella, légat du pape, qui vient faire une enquête, ne la trouble même pas. Elle dit à sa belle-mère « La chose est faite ce qui va suivre ne me regarde pas. Je me sens aussi
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dégagée que la lumière dans l'espace et l'air qui • enveloppe la terre, aussi ferme que le centre du monde. Les conséquences sont pour moi comme le vent qui frappe le roc solide, mais ne l'ébranle pas ». Cependant on a trouvé un billet compromettant de Béatrice à Orsino, on a saisi Marzio, qui est mis à la torture et avoue tout. Le procès est instruit, et les trois accusés Lucrezia, Giacomo et sa sœur sont incarcérés. Béatrice est intérieurement convaincue de la justice de son action, mais elle la nie énergiquement devant les juges du pape pour sauver sa vie et l'honneur de sa famille. On la confronte avec le meurtrier, auquel la torture a arraché l'aveu. Citons encore la scène où la jeune fille, redevenue sauvage et en quelque sorte invincible, force le sicaire, par la puissance de sa volonté et le magnétisme de son regard, à reprendre son aveu et à braver une seconde fois la roue « LE JUGE, à B&trice. Regardez cet homme. Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?
Béatrice. – Nous ne l'ayons jamais vu.
1» Marzio. Vous me connaissez trop bien, dame Béatrice.
» Béatrice. – Je te connais ? comment ? où ? quand ? » MARZIO. C'est moi que vous avez poussé par dés menaces et des présents à tuer votre père. Quan-5 la chose fut faite, vous m'avez revêtu d'un manteau tissé d'or et vous m'avez dit de prospérer; comment j'ai prospéré, vous le voyez. Vous, seigneur Giacomo, dame Lucrezia, vous savez que je dis la vérité. (Béatrice s'avance vers lui. Il se couvre la face et recule de terreur). 01» 1 détourne le terrible ressentiment de tes yeux vers la terre e insensible. Ils blessent! C'est la torture qui m'arra-
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che la vérité. Seigneurs, puisque je l'ai dite, qu'on me conduise à la mort.
» Béatrice. Rive tes yeux dans les miens et réponds à ce que je te demande. (Se tournant vers les juges). De grâce, remarquez sa contenance. L'audacieuse calomnie quelquefois n'ose pas attester ce qu'elle paraît être, celui-ci n'ose paraître ce qu'il atteste, il détourne son regard vers la terre aveugle. (A Marzio). Veux-tu dire que j'ai tué mon père ?
» Marzio. – Emportez-moi Ne la laissez pas me regarder, j'ai dit tout ce que je sais.
» LE CARDINAL Camillo. Gardes, conduisez-le plus près de dame Béatrice. Il frémit et se tord sous son regard comme la feuille d'automne sous le tranchant du clair vent du nord.
» Béatrice. 0 toi, qui trembles sur le bord vertigineux de la vie, arrête avant de me répondre alors peut-être tu répondras à Dieu avec moins d'effroi. Quel mal t'avons-nous fait ? Moi, hélas 1 je n'ai vécu sur cette terre que quelques tristes années, et mon soçt fut ainsi ordonné que mon père changea les premiers moments de ma vie naissante en gouttes de poison qui détruisirent une à une les douces espérances de la jeunesse ensuite il poignarda d'un seul coup mon âme immortelle, ma renommée sans tache et jusqu'à cette paix qui dort au plus profond du coeur. Mais la blessure ne fut pas mortelle ainsi la haine devint le seul culte que je pouvais rendre à notre père céleste, qui par pitié t'arma comme tu le dis, pour exterminer le criminel. Et la justice rendue devient mon accusation ? Et c'est toi qui es l'accusateur? Rends-moi justice, te dis-je, ou bien prêcipite-toi devant le grand juge et dis-lui: « J'ai transgressé toutes les lois divines et humaines, et j'ai fait plus encore il y avait une jeune fille très pure et très innocente sur la terre, et parce qu'elle a soutfert ce que jamais n'a souffert ni innocent ni coupable, parce que
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ses souffrances n'ont pu être ni dites ni pensées, parce que ta main à la fin l'a repoussée, moi d'un mot je l'ai assassinée, elle et toute sa race 1 » Et maintenant, réponds à ce que je te demande suis-je ou ne suis-je pas une parricide ?
» Marzio. – Tu ne l'es pas.
» Le JUGE. – Que veut dire ceci ?
» Marzio. – Je déclare ici que ceux que j'ai accusés soni innocents. Moi seul je suis coupable.
» LE JUGE. Qu'on l'emmène aux tourments; qu'on les raffine et qu'on les traîne en [longueur pour mettre à nu les replis de son cœur. Ne le [déliez que lorsqu'il aura tout confessé.
“ Marzio. Torturez-moi comme vous voudrez. Une peine plus a.igue a fait sortir une vérité plus haute de mon dernier souffle. Elle est très innocente. Chiens assoiffés de sang, qui n'êtes plus des hommes, rassasiez.vous de moi! Je ne veux pas vous livrer ce doux chef-d'œuvre de la nature pour le mettre en pièces et le détruire. »
Marzio trouve moyen de se tuer pendant qu'on le lie sur la roue sous la même épreuve, Béatrice demeure invaincue mais Giacomo et Lucrèce. mis à la même question, avouent. En l'apprenant, leur sœur s'écrie avec indignation « Quoi voulez-vous abandonner nos corps à être traînés par des chevaux (supplice des parricides), en sorte que vos cheveux balayent les traçes de la vaine multitude ? La roue n'est cruelle que parce qu'elle peut arracher le mensonge la peur ». Cependant elle se résigne rapidement. Quand on lui annonce l'irrévocable sentence de mort du pape, la nature se révolte une dernière fois en elle. « Est-ce possible, s'écriert-elle, que je doive mourir si soudai-
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nement? » Mais un instant après: « C'est passé, dit-elle, mon cœur ne faillira plus. Combien oiseuses, fausses et froides, me semblent toutes choses! Cependant je me fie en Dieu. En qui autre quelqu'un pourrait-a se fier ? Et maintenant mon cœur est froid ». Elle passe ses derniers moments à consoler sa mère et son jeune frère Bernardo. La voyant endormie le pauvre adolescent la compare à un jour doucement éteint qui se clôt en nuit et en rêves. Telle est dans ses lignes principales cette émouvante tragédie. Les scènes citées suffisent à prouver que Shelley a traité le caractère de Béatrice avec une grandeur et une sûreté shakspeariennes et qu'il a vaincu la terreur de cette destinée par la beauté de la victime. Si Béatrice n'eût pas tué son père, elle eût été peut-être une sainte, mais elle n'eut pas été un caractère tragique. Shelley a voulu la représenter telle qu'elle fut, telle qu'elle dut être. Si l'histoire est pénible, le sujet impossible à la scène, il faut reconnaître que le poète en a fait ressortir le côté éternellement touchant et vrai, et nous dirons avec lui « Le but moral le plus élevé que puisse se proposer le drame est de donner au cœur humain la connaissance de lui-même en excitant ses sympathies et ses antipathies. C'est en proportion de cette connaissance que tout être humain est sage, juste, tolérant et bon. »
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Personne n'eut un sentiment plus énergique des souffrances de l'homme et des misères de l'humanité que Shelley. Nous l'avons vu se plonger avec Julian et Maddalo dans une de ces passions. de l'âme qui entraînent la destruction de l'individu nous l'avons vu fouiller dans Béatrice Cenci un de ces épisodes effrayants du passé qui montrent à quelles extrémités peuvent être poussées les créatures les plus nobles et les plus exquises. Aux yeux du penseur, de telles tragédies symbolisent dans l'écroulement d'une famille la chute de nations entières, redoutables échappées sur le fond de la nature humaine, qui nous rappellent amèrement de quels crimes et de quelles horreurs se compose le gros tissu de l'histoire. Ce qui fait la grandeur de Shelley, ç'est que cette vue précoce du réel, qui chez tant d'esprits faibles ou orgueilleux enfante le pessimisme et le mépris universel, ne put entamer sa foi en un sublime idéal de, l'homme et dans une force divine qui réside au fond des choses, De cette foi, il se fit contre le monde un bouclier de diamant. Il avait la conviction que cet idéal, nié par l'homme égoïste, méchant ou frivole, à peine entrevu par la foule, ne peut se retrouver que dans la conscience des êtres d'élite,
IV
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et que cette conscience devenant volonté peut faire des miracles. La régénération dont l'homme excellent est capable en lui-mêm&rié faisait croire à celle de l'humanité par les mêmes puissances. Le drame symbolique de Promèthèe délivré se présente à nous comme une sorte de vision grandiose qu'il eut sous l'empire de cette idée, sous le transport de cette espérance; elle est le couronnement de l'œuvre de Shelley, c'est là qu'il a incarné en images rayonnantes ses plus hautes pensées sur le développement humain, sa foi ardente en l'avenir. Ce poème fut écrit presque en entier à Rome, au printemps de l'année 1819, sur les ruines colossales des bains de Caracalla, dont les vastes platesformes, soutenues par des arches vertigineuses, étaient alors recouvertes d'une végétation luxuriante. Shelley avait l'habitude de s'installer tous les matins dans cette forêt sauvage et parfumée suspendue entre terre et ciel. Les effluves printaniers montant de ces gouffres de verdure enivraient ses sens, exaltaient son âme. Du haut de ces ruines gigantesques, il voyait à ses pieds les sept collines, Rome ancienne et nouvelle et Fimmense étendue de la campagne romaine le cimetière de l'histoire et le. paradis de la nature qui revêt ici de sa flore éternelle les débris des reli..gions passées, entassés par montagnes et semés a perte de vue. Le poème est digne de ce paysage et de cet horizon.
Dans son œuvre capitale, Shelley n'est rien moins qu'un imitateur, mais un continuateur très hardi et très indépendant d'Eschyle. Celui-ci avait conçu l'aîné des Titans comme un puissant révolté
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qui finit par se réconcilier avec le maître des dieux en lui révélant le secret par lequel il doit éviter sa chute. Tel était sans aucun doute le dénoûment de sa trilogie dont nous avons perdu la fin. L'esprit de Shelley s'opposait à cette conclusion, et ne pouvait admettre la réconciliation du champion de l'humanité avec son oppresseur. Il trouvait que l'intérêt moral de la fable, si puissamment soutenu par les souflrances et la persévérance de Prométhée, serait annihilé si nous trouvions qu'il s'est dédit de son langage et qu'il a succombé devant son adversaire heureux et perfide. Il a donc conçu Jupiter comme le principe de l'oppression et Prométhée comme le régénérateur qui se sert de la connaissance comme d'un bouclier contre le mal et conduit le genre humain à la vertu par l'amour et la sagesse. Les autres personnages principaux de ce drame philosophi-que, imaginé en de vastes proportions avec un horizon pour ainsi dire illimité, sont les trois Océanides Ione, Panthéa et Asia, toutes trois filles de la mer et divinités primitives. Toutes les trois aiment le grand Titan d'une même sympathie. Ione habita longtemps les glauques profondeurs. Belle et naïve comme une nymphe, elle réunit toutes les grâces de la race qui porte son nom elle n'entrevoit l'avenir désiré qu'à travers son rêve de beauté comme, en naissant, elle a vu le ciel a travers le cristal d'une mer transparénte. Sa sœur Panthéa, plus consciente, a l'âme ouverte à l'immensité des choses et les yeux fixés sur Prométhée, le plus grand des fils de la terre comme sur l'espoir du monde. Asia est la plus belle et la 1 ̃•' •
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plus femme des trois Océanides selon d'anciennes traditions mythologiques, elle était la déesse de la nature et se confondait avec Vénus c'est la fiancée du Titan. Depuis qu'il est lié sur un rocher par Jupiter, elle attend sa délivrance et son retour dans une vallée du Caucase, oppressée elle-même de tristesse et d'affliction. Quand le bienfaiteur de l'humanité sera libéré, elle doit reprendre toute sa beauté pour s'unir à lui d'une heureuse et parfaite union.
Au début, Prométhée apparaît, comme dans Eschyle, lié au-dessus du précipice, dans un ravin de rocs et de glaces du Caucase. Panthéa et Ione sont assises à ses pieds il fait nuit, et l'aube se lève lentement. Prométhée s'adresse au monarque des dieux, des démons et des esprits qui nourrit sa gloire d'hécatombes humaines. Il eût pu être heureux s'il avait voulu partager la honte de sa tyrannie, mais il a mieux aimé être suspendu sur un rempart de montagne peuplé d'ouragans, endurer trois mille ans de veille, de solitude, de déses-- poir. Voilà son empire à lui, et il le préfère à celui de Jupiter. Ni répit, ni diversion dans ce monotone martyre pourtant il persévère, car il sait que le jour de la chute du tyran doit arriver. Rien n'a changé autour de Prométhée, mais un tfrand changement s'est opéré en lui-même: la misère l'a rendu sage, il a même cessé de haïr son oppresseur. Jadis il avait lancé contre le maître des dieux une malédiction épouvantable et un deli mortel, qui avait retenti comme un tonnerre dans la vapeur des cataractes, et sur les abîmes de la terre stupéfaite. Cette malédiction, il l'a a oubliée,
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mais maintenant il la redemande aux montagnes, aux sources, aux fleuves ils s'en souviennent, mais n'osent prononcer la redoutable formule. Qui la redira ? C'est la voix mélancolique de la terre elle-même qui l'a retenue, qui en a frémi dans ses entrailles d'une mytérieuse sympathie, qui la relance maintenant au tyran à l'appel de son fils glorieux « Ennemi, je te défie d'un esprit calme et fixe. Tout ce que tu peux m'infliger, je te prie de le faire. Tyran des dieux et des hommes, il y a un seul être que tu ne subjugueras pas. Fais donc pleuvoir tes fléaux sur moi, la pâle maladie et la peur frénétique, que le froid et le feu consument mes entrailles. Fais le pire, tu es tout puissant, je te donne pouvoir sur toute chose excepté sur toi-même et sur ma propre volonté ». A ces paroles, qui lui reviennent du fond du gouffre maternel, Prométhée reçoit les mots qu'il a accumulés sur le monde et sur lui-même, il est saisi d'un spasme de douleur. lone et Panthéa frissonnent. Le Titan va-t-il expirer ? Heureusement. il est invaincu. Mais, comme si ce défi répété avait réveillé la vengeance de Jupiter, son messager Mercure accourt. Ce n'est ni avec le Tartare, ni avec le vautour qu'il menace il amène les Furies. Si Prométhée ne veut à\ré. au maître le secret qui doit le sauver, il sera .livré à ces fantômes, qui lui infligeront des tortutes morales plus redoutables que tous les maux physiques. Qu'elles viennent dit le Titan. Aussitôt la blanche foudre vient fendre jusqu'à la racine un cèdre chargé de neige le ciel s'obscurcit sous une légion de Furies aux formes terribles et innombrables. A ce hideux
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aspect, ïone et Panthéa couvrent leur visage de leurs mains.
« PREMIÈRE FURIE. – Ha 1 je sens de la vie 1 DEUXIÈME FURIE. – Laisse-moi seulement regarder dans ses yeux 1
» Troïsième FURIE. L'espoir de le torturer m allèche comme le vautour est alléché par un champ de carnage. <
» Première FURIE. – Prométhée l
“ Deuxième FURIE. – Titan immortel 1
» TROISIÈME FURIE. Champion des esclaves du C16,! Prométhée. Celui qu'invoquent ces voix terribles est ici, Prométhée, le Titan enchaîné. Femmes horribles, qu'êtes-vous ? Jamais d'aussi ignobles fantômes ne sortirent du Tartare. Pendant que je regarde ces formes exécrables, il me semble que je aeviens semblable à ce que je contemple, fasciné dans une affreuse sympathie.
» PREMIÈRE FURIE. Nous sommes les ministres de la peine et de la peur, du désappointement, de la méfiance et de la haine. Comme les chiens maigres poursuivent le faon sanglotant, nous traquons ce qui pleure, saigne et vit, quand le grand roi nous déchaîne. » Promette. Pourquoi, si hideuses, sortez-vous Pa:^rFCriXu?SnelesavonsPas.SœurS,
» DEUXIÈME FURIE. Nous ne le savons pas. Sœursi, réjouissez-vous 1
ré]:t:zl. Peut-on se réjouir de sa propre difformité ?
^Zxième FURIIE. La beauté de la joie rend les amants heureux quand ils regardent l'un dans 1 autre ainsi faisons-nous. Comme de la rosé, cueillie par la pâle prêtresse pour sa couronne de fête, tombe un reflet Lmoisi qui colore sa joue, ainsi l'agonie de notie
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victime nous donne notre forme du reste nous n'en avons pas plus que notre mère, la Nuit.
» Prométhée. – Je me ris de votre pouvoir et de celui qui vous envoie. Déversez votre coupe. » Première FURIE. – Penses-tu que nous allons nous contenter de travailler comme le feu au dedans de toi » PROMÉTHÉE. La douleur est mon élément comme la haine est le vôtre. A l'œuvre
» Deuxième Fume. – Penses-tu que nous ne ferons que distiller notre rire dans tes yeux sans paupières ? » Prométhée, – Je ne mesure pas ce que vous faites, mais ce que vous souffrez, étant mauvaises.
» TROISIÈME FURIE. Nous serons la pensée effrayante dans ton cerveau, le désir infâme autour de ton coeur épouvanté nous ramperons comme une agonie dans le labyrinthe de tes veines.
» Pbométhée. – Vous le faites pourtant je suis roi de moi-même et je règne sur les maux qui me torturent en, se combattant, comme Jupiter vous gouverne quand l'enfer se mutine. »
Ce n'est rien encore, les Furies forment la ronde autour de Prométhée et entonnent un chœur lugubre. A cet appel, les essaims augmentent comme la fumée qui sort des portes de l'enfer. Elles accourent sur des chars ailés des champs de massacre, des cités dévastées par la famine, du lit des patriotes expirants, pour raconter à Prométhée leur œuvre sans pitié 'mais la parole est impuissante à fléchir le Titan. Enfin elles essaient un tourment plus redoutable la vision. « Taisez-vous dit tout 'à coup une Furie, parler serait rompre le charme qui lie l'Invincible, la force de cette pensée qui, maintenant, défie le plus profond pouvoir de l'enfer. – Arrache le voile. – il est tiré ».
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Toutes les Furies disparaissent, une seule reste auprès de lui, celle qui évoque la vision. Alors Prométhée aperçoit dans un nuage sanglant un jeune homme cloué sur une croix qui fixe sur lm jeune homme cloué sur une croix, qui fixe sur lui un douloureux, un indicible regard, et entrouvre ses lèvres agonisantes comme pour lui parler. « Voilà, ricane la Furie, la destinée du doux, du grand, du sage et du juste. » A cette vue, un gémissement terrible sort du coeur du Titan comme le bruit de la tempête qui soulève les profondeurs. Ione et Panthéa l'entendent en frissonnant, mais, la tête trois fois enveloppée d'un voile épais, elles n'osent regarder. Comme si ce specta ne suffisait pas pour ébranler le plus fort, la Furie lui montre sous le crucifix des instruments de torture, des bûchers allumés, des peuplades en fuite et baignées dans leur sang. « Voilà, dit-elle, à quoi sert l'exemple du plus sublime, voilà ce qu'on fera de sa doctrine. De sa parole divine, on fera un poison, de son martyre un instrument de torture. La connaissance ne sert qu'à augmenter le mal sur la terre, le dévoûment qu'à engendrer l'oppression, l'amour qu'à déchaîner la haine. Regarde, les frères tuent les frères. Ce sont les vendanges du temps pour la mort et le péché. Le sang y bouillonne comme du vin nouveau ». Et, comme un écho lointain, on entend le rire des multitudes stupides qui font le mal et ne savent pas ce qu'elles s font. Cependant Prométhée répond « Tes paroles sont comme un nuage de serpents ailés, et pourtant j'ai pitié de ceux qu'elles ne torturent point. Tu les prends en pitié ? dit la Furie, alors je ne parle plus », et elle s'évanouit.
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Aussitôt l'air s'éclaircit, le sombre nuage fait place à des flocons de vapeurs blanches, une musique d'ailes se fait entendre, des esprits éthérés et radieux passent en chantant. Ils viennent des temps immémoriaux, ils sortent de l'atmosphère de la pensée humaine, qu'ils respirent sans se lasser, quelque triste qu'elle soit. Ce sont les guides et les gardiens de l'humanité oppressée qui maintenant viennent consoler le Titan. Ils lui apportent de bonnes nouvelles de la retraite du sage, du sommeil du poète et même de ces champs de bataille où surnagent les cris de victoire et de liberté. « Et, disent ces bons génies, la voix qui dominait toutes ces voix, le son qui se dégageait de tous ces sons, c'était l'âme de l'amour, c'était l'espérance et la prophétie qui commence et finit en toi ». Les esprits disparaissent, le chœur consolant se tait. Les deux Océanides l'ont écouté avec ravissement, et Panthéa dit après leur départ qu'un sens intime lui reste de leur présence, comme on sent l'omnipotence de la musique quand la voix ou le luth inspiré se taisent. Prométhée conforté, mais encore appesanti par ses souffrances, se souvient d'Asia sa fiancée. « Tout espoir est vain, hormis l'amour », dit-il. Panthéa l'entend et s'élance à travers les airs vers Asia pour lui annoncer le triomphe du Titan et préparer sa délivrance.
Le second acte nous transporte dans un vallon du Caucase où Asia attendait sa sœur. Elle la voit venir avec le printemps, qui descend bercé dans les tempêtes*. « Toi, qui est l'image de l'âme que j'aime, .dit Asia à Panthéa, combien tu as <
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tardé » Panthéa lui raconte un rêve qu'elle vient d'avoir en dormant dans les bras d'Ione au fond de l'océan. Elle a cru voir Prométhée se transfigurer, ses membres blessés devenir beaux et fluides, et des étincelles brillantes s'échapper de ses yeux élargis. Les deux grandes Océanides se regardent ravies. « Que peux-tu voir dans mes yeux, dit Panthéa, si ce n'est l'image de ta propre j,eauté? Tes yeux, dit Asia, sont comme le ciel profond enfernïé en deux cercles sous tes longs et doux cils comme ils sont sombres, beaux, sans mesure, orbe dans orbe » A force de regarder au fond des yeux de sa sœur, elle y distingue une forme; c'est lui, c'est Prométhée transfiguré. C'était leur double rêve qui apparaît maintenant aux deux songeuses éperdues sous forme d'un esprit ailé. « Suivez-moi, dit-il. Suivez-nous, répétèrent les échos. » Et elles s'élancent comme emportées par le vent, tandis que les échos murmurent « Dans le monde inconnu dort une voix qui n'a pas encore parlé c'est sous tes pas seulement qu'elle s'éveillera, fille de l'Océan » Cette voix est celle de Démogorgon, la conscience profonde, éternelle de toute chose, plus puissante que Jupiter et qui le fera tomber (1). Cet esprit mystérieux, sans forme, qui trône invisible dans les ténèbres, est de l'invention du poète. Il semble que Shelley ait voulu personnifier en lui cette (1) Sheley est sans doute aussi l'inventeur du nom de Démogorgon. Quel sens lui a-t-il donné ? Peut-être faut-il y voir un trait de malice qui n'est pas sans finesse. Démogorgon, du grec démos peuple, et gorgone, épouvantail, signifie assez clairement celui qui fait peur au peuple. Or, n'est-ce pas le propre de toute vérité profonde d'effrayer la foule ?
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vérité intérieure, dégagée de toute forme visible, que l'homme ne découvre qu'en descendant humblement dans sa conscience, sentiment immédiat, indubitable, supérieur à toute logique, où l'âme peut trouver la révélation de l'unité suprême qui pénètre, le tout. C'est lui que les deux Océanides vont chercher dans une véritable course de Ménades à travers toutes les régions de la nature, dont les voix leur crient Au fond toujours 'plus au fond Les voix les entraînent, le on les emporte. Elles ont traversé les forêts et parviennent à l'entrée du royaume de Démogorgon. C'est la bouche d'un volcan dont le cratère s'élève au dessus de montagnes de neige. Elles voient les spirales de glace qui réfléchissent l'aube comme l'écume éblouissante de l'océan autour de quelque atlantide « Glorieuse terre, dit Asia, si tu n'es que l'ombre de quelque' esprit plus beau, quoique le mal tache ton œuvre, je pourrais t'adorer ». Les voilà enfin dans la cave de Démogorgon on n'y voit que des rayons qui reluisent dans la plus profonde obscurité elles interrogent l'esprit. Asia lui demande « Qui a fait le monde vivant et tout ce qu'il renferme ? Dieu, le tout puissant, répond Démogorgon. – Mais qui a fait la terreur, la folie, le crime, le mal? – Celui qui règne, Jupiter l'usurpateur. Mais qui appelles-tu Dieu – La profonde vérité est sans image. A quoi servirait de regarder les révolutions du monde, de faire parler le destin, le temps, le hasard, le changement ? Toutes les choses subissent ces puissances, excepté l'éternel amour. – Prométhée surgira-tri! de nouveau devant le monde réjoui?
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Quand cette heure arrivera-t-elle ? – Regarde » dit l'esprit. Deux Heures apparaissent sur des chars. L'une entraîne Démogorgon vers le trône de Jupiter, l'autre Asia et Panthéa au sommet d'une montagne, où un chant délicieux frappé leur oreille. Asia est toute transformée, elle rayonne d'une beauté merveilleuse, comme à l'aurore du monde, et sa sœur s'en étonne: « Ce n'est pas moi seule, ta sœur, ta compagne, c'est le monde entier qui cherche ta sympathie. Ne sens-tu pas les vents enamourés de toi? N'entends-tu pas ces sons qui expriment l'amour de tous les êtres ? » On entend de la musique.
« Asia. –Tes paroles sont plus douces que les chants mêmes dont elles sont l'écho tout amour est doux, donné ou rendu. L'amour est universel comme la lumière, et sa voix familière ne fatigue jamais. Il est comme le vaste ciel, l'air qui soutient toute chose. Ceux qui l'inspirent sont fortunés, comme je le suis maintenant mais ceux qui le sentent le plus sont plus heureux encore, après de longues souffrances, comme bientôt je dois être.
» Panthéa. – Kcoute les esprits parlent.
» UNE VOIX, ehuntant dans l'air. Vie de la vie 1 tes lèvres allument de lew amour le souffle qui s'en échappe, et tes sourires, avant de s'évanouir, font courir des flamme dans l'air frais. Oh, détourne tes yeux Quiconque les voit tombe enlacé, évanoui dans le réseau de tes regards.
» Fille de la lumière 1 tes membres rayonnent à travers les vêtements qui semblent les cacher comme les lignes radieuses du matin à travers les nuages avant qu'il ne les divise, et la plus divine des atmosphères te revêt partout où tu reluis.
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» Lampe de la terre où tu marches, ses ombres épaisses s'emplissent de rayons et les âmes de ceux que tu choisis voguent légères sur l'aile des vents jusqu'à ce qu'elles tombent, comme je tombe enivrée, éperdue, mais sans regret. »
Cette voix n'est-ce pas celle du génie de la musique s'adressant à l'âme de l'Amour qui s'éveille avec Asia au sein de l'humanité ? La réponse de la belle Océanide est peut-être ce que la poésie a dit de plus beau sur la musique.
« Asia. – Mon âme est comme un merveilleux esquif, elle flotte pareille au cygne dormant – sur les vagues d'argent de ton chant suave. La tienne veille au gouvernail – comme un ange me guidant sur les flots, –tandis que tous les vents ruissellent de mélodie. Ainsi nous suivons à jamais, à toujours, le fleuve aux infinis méandres, – entourés de montagnes, de forêts et d'abîmes, un paradis de solitudes sauvages –Enfin, comme enchaîné par un divin sommeil, je glisse à l'Océan et je m'engouffre au fond – d'une mer sans limite d'éternelle harmonie.
» Mais déjà ton esprit par ses ailes aspire les célestes concerts de plus sereins royaumes btvant les souffles de ces bienheureux déserts. Et nous cinglons à la dérive – au loin, sans but et sans étoile, – mais traînés par les fils de voix éoliennes. Quelles sont ces. îles élyséennes ? 0 toi, le plus beau des pilotes, où va la barque de mon désir ? Quel est le flot qui fend ma proue ? L'air qu'on respire en ces royaumes n'est qu'amour. – Il frémit dans les vents, il se meut dans les ondes. – Il règne 1 il joint la terre au ciel que nous sentons.
» En remontant son cours nous repassons la vie. –Cavernes glacées de la vieillesse flots rugissants de
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l'Age mûr, doux océan de la jeunesse qui sourit pour tromper. Nous fuyons à travers les mirages de l'enfance peuplée de fantômes, à travers la naissance et la mort nous voguons vers un jour plus divin. Quel paradis m'accueille enfin ? Berceaux se voûtent sur berceaux, – à la lumière de fleurs immenses qui se contemplent dans les ondes. Des lacs étincelants se perdent dans la splendeur des forêts vierges. Les êtres qui les peuplent éblouissent ma vue. Arrêtonsnous ici; car je vois quelque* chose de semblable à toimême qui marche sur les ondes, qui chante et qui soupire mélodieusement 1 »
Au troisième acte, au moment où l'Heure, qui emporte Démogorgon sur son char, arrive devant le trône de Jupiter, celui-ci est dans l'ivresse de la volupté et du pouvoir Thétis, qu'il vient d'épouser, trône à ses côtés l'Olympe célèbre une orgie. – En apercevant Démogorgon, il s'écrie Quelle est cette ombre redoutable ? Celui-ci répond r – « Éternité. Ne demande pas un nom plus terrible. Descends et suis-moi au fond de l'abîme. Je suis ton enfant plus puissant que toi, comme tu es l'enfant de Saturne. Désormais nous devons habiter ensemble dans les ténèbres ». Démogorgon,, l'insaisissable, ne peut être foudroyé comme les Titans. Jupiter tombe avec lui comme un aigle précipité par la foudre du haut du Caucase dans un tourbillon de grêle. Le tyran di monde n'étant plus, Hercule délivre Prométhée en lui disant: Â « Voilà ce quo la force fait pour la sagesse, le courage et l'amour persévérant ». Hercule, Prométhée, Asia, Ione et Panthéa désormais ne se sépareront plus et vont habiter ensemble une
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grotte située au bord de la mer, car ils sont deve nus les génies protecteurs de la terre renaissante et de l'homme régénéré qui se pénètre de leur esprit. C'est là que nous les trouvons au dernier tableau de ce drame, conçu dans un cadre aussi vaste que la théogonie d'Hésiode. La caverne est tapissée de plantes odorantes, pavée d'émeraude veinée les larmes de la montagne y pleurent comme de longs diamants, un rideau de feuilles et de fleurs la protège contre le jour, et l'air y est toujours en mouvement. C'est là que Prométhée, entouré des trois Océanides et d'Hercule, se repose de ses labeurs en inventant les arts pour le bonheur des hommes, afin de peupler le monde avec « la progéniture immortelle de la peinture, de la sculpture, de la poésie ravissante, pendant qu'lone chante des fragments de sa musique de mer et par son sourire efFace les larmes qu'elle fait verser ». Les Heures, appelées par Prométhée, reçoivent d'Ione une conque nacrée, don nuptial de Protée à Asia, et s'en vont vers les cités populeuses emportées par des coursiers rapides comme l'ouragan, fendant l'air qui s'allume sous les roues, et, soufflant dans la conque, elles répandent parmi les hommes la puissante musique qui dort daiis ses nombreuses spirales, Bientôt elles reviennent et racontent à Prométhée la transformation de la terre. Ainsi lui reviennent' les échos de cette oeuvre de renaissance dont il est le centre et l'inspirateur. L'immense symphonie de l'univers enveloppe le Titan, heureux pour la première fois. Les Océanides, émues et graves, prêtent l'oreille avec ravissement aux voix lointaines qui saluent e
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leur règne; elles sentent, elles savent enfin que l'homme peut être une âme harmonieuse qui porte en son divin contre et que les actes familiers donnent beaux par 1 amour. Le sens profond des choses s'étant dégagé dans ces sens profond des choses s'étant dégage dans ces êtres supérieurs, ils perçoivent la musique secrète du monde.
« PANTHÉA. -Je sors d'un bain d'eau brillante, un bain de lumière azurée parmi les roches sombres. Ainsi je sors du fleuve de ce son.
» 10NE Hélas 1 ma douce soeur, le fleuve du son a reflué loin de nous, et tu pr étends sor tir de sa vague, parce que tes paroles tombent comme la claire et douce rosée secouée des membres et des cheveux d'une nymphe des bois qui sort du bain. ir surgît
P ANTHÉA. Paix 1 paix 1 Un puissant pouvoir surgit de la terre, éclate au fond de l'air et fait frissonner le ciel. Les brillantes visions dans lesquelles chevauchaient et reluisaient les esprits chantants ont fui comme de pâles météores à travers une nuit pluvieuse.
IONE. Il y a un sens de paroles sur mon oreille. » PANTHÉA. Un son universel comme des mots écoute! calme empire d'une
» DÉMOGORGON. Toi, terre, calme empire d'une âme heureuse, sphère de for mes et d'harmonies diyines, orbe magnifique.
1) LA TERRE. J'entends je suis une goutte de r osée qui meurt.
» DÉMOGORGON.- Vous, roisdessoleilsetdes étoiln~s t Démons et dieux, dominations éthérées, qui possénlez des demeures élyséennes sans vent, fortunées au-dlelà du désert constellé des cieux 1. Toi, déçu, une pourri- ture, un voyageur du berceau à la tombe à travers la nuit épaisse qui précéda ce jour immortel
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LE Tout. Parle, et puissent tes fortes paroles ne point passer.
Démogorgon, – C'est le jour où dans le profond abîme s'écroule le despotisme du ciel. Souffrir des maux que la crainte croit infinis pardonner des injustices plus noires que la mort; défier le pouvoir qui semble tout-puissant aimer et supporter espérer jusqu'à ce que l'eispérance crée de son propre naufrage la chose contemplée ne jamais changer, ni faillir, ni se repentir, voilà ta. gloire, Titan. Etre bon, grand et joyeux, beau et libre cela seul est la vie, la joie, l'empire et la victoire 1 »
Ainsi que le second Faust, le Promèthée délivré de Shelley peut être considéré comme un drame philosophique dépassant les bornes de la poésie i par la grandeur de l'idée, l'audace de l'exécution, la splendeur des détails, il nous semble parfaitement digne de figurer à côté de l'œuvre de Gœthe comme une des belles créations de la symbolique moderne. On peut objecter à ce poème, qui a l'univers pour théâtre, les éléments pour acteurs et l'homme pour héros, de s'être perdu parfois en des abstractions métaphysiques, de n'avoir pas suffisamment individualisé ses types. Trop souvent la fougue de l'inspiration a crevé le cadre scénique, et le tableau se perd dans l'infini mais, ces réserves faites, il est impossible, une fois qu'on l'a pénétré, de ne pas y voir la représentation d'une des phases les plus remarquables de l'esprit humain. Nous avons vu combien de régions diverses avait traversées la pensée du poète avant de se congç.ntjrer dans cette oeuvre. Nous l'avons appelé panthéiste, – non pour le parquer dans
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un système (il avait l'esprit trop large pour accepter des barrières quelconques), – mais pour désigner le point de vue auquel lui apparaissait le monde et sa tendance à voir dans ses spectacles variés les évolutions d'un esprit ûniversel. Ce panthéisme n'avait rien de superficiel, car, après avoir fait le tour des choses, il retrouva la foi au divin dans la profondeur de sa conscience. Cette foi, qui avait traversé les doutes de la contemplation, les épreuves de la vie, les terreurs de l'histoire, s'était enfin cristallisée comme le diamant sous le feu des siècles il l'incarna dans son Prométhée. Son originalité est de nous avoir peint les souffrances morales de son héros avec une psychologie nouvelle et une étonnante richesse d'invention. Jupiter devint pour Shelley le représentant de la force brutale, de l'oppression, de l'égoïsme, qui sont la loi du monde, tel que nous le connaissons. En Démogorgon au contraire, il a voulu personnifier cette conscience profonde du vrai et du divin, qui, – si elle prenait le dessus, renverserait infailliblement les forces mauvaises et tyranniques. En Prométhée, il a voulu figurer l'homme tel qu'il pourrait devenir par la connaissance, par l'empire sur lui-même et la purification de son être intime. Les figures largement ébauchées des nobles Océanides lone, Asia, Panthéa, qui, familièrement assises près du Titan victorieux, tissent pour les hommes les arts divin et donnent les lois du beau du fond de leur grotte merveilleuse au bord de la mer, révèlent par leur groupe harmonieux le rôle de la femme dans l'humanité régénérée.
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En voudrons-nous à Shelley de nous avoir présenté un tableau de l'avenir si plein de lumière ? Lui reprocherons-nous d'avoir cru à l'impossible ? Certes son vœu est de ceux dont nous ne' pouvons espérer la réalisation visible mais, ne dut-il s'accomplir que dans les consciences privilégiées, il n'en conserverait pas moins sa vérité idéale, ce rêve n'en vaudrait pas moins la peine d'être rêvé, et; pour parlèr avec Platon, il n'y aurait pas de raison « de ne pas s'enchanter d'une si belle espérance. » II y a plus nous croyons que Shelley a compris véritablement et peut-être plus noblement que personne le rôle de la poésie dans l'âge moderne. Dans un temps comme le nôtre, où les institutions du passé ont perdu leur vigueur, où le nivellement universel et continu tend à faire prévaloir la médiocrité, où les religions confessionnellesontperdu toute force créatrice, ce n'est pas un rôle indigne de la poésie d'évoquer en ses heures de recueillement les grands symboles dont l'ensemble forme le temple même de l'humanité, et de concourir ainsi à sa transformation religieuse. De grandes luttes se préparent pour les temps prochains, dans le domaine de la réalité comme dans celui de l'intelligence. La lutte n'est plus aujourd'hui, comme il y a une trentaine d'années, entre le déisme et le panthéisme elle est entre l'idéalisme et le matérialisme, entre ceux qui reconnaissent dans le monde un principe divin, pour l'homme une vérité transcendante, pour l'humanité un but suprême, et ceux qui ne voient dans les choses qu'une combinaison hasardeuse de molécules, dans l'homme qu'un animal intelligent et
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dans l'humanité qu'une matière à expériences chimiques. Le parti que prendra la vraie poésie dàns ce combat ne saurait être douteux ce parti est celui de Shelley, celui de l'idéal Il est vrai que la science de ces derniers temps fait mine de pouvoir se substituer Il la fois au sentiment religieux et à l'art, de s'emparer à elle seule de leur rôle dans les destinées futures du genre humain en inaugurant un âge purement scientifique. C'est là une vaine prétention elle ne prouve chez ceux qui l'affichent qu'une ignorance profonde des besoins de l'âme humaine et des facultés de l'esprit humain. Jamais il ne se contentera de l'alignement des faits, car il voit qu'en eux-mêmes ils ne sont rien et qu'il y a quelque chose au-delà.
Les symboles religieux et poétiques, c'est-à-dire les personnifications vivantes des plus grandes pensées et des plus profonds sentiments qui animent l'humanité ont été, dès les temps immémoriaux, le privilège de la race aryenne. Ils furent pour elle à la fois l'expression de ce qu'elle possède de meilleur en soi et de ce qu'elle entrevoit de plus parfait au-delà d'elle-même. Par la puissante divination qu'ils supposent, ils sont en un sens supérieurs à la science et marchent de pair avec la plus haute philosophie. L'humanité en a besoin comme d'une sorte de vision et d'hallucination sublime pour avancer sur sa route et se reconnaître sur celle du passé dans son inspiration infatigable. La science, l'art et le sentiment religieux sont donc inséparables dans l'harmonie supérieure des choses et de l'esprit humain. Supprimer l'une de ces forces ce serait rompre son
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équilibre et tronquer l'humanité, car ces trois puissances lui sont également] nécessaires, et ce n'est que des trois rayons concentrés du vrai, du juste et du beau que jaillit le divin.
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NIETZSCHE ET LE SURHOMME ADA NEGRI, UNE VOIX DU PEUPLE
II
LES SOUFFRANTS
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L'INDIVIDUALISME ET L'ANARCHIE
EN LITTÉRATURE
FBÊDtRIC NIETZSCHE ET SA PHILOSOPHIE On l'a dit, et c'est une observation profonde, depuis cent ans l'évolution littéraire a marché de l'individualisme au socialisme. Si par «individualisme » on entend toute conception de la vie qui développe l'individu sans s'inquiéter de la société, et par « socialisme » toute doctrine qui subor. donne ou sacrifie l'individu à la société, on recon-.naîtra en effet que la première moitié du siècle est caractérisée par un puissant développement de l'individualité dans tous les sens, tandis que la seconde se distingue par l'envahissement graduel des préoccupations sociales.
Envisagez toutefois le mouvement littéraire do ces vingt-cinq dernières années observez surtout les tendances des générations nouvelles, et vous ia serez frappés d'un fait, c'est que, loin d'abdiquer devant le socialisme, l'individualisme a grandi en proportion. Il en est même armé a la phase
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suraiguë de l'anarchie libertaire. On ne se contente plus de proclamer avec Rousseau le droit divin du sentiment et de la passion, avec Goethe le droit de l'homme à développer harmonieusement toutes ses facultés. Aujourd'hui, la révolte de l'individu contre tout ce qui existe est à l'ordre du jour. C'est la guerre déclarée au passé tout entier, aux principes mêmes de la morale, du sentiment religieux, de la philosophie et de la société. « Le culte intensif du moi », la proclamation de la souveraineté de l'individu, sont devenus des pratiques mentales, des habitudes littéraires. Et à regarder le fond des choses, tels attentats dont nous avons été témoins n'ont peutêtre pas tant pour cause l'inégalité sociale et les souffrances de certaines classes que la désintégration de la. pensée philosophique qui dirige notre siècle. Pour remédier au mal, nous voyons les romanciers et les moralistes du camp opposé dénier à l'individu toute indépendance, réclamer son abdication entière devant le bien social et la charité.
A vrai dire, ces deux conceptions opposées ne peuvent trouver leur synthèse que dans une idée supérieure qui s'applique aussi bien à l'essence de l'individu qu'à l'essence de la société. Bornonsnous à constater pour le moment que les deux adversaires qui .s'étaient d'abord exercés contre d'autres ennemis ont fini' par se ren'contrer. Mieux armés, plus vigoureux que jamais, ils sont aux prises, et si acharnée est la lutte que l'on se demande lequel des deux l'emportera du socialisme niveleur ou de l'anarchie universelle.
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Il n'y a pas eu jusqu'à présent dans la littérature contemporaine d'individualiste plus convaincu et plus radical que Nietzsche. Il s'est placé au pôle opposé de Tolstoï. Si celui-ci réclame l'immolation complète de l'individu à la société, son antagoniste prétend que la société n'est là que pour l'individu fort. Nietzsche personnifie l'individualisme en ses derniers excès, mais avec une énergie et une certaine grandeur qui l'élève fort au-dessns des dilettantes ordinaires du moi. Il ne ressemble en rien à ces modernes Narcisses qui regardent en souriant leur visage ironique dans un joli miroir et disent à leurs voisins émerveillés « Faites comme moi, et vous trouverez le bonheur il n'est point d'autre sagesse ». Il a tous les défauts de l'orgueil, mais aussi sa qualité maîtresse le mépris de la popularité. Il a âprement poursuivi la vérité sur des sentiers escarpés et dangereux. Il a vécu dans les tortures d'une maladie cérébrale qu'il exaspérait par un travail acharné. Il a connu les ivresses de la solitude et en a bu les amertumes jusqu'à la lie. Il s'était juré qu'il trouverait « le surhomme » en luimême, en niant l'âme et Dieu et en se passant de l'humanité, A cette gageure, il mit sa vie en jeu et y laissa sa raison. Son cas peut donc nous inspirer cette sorte d'admiration mêlée de pitié qu'on a pour les grandes natures dévoyées et pouf les grandes infortunes. Le cas de Nietzsche est la maladie dominante des jeunes générations. Comme elle s'accompagne chez lui d'une belle. intelligence et d'une âme d'artiste, elle revêt une beauté tragique qui donne à sa personne la valeur d'un
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symbole et d'un avertissement. « II n'a rien vécu en dehors de lui-même, et toute sa vie fut dans le drame de sa pensée », dit son meilleur biographe, Mme Lou-Andréas Salomé. Cette tragédie intérieure dont il fut à la fois le héros, le bourreau et la victime, où toutes les pensées deviennent des personnages et parfois des spectres effrayants, pourrait s'intituler le drame de l'orgueil intellectuel, ou joies et souffrances d'un athée mystique. A ce titre, il mérite une place dans l'histoire de la pensée contemporaine. En le racontant, nous aurons l'occasion d'étudier une des plus inquiétantes maladies morales de cette fin de siècle (1).
il) Voici la liste des principaux ouvrages de Nietzsche Die Geburt der Tragoedie, 1872. Vnzeitgemasse Betrachtungen, 1873-76, 3 vol. Menschliches, Allzumenschliches, 1878. – Morgenrothe, 1881.– -flie frOhliche Wissenschaft, 1882. – Aho sprach Zarathustra, 1883-87. Jensciis von Gut uni Bôse, 1886. – Zur Généalogie der Moral, 1887. Der Fall Wagner, 1888. – GStzendUmmerung, 1889. – Antichrist, 1895.
Le livre de M" Lou-Andréas-Salomé Nietzsche in seinen Werken est capital pour l'intelligence de la personne et du penseur – Depuis la publication de cette étude dans la Revue des DeuxMondes {l" sept. 1895), les excellentes Traductions de M. Henri Albert ont fait connaître l'œuvre çomplète de Nietzche en France.
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I
Il y a dans la vie de certaines âmes de brusques voltes-faces, où, prises d'une haine violente contre l'objet de leur culte, elles brûlent ce qu'elles ont adoré et adorent ce qu'elles ont brûlé. En pareil cas, l'idole renversée n'est qu'une occasion qui fait éclater la vraie nature et jaillir du fond de l'homme l'ange ou le démon. Il y a eu un de ces points tournants dans la vie intime de Nietzsche ce fut sa rupture avec Richard Wagner. A partir de ce moment, la maladie de l'orgueil qui couvait en lui se dévt'oppa en proportions gigantesques pour le conduire à un athéisme féroce et jusqu'au suicide intellectuel. Dans cette étude, j'insisterai sur ce point capital de son évolution, parce qu'on y trouve la clef de son être et le secret de sa philosophie. Mais avant de parler de la crise d'où sortit ce grand anarchiste de la pensée, qui a recueilli tant d'injures en son pays et tant d'encens dans le nôtre, rappelons en deux mots ses débuts.
Frédéric Nietzsche naquit le 15 octobre 1844, dans une petite ville de la Saxe. Son père était pasteur protestant et descendait d'une famille de gentilshommes polonais (les Nietzki). Il montra de bonne heure les dispositions variées d'une nature
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riche, mais contradictoire une finesse de perception et une sensibilité excessives, jointe à l'énergie opiniâtre de la volonté la passion de la musique et de la poésie avec un goût d'analyse méticuleuse et l'amour de la dialectique poussé jusqu'au sophisme des engouements fanatiques avec les soubresauts d'une âme taciturne et toujours en sourde révolte. Il y avait en lui un savant, un artiste et un philosophe. Mais jamais ils ne purent s'entendre, et, comme aucun des trois ne voulut céder le pas à l'autre, ils finirent par se porter des coups mortels. Nietzsche fit ses études à Bonn. En 1865, il était nommé professeur de philologie grecque à l'université de Bâle. Il avait alors vingt et un ans.
Nietzsche avait appris de ses professeurs une masse de faits et l'art desséchant d'une critique purement négative, mais l'enseignement universitaire ne lui avait inculqué aucune idée directrice. Les tortures intellectuelles de la seconde moitié du xixe siècle l'avaient atteint. N'avait-il pas vu l'esprit humain menacé dans sa liberté et sa dignité par ses propres créations, je veux dire par les prétentions excessives des sciences naturelles et par le développement de l'industrie ? N'avait-il pas vu les intelligences banalisées, les caractères amoindris aux laminoirs de la bureaucratie et du militarisme ? N'avait-il pas vu aussi l'élégance des mœurs et le sens de la beauté oblitérés par le flot montant de la démocratie -niveleuse ? Le monde moderne ne souriait pas à sa nature raffinée, éprise de culture aristocratique et d'un idéal transcendant. C'est alors qu'il lut Schopenhauer. Le pessi-
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misme idéaliste du philosophe de Francfort s empara souverainement de son esprit. Pour Schopenhauer, la vie est mauvaise en elle-même et par essence. Fils de la nature inconsciente, l'homme procède d'un instinct aveugle, d'un désir sans frein comme sans but. Il n'y a de refuge que dans la pensée ou dans l'art. Bouddha avait déclaré que le seul remède contre le mal de vivre c était l'anéantissement par l'ascétisme et le renoncement absolu. Mais analyser subtilement le néant des choses et peindre avec détachement les luttes folles de la volonté, ne sont-ce pas de délectables occupations ? Schopenhauer se complut donc à trouver dans la philosophie et dans l'art de réjouissantes stations entre la vie et le néant.
Cette philosophie répondait au tour d'esprit et aux besoins intimes de Nietzsche. Il s'en revêtit comme d'une cuirasse contre le monde environnant et se mit en route, pareil au chevalier d'Albert Durer, qui s'avance armé de pied en cap et impassible, entre la Mort et le Diable. Mais il cherchait encore son idéal. La Grèce antique l'attirait invinciblement il marcha vers elle. Ce qu'il lui demandait, ah! c'était bien plus que la candeur des marbres, l'éblouissement de la beauté et l'ivresse des chants harmonieux, c'était l'énigme gardée par le sphinx, le secret de l'homme et de la vie. Il soupçonnait que là-bas, une fois peut-être, au milieu du chaos sanglant et des éternels avortements de l'histoire, sur les plages de l'Hellénie et de la Grande-Grèce avait été réalisé le noble idéal, non pas seulement de la philosophie mais de la vie philosophique. Un
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instant il avait cru l'apercevoir dans les énigniatiques figures de l'école ionienne, dans Thalès et surtout dans le puissant Héraclite. Mais ces ombres s'étaient vite évanouies, et le grand Pythagore avait passé devant lui sans lui dire le secret des nombres, de l'âme et du Cosmos. Il ne se découragea pas et quitta, en esprit, les pays germains et les temps modernes pour aborder à la terre des dieux, des héros et des sages, lourdement affublé du bouclier de Kant et de la lance de Schopenhauer. Il chevaucha droit sur l'Acropole et sur le théâtre de Bacchus il croyait que la tragédie, centre vivant de l'art grec, lui livrerait tous les secrets d'Éleusis et de Delphes. En approchant, il vit que ce n'était qu'une ruine plus lamentable que les autres. Comment retrouver la vision de ces héros fabuleux se mouvant dans le cadre de ce paysage sculptural et de ces choeurs divins, voix personnifiées de l'énigme tragique II y avait là un mystère comme celui du cadavre dont l'âme s'est envolée. Nietzsche s'arrêta perplexe.
C'est à ce moment; précis qu'il fit la connaissance de Richard Wagner (1). Tous ceux qui ont vécu dans l'intimité du grand artiste ont connu sa puissance enveloppante. IlyavaitenluiduTitan et du magicien. De même que son œuvre offre une synthèse merveilleuse des arts, il semblait les joindre dans sa personne, par ce don spécial du dramaturge qui consiste à voir et à représen(1) La renèontre eut lieu à Leipzig, en 1868, chez M"" Broo khaus, gœur du compositeur. Wagner avait alors cinquante-cinq ans et Nietzsche vingt-quatre.
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ter toute chose en mouvement et en action. Lors= qu'il se donnait, sa conversation tumultueuse était. comme traversée par les éclairs de ses créations et le rayonnement d'une volonté indomptable. Ce fut pour Nietzsche: une révélation foudroyante. Telle est la puissance du génie qu'il transforme l'unïvers pour ceux qui l'approchent. L'enthou- siasme du néophyte fut sans réserve. A ce moment sW>Ha- livre se livra complètement comme le disciple se livre aU maître les années qui suivi.. rent furent certain.ement les plus heureuses de sa vie.
Par l'ouvre de Wagner, la tragédie grecque elle-même s'éclairait d'un jour nouveau. Schopen- hauer n'avait-il pas dit que la musique est la révé- latrice de l'âme des choses et leur expression directe ? Cela n'a, jamais été plus vrai que des drames de Wagner, où les motifs dominants et les jeux infinis de l'harmonie traduisent les mou- vements intérieurs des personnages et font en quelque sorte palpiter leur coeur sous nos yeux:. De ce rôle révélateur de la musique, dans le drame wagnérien, un rayon devait jaillir sur le l'ôle du chœur dans la tragédie. Malgré l'abîme qui sépare le théâtre grec du théâtre moderne, Nietzsche pensa non sans l'iilison que, dans l'un comme dans Ll«, le sentiment trag.que provent dje même source et que cette source jaillit du plus p lad arcane de l'homme, de la loi fondamentale de l'Être du mystère de la vie et de la mort.
"X cette fermentation d'idées sortit le premier livre de Nietzsche VEnfanUment de la l,*g«to.
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par le génie de la musique, qui parut en 1872. On y trouve déjà les qualités maîtresses du penseur et de l'écrivain. On y sent aussi l'influence dominante de ses premiers maîtres, Schopenhauer et Wagner. Le chef-d'œuvre de l'art grec y est représenté comme l'œuvre combinée d'Apollon, génie de la belle individualité, source du rêve et de la poésie, et de Dionysos, génie de la création et de la destruction universelles, source de l'ivresse et de la musique. Le plaisir essentiel de la tragédie consiste, selon Nietzsche, à nous enivrer à la fois de la grandeur de la vie individuelle et de la force de la vie universelle qui l'engloutit après l'avoir enfantée. Elle doit nous mener par la terreur et la pitié à ce ravissement dionysiaque, oii, abandonnant notre vie propre, nous participons en quelque sorte « à la puissance indestructible de l'Être des êtres, à la force créatrice de l'Unique vivant ». Ce liyre, riche d'aperçus nouveaux, vibrant d'une émotion profonde et contenue, fit scandale dans l'Université. Il trahissait aux yeux des abstinents de la science neutre un enthou( siasme choquant. Avoir des idées hardies et des sentiments passionnés, cela est-il permis quand on est professeur de philologie ? Ce qui indignait surtout les puritains de l'école, c'était de vojîir un des leurs interpréter la tragédie grecque à l'aide de Richard Wagner, alors encore fort décrié, On ne fit pas à Nietzsche la seule critique légitime qu'on pouvait' lui adresser. S'il y a un point faible e dans son essai, d'ailleurs si remarquable, c'est de n'avoir pas éclairé la tragédie grecque par les mystères d'Eleusis, c'est de. confondre le Dionysos
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morcelé de la vie terrestre avec le Libérateur de la vie céleste et de prendre le plongeon dans les éléments pour l'union mystique de l'âme régénérée et ressuscitée avec l'Esprit divin. Mais les adversaires de Nietzsche ne songeaient qu'à la critique des textes et à la dignité de la science. Leurs protestations et leurs réfutations ajoutèrent à sa gloire naissante.
Dans les années qui suivirent, Nietzche ne fit que développer les principes posés dans son essai sur la tragédie. Il n'était pas encore l'individualiste outré, l'anarchiste violent de la pensée qu'il devint plus tard. En philosophie, il demeurait le disciple fidèle de Schopenhauer. Il ne croyait ni à Dieu ni à la survie de l'âme humaine, mais il admettait une sorte d'âme du monde réalité transcendante qui se manifeste par la hiérarchie des forces et des idées dans la nature comme dans rhumanité. Au nom de la philosophie, il déclarait la guerre à la science positiviste qui ne voit que l'apparence des choses et prétend imposer une règle à la vie. Au nom de la conscience et de l'intuition, il déclarait la guerre à l'abus et à >a tyrannie de l'histoire. « Nous ne voulons servir l'histoire, disait-il éloquemment, qu'en tant qu'elle sert la vie. L'essentiel n'est pas le savoir, la somme de science et de faits, mais la force plastique d'un homme, d'un peuple, d'une civilisation, leur puissance originale de croître, de s'assimiler le passé et l'étranger, de guérir leurs blessures, de remplacer leurs forces perdues, de recréer du dedans les formes brisées. Sans quoi nous devenons un chaos de richesses disparates
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et non assimilées, dont la variété entrave notre personnalité organique. Nous devenons le théâtre passif des pensées d'autrui. L'histoire dans ces conditions devient une maladie (1). » Ce n'est donc pas l'histoire, mais l'art qui exprime la vraie vie. Il réalise ce que la nature a voulu et tenté, il achève ses ébauches imparfaites. C'est pourquoi « le monde n'est justifiable que comme phénomène esthétique ». Enfin Nietzsche proclamait la souveraineté du génie, lui rendant l'hommage et le culte suprême. Car lui seul, « le sublime solitaire », manifeste la vérité transcendante. Il est « un premier né en dehors du temps, un messager de l'Éternel ». Appelant Wagner « le sauveur de la culture germanique, le restaurateur de l'art dionysiaque et apollinien qu'il avait rêvé lui-même, il donnait de son génie dramatique et musical la définition suivante « Le drame chez Wagner suit sa marche rigoureuse comme le destin implacable, et la musique s'y soumet avec une certaine cruauté de résolution, tandis que l'âme de feu de cette musique voudrait s'échapper en pleine liberté. Au-dessus de toutes les mélodies et de la lutte des passions, par-dessus la tourmente des contradictions, plane une intelligence symphonique toutepuissante qui enfante perpétuellement la paix avec la guerre. Jamais Wagner n'est plus Wagner que lorsque les difficultés se décuplent et qu'il peut régner sur de grands ensembles avec la joie du législateur. tl se plaît à dompter des masses fougueuses et rebelles, à les ramasser en rythmes (1) Unzeitgemfisse Betraçhtungen I. Yom Nutzen und Nachtheil der Historié far das Leben.
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simples, à imposer une seule volonté à la diversité troublante des désirs et des ambrons » Dix ans plus tard, dans un pamplet célèbre, le même Nietzsche déniait à Wagner le talent dramatique, l'appelait le prince des décadents et le corrupteur de la musique moderne. Que s'était-il donc passé ? Sur ce point Nietzsche garde un profond silence. Il se contente de faire la déclaration suivante dans l'avant-propos « La plus grande expérience de ma vie fut une guérison. Gagner appartient simplement à mes maladies. » Pauvre Nietzsche On ne guérit pas si facilement de Wagner, quand on l'a subi au point où l'avait subi son plus illustre disciple. Certes il a réussi à ce prodige. Mais reste à savoir si en se guérissant de son maître il ne s'est pas détruit luimême, et s'il n'a pas triomphé comme ces médecins qui chassent la maladie en tuant le malade. Quoi Va en soit, le cas Nietzsche n'est pas moins intéressant que le cas Wagner. Si celui-ci touche au centre du problème esthétique et à l'avenir de l'art dans son intégrité, l'autre confine au point le plus sensible du problème philosophique et religieux de notre temps. Il nous fait voir à nu une plaie profonde de l'âme contemporaine, plaie d'autant plus dangereuse qu'elle se cache sous uu masque littéraire savamment tissé.
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II
Je rencontrai Nietzsche à Bay>.euth, en 1876, aux premières représentations de Y Anneau du Nibelung, Si ces mémorables fêtes scéniques marquent désormais un point capital dans l'histoire de l'art dramatique, elles furent peut-être aussi l'origine secrète de la nouvelle évolution de Nietzsche. Du moins m'a-t-il semblé qu'il reçut là les premières atteintes du mal qui l'a poussé dans cette voie.
En causant avec lui, je fus frappé de la supériorité de son esprit et de l'étrangeté de sa physionomie. Front large, cheveux courts repoussés en brosse, pommettes saillantes du Slave. La forte moustache pendante, la coupe hardie du visage lui auraient donné l'air d'un officier de cavalerie, sans un je ne sais quoi de timide et hautain à la fois dans l'abord. La voix musicale, le parler lent, dénotaient son organisation d'artiste la démarche prudente et méditative était d'un philosophe. Rien de plus trompeur que le calme apparent de son expression. L'ceil fixe trahissait le travail douloureux de la pensée. C'était à la fois l'œil d'un observateur aigu et d'un visionnaire fanatique. Ce double caractère lui donnait quelque chose d'inquiet et d'inquiétant, d'autant plus qu'il semblait
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toujours rivé sur un point unique. Dans les moments d'effusion, ce regard s'humectait d'une douceur de rêve, mais bientôt il redevenait hostile. Toute la manière d'être de Nietzsche avait cet air distant, ce dédain discret et voilé qui caractérise souvent les aristocrates de la pensée. Mme Salomé, qui juge l'homme avec une singulière pénétration, dit « Ses yeux semblaient les gardiens de trésors muets. Leur regard était tourné au dedans ils reflétaient ses impressions intérieures; regard tourné au loin vers les régions inexplorées de l'âme humaine. Dans une conversation animée, ces yeux pouvaient avoir des éclairs saisissants, mais dans ses heures sombres, la solitude parlait à travers eux avec une expression lugubre, menaçante et comme de profondeurs inconnues. »
Pendant les répétitions générales et les trois premières représentations de la tétralogie, Nietzsche parut triste et affaissé. Il souffrait déjà du commencement de ce mal cérébral qui devait l'ac.cabler plus tard, mais il souffrait plus encore d'une mélancolie profonde et inexprimée. En présence de Richard Wagner, il était timide, gêné, presque toujours silencieux. Celui-ci, lancé dans cette colossale entreprise, où il avait à manier trente-cinq personnages principaux, dieux et déesses, géants, nains, hommes et femmes, héros et Walkyries, sans parier des chœurs, de la machinerie et de l'orchestre, -jouissait en jeune Wotan, malgré ses 63 ans, du triomphe légitime d'avoir créé un monde et de le mettre en œuvre. Aux courtes heures de -repos que lui laissait son
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travail d'Hercule, il donnait cours à cette gaieté fantaisiste, à cet humour exubérant qui était comme l'écume de son génie. Devant faire passer son âme et sa pensée dans ces êtres de chair et de sang, forcé de maintenir en équilibre les amour-propres, les rivalités et les petites passions de ce régiment d'acteurs et d'actrices, il se faisait régisseur et acteur lui-même. Charmeur subtil et dompteur d'âmes, il arrivait toujours à ses fins avec un mélange de violence et de caresses, de colères fauves et de très sincères attendrissements, sans jamais perdre de vue son but. Vivant dans cet orage assemblé par lui et le dirigeant, il ne pouvait donner qu'une attention distraite à ses disciples et à ses admirateurs. Devant les prodiges d'art qu'il accomplissait chaque jour sous nos yeux, nous avions tous, non pas, Dieu merci 1 les sentiments, mais quelque chose des étonnements de Mime en face de Siegfried qui reforge l'épée brisée de son père après l'avoir réduite en limaille et fondue au creuset. L'orgueil de Nietzsche souffrait-il de cette infériorité ? Sa sensibilité suraiguë se blessa-t-elle de certaines rudesses familières du maître ? Sa conscience de moraliste pointilleux s'insurgea-t-elle contre certains contrastes inévitables entre la nature humaine et le génie d'un grand homme Ne voulut-il pas admettre qu'un créateur de cette envergure, qui réalise un miracle esthétique taxé d'impossible pa.r le monde entier, ne peut guère considérer ses meilleurs amis que comme des instruments de son œuvre, et cela surtout au moment où il l'accomplit en pleine lutte, contre vents
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et marées ? Dans sa première intimité avec Wagner, Nietzsche s'était placé avec son maître sur un pied d'égalité. Il lui avait dédié son premier livre comme « à son sublime lutteur d'avantgarde Imeinem erlzabenen Vovkaempfer. Il se figurait peut-être la réforme de l'Allemagne comme une école de philosophie, d'esthétique et de morale dont Schopenhauer serait l'ancêtre vénéré, Wagner l'artiste et le metteur en œuvre, mais dont lui, Nietzsche, serait le prophète et le suprême législateur. Il est certain que le Walhalla tourbillonnant de Bayreuth, avee son Wotan impérieux et souverain, ne ressemblait guère à ce rêve de professeur schopenhauenen. L auteur de la Naissance de la tragédie disparaissait comme tout le monde dans l'apothéose du maître, et celui-ci, le narguant un peu, mais sérieusement indigné et affligé de voir le disciple si morose, n'y comprenant rien d'ailleurs, semblait lui crier comme Loge, le démon du feu, du haut de arc- en-ciel qui conduit au palais des Immortels « Pourquoi ces plaintes ? Réjouissez-vous au soleil des dieux nouveaux » Nietzsche assista donc sans enthousiasme aux scènes grandioses de la Walkyrie, de Siegfried et du Crépuscule des Dieux, dont il s'était promis tant de joie. Quand nous partîmes ensemble, aucune critique, aucune parole de blâme ne lui échappa, mais il avait la tristesse résignée d'un vaincu. Je me souviens de 1 expression de lassitude et de déception avec laquelle il parla de l'œuvre prochaine du maître et laissa îomber ce propos: « Il m'a dit qu'il voulait relire l'histoire universelle avant d'écrire son poème de
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Parsifal » Ce fut dit avec le sourire et l'accent d'une indulgence ironique, dont le sens caché pouvait être celui-ci « Voilà bien les illusions des poètes et des musiciens, qui croient faire entrer l'univers dans leurs fantasmagories et n'y mettent qu'eux-mêmes » Ajoutons que Nietzsche, païen et antireligieux jusqu'à la racine de son être, en voulait dès lors à Wagner de traiter un mystère chrétien. Il ne comprenait pas qu'en son maître, comme en tout vrai créateur, le poète agissait indépendamment de toute philosophie abstraite et n'obéissait qu'au sentiment intime; que d'ailleurs ce courant chrétien qui coule déjà à pleins bords dans Tannhseuser et dans Lohengrin venait des sources les plus profondes de sa riche nature et qu'ainsi l'hommage au Christ par la glorification du saint Graal, loin d'être une simple fantaisie d'artiste, était peut-être l'acte le plus sincère et le plus sérieux de sa vie. Mais pour Nietzsche, être chrétien à un titre quelconque, fût-ce avec le symbolisme d'un artiste de génie, fût-ce avec l'indépendance d'une foi person( nelle et libre, c'était faire acte d'hypocrisie ou de lâcheté, La publication du poème de Parsifal n'eut lieu que 'deux ans après. En même temps, Nietzsche publiait un livre où il rompait avec tout son passé. Une brouille irrémédiable s'ensuivit. Mais le refroidissement avait précédé la rupture, et je demeure persuadé que l'orgueil blessé du disciple en fut le cause première et secrète (1).
(1) Mm" Salomé raconte qu'en 1882 elle se trouvait a Bayreuth lors de la représentation de Parsifal, et qu'une amie commune de Nietzsche et de Wagner, M"« Malvida de Meysenbug, l'auteur i
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Le nouveau livre de Nietzsche était un recueil d'aphorismes et de morceaux détachés, avec ce titre bizarre: Choses humaines, par trop humaines- Il ne fallait pas une grande perspicacité pour y reconnaître le contre-coup des déceptions personnelles de l'écrivain. R. Wagner n'y était point nommé, mais il y était beaucoup question de la vanité du génie, de l'art et de toute chose en général. Un scepticisme écœurant succédait au noble enthousiasme des ouvrages précédents. Ce qui surprenait davantage encore c'était la volteface complète du penseur. Rien ne trouvait plus grâce devant lui. Il prenait le contre-pied de toutes ses théories il foulait aux pieds ses idées les plus chères. Mme Salomé dit que Nietzsche avait besoin de s'affranchir de Wagner pour devenir complètement lui-même. Oui, sans doute. Mais de là à l'injustice et à l'ingratitude envers l'homme auquel il devait la plus grande révélation de sa vie, il y a loin. D'ailleurs, il commettait une chose plus grave il s'armait en guerre contre son propre idéal. Comme un homme qui croit avoir été dupe, il s'acharnait contre toutes ses anciennes idoles, l'art, la poésie, la métaphydistingué des Mémoires d'une idéaliste, beau livre justement célèbre en Allemagne, crut pouvoir tenter, de son propre mouvement, une réconciliation, en proposant à Wagner une entre- vue avec son ancien disciple. C'était vraiment trop esçérer du caractère de ces deux hommes. Au seul nom de Nietzsche, Wagner bondit, défendit à son amie de jamais répéter ce nom en sa présence, et sortit de la chambre hors de lui. D'autre part, M™ Salomé nous apprend que Nietzsche, qui avait provoqué la rupture et voué à Wagner une haine venimeuse dont ses écrits montrent les traces, souffrait néanmoins de la perte de cette amitié jusqu'à verser des larmes en parlant des moments heureux passés avec son ancien maitre.
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sique, le génie, l'amour, la sympathie humaine, la morale, l'homme, l'humanité. Tout y passait, il ne laissait rien debout. Avec cela il se posait lui-même en renonciateur et en héros au nom de la vérité, et le croyait sincèrement, alors qu'il n'était au fond qu'un destructeur exaspéré par le poison subtil de l'orgueil intellectuel. Cette passion, plus pernicieuse que toutes les erreurs des sens, qui consume la vie de l'âme à sa source, devait le pousser de sophisme en sophisme jusqu'au plus effroyable de tous les châtiments. Ah s'il n'eût bafoué que des personnes humaines, la redoutable Némésis, cette logique infaillible des choses, le choc en retour des forces projetées, l'eût frappé moins durement. Mais, dans sa rage iconoclaste, il s'en prenait aux choses saintes par excellence aux idées génératrices de la vie. Il faisait crouler des montagnes devant ce qu'il appelait lui-même le chemin des Mères A la place des vérités éternelles, il ne veut plus admettre que la réalité et l'enchaînement logique des faits. II ne croit plus à l'intuition qui perçoit ces vérités, mais seulement à la dialectique qui discerne cet enchaînement. C'est la doctrine positiviste poussée à ses dernières conséquences, qui fait du monde une chaîne indéfinie de causes et d'effets, sans cause primordiale et sans but final. Logiquement il supprime la métaphysique. Le sentiment est nne source d'erreur. A la place de Dionysos, symbole de l'inspiration et de l'extase, il met un Socrate de sa façon qui représente .« l'homme scientifique ». Remarquons ici que cet homme scientifique
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selon Nietzche, dépourvu d'intuition et par conséquent de sagesse, manque du centre véritable de toute science. L'idéaliste renégat attaque ensuite l'art et la poésie comme les ouvriers perfides de chimères dangereuses. Les poètes grecs eux-mêmes, qu'il avait tant admirés, ne sont plus maintenant que « des acteurs et des menteurs habiles à farder la vérité ». Ceux qu'il avait appelés « les inspirés, les voyants de la vérité dionysiaque » sont flétris comme « les ivrognes du sentiment ». L'enthousiasme est comparé « à l'eau-de-vie qui' énerve et fait dépérir les sauvages ». Quant au génie, voilà comment on parle de lui « Oh la gloire à bon marché que celle du génie Que son trône est vite élevé et son admiration changée en habitude Toujours on s'agenouille devant la force. Vieille coutume d'esclave » Jadis il avait vu dans le génie une sorte de miracle et le but même de l'humanité il n'y voit plus maintenant qu'un produit de l'atavisme. En morale, les conclusions de Nietzsche sont encore plus négatives qu'en esthétique et en philosophie. Il admet la théorie positiviste. de son ami Rée, dérivée d'ailleurs de Hobbes, d'après laquelle tous les phénomènes moraux n'ont d'autre mobile que l'égoïsme et se ramènent à l'intérêt. Il ne veut pas comprendre et nie péremptoirement toutes les actions nées de la sympathie spontanée, de la sympathie réfléchie et du concept social, qui sont autant d'oublis du moi, autant de cessations de la lutte pour la vie, autant d'affirmations de la loi universelle de solidarité et d'amour, La vanité humaine devient
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pour ce vivisecteur de l'âme « la chose en soi ». Après quoi l'exécuteur des hautes oeuvres de l'athéisme transcendant s'écrie, fier de sa victoire Fiat veritas pereat vita Pér isse la vie plutôt que la vérité Sophisme et folie suprême de l'orgueil, – comme si la vérité n'était pas l'âme de la vie, et la vie la preuve de la vérité 1 Ce n'est pas impunément qu'on jette l'anathème aux maîtres auxquels on doit son initiation, et ce n'est pas impunément qu'on maudit ses dieux A partir de ce moment Nietzsche entre dans un désert d'où il ne sortira plus et qu'il peuplera tantôt des rêves ardents de son orgueil, tantôt de& fantômes troubleurs de sa mauvaise conscience. Il avoue lui-même sa peur: « Quand je continuai ma route seul, je tremblais peu après, je tombai malade. J'étais plus que malade, j'étais las de mes incessantes désillusions sur tout ce qui peut encore nous enthousiasmer, nous autres hommes modernes. » Parfois son chemin l'effraye, son œuvre l'épouvante. Le monologue suivant, d'une saisissante vérité d'accent, nous fournit le point capital pour cette étude pathologique du moi radicalement irréligieux que nous allons poursuivre. On y surprend comme un premier germe de désorganisation, l'émiettement de la conscience en plusieurs moi contradictoires, qui vont s'entre-détruire. Voici d'abord la voix de l'athée qui se réveille seul et qui frissonne « Où s'en est allé Dieu ? Je vais vous le dire Nous l'avons tué Vous et moi Nous tous sommes ses meurtriers » Et voici que, malgré lui, dans l'âme de l'athée, se fait entendre la voix
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de la conscience profonde. Elle murmure à voix basse, comme si elle avait peur de ses propres paroles: «. N'entendons-nous rien encore des fossoyeurs qui enterrent Dieu? Ne sentons-nous rien encore de. la putréfaction divine ? Les dieux se décomposent Dieu est mort Dieu reste mort Et nous l'avons tué Comment nous consoler, nous, meurtriers parmi les meurtriers? La chose la plus sainte et la plus puissante que l'homme ait possédée jusqu'à présent a saigné sous nos couteaux Avec quelle eau pourrionsnous nous laver ? » Mais écoutez maintenant le raison aement subtil et démoniaque qui répond à cette voix de la conscience et qui l'étouffé pour finir en un cri de joie satanique « La grandeur de cette action n'est-elle pas trop grande pour nous? Ne faut-il pas que nous devenions dieux nous-mêmes pour en paraître dignes ? Il n'y a jamais eu de plus grande action, et tous ceux qui viendront après nous, appartiendront, a cause de cette action même, à une histoire supérieure à toutes les histoires précédentes. »
Mais cette joie n'était pas sans trouble, ni ce triomphe sans inquiétude. « Dès lors, dit son amie intime, sa vie fut un enveloppement toujours plus profond dans la solitude d'où jaillit sa pensée intérieure. » Ce n'était pas la solitude bénie qui communie avec les hommes et l'âme de toute chose par le divin amour, mais une solitude rongée d'amertume, de haine et de démons intérieurs. v, Sous sa pensée philosophique claire et raisormée, dit encore son confesseur féminin, il y avait d'insondables abîmes de sentiments, de
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souffrance et de passion. Ainsi il a pu dire de lui-même qu'il se cachait sous un manteau de lumière. » De lumière ou d'ombre selon le jour. Le manteau ne lui suffit pas, il lui faut le masque. Dans son noir pessimisme, il croyait que tous les hommes dissimulent, se composent un personnage d'emprunt. « Dans tout ce qu'un homme laisse voir de lui-même, on peut se demander Qu'estce que c"ela peut cacher ? D'où veut-il détourner le regard ? Quel préjugé veut-il éveiller ? Et puis encore Jusqu'où va la finesse de sa dissimulation ? et en quoi se méprend-il ? » Nietzsche était au fond d'une sincérité d'enfant terrible, trop passionné pour ne pas se trahir sans cesse, trop poète pour ne pas s'exprime,r malgré lui. Il se taillait des masques, sous prétexte de se garer de la sottise et de la méchanceté des hommes. Dans Au delà du bien et du mal nous trouvons cet étrange dialogue « Voyageur, qui es-tu ? –Repose-toi. Me reposer ? Curieux que vous êtes! À quoi sert le repos? Donne-moi plutôt. Quoi ? Un masque de plus, un autre masque. » Reconnaît-on dans cette préoccupation l'inquiétude fébrile de cet Ashavérus de la pensée qui n'a plus ni frères, ni foyer, ni patrie, qui ne trouve de repos nulle part qui chaque jour se construit un système et le démolit le lendemain comme une hutte de planches mal jointes pour chercher un nouvel abri, et qui a besoin du masque et du manteau pour se cacher aux autres, – et surtout pour se cacher à lui-même ? a Elle s'étend maintenant autour de lui, toujours plus vaste et plus livide, la lande déserte sous les
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nuages bas, sans soleil et sans arbres. Le penseur solitaire se présente dès lors à nous sous une nouvelle figure. Il est devenu le Voyageur et son ombre (1). Il chemine à pas lents, défiant et circonspect. Il va, il va toujours, cherchant la lumière d'un désir plus âpre et plus obstiné, à mesure que les ténèbres s'épaississent autour de lui. Il a voulu conquérir la fierté virile et l'indépendance suprême il a cru s'affranchir en supprimant ces trois idées mères Dieu, l'âme et l'amour et il ne s'aperçoit pas qu'il a supprimé les principes organiques de l'univers et de la société. Il ne comprend pas qu'il s'est fermé à lui-même les sources de l'intelligence spirituelle, de la force et de la vie. Il ne voit pas qu'il s'est voué au plus fatal des esclavages, à celui de ce moi inférieur et personnel que Pascal appelait « le moi haïssable ». Le voyageur sans guide et sans étoiles est devenu la proie de son ombre, qui le conduit à travers le crépuscule, au hasard des chutes et des ravines. Dans un accès de positivisme exaspéré, il a cru, supprimant tout sentiment religieux, se débarrasser à tout jamais des illusions et des chimères décevantes qui hallucinent le commun des mortels. Et voici que, dans la brume de sa lande, se meuvent toutes sortes de formes fantomatiques. Les unes sont les projections de son moi multiple, privé de son principe directeur ce sont « ses masques » extériorisés, devenus vivants. Les autres sont les images de ses rêves secrets, de ses désirs refoulés (1) Titre d'un volume d'aphorismes de Nietzsche.
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par sa raison, qui, malgré lui, prennent une forme et s'incarnent. Il sait que ces larves n'ont aucune réalité, qu'elles sont l'oeuvre de son imagination surexcitée et malade. Mais ces formes, qui ont acquis une vie propre, indépendante de sa volonté, le déconcertent et l'irritent. Bientôt elles vont lui montrer leurs frais visages ou leurs faces de monstres. En attendant, voilées encore, elles lui font des signes de la main, des hochements de tête et fasciné,. entraîné malgré lui, il les suit, sans savoir où. Il a des heures de faiblesse, d'attendrissement, on il semble se repentir de ses blasphèmes contre la poésie et l'idéal. Alors son esprit a d'involontaires envolées vers des mondes inconnus. « Oh s'écrie-t-il, si seulement les poètes redevenaient ce qu'ils doivent avoir été un jour, des voyants qui nous racontent quelque chose des mondes possibles. s'ils laissaient pressentir quelque chose des vertus futures ou des vertus qui ne seront jamais sur cette terre, mais qui pourraient être quelque part dans le monde! S'ils nous montraient les constellations de pourpre, les voies lactées du beau! Où êtes-vous, astronomes de l'idéal? Il y a tant d'aurores qui n'ont pas encore lui (1)! » Mais ce ne sont là que des lueurs perdues dans les nuages noirs qui pèsent lourdement sur la lande blafarde et maudite, et de courts moments de répit dans la lugubre odyssée du « voyageur ». Dès qu'il regarde son ombre noire, celle-ri lui chuchote « N'as-tu pas juré de mettre fin à (1) Morgenrôthe.
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toutes 1s<î chimères ? Détruis, détruis le rêve absurde du ciel. Marche à ton royaume à toi, à celui où tu seras seul maître, et moque-toi des autres »
Et le voyageur se retourne, hagard, cherchant derrière lui une lueur ou un rayon pour le guider. Il frissonne. Encore des fantômes! Mais cette fois-ci ce sont deux grandes ombres trop connues celles des maîtres qu'il a reniés, celles de Schopenhauer et de Wagner. Ce sont ces deux hommes de génie dont il avait reçu toute son éducation de penseur et d'artiste. Dans son orgueil farouche, dans ses cauchemars d'halluciné, il les appelle maintenant « le philosophe bourru et magicien dangereux. » Et voici que les deux ombres se dressent derrière lui, sévères et hautes. « Que me voulez-vous ? dit le voyageur. Il y a longtemps que je vous ai tués, spectres maudits » Et ils répondent « Nous ne sommes que les ombres de tes maîtres. Tu portes leur sceau dans ta chair c'est pourquoi nous te suivons. On ne tue pas les spectres; nous sommes les hôtes de ton atmosphère. » Alors, il les cingle d'un coup de fouet et reprend sa route par les sables, les landes et les montagnes. Mais à chaque étape, il les retrouvera; et elles lui diront du geste et du regard « Nous sommes là va-t'en plus loin. »
Un jour, une autre v>ix, venue de très loin, d'une sphère inconnue, lui dira « Lorsque l'homme renie le Divin, son ombre le mène aux abîmes ». Ce fut sans doute le jour où il entendit cette voix que Nietzsche conçut l'idée de son
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Zarathoustra. Loin de changer de routé, il répondait à l'avertissement salutaire par un défi triomphal, par la plus audacieuse apothéose du moi que penseur ou poète ait jamais imaginée.
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De 1876 à 1883, Nietzsche s'était volontairement astreint au positivisme le plus étroit comme à une pénitence et à une gymnastique. Mais le moment devait venir, où, las de cette contrainte, il briserait les portes de sa prison. Sa nature indépendante et imaginative répugnait d'instinct au rationalisme pur mais elle se révoltait plus violemment encore contre toute idée religieuse ou sociale. Il s'était jeté par dépit dans le déterminisme absolu. Maintenant il y souffrait le martyre, il y étouffait. Dans sa Sciénce joyeuse, qui est une science fort triste, il fait cet aveu « Tous mes voyages et mes ascensions de montagnes n'étaient que le pis aller d'un impuissant. Ma volonté tout entière veut voler, rien que voler. » Ce vol d'aigle vers k connaissance des choses dernières, il le tenta. Ne voulant pas reconnaître que le seul acte vraiment libre est l'assentiment de l'homme à l'ordre universel reconnu, il décréta un beau jour que la liberté surgit comme un miracle de la volonté souveraine de l'homme fort. Ainsi, nouveau Lucifer, il croyait se créer luimême son bonheur, sa justice, son ciel, et devenir « l'homme surhumain ». Il rejetait par là la doctrine de la souveraineté de la raison
III
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pure, adoptée depuis peu, et, cela non pour en appeler à l'intuition comme au tribunal suprême de l'esprit, mais pour diviniser l'instinct. Ce paradoxe est le point de départ de la troisième et dernière phase de Nietzsche. Zarathoustra est le manifeste et l'évangile de cette prétendue révélation. térieures
Un mot encore sur les circonstances extérieures qui accompagnèrent la genèse de cette œuvre étrange. Forcé par sa santé de renoncer au protessorat, de plus en plus misanthrope, ne tolérant autour de lui que de rares amis, Nietzsche avait pris l'habitude de passer ses hivers à Gênes et ses étés dans l'Engadine. Du port de Gênes la Superbe « il aimait du sein de l'abondance à regarder les mers lointaines ». C'est là qu'il -rut voir « l'aurore d'un nouveau monde sortir de l'horizon voilé ». Mai c'est surtout à l'ombre des hautes Alpes qu'il se sentait devenir lui-même, rien que luimême. « Dans plus d'un paysage, dit-il, nous nous reconnaissons avec un frisson délicieux. C'est le plus agréable des dédoublements. La nature de l'Engadine est parente de la mienne. Nous ne nous étonnons pas l'un de l'autre, nous vivons en confidence. Cette haute vallée alpestre, blottie sans crainte sous les terreurs de la neige éternelle, où l'Italie et la Finlande semblent se côtoyer, cette patrie de toutes les couleurs argentées de la nature est aussi la mienne. Car, du fond de ses petits lacs immobiles, la Solitude elle-même me regarde avec tes yeux » C'est là qu'il vécut son rêve, qu'il osa ses dernières audaces. Plus de noir pessimisme,
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niais une joie effrénée de vivre. Plus de positivisme étouffant, mais la liberté de l'esprit lancé dans toutes ses fantaisies.
Enterrées à jamais, ces vieilles chimères de Dieu, de l'âme, de l'humanité, de 1 au-delà du surnaturel éeroulés pèle-môle, tous ces faux dieux dans le crépuscule des idoles Mais l'homme fort, l'homme intellectuel se forgeant son idéal, son humanité, a son gré, sans rien au-dessus de lui, sans autre loi que la sienne, au mépris des faibles et des sots et conviant tous les forts à faire comme lui', telle est la conception de ce Zarathoustra par lequel Nietzche prétendait révéler à ses contemporains et à la postérité « l'homme surhumain » qu'il avait découvert. Jamais style plus beau fut mis au service d'idées plus meurtrières du véritable, de l'éternel idéal humain. Une prose ample UTthmée, une langue bâtie à grands blocs, comme les murs cyclopéens, en vocables de granit puilamment allitérés. Sur ces fortes assises, des gerbes de poésie, une forêt vierge d'images; et travaillant en dessous, une pensée volcanique qui fait craquer le sol comme la lave en éruption, toujours prête à dévorer ce qu'elle enfante. Et, comme d un soufflet de forge, il sort de ces versets des colères d'Isaïe interrompues de rires sataniques, des râles de Titan terrassé par un dieu.
A trente ans, Zarathoustra s'est retiré dans la montagne. Il a vécu dix ans dans une cave™ e sans autre compagnie que ses deux animaux familiers, un aigle et un serpent, symboles de l'orgueil et de la prudence, qui lui procurent sa nourriture. Pendant dix ans il jouit de son propre
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esprit, sans regret ni lassitude en un bonheur parfait. Mais se trouvant trop riche en sagesse, il se décide à redescendre vers les hommes pour partager ses trésors avec eux. En route, il rencontre un vieil ermite dont la prière produit sur l'oreille du prophète l'effet d'un grognement monotone. Zarathoustra passa devant lui avec un sourire de mépris et se dit à lui-même « Serait-il possible que ce vieux saint dans sa forêt ne sache pas encore que Dieu est mort ? » Dans la ville prochaine il trouve la foule assemblée sur le marché. Elle attend l'arrivée d'un danseur de corde. En attendant, le prophète annonce au peuple la bonne nouvelle Je vous enseigne le surhomme. L'homme est quelque chose qui doit être vaincu. Qu'avez-vous fait pour le vaincre ? P
Jusqu'à présent tous les êtres ont créé quelque chose au delà d'eux-mêmes vous voulez être le r eflux de cette grande marée, et aimez-vous mieux en revenir à l'animal que de vaincre l'homme ?
Qu'est-ce que le singe pour l'homme ? Un rire ou une honte douloureuse. Voilà ce que doit être pour le surhomme, un rire ou une honte douloureuse.
Vous avez fait le chemin du ver de terre à l'homme, et beaucoup en vous est encore du ver. Autrefois vous étiez des singes, et maintenant encore l'homme est plus singe qu'aucun singe du mondé 1
Or, je vous enseigne l'homme surhumain qui est le sens de la terre. Que votre volonté dise qu'il soit le sens de la terre.
Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la, terre, et n'en croyez pas ceux qui vous parlent d'espérances supraterrestres Ce sont des empoisonneurs qu'ils le sachent ou non.
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Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonnés eux-mêmes, dont la terre est fatiguée qu'ils s'en aillent en poussière 1 lus grand
Jadis le blasphème contre Dieu était le plus grand des blasphèmes, mais Dieu est mort, et avec lui sont morts aussi ses blasphémateurs. Blasphémer contre la terre, estimer les entrailles de l'Insondable au-dessus du sens de la terre, voilà maintenant le crime des cri.mes
Jamais peut-être l'évangile de l'athéisme moderne n'a-t-il été formulé avec plus de cynique assurance qu'en cette première prédicatiou de Zarathoustra. Jamais peut-être aussi n'y mèla-t-on plus flagrânte contradiction. Faut-il s'étonner si la foule ébahie ne comprend rien à cet « homme surhumain qui descend du singe, qui ne croit qu'à la terre et veut s'élever au-dessus d'elle, qui nie la divinité manifestée par l'univers et se proclame dieu lui-même t Mais ainsi parla, Zarathoustra,' inclinez-vous. Bientôt après, une grande lumière se fait dans l'esprit du prophète, pendant qu'il médite dans la forêt. Que lui font les acrobates et leurs cadavres ? Ce sont des vivants qu'il lui faut, des compagnons dignes de lui, des créateurs de son espèce, des hommes forts et libres. Il retournera à sa montagne, il rentrera dans sa caverne, où l attendent l'aigle et le serpent. Là, il appellera à lui des disciples et leur enseignera sa doctrine. Le sermon de la montagne de Zarathoustra débute par une parabole intitulée: les Trois métamorphoses « H faut que l'homme devienne chameau^ lion et enfant». Chameau humble et patient, qui porte les plus lourdes charges, gravit les plus
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hautes montagnes, boit l'eau la plus sale et se nourrit d'herbes sèches. Ainsi l'esprit conquiert les trésors dont il a besoin pour son œuvre. Mais un beau jour, au fond du désert, il devient lion. Il veut « saisir sa proie de liberté, lutter avec son dieu et tuer le grand dragon ». Vous croyez peutêtre que ce dragon est le vieux péché des théologiens, une des innombrables tentations de saint Antoine? En vérité, cela serait trop vieux jeu. Le grand dragon s'appelle « Tu dois », mais le lion de l'esprit répond « Je veux. Il aimait le devoir comme la chose la plus sacrée, il faut qu'il déchire son amour pour être libre. Pourquoi faut-il maintenant qu'il devienne enfant? L'enfant est l'innocerce, l'oubli, le recommencement, un jeu, une roue qui roule d'elle-même. « Pour le jeu de ta création il faut une sainte affirmation. C'est sa volonté que veut l'esprit c'est son monde que veut gagner celui qui a perdu le monde ». Cette parabole serait vraie et profonde, si le chameau, au lieu d'assembler arbitrairemement des faits dans une vue égoïste, cherchait la vérité intime cachée en toute chose si le lion, au lieu de s'en prendre à l'idée du devoir et par là nier l'ordre universel, ne s'attaquait qu'aux monstres de l'ignorance, du préjugé et de l'habitude; si le bel enfant qui joue dans l'innocence et la joie* était le fils de t'amour libre et spontané qui s'oublie parce qu'il se donne et qui crée parce qu'il aime. Nous surprenons ici sur le fait le procédé habituel de Nietzsche, qui consiste à revêtir un sophisme d'une image originale et frappante, de manière à séduire les simples et les esprits faux, ou les purs dilettantes,
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si nombreux aujourd'hui qui se plaisent aux images, admirent les gestes, et se moquent des idées.
Les chapitres suivants développent au long l'évangile individualiste et anarchique. Après avoir proclamé la liberté absolue de l'individu, Zarathoustra déclare la guerre à ses ennemis. Guerre aux prétendus justes et bons, qui ne sont pour lui que les paresseux et les lâches Guerre aux prétendus vertueux, qui ne sont que les hypocrites. Guerre surtout au prêcheurs d'au-delà Ce sont, aux yeux de Zarathoustra, des hallucinés ou des tartufes de sensualité raffinée. En revanche, il proclame saint et sacré le corps physique qu'il nomme « une pluralité avec un sens, la paix dans la guerre, le troupeau conduit par un berger ». Nietzsche ignore que le corps est sacré en effet parce qu'il est l'image de l'âme en ses facultés diverses et l'instrument de l'esprit, non parce qu'il est un assemblage d'atomes. Il ne s'aperçoit pas qu'en soutirant à l'homme l'esprit et l'âme, il le prive à la fois de son principe directeur et de son principe plastique, lui arrachant du même coup l'essence divine et la substance humaine. Là Rochefoucauld a montré merveilleusement combien l'homme est habile à se tromper par amour-propre. Il eût admiré dans le cas présent comment il excelle à se ruiner par orgueil. Voilà un prophète qui prêche l'homme surhumain et lui ôte la force qui pourrait l'élever au-dessus de lui-même. Il sent bien qu'en admettant l'âme ou l'esprit au-dessus et au delà du corps, il faudrait leur donner pour cause et pour fin Dieu, le Divin ou l'ordre
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universel. Quelque nom qu'il donne à cette puissance insondable, elle le dépassera de toute son immensité. Voilà ce qu'il ne veut à aucun prix. De là l'apologie du corps et l'appel à l'instinct. Mais l'instinct évoqué se vengera. Le renversement de la hiérarchie des forces est la malédiction de l'intellectuel pervers qui a tué sa sensibilité morale et détruit son centre de gravité. L'instinct érigé en guide conduit l'intellectuel à la folie non seulement l'enseignement antipsychique, anti-organique et antisocial de Zarathoustra enfantera l'anarchie autour de lui, la guerre de tous contre tous il bouleversera sa propre conscience, il mettra la guerre entre son cerveau, son cœur et ses sens. Ce sera la désintégration et l'effondrement. Juste Né:nésis! Qui travaille pour la vie, la reçoit; mais l'ouvrier de la mort est saisi par elle.
En attendant, l'évangile à rebours, le nouveau sermon de la montagne, continue âpre et incisif. Les flèches d'acier volent empennées de roses, les paradoxes s'empanachent de pensées rares. Zarathoustra flétrit l'amour de l'humanité comme une vertu de va-nu-pieds, comme un haillon d'hypocrisie. Lui-même donne l'exemple d'un orgueil sans contrainte comme sans limite. Les sages et les prophètes du passé étaient tous des saints imbéciles ou des pédants solennels. Leur doctrine a sombré à cause de « l'esprit de lourdeur qui était en eux ». Us n'ont su que trébucher et tomber. Zarathoustra seul s'en va sur toute chose d'un pas subtil de danseur, seul il a des ailes, seul il a trouve la vérité sur sa montagne.
Dans l'ivresse de sa découverte, son esprit pétille
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comme la mousse du vin nouveau. « Un air léger et pur, le danger tout près, et l'esprit plein de joyeuse méchanceté tout cela va bien ensemble. Je veux avoir autour de moi des esprits malins, car je suis courageux. Un courage qui chasse les spectres, se crée lui-même des démons. Le courage veut rire. Je ne sens plus avec vous ce nuage que je vois à mes pieds, cette noirceur et cette lourdeur dont je ris, c'est votre nuée d'orage. Celui qui monte sur les hautes montagnes rit de toutes les tragédies et de tout le sérieux funèbre de la vie. Insouciants, ironiques, violents, ainsi nous veut la sagesse. Elle est femme et n'aime que les guerriers. » Au milieu de ces bouffées d'orgueil, de belles pensées brillent çà et là comme des sentences d'or au-dessus des portes de marbre
« De tout ce qu'on écrit, je n'aime que ce qu'un homme écrit avec son sang. Écris avec ton sang, et tu sauras que le sang est de l'esprit. Jadis, l'esprit était dieu, puis il devint homme maintenant, il se fait populace. La rosée tombe sur le gazon au plus profond silence de la nuit. Ce sont les paroles chuchotées en silence qui amènent la tempête. Les pensées qui gouvernent le monde s'en viennent à pas de colombes. » L'Etat moderne est assez malmené. « Ce sont des créateurs qui ont créé les peuples. Ils ont suspendu sur leur tête une foi et un amour, ainsi ils ont servi'la vie. Maintenant, des destructeurs tendent des pièges en grand nombre et appellent ces pièges l'État. Ils suspendent sur sa tête une épée et mille appétits, » Dans ses diatribes acerbes,
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Zarathoustra manie le fouet de la satire avec la violence d'un Juvénal, et c'est là qu'il déploie sa vraie force. Voici, par exemple, un croquis des ambitieux, politiciens, spéculateurs et journalistes « Voyez ces superflus Ils volent les œuvres des inventeurs et les trésors des sages ils appellent leur vol cultu mais tout chez eux devient maladie et matai ̃. Voyez ces superflus, ils sont toujours malades. Ils vomissent leur fiel et l'appellent un journal. Ils se dévorent les uns les aulres et ne peuvent pas se digérer. Voyez ces superflus! Ils acquièrent des richesses et n'en deviennent que plus pauvres. Ils veulent le pouvoir et d'abord le brise-glace du pouvoir beaucoup d'argent, ces impuissants Voyez-les grimper, ces singes agiles 1 Ils grimpent par-dessus les autres et se tiraillent si bien qu'ils retombent tous dans la fange des bas-fonds. »
Si impitoyable que soit Zarathoustra pour les imitateurs de tout genre, qu'il range dans ia catégorie des cabotins et acrobates, il n'hésite pas à emprunter plusieurs idéesàSchopenhauer, notamment celle sur la femme et sur l'amour. Aussi peu que le « philosophe bourru » croit-ïl à l'idéalisme, à l'intuition, au sens divinatoire de la femme, fût-elle supérieure, à ce « quelque choise de divin » que lui attribuaient les Germains selon Tacite. « La femme est avant tout un chat et un oiseau, au meilleur c.*s, une nourrice. » II juge comme un suprême ridicule, et comme le déshonneur du genre mâle, la mission sociale que la femme s'est donnée en Amérique et qu'elle commence à revendiquer en Europe. Bien moins
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encore consentirait-il à voir en elle la compagne intellectuelle de l'homme, la confidente de son idéal et l'âme de sa volonté. « Tout dans la femme est énigme, et tout a une solution qui s'appelle maternité. L'homme est pour la femme un moyen. Le but est toujours l'enfant. Mais qu'est-ce que la femme pour l'homme ? L'homme véritable veut deux choses braver un danger et jouer. C'est pour cela qu'il veut la femme comme le plus dangereux des jouets. L'homme doit être élevé pour la guerre et la femme pour le repos du J guerrier tout le reste est folie. Le bonheur de l'homme s'appelle je veux; le bonheur de la femme s'appelle il veut. Et il faut que la femme obéisse et trouve une profondeur à sa surface. L'âme de la femme est une surface, une pellicule mouvante sur une eau peu profonde. Mais l'âme de l'homme est profonde son fleuve mugit dans les cavernes souterraines la femme pressent sa force, mais ne la comprend pas. » <-
Que vont faire maintenant ces hommes forts f « Vous, les solitaires d'aujourd'hui vous les séparés et les renonciateurs, vous serez un jour le peuple. De vous, qui vous êtes élus vous-mêmes, doit naître le peuple élu, et de lui l'homme surhumain. Tous les dieux sont morts. Maintenant, nous voulons que vive le surhomme C'est le midi de la volonté! » Voilà de fières paroles et de vastes perspectives. Nous ne sommes pas de. ceux qui voudraient les interdire à l'humanité. Fussent-ils irréalisables, ce sont les beaux espoirs qui poussent aux grandes actions. Et puis si l'homme n'a que peu d'années pour lutter avec le destin,
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l'humanité a devant elle l'infini des siècles. La préparation d'une humanité d'élite par la sélection voulue des meilleurs est peut-être l'avenir de l'espèce. Mais Zarathoustra a-t-il réuni dans son groupe les conditions indispensables pour l'accomplissement de son oeuvre ? D'abord il en écarte la femme, ou du moins il la réduit au rôle de la maternité physique, lui refusant celui de la vivification sensible de la création dans l'ordre psychique. En méprisant cet élément essentiel, Zarathoustra supprime la matrice même où le génie s'élabore dans un divin mystère. En se disant seul prophète et seul inventeur de la vérité, il supprime en outre tout lien entre le passé et le présent il coupe la chaîne magnétique qui, d'âge en âge, unit les peuples, les sages aux sages, les génies aux génies. En déclarant la notion du bien et du mal un acte arbitraire de l'homme fort, il détruit la notion même de la vérité. 11 s'ôte la possibilité d'avoir un seul disciple sérieux, car tous auront le droit de s'insurger contre lui au nom de son propre principe. Ils ne feront qu'imiter leur maître qui ne veut d'aucun maître, pas même de Dieu.
Zarathoustra a renié les Idées Mères. Maintenant, il aura beau avoir de la force et du génie, il n'enfantera que d'autres orgueilleux plus impuissants que lui. Il parle bien de ses disciples, mais où les trouver,? Une nuit, il rêve qu'un enfant lui préaente un miroir. îl s'y regarde et aperçoit avec terreur une hideuse grimace, la face d'un démon qui ricane. « Je comprends le sens du rêve, dit le prophète en s'éveillant. Ce méchant visage
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signifie la caricature que mes ennemis et mes calomniateurs font de ma doctrine. » Mais le rêve pourrait s'interpréter différemment cette face et ce rire démoniaque ne seraient-ils pas une dernière admonition de la conscience et ne pourrait-elle pas se traduire ainsi « Prends garde, voilà ce crue tu vas devenir si tu poursuis ta route » Mais Zarathoustra n'est plus capable d'avoir un remords. « Il bondit comme un chanteur et un voyant saisi par l'esprit. Pareil à l'aurore, un bonheur à venir était répandu sur son visage. » II bondit hors de sa caverne et chante un hymne en l'honneur des îles bienheureuses qu'il va conquérir
« Mon amour impatient déborde à torrents, en aval il veut monter et descendre. Sortant des monts silencieux et des orages de la douleur, mon âme roule dans les vallées. m
» Trop longtemps j'ai désiré et regar déle lointain. Irop longtemps j'ai écouté la solitude ainsi j'ai désappris le silence.
» Je ne suis plus qu'une bouche qui parle, un torrent qui mugit entre de hauts rochers je veux précipiter ma parole dans les vallées.
» Et que le torrent de mon amour se précipite surdes chemins de traverses Comment un torrent ne trouverait-il pas le chemin de la mer ?
» Sans doute il y a un lac en moi, un lac solitaire, renfermé en lui-même mais mon torrent d'amour l'entraîne avec lui vers la mer 1
» Je vais des voies nouvelles; un nouveau verbe mè vient. Comme tous les créateurs, je suis fatigué des vieux langages.' Mon esprit ne veut plus marcher avec des sandales usées.
« Les vieux verbes marchent trop lentement je saute
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dans ton char, tempête Et je te fouetterai encore de ma méchanceté
Comme un cri et comme une voix jubilante, je veux traverser les mers, jusqu'à ce que je trouve tes îles bienheureuses où résident mes amis.
» Et avec eux mes ennemis J'aime tous ceux à qui je puis parler 1 Mes ennemis aussi font partie de ma félicité.
» Quand je veux monter sur mon cheval le plus sauvage, c'est ma lance qui m'aide le mieux à sauter en selle ma lance est le serviteur toujours prêt de mon pied. » La lance que je jette contremes ennemis Comme je remercie mes ennemis de pouvoir la lancer enfin » Trop forte était la tension de mon nuage. Entre les éclats de rire de mes éclairs, j'enverrai de la grêle dans les profondeurs.
» Alors ma poitrine se gonflera puissamment, etpuissamment elle soufflera la tempête dans les profondeurs: ainsi elle se soulagera.
» En vérité, mon bonheur et ma liberté sont pareils à la tempête 1 Mais je veux faire croire à mes ennemis que Satan rugit sur leurs têtes.
» Et vous aussi, mes amis, vous serez effrayés de ma sagesse sauvage et peut-être vous enfuirez-vous avec mes ennemis.
» Ma sages. sauvage est une lionne. Elle est devenue enceinte dans les montagnes solitaires sur de rudes pierres elle a mis au monde son plus jeune lionceau.
» Et maintenant elle court follement àtravers le désert et cherche un doux gazon ma vieille sagesse. » Ce morceau donne une idée du puissant lyrisme e de Nietzsche. Une prose qui 'à' les emportements de l'ode, l'écume fougueuse, le mugissement profond des torrents alpestres. Remarquez l'étrangeté
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de cet amour qui finit en haine et en imprécations. Remarquez aussi l'analogie de cet impétueux départ avec les chevauchée* tempétueuses de Wotan dans la Vatkyrie et dans Siegfi-ied. Zarathoustra, le briseur de chaînes, n'a pas si bien secoué la sienne qu'il le croit. L'ombre de Wagner s'étend sur sa montagne. Le disciple, en fuyant le maître, lui a dérobé un morceau de son masque, un lambeau de son manteau magique.
Nous voici dans les îles bienheureuses, du moins je le suppose, aux promontoires hardis, aux cimes de verdure, aux golfes d'azur, aux mers foncées où le soleil couchant jette ses masses d'or liquide. Car la pensée du prophète fend les airs, et nous n'apercevons ces paysages qu'à vol d'oiseau, entre deux effluves lyriques, comme par des déchirures de nuages. Va-t-il du moins nous montrer son groupe, ses disciples, sa cité idéale ? Mais nous n'entendons toujours que le monologue du solitaire, et puis ce sont de nouvelles satires plus violentes, plus amères contre la société (Iu'il vient de quitter. Il en veut « à la racaille écrivassière » qui empoisonne toutes les sources aux prêcheurs d'égalité, qu'il appelle « des tarentules de haine et d envie » aux sages célèbres « qui ne sont vénérés que parce qu'ils servent la superstition des foules, bêtes de trait qui se laissent atteler comme des bœufs au charriot du peuple, ou comme de petits ânes à l'équipage d'un grand politique » aux philosophes solennels « qui marchent la poitrine bombée, 1 air sublime, mais dont le regard est celui d'un fauve mal dompté, et qui ont toujours l'air d'un sanglier accroupi dans sa bauge ».
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Il ne peut souffrir les savants. « On reste affamé à leur table pendant qu'ils croquent la vérité comme on croque des noix. Ils sont pareils à des sacs de farine enveloppés d'un nuage de poussière. Qui se douterait que cette poussière vient des blés et de la joie dorée des moissons ? » Les plus maltraités sont les poètes « qui savent peu et apprennent mal, c'est pour cela qu'ils sont forcés de mentir. Ils falsifient leur vin et font dans leur cave plus d'une mixture empoisonnée et indescriptible. Et parce qu'ils savent peu, ils a ment de grand cœur les pauvres d'esprit, surtout quand ce sont. de jeunes femmelettes. Ils sont même affriolés des choses que les vieilles commères se racontent le soir, etilsappellentcette friandise l'Éternel féminin. Un peu de volupté et un peu d'ennui, voilà, jusqu'à présent, le meilleur de leur pensée. Ils s'intitulent volontiers des conciliateurs, mais ce sont des entremetteurs et des faussaires. J'ai voulu jeter mon filet dans leur mer, mais je n'en ai tiré que la tête d'un vieux dieu. Ainsi la mer n'a donné qu'une pierre à l'affamé. Il se peut qu'euxmêmes soient originaires de la mer. Sans doute on y pèche des perles, mais quand on y cherche une âme on n'y trouve que de l'écume salée, Ils ont aussi appris de la mer sa vanité. La mer n'est-elle pas le paon des paons ? Devant le plus hideux buffle, elle roule sa ceinture écumeuse, elle étale son éventail d'argent et de soie. En vérité, leur esprit est lui-même le paon des paons, une mer de vanité; ils fon', la roue devant des buffles pourvu que'ce soiei t des spectateurs » Nietzche excelle dans la satire intellectuelle, qui fustige
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jusqu'au sang les travers de l'esprit. Mais outrancier par nature, il force le trait et l'on sent chez lui plus de haine encore que d'indignation. Il atteint peut-être le modèle du genre dans sa satire des gens cultivés qui, n'étant rien par eux-mêmes, s'attiffent des défroques du passé.
» Je vous ai regardés, mes contemporains, Ô hommes cultivés qui vous dites intellectuels. J'ai dû rire 1 Jamais mes yeux n'ont rien vu de plus drôle et de plus bizarre.
» J'ai ri ;je ris encore -.Voilà, m'écnai-je, lapatrie des pots de couleur “
» Le visage et les membres barbouillés de cinquante taches ainsi je vous ai vus à mon grand étonnement, hommes du présent 1
» Et vous étiez entourés de cinquante miroirs, qui répétaient et flattaient vos jeux de couleurs.
» En vérité, vous ne pourriez porter un masque plus carnavalesque que votre propre visage, ô gens du présent. Qui est-ce qui pourrait vous reconnaître ? S » Vous êtes couverts des signes du passé et ces signes, vous les avez peinturlurés de nouveaux signes ah que vous êtes bien cachés contre tous les interprètes » Sût-on sonder les reins, qui croira que vous en avez encore des reins ? Vous êtes pétris de couleurs cuites et d'étiquettes collées les unes contre les autres. » Tous les temps et tous les peuples me regardent à traversvosvoiles;touteslesmœursettoutes les croyances parlent par vos gestes.
» Si je vous arrachais vos voiles, vos chiffons, vos couleurs et vos gestes, il resterait de vous juste assez pour effrayer les oiseaux, i.
» En vérité, moi-même, je suis un oiseau effarouché, depuis le jour où je vous ai aperçus nus et sans couleur;
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je me suis envolé quand vos squelettes m'ont fait des gestes d'amour.
» J'aimerais mieux être journalier dans le monde souterrain des ombres de jadis 1 les ombres ont plus de muscles et de sang que vous.
>; Vous dites Nous sommes entièrement réels, sans foi et sans superstition ainsi vous vous vantez, hélas 1 hommes sans poitrine,
» Comment pourriez vous croire, hommes bigarrés, – vous qui êtes les peintures de tout ce qui a jamais été cru 1
» Vous êtes des réfutations ambulantes de la foi ellemême vous êtes le rhumatisme vivant de la pensée. » Vous êtes des inféconds: c'est pour cela que vous manquez de foi. Celui qui doit créer a toujours ses rêves prophétiques et ses astres conducteurs, et croit à la foi 1
» Vous êtes des portes à demi-ouvertes devant lesquelles attendent des fossoyeurs. Et votre réalité consiste à dire « Tout ce qui vit mérite de périr » 1 Dans tout ce poème, je vois bien la fin d'un monde, mais je ne vois pas l'aurore du nouveau. 0 Zarathoustra, prophète impitoyable au passé, impitoyable au présent, toi qui as fermé l'oreille au cri de la souffrance humaine et qui, dirait-on, n'a jamais mis le pied dans un hôpital, dans une mine de houille ou dans un galetas de pauvres; toi qui as étouffé les voies divines de ton propre cœur, toi qui ne crois pas aux puissances célestes et qui veux l'homme surhumain toi qui ensables les sources de l'amour et qui cependant t'appelles « un chanteur de la joie et un danseur de la vie », es-tn si sûr de toi-mênié ? Il fait sombre autour de toi, dans, le? vallons de ton île bienheureuse.
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Quand tu passes le soir avec tes disciples muets dans la clairi8re ombreuse, les jeunes filles aux belles chevilles qui dansent sur la pelouse cessent subitement leurs rires et s'enfuient malgré ton salut amical. Ton regard leur fait ~peur, toi-même tu trembles devant le crépuscule envahissant, et, seul avec ta propre âme, tu recul ;s devant le noir qui s'épaissit dans ses profondeurs.
Dan~ une de tes courses en mer, au déclin du soleil, tu as vu se profiler sur la splendeur du SSiS une, île non1!, toute semée *£$£* et tu as reconnu les tombeaux des rêves chers à ta jeunesse. Mais tu as beau dire que ta volonté invulnérable, ta volonté qui brise les rochers est assise sur ces tombeaux comme la jeunesse éter- malgré tout, cesses que rien ne pour ra réveiller, ce ne sont pas comme tu le crois tes ennemis, c'est toi-même qui les a tués avec les flèches de ton orgueil! Ta. Némésis s'est jetée sur toi et t'accable. Tu voudrais aimer encore, mais tu ne peux plusl
PeUnePlnuk le prophète s'enfuit brusquement comme un voleur; et, quittant les Hc b^reuses, se rembarque pour le continent. Il a besoin d'MN seul dans son antre et de se consulter avec ~on aigle et son serpent. Revenu dans sa mon- tagne, Zarathoustra est hanté malgré, lui par l'idée de Die\1. Il la sent suspendue comme une épée de Damoclès sur sa tête. Mais il la nie avec rage. certain nombre de sages ont f™ « Puisque j'ai une âme et un esprit et qu'il y en a d'innombrables, il doit y avoir une source infime
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d'amour et d'intelligence d'où nous venons et où nous retournons, Vénérons-la ». Le nouveau prophète dit « S'il y avait un Dieu, comment supporterais- je de n'en pas être un? Donc il n'y en a pas. » C'est le paroxysme de l'orgueil athée. L'absence de loi universelle lui paraît nécessaire à la liberté humaine. « J'ai placé cette joie céleste sur l'homme comme une cloche d'azur en enseignant qu'il n'y a pas de volonté éternelle dans les volontés particulières. La raison suprême est ce qu'il y a de plus impossible. » Et il l'appelle « l'araignée céleste qui étreint le monde dans sa toile ». Et il se réjouit que le ciel soit au contraire « un plancher pour des accidents divers). La vraie prière est un exercice métaphysique spontané, la respiration et l'aspiration par laquelle l'âme communie avec sa source divine. Voilà ce que Zarathoustra ne veut pas admettre. Pour lui c'est la dernière des lâchetés. Les genoux pliés et les mains jointes le font bondir. « Maudits soient tous les diables» lâches qui sont en vous, qui geignent et joignent les mains et voudraient adorer. La prière est une ignominie » A ceux qui parlent de blasphème, le prophète répond en riant « Oui, je suis Zarathoustra, l'homme sans Dieu. et de moi naîtra le surhomme. »
Après avoir expédié ainsi les vieilles tables de la loi, il promulgué les nouvelles. Elles se résument en deux idées le concept de la vie et le concept de la morale. Pour Zarathoustra le fond de toute vie est le désir du pouvoir. Hommes ou animaux font semblant de s'aimer, mais ne s'associent que' pour s'accabler les uns les
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autres. L'esclave subit le maître pour lui dérober de la puissance et l'exercer sur des inférieurs. Le désir de régner est le fond de l'âme et le but de désir De ce de la vie découle celui ~i~
de la morale, c'est-à-dire l'idée de force substituée à 1' dé"l bien et du mal. De ce que les lois de la morale ont subi des variations selon les peuples et les teups Nietzsche co que l'idée du bien n'est qu'une chose relative, arbitraire, indi- viduelle et sans fondement. Il ne voit pas que le bien n'est pas autre chose que l'harmonie de l'homme ou de la société. Ou peut varier sur les moyens l'idée demeure immuable. Le bien conçu comme une harmonie est chose positive car elle enfante la vie. Le mal n'étant qu'une discordance est chose négative et sans réalité propre car elle produit la destruction et la mort. Pour Nietzsche le bien n'est que la loi du fort imposée au faible. « Fais ce que tu veux, mais sache vouloir », voilà toute sa morale. Le mal pour lui a tout autant de réalité que le bien, il préfère même en général le méchant parce qu'il est plus énergique. « Je suis bien heureux de contempler les merveilles qu'élabore la chaude couvaison des soleils brûlants tigres, palmiers et serpents à sonnettes. Parmi les hommes aussi il y a de belles portées de fauves; de magnifiques couvées de reptiles et beaucoup de merveillles admirables se trouvent parmi les méchants.. Il est vrai que de même la méchanceté humaine m'a paru au-dessous de sa réputation. Mais en vérité, il y a encore un avenir pour le mal, et le midi le plus brûlant n'e.t pas encore découvert
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pour les hommes. Il faut que de vos chats sauvages naissent des tigres, de vos crapauds et de vo3 lézards des dragons et des crocodiles. » Cependant, empoisonné de sophismes, saturé d'orgueil, Zarathoustra tombe de plus en plus sous le poignet d'airain de sa Némésis. Malgré sa superbe outrecuidance, la terreur de l'Eternel et de l'Infini pèse sur lui. Cette terreur prend enfin la forme d'une hallucination. Lui-même appelle ce cauchemar l'Énigme ou le spectre de la solitude profonde. C'est malgré lui qu'il trahit cette aventure. Il la conte un soir, à voix basse, à de vieux loups de mer qui l'ont accueilli sur leur navire. Le coeur dur et les lèvres serrées, je marchais un jour d'un pas lugubre dans le crépuscule cadavéreux. Plus d'un soleil avait sombré pour moi.
Je gravissais un sentier obstiné, méchant et solitaire, qui se tordait sur les pierres croulantes, sans touffe d'herbe ni buisson; le sentier de montagne grinçait sous la morsure de mon talon.
Je passais muet sur le rire moqueur des cailloux, écrasant la pierre qui me faisait glisser ainsi mon pied se forçait à monter.
Oui à monter, en dépit du nain perclus accroupi sur mes épaules, de l'esprit de pesanteur qui versait du plomb dans mes oreilles et des pensées de plomb dans mon cerveau.
Il chuchotait ironiquement, distillant les syllabes: « Oh, Zarathoustra, pierre de sagesse, pierre de fronde, destructeur d'étoiles, tu t'es lancé haut. Mais toute pierre lancée retombe.
« Te voilà condamné à toi-même et à ta propre lapidation. Tu as lancé ta pierre au loin, mais elle retombera sur toi. o
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Marchant ainsi, Zarathoustra arrive à un portail de rochers naturels d'où partent deux chemins creux. L'un va vers l'éternité du passé, l'autre vers l'éternité de l'avenir, et sur le portail on lit « le moment présent. »
« Regarde, dis-je au nain, ce moment présent De ce porche une rue descend en arrière derrière nous il y a une éternité.
» Ne faut-il pas que toutes les choses qui peuvent courir aient déjà une fois passé par cette porte? Ne faut-il pas que tout ce qui peut arriver soit arrivé déjà une fois dans le cours des temps ?
» Car toutes les choses montent par une de ces vallées pour descendre dans l'autre sans s'arrêter jamais. » Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune et ce clair de lune lui-même, et moi et toi sous le portail qui parlons à voix basse des choses éternelles n'avonsnous pas déjà existé ?
» Et ne devons-nous pas revenir pour courir de l'autre côté en avant, devant nous, dans la longue vallée lugubre et revenir éternellement ?. Le temps lui aussi est un cercle.
» Je parlais ainsi et toujours plus faiblement car j'avais peur de mes propres paroles et de mes pensées de derrière la tête. Alors, tout à coup, j'entendis hurler un chien.
» Et ce que je vis alors, seul, abandonné, entre ces roches sauvages, sous le plus odieux et le plus désole des clairs de lune, jamais vraiment je n'ai rien vu de pareil.
» Un jeune berger se roulait, se débattait à terre, étouffant, le visage convulsé. Un lourd serpent noir lui pendait de la bouché.
» Ai-je jamais vu autant de dégoût et de pâle horreur sur un visage? Sans doute il avait dormi la bouche ou-
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verte alors le serpent était entré dans son gosier et l'avait mordu là.
» Je saisis le serpent dans ma main et je tirai de toutes mes forces mais en vain. Il était plongé dans la gorge et s'y était fixé de ses crocs. Et je criai au berger: Mors mors donc 1 Coupe-lui la tête 1
» Et dans ce cri, il y avait mon horreur, ma haine, mon dégoût, ma pitié, tout ce qu'il y a en moi de bon et de méchant – en un seul cri.
» 0 vous, marins intrépides 1 av entureux chercheurs dont les voiles rusées tentent les mers inconnues, marins ivres d'énigmes, ô vous qui n'avez peur de rien, vous que des sons de flûte entraînent vers les gouffres perfides 1
d Répondez, devinez mon énigme, déchiffrez lavision du plus solitaire des hommes. »
Les rudes marins de l'aventureux navire ne répondirent rien à Zarathoustra. Ils se contentèrent de tirer leurs cordages en sifflant une hardie chanson de mer, ce qui était peut-être la plus éloquente des répliques. Je tenterai cependant de répondre à leur place. Oui, il y a en tout ceci une puissante Némésis et une logique impeccable. L'idée du Divin ou d'une cause première et d'une fin dernière, antérieure et postérieure au monde visible, supérieure au temps et à l'espace, s'impose à la raison sans qu'elle puisse l'embrasser. Mais l'intuition directe de l'esprit voit en Dieu sa propre source et la raison de tout. L'âme remonte à lui par un acte d'amour et un effort de bonté qui est en même temps la plus haute affirmation d'elle-même et la condition de toute connaissance spirituelle. Zara-
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thoustra en niant, par orgueil, Dieu, l'Ame et l'Amour divin, s'est fermé la sphère supérieure de la conscience, où l'homme trouve dès à présent son refuge et son sanctuaire. Par cette négation voulue, haineuse et opiniâtre, il a mutilé sa propre nature. Ayant détruit en lui-même le paradis de l'âme et l'Olympe de l'Idée pure, il se condamne à tourner éternellement dans le monde élémentaire, la buffera infernal chc mai non resta, et se plonge dans l'enfer qu'il s'est créé. Il a repoussé en blasphémant l'ange voilé de l'éternité spirituelle; mais le noir serpent de l'éternité matérielle le mord et l'étouffe (1).
A partir de ce moment, Zarathoustra a sa pensée de derrière la tête. Elle le tenaille et le paralyse. Son harmonie intérieure est détruite; dès lors il ne perçoit plus l'harmonie de l'univers. Il a voulu renverser la hiérarchie dès forces dans le monde; voici qu'elle se renverse en lui-même et lui fait perdre la raison. Le vertige le prend et l'abîme l'attire. Il voit venir sa folie avec horreur. Mais jusqu'au bout l'orgueil lui fera illusion. Il se persuadera que de son propre effondrement va sortir « le surhomme ». La fin du poème porte déjà les traces visibles de la folie et de l'hallucination. Zarathoustra a ramassé aux confins de son royaume quelques hommes supérieurs qui représentent ce qu'il y a de plus distin(1) M- Salomé raconte que, dans les deux dernières année» qui précédèrent l'éclipsé totale de son "»telhpncelt Nietzsche était* absolument hanté par cette idée du retour «ernd des choses. La première fois qu'il lui en parla, ce fut à voix bawe, avec tous les signes de la terreur la plus profonde.
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gué dans la société actuelle. Parmi eux se trouvent deux rois dégoûtés de leur métier, un pape sans emploi, le mauvais magicien et quelques ai^es originaux. Il les convie tous à un banquet dans sa grotte. Ce repas agreste, assaisonné des sentences caustiques du maître, semble à la fois une parodie du banquet de Platon et de la Cène du Christ. Oa y déguste un agneau apporté par l'aigle familier en mémoire de ce que « les faibles ne sont bons qu'à être mangés ». Le prophète, s'étant éloigné un instant pour prendre l'air, retrouve ses hôtes en prière devant un âne qu'ils encensent faute d'un autre dieu. Zarathoustra comprend alors que ces gens prétendus supérieurs, qui ont malgré tout besoin d'adorer quelque chose et de diviniser quelqu'un, fût-ce un âne, sont indignes de sa grande pensée. Il lui faut des forts qui ne craignit rien et ne se courbent pas. A ce moment, Zarathoustra voit un superbe lion couché à ses pieds. Ce lion formidable est un lion qui rit. Terrible aux autres, il est doux à son maître et lui lèche amicalement les mains. Il se dresse et mugit. Aussitôt tous les hôtes de la grotte s'enfuient épouvantés et descendent la montagne à toutes jambes. Le prophète comprend alors que « sa pitié pour les hommes supérieurs a été son dernier péché ». Mais il déclare que « ses vrais enfants vont venir » et rayonne « comme un soleîl levant ». < “ Telle est la conclusion de ce poème fameux et de l'évangile anarchique de Nietzsche. La folie complète était proche. Ce qu'il y a de tragique et de vraiment saisissant dans l'histoire de cet
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homme c'cst que l'apothéose de son héros imaginaire fut le signal de sa propre défaite. La figure de Zarathoustra, spectre grandi de lui-même, fut la dernière hallucination par laquelle il voulut se cacher l'inévitable abîme, mais qui l'y mena d'autant plus sûrement. Veut-on jeter un coup d œil dans le drame intérieur qui se joue derrière le poème? Veut-on voir le visage de l'homme sous le masque du héros, et tout ce qu'il y a de désespoir sous ce triomphe apparent ? Qu'on lise son avant-dernier écrit intulé Dithyrambe de Dionysos. On y trouvera le passage suivant « Maintenant, seul avec toi, double dans mon propre savoir, entre cent miroirs, faux devant toi-même, incertain entre mille souvenirs, fatigué de chaque blessure, refroidi de tous les givres, égorgé dans mes propres filets, connaisseur et bourreau de moimême malade qui meurt d'un venin de serpent, prisonnier qui a reçu le lot le plus dur, je tra- vaille courbé dans mon propre puits, enfermé dans mon propre moi comme dans une caverne, je me creuse moi-même et je suis ma propre tombe, impuissant, raide, un cadavre ». Cette entière confession montre assez ce que cet orgueil forcené renferme de misère cachée et à quelles ténèbres aboutissent les plus hardis mineurs de la pensée lorsqu'ils ont éteint en eux-mêmes la lumière de la sympathie..
Au cours de cette étude, j'ai fait ressortir les extraordinaires qualités de Nietzsche, afin que l'on mesure la profondeur de sa chute à la hauteur de son esprit.
écrivain de premier ordre, moraliste pénétrant,
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penseur profond, satyrique génial, poète puissant à ses heures, ses dons merveilleux semblaient l'appeler à être un réformateur bienfaisant de la pensée pour sa génération. Tout a été englouti dans la pléthore du moi et dans la folie turieuse de l'athéisme. Voilà pourtant celui qu'une fraction de la jeunesse se propose pour modèle et que des esprits légers citent journellement comme prophète de l'avenir S'ils ne reculent pas devant ses conclusions, qu'ils apprennent du moins par son exemple où peuvent mener certaines pratiques intellectuelles. L'histoire des idées morales de notre temps accordera sans doute à Nietzsche la grandeur tragique d'un homme qui a eu le courage d'aller jusqu'au bout de son idée, et qui a donné, par son suicide spirituel, la plus éclatante démonstration de son erreur. Quant à Zarathoustra, il mérite de rester dans la littérature comme un monument unique, puisqu'il nous révèle l'âme de l'athée jusqu'au fond. On ne peut que plaindre ceux qui y chercheront une philosophie. C'est un magnifique sépulcre sculpté en marbre, mais un sépulcre qui recouvre «=- le néant.
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ADA NEGRI
Il y a trois ans à peine (en 1892), Ada Negri était une pauvre maîtresse d'école dans un bourg perdu de la Lombardie. D'un jour à l'autre, son recueil de poésies intitulé Fatalità l'a rendue célèbre. Son nom, proclamé comme celui de la première poétesse italienne, a fait le tour de la péninsule et a déjà retenti au delà des frontières. Rare fortune, mais bien méritée par l'effopt de ce livre, 1 par l'âme impétueuse et généreuse qui palpite dans cette fille du peuple.
Ada Negri est née à Lodi, non loin de Milan. Sa mère très pauvre travaillait comme ouvrière. « Dans la fabrique de lainage, où l'âpre clameur des métiers fait trembler sinistrement la voûte épaisse, entre les roues stridentes, un millier de femmes s'épuisent au travail. – Depuis quinze ans déjà une mère est là qui s'acharne. Sa main nerveuse court lestement à la navette, – et la haute et puissante voix – de la tempête de fer, qui rugit autour d'elle, ne la secoue pas. Elle est fatiguée quelquefois, – oh, si fatiguée -==•Mais son front Vavagé – s'éclaire et se relève avec une franche fermeté. – Et il semble qu'elle dise En avant encore – Oh, malheur, si un
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jour elle tombait malade Si elle ne pouvait pas retourner à son poste oh, malheureuse que cela n'arrive jamais Elle ne le doit pas, elle ne le peut pas. Son fils, le seul, l'immense orgueil de sa misère. – Son fils étudie! » A la place de « son fils » lisez « sa fille » et vous aurez le portrait de la mère d'Ada Negri. On cornprend que la pauvre petite qui partagea de bonne heure les soucis maternels, ait connu dès l'enfance « les nuits d'insomnie, l'inquiète pensée du lendemain et les jours sans pain ». Elle grandit « avec du sombre autour du cœur et une féroce nostalgie de soleil ». Mais, dans la pale enfant, au maigre visage à demi caché par ses cheveux noirs comme des ailes de. corbeau, dans ces yeux passionnés qui lançaient des flèches de lumière, on devinait une sensibilité frémissante et contenue, armée d'une de ces volontés silencieuses qui marchent invinciblement vers un but lointain. A dix-huit ans, elle dit adieu à sa mère et partit de Lodi pour devenir maîtresse d'école à MottaVisconti, gros bourg situé au bord du Tessin. Aucun chemin de fer, aucun tramway ne conduit à ce lieu écarté. Le fleuve, profondément encaissé, roule ses flots limoneux entre.de hautes falaises. Sur ses deux rives, s'étendent des forêts touffues où s'égarent quelquefois les chasseurs milanais. Ni montagnes, ni collines. De toutes parts, s'élargit, coupée de bois sombres ou striée de claires verdures, l'immense plaine lombarde, plus infinie qu'une mer. Dans ces libres espaces, les grands vents ont beau jeu, et les tempêtes qui fondent tantôt des Alpes, tantôt de l'Adriatique ou de la
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Méditerranée, y charrient des escadrons de nuages amoncelés. C'est dans cette solitude absolue et dans cet horizon sans bornes que devait éclore, sans choc extérieur, une poésie sortie tout entière des profondeurs de l'âme.
Une amie d'Ada Negri, Mme Sofia Bisi Albini décrit ainsi l'habitation de la maîtresse d'école de Motta-Yisconti (1). « On traverse une cour fangeuse, sur laquelle s'ouvrent des étables et où barbottent des oies. Une porte en lattes fendues donne sur un escalier en briques cassées à deux étages. Dans la chambre pénètre une faible lumière. Il n'y a pas de vitres aux fenêtres; les carreaux sont en papier jaunâtre. Le meuble le plus élégant est une caisse de livres. Le matin, Ada Negri s'en va en sabots à l'école (où quatrevingts petites filles lui crient bonjour de leurs voix stridentes et mettent sa patience à l'épreuve en voulant épeler toutes à la fois les lettres de l'alphabet ». Rigide, avec une douceur et une fermeté impassibles, elle accomplit son devoir pendant les heures de classe. Mais le soir, elle revient dans sa chambre nue, et une autre vie commence pour l'institutrice affranchie de sa chaîne. Ella tire de sa caisse de bois les volumes à demi-déchirés des grands poètes italiens qu'elle feuillette depuis son enfance Dante, Manzoni, Leopardi, Ugo Foscolo, et se met à lire passionnément. A ces accents familiers, qui lui semblent ceux d'une langue maternelle retrouvée, sa vraie nature s'épa(1) Dans la notice biographique qui se trouve en tête du volume d'Ada Negri; Fatalitk.
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nouit. Elle sent naître cri elle-même un monde de pensées, de désirs, de révoltes, d'espérances et de sympathies et elle comprend qu'elle pourra les dire selon le rythme du sang qui bat dans ses veines. Malgré sa misère, une alouette lui chante au cœur; un aiglon frémit sous ses tempes de feu. Elle est née poète, elle le sent. Déjà un journal populaire a publié de ses vers, dont la note per.sonnelle a frappé les lecteurs. Là-dessus, un admirateur inconnu lui envoie régulièrement des paquets de journaux. Pour sa vive intelligence, pour son imagination ardente, ces journaux remplaceront des années d'expérience ils seront pour elle comme un voyage à travers le vaste monde. Dans leurs colonnes serrées où se côtoient, sous mille masques, comme dans un grand carnaval la politique, la littérature, les échos des théâtres, les scandales du jour, les crimes, la charité, les hideurs du vice, les folies du luxe et les splendeurs du génie, Ada devine la vie, elle la souffre, elle la comprend. Ainsi, dans sa chambre dallée de briques, penchée fiévreusement sur les journaux étalés, à la lueur d'une pauvre chandelle l'institutrice traverse cent existences diverses et sonde éperdûment le labyrinthe de notre monde moderne. – Et puis, par des soirs calmes et lumineux d'automne, elle s'égare seule dans les bois, sur les bords du Tessin. L'or fauve du couchant ruisselle dans les hautes branches des ormes et des chênes. A cette vue, son cœur se gonfle. Elle se sent capable de mille vies, de mille amours. Mais le soleil s'est couché tout est devenu noir, et la Voix des Ténèbres lui dit « Toi, née pour
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les aurores flamboyantes et pour les vols d'aigles qui passent. tu demandes un idéal parmi les blasphèmes cyniques et les fois épuisées. une chaîne te tiendra au poing. la fatalité pèse sur ta tête. tu es rebelle et tu es esclave. » Alors elle rentre dans sa chambre froide, cache sa tête dans ses mains et laisse les larmes chaudes filtrer lentement entre ses doigts. Être poète oui poète Être une voix dans l'univers, une lyre dans le monde des âmes et dépérir en silence avec un baillon sur la bouche Oh dans ces moments, si elle pouvait, elle se ferait bohémienne, tzigane, pour crier sa douleur sur les grands chemins. Mais il est d'autres soirs où se lève le vent d'ouest; le vent de tempête. Alors, un sentiment plus fort l'entraîne dans les bois. Là, des voix humaines sortent des branches agitées « Le vent s'enfle, frappe, pénètre, siffle et tourbillonne. Il prend une voix d'angoisse et toute la forêt tremble. maintenant ce sont des palpitations de feuillages, des paroles de colère sifflées au vol, des halètements, des sanglots. » La marcheuse nocturne s'arrête. Elle prête l'oreille et frémit, non plus en faible femme, mais en sybille irritée. Car il lui semble que ces voix sont celles des malheureux, des opprimés du travail, des victimes de la cupidité et du luxe effréné, des martyrs de la pensée libre ou du préjugé social, des écrasés de tout genre, Alors sa poitrine se gonfle d'une vaste pitié et d'un grand courage. Elle sent qu'une force invincible est entrée en elle avec toutes ces âmes, une force qui la grandit de plusieurs coudées, Ce fut sans doute au retour d'une de ces
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courses éperdues dans la forêt qu'Ada Negri s'écria: Maintenant je suis poète je serai la voix des vaincus
Cette voix elle l'a été victorieusement. Les souffrances des autres ont noyé les siennes. C'est pour cela sans doute qu'elle a si fièrement triomphé du destin. La renommée de son premier livre ayant attiré sur elle l'attention du public, un ministre lui donna la chaire de littérature italienne à l'école normale de Milan. Aujourd'hui Ada Negri jouit de l'indépendance d'une femme de lettres parvenue à la gloire.
Sa poésie est un cri direct jailli des profondeurs du peuple. Ce qui lui donne, en outre, une physionomie singulièrement vivante, c'est qu'elle révèle non seulement tous les mouvements d'une âme enthousiaste, mais encore l'effort héroïque d'une volonté. Nous y voyons cette âme éclore dans le combat avec la destinée nous la voyons grandir par sa lutte contre l'amour et la passion, dont elle éprouve toutes les tentations sans y succomber nous la voyons enfin vaincre et s'affranchir en devenant l'expression de cette foule fraternelle d'opprimés, de souffrants et de lutteurs dont elle a voulu être la voix.
Essayons de dégager rapidement de son œuvre même cette figure originale en qui s'annonce un nouveau type de la femme et comme le premier tressaillement d'un monde en germe.
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L'âpre lutte pour la vie commença dès l'enfance chez Ada Negri, Mais les racines de cette âme puissante se trouvent dans le cœur tendre de sa mère, de la pauvre ouvrière de Lodi. Celle-ci, d'un dévoûment absolu, avec l'ivresse du sacrifice, y versa assez d'amour et d'espérance pour que son enfant chérie ne les perdit jamais dans le dur combat contre le destin. La victoire était à ce prix. Ada Negri eut donc ce suprême bonheur d'être aimée passionnément par sa mère, et c'est grâce à cela, sans doute, qu'avec sa divination de poète elle pressentit toute la puissance de l'amour avant même de l'avoir éprouvée. Bien comprendre l'accord parfait c'est savoir toute l'harmonie. Et pourtant, ces images d'enfance ont chez elle quelque chose d'inénarrablement triste, à cause des souffrances de sa mère et du poids de la pauvreté qui pesait sur elle. Elle pense au chant maternel comme à une berceuse funèbre. Plus tard, en ses heures d'abattement, elle se réfugiait malgré tout dans la douceur mélancolique de ce souvenir. « Quand fillette heureuse, à l'oreiller -je me confiais, avide de sommeil, ma mère courbée sur l'aiguille, dans les longues soirées, ma mère me veillait.
I
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» Elle veillait en chantant. C'était une douce.- cantilène, gentille comme une fée, dont le faible souvenir calme encore mon âme troublée.
b Les notes lentes mouraient dans le silence, tremblantes d'une douceur intime. – Elles mouraient dans la vaste obscurité dormante, légères comme une caresse. »;
Maintenant Ada a dix-sept ans. Penchée sur ses livres, dans la chambre de sa mèra, elle prépare son examen d'institutrice. Quelque chose de fort lui bat au cœur elle voudrait s'élancer dans le vaste monde. Mais déjà son regard a rencontré les yeux d'un fantôme qui se nomme Fatalité. « Cette nuit, à mon chevet, m'est apparue une figure louche. Un éclair dans l'œil, un poignard au flanc elle me ricana au visage. J'eus peur. Elle me dit « Je suis l'Infortune.
» Jamais je ne te quitterai, fillette timide, jamais, jamais. Parmi les ronces et les fleurs, jusqu'à la mort et au néant. Je te suivrai sans cesse, partout où tu iras. » – « Éloigne-toi » sanglotai-je. » Immobile elle restait près de moi et me dit: « C'est écrit là-dessus. Tu es une fleur livide, une fleur de cyprès, fleur de neige, de tombe et de délit. – Là-dessus, là-dessus c'est écrit. »
« Je bondis en criant a Je veux l'espérance qui reluit à vingt ans, je veux la frémissante exultance d'amour, -je veux le baiser du génie et de la lumière – Va-t-en, ô funeste.
» Elle dit o A qui souffre et crée en saignant à celui-là seul resplendit la gloire. Aigle sublime, la Douleur atteint l'Idée, A celui qui combat en brave: la victoire. » – Je lui répondis Reste 1 »
«
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Et ne croyez pas que cette pâle jeune fille ne sente pas fortement la vie. La nature l'enivre et l'affole de toutes les ivresses de l'amour. L'odeur des champs, l'éclat des fleurs la pénètre de langueur et de volupté. La vue d'une rose qui s'effeuille dans un vase la fait pâlir. En la regardant, elle a cru voir une femme flétrie et terrassée par la passion. Elle voudrait être cette femme. En respirant ces feuilles fanées, elle se grise de délices inouïes, de tortures inconnues. La pauvreté a été sa robe de nonne et le travail son silice sauveur. Elle n'en sent pas moins l'amour avec cette violence cet cette sensualité âpre des Italiennes de tempérament. Témoin Le baiser payen « Parmi les épis d'or, en face du soleil rutilant-qui incendie la vallée, dans le sillon fumant, il l'a embrassée sur sa bouche tiède.
» Le ciel rit sans nuage et rit le froment au couple ravi et, puissamment, autour du baiser franc tt sain, jubile la vie universelle.
» Les rouges corolles entr'ouvertes embaument comme des bouches haletantes d'amour. Dans les brises diffuses s'élance – le chant allègre de la terre en fleur.
» Souriants ils s'embrassent au cœur des verdures r– les deux jeunes amants – pendant qu'un trille d'hirondelles se perd sous l'arche des cieux azurés. » Et partout, sous les halliers ombreux, dans les calices de fleurs, dans les blondes moissons, dans les nids mystérieux, frémit le baiser qui enivre et féconde. »
Pourtant l'âme fière de cette fille du peuple
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s'oppose à la force envahissante de cet amour physique qu'elle exprime si puissamment. Il l'a troublée mais non vaincue. Les hommages lui sont venus, les séductions l'ont assiégée, ses sens ont frémi, son cœur n'a point battu. Elle renvoie avec mépris les tentations vulgaires, les riches oisifs elle repousse les passionnés en de brefs dialogues, où l'on sent la lutte magnétique de deux volontés. Presque toujours elle a vis-à-vis de l'homme une attitude de défense ou d'agression. Quel est donc l'idéal de cette femme ? Ce n'est pas le doux poète aux vers harmonieux qui mettrait à ses pieds sa gloire, ses mystiques harmonies, ses songes, ses sourires, ses enthousiasmes, prêt à tout lui sacrifier pour en faire l'encens de son adoration. Non, c'est l'homme d'action, le lutteur, le triste révolté, l'invincible souffrant. Ecoutez plutôt s
«. L'autre dresse un front impérieux comme un tronc de chêne dans la tourmente. II se tait mais, tout au fond de lui, je lis la poésie cachée d'une âme farouche et rebelle.
» Il ne me parle pas d'amour; peut-être n'ose-t-il,mais son regard aigu, flambeau allumé, avec une ivresse secrète et douloureuse, me répète qu'il m'aime et que je suis belle.
» Quand le jour languit et s'éteint sur la vitre et qu'il fixe mon visage défait il pense et souffre et ne sait plus me dire je t'aime,
» J'incline mon visage dans une ivresse lasse et un désir me pousse dans ses bras comme un oiseau tremblant dans le filet. »
Cédera-t-elle ? Certes, les natures comme la
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sienne savent se donner tout entières. Plus la conscience est profonde et la volonté énergique, plus l'amour sera grand et terrible. Un fleuve se précipite autrement qu'un ruisseau. Elle sent le vertige de l'abandon, la soif de s'oublier. Et pourtant un pouvoir occulte la retient au bord du gouffre délicieux. Peut-être pressent-elle qu'une fois que la femme se sera livrée, la poétesse aura vécu. Sa force et sa flamme seraient absorbées par le vainqueur sa voix irait s'éteignant elle ne chanterait plus les joies et les douleurs des autres. Cette situation poignante est dépeinte dans les vers suivants
« Pourquoi, quand d'une voix douce et enchanteresse tu me contes ta vie errante ton regard amoureux et bleu semble-t-il sucer tout mon cœur palpitant ?. Non, ne m'appelle pas aux songes morts et aux baisers. Je ne puis pas, tais-toi
» Quand, recueillie et pensive, j'écoute ta voix qui vibre comme une harpe, – pourquoi une flamme montet-elle à ton visage, pourquoi un frisson court-il dans mes fibres ?. -Non, ne m'appelle pas aux songes morts et aux baisers. – Je ne puis pas, tais-toi 1 » Un autre destin me pousse. Oh, jamais à l'heure -voluptueuse où tout s'oublie à l'heure rapide qui fleurit sous le délire, jamais une lèvre d'amant ne me dira Tu es à moi 1 Sur ma bouche juvénile et pure –un baiser, c'est du chagrin.
» As-tu jamais pensé à ce que serait mon amour ?. – Ce serait une lumière rayonnante de joie et de gloire, – un rire de jeunesse triomphante, un hymne d'espérance, un chant de victoire une fête de l'âme et de la pensée, une secousse magique de l'esprit et des moelles.
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» Et pourtant, vois-tu, je te chasse et je m'éloigne, rigide et chaste, dans la nuit profonde; ne me demande pas le pourquoi de ce mystère étrange et tyrannique qui m'environne, ne me rappelle pas aux songes et aux baisers. – Je ne puis pas, tais-toi »
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II
Nous l'avons dit, c'est dans la solitude de MottaVisconti, où sa destinée d'institutrice l'avait exilée, c'est dans les forêts du Tessin qu'Ada Negri vit surgir devant elle les tableaux de misère qui avaient assailli son enfance. Il lui sembla que la foule grandissante des muets et des écrasés venait à elle pour lui demander une voix. Elle a donné à cette vision d'ensemble une puissante expression dans une pièce qui est peut-être la plus caractéristique et la plus saisissante de son recueil. LES VAINCUS
Ils sont cent, ils sont mille ils sont des millions, –hordes infinies. Un sourd grondement de tonnerre lointain roule sur leurs files serrées.
Sous le rude vent du nord, – ils s'avancent d'un pas égal et lent, pour vêtement la blouse, tête nue et le regard fébrile.
Ils me cherchent. tous sont arrivés. Comme une mer mouvante de formes grises et de visages émaciés la multitude m'environne.
Elle me froisse, me cache, m'emprisonne. J'entends de rauques respirations, de longs pleurs retentir dans les ténèbres des blasphèmes et des soupirs c « Nous venons des maisons sans feu, des lits sans
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paix, où le corps dompté peu à peu ploie, cède et reste gisant.
» Nous venons des culs-de-sac et des tanières, nous venons des repaires cachés, et nous jetons sur la terre une ombre menaçante de deuils et de pénis. » Nous avons cherché un idéal de foi; il nous a trompés. Nous avons cherché l'amour qui espère et qui rroit il nous a trahis.
» Le travail qui régénère et qui raffermit ncus l'ayç.ns cherché, il nous a repoussés. Où donc est la force î – Pitié 1. nous sommes les vaincus. » Sur nos têtes, autour de nous, sur le sol rayonnant, dans la grande lumière d'or éclate et survole le vaste chant de fête du baiser et du travail. » Serpent de fer, le train de vapeur passe, il rugit; sous h voûte de la montagne -il appelle l'industriE de sa trompette guerrière, il rassemble les bras et les esprits
» Mille bouches se cherchent désireuses, se cherchent amoureusement, mille yies généreuses se lancent dans la fournaise ardente
» Et nous, nous sommes inutiles! -Qui nous a jetés sur la terre marâtre?. Qui nous a refusé le soupir du cœur ? Qui nous opprime et nous atterre r. «Quelle haine pèse sur nous ?, Quelle main mconnue nous refoule ? -Pourquoi le destin aveugle nous criet-il En vain ? PWét. nous sommes les Après ce lugubre défilé où l'œil n'a pas le temps de distinguer les expressions mdivxduelles, Ada Negri fait passer sous nos yeux une série de figures, enlevées d'un crayon rapide, mais dont chacune se détache avec le relief énergique d'un fusain ou d'une eau-forte. Quelle est cette tache de lumière dans une masse d'ombre? Larve ou forme
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humaine Cadavre ou corps vivant 1 Mais une voix en sort la voix douloureuse d'une âme
« Entre les hautes rives, aveugle et sans frein, –l'eau coule et pleure. – Le ciel de plomb écoute la voûte morne n'a pas un sourire, ni l'air un souille dans la nuit louche.
» L'eau coule et pleure. Et dans son sein elle porte, et son flot triste entraîne chemin faisant le corps inanimé et léger d'une fille de joie suicidée et blême. » L'eau coule et pleure. Dans sa lamentation roule l'écho d'un mystère étrange et trouble; de' sa plainte s'élève un cri humain, le cri d'un amour désespéré, vaincu et détourné de sa source. »
Mais l'imagination du poète va plus loin. Sa pensée dentine avec la malheureuse. Elle la poursuit jusque sur la table de dissection, où elle sert de proie à la science qui étudie le corps humain sans plus s'inquiéter de la personne. Il semble au poète que ces fibres sanglantes et décliquetées frémissent encore sous le scalpel, que l'âme n'a pas quitté ces pauvres chairs profanées et que le cadavre se met à proférer d'une voix perçante comme une lame des paroles qui font frissonner
AUTOPSIE
« Maigre docteur, qui d'un œiï attentif d'un désir barbare, intense – dissèques mes chairs nues et les tourmentes – de ta lame froide, acérée.
» Ecoute 1 sais-tu qui je fus ? Je défie la morsure impie de ton scalpel ici, dans l'horrible chambre sépulcrale, je te raconte mon passé.
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» J'ai grandi sur les pierres du chemin. Je n'ai jamais eu ni maisons, ni parents. Sans souliers, sans ceinture et sans nom j'ai erré derrière les nuages et les vents.
» J'ai connu toutes les fatigues cruelles – -eUes misères obscures, j'ai passé à travers les populations livides et hostiles à travers les larmes et les peurs. » Et finalement un jour, sur le coussin blanc d'un hôpital un oiseau noir aux ongles recourbés – m'a a recouvert de ses ailes.
» Et je suis morte ainsi, comprends-tu, seule, comme un chien perdu je suis morte ainsi sans entendre une parole d'espoir ou de salut.
» Comme elle est brillante et noire et riche, ma chevelure flottante 1 sans un baiser d'amour je serai ensevelie – sous la terre glacée.
» Comme il est vierge et blanc mon corps flexible – ct comme il est svelte. Et maintenant tu le déflores du baiser de ton scalpel.
» Creuse, taille, dissèque, coupe et déchire, docteur infatigable et muet. Réjouis-toi de mes viscères, rassasie-toi de mon corps vendu 1
Pénètre avec ton couteau jusqu'aux dernières fibres et déchire-moi le coeur cherche-le dans mon cœur – cherche le sublime mystère de la souffrance .«•̃
» Toute nue ainsi sous ton regard, je souffre encore, le sais-tu ?. de mes pupilles vitreuses, je te regarde et tu ne m'oublieras pas.
i Car de ma lèvre, dans une dernière convulsion – s'exhale un rauque soupir, – un râle de douleur et de malédiction 1 » •
Les trois pièces que je viens de citer montrent jusqu'à quelle profondeur Ada Negri sait descendre dans la souffrance humaine et surtout dans celle
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des déshérités. Malgré ce regard jeté dans l'enfer de l'âme, sa note dominante est une note d'espérance et d'apaisement. Car, par-dessus la foule des vaincus qui cheminent dans la nuit, son regard aperçoit une vision consolante dont la lumière rejaillit à la fois sur la terre et sur le ciel. « Je rêve. Devant mon regard errant reluit une troupe fantastique tout enveloppée dans la rouge lumière – d'un couchant de juin austère et lent. » Visages maigres, poitrines déchirées, têtes couvertes de poussière et d'épines, yeux fulgurants d'amour divin, corps dévorés de plaies intérieures. » Et je demande Qui êtes-vous, ô vous qui me faites signe et glissez devant moi, qui me souriez, silencieux et rayonnants, dans la gloire du soleil? –Nous sommes les héros.
» Nous sommes la cohorte inspirée et tragique, qui sur les champs de bataille et dans les forteresses, parmi le choc des armes et le son des hymnes ardentes, offrit ses robustes poitrines à la mort.
» Nous sommes les héros infortunés de la pensée, nous sommes la phalange émaciée et lasse qui consuma en vain la vie à la recherche de la vérité fugace. » Nous fûmes des soldats, des martyrs et des géants – à nors les combats, les sacrifices et les hontes; le fer ennemi nous a fendu le crâne, – et pourtant en torabant nous avons sangloté En avant
o Des plèbes insensées se sont acharnées sur nous, nous fûmes vilipendés et lapidés, crucifiés, moqués et torturés, sans trève ni quartier Nous sommes les héros.
» Et je me lève et je m'écrie Oh, pourquoi donc – tant de soupirs et de vies écrasées, ces deuils et ces angoisses ces séries infinies d'infinis gémissements ?
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» Pourquoi poursuivre d'une ardeur insensée – l'éclair d'un idéal qui fuit? Pourquoi l'âme se détruit-elle en pleurant – dans le désir, dans l'illusion et dans l'amour ?.
» Pourquoi?.. Devant mon regard rêveur reluit encore la troupe fantastique tout enveloppée dans la rouge lumière d'un couchant de juin austère et tardif. » Sur les visages radieux et sans voiles respire un calme qui n'est pas de la terre, entr'ouvrant leur pupille large et sereine, ils montrent du doigt en souriant le ciel. »
Ainsi, la transfiguration des héros dans un monde supérieur est, pour la poétesse inspirée de la souffrance humaine, le' phare sauveur. Car, il ne suffit pas que leur mort ait fait partiellement triompher leur idée sur terre, il faut, pour satisfaire la conscience, que cette idée triomphe plus complètement avec eux-mêmes dans une autre existence. Ada Negri a le sentiment intime que l'idée de la justice finale est étroitement liée à la survie de l'âme. Car le bonheur parfait de l'humanité terrestre, à supposer qu'il soit possible dans un avenir lointain, pourra-t-il contrebalancer les incalculables souffrances et les innombrables injustices qui ont frappé les hommes dans le passé et les frappent encore dans le présent ? Il n'y a point de justice finale pour la race humaine s'il n'y en a pas pour les individus dans un au-delà divin. Mais qu'est-ce à dire? La vision des hauteurs, le message des héros était-il un beau rêve seulement ou la réalité suprême Devant ce doute le cœur d'Ada Negri se sent serré dans un étau plus cruel que toutes ses souffrances personnelles. Alors,
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deux consciences, deux âmes se combattent en elle. L'une, profonde et douce, murmure – Il y a une justice finale il y a un Dieu dans l'univers il faut croire et agir. L'autre, amère et violente, crie – II n'y a que la souffrance éternelle il faut haïr et se révolter, ou s'anéantir. L'Amour l'appelle sur le sentier lumineux où sourit l'Espérance l'Orgueil la pousse dans la voie sombre où la Colère forge des armes, sur l'enclume de la malédiction. De là le conflit terrible. Ecoutez ces strophes, adressées à un être réel ou imaginaire, peu importe. Ce que vous y entendrez, ce n'est pas l'amour d'une. femme, c'est la lutte de l'Ange et du Démon dans un cœur humain.
DANS L'OURAGAN
«Quand flarribloie la colère de la tempête échevelée, –tantôt rouge, tantôt jaune, tantôt livide et qu'Éole comme nne furie déchaînée -lance en sifflant des éclairs éblouissants.
» Je voudrais; dans le tourbillon de l'ouragan, – parmi les flèches d'or, – me perdre toute, me perdre au loin ainsi, serrée sur ton cœur 1
» Dans cette fièvre du ciel et de la terre, suspendue avec toi dans l'immensité, je voudrais te dire l'antique et obstinée guerre que tu ne soupçonnes pas en moi et que Dieu ne sait pas,
» Autour de moi le hurlement du vent, le noir, la tourmente et la fureur; sous mes pieds, la ruine et l'épouvante. ma tête sur ton cœur! » Cette guerre dans l'âme d'Ada Negri, qui magni-
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fie la bataille des éléments et qui se mêle étrangement ici à un rêve d'amour exalté, cette « guerre antique et obstinée » ce n'est pas, comme pourraient le croire ceux qui n'auraient lu que ces quatre strophes, la guerre entre l'homme et la femme, ou celle entre l'âme et les sens, ou celle de l'idéal et de la réalité non, toute la poésie d'Ada Negri l'atteste et le proclame, c'est une lutte encore plus profonde et plus terrible, c'est la guerre entre la vérité de l'âme et l'orgueil de la raison, entre la prière et la révolte, entre la Providence et le Destin, entre les Messies et les Titans, entre Dieu et Lucifer, lutte gigantesque et qui fait gémir la création, lutte nécessaire d'où sort la vie – mais qui peut broyer l'homme et à plus forte raison la femme, quand les deux adversaires se heurtent dans un même cœur et dans un même cerveau.
Comment Ada Negri a-t-elle résolu le problème ? Elle aussi avait entendu cette voix qui retentit sous les nefs profondes des cathédrales, la voix de l'Église qui dit à l'âme éperdue « Moi seule je possède la vérité, moi seule j'ai la clef du salut. Cesse de penser et obéis. » Mais elle n'était pas de celles qui, pour vivre heureuses et tranquilles, peuvent abdiquer le divin privilège de l'homme la' conscience et la liberté. Elle entendait aussi la voix de la science matérialiste qui dit aux incrédules et aux révoltés « Dieu et l'âme sont de vaines chimères. Résigne-toi et console-toi de ce qu'il n'y ait pas de tyran là-haut. Car l'homme, ce fils du néant, sera Dieu un jour sur la terre. » Quelque chose disait à la poétesse
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flu'une telle doctrine non seulement ne satisfait pas l'âme, mais n'explique en rien 1 univers. Le mystère des mondes est plus vaste et plus profond. Le monde extérieur ne peut en donner la clef. Elle ne se trouve qu'au plus intime de l'âme. C'est là seulement qu'est l'être véritable et la source de la vie. C'est là que vont la chercher tous ceux qui veulent être une force initiale, un verbe vivant. 11 y a une poésie d'Ada Negri qui nous fait assister en quelque sorte à la cristallisation de cette certitude de l'âme, qui reconnaît son but et sa destinée en prenant conscience d'elle-même
VOYAGE NOCTURNE
« On part il est minuit. La jument est paresseuse, le véhicule trébuche sur ses roues incertaines. En avant, au galop Pour nous, fils joyeux et ailles de l'aventure le bois n'a pas de menaces, l'ombre est sans périls, la route n'a pas de pierres. » Tout se cache et dort. En avant, au galop 1
Hors de la nue, riant sous cape, la lune lance une œillade; mauvaise veilleuse, par la plaine brune elle va guettant. Les arbres tendent leurs rameaux tordus comme les bras en prière de squelettes contournés. Que racontes-tu, ô immensité ?.
» Hors de la nue, la lune glacée s'en va guettant. Droite, émue et pâle, l'ceil égaré et fixe moi les cheveux au vent, j'interroge l'abîme. La ténèbre engloutit des prières et des rancœurs d Ame des baisers de lèvres d'amants, des songes, des délit, et des larmes, des caresses délirantes d'amour empoisonné.
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» Des soupirs accusateurs et des frissons traversent la ténèbre.
» Que fais-tu que veux-tu ? » me demandent sortant des fosses impures des feux follets errant près des murs bas du noir cimetière. Je ne sais pas; je cherche ma destinée. Peut-être le voyage est-il éternel; éternelle peut-être est la nuit; qu'importe ? J'ai du courage. En avant, au galop
» Je n'ai pas peur de vous, esprits follets du cimetière.
» Dans le silence tranquille du vide assoupi, mystérieuse sentinelle, veille la pensée humaine, comme un ange immortel. Elle veille, et de ses ailes, empennéés de songe et d'audace, elle frôle la terre aveugle, les nuages d'argent, !a tombe et l'idéal.
» Vole ô pensée, sur des ruines, comme un ange immortel »
Ainsi, voilà la solution de l'énigme capitale, qui paralyse ou qui tue ceux qui ne savent pas le résoudre. Devant les contradictions et les obstacles, l'âme s'est ramassée en elle-même; elle s'est cuirassée de tout son courage elle s'est armée de toute sa volonté. Elle a pris conscience d'elle.même par sa résistance au monde extérieur. Et maintenant, elle trouve la certitude de son origine et de sa fin divine dans sa propre noblesse. L'insondable mystère des choses, l'immensité de la douleur pourront encore la tordre, mais non plus la dévier. Elle est orientée à jamais. Bien plus, elle entrevoit dans ce qui l'épouvantait, dans la douleur, la condition de son propre développement et la loi évolutive de l'homme, sans douleur ni progrès, ni conscience, ni liberté. Mais la clou-
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leur une fois vaincue par le travail créateur, d'où naissent la force et la joie, l'âme s'eleve a un échelon supérieur d'où elle domine en maîtresse le monde et la vie. Encorè une fois, le spectre de la Fatalité entre dans la chambre de la jeune femme. Cette fois-ci, elle le chasse avec des paroles sans réplique s
« Tu t'acharnes ? A quoi bon ? La jeunesse et la vie sont à moi 1 Dans la bataille fatale, tu ne me verras pas, non, tu ne me verras pas faiblir. Sur les ruines éparses et sur les angoisses brillent mes vingt ans.
» Tu ne m'enlèveras pas cette force divine qui arde dans mon coeur. Tu ne m'arrêteras pas dans le vol impétueux qui m'entraîne. Tes ongles sont impuis- sants, ô noire déesse, je suis ma voie.
> Vois" u là en bas, dans le monde que de lumière, de sommeil et de roses, entends-tu dans le ciel joyeux les trilles des alouettes triomphantes Quelle fulguration de foi et d'idéal quel frémissement d'ailes 1.
» Je veux le travail qui divinise et qui, d'un noble commandement, gouverne toute chose }"«**«"& et l'harmonie, la jeunesse éternelle de l'art; le rire de l'azur et les baumes des fleurs, astres, baisers et splendeurs.
*?£££, noire sorcière, -tu passes comme une ombre funeste au soleil. Mais tout renaît, tout espère. Les violettes sourient sous les buissons, et moi, échappée à tes liens, hardie et bondissante je chante l'hymne de la vie » »
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N'entendez-vous pas dans ce chant audacieux la voix d'une génération montante ? « Le travail qui divinise », l'effort, conçu comme l'instrument et le signe de la noblesse humaine, est sa devise. Il est permis d'entrevoir dans ce désir prophétique de l'enthousiaste italienne, une des lois fondamentales de la société nouvelle qui s'élabore au milieu du chaos présent. Notons, d'ailleurs, qu'Ada Negri, comme nous aussi, entend par le travail tous les efforts gradués et hiérarchisés de l'esprit humain, depuis le bras qui enfonce le soc dans le sillon fumant, à travers tous les arts de l'industrie et de l'imagination, jusqu'à la pensée du philosophe qui moule les esprits et à l'action du héros qui enfante des âmes.
Tandis que les aristocraties finissantes cherchent leur signe de ralliement, soit dans un raffinement de décadentisme, soit dans une analyse outrée qui fausse l'idée et tue le sentiment, n'est-il pas frappant et rassurant de voir qu'en Italie, comme en France, la jeunesse sérieuse a inscrit le travail et la solidarité sur sa bannière comme la marque de la vraie noblesse ? Pour ma part, je 'crois fermement que l'avenir est là, à condition qu'après avoir proclamé les droits absolus de l'Ame, armée du double flambeau de l'Intuition et de l'Amour, on se rende compte de ses pouvoirs créateurs et rénovateurs dans tous les domaines art, philosophie, religion et organisation sociale. Ayant moi-même affirmé cette vérité depuis longtemps, malgré le
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triomphe éphémère du matérialisme en philosophie et en littérature, j'en salue avec joie l'éclosion dans la jeune génération française, à laquelle répond, comme une fanfare amie, par-dessus les Alpes, la voix de la poétesse lombarde.
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IBSEN ET LE THÉATRE DE COMBAT. MAETERLINCK ET LE THÉÂTRE DU RÊVE
LES CHERCHEURS D'AVENIR
III
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IBSEN ET LE THEATRE DE COMBAT Peu de génies étrangers ont agité l'esprit inquiet de la jeunesse et de l'élite pensante autant qu'Ibsen et Maeterlinck depuis une dizaine d'années. Seul Tolstoï dépasse ces gloires hautaines du vaste flot de sa popularité. Tous trois, d'ailleurs, sont des hommes du Nord et de grands solitaires. La lumière viendrait-elle aujourd'hui du Septentrion comme elle vint jadis de l'Orient ? Quoi qu'il en soit, notre âge de nivellement et de corruption subit malgré lui le prestige de la solitude et de la sincérité, ces refuges inviolables des grandes âmes. Cependant ni le Norvégien ni le Flamand ne se sont acclimatés chez nous comme des auteurs classiques. La différence des tempéraments nationaux s'y oppose. Mais ils ont eu le privilège de provoquer des enthousiasmes immodérés et des antipathies violentes. Cela bien moins comme inventeurs de procédés dramatiques surprenants, que pour avoir lancé, dans le monde, des idées audacieuses et remué, dans l'âme humaine, des couches
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profondes encore peu explorées: Ni l'un ni l'autre ne nous offrent un idéal complet de la vie ou un modèle définitif du théâtre, mais le coup de fouet dont ils ont cinglé l'opinion, le mouvement intellectuel qu'ils ont suscité, prouvent que chacun d'eux porte sous son crâne et a su mettre dans son œuvre un ferment précieux de régénération et comme un prineipe nouveau de vie morale. Tous deux, d'ailleurs, se sont posés en éducateurs de l'homme intérieur, beaucoup plus qu'en novateurs esthétiques et en réformateurs du théâtre. Cette éducation que vaut-elle ?
Quels sont ces ferments et ces principes ? Je suppose qu'un voyageur privilégié parvienne à pénétrer chez l'illustre misanthrope à l'œil méfiant et agressif, qui habite dans une,rue solitaire de Christiania et devant qui s'écartent respectueusement les passants lorsqu'il sort pour sa promenade journalière, réglée comme une horloge, et qu'il chemine sans voir personne.
J'imagine que cet étranger soutienne sans embarras le regard inquisiteur braqué sur lui derrière de grosses lunettes d'or, et qu'après un bout de conversation par monosyllabes avec le rude vieillard, à la chevelure et à la barbe hirsutes, il s'enhardisse jusqu'à demander « Quelle est à proprement parler, la vraie mission de l'écrivain ? » il est probable qu'Ibsen répondrait à ce visiteur curieux par une de ses phrases célèbres « Ecrire c'est entrer en jugement dernier avec sa conscience. » Si vous l'interrogiez ensuite sur ce qui importe le plus à l'homme, il dirait d'un ton énergique et bref « la volonté »
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Conscience et volonté, telles sont en effet les armes, le bouclier et la lance avec lesquelles ce nouveau Viking va combattre ses contemporains et aspire à la conquête d'un royaume inconnu. Cette conscience s'élabora à travers maintes difficultés, cette volonté couva longtemps avant d éclater. L'enfant taciturne de Skien, né au fond d'un fiord, y rêvait obscurément en écoutant conter les vieilles légendes des Yikings. Après l'incendie de la maison paternelle, le jeune homme devenu aide-pharmacien à Grimstadt, se préparait à ses luttes futures en observant, d'un œil aigu, les ridicules de ses nationaux, dans une petite ville. Monté au rang de directeur du théâtre de Bergen et par suite du théâtre de Christania, il apprit son métier d'auteur dramatique en faisant représenter une série de drames historiques. Mais Ibsen se découvrit lui-même le jour où il s'avisa de porter le fer rouge dans les plaies vives de la société. Dans sa Comédie de l'amour, il osa dire que l'amour, tel qu'on l'entend dans la société bourgeoise, n'est qu'un tissu de petites infamies, « l'étouffante tombe de chaux du mensonge en dedans avec l'atonie de la mort dans toutes les aspirations. »
La société norvégienne s'esclaffa sur de tels blasphèmes; un haro général s'éleva contre le poète et le rebelle impénitent partit en exil. Il alla vivre pendant dix ans à l'étranger, en Allemagne et en Italie. C'est là que s'affirmèrent, dans toute leur force, le révolté et le réformateur qu'il portait en lui-même. On le trouve également dans les trois œuvres capitales de cet exil fécond, Bravd, Peer Gynt et Empereur et Galiléen, mais dans
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aucune il ne ressort aussi complètement que dans Brand. Ibsen se montre à nu dans ce drame, que j'appellerais volontiers son chef-d'œuvre, parce qu'il y apparaît en une figure unique, dans sa grandeur exclusive et dans toute sa dureté. Brand justifie la spirituelle définition que M. Edouard Rod a donnée d'Ibsen en l'appelant un Luther doublé d'un Jules Vallès. Moraliste austère et anarchiste intellectuel, le pasteur Brand unit une conscience intransigeante à une volonté inflexible. Avec ces deux forces, il croit pouvoir non seulement bouleverser le monde, mais encore le reconstituer. « C'est la volonté qui rend libre et qui tue », s'écrie-t-il. Ecoutez encore la fanfare orgueilleuse de sa jeune espérance. « II y a une chose éternellement immesurée, c'est l'esprit.incréé et libre, et qui s'affirme en apportant la vie. C'est lui qui jette ses racines dans le printemps des peuples, et porte les hommes de foi vigoureuse hors de la paresse vers le ciel. Et moi, Brand, avec ces tronçons d'hommes d'aujourd'hui, je veux refaire un tout. le chef-d'œuvre de Dieu, un homme plein de moelle, le nouvel Adam jeune et fort. » Superbe programme, s'il était appliqué intégralement, avec toutes les forces vives de l'homme, corps, âme, esprit. Comment Brand l'applique-t-il ? En pur intellectuel, et cela encore avec une contradiction radicale dans l'esprit de sa doctrine. Car, d'ùne part, il fait appel à toutes les passions humaines. « Place au soleil, s'écrie-t-il, place partout à qui veut être vraiment soi-même/! C'est un droit que tout le monde possède et je n'en demande pas d'autre. » Mais il y a bien des façons d'être soi-
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même. Il y a celle du débauché, de l'avarè et du tyran, comme il y a celle de l'enthousiaste, du héros et du saint et c'est une çhose dangereuse de « réveiller le jeune lion de la volonté sans la colombe de l'amour et sans l'aigle de l'esprit voyant, qui sait regarder en face, sans fermer les yeux, le soleil des vérités éternelles. Les hommes ont besoin à la fois d'un idéal accessible sur terre et d'un au-delà divin. Brand ne leur donne ni l'un ni l'autre. Que leur propose-t-il ? Le sacrifice absolu, celui qu'il exige de lui-même. Et si nous allons au fond de cette fureur d'immolation, nous découvrons que son mobile n'est pas l'amour mais l'orgueil intraitable. Aussi à quel résultat vient aboutir son effort humain ? Ah, certes, il y a une heure sublime dans sa vie, c'est celle où il se jette dans une barque, malgré le fiord écumant sous la tempête, pour porter les consolations dernières à un mourant, et où une jeune fille, enthousiasmée par cet acte, s'arrache à son fiancé pour suivre, à la yie, à la mort, le lutteur téméraire. Mais, après cela, Brand n'est plus que le bourreau de lui-même et des autres. Il refuse les sacrements à sa mère moribonde parce qu'elle ne veut pas donner tous ses biens aux pauvres il cause inutilement la mort de son enfant et celle de sa femme, l'adorable Agnès il veut entraîner ses ouailles horsde l'église étroite vers les cimes, où l'on adore Dieu dans son immensité. Mais, au bout d'un jour, le peuple affamé et affolé retourne comme un chien battu à son maître d'école, à son bailli et à son doyen, c'est-à-dire à la routine du passé, à la servitude de l'Etat et à l'hypocrisie de l'Eglise. Brand
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désespéré meurt au milieu des neiges d'un fiell, au pied de la cime blanche, image fantastique de son « église de glace », dont le rayon blafard le raille d'une suprême ironie. Une avalanche l'écrase. Tordu dans sa chute, il pousse ce cri d'angoisse « Est-ce assez de toute une volonté humaine pour acheter une parcelle de salut ? » Une voix lui répond Deus est deus caritatis Dieu est amour Brand est donc un vrai héros, fidèle à son idée jusqu'à la mort, mais un héros frappé d'impuissance par une grande lacune de son être. Pareil à un gigantesque portail de neige, ce drame de Brand s'ouvre sur toute l'œuvre ibsénienne, l'éclairant et l'expliquant de sa lumière sinistre, comme celle du soleil polaire se levant sur le cap Nord ou plongeant ses pâles flèches dans l'archipel de Loffoden. A certains égards, l'histoire de Brand nous raconte symboliquement et à l'avance, par une sorte de pressentiment, l'histoire d'Ibsen lui-même à travers son œuvre. Certes le poète n'a pas l'intransigeance de son héros, mais comme lui c'est avant tout un intellectuel et un anarchiste. Au geste magnifique de sa volonté, il manque la vraie, la profonde sympathie qui comprend les faiblesses comme les grandeurs de l'humaine nature. Cela fait qu'en aspirant de toutes ses forces au paradis de l'âme, Ibsen n'en comprend cependant les mystères qu'à demi. Car l'âme 'seule pénètre dans l'âme et la plus grande intelligence n'y peut suffire seule. L'artiste est chez lui de premier ordre, il fera durer son œuvre. Car il a créé un drame à la Rembrandt, d'un genre unique, on les caractères peints en clair-obscur
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s'illuminent d'une' vive lumière par d'éloquents symboles sur un fond mystérieux de silences et de sous-entendus, dans le raccourci des paroles et le ramassé des gestes, sous l'intensité d'une action rapide et tout intérieure. Mais le moraliste et le philosophe nous laissent presque toujours perplexes et mécontents. Et cela est plus frappant encore si nou* embrassons ]l'ensemble de ses œuvres d'un seul coup d'œil qu'en les considérant isolément. On remarque alors que la carrière d'Ibsen, après Brandy se divise en trois périodes distinctes D'abord, une impétueuse marche en avant avec de hardis compagnons. Puis, une volte-face soudaine, où il a l'air de se retourner contre ses propres troupes qu'il juge indignes de lui. Enfin, une nouvelle pointe d'éclaireur, où peu le suivent et qui se termine par une retraite hautaine dans sa tour de glace. – L'exaltation et l'audace donnent le ton à la première période une ironie amère assombrit et envenime la seconde la troisième se voile des brumes du désenchantement et s'enveloppe d'une résignation orgueilleuse.
Les Soutiens de la Société, Maison de poupée et l'Ennemi du Peuple correspondent à la première période d'audace et de marche en avant. Elle est exquise, de naïveté et de courage, la petite Nora dans son amour pour son mari. La façon droite et simple dont elle le quitte lorsqu'elle a pris connaissance d'elle-même et lorsqu'elle constate l'abîme de sentiment qui les sépare, est une des fortes scènes du théâtre. Elle va commencer une vie nouvelle et le rideau tombe. Admirable aussi le type de l'intègre docteur Stockmann, qui, plu-
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tôt que de fonder la fortune de sa ville natale et la sienne sur l'empoisonnement des étrangers, se brouille avec tout le monde et se fait lapider par les prétendus honnêtes gens. Ibsen n'est jamais plus fort que lorsqu'il combat l'hypocrisie sociale et la lâcheté des hommes. C'est lorsqu'il s'agit de faire vivre ses héros de leur vie nouvelle et de prouver la fécondité de leurs idées que commencent ses incertitudes et ses tâtonnements. Bientôt il devait s'en rendre compte lui-même.
Il paraît qu'après tous ces drames de combat, avec lesquels Ibsen remporta ses premiers succès dans sa patrie, deux symptômes inquiétants se produisirent dans les pays scandinaves. D'une part, dans le mond^ des femmes émancipées ou qui prétendaient l'être;, le mouvement féministe s'enfla jusqu'à une haine furieuse et comique du sexe masculin. D'autre part, un certain nombre d'énergumènes et de névropathes, a la tête desquels se plaça Strindberg, déclarèrent une guerre sans merci au sexe féminin. La littérature scandinave faisait alors de la société une si sombre peinture qu'à l'en croire on eût pu se demander si la lugubre prédiction d'Alfred de Vigny, dans La Colère de Samson, n'allait pas se réaliser bientôt Et se jetant de loin un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de son côté.
Ibsen s'effraya de cet état de choses, et ce fut pour lui l'occasion de cette volte face dont j'ai parlé plus haut..Cette marche en arrière, qui caractérise la deuxième période de son combat
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social, se marque surtout dans Le Canard sauvage et dans Hedda Gabier.
Si intéressantes que soient ces œuvres, au point de vue psychologique et dramatique, Ibsen nous déconcerte et nous déçoit. Car il a l'air de brûler ce qu'il avait adoré et de tourner en ridicule, en la personne de Voerlé, « le jeune utopiste atteint d'une fièvre de justice aiguë », cet idéalisme réformateur dont il avait arboré le drapeau. L'idéalisme de Voerlé, un chimérique et un raté, s'exerce sottement sur des êtres vulgaires et faibles, qui n'en avaient que faire. Si l'auteur a voulu dire, dans Le Canard sauvage, que les hommes sont des malades qui ne peuvent se passer de leurs maux, on se demande s'il a voulu se moquer de son propre idéal. Il en est de même dans Hedda Gabler. Cette satire de la romantique égoïste, perverse et malfaisante, semble presque renier Nora. Le coup de pistolet par lequel Hedda met fin à ses flirts glacés et perfides, n'étant contrebalancé par rien dans la pièce, ressemble par trop au suicide de la femme émancipée en général. Celui dont Loevberg, l'intellectuel distingué mais sans caractère, se châtie lui-même, nous laisse sous l'impression fausse et désolante d'un suicide de l'idéalisme masculin tout entier. Les commentateurs les plus autorisés du grand dramaturge norvégien, M. Brandès et le comte Prozor, dont les lumineuses traductions et les suggestives préfaces ont tant fait pour la compréhension d'Ibsen en France, nous répondraient sans doute que le poète n'a voulu montrer ici que la banqueroute de l'individualisme égoïste et anarchique, non de l'individua-
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lisme réformateur tel qu'il l'entend. Cette réponse nous contenterait s'il s'agissait d'un simple réaliste, d'un naturaliste terre à terre, qui ne nous promet que des « tranches de vie ». Elle nous paraît insuffisante pour un homme qui a posé devant nous des idéaux aussi élevés que l'Église universelle de Brand et « le troisième Empire » A' Empereur Galiléen, où s'accomplirait l'harmonieuse fusion de l'idéal grec et de l'idéal chrétien, où la Charité souriante, couronnée par la Beauté, viendrait baiser au front sa sœur émue et transfigurée. A un tel homme on demande non pas seulement de détruire mais d'édifier; on attend de lui l'affirmation à côté de la négation, un idéal vivant audessus de l'idéal mort.
Dans les pièces qui marquent la troisième phase de sa carrière, dans Rosmersholm, dans Solness le Constructeur, dans Jean-Gabriel Borkmann, dans Quand nous nous réveillerons d'entre les morts, Ibsen reprend le chemin des cimes aimées de sa jeunesse. Hélas, avec quelle fatigue et quelle mélancolie Son instrument dramatique n'a rien perdu de sa force et de sa précision, il s'est mê me perfectionné. Mais, au point de vue des idées, son individualisme hautain commence à hésiter, son symbolisée devient plus vague, sa morale et sa philosophie plus flottantes.
Ses derniers héros ne désespèrent pas de l'humanité, mais tous finissent en misanthropes et en impuissants. L'éducateur social Rosmersholm, Solness, le constructeur d'églises et de foyers humains, Borkmann, l'économiste réformateur, le sculpteur Rubek ont de belles idées
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et de grands desseins, mais leurs pensées n'ont aucune force de rayonnement, aucun pouvoir régénérateur. Bien au contraire, ils stérilisent les âmes nobles qui les approchent. Beata, Rebecca, Aline, Ella Bentheim, Irène sont leurs victimes résignées, douces et fières martyres, qui ne laissent après elles aucune espérance. Et seule paraît triompher l'énigmatique Hilde, cette froide flirteuse de l'idéal, qui a poussé Solness à monter, malgré son vertige au sommet de sa tour d'où il tombe fracassé. La solitude, le torrent, le précipice ou l'avalanche, voilà les derniers refuges de ces individualistes inféconds. Dans le drame libérateur, comme dans la vraie tragédie, la mort du héros est le triomphe de l'idée qu'elle immortalise. Voilà pourquoi la douleur tragique porte en elle-même une consolation sublime. Ici rien de pareil. Nous sommes émus, mais attristés par des sacrifices qui ne servent à rien et par la menace du néant noir qui succède à tout l'effort humain.
On peut donc dire qu'Ibsen clôt son œuvre en individualiste invaincu, mais assombri et presque découragé. Admirable quand il s'agit de flageller les vices de notre société, il ne parvient pas à engendrer les types sauveurs du royaume de l'Esprit et de la Vie, de la Charité et de la Beauté, auquel il aspire. Pas plus que Brand il n'a ébauché le nouvel Adam. Sa disposition personnelle se résume en ces mots confidentiels à quelques amis « Le bruit des masses m'épouvante. Je ne veux pas laisser éclabousser mon habit par la boue des rues. Je veux en purs habits de fête attendre le jour de l'avenir. » Si
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noble et si respectable que soit cette attitude, elle marque un recul sur son point de départ, sinon une défaite,
Ibsen a conçu la réforme sociale par le redressement de la volonté et l'approfondissement de la conscience. Il est beau de l'avoir voulu. il est grand de l'avoir tenté. Mais d'où vient que cette éducation par la conscience et la volonté ne réussit dans l'œuvre d'Ibsen qu'à faire des révohés impuissants ? Pourquoi voyons-nous aboutir l'effort colossal de sa pensée à ce résultat négatif ? Pourquoi, dans la victoire du dramaturge, qui parvient toujours à nous émouvoir, cet échec du penseur et da poète, qui, par moment, nous font pressentir la vie nouvelle mais ne réussissent jamais à nous y lancer en plein ? C'est qu'Ibsen est avant tout un intellectuel. Il a une profonde vie intérieure, mais son intelligence y est plus active, que sa sensibilité. Observateur aigu, il fouille implacablement les hommes et se fouille luimême. Mais, pour les pénétrer entièrement, il lui manque cette sympathie vibrante, cette intuition lucide qui fait que « l'esprit parle directement à l'esprit », selon' la parole du Faust de Gœthe. Si nous cherchons la raison dernière de l'échec des héros d'Ibsen et de la tristesse du poète, tristesse qui le fait souvent désespérer de toute amélioration sociale, nous la trouvons dans ce fait qu'il se heurte à l'imperméabilité des âmes. En effet, si celle-ci est irrémédiable, vous aurez; beau égaliser les droits, réfréner les passions, élever les intelligences, vous n'atteindrez aucune harmonie sociale véritable puisque les âmes ne
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peuvent se comprendre et s'unir. Plus elles seront grandes, et plus elles s'isoleront les unes des autres; plus elles seront petites et plus eîles se disputeront avec âpreté. Où est-il donc ce monde de l'Ame, ce divin empire du grand Amour, où l'on voguerait en quelque sorte à pleines voiles sur l'océan de la vie, au souffle de l'Ame universelle, où l'on oublierait toutes les misères de la faiblesse et de la grandeur humaines en s'immergeant dans ses flots ? Hélas, cet empire de l'Ame, cet océan de l'Amour, Ibsen arrive bien à en écouter les voix perdues et le sourd grondement, mais il ne parvient pas à les voir. Il touche à leur seuil et s'arrête comme à l'ouverture d'un gouffre dont les profondeurs l'éblouissent et l'épouvantent. Ardent pionnier de ce royaume merveilleux, il n'en est pas moins l'éternel banni. A certains jours, du haut d'un sommet dénudé, il croit apercevoir de loin la terre promise, puis la vision s'efface dans la brume. Etait-ce miracle ou vérité ?
Et voilà pourquoi une si noire mélancolie pèse sur la dernière station de son voyage. Nous n'en admirons que plus les fières étapes du pèlerin, le courage de l'homme et par-dessus tout la sincérité rigoureuse du penseur.
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MAETERLINCK ET LE THÉATRE DU RÊVE Maeterlinck est comme Ibsen un individualiste irréductible. Autant que lui il méprise les appa- r rences et les conventions sociales, autant que lui il s'est affranchi du joug écrasant de l'opinion, de la tyrannie du troupeau. Comme le Norvégien, le Belge a suivi une route écartée sans autre guide, que sa voix intérieure, sans autre but que la vérité chère à son cœur, sans crainte du ridicule, avec un profond dédain du qpSim dira-t-on et le calme des grands originaux en parfaite harmonie avec eux-mêmes, calme si déconcertant pour les mondains et les snobs, qui ne se dirigent que d'après les autres. Par ses défauts comme par ses qualités, Maeterlinck n'en est pas moins l'antipode d'Ibsen. Car, au lieu de s'engager dans l'âpre lutte 'contre les vices d'une société en décadence, il s'est laissé glisser à la dérive sur le lac enchanté de son rêve, pour' aborder cette patrie mystique de l'Ame et de l'Amour, qui est devenue pour lui une source de vie et de rénovation.
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D'après ceux qui le connaissent, comme d'après ses livres, Maeterlinck est une nature délicate et profonde, un caractère droit et renfermé, aux énergies latentes. Son compatriote, le pâle et transparent Rodenbach, offrait le spectacle affligeant d'une âme morbide, qui se désagrège sous nos yeux en sensations hallucinantes et finit par se dissoudre dans son rêve. Maetérlinck est une âme plus forte dans un corps vigoureux et sain. Sans doute, il a, lui aussi, trainé ses rêveries d'enfant le long des canaux de la Belgique, des eaux dormantes et des cités mortes, où l'âme des choses semble se dégager comme un brouillard flottant des vieilles forêts et des maisons silencieuses. Le volume de vers, les Serres chaudes, ( qui fut son début en littérature, ne nous montre encore qu'un rêveur éperdu, submergé par les fleurs 1 du songe, curieuse et troublante végétation de 1 fantastiques orchidées.
Sous l'eau du songe qui s'élève
Mon âme a peur, mon âme a peur.
Et cette terreur de l'inconnu sera l'inspiration dominante de son théâtre. Mais lisez les livres où Maeterlinck s'est complètemeivL#yélé et vous verrez une lampe briller dans cette pénombre et rougeoyer un foyer brûlant dans ce brouillard de Flandre.. C'est qu'il y a chez, Maeterlinck ce qu'il n'y V pas chez Rodenbach un centre cristalisateur et une orientation, j'entends une volonté et un idéal. Avoir un idéal veut dire avoir la foi en une vérité transcendante et absolue. Maeter-j linck marche yers elle d'un pas sûr, à travers
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toutes les horreurs de la réalité et tous les fan- y tomes du rêve. Cet écrivain qui, au premier «, aspect, a l'air d'un raffiné et d'un décadent, est au fond un simple, uni fort et un croyant. De là son rayonnement exceptionnel dans une époque de scepticisme intellectuel et de sécheresse de cœur. Pour s'en assurer, il suffit de lire son beau, livre, celui où il s'affirme le mieux, le Trésor des Humbles. Le sens poétique et l'intuition divina- trice de Maeterlinck s'éveillèrent à la lecture des grands mystiques du passé et du présent. Il eut pour initiateurs Platon, Plotin, Porphyre, Marc- j Aurèle et Saint-Denis l'Aréopagite, parmi les anciens; Jacob Boehm, Ruysbrock l'Admirable, parmi les mystiques du moyen âge Spinoza, 4, Kant et Schopenhauer, parmi les philosophes I modernes. Enfin il lut assidûment et passionné- arment Novalis, Emerson, Carlyle, Coleridge, Eliphas Levi, Amiel, ces penseurs intuitifs qui furent, au xix" siècle, les apôtres de l'Ame ef les chevaliers de l'Esprit, en Jaçe_du.pasitmsme et. du matérialisme triomphants. Ces lectures désor- données produisirent d'abord une certaine confusion dans son intelligence. Mais son esprit était trop vraiment original pour ne pas dégager de ce tourbillon vertigineux d'idées sa lumière à lui, Si le Trésor des Humbles et Sagesse ne nous apportaient que des reflets miroitants de ces explorateurs redoutables des zones défendues qui bordent le grand abîme, ces livres ne nous intéresseraient que médiocrement. Mais tout mysticisme sincère est plus qu'une doctrine, c'est une expérience de la vie intérieure qui amène
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une métamorphose de l'àme. J'essayerai de définir brièvement ce que furent cette expérience et cette métamorphose chez Maeterlinck.
La première constatation, que fit Maeterlinck en observant ses propres états d'âme et ceux des hommes qu'il connaissait de près, fut l'empire extrêmement restreint que la conscience et la raison exercent sur notre destinée. Nous ne sommes pas seulement les esclaves du corps qui nous enchaîne et du monde extérieur qui nous limite, nous sommes encore entourés d'un monde invisible qui nous influence et parfois nous détermine. Certains phénomènes rares, mais cependant scientifiquement constatés, démontrent la présence, dans l'atmosphère, de forces inconnues. L'existence de cet invisible au-delà se démontre d'una manière bien plus intime et plus persuasive à ceux qui ont pris la peine, comme Emerson, Carlyle et Amiel, de descendre dans les couches profondes de leur propre vie psychique. Leur pénombre échappe, il est vrai, à notre investigation habituelle, mais nous en avons à certaines heures la perception nette. D'où nous vient le sentiment intense de certains événements inéluctables ? D'où nous viennent les avertissements, les prémonitions sous forme de rêve ? s' D'où cette impression fulgurante d'un ressouvenir de vie ancienne, qui nous traverse comme un éclair à la vue de certaines personnes ou de certains paysages ? Pourquoi sommes-nous invinciblement et longtemps à l'avance attirés par certains êtres qui exerceront une influence décisive et salutaire sur -notre destinée? Pourquoi en .<
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est-il d'autres que nous fuyons malgré nous et dont le moindre contact nous est funeste ? Ne sont-ce pas là les phénomènes élémentaires de la télépathie et de la clairvoyance, facultés psychi- ̃*̃• ques existant chez tout le monde à l'état embryonnaire ? Par suite, ne devons-nous pas reconnaître que nos souvenirs, nos connaissances et nos pouvoirs intimes dépassent de beaucoup notre conscience actuelle ? Il y a évidemment en «.« nous une subconsc' .toe, qui est en rapport avec un univers imisible, mais dont il ne nous arrive que de faibles lueurs et des signes perdus, parce que ce moi profond est endormi et plongé en d'épaisses ténèbres.
A cette découverte s'en ajoute une autre, non moins suggestive et non moins inquiétante. L'homme n'est pas seulement ptacé sous l'action d'un univers visible et invisible, qui le domine mystérieusement; il est lui-même un petit univers. Et ce microcosme, image de tous les mondes et de l'immense macrocosme\(car il se montre à la fois' corps, âme, esprit) est un centre actif et rayonnant de forces que nous ne connaissons; pas assez et dont nous n'usons qu'en tâtonnant. Qui ne l'a perçu en soi-même ou à l'appréciée des autres? Autour de chaque homme règne** une ̃&» atmosphère magnétique, créée par ses passions, ses sentiments et ses idées habituelles. Cette enveloppe fluidique, cette aura invisible, que nous traînons partout avec nous, comme un astre traîne avec lui son atmosphère, agit sur h% autres sous forme d'antipathie ou de sympathie. Elle repousse ou attire, elle empoisonne ou
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purifie, elle produit les ténèbres ou la lumière, la discorde ou l'harmonie. Selon la force de son rayonnement, elle devient de l'électricité positive ou négative, elle s'impose ou elle subit sa voisine. Ces actions et ces réactions infinies ont lieu, la plupart du temps, indépendamment de notre volonté consciente, par le choc spontané des forces qui se rencontrent. Il y a donc un dynamisme des âmes qui joue dans notre vie un rôle capital, et dont nous ne connaissons pas les lois. Les intuitifs seuls les mesurent d'une certaine manière, mais cette mesure échappe tellement à nos sens physiques qu'on pourrait hardiment l'appeler quatrième dimension' et affirmer qu'elle dépend d'un sixième sens.
Maeterlinck a ressenti, plus qu'aucun écrivain de ce temps, le vertige de ce double inconnu, celui de l'univers et celui de notre propre nature. Comme il a pénétré dans le monde occulte sans le flambeau d'une science certaine et sans direction précise, il y flotte un peu au hasard. Frappé d'un trouble profond, il s'égare, au premier moment, dans l'immensité des espaces sans fond qui s'ouvre devant lui comme des abîmes d'ombre et de lumière. U lui semble parfois qu'il se trouve au fond d'une mer obscure, sous la pression formidable de ses màsses liquides et ténébreuses, tandis que le royaume inattingible de la lumière est en haut. « L'âme, dit le poète, est comme un dormeur, qui du fond de ses songes fait d'immenses efforts pour remuer m bras ou soulever une paupière. » » <
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Pourtant, il se réveilla un jour. Le penseur discret ne nous a pas dit, comment, mais le poète ému nous le fait deviner. Ce fut par la porte de l'Amour qu'il pénétra dans les splendeurs de l'é- ternelle Vérité. Et l'on y entre parfois plus avant par cette brèche violente que par le portail majestueux de la pensée. Car le grand amour, qu'il s'adresse à un seul être, à un idéal quelconque, à l'humanité souffrante ou à Dieu, a pour effet de transporter la conscience d'un seul coup dans la sphère sublime de l'âme pure, où cesse le sentiment de la séparativité, où l'être individuel s'oublie, boit en quelque sorte à la source des choses et communie en esprit et en vérité, avec l'Ame universelle.
De cet amour on peut affirmer avec La Rochefoucault « qu'il est le seul vrai quoiqu'il y en ait mille fausses copies ». On peut dire encore avec le poète persan que « l'abandon dans un autre est l'abandon en Dieu ». Dans cette région, tout s'illumine, tout devient transparent. D'une sphère supérieure, on voit ce qui se passe dans les sphères inférieures, mais non réciproquement. Il faut gagner la sphère spirituelle, pour voir nettement le combat des instincts, des passions et des idées, qui se livre dans la sphère intellectuelle. Mais qui reste dans celle-ci, ignore à jamais les flots de lumière qui roulent dans celle d'en haut. Du haut de ces cimes, l'œil plonge dans les profondeurs, mais, dans les profondeurs, les sommets se voilent de brume. Quand nous nous élevons dans la région spirituelle par la puissance d'un grand amour, nous sommes envahis par la douce certitude d'a-
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voir passé de la vie apparente à la vie réelle. En nous retirant dans notre propre centre, nous entrons en rapport avec le centre du monde. Mais ceux qui ne parviennent pas à traverser « la zone révélatrice, la grande zone de la lumière ferme et fidèle » ne peuvent comprendre cette vérité et la traitent de folie. De cette zone sont tombées les pages admirables de Maeterlinck sur le Silence, sur le Réveil de l'âme, sur la Morale mystique, sur la Bonté invisible. Peu d'hommes plongèrent à travers l'amour pour une femme en d'aussi profonds arcanes. Sa manière de parler des femmes en général et de leur pouvoir d'intuition est singulièrement pénétrante. « La femme, dit-il, n'ou- blie pas le chemin de son centre, les femmes savent des choses que nous ne savons pas et elles ont une lampe que nous avons perdue. Elles habitent au pied même de l'Inévitable et en connaissent mieux que nous les chemins familiers. Elles sont vraiment les sœurs voilées de toutes les grandes choses qu'on ne voit pas. Leurs racines trempent bien plus directement que les nôtres dans tout ce qui n'eut jamais de limites. Les femmes ont conservé jusqu'ici le sens mystique sur la terre. Si elles s'en allaient, l'esprit règnerait seul sur un désert. » Où Maeterlinck devient émouvant, c'est quand il décrit le plus haut phénomène de l'amour, si rare qu'il est légendaire et passe pour une illusion, celui où toutes les barrières tombent, où deux consciences se pénètrent t et se confondent en silence. Ecoutez-le « Deux âmes vont s'atteindre, les parois vont céder, des digues vont se rompre et la vie ordinaire va faire
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place à une vie où tout devient très grave, où tout est sans défense, où plus rien n'ose rire, où plus rien n'obéit, où plus rien ne s'oublie ». Telles encore ses pensées sur l'amour, qui semblent remonter jusqu'aux sources de la vie dans les réservoirs de l'éternité « On ne sait pas encore ceque veut dire le mot aimer. On dirait par moment que c'est un souvenir fugitif, mais extrêmement pénétrant de la grande unité primitive. Il y a dans cet amour une force à laquelle rien ne peut résister. »
L'amour fut donc pour Maeterlinck la clef d'or qui lui ouvrit les profonds mystères de l'âme, qui lui permit de comprendre toute la puissance de la sympathie humaine, de croire à la possibilité de liens psychiques plus profonds et plus conscients entre les hommes, liens qui seuls pourront donner un fondement solide à la solidarité sociale. Ces vérités vitales de l'avenir, encore si peu comprises de notre temps et si peu approfondies par les penseurs officiels du xixe siècle, Maeterlinck y est arrivé tout naturellement et pour ainsi dire sans s'en douter.
Voyons, maintenant, quel emploi Maeterlinck fit de ses découvertes psychiques dans son théâtre. La forme dramatique ne fut d'abord pour lui qu'une fantaisie poétique, où la rêverie vagabonde essaya de se condenser et de se traduire en pensée. Lorsque, il y a une dizaine d'années, M. Octave Mirbeau annonça au monde, dans un article célèbre du Figaro, que la Belgique venait de nous donner un nouveau Shakspeare, le plus étonné fut Maeterlinck luimême. Ce coup de trompe, qui eut l'excellent effet
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d'induire M. Lugné-Poé à représenter L'Intruse, ne put cependant faire sortir le poète de sa sage modestie. Il continua d'appeler son théâtre ur. théâtre de marionnettes. Le terme est exagéré nous verrons néanmoins qu'il y a du vrai. Il est certain que Maeterlinck n'a pas créé comme Ibsen une forme d'art logique, d'une unité parfaite et d'une technique savante. Il s'est risqué sans boussole et dans une embarcation trop frêle, en des mers inconnues. Ses essais d'une naïveté voulue, parfois agaçante et parfois exquise, n'en sont pas moins les symptômes frappants d'une réaction idéaliste contre les excès du naturalisme contemporain. Que Zola, ne sortant pas de la sphère de l'instinct, nous montre les bas-fonds de la vie contemporaine dans toute leur bestialité en les noircissant encore, qu'il réduise ainsi son art à l'étude de l'animalité humaine, que les auteurs s plus éclairés et plus réfléchis du théâtre, qu'on a nommé le théâtre social, tels queBrieux, Descaves, Mirbeau, Besnard, Emile Fabre, se fassent les critiques éloquents de nos mœurs et de nos institutions, Maeterlinck voudrait creuser plus profond et monter plus haut
« Si je m'assieds au théâtre, dit-il, c'est dans l'espoir de voir ma vie rattachée à ses sources et à ses mystères par des licn,s que je n'ai pas l'occasion ni la force devoir tous les jours. » Rendre sensible, d'une part, l'ambiance occulte qui agit mystérieusement sur l'homme, de l'autre, la. vie profonde de l'âme en contraste avec les événements extérieurs, 'telles furent les deux ambitions de Maeterlinck. pécouvrir une nouvelle terreur et
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une nouvelle piété, c'est découvrir deux nouveaux leviers dramatiques. Comment s'en est-il servi ? Le sujet de Y Intruse consiste simplement en une femme qui va mourir dans la chambre voisine. Sa famille assemblée attend en silence. La conversation inquiète, à phrases courtes, impressionne comme l'approche d'une chose invisible et redoutable. Des signes imperceptibles la précèdent un chuchotement du vent dans les cyprès du parc, les cygnes qui changent de rive comme si quelqu'un passait sur l'étang, un froid qui glisse dans la chambre, les gestes figés de trois jeunes filles enlacées et la voix de l'aïeul aveugle qui seul sent l'imminence de l'heure et voit approcher l'Intruse, l'inévitable Mort. Enfin la lampe s'éteint et la sœur de charité, qui veillait la malade, apparaît à la porte et vient annoncer par un grand signe de croix que l'Intruse vient d'emporter sa proie. On peut trouver dans ce drame « un nouveau frisson » comme Victor Hugo le disait des Petites Vieilles de Baudelaire, quoique le théâtre d'Eschyle et de Shaskspeare nous offre des échantillons de ce frôlement de l'Invisible. Mais, ce qui rend cet acte d'une monotonie fatigante et d'une longueur pénible, c'est l'absolue passivité de tous les personnages. Leurs émotions subtiles sont rendues avec une acuité singulière, mais ils ne réagissent pas contre elles. Admettons toutes les innovations et saluons avec une joie sans mélange toutes les nobles hardiesses, pourvu qu'elles ne violent pas les lois des genres, ces piliers immuables de l'Art qui sont les conditions mêmes de sa manifestation. Or, le thédtre statique, pour era-
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ployer une expression de Maeterlinck lui-même, est un contre sens, car le drame ne vit que de mouvement et de progression.
La mort de Tintagiles nous présente la même idée sous une forme symbolique. Ici, la Mort est personnifiée dans la Reine invisible, qui vit dans une tour aux fenêtres rouges, au milieu d'un peuple terrifié. Ceux qui l'ont vue n'osent plus en parier; ceux qu'elle a vus ne sont jamais revenus de ses appartements. Tout le drame consiste dans les vaines précautions d'Ygraine et de Bellangère, les sœurs du petit Tintagiles, pour le défendre contre les servantes de la. Reine. Ces voleuses d'âmes l'enlèvent malgré tout pendant que la famille dort. Au dernier acte, on entend les cris de l'enfant égorgé par la Reine, derrière les portes verrouillées contre lesquelles Ygf aine désespérée se brise les mains et s'affaisse évanouie. Symbole de l'impuissance contre la Mort, de la barrière infranchissable qu'elle met entre les vivants et ses victimes. Ici les personnages luttent contre l'ennemi inconnu, mais sans avancer d'un pas. Ils piétinent sur place. Cela est tragique, mais non dramatique. On suffoque pendant deux heures; on n'est pas édifié. Encore du théâtre statique. Ces mêmes observations s'appliquent au drame intitulé Intérieur aux Aveugles, à la Princesse Maleine, et aux Sept Princesses. On peut donc affirmer que si Maeterlinck a découvert une nouvelle source de terreur pour le théptre, ce dont il faut lui savoir gré, il n'a pas su en faire usage dramatiquement, faute de créer des personnages assez vivants et des volontés assez fortes, pour lutter contre cet élément.
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Voyons, maintenant, comme il a su employer sa seconde découverte la vie profonde de l'âme en contraste avec les événements extérieurs. Pelléas et Mèlisande est la perle du théâtre de Maeterlinck. Cette histoire naïve et touchante, puérile et tragique, ressemble à une enluminure de missel, ou à ces figures expressives et gauches qui se courbent et s'étirent dans les minces ogives d'un vitrail flamboyant. Golaud, le fils du vieux roi Arkël, Golaud déjà veuf et grisonnant lui-même a trouvé, pendant qu'il chassait dans une forêt, une jeune fille éplorée au bord d'une fontaine et vêtue d'une robe déchirée de princesse. Sa couronne était tombée au fond de l'eau. Elle pleure et répond à Golaud qu'elle s'appelle Mélisande elle refuse de dire d'où elle vient ni de rien révéler de son passé, si c'est que « tous, tous lui ont fait du mal » mais son sourire est ravissant et ses larmes brillent comme des diamants. Aussi, Golaud, le rude chasseur, subitement épris, l'emmène malgré elle et en fait sa femme. Golaud est l'être d'instinct, point méchant de nature, mais opaque et brutal, parce que la conscience n'est pas encore éveillée en lui. Mélisande, au contraire, est une sensitive délicate au cœur de cristal. On dirait une âme tombée du ciel en pays maudit. Pelléas, le jeune frère de Golaud. lui ressemble par sa douceur et sa pureté. 11 est aussi étranger dans le sombre château du vieux roi Arkël, situé au bord de la mer et entouré de forêts ténébreuses, où la lumière pénètre à à peine, que Mélisande dans les bras de Golaud. Tout rapproche Pelléas et Mélisande, la stupidité
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du mari et l'innocence même de leurs âmes jumelles. Les scènes qui peignexit l'enlacement involontaire, l'entente instinctive et tacite de ces deux êtres purs, attirés l'un vers l'autre par la similitude des sensations et des pressentiments, leurs longues stations au bord de la fontaine plus profonde que la mer, où ils se cherchent eux-mêmes; leurs errances dans la grotte immense qui débouche sur l'océan, l'éveil des soupçons de Golaud par une conversation avec le petit Yniold, tout cela est d'un symbolisme charmant et.d'une délicieuse psychologie enfantine. Il faut la menace suprême pour faire jaillir la flamme adultère de ces âmes cristallines. Quand le lourd Golaud, exaspéré de jalousie, se jette sur eux pour les tuer, le geste dont ils s'étreignent est déjà le désir de fusion dans la mort. Sous leur première et leur dernière étreinte, il leur semble que « les étoiles pleuvent sur leur tête ». Pelléas meurt du coup. Mélisande survit d'un jour, et devant sa douée agonie, Golaud, accablé de remords et d'une morne stupeur, commence à se douter de ce que c'est que l'amour. d'une âme!
Cette œuvre de poésie exquise nous laisse cependant un étrange malaise. C'est encore l'attitude passive des héros, qui se laissent écraser par une brute comme des brebis qu'on mène à l'abattoir. L'analyse d'Alladine et Palomidès, à'Aglavaine et Sélysette nous amènerait à la même conclusion. Ainsi le sommet de l'art de Maeterlinck nous en montre aussi la limite. De ses découvertes mer veilleuses dans le monde du sentiment, le poçïé n'a tiré- jiju'un mince profit. A quoi sert de
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nous dévoiler la vie supérieure de l'âme, si c'est pour la broyer sous l'instinct aveugle et la tata- lité ? Le théâtre de Maeterlinck souffre de deux défauts essentiels l'absence de volonté chez ses héros et le manque de logique dans le développement de l'action. Ses personnages ont beau être des âmes exquises, nous ne pouvons nous intéresser qu'à demi à ces ombres gracieuses et gémissantes, qui ne savent pas lutter et sont la proie des choses. La première condition de 1 intérêt dramatique, c'est l'effort du héros. S'il est quelqu'un, nous voulons qu'il soit libre et s'il est libre, nous voulons qu'il se mesure avec la destinée. La volonté est le nerf du drame, et, quelque soit le héros, nous lui crions avec le Brand d'Ibsen « C'est la volonté qui rend libre et qui tue » La seconde chose que tout spectateur exige consciemment ou inconsciemment du draae c'est la prooression logique de l'açtion, Ceci n'exclut nullement l'emploi du merveilleux, du symbole ou du mystère. Seulement, si le merveilleux intervient, il faut qu'au lieu d'obscurcir l'action, il l'éclaire d'un jour plus vif et nous laisse apercevoir, sous ses contradictions apparentes, une logique plus profonde. L'occulte, chez Maeterlinck, ne sert pas a éclairer la vie, il la rend encore plus incompréhensible. De là, l'impression de malaise qu'on éprouve au sortir d'un de ses drames. On a franchi la porte du mystère, on y a pénétré; puis une force brutale vous repousse; la porte se referme brusquement, et, quand le rideau tombe, nous demeurons affolés devant l'énigme qui nous échappe, sous le terrible inconnu
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qui retombe sur nous comme un couvercle. Un tel emploi de l'occulte peut bien servir, une fois ou l'autre, à fouetter le sentiment endormi, à exciter la pensée paresseuse, mais il ne saurait se justifier, à la longue, dans l'esthétique théâtrale. C'est tout le contraire que devra faire le théâtre idéaliste, celui que nous attendons de l'avenir. Le théâtre, je n'hésite pas à poser ce principe, n'est vraiment grand que s'il s'ouvre sur le mystère, car toute âme et toute destinée touche à l'infini par quelque côté, mais il faut que ce mystère entr'ouvert nous découvre un enchaînement plus vaste que celui de notre vie quotidienne, il faut que sa lumière, au lieu de nous aveugler, inonde les profondeurs de notre existence, que, loin d'embrouiller et d'obscurcir notre destinée, elle en justifie la marche et en précise lé sens. Le théâtre vit de lumière et de justice, non de ténèbres et d'arbitraire, parce qu'en lui bat le cœur de l'humanité. Si des rayons peuvent tomber sur lui d'un Au-delà divin, où règne l'éternelle Vérité, que ce soient des rayons de Justice et de Lumière. « Nous ne voyons jamais que l'envers des destinées », dit le vieux Arkël. Cela est vrai mais la raison d'être de l'art et surtout du théâtre est de nous en montrer l'endroit.
En signalant les défauts du théâtre de Maeterlinck, je n'entends pas déprécier le poète. Explorateur hardi, il a découvert des régions nouvelles sans en prendre possession. Cela vaut mieux cent fois que d'avoir fait des oeuvres banales et correctes.
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Telle est l'oeuvre d'Ibsen et de Maeterlinck aperçue à vol d'oiseau. Dans le premier, l'éducation de la volonté conduit à un individualisme solitaire et stérile. Dans le second, le développement de l'âme sans l'énergie de la volonté aboutit à un art subtil et profond, mais languissant et diffus. La volonté sans âme ne parvient pas à franchir le seuil de la vérité, et se suicide. L'âme sans la volonté ne s'assimile pas la vérité qui l'inonde, elle abdique devant elle et se dissout: II n'était pas înutile que cela fût démontré. Mais ne seraitil pas temps de faire, dans l'art comme dans la vie, la synthèse de l'Ame et de la Volonté ? Là est l'avenir, car là règnent pour tous l'Amour et la Force; la Conciliation et la Joie.
Ces pages venaient d'être écrites lorsqu'eut lieu la représentation de Monna- Vanna que nous devons à l'idéalisme convaincu et courageux de M. Lugné-Poë. Après s'être attardé à la peinture des âmes invertébrées et des destinées fatales, l'auteur de Y Intruse a voulu nous donner un drame d'énergie sans quitter les hautes régions qui l'ont attiré jusqu'à ce jour. Il y a réussi, MonnaVanna a profondément ému et réjoui tous les amis de l'art noble. Elle nous a montré un nouveau Maeterlinck, en nous prouvant que l'auteur de la Princesse Maleine était capable de mettre en
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dans un drame poignant et par des volontés fortes, les sentiments profonds qu'il n'avait réfléchis jusqu'à a ce jour qu'en des âmes passives et semi-conscientes. Nous saluons donc en elle la promesse d'un enrichissement du théâtre idéaliste par une forme nouvelle. On regrette cependant que le dénouement manque de netteté et que l'affranchissement de l'héroïne demeure incertain, car il s'obtient au prix d'un mensonge. D'autre part, dans son récent volume Le Temple enseveli, le moraliste, qui s'était complu jusqu'à présent dans un mysticisme un peu vague, semble pencher vers une explication purement matérialiste de l'humanité par 1 évolution darwinienne, et ne plus reconnaître de loi divine dans l'univers. C'est supprimer du coup la justice éternelle, le monde invisible et Dieu, soleil de l'Ame vers lequel il orientait jadis sa barque incertaine. Qu'il y prenne garde! En continuant dans cette direction, Maeterlinck aurait chance de compromettre la sensibilité divinatrice qui a fait le charme de ses méditations et de ses rêves. Par de si violents coups de barre, l'aventureux explorateur de l'océan psychique risquerait de perdre l'intuition sûre, qui est la boussole du penseur, et la conscience claire de la vérité, qui est J étoile polaire du poète.
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IV
PROPHÈTES ET VOYANTS
WILHELMINE SCHRŒDER, UNE PRÊTRESSE DE THÉÂTRE.
GOBINEAU ET LE GÉNIE DE LA RENAISSANCE. GUSTAVE MOREAU, LA PEINTURE PSYCHIQUE ET LE SYMBOLISME TRANSCENDANT.
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WILHELMINE SCHRŒDER-DEVRIENT UNE PRÊTRESSE DE THÉÂTRE
La première fois que j'allai voir Richard Wagner, à sa villa de Tribschen, près Lucerne, il me conduisit dans un salon sombre et richement meublé, qui ouvrait sur sa chambre de travail. Un silence profond enveloppait la tranquille maison de campagne. A travers les fenêtres, obscurcies par d'épais rideaux, on ne voyait que la ver-.dure claire des tilleuls touffus qui, de toutes parts protégeaient la demeure contre les regards indiscrets. Parfois un coin du lac bleu miroitait entre leurs feuillages mouvants. Un demi-jour crépusculaire caressait les étoffes de soie et de velours.. Dans sa pénombre se dressaient, çà et là, sur des stèles, les statuettes marmoréennes de héros wagnériens, Tannhauser, Lohengrin, Tristan et les autres. Mes yeux éblouis par ces merveilles, en buvaient tous les charmes, quand ils furent invinciblement attirés par un buste de femme, aux traits énergiques, occupant l'un des coins du salon et qui semblait la prêtresse mystérieuse de ce sanctuaire.
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– Qui donc, pensais-je, est cette femme, dont le marbre même porte de son âme un si fier rayon ?
Devinant ma question muette, le maître dit d'une voix grave, tandis que son regard effleurait le buste d'un éclair de joie « Voilà ma Muse! C'est elle qui m'a fait comprendre tout ce qu'il est possible d'exprimer par le chant ».
La tête puissante, dont je ne pouvais détacher mes yeux, était celle de Wilhelmine SchrœderDevrient. Wagner ne la mentionne que deux ou trois fois dans ses écrits, en paroles brèves mais royales. Voici les plus significatives. « Ce fut l'apparition d'une personnalité exceptionnelle, qui transforma mon amour pour l'opéra en un enthousiasme de portée plus haute. Cette femme était la Schrœder-Devrient qui vint donner une représentation au théâtre de Leipzig. (Ceci se passait aux environs de 1834. Wagner avait alors 27 an s, la Schrœder en comptait 30). Le contact le plus lointain avec cette femme extraordinaire me frappait comme un courant électrique. Longtemps après jusqu'au jour d'aujourd'hui, je la voyais, je l'entendais, je la sentais, quand le besoin impétueux de la création artistique s'emparait de moi (1). »
(1) Conznuenication k naes amis, Œuvres complètes de Wagner. T. IV page 314 Wagner retrouva la Schrœder-Devrient, dix ans après, lorsqu'il fut nommé chef d'orchestre au Théâtre de Dresde. Elle créa la Senta du Vaisseau-Fanidme sous sa direction. Survint la révolution de 1849, la Schrœder partit pour Francfort et Wagner, exilé, pour la Suisse. Depuis lors, ils se perdirent de vue. Il ne semble pas d'ailleurs que la grande cantatrice ait éprouvé pour le réformateur de l'opéra la sympathie ardente et l'admiration illimitée qu'il resseptait pour elle. 1
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Le souvenir de ce buste et la parole frappante de Wagner me donnèrent une forte envie de connaître en détail la vie de l'illustre cantatrice. Une femme coulée dans ce moule, et capable d'exercer une influence décisive sur un tel artiste, dépassait sans nul doute en grandeur les plus brillantes étoiles du théâtre. Sa destinée devait être marquée d'un sceau unique. Un long temps s'écoula sans que je pusse satisfaire mon désir. Après bien des recherches vaines, je me procurai finalement les Mémoires sur Willaelnzine .S~r~creer-Devricrzt`, par Claire de Glümer (1). Ce livre bien écrit et mal composé abonde en documents du plus haut intérêt. On y remarque, à côté d'anecdotes curieuses et de fort belles lettres, les fragments saisissants d'un journal intime, malheureusement mutilé par une main craintive mais qui n'en jette pas moins des lueurs magnifiques dans les abîmes de cette âme superbe et tourmentée, t. ,)'
Extérieurement, cette vie orageuse et discordée. ressemble a celle de la plupart des grandes héroïnes de la scène. Fille d'un acteur et d'une actrice, elle naît esclave de ce théâtre, qui devait être la joie et le tourment de toute son existence. Par son éducation musicale elle appartenait à l'école italienne. Cela mettait une barrière entre eux. Mais il y avait à cette froideur une raison plus sérieuse. Les femmes énergiques se sou- metten'- rarement aux grands génies. Elles préfère~t les natures tendree et mamables. La Titanide ne fut pas vaincue pav le Titan. Est-ce pour cela qu'elle fit sur lm une impressIOn si profonde ?
(1) Publiés en allemand à Leipzig (1862). Voir aussi l'ou. vrage ·3'Alfred de Wolzogen Wilhelmcne Schrceder-Devrient, E.n Beitra~, zurGesclaichte des rnusikalischen Dramas. Brockhaus 1863-
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Après une enfance opprimée et tracassée par le pénible apprentissage du métier des planches, elle en devint tout à coup la reine et commença une vie errante à travers l'Europe. Au milieu de ce tourbillon, deux mariages suivis de divorce, le second accompagné d'une escroquerie et d'une trahison de son mari, qui surpasse en perfidie les plus noires machinations de Iago. Puis, après les désillusions de la femme et les triomphes mélancoliques de l'artiste parvenue à sa maturité, le déclin précoce, l'épuisement d'un tempérament qui s'était trop prodigué, la retraite forcée, les regrets d'un cœur brisé, avec des alternatives de désespoir et de résignation. Enfin, une sorte d'apaisement suprême, une agonie calme et stoïque, traversée des rayons d'une foi profonde et d'un enthousiasme invaincu.
Voilà la surface que présente cette vie a l'observateur qui la regarde du dehors. Mais si l'on pénètre jusqu'au fond de cette conscierce, si l'on sait écouter son redoutable monologue intérieur, on aperçoit un nouveau monde. Ce sont les luttes d'une âme gigantesque, en des paysages inconnus, tour à tour splendides et effrayants. Les tempêtes qui règnent ici, vous transportent des cimes ensoleillées en de profonds abîmes. Chose étrange, dans ces gouffres désolés, on rencontre parfois des sanctuaires de paix et d'amour, pareils à ces Thébaïdes de Palestine dont les blanches coupoles émergent des plus noirs précipices, aux montagnes nues de la Judée. Analysez ensuite ces impressions, étudiez le rythme prodigieux, cherchez la formule de cette, âme, et vous y découvrirez le
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conflit douloureux entre l'art et la vie, dans une grande nature qui les prend également au sérieux. Vous y verrez encore la lutte de l'artiste à la poursuite d'un idéal toujours plus haut. Cet effort est soutenu par une puissance d évolution et de métamorphose, qui révèle les aspirations éternelles et les facultés transcendantes de 1 âme humaine. Spectacle qui trouble et bouleverse au premier abord, mais dont on sort rasséréné et grandi lorsqu'on en a compris le sens. La victoire que l'intelligence remporte alors avec l'aide de la sympathie, ressemble à celle de la grande âme qui livra ces combats, dont personne ne fut témoin qu'elle-même.
Aucune confession d'acteur ou d'actrice, de chanteur ou de chanteuse n'est donc aussi bien faite que celle-ci pour nous dévoiler les secrets profonds de l'art tragique dans leur sens le plus élevé. C'est, à vrai dire, la tragédie de la tragédienne.
Parcourons rapidement cette vie, à la lueur de ce flambeau.
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Wilhelmine Schrœder naquit à Hambourg, le 6 décembre 1804, pendant une effroyable tempête de neige, accompagnée de roulements de tonnerre et d'éclairs incessants. « J'aperçus la lumière du monde, dit-elle, au milieu de cette révolte des éléments, et, pendant trois heures consécutives, je remplis la modeste maison de mes parents de cris aigus, si bien que mon pauvre père, ne sachant plus où donner de la tête, laissa échapper ces mots « Qu'on jette ce petit monstre par la fenêtre! » A quoi le médecin de la famille répondit prophétiquement «. Soyez tranquille, mon cher Schrœder, cela fera une bonne chanteuse ». Wilhelmine était l'aînée de quatre sœurs. Sa mère, Sophie Schrœder, éta't une actrice du plus grand talent, célèbre dans l'interprétation des drames de Schiller. Le père doué d'un beau baryton, n'avait qu'un talent médiocre. Homme doux, sérieux et plein de sollicitude, il représentait dans la famille l'élément pondérateur. Grâce à ses soins, Wilhelmine reçut une. bonne instruction avec d'excellents maîtres de français et d'allemand. Son enfance fut une sorte d'enfer, illuminé
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L'ÉCLOSION
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par les fantasmagories troublantes du théâtre et des rêveries précoces. Elle avait quatre ans à peine lorsque sa mère se décida à en faire une danseuse. On lui donna un maître qui venait du corps de ballet de Paris, Il la soumit implacablement à cette gymnastique brutale par laquelle on a coutume d'assouplir, jusqu'à les désarticuler, les membres frêles des pauvres petites, destinées à devenir les reines du ballet. Au moindre signe de lassitude, les coups d'archet pleuvaient dru sur ses doigts ou sur ses genoux. Après ces exercices cruels, elle tombait par terre, sans force pour des heures. « A cinq ans, je débutai sur la scène dans un Pas de châle, en matelot anglais, avec un petit chapeau gris, à rubans bleus. Ma mère m'avait promis, selon que je jouerais bien ou mal, une jolie poupée ou la verge. Je suppose que la peur donna à mes membres une agilité merveilleuse, car les coups de ma mère faisaient mal. Aussi fus-je comblée d'applaudissements. » A cette époque, un certain Horschelt faisait fureur en Allemagne avec un ballet d'enfants, qui jouait sur tous les théâtres des pantomimes d'une fantaisie plus ou moins gracieuse ou burlesque. Wilhelmine dut y entrer comme premier sujet. Elle eut un succès étourdissant à Prague, dans u*e pièce intitulée Les Lavandières, sorte de farce d'un comique enfantin. Ces lavandières, toutes habillées en blanc, étaient poursuivies par une troupe de ramoneurs amoureux. Wilhelmine, âgée de onze ans, représentait le chef de ces petits diables noirs. Au point culminant de la pièce, elle devait se jeter dans la cheminée flam-
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bante de sa bien-aîmée, pour y éteindre un incendie et se concilier ainsi les faveurs du père, ce qui amenait le dénouement de la comédie et une kyrielle de mariages entre lavandières et ramoneurs. Aux répétitions, elle hésita à sauter dans le trou, d'où montaient des flammes. Le maître de ballet, impatienté, la prit par le collet et la jeta tète baissée dans l'ouverture. Heureusement, le domestique de théâtre, qui attisait le feu, la reçut dans ses bras, et elle ne perdit dans cette aventure qu'un bout de sa crinière blonde, roussie par le feu.
Ajoutez à cela que les répétitions du ballet Horschelt duraient de huit heures du matin à trois heures de l'après-midi, pour recommencer de sept heures à minuit, que les parents de Wilhelmine menaient une vie nomade avec leur troupe, entre Hambourg, Prague, Vienne et les bords du Rhin, que les petits événements de cette vie picaresque s'encadraient dans les dernières guerres de Napoléon, qui remplissaient a!ors le théâtre européen d'un bruit de fanfares et de canonnades, que Wilhelmine fut témoin de l'occupation de Hambourg par le maréchal Davoust foi de la bataille de Hanau, et vous aurez une idée des agitations perpétuelles et des impressions violentes au milieu desquelles grandit la jeune fille. Elles auraient brisé up.e nature faible, mais la sienne était forte. D'une gaieté folle, d'une gaminerie exubérante et même taquine dans ses jeux, elle n'en montra pas moins de bonite heure un fond sérieux, passionné et tendre, une sensibilité orageuse avec une droiture absolue et une volonté
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indomptable. L'anecdote suivante nous fait assister au réveil de la sympathie humaine dans ce jeune cœur où frémissaient déjà les sentiments héroïques. En 1813, l'Allemagne s'insurgeait contre Napoléon la Schrœder n'avait alors que neuf ans. Tout ce qui pouvait porter un sabre ou une giberne prenait les armes. Parmi ces jeunes recrues, se trouvaient des enfants de quinze et de quatorze ans, entre autres un camarade de jeu de Wilhelmine. Toute la famille Schrœder monta au grenier pour assister au départ des volontaires qui s'assemblaient sur le rempar. de la ville. « Je fus la première à reconnaître notre jeune ami dans son attirail guerrier et je l'appelai par son nom. Il me répondit par un salut amical. D'abord je ne compris pas ce qui se passait, lorsqu'à l'appel du commandant la troupe se mit en marche. Des père's et des mères, des frères et des sœurs suivaient le cortège en pleurant. « Où s'en va Louis ? dis-je à mon père. A la bataille », fut la réponse. Pendant quelques instants, je restai immobile et les yeux fixes, comme frappée de la foudre, puis je m'écriai à haute voix « J'y vais avec lui » Naturellement on me retint de force, et, me voyant dans l'impossibilité d'exécuter mon dessein, je me jetai à terre en hurlant. Ce fut une tempête de sanglots et rien ne put me calmer. Je restai anéantie pendant de longs jours. Mon seul soulagement était de monter au grenier et de regarder par la fenêtre vers la région du ciel, où mon camarade de jeu avait disparu. » Tout le caractère de la Schrœder se dessine déjà dans cette historiette. On y touche aux deux
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pôles de son être. D'un côté, une volonté irréductible de l'autre, cet immense besoin d'aimer et de se donner toute la grandeur de l'artiste et de la femme leur double source de puissance et de souffrance.
Ne pouvant s'assouvir dans l'action, son ardeur se porta sur la poésie et la déclamation. Dès qu'elle avait une après-midi libre, elle montait à son grenier, pour déclamer « la Vierge d'Orléans » de Schiller. Un bâton, orné d'un chiffon simulant l'oriflamme, lui suffisait pour se croire Jeanne d'Arc. « Et ainsi j'allais à la bataille, mais, quand je ne pouvais donner une expression à mes sentiments, je tombais dans une sombre rêverie. Je restais, des heures entières, accroupie sur le plancher, dans un coin, les coudes sur mes genoux, la tête dans mes mains. Alors – je faisais de la poésie. » Voyant son talent pour la mimique et pour la déclamation, ses parents songèrent à en faire une actrice. Elle débuta, à l'âge de quinze ans, et joua successivement Aricie dans la Phèdre de Racine, Melîta dans la Sapho de Grillparzer, Béatrice dans la Fiancée de Messine de Schiller, Ophélie dans Hamlet. En même temps, on découvrait à la jeune fille une voix de soprano d'un timbre pénétrant et la passion de la musique. Elle prit des leçons chez un professeur de chant italien, Joseph Mozzati, et bientôt sa vocation parut impérieuse. Elle aurait pu être une actrice de premier ordre, elle préféra devenir une cantatrice de génie. Peut-être son instinct lui disait-il qu'elle déploierait dans l'opéra une beauté plastique et une puissance d'émotion inconnues avant
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elle, puissance et beauté qui en firent la prophétesse et l'inspiratrice involontaires du drame musical.
Elle débuta comme Pamina, dans la Pluie enchanlée, de Mozart, puis elle chanta l'Agathe de Freyschùtz, sous la direction de Weber, et reçut les félicitations du maître. Mais il fallut le contact magnétique de l'âme de la Schrœder avec celle de Beethoven, à travers son Fidelio, pour faire éclater son génie. « Cette représentation eut lieu en novembre 1822. Beethoven, ayant appris qu'une jeune fille de dix-huit ans devait jouer sa Léonore, ne cacha pas son mécontentement de ce qu'on eût confié ce grand rôle « à une pareille enfant ». Cependant il vint diriger lui-même la répétition générale. Wilhelmine ne l'avait jamais aperçu avant ce jour. Elle trembla en voyant apparaître, au-dessus de l'orchestre, un homme aux cheveux en désordre, au visage égaré, aux yeux étincelants d'une flamme inquiète. A cette époque, une surdité complète enveloppait déjà le roi de l'harmonie d'une solitude sinistre, à travers laquelle il discernait à peine le monde réel. Ses gestes étaient violents. Devait-on jouer piano, il se courbait plus bas que le pupitre, pendant les forte, il sursautait et proférait les sons les plus étranges, si bien que l'orchestre et les chanteurs allaient chacun de son côté. A la fin de la répétition. le Kapellmeister eut la pénible mission de déclarer à l'auteur de Fidelio qu'il était impossible de lui laisser la direction de son œuvre. Le soir de la représentation, Beethoven s'assit derrière le maître de chapelle et s'enveloppa jusque par-dessus
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la tête de son manteau. De toute sa personne on ne voyait que ses deux yeux, qui luisaient comme des tisons ardents, du fond d'une caverne. Wilhelmine avait terriblement peur de ces yeux-là, et son cœur battait d'une angoisse inexprimable. Mais à peine eut-elle prononcé les premières" paroles qu'une force merveilleuse l'inonda. Beethoven disparut avec le public. Elle oublia tout ce qu'elle avait appris, elle-même était devenue Léonore. Elle vivait, elle souffrait son rôle, scène par scène. Cette illusion la soutint jusqu'à l'acte de la prison – ici la force l'abandonna. Elle savait que ses moyens ne suffiraient pas pour rendre ce qui allait suivre. La peur croissante s'exprimait dans son attitude, dans sa physionomie, dans ses gestes. Mais cette épouvante s'adaptait si parfaitement à la situation que le public en fut saisi jusqu'aux entrailles. Sur l'auditoire régnait ce profond silence, qui électrise plus puissamment l'acteur que les marques d'approbation les plus bruyantes. « D'une résolution suprême, Léonore se ramasse et se jette entre son époux et le poignard du meurtrier. Voici l'instant redouté – les instruments se taisent, mais le courage, du désespoir la transporte. D'une voix claire et stridente, qui ressemble plus à un cri qu'à un chant, elle profère la parole déchirante et sublime
Tue d'abord, éà femme
« Une fois encore Pizarro essaye de la jeter de côté. Alors elle sort le pistolet de Son ssin et en menace le meurtrier. Il recule,et- tous deux reslent immobiles. Maintenant les trompettes reten-
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tissent au loin c'est la fanfare du sauveur. Léonore laisse tomber son arme, ses genoux défaillent, ses mains cherchent convulsivement sa tète, et presque involontairement elle laisse échapper le célèbre cri qui n'est plus de la musique et que les chanteuses venues après elle n'ont pas su imiter. Chez Wilhelmine c'était vraiment un cri d'angoisse qui secouait la salle. Mais Florestan murmure en gémissant « Ma femme, que n'as-tu pas souffert pour moi ? » Et Léonore, tombant aux bras de son époux, répond par ces trois mots, où son cœur éclate en trois sanglots successifs d'amour, de passion et de joie
Rien, rien, rien
« Alors toute la salle bondit dans un sursaut d'allégresse. Le poids de la terreur qui l'enchaînait était tombé d'un seul coup. Aussi formidable que l'angoisse secouée fut la clameur de la délivrance. Une tempête de bravos éclata et, pendant un quart d'heure, le tonnerre des applaudissements ne put s'apaiser. L'artiste avait trouvé son Fidelio; elle eut beau le retravailler plus tard, il resta le même dans ses traits essentiels. « Beethoven, lui aussi, avait reconnu sa Léonore en elle. Il n'avait pu entendre le son de sa voix, mais l'âme de son chant se manifestait à lui dans chaque expression de son visage transfiguré, dans la vie haletante de toute sa personne. Après la représentation, il vint la trouver. Ses yeux, d'habitude si sombres, lui sourirent. La main fiévreuse du maître effleura la joue de la jeune fille d'un geste paternel. Il la remercia de son Fidelio, et 17
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lui promit d'écrire un opéra pour elle promesse qu'il ne put remplir malheureusement. Elle nageait dans un rêve; des larmes chaudes tombaient de ses yeux rayonnants. Jamais elle ne retrouva ce bonheur-là. Car jamais Wilhelmine ne revit le maître. Mai?, de tous les hommages, qui plus tard tombèrent comme une pluie de fleurs sur la femme célèbre, les graves paroles de Beethoven restèrent so.i plus cher souvenir. »
Ce beau récit de Claire de Glümer n'évoquet-il pas un essaim de pensées, dont le vol frissonne sur un gouffre insondable ? Qui oserait mesurer la portée de cette rencontre, la beauté du regard échangé entre ces deux êtres et le divin message qu'ils s'apportaient l'un à l'autre ? Regard du Titan captif, de l'Archange muet, muré dans sa prison de silence, sur la jeune prêtresse de son art sacré. Testament intime du génie souffrant et solitaire à la future Pythonisse du chant, triomphatrice et martyre, elle aussi, de son idéal. Venues de ciels opposés, pour se rencontrer une seule fois, ces deux âmes se reconnurent, se saluèrent et se dirent adieu, comme le Crépuscule et l'Aurore, qui ne peuvent se joindre dans leur course éternelle autour de la terre. mais qui savent qu'un même soleil les darde dans l'immensité
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La représentation de Fidelio et la parole animatrice du maître avaient été pour Wilhelmine Schrœder le baptême du feu. Elle venait de trem per dans cet éther brûlant, où le geste expressif se confond avec la musique. Elle savait parler maintenant cette langue immédiate, irrésistible et universelle, si voisine du verbe divin qu'elle n'en est à vrai dire que la forme humaine, non moins créatrice que l'autre, à la fois image et son, lumière et mélodie. Tous les théâtres d'Allemagne et d'Europe s'ouvraient. A elle les hommages de l'élite et le coeur mouvant des foules mais qu'allait devenir son propre cœur au milieu de ce tourbillon ? Elle avait conquis le royaume merveilleux qui s'étend au-dessus de la réalité et la dédouble en formes grandioses, mais cette réalité ne la lâchait pas. Les intrigues qui l'entouraient, le vice hideux et ricanant, aperçu dans son milieu corrompu, lui faisaient horreur. Dès le début de sa carrière, elle éprouvait la nostalgie d'une vie intime et familiale, nostalgie qui la consuma jusqu'à sa mort, tandis que son besoin créateur et son désir de progrès incessant trouvaient le monde
II
LE TRIOMPHE
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trop étroit. Si grand était déjà son dégoût des dessous de la vie de théâtre que souvent, au sortir des répétitions, elle se dérobait à ses camarades, pour se glisser en cachette dans la première églUe venue et prier des heures entières à genoux derrière un pilier, en versant des torrents de larmes. « Si j'avais été catholique, dit-elle, je me serais réfugiée alors dans un couvent. » Elle se réfugia dans le mariage. A dix-neuf ans, Wilhelmine Schrœder rencontra l'acteur Charles Devrient, un fort bel homme, aux manières séduisantes, qui sut la capter entièrement.
La cérémonie nuptiale fut célébrée, en 1823, à l'église Jérusalem, à Berlin. Elle croyait avoir trouvé le port et la patrie rêvée. Claire de Glümer ne nous apprend rien sur les péripéties de cette union, si ce n'est qu'elle fut malheureuse. Parvenue au sommet de la gloire, la cantatrice avait l'habitude de dire plus tard « Il faut que 1 artiste soit malheureux pour recevoir la consécration du génie ». Le divorce entre Wilhelmine Schrœder et Charles Devrient fut prononcé cinq ans plus tard. « Je devais me libérer, dit-elle a son amie, pour ne pas sombrer comme femme et comme artiste. » Et, pour être libre, elle ne recula devant aucun sacrifice. Elle consentit, aux yeux du monde, à prendre la faute sur elle seule et même à se séparer de ses enfants qu'elle aimait passionnément. Ils l'adoraient tous et lui revinrent plus tard. M"10 de Glümer affirme, du reste, que, malgré son humeur changeante et sa nature orageuse, la grande artiste avait tous les goâts et toupies dons, d'une femme de foyer. Rien de
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moins bohème que son intérieur. Sa maison était un modèle d'ordre et de propreté, sa lingerie d'une blancheur de neige, son salon très simple mais toujours orné de fleurs et tapissé de lierre, sur lequel se détachaient quelques bustes antiques. La même main, qui brandissait le soir l'épée de Roméo ou la torche d'Armide, exécutait le matin des broderies somptueuses pour ses amis. Elle dessinait avec grâce et s'assimilait par l'oreille toutes les langues étrangères avec une incroyable facilité. Sa culture intellectuelle était fort étendue. Son esprit puissant embrassait le grand et le petit avec une force égale. Elle ne reculait devant aucun effort pour comprendre les choses les plus lointaines et attirait à elle ce qui l'intéressait avec une sympathie impétueuse. De plus, infatigable au travail de son art. Aussi, quand elle paraissait sur la scène, ces dons si divers venaient s'harmoniser et se confondre en un rythme nouveau, en un tout plastique, ondoyant et divers, sdon le personnage qu'elle voulait incarner. Elle atteignait alors la plénitude de son être, et la femme tout entière se mouvait et respirait dans l'article accomplie.
Les années qui suivirent son divorce avec Charles Devrient (1828 àr 1840) marquent l'apogée de sa vie et s'illuminent des plus beaux triomphes de la cantatrice. Elle avait conquis le public d'Allemagne. En 1830, elle fut engagée à jouer avec une troupe allemande au Théâtre Italien de Paris. Elle y chanta Freyschutz et Fidelio et ce fut pour le public parisien une révélation de la musique dramatique allemande. Un critique fran-
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çais d'alors s'exprime ainsi « Son chant et son jeu sortent des règles auxquelles nous sommes habitués. On dirait qu'elle ne sait pas qu'elle est sur la scène. Elle chante avec son âme encore plus qu'avec sa voix. Les sons viennent de son cœur encore plus que de sa gorge. Elle oublie le public, elle s'oublie elle-même, pour. s'absorber dans l'être qu'elle représente. » La révolution de Juillet la chassa de Paris. Elle y revint l'année suivante, en 1831, avec un engagement régulier au Théâtre Italien. Cette fois-ci, elle devait chanter en langue italienne et soutenir le voisinage de ces chanteurs et de ces chanteuses incomparables, idoles de leur temps, qui s'appelaient Rubini et Lablache, la Pasta et la Malibran. Elle savait qu'elle ne pouvait les égaler ni par la beauté le la voix, ni par la perfection du chant selon les exigences de l'école. Saurait-elle lutter avec les rois et les princesses de l'Opéra par la plastique de son jeu et la force de l'expression ? Cette pensée la faisait trembler, mais elle venait comme quelqu'un qui a une mission à remplir. Elle débuta dans le Don Juan de Mozart. A son entrée elle parut froide, paralysée. La langue italienne l'embarrassait. Ses amis la crurent perdue. Mais quand Donna Anna revint avec Don Ottavio devant le cadavre de son père et proféra ce cri Ma quai s'offrë,so\di, spettacolo funesto
Agli occlii miei 1
Quand elle se jeta à côté du mort et poussa son cri de vengeance contre le meurtrier, un frisson courut sur la salle. On n'avait pas encore vu pa-
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reille Donna Anna. C'était plus que la dignité de la femme outragée, plus que la douleur pour son père assassiné, plus que la soif ardente de se venger, c'était le désespoir d'une âme fière et pure contre la puissance de la passion. On la vit, pen* dant ce drame, se tordre les bras contre la flamme toujours renaissante pour le traître, et à cause de cet amour croissant, sa haine devenait toujours plus irréconciliable. On la vit se cramponner à sa tâche de vengeance, ot celle-ci, une fois accomplie, quand Don Juan fut .ïamné pour toujours la femme puissante s'ei.ondra tout entière. On entendit un cœur brisé dans cette prière à son fiancé
Lascia, o caro, un anno ancora
Allo sfogo del mio cor.
une immense acclamation salua l'artiste. ZerlineMalibran déchira de rage son bouquet, en murmurant « Il n'y a pas à dire, elle chante bien s La Schrœder triompha ensuite dans la Vestale de Spontini et dans la Norma de Bellini. Un jour qu'elle chantait l'Othello de Rossini, avec la Malibran ponr partenaire dans Desdémone, elle parvint à balancer le succès de celle-ci. Pour prendre sa revanche, la Malibran imagina d'imposer le rôle de Desdémone à la Schrœder et' réclama celui d'Othello, afin de prouver sa supé.riorité dans les deux..Wilhelmine accepta la gageure et la soutint victorieusement en créant une Desdémone toute différente. Elle accentua la nuance de rêve et de mélancelie qui donne une teinte si suave à la flexible et tendre figure shaks-
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pearienne. Le charme de cette nouveauté absorba toute l'attention du public. Par contre, la Malibran s'exaspéra si fort de cette volte-face qu'elle en perdit les deux tiers de ses moyens et qu'Othello en vint à rugir ses fureurs d'une voix enrouée. On peut croire que cet incident ne diminua point le ressentiment d'une rivale aussi implacable que passionnée.
La Schrœder en eut un véritable chagrin. Car elle admirait sincèrement la grande cantatrice espagnole et ne cessa, jusqu'à la fin de ses jours, d'en parler avec enthousiasme. Sa noble nature ne concevait pas la carrière. théâtrale comme une lutte atroce, un combat à mort, où l'on cherche à s'écraser mutuellement, mais comme une émulation généreuse, où l'on s'oublie dans l'œuvre commune. L'art qu'elle rêvait n'était pas le champ de bataille des ambitions déchaînées, mais la fête éleusinienne, où l'enthousiasme des inspirés devait se fondre dans la splendeur du dieu entrevu. En ses rivales de la tragédie et de la scène lyrique, elle n'eût voulu voir que des amies et des sœurs. Mais on souriait de ses illusions. Quand elle paraissait dans un salon, sans autre parure qu'une épingle d'or piquée dans sa magnifique chevelure blonde, on disait « Il ne lui manque qu'une couronne de laurier ou un diadème ». Mais ensuite on trouvait cette Muse trop chaleureuse et cette reine trop expansive. Les gens du monde la déclaraient trop naïve et les gens du théâtre trop fière. Elle demanda une entrevue à la Rachel, qui la lui refusa. La Pasta la tenait à distance, la Malibran la haïssait. Malgré l'éclat de son triomphe, ces
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déceptions intimes lui causèrent une tristesse profonde. Sa conception de l'art dépassait celle de son temps et son âme la commune mesure de la nature humaine. Paris lui laissa de beaux souvenirs et quelques amitiés précieuses, mais elle y demeura l'Etrangère. Elle en partit comme l'Amazone blessée, avec une couronne sur la tête et une flèche au cœur. Cette blessure, que ne guérit point la gloire, était la douleur de n'avoir pas été comprise dans l'essence de son être.
La Schrœder revint en Allemagne avec le prestige de ses succès de Paris. Pendant une quinzaine d'années, elle conserva ses forces intactes et ne quitta pas le théâtre.
On s'accorde à dire qu'elle porta l'art du jeu et du chant dramatiques à un point inouï, où la beauté se joignait à l'intensité de l'expression. Elle composait ses rôles avec une intuition profonde et un art savant et ne manquait jamais d'en faire ressortir le point culminant. Dans les deux Iphigéuies et dans l'Alceste de Gluck, elle semblait une statue grecque animée. Quand elle jouait le Roméo de Bellini, on aurait juré que c'était là un jeune cavalier du xm" siècle, débordant de fougue juvénile. Dans Norma, elle fondait la chasteté de l'épouse avec la dignité sacerdotale. Dans le finale d'Euryanthe, elle se transfigurait en un être surnaturel, mélange de l'amante, de l'héroïne et de la prophétesse. Et je ne parle pas d'une foule d'autres rôles de grâce, de tendresse et d'enjouement où elle excellait. Son pouvoir de dédoublement et d'identification avec ses personnages allait jusqu'au miracle, et une physionomie des
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plus expressives l'y aidait. Ses admirateurs comparaient son visage à une lampe d'albâtre, éclairée du dedans par une flamme changeante. Quant à la passion qu'elle savait mettre dans son chant et à la puissance émotive de sa voix, il faut citer les paroles que lui adressait le poète Rellstab « Les autres n'ont qu'un cœur à dépenser, mais toi tu en donnes un à chaque regard et à chaque son ». Rien d'étonnant qu'une femme pareille eût le pouvoir de transfigurer la scène pour elle-même et pour les spectateurs. Un curieux de l'époque eut l'idée de demander aux trois plus célèbres chanteuses du temps ce qu'elles éprouvaient en face des décors. Jenny Lind lui répondit « Les décors n'existent pas pour moi; je ne songe qu'à mon chant ». – Voilà de la correction. Henriette Sontag déclara « Les décors ne sont pour moi que des décors, mais j'en tire tout le parti possible pour mon chant ». Voilà de la science. –- A la même question, la Schrœder haussa les épaules « Les décors, dit-elle, ne sont qu'un fatras de toile et de couleurs, mais ils deviennent ce que je veux. Us s'animent jusqu'à ce qu'ils vivent, L'instant d'après, ils redeviennent matière morte. Mais au moment où je chante, les arbres frémissent, les fleurs embaument, les cascades écument, les astres luisent, l'orage flamboile et tonne. Celui auquel ceci n'est pas arrivé, n'a jamais ni flambé, ni tonné lui-même » – Voilà du génie.
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A mesure que grandissait la renommée de la cantatrice, s'aiguisait sa souffrance intime. Plus l'artiste jetait de lumière autour d'elle, plusépaisse devenait la nuit dans le cœur de la femme. Les échos bruyants de ses succès augmentaient sa solitude intérieure. Tel est infailliblement le destin de toute grande tragédienne donner le meilleur de soi à la foule, lui livrer les mystères sacrés de son âme – et puis, être misérablement seule Se sentir en des moments sublimes, une prêtresse en communication avec le Divin, et puis redevenir l'esclave du monde et subir ses vils contacts. Car où sont les hommes qui pourraient, après de tels extases, répondre au rythme débordant de son cœur exalté ? Quand la femme prédomine dans l'actrice, elle fait deux parts de sa vie. Elle en donne les deux tiers à son art et un tiers à l'homme qu'elle aime, qu'elle subit où qu'elle tyrannise. Mais Wilhelmine Schroeder était une exception parmi les exceptions. Ardente et sérieuse en tout, elle cherchait l'impossible unité de l'art et de la vie. Elle appartenait à la race éteinte des Titanides. Elle possédait au mêw degré l'élément féminin
III
LE CALVAIRE
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et l'élément masculin. Son besoin d'initiative et d'indépendance égalait son besoin d'aimer. Une telle nature ne peut subir aucun joug, sauf celui qu'elle s'impose à elle-même, et doit se développer d'après sa loi propre. Ce n'est pas seulement une forme plastique à la merci du premier venu, c'est encore une force créatrice lancée dans le monde. Et pourtant, la Titanide est femme malgré tout Elle ne pourrait être heureuse que possédée complètement, mais pour cela il lui faudrait un dieu, qui ne l'absorberait que pour la rendre à l'œuvre de beauté et fournir à son désir inassouvi des incarnations toujours nouvelles.
De là, dans l'âme de cette femme extraordinaire, des tourments étranges, des luttes gigantesques, dont son journal montre les ravages et les blessures. «Je me sens inquiète j'ai peur. – Que n'ai-je un être vivant, un chien près de moi. Mais seule ainsi, personne à qui dire mes pensées intimes. Destin cruel Tu m'as donné un cœur plein de confiance, une âme qui ne cherche qu'à être comprise, aimée, et c'est ce que je n'ai pas. Mon cœur saigne et se fond dans le désir de l'inaccessible et toute mon harmonie intérieure en est dérangée. Je suis distraite, sans pensée, impatiente, morose. Je voudrais sortir dans la pluie, dans la tempête, si loin que je pourrais aller, mourir plutôt, car être seule au monde est trop triste et trop dur. » Quelquefois elle croyait avoir trouvé l'homme aimé, puis elle reconnaissait qu'elle s'était trompée. « J'avais vingt-trois ans, lors de mon premier divorce, mais alors déjà, j'avais perdu les charmes et les illusions de la jeunesse. Je pouvais
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dire dès lors « Je suis un étranger partout ». Sans doute elle avait la jeunesse éternelle du génie qui rebondit sans cesse, et un talent singulier de couper court momentanément au passé. Quand les mauvais souvenirs lui venaient, une ombre passait sur sa figure. Une contraction, un cri de douleur et tout était passé. Alors elle secouait ses ailes et planait dans l'éther, comme un aigle qui échappe à la tempête en volant plus haut, et va sécher ses ailes au soleil, sur une cime, dans l'azur. Mais cela ne durait pas. Nature pleine de constrastes, elle aspirait au repos avec un besoin d'agitation perpétuelle. Au milieu de ses triomphes, il lui venait le sentiment de ce qu'ils avaient d'éphémère. Dans le passage suivant, il y a plus encore. Il semble que tous les tourments de la femme et de l'artiste se joignent en une seule douleur. C'est à la fois l'impuissance de donner une forme à la beauté qu'elle entrevoit et de trouver un objet à son amour. C'est un mélange brûlant de l'inspiration poétique et du mal prométhéen. « Pourquoi ne puis-je retenir l'esprit sublime qui parfois descend en moi? Toutes les sources de l'âme s'ouvrent et s'échappent en un flot chaleureux, qui me cause un inexplicable ravissement. Que ne puis-je alors peindre ou composer De quels accords, de quelles harmonies, je frapperais le ciel. Cette vie, ce monde qui naissent alors en moi, si je pouvais les faire comprendre! 0 esprit! esprit! qui prends ma poitrine pour habitacle, laisse-moi te saisir, ou emporte-moi avec toi, mais ne viens pas pour m'écraser en me laissant le tourment du désir. Tu ouvres en moi des sources, et puis tu les empêches
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de se répandre, tu les forces de rentrer à la sourcemère, dans le cœur, Il est trop étroit pour les contenir, il éclatera -Des larmes. et un point au centre du cœur, où toujours fouille un poinçon. – voilà ma vie,
Avoir un cœur, rempli de sentiments chauds, vrais, infinis et devoir se traîner dans le monde plat, vide et vnlgaire et, lorsqu'on est seul, ne même pas pouvoir exprimer en sons, en paroles, le trop plein de ce que l'on pense et l'on sent Mon âme est une impuissance éternelle, une éternelle évanouie et pourtant les cordes résonnent si puissamment au dedans de moi-même et de suaves mélodies viennent caresser mon cœur malade. Mon âme seule les entend et ne peut pas les dire. Elle aspire à la lumière comme une source cachée, qui se heurte à un roc et tarit sur elle-même.
« Ne peux-tu te résoudre en quelque chose, ma puissante douleur ? De l'air un baume des larmes »
Les natures qui ont cette puissance de vibration sont généralement prédestinées à quelque formidable erreur. Loin d'être des sauvegardes, leur indépendance et leur fierté se tournent contre elles. Une fois qu'elles se sont forgé leurs chaînes, elles mettent leur gloire à les porter. Les Grecs auraient dit d'elle « Les Dieux la châtièrent de l'immensité de ses désirs par une illusion cruelle et un funeste aveuglement, » Car elle était sans mesure en tout, dans sa confiance et son dévouement, comme dans son effort ej; dans son désiif. Le grand drame de sa vie la guettait à l'âge de 39 ans. »
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Vers 1843, elle apprit à connaître un officier saxon du nom de Doering. On ne nous dit presque rien de ce personnage, mais ses actions le peignent comme le plus audacieux et le plus cynique des chevaliers d'industrie. Il est probable qu'il sut enlacer la cantatrice par une tendresse jouée, par des adorations et des soumissions feintes, enfin par toutes sortes de vertus simulées avec un grand art et accompagnées d'un charme physique de dompteur insinuant. Ces aventuriers comédiens on! U'op facilement raison de la candeur des grandes tragédiennes. Bref, il sut lui inspirer une passion qui la priva pour quatre ans de tout jugement. << A cette époque, dit sa biographe Claire de Glümer, elle possédait un ami d'une grande noblesse d'âme, qui la compensait de tous les maux passés. Mais la situation sociale très élevée de cet ami l'empêchait d'épouser une actrice. Elle ne lui pardonna pas de ne pas vouloir lui sacrifier sa position et s'attacha follement à Dœring. Elle, par contre, sacrifia à son amant de nombreux amis et toute sa fortune. Elle se ruina la santé, ne travailla plus que pour lui, repoussa tous les avertissements et se cramponna à cet amour, indigne d'elle, comme à une planche de salut. » Dans les lettres, qui datent du commencement de cette liaison, on sent déjà l'absence de bonheur vrai; son inquiétude et la subconscience de sa folie. « Dantzig, mai 1843. Cela devait être ainsi. Mon destin devait prendre un autre tour, dusseje payer cette lutte du sang de mon cœur. Car il n'y avait aucun bonheur à attendre de mon état passé. Je sens que je me trouve au plus sérieux
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point tournant de ma vie. Quelle forme va prendre ma destinée ? Il faut encore que je voie clair là^dedans. Mais ne me parlez pas de repos, il n'y en a pas pour moi, Il faut que j'aille en avant,'toujour3 en avant, et ce qui me fait obstacle je le renverse. Que le torrent de ma vie conduise à un abîme ou dans le sable de la médiocrité – qui le sait ? Maintenant je vais avec ma poitrine malade, d'effort en effort, d'excitation en excitation, de triomphe en triomphe, et chaque pas, Dieu merci, me rapproche de la tombe. J'ai tout, le monde m'envie et pourtant je n'ai jamais désiré plus ardemment la mort que maintenant. Ce cœur ne trouvera de repos que lorsqu'il cessera de battre. – Je chasse des fantômes. »
En septembre 1843, elle écrit de Zurich à une amie « Je n'agirai que d'après sa volonté et sa volonté seule peut me séparer de lui ». Ainsi d'étape en étape, elle était descendue de h passion à l'aveuglement et de l'aveuglement à l'abdication de sa volonté. « De plein gré, elle remettait sa destinée aux mains d'un autre. » La liaison de Wilhelmine Schrœder avec l'officier Dœring dura quatre à cinq ans, dans une alternative orageuse de tourments et de bonheurs chimériques. « Qu'y a-t-il de plus insondable, disait-elle plus tard, que le cœur d'une femme qui aime ? Malgré toutes les déceptions qu'il me causait, je croyais ses larmes vraies, son repentir sincère, sa contrition véridique. » Son amour croissait avec 'os tortures qu'il lui donnait. En juin 1846 elle écrit « J'ai eu une explication avec Dœring, il m'a avoué son irréflexion, mais il ne m'a pas trahi comme on l'a
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prétendu ». L'aventurier, souple et retors, atteignit enfin le but qu'il poursuivait obstinément dès le début de son entreprise. Ce but consistait à se faire épouser pour s'emparer de toute la fortune de sa victime. La veille du jour fatal, Wilhelmine reçut une lettre du grand-duc de Mecklembourg. Georges, ainsi conçue « La nouvelle, que votre liaison avec Dœring non seulement continue mais doit aboutir à un mariage, m'a rempli de la plus profonde épouvante. De tous côtés et depuis longtemps on me présente ce Dœring comme le plus méprisable des hommes qui n'a qu'un but, celui de vous exploiter, qui se vante du luxe qu'il fait à vos dépens, à tel point que ses camarades ont délibéré s'ils devaient continuer à servir avec lui. ):. Cette lettre était accompagnée d'un paquet de papiers, qui contenait les preuves irrécusables de l'infamie de Doering. Elle ne tint aucun compte de la lettre et jeta le paquet au feu cans l'avoir ouvert. Ce jour-là même Dœring lui faisait signer un contrat de mariage par lequel il lui enlevait tout ce qu'elle possédait et jusqu'à la moitié de la pension qu'elle devait recevoir du théâtre de Dresde. Elle signa le contrat en le couvrant de sa main gauche et sans l'avoir regardé. Cela fait penser au mot de Shakespeare Truth is far more strange than fiction, la réalité est bien autrement surprenante que la fiction.
Le mariage eut lieu en août 1857, près de Leipzig. La métamorphose immédiate de l'amant soumis en maître hautain et en créancier intraitable, fut une de ces désillusions effrayantes, qui amènent souvent la folie chez les cerveaux faibles
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et qui secouent les natures fortes jusqu'à leurs profondeurs.
« J'étais liée des chaînes les plus indignes, liée à un homme qui m'avait dépouillée de ma fortune acquise à la sueur de mon front et qui, pendant des années, avait mené un jeu diabolique avec mes sentiments les plus sacrés. Car s'il jouait avec moi la comédie de l'amour, quand il m'avait quittée, ses moqueries et son rire étaient la récompense de tous mes sacrifices. Et quand je lui eus donné tout ce que je possédais, quand je lui eus livré mon corps et mon âme par contrat judiciaire – il devint un démon incarné. » En 1847, elle joua Roméo à Riga, sans se douter que ce serait sa dernière représentation. En 1848, elle rompit définitivement avec Dœring. Alors elle écrivit: « Selon le mot de Gœthe, celui qui s'abandonne à la solitude est bientôt seul. Je suis malheureuse au-delà de toute expression. Mon âme est blessée à mort. mais je suis libre. »
Libre, elle l'était – oui mais brisée pour le reste de ses jours. L'aigle de son génie n'avait pas perdu cet œil royal où se reflète le soleil, mais ses niîes s'étaient froissées trop longtemps contre les barreaux de sa cage. Maintenant elles pendaient inertes et cassées. L'artiste survivait en elle avec son fier idéal, mais la femme avait laissé dans cette aventure sa force et sa jeunesse, son espérance et sa foi. C'en était fait de la prêtresse inviolée de l'Art. Blanches figures de son àme meilleure, ses incarnations passées la quittaient en pleurant. Adieu la Vestale et Norma, adieu Alceste et Euryanthe. Hélas, elle n'était plus la
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radieuse Léonore qu'avait saluée le vieux Beethoven L'esprit, qui jadis s'abattait sur elle dans la solitude, ne lui commandait plus d'affronter les foules houleuses, en ces luttes surhumaines pour la beauté, où le verbe divin affluait dans sa chair comme un torrent de feu et d'harmonie. – La Titanide était vaincue! Elle n'osa plus remonter sur les planches.
Sa vie devait se prolonger encore, mais à partir de ce moment, elle ne fut plus qu'un long déclin, combattu par mille efforts et traversé des pâles rayons d'un bonheur ♦onjours fugitif.
Pendant deux années, elle vécut recueillie en elle-même chez une amie en Suisse, puis elle revint à Dresde et s'intéressa passionnément à la révolution de 1849, dont elle suivit les péripéties à Francfort et à Heidelberg. Ayant obtenu son divorce avec Dœring, par l'abandon de toute sa petite fortune, elle contracta un troisième mariage (en 1850) avec un gentilhomme livonien qui la sauva, dit-elle, de la misère et du désespoir. Cette fois-ci, elle était résolue à ne plus vivre que de la vie de famille. Mais elle présumait trop de ses forces. Après quelques années passées aux terres de son mari, dans les solitudes livoniennes, la nostalgie de son ancienne existence la reprit. Elle revint en Allemagne partager sa via entre ses enfants, ses amis et des œuvres de charité. Quelquefois, elle retournait au théâtre en simple spectatrice, mais elle en revenait accablée de ce qu'elle avait vu et de ce qu'elle ne pouvait plus être. Son plus grand bonheur était de chanter parfois dans un concert. A travers les mélodies de Schubert et
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de Schumann, elle pouvait du moins épandre, pour quelques minutes, le fond de son être dans la foule. A ceux qui lui conseillaient de se risquer encore une fois sur les planches, elle répondait fièrement: « La Schrœder-Devrient peut bien faire naufrage dans la vie, mais non pas sur la scène ». Un jour, on lui apporta les vers qu un inconnu, un jeune homme de vingt ans avait écnts sur son chant. Il était mort peu de temps après d'un coup de fusil dans l'insurrection de 18*9. Ce salut d'un disparu se terminait par cette pensée « Si la liberté mourait en ce monde, elle renaîtrait d'an seul cœur d'artiste ». En lisant ces lignes, elle fondit en larmes et s'écria
« En voilà un du moins qui m'a comprise et dire que je ne l'ai pas connu! »
Cependant son corps était miné, sa force déclinait à vue d'œil. Elle fut frappée d'une maladie, qui devait la consumer rapidement, et se vit condamnée sans appel par les médecins. Aussitôt se produisit ce phénomène fréquent qui ramène la pensée dominante de la vie aux approches de la mort. Le mal prométhéen, les luttes titanesques, qui avaient soulevé sa jeunesse et troublé son âge mûr, vinrent la déchirer à nouveau. Toute sa vie morcelée lui apparut comme un chaos décevant. Elle se demanda si elle avait accompli son apostolat. Grande avait été sa conception de l'art et superbe son effort. Mais que restait-il de son œuvre ? Quels successeurs laissait-elle et quelle tradition ? Tout ce qu'elle avait désiré, rêvé, créé, n'allait-il pas' s'effondrer avec elle? Des paroles amères lui échappaient; « Vous appelez un cœur
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ardent une bénédiction? C'est une malédiction qu'il faut dire! Je leur ai chanté mon cœur. qu'en reste-t-il ? » Et puis tombaient, comme des coups de foudre, des sarcasmes terribles sur le destin des artistes, sur la déchéance de l'art, sur l'ignorance du public. Les amis épouvantés, qui l'entouraient de leurs soins et qu'elle entraînait dans ses terreurs et ses délires, lui rappelaient ses admirateurs et ses triomphes d'autrefois. Alors, elle partait d'un immense éclat de rire, son rire d'ancienne' Titanide, et s'écriait: « Je ris des hommes pour ne pas en pleurer » Mais, au milieu de ces convulsions dernières d'une vie consacrée à la lutte pour l'idéal, que de fois elle se rappelait les heures saintes de sa jeunesse, où elle priait Dieu, l'Etre insondable et sublime, de lui donner la paix et la sérénité, lui offrant le pur enthousiasme de son cœur comme l'encens d'un lys épanoui et comme elle sentait que c'était là l'éternelle vérité i
Claire de Glümer raconte une crise étrange, qui s'emparait d'elle journellement dans les dernières semaines. D'un moment à l'autre, sa physionomie changeait complètement d'expression et devenait blanche comme le marbre. Entièrement méconnaissable, elle prenait l'aspect d'un masque antique, presque d'un masque de morte. Se levant alors, elle se promenait dans la chambre avec agitation, et, la tête inclinée en avant, elle chantait, d'une voix altérée, l'air du cygne de Lohengrin, répétant avec insistance ces trois notes éthérées et incisives où vibre le frisson d'un autre monde. Puis, subitement, elle s'arrêtait, se recouchait sur
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son sofa, et son visage reprenait une expression sereine et souriante. Alors, elle demeurait immobile, dans une sorte d'extase, les yeux fixés au plafond, comme au temps où elle composait ses rôles.
Que se passait-il en elle pendant ces longues heures de silence ? On le devine. Ses créations anciennes, ses chères héroïnes, formes extériorisées de son âme meilleure, venaient la visiter. Imposant cortège Elle avait incarné 93 personnages sur la scène. Quelquefois elle les voyait dans un parc peuplé de statues et parsemé de fleurs, et elles semblaient l'appeler de loin sous leurs ombrages. Plus souvent, elles défilaient d'un air triste, dans un cloître sombre, où s'ouvrait, à perte de vue, une galerie gothique. « Où allez-vous ? » leur disait-elle, « Dans l'oubli », répondaient les belles muettes, en étendant leurs bras vers les ténèbres de la nef. Mais d'autres femmes suivaient les premières des inconnues, étranges et fières. La dernière était radieuse un sourire d'or fulgurait de son visage et de ses vêtements. « Qui êtesvouî ? » murmurait l'extasiée couverte d'une sueur froide. Et toutes ensemble, élevant leur bras droit vers le ciel, répondaient: « Nous sommes tes incarnations futures. Viens » Elles s'en allaient à pas lents, et leur file faisait dans l'ombre frémissante un rythme de lumière.
A la fin, un grand apaisement, une sérénité merveilleuse tomba sur la malade. Elle dit la veille de sa mort « J'ai revu toute ma vie. Tout était bien, tout devait être ainsi. Je suis sûre maintenant que notre âme continue après la mort.
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Autrement le monde serait trop insensé ». lin s'éveillant vers le matin elle murmura « Tout est vert autour de moi ». La-dessus, elle referma ses grands yeux bleus et se rendormit pour toujours. C'était le 26 janvier 1860. On l'inhuma au cimetière de la Trinité, à Cobourg. Ses amis couvrirent son cercueil d'une pyramide de fleurs et mirent sur sa tombe une tabb de granit. Sous son nom, on aurait pu inscrire ce mot qui fut sa devise « J'ai aspiré à ce qu'il y a de plus haut. » Ich habe nach dem Hœehsten gestrebt.
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IV
L'ART TRAGIQUE
Si l'on voulait résumer en deux mots la place de cette femme, d'un genre unique, dans l'histoire de l'art et sa conquête dans le royaume de l'idéal, on pourrait dire Elle porta au comble la déclamation dramatique dans le chant et elle inventa, par la beauté du geste, une plastique nouvelle du corps humain, une sorte d'auto-sculpture, modulée par le génie de la musique. Pour caractériser ensuite sa puissance de réalisation, on ajouterait Elle ravit Beethoven et inspira Wagner. Cela dit plus que tout et suffirait à une gloire immortelle, dans cet art mimique si puissant et si éphémère, qui s'efface et meurt avec la personne de l'artiste,
Mais la Schroeder-Devrient nous apprend plus encore.
Ses pensées, ses émotions, toute l'expérience de sa destinée nous éclairent sur le caractère profond, sacré et pour ainsi dire religieux de la vraie tragédie. Car le drame intérieur de la tragédienne nous révèle l'essence même de l'art tragique. C'est parce que la Schrœder posséda au
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même degré l'amour débordant et l'énergie du caractère, le génie de la sympathie et celui de l'individualité puissante, le besoin de se donner et le besoin de s'affirmer, qu'elle fut peut-être la plus sublime tragédienne du xixe siècle. Grâce à cette double faculté, elle pouvait se noyer, jusqu'à l'oubli total d'elle-même, dans une autre âme, et puis la recréer sur le théâtre, de son propre effort, par un centre plus profond de son être, composant ainsi de ses incarnations scéniques une série de métamorphoses ascendantes, ramassées en une seule vie. De là les tourments et les extases, les fléaux et les transports que lui réservait sa destinée. Ayant reconnu la nature de cette âme et de son activité dans l'interprétation tragique, nous comprenons mieux la nature secrète de la tragédie ellemême. En effet, l'essence du génie tragique nous apparaît, à cette lumière., comme un mélange merveilleux de la vie et de la mort, en vue d'une naissance plus haute. Toute création ne s'opèret-elle point par un sacrifice et par une résurrection, par un holocauste du moi d'où sort un moi supérieur ? Cela est vrai de l'homme dans sa vie terrestre, de l'âme dans sa vie transcendante, de l'univers tout entier qui n'est qu'une série de métamorphoses sous des lois immuables. Mais cela est plus particulièrement vrai du poète, du héros et de l'interprète tragiques. C'est le point où la tragédie d'Athènes se rencontre avec les mystères d'Eleusis et ceux-ci avec la parole du Christ « Ceux qui veulent gagner leur vie la perdront, et ceux qui veulent la perdre la gagneront ».
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Il faut vouloir se perdre pour se retrouver, il faut vouloir mourir pour renaître
Tel est peut-être le sens le plus intime de cette Kiôajso-tç-, de cette purification que le philosophe de Stagire attribuait à la tragédie, puisque le créateur, l'interprète et le spectateur y trouvent tous les trois – une mort divine et une divine renaissance.
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LE GÉNIE DE LA RENAISSANCE
• D'APRÈS GOBINEAU (1)
Décidément, on commence à rendre justice à Gobineau en France. On sait que ce gentilhomme diplomate (né en 1816 et mort en 1882), historien, orientaliste et poète, esprit aventureux et cc-ractère indépendant, fut pendant toute sa vie le paladin d'une idée. Il l'exposa au long dans son grand ouvrage, paru en 1851, sur l'Inégalité des races humaines. Cette idée, qui revient dans tous ses écrits, se résume dans la supériorité de la race blanche sur les autres. Des combinaisons variées, des métissages infinis de la race blanche avec la jaune et la noire, il fait dériver toute la destinée des nations et prédit la décadence irrémédiable de l'humanité par l'effacement graduel de la race blanche et de ses nobles qualités sous l'envahissement des autres. Dans les vues de Gobineau sur les aptitudes des grandes races humaines et sur le danger des mélanges excessifs, il y a certainement une vérité (1) La Renaissance, scènes historiques (chez Plon).
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profonde. Mais, en repoussant tous les autres facteurs du développement humain, tels que le climat, la religion, les grands génies qui impriment leur sceau aux nations et par-dessus tout la liberté individuelle, Gobineau poussa son idée jusqu'à l'outrance et au paradoxe. II s'eliéna ainsi les savants et le grand public. Son humeur aristocratique le poussait d'ailleurs au dédain des autorités régnantes comme au mépris des foules. Ce fut un hobereau intellectuel des plus distingués dans une époque de démocratie niveleuse. D'autres l'ont appelé « l'Alceste du patriotisme ». De là son impopularité, et cela explique pourquoi Gobineau, après une œuvre inégale, mais considérable et variée, mourut dans une solitude altière et dans l'oubli presque total de ses compatriotes (1).
Nous en serions encore là peut-être si, en 1876, Richard Wagner n'avait rencontré Gobineau à Rome et créé sa renommée en Allemagne en exaltant ce génie méconnu auprès des siens. Il a fallu enfin qu'un disciple du maître de Bayreuth, M. Louis Schemann, se fît l'apôtre de l'écrivain français, qu'il lui consacrât sa vie, qu'il traduisît ses œuvres, qu'il instituât la Société Gobineau pour que cette ombre délaissée (1) Quelques personnes distinguées connurent de près et surent apprécier Gobineau. Dans ce nombre, il faut citer au premier rang M. Albert Sorel. L'éminent auteur de l'Europe et la Révolution, qui joint le coup d'œil psychologique le plus aigu à l'étendue de l'intelligence et à l'autorité d'un grand historien, vient de nous donner dans le Temps (22 mars 1904), de son ancien ami, un portrait d'une délicatesse de touche et d'une pénétration exquise. Cet article, de haute et subtile sympathie, porte sur l'homme et sur l'œuvre, un jugement qui sera sans doute celui de la postérité.
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nous revînt d'Allemagne, dans un costume un peu tudesque, il est vrai, mais parée des lauriers dont la couronna l'auteur du Crépuscule des Dieux, – oui, il a fallu toutes ces choses pour qu'on finisse par reconnaître chez nous la haute valeur du comte de Gobineau (1). La preuve la plus éclatante de ce retour de l'opinion est l'œuvre récente de M. Ernest Seillière, le Comte de Gobineau et l'aryanisme historique. Dans cet ouvrage remarquable, on trouve une analyse docu mentée, une critique approfondie et un jugement sérieux quoique trop sévère sur l'œuvre entière de Gobineau. Tout en relevant les inconséquences et les contradictions dont fourmillent l'Essai sur les races et l'Histoire des Perses M. Seillière reconnait la haute importance de l'idée ariane, qui jette un jour nouveau sur l'histoire. J'y reviendrai peut-être un jour pour montrer qu'en la ramenant à sa juste valeur, on en pourrait tirer des principes féconds pour le perfectionnement des races par la sélection intelligente des élites. Bornons-nous à constater pour aujourd'hui, avec M. Seillière, l'influence que cette idée a déjà exercée sur l'histoire et sur la science. Non seulement Taine s'en est emparé dans son Histoire de la littérature anglaise, mais les (1) Dans un article Wagner intime (Revue Bleue, 24 mai 1902] j'avais signalé le mouvement provoqué en Allemagne par M. Louis Schemann. Après avoir traduit les Nouvelles asiatiques et l'Essai sur l'lnégalité des races humaines, M. Schemann vient de publier la 2e édition de sa traduction allemande des Scènes historiques de la Renaissance, précédée d'une très belle préface, où la philosophie et l'esthétique de l'œuvre sont appréciées avec une sympathie pénétrante et une grande hauteur de vue.
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disciples de Darwin l'ont développée, les nouveaux anthropologistes et les derniers ethnographes en profitent largement sans toujours indiquer la source où ils l'ont puisée. Parlant de l'apostolat que s'est donné le défenseur allemand de Gobineau et de son admiration immodérée pour son héros, M. Seillière s'efforce d'établir la balance entre Gobineau historien et Gobineau poète. II se résume ainsi « II y a désaccord absolu entre M. Schemann et nous quant au véritable mérite du comte il le cherche avec prédilection sur le terrain littéraire et wagnérien, dans la Renaissance, Amadis, Alexandre nous le voyons dans son originalité aristocratique, dans l'Essai, les Perses, les Pléiades, Ottar Jart même. Mais ces divergences de vues ne nous empêchent pas de travailler, en somme, à la même œuvre réparatrice que le professeur de Fribourg et de rendre cordialement justice à la chaleur de ses sentiments, au dévouement qu'il apporte à servir la cause qu'il embrassa. Il croit, en effet, avoir reçu de son maître Wagner la mission expresse de réhabiliter un solitaire, un vaincu retiré à l'écart sous l'étendard de la vérité. Il a voué sa vie à cette tâche idéaliste et donné par là un exemple aussi noble que rare d'enthou siasme désintéressé. »
Je souscris volontiers à ce jugement, sauf sur un point. Je ne proteste qu'en faveur des Seines historiques de la Renaissance, Gobineau les écrivit en 1876, pendàrit ,1a période la plus comtemplative de sa vie, Il était alors ambassadeur à Stockholm. Ici nulle théorie, mais la vivante
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évocation d'une des grandes époques de l'histoire avec quelques visions de poète. Si ce livre n'est pas un drame selon les lois du Théâtre, c'est une œuvre unique en son genre, le tableau complet et vivant d'une des plus grandes périodes de l'histoire, le miracle d'un devin et d'un poète – en un mot, une création de génie. J'essayerai de le prouver.
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La Renaissance est une des époques qui ont le plus fasciné le xix8 siècle et qui, sans doute, captiveront encore le xx° parce que nous en procédons. La Grèce ressuscitée, la science affranchie, le joug de l'Église secoué, l'esprit humain prenant son vol autour du globe et dans l'espace, enfin la grande tentative de fusion entre l'héllénisme et le christianisme, qui s'étend à tous les domaines de la vie, – autant d'idées qui ont bouillonné dans les veines de ce temps et qui travaillent le cerveau du nôtre. Mais par cela même que l'antiquité retrouvée, le moyen âge encore vivant et l'avenir entrevu furent en collision à cette époque en des alternatives de fureur et d'amour, où ces puissances semblaient vouloir tantôt s'étreindre, tantôt se détruire, il n'y a pas eu d'époque plus complexe ni plus contradictoire. Or Taine, avec sa philosophie matérialiste, qui déduit les grands hommes de leur ambiance, nous a trop habitués a faire sortir la Renaissance italienne tout entière d'un puissant retour à la nature débridée, alors que cet admirable mouvement intellectuel fut avant tout la création collective d'une phalange
L'AMË TRAGIQUE DU XVIe SIÈCLE ITALIEN
I
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de génies individualistes. « Le vice et la vertu sont des produits naturels comme le sucre et le vitriol, » a dit l'auteur du Voyage en Italie, et à lire son livre, on a l'impression que MichelAnge, Raphaël et le Tintoret furent les produits naturels de cette époque cruelle et magnifique, aussi bien que César Borgia, Alexandre VI et l'Arétin. L'art merveilleux de ce temps fut-il donc vraiment une fleur de la belle immoralité ? a C'est le mérite de Gobineau de nous avoir donné de cette époque un tableau d'ensemble, où la morale et la politique, la religion et l'art jouent leur vrai rôle et sont placés dans une juste perspective. Le xvie siècle italien, que nous avons l'habitude de regarder à travers le prisme chatoyant de l'art, est au point ae vue social, une époque sombre et terrible. « Jamais peut-être, dit M. Schemann dans la belle introduction où il résume à sa manière la pensée de Gobineau en cette œuvre, jamais l'abîme entre l'esthétique et la politique, entre l'apparence et l'être, entre l'esprit et le cœui- n'a été aussi grand. C'est à la lueur des bûchers et des incendies, des pillages et des meurtres, des trahisons monstrueuses que s'élève cet art qui parle de beauté et de sainteté, d'Olympe et de paradis, de l'éternelle patrie de l'âme. L'art de la Renaissance fut l'esclave des puissances d'alors et d'une brillante société aux mœurs révoltantes. Il dut s'en faire le courtisan. Il dut fournir de tableaux et de statues les palais de scélérats élégants élevés sur les tombeaux de généreuses victimes. La société de la Renaissance était dans sa géné19
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ralité, sans âme et sans cœur. Et l'Art, ce fils de Dieu, l'Art qui est l'âme corporisée, qu'était-il pour ce temps sans âme ? L'art fut, en ce temps, un costume et cela dit tout. » Cela est vrai à condition que l'on ajoute sauf pour les vrais artistes. De tels contrastes peuvent se découvrir à toutes les époques, mais ils sont là plus criants. Gobineau a compris la situation tragique des grands hommes de la Renaissance vis-à-vis de la société de leur temps. Dans cette lutte constante et presque toujours intérieure, il démêle les compromis et les révoltes, les chutes et les relèvements, les vaincus et les vainqueurs. Il eût pu l'étudier clans un Léonard de Vinci, cet alchimiste de la nature et de l'art, qui mourut en exil, apprécié du seul François 1er, mais incompris dans sa patrie, après avoir servi tour à tour » Florence, Ludovic le More, César Borgia et le pape Léon X. Il aurait pu la surprendre dans un Corrège, ce voyant de l'âme, qui se replia sur lui-même pour peindre son apocalypse d'une humanité idéale sur les voûtes de Parme. Il aurait pu la montrer dans un Giordano Bruno, qui joignit l'audace d'un Lucifer à la douceur du Christ et qui expia son panthéisme mystique sur le bûcher de l'Inquisition romaine (1). Cette tragédie intime, qui se déroule dans le cœur des génies solitaires, loin du drame fastueux et (l)Voir sur Léonard de Vinci l'admirable roman de Marejkowski sur Le Corrège, sa vie et son œuvra le beau livre de Marguerite Albana, précédé d'une remarquable introduction sur le déreloppement de la culture italienne et le génie de la Renaissance sur Giordano Bruno le livre déjà ancien mais très complet de Bartholmèss. ̃
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sang!ant de la Renaissance, Gobineau préféra la magnifier dans la grande figure de Michel-Ange, véritable Titan de l'époque, architecte, sculpteur, peintre et poète, bâtisseur de coupoles, de forteresses et de mausolées, en qui vivait à la fois la conscience de la religion, de la patrie et de l'art. Mais autour de ce personnage central, il tenta de faire vivre tout son temps. Les Scènes historiques vont de 1490 à 1560. Elles ramassent l'évolution de la Renaissance en cinq actes, dont chacun porte le titre de son protagoniste Savonarole, César Borgia, Jules II, Léon X, MichelAnge, Michel-Ange seul traverse les cinq parties et prête à l'ensemble une certaine unité. Ce n'est pas du théâtre, mais une évocation dramatique de l'histoire, qui en donne la moelle en visions instantanées et rapides. Il semble qu'on se promène dans un diorama, où cinq périodes de la Renaissance nous apparaissent successivement par de larges baies. Les personnages du temps, artistes, moines, condottières, grandes dames, rois, empereurs et papes, se pressent en des décors brillants. Derrière eux grouillent les foules bariolées et tumultueuses. De brusques changements à vue fatiguent et déconcertent on se demande souvent où l'on va; mais tout le monde gesticule, parle, agit. On a la sensation d'une vie ardente. On respire, tour à tour, la poussière des champs de bataille, l'air lourd d'un relent de rosés et de poison qui traîne dans les palais princiers, et cette essence de beauté, mêlée de platonisme, qui passait alors comme une brise éthérée dans l'atelier des peintres.
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A la fin, seulement, la pensée de l'œuvre se dresse lumineuse. Car deux drames se sont développés simultanément sous nos yeux – celui de la patrie italienne cherchant en vain son unité entre les maîtres qui la déchirent en se l'arrachant – et le drame intérieur de Michel-Ange, dont l'âme fière se développe par une force propre devant ce spectacle douloureux. L'Italie corrompue, épuisée et avilie, finit par tomber sous le joug de l'étrange? et dans le marécage de la décadence, tandis que Michel-Ange, attristé, vieilli, resté seul de la phalange héroïque, mais parvenu au sommet de la grandeur morale, affirme son idéal d'artiste et sa conscience religieuse devant cette Vittoria Colonna, qui fut la femme sublime de son temps. La Renaissance mourante prononce ainsi, par ces deux êtres d'élite, son mot suprême, qui sst un verbe régénérateur pour l'avenir et une parole d'éternité.
Si Gobineau avait eu la force de réaliser cette idée dans une action d'un intérêt soutenu et d'une poignante unité, au lieu de la noyer dans un vaste tableau d'histoire, il eût fait un chefd'œuvre merveilleux. Il n'en est pas moins beau d'avoir eu cette idée géniale et de l'avoir esquissée, çà et là, en quelques scènes magistrales. Je vais essayer de la dégager de l'ébauche grandiose, mais touffue et disparate, de 1 historien- poète. Du chaos de. sa fresque murale, tirons un triptyque d'où l'idée' jaillira en plein relief comme un éclair sorti d'une seule figure illumine tout un tableau.
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II
MICHEL-ANGE ET LE PAPE JULES II
En la personne de Jules II et de Buonarotti se rencontrèrent deux des plus grands caractères de la Renaissance, le pontife belliqueux et l'artiste mâle par excellence. Ils étaient faits pour s'entendre.
Michel-Ange approchait alors de la trentaine. La -fougue concentrée de sa jeunesse combative n'avait pas encore fait place à la mélancolie grave, aux méditations austères de l'âge mûr. Ame dévorée d'un feu intérieur, volonté de fer, sa puissance d'exécution égalait sa forte imagination. Avec son masque énergique, son nez écrasé dans une querelle par son camarade Torrigiani, son front de bélier et de prophète, sa lèvre repliée en un défi amer, il faisait peur à tout le monde. Il était tyrannique pour ses disciples, jaloux de ses confrères, implacable à ses rivaux. Mais il était aussi véridique, probe et pur, et portait en lui-même un haut idéal qu'il s'efforçait non seulement de mouler dans le marbre et le bronze, mais encore d'accomplir en sa propre vie. Il avait l'orgueil farouche de la force et de la vertu, sans la mansuétude de l'amour qui lui vint
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plus tard. D'ailleurs les temps étaient durs. Que de lugubres événements avaient assombri ses yeux et agité son cœur, depuis le jour où Laurent de Médicis trouva, dans son jardin, l'enfant de quinze ans sculptant une tête de faune sur un morceau de marbre, et l'avait fait entrer dans son atelier de sculpteurs Il avait vu la Toscane envahie par Charles VIII, la révolte de Florence, les Médicis chassés; Savonarole, le généreux réformateur, brûlé sur un bûcher par ordre du pape Alexandre VI; son ami, le patriote Machiavel, devenu l'apologiste de César Borgia, et cet élégant scélérat, qui avait pour armoiries un dragon dévorant des serpents et pour devise Aut Cœsar aut nihil, jouer le rôle d'un pacificateur acclamé des peuples. Au milieu des séditions, des vices et des crimes de l'Italie, il ne restait à Michel-Ange, pour croire à la noblesse humaine, que sa Bible, son Dante et les marbres antiques qu'on déterrait alors. J'oublie les pâles sibylles et les prophètes fulgurants qui hantaient ses noires insomnies. Mais cela lui suffisait.
Jules II, dont Gobineau a fièrement campé la figure, avait une affinité secrète avec ce grand créateur. Devenu pape après le scandaleux pontificat d'Alexandre VI, le cardinal de Rovère, chaste comme un ascète, guerroyeur comme un seigneur féodal, échangea sa houlette pastorale contre une épée et sa tiare contre un casque. L'intrépide septuagénaire avait le cœur bouillant d'un jeime homme de vingt ans. Il voulut une chose impossible, l'unité de l'Italie sous le Saint-
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Siège et la restauration de l'autorité pontificale par la force des armes. Cependant son courage en fit un héros et son grand mérite est d'avoir compris, mieux que les autres souverains, la grandeur de l'Itallie et la beauté de l'art. Il projetait de se faiie bâtir un tombeau, orné de cent statues, qui auraient figuré l'Ancien et le Nouveau Testament. Michel-Ange ne recula pas devant cette tâche colossale et le pape promit de vider une carrière de marbre pour lui. Les premiers blocs arrivèrent de Carrare, mais Jules II occupé de sa guerre en Romagne n'avait pas d'argent pour les payer. Buonarotti furieux s'enfuit de Rome à Florence. Quelque temps après, Jules II, ayant fait son entrée à Bologne, somma la république de lui renvoyer son sculpteur. A la prière du gonfalonier, Michel-Ange se rendit à cette exigence. Vasari raconte comment ils se retrouvèrent. De cette anecdote de trois lignes, Gobineau a tiré une scène vigoureuse et caractéristique.
BOLOGNE
(La chambre du Saint-Père. Jules II, cardinaux, évêques, camériers, officiers des gardes suisses et italiennes,) M JULES Il, assis dans un fauteuil, tient à la main un bâton dont i frappe la terre chaque fois qu'il s'échauffe en parlant. Ah je me sens à l'aise ici! Voilà MM. les Bolonais réduits à la raison Qu'ils essayent de regimber, et l'aiguillon leur entrera dans la chair un peu plus à fond Désormais ils appartiennent à l'Église. Qu'ils tâchent de ne pas l'oublier. Vous leur rapporterez mes paroles. Maintenant, faites entrer Michel-Ange Buonarotti..
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Ah te voilà 1. Enfin! C'est heureux 1. Si je n'avais pas menacé d'aller te chercher moi-même à Florence, tu ne serais pas revenu
» Michel-Ange. – Très Saint-Père, je supposais que vous n'aviez pas besoin de moi 1,
» JULES II. Ah tu supposais cela?. Je ne serais pas fâché de savoir ce qui te le faisait supposer. Explique-toi librement, sans crainte aucune J'imagine que toi, tu n'as pas peur de moi
» Michel-Ange. – J'ai peur de vous, très SaintPère, mais la vérité est la vérité.
» Jules 11. Ah! tu as peur de moi?. Eh bien, fais comme s'il n'en était rien. Comment as-tu pu concevoir l'idée, seulement l'idée de t'enfuir de Rome, quand tu savais fort bien que je voulais t'y voir rester? » Michel-Ange. – Très Saint-Père, tandis que je travaillais à la fois aux peintures de la Sixtine et à vos statues, et que je venais de terminer le Moïse que Sa Sainteté a paru approuver.
«Jules II. – Ah je t'ai paru approuver ton Moïse?. Je t'ai paru 1. Ah je t'ai paru 1. Mais, continue. va! 1
» Michel- Ange. – J'avais demandé des marbres ils sont arrivés. Il fallait payer les mariniers, et pendant que ces gens débarquaient les blocs à Ripa, je suis venu demander à Votre Sainteté l'argent nécessaire.
» Jules II. – J'étais occupé à mes affaires de Romagr.e Elles sont arrangées, et je ne lâcherai pas ce que je tiens. Il faut que tout le monde le sache c'était bien le moins que les intérêts de l'Église passassent avant. Mais, non 1 va, va toujours Explique-toi 1 » Michel-Ange. – Très Saint-Père, vous êtes mécontent j'aime mieux ne rien dire.
« JULES II. Il est un peu fort que, quand je t'ordonne de parler, tu^me fasses répéter deux fois 1
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» MICHEL-ANGE. Alors, donc, puisque j'y suis obligé, je dirai que vous ne m'avez pas reçu. J'ai payé vos marbres de mes propres deniers et je n'en avais guère.
» JULES IL Suis-je responsable de vos folles dépenses, messire ? P
» Michel- Ange. Je bois de l'eau et mange du pain. Mes habits ne valent pas dix écus. Vous me prenez pour votre Raphaël.
» JULES II. Je te prends pour. N'importe! n'importe Continue 1
» MICHEL-ANGE. Je suis revenu jusqu'à trois fois! A la troisième fois, un valet m'a dit insolemment que je pouvais prendre patience, attendu qu'il avait l'ordre de ne pas me laisser entrer jamais, et comme on lui demanda s'il savait à qui il parlait, il répondit; Je le sais très bien ma.is j'obéis à la Sainteté de Monseigneur.
» JULES II. Et alors, toi, qu'est-ce que tu lui as réplique ? Voyons un peu, il t'est bien venu quelque riposte à la langue 1 Tu n'es pas tellement patient que quelquefois même. Mais non! Enfin, qu'est-ce que tu a répliqué ?
» Michel- Ange. –Eh bien! j'ai répondu que. » Jules II. Tu as répondu; « Quand le Pape aura besoin de moi, il saura que je suis allé ailleurs » » Michel-Ange. – C'est vrai.
» JULES II. Ah! c'est vrai ? Continue.
» MICHEL-ANGE. Je n'ai rien à continuer. Vous savez les choses aussi bien que moi. J'ai vendu tout de suite mes meubles aux juifs, et'suis parti pour Florence.
» Jules II. Et alors qu'est-ce que j'ai fait, moi? Car je n'ai pas trop l'habitude de subir les manques de respect, que je sache 1 J'ai dû faire quelque chose; » Michel-Ange. Je ne conçois pas quel plaisir
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Votre Sainteté se donne en me tourmentant de la sorte. Elle sait mieux que moi ce qu'elle a fait.
» JULES II. En finiras-tu ?
» Michel-Ange. – Puisque vous me poussez à bout, voilà ce que vous avez fait Vous m'avez envoyé coup sur coup cinq courriers, m'ordonnant de revenir sans délai sous peine de disgrâce; mais je ne suis pas d'avis d'être traité comme un homme de si peu. Je vous ai fait prier de chercher un autre sculpteur.
» JULES II. C'est pourtant vrai qu'il a poussé l'audace jusqu'à m'envoyer ce message en propres termes Mais va, va toujours!
» Michel-Ange. – Messire Pier Soderini m'a signifié que la Seigneurie avait reçu trois brefs ordonnant de me renvoyer à Rome, sous peine d'excommunication. Il m'a fallu donc partir. Je suis parti, et me voilà. » JULES II. De sorte que tu n'es pas revenu de ton plein gré ? Et, par-dessus le marché, des insolents vont racontant partout que tu as voulu me tuer en me jetant des poutres sur la tête du haut de ton échafaudage de la Sixtine où j'étais entré malgré toi! Je te demande maintenant de me dire à quel prince si mou, si débonnaire, si niais, on fera accepter de. pareils outrages et s'il ne s'en vengera pas.
(Moment de silence),
» UN évêque. Très Saint-Père, Votre Saintetédaignera prendre pitié de ce pauvre homme. Il ne se rend pas compte de ce qu'il fait. De telles gens ont peu d'intelligence et ne comprennent que leur métier. » JULES II, se levant en fureur et tombant à coups de bâton sur l'évoque. Impertinent 1 cuistre 1 idiot Pourquoi te permets-tu d'insulter mon artiste? Est-ce que je lui ai dit quelque injure, moi ? Allons Qu'on me jette à la porte ce misérable, cet âne! ce pleutre 1 Et toi, MichelAnge, viens ici, approche donc! A genoux I. Voici ma bénédiction ,Baise l'anneau du pécheur 1 Ne te. fâche
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plus, mon fils, va travailler 1 Je te donnerai tout l'argent que je pourrai. Fais-moi beaucoup de belles choses Tu es un Dieu créateur, toi Va, mon fils 1 Ne songe plus jamais à me quitter 1 Tu fais la gloire du Pape, et la gloire de l'Italie 1
(Michel-Ange se relève, fait le signe de la croix, salue et sort.) Ces deux puissantes natures d'homme se peignent dans ce dialogue en traits justes et forts. On comprend que l'artiste, indépendant et fier, ait préféré ce maître redoutable, mais plein de respect pour son génie, aux dilettantes efféminés et aux princes retors de l'époque. La différence de leur destinée fait ressortir à la fois la supériorité du caractère de Michel-Ange sur celui de Jules II et la prééminence de l'art sur la politique. Ephémère fut l'oeuvre et tragique la fin de ce pape coléreux, dont la seule gloire est d'avoir protégé et compris Buonarotti. Il n'hésita pas à mitrailler les Bolonais il prit d'assaut Brescia et Rimini entra casqué et cuirassé par la brèche de mainte citadelle; plus d'une fois, il arracha l'épée à la main de ses gentilshommes pour les ramener luimême au combat. Vains efforts. A la fin, Jules II, battu et cerné, dut se retirer dans Rome et se reconnaître vaincu. Il avait essayé de chasser les Français en s'allia,nt aux Vénitiens et aux Espagnols, et les Français l'emportaient. Il avait voulu fonder son pouvoir spirituel sur la violence, et la violence rebondissait contre luî pour le terrasser. Pour comble d'infortune, son propre neveu, le dus d'Urbin, assassina le cardinal de Pavie sous les fenêtres. du pape. Ce fut le coup de grâce. Il sembla alors à ce batailleur indomptable qu'un
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scorpion, sorti de ses flancs, venait de le piquer au coeur. C'était plus que la défaite, c'était plus que la honte, c'était le doute, le doute mortel sur la légitimité de sa mission, sur la durée de son œuvre. Encore frémissant de la fièvre des batailles, mais frappé d'impuissance et de délire, le colosse de fer s'effondra, au, fond du Vatican, avec ce soupir étouffé « Je meurs, et je n'ai rien achevé de ce que j'ai entrepris (1) »
Combien plus belle la marche ascendante et tranquille de Michel-Ange Celui qui, jeune encore, avait caressé la vigueur adolescente dans son David, l'ivresse frénétique dans son Bacchus, la volupté douloureuse dans sa Léda, avait enfin sculpté dans son Morse un chef-d'œuvre de mesure et d'énergie, qui peut défier ce que l'antiquité a produit de plus grand. C'est l'unique morceau que Buonarotti ait eu le temps d'exécuter pour le tombeau de Jules II, mais il vaut un peuple de cent statues. L'âpre prophète, assis aujourd'hui dans un coin de l'église San Pietro in Vincoli, semble pétri dans la lumière de l'Esprit pur. Sa face est d'un dompteur, des rayons sortent de son front comme des cornes de combat; ses yeux, qui voient Jéhova, terrifient le peuple. D'une main, il tient la table de la Loi, de l'autre, il tord sa barbe qui ruisselle comme un fleuve. Quelle personnification marmoréenne de la volonté et de la force morale Comparez ce Moïse à Jules II, et vous mesurerez toute la distance qui sépare un prophète d'un potentat,
(1) Voir la dernière scène de Jules II dans la Renaissance de Gobineau. «
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un dominateur de l'Esprit d'un pontife orgueilleux, un être surhumain d'un homme. L'art a ce divin privilège de voir l'éternel à travers le présent, quel qu'il soit. L'artiste ne se souille pas comme le politique dans- la fange des partis, ou dans le sang humain comme le tyran. L'art, lorsqu'il procède de la vie intérieure, porte en lui même un principe de vérité immuable, et l'artiste qui la contemple une puissance d'évolution en quelque sorte infinie. Représentant d'un principe purement politique, Jules II devait descendre au tombeau comme le fantôme du pouvoir temporel. Grâce au principe et à la puissance de son art, Michel-Ange devait évoluer vers un nouvel idéal, celui de l'Evangile et de l'hellénisme platonicien. Mais cette évolution, dont témoigne son œuvre, suppose un profond travail intérieur qui n'eut point de confident. Car à qui ce taciturre aurait-il voulu se confier ? A quel ami ce géant eût-il avoué ses faiblesses Et qui donc aurait su pénétrer dans les cavernes de cette âme, pleine de retraits sombres et de fuites en. clair-obscur ? Quel inquisiteur ou quel voyant aurait pu se risquer jusqu'à la forge enflammée et fumeuse de son génie ? – Le pen- seur l'essaye et le poète l'ose. Nous verrons comment Gobineau l'a tenté.
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III
MICHEL-ANGE ET RAPHAEL
Dans un jardin planté de hauts cyprès et de rosiers massifs, une élégante dame romaine est assise sur un banc de marbre. Non loin, une nymphe moussue laisse tomber de son urne un flot de cristal dans une vasque soutenue par des Amours. Çà et là sourient de blanches statues, divinités protectrices, nudités graves, pleines d'innocence et de pudeur. La litière de la dame l'attend depuis une heure derrière la petite porte du parc que masquent d'épais lauriers, mais elle ne peut se lever. Car, à ses pieds, sur le gazon, repose un jeune homme d'une trentaine d'années, en pourpoint de velours bleu, une barrette à cordon de perles posée sur sa tête. Son visage, d'un ovale plein, aux traits délicats, s'appuie au genou de la dame, qui joue doucement avec les cheveux du jeune homme aux ondes dorées.
Des silences entrecoupent leurs paroles rythmées par les sonores cadences' de la langue romaine. Alors ils se regardent en se prenant les mains, et les yeux immuablement limpides du peintre se rencontrent avec les yeux fixes et noirs qui se penchent sur lui. – C'est Raphaël et son
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amie, une patricienne qui le protège et 1 idolâtre. Ils causent de leur amour et du Phédon, de la différence du plaisir et du bonheur. Inquiète de l'heure qui fuit et d'une joie qu'elle sent éphémère, la dame voudrait remonter jusqu'à la source première de l'amour, de l'art et du bonheur. Mais Raphaël, qui joue avec les mains effilées de la dame, avoue qu'il ne se tourmente pas de l'origine inaccessible des choses et qu'il préfère la beauté à la vérité. « En réalité, j'aime ce qu'atteint et baigne la lumière du soleil. Le reste m'importe peu. » Et la dame, saisissant d'un geste passionné la tête du peintre, presse la paume de ses mains soyeuses dans le creux de ses tempes au suave contour. « Oui, s'écrie-t-elle, dans'cette tête adorée règne la lumière partout et à flots. La 'vérité s'y voit sans peine et l'erreur n'y a point de place. Tu te trompes, réplique le divin Sanzio, en rejetant ses cheveux blonds sur ses épaules et en levant sur l'aimée ses yeux comme deux miroirs azurés, je n'ai jamais spontanément, par moi seul, reconnu ce qu'il fallait trouver. » Et simplement, avec une modestie charmante, il expose qu'après sa sortie de l'atelier du Pérugin, il dut tout à Masaccio, à Sansovino, à Pilippino Lippi et surtout au grand Léonard. L'amoureuse, qui ne voit que la gloire de son amant et qui jalouse tous ses rivaux, proteste « Tu es le charme, tu es la grâce, tu e& tout. – Je suis la raison, la modération, la sagesse mais je ne suis pas la profondeur, et surtout je ne suis pas le sublime. – Qui donc est l'un et l'autre ? – Michel-Ange. » La dame a beau répondre « Mais tu es le bonheur, et le bonheur
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c'est le ciel 1 l'image du géant farouche s'est dressée, menaçante, devant les deux amants, et projette sur eux l'ombre tragique de toute la souffrance humaine. Elle étouffe les confidences d'amour sur leurs lèvres et fait taire les oiseaux dans les feuillages, où glisse un air embaumé d'ambroisie et un souille d'immortalité. Le nom seul de MichelAnge a troublé ce tête-à-tête spectre saturnien, il a ramené les amants sur la terre. L'heure sonn'e à un clocher voisin, et la dame effarouchée s'enfuit (1).
Dans une autre scène, nous voyons Raphaël chez Janus Corycius, Des disciples l'entourent, des cardinaux, des savants, des poètes, des femmes. En vain Bramante essaye d'exciter sa jalousie contre Michel-Ange, qui a obtenu de peindre la chapelle Sixtine Raphaël, qui peint les Stances du Vatican, n'a pas lieu de se plaindre. Il s'impatiente à l'idée que les amis de Michel-Ange et les siens s'escriment à l'envi pour exciter l'un contre l'autre les deux plus grands peintres de l'époque. Aimant, aimé de tous, il ne sait pas haïr. Il hausse les épaules et fait taire Bramante.
Sur ces entrefaites, arrive un homme vêtu de bure noire et coiffé d'un bonnet rouge à oreillettes, qui le fait ressembler à un Vulcain couvert de suie, dont la tête porterait le reflet du feu. Pas un muscle ne bouge sur sa dure face de bronze. Il apporte un ordre du pape et l'annonce d'une voix brève, en jetant un regard hostile aux cardinaux (1) Résumé d'une scène de la Renaissance' de Gobineau, page 282.
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galants qui dissertent avec de fières courtisanes, aux belles gorges ruisselantes d'or. A son accent impérieux, cessent un instant les frisselis de soie et les rires. Il n'a pas daigné apercevoir son rival mais en partant, il lui dit « Bonsoir, Raphaël, mon enfant, amuse-toi bien – J'y ferai de mon mieux, répondit Sanzio en riant. Bonsoir, maître Buonarroti; donnez-moi votre main. Quand je reviendrai », dit le Vulcain bourru, et, sans un mot de plus, il retourne s'enfermer dans sa Sixtine. La belle Impéria a bien le droit de dire de lui s « Quel homme malplaisant » »
Qu'est-ce que Michel-Ange avait donc contre Raphaël ? Lui en voulait-il de peindre les Stances du Vatican alors que lui-même avait reçu, morceau royal, la chapelle Sixtine ? Lui reprochait-il sa bouche de femme et ses yeux de page amoureux ? Etait-ce la jalousie d'un génie solitaire et incompris contre un artiste acclamé de tous? Etait-ce le blâme morose mêlé d'envie secrète de certains travailleurs austères contre les voluptueux délicats et les favoris de l'amour ?
Il y avait un peu de tout cela car, à cette époque, l'ambition de Michel-Ange ne connaissait p,as de bornes et son volcan intérieur n'avait pas encore jeté ses scories. Mais il y avait plus encore. Ces deux hommes venaient de deux mondes différents, séparés par un abîme. Le doux Sanzio vivait dans une sphère supra-terrestre, dans un monde idéal. Les luttes, les douleurs de la terre ne l'avaient point touché. Il passait à côté de ses horreurs et de ses vilenies sans les voir. Dans son monde à lui, dans son catholicisme vraiment universel, il réu-
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nissait sans peine le Parnasse et l'Eglise, l'Olympe et le Paradis. Derrière son chevalet, un Erôs pensif souriait à ses madones ombriennes aux paupières baissées et aux longs cols. Quand il peignait la Fornarina, lui-même semblait un saint Jean. Car, dans cette âme angélique, le problème de la Renaissance, la fusion de l'hellénisme et du christianisme était résolu d'avance par le sens inné d'uno. harmonie supérieure. Par contre, dans sa vie besogneuse et tourmentée, l'âpre Buonarrotti avait souffert de toutes les hontes, de toutes les misères de l'Italie. Il avait traversé ses luttes, il s'indignait de ses vices, il ne comprenait pas qu'on pût rester indifférent à ses malheurs et goûter les voluptés de la vie au milieu des catastrophes publiques. Il était à la fois plus ancien et plus moderne que Raphaël. Car, si l'on trouve un prophète visionnaire et flagellateur dans le peintre à'Isaïe et à'Ezèchiel, on peut découvrir un révolté moderne un contemplateur apitoyé de « la majesté des souffrances humaines » dans le sculpteur de la Nuit douloureuse et de l'Esclave mourant. De là ses colères d'ascète, ses mépris de lutteur pour le tendre, pour l'amoureux Raphaël, qu'il accusait de faiblesse et de frivolité.
Cette étroitesse était sans doute une condition de sa grandeur, une nécessité pour l'accomplissement de sa tâche. Toutefois un moment dut venir dans la vie d'un si puissant esprit, où il comprendrait sa limite et s'élargirait assez pour rendre justice à son rival. "i«\ Quelle impression dut \faire sur âme de Michel-Ange la mort de Raphaël, enlevé à trente-
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six ans, dans la fleur éclatante de son génie, par la fièvre romaine ? Là-dessus l'histoire ne dit rien. Vasari et les contemporains sont muets sur ce point. Gobineau suppose que, sous la commotion de cet événement inattendu, il dut se produire dans l'esprit de Buonarotti une de ces lumières subites, où l'orgueil de la personnalité abdique devant l'universelle vérité et devant l'unité de tous les êtres proclamée par la mort. L'idée de cette révolution morale est une véritable trouvaille dramatique. Elle a inspiré à l'auteur de la Renaissance la plus belle scène de son livre. On y voit d'abord MichelAnge à l'apogée de son pouvoir d'artiste, en face de sa Muse, dans le mystère de sa création nocturne on le voit ensuite atterré par la nouvelle foudroyante. Je cite la scène en entier, car je n'ai pas encore découvert un seul lettré contemporain qui l'ait remarquée.
L'ATELIER DE MICHEL-ANGE
(Réduit froid et obscur. La nuit est profonde. Une statue à peine dégrossie sur laquelle tombe la lumière d'une petite lampe de cuivre, que tient à la main Antonio Urbino, le serviteur de l'artiste. Ce dernier est occupé à terminer une sorte de casque en carton dont le cimier est ouvert et disposé de façon à servir de récipient.)
» MICHEL-ANGE. Vois-tu, Urbino ? Tu disais que je ne réussirais pas J'ai parfaitement réussi. Maintenant, donne-moi la lampe.
» Urbjno. Elle ne tiendra pas là-dedans! Elle va tomber et vous incendier les cheveux. Belle invention que vous avez eue 1
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» Michel-Ange. Je te dis qu'elle tiendra Pourquoi ne veux-tu pas qu'elle tienne ? j
» Urbino. Ce n'est pas moi qui ne veux pas qu'elle tienne, c'est elle qui ne tiendra pas.
JI Michel-Ange. – Allons obstiné donne-moi ta lampe, enroule solidement ce fil de fer autour de la base. Tourne encore une fois. Bon Maintenant j'introduis la machine là dedans j'attache le fil ici. Bon vois-tu?. ça tient.
» UnBiNO. En remuant de côté et d'autre, quand vous aurez cela sur la tête, vous mettrez le feu au carton.
» Michel-Ange. -Pas du tout! L'ouverture est large et la flamme a toute la place nécessaire pour vaciller de droite et de gauche. C'est superbe Je travaillerai désormais la nuit et avec des effets de clarté sur le marbre qui me donneront les plus beaux résultats. » Urbino. Vous feriez mieux de vous coucher. Vous avez toujours des idées comme personne n'en a. » Michel-Ange. – C'est fort commode à porter. Je me sens la tête parfaitement à l'aise. Passe-moi le marteau et le ciseau plat. ici. sur la caisse de bois! 1 » Urbino. Je vous dis, moi, que vous feriez mieux d'al'-er vous coucher au lieu de travailler comme un pauvre mercenaire. Vous savez bien que Son Excellence madame la marquise n'est pas contente quand vous vous fatiguez trop.
» Michel-Ange. – Tu iras demain matin prendre de ses nouvelles, et tu lui diras que c'est ma femme qui ne veut pas que je me couche.
» Urbino. Votre femme ? votre femme ? qu'est-ce que c'est que ça ?
» Michel-Ange. – Elle est là, à côté de moi, me regardant de ses beaux grands yeux; elle me pousse le bras et me dit Michel-Ange, travaille, travaille pour ta gloire et la mienne, et elle me montre un bout de
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feuille verte qu'elle a dans la main et qui est du laurier. » URBINO. Ce sont des façons de parler qui ne vous empêchent pas de vous fatiguer à en mourir. » MICHEL-ANGE. De longtemps je n'avais été aussi heureux 1 Il fait nuit profonde, et à la lueur de cette petite lampe j'aperçois des mondes d'idées. Quelle heure peut-il bien être ? ?
» URBINO. J'imagine qu'il ne doit pas être loin de minuit.
» Michel-Ange. Il pleut à verse. On entend l'eau frapper sur les toits et tomber sur les dalles de la cour comme une large rivière. L'orage a été terrible. Des éclairs sillonnent la noirceur miroitante de la vitre. Mais au fond de ces bruits sévères, quel calme Les grondements lointains de la tempête et ses mugissements majestueux, mais pas une voix humaine, pas une voix fausse, mensongère, criarde, prétentieuse ou sottement arrogante ne s'élève pour m'irriter On peut créer. On a l'esprit libre. on est heureux on est tout entier à ce qui vaut la peine de s'en laisser posséder, et le sein compact et serré du marbre s'entr'ouvre déjà commence à se dégager cette tête vivante. Blanche, blanche, elle palpite sous le ciseau qui délivre chacun de ses traits. Ils sortent de la matière. ils parlent
A ce moment, on frappe à la porte. Un disciple de Michel-Ange, Antonio Mini, vient annoncer à son maître que Raphaël se meurt. Il l'a vu couché dans son lit, blanc comme un linceul, les yeux fixés sur son tableau de la Transfiguration. Près de lui, les cardinaux Bibbiena, Sadolet, Bembo, et le pape Léon X en pleurs. « A l'heure qu'il est, il doit être mort », ajoute Antonio. Michel-Ange saisi, bouleversé, ne peut le croire. Une impulsion irrésistible le pousse lui-même au chevet du mourant.
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(Ils sortent dans la rue, profondément obscure; la pluie a cependant cessé de tomber; une déchirure se fait dans les nuages rapidement roulés les uns sur les autres par le vont, et laisse apercevoir une partie du disque de la lune, dont la lumière blanche éclaire quelque peu le faito des maisons et le chemin. Un grand bruit do pas.)
» Michel-Ange. Quel est ce tumulte s~
» URBINO. Nous le saurons après avoir tourné l'angle de la ruelle
» ANTONIO MINI. – Avançons Prenez garde à cette flaque d'eau, maît^ei (II soutient Michel-Ange par le bras.) (Pas&e rapidement et en désordre une troupe nombreuse d'officiers, de soldats, de serviteurs et de porte-flambeaux, dont les torches jettent une lumière rouge sur les maisons au milieu da ce cortège, la litière pontificale avec les rideaux fermés.)
» Michel-Ange, à un camérier. Que signifie cela, Monsieur ? a
» LE Camérier. – C'est le Saint-Père qui rentre au Vatican.
» MICHEL-ANGE. Est-ce que Raphaël ?
» UNE VOIX. Raphaël est mort, et Michel-Ange reste seul en Italie t
(Le cortège passe. Michel-Ange tombe assis sur un banc de pierre. Le» nuages se sont écartés. La lune brille au milieu d'une atmosphère profonde.,
» Michel- Ange. Je reste, c'est vrai. Je reste seul. L'an dernier, c'était Léonard. Maintenant c'est lui, et tous ceux que tous les trois nous avons connus, que nous avons écoutés, sont partis depuis longtemps. C'est vrai, je reste seul. Il fut un temps où j'aurais aimé être ainsi le seul, l'unique, le plus grand, le ccnfident unique des secrets du ciel créateur Je me figurais que de ressembler au soleil, au milieu du monde, sans égal, sans rival, était la plus admirable part du bonheur qu'on pût envier. Comme s'il était quelque chose de pis que d'être seul sur la terre! Pendant des années je n'aimais pas Léonard. Je querellais Raphaël dans le fond de mon coeur. Je me répétais
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pour m'en convaincre, que je ne les estimais pas. Oui, oui, il y a eu des jours où toi, Michel-Ange, tu n'as été qu'un pauvre misérable, à la vue circonscrite, porté à blâmer et à méconnaître ce qui n'était pas semblable à toi, et, je te le dis, parce que c'est vrai, ce qui valait autant que toi et peut-être mieux! J'ai maintenant ce que ma sottise désirait Les astres se sont éteints dans le ciel, et me voilà seul. bien seul, et j'étouffe dans mon isolement 1. Où sont-ils les pareils de Léonard et de celui qui se couche là-bas ? Ah celui-là la beauté, la grâce, la gentillesse, et, dans ses propos comme dans ses regards, le miel divin tout ce que je n'ai pas, tout ce que je n'atteins pas. tout ce que je ne suis pas! celui qu'on a tant aimé et qui l'a tant mérité! Ah mon Dieu 1 ah mon Dieu qu'est-ce que je sens donc ? Qu'est-ce qui s'agite en moi et me tire les larmes de ces yeux qui ne voulaient jamais pleurer? A quoi donc vais-je songer? Oui, un fleuve douloureux se fait jour et roule au fond de mon sein les larmes s'échappent de mes paupières, elles ruissellent sur mes joues, elles tombent sur celui que j'ai toujours grondé, évité, et qui était tellement meilleur que moi! Elle me l'avait dit, elle. Vittoria. elle me l'a toujours dit, et je n'en voulais pas convenir. Mais, je le sais bien au fond, je le sentais et, maintenant que l'éclair de la mort vient de passer entre lui et moi, maintenant que je suis resté là les pieds dans la boue du monde, tandis que sa noble et charmante figure m'apparaît au sein de Dieu, resplendissante des clartés célestes, je vois combien j'étais peu sincère et combien j'étais petit Autour de moi, la lumière se ternit et recule, les ombres s'allongent. Oui, me voilà seul, et l'air glacial du tombeau qui vient de s'ouvrir me frappe à la figure Que deviendront les arts ? Et nous, qui avons tant espéré, tant voulu, tant imaginé, tant travaillé, en définitive, à quoi aurons-nous réussi, et que laisserons-'
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nous à la postérité qui nous suit ? Pas même le quart de ce qu'il aurait fallu faire
(Il se couvre la figure de ses mains.)
» Ujrbino. Venez, maître, vous allez prendre froid. » ANTONIO Mini. – Donnez-moi le bras, et rentrons chez vous.
» Michel-Ange. – C'est juste. Il faut garder ses forces et travailler tant que la chaîne de la vie vous garrotte.
Au sens strict du mot, cette scène n'a rien d'historique, mais elle donne l'impression du vrai. Par la profondeur du sentiment, par l'essor de la pensée, elle s'élève au-dessus de l'histoire et du tumulte des passions jusqu'aux vérités sereines qui la dominent. Reconnaissons que ces gestes et ces paroles sont dignes du maître de la Sixtine et que leurs clartés brusques vont fouiller les derniers replis de sa grande âme.
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Quarante ans s'étaient écoulés depuis la mort de Raphaël. Avec lui le printemps somptueux de la Renaissance avait défleuri. Lf. vie publique et l'art glissaient rapidement sur la pente de la décadence. Savonarole, Machiavel et Jules II, tous trois Italiens passionnés et patriotes à leur manière, avaient rêvé l'unité de l'Italie le premier par l'Evangile, le second par la liberté de Florence à la façon antique, le troisiène par le sceptre pontifical. Mais qu'avait fait de l'Italie le temps, ce maître de mathématiques aux retours sournois et aux additions implacables ? Quelle avait été la Némésis de ses violences, de ses lâchetés, de ses trahisons ? L'Italie n'avait échappé à la hache de César Borgia, au sceptre de fer de Jules II, à l'épée du chevaleresque mais insconstant François Ier, que pour tomber sous le joug terrible de Charles-Quint, l'adversaire à la fois de la Réforme et de la Renaissance, l'ennemi juré de toute liberté de croire et de penser. Charles-Quint ne reconnaissait que deux pouvoirs en ce monde, le pape et l'empereur, et il prétendait gouverner le pape et une seule règle pour tous
MICHEL-ANGRE ET VITTORIA COLONNA.
IV
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ses sujets, « la sainte, la grande, l'omnipotente obéissance ». Le redoutable empereur, si bien représenté par Vélasquez dans son portrait équestre de l'Escurial, abdiquant en 1557 en faveur de son fils, pouvait lui dire « Je pris Rome, j'établis un maître à Florence, je chassai pour toujours la France du Milanais, finalement, je tuai l'Italie. Regardez-y de près don Philippe, et vous verrez que, par ce dernier acte, j'ai singulièrement facilité votre tâche. Le silence règne sur la péninsule entière (1). » Et, du fond de l'Espagne, Philippe II put gouverner l'Italie avec l'Inquisition et les Jésuites. Quant à l'art, il vivait encore, ou plutôt il végétait, mais combien diminué depuis les premiers maîtres de la Renaissance, que les rois et les princes recevaient comme les demi-dieux! A Rome, l'art s'était fait marchand avec les Zuccheri, les Siciolante et les Samacchini. A Venise, il devenait le fournisseur du luxe mondain, et 1 ami du Titien l'Arétin, ce précurseur du journalisme moderne, pratiquait le chantage en grand avec une effronterie souriante et cynique. “
Au milieu de cet effondrement général, MichelAnge seul grandissait, par la pensée comme par l'art. Son avantage sur tous ses rivaux, morts ou vivants, résidait dans la force et dans l'intégrité de son caractère. Depuis sa naissance, treize papes s'étaient succédé sur le trône de saint Pierre. Il en avait servi une demi-douzaine; mais toujours, par ce quelque chose d'intangible et à inflexible (1) Scènes historique,, p. 520. Dialogue entre Charles-Quint et l'Infant.
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qui émanait de sa personne, il avait gardé l'indépendance de sa pensée, la souveraineté de son sentiment, la liberté de ses actes. Par là, il avait préserré des atteintes de son siècle sa puissante vie intérieure, source intarissable de toute grandeur et de toute vraie renaissance. Il n'avait point pactisé comme Savonarole avec l'émeute populaire, comme Machiavel avec César Borgia. Il n'en était point arrivé, comme le premier à reconnaître la vanité de son effort, ni à maudire son ingrate patrie, comme le second.
La récompense de l'homme qui reste en accord avec lui-même est de se développer d'une manière continue, mais parmi ceux-là mêmes combien peu ont le rare privilège d'arriver à une harmonie finale des idées diverses, des sentiments multiples qui agitèrent leur vie ? II semble que, sur la fin de ses jours, Michel-Ange ait atteint cet auguste apaisement, cette forte et sereine synthèse, pendant qu'il écrivait ses derniers sonnets et construisait la coupole de Saint-Pierre.
Si quelqu'un l'aida pour accomplir cette dernière évolution, ce fut certainement la femme qui joua dans son âge mûr le rôle d'une Égérie spirituelle, et dont le souvenir adoucit et dora sa vieillesse. On sait que Vittoiria Colonna avait ardemment aimé son mari, Fernand d'Avalos, et qu'après la mort de celui-ci, elle lui resta noblement fidèle. Elle honora Michel-Ange d'une haute amitié. Elle seule sut arracher le solitaire obstiné à son isolement et faire jaillir les sources secrètes de son cœur. La marquise mourut longtemps avant son illustre ami. Par une licence poétique que per-
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sonne ne lui reprochera, Gobineau prolonge sa vie jusqu'en 1560 et suppose que ces deux êtres, parvenus, au bord du tombeau, se disent un dernier adieu dans la paix conquise par leur vie héroïque et dans la sérénité d'une lumière suprême. Le décor nous offre un tableau à la fois austère et charmant de l'antique aristocratie romaine. Par une grise soirée de décembre, la marquise de Pescaire, vêtue de noir, en cheveux blancs, est assise dans une chambre du palais Colonna, près d'une table d'ébène sur laquelle est posée une lampe d'argent. Deux demoiselles d'honneur et une duègue à grande coiffe travaillent à 1 aiguulle au fond de l'appartement. Le feu est allumé dans la cheminée et les bûches pétillent avec bruit au milieu de la flamme. Un gentilhomme annonce Michel-Ange, et l'on aperçoit, entre deux pages qui portent des flambeaux, un vieillard de quatrevingt-neuf ans, à la face émaciée, au teint d'ivoire On dirait le spectre d'un aruspice étrusque mais il marche droit et ses yeux sont clairs. Vittoria Colonna se lève, va vers lui et le salue affectueusement.
» Michel-Ange. Je baise la main de Votre Excellence.
« LA Marquise Venez vous mettre là, près de la cheminée. Tenez. dans ce fauteuil. Catherine, ne bougez pas; je wx servir Michel-Ange. Bien approchez vos pieds du feu.
« Michel-Ange, assis Je vous laisse faire, madame la marquise, je' vous laisse faire. Une âme comme la vôtre est au sommet de la grandeur, et ce sommet, c'est la bonté.
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« LA MARQUISE, souriant. Ce serait vrai, Ce que vous dites, s'il s'agissait d'être utile aux pauvres, et, comme notre divin Sauveur, de laver les pieds poudreux de quelques mendiants. Mais servir Michel-Ange ?. ce n'est pas trop s'humilier.
« Michel-Ange. – Vous voyez une ruine, marquise, une ruine humaine. Vous contemplez cette double infirmité de la matière dissoute et de l'âme immortelle; qui va bientôt la repousser et s'enfuir au sein de la divine infinité.
LA MARQUISE. Il me semble voir, à côté de moi. en ma présence, dans le cercle possédé par mes regards, une de ces étoiles que Dante fait monter en si petit nombre jusqu'à l'orbe réservé de son étincelant paradis, une de ces étoiles aux scintillements vivants, qui, les plus rapprochées du triangle éternel, empruntent leur éclat à sa lumière. Vous n'êtes pas vieux, Michel-Ange vous existez et vous existerez toujours, comme ne cessera jamais d'être cette partie la plus éthérée, la plus active, la plus influente des intelligences humaines, guide sûr et irréfragable du monde.
« MICHEL-ANGE. J'ai vécu ici-bas assez longtemps et je demande à mon maître de rappeler son serviteur. « LA MARQUISE. Vous êtes las de vivre ? a « Michel-Ange. J'en suis avide au contraire. Je voudrais secouer loin des membres de ma nature réelle ces liens de chair qui la gênent. J'ai soif de la liberté complète de mon être j'ai faim de ce que je devine 1 j'ai hâte de contempler ce que je comprends. Non, non 1 ce n'est pas la mort que je sens venir, c'est la vie, la vie dont on ne peut apercevoir ici-bas que l'ombre, et que je vais bientôt posséder tout entière 1 « LA Marquise. Je pense comme vous. Vous ayez beaucoup fait pour le monde, ,piais moi, qu'ai-je fait ? J'ai beaucoup aimé. celui qui n'est plus Je vous ai beaucoup aimé vous-même, et c'est tout.
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« Michel- Ange. – Vous avez donc produit autant que moi.
Après s'être ainsi regardés et pénétrés jusqu'au fond, le grand créateur et la grande amante constatent leur double ascension vers les hauteurs sereines du renoncement sous la conduite austère de la douleur. Elle leur a enseigné la charité, la mansuétude, l'universelle compréhension. Enfin leurs yeux, remplis de cette lumière, retombent sur l'Italie et interrogent l'avenir de l'art.
« MICHEL-ANGE. Il n'existe plus d'Italie. Ceux que nous méprisions deviennent nos maîtres. Les artistes ont péri. Je suis le dernier survivant de la sainte phalange ce qu'on nomme du même nom glorieux que nous avons porté, ce ne sont plus que des marchands et non dénués d'impudence. Il fallait bien mourir Nous mourons mal, tristement. Qu'importe? Ilyieu de belles âmes, des âmes glorieuses dans cette Italie désormais asservie et prosternée. Je ne regrette pas d'avoir vécu.
« LA MARQUISE. – Hélas je suis moins détachée que vous. Je souffre de ces glorieuses choses qui nous ont quittés ou nous disent adieu. Il me semble qu'après avoir été inondés de clartés, nos pas chancelants s'avancent dans les ténèbres,
« Michel-Ange. – Nous laissons de grandes choses après nous et de grands exemples. La terre est plus riche qu'elle ne l'était avant notre venue. Ce qui va disparaître ne disparaîtra pas tout entier. Les champs peuvent se reposer et rester un temps en jachère; la semence est dans les guérets. Le brouillard peut s'étendre et le ciel gris et terne se couvrir de buées et de pluie le soleil est là haut. Qui sait ce qui reviendra? ~3 « La MARQUISE. Vous semblez fatigué, mon ami. Votre tête s'incline.
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« MICHEL-ANGE. Oui, je suis las. je vais vous' quitter. j'ai quatre-vingt-neuf ans, marquise, et toute émotion me fatigue un peu nous avons parlé ce soir de choses bien sérieuses. Adieu
« La. Marquise. A demain, n'est-ce pas ?
« Michel-Ange. – A demain. oui. si je suis encore de ce monde. et si je n'y suis pas, au revoir, Madame
(Il se lève la marquise le soutient et lui serre la main.) « LA Marquise. Appuyez-vous sur mon bras. je veux vous conduire jusqu'au bas de l'escalier. « MICHEL-ANGE. Je consens à cet honneur. J'accepte cette tendresse. Il me semble qu'aujourd'hui je puis la vouloir. Je vais vous dire un dernier mot. « LA Marquise. – Et quoi, mon ami ?
« Michel-Ange. – Vous que j'aime tant, je vous bénis du fond de mon âme. Adieu!
(Il baise la main de la marquise et s'éloigne.)
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L'idée d'avoir placé ces deux grands personnages, en manière de conclusion, à l'issue de la Renaissance italienne et au seuil de l'avenir, me paraît singulièrement haute. En se mirant l'un dans l'autre, ils résument leur propre vie et en la résumant, ils prononcent une sorte de jugement dernier sur leur siècle. Ce jugement est à la fois la condamnation de l'idéal social de la Renaisnaissance et l'apothéose de son rêve d'art, mais au nom d'un principe nouveau qui lui fut étranger. Que voulut en effet la Renaissance ? Elle découvrit l'antiquité grecque et latine, elle sut l'évoquer et la faire revivre à l'œil et à l'esprit des temps modernes, comme un principe d'humanité libre et d'impérissable beauté. Elle inventa l'humanisme et l'hellénisme c'est sa gloire immortelle. Par malheur les grandes époques traînent de grandes erreurs derrière leur char de triomphe. La Renaissance crut pouvoir appliquer l'art et la beauté, comme un vêtement de luxe, sur. sa vie féroce et corrompue pour se rendre forte et belle. De là ces tyrans platoniciens, ces condottières dilettantes, ces prélats erotiques, ces peintres athées de la
RENAISSANCE ET RÉGÉNÉRATION
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Vierge et du Christ, ces humanistes, valets de princes criminels, ne parlant que de Tite-Lîve et de Plutarque, déclamant sur Brutus et Caton. De là enfin la banqueroute morale, sociale et politique de cette civilisation, où un faux hellénisme recouvrait un christianisme hypocrite.
Que firent, au contraire, Michel-Ange et Vittoria Colonna, chacun dans sa sphère ? Chez eux, on trouve le double effort de la Renaissance et de la Réforme fondu en une seule et même vie. Ils transformèrent leur propre nature jusque dans ses racines, ils se renouvelèrent de fond en comble par l'effluve mystérieux de la vie intérieure, par la puissance du sentiment et de la volonté. L'une fit de l'amour et de la charité un art, l'autre fit de l'art un exemple de force, un moyen d'ennoblissement, une religion. C'est en quoi ils dépassent l'idéal de le.ur temps et atteigent l'idéal des temps nouveaux.
Au principe incomplet de la renaissance par l'art ils ont ajouté celui de la régénération parl'âme. Devançant leur époque de trois ou quatre siècles, ils ont résolu le plus difficile des problèmes en accomplissant en eux-mêmes la fusion de l'hellénisme et du christianisme, de la beauté et de la spiritualité, de l'action et de la vie transcendante. Et qui a opéré ce miracle en eux? Leur foi consciente et active au principe immortel de l'âme, en ses pouvoirs infinis. Par elle, ils furent ̃des condensateurs de force, des maîtres d'énergie et de beauté.
Peut-on dire que notre temps ait mieux appliqué cette vérité que la renaissance ? Nullement.
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Sans doute le xk* siècle J'a formulée plus glorieusement qu'aucun autre par ses inusiciens-pro«hèt-s par ses poètes de génie et par quelques rares penseurs comme EmerL, Carlyle ou Armel qui ont eu la divination des forces secrètes et transcendantes de l'être humain. Pas plus que le xv!e siècle, le xix° siècle n'a réalisé son programme. Bien des causes, parmi lesquelles la plus lourde est son matérialisme scientifique, l'en ont empêché Voici la confession loyale d'un des plus grands positivistes de notre temps « //humamté dit Herbert Spencer dans son dernier livre (1) s abruti et se démoralise, elle se sert de l'enseignement pour désapprendre à être honnête et noble. Et cela vient de ce que nous avons identifié la vie avec la raison. Nous avons attribué à la pensée Te importance qu'elle est loin d'avoir dans notre vie intérbure, et nous avons tout subordonné au culte de la raison, qui, en réalité, ne joue et ne peut jouer qu'un rôle secondaire. L'élément essentiel de la vie n'est pas la raison, mais le sentiment dans son double rôle de sentiment (il faudrait dire ici d'intuition) et d'émotion. » Cet aveu est précieux de la part d'un penseur qui a fondé sa philosophie sur l'intellectualité pure et sur la science de la matière. Notre temps, qui réclame ce qu'il appelle la justice sociale, comme la Renaissance réclamait la beauté par l'art, ne se doute e pas que oelle-là n'est pas plus possible que l'autre sans la connaissance profonde des âmes qui établira leur hiérarchie par leur degré d'évolution. (i) FaeU and comment! (1903).
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Les grands exemples héroïques sont restés presque tous isolés et impuissants dans l'histoire. Ils rayonneront davantage lorsqu'on aura mieux compris leur source.
Cette foi superbe dans l'âme, dans sa vertu créatrice et régénératrice, est une exception dans l'œuvre de Gobineau lui-même. Car elle est en contradiction avec sa théorie exagérée et décourageante des races, avec le pessimisme noir qui assombrit toute son œuvre. Ne lui en sachons que plus de gré d'avoir su, en un jour d'inspiration, exprimer cette noble foi, à travers les grandes figures de Michel-Ange et de Vittoria Colonna, qui lui apparurent, lumineuses consolatrices, au pays scandinave, où l'aurore boréale darde sa couronne d'éclairs vers le sud comme l'éternelle nostalgie du pôle glacé vers le midi brûlant.
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GUSTAVE MOREAU
LA PEINTURE PSYCHIQUE
ET LE SYMBOLISME TRANSCENDANT
Gustave Moreau. offre un exemple achevé du créateur solitaire et du précurseur méconnu de son temps. Ame fièrement repliée sur elle-même, penseur profond, peintre de génie, il travaille sans relâche pendant un demi-siècle. Disciple fervent des maîtres, il arrive par degrés, sans heurt ni soubresaut, a l'expression d'un art à la fois personnel et synthétique. Sa puissance de conception égale le raffinement de ses moyens techniques. Mais il se tient en dehors de toute coterie mondaine, de toute protection gouvernementale. ïl professe un dédain absolu du vulgaire aussi bien que de l'intrigue et poursuit son but avec la tranquille audace d'un passionné de l'art, d'un croyant de l'idéal. Qui n'a entendu jadis des bruits étranges courir les ateliers et les salons ? Moreau, disait-on, passait sa vie avec un ou deux amis à dénigrer tous ses confrères, il cachait ses tableaux dans une arrière-boutique comme un Shylock qui tremble pour ses trésors. Plusieurs confrères ajoutaient avec un sourire de pitié indulgente que le sombre rêveur était devenu fou d'orgueil.
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Accusations ridicules dont les événements firent justice. Loin de s'inquiéter de ces calomnies, Gustave Moreau en souriait avec un malin plaisir et une certaine satisfaction, car elles défendaient sa chère solitude. Après tout, il ne faisait que se garer des sots et des jaloux pour achever son œuvre en paix. Il n'exposait que rarement, ne voulant livrer au public que des chefs-d'œuvre. A la suite d'une mort qui le touchait au cœur, il se retira même complètement de la lutte sans cesser de produire. Malgré tout, la grande renommée était venue avec l'âge. A plusieurs expositions, telle de ses toiles avait jeté comme un coup de lumière fulgurante et soulevé une onde d'émotion. Le Jeune Homme et la Mort, Hercule et l'Hydre, l'Apparition firent époque. Déjà les amateurs au flair délicat se disputaient ses tableaux. Enfin 1 fccole des Beaux-Arts l'appela dans son sein et le nomma professeur. Il s'acquitta de sa tâche avec une conscience et une modestie qui étonnèrent tout le monde, ne parlant jamais de lui-même et ne cherchant à développer que deux choses chez ses élèves, l'intelligence des maîtres et l'originalité personnelle. Il leur disait « Exercez votre cerveau, pensez par vous-mêmes. Que m'importe que vous restiez dix heures assis devant votre chevalet, si vous dormez, Tenez-moi tète, morbleu Tâchez d'avoir une opinion. » Par ses merveilleuses improvisations devant les chefs-d'œuvre du Louvre, où les peintres fatigués des trucs d'atelier venaient l'entendre, il imposa l'estime à ses adversaires, la vénération à ses élèves, l'enthousiasme à ses disciples. Avee Puvis de Chavannes, il fut le pro-
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moteur d'une renaissance idéaliste dans la peinture française en ces dix dernières années. En 1898, on apprit que le grand solitaire était mort brusquement à l'âge de soixante-douze ans, en pleine activité. Si, de son vivant, il s'était dérobé à la curiosité de la foule, du moins voulut-il garantir intégralement à la postérité le noble fruit de son travail acharné. Il léguait à l'État ou à la Ville de Paris son hôtel, sa maison paternelle, sous clause de la transformer en un musée de son oeuvre complète. Ce n'est pas à lui-même, c'est à la pensée de toute sa vie que cet héroïque amant de la Vérité sublime, que cet alchimiste de la Beauté pure voulut élever un temple. Pour être certain que l'oeuvre serait accomplie scrupuleusement, il choisit comme exécuteur testamentaire le compagnon de ses jeunes années, le soutien de son âge mûr, le confident de ses peines et de ses joies, l'ami sûr et infaillible, éprouvé par un demisiècle de fidélité. M. Henri Rupp s'est royalement acquitté de sa tâche. Il a fait du musée GustaveMoreau un musée modèle, qui par l'ordre, l'élégance et la clarté glorifie l'oeuvre d'un grand artiste, érige à son génie un asile inviolable au cœur de Paris.
Quittons la place bruyante de la Trinité, où la foule charriée des boulevards se heurte au flot humain qui tombe incessamment des hauteurs de Montmartre. Prenons la rue Saint-Lazare et engageons-nous dans la paisible rue de La Rochefoucauld. Cent pas de montée, nous voici au numéro 14, en face d'un élégant hôteï en retrait dem'ivt; sa grille. Un hôtel ? non plutôt un êânCtUâirs d'art,
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asile souriant et serein, qui s'isole et s'élève un peu au-dessus des autres pour se recueillir. Deux hauis étages sur un modeste rez-de-chaussée en font presque une tour du Silence et du Rêve. Les deux grandes salles du premier et du second étage occupent la largeur de l'édifice et contiennent les grandes toiles. Les cabinets du rez-de-chaussée renferment les dessins et les copies. 7,000 dessins, 800 tableaux à l'huile et à l'aquarelle, voilà le legs stupéfiant de ce peintre à sa patrie. L'oeuvre se déroule en somptueux cadres d'or sous le plein jour de l'ouest versé par un large vitrage. Les dessins superbes, montés sous verre, peuplent les lambris en châssis mobiles. Panneaux sur panneaux, on feuillette les murs comme des albums. Une ingénieuse bibliothèque tournante, véritable pavillon à surprises, contient la fleur des, aquarelles, de merveilleuses Lédas, l'admirable Centaure portant le cadavre d'Orphée, et ce poète persan, d'une fraîcheur matinale, qui évoque l'arrivée d'un Hafiz dans une oasis du Turkestan, des trésors de paysages et de fantaisies.
Mais jetons un coup d'œil aux scènes grandioses qui tapissent jusqu'au plafond les deux étages du musée. On reste d'abord ébloui et déconcerté. L'œuvre est immense, mais inégale et houleuse. Des tableaux de toute grandeur, beaucoup de toiles inachevées, une variété prodigieuse de composition et de coloris, donnent une première impression de discordance. II n'y a pas deux tableaux conçus dans la même tonalité, pas deux gammes de couleurs qui se ressemblent, pas deux attitudes qui se répètent, et cependant toutes les figures
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sont nobles, tous les gestes expressifs. Peu à peu, le jour se fait dans ce chaos apparent, et majestueusement s'en dégage une épopée de l'humanité héroïque à travers la mythologie classique et quelques rares épisodes de l'histoire sainte. Les formes ont l'harmonie de l'art grec, le sentiment qui les anime est tout moderne. On y reconnaît un homme qui a traversé les affres du cœur et les tourments de la pensée, mais qui ne veut montrer à ses semblables que sa foi conquise, revêtue de cette beauté qui, selon Platon, est la splendeur du vrai. Au premier plan, règnent en maîtres les héros mystiques de l'Hellade, dompteurs de monstres et conquérants de lumière, Hercule, Jason,. Orphée, Œdipe. Au-.dessus d'eux apparaissent ça et là, auréolés de foudres et d'éclairs, quelques grands Olympiens, symboles des puissances transcendantes de l'Univer3, Jupiter, Apollon, Athéné, et près d'eux, ces femmes qui devinrent déesses, sous l'étreinte d'un dieu, Léda, Sémélé. A ces fiers lutteura, à ces pures initiées, se mêle un cortège de femmes séduisantes, tentatrices dangereuses, enchanteresses perfides ou nobles inspiratrices, les OmphaJe, les Pasiphaé, les Muses pensives et les Vierges sages, au suave profil, qui reposent chastement près des blanches licornes. Autour des héroïnes et des héros, tournent les monstres de la fable, sphinx, griffons et chimères. Ils blasonnent de leur faune étrange les royaumes de l'inconnu. Et ce ne sont pas de vains fantômes, copies exsangues de froides sculptures. Non, ils respirent,. ils vivent, ces animaux terribles. Un sang chaud rosit leur chair ou hérisse leur poil fauve. Us
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aiguisent leurs griffes, ils dressent leurs ailes, tandis que les oiseaux bleus de la légende sillonnent les ténèbres pourprées et que les cygnes d'argent s'essorent en des ciels d'outremer. Pareils aux porte-flambeaux des mystères d'Eleusis, ces gardiens du seuil ont l'air de crier aux v,siteurs Eskato bêbèloï! Arrière les profanes Mais leurs yeux, qui rutilent de pensées innommables; disent à quelques-uns « Entrez, vous qui savez les signes et qui devinez l'âme des choses, entrez dans les cavernes de la passion, montez par les forêts et les lacs du rêve aux cimes blanches de l'Idée pure » Tentons ce voyage. Il en vaut la peine.
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LES DÉBUTS. – LE CYCLE DU POÈTE. – LA PEINTURE PSYCHIQUE
Gustave Moreau, né en 1826, était le fils d'un architecte distingué. Nous ne savons presque rien de ses premières années. Sa nature méditative, dont la vigueur ne devait éclater que plus tard, comportait un développement tardif, mais continu et sûr. Il montra une vocation précoce pour la peinture. Loin de l'entraver, son père l'encouragea de toutes ses forces. Vers 1848, Moreau entra à l'atelier de Picot, professeur médiocre, peintre nul, fabricant du poncif d'école sec et vide; L'élève s'en dégoûta vite, et, sans quitter l'atelier de son maître officiel, il s'enthousiasma pour Eugène Delacroix, qui passionnait alors toute la jeunesse. Trois Hamlet de cette époque montrent le disciple s'inspirant du maître. On y surprend toutefois un trait personnel dans le besoin d'approfondir et d'affiner l'expression des physionomies. L'auteur de la Barque du Dante, de la Barricade et du Massacre de Scio apporta dans la peinture un nouveau sentiment de la vie par la vibration du coloris et la fougue des mouvements. Il révéla à Moreau le sens du drame dans la vision des choses. Mais
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cette vision plus extérieure qu'intérieure ne répondait qu'imparfaitement à l'idéal encore inconscient du jeune admirateur. Devant ces gesticulations violentes, devant ces tempêtes de couleur, le disciple dut éprouver plus d'une fois la sensation que nous donne Baudelaire de ce puissant génie dans son poème des Phares
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent comme un soupir étouffé de Weber.
Le jeune Moreau se sentait à la fois attiré par de telles impressions et bouleversé d'une lourde angoisse. Auprès des orgies picturales de Delacroix, il demeurait pensif comme Orphée devant les rondes des Bacchantes. Malgré son inexpérience, le jeune homme ne croyait pas, avec Baudelaire, que « ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum » fussent « le meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité». Il rêvait d'un autre art aussi intense, aussi dramatique, mais plus recueilli, plus profond, où l'âme humaine se traduirait elle-même en ses luttes intimes avec la mesure et la grâce incisive de l'art grec.
Entre vingt et trente ans, on ne se devine guère qu'à travers les autres. Moreau se découvrit dans un émule, dans un ami de choix, son aîné de dix ans. Théodore Chasser iau lui 'montra la voie par son exemple. Les deux peintres, qui s'éprirent d'amitié vers 1860, crurent à une synthèse du classique et du romantique par un principe supé-
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rieur, à un art émotionnel, où la passion violente serait contenue par la beauté et ennoblie par la force de l'idée. Moreau s'y jeta résolument et comprit en avançant que l'âme moderne doit s s créer son expression selon les mêmes lois que l'art antique, mais avec des moyens nouveaux. De 1858 à 1860, Moreau séjourna en Italie. Ce fut pour lui la dernière initiation et, par suite, la grande révélation de lui-même. Il n'avait aucune préférence marquée pour telle ou telle école son sens universel lui ouvrait toutes les routes du beau. Mais il y eut, dans ses admirations, une progression lente qui le conduisit à l'intuition de son propre idéal. Des Vénitiens, ces maîtres du coloris et de la beauté physique, des Primitifs, ces dessinateurs de l'âme naïve dans le geste hiératique et précis, il s'éleva à Michel-Ange, évoquateur colosse des archétypes, pour en venir aux peintres subtils de l'âme profonde et consciente, aux Boticelli, aux Corrège, aux Vinci.
Quand Gustave Moreau revint d'Italie, son œuvre n'était pas faite, mais il avait trouvé sa voie. Deux génies y traçaient leurs sentiers de lumière et lui faisaient signe en se retournant Y Ame et la Beauté. Oui l'Ame et la Beauté furent les sœurs divines, l'une voilée, l'autre radieuse, qui entraînèrent ce nouvel Argonaute vers des terres lointaines, par delà les hautes mers de la passion et de la vie.
Si Ton compare un des tableaux de Moreau d'avant son voyage en Italie à l'un de ceux qui suivirent de près, on verra la différence entre l'artiste
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qui se cherche et celui qui s'est trouvé. Prenons dans la première catégorie, Ulysse et les Prétendants. C'est un sujet épique, traité à l'ancienne manière, d'un dramatique violent et tout extérieur, Ces corps de jeunes gens qui agonisent sur un pêle-mêle d'armures, d'amphores et de sièges renversés ne produisent qu'une sensation physique. Il y a cependant un jeune poète qui attend la flèche mortelle en s'appuyant sur sa lyre. Son œil, désorbité d'épouvante, voit la déesse terrible, invisible aux autres. Ce rhapsode hagard est la seule âm.e pensante dans ce massacre de bétail humain. --Regardez ensuite les Muses quittant Apollon. Une harmonie intime et supérieure préside à la composition et enveloppe toutes les lignes d'une même cadence. Le tableau est en hauteur et donne l'impression d'un fleuve de femmes qui tombe lentement d'une source sacrée. Apollon, auréolé comme un Christ, est assis sur un tertre élevé qu'ombragent de sveltes lauriers. Les Muses, vêtues de robes orientales, avec des fronts et des cheveux de madones, descendent les degrés abrupts du trône et marchent vers le spectateur en portant leurs précieux instruments de musique. Les plus hautes et les plus proches du dieu tournent vers lui leurs têtes inspirées. Celles qui les précèdent et qui l'ont perdu de vue, regardent le ciel avec mélancolie. Il y en a une qui baisse les paupières en inclinant la tête. Elle écoute la mélodie sortir sous forme de fleur d'une grande flûte qu'elle presse sur son sein. Celle-là pourrait dire à son maître comme la douce Nichdali à Krichna « Je ferme les yeux pour mieux voir ton image au de-
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dans de moi », Sur le devant, la plus fière des neuf Muses élève dans sa main une branche de laurier, qu'un grIffon au bec crochu regarde avidement. Dans cette grave descente des sœurs mélodieuses, tout exprime l'inspiration divine qui s'atténue et se matérialise en s'éloignant de sa source. Le peintre accentue l'idée par la gamme des couleurs, qui va du bleu pâle, dans le haut, en un ruissellement de jaunes et de violets sur les robes des Muses, jusqu'au pourpre foncé du sol, qui rougeoie au soleil couchant. L'œil glisse de l'éther de la pensée au sang chaud de la vie.
Une idée parallèlement inverse éclate dans le pendant de ce tableau, Hésiode et les Muses. Le jeune berger s'est éveillé par une fraîche matinée près d'une source de l'Hélicon, aux accents délicieux de voix cristallines, mêlées au frémissement de la cithare. Il se lève ébloui. Neuf jeunes filles, d'une grâce et d'une audace virginales, l'entourent de leurs jeux adorables et de leurs voix sonores comme d'une guirlande vi^ace et parfumée. Les unes cueillent des narcisses près de la source; une autre agenouillée lui tend une couronne de roses une autre nui offre la lyre. Toutes ont l'air de lui dire « Prends ces trésors, tu es le poète élu des Dieux » Hésiode lui-même rayonne de tout le charme de la jeunesse, de la force et de l'innocence. Dans ce chœur de jeunes filles, ivres d'un dieu invisible, lui-même a l'air d'une grande vierge déguisée en adolescent, nrginius inter rirgines. La tête inclinée, les bras ouverts, il regarde la Muse agenouillée qui lui présente la couronne et n'ose la prendre, inconscient encore de sa haute
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mission, tandis qu'une autre Muse le pousse par derrière. Pendant ce temps, Pégase piafle sur un tertre et Cupidon, h califourchon sur son aile dressée, s'agite d'impatience. Le mouvement ascensionnel de ce tableau s'oppose au rythme descendant de l'autre. Après l'élégie où palpite le regret de l'Olympe, voici l'ode fougueuse qui veut le reconquérir. Il y a convergence de tous les gestes, de tous les regards des Muses, vers le corps neigeux du bel adolescent dressé d'admiration et d'exiase il y a une fusée de lumière du bas en haut, depuis les oiseaux qui s'ébattent sur la source jusqu'aux ailes de Pégase, blanches comme la foudre, et aux deux cygnes qui s'élancent, le cou tendu, vers le ciel rosé, dans les hautes branches du peuplier. Et tout cela donne l'impression d'une envolée de l'àme au matin de la terre, dans la fraîcheur de la jeunesse.
Gustave Moreau avait du poète la plus haute idée. Il le considérait comme le voyant des vérités supra-terrestres, prophète des hommes, excitateur des mâles vertus. Ainsi son Tyrtèe rythmant son ode aux cris du combat, à côté du jeune guerrier qui tombe percé d'une flèche. Néanmoins, le type, qu'il revêt généralement d'une forme mythologique ou fantaisiste, est bien le poète inquiet errant et tourmenté de notre siècle, âme orageuse, à la fois puissante et faible, sublime et misérable, ballottée entre le doute et la foi, allant des splendides extases aux noirs découragements. Ce poète du xïx6 siècle, qui a conçu l'infini de l'univers et l'immensité de Dieu, a des solitudes et des teneurs que n'ont pas connu ses émules des âges précé-
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GUSTAVE MOREAU 337 le éperdument IfiWivi'n r\*n~ i_
dent,. Il cherche éperdument le divin dans toute la nature, mais il ne croit à son dieu que lorsque ce <heu le possède. Que l'inspiration l'abandonne, et il retombera dans son néant. Ce poète-là n'est qu'une lyre fragile, aux accords intermittents. Le colloque secret entre l'homme et sa voix intérieure le drame entre l'inspiré et son génie invisible' voilà les thèmes subtils et hautement psychiques qu évoque le Cycle du poète de Gustave Moreau. Voyez la lYluse~ et le Poète, peinture sur émail de la collection Hayem. Un jeune homme au profil dtrôs regarde dans le vide et songe. Derrière lui, la Muse pensive lui pose gravement la main sur l'épaule et lui insuffle sa pensée. 11 écoute dans un indicible ravissement. C'est l'heure cristalline de l'inspiration première. Regardez ensuite les Pentes du Poète, l'exquis lavis en Cft du Luxembourg. Deux figures, nettes comme un bas-relief et pâles comme des rêves, se détachent sur une vapeur violette où serpente un fantôme de laurier. Le poète confie son profond chagrin à sa Muse chérie. De quel geste adorable il s'abandonne, le corps cambré, la tête rejetée en arrière les bras inertes posés sur les genoux de la consolatrice Et de quelle tendresse maternelle la sœur céleste enveloppe avec sa main la tête de l'adolescent et rouvre sa paupière, fermée par l'excès de la douleur, pour regarder au fond de ses yeux! C'est l'heure suave de l'effusion divine. Mais voici que, dans un grand tableau à l'huile du musée Gustave Moreau, nous apercevons le Poète voyageur JI est la,, le visage endeuillé par les ombres de la vie, sa lyre en bandoulière, acc;22
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blé devant un gouffre, pendant que Pégase le regarde avec une pitié sévère. Et le voilà, un peu plus loin, à moitié endormi et dompté, dans une torpeur voluptueuse, au fond d'une grotte purpurine, tapissée d'algues et de madrépores, où la sirène au corps opulent, à la queue squammeuse, le tient sous son œil glauque et sous sa main fatidique. – Nous ne suivrons pas le poète dans toutes ses phases, où son génie tantôt le conforte et tantôt s'envole. Mais maintenant arrêtons-nous devant la plus belle toile de cette série, devant Orphée ou tombeau d'Eurydice. On dit que Moreau la peignit après la perte d'une amie très chère, compagne de sa vie et confidente de son labeur. Dans cette scène, d'un coloris audacieux et superbe, éclate toute la puissance émotive du peintre et le rôle intensément pathétique qu'il sut donner au paysage.
Au fond de la toile, le tombeau d'Eurydice s'appuie à l'épaisseur d'un bois ténébreux. La lueur jaunâtre d'une lampe sépulcrale éclaire à peine la porte ouverte du blanc mausolée. Sur le devant, Orphée hâve, les traits creusés parla douleur, est à genoux devant une flaque d'eau lugubre et suspend sa lyre à un tronc d'arbre brisé. Cette lyre est à jamais muette et lui-même plus flétri que ce tronc. Le silence l'accable avec le crépuscule. La rosée tombe goutte à goutti du calice des fleurs dans l'étang immobile la lampe du sépulcre vacille et va s'éteindre tout est fini. Mais quel incendie éclate dans la couronne des chênes et fait brûler leurs feuilles rousses? Les torches des Bacchantes ont-elles allumé les forêts de la
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Thrace ? Ou bien les arbres ont-ils pris feu d'eux.mêmes à la mort d'Eurydice ? On dirait que leurs crêtes rouges surplombent l'infortuné d'un brasier de désespoir. Que ne peuvent-elles le consumer 1 Hélas ces flammes ne sont qu'un cercle de torture, barrière infranchissable. Et derrière elles, des nuages nacrés bouillonnent dans le ciel viollatre comme la fumée d'une prière. Ils montent et se dissolvent dans l'azur sans bornes où s'est évanouie l'âme d'Eurydice
Ce tableau nous induit à définir le caractère essentiel de la peinture de Gustave Moreau. Dans la philosophie naturaliste, dont Taine a donné la formule précise, l'homme est un produit fatal de la nature ambiante, de la race et du moment historique. Telle une monnaie qu'un pilon frappe à son effigie. Cette formule simpliste nous montre, en un raccourci puissant, une des faces de la vérité, mais la face inférieure seulement. Serait-il défendu d> regarder le monde par l'autre bout de la lorgnette? N'est-ce pas plutôt le privilège de l'art comme de la philosophie de surprendre les marques de l'Esprit dans tous les règnes de la nature et de reconnaître le sceau de sa maîtrise dans J'action de l'homme sur la matière qu'il transfigure à son image? En ce cas, selon le mot heureux de M. Paul Flat, « l'art d'imitation devient un art d'expression (1) », c'est-à-dire que le monde iJUav0 MUSéC Gustave Moreau, l'artiste, son œuvre, sore influence 18 hëhogravut-es hors texte par Paul Flat. 1900. (Société d'Edi- tion artistique). Etude remarquable. Voir aussi le beaulivre d'un disciple ^y»Y»ritre' M. Ary rT.Ï guITc lt7oreau, 1828-1898 (Gawette des Bcaux-Arts~ 1900, et l'ouvnlge de M. Bé:'1édite, Gustave Moreau et Burne Jones, 1899,
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extérieur ne sert plus qu'à exprimer le monde intérieur de l'âme et de la pensée, norme et chef suprême du tout. La peinture de Gustave Moreau correspond à ce degré supérieur de l'évolution naturelle et de la conscience humaine. Ici, nous voyons le monde d'en haut, par 1, côté de l'Esprit. L'ordre des causes et des effets se renverse. L Ame humaine apparaît en reine du monde, créatrice de son cadre et de .es destinées. Fille divine de l'Idée, elle moule son corps à son image et s environne d'un décor qui reflète ses émotion comme un miroir fidèle. Pétris de sa substance les êtres et les éléments cessent de l'opprimer obéissent. à ses impulsions et la traduisent en la diversifiant. Devant tel tableau du maître, nous avons l'intuition d'un monde plus homogène, où les éléments plus dociles et plus fluides revêtiraient les formes et les couleurs de nos pensées. Le paysage joue ici un rôle analogue à celui de l'orchestre wagnérien. Par ses nuances et ses harmonies, il module les émotions du drame intérieur et les prolonge en arrière et en avant, dans un prodigieux au-delà du temps et de l'espace. Baudelaire a dit « Un tableau fidèle et égal au rêve qui l'a enfanté doit être produit comme un monde ». C'est ainsi que travaille Gustave Moreau. C'est du centre vivant de l'âme qu'il crée son monde, c'est selon les lois de l'âme qu'il le modèle et qu'il l'achève. Son art mérite donc à tous égards le nom de peinture psychique.
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LE CYCLE DE LA FEMME. DE MESSALINE A LÉDA Toute l'épopée humaine raconte l'histoire de l'âme. Avec son tempérament d'intuitif et de voyant Gustave Moreau la condense et l'individualise en deux groupes distincts, qui forment deux galeries parallèles le Cycle de la Femme et le Cycle de l'Homme, Partis l'un et l'autre de l'animalité et de l'inconscience pour s'élever une spiritualité et à une conscience toujours plus hautes, l'homme et la femme montent par des chemins divers jusqu'au sommet lumineux, où une harmonie grandiose succédera à leurs conflits passés. Voilà la double et périlleuse ascension tentée par l'artiste. Nul autre ne l'osa. Qui donc l'y poussait? Quelle pensée obsédante ? Quel impérieux désir ? La soif des Centaures et 'des héros, le désir de dompter le monde par la force ou par l'idée. Pareil à l'un de ses héros, Œdipe, luttant poitrine contre poitrine, regard contre regard, avec le Sphinx qui le déchire, le peintre-penseur voulut prendre corps à corps l'énigme de la nature et de l'homme. Pour en savoir le fond, il fallait l'embrasser tout entier. C'est pour cela qu'il dût parcourir toute l'évolution humaine, gravir infatigablement tous les
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degrés de la longue échelle. C'est pour cela qu'il fouilla l'âme féminine, avec une inlassable passion de la courtisane jusqu'à la sainte, c'est pour cela qu'il voulait conduire l'homme du Centaure au héros et du héros à l'initié.
Sur la tortueuse route, aux labyrinthes décevants, aux pertuis étroits, aux vertiginieux abîmes aux apparitions multiples, l'artiste ne choisit que les épisodes frappants, les crises décisives qui marquent un échelon franchi, un horizon gagné. Chacun de ses tableaux nous peint un état aigu de ses personnages familiers, une illumination intérieure, une révélation terrible ou rassurante, par où ils furent avertis ou sollicités de descendre en quelque gouffre inconnu ou de reprendre le chemin des cimes. De ces épisodes, épars aux murs de son musée en un pêle-mêle troublant, je ne choisirai que les plus incisifs en suivant l'ordre ascensionnel des zones psychiques.
Arrêtons-nous d'abord devant un tableau bizarre et inachevé. C'est un dessin minutieux, à l'encre, sur toile blanche. Les Chimères nous offrent une. conception gigantesque dans une composition complexe et touffue. Imparfaite au point de' vue de l'art, elle n'en occupe pas moins une place importante dans l'œuvre du maître, parce qu'elle e ramasse dans une vision unique sa pensée totale sur la femme. Le peintre lui-même nous la dira, car il a laissé une précieuse interprétation de ce. tableau. « Cette île des rêves fantastiques renferme toutes les formes de la passion, de la fantaisie, du caprice chez la femme. La femme dans son essence première, l'être inconscient, folle de
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l'inconnu, du mystère, éprise du mal sous la forme de séduction perverse et diabolique. Rêves d'enfants, rêves des sens, rêves monstrueux, rêves mélancoliques, rêves transportant l'esprit et l'âme dans le vague des espaces, dans le mystère de l'ombre, tout doit ressentir l'influence des sept péchés capitaux, tout se trouve dans cette enceinte satanique, dans ce cercle des vices et des ardeurs coupables, depuis le germe d'apparence encore innocente, jusqu'aux fleurs monstrueuses et fatales des abîmes. Ce sont des théories de reines maudites venant de quitter le serpent aux sermons fascinateurs ce sont des êtres dont l'àme est abolie, attendant, sur le bord des chemins, le bouc lascif monte par la luxure qu'on adorera au passage des êtres isolés, sombres dans leurs rêves d'envie, d'orgueil inassouvi^ dans leur isolement bestial des femmes enfourchant des Chimères qui les emportent dans l'espace, d'où elles retombent perdues d'horreur et de vertige (1). » Ce commentaire suggestif omet un point capital. A la cime de l'île, où les Chimères se démènent avec leurs victimes, se dresse une cité aux flèches aiguës. Vers sa porte haute s'acheminent, en file serrée, les vierges sages, les saintes et les initiées. Toute l'évolution de la femme se meut entre ces deux extrêmes. Comme en un cauchemar prophétique, Gustave Moreau a entrevu dans cette œuvre les multiples manifestations de l'Éternel Féminin. 11 a très bien vu que la femme, essentiellement (1) Cahiers inédits de Gustave Moreau. Cité par M. Paul Flat. r
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réceptive et plastique, demeure, dans la région inférieure de l'instinct, la proie aveugle des passions les plus mauvaises, l'instrument docile de toutes les perversités. Dans ce monde des éléments, elle apparaît elle-même comme un élément, le plus dangereux de tous, parce que le plus mal- léable aux mains des méchants et le plus subtil à corrompre les simples. Mais dans la sphère des sentiments et des idées, la femme peut devenir aussi l'interprète le plus pur et le plus transparent du divin. Dans le bien comme dans le mal, elle surpasse l'homme, car elle se donne sans réserve à l'enfer comme au ciel. Dès sa jeunesse, le peintre a subi la fascination de la femme comme celle d'un abîme de bestialité et de divinité, où tous les secrets de la nature se jouent sous les masques innombrables des passions. Avec lui, plongeons au fond du gouffre d'où il saura tirer sa perle.
Voici la Messaline. Une scène de Juvérial repensée par le maître. Nous sommes dans un mauvais lieu de Rome, au quartier de Suburre. Une cellule étroite, pareille à celles du lupanar de Pompéi, que les cendres du Vé?uve ont conservé dans sa cynique intégrité. Une grande femme nue, au corps élancé, au profil droit de patricienne, couronnée d'une coiffure savante comme d'une tiare, se dresse :d'une jambe sur un tabouret et pose le genou sur un lit sordide. Cette femme, d'une si fme élégance, qui ne peut abdiquer sa race dans ses plus inouïs ^éportements, c'est l'irnpériale prostituée qui représente dans l'histoire le nec plus ultra de la frénésie sensuelle et de l'ab-
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jection où elle peut conduire. Un jeune homme du peuple, au corps de gladiateur, à la peau brunie par le soleil d'Afrique, aux cheveux crépus, la saisit par la taille, d'un geste avide. Son ceil écarquillé dévore sa proie superbe. Elle détourne la tête. Pendant qu'une de ses mains effilées caresse voluptueusement le cou du jeune homme, l'autre serre contre sa joue une gaze précieuse comme pour voiler son infamie d'un reste de pudeur. Sinistre contraction de ce visage hautain. Les hontes passées, sa fin lugubre l'obsèdent, et pourtant elle va se livrer comme elle s'est livrée mille fois. Elle ferme la paupière pour ne plus voir, elle serre les dents pour ne pas trahir son nom, et son corps spectral, glacé d'un frisson de luxure a un mouvement de recul. qui exprime l'horreur de la dégradation. Au fond, la vieille servante, aux reins pantelants, détourne sa face ignoble d'entremetteuse en tenant une torche dont la fumée s'écrase de peur, De:*ière la porte ouverte, le maître du bouge, aux bras de boucher, dort, la tête sur ses genoux, d'un sommeil de brute. Par une suprême ironie, le peintre montre, dans un coin du tableau, au-dessus d'une muraille, une statue équestre de César et une colonne vaguement éclairée par la lune qui porte l'apothéose d'une impératrice au-dessus du silence nocturne de la Ville Eternelle. Quoique inachevée, cette Messaline est une merveille de force et de délicatesse, de dessin et de psychologie. Sans heurter la décence, sans irriter nos nerfs, sans écorcher notre épiderme, le peintre nous a secoué d'épouvante en soulevant devant nous la chaîne du vice
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invétéré. Son tableau excite la terreur et la pitié pour la gouge impériale et nous fait sentir le dernier tressaillement de la pauvre Psyché humaine, qui gémit et se tord et se révolte malgré tout dans ce corps de damnée et de femelle inassouvie.
Si avilissante qu'elle soit, la servitude des sens est un moindre degré dans le mal que la perversité du cœur et de l'esprit. La première, sans doute, obscurcit la conscience en corrompant le corps, mais la seconde détériore l'être humain dans sa source et son centre. En Pasiphaè l'origine du mal apparaît, dans l'âme féminine, par un renversement de l'idée de la force, qui, au lieu de se porter sur les nobles attributs de l'homme, s'attache à la puissance physique. Les conséquences se montrent dans l'influence délétère de la femme sur l'homme avec les Omphale et les Dalila, charmeuses sans amour, qui décomposent la force mâle par la ruse et par la volupté. Mais allons droit au chef-d'œuvre de la perversité, à la fleur vénéneuse, à la fameuse Salomè, qui fit la réputation du peintre, au point de rejeter dans l'ombre ses créations d'un ordre bien plus élevé. Ce serait pour moi une raison de l'omettre. Mais elle forme un chaînon nécessaire dans l'oeuvre grandiose dont je voudrais montrer la logique intime et l'harmonieux ensemble.
Regardons l'aquarelle du Luxembourg qui, s'appelle V Apparition, reproduite à l'huile au musée du peintre. Nous sommes dans le harem obscur et somptueux d'Hérode. Des colonnes mauresques, une couche royale se perdent dans les ténèbres
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d'une haute niche voûtée, sanctuaire de plaisir, alcôve de la volupté qui se raffine en contemplation et en extase. Les objets s'y distinguent à peine et des reflets y miroitent comme dans la pénombre des mosquées. Les colonnes incrustées de pierres précieuses scintillent vaguement l'encens des cassolettes se mêle au parfum des fleurs qui jonchent le sol une guitare, touchée par une femme accroupiej bourdonne dans l'ombre. Assis sur un trône, la tête couverte d'un haut turban, Hérode ressemble au spectre décharné d'un tyran, usé de vices, hypnotisé par ses crimes. Son œil atone regarde dans le vide. Une chose l'effraye il a promis la tête du saint et ne peut reculer. Autre spectre, le bourreau se tient à droite, appuyé sur son glaive. Inflexible, il attend l'ordre de l'exécution. Le plat fatal est à ses pieds. Sur le devant, Salomé exécute la danse discrète et savante qui sera payée par la tête du Baptiste. En ells s'épanouit le lys du mal, la rose de l'enfer, langoureuse et froide, instinctive et perverse. Son corps blanc, onduleux et mou, se dessine tout entier, sous les écharpes constellées de rubis, et transparaît sous le corselet ajouré de turquoises qui enferme sa taille. Sa jambe repliée marque le pas de la danse, mais pourquoi l'orteil du pied s'est-il crispé sur le tapis ? Pourquoi le masque souriant s'est-il contracté de peur ? Pourquoi l'oeil aux subtils effluves s'est-il désorbité ? Quelle est la vision que désigne son bras tendu ? Pourquoi l'éblouissante libellule du désir est-elle immobilisée et comme figée dans sa danse ? C'est qu'elle est là, dans l'air, au-dessus d'elle, la chose
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terrible, la tête coupée du prophète qu'elle a voulue! Elle Hotte, rigide, dans une auréole de sang, dans un soleil de gloire, et laregarde. Oh ce regard d'acier, ce regard qui la cherche, • elle voudrait l'écarter. Mais elle a beau fermer les yeux il l'atteint, il la transperce et jamais plus elle ne l'oubliera Prodigieux éclair du monde spirituel dans l'Ame jusqu'à ce jour inconsciente de la courtisane, dont l'effrayante lumière la fouille jusqu'au fond – et la tue. Je ne connais pas un seul tableau qui ait rendu avec cette puissance le phénomène de l'hallucination. C'est le remords matérialisé.
Gustave Moreau, qui sut évoquer si sûrement la sensuelle déchaînée et la perverse criminelle, ne nous montre ni repentantes illustres ni grandes expiatrices, Une seule fois il touche à ce genre, avec sa Madeleine devant le Christ ressuscité, tableau en possession de M. Hayem. On y voit Marie de Magdala à genoux devant Jésus, la tête prosternée, les bras étendus horizontalement, à l'heure où le Maître lui dit « Ne me touche pas ». Le geste, qui exprime une soumission passionnée, est d'une vérité admirable. Grave et doux, le Maître la bénit d'une main et lui montre le ciel de l'autre. La couleur est pétrie, à larges coups de brosse, dans une pâte grise et jaunâtre qui semble un nimbe d'outre-tombe dans un sépulcre. Nous voilà bien au delà de la repentance et de l'expiation, dans la félicité de l'amour divin. La contrition n'était ni du domaine, ni du goût de Moreau. Par contre, il a représenté, dans une série captivante,. les nobles rêveuses, les soufl'ran-
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tes du désir, les vierges du silence qui s'épurent et progressent par la méditation.
En tête de cette série et en manière de transition, nous placerons Iiethsabèe, la belle pécheresse. Elle est assise sur une terrasse et se déshabille pour le bain. Un esclave mignon lui ôte son manteau. Elle se sait regardée par le vieux David, qui apparaît, minuscule, au haut d'une tour et se penche sur l'abîme. Déjà elle se sent la reine d'Israël. Les parfums d'Arabie ruissellent sur son corps de sultane, et, tandis qu'elle détache lentement son dernier bracelet, elle rêve, voluptueuse et triste. Il y a dans ce tableau la sombre poésie et l'oppression de l'adultère. Par la disposition des édifices qui surplombent la terrasse et ne laissent voir, en haut, qu'un bout de ciel sur un massif de cyprès, Bethsabée se trouve comme au fond d'un puits ténébreux, séquestrée du monde et de la lumière. L'inquiétante attirance de la femme est. augmentée par le turban en forme d'as de pique qui couronne sa tête de fière odalisque d'une double auréole noire et blanche. Cela donne à la future mère de Salomon quelque chose d'à la fois fatal et sacré.
Elle rêve aussi, la Fée au griffon, elle rêve sous sa couronne de clématites, dans sa grotte retirée. Elle rêve, ou plutôt elle médite. Car son corps est chaste dans sa beauté parfaite et ses yeux de véronique sourient à la pure lumière reflétée par un lac merveilleux qui s'étend à l'issue de la caverne^ lumière argentée comme celle de la grotte d'azur à Capri, où l'on ne voit le ciel qu'à travers les jeux de l'onde. Liszt a nommé l'adagio d'une
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sonate de Beethoven « la fleur entre deux abîmes ». On pourrait appeler la fée au griffon « la charmeuse entre deux mondes », le monde des sens et de la passion avec ses courtes joies et ses longues tortures, le monde de l'âme et de l'esprit avec ses épreuves poignantes et ses joies infinies. Elles ne méditent pas seulement, elles se promettent d'agir et de lutter, les Vierges an.r licornes, en chapeaux de princesses et en robes moyenâgeuses. Ces nonnes élégantes et laïques seront aussi redoutables à l'ennemi masculin qui voudrait les insulter que les bêtes blanches qu'elles caressent si tendrement et dont la corne combative les protège. Mais voulez-vous contempler, dans une peinture, la surprenante révélation de la sympathie qui fait tomber les barrières entre les êtres, ouvre les sources cachées du cœur et perce les lourdes brumes des sens, regardez la Jeune Fille thrace portant la tête d'Orphée. Voyez cette figure de vierge, si chastement moulée dans sa robe phrygienne brodée de palmettes voyez sa tête penchée sur la tête livide du poète qui repose sur la lyre ensanglantée. Repaissez vos yeux du geste tendre de ces bras qui portent avec tant d'amour leur précieux fardeau, et plus encore de ces paupières qui retiennent leurs larmes, mais dont on devine le regard tiède et velouté. Écoutez alors là mélodie muette qui enveloppe la tête morte et celle qui la pleure, de sa ligne suave, pour s'élarrgir aux méandres du fleuve et dites si Gustave Moreau n'a pas fait vibrer une fois encore la lyre d'Orphée après Virgile et après Gluck. La vierge a frémi de tendresse pour le poète
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déchiré par les Bacchantes. Ainsi la sympathie est p^ur l'âme féminine la première révélation de l'Ame universelle. Cette émotion compréhensive la fait vivre déjà d'une vie nouvelle, plus vaste, plus haute et plus profonde. L'océan des passions gronde encore sous ses pieds, mais un autre océan l'appelle, celui des douleurs humaines. Qu'elle s'y jette, qu'elle s'y plonge à cœur perdu en s'oubliant elle-méme, et elle renaîtra métamorphosée. Le renoncement passif est stérile; le renoncement actif est fécond. Se renoncer pour se détruire est un crime; se renoncer pour se créer librement à nouveau est la suprême vertu. Ainsi la femme élue et s'élisant elle-même pénètre au stade héroïque et surhumain. Alors lui viennent les forces guérissantes qui lui font aider ses semblables, et même une sorte subtile de pouvoir, qui lui permet de féconder spirituellement l'intelligence et la volonté masculines par sa clairvoyance et par son amour. Intuitivement, Gustave Moreau a représenté ce phénomène dans le Miracle des roses, traduction magistrale d'une légende exquise. Sainte Elisabeth de Hongrie est debout sur le perron de sa chambre. La cordelière se noue à sa taille, sur la riche robe damassée et sous le manteau margravial, qui voile les formes de son corps. Mais on lit son âme de bienfaitrice royale dans son visage extatique, encadré de deux nattes blondes et douces comme la pitié. Une auréole nimbe sa tête, Un chevalier très jeune et très naïf, à genoux devant elle, la regarde dévotement avec un geste de prière timide. De ses deux mains Elisabeth touche son sein, et, des plis de sa robe,
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les roses merveilleuses tombent sur le chevalier, roses de l'Amour éternel, qui s'échappent avec un doux frémissement de ce sein comprimé ou brûle un feu céleste. Elle a l'air de lui dire « C'est tout ce que je puis vous donner, mais ces roses valent plus que celles de la terre ».
Si Gustave Moreau n'avait été qu'un sensitif de génie, il se fut arrêté là, mais il fut aussi un intellectuel transcendant. C'est pourquoi il voulut couronner l'évolution féminine en nous montrant, audessus de la sainte, l'initiée, j'entends la femme qui joint au suprême développement de l'âme l'initiation suprême de l'intelligence. De l'aveu du peintre, la grande Léda, qui se trouve à gauche de l'escalier, dans la salle du premier étage, représente cette pensée dans son œuvre. Un simple coup d'oeil sur ce tableau nous suffit pour constater à quel degré il s'éloigne de la conception traditionnelle de Léda. Il ne s'agit plus d'une scène suggestive de volupté, mais de l'infusion de l'Idée divine dans l'Eve nouvelle. – Léda est assise au bord de la forêt inextricable de la vie, adorable de grâce et de recueillement, suspendue en un songe divin. Son bras gauche levé s'enlace à un lys qui pousse derrière elle. Rien de plus fin et de plus pur que son profil de camée. La tête s'incline légèrement, les cils projettent l'ombre de la pensée sur l'œil qu'on .devine d'un bleu sombre. Le corps est d'une Vénus chaste, mais fluide et transparent comme Psyché. Le maître lui-même va nous dire le mystère étrange qui s'accomplit en elle et dans l'univers environnant. « Le dieu se manifeste, la foudre éclate l'amour
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terrestre fuit au loin. Le cygne-roi, auréolé, au regard sombre, pose sa tête sur celle de la blanche figure toute repliée en elle-même, dans la pose hiératique d'initiée, humble sous ce sacre divin. L'incantation se manifeste. Le dieu pénètre s'incarne en cette beauté pure. Le mystère s'accomplit, et devant ce groupe sacré et religieux se dressent deux génies accompagnés de l'aigle porteur des attributs divins, la tiare et la foudre Ils tiennent devant Léda cette offrande divine, officiants de ce dieu s'oubliant dans son rêve Et la Nature entière tremble et s'incline les Faunes les Dryades, les Satyres et les Nymphes se prosternent et adorent; tandis que le grand Pan, symbolisant toute la nature dans un geste de prêtre, appelle tout ce qui vit à la contemplation du mystère. »
Mais quel est donc le mot de ce mystère ? a Quelle est la pensée intime qui s'incarne dans cette femme, que le peintre appelle lui-même « 1 Initiée » ? Le drame d'Eleusis l'exprimait dans le mythe de Dionysos, de Dèmètèr et de Perséphone, mais elle ne se trouve formulée dans aucune des parties officielles de la philosophie grecque. Dans un âge antérieur, les hymnes védiques et les penseurs des Oupanischads l'avaient annoncée clairement. Elle se résume ainsi. « La création est un sacrifice du Créateur qui se manifeste en s'incarnant dans les créatures. Tout est sacrifice, la naissance, la vie et la mort des créatures et des mondes. L'Ame, en s'associant à l'œuvre du Créateur par le don entier de soi, atteint la perfection et la félicité. » Tel le secret de
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l'Éternel Féminin au cœur de la création répercuté par la femme. Si les peintres de la Renaissance l'ont rendu à leur manière, selon le dogme chrétien, dans leurs Madones, Gustave Moreau l'a exprimé dans sa Uàa, d'une manière plus philosophique, qui a le double mérite de s'accorder avec 1 plus antique sagesse et avec la grande idée de l'évolution, mise en lumière par la science moderne.
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III
LE CYCLE DU HEROS. – DU CENTAURE A JASON Gustave Moreau nous a fait voir toute l'évolution de la Femme. Amoureusement, le peintre a suivi ses nuances fuyantes, ses étranges avatars. Incarnations équivoques et grossières au bas de l'échelle, plus belles, plus affinées à mesure qu'elle monte les degrés de la vie. Il semble qu'en s'élevant des zones de l'instinct aux altitudes de l'idée, elle revête des corps toujours plus subtils, toujours plus diaphanes, pour laisser tomber successivement ses enveloppes imparfaites, et se mouler à la fin, sous nos yeux, en pure Psyché, luisant de sa propre lumière.
Mais la Femme n'est que la moitié de la vie, et l'Éternel Féminin qu'une des ftees de Dieu. L'artiste consumé par la double et terrible soif d'aimer et de savoir, qui sont les tourments divins, se condamne à suivre l'ascension de l'Homme vers la Vérité, comme il a suivi celle de la Femme. Le cœur de la Femme se nomme Passion i son signe est l'Amour. Le cœur de l'Homme se nomme Volonté son signe est le désir de créer. C'est pourquoi le peintre insatiable de l'Ame quitta les sentiers fleuris de la Femme et s'en-
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oagea sur les rudes chemins de -1 Homme. Ici plus de grottes délicieuses, plus de frais ruisseaux, plus d'ombreux méandres. La route monte à pie vers le sommet. Il s'agit, après avoir vaincu les monstres qui en défendent les abords, de grimper droit à la cime escarpée ou de tomber au précipice. Voilà l'aventure que réclamait du peintre sa virilité puissante et solitaire. Il la tenta résolument.
Dans l'évolution de l'homme, Moreau nous montre quatre étapes: 1° le Cycle du Centaure représente la lutte de l'animalité et de l'intelligence 2° le Cycle d'Hercule magnifie le combat avec les forces du mal 3° Ja*on exalte la conquête du secret magique ou de la vérité divine; 4» le Jeune Homme et la Mort fait pressentir la suprême révélation qui attend le héros accompli, moissonné dans sa fleur, au seuil de l'autre monde.
1 Le cycle dit Centaure. « 0 Macarée, toi qui veux connaître la vie des Centaures, sais-tu qu'aucun homme n'a pénétré l'énigme des choses ? Les Dieux ont posé leur lyre sur une pierre en y laissant deux ou trois sons. La pierre les murmure encore à l'oreille qui s'y penche, mats les Dieux ont emporté le secret du monde avec la lyre. » Ainsi parle le vieux Centaure à 1 homme qui l'interroge, dans l'admirable poème de Maurice de Guérin. Moins que l'homme le Centaure peut deviner le grand secret. Car il réalise, dans la mythologie grecque, l'idéal de la vie fougueuse au milieu de la, nature sauvage. Elément aveugle
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et dangereux, âme trouble et trouble- fête des rites graves, il est le désir déchaîné qui veut tout palper et jouir de tout. Il s'élance et galope, il fatigué les monts de son dur sabot, il étreint tour à tour de ses bras nerveux les roches et les chênes, les vents et les feuillages, les fleuves et l'espace, la vigne et la femme. Mais il voit toutes ces choses lui résister, impénétrables, ou, fugaces et trompeuses, couler entre ses mains et s'échapper comme les flots et l'écume. Sa force saisit tout, mais ne possède rien. Lui, l'indomptable, ne dompte personne. Le Centaure est l'homme accouplé au cheval, lié à l'instinct, dominé et conduit par son corps. Il incarne l'impuissance morale dans le débordement de la vie physique. Ainsi l'a conçu Gustave Moreau, soit qu'il nous montre les Centaures troublant de leur galop subit les Sources qui veillent aux fontaines sacrées de la Sagesse et de la Poésie, soit qu'il surprenne l'un deux au passage d'un fleuve sombre et encaissé, étreignant avec ivresse une belle femme qui proteste contre le rapt en levant un bras au ciel, soit qu'il peigne la Mort du Centaure. Nessus a emporté Déjanire à travers le fleuve. Il a grimpé comme une chèvre sur la rive escarpée. Au moment où il gagne le sommet de la falaise, l'atteint la flèche d'Hercule. Blessé à mort, Nessus s'affaisse. Mais, arc-bouté sur ses jambes chevalines, il ne lâche pas la femme qui déjà glisse de ses bras alourdis et paraît s'envoler du geste vers l'époux sauveur. Agonie cruelle du Centaure Il ne pourra pas violer sa proie, mais son regard mourant la couve encore et projette sur elle le
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venin d'un désir inassouvi et d'une jalousie furieuse. Comme une goutte de sang corrompu, le poison de ce regard s'instille dans l'âme de la fidèle épouse. La tunique de Nessus sera là vengeance posthume du Centaure. Peut-on exprimer avec plus de force, par l'image plastique, l'impuissance du désir, qui n'est que sensuel, à posséder son objet ? 11 corrompt, il'empoisonne il ne possède fA~
En regard de ce tableau, il faut placer l'exquise aquarelle du Centaure portant Orphée mort. Le Centaure a trouvé le cadavre du poète qui a charmé son cœur et enchaîné ses passions. Pieusement, il l'emporte en quelque lieu sacré, et vient de gagner un sommet désert. Un soleil rouge, strié de brumes blanches, monte sur la plaine violette. Le mince corps d'Orphée flotte, dans une position verticale, et semble dormir, comme une vierge confiante, sur l'épaule athlétique du Centaure, qui courbe sa tête attristée. Il sait le prix de son divin fardeau. Car son être, accordé à nouveau, rythme un pas adouci par les chants du poète qui n'est plus. Le Centaure pleure la mort d'Orphée et la tête d'Orphée pleure sur le Centaure. Ainsi le soleil d'une vie nouvelle se lève dans l'homme instinctif. Comprendre le poète, c'est vouloir le héros, ̃'̃
2. Le Cycle d'Hercule. – Par sa naissance le héros est toujours un demi-dieu. La mythologie grecque comme toutes les mythologies en fait un homme né d'un dieu 0t d'une femme mortelle. En quoi le génie hellénique affirme clairement que le
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héros est un homme qui développe en lui-même la partie divine, consciente, éternelle de son être pour asservir la partie matérielle, instinctive, périssable à ses desseins supérieurs. Le héros ne vit pas pour lui-même. Il sert un dieu, c'est-à-dire un idéal. D'après ce modèle, il se sculpte en beauté et en force pour lutter contre les ennemis de l'humanité. Telle la pensée maîtresse qui ressort du mythe d'Hèraklès. Car, à travers ses douzes travaux, le fils de Jupiter et d'Alcmène ne cesse de grandir en se purifiant, et seul entre tous, finit par être reçu dans l'Olympe parmi les Immortels. Gustave Moreau, qui interprète les légendes avec son esprit original, a esquissé une série d'épisodes de la vie d'Hercule. Il l'a peint tuant les dangereux oiseaux du lac Stymphale, monstres à plumes roses, à bustes de femmes, à pattes crochues de harpies, ou poursuivant la biche merveilleuse au crépuscule hyperboréen. Mais il a concentré toute son énergie sur un tableau capital: Hercule et l'hydre de Lerne.
Entre des rochers à pic, troués et saccadés, l'hydre aux anneaux tortueux se dresse au milieu d'un charnier de victimes humaines. Lentement, le reptile monstre a quitté sa pâture de cadavres, et maintenant il gonfle son corps énorme, visqueux, repu de chair, et se love à la triple hauteur d'un homme. Ses écailles chatoient comme une cuirasse d'acier bleu, ses yeux rutilent et ses neuf têtes de serpent se balancent sur leurs cous avec une ubiquité inquiéta a lç, Car en face de lui s'est posé le roi des héros. Hercule, nu comme un athlète, beau comme Adonis, et tranquille comme un dieu,
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le regarde. Sa main gauche serre l'arc et les flèches contre sa poitrine, son bras pendant laisse traîner la massue à terre. Pas un muscle ne bouge dans ce corps agile, à la peau nacrée, où le sang ambrosien des dieux bat les rythmes de la jeunesse. Mais l'œil fulgurant lance un rayon qui va droit au cœur de l'hydre. Comment la terrassera-t-il ? Nous l'ignorons mais nous sommes' sûrs qu'il vaincra. La force, l'intelligence et la beauté, ramassées dans le verbe vivant de l'homme, auront raison du serpent à neuf têtes. Devant cette assurance, devant ce regard qui la mesure et la traverse, l'horrible bête pressent qu'elle a trouvé son maître. Une sourde inquiétude soulève son ventre de saurien et tord ses anneaux enchevêtrés. Hercule t'observe et la fascine. Un rameau de laurier orne son front comme une aigrette posée par la Victoire, et le vent du matin joue avec les nattes blondes de sa chevelure dorienne.
Ici encore Moreau a conçu le sujet comme aucun peintre ne l'avait fait avant lui. Du domaine physique il l'a transposé dans le domaine intellectuel. De là le choix du moment de l'action. Le point culminant de la vie d'un héros n'est pas la lutte matérielle, mais la lutte intérieure de sa volonté contre les forces du mal, qui essayent de la terroriser avant même qu'il ait tenté de combattre. C'est alors qu'il doit rassembler tous ses pouvoirs et les projeter d'un seul coup sur l'ennemi pour le paralyser en le désorganisant. Le recueillement avant le combat, voilà ce qui intéresse le peintre de l'àme, Il l'a rendu par des moyens frappants d'un côté, la noblesse d'une figure masculine, dont
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le regard dynamise et irradie la volonté de l'autre, le monstre effrayant dont la discordance hideuse sera vaincue par cette unité active enfin, la couleur du paysage strié de sang, convulsé d'épouvante, livide d'horreur. J'ai vu exactement ces nuances en Egypte, dans une gorge sablonneuse qui borde le Nil, à Spéos Artémidos. C'est la couleur cendrée et violette du désert, avant le lever du soleil et après son coucher. L'intuition aiguë de l'artiste a rejoint la nature.
La plus terrible lutte qu'ait à soutenir le héros n'est pas toujours le combat contre les hydres, qui se livre au grand jour. C'est quelquefois le combat contre la femme, qui se livre dans le secret de son cœur, dont les victoires et les défaites demeurent à jamais inconnues, et qui décide pourtant de sa victoire ou de sa défaite finale. Moreau nous fait deviner ce combat multiple dans un de ses plus curieux tableaux, qui forme une grande composition d'une symétrie classique, Hercule chez les filles de Thestius,
Nous sommes dans un gynécée vaste et splendide comme un temple, d'architecture semi-grecque, semi-égyptienne. Par de larges dalles descendantes, ce magnifique atrium aboutit sur le devant à une piscine. Hercule est assis au fond, sur un banc de marbre, entre deux cippes dont l'un porte la bovle du soleil et l'autre le disque de la lune. En le >laçant entre les deux signes qui symbolisaient dans les temples antiques les puissances génératrices de l'univers, on dirait que la destinée impose, à cette heure, au héros de réconcilier l'Eternel Masculin et l'Éternel Féminin dans la
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vie humaine. En d'autres termes, elle lui demande « Qu'est-ce que la Femme? Qu'en vas-tu faire? Et que fera-t-elle de toi ? » Cependant, curieuses ou défiantes, rêveuses ou tristes, les cinquante filles de Thestius se pressent autour de lui, debout, assises ou couchées, les unes nonchalantes comme e des déesses au bain, les autres solennelles comme des prêtresses. Elles forment quatre groupes principaux, étagés sur trois plans avec une savante ordonnance. Au fond, du côté gauche, se tiennent les sensuelles instinctives, qui couvent Hercule comme une proie. A sa gauche, les tentatrices le frôlent avec des dédains hypocrites, de sourds désirs, de mauvaises colères. Les six femmes du premier plan sont les plus attachantes, parce qu'elles représentent la noblesse féminine. A gauche, les renonciatrices, dont une Intellectuelle, une Pytho nisse et une Vestale. La première renoncera à l'homme par orgueil et par esprit de domination la seconde et la troisième n'auront de ferveur que pour leur dieu. Vis-à-vis, se groupent les épouses élues. Leurs nobles attitudes, leurs yeux rayonnants disent les forces conjugales, maternelles, l'amour, la foi, le sacrifice. Elles seules sauront aimer et comprendre le héros, agir et créer avec lui. Il semble que le peintre ait marqué ses préférences pour ces vierges conscientes et fortes, graines d'héroïnes, en plaçant près d'elles les oiseaux sacrés, les cygnes d'Apollon.
Ainsi, comme dans un. rêve, le peintre-poète montre à son héros la capiteuse théorie de tous les genres de femmes et lui dit « Choisis » » Mais il ne s'en tient pas là. Il sait qu'il est des
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problèmes plus complexes, des situations plus troublantes. Il a voulu mettre l'homme en face d'une femme exquise et puissante, qui résumât en elle les qualités et les défauts,. les pouvoirs et les périls de son sexe, une quintessence d'Eve. Ce sera l'épreuve suprême du héros.
3. Jason et Médée. Dans ce tableau, un chef-d'œuvre de sa maturité, Moreau nous montre la conjonction de l'homme et de la femme l'apogée de leur vie. Le héros y apparaît dans sa pureté juvénile et la femme accomplie avec tout son charme et tout son danger. Jason vient de trancher en deux la guivre qui gardait la toison d'or. Ses deux pieds pont posés sur la tête d'aigle et sur l'aile encore frémissante du dragon. Sa main levée, qui tient un poignard, va faire tomber, d'un geste gracieux, la tête du bouc merveilleux qu'une chaîne de perles retient au sommet de la colonne. Par ce trophée ̃– ainsi le veut la légende argonautique – il sera possesseur du secret magique et maître du monde. Mais la belle Médée, sa conseillère et sa complice dans l'œuvre hardie, est debout derrière lui. Sa main, aux doigts fuselés, pose sur l'épaule du jeune homme l'emprise est d'une douceur dominatrice. L'autre main offre au vainqueur une fiole qui contient le philtre d'amour enivrant. Médée a l'air de lui dire « Avant de prendre ce trophée, bois cette liqueur qui nous lie à jamais. Car sans moi tu n'aurais jamais trouvé le chemin de la Toison d'or, et sans moi tu ne peux vivre, sans moi tu ne peux régner » L'éphèbe accompli et la vierge savante sont d'une
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grâce morbide et d'une beauté séduisante. Lni, visible en plein, elle, au tiers cachée, leur double contour imite la forme d'une lyre, par la saillie des hanches et le parallélisme des deux têtes qui se rapprochent sans se toucher. L'homme et la femme harmonisés, fondus, n'est-ce pas la vraie lyre, toute la lyre, la lyre humaine ? La divergence de leurs âmes éclate cependant dans le visage et le regard. Jason a le menton ferme, la bouche pure, le regard levé, les yeux illuminés par la splendeur de son idéal. Médée a le vaste front, l'ovale ambigu et le menton subtil dé la Joconde. Ses yeux mi-clos enjôlent et veulent dominer. Il y a dans ce visage toute la femme, la science dangereuse du bien et du mal, une égale capacité de monter aux sublimes harmonies et de descendre aux violences de l'ambition, à la perfidie du crime. Par son idéal, le héros conscient aspire aux cimes par sa passion, la femme conduit au gouffre. Qui des deux l'emportera ? Bien habile qui le dirait. Le peintre nous laisse dans l'incertitude, mais nous montre les deux routes ouvertes dans ces deux regards.
4. Le Jeune Homme et la Mort, Fermons le cycle du héros par ce pur chef-d'œuvre, dédié à la mémoire de Théodore Chassériau. La lutte avec le mal a trempé le héros; la rencontre de la femme le complète; la mort le couronne et le transfigure.
Où va-t-il, d'un pas si rapide, ce jeune triomphateur qui marche vers nous dans ce bosquet mystérieux et sombre, sur lequel se détache la
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sveltesse de son corps, la fierté de son geste et l'ovale allongé de son visage, d'une noblesse, d'une radiance surhumaine ? Vient-il du soleil d'Olympie ou de la nuit sainte d'Eleusis ? Il marche d'un pas léger, il s'élance hors du cadre, souriant et grave, lumière de beauté et flambeau d'enthousiasme, sous l'ébène de ses cheveux noirs. Quel rayon surnaturel sort de ses yeux d'azur ? Oh ce regard Il ne voit pas seulement son dieu, il le possède, il en est saturé. De son bras gauche, le vainqueur va poser la couronne de lauriers sur sa tête. De &a main droite, il tient un bouquet de narcisses, la. fleur de Perséphone. Pour quelle fiancée ? Des roses nuptiales tombent sur ses pieds, une hirondelle le précède. Un Kros enfant semble appeler quelqu'un de sa torche. Est-ce l'épouse parfumée ? Est-ce le char de triomphe ? Est-ce la Vérité sublime et rayonnante ? C'est tout cela, et c'est plus encore, Car ce jeune homme est beau comme l'Espérance et fort comme la Certitude. Tout en lui le proclame et le crie « A moi l'Amour, il moi la Victoire, à moi la Vie » Mais quelle est cette femme merveilleuse qui apparaît derrière le vainqueur et qu'il ne voit pas ? r Larve, ombre ou génie ? Ce n'est pas une femme mortelle. Car elle flotte obliquement au-dessus du sol, aérienne et diaphane, sous une écharpe transparente et sous le voile de sa chevelure d'or. Des fleurs d'asphodèle étoilent sa tête son profil pensif est d'une mélancolie divine une larme s'échappa de sa paupière baissée. Car, avec la longue épée qui dort suspendue à son épaule, dard invisible comme elle-même aux yeux de chair, elle va per-
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cer celui qu'elle aime! Cette femme mystérieuse et belle est la Mort, terrible au commun des hommes, mais douce aux héros. A l'oreille de l'Aimé, elle murmure des paroles étranges qu'il n'entand pas, mais dont le sens ineffable le pénètre ineffablement. Les mots glissent de son oreille à son cœur comme une musique et comme un baisei- « Viens dit-elle, je suis l'Inconnue qu'on ne rencontre jamais et qu'on poursuit toujours. Je suis la Fiancée qui sourit derrière toutes les épouses. Je suis la Vérité qui brilïe derrière tous les mensonges. Qu'est-ce que l'amour que tu veux, auprès de mon amour? Qu'est-ce que la gloire que tu rêves, auprès de mes splendeurs Qui t'a possédé jamais comme je vais te posséder ? Encore un pas, et tu vas m'étreindre au delà des fantômes de la vie. Je suis Celle que tu cherchais sans la connaître, que tu écoutais dans tes silences. Je ne viens pas de la terre, mais du ciel. Je ne suis pas la femme mortelle, mais l' Ame-Sœur. Je ne suis pas la Mort, mais l'Immortalité »
Pour Gustave Moreau, ce tableau était plus qu'un rêve d'euthanasie, il exprimait une croyance, la foi vivante, instigatrice de son labeur, lumière de sa pensée et flambeau de ses créations. Il ne la confiait qu'à ces intimes, il l'affirma sur son lit de mort, devant son meilleur ami, qui veille aujourd'hui à sa mémoire et à l'exécution de ses volontés dernières. Dans l'œuvre de ce spiritualiste transcendant, il était juste que la divine Psyché, entrevue par le poète sous la figuré 4e la Muse, vînt acceuillir le héros nu seuil d'un autre monde sous la figure de la Mort.
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LE r.YCLE DES GRANDS SYMBOLES PROMETHÉE L'évolution de la femme et de l'homme se rejoignant au-dessus de la vie passionnelle dans la vie héroïque, sous l'inspiration du poète leurs erreurs, leurs défaites, leurs victoires successives sur les troubles des sens, par l'Amour sur la fatalité, par la volonté consciente du bien; sur la mort, par l'affirmation de leur être dans le sacrifice – la double ascension qui les couduit jusqu'au seuil de la vie divine, dans le vertige d'une fusion nouvelle, – voilà l'épopée humaine qui s'est déroulée devant nous en un cortège hautain de figures légendaires. Elle forme déjà une œuvre complète, qui porte en elle-même sa raison d'être et sa conclusion. Elle est assez vaste pour défrayer plusieurs existencés d'artistes mais elle ne pouvait suffire à Gustave Moreau. Son esprit ardent le poussait à sonder les arcanes redoutables de cette vie divine, au seuil de laquelle il était parvenu. Le problème métaphysique, celui qui brûla d'une fièvre féconde la jeunesse du siècle, le tenait au cerveau, le poignait jusqu'au fond des entrailles. Il voulut avec son art le regarder en face. Tandis qu'une génération d'ingéniei dilettantes jon-
IV
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glait avec le symbolisme comme une troupe d'enfants, qui, ayant trouvé une couronne, s'en servirait pour jouer au cerceau et à la raquette, il osait lui dans le silence de son atelier, s'attaquer aux Idées-Mères avec les grands symboles. A cette époque, il écrivait dans son journal intime « Nous allons vers un art qui rend la pensée parla ligne » J'appelle grands symboles les rares tableaux où, quittant le domaine terrestre et purement humain, Moreau aborde les idées mystiques et transcendantes dont les plus grands osèrent seuls s'approcher. Une telle tentative mérite une attention digne d'un si noble effort. Dans cette œuvre, les Cycles du poète, de la femme et du héros forment la base, les colonnes du temple et la frise avec les métopes. Le Cycle des grands symboles lui donne un frontispice, où les dieux apparaissent au-dessus des héros. Après avoir retracé l'architecture du temple il me reste à montrer son couronnement. Il y a dans la vie des grands artistes, que tourmente la soif de l'Inconnu, un moment où ils sécrient « Je me suis mesuré avec l'homme éphémère et borné or donc, mesurons-nous avec l'Eternel et l'Infini »! La transition de l'héroïsme humain, que bouleversent encore les orages de la passion, à l'héroïsme divin, où la force s'élève et se concentre dans le calme de la pensée, est marquée dans l'oeuvre de Moreau par un tableau saisissant; Jacob et l'Ange (1). Conception puissante, dessin vigoureux. Jacob, arc-bouté sur ses jambes, les mains (1) Voir le magnifique dessin, enchâssé dans un panneau mobile, dans un des cabinets du rez-de-chaussée, au musée Gustave Moreau.
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projetées en avant, lutte de tout son corps avec, une puissance invisible qu'il cherche à renverser mais qui l'arrête comme un mur. Il ne touche que le vide, et cependant ce vide le repousse et le balayerait comme une feuille roulée par la tempête, si quelqu'un de jplus fort que lui-même ne le tenait par le bras. Ce quelqu'un est l'Ange gigantesque, rayonnant, auréolé, dont la beauté calme et sublime domine le lutteur furieux et impuissant. L'Ange du Seigneur lui dit « On ne lutte pas avec l'Éternel. Voir Jéhovah, c'est mourir. Mais égale ton calme à mon calme, hausse ta pensée à ton désir, et tu contempleras son imago dans son messager. L'auréole qui ceint mon front est le reflet de son soleil. Regarde son Ange et tu verras la lumière du Seigneur. » On ne saurait exprimer plus clairement en peinture cette pensée que Dieu échappe à l'homme comme l'Eternel et l'Infini, mais qu'on peut le percevoir à travers ses attributs, les Idées-Mères qui règnent sur la création. L'homme obéit sans se résigner. Car, s'il veut connaître la cause de la nature et la sienne, il faut bien qu'il remonte à la Cause première. Il ne renonce donc à lutter avec l'Éternel que pour la reprendre par un détour. Voilà l'homme en face des trois énigmes, la Nature, l'Ame et Dieu, problèmes éternels de toutes les religions et de toutes les philosophies. Gustave Moreau aborde hardiment ces trois arcanes en trois tableaux. Voyons ce que son art a su en tirer.
1. Œdipe et le Sphinx. – Appuyé sur sa lance, le dos au roc, un pied au bord de l'abîme, l'athlète-
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penseur, maigre et musclé, est aux prises avec la Sphinge. Car c'est un sphinx femelle qu'a conçu la légende thébaine. Elle s'est agrippée à lui. Ses griffes de derrière s'accrochent à ses cuisses, ses griffes de devant labourent sa poitrine. Sa croupe de lionne se cambre, ses deux ailes se dressent, son sein de femme est pointé vers le cœur du héros et son profil fuyant, ironique, agressif, l'interroge, lui pose la question. Elle porte une couronne. Car, depuis des temps immémoriaux, la Nature terrible, séduisante, insondable, est reine de l'homme. De tous ceux auxquels elle a dit « Quel est le mot de mon énigme?» o personne n'a su répondre. Tous elle les a déchirés, et ils sont tombés dans l'abîme. Mais Œdipe, au masque terrible, au regard aigu, répond « Le mot de ton énigme, c'est l'homme, c'est moi Car tout ce que tu es, je le suis. Je te porte en moi-même avec un dieu en plus ma conscience et ma volonté. Avec ce dieu, je te mesure de la croupe à la chevelure et des yeux jusqu'au fond des entrailles. » Et la Sphinge vaincue par l'IIommô n'a plus qu'à se jeter dans son gouffre. \insi la Nature, pénétrée dans la hiérarchie de ses forces, est vaincue par 1 Homme qui la résume et la surpasse en la pensant. Voila ce que dit l'Œdipe de Moreau avec la netteté incisive d'un bas-relief antique. `
2. Phaèton (1). – Nous ne sommes plus dansées (l) Ce tableau se trouve au musée du LuxcAibourg, dm* la belle collection que l'État doit Q. la générosité de ~I. Charles s|rsxr;tc£ qui aient -JSss\fiA sas Moreau. t
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montagnes du Cithéron, mais dans l'espace sans bornes. L'audacieux qui a voulu conduire le char du soleil dégringole entre les constellations du Lion et du Serpent. Ses chevaux ont pris peur, le char s'est renversé. La main du conducteur essaye de s'accrocher aux rênes, mais tout s'effondre sous lui. Ses jambes raidies, ses bras étendus ne touchent plus rien. D'épouvanté, ses yeux lui sortent de la tête. Echevelé, il tombe il tombe dans le vide. Les deux constellations, le Lion et le Serpent, changées en monstres, le poursuivent dans sa chute. D'en haut, un lien de feu, un lion-soleil fond sur lui pour le brûler. D'en bas, une salamandre noire se dresse pour l'engloutir. Ainsi, dans la chute éperdue, t'abîme ténébreux et le ciel étoile ont pris corps et hallucinent l'infortuné. Car il tombe il tombe toujours dans l'espace vertigineux et sans fond. Et sous lui, ses chevaux affolés, déchirant les harnais, piaffent dans l'éther enflammé. Le' coursier blanc se'cabre vers le ciel, le coursier noir se précipite tête baissée dans l'abîme comme pour écarteler le char avec son maître. Une page df; Platon serait le seul commentaire digne d'une telle peinture. Rappelez-vous, dans Phèdre, l'Ame et son attelage. Rappelez-vous encore celui où le maître parle du voyage cosmique de l'Ame, qui, après avoir contemplé les pures essences du Vrai et du Beau, à' la suite Vies dieux, est forcé de se réincarner dans un corps terrestre. Chute effrayante! Quoi, toujours descendre pour remonter et toujours monter pour redescendre encore Si l'Ame n'est qu'un souffle éphémère, pourquoi la conscience qu'elle a de Dieu ? Si elle est imraor-
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telle, où commence, où finit son voyage ?Pour évoquer, à travers un mythe, de telles pensées, il faut une singulière puissance plastique. Ici, Moreau nous donne à la fois l'ivresse et le vertige de l'In-.fini, le désir et l'effroi de la vie éternelle. 3. Jupiter et Sémélé. La légende thébaine raconte que Sémélé, fille de Cadmus, aimée de Jupiter, lui demanda de se révéler à elle dans sa majesté divine. Le dieu consentit. Sémélé mourut foudroyée de l'étreinte mais de leur union naquit Dionysos, l'enfant des saints mystères, l'initiateur des célestes renaissances. Dans l'oeuvre de Moreau, Jupiter, porté sur l'aigle de son désir qui franchit le temps et l'espace d'un vol égal, trône dans la pénombre du ciel étoile. Le serpent du feu astral ceint sa tête d'un triple anneau les signes du zodiaque gravitent autour. Sa droite, élevée à la hauteur du front, tient le sceptre sa gauche est posée sur la lyre qui règle l'harmonie des sphères. Sa face rayonne de majesté sa bouche respire la volupté créatrice ses yeux fixes, remplis du rêve des mondes, sont doux comme l'amour et terribles comme la foudre. Une femme nue gît renversée sur le genou droit de Jupiter. Sa taille est d'un enfant auprès de celle du dieu gigantesque, mais sa beauté est d'une déesse. D'un geste et d'un regard extasiés elle mesure son époux prodigieux. Mais déjà un torrent de feu l'enveloppe ses pieds et ses mains ne sont plus que des flammes et son corps lumineux va se dissiper dans l'espace comme une comète. Cependant du regard de l'Ineffable, qui l'a fait mourir, un
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enfant est né. Il dort sur le flanc de sa mère évanescente – et déjà porte une auréole.
Il n'est pas nécessaire d'avoir lu les fragments orphiques pour comprendre qu'il ne s'agit point ici de noces humaines. Le peintre a voulu figurer le mariage de l'Esprit créateur avec l'Ame universelle. Dans son sein fluidique, il moule à son gré nébuleuses, soleils, mondes, humanités. Mais le but secret de ses créations est le petit enfant, le fils de Dieu, 10 Messie libérateur, qu'il se nomma selon les temps, Krichna, Ilorus, Dionysos, Jésus. En plaçant le symbole sauveur de Jupiter et Sémélè au centre de son frontispice, entre les deux symboles tragiques cVŒdipe et de Phaéton, te peintre semble dire au visiteur de son Temple, comme un sage de l'Inde « Voilà ton origine et voilà ton but. Marche vers le soleil de l'Ame et de l'Esprit – et tu échapperas à la roue du Temps. »
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J'ai montré à quelle profondeur d'âme, à quelle hauteur d'idée atteint l'art de Moreau. Quelque? esprits timides ou chagrins me diront « Tout Cela est fort bien dans un livre, mais non pas sur une toile. Après tout, Gustave Moreau n'est qu'un peintre littéraire. » Cette objection, avec son faux air de supériorité professionnelle, a effrayé bien des gens, mai» elle ne résiste pas à une sérieuse analyse. Vu de près, ce cliché n'est que jargon d'atelier ou malice de confrère. Est-ce que des tableaux pourraient suggérer des idées aux gens de lettres, s'ils manquaient des qualités techniques
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indispensables pour donner la sensation de la vie? c~ Quel plus beau triomphe pour l'art pictural que de susciter en nous des émotions profondes et des pensées sublimes? Et, parce qu'il n'est donné qu'à de rares élus, faut-il le proscrire ? – D'autres esprits, à la fois dogmatiques et négatifs, me reprocheront d'avoir négligé certains tableaux, où paraissent au grand jour les défauts qui sont le revers de ce beau génie. J'entends parler de l'exubérance de son imagination, qu'il savait refréner quand il le voulait par la rigueur de sa pensée, et de sa manie d'ornementation, qui a b'.en sa raison d'être dans un symlolisme savant et réfléchi, mais qu'il exagère parfois et qui l'a fait comparer à un joaillier. Pour les critiques de cette espèce, la découverte d'un ratage est d'un prix Inestimable et la compréhension d'un chef-d'œuvre, de peu d'importance. J'avoue que pour moi c'est l'opposé. Dans la production volcanique de cette vaste épopée, il devait. y avoir inévitablement une certaine inégalité et des imperfections partielles. L'artiste, qui sentait bouillonner un monde en lui, devait craindre toujours de ne pas l'exprimer tout entier. De là un certain nombre de toile, inachevées, d ébauches fantasques, d'élucubrations obscures. Mais une trentaine de tableaux portent le cachet de la maîtrise. Ils sont d'un dessinateur impeccable, dun coloriste magicien, d'un inventeur fougueux et toujours puissant. Gustave Moreau est le musicien de la ligne, le peintre de l'âme, le symboliste de l'idée pure. C'est pourquoi il fallait ranimer en une fresque d'ensemble son épopée humaine et divine, en révéler la vivante unité. Il son dégage
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une esthétique et toute une philosophie. Chacun sera libre de la formuler à sa manière, mais il me semble que l'avenir dira de ce voyant « Il peignit l'âme du xixe siècle avec la conscience du xxe. » Lui-même a caractérisé son art d'un mot aussi simple que frappant « La peinture, a-t-il dit, est un silence passionné. » Cette définition, qui prouve tout ce qu'il voulait ramasser de pensée et d'émotion dans la ligne et dans la couleur, est le sceau indélébile de l'artiste apposé sur son œuvre, la signature de son génie.
C'est une gloire pour la France d'avoir, par la décision officielle du Conseil d'État, accepté le splendide musée que lui légua le peintre, (1) Un tel -iéateur est l'honneur de son siècle, l'orgueil de sa patrie le reconnaître en adoptant son œuvre est un devoir national. Il s'agit de montrer à la jeunesse qu'au dessus de l'art qui plaît et divertit, il en est un qui élève et qui libère, qui console et qui fortifie, un art éducateur et initiateur de l'esprit. Les anciens aimaient à placer des Victoires sur leurs édifices publics et sur leurs colonnes. Ils entendaient par là les victoires de la patrie. Nous autres modernes, nous les voulons aussi pour la nôtre, mais nous savons qu'elles n'ont de prix et ne sont durables que' si nous y joignons les victoires de l'Ame et de l'Humanité. Ce sont celles-là qu'a célébrées notre peintre. Pour finir, j'en voudrais montrer une, la (1) Rappelons ici les trois hommes remarquables auxquels nous devons l'adoption de cette mesure M. Henri Rupp, 1 incomparable ami du maître, M. Leygues alors ministre de l'instruction publique et M. Henri Roujon directeur des BeauxArts.
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plus belle de toutes et qui fut aussi la sienne. Au sommet du temple idéal de son œuvre, plaçons donc son Prométhée.
Par-dessus les pics hérissés du Caucase, à son dernier sommet, le Titan, les mains liées au dos, est rivé à une colonne d'azur qui supporte le ciel comme sa pensée superbe supporte l'infini de sa douleur. Deux vautours insatiables lui rongent le flanc. Quand l'un dort repu, l'autre veille et replonge son cou chauve et son bec vorace dans la blessure toujours ouverte. Mais Prométhée ne sent plus sa torture, ne voit plus ses bourreaux. Le pied crispé à l'angle du rocher, la tête penchée en avant, son profil de Christ et d'athlète regarde. au loin. l'horizon. Il voit par delà l'espace et le temps. Que voit donc son œil lucide derrière la houle des nuages qui bat les cimes désolées ? De joyeux lutteurs ? De sveltes acropoles ? Des moissons d'hommes libres ? – On ne sait mais ta flamme immobile qui brûle sur sa tête nous prouve que sa vision lui fait oublier son supplice. Le peintre, qui passa un demi-siècle à créer son œuvre dans sa tour du Rêve et du Silence, a senti lui aussi le tourment de ce grand mouleur d'hommes dont Eschyle nous a légué le torse immortel le tourment qui résume tous les autres le tourment de créer dans la solitude et de voir sa pensée incomprise. Plus d'une fois l'ignorance ou l'envie la déformèrent. Mais rien ne troubla la sérénité du maître, rien ne put éteindre la fiamme de son génie. Il savait que son travail n'était point inutile, il savait qu'un jour son oeuvre parlerait au monde avec son verbe vi-
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vant. Dans ses heures les plus tristes, par delà l'horizon noir, il voyait poindre un temps, où l'art conscient serait l'interprète de la noble Psyché humaine et cette vision le soutint jusqu'à son dernier souffle. ̃
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TABLE DES CHAPITRES
i
Prélude AU XIXB SIÈCLE
La vie de Shelley · L'œuvre de Shelley. 69 II
LES SOUFFRANTS
Nietzche et le surhomme Ada Negri, une voix du peuple 1°3 III
LES CHERCHEURS D'AVENIR
Ibsen et le théâtre de combat *"̃ Maeterlinck et le théâtre du rêve 225 IY
PROPHÈTES ET VOYANTS
Wilhelmine Schrœder Devrient (une prêtresse du théâtre) 245 Gobineau et le génie de la Renaissance 283 Gustave Moreau (la peinture psychiquft. et le symbolisme transcendant) /V •ÏJx • 32^ .} (1 f f