CHI-M MERLANT 'Ayfien élève de rÊcoîe n&rmale supérieure Docteur es Lettres ̃?̃
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Contraste insuffisant
NF Z 43-120-14
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Couvertures supérieure et inférieurs en couteur
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Librairie Hachelle et Cle, boulevard 70, à Paris.
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LE
ROMAN PERSONNEL
ROUSSEAU A FROMENTIN
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JOACHI M MERLANT
drecfen élève de r" normale supérieure Docteur ès Lettres
LE
A FROMENTIN
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie 79, BOULEVARD SAI9T-GEBMAIK, 79
1905
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M. GTtJSTAVE LANSON
Professeur à la Sorbonne
Hommage reconnaissant
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A partir de 17 nous observons un effort continu du roman pour devenir un genre sérieux. Tout romancier se sent obligé d'avertir le public qu'il s'est donné un but moral; et le public, depuis qu'il s'est engoué de Richardson, n'a pas cessé de réclamer des auteurs français une œuvre égale à Clarisse, où fût recueillie la connaissance de la vie. Aussi tout roman prétend-il être réel, vécu s'il ne l'est pas, il prend soin de le paraître; la forme autobiographique est, à cette époque, la loi du genre, mais il faut remonter au delà de 1760 pour en trouver l'origine.
C'est Courtilz de Sandras W qui eut la pensée d'introduire le « je » dans la littérature romanesque il pré- senta ses œuvres comme des Mémoires, et dès lors toutes celles qui se succèdent, depuis Lesage, Marivaux et l'abbé Prévôt, jusqu'à Mi" de Tencin et Mme de Fontaine, se donnent l'air de Mémoires. Quel avantage y trouvaiton ? On pensait que le public s'intéresserait plus vivement aux aventures d'un personnage réel qu'à celle d'un être de fantaisie; le récit avait une allure séduisante de confidence, propre à stimuler les curiosités lentes en même temps le personnel des romans devenait plus sympathique en devenant presque ou tout à fait contemporain on se retrouvait plus volontiers soi-même, en ces
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êtres voisins, qui ressemblaient, par le langage et le costue au moins, aux êtres familiers. C'était mieux et plus vrai que les Artamène et les Cyrus. Mais entre ces mémoires apocryphes et des confessions véritables, quel rapport y a-t-il? Si le roman prit d'assez bonne heure la forme an' obiographique, il conserva longtemps encore bien des éléments contraires à l'autobiographie. Comment donc, d'une simple enseigne, l'autobiographie devint-elle une réalité, et le fond même de toute une littérature?
La matière du roman, chez Courtilz de Sandras, demeure absolument irréelle événements étranges, caprices, incohérences du destin, personnages dont nous ne sentons à aucun moment qu'ils vivent d'une vie cachée, tout occupés qu'ils sont de manifester leur existence par de grands mots et des gestes démesurés. Chez Lesage, nous trouvons une satire de moeurs Gil Blas n'est pas plus une autobiographie que ne le sont les Caractères de La Bruyère il l'est moins encore, car les Caractères sont riches de réflexions où se traduit la pensée intime de l'auteur, son amertume, son dégoût, sa volonté de se reprendre et de se réfugier dans une conception supérieure à la vie réelle; on sent que derrière ces portraits et ces observations, il y a une intelligence qui se cherche, une conscience, un caractère d'homme qui progresse et qui arrive peu à peu à une attitude définitive devant les choses. Mais Gîl Bias nous amuse et s'amuse, rien ne le modifie il ne prend pas de recul devant la vie, il ne se demande pas ce que son moi véritable et profond perd; à ce que gagne ce moi de tous les jours, complaisant, vif et souple, qu'il promène et qu'il instruit à travers un monde si étrange-
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ment pittoresque. Gil Blas n'a pas d'inquiétude morale, | ou plutôt, moralement, il n'existe pas son roman pourrait indéfiniment se prolonger, comme une galerie de portraits peut toujours s'augmenter de nouveaux originaux. Ce que nous savons de lui, c'est qu'il est toujours de belle humeur, et que son instinct satirique lui donne, sur les sottises dont il peut être victime, une perpétuelle revanche cela ne suffit pas à faire un type, cela fait un auteur. Pour créer un type, il faut peindre une conscience qui souffre, hésite, s'affirme, qui ne reflète pas indifféremment toute réalité quelle qu'elle soit.avec là même limpidité passive quand on lit un roman de Lesage, que ce soit le Diable boiteux ou Gil Blas, on ne songe pas un instant à s'intéresser à la destinée d'fun héros qui apparaît clairement non comme un homme, mais comme un auteur déguisé. Ce qu'il veut faire, c'est un tableau de moeurs,* c'est éveiller l'intérêt par des actualités piqùantes peu importe que la fiction de l'écolier de Salamanque prenne un air de réalité qui fasse illusion. Lesage n'y tient guère, et il en prend à son aise sur ce chapitre. Il imagine un spectateur mobile, comme le procédé le plus simple et le plus commode pour dire tout ce qu'il veut sur tout ce qu'il est possible de voir dans le monde. Et pour que nous ne soyons pas tentés de chercher intérêt à ce qu'il pourrait y avoir de vécu dans les aventures de ce personnage de convention, Lesage le place, selon la tradition romanesque, dans un milieu qui est lui-même très fantaisiste. Ainsi, loin de réduire au minimum la part de l'artifice, comme c'est la tendance normale d'une véritable autobiographie, Lesage la développe autant qu'il en a besoin, et il n'est rien dont il se soucie moins que de la vraisemblance.
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Prenons garde, cependant, que ce rapprochement du roman et de la peinture de mœurs était une chose toute neuve. Le roman de Lesage est le résultat d'une époque saturée de moralisme que de portraits on avait faits que d'essais ingénieux pour s'expliquer le cœur humain que de systèmes, spirituels et moroses, complets ou ébauchés, n'ava.it-on pas émis et voilà qu'après tant de vues sur les mœurs, un homme de lettres prétend mettre en roman l'odyssée d'un observateur, la série infinie de ses expériences. Or, le moralisme sera un élément essentiel du roman autobiographique; et déjà c'est la porte ouverte au moi. Sans doute ce qui s'est appelé depuis le moi n'existe pas ici, mais bien le moi auquel il était permis de se montrer en ce temps-là, le moi intelligent et observateur qui, au lieu de se replier sur luimême douloureusement, s'ouvre à toutes les curiosités mondaines; ce n'est pas le moi qui veut attirer et retenir l'attention sur soi, mais celui qui s'exerce à être fin et pénétrant aux dépens des autres. Seulement, tandis que l'originalité de l'intelligence semble la seule recherchée, derrière elle, il sera aisé bientôt d'apercevoir une originalité de cœur et d'âme. Une fois satisfaite en général la cu riosité morale, on s'aperçoit que devant les mêmes objets l'observation varie en raison et en fonction de celui qui observe; un public documenté, depuis longtemps averti, pénètre au delà des lieux communs des moralistes jusqu'à l'essence de leur vie, à ce -qui donne à leur pensée une nuance originale, une saveur propre i à leurs propos.' En écoutant parler un moraliste, c'est j de lui qu'on devient curieux à la longue, autant ou plus4 que des objets sur lesquels chacun s'est fait une idée de sa façon. L'autobiographie, chez Lesage, si peu soignée
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qu'elle ait été en vue de produire une illusion, marque au moins un temps où l'on aime à savoir qui vous parle, à quelle sorte d'homme l'on a à faire. En même temps que s'est formé le public, les auteurs ont acquis par leurs lectures, par l'éducation tout entière tournée de ce côté, une science précoce de la vie; ils voient de bonne heure, ou ils se figurent voir le fond de la vie; leur étude se reporte naturellement sur eux-mêmes. Et si l'on veut i comprendre comment le moi du moraliste, même s'il adopte la forme ordinaire de la méditation ou des sentences, devient, dans ses œuvres, plus présent, il faut songer à la distance qui sépare La Rochefoucauld et La Bruyère de Vauvenargues.
Mais le roman n'est pas encore si avancé plus tard il posera des énigmes aux moralistes; pour le moment il reste bien loin encore derrière eux, en sérieux et en émotion. Il est encore sous la dépendance de ses origines, il est amusant et dramatique; et c'est une chose remarquable qu'avant de devenir- le genre choisi des penseurs, des solitaires contemplatifs, il ait été entre les mains de ceux qui font rire la foule au théâtre Lesage et Marivaux, deux hommes de théâtre, ont mis dans leurs fausses autobiographies le mouvement de la scène, et cette multiplicité de personnages qui soutient une intrigue adroite. L'autobiographie véritable, nous le s verrons bien, sera la résultante tardive d'un effort persistant pour isoler le « héros » et pour supprimer presque tout événement. Mari\aux marque déjà un progrès sur Lesage il a eu le soin de la vraisemblance il ne se désintéresse pas de donner à ses histoires une apparence d'authenticité le milieu où elles se passent est vrai, local, contemporain; les gens qui s'y meuvent sont bien
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ceux qfu'il'a pu produire quel est leur passé, sous quelle influence se sont-ils formés, Marivaux donne à ces questions une réponse assez précise pour que tout de suite ils- soient -intéressants' par eux-mêmes si quelque événement survient, nous ne nous disons plus que cela est atnusâht et bien vu, mais et lui, qu'en a-t-il pensé? qu'en est- il advenu pour lui? que devient parmi tout cela son caractère? seulement ce caractère n'est pas de ceux qui attachent, qui se suffisent à eux-mêmes, et qui peuvent expliquer à eux seuls tous les événements d'une vie, ou la tournure et la physionomie que des événementis ordinaires prennent dans une vie apparemment commune, quand ils affectent une sensibilité intense et profonde. Le paysan parvenu n'a vraiment pas de vie intérieure il fait son profit de ce qui lui arrive, il est .de plus en plus adroit, il apprend quelle est la valeur pratique de tous les sentiments, et il n'a ni scrupule ni peine à sentir en conséquence; il ne s'est pas fait de luimême, de ce qu'il veut êtres, un idéal secret et cher que la vie contrarie; il est, naïvement et sans réflexion, objectif et réaliste. Et tous les héros de la famille de Marivaux, que ce soit le paysan ou Marianne, ont ainsi leur capital, qui n'est nullement moral, capital de bonne mine et de rouerie candide; qui leur assure le succès et le bonheur; ils font tranquillement, sans s'étonner' de rien, leur chemin dans le monde. Et sans doute si c'était chez eux une philosophie bien dégagée, fruit d'une longue méditation morale et d'une ancienne déception, que de se posséder parfaitement, de passer sans y faire attention d'une situation louche à une attitude paradoxale, et de vérifier sans cesse l'unité et la permanence de leur moi dans une poursuite perpétuelle du bonheur et avec une religion
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du succès qui ne s'émût de rien, ce seraient bien des types moraux; mais toute leur force est dans leur inconscience. Et cela est foncièrement contraire à l'essence du roman autobiographique tel que nous le verrons se définir de mieux en mieux. Il faut bien voir que ce sont deux choses très différentes, et même opposées, d'employer l'art du roman imiter la vie dans des spectacles changeants et successifs, en l'ordonnant autour d'un caractère qui dépend d'eux et se fait peu à peu selon eux et à leur image, ou de se prendre soi-même comme point initial et comme centre, de n'employer la fiction qu'à voiler une partie trop intirne de sa vie, de se livrer enfin sur soi-même à un travail d'élaboration tel qu'il en naisse un type général et symbolique. Les histoires de Marivaux ne finissent pas plus que celles de Lesage, et il n'y avait pas nécessité qu'elles finissent. Mme Riccoboni a fait la suite de Marivaux, et bien d'autres ont écrit des suites à des romans épistolaires qui s'étaient terminés sans conclusion. Le roman autobiographique formera un tout complet, il conclura toujours si le héros ne meurt pas, nous serons fixés sur l'attitude qu'il ne peut manquer de garder à jamais dans la vie; et comme. toute réflexion profonde mène à la douleur, ce sera toujours sur une souffrance définitive que s'achèvera le roman; il ouvrira un horizon de tristesse illimitée. Le roman a pour sujet une crise, d'où s'est dégagé un caractère formé pour toujours, que la vie ne modifiera plus, mais qui imposera à la vie, quelle qu'elle soit, sa nuance originale.
Les romans de l'abbé Prévôt, et surtout Manon Lescaut, sont bien plus près de l'autobiographie; ici, d'abord, il y a vraiment une intime union entre l'auteur et son œuvre. M"6 de Lespinasse l'appelait « l'homme du monde qui
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a le mieux connu ce que l'amour a de doux et de terrible. Nous trouvons chez lui ce goût et ce besoin de confession d'où l'autobiographie dérive; l'abbé Prévôt se réfugiant en religion, s'attachant durant de longues années à mater son âme par des exercices d'ascétisme et à tromper son cœur passionné par des épanchements mystiques, incapable malgré tout de s'échapper à luimême, de se recueillir en une pensée haute et divine qui ne fût plus lui, et finalement se donnant aux lettres, r où il s'oublie en créant, n'est-ce pas un premier exemple de cet irrésistible besoin d'écrire, de parler de soi d'une manière ou d'une autre, de se débarrasser de ce tropplein de sensibilité qui fait souffrir jusqu'à l'angoisse, et de cette vie tumultueuse qui tourmente l'imagination? Tous les « autobiographes » l'ont dit l'un après l'autre écrire, et écrire sur soi-même, était pour eux comme une fonction intellectuelle la crise durait jusqu'au jour où ils s'étaient résolus d'écrire. Alors commence une période purement contemplative, et les souffrances vécues deviennent des joies d'art. Seulement l'abbé Prévôt était d'un temps où l'on aurait trouvé bien ridicule^ encore et inconvenant d'occuper le public de ses affaires intimes; avec un sentiment très fort du tragique dans l'amour, il a un esprit, très sain et équilibré, un caractère régulier, des habitudes paisibles d'homme de lettres qui fait sa tâche quotidienne pour vivre. Il n'a pas la personnalité violente, il ne lui vient pas à l'esprit que le monde entier puisse être compromis dans les aventures d'un coeur trop ardent, et si quelqu'un sous ses yeux est malheureux jusqu'au désespoir, il ne prend pas à partie les $ Lescaut ne veut rien prouver, elle ne réhabilite per-
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sonne c'est un exemple nouveau, après beaucoup d'autres, de la fatalité dans la passion. Mais si l'auteur ne veut rien démontrer, il est impossible que le lecteur n'éprouve pas une grande sympathie pour cet homme dont on se demande sans cesse s'il va devenir un criminel ou un martyr, et quelque doute sur les droits d'une société qui met dans une situation sans autre issue que le désespoir un homme passionné la puissance pater^nelle, les lettres de cacher, les couvents qui sont des prisons, la justice expéditive et la cruelle manière dont elle sauve l'honneur des familles, qu'est-ce que tout cela pèse, et peut-il rien y avoir de plus sacré au monde que l'individu, quand il souffre et quand il aime? C'était la première fois que dans un roman la passion toute pure\ exclusive et révoltée, était représentée. Et si l'on se rap-t pelle d'autre part le mouvement emporté qui entraîne toutes les destinées des héros de l'abbé Prévôt, toutes ces existences qui se précipitent vers le malheur comme vers leur vocation nécessaire, on verra bien qu'il y avait dans les romans de l'abbé Prévôt une première esquisse de l'état d'âme qui fait les autobiographies le don de s'isoler dans ses peines, d'apercevoir la vie à travers elles, le sentiment exalté de son caractère, et la volonté de se conserver tout entier tel qu'on est.
Que manquait-il au moi pour s'enhardir et s'affranchir ? la foi en lui-même. Le moi passe encore pour l'ennemi, le conseiller d'orgueil et d'égoïsme, l'adversaire intime et sournois dont il faut se méfier constamment, si l'on ne veut tomber dans le ridicule et l'erreur. Les âmes superficielles en ont vite pris leur parti, et les âmes profondes ont une discipline religieuse et morale qui les détourne de porter sur elles cette attention trop
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concentrée ou plutôt elles sauvent d'avance ce que découvre et doit découvrir cette attention; la vie intérieure est régulée, toutes les étapes en sont prévues, et la culture religieuse du moi est menée selon les indications des grands mystiques ils ont donné un nom à tous les états supérieurs dé la personnalité, ils y ont fait voir non la puissance de l'être humain, mais celle de la grâce divine qui, soufflant où elle veut, développe dans les volontés qui ont sùivi l'art de s'y bien disposer, des forces aussi promptes à les abandonner qu'à les secourir: le moi humain n'a droit à rien. Les moralistes chrétiens distinguent bien l'amour-propre, condarnnable, et l'amour de soi, vertu très noble qui se confond avec la notion de l'effort moral et l'amour de la perfection mais c'est l'amour de soi en Dieu, et il ne subsiste que par l'humiliation et le renoncement. Dans la vie humaine, dans les passions du cœur et les ambitions de la volonté, l'amour-propre seul entre en jeu; la prière, la confession religieuse prennent âinsi le meilleur de l'âme; pour les croyants, la certitude que la souffrance silencieuse, se purifiant de toute 'complaisance par un effort constant sur elle-même, est la seule agréable à Dieu, éloigne jusqu'à l'idée de sé faire plaindre en parlant de soi ou de chercher une consolation intéressée dans l'expression artistique de ses peines. Ajoutez-y un sentiment de dignité devant les autres, une conception héréditaire du courage qui tient pour une faute contre l'honneur viril la facilité desconfidences et le besoin de prendre des témoins de ses malheurs; tout cela concourait avec finstinct, moins élevé, du ridicule, pour supprimer toute pénsée d'écrire un roman sur les plus secrets de ses souvëhirs;
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Ainsi l'on en était au point qu'une masse immense d'observations sur les sentiments avait été accumulée, que les procédés et la langue de l'analyse psychologique s'étaient affinés et enrichis, grâce aux précieux, grâce aux moralistes sacrés et profanes, que les plus émoujvants exemples de l'angoisse morale, de Pascal à Vauvenargues, avaient été offerts à la méditation d'un public d'ailleurs assez distrait, que le tragique de certaines destinées individuelles, dans une société qui commençait à s'ébranler et dont on perdait le respect, frappait déjà les esprits encore trop épris de mondanité la psychologie était ou bien sous la discipline d'un dogme religieux, ou bien aux mains de quelques auteurs de bonne compagnie, sociables et n'ayant jamais vu leurs semblables que dans des salons, et l'on réservait encore, comme trop graves et trop sacrés pour les mettre dans un roman, toute une partie de l'âme la plus mystérieuse et la plus sainte, la plus intime et la plus personnelle. Il y avait une cloison entre elle et la littérature, comme il y en avait une, en ce temps-là, entre les choses de la religion, qui ne se discutaient pas, et les sentiments du monde, qui se comportent comme ils veulent. Il n'y avait vraiment pas unité dans les âmes religion, amour du bien, adoration du surnaturel d'un côté, et, de l'autre, sentiments humains, arrangements mondains, passions qui peuvent mener loin, mais dont les effets sur l'âme et les suites dans la vie pratique se liquident à un moment donné par un acte de discipline religieuse, par un « changement de vie ». Mais qu'y a-t-il de sacré aussi dans les sentiments tout humains ? N'y a-t-il pas continuité des sentiments communs à l'extase religieuse ? le divin et l'humain pas constamment en
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nous? le moi de tous les jours, et que nous portons dans toutes nos affaires humaines, ne contient-il pas une révé- lation morale et religieuse? le culte du moi ne peut-il pas être sécularisé ? Il n'appartient pas à un systéma- tique de justifier par le raisonnement le passage de l'état d'esprit classique à l'état d'esprit moderne il fallait l'exemple victorieux d'une forte personnalité et ce fut Rousseau.
v Dès qu'il parut, on eut le sentiment que tout était à découvrir dans le cœur humain après Racine, après Bossuet, après La Rochefoucauld et La Bruyère, après Marivaux et le Spectateur d'Addison, après une série de générations qui n'avaient songé qu'à regarder l'homme vivre, on s'apercevait que l'ôeuvre faite était vaine, à côté; l'âme humaine intacte s'ouvrait comme un trésor profond à tous ceux qui avaient le sens de l'âme. La vie intérieure et la vie de chaque jour, les moeurs de famille et les émotions, agrandies à l'infini selon la valeur même de la conscience, qui fant ia trame de la vie chez des êtres ordinaires, de condition normale, ces deux choses entrèrent ensemble dans la littérature au moment où elle s'embourgeoisait, où elle devenait réaliste et cessait de déchoir en peignant dans des œuvres sérieuses des spectacles coutumiers, elle visait d'autre part aux régions les plus nobles des consciences. S'il est un fait qui montre bien à la fois combien les âmes, désaffectionnées de la religion, gardaient un besoin d'idéalisme et de beauté morale, et combien elles étaient lasses de la noblesse guindée de l'héroïsme tragique, c'est bien que :^ies romans de Richardson aient eu un succès si général et si durable; leur vogue commence en i?'42, et en 1835 Vigny met encore Ctarisse Harlowe parmi les plus belles
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uvres de l'esprit. Ce qui en plaisait si fort, c'était le ens du tragique dans la vie réelle, l'exaltation du seniment et l'enthousiasme moral. Mais un si mauvais enom s'attachait au roman que Diderot, en 1761, deandait que l'on se servît d'un autre mot pour nommer larisse, Paméla, Grandisson. Le roman passait pour le enre frivole, où les faits absurdes forment d'invraiemblables successions. Quand on y songe, on fait xception pour la Princesse de Clèves, le seul roman u XVIIe siècle, en effet, dont nous entendrons parler, usqu'en 1830, avec respect, avec admiration. Mais il rrive souvent encore qu'on le mette avec les romans istoriques l'intrigue est à la cour, et c'est de bien obles personnages qu'il s'agit. Voilà pour la forme. t quant au fond, les héros raisonnent trop, ils se ervent trop de la religion pour faire une place étroite la passion; ils n'ont pas le culte de la conscience libre, Instinctive; enfin ce sont des psychologues et non des lyriques. Rousseau est lyrique, il est religieux, il adore son moi comme la seule chose qu'il possède pleinement et dont il soit sûr il y découvre un monde intérieur mille fois plus intéressant et plus certain que le monde extérieur; il aime sa vie à tous les instants, et il professe bien haut que les êtres les plus obscurs à travers les existences les plus pauvres aux yeux de la chair, peuvent ssister continuellement au dedans d'eux-mêmes aux Ius magnifiques expressions de la force intime qui fait eur noblesse, leur tourment et leur joie.
Que pourrait-il donc y avoir de plus intéressant et de lus beau que l'histoire vraie d'une vie, si l'homme, au ieu de circonscrire ses sentiments, de faire à chacun e place réservée en leur interdisant, par une discipline
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sévère, de se mêler les uns aux autres, au lieu de vivre ainsi plusieurs vies juxtaposées qui ne se pénètrent m jamais, vie du cœur et vie de l'âme, vie religieuse et vie d'amour, vie de cour et vie de famille, désormais se mettait tout entier, avec toutes ses puissances, dans tous 1 les sentiments qu'il éprouve et les actes qu'il accomplit, s'il se croyait en contact permanent avec le divin, et pensait qu'il dépendît de lui, à tout moment, de remonter j en lui-même à la source de vie. Les circonstances les plus communes seront transfigurées; une sincérité exigeante, impérieuse, mettra de l'harmonie entre toutes les facultés de l'individu. La poésie va se substituer à la psychologie, et aussi la métaphysique car si la psychologie | a jusqu'ici étudié les sentiments humains dans leurs 1 conditions relatives et dans les conflits qui s'élèvent '1 entre eux, le rôle de la psychologie traditionnelle s'arrête lorsqu'un sentiment s'est emparé de toute l'âme faire, comme on disait au XVIIIe siècle, la peinture du sen- timent, ce sera décrire un état, ce ne sera plus montrer | comment il a été produit. Au lieu d'analyser, l'art de l'écrivain sera tout à donner l'impression complexe, la sensation immédiate d'un état d'âme. Cela comptait-il pour quelque chose autrefois ? pour très peu, tant que l'intelligence, qui décompose toutes choses pour les reconstruire logiquement, n'avait pas achevé son\travail la psychologie réduisait le sentiment à des formules claires elle limitait, elle excluait, elle posait des antinomies et des définitions le lyrisme montre dans les sentiments une aspiration vers un idéal qui ne peut être entièrement possédé, mais vers lequel tous tendent, comme vers leur limite. C'est là vraiment la religion du moi. Jusqu'à Rousseau on ne croyait pas le moi créateur,
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fécond par ses propres ressources on le juge.ait moins intéressant que les choses, et, parce qu'il est incapable de subsister sans elles, on l'en faisait dépendre des passions, pour cesser d'être l'instinct brutal, pour devenir dignes de l'expression artistique, devaient se mesurer à la valeur de leur objet; plus il y a de perfection dans l'objet et plus le cœur qui l'admire s'en éprend. Au contraire le moi lyrique vaut par lui-même, il prête sa propre qualité aux choses qu'il rencontre, c'est un magicien qui transforme tout; l'objet le plus commun, le plus indigne, reflété en lui, se revêt de splendeur rien n'existe que par lui, grâce à lui et en lui. v Si cette tendance lyrique se développait sans obstacles, .v nous aurions des rêveries à l'infini, des élévations, mais plus de romans. Le roman, comme la psychologie, vit l de contrastes et de conflits; les souffrances du moi qui ne peut être tout ce qu'il .veut dans la vie positive, qui ne peut même se développer en lui-même sans y découvrir des contradictions et qui se heurte hors de lui toutes sortes de difficultés, voilà ce que doit être en général le sujet du roman autobiographique. Le moi purement extatique, nous le voyons dans les Rêveries! du Promeneur solitaire, nous le retrouvons en bien des passages dVbermann, et il n'est pas un roman. d'analyse moral, de Delphine à Dominique, où l'on ne sente la plainte de cet être douloureux, qui voudrait s'isoler du monde, s'être à soi-même un monde* plein et suffisant, et qui est sans cesse arraché à sa vie propre par le souci de la vie sociale. L'égeïsine métaphysique a pu être, pen- dant un moment assez prolongé, le rêve des âmes méditatives nous le verrons paraître sous bien des aspects; nous trouverons même des essais méthodiques pour y
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parvenir et pour le conserver. Mais indépendamment de la loi du genre, qui veut retenir un minimum de psy- § chologie et d'action, il y avait deux idées qui devaient | arrêter le roman autobiographique sur le chemin de la | poésie métaphysique où Rousseau l'aurait jeté d'abord la croyance qu'il n'y a pas de pure beauté morale hors du devoir, ni de devoir accompli sans effort contre soi, et c'est le respect persistant de la vie sociale et de | l'institution sociale. I Ainsi rentre dans l'autobiographie la psychologie que ;| le lyrisme tendait à en éliminer. L'état de lyrisme ne | sera pas posé comme un état de foi supérieur à toute discussion il sera expliqué, déduit, regardé comme 1 une résultante, suivi en chacun de ses éléments, et y la valeur en sera perpétuellement contrôlée. On s'atta- :â chera moins à l'étudier dans sa perfection qu'à en chercher les altérations, les défaillances, qu'à prouver comment il peut tromper par l'apparence et se résoudre, fa à l'analyse, en une forme, charmante par sa complexité délicate ou imposante par ses proportions, du vulgaire égoïsme. Notre littérature semble n'être qu'un long com- mentaire du mot de Pascal l'homme n'est ni ange ni I bête, et qui veut faire l'ange. Nous sommes des réa- 1 listes en morale; nous ne sommes pas enclins, comme le sont les Allemands, à déduire par théorie de beaux sentiments et à transposer ensuite, avec une ingéniosité dont nous serions les dupes, nos sentiments réels dans les formes élevées qu'a créées notre intelligence nous aimons plutôt à étudier le rapport des états exception- nels, rares et passagers de l'âme, avec ses états courants, moyens, médiocres. Nos romanciers n'ont jamais cessé d'être des observateurs l'enthousiasme en faveur de
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-Rousseau n'a pas empêché ses contemporains et ses disciples, nous le verrons bien, de remarquer qu'il n'a su acquérir aucune connaissance de la vie, et que hors de lui-même il n'a rien vu d'un œil juste parmi ses pareils. Mais Rousseau lui-même, avant d'en venir à l'état d'âme qu'il décrit dans ses rêveries, avait introduit dans le culte du moi un souci de moralité qui devait contra- rier le développement de l'égoïsme métaphysique. Stendhal, lisant les Confessions, était frappé de toutes les contraintes morales dont Rousseau n'avait pas eu l'audace de s'affranchir. Et c'est par là qu'il a agi sur la génération pensante qui l'a suivi, au moins autant que par les Rêveries. L'équivoque morale triomphe dans la Nouvelle Héloïse sans doute il a glorifié la passion, il y a vu l'état le plus souhaitable, le plus élevé et le plus pur de la conscience et l'on est bien tenté de croire quelquefois que selon lui la passion excuse tout, qu'elle est, de droit, libérée de toutes les vulgaires catégories morales, et qu'en absorbant en elle toute la sève de l'âme, elle se fait à elle-même sa morale incomparable. Mais, nous le verrons bien, cette théorie n'est nulle part approuvée par Rousseau, et si quelque chose résulte de la Nouvelle Héloïse^ c'est que la plus belle attitude mor e est dans le renoncement au bonheur TmpossibïêTet qu'entre deux aspirations de l'amour, l'une immédiate, égoïste, l'autre réfléchie et sacrifiant au devoir des joies qui cessent d'être désirables du moment qu'elles ne peuvent être acquises sans une défection de la conscience, la seconde seule est noble; mais n'est-ce pas là l'idéalisme de la Corneille? y a-t-il ici rien de nouveau? rien qui bouleverse la morale traditionnelle? Ainsi quand le moi passionné s'efforcera,
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selon sa tendance propre, de se justifier dans ses négations et ses excès, il ressentira, l'ivresse du sophisme éteinte, une gêne qui l'avertira de ce qu'il a oublié et 1 négligé le besoin du sacrifice moral. Seulement il n'y a plus là une discipline acceptée d'avance, une conception l spirituelle parfaite on ne croit plus qu'une identité absolue puisse s'établir jamais entre le moi, qui veut le bonheur, et la perfection abstraite, qui veut l'ordre. Le danger couru par le moi qui subit de vieilles et rudes exigences devient beaucoup plus intéressant que les risques de la vérité morale le moi discute, compose, cherche des accommodements; il reste toujours l'esclave des idées morales, et quand il prétend briser, dans un accès de révolte, la morale reconnue, c'est pour s'en faire aussitôt une autre à son image, aussi semblable que posf j sible, jusqu'au jour où, après s'être beaucoup tour- 1 menté, faussé, compliqué, il revient en s'attendrissant | à une soumission mélancolique. Et toutes ces tentatives, ces échecs, ces retours, ce sera le sujet d'une étude psychologique, d'un drame de conscience bien autrement émouvant que ceux de l'ancienne littérature on y croira sentir le conflit de deux religions, c'est de la vie même d'une conscience qu'il y sera débattu. L'autobiographie peut ainsi devenir un traité vivant de casuistique, et elle va devenir aussi un traité de con- duite sociale. Mais ce ne seront pas des êtres « selon leur coeur » que les romanciers nous feront connaître ce seront des êtres cruellement réels, tels que la société les a faits; c'est en face d'eux que le moi de Tautobiographé tentera de conserver son intégrité; c'est à eux qu'il sera bien obligé de se comparer; ce sont leurs opinions, leurs jugements et leurs croyances qu'il retrouvera présents
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en lui, aux instants où il voudrait relever de lui seul par imitation, par tradition, sans qu'il s'en doute, le héros de l'autobiographie conserve et entretient en lui un être sociable; le moi lyrique, nourri de l'esprit de contradiction. se soutiendrait-il même avec tant de constance, s'il n'avait à se défendre contre cet autre moi obstiné dont la force inconsciente se révèle et triomphe, quand les ressources du moi volontaire, acquis par la méditation, sont défaillantes. Si le moi lyrique s'est égaré et vient à douter de lui-même, c'est le moi sociable, impersonnel, le moi où subsistent les affirmations de la conscience collective, auquel le héros déçu a recours pour se juger et se remettre dans la voie normale. Il aura pu critiquer les préjugés, protester contre la promptitude sommaire des jugements publics et la tyrannie des mœurs, il n'opposera jamais, en définitive, aux erreurs de la société, la certitude indubitable de la conscience isolée. Tant qu'il ne se sera pas mis en accord avec le sens commun, il éprouvera un mécontentement et une inquiétude. Ses revendications pourront s'élever contre un abus, contre une manière trop dure et invariable d'entendre l'autorité sociale il réclamera plus d'égards pour les convenances individuelles; mais la sainteté de l'institution sociale ne sera, par lui, jamais attaquée la tendance du roman autobiographique n'est pas à détruire tout lien de discipline entre les consciences, il conclut toujours à mieux organiser les relations entre elles, mais toujours à les organiser ce n'est pas là s'en passer, c'est en affirmer la nécessité. De même que Rousseau établissait au début du Contrat les deux éléments du problème social donner à chacun la plus grande masse de liberté possible, sans compromettre l'ordre général, de même
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les romans autobiographiques poseront tous, sous une forme dramatique, les deux termes extrêmes de la question morale donner à. chacun la plus grande somme de bonheur, sans supprimer entre les hommes l'obligation réciproque. Nulle part on ne voit naître le moindre doute sur la sanction non seulement matérielle, sur l'excommunication mondaine, mais sur la sanction toute intérieure, sur la souffrance insupportable de la conscience héréditaire, qui frappe les individualistes livrés à la logique impulsive de leur passion.
Et si la passion se heurte ainsi aux jugements de la conscience générale, c'est qu'elle ne se laisse jamais confondre avec la rêverie. Tout de suite, à peine affirmée, elle compte avec les circonstances, il ne lui suffit pas d'être spéculative dans les romans autobiographiques français elle ne vit ni ne meurt de la contemplation; au moins ceci reste-t-il vrai jusqu'en 1830, et nous aurons à voir alors sous quelle pression des littératures étrangères notre littérature romanesque admit, passagèrement, la rêverie métaphysique, supérieure à la vie réelle et la dédaignant. Nous verrons bientôt ce qui fut compris de Werther en 1776, et si vraiment, pendant longtemps encore, il en est passé dans notre littérature quelque chose de nouveau, après la Nouvelle Héloïse et les Rêveries d'un Promeneur solitaire. La rêverie, qui se crée de toutes pièces un monde imaginaire, ne se soucie d'aucun des sentiments intermédiaires que la vie sociale a créés entre l'aspiration de l'individu vers le bonheur et son objet inaccessible sentiments de famille, honneur de caste, orgueil du rang; elle isole l'individu et le met face à face avec l'objet idéal de son désir, comme la théorie sociale des philosophes isolait l'individu et supprimait
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toute institution intermédiaire entre lui et l'Etat souverain. Elle élimine donc brusquement tout ce qui peut gêner l'épanchement du cœur, tout ce qui s'associe ou se substitue dans les âmes ordinaires à la passion primordiale et instinctive, tout ce qui distrait la passion et la dédommage; et si elle ne s'inquiète pas des résultats, c'est qu'elle ne les voit se développer qu'à l'intérieur des âmes, qui demeurent toujours les maîtresses et les ouvrières de leur bonheur. Aussi bien, quand les résultats sociaux lui apparaîtront, elle n'hésitera pas, du moins les rêveurs allemands n'hésiteront pas à dire et à démontrer qu'un seul moi humain, dans son développement intégral, est plus sacré qu'une société dans son ensemble. Mais ce n'est pas là une idée de source française. La passion est pratique dans notre littérature,- la rêverie revient toujours à la réflexion. La passion s'exalte et se désespère de joies ou de douleurs réelles. Le sentiment social, qui l'opprime, devient par elle plus aigu, plus précis il s'analyse. Et voilà pourquoi le roman autobiographique, qui est toujours une étude de passion, est aussi toujours un livre non pas de négation, mais de critique sociale.
Ainsi le roman autobiographique nous apparaît comme une variété du roman moral; il s'est développé en même temps que le roman édifiant, prédicant, en même temps que le roman d'éducation; il n'est pas étranger au roman de mœurs, il en dérive, il en est la forme la plus vivante et la plus concentrée; il n'est pas davantage contraire au roman satirique, car il prétend à l'efficacité, il agit, il a des parties de pamphlet. Mais il brise net avec le roman d'intrigue. C'est par lui que le genre du roman va défi.
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nitivenlent se réhabilite, devenir non seulement un genre sérieux, mais le plus sérieux de tous nous en aurons bientôt des témoignages multiples et éclatants, dans l'opinion même des contemporains attentifs. Il confine à la méditation religieuse et philosophique, et à un certain moment la religion émouvante et la philosophie 1 vécue ne se trouvent qu'en lui. Cependant, il a eu beaucoup de peine à se dégager, et peut-être même verrons-nous qu'il n'a jamais tenu toutes ses promesses? Pourquoi? il faut d'abord répondre qu'il est destiné à ne vivre que de personnalités très fortes, et « sans prétendre expliquer l'inexplicable, on voit bien quels événements, des débuts de la Révolution à la fin de l'Empire, attirèrent vers l'action les individualités puissantes; aussi les romans autobiographiques parus dans cette période furent-ils écrits par des hommes tenus à l'écart des affaires: et plus tard encore l'autobiographie ne se donne pas pour mieux qu'un pis-aller on l'écrit parce qu'on n'a rien de mieux à faire elle analyse, et elle clôt, une maladie de l'âme; mais pourquoi, Rousseau mis à part, aucune œuvre puissante, en ce genre, ne parut-elle avant 1789 ?
Nous avons vu que le roman autobiographique vit à la fois d'individualisme et de sentiment social. Les revendications de l'individu avaient été bien haut proclamées, et sur des points précis, par des philosophes, par des hommes d'action c'est en leurs moyens que le public espérait, et on aurait cru faire une œuvre oiseuse en attirant l'attention sur des souffrances personnelles alors que tous songeaient à la réforme de l'injustice universelle. D.'autre part l'ancienne discipline
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orale subsistait, dans la masse de la nation, même ̃liez ceux qui ne croyaient plus aux dogmes, qu'ils ssent religieux ou politiques c'était affaire de bien'ance, de goût et de bon ton. Le culte du moi n'était as inventé; et si quelques formes vagues, que nous étuierons, en naissaient déjà, elles étaient trop frivoles ou op immorales pour donner naissance à de grandes uvres le roman autobiographique devait suivre chez ous la loi de tous les genres français, qui leur impose Somme condition essentielle d'être intelligibles à tous, de aiter un lien commun il sera symbolique d'un état 'esprit général; l'individu n'a de valeur que s'il résume n lui un sentiment diffus. L'attention qui se portait sur ertaines situations morales intéressantes, sur les cas ù le droit de l'individu au bonheur se trouve contredire n préjugé ou une nécessité sociale, elle s'exprime longtemps dans un genre très voisin, par ses procédés et par on objet, de l'autobiographie, curieuse comme lui de vite intime, de l'existence familiale, des scènes simples t expressives de tous les jours, dans le roman d'analyse u roman intime. Issu de lui et longtemps confondu avec ui, le roman autobiographique ne s'en est jamais comlètement distingué et il y est souvent rentré. C'est un enre, à l'origine, purement féminin; nous ne pouvons, ans en suivre la filière, parallèle à celle du roman autoiographique, caractériser clairement celui-ci. De i756, ù Mme Riccoboni fait paraître les Lettres du marquis me Cressy, à 1820, où Mme de Duras donne Ourika -et douard, nous le verrons rester presque semblable à lui-même prédominance du sentiment social, respect nquiet, presque tendre, des droits méconnus chez tous es individus quels qu'ils soient, reconnaissance d'une
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discipline nécessaire et d'une hiérarchie des sentiments et des personnes, analyse l'emportant sur le lyrisme, goût traditionnel des portraits et des tableaux de mœurs. En face de ces auteurs qui font passer avant tout l'équi-S libre des facultés, et qui possédèrent tous, pour ainsi.. dire, une demeure intellectuelle fixe, nous verrons dans/ les romans proprement autobiographiques les inquiets || de profession, les errants, les cosmopolites, ceux qui,! ont fatigué et assoupli leurs esprits en les prêtant succès- fi sivement à toutes les formes de la pensée, les déclassés 1 aussi, qui sont naturellement enclins à se détester dans leur moi sociable, puisqu'ils n'en ont jamais reçu que. l'amertume. m On voit bien dès lors que nous ne plaçons pas sous:, la rubrique de l'autobiographie tous les romans où les auteurs ont mis quelque souvenir personn^autant vau-B drait y mettre tous les romans depuis 17^0 jusqu'à nos m jours, au moins tous ceux où se trouve posé un cas psychologique ou moral. Mettre dans un roman sa connaissance de la vie, y peindre des caractères que I'on juge sympathiques, y faire vivre des âmes, comme on dit, de la même famille que la sienne, ce sont autant de degrés qui conduisent à l'autobiographie; mais remarquons-le bien, un roman pourrait être tout entier composé de choses vues, présentées même dans I'ordre où elles se sont réellement passées, et ne pas mériter le nom d'autobiographique inversement, un roman a pourrait n'offrir d'un bout à l'autre que des événements fictifs, et nous donner cependant, d'une manières intense, l'impression d'une vie vécue. Entre ces deux a extrêmes, il est impossible de saisir une continuité parfaite de l'objectif absolu au pur subjectif, si tant est
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Bu'ils aient jamais existé isolément dans une œuvre 'art, et qu'ils soient autre chose que des limites vers sauelles tende l'esprit, les intermédiaires sont innomrables mais on peut essayer de fixer une nuance ici Bt là, de marquer à peu près à quelle distance d'un -trème ou de l'autre s'est tenu l'écrivain. Ce qui est écessaire et suffisant pour constituer le roman autoiographique, c'est l'étude continue du moi, traité non as en spectateur, mais en agent et en patient perpéel, comme une conscience soucieuse d'être de plus en lus claire à soi-même, et pour qui l'intérêt des choses xtérieures, le plaisir intellectuel de regarder et de comrendre ne l'emporte jamais sur la préoccupation de sa ropre permanence et de son unité. C'est la recherche assionnée du moi. Une aventure personnelle, placée ans la trame d'un roman, cela fait un fragment d'aubiographie mais un aussi grand nombre qu'on voudra e ces aventures jetées sans union intime dans un même oman, cela ne fera jamais un roman autobiographique arce que cette manière purement fragmentaire d'enendre sa propre existence, comme une série d'expéiences curieuses, est contraire à la notion du moi intime, nvariable, qui veut se définir. Au contraire, la partie bjective du roman peut être inventée, en tout ou en artie; si la personnalité de l'auteur s'y est condensée, i elle est.le centre de l'œuvre et s'il s'en dégage la signiication morale, une et claire, de sa vie, c'est de la pure t vraie autobiographie. Nous l'avons vu déjà, le roman utobiographique n'a pu naître que du jour où parut la royance au moi vivant de sa vie propre, harmonieux et acré dans tout ce qui le constitue, créateur et maître e réagir selon son instinct sur tout ce qui l'affecte du
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dehors. Les romanciers dont nous allons nous occuper forment moins une école littéraire peut-être qu'une école métaphysique, et c'est de ce nom qu'ils ont été appelés. C'est par le fond, plus encore que par la forme, que leurs oeuvres se ressemblent. Et leur école, qui a vécu de l'idéalisme, devait mourir, nous le verrons bien, du réa- ) lisme, aux environs de 1850. Elle renaîtra, mais sous une forme toute différente, quand la conception du moi aura été remplacée par une autre, aussi vivante, mais toute nouvelle.
Mais pourquoi donc, s'il en est ainsi, ce moi si exi- geant, si attaché à lui-même, a-t-il choisi pour s'exprimer une forme aussi gênante, embarrassée d'autant de con- ventions, et, il faut le dire, aussi suspecte de men- songe, que le roman ? A-t-il été assez fort pour faire du roman un genre absolument nouveau et ne le subir en rien ? Lui a-t-il fait des concessions ? A ces questions, il nous faudra donner autant de réponses qu'il s'offrira d'exemples. Rappelons cependant que d'abord le roman perd lentement mais de plus en plus et sans arrêt, depuis 1742, sa réputation de fiction, et qu'en fait le roman d'analyse, dont nous donnerons quelques types, prépa- rait la forme du roman pour l'autobiographie, en élimi- nant presque entièrement la part du romanesque et en développant celle de la vie intime. Le mot roman sert à désigner indifféremment les œuvres de Mme de. Souza et celles de Pigault-Lebrun, d'Anna Radclifffcou de Pixérécourt mais qu'y a-t-il de commun entre elles, autre que le nom? Nous verrons que le roman autobiographique, sous le nom malheureux dont il reste affublé, ï mais qu'il réhabilitera et régénérera, est souvent bien plus proche d'un journal philosophique qu'il ne l'est du
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man. Cependant il reste vraiment roman, en ce qu'au eu de décrire simplement toute une vie, il en détache n moment, il en fait valoir une crise; l'autobiographie hez Mme de Staël, Chateaubriand, B. Constant et Sainteeuve, répond bien à une idée romanesque de la vie. la vie leur apparaît à tous en décor, en drame; ils ensent tous qu'il fut une période de leur existence où ls vécurent, en quelques instants ramassés de douleur t de passion, plus qu'ils ne doivent vivre dans toute la uite, si longue soit elle. Qu'il y a loin de ces romans utobiographiques à l'autobiographie véritable d'un bout l'autre d'une Emilie Bronze. Ils ont cru, tous, être simples, vrais, peindre des événements communs, et ous leurs contemporains, en effet, les en ont loués. e n'était juste que par comparaison. Et nous verrons ien que leur notion de la simplicité n'était pas la nôtre. -ous y trouverons encore bien de la complication, de ême que nous y surprendrons de l'arrangement, une ertaine conspiration des événements, une entente suivie nt.re le hasard qui travaille au dehors et l'âme qui s'élaore, des concerts d'analogies enfin, qui ne ressemblent uère à la vie réelle. C'était aussi la loi de l'art comme n l'entendait alor s de donner l'impression arrêtée d'une attitude prise pour toujours on voulait du définitif. 'attente indéfinie n'avait rien d'esthétique. Il faut donc que chacun adopte, dans son roman, une allure, une pose, une physionomie qu'il gardera toujours, et qui se déduit nécessairement. Voilà le romanesque, et voilà ce qui fera courir à l'écrivain les plus graves risques d'insincérité double risque, l'un qui vient d'un instinct intellectuel et logique, du besoin prématuré de dégager le sens de son passé, l'autre qui naît du désir très humain
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de le voir en beau. Un journal intime se borne à dresser dE.` temps en temps le bilan moral, à marquer les rés lutions qui suivent un examen de conscience; le roman veut plus de.relief, il demande encore des réponses nettes et décisives sur la destinée du héros; il faut que de son aventure, où il est entré homme, l'auteur sorte type. En ce sens, il y a plus de romanesque dans les autobiographies célèbres que dans certains romans d'analyse; mais aussi c'est par là qu'elles ont agi, qu'elles se sont vulgal risées; c'est par là qu'elles ne sont pas restées des oeuvre,- purement aristocratiques, faites pour remplir ou amuser les loisirs de quelques âmes délicates et retirées de la vie. Si l'autobiographie ne s'était pas faite roman. .-elle n'aurait pas été efficace. Elle représente pendant quelques années une forme rare, hautaine et vigoureuse de la personnalité humaine quand elle aura accompli sa mission, qui est de personnifier des tendances puissantés mais confuses, quand elle aura suscité partout et en grand nombre des hommes à l'image de ses types elle passera au second plan. Le roman aura beau faire, à étudier seulement ce qu'aura produit dans les différentes conditions sociales l'imitation des romanesques. Il sera le domaine des observateurs énergiques, qui, au lieu de s'attarder en éux-mêmes, concevront le roman comme une encyclopédie de la vie.
Il nous faut étudier maintenant, sur quelques exemples du roman intime qui fleurissait vers 1760, les tendances favorables au développement futur de l'autobiographie. C'est de deux femmes que nous voulons parler de Mme Riccoboni et de Mme de Beaumont. Les Lettres de Milady Catesby et l'Histoire du marquis de Cressy sont
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de 1756 les Lettres du marquis de Roselle, de 1764 les Lettres de Madame de Sancerre, de 1767. Qu'y a-t-il de commun entre ces oeuvres ? Peut-on définir, grâce à elles, la part de l'influence féminine sur les destinées du roman autobiographique, et marquer à la fois ce que le roman d'analyse est devenu entre leurs mains, la portée qu'elles lui ont donnée et les limites dans l'auraient retenu?
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CHAPITRE I
LE ROMAN D'ANALYSE AUX ENVIRONS
DE 1760
Les romans de Mme Riccoboni sont un signe très parlant des tendances nouvelles du genre; elle a commencé à écrire avant la Nouvelle Héloïse, mais après les traductions de Richardson. Elle échappe donc à l'influence impérieuse de Rousseau, et celle de l'Angleterre est sur elle peu sensible. Son œuvre se rattache à une tradition purement française, à celle du roman d'analyse; c'est la suite de cette littérature féminine, éclose au siècle précédent, qui se développe à côté de l'école des moralistes, et conserve intact auprès d'elle le sentiment de l'incompréhensible dàns la vie intérieure, avec une certaine clémence dans l'analyse, qui s'allie naturellement à ce sentiment. L'esprit systématique des moralistesles éloigne de l'indulgence; ils démontent l'âmè humaine et ils en expliquent les ressorts avec autant de froideur que s'il s'agissait d'objets saisissables par l'observation extérieure. Les femmes mettent naturellement plus d'elles-mêmes dans leurs analyses; l'importance qu'elles donnent à leurs impressions les préserve de Terreur commune aux moralistes logiciens, qui est de ne plus faire aucune part à la sensation immédiate et de la tenir
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pour une illusion négligeable. Les femmes appellent plus souvent à leur aide leur expérience intérieure; l'examen d'autrui éveille en elles la confidence; de là quelque chose de plus souple, de plus bienveillant dans leur psychologie, qui gagne ainsi en vérité autant qu'en douceur. Elles sont moins soucieuses de juger que de tout comprendre. Mme Riccoboni, qui n'était pas janséniste comme 1 Mme de La Fayette, n'en avait que plus de tendresse d'âme; il faut retenir ce qu'elle dit dans les Lettres de Mylady Catesby « Le Spectateur devrait être un modèle pour ceux qui s'étudient à pénétrer les secrets de l'humanité. Pourquoi employer à l'affliger des soins qui pour- raient tendre à le consoler. Nous ôter le mérite de 1 devoir à nos efforts une partie de nos vertus, c'est nous décourager (1) o. C'est là ce qui s'appelle rendre aux gens ce qu'ils vous ont prêté; mais en dehors de l'influence qu'Addison exerça sur Mme Riccoboni et que désormais nous aurions mauvaise grâce à nier, il y avait entre eux une affinité de nature d'autant moins surprenante qu'après tout Addison avait commencé à étudier le cœur humain, comme elle, dans nos moralistes; à l'un ni à l'autre la science toute sèche n'avait suffi, ils croyaient que la littérature peut se donner un rôle bienfaisant; pareille mansuétude était dans leurs esprits, sans tourner à l'indulgence facile. Il y a chez Mme Riccoboni un peu de tristesse paisible qui l'éloigne des grandes conceptions de vertu où s'élevaient les héros de Mme de La Fayette, mais aussi une sûreté de conscience qui la préserve des équivoques morales. Elle a goûté dans Addison ce qui convenait à son idée à la fois optimiste et mélancolique de la nature humaine « Au mal incurable, ditelle encore, il ne faut que des calmants Œ ». Elle croyait (1) Lettre 16. Nous nous reportons pour la série de ces œuvres à l'édition Garnier, 1865, in-8- (Biblioth. amusante). Cf. Nouvelle Héloïse, n, 17. « Toujours philosophant tristement, toujours dégradant par vanité la nature humaine, toujours cherchant dans quelque vice la cause de tout ce qui se fait de bien, toujours d'après leur propre cœur médisait du cœur de l'homme. »
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comme lui à l'excellence du premier mouvement, à la supériorité de la morale du cœur sur celle de la raison, et par là elle est bien de la génération de Rousseau. Mais elle a souffert et, semble-t-il, supporté ses douleurs avec dignité, et elle en garde à jamais une distinction morale qui l'élève au-dessus des maximes courantes, de cette complaisance innocente si commode aux âmes peu profondes. Souvent ses personnages de prédilection nous déçoivent parce qu'ils finissent par agir selon la loi commune et que décidément ils soutiennent faiblement leur essor; sans que leur honnêteté fléchisse, ils se conduisent mieux devant le malheur certain que devant la tentation du bonheur; cela est humain. Au moins savent-ils voir toujours au delà de leurs sentiments présents nul doute qu'elle n'y ait mis beaucoup d'elle-même. Ce qu'on sait de sa vie n'est presque rien. Elle fut mariée très jeune à un comédien, elle fut malheureuse, elle écrivit pour se distraire et vivre, comme Rousseau, avec des êtres imaginaires et selon son cœur, et partout elle s'est souvenue d'elle-même. A travers ses œuvres on ne cesse de sentir la revendication féminine; elle fait déjà penser à Delphine.
En effet, tout ce que Mme Riccoboni pense en bien de l'humanité elle le prête aux femmes, tout ce qu'elle en pense de mal elle le rend aux hommes. Ce n'est pas un jeu d'esprit, c'est la plainte et quelquefois la révolte d'un être à qui ses souffrances ont appris à réfléchir sur les misères de la condition féminine, sur cette inégalité blessante des sexes qui livre l'un sans défense à la loi de l'autre « Les êtres inconséquents qui nous donnent des lois se sont réservé le droit' de ne suivre que leurs caprices (1) o. « Ils ont fait entre eux d'injustes conventions pour asservir les femmes, les soumettre à un dur empire; ils leur ont imposé des devoirs, ils leur donnent des lois, et par une bizarrerie révoltante, née de l'amour d'eux-mêmes, ils les pressent de les enfreindre et tendent continuellement des pièges à ce sexe faible, timide, dont (1) Histoire du Marquts de Cressy, édit. Garnier, p. 27.
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ils osent se dire le conseil et l'appui (1) ». La sensualité et l'ambition les rend cruels et faux; le marquis de Cressy n'a qu'un but, c'est de faire son chemin; aussi évite-t-il que l'amour devienne la première affaire de sa vie, il n'a rien d'héroïque, il ne rêve ni de gloire ni de passion. Il est trop prudent, il a trop le sentiment des convenances pour aimer au-dessus de lui, il a pourtant sa dose de fatuité et une pique d'amour-propre peut irriter en lui un goût passager au point de lui donner l'air d'un véritable amour. Mais ce sont là des aventures d'où il revient vite, avec une sagesse plus froide et calculatrice ce qui exalte la tête compromet la fortune. La mesure que Mme Riccoboni a gardé dans ce portrait lui donne encore plus de portée; elle ne croit pas à la méchanceté innée, foncière et définitive des hommes; c'est la légèreté impulsive dans les affaires du cœur, aggravée d'une ambition logique et implacable, qui conduit le marquis, suivant une progression suivie, à des actes odieux et nécessaires; mais le premier élan est bon, l'instinct pur et clair de la conscience ne l'aurait pas trahi s'il l'avait écouté. Seule la raison étudiée, cette raison bonne à toute fin, aide à sa chute et le sert d'autant mieux qu'il se dégrade davantage; elle lui inspire des procédés pour sauver ce fantôme d'honneur, cette correction à laquelle les hommes tiennent plus qu'à leur sincérité. Il devient, 1 pour dissimuler et mentir, audacieux et ingénieux, il se rend compte que ce peut être une force d'agir par impulsion et il en use. Ce n'est pas un Lovelace, ce serait plutôt le type français du virtuose en amour, curieux de situations piquantes, ennuyé de l'honnêteté et qui, sans avoir assez le goût du risque pour inventer lui-même le scandale, se plaît à le rencontrer une jeune fille qu'il a trompée est au couvent, la pupille de sa femme, dans sa propre maison, devient sa maîtresse; il a des rendezvous avec une coquette. Avec tout cela il n'est pas heu- reux, il n'a pas le tempérament de don Juan, il sent vivement par instant la sottise de sa vie, la perfidie de ses 1 (1) Histoire d'Ernestine, p. 300. |
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allures mais il ne sait plus être sincère (1), et quand son cœur voudrait se détendre et tout avouer, une fausse honte l'arrête. Il faut que la marquise se tue et lui pardonne.
Le réquisitoire contre le sexe qui détient l'apanage de la force est encore plus net dans les Lettres de Mylady Calesby (2) « Heureux hommes 1 combien la différence de l'éducation, les préjugés, l'usage, donnent d'avantages à ce sexe hardi qui ne rougit de rien, dit et fait tout ce qu'il veut que de ressources il a su ménager pour son orgueil, pour ses intérêts 1 Il rampe sans honte à nos pieds, nos mépris ne l'avilissent point, nos dédains ne peuvent le rebuter; bas quand il désire, fier dès qu'il espère, ingrat lorsqu'il obtient. serpent souple et agile qui, ainsi que celui de Milton, se courbe, se replie pour lixer notre attention et la détourner du piège qu'il nous tend ». Les hommes, en dehors de l'intrigue, sont incapables de volonté ferme « L'art difficile de vaincre ses penchants. fut laissé par eux au sexe qu'ils traitent de faible (3) ». La manière dont ils aiment est humiliante « L'objet de leurs feintes adorations n'atteint jamais jusqu'à leur estime, et si nous leur montrons de la force d'esprit, de la grandeur d'âme, nous sommes d'inhumaines créatures, nous passons les limites qu'ils ont osé nous prescrire et nous devenons injustes sans le savoir ». N'est-ce pas déjà le ton de Mme de Staël ? Sans doute Mme Riccoboni ne parle pas ici de la supériorité du génie ou des talents dans une créature exceptionnelle, encore moins soutient-elle en général la thèse de l'égalité des sexes elle croit que les femmes n'auraient rien à gagner à rivaliser avec les hommes (4), et elle parle sans ménagements de celles qui « livrées au dérèglement de leur imagination s'honorent du nom d'hommes, parce qu'indignes de celui de femmes estimables elles ont osé renoncer à la pudeur, à la modestie et à la délicatesse (1) P. 52.
(2) P. 345.
(3) P. 385.
(4) Marquis de Cressy, p. 8.
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des sentiments qui est la marque distinctive de leur être ». Mais elle sent, comme Mme de Staël, que l'homme m s'irrite de rencontrer un caractère chez la femme, qu'il s'étonne si elle réclame devant lui les droits d'une per- m sonne. Ce n'est plus le temps de l'héroïsme chevaleresque et galant, ni de l'idéalisme amoureux; c'est maintenant quel l'amour se définit si lestement « l'échange de deux fantaisies, le contact de deux épidermes ». Mme Riccoboni ne croit pas restaurer le respect de la femme en l'élevant vers un empyrée romanesque; elle a trop de 1 bon sens et trop d'esprit positif. Mais elle demande qu'on reconnaisse une même morale, une même dignité pour j les deux sexes, elle exige une estime égale et mutuelle. une honnêteté franche et de bon aloi qui épargne aux uns les manèges hypocrites, qui rende aux autres la J pleine disposition de leur sort. Elle a vu dans les moeurs de son temps, sous les dehors de grâce et d'esprit, ce qu'ils recouvraient de brutal, et combien le raffinement des manières peut dissimuler de grossièreté dans les passions. M. de Sancerre, par exemple, est un homme ordinaire, correct; il ne semble guère capable de grands mouvements ni de témérité; pourtant, dès qu'il se sent f menacé dans son honneur mondain, l'instinct de con- servation sociale, le plus fort de tous chez l'homme, 1 s'éveille et s'exaspère en lui; avec une douceur de forme 1 qui ne se dément jamais en public, il torture sa femme 3 méthodiquement, sans une défaillance dans son hypo- ] crisie poussée au tragique et au féroce. Un mot d'elle la délivrerait et le perdrait elle ne le dit pas. C'est bien là le trait dominant de tous les caractères féminins dans ces romans. Les femmes ont l'héroïsme | du silence. Si les hommes se vengent durement de leurs propres torts, elles sont désarmées le respect scrupuleux de soi leur rend la lutte inégale. Ce sont « de ces cœurs tendres qui tournent tout contre eux-mêmes W ». Mais elles n'étalent pas l'orgueil de leurs sacrifices, ellés ont trop de fierté pour se rendre intéressantes par leurs (1) Marquis de Cressy; p. 64. 1
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malheurs et se laisser voir en victimes; Mais elles sont trop vraies pour se donner à elles-m^mes la comédie de l'impassibilité elles y seraient aussi peu entendues qu'aux adressessubtilesqui piqueraient les coeurs inconstants et leur infligeraient, pour les rattacher, l'épreuve d'une jalousie salutaire. Elles ne savent ni faire souffrir ni renoncer à souffrir; elles l'avouent de bonne foi, sans rien disputer à ce qu'elles éprouvent. Avec cela elles ne mettent pas de complaisance à être malheureuses, elles n'ont pas le goût de la tristesse ni de l'inquiétude, n'y trouvant nulle saveur qui soit saine. Leur nature crédule les incline plutôt à en douter, elles se font illusion aussi longtemps qu'elles le peuvent; leur gaieté instinctive aussi les défend contre les chagrins d'imagination elles aiment la vie et, sans faire parade de force d'âme, elles éliminent tout ce qui pourrait la gâter. Cette avidité de croire ce qu'elles souhaitent en ferait d'éternelles dupes si elles n'avaient un sentiment d'honneur très droit et délicat qui les élève au-dessus des consolations sophistiques W. Et puis le mépris les sauve, il n'y a pas de dépit dans leurs peines. Quand elles sont trahies, leur premier soin est celui de leur dignité extérieure elles n'éclatent pas, elles se' recueillent (*). Elles en veulent moins aux hommes de les avoir quittées que de leur avoir fait perdre une illusion dont la chute les laisse désemparées; c'est pour elles une faillite morale de ne plus croire en celui qu'elles aimaient, mais au lieu d'aller vers un beau désespoir, elles demandent à la raison des forces te); elles veulent une règle morale et bien loin de se croire dispensées de tous les devoirs de la vie par l'excès de la douleur, elles craignent le lyrisme égaré de la souffrance (4). Elles se demandent si leur premier mouvement de défense n'a pas fait tort à leur clairvoyance, elles craignent là encore l'égoïsme; il faut (1) Lettres de Madame de Sancerre, pp. 189-196; Id., p. 127.
(2) Marquis de Cressy, p. 69.
(3) Madame de Sancenoe, pp. 127-133.
(4) Id., pp. 136-140.
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que leur révolte se ranime sans cesse à des souvenirs cruels pour ne pas tomber.
Cependant n'en faisions pas des saintes; cette attitude prolongée pourrait tourner en une affectation de vertu, qui serait une faute de goût dans ces âmes élégantes. Rien ne leur est plus étrangerdéjà que ces vertus transcendantes, si haut estimées au siècle passé, et que le XVIIIe relègue parmi les plus décevantes des vanités. Elles pensent qu'on ne gagne rien à se guinder, et volontiers elles disent que la première inspiration du cœur est bonne, l'appareil des grandes conceptions morales n'étant qu'un déguisement austère « Heureux qui jouit du bonheur secret de s'admirer (1) » dit l'une de ces héroïnes, sans trop souhaiter cette récompense intérieure car elle place, sans plus de prudence, son bonheur hors d'ellemême, sur un objet qui peut la trahir comme toutes ses pareilles, et qu'elles continuent d'aimer, même si elles cessent de l'estimer. Il n'y a rien de médité dans leur amour. Si elles sont obligées de subir la souffrance, elles ne savent pas lui donner un sens profond, encore moins la recherchent-elles et la choisissent-elles pour se grandir au delà de la commune nature; il ne faut pas faire trop dire à cette boutade de Mylady Gatesby te) « que la classe des femmes faibles lui paraît celle des bons cœurs ». C'est un mot d'esprit l'honnêteté d'une femme est plus charmante quand elle n'affiche pas des maximes de rigueur, et de telles pensées ne sont qu'un défi en passant au pharisaïsme, qui souvent traite en vertus méritoires ce qui est intérêt vil ou petite lâcheté. Ces pensées donnent aussi la qualité morale des romans de Mme Riccoboni. Elle a horreur de la pédanterie et elle aime à braver doucement le public; Mylady Catesbytè) est d'une belle indépendance, elle tient à établir qu'elle ne consulte pas l'usage pour faire leur part (1) Mylady Catesby, p. 370.
(2) P. 350.
(3) P. 349. Cf. Madame de sancerre, p. 162. « L'austérité est le faste de la vertu. » « Et pourquoi ne pardonnerais-je pas une faiblesse qui ne nuit à personne. »
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à ses passions, et bien loin de s'exalter l'esprit sur les mobiles qui commandent sa vie toujours digne, elle aime mieux donner à entendre que ses vertus, même les plus délicates, sont de l'intérêt subtilement entendu; elle sait la vie, elle se connaît, elle trouve un nonchalant plaisir à s'expliquer elle-même en toute humilité; c'est un luxe de modestie. Quelquefois cette simplicité si bien gardée, ce défaut d'ambition morale ne vont pas sans quelque allure de laisser-aller. La situation de Mme de Sancerre, par exemple, nous paraît scabreuse elle attend à mourir la femme de M. de Montalais qui l'aime et qu'elle aime; cela est bien d'un temps où l'amour n'a que faire des convenances et où déjà on reconnaît à ses fantaisies un droit supérieur. On raconte que la première princesse de Beauveau, près de mourir, sentant l'amour de son mari pour Mme de Clermont, veuve et qu'il devait épouser, disait «L'étoile de Mme de Clermont me tuera». Mme Riccoboni a beau s'en tirer le plus finement. du monde, donner à Mme de Montalais un caractère effacé, à demi sympathique, nous faire le plus séduisant portrait de son mari et de la jolie veuve, nous pouvons bien souhaiter qu'ils deviennent heureux mais, au risque d'en juger bourgeoisement, nous sommes surpris que ce bonheur s'arrange si facilement après un deuil qui a seulement rendu plus intéressant ce si galant veuf; Mme Riccoboni nous fait entendre qu'il aurait été fâcheux pour un homme de bonnes façons d'être éternellement affublé d'une bonne femme d'épouse dont la manie était d'être mère. Comme nous voici loin de la princesse de Clèves et que tout cela sent son XVIIIe siècle 1
On ne peut oublier que Mme Riccoboni faisait ses délices de Marivaux; elle fit même une suite à Marianne. Cela est visible d'abord au grand nombre des épisodes amusants ou des intrigues de second plan qui s'entrelacent comme une guirlande capricieuse autour de la principale action; le roman simple qui tend à se réduire à l'étude de deux personnages ou d'un seul commence à se dégager, mais la formule en est encore bien obscure. Il ne suffit pas ici à l'auteur de peindre le cadre mondain,
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le papillottement de cette existence de salon nuisible à 1 l'originalité W, les petites chapelles où chacun doit tenir le rôle que le premier jugement de la galerie lui a dévolu et auquel a consenti sa coquetterie. Elle aime l'intrigue pour elle-même; toutes sortes de hasards étranges, de personnages déconcertants passent à la traverse de l'action principale. Puis elle aime à piquer la curiosité au début de l'histoire en offrant un caractère un peu énigmatique, agile à se dérober (2), qu'elle ex- plique ensuite par des événements anciens et persistants. Mais surtout elle est bien encore de l'école de Marivaux par l'ironie et la désinvolture avec laquelle certains de ses personnages traitent les choses de l'amour. Elle a plus de profondeur que lui, elle traiterait plutôt les pauvres humains comme des marionnettes passionnées et douloureuses. Elle ne met pas plus de façons que Marivaux à raconter les scènes voluptueuses et il lui arrive de s'y complaire te). C'est un mélange de caprice et d'émotion qui fait songer à Musset. Voyez cette Mme du Raisel (4), comme elle sait bien cacher son amour de manière à le faire deviner, comme elle appelle l'indiscrétion c'est le jeu de l'amour et du hasard, mais d'un apparent hasard, déterminé par une volonté féminine souple et tenace. Voyez encore comme Mme de Martigues s'amuse de ce pauvre Piennes; à la fois coquette et bonne, la raison a chez elle la tournure de la fantaisie; elle essaie d'user son amour par des rigueurs adoucies de pitié moqueuse elle lui donne congé au moment de l'épouser parce qu'elle aime mieux lui laisser à jamais l'illusion d'un bonheur manqué que de lui offrir la déception où s'abîme toute joie; et enfin elle lui cède, pour qu'il ne soit pas fou, avec ces mots ® « Pauvre Piennes, il va faire une grande perte; j'étais son amie, je serai sa femme quelle différence » Toute cette intrigue, moitié frivole (1) Madame de Sancerre, p. 93.
(2) Id., p. 93.
(3) Marquis de Cressy, p. 25.
(4) Id., pp. 31-46.
(5) Madame de Sancerre, p. 204.
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sérieuse, accompagnant l'aventure beaucoup plus raae de Mme de Sancerre, semble railler les folies de mour pendant qu'on s'attendrit sur ses grandeurs. De ême, dans les Lettres de Mylady Catesby, on trouve n mélange de badinage et de clichés tragiques.
Les clichés tragiques viennent de Racine. Pendant que me Riccoboni jouait au théâtre, son esprit s'était formé cette psychologie si ferme à la fois et ondoyante; ses servations se coulaient naturellement dans cette forme ute préparée, si propre à rendre les élans et les retours e la passion. Ses tirades de tragédienne lui chantaient l'oreille quand elle écrivait. Ceci n'est-il pas du pur acine M « Non, mon cher comte, non, je ne recourerai point à Mondelis la paix que vous m'y promettez. h je ne désire point de la recouvrer. Je fuis le danger e laisser apercevoir un penchant trop tendre. Mais emporte le trait dont mon âme est blessée je ne veux as, je ne voudrai jamais l'en arracher. Au milieu de a solitude je me livrerai sans rougir à mes sentiments; n cessant de les craindre je cesserai de les combattre. 'idée de M. de Montalais, à présent si inquiétante, qui lève des mouvements si tumultueux dans mon cœur, 'y excitera plus que de douces émotions. J'oserai me ire il m'aime: j'oserai me dire je l'aime, il sera touurs présent à ma pensée ». C'est, avec un peu de faeur, la fluidité pure des morceaux élégiaques de Béré.ice ou de Mithridate. Et ceci encore, n'est-ce pas le tour es scènes de jalousie de Bajazet ou d'Andromaque te) Mme de Raisel est heureuse. Elle triomphe dans ses ras des pleurs d'une fille infortunée. A-t-elle mérité ce oeur qu'elle m'enlève ? L'inhumaine, avec quel air de mérité elle feignait de s'intéresser à mes peines, d'en gnorer le sujet Ah, la cruelle elle est sa femme, elle ègne sur ses volontés il lui est permis de contenter ous les désirs de_ ce qu'elle aime, elle peut sans rougir eçevoir ses caresses, les lui rendre, mettre son bonheur (1) Madame de Sancerre, p. 163.
(2) Un vers. De même plus loin.
(3) Marquts de Cressy, p. 42.
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à s'y montrer sensible, et moi, je ne peux me rappeler qu'avec honte ces moments, nioments délicieux et pour toujours gravés dans ma mémoire. Hélène, imprudente Hélène, pourquoi ta fatale complaisance m'expose-t-elle à le revoir ». Et encore ce monologue w qui rappelle de très près le vers où Phèdre jalouse imagine le bonheur 1 paisible d'Aricie « Tranquille, heureuse, avant qu'il me 1 parlât de sa feinte tendresse, je goûtais, en l'aimant, uri plaisir .dont le charme flatteur n'avait aucun mélange f d'amertume. Sa vue était un bien délicieux pour moi. | Mon amour ignoré de lui, inconnu à moi-même, était un bonheur si doux, si satisfaisant (2) ». Mais comme Adélaïde, qui parle ici, est un peu raisonneuse, elle ne se borne pas à souffrir, elle tire une conclusion de ses épreuves « Ah je l'apprends, les hommes sont cruels. Ils se plaisent à voir fermenter dans nos cœurs le poison 1 qu'ils y versent eux-mêmes; ce n'est pas de notre sensibilité, mais de l'objet qui la fait naître que nous devons nous plaindre ». Enfin, ne trouve-t-on pas le même esprit janséniste qui inspirait Racine, dans cette lettre de Myla- 1dy Catesby (3) où s'exprime le dégoût de soi-même, l'étonnement de ne se plus reconnaître, l'effroi de l'altération -| que l'âme éprouve, à peine atteinte par la passion « Oh ma chère Henriette, j'ai un cœur inconcevable, faible, méprisable, je crois. Ces qualités, ces vertus qui sont la base de notre amitié, vous les possédez, moi je n'en y ai plus que l'apparence. Une cruelle passion, une cons- tance mal placée ont détruit mon naturel et changé mon caractère. J'ai toujours les mêmes principes, mais je les démens, j'agis contre mes propres lumières. Je ne puis ̃ m'élever au-dessus de cette vile partie de moi-même, de cette faible machine à laquelle la moindre impulsion rend 5 ses premiers mouvements ». Voilà qui est bien sérieux, Le ton du monde revient tout à coup « Grondez-moi (1) Marquis de Cressy, p. 15. (2) Voir aussi dans Madame de Sancerre, pp. 118-130, un type (à la Roxane) de femme méprisable qui tient au respect, impérieuse et souf- frante.
(3) P. 377.
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bien fort, je vous en prie, j'ai besoin de toute votre sévérité ».
En effet, toutes ces confidences viennent moins du besoin de se confesser que du plaisir de parler de soi. L'isolement ne convient pas à ces natures un peu frivoles, elles peuvent bien dire « Mon cœur est mon juge suprênle (1) », elles peuvent protester que le public ne leur est rien, elles aiment cependant à se donner, comme témoin de toutes leurs impressions, un honnête homme qui puisse en apprécier le charme et le fini, en galant directeur de conscience; s'il fait mine de critiquer, s'il se plaint de ne plus comprendre, parce qu'on lui a fait mystère de quelque événement du passé, par discrétion et aussi pour réserver son droit de n'être à personne autant qu'à soi, comme on sait bien confondre le curieux par une révélation attendrissante! Ce rôle d'ami des femmes n'est pas facile à garder; aussi est-ce, chez Mme Riccoboni, un directeur assez passif et qui suit plus qji'il ne mène. Au besoin, comme il appartient au sexe hostile, il sert de quintenne aux rancunes des femmes malheureuses. Voyez comme on lui fait payer cher l'imprudence d'un conseil donné à faux (9 « Vous ne vous seriez point éloigné volontairement d'un objet agréable à vos yeux? Ah je le crois. Votre sexe n'est ni fier ni délicat; sa propre satisfaction est le principe de tous ses mouvements. Si dans la même situation nous suivions, vous et moi, les seules inspirations de nos cœurs, ils nous guideraient naturellement par des routes différentes ».! Cette confidente a un air de supériorité bien spirituelle, elle semble faire une grâce à celai qui veut bien l'écouter, et s'inquiète si peu de son jugement qu'elle achève sur ces mots d'une désinvolture si flatteuse à la bien prendre « Paris n'offre aucun 'plaisir vif, on n'y rencontre que des fous ou des imbéciles. Adieu, vous me placerez dans celle de ces deux classes où vous me supporterez le mieux ». (1) Madame de Sancerre, p. 82.
(2) Id., p. 104.
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Quelle est .donc la portée de ces œuvres tour à tour presque profondes et légères, charmantes dans leur ensemble. Révèlent-elles un sentiment inconnu ou négligé, une attitude morale originale ? Ne vaudraient-elles que par un certain souci de moralité, qu'elles trancheraient déjà sur le roman contemporain. Assurément leur morale se dérobe aux maximes, on les trouve quelquefois plus légers qu'on ne s'y attendait. C'est l'honneur fémi- nin cependant, un honneur de cœur qui n'admet pas les duretés de l'honneur masculin, qui se moque de la cor- rection et veut surtout la dignité égale et paisible d'une vie sans détours; c'est la recherche du bonheur, non âprement convoité ni ardemment débattu, de celui qui vient à son heure et qu'on craindrait de trop vite épui- ser d) « Mon ami, sur une route où l'on est assuré de ne point repasser, il ne faut pas fixer les objets avec le désir de se les approprier, c'est assez de les voir et de s'en amuser ». La vie est regardée comme un divertis- sement où il serait indiscret de réclamer un droit personnel à rien; à force de gaieté et d'esprit, il faut vaincre les apparences moroses des choses. Le sérieux continu est un mauvais conseiller (2) « Je suis sérieuse, triste même, tout me paraît si uniforme, si languissant autour de moi ». Ces âmes féminines nous étaient apparues plus graves tout à l'heure, affinées jusqu'au scrupule, et c'est l'une d'elles qui s'écrie (3) « L'amour est triste » et qui s'aperçoit aussi que « la vivacité, le feu, la joie », tout cela ne ressemble pas « au sentiment ». Et c'est encore Mme de Sancerre qui jette anathème sur l'ennui W, l'esprit plein des souvenirs de Pope, et demande de ne jamais demeurer dans ces états ternes où s'use et s'alanguit l'âme « Notre âme a besoin d'être agitée par une douleur aiguë ou par un plaisir vif ». hady Catesby éprouve, elle, la souffrance de se connaître, de s'épier: (1) Madame de Sancerre, p. 105.
(2) Id., p. 105.
(3) Id., p. 148.
(4) Id p. 84.
(5) Mylady Catesby, p. 338.
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le mal intérieur, le tourment secret commençaient donc de naître en ces âmes qui se défendent encore avec belle humeur; mais celle-ci parle la langue du dernier siècle et lorsqu'elle veut définir cette manie d'analyse et de repliement, c'est l'esprit qu'elle désigne et qu'elle croit atteint « Je ne sais quelle idée les autres peuvent avoir de cette lumière qu'on nomme esprit, elle se peint à mon imagination comme un flambeau ardent qu'un coup de vent dissipe; il luit un peu dans l'ombre et ne la dissipe qu'à demi, sa faible clarté suffit pour montrer qu'on luarche sur le bord d'un précipice, mais non pas pour faire apercevoir l'endroit glissantoù le pied peut manquer; on tombe, ma chère, et quand on a roulé jusqu'au fond on a l'avantage de se réfléchir et de se dire, tout froissé de sa chute, que si on avait mieux vu on ne serait pas la ». Mais que disent ces lignes sinon la vanité de la connaissance intellectuelle de soi-même ? Seulement, au lieu d'en conclure qu'il faut renoncer à la pratique de la vie et s'enclore dans une contemplation désolée de son âme, tous ces personnages se rétablissent de leurs déceptions en vivant; ils se quittent eux-mêmes et se laissent reprendre aux choses. Ils ont si peu la superstition des souffrances élues que l'un d'eux fait cet aveu W « Je ne suis point absolument triste, je commence à croire que le mal qu'on se fait à soi-même est moins douloureux que celui qu'un autre nous cause ». Voilà de la belle santé morale. Il ne faut donc pas parler de romantisme prématurément.; Mme Riccoboni ressemble bien à son temps par une conception assez facile de la vie, l'aspiration au bonheur positif, l'esprit de sociabilité. Mais elle le dépasse par la bonne foi hardie avec laquelle elle pose la question de l'existence .féminine, en un moment où la femme est déchue de sa souveraineté idéale et où il lui faut montrer ses titres à l'égalité des droits. Son œuvre prend ainsi un accent personnel, une nuance intime qui la classe, au milieu des auteurs de romans épistolaires, parmi les précurseurs de l'autobiographie. Elle reste (1) Mylady Catesby, p. 338.
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pourtant dans la tradition le moi se voile. De plus Ie roman n'a pas encore le droit d'être un ouvrage absolument sérieux, il faut qu'il amuse. Il n'est pas fait pour porter les idées profondes. Il est déjà plus près de sa maturité avec Mme Elie de Beaumont. |
Mnie de Beaumont
Mme Elie de Beaumont nous apparaît comme une forte i nature morale. L'histoire de son mariage est expressive elle avait été fiancée, étant pauvre encore; la mort de son père la rendit riche et sa famille rêva pour elle aussitôt d'un établissement plus brillant; elle n'en épousa pas moins M. de Beaumont par sa volonté et malgré les instances des siens. Toute sa vie offre l'exemple de facul- tés parfaitement équilibrées; elle fut heureuse, elle était d'intelligence active et l'on dit qu'elle eut part aux tra- vaux de son mari.
Les Lettres dzc marquis de Roselle racontent, au dire des contemporains, un fait véritable. Elles ont paru en 1764 et l'influence de Rousseau y est sensible; celle de Montesquieu s'y laisse voir aussi (1). C'est encore un roman mondain, mais le ton en est déjà plus grave. Non seulement Mme de Beaumont a de longues discussions, entre gens de loisir, sur l'éducation et surtout celle des jeunes filles mais chez elle l'étude du sentiment prend une portée morale qui va plus loin que le bonheur ou le malheur individuels elle regarde ses suites sociales, elle observe ses relations, non pas avec de simples bienséances mondaines, mais avec des convenances plus hautes qui imposent à chacun, au delà des intérêts immédiats de la passion, des obligations dont nul droit personnel ne saurait le dispenser. Par sa raison, par la (1) P. 80.
(2) On peut rapprocher la lettre 136 des Lettres de M"» de Maintenon à ica duchesse de Bourgogne et des Avis d'une mère à sa fille de M" de Lambert. Les Lettres du Marquis de Roselle eurent une suite les Lettres de Sophie et du chevalier de par M- de Fontaines.
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laire assurance de sa pensée, Mme de Beaumont est bien dans la tradition française; elle ne pense pas que l'exaltation ait des lumières particulières, ni que l'individu puisse se faire sa morale propre, incomparable à celle qui le gêne; pour elle il n'est pas vrai qu'on soit le seul artisan de sa destinée et il est faux qu'on en puisse répondre devant soi seul. Mais elle est aussi d'un temps où l'esprit de pitié avec l'esprit de doute incline la curiosité vers certaines misères autrefois traitées comme des hontes. Et la pitié n'altère pas son sens rigoureux de l'honnêteté, mais elle l'élève au-dessus du pharisaïsme. c'est une tête froide et un cœur généreux, elle distingue nettement les bons et les méchants sans penser que les bons aient tout fait quand ils se sont protégés du frôlement des méchants. Nul n'est dispensé envers personne de bonté ou de respect c'est une vérité que les femmes excellent à sentir et à pratiquer, et dans le livre de Mme de Beaumont, où il est juste de dire que tout vient en épiso.des, les femmes ont un doigté moral bien plus fin que les hommes. Elles leur sont supérieures, mais soumises, car Mme de Beaumont ne se plaît pas aux revendications.
On sent l'œuvre d'une femme heureuse et contente de la vie dans ces Lettres du marquis dé Rosette, qui nous racontent aimablement le complot de deux femmes pour sauver une belle âme en danger. Le personnage le plus intéressant n'est pas le marquis, le jeune premier naïf et passionné qui sert d'objet d'étude et de démonstration; c'est l2me de Narton, qui l'observe, l'épie, le conduit en lui laissant toujours l'illusion de sa pleine liberté, et l'amène discrètement, sans précipiter les crises, au piège du bonheur régulier et moral. Je vois là un mélange très intéressant du roman d'analyse, amusant et sain, sans intention hautement prédicante, mais visant au bien, et du roman à la Rousseau, délibérément moral et portant sa thèse en affiche. Ces lettres sont un curieux exemple de ce que l'esprit français, chez une femme réfléchie et cultivée, douée d'un fond d'idées assez personnelles pour résister aux engouements de la mode, pouvait goûter
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et choisir comme sien dans la Nouvelle Héloïse. Dans l'étude des influences littéraires on procède peut-être trop souvent comme si les genres naissaient parfaits par créations successives, à l'appel d'un génie novateur. Le principe de continuité doit pourtant être vrai ici comme ailleurs; on ne comprendrait pas qu'un grand esprit exerce une action, s'il n'existait une affinité et comme un attrait entre ses idées et les pensées de ses contemporains. 1 C'est d'abord son expérience d'une partie du monde x que M** de Beaumont nous a donnée. Car Mme de Narton, c'est bien elle-même, avec sa verve douce et sa bienv eillance spirituelle, et elle est aussi Mme de Ferval, avec sa raison calme et pacifiante. Auprès d'elle deux jeunes gens, Valville, l'ancêtre du chevalier de Fiesque, dans l'Adèle de Sénanges, de Mme de Souza, le type de la corruption élégante,- sans méchanceté, mais à qui il ne 1 reste pas une once de sens moral; c'est le dilettante qui jouit de ses goûts, s'amuse à ses intrigues, se garde comme d'une maladie de la contagion amoureuse, se croit dégagé de tout (1) « traite tout de préjugé et n'a que des préjugés; il se croit honnête homme et n'est qu'un homme du grand air, il pense mal des femmes, paraît les res- 1 pecter, n'en estime aucune, s'amuse avec toutes, badme avec l'amour, se fait par décence un devoir de l'amitié, hait la débauche, cherche le plaisir, le trouve rarement; son goût est délicat, son âme faible, son cœur froid et gâté; esclave des usages les plus extravagants, il traite gravement les choses frivoles, légèrement les sérieuses et n'a nulle idée de tendresse ou de sentiment ». C'était le dandysme du temps. Mme de Narton ne trouve pas que ce soit là un compagnon si dangereux pour un débutant à lancer Valville a le sentiment du ridicule; donner aux folies passionnées de Roselle ce témoin, ce critique inlas- sable, c'est le mettre à l'abri des fautes qui compromettent la vie « Le vice agit plus adroitement que la vertu ». Voilà une adresse que Rousseau aurait condamnée, Mme de Beaumont a trop de sens pratique pour la mépri(1) P. 24.
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.ser. Il y a dans sa morale un réalisme de bon aloi et qui n'a pas peur des mots. Les vertueuses indignations ne sont pas son affaire, elle sent que la meilleure manière de moraliser avec succès et sans pédanterie n'est pas de heurter les résistances de front, mais d'intéresser l'amourpropre, de mettre en œuvre les mobiles du cœur les plus humbles, les plus étrangers à la morale même. Rousseau aurait-il eu la patience de regarder et de tracer avec une ironie si pure de complaisance le portrait de ce Valville libérai en préceptes, prodigue de conseils, émettant avec une sorte de solennité les articles de son code des conI quêtes amoureuses, fier de son expérience, patriarche important et tranquille de la galanterie « On n'a plus d'hypocrisie aujourd'hui, dit-il, mais on a de la décence ». C'est ainsi qu'il nomme une certaine tenue vis-à-vis de soi-même, le soin prudent de se réserver toujours, de dominer les situations. Il n'en faut pas plus pour être honnête homme dans un monde où « tout roule sur le plaisir d) » et où la vertu est un souci bourgeois, un préjugé « gaulois » du plus mauvais goût.
Et en effet, le roman moral de Mme de Beaumont est un roman bourgeois et c'est dans une coterie bourgeoise que le jeune marquis se laisse entraîner. C'est tout à fait le jeune homme que Rousseau aurait pu imaginer, une sorte d'Emile qui traverse la salutaire épreuve des erreurs de la jeunesse. Son histoire pourrait bien s'appeler des périls de la candeur. Il est éperdl1ment -amoureux d'une demoiselle de l'Opéra, très rouée, qui l'attire au mariage en jouant l'honnêteté ingénue et effarouchée. Il y a bien un peu de niaiserie dans sa bonne foi, il faut qu'il ait été élevé bien loin de la corruption du monde pour être si peu en défense contre des ruses aussi peu nouvelles. Je soupçonne que son précepteur s'était occupé surtout de lui former une belle âme, une âme de luxe, ignorante du mal, mais ne s'était guère soucié de le rendre résistant aux tentations communes. Son cœur s'éprend des apparences de la vertu et croirait déchoir (1) P. 109.
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en soupçonnant l'hypocrisie. Heureusement les femmes qui l'ont gardé longtemps près d'elles ne le perdent pas de vue et, sans le savoir, le monde où il s'égare est encore un peu « truqué ». A cette âme désarmée d'ironie, le destin complaisant, doucement aidé par des mains fé-ji minines, ménagera de troublantes aventures, d'où il', sortira aussi bon, mais éprouvé, mûr pour apprécier le bonheur sain. Ce bon jeune homme a lu la Nouvelles Héloïse qui lui a bien un peu tourné la tête.. Voyez comme il parle à Léonor « Des nœuds secrets, mais lé- gitimes, scelleront l'union de nos cœurs; vertueux dans le sein des plaisirs, nous jouirons du bonheur le plus pur ». Et il continue « Que ne puis-je t'avouer pour mon épouse à la face de l'univers Ce serait le plus beau triomphe de la vertu ». Ce triomphe, il veut enfin 1 l'assurer; à sa sœur qui le prêche, il répond qu'il se moque de l'opinion « qu'il réparera vis-à-vis d'elle Ies torts de la fortune » et que d'ailleurs son amour ne s'em- barrasse pas du préjugé qui le condamne; le préjugé même n'a-t-il pas « son ivresse, ses fougues, comme la passion » Il est visible, à la réponse de Mme de Saint-Sever. qu'elle a lu Montesquieu et qu'elle parle des mœurs, des principes par lesquels se maintiennent les sociétés, comme sa bonne élève. On voit ici le conflit de deux morales et de deux systèmes celui de Rousseau fait de la conscience le grand arbitre du devoir, érige l'individu en seul juge suffisant de ses actes et tend à montrer qu'il est telles décisions, scandaleuses pour le public, où le respect absolu de soi-même peut engager un homme sincère; l'autre, qui est de Montesquieu, justifie la morale de l'honneur, met l'accent sur la conscience sociale, prouve que l'homme n'est pas libre de faire un choix entre ses devoirs à divers degrés et de choisir ceux où le porte l'instinct solitaire de son cœur, interdit le lyrisme en morale et impose la sagesse méconnue des usages « De quel droit, vous citoyen, vous décoré de prérogatives et d'honneurs, de quel droit intervertiriezvous l'ordre de la société qui, en distinguant les conditions pour le bien de l'Etat, s'est promis, à juste titre, que ceux
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'elle plaçait dans un rang honorable ne seraient ni sez lâches ni assez ingrats pour en troubler l'harmonie r leur propre avilissement. Elle a attaché des devoirs x distinctions et vous en violerez audacieusement les is, parce que ces lois, qui s'accordent avec la religion et vertu, ne se sont choisi pour dépositaires que vos urs, pour garant que votre délicatesse, pour vengeur e la honte et le mépris public. De quel droit, vous lus particulièrement chargés par votre rang du dépôt uguste des mœurs publiques, dégradez-vous la nation n lui ravissant, autant qu'il est en vous, ces mœurs récieusès dont vos aïeux vous avaient transmis exemple. » Voilà qui est du meilleur libéralisme conervateur ce traditionalisme moral estime qu'il n'est pas e folie plus grande que d'invoquer les révélations de a passion, car elle est « une illusion, un état violent de 'âme; elle ne saurait ni durer ni nous tromper toujours ». Le jeune héros devient encore plus intéressant quand es yeux se sont dessillés. A son tour il fait de la morale K Valville, mais il faut reconnaître que Mme de Beaumont su ne pas lui donner le ton prédicant. Elle connaît l'art e traiter sans nulle pédanterie et avec profondeur, en n style qui n'admet aucune terminologie spéciale, et u même air dont elle parlerait des choses de la vie mondaine, le sujet si pompeusement développé par Rousseau. Elle vulgariserait volontiers ses éloquentes théories, elle les réduirait au goût et les mettrait à la portée des gens sans y laisser le mauvais germe d'orgueil et de révolte; elle tempérerait par l'esprit de méthode de Montesquieu, qui ne veut rien détruire mais tout utiliser, qui croit plus à la réforme par l'organisation qu'à la création de nouvelles forces morales, qui veut la continuité dans le progrès et la reconnaissance de toutes les générations envers celles qui les ont précédées, l'enthousiasme novateur et l'individualisme riche mais indiscipliné du Vicaire[Savoyard; trop intelligente pour exclure personnel, elle ferait sa part, mais rien que sa part à chacun. Pour répondre à l'esprit persifleur de Valville, à qui Mme de Beaumont a prêté, non sans dessein, je ne sais quelle allure
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d'ancien jeu, le marquis de Roselle n'a pas besoin prendre l'accent du badinage ni de hausser la voix;: parle pour l'honneur mondain bien entendu contre faux honneur, il lui suffit d'appeler chaque chose par so nom; à Valville qui trahit un ami en lui prenant sa fem il écrit « Votre lien est un tissu formé par la vanité le désœuvrement. Ce n'est point un prédicateur q parle. C'est en homme du monde que je te dis qu'il n'e, guère de crime plus atroce que celui-là ».
On ne pouvait mieux prendre la défense des haute classes sociales, accusées de corruption, qu'en présentan un type aussi accompli d'honnêteté, d'application à s'a quitter comme d'une véritable mission sociale des devoir de son état. Roselle est une âme ardente et candide, il en horreur les passions superficielles, les intrigues où 1 cœur s'affadit et s'use, il faut que nous sachions bien que son aventure ne l'a pas gâté. Il parle lyriquémen de sa pureté « Avec quel plaisir je vois que mon cœuflB est resté droit et pur au milieu de mes égarements n. Seulement son esprit s'est posé « Il faut monter sa rar son et ses mœurs au ton de la droite raison et de la saine morale, qui sont de tous les temps et de tous les pays ».H La vertu n'est pas affaire de mode, peut-on dire. C'est ainsi que Mme de Beaumont ramène à des termes classiques la fameuse apostrophe de Rousseau « Conscience, instinct divin. » Et le siècle reparaît à ces mots qui rappellent aussi bien La Bruyère dans plusieursde ses conclusions.: « Voilà la maxime qui forme l'homme ou l'ami de ses frères; le grand homme, ou le protecteur de ses semblables ». Là-dessus le voilà parti à -travers de beaux discours très judicieux contre ces gens du bel air. « oublieux des liens sacrés qui étendent et fortifient notre être ». Non seulement son esprit est devenu ferme et pénétrant, mais sa sincérité, toute de surface et de premier mouvement autrefois, est devenue réfléchie et tran- quille. Il garde comme une crainte de l'amour dans cette convalescence du cœur; c'est un mélange de repos et de timidité devant des émotions nouvelles. En « l'admiration tendre et respectueuse », en cette « sorte de con- 1
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fiance douce et attrayante » qu'il ressent pour Mne de Ferval, il n'ose pas reconnaître l'amour, dont il n'a éprouvé que les troubles et les amertumes. D'autre part il s'observe trop bien pour se donner le change et il épie en lui les dernières traces de sa maladie. Il s'en confesse à sa directrice c'est une merveille de psychologie, de tact loyal et fin. Il a revu Léonor, une Léonor pitoyable, qui l'a supplié de la sauver. D'abord « je sentis pour elle un dégoût pire que la haine ». Il s'en va, puis il y songe, il revoit l'apparition lamentable, il se dit qu'elle est pauvre et malade « Cette idée fit taire en moi tout autre sentiment que celui de la pitié; c'est le seul qui me reste pour elle, mais je vous avoue qu'il est plus fort encore dans mon cœur pour cette malheureuse qu'il ne serait peut-être pour une autre personne dans le même état ». Et encore des raisonnements humanitaires pour justifier l'intérêt qu'il lui porte; nous sommes au temps où les mobiles généraux prennent de la force et de l'influence sur les personnalités. où la sociabilité qui admettait des barrières entre les conditions et laissait subsister certaines indifférences comme une garantie de tenue morale, cède la place à un sentiment de communauté plus étendue, indéfinie, sans distinctions de rang ni privilège de vertu. Il était nécessaire d'ailleurs que le roman fût jusqu'à la fin édifiant, et que Léonor se convertît; en effet, le prestige de l'exemple agit sur elle. la grâce toute humaine de la bonté la transforme. Cette fille experte en cœurs, enveloppée et drapée d'innocence, qui traversait d'un pas si leste sa carrière d'intrigante, devient un personnage t.erne, bénisseur, tout conf en reconnaissance. Et. maintenant quels sont les artisans de cette histoire si mal engagée et qui finit si heureusement ? Ils sont plusieurs, tous excellents. Ce sont des cœurs d'élite, ils conspirent pour le bien avec un dévouement inaltérable Pt même, à l'occasion, ils sont héroïques, comme ce bon Ferval qui se défend contre la fureur de Roselle avec une épée « coupée d'un doigt à la pointe » et manque y perdre la vie. Mais la supériorité est aux femmes; les hommes ont de l'élan, mais souvent mal calculé ils sont raides
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et cassants, leurs procédés sont corrects et maladroits, M. de Saint-Sever, qui est un homme des anciennes mœurs, pense tout gâter par sa violence; il a des décision subites qui prétendent tout briser et ne font que mêler l'écheveau des intrigues patiemment préparées. Voici comme il parle à Roselle « Je ferai enfermer cette créa- ture et, s'il en est besoin, je te ferai interdire. Ta sœur t'a gâté, je ne te gâterai pas ». C'est le plaisant de la comédie, qui déclame avec volubilité de périlleuses sot- tises. Même Ferval, qui est plus fin, n'a ni les scrupules ni la subtilité de doigté qui élimine à la fois les chances d'échecs et qui épargne les remords possibles d'un succès gagné par surprise ou force « Le vice, dit-il, aurait trop à s'applaudir si la vertu n'osait employer, pour le combattre, que des moyens avoués par la régularité la plus austère ». Voilà bien la grossière prudence masculine, qui s'imagine ménager son triomphe en se dégageant de certains embarras de conscience; les femmes sont bien plus avisées et plus justes. D'abord, par un sentiment de solidarité féminine, peut-être moins sensible d'ailleurs chez Mme de Beaumont que chez Mme Riccoboni (est-ce à cause de leurs conditions différentes ?), elles sentent vaguement, dans ces femmes qui perdent les hommes, des victimes des hommes; elles éprouvent aussi moins le besoin de les mépriser parce qu'elles n'ont rien à en oublier. Mais surtout elles sont douées d'un esprit de bienveillance universelle, tiennent par-dessus toutes choses à l'honnêteté des procédés, ne savent pas pratiquer l'opportunisme, qui fait dépendre la moralité des personnes et des circonstances « Tâchons de n'employer, dans une chose si honnête, que des moyens honnêtes. Léonor, je le sais, ne mérite point d'égards (celle qui parle a les facultés parfaitement équilibrées et la pitié ne la fait point déraisonner), mais on lui doit de la justice, parce que c'est une dette universetle dont rien ne peut nous affranchir et c'est y manquer que de corrompre des domestiques ». Est-ce Rousseau qui transparaît ici ? Ne serait-ce pas tout autant Fénelon ? ou simplement l'instinct plus sûr du cœur féminin, que
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nulle théorie ne fausse ? Le langage, du moins, sent bien son époque cc Quel droit avons-nous d'attenter à la liberté d'une citoyenne ? ».
Et les jeunes filles, où sont-elles dans ce roman ? Elles n'y existent guère. Valville est analysé avec bien plus d'esprit que les ingénues, mais le contraire serait plus surprenant. Il n'est pas facile de faire la psychologie de 1 innocence. Et pourtant elles ont du caractère, un goût franc pour les solutions claires, une horreur naturelle des sentiments compliqués et des accommodements de conscience. Elles ont été élevées par le mariage « Ce n'est point par les préceptes arides et par les notions fausses et outrées qu'on donne dans les couvents qu'une jeune personne peut être insensiblement préparée à vivre dans le monde, à y remplir un jour les devoirs d'épouse et de mère ». Toute une lettre de Mme de Narton, très inspirée de la lecture de l'Emile, est un véritable traité d'éducation où les jeunes gens ne sont mis en question que par une allusion aux « bizarreries affreuses des préceptes qu'on leur donne » mais où l'esprit des jeunes lilles, la culture qui leur convient, les soins intellectuels et moraux qui doivent le mieux les préparer à leur destinée sont à loisir étudiés. C'est de ce côté qu'il faut chercher le roman bourgeois de Mme de Beaumont. On loue MUe de Ferval de sa simplicité, de son économie, de son habileté à conduire tous les détails d'une maison, à faire beaucoup de peu, car elle est pauvre. Si nous ne sommes pas dans un monde opulent ni brillant, ce n'est pas non plus dans la bourgeoisie cossue que l'auteur nous mène, c'est chez la noblesse gênée, qui tient son rang avec décence en adoptant sans déchoir les vertus des petites classes; Mme de Ferval n'a pas élevé ses filles à la mode parisienne, pour le décor, elle s'en est occupée elle-même, au lieu de les confier à une gouvernante; elle a éveillé en elles surtout la bonté, l'instinct de la justice dans les petites choses; elle a pris garde à ne rien placer dans leur cœur que de pur et d'aimant; elle leur a épargné les lectures exaltantes; du théâtre, elle ne leur a fait voir que les pièces où l'amour « étant en opposition avec l'in-
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térêt des états » devait leur paraître « un contretemps » et rien de plus; de romans, elles n'ont guère lu que ceux des anglais et si encore Mmô de Ferval ne cite pas Richardson ici, c'est qu'elle ne voudrait pas nommer romans « ces belles histoires du monde et de l'humanité qu'on ne lit pas (si l'on n'est pas vicieux, pour ainsi dire, par essence) sans brûler d'envie de devenir meilleurs, de l'être ». Aucune contrainte d'ailleurs, dans cette édu- cation, tout y repose sur la prudence, mais non sur la méfiance « Il faut être bien dure ou bien maladroite j pour effacer. les grâces de l'esprit ». L'ennui n'est pas vertueux, la vertu et le bonheur vivent ensemble naturellement un bon cœur est le plus sûr guide et « c'est par le cœur qu'il faut commencer le grand ouvrage ». Comme nous voici loin de la raison froide et compassée de Mme de Maintenon. Mme de Beaumont sent bien le danger de développer la sensibilité, mais elle est du siècle où Locke se répand; elle ne croit pas, comme le pensaient les moralistes du XVIIIe siècle, que l'homme ait en naissant de mauvaises tendances qu'il faut réfréner, une naLure mater, un fond essentiel de perversité à par lui persistant effort; elle croit que notre àiiio osl-luiiie faite d'impressions » et qu'il suffit de laisser s'épanouir «i/.ns un air pur de jeunes consciences pour qu'elles donnent toute leur beauté. L'honnêteté ne repose décidément pas sur la raison « C'est un goût naturel, c'est un sentiment délicieux, c'est une vraie passion ».
Ces êtres heureux et candides tiendront leur place devant les hommes. Si le devoir domestique est leur tâche immédiate, une fois qu'elles s'en sont acquittées, elles ont le droit de cultiver leur esprit « par la réflexion et par la lecture ». C'est fort bien de plaire à son mari, mais une femme en est-elle assurée, à moins de joindre les agréments de l'esprit à ceux de la figure ? Ni femmelettes ni servantes « Non, Messieurs, nous sommes vos filles, vos mères, vos sœurs, vos compagnes, vos amies, mais nous ne sommes ni vos esclaves ni vos joujoux ». Ferval, qui est en retard, en sa qualité d'homme, et qui
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a gardé les préjugés d'une autre génération, s'inquiète un peu, et quand sa sœur demande que les hommes daignent les compter « au nombre des êtres pensants et estimables », il répond avec une désinvolture galante qui n'est peut-être pas d'aussi bon ton qu'il y paraît « J'entends, ma sœur, vous voulez qu'on vous traite en hommes, mais vous y perdrez, je vous en avertis ». Il n'est pas, selon l'idée de tout ce livre, de plusinjuste reproche. Est-ce trop demander que le partage égal des pensées et des intérêts ? est-ce gâter le rôle de la femme, l'incliner au pédantisme en lui donnant l'oubli de sa condition et lui enlevant son véritable ascendant, que de lui laisser le sens de sa responsabilité ? Au contraire, Mme de Beaumont sait bien que plus la femme sera modeste et effacée, plus elle aura d'influence. Si elle a fait toute seule le choix de son époux, si elle l'a compris, estimé, jugé, elle n'en sentira pas moins « qu'il faut vivre pour lui ». Son plaidoyer est charmant en faveur de la femme à l'ancienne mode, dédaigneuse des ressources « affreuses » de la coquetterie, prête à toute abnégation, soumise à la supériorité effective de l'homme, même si elle a conscience de sa plus haute valeur morale, enfin capable de beaucoup souffrir, en mettant sa dignité à sauver les apparences du bonheur cc Une femme tendre, vertueuse et raisonnable. faisant sans cesse le sacrifice de sa volonté, cherche encore à faire tomber sur elle les fautes qu'elle n'a pu empêcher; une femme qui, ne prenant de lois que de la vertu et de la raison, ne peut parvenir à, faire aimer cette vertu, à faire entendre cette raison, malgré ses soins et sa douceur persuasive, qui tâche au moins de sauver les dehors et de faire paraître son mari vertueux et raisonnable; qu'une telle femme est grande, qu'elle est malheureuse 1 ». Est-ce là faire le procès de l'homme, et se perdre en vaines récriminations ? M08 de Beaumont pensait que les femmes sont bien partagées avec l'esprit et le cœur pour elles « Assujettissons-nous aux petites choses pour jouir des grandes, ne nous affligeons pas si les hommes n'ont pas pour nous les mêmes attentions, ils n'en sont
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pas susceptibles; s'ils l'étaient, nous n'aurions plus aucun avantage sur eux ». On ne peut dire son fait à quelqu'un avec plus de malice ni moins de méchanceté.
Mme de Beaumont a écrit là un roman gai et sérieux; elle devait prendre place dans une étude où Mme de Staël tiendra son rang, parmi ces précurseurs qui ont posé, à leur 'manière, le problème de la situation féminine. Mme de Beaumont ne compte pas sur une révolution mo- rale et ne la désire pas; elle pense que tout s'arrange dans le monde comme il est, pourvu que chacun y mette de la bonne volonté et du goût; elle ne dit pas un mot de religion ni de métaphysique. D'ailleurs, aucune personnalité forte ne se détache encore parmi tous ces êtres élégants et bons. Ils sont tous faits pour le bonheur; le héros commence à vivre sans subir désormais le moindre ébranlement au souvenir des orages peu profonds de sa jeunesse. La préoccupation d'édifier par une moralité claire et pacifiante réduit sans doute la portée de ce livre, qui fut en son temps très recherché. C'est ce que pouvait recevoir et .répandre de Rousseau une femme de grand bon sens, de raison pénétrante et de cœur droit. Et maintenant, quel est le caractère commun de toutes ces oeuvres, qu'elles soient de Mme Riccoboni ou de Mme de Beaumont ? C'est la prédominance du sens commun sur le sens individuel et cette prédominance est toujours justifiée par la nature des cas observés. Aucun de ces romans n'imagine l'exemple d'une grande passion méditative et pleinement consciente, que la société contrarierait. La leçon qui en ressort toujours c'est que le moyens de bien vivre est de bien penser, et que la condition de bien penser est de ne pas quitter sa place (ï ï i î s 1e monde. Les malheurs de la destinée individuelle ne se guérissent pas, dans les œuvres de Mme Riccoboni, p, I,' iveaoillement et ne s'exaltent pas en effusions îviimius; le conseil qu'elle semble donner aux malheureux, c'est de ne lien changer à leur vie parce qu'ils souffrent et d'attendre patiemment des petits événements
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de chaque jour qu'ils leur rendent le goût de la vie, s'ils l'ont jamais perdu. Ses héros n'ont pas d'orgueil, ils ne disputent pas sur les raisons qu'ils ont d'être contents de vivre encore; il suffit que le monde ne soit pas ennuyeux, pour qui veut bien y demeurer. Et Mme de Beaumont, chez qui l'on ne sent pas, d'ailleurs, le même accent de mélancolie définitive, nous engage plus sûrement encore là nous en remettre à la société du soin d'ordonner notre vie et de discipliner nos sentiments. Mais que ces choses mêmes soient dites, c'est un signe déjà qu'elles ont besoin d'être dites. Des romans de l\lme Riccoboni à G. Sand, en passant par Mme de Staël, il n'y a peut-être pas si loin qu'il paraît quand l'habitude de la réflexion métaphysique aura donné aux peines plus de profondeur, quand les âmes laisseront creuser en elles, dans la solitude, une pensée désenchantante, la distraction de la vie mondaine ne leur sera plus de rien; elles s'en garderont comme d'une tentation misérable, ce qui passait pour vertu sera faiblesse. Et de même Mme de Beaumont n'aurait pas si facilement raison, si elle parlait d'honneur social à un passionné dont l'esprit se serait exercé à la critique de la société et dont le cœur aurait été depuis longtemps froissé par elle.
Ce qu'elles nous -dépeignent en général l'une et l'autre, ce sont des aventures qui ne laissent pas de traces dans la vie, si fortement qu'elles aient paru d'abord ébranler les âmes. Leurs thèses se dégagent faiblement et peutêtre nous sembleraient-elles encore plus effacées si nous ne savions comment elles ont été reprises depuis elles. Les hommes, dans les romans de Mme Riccoboni, sont franchement trop mauvais c'est à la méchanceté particulière de quelques maris que nous attribuons les infortunes de quelques femmes, mais nous ne sentons pas le moins du monde que ce soit une nécessité pour toute femme de nature élevée de souffrir cruellement dans l'état actuel des mœurs, et nous avons vu de reste que la question à peine posée est résolue par les femmes contre elles-mêmes elles sont trop faibles pour n'être pas timides et elles avouent que le renoncement au bonheur
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est leur vocation. De même la danseuse du marquis de Roselle est une créature bien peu intéressante, et c'est en somme une maigre victoire que d'avoir enlevé à l'illusion de son amour un jeune premier qui a si peu de vie derrière lui; c'est tout au plus un cerveau brûlé. Nous ne pensons pas un moment que l'aventure puisse tourner au tragique. Et partout, le papillotlement de la vie nous amuse; nous sommes toujours surpris de rencontrer une discussion morale ou une brève réflexion qui nous oblige à considérer sérieusement un moment du roman. Il y a en tout cela des indications de romans vraiment émouvants et beaux, mais rien n'est réalisé.
Il reste de très fines analyses, une manière exquise de parler de morale courante, beaucoup de délicatesse et d'esprit; il reste enfin des romans de moeurs qui prennent pour domaine une famille ou un très petit cercle mondain, et qui déjà tendent à nous intéresser spécialement à un caractère ou deux, parce qu'ils nous paraissent les préférés du destin, réservés à des malheurs ou à des joies choisies. Nous verrons en quoi les romans autobiographiques ont été un progrès sur ces œuvres, qui valent surtout par le charme et par l'art de rendre inté- Iressante la vie contemporaine, --en quoi peut-être ils leur sont demeurés inférieurs. N'oublions pas qu'elles n'ont cessé d'être lues et qu'elles furent republiées, de distance en distance, jusqu'en 1830; nous verrons que même après d'autres œuvres qui nous semblent aujourd'hui de plus de portée, elles étaient couramment citées comme des modèles représentant la tradition française du bon sens et du goût; l'art des nuances y est cherché plus que la force et quand on réfléchit sur l'une d'elles, on retrouve 1 en soi l'impression d'un milieu plutôt que le souvenir d'une personne vigoureusement détachée, obsédante à force de relief et de netteté. C'est d'un fondu bien harmonieux. Mais déjà l'on sent que le point de vue du moi ne se confond pas toujours avec celui de la société, qu'il a quelque peine à s'y soumettre; et l'on comprend qu'il n'a manqué à leurs auteurs pour aller jusqu'au terme de leur pensée que le spectacle ou l'épreuve d'un grand
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malheur personnel; il leur a manqué aussi le don fatal de transformer une aventure ordinaire en une profonde souffrance leurs personnages ne sont pas lyriques, ils consentent à une hiérarchie des sentiments, ils circonscrivent leurs émotions, ils admettent qu'une passion ou une déception puissent s'apaiser et non s'aiguiser par l'analyse, ils prennent aisément le change. Ce sont des êtres réels, aptes à l'existence sociale, affinés, polis et un peu amortis par la vie de salon; ils ne sont pas nés pour l'isolement intérieur qui est au fond de tous les grands romans d'autobiographie.
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CHAPITRE II
ROUSSEAU ET LE WERTHERISME 1
Deux grands noms s'imposent maintenant dans l'histoire du rornan autobiographique Rousseau et Gœthe. La Nouvelle Héloïse et Werther sont deux événements dont il faut, autant que possible, mesurer l'action; Rousseau et Gœlhe sont bien les personnalités puissantes qui créent un genre nouveau, tout en gardant la forme littéraire à la mode; parmi les innombrables romans épistolaires du temps, la Nouvelle Héloïse se détache comme une œuvre qui ne ressemble à rien, absolument originale par l'intensité de l'émotion et le lyrisme débordant. Werther s'en rapproche, et, au point de vue de l'autobiographie, il marque une étape nouvelle, puisqu'iVintéresse exclusivement à une destinée; il représente l'état d'une âme pour qui toutes les proportions normales du sentiment sont supprimées, et qui, s'exagérant ce qu'elle éprouve par une méditation constante, perd toute notion de l'objectif, juge la vie et le monde selon les accidents de sa propre sensibilité c'est l'individualisme outré. La Nouvelle Héloïse et Werther font entrer décidément la métaphysique dans le roman. Nous les étudions parallèlement, pour mieux faire ressortir leur caractère original, celui par lequel ils ont pu agir sur l'histoire du roman, et le diriger vers l'autobiographie; et nous joignons à la Nouvelle Héloïse les Rêveries d'un promeneur solitaire, parce que c'est l'oeuvre où le. mysticisme de Rousseau atteint son expression complète. Il a fallu que le moi métaphysique fût glorifié dans ces apothéoses
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romanesques, pour que le roman autobiographique tel que nous l'avons défini dans ses principaux éléments, devînt possible sans elles, tout ce qu'il y a de mysté̃rieux dans l'âme était méconnu, en même temps que disparaissait la foi religieuse. Le matérialisme aurait pris la haute main sur la psychologie, et il en aurait eu oraison; elles l'ont sauvée et elles lui ont ouvert l'immense ̃ domaine du moi métaphysique, autrefois réservé à la religion. D'autre part, elles ont prouvé qu'il était pos̃ sible dans une même œuvre d'unir l'étude de ce moi ̃ à la peinture de la vie com mune les grandes âmes, les belles âmes sont prises maintenant dans des condĩ tions moyennes, et observées au milieu d'événements ̃ vulgaires. Mais elles dominent et transforment le milieu oti elles vivent, par le prestige de leur imagination ce que le roman d'analyse, manié par des' intelligences féminines et mondaines. n'avait pas mêmes entrepris, ces grandes œuvres, où le moi humain répand toutes ses richesses, l'ont accompli du premier coup elles ont li- béré le roman de toute loi, de toute convention, parce qu'elles affranchissaient le moi, qui est décidément sa matière, de toute contrainte. Désormais, il ne sera plus de pensée que le roman ne puisse porter, plus de problème qu'il n'ose aborder; il sera le refuge de toutes les audaces et de toutes les tristesses, et ce qu'il serait trop hardi d'avancer dans un essai théorique, passera sans scandale dans le roman .immunité suprême que le roman gardera, sans doute, du vieux préjugé selon lequel un roman « ne compte pas ». Il sera le rendez-vous, le centre de toutes les idées excessives. Ce sont des vies et des systèmes qu'il représentera, intimement unis, se déterminant réciproquement et s'éclairant d'une vérité mutuelle.
Goethe écrit, dans ses Mémoires, qu'à travers toute son existence, il voulut « transformer en poèmes tous les sujets de ses émotions et se mettre là-dessus en règle avec lui-même, soit afin de rectifier ses idées sur les objets extérieurs, soit pour se mettre l'esprit en repos à ce
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sujet ». Et plus loin, il dit qu'après avoir écrit Werther, il se sentit libre et joyeux comme après une confession générale; il lui semblait qu'il eût acquis le droit de re. commencer à vivre. Werther marque donc la fin d'un cc état d'âme », un véritable affranchissement de l'esprit longtemps maintenu sous la hantise de ses mélancolies. Donner à une émotion la forme poétique, en faire oeuvre d'art, c'est la dominer, c'est y renoncer aussi, après en avoir transformé toute l'énergie en volonté efficace de vivre. Ce serait une erreur, Gœthe nous en avertit, d'al-1ler, selon la mode des contemporains, demander à ce roman ce qu'il prétend enseigner; à vouloir prendre comme un conseil le suicide final de Werther, on fait passer de force la poésie dans le domaine pratique, et c'est la plus fâcheuse déchéance qu'on puisse infliger à une œuvre purement intellectuelle; c'est de quoi Gœthe se plaint encore, sur un ton de badinage et de dépit. Pour comprendre Werther, il aurait fallu le lire dans les dispositions où Gœthe l'a conçu, n'y pas chercher des sentiments inconnus, ne pas s'y exalter en adorant des peines semblables aux siennes, ni s'adonner de bonne foi au désespoir, mais y prendre une claire conscience de ses tourments obscurs, et par là en avoir raison, en faire des objets de contemplation sereine sous le lucide regard de la pensée. Il faut enfin se mettre en cette dis- position que Gœthe appelle ironique, « qui s'élève au- dessus des choses, bonheur et malheur, bien et maI. mort et vie, et qui arrive ainsi à la possession d'un monde vraiment poétique ».
C'est le souvenir du Vicaire de Wakefield que Gœthe évoque à ce propos, et l'on peut se demander pourquoi ce ne fut pas aussi bien celui de la Nouvelle Héloïse. Rousseau n'a-t-il pas, lui aussi, laissé entrer dans sa vie, après s'être attardé parmi les hommes réels, ce goût d'ironie supérieure qui, nous détachant de nos impressions, nous donne assez de force pour 'en pas être accablés, et nous rend la conscience du d créateur que nous portons en nous ? N'a-t-il pas vécu intérieurement avec des êtres formés selon son cœur? Qri&nà Gœthe,
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sous l'influence de son aventure avec Mue de Laroche, mêle à ses souvenirs récents la mémoire plus lointaine de Charlotte, quand il élabore les lettres de Werther, dans des conversations imaginaires avec des personnages disparus que sa fantaisie ranime, n'est-il pas semblable à Rousseau composant la Nouvelle Héloïse ? A vrai dire. cette analogie si apparente est le signe de beaucoup de ressemblances que Gœthe ne s'est pas soucié, dirait-on de faire ressortir; ce n'est pas qu'il ait négligé de parler de Rousseau à plusieurs reprises; mais il a toujours eu l soin de ne pas trop marquer ce qu'il lui devait; en par- lant du XVIIP siècle français, il aime mieux insister sur ce qu'il en a rejeté, sur « le vide de ce triste et nébuleux athéisme ». Il rappelle qu'il n'avait aucun désir d'être éclairé en philosophie, qu'il ne voyait guère dans les conflits de la pensée nouvelle avec la tradition que des querelles entre poètes et gens d'école mais par ce dédain même, il ressemble encore à Rousseau. Au moins, lui a-t-il rendu grâce, en même temps qu'à Diderot, d'avoir été un grand guide en art, pour avoir su « pro- duire par l'apparence l"illusion d'une réalité supérieure Et, en effet, c'est ainsi que Rousseau aurait aimé à être loué. Gœthe, en véritable idéaliste, ne veut voir en l'existence réelle qu'une occasion perpétuelle de se développer et de s'ennoblir au dedans de soi-même; il faut nous dé- sinïé csser dans nos émotions. Il v oit qu'à se laisser prendre tout entier par les choses et les événements arri- vée à permettre que tout son être en dépende, l'homme s\'puise et se perd lui-même; mais d'autre part, il voit qu'il n'est rien de négligeable absolument dans la vie, que l'âme peut tout vivifier à la condition d'être attentive, que par une attention fidèle on peut tirer quelque chose de tout ». Voilà pourquoi il ne cherche pas une conception du i monde le long des chemins de la philosophie. Il se questionne lui-même, comme faisait Rousseau. Ce n'est pas une solution générale qu'il poursuit, à travers des formulas bonnes à tous les esprits; il étend ses propres ''notions aussi loin qu'elles peuvent aller, il y jette toutes se forces, il veut mettre tout son sort sur un instant de
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douleur ou de joie. Seulement Gœthe-Werther débute dans la vie il y a de la suggestion littéraire dans son livre; c'est une âme qui veut mesurer toute sa puissance. et qui se plaît à imaginer le point où la mort deviendrait Je terme nécessaire de l'émotion. Rousseau, déjà vieilli quand il écrit la Nouvelle Héloïse, retiré de l'existence et concentré en lui-même quand il écrit les Confessions et les Rêveries, ayant connu la réalité dans toutes ses bruy^ talités et sous les aspects les plus crus, est d'imagination I purement optimiste, avec une pensée désolée c'est de 7 la plénitude du bonheur qu'il rêve, et non de la perfection du désespoir. Cependant, il est possible de marquer précisément par où Gœthe se distingue de Rousseau et ce qu'il lui doit. 1 Rousseau écrit un roman moral. Julie renonce par devoir à Saint-Preux, elle aime Wolmar par devoir. C'est une maîtresse femme; elle est au fait de beaucoup de choses que les jeunes filles ne connaissent pas d'ordinaire; elle raisonne ses actions, elle en calcule l'effet avec une har- diesse de décision qui n'est pas sans risque. On pourrait, par instants, la prendre pour une rouée, tant elle sait mettre dans ses démarches de froide raison, et ménager les chances de sa passion. Mais, à vrai dire, la passion n'est pas tout pour elle, et elle ne lui accorde pas tous les droits. Avant tout c'est une conscience, elle sait découvrir les conceptions morales qui lui présentent clairement et impérieusement ses obligations, et qui les lui rendent acceptables; et elle dispose suffisamment d'elle-même pour n'être jamais dépourvue de sentiments en harmonie avec toutes les situations, même les plus difficiles. Elle se domine, elle sait prendre de l'ascendant sur ceux qui l'approchentt Au contraire, Charlotte n'est qu'une toute jeune fille; elle a beaucoup de vraie naïveté, d'ignorance de soi; elle se laisse dépasser par les événements. Au lieu de refaire et de diriger la volonté de Werther, comme fait Julie de celle de Saint-Preux, elle ne sait que la désespérer; elle aime Albert de toute son âme, elle voudrait d'abord marier Werther, et puis elle qu'elle aime mieux le garder auprès d'elle, non par garitt
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d'entretenir des sentiments compliqués; c'est pure naïveté. Vers la fin, ses efforts pour ramener Werther. eut le réconcilier avec la vie simple et le bonheur facile, sont d'une gaucherie candide; elle sent bien vaguement qu'un I sentiment comme celui de Werther est irréductible, qu'il ne peut se transformer, mais il n'y a pas en elle assez de vigueur ni de résolution pour imposer à cet amant malheureux le traitement qui le guérirait. Aussi est-ce bientôt elle-même qui est fascinée. Avec sa parfaite honnêteté, son manque absolu de méfiance, elle n'éprouve sur elle-même aucune inquiétude, et tout ce qu'elle accorde à Werther de pitié ne fait tort de rien dans son cœur à son mari. Ils lisent ensemble Ossian, ils pleurent l'un auprès de l'autre, mais jamais Charlotte n'est saisie d'un scrupule; elle n'imagine pas le mal mais aussi elle abandonne toute l'autorité qu'aurait pu prendre sur Werther sa volonté mieux avertie. Elle le sent pris dans un cercle de malheur, d'où elle ne peut plus le faire sortir; elle prévoit le dénouement, elle se le représente avec beaucoup de clairvoyance, elle reconnaît au passage toutes les circonstances qui le préparent, elle se voit y jouer elle-même un rôle actif, lorsqu'elle fait remettre à Werther les pistolets d'Albert, et à aucun moment elle n'est capable de se reprendre. Elle ne fait pas un geste pour détourner la destinée; elle agit machinalement, sans s'arrêter pour réfléchir sur sa responsabilité, trop timide pour s'expliquer avec Albert de ces mille petites choses qui semblent insignifiantes et qui prennent pour elle un sens effrayant et limpide.
Au contraire, Julie a conscience, tout le temps, de sa volonté, comme force agissante et responsable.- Ç'est vraiment la conquête de leur volonté que poursuivent dans la Nouvelle Héloïse les deux amants. Ils veulent ressaisir, derrière le moi qui se passionne au milieu d'objets sans harmonie, et qui sans cesse se dissout et se reforme dans un accord précaire, l'autre moi sacré et inaltérable, où demeurent, au-dessus des accidents de la réalité, et dans un concert inaltérable, les sentiments que peut éprouver une âme richement douée.
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Julie parle, en effet, selon les cas, de deux consciences, | l'une qui « se modifie insensiblement dans chaque 1 siècle, dans chaque peuple, dans chaque individu, selon l'inconstance et la variété des préjugés », conscience purement empirique; c'est celle aussi qui est le champ de luttes de toutes les passions ordinaires, celle où se posent les conflits entre les passions et les devoirs oû s'éternisent et se compliquent à l'infini les débats qui J troublent les âmes communes; l'autre, dit-elle, incapable de jamais tromper une âme qui la consulte sincèrement, conscience métaphysique, absolue, semblable à celle dont parlera Kant, tout imprégné qu'il est de Rousseau, et par laquelle nous choisissons librement, une fois pour toutes, notre personnalité profonde « On reprend quel- quefois, dit Julie, son caractère primitif, et 1"on devient comme un nouvel être sorti récemment des mains de la nature. » Et notons bien que c'est Julie qui dégage la doctrine, qui ,montre le but à Saint-Preux, qui résiste après son mariage, et le maintient dans sa docilité elle est son précepteur d'idéal. Avec quelle netteté fait-elle à chaque sentiment sa part, et comme elle déduit d'abord logiquement ce mysticisme amoureux qui pourra, dans la suite, se permettre le galimatias. Elle revient de l'église après avoir épousé Wolmar « Je vis que je n'avais plus besoin, pour penser à vous, d'oublier que j'étais la femme d'un autre. Je. sentis que je vous aimais autant et plus peut-être que je n'avais jamais fait, mais je le sentis sans rougir. En me disant combien vous m'étiez cher, mon cœur était ému, mais ma conscience et mes sens étaient tranquilles, et je connus dès ce moment que j'étais réellement changée. Pour nous aimer toujours, il faut renoncer l'un à l'autre (ne dirait-on pas qu'elle a lu Corneille); oublions tout le reste et soyez l'amant de mon âme. »
Pour remplir ce rôle auquel Julie convie Saint-Preux, il faut assurément la foi aux renouvellements moraux, la foi aux initiations, et ce vigoureux optimisme qui préserve de jamais regarder la vie comme une lente usure des forces intérieures. Il n'y a nulle complaisance
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dans le désespoir à travers ce roman, et le découragement y est tenu pour la marque d'une âme superficielle, bien loin d'être le signe d'une élite. Le véritable héroïsme est de s'en guérir. Saint-Preux et Julie font là-dessus constamment leur examen de conscience; et Julie ne passe rien à Saint-Preux; dans ses chutes, elle ne le laisse pas s'alanguir à ce mépris de soi-même où risquent de s'engendrer des mélancolies déprimantes, et se préparer de nouvelles fautes. Elle le relève d'un geste franc; elle sait que le mal existe, que personne n'en est indemne, et elle n'a pas pour lui cette dureté des gens candides, qui ne savent pas toujours continuer à estinTer celui qui en a été une fois touché; elle est en morale, très réaliste comme Rousseau, dont elle a tout l'esprit, la sensualité, le sens moral très clair et nullement altéré par les plus dangereuses expériences, elle sait condamner la faute et n'en pas faire moins de cas de l'homme. Elle sait que la perfection s'acquiert, et elle apprécie l'effort pour y atteindre.lAu contraire, dans le roman de Goethe, tous les êtres sont idéalement parfaits, non seulement d'intention, mais de fait. Werther parle bien le langage de la sensualité qu'il a appris dans la Nouvelle Héloïse cc Ce n'est pas angoisse, ce n'est point désir, c'est une rage intérieure, inconnue, qui menace de déchirer mon sein, qui me serre la gorge, qui me suffoque. » Mais il y a encore là un souci de la décence; ce sont aussi bien les expressions de l'enthousiasme et du délire poétique; ce n'est pas Werther qui parlerait de baisers « âcres », des baisers « qui brûlent ». Il y a dans Rousseau quelque chose de dévoilé qui n'a pas son équivalent dans Gœthe. Les personnages sont naïfs, ils n'ont pas à lutter contre des penchants inférieurs, ni à conquérir la pureté; ils respirent l'éther, et l'ivresse dont ils se grisent est toujours sublime. C'est pourquoi le désespoir de Werther aussi est sans remède car il est sans mesure commune avec aucun autre sentiment qui p errait se développer contre lui et le réduire. Il croît et se dilate dans un monde d'émotions où ne se rencontre nulle résistance; Charlotte ne peut rien sur
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Werther, parce qu'elle n'a rien à lui reprocher, et nous verrons qu'il sait se rendre intéressant et déconcertant au suprême degré, parce que l'amour malheureux éveille en lui toutes sortes de souffrances métaphysiques, débordant les conceptions habituelles de l'esprit ou de la conscience.
A vrai dire, la question morale ne se pose même plus pour lui. Il serait plaisant de lui demander s'il a le droit d'ainsi souffrir sans limites, et s'il ne croit pas que l'immensité de son désespoir soit une erreur digne de blâme. L'égoïsme métaphysique, chez lui, ne reçoit nulle contrainte. Là-dessus encore, Julie ne transigeait pas; voici comment elle refuse l'hospitalité que lord Bomston lui offre en Angleterre « Il ne s'agit pas de savoir si fat le droit de disposer de moi contre le gré des auteurs de mes jours, mais si j'en puis disposer sans les affliger mortellement, si je puis les fuir sans les mettre au désespoir. » Ainsi l'être moral peut avoir le sentiment intime de se suffire à lui-même, où qu'il aille, mais il ne s'arrête pas à ce sentiment; Julie garde le bon sens moral, la santé de cœur qui sauve la volonté du lyrisme impulsif; elle n'adore pas son moi, elle ne se figure pas se manquer à elle-même, parce qu'elle se reconnaît librement enchaînée à des obligations naturelles. Le devoir est pour elle une chose claire, et qu'elle accomplit sans un doute. Werther en est bien loin. Ce n'est pas qu'il ne dise lui aussi que le meilleur usage de la vie est de faire souffrir les autres le moins possible; mais c'est le mot d'un homme qui a renoncé à toute joie, tandis que Julie conserve sa foi au bonheur, assuré à force de volonté. II ne croit guère au bien qu'il pourrait faire; il regarde la souffrance comme un fait primordial, inévitable, il veut bien se prêter à en faire l'économie; au besoin il se grise de pitié en parlant, et l'on sent que cette pitié, dont il détourne un moment le cours sur ses voisins de misère, a sa source dans une compassion intime pour lui-même, épanchée à toute émotion qui la sollicite. Et nous savons qu'enfin au lieu de se traduire, comme chez Julie, par des actes positifs, ses pensées d'altruisme demeurent en
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lui un refuge où s'enchante et s'ennoblit encore sa tristesse elles ne lui apparaissent jamais comme un devoir qui s'impose. Werther ne réalise pas une de ces actions par lesquelles la volonté démontre son existence, et qui renouvellent l'être intérieur, surpris de sa vigueur renaissainte. Il finit par se tuer, parce qu'il se croit le devoir, vis-à-vis de lui-même, de mourir dans la plénitude de la douleur.
Mais Rousseau nous a laissé un admirable exemple de rêverie, et si Werther n'a pas puisé dans la Nouvelle Héloïse des préceptes d'égoïsme métaphysiques il en aurait pu recueillir, et de très précis, dans les Rêveries du promeneur solitaire. Seulement il est douteux que ni lui ni personne en eût accepté la pacifiante influence.
C'est en vain que le XVIIIe siècle finissant tentera d'établir le dogme de l'identité entre le bonheur et la vertu pure équivoque, où l'un est toujours immolé à l'autre. Et c'est en vain aussi qu'on voudrait interrompre cette recherche. Tant que l'on avait considéré l'aspiration au bonheur comme un instinct tout humain, et l'amour du bien comme une révélation et un ordre imposé du dehors, on avait tenu le conflit pour inévitable et l'espérance d'un accord absolu avait été reposée sur ùne vie supérieure. Mais si l'on cesse de croire à la double nature de l'homme, si l'on trouve à ses sensations « une origine toute céleste », et si l'on pense qu'il n'est pas pour lui de bonheur plus intense ni plus élevé que de jouir de ses passions, comment ne pourrait-on pas s'appliquer à mêler dans une équivoque la conscience et la passion ? Mais notre esprit a besoin de clarté l'équivoque sera toujours finalement dénoncée, et les mensonges ingénieux des âmes qui s'y réfugient seront l'objet d'une psychologie vengeresse. Nos romans demeureront des examens de conscience et des confessions, bien longtemps avant de devenir, ce qu'ils ne sont pas restés, des manifestes d'égoïsme. Nous voulons vivre dans le clair, dussions-nous en souffrir cruellement. Et c'est toujours la conscience et la société que nous choisirons contre l'instinct et le moi.
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Ainsi donc, s'il fallait conclure ici, nous dirions que Rousseau maintient le roman français dans les limites du genre moral, et dans les préceptes de la morale ordinaire et cela est bien vrai. Revenu des extases de la passion, Rousseau n'en rapporte pas le moins du monde le sentiment d'avoir acquis un droit supérieur aux règles reconnues de la conduite humaine. Julie fait de la casuistique, et Saint-Preux, de bonne foi et avec docilité, l'admire. On ne voit pas dans la Nouvelle Héloïse, comme dans Werther, un homme fasciné par sa destinée et fascinant ceux qui l'approchent la volonté demeure l'objets suprême de l'étude, et il en sera de même toujours dans nos romans. La sensibilité ne la supprimera jamais, et jamais on ne sera tenté de la traiter, par comparaison, comme une faculté brutale elle aura à se résoudre, au milieu d'éléments de plus en plus nombreux; ses doutes se compliqueront; il lui faudra faire un effort tenace pour s'assimiler et réduire tant d'impulsions qui viennent du cœur, enivré par la fierté de ses passions, ou de la pensée, ouverte à toute idée émouvante qui passe; mais sa noblesse sera toujours à triompher, et non à se laisser vaincre; le regret et le remords seront à toutes les pages de nos romans autobiographiques, et quel témoignage plus sûr de la volonté persistante ? Il restera toujours chez nous un abîme entre la rêverie et la conduite. Mais ces deux termes que jusqu'à Rousseau les Epicuriens avaient essayé de tenir aussi rapprochés que possible, en faisant de la rêverie un délassement spirituel, et en permettant à la conduite des distractions, des digressions facilement oubliées, un abîme maintenant s'ouvre entre eux, et voilà ce que la Nouvelle Héloïse rendit sensible. Elle exalte à la fois le sens moral, l'amour de la perfection, l'horreur des compromis et de l'hypocrisie quotidienne elle « invente » la vertu bien vivre n'est pas une concession que nous faisons à nos compagnons de vie, c'est un devoir austère à remplir vis-à-vis de nous-mêmes. Et en même temps elle peint la volupté de la rêverie; il semble que nulle âme ne puisse plus se connaître ni se posséder dans
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toutes ses puissances si elle ne sait rêver. Ce ne sont plus des conflits particuliers qui risquent de s'élever dans les consciences entre l'instinct du bonheur et celui du devoir on dirait que nous portons en nous une immense et permanente contradiction, dont les deux termes sont également sacrés. Est-il possible au moins d'imaginer, toute volonté et toute nécessité d'agir et de vivre parmi nos semblables étant supprimée par nous, une situation, purement artificielle, où ces deux termes se réconcilieraient sans sacrifice ni souffrance. Telle est la question qui désormais se posera toujours, et qui, finalement, sera toujours résolue par un non, après un essai plus ou moins long et délicat, et contre la rêverie. Une morale sans obligation, toute extérieure à la société, et qui tourne à l'adoration du moi, une morale contemplative, si ces( deux mots ne se nient pas l'un l'autre, voilà l'entreprise paradoxale de Rousseau dans les Rêveries. Et il est d'autant plus important de l'examiner, que nous la retrouverons à la source d'Obermann.
C'est là, en effet, que se trouve d'abord la théorie de la bonté essentiellement distincte de la vertu, celle-ci n'étant que l'accommodement plus ou moins gauche de notre caractère natif aux circonstances sociales parmi lesquelles il est tombé. La vertu adaptée par les philosophes à l'oeuvre de conservation d'un certain ordre soidisant nécessaire, peut amener l'irrémédiable altération et l'oubli de la bonté; le système où l'on veut enfermer tous les actes moraux se trouve alors prévaloir sur le véritable objet de la bonté, qui est l'exercice confiant et spontané de la conscience expansive. C'est là que l'on voit Rousseau éprouver une telle horreur pour tout ce qui oblige par des liens matériels et donne l'activité un caractère régulier, qu'il renonce à accomplir de bonnes actions, de peur de s'assujettir à la logique du bien entrepris cette logique, pense-t-il, est trop impérieusement maniée par des gens habiles à faire naître, à propos de leur indiscrète gratitude, des exigences indéfinies. Entrer en relations suivies avec les hommes, c'est se mettre dans une dépendance absolue. Si Rousseau s'interdit de
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se former pour son usage un dogmatisme moral, c'est que ce serait encore une chaîne; la morale ne peut devenir un asservissement à des lois difficiles et constantes, elle doit nous affranchir, supprimer en nous le sentiment pénible de l'agitation, et de la lutte. Il faut se concentrer dans la croyance en son existence intime, au lieu de se fatiguer vainement à conserver parmi les disparates de la réalité une harmonie et une unité de conduite artificielle. La continuité de nos émotions est facilement brisée, si nous nous laissons passionner par les accidents qui atteignent à la fois nos pareils et nous; au lieu de regarder les autres comme des forces morales avec lesquelles il devrait compter, Rousseau, rebuté par leur fausseté, ou leur perversité, les traitera comme de simples nécessités mécaniques; le sage, retiré dans la contemplation de son bonheur et de sa perfection intimes, n'a pas plus d'obligation morale envers un homme que visà-vis d'un phénomène de la nature brute; les dispositions intérieures de cet homme seront non avenues pour lui, et il se considérera, Rousseau le dit, comme le seul esprit existant au monde; il « se suffit comme Dieu » lui-même. Il reste bien en lui quelque chose par instants qui proteste c'est le cœur qui se souvient, pétri de rancunes, gâté d'amour-propre, qui est le contraire et le rival du tranquille et souverain amour de soi. Mais Rousseau n'y trouve rien qui soit de nature à le rapprocher de l'humanité il est trop plein d'amertume inguérissable. Le pur amour de la justice, qui se rend au sanctuaire des consciences, ne doit pas se confondre avec l'orgueil d'un petit individu qui poursuivrait âprement sa justification devant le monde. « Dieu veut que je souffre, et il sait que je suis innocent. » Cela tient lieu à Rousseau de tout le reste.
Il évite d'ailleurs de donner à ces pensées une portée universelle, il sait qu'elles valent seulement pour lui; c'est la bizarrerie de sa destinée qui l'a forcé d'adopter une si étrange attitude tous les motifs qui pourraient l'engager à descendre dans le monde où l'on agit seraient aussitôt interprétés contre lui par une conspiration uni-
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verselle de malveillance, et revêtus d'apparences trompeuses il se réfugie donc dans une abstention qui, de tout autre, serait coupable. La vie lui a tendu un piège pendant quarante ans, il n'a trouvé que des hommes de bonne foi, tout à coup il ne rencontre plus que des fourbes; aussitôt, son opinion sur les hommes change. « Je in'aime trop moi-même, dit-il, pour pouvoir haïr qui que ce soit », mais il s'éloigne. Et dans l'isolement, sa personnalité grandit hors de toute mesure; aucun rôle humain n'est plus à sa taille; il rêve de remplir une fonction divine. « Si j'eusse été invisible et tout puissant comme Dieu, j'aurais été bienfaisant comme lui. » II rêve pour ne pas réfléchir, puisque la réflexion l'attriste; et ne le ramènerait-elle pas nécessairement aux pensées banales, à celles que les hommes échangent ou se passent entre eux comme des recettes? Rousseau le dit en propres termes « Rien de communiqué ne peut se prolonger en lui. » Pour « jouir de lui-même en dépit d'eux », pour atteindre à l'état de félicité permanente, il rêve; mais à sa rêverie se mêle le regret du temps où il souhaitait de se consacrer au bonheur public; son égoïsme métaphysique n'est donc qu'un remède; il veut rendre aussi ténue que possible la limite qui le sépare des choses, garder à peine un léger sentiment de son existence, et savourer la volupté de ne plus savoir si c'est la nature qui naît de son fond perpétuellement, et s'écoule comme un flot, indéfiniment élargi, de sensations que nuance son imagination créatrice, ou si c'est lui qui en reçoit passivement tous les reflets, et s'en laisse effleurer sans rien vouloir en retenir. C'est ainsi qu'il arrive à cette sérénité, à ces « ravissements en soi » qu'il a merveilleusement rendus, sans essayer d'une interprétation mystique, comme de purs phénomènes intérieurs, aisés à provoquer par un régime de vie monotone et simple. Jamais avant lui l'indépendance du moi, l'enthousiasme de porter en soi un monde infini et libre, et d'avoir encore sous la main l'immensité de la nature à modeler selon le rêve intérieur, la joie calme et profonde de l'âme initiée par la souffrance à tirer tout de soi, n'avaient été exprimés avec un accent
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aussi émouvant de sincérité, ni d'une manière aussi complète. Seulement cette joie, à bien en suivre le développement, garde encore quelque chose du défi, le souvenir du malheur.
Les mêmes pensées, chez Werther, ne sont pas le fruit d'une vie lassée. Il s'en est grisé à l'âge où la volonté impatiente veut tout saisir. Aussi son égoïsme sera plus systématique, et la doctrine de paix, en lui, soulèvera l'inquiétude. Werther voudrait réaliser actuellement l'infini et c'est de sentir les limites de la nature qui le désespère. Au lieu d'aimer ses aspirations pour elles-mêmes, sans leur demander compte des déceptions qu'elles lui laissent, au lieu de s'avouer reconnaissant pour la sérénité qu'il puise en elles, il s'irrite de voir sans cesse la même invincible disproportion entre sa volonté et les choses. Il imagine des émotions si étendues que ses forces devraient s'y avouer défaillantes. C'est qu'il ne se contenterait pas d'un sentiment obscur, d'une impression de plénitude et de repos, qui pourrait encore s'expliquer par l'étroitesse et la débilité de sa nature; son intelligence ne veut pas être trompée; et cette avidité intellectuelle, cette ambition de tout embrasser, d'être la conscience et le cœur du monde à un instant de sa durée, l'irrite et le fatigue, le rend dédaigneux des simples joies humaines. Le spectacle de la vie tranquille, des habitudes douces ne lui procure qu'une brève distraction; il est aussitôt repris par une vision du monde si violente qu'il y succombe la joie de l'artiste qui mène « l'ardente et céleste fantaisie », qui se souvient d'Homère, et qui croit remplir tous ses désirs en contemplant l'univers paisible, l'enthousiasme du poète créateur qui se sent « déifié luimême », tandis que « les formes splendides de la création infinie s'agitent, vivantes, dans son âme »; ce ne sont que des contentements précaires, de rudes efforts qui ne donnent pas longtemps le change à l'inquiétude de Werther. Il ne se perd ni ne s'oublie dans la nature; au contraire, placé devant elle, il prend de lui-même une conscience exaltée; le conflit de la nature tyrannique et opprimante et de l'humanité pleine de désirs hardis et
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vaines, l'inachevé de tous les sentiments où l'homme voudrait réaliser 1"infini, et que l'ordre naturel interrompt sans égards, l'écrasement de l'individu et l'inutilité de la lutte, voilà qui ne ressemble guère à l'abandon de Rousseau ni à sa paix. Werther parle de la nature comme d' « un monstre qui dévore et rumine éternellement. » llousseau n'aurait pas aimé ce ton d'halluciné, cette manière dramat.ique et tendue de se figurer la vie universelle.
La lugubre métaphysique de Werther, ce pessimisme d'imagination, cette désespérance qui vient de se représenter trop virement l'universelle et indifférente activité des choses, et la cruauté foncière du monde, ne lui sont pas venus de Rousseau. Cela est de Young, ou de Shakespeare. Sainte-Beuve a très bien dit « Werther se tuerait, quand même il n'aimerait pas Charlotte; il se tuerait pour l'infini, pour l'absolu, pour la nature. » Et, en effet, au moment où il va se tuer, c'est la nature qu'il invoque; seulement, au suprême instant où il nie la volonté de vivre, où il tranche le tourment de « tout son moi frissonnant entre l'être et le non-être », il a besoin d'affirmer non plus le néant définitif où tout être vivant s'abîme, Inais la nature maternelle et accueillante « Pleure, ô nature, ton fils, ton bien-aimé meurt. » Schopenhauer condamnera le suicide, comme une autre manière de poser sa volonté qui ne saurait convenir au sage; c'est précisément comme telle que le défend Werther; il y voit « la suprême exaltation de l'effort ». Se tuer, c'est se dégager des limites qui pressent l'âme de toutes parts; l'affirmation la plus haute de la volonté consiste à se détruire dans les formes passagères où elle ne peut s'exercer sans déchirements, pour aborder à une existence purement harmonieuse. Werther écrit à Charlotte « Devant la face de l'Eternel, je resterai uni à toi dans un éternel embrassement. » Voilà l'enthousiasme du suicide; c'est ce qui, en Werther, a séduit les contemporains; ils y ont vu l'héroïsme le plus noble et le plus poétique, l'impuissance à vivre à force de souhaiter l'idéal. Us n'ont pas goûté le sens tout différent, d'un moralisme plus
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terre à terre, mais plus pratique, juxtaposé par Gœthe à ce sens ambitieux et délirant; ils ont dédaigné, comme un peu plat et bourgeois, sans doute, le remords qu'éprouve à plusieurs reprises, et le dernier jour encore, le héros au frac bleu et au gilet jaune, en pensant qu'il a détruit la paix d'un ami, que sa mort est vaine, et qu'il ne peut se sacrifier, au fond, pour personne. Et surtout personne ne s'est douté que l'auteur de Werther, bien loin de rendre sa vie sujette d'une telle doctrine, cherchait sur la terre le plus riche développement et l'épamouissement de toutes les facultés qui donnent les joies précieuses; que bien loin de se démontrer la justesse des aspirations transcendantes en se dégoûtant successivement de toutes les réalités offertes par la vie, il prenait de mieux en mieux conscience de la force intime, par laquelle le monde une fois perçu se transforme en nous, et y naît à une nouvelle existence dont nous sommes les maîtres et les souverains artistes « Il semble, devait écrire Gœthe dans ses Mémoires, que la nature humaine possède une sorte de ténacité et de multiformité, qui fait qu'elle surmonte tout ce qui vient à elle ou qu'elle l'absorbe, et que, si elle ne peut se l'assimiler, du moins elle le neutralise. » Ainsi donc, la réflexion, l'enchaînement des idées et l'observation des faits remplissaient Rousseau de tristesse. Au contraire, l'intelligence olympienne de Gœthe l'affranchit de toute mélancolie, et en fait un dominateur. Toute vertu se transformera pour lui en une joie et un bien-être intellectuels il regardera comme une sottise de traiter en vice l'ingratitude; car notre vie se maintient par une coopération si complexe, si difficile à analyser, qu'on perdrait sa peine et son temps à vouloir être reconnaissant, et que le souci de ne pas détendre le lien du passé empêcherait de s'enrichir de nouveaux dons; mais la reconnaissance ne peut être qu'une plus profonde clairvoyance de l'esprit, la conscience élargie de sa propre existence, une manière plus parfaite de jouir de tout soi-même; « par là nous voyons ce qui environne notre vie dans un enchaînement intellectuel gracieux, génétique. »
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Voilà comment Gœthe se représente dans ses Mémoires, et Werther tient déjà de ce caractère. Il recherche les joies de l'esprit de préférence à toutes les autres; il parle « d'aspirer de son cœur et de faire monter à son cerveau » tous les motifs d'émotion; seulement, il ne conduit pas encore en maître sa sensibilité, pas plus qu'il ne sait régir son intelligence et jouir de la contemplation pure. Il y a chez lui une griserie métaphysique, un désir immense de comprendre l'inintelligible, et en même temps une passion de tout ressentir à la fois, de dilater son cœur au delà des limites normales. Chez Rous- seau, il y a bien des théories, mais elles viennent pour justifier les instincts, et jamais l'ambition d'éprouver la justesse abstraite d'une conception ne met l'inquiétude en lui; ce n'est pas la conscience intense de son existence que veut retenir le promeneur solitaire, il ne rêve que de se perdre dans les choses; il apprend à se donner méthodiquement l'extase. Le sentiment du sublime vient selon Kant, de ce que nous percevons la disproportion de notre petitesse physique à l'immensité de l'esprit voilà bien pourquoi le sublime chez Werther est aussi le désespoir; sa sensibilité surmenée ne suffit plus à l'ampleur de ses visions intellectuelles; la tendance de l'esprit est à pousser toujours plus loin devant lui, la sensibilité s'épuise à le vouloir suivre. Il lui faut, à elle, la douceur des habitudes, des émotions limitées; une fois qu'elle s'est éprise d'ambitions démesurées, elle se croit anéantie parce qu'elle se voit des forces réduites. De même Werther voudrait dominer, il voudrait vouloir infiniment et quand il s'aperçoit que son énergie, nécessai- rement, s'exerce sur un domaine étroit, qu'elle ne peut aller jusqu'où s'imagine atteindre l'intelligence, il conclut de bonne foi que la vie lui échappe. Werther ne sait pas être heureux par imagination, par la persuasion de sa liberté intérieure; dès qu'il s'est heurté à un monde hostile à ses pensées, il perd « la force active et sainte qui créait un monde en lui. » Au contraire, c'est après s'être longuement senti rebuter par les choses que Rousseau avait découvert en lui cette force. Dès qu'il a fait fi
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de l'esprit, il a possédé l'infini du sentiment; dédaignant de comparer la certitude qu'il nous donne dans le présent avec l'immense domaine que nous donne à soupçonner l'intelligence superficielle, il appelle infinie l'impression de profondeur et de plénitude, qui lui vient de se laisser pénétrer par l'afflux harmonieux des sensations. Werther est un esprit inassouvi, il a vraiment donné le grand exemple de l'inquiétude intellectuelle, de l'aspiration mystique sans la foi, que nous retrouverons, à quelque degré, dans toutes les grandes autobiographies.
Rappelons-nous maintenant le mot de Jean-Jacques au début de ses Confessions « C'est une pièce de comparaison pour l'étude du cœur humain, et c'est la seule qui existe. » N'y a-t-il pas là un appel qui devait susciter un jour de nouvelles « monographies » des coeurs ? Les Confessions ont été déterminantes elles ont appris aux écrivains à mettre dans leurs œuvres leurs « mois » intimes, et elles ont provoqué avec scandale, chez le public, le désir de connaître dans leur vie réelle les hommes supérieurs par l'esprit.
Personne ne discute sur le point de la sincérité de Rousseau dans ses Confessions; il n'est pas nécessaire, ici, de compter et d'apprécier les erreurs voulues qu'il a commises. Ce qu'il en faut retenir, c'est son incapacité de traiter sa propre vie comme un objet d'étude désintéressée, son impuissance à « s'abstenir » de lui-même, à s'abstraire du passé qu'il contemple. S'il a fait de l'histoire de sa vie un roman, c'est qu'il a véritablement vécu un roman intérieur, ou, si l'on veut, romancé sa vie, au jour le jour. De même que la Nouvelle Héloïse nous offre, mêlé aux états passionnels les plus exaltés, tout ce que pourra jamais contenir de morale le roman autobiographique, de même que les Rêveries énoncent, sous sa forme extrême, la religion du moi, les Confessions nous font voir, avec une naïveté désarmante, tout ce qu'il peut y avoir d'ingéniosité à se déguiser, pour le public sans doute, mais plus encore pour soi-même, dans une âme qui se console d'avoir vécu en causant avec elle-même de toute sa vie; jamais plus nous n'en trouverons une
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aussi candide. Les successeurs de Rousseau seront aver* tis: aussi bien nous préviennent-ils qu'il ne s'agit plus pour eux de mémoires authentiques. Ils ne seront pas également dupes de leur imagination; mais ils le seront tous à quelque degré. Faut-il y joindre un souci esthétique de la composition ? Est-ce encore par discrétion, par pudeur, ou par scrupule d'art, qu'ils ont non seulement transposé leurs aventures, mais qu'ils les ont voilées, interverties, condensées si elles avaient été trop lentes, achevées, si elles s'étaient brusquement interrompues nous essaierons de le savoir. Mais c'est aussi parce que, dans la réalité de leur vie, ils ont été romanesques quand il s'agissait de mesurer l'importance d'un événements, d'apprécier la qualité d'un sentiment, ils l'ont fait très arbitrairement. Il ne faudra pas voir toujours une duplicité méthodique, un souci très vif de se rendre justice et de se réhabiliter, là où il y a souvent un instinct de déformation originelle, immédiate. Et les Confessions, avec leurs mouvements de sincérité brutale, crue, cynique, qui viennent moins de fanfaronnade que du besoin de se démontrer son impartialité, ont donné à ceux qui les ont lues passionnément l'habitude de con- fondre l'examen de soi-même et l'effusion ly-rique. Vivre lyriquement, et négliger toutes les circonstances qui rabattraient le lyrisme, traiter les choses, mais surtout les êtres comme de simples occasions de sentir, et liquider peu à peu sa vie sans plus penser à l'irrémédiable que l'on a pu laisser derrière soi, ne goûter dans sa vie propre que les états pleins et parfaits de joie ou de douleur, y supprimer même tous les états indécis, et n'en faire qu'un état continu d'exaltation où l'enivrement de la vie fait tout accepter et tout passer, ce sont là certainement de grandes chances d'erreur, mais d'erreur quotidienne, ininterrompue. C'est l'entrée de la littérature dans la vie. De même que, pour le croyant, tout accident de la vie prend un sens religieux, des événements négligeables deviennent les signes d'une présence providentielle, et la volonté même, dans ses décisions, suit l'attrait de la vérité qu'elle a cru entrevoir, s'emploie elle-même, serait-
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ce contre ses intérêts, à finir le dessein dont elle distingue les premiers linéaments; de même l'adepte de la religion du moi prend les visions de son esprit pour une réalité qui veut et qui doit nécessairement naître tout ce qui le contredit n'existe plus, et il ajoute aux choses ce qui leur manque pour être conformes à s l'idéal qu'il a conçu. Rousseau est le plus frappant exemple qui ait paru d'une suggestion de cette espèce. Ceux qui l'ont suivi en ont été très différents, parce que, tous, ils ont uni l'observation des autres à l'examen intime. Les moralistes classiques et la vie mondaine ont contribué, en même temps que Rousseau, à leur donner la connaissance du cœur; et ils avaient au fond d'eux-mêmes, par tradition, l'idée que tous les cœurs se ressemblent; mais des pensées contradictoires peuvent subsister dans le même esprit en bonne intelligence, et ils en sont bien la preuve; ils ont couvé leur moi tout en gardant les yeux ouverts sur leurs semblables. Nous aurons à en étudier les résultats, et à nous demander si le mal de l'analyse, ce mal relativement si récent et qui n'est pas dans Rousseau, doit être plus attribué au culte du moi, ou à l'habitude de l'observation psychologique.
La curiosité morale, dans le public, change aussi de nature un livre à clefs, roman ou recueil de portraits, n'est plus pour le tenter; on n'y prend qu'un plaisir de médisance. Mais il aime à être sûr que certains sentiments supérieurs ont été vraiment éprouvés. L'humanité s'aime elle-même de plus en plus; l'héroïsme tragique ou romanesque a quelque chose de tendu, de hors nature, qui ennuie et qu'on ne sait plus ni ne veut admirer. Ils correspondent à une notion de l'âme, à une conception morale qui ne sont plus; on veut du simple, du réel et du certain; or, le certain n'est plus dans un système abstrait, dans une théorie toute idéale à laquelle on tente, par un effort très rude, d'égaler sa vie; la plus grande certitude est dans une sensation, une impression profonde. Non seulement la vie d'un homme, mais un mo- ment de cette vie peuvent prendre une valeur infinie. Il n'aura donc pas de plus noble don à faire à ses sem-
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blables, ni qui soit mieux accueilli, que le récit d'un passage émouvant de sa destinée. On le lira par un acte de piété humaine; et l'on y prendra une conscience de soi-même plus attentive. Si c'est un besoin pour les auteurs d'autobiographie de se raconter, il suffit qu'ils aient publié leurs œuvres pour que le lecteur s'aperçoive qu'il lui manquait quelque chose. Ils deviennent aussitôt des types. des symboles; on ne souffre pas qu'ils restent des individus. Si bien qu'au lieu d'être, selon le souhait apparent de Rousseau, de simples pièces de comparaison, les autobiographies nous apparaîtront comme des résumés, des conclusions sur un état d'esprit général. Il y aura du système dans leur psychologie; à chaque fois, l'enquête que Rousseau avait ouverte semblera close, jusqu'au jour où quelqu'un l'aura rouverte. C'est ainsi que le roman autobiographique restera dans la ligne de la littérature française, qui se plaît aux choses intelligibles pour tous et définies. Le document tout sec et l'exceptionnel n'y ont pas leur place: ils ne peuvent devenir œuvres d'art.
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CHAPITRE m
LA LITTÉRATURE ROMANESQUE
APRÈS ROUSSEAU
Mais encore attendrons-nous bien longtemps avant que se développe le genre autobiographique; ce ne sera qu'après la Révolution. De roman métaphysique, où une conscience riche et intense résume sa connaissance de soi-même et de la vie, nous n'en trouvons pas un de Werther à Obermann, qui paraît près de trente ans plus tard.
L'enquête sur la nature humaine se poursuivait cependant mais ce qui ne se dégageait pas encore, c'était le type de l'homme supérieur l'homme sensible, dont Sénancour tentera plusieurs fois de faire le portrait, et qui sera d'ailleurs tout à fait abandonné vers la fin du siècle, n'est pas un homme supérieur, malgré tous les efforts de Sénancour pour prouver le contraire Sénancour se servira d'un mot vieilli et suranné pour désigner une chose toute nouvelle, parce qu'il a la superstition des mots et des idées du XVIIF siècle. Il y a dans l'homme sensible un parti pris d'optimisme, de contentement facile, une bienveillance molle et un abus de l'enthousiasme moral qui ne sont pas de l'homme supérieur; sa croyance, sincère mais toute théorique, dans la perfectibilité humaine, dans la bonté de l'espèce, n'a pas été à l'épreuve d'une expérience cruelle et bruiale elle n'a pas mêmes cette teinte de tristesse, de doute, qui fait lecharme et la valeur de l'optimisme chez les énergiques
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et les hommes d'action qui sont en même temps des penseurs. Il vit dans l'idylle. Sans la Révolution, qui rendit brusquement aux Français le sentiment de la forcé, qui leur enleva la foi aux pures idées et leur remit sous les yeux la nécessité de développer en soi une personnalité forte, la notion de l'individu était en train de se noyer dans celle de l'humanité, de même que la revendication du bonheur individuel se fondait dans celle de l'égarté politique. La plainte des grandes âmes s'est élevée après la déception de la Révolution.
Qu'y a-t-il dans les romans qui sont Tus vers 1775 ? On continue d'aimer Mme de La Fayette laide, La Princesse de Clèves; on loue chez eux le naturel, l'intérêt simple et continu, et on leur sait gré encore d'avoir relégué parmi les vieilles modes que personne n'oserait plus porter le romanesque compliqué de Mlle de Scudéri, de Mme de Villedieu et de Mme d'Aulnoy. De Mme de Tencin, on n'a pas cessé de goûter Le Siège de Calais, Le Comte de Cornminges et Les Malheurs de l'Amour; de Mme de Fontaines: La Com.tesse de Savoie, d'où l'on dit que Voltaire semble avoir tiré le sujet de Tancrède; Mme de Graffigny vient ensuite. Mme Riccoboni et Mme de Beauir nt ont la grande vogue. Nous savons déjà ce qu'on aimait d'elles et aussi des autres; on appréciait bien l'art avec lequel elles peignaient, après Mme de La Fayette, « l'amour luttant contre les obstacles et la vertu » W, mais surtout on goûtait les événements agités, l'exaltation continue, sans qu'il y eût obscurité dans l'intrigue ni confusion dans l'analyse. Retenons ces œuvres; ce sont elles que la critique conservatrice. sous J'Empire, opposera toujours à l'école métaphysique. Les femmes passeront toujours pour avoir le privilège de la connaissance du monde et des passions les deux choses semblent forcées d'aller ensemble, et ce ne sont jamais, en effet, que des passions éprouvées dans le monde qu'elles nous représentent: elles sont complètement dénuées de métaphysique: à quoi bon vivre, qu'est-ce que l'amour, que vaut le bonheur, ces question (t) La Harpe.
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ne se posent nulle part. Ni le goût de la nature, ni la méditation religieuse, ni l'inquiétude sociale ne se mêlent aux sentiments de l'amour; il est traité comme une complication de la vie, et le remède aux dangers qu'il fàit courir est dans le savoir-vivre, dans un certain tact délié, un art très positif de se conduire au milieu des chances du monde; la passion, qui débute en naïveté, finit en rouerie qui n'est pas toujours innocente. Mais tout inquiétantes et même franchement licencieuses que ces œuvres nous paraissent souvent, on y parlait si couramment de vertu que les contemporains les classaient sans scrupule dans les romans moraux.
Le personnel romanesque, en ce temps-là, est bien monotone. Que ce soit les Mémoires du mar.quis de Solanges (1770), ou, du même, le livre qui porte le titre expressif de l'Education par V Amour, ou les Confessions de Mu* de Mainville, duchesse de à la comtesse de N* son amie, suivies de réflexions sur l'utilité des romans par le chevalier de tous ces ouvrages qui eurent de gros succès en leur temps, et qui se couvrent généralement derrière le même manifeste de convention, répètent avec des variantes la même histoire partout des personnages vertueux, des enfants abandonnés, recueillis et élevés par bonté chez des étrangers, souvent déclassés; des parents de la vieille école s'opposant de toutes leurs forces à des mésalliances dont les menace la jeune génération, des êtres très purs et inhabiles à vivre, et des « femmes atroces » qui se mettent avec une infernale ténacité à la traverse de leur bonheur, des situations insolubles. contradictoires, où un être excellent ne peut plus faire le moindre geste sans déterminer une catastrophe et causer la perte d'un autre non moins excellent être, tout cela brusquement dénoué par un événement, souvent malheureux, qui décide d'une retraite générale des personnages, et au bout, le couvent, refuge des âmes dont la vie n'a pas voulu, et ressource des romanciers qui ne savent plus finir. La psychologie est courte, bien que les portraits abondent; les caractères sont exces-
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sifs, les jalousies surtout sont tragiques. Voilà pourtant où l'on se complaisait dix ans après la Nouvelle Héloise. Fâcheuse tournure que celle de la littérature, après Richardson et Rousseau; on pense d'abord à édifier; la nécessité pour l'art d'être prédicant est l'idée essentielle de l'esthétique de Diderot. Ce qui n'est pas utile, d'une utilité immédiate, soulignée, ne vaut pas la peine d'être écrit. Aussi tout le monde écrit les romans se greffent les uns sur les autres. Le dénouement du Comte de Comminges inspire a Dorat une héroïde et à Baculard d'Arnaud un drame (1) qui «a fait cou 1er des larmesabondantes sur tous les théâtres des royaumes ». Le larmoicment est à la mode; le temps est loin où les héros de romans met.taient leur générosité à ne pas faillir, et cachaient leurs attendrissements sous de belles paroles éloquentes et fermes. Faut-il se priver de pleurer quand le don des larmes est si doux, et la beauté d'une âme se reconnaîtelle jamais mieux qu'à l'attitude où elle se recueille après la clut.e. Toutes ces âmes sont d'ailleurs étonnamment instables pour un rien elles s'épanchent tout entières, et l'on est seulement plus étonné de l'aisance avec laquelle elles se refont à la vie normale. Elles se donnent avec une inlassable bonne foi l'illusion d'être profondes, de même qu'elles se donnent celle d'être naturelles. C'est une prétention universelle de demeurer simple, dans une vie où l'extraordinaire se mêle constamment. Parce qu'une « noble simplicité » est le caractère des belles âmes, on passe, sans transition, des manifestations les plus passionnées, de la plus brûlante déclamation, à une affect.ation de simplicité qui échoue bien souvent dans la platitude; avec un goût indéniable de vérité, on en reste encore à une idée tout à fait théâtrale du grand nous sommes loin du « tragique familier ». Les grandes autobiographies l'ont fait sentir, et cela suppose une attention continue, une délicatesse de perception et un sens des choses de l'âme que les hommes du XVIIP siècle, emphatiques en tout, n'ont jamais eu.
(1) Etienne.
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De 1772 à 1781, d'Arnaud publie les Epreuves du sen. tintent. La préface, qui traite de la mission des hommes de lettres, nous éclaire sur ses prétentions « Considérés dans notre véritable destination, nous sommes, en quel. que sorte, les gardiens de ce feu sacré qu'éteint l'abus des passions, et de la société; c'est à nous qu'est commis le soin d'entretenir dans le cœur humain cet attendris- sement, principe et aliment de la morale, et la plus déli- cieuse, peut-être, de nos sensations. » C'est le triomphe de la morale insipide; si le roman était vraiment, comme nous l'attendons toujours, l'étude des âmes, vues du dedans, et déterminant leur vie par certaines exigences morales, par l'attachement à un idéal intime, la morale n'aurait pas besoin pour se dégager d'une bien longue aventure; dans les Epreuves du sentiment, c'est toujours un fait.accidentel qui l'amène les caractères eux-mêmes n'y sont pour rien. L'auteur croit avoir réduit l'intrigue au minimum parce qu'elle est moins touffue que dans les vieux romans; mais elle se prolonge à souhait, elle dure et se renouvelle aussi souvent qu'il est nécessaire pour amener la leçon l'analyse ne fait aucun progrès, et l'intérêt pathétique ne s'accroît nullement. C'est toujours le jeu de l'amour et du hasard, avec l'esprit en moins, mais en plus le pédantisme, qui met l'intention morale en relief. Tous les faits sont parlants, en effet, et nous les comprenons parce que le vocabulaire nous en est expliqué au fur et à mesure cn met des lisières à notre interprétation. Nous fermons le livre et la cause est entendue de réflexion qui se prolonge et qui creuse en nous, il n'y en a pas: on dirait qu'une histoire morale doit s'apprécier par son produit net. et non par l'inquiétude qu'elle jette en nous, ni par la recherche intime où elle nous engage. La personne morale, qui est tout dans le roman autobiographique, est et sera toujours absente du roman édifiant.
Il faut convenir que le goût public ne se méprenait pas, et que ces pauvretés n'étaient pas confondues avec la belle œuvre profonde et méditative de l\Ime de La Fayette. Il faut convenir aussi que si la moyenne des contempo-
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rains se complaisait en M. d'Arnauld, les gens d'esprit recevaient de temps en temps des « nouveautés » d'un meilleur aloi. En 1771, l'auteur des Lettres de Valcourt à Zeïla, Dorat, donnait les Lettres d'une chanoinesse de Lisbonne à Melcourt, officier français », qui devaient être rééditées l'année suivante. C'est une imitation des lettres portugaises « Si on était sûr, dit la préface, qu'il existât une femme telle que la Marianne des lettres portugaises, il faudrait la chercher. rompre sans hésiter les derniers liens qui nous rendent si tristement heureux. Dans la société telle qu'elle est, la superficie de l'homme est occupée, t'intérieur ne fest jamais. Un sexe se défie de l'autre on a des accès de plaisir, point de joie permanente, des intrigues et point de passions, de l'ivresse et point de bonheur. » Voici enfin qui se ressent de Rousseau; mais l'oeuvre ne vaut pas la préface; et ce n'est pas une except.ion: car si les oeuvres, en ce temps-là, sont de médiocres pastiches, gâtés d'épisodes qui en faussent le sens, les préfaces sont presque toujours pleines de promesses intéressantes. Une préciosité nouvelle est née; l'étude des rapports de l'amour et de la vertu tente les esprits raffinés; on pose des cas singuliers, on imagine des concours d'événements rares la passion n'existe pas, elle n'en a ni le droit ni le temps: mais il y a du piquant à observer les compromis délicatement ménagés, les petits détours permis de la casuistique amoureuse. Quand l'amour est une distraction. le plus grand malheur qui puisse en résulter c'est l'ennui, et quand il se fait entre gens bien nés, il faut contenir les coeurs, de crainte d'éclat ou de tourment, dans certaines bienséances. les soumettre à quelques réserves. Il n'est pire mal que de souffrir. Voilà tout le sens d'un nouveau roman de Dorat où l'on serait bien déçu, de chercher du platonisme Les sacrifices de Tamour, ou Lettres -de la vicomtesse de Senanqes au chevalier de Versenay (1772). On y voit comment une femme qui aime peut « remplir tous les devoirs qui contrarient la passion » et n'en être que « plus intéressante »; et comment d'ailleurs il n'est pas de sacrifice qu'elle ne puisse obtenir de son amant
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s'il est digne d'elle ». Retenons le souvenir de ce livre: le titre en rappelle l'Adèle de Senanges, de Mme de Souza, qui paraîtra vingt ans plus tard, à l'étranger, en pleine crise révolutionnaire, et la situation initiale, qui se re- trouve d'ailleurs, avec des variantes psychologiques, dans un très grand nombre de romans du temps, est la même: une toute jeune fille, d'à peine quatorze ans, mariée avec un « vieillard » (c'est la langue du XVIIP siècle) de cin- quante-cinq ans, jaloux et tyrannique, et qui l'oblige, dans la fleur de sa beauté, à vivre loin du monde, au fond retiré de ses terres. Là-dessus le jeune amant se pré- sente, comme dans l'Adèle de Senanges; il y a des épisodes risqués après Crébillon c'était un assaisonnement nécessaire; il y a aussi une femme intrigante et méchante à souhait et quand Dorat pense que l'intérêt de la situa- tion s'est épuisé, il fait mourir le vieil époux repentant; les amants se marient, non sans avoir laissé passer les deux années de deuil.
Nous trouvons là, maintenant, plus de galanterie que de passion, mais au moins l'amour y est-il étudié comme une chose sérieuse, et qui peut être grave, où toute la vie peut être engagée l'idée qu'on découvre partout c'est qu'on n'aime vraiment qu'une fois, et c'est aussi que ce véritable amour est l'amour honnête, régulier, el, pour dire le mot, conjugal; s'il ne l'est pas, au moins en aura-t-il toutes les vertus. Cela entrait dans les mœurs; Mme d'Houdetot, qui n'avait pas « l'apparence d'un regret W) » sur ses vieux jours, et qui pensait « avoir rempli tous ses devoirs de femme en dévouant sa vie à l'amour», se flattait d'avoir inspiré beaucoup d'amour et d'y avoir toujours résisté, et « se vantait » du sentiment qui l'avait défendue. Mme de Beauvau, que Necker plaignait de ne pas u tenir, au moins par des sentiments vagues », aux idées religieuses », Mme de Sabran sont des exemples d'un bonheur conjugal avoué, reconnu comme le plus sûr, le plus égal et le plus profond de tous. Et il n'est (1) Mémoires de Madame de Rêmusat, 31 Juillet 1809.
(2) Voir sa correspondance avec le chevalier de Boufflers.
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presque pas un auteur d'autobiographie, ne l'oublions pas, qui n'en ait fait le rêve. Nous avons indiqué déjà que la curiosité de l'âme, de ses sentiments vrais, hors du faux héroïsme, se développait en même temps que celle de la vie « bourgeoise », de la vie de famille ce n'est pas assez dire; elle se confond avec elle. La « poésie du foyer », sans vain étalage ni fausse sensiblerie, elle a été ressentie au XVIIIe siècle par les âmes les plus délicates, aristocratiques de race et de culture; avant d'être exalté dans des situations paradoxales, scandaleuses, l'amour devait redevenir une chose respectable, sainte; il lui fallait, pour reconquérir son caractère de « passion noble » si fortement compromis au cours du siècle, redevenir un sentiment légitime, uni à tous les autres sentiments qui font une vie belle en y mettant une suite de devoirs et de joies. Seulement, nous l'avons déjà constaté, le bonheur trop aisément acquis ne suffit pas pour être le fond d'une belle œuvre; la tristesse habituelle, l'optirnisme un peu désenchanté, et sans cesse reconquis sur les tentations du pessimisme, la sérénité intime où une âme passionnée se recueille après la poursuite agitée du bonheur, voilà les thèmes que nous retrouverons dans nos grands poèmes et nos romans autobiographiques rarement le désespoir définitif, mais toujours un bonheur sans transport ni contentement passif, une espérance tranquille, voilée par le souvenir d'une ancienne déception.
Justement, en 1773, paraissait un petit livre par « une Dame de la cour, et qui n'est pas d'une Académie », les Lettres d'Elle Lui; cela est vraiment exquis de forme, très joli de sentiment; le fait est prétendu vrai une femme, de son mari, parvient à faire un amant, et de son amant un ami sincère et vertueux. Le mari tire la morale en homme d'esprit « Vous n'étiez fat que par air, tout comme j'étais mauvais mari par mode. » C'est entendu; voici des gens qui ne suivront plus la mode en ce qui s'appelle les affaires du coeur et en quittant la mode ils rentrent sous la loi. Ils sont en règle de tous côtés, et n'ont pas de raison de médire de la vie. S'il leur passait
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par la tête d'écrire leur histoire, nous aurions des Mé- moires charmants, et rien de plus. Mais tout homme qui, tout en gardant par tradition un fort instinct social, n'aura pas acquis, par la réflexion pure ou par une grande souffrance, une conception révolutionnaire du monde, tout homme qui n'aura pas éprouvé avec angoisse que tous les bonheurs offerts sont des joies au rabais, auprès de celles où il aspire de toutes les puissances de son âme, ne fera jamais de sa vie une œuvre d'art saisissante; nous attendons encore celui qui aura rêvé, comme Rousseau et comme Gœthe, de mettre et de sentir l'infini dans les choses de la terre, qui se sera fait du bonheur humain une religion, un idéal de perfection qui rend misérables, par comparaison, toutes les demi-certitudes du bonheur courant, qui désirera le bonheur avec un espoir tremblant et qui n'osera y croire à force de le désirer, comme le mystique, en ses périodes de sécheresse, se sent dans l'abandon de Dieu. Tout cela est bien loin des hommes du XVIIIe siècle « Méfions-nous, disait Mme de Choiseul, de la métaphysique appliquée aux choses simples. » Tant que l'on tiendra isolés la métaphysique et le cœur, comme on avait isolé la foi religieuse de la vie dans le monde, l'unité profonde du moi ne sera pas réalisée, et le roman autobiographique n'existera pas il naîtra du mysticisme renouvelé. Le XVIIIe siècle finissant est trop matérialiste dans les mœurs et dans l'esprit, pour juge du mysticisme autrement que par ses contrefaçons grossières les badauds discutent sur le fameux baquet de Mesmer, et les gens d'esprit s'en amusent; on raconte que l'amour n'est qu'un fluide magnétique et que presque toujours, par excitation intellectuelle ou par suggestion d'amour-propre, les hommes en demeurent à l'illusion de l'amour; c'est une matière à plaisanterie ou un sujet d'analyse, mais de métaphysique point. Saint-Martin n'est qu'un original. ^V.
Le roman de « spiritualité », comme on disait pourtant, sans doute pour le rapprocher des lettres de direction, est mis par la bibliothèque universelle des romans de 1775, dans la même classe, avec ceux de morale et
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de politique. La vogue de Fénelon grandit et renaîtra plus forte que jamais après la Révolution et sous l'Empire elle profitera, en dernier lieu, de l'effet produit par les romans autobiographiques, mais pour le moment les fluides analyses de ce fin et ferme directeur suffisent aux besoins de la connaissance intérieure, et l'on demande aux romans des règles de conduite pratique. C'est l'opinion universelle des communs et des grands esprits. Le Mercure de France, en 1776, donne les fragments d'un manuscrit sur la sensibilité, tirés du journal de lecture n° 16. On y voit des choses bien curieuses, et notamment on y distingue ce qu'on entendait dans le public, après Rousseau, par la préparation à la vie; le préjugé littéraire a fait d'immenses progrès; c'est un mélange d'erreurs et de perceptions fines, qui explique par avance l'état d'esprit qui fera les autobiographies. Elles seront écrites, non par des vieillards, mais par des hommes en pleine jeunesse, souvent d'après des souvenirs de l'adolescence finissante; mais faudra-t-il nous étonner de tant de jugements sur la vie, d'une telle précocité dans la souffrance du cœur ou de l'esprit, quand nous aurons appris que les romans donnent une « p1'atique artificielle» (singulière alliance !) de la vie, et qu' « avec un petit nombre de volumes vous avez vécu plusieurs vies, vous entrez dans le monde avec l'expérience des- vieillards ». La lecture des romans couronne l'éducation philosophique et historique; les voyages, sans doute, nofeg « mettent en prévention contre ce qui est local et nous'donnent toute confiance en la raison »; l'histoire parle d'événements qui ne nous arriveront point; la philosophie rend observateur, mais indifférent. « Mais la morale -ne peut s'apprendre que dans les romans; en eux l'esprit se forme « à cette existence abstraite, séparée des préjugés, des erreurs et des passions d'autrui ». La conclusion immédiate ne doit-elle pas être que l'homme supérieur se fasse à lui-même son milieu propre, qu'au lieu de s'adapter avec esprit au monde comme il est, il dégage de la confusion immense des idées et des faits, toute discipline reniée, ceux qui seront le plus favorable au développe-
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ment de son originalité, et qu'il se place sous leur influence, afin de rentrer par une méthode artificielle dans la réalité de son moi intime ? On s'efforcera à vivre d'une vie condensée, plus vraie que réelle. EL, d'autre part, on pensera qu'il est possible de s'assimiler, par une expérience toute intellectuelle, la vie des hommes supérieurs, des grands passiunnés, envisagée dans ses résultats les plus personnels, que l'on s'appropriera en quelques formules; on croira pouvoir débuter dans son existence par les émotions où ils ont atteint en pleine maturité on prétendra les continuer, et l'on espère, par ce surmenage de la sensibilité, aller encore plus loin qu'eux, percer jusqu'aux mystères les plus profonds de l'âme, inventer de nouveaux sentiments. L'auteur du Manuscrit sur la sensibilité n'en dit pas tant, et aux expressions que je viens de citer, il en mêle d'autres qui réduiraient la portée de sa pensée il parle de la nécessité de « multiplier ses aspects sur la vie » en sortant « du cercle de ses habitudes »; mais encore faut-il observer qu'il ne s'agit plus de varier la curiosité de l'esprit, ni même de se donner, par l'usage continuel de la critique, une impartialité supérieure, voisine de l'indifférence du savant; le reste du passage indique assez la tendance du roman, encore enveloppée, mais très clairement dégagée après la Révolution, à aborder les plus hauts problèmes, devant lesquels toute expérience positive semble égale à rien, et seule l'expérience intime a de la valeur. En attendant, le roman de moeurs est seul à subsister; les lettres intimes, où l'auteur annonce qu'il a laissé le ton épigrammatique à la mode pour faire parler son âme, ou les prétendues. confessions du comte ou de la marquise trompent par le titre ce sont des galeries de portraits. Les contemporains ne semblent pas s'être aperçus qu'il y eût là un genre à créer. On regrette, dans le Mercure (1777), à propos des Confessions du comte de A: de Duclos, que l'art de « mettre en jeu » les passions se soit perdu depuis Crébillon, qui meurt cette année même. Il est vrai qu'il a des émules un peu plus tard, au moins des continuateurs en 1789 paraît le
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Cornte de Saint-Méran, ou les Nouveaux égarements du cœur et de l'esprit. On publie toujours des « Spectateurs », des « Observateurs », des correspondances nouvelles; on traduit des romans anglais, les Nouvelles de Cervantès. Et l'on est si peu à la poésie de la passion, que presque toujours on s'occupe d'en réprimer l'exaltation, comme puérile et ridicule; c'est, entre beaucoup d'autres œuvres, le sens de « Valmore », anecdote française, par Loaisel de Tréogate, gendarme du roi ce sont deux jeunes gens du meilleur monde, de dix-huit et de seize ans, qui s'aiment et à qui leurs parents défendent de s'épouser; ils s'arrangent une morale selon leur passion, avec le droit supérieur de l'amour pour principe, et ils en sont punis par toutes sortes de malheurs, qui les conduisent aux derniers avilissements c'était un beau sujet de roman lyrique, et il a tourné en roman de moeurs, de mauvaises mœurs.
Werther avait paru en France l'année précédente (1776); il n'entre pas dans mon dessein de faire l'histoire de toutes les imitations de Werther qui se succédèrent, sous formes de romans, d'opérettes, de comédies ou de drames (1). G. Sand affirmait que Werther avait été compris des Français pour la première fois dans la traduction de Pierre Leroux. Assurément il ne fut pas compris par le public de 1776, et nous verrons qu'il n'est nullement nécessaire de l'invoquer pour expliquer nos romans autobiographiques. Quand il parut, de quoi fut-il loué ? D'avoir un sujet vrai, et on en prit occasion de faire la leçon à nos romanciers. Mais^ tout en convenant qu'il offrait « du sublime », du même sans doute que celui de J.-B. Rousseau ou de Le Brun Pindare, on lui reprocha (1) Voici la liste que donne Rossel Relations littéraires en.tre t'dllemagne et la France. (1776), Traduction de Seckendorff et Deyverdun. Aubry et Schmeskow Les passions du jeune Werther. Labédoyère, de Sévelinges Werther. Gourbillon Stellino. La Rivière Le délire de l'amour, drame. Perrin Werthérie (1791). Ramond de Carbannières Les aventures du jeune d'otban (1777). Gorgy Sainte .Wrne (1794). Lettres de Charlotte d Caroline (1797).
(2) Voir Le Mercure de 1776.
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« de la frénésie ». Il avait trop d'images, et surtout, des pensées gigantesques. Quant à l'action, elle était nulle, et Charlotte était peu séduisante. Ce qu'on en fit, il n'en faut pour preuve que le drame, en quatre journées et un épilogue, de Ramond de Carbonnières Les Aventures du jeune d'Olban (1777). C'est en somme l'histoire d'un jeune mélancolique, impuissant à vivre, à qui une jeune fille offre son amour il n'ose le prendre, à cause d'un passé qui le paralyse; première transformation, bien grave; le thème a d'ailleurs été repris par Mme de Staël dans ses Nouvelles, et il est devenu lieu commun. Mais faire que Werther ait déjà vécu, substituer en lui au tourment intellectuel la tristesse d'un passé qui ne se laisse pas oublier, c'est vraiment ne pas le comprendre. La déformation du personnage d'Albert, son adaptation plutôt à la psychologie française, est moins choquante il devient un type un peu gros de santé morale, sans délicatesse, mais loyale; auprès de lui, un maître de musique, personnage de comédie. L'intrigue amoureuse est compliquée d'incidents dramatiques on voit trop bien que les héros ont souffert déjà, que ce sont des âmes défraîchies; et tout cela, pour les conduire à la situation initiale de Werther. La première amante du jeune d'Olban, qui s'est d'ailleurs mariée, arrive quand on ne l'attend pas, et quand ce malheureux passionné s'est enfui, c'est elle qui se donne la mission de consoler sa Charlotte elles pleurent ensemble, tandis que luimême se tue en priant Dieu de guider son bras et de l'accueillir dans sa cité après vingt-deux ans d'exil; c'est à peu près tout ce qui subsiste de l'intention mystique de Gœthe; tout le reste n'est qu'une bizarre recherche de sentiments faux.
Le romanesque sévit tout autant dans le Sainte-Alrne de Gorgy, qui ne parut qu'en 1794 Sainte-Alme n'a de Werther que le frac bleu; la situation n'est amenée qu'après bien des aventures, où les déguisements sont multipliés. Après beaucoup de réflexions sur la défense opposée par la religion au suicide, le héros n'en essaie pas moins de se tuer, il a le ridicule de se manquer, et
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il est soigné par « elle »; le mari ne voit à tout cela rien d'extraordinaire. Sainte-Aime, guéri, se fait envoyer par lui à Amsterdam, sous prétextes d'affaires; et ici apparaît « une idée si brutale (1) et si ridicule, qu'on demande pardon aux mânes de Werther de les nommer avec Sainte-Alme dans le même souffle ». Ce n'est pas la première fois, d'ailleurs, que la nuance de sensualité, de convoitise, et le ton licencieux sont sensibles dans le livre. Le dénouement achève de ruiner Sainte-Alme dans notre estime le mari meurt; il l'apprend, épouse sa femme, et comme son correspondant (car c'est un roman par lettres) est pauvre, il le fait venir pour qu'ils vivent paisiblement ensemble de la fortune du défunt. La Werthérie de Perrin (i79i) n'était pas moins ridicule, bien qu'elle prétendît être le pendant l'héroïne a dix-sept ans au lieu d'Ossian c'est Young qu'elle a lu. Elle s'éprend follement d'un homme qu'elle ne sait pas marié; ils font ensemble des promenades idylliques; un beau jour la vérité se révèle, et la souffrance la suit; les incidents de Werther sont suivis de point en point, y compris le suicide. Le Steltino ou le Nouveau Werther, de Gourbillon, paru la même année, intéresse davantage, ne serait-ce que par la préface; l'auteur s'est avisé que Werther n'a pas été encore profondément senti pure affaire d'engouement, le souvenir en est passé avec la mode du chapeau à la Charlotte ceci n'est pas mal vu. Il comprend son héros comme un homme qui ne sait ni quoi ni comment vouloir, et cherche toujours de qui s'éprendre, sans s'attacher à rien; il voyage pour échapper à l'ennui. L'exécution est manquée, mais la conception, qui n'est pas poursuivie, est intéressante il aurait fallu pour la traiter un grand talent et une forte inspiration personnelle au moins l'indice est-il à retenir. Stellino s'en va donc de Rome à Sienne, et à Bologne, et à Venise; c'est là qu'il rencontre lady Petersby et qu'il reçoit le coup de foudre; la passion va-t-elle le guérir ? Il ne semble pas que l'auteur y ait même songé l'essentiel, c'est qu'il y a (1) Expressions de Gross.
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un mari jaloux, et que lady Petersby supplie Stellino de s'en aller; mais il a une prodigieuse force d'entêtement. Il les suit jusqu'en Angleterre la traversée n'est pas sans épisodes comiques, sous prétexte de vérité. Là dedans se mêle un traître, qui épie Stellino et le dénonce au lord; l'histoire s'allonge d'un interminable séjour à la campagne, agrémenté de noires intrigues, et le suicide vient en dénouement.
Nous ne pousserons pas plus loin l'énumération des livres dérivés, à quelque degré, de Werther en France; aussi bien les suivants, où se rellètent de vrais talents, des pensées originales et assez fortes pour réagir sur les modèles inspirateurs au point de les transformer, appartiennent-ils à la période de l'autobiographie pure. Ceux-ci sont les produits d'un art très inférieur ils témoignent de l'incapacité où les esprits étaient encore en France de s'assimiler le sens profond de cette œuvre, qui apparut plus tard comme si pleine de grandes pensées. On en méconnut longtemps toute la métaphysique, on la négligea faute de savoir s'y intéresser en fait de sentiment, la « métaphysique » ne désignait encore que le marivaudage, le goût de la ténuité, de l'infiniment petit en psychologie, c'est-à-dire de la chose la plus éloignée du grand lyrisme. La souffrance spéculative n'est pas intelligible et n'a pas droit à l'existence. Werther fut traité comme une ordinaire histoire d'amour, les circonstances ne se prêtant pas dans les romans au bonheur des amants; le reste, l'éloquence, la poésie, le sentiment de la nature, l'exaltation du sentiment fut compris à travers Rousseau cela coïncidait avec une mode; mais personne ne songea que Werther pût être une œuvre d'art plus émouvante et de plus de portée, dans sa concision, que les romans à proportions épiques de Richardson. Et pour le charme de candeur et de simplicité, on eut quelque dix ans plus tard (1787) Paul et Virginie l'enchantement de l'amour entre deux âmes parfaitement pures fut senti comme une nouvelle révélation plus délicieuse que toutes les autres, par des lecteurs que la fadeur florianesque elle-même n'écœurait point. La passion
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tournait à l'idylle innocente, quand l'amour n'était pas la distraction froidement perverse de gens affreusement ennuyés.
Nous savons d'autre part, et nous le rappelons encore sans vouloir y insister, que des âmes romantiques, passionnément éprises ou ennuyées, existaient déjà çà et là. Mmo du Deffant, M1Ie de Lespinasse, Mlle Aïssé de ces viens pour la plupart malheureuses sont sorties non des oeuvres, mais des correspondances, dont nous soulignerons l'accueil en i807 et pendant les années suivantes. Au temps où nous sommes, elles restent privées et n'appartiennent pas à la littérature. Il peut sembler oiseux de se demander encore pourquoi n'avons-nous pas eu, de la destinée de ces femmes, des récits romanesques ? Elles ont vécu leur roman, et nous l'avons dans leurs lettres. Elles l'y ont mis tout entier, sans y superposer un système, une thèse. Or, la passion toute pure n'a pas déterminé le roman autobiographique le tourment intellectuel a dû s'y ajouter, et avec lui le dédoublement du moi. Des cœurs tout d'impulsion se répandent au jour le jour dans une passion épiiisante l'homme de lettres. et toujours il y aura de son caractère chez les auteurs d'autobiographies, malgré leur volonté de n'être que des hommes, sans épithète, recueille ce qu'il sent, l'élabore, en extrait l'essence, et fait œuvre d'art. Retenons seulement que le roman est devenu le genre où beaucoup de gens d'esprit s'essaient à mettre ce qu'on mettait jadis, pour peu que l'on eût de « politesse », en maximes et en portraits: il est le genre le plus favorable de tous à l'analyse de la vie intime. Mais ceux qui le cultivent cachent leurs noms, par un reste du préjugé qui interdisait aux gens bien nés de faire métier d'écrivains. Et retenons aussi que la littérature prend de plus en plus d'influence sur la vie privée: les têtes se montent aisément: les dénouements pris dans les livres sont imités dans l'existence réelle. Si l'on feuillette les « Pièces intéressantes et peu connues pour servir à l'histoire et à la littérature » (par M. D. L. D., Bruxelles et Paris, 1785), on y apprend de singuliers suicides, et d'une toute autre sorte que celui
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de ce jeune homme qui se tue à Ermenonville sur'un banc de gazon d'où il pouvait découvrir l'île des peupliers et le tombeau de Jean-Jacques un jour, une jeune femme, désespérée que le père de son amant l'ait enfermé pour l'empêcher de contracter des liens déshonorants, lui écrit pour lui annoncer qu'elle se tue; une autre fois, l'aventure est plus rare une jeune homme se tue le jour de son mariage, et dans une lettre il explique comment il adorait sa fiancée, mais a craint de la torturer par sa jalousie. De tous temps la réaction des modes littéraires sur la vie est observable; la suggestion romanesque s'impose aisément aux âmes faibles. Mais une sensibilité à la fois violente et débile ne suffit pas à faire les artistes ceux qui ont créé des types et fait de leur destinée un symbole, ont tous eu à quelque degré* la tournure d'esprit ironique dont parle Gœthe, et qui est le don de transformer ses émotions en objets de contemplation.
L'ironie suppose une sorte de détachement supérieur, qui n'était nullement l'état des esprits avant la Révolution. On était léger et enthousiaste; on se préparait à de grandes actions, on rêvait de gloire; on aimait le bruit de la vie; jamais la sensibilité ne fut moins profonde, moins recueillie; jamais elle ne se dissipa en manifestations aussi vaines et excessives, et ne consentit si vite à prendre le change. Mme de Genlis (Mémoires, II, p. 258) a une page bien amusante sur la mode des évanouissements, puis des convulsions. Elle nous donne de cette société un tableau où sa haine, assez plaisante, de la philosophie, a mis du parti pris. mais où bien des traits sont justes; jamais la société n'a été plus tyrannique, ni les mœurs plus opprimantes pour les caractères indépendants qu'en ces temps d'universelle prétention à l'originalité, au génie (2) l'extraordinaire même s'est soumis à une étiquette, a reçu des conventions; on ne veut plus de « l'insipide estime on rêve de gloire, mais l'on ne (1) Décade philosophique, an III.
(e) n, 199; VU, 193.
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se décide pas à quitter la vie de salon; le monde tient perpétuellement ses assises; la vie sociale neutralise, et Mra0 de Genlis lui en sait gré, les individualités trop exigeantes, et elle se charge du châtiment des mauvais procédés, ou des façons singulières elle dispose du ridicule, l'arme la plus puissante, qui n'existe plus chez les peuples grossiers. Beaucoup de gens affectent d'être dégoûtés des « représentations sociales », mais on est entiché de vanité:: ceux qui vantent la vie champêtre se trouveraient bien malheureux de n'y pas transporter les habitudes mondaines; la prétention à la simplicité des goûts et à la solidité du caractère est partout, l'engouement naît à propos de tout. Mais au fond personne n'est dupe, bien que chacun fasse comme s'il l'était; et Mme de Genlis, concluant sur cette fausse délicatesse, cette fausse sensibililé, cette fausse bonne compagnie, déclare que cette société (( où l'on ne tenait plus à la vertu que par un reste de bon goût qui en faisait aimer encore le ton et l'apparence » ne subsistait que par l'habitude survivante, par l' « écorce » des anciennes moeurs.
Vienne l'événement qui les supprimera totalement, qui bon gré mal gré affranchira brutalement les personnalités jusque-là moulées dans les formes de la tradition. attachées toujours, en dépit de leurs illusions, aux façons de sentir d'une caste, étroitement dépendantes de leur milieu l'impression d'isolement, de détresse, sera poignante: il faudra vraiment mettre à l'épreuve les systèmes philosophiques, faits de toutes pièces; on ne se contentera plus des vérités relatives et commodes selon lesquelles. au fond. on continuait de vivre tout en les bra-ant, à l'abri desquelles on rentrait toujours par routine. par instinct de conservation. après les aventures risquées. La hardiesse du cœur ou de la pensée n'aura pins l'attrait d'un fruit défendu. Sortis par force du milieu qui les soutenait. les penseurs vont vraiment se replier sur eux-mêmes, essayer de tirer tout de soi. et connaître enfin réellement. dans une retraite obligée, le sens et la valeur de ce moi, au nom duquel les vieilles croyances avaient été détruites, et qui commence à se
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connaître sérieusement, à se poser gravement la question de ses rapports avec la société, le jour où cette société, réorganisée selon la raison, lui apparaît aussi injuste et oppressive que par le passé.
Ajoutez-y le désœuvrement. Qui peut imaginer de combien d'oeuvres spéculatives nous a privés ce débordement d'énergie tumultueuse qu'a été la Révolution; la culture du moi, chez les acteurs de ces grands événements. a été la culture de la volonté. La Théorie de l'Ambition (i), d'Hérault de Séchelles, nous en donne l'idée « Audace froide, résultat des calculs. opiniâtreté et solitude, deux principes d'originalité. quand un souci parasite s'empare de votre cœur, défendez-vous, laissezvous aller jusqu'à l'indolence; puis, l'œil sur le but, remontez par une secousse. » Ces notes, jetées souvent sans suite, sont le journal philosophique d'un homme d'action; on y surprend bien les tendances que nous trouverons bientôt chez les auteurs d'autobiographies le besoin, notamment, de paraître « géant de cœur et d'esprit »; Hérault dit paraître, parce qu'il se soucie de l'effet, de l'efficacité ceux qui seront proscrits hors de l'action se soucieront d'être. Un chapitre est intitulé « Choix des moyens et des circonstances pour exalter les facultés intellectuelles, soit toutes ensemble, soit les unes aux dépens des autres. » Le mécanisme du caractère est étudié, comme nous le verrons en certaines parties d'Obermann, à l'image de la mécanique sociale Hérault était d'ailleurs en relations d'esprit très étroites avec cet Antoine Lasalle que fut l'auteur de la Balance naturelle, du Désordre régulier, de la Mécanique m.orale. Les spéculations sur l'univers et celles sur la volonté suivent la même méthode il semble qu'il n'y ait là qu'un sujet.. « Faire que les autres, dit encore Hérault, veuillent mécaniquement ce que vous voulez, au lieu de les persuader par des discours »<2>. Et encore « Mettre en sa main les moyens de faire le mal, afin de n'en plus sentir le besoin; (1) Publiée en i80B.
(2) Cf. Balzac et Barrés, et Stendhal toute la littérature de l'énergie.
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se rendre courageux, serein, doux et bienfaisant par le sentiment de sa toute-puissance ». Voilà qui ressemble étonnamment au surhomme; les hommes qui ont vécu violemment sèment ainsi, sans y prendre garde, des pensées sur lesquelles les contemplatifs élèveront toute une métaphysique. Nos faiseurs d'autobiographies seront des contemplatifs au lieu de mettre leurs expériences réelles en quelques formules intellectuelles qu'ils dédaigneraient de développer, puisqu'elles sont des résultantes et non des programmes, ils essaieront, partis d'une pensée abstraite, de rejoindre la vie, et toute l'histoire de leur souffrance est là. Ils ont imaginé de ramener à la continuité pleine et à la perfection de l'intelligence, le discontinu et l'inachevé qui sont la vie.
Des désœuvrés, des déclassés, des émigrants et des cosmopolites, par obligation ou par naissance voilà de quelle sorte d'hommes nous allons étudier les œuvres. Le premier, le plus accompli de tous peut-être comme type, c'est l'Obennann de Sénancour. Mais nous ne l'aborderons pas encore sans avoir signalé au passage deux œuvres qui par leur fond sont très différentes des autobiographies suivantes, mais qui témoignent d'une manière curieuse de la culture du moi, aux dernières années de l'Ancien Régime celle de Laclos et celle de Restif de la Bretonne.
Les Liaisons dangereuses, du M* de Laclos Ce ne sont pas des tourmentés que nous dépeint Laclos dans ses « Liaisons dangereuses, lettres recueillies dans une société et publiées pour l'instruction de quelques autres »; ce ne sont pas non plus des passionnés ils ont des sens, mais pas de coeur,- non seulement ils nie cherchent pas dans l'amour cette candeur, ce naturel, que chantait Rousseau, mais les notions morales sont pour eux complètement abolies, et ils regardent comme une niaiserie d'y .croire. Ce sont des âmes blasées et des
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intelligences actives, à qui, pour se distraire de l'ennui d'avoir tout éprouvé et d'être revenues de tout, il faut le piment des curiosités psychologiques. Ils aiment à se jouer au milieu d'une situation qu'ils compliquent 3 plaisir, à la rendre aussi trouble que possible, pour voir f ensuite comment leur esprit délié, servi par une expérience -abondante et bien ordonnée, pourra bien suivre et ramener à quelques principes clairs les errements des cœurs mal avisés dont ils se rendent secrètement les maîtres et les corrupteurs. C'est assez dire que la sensiblerie leur est étrangère; les théories sur la divinité de la conscience, sur le respect de la souffrance, leur sembleraient de pur galimatias. Ils trouvent un divertissement suffisamment émouvant, et toute la sécurité souhaitable, à exercer leur volonté sur des mécanismes délicats, à en manier tous les ressorts sans les briser, à les tendre à l'extrême pour observer quels phénomènes inattendus peuvent s'y produire. Voilà ce qu'est pour eux devenu le goût du mystère psychologique cela revient à chercher des combinaisons entre des sentiments qu'ils ont nettement définis, classés selon leurs manifestations habituelles, et qui se résolvent pour eux en un certain nombre d'expressions, de gestes et de mots. La suprême élégance sera d'obtenir avec les moyens les plus simples les développements de passions les plus rapides joie subtile et-teaide, sans sympathie, sans compassion, sans méchanceté non plus de même que dans les analyses inexorables de La Rochefoucauld il suffit parfois d'une parole oubliée où la tristesse semble plus personnelle, pour éveiller l'idée d'une déception ancienne qui s'afflige dans des pensées sévères, et pour laisser une impression plus clémente, de même que dans Mme de Staal de Launay une phrase moins tranchante, une formule moins irrévocable d'allure, un ton d'expérience moins sûre dans ses arrêts, quelque chose de moins cruellement lucide dans l'intelligence et de plus hésitant, redonne tout à coup un goût d'illusion et de bonne volonté qui rafraîchit l'ârrie de même ici le sourire peut perdre de sa sécheresse, et l'iroriie; un peu amollie, ressemble à de la
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charité. Ce n'est pas au hasard que ces noms nous sont rappelés par les personnages de Laclos Mme de Staal de Launay (Lettres de la Bastille) écrit ceci « J'ai pour premiers article de ma croyance qu'on n'aime que soi. Ceux mêmes, s'il en est, qui se tuent pour ce qu'ils croient aimer, n'aiment qu'eux et tous les différents attachements ne sont que des manières de s'aimer soimême ». « L'héroïsme de sentiment est une belle chose, mais je n'y crois point, si ce n'est que je le regarde comme une production de l'imagination que le cœur sans cesse désavoue». « Je ne sais d"où cela vient, mais je remarque que je me passe un peu mieux de vous que je ne faisais: je n'avais de joie qu'à vous voir, j'en ai présentement à vous avoir vu. Il me semble que cela n'est pas plus mal. Qu'en dit ma chère âme? » « La connaissance d'une vérité paie bien la perte d'un plaisir. » Et enfin « Rien n'est plus insupportable que des plaintes pour ceux à qui elles s'adressent, et rien de plus avilissant pour ceux qui les font. Je veux donc reprendre un peu courage et me souvenir que, quand on ne peut se venger, il est inutile de se plaindre (1) ». Ceci rappelle certains aspects de généreux et de généreuses dans les dernières œuvres de Corneille notamment, mais déjà dans Cinna. La prédominance de la volonté et de l'intelligence sur le coeur, coninle cons- tiluant la véritable dignité, subsiste au XVIIIe siècle sous des formes dégénérées, au milieu du triomphe du senti- nient. C'est encore la tradition qui mène au « beylisme ». Ces êtres de Laclos ont donc vécu, ils furent jeunes, et ils se disent que les passions n'ont qu'un âge, passé lequel tous arrivent à cette netteté de jugement, à cette indifférence profonde du cœur, heureusement suppléé par l'esprit. Avec cela ils ont fort bien conscience de leur perversité, mais ils l'aiment pour sa rareté; c'est le fruit le plus cultivé de l'expérience bien comprise. Ainsi, sans s'attarder à suivre leurs jeux ni leurs intrigues, ne peuton trouver en eux l'étincelle de vie, qui s'émeuve malgré eux? Ils n'en seraient que plus vrais, semble-t-il; tant (1) Cf. la lettre 81 du roman de Laclos, La Marquise d rdtaumt.
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d'esprit qu'on ait mis à créer des personnages artificiels, de cœur absolument aride, c'est un esprit qui lasse, parce qu'il déconcerte continûment. Et d'autre part l'auteur déclare dans sa préface qu'il a, lui aussi, un dessein moral; il faut donc que ses personnages soient quelque peu semblables à nous s'ils n'étaient que des héros de vices, leur forfanterie nous donnerait plus d'étonnement que d'amusement, et leur profondeur risquerait de nous ennuyer. Aussi voit-on que, de temps en temps, ils sont pris à leurs manœuvres, qu'ils ne savent pas toujours prévoir à propos leurs propres sentiments; le bon côté 'de la nature humaine ne se supprime pas systématiquement et sans esprit de retour. Le roué, qui fait le bien par calcul et comme un moyen plus direct d'atteindre ses fins mauvaises, s'étonne d'éprouver une impression de bien-être, il s'en excuse par raffinement d'amourpropre, mais il se décide à n'en avoir pas honte « J'avouerai ma faiblesse, mes yeux se sont mouillés de larmes, et j'ai senti en moi un mouvement involontaire mais délicieux. » C'est la pure idée du XVIIIe siècle, qu'il y ait identité entre le plaisir et la vertu. Mme du Châtelet disait dans son Essai sur le bonheur « Nous n'avons rien à faire en ce monde, qu'à nous y procurer des sensations et des sentiments agréables. » Mais elle est de ceux qui croient à l' « origine céleste » de nos sensations, et qui mêleraient volontiers, comme le fait Mme de Genlis, Locke et Fénelon. Aussi bien le véritable et délicat amateur ne néglige rien; ce qu'il observe en lui-même, au hasard de la rencontre, il le catalogue et le met à bonne place dans sa collection, à raison de la rareté, qui fait le prix des choses. Celui-ci n'est pas de son temps pour rien l'acte bon a réveillé chez lui la bonne intention. Il se ressaisit vite, il ne s'avise pas de réfléchir là dessus, mais nous l'en trouvons plus réel. La présidente aussi se confesse à Valmont (I, lettre 56); elle a remarqué avec quel mépris il parle des femmes qu'il a séduites « Dès ce moment, elles ont tout perdu, jusqu'à l'estime de celui à qui elles ont tout sacrifié. Ce supplice est juste, mais l'idée seule en fait frémir. Que m'importe après tous ?
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pourquoi m'occuperais-je d'elles ou de vous? » Ce n'est pas là seulement la révolte de l'orgueil féminin, c'est le trouble d'un souvenir ancien, dans un cœur qui n'est pas encore aussi froid et désintéressé qu'il se vante de l'être. A part cela, ce sont des matérialistes absolus en fait de sentiments. Pour les expliquer, ils se passent de tout élément moral le plaisir rend compte de tout, c'est le fait fondamental, c'est le principe. Ils systématisent sur cette donnée; ce qu'on nomme l'instinct du cœur, c'est la curiosité du plaisir, et toute son histoire, c'est « l'expérience » du plaisir. Ils ne sont pas seulement libertins par l'esprit et les sens, ils le sont du cœur. Valmont écrit (I, 57) « Si les premières amours paraissent en général plus honnêtes et, comme on a dit, plus pures, si elles sont au moins plus lentes dans leur marche, ce n'est pas; comme on le pense, délicatesse ou timidité, c'est que le cœur, étonné par un sentiment inconnu, s'arrête pour ainsi dire à chaque pas, pour jouir du charme qu'il éprouve, et que ce charme est si puissant sur un cœur neuf qu'il l'occupe au point de lui faire oublier tout autre plaisir. » Ils ne voient d'autres différences entre les sentiments que celle du plus au moins la qualité en est toujours la même. Ainsi, ce qu'on appelle d'un mot équivoque, et qui peut favoriser les essors lyriques, la qualité propre, la nuance d'un sentiment, ce n'est que la quantité variable de tel élément qui s'y est trouvé, et la dose modifiée par une main habile altérera la combinaison à volonté. Il ne faut pas chercher la vérité du cœur dans le flottant; pas plus qu'il ne s'agit de faire de la casuistique amoureuse, de raffiner sur les beaux sentiments, en leur offrant de nobles occasions de s'exalter ou de se renoncer. Les idées de mérite et de démérite sont tout artificielles, la connaissance empirique du cœur ne révèle rien de pareil; l'essence du sentiment amoureux n'est nullement contemplative ni platonique; il se .nourrit de réel, il est naturellement actif, et si la rêverie .est elle aussi une réalité qui tombe sous l'observation, elle n'existe que pour remplir les fins de la nature, experte en pièges. La
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préciosité et la sensiblerie sont deux niaiseries qu'un esprit bien fait méprise.
Ces idées seraient peut-être inoffensives si elles n'étaient que des spéculations de philosophes; on pourrait les tourner aisément en pessimisme austère, les appliquer à se juger, se préserver ou se guérir. Les conseils qui en naissent seraient amers, mais nul n'est obligé d'y goûter. Le mal est que la présidente et le marquis, sans scrupule, infligent leur traitement à des âmes jeunes et sans défense; ils les prennent comme des sujets d'expérience; ils se hâtent de les pervertir. A eux deux, ils se piquent au jeu. Valmont a souvent la bonne fortune des découvertes les plus profondes; c'est lui qui pose les .maximes, et qui met en formules audacieuses son mépris des hommes « tous également scélérats dans leurs projets. Ce qu'ils mettent de faiblesse dans l'exécution, üs l'appellent probité » (I, 66). « Moi qui aime les méthode nouvelles et difficiles (voici où paraît le luxe dans l'action, l'amour-propre de l'artiste), je ne prétends pas l'en tenir quitte à si bon marché, et assurément, je n'aurai pas tant pris de peine auprès d'elle, pour terminer par une séduction ordinaire » (1, 70). Il a son point d'honneur, c'est un volontaire, qui prend sa revanche et compense à force d'énergie bien employée les satisfactions que son cœur blasé lui refuse; par là, il satisfait le besoin qu'il a de sa propre estime sa virtuosité serait-elle en défaut, qu'il n'aurait pas le mauvais goût de s'en affliger, mais sa vanité en éprouverait un cruel froissement. Le seul fait de prendre une claire consience de son échec ne lui serait pas une compensation suffisante pour un homme comme lui, c'est se consoler bien pauvrement d'une défaillance, que d'avoir le sentiment de ce qui l'a causée; il lui faut une réparation « Pouvais-je souffrir qu'une femme fût perdue pour moi sans l'être par moi ? et devaisje, comme le commun des mortels, me laisser maîtriser par les circonstanees ? » Ne dirait-on pas l'héroïsme d'un conspirateur, qui déploierait pour réussir, comme disait le cardinal de Retz, toutes les qualités d'un premier ministre. Il n'est pas de plus profonde politique que celle
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de mener à bien une intrigue dont l'amour est le prétexte. Connaître les hommes et les conduire où l'on veut par une inflexible méthode, voilà le chef-d'œuvre auquel doivent se consacrer les volontés supérieures.
Et la marquise est comme Valmont; toute sa vie n'a été qu'un délicat et solide système d'hypocrisie. Seulernent la passion est plus sensible chez elle; elle a souffert de sa condition de femme; elle se croit née avec la mission « de venger son sexe », de « maîtriser » l'autre par « des moyens inconnus jusqu'à elle ». L'inégalité sociale, en vertu de laquelle la femme est toujours sacrifiée, laisse le chemin libre non pas à de vaines revendications orales, qui sont purement humiliantes, mais à des revanches positives, cruelles, soigneusement calculées, et conduites jusqu'à la conclusion avec une implacable fermeté. Elle a l'orgueil du sort qu'elle s'est fait, elle ne doute pas un moment de son génie. Jamais l'idée de l'hostilité des sexes ne s'était exprimée avec une telle âpreté; jamais les conséquences d'une soumission extérieure maintenue par la force, et d'une supériorité intime en vain contestée par la fatuité masculine, ne s'étaient déduites avec une froideur aussi résolue. La marquise a mis en œuvre une patience inlassable et chercheuse, pour se donner la science de la vie; les lectures lui ont suggéré des expériences elle n'a vu partout que « des faits à recueillir et à méditer ». Elle a ceci de féminin qu'elle est brave devant la souffrance, et elle s'en vante; et elle a ceci de roué, qu'elle entend toujours tirer un profit net des épreuves auxquelles elle s'est offerte; elle n'a d'ailleurs aucun goût du plaisir, elle est toute absorbée par la curiosité de savoir, d'étudier les expressions que prennent les sentiments. Et avec tout cela, elle a été merveilleusement avisée, elle n'a pas cessé de passer pour une prude. Cet art dans la dissimulation serait le talent qui la flatterait le plus, si elle n'était trop profondément orgueilleuse pour être vaine. De même que nous avons vu dans certains romans féminins, 1' « ami des femmes » appliqué à découvrir leur secret, nous voyons la marquise maintenant tenir les hommes par le leur. Nouvelle Dalila, j'ai
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.toujours, comme elle, employé ma puissance à surprendre » cet inconnu si important d'où dépend la destinée si solide au dehors du sexe le plus fort.
Nous assistons en ce roman à une forme qui n'est pas nouvelle, mais qui ne s'était pas encore si parfaitement expliquée, de la culture du moi « J'étais bien jeune encore, dit la marquise, et presque sans intérêt, mais je n'avais à moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. » La personnalité réfléchie est très forte chez elle et chez Valmont, plus forte encore chez la femme, qui est naturellement, par destination, et aussi en vertu du loisir et de la passivité que sa condition sociale lui impose, plus philosophe que l'homme. Seulement la tendance contemplative ne peut se suffire; la concentration habituelle de l'âme porte son résultat, visible dans la hardiesse des entreprises, le mépris des conventions, l'art de se jouer parmi elles en les faisant servir à ses fins, l'entente profonde et souple de l'universelle comédie, où il ne faut pas rester longtemps avec les dupes, ni se condamner à l'inaction avec les misanthropes, qui sont des naïfs à rebours, mais prendre le parti résolument intelligent de dominer les autres, tout en se retirant du jeu commun des affaires et en faisant fi de l'ambition, par la connaissance acquise de tous les sentiments possibles. Ce ma- chiavélisme né de l'ennui, qui se distrait à des besognes inutiles et raffinées, qui fait le mal par passe-temps et se complaît dans une perversité de haut goût, qui nie le sérieux de la souffrance et fait de la curiosité le seul plaisir sûr, celui dans lequel on reste maître de soi et qui ne trompe pas en passionnant, c'est encore le triomphe de la vie intérieure, la prédilection en faveur du moi qui j s'observe longuement, médite sur soi, accumule les res- sources et les aménage de manière à les rendre aussi variées et disponibles que l'exigera le caprice des événements le sentiment de la force intime et presque illimitée d'une intelligence isolée, qui ne craint rien tant que la banalité, se défend contre les jugements vulgaires de la' morale ou de l'intérêt, et qui, après avoir risqué pour
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se posséder complètement une patience ingénieuse et énergique, tient l'art de ne s'étonner de rien, c'est autre chose et plus encore que le dilettantisme en matière de sentiment la volonté est ici la faculté suprême, celle qu'il faut dresser, IrïHîs" son efficacité et son ascendant viennent de son recueillement. Dans l'égoïsme froid d'un être supérieur, extérieur à la communauté d'indulgence ou de sympathie qui rassemble les âmes d'essence ordinaire, irrité par l'équivoque sentimentale où elles s'at.tardent, et ne voyant d'ailleurs rien de noble ni de respectable parmi les choses réelles, qu'il apprécie seulement comme une matière à laquelle peut se prendre son esprit désœuvré, méprisant trop l'espèce et soi-même pour s'imaginer qu'il existe quelque part une voie de vérité, se faisant enfin une carrière de détromper les autres en se moquant d'eux, de les éclairer sur leur bassesse sans rien leur offrir pour les relever que la connaissance de cette bassesse même et le talent d'édifier le prochain à leur tour, il y a sans doute beaucoup de frivolité en apparence, un ton d'esprit qui aide à l'illusion, mais que d'aigreur au fond, quel dégoût et quel reproche la société qui peut, en sacrifiant les femmes et en exaltant la fatuité masculine, produire de tels raffinements dans le mal, tant d'élégance avec tant de perversité; etquel nouvel aveu encore que le moi, dans la chute de f toutes les conceptions qui donnent un prix à la vie de l'homme en société, reste son suprême et inaccessible refuge, refuge de pitié ou d'ironie, de noblesse ou de vilenie, où il peut jouir en secret et hors d'atteinte d'un bonheur dont il s'est rendu l'unique artisan.
Restif de la Bretonne
Restif de la Bretonne exigerait à lui seul une étude qui pourrait être fort intéressante, mais qui n'appartiendrait peut-être plus à la littérature. Il s'agit seulement de marquer ici, dans une œuvre remplie de souvenirs person-
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nels, les tendances qui peuvent offrir des points de comparaison avec les autres confessions du temps. Il ne faut pas oublier d'ailleurs, que le « Rousseau du ruisseau » était lu par Benjamin Constant, et que de grands écrivains, à l'étranger, en firent beaucoup de cas. Guillaume de Humboldt et Gœthe l'admiraient, et Schiller, qui avait connu « Le cœur humain dévoilé », écrivait à Gœthe « Je n'ai jamais rencontré une nature aussi violemment sensuelle. J'ai si rarement l'occasion de puiser quelque chose en dehors de moi, et d'étudier les hommes dans la vie réelle, qu'un pareil livre me paraît inappréciable. » C'est en effet par le réalisme, par le naturalisme vigoureux que ses romans ont de la valeur; nous ne disons rien de celle qu'ils peuvent prendre comme documents sur la vie communale et rurale avant la Révolution. Mais il faut noter que Restif a voulu se replacer dans son milieu original, qu'il a ouvert les yeux autour de lui, que l'individu ne lui a semblé nulle part aussi curieux à connaître que dans sa famille, et sur la terre où il a pris racine. Il est très attaché aux traditions, il aime leur discipline, qui peut être rude, mais qui est saine et impose à l'individu un effort contre ses instincts d'égoïsme. par lequel il se développe bien loin de se contraindre. Il ne s'attendrit pas sur le peuple, il l'a vu et il en est, du moins du peuple des campagnes, en contact avec le sol depuis des générations, suffisamment indépendant el .obligé à de durs labeurs. Il ne s'agit de lui demander ni une morale élégante, ni une psychologie raffinée; il en est pour les méthodes simples; c'est un paysan de race, qui a gardé le tempérament riche et débordant, les appétits frustes, une sensibilité brusque ou larmoyante, un goût de bonne humeur un peu bourrue, et une certaine aisance à réagir; la littérature ne l'a pas gâté. La culture n'a ni alfiné ni altéré l'originalité en lui; elle ne semble pas non plus ravir renforcée par la réflexion, elle est demeurée superficielle. La Vie de mon père n'est pas, comme on pourrait l'attendre, une histoire arrangée pour donner de la simplicité rustique une impression idéalisée et affadie ou pittoresque, c'est un livre de famille, où les
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exemples des ascendants sont racontés avec la fierté d'appartenir à si bonne lignée. Il semble que Restif en dégage, à travers une narration pleine d'entrain, un type et. comme le portrait composite de sa famille, et qu'il prenne plaisir à en ressentir en lui-même la vigueur intacte. Il peint son aïeul comme une espèce de tyran craint et adoré, père violent et tendre, avec des colères de justicier, et de véhémentes effusions de cœur à la Diderot il mène sa maison comme un patriarche, et sa sagesse éclate en ses emportements A des caractères incultes et énergiques, il ne convenait pas de prêcher des vertus littéraires, de celles qu'on apprend dans les traités et pour lesquelles il faut une éducation artificielle et lente; la nature humaine est bonne pourvu qu'elle soit matée, et la grande vertu est d'accepter la nécessité de la soumission d'abord on la comprendra de soi-même ensuite, par l'état de santé où elle maintient qui s'y est plié. Restif néglige de tirer des situations ce qu'elles peuvent offrir de délicat; ses personnages sont tout d'une pièce, ils n'abusent pas des paroles, et ne se complaisent pas dans leurs sentiments. Il aime à reconnaître ce qu'il tient de ses parents, mais il ne pousse pas l'analyse, il ne détaille pas il se contente d'avoir dit que c'est le meilleur de lui-même. Son père avait une espèce de culture philosophique, il causait beaucoup avec un Père jésuite nommé le P. Scribo. Le jeune Restif écoutait « Je lui dois en particulier le peu de philosophie qu'on trouve dans mes écrits, surtout le nerf et l'enthousiasme que je me propose de mettre dans une production qui m'occupe depuis longtemps, intitulée le Hibou de Paris, entreprise pour démasquer le vice, indiquer les cabus, détruire les fausses erreurs et secouer les préjugés. » Les confidences de sa mère lui ont inspiré une des nouvelles dont il était le plus content « C'est au récit que m'a fait ma mère, de la manière heureuse dont elle avait vécu avec un mari presque sexagénaire, que je dois les (1) Renseignements puisés dans La Vie de mon père (réimprimée sur la 3' édition, Paris, 1788), Isidore Lisieux, édit. Mes inscriptions, journal intime, par Cottin, Pion et Nourrit, 1889.
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idées neuves que j'ai insérées dans mon petit roman du quadragénaire, sur les mariages tardifs des hommes avec des filles de la première jeunesse ». A son tour, dans des entretiens avec sa deuxième femme, qui n'ont rien de la douceur ironique des Economiques, il s'acquitte de son sacerdoce de père de famille.
Mais que pense-t-il des femmes ? Voici qui montre bien qu'elles n'étaient pas à son gré des êtres célestes La d) « juste sévérité est presque toujours ce qu'il faut à un sexe indomptable, et qui ressemble au plus ent,èté des animaux; plus on lui souffre, plus il ose. Les femmes ressemblent aux peuples orientaux, dont elles ont à peu près l'imagination vive et facile à épouvanter; elles préfèrent, sans s'en douter, un gouvernement où il faut obéir sans raisonner à un autre où elles auraient le choix d'obéir ou non. » C'est la note gauloise, ou gothique, avec un souvenir de Caton; assurément M. de Yillers excluait Restif, quand il relevait dans la littérature du XVIIIe siècle finissant la tendance à se féminiser. Pourtant, il lisait, lui aussi, la Princesse de Clèves, Mme Riccoboni lui plaisait il paraît même qu'elle avait été son premier modèle. Sans doute il y trouvait cette « morale pure et même un peu sévère <2) », que Métra distinguait dans ses « Contemporaines ». Il a horreur des sentimentaux, parce que, par principe, ils tiennent pour rien les devoirs d'Etat; il estime que Rousseau a fait « un mal horrible <3)». Il n'est pas d'avis de donner de l'instruction aux femmes; cela ruine en elles l'admiration du mari, qui est le fondement du bonheur conjugal; ce n'est pas à l'honneur des hommes, mais il s'agit de ménager leur autorité, et non leur amour-propre. Au fond il regarde la femme comme un être charmant, tant qu'elle n'a pas la prétention de rivaliser avec l'homme il a une méfiance de bourgeois, envers tout ce qui menace de la faire sortir de sa condition, et de lui faire trouver de l'amertume aux (1) La Vie de ynon père; cf. le Discours d'Edmée, les filles révoltées contre leur belle-mère.
(2) Cf. Monsieur Nicolas, t. XIV, p. 6.
(3) Correspondance secrète.
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douceurs de son esclavage. S'il a les roués en haine, c'est comme impulsif et comme époux; et pour lui, point d'autres amoureux qu'un mari autoritaire, indulgent aux fautes accidentelles, mais n'allant pas jusqu'à faire de sa bonté un système qui l'enchaîne.
Il se pique de christianisme, et il apporte au sentiment religieux le même simplisme et la même verdeur qu'à tous les autres « Je serais meilleur chrétien que tous les hypocrites de nos jours, si, laissant là tout ce qu'on a intercalé de faux dans l'Evangile, on s'en tenait à la fraternité qu'il établit, le cagotisme écarté. Je serais. un rude chrétien (1) n. Il ne cherche pas là prétexte à culture intérieure il est naturellement expansif. Mais il entend qu'on respecte ce qui peut servir à fonder un solide gouvernement il y a du Rousseau en lui, par l'humanitarisme sensible, mais du Voltaire surtout il a horreur de la canaille « Mépriser le roi ou la religion, c'est manquer au bon sens, le roi fût-il méchant et la religion superstitieuse. Vous en sentez la raison, c'est que l'athéislne et l'anarchie sont les plus grands des maux (2) ». M. de Bonald.ne parlera pas mieux.
Nous ne voulons pas chercher à mettre de la cohésion entre ses idées, qui n'en avaient peut-être aucune, il suffira qu'après avoir indiqué ce qu'il y avait en lui de conservateur, nous montrions ce qu'il y eut aussi d'individualiste (3), et comment son œuvre est un nouveau témoignage de l'attention portée sur le moi à la fin du XVIIIe siècle. Dans son horreur des villes et ses éloges (1) La Vie de mon père fut publiée en 1848 dans une collection de romans chrétiens. A la même époque les réformateurs sociaux s'occupaient de lui. P. Leroux (Lettres sur le fouriérisme Revue sociate de (850) note les emprunts de Fourier. Cf. article d'E. de Girardin, La Presse, 28 septembre 1852).
(2) M. Nicolas, p. 4154. Cf. 4818 un chapitre sur l'Immoralité folle des athées.
(3) Schiller. « J'ai si rarement occasion de puiser quelque chose en dehors de moi et d'étudier les hommes dans la vie réelle qu'un pareil livre me paraît Inappréciable. » G. de Humboldt et Goethe avalent lu M. Nicolas ou le cœur humain dévoilé (1796-1797) avec admiration; mais ce fut plutôt le naturalisme de Restif qui les intéressa. Son succès fut grand dans toute la Suisse (Lettre de Séb. Mercier du 31 août 1782). B. Constant le lisait.
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dithyrambiques de la vie champêtre, l'influence de Quesnay est peut-être plus vraie que celle de Rousseau « Il est noble, dit-il, d'exercer l'art duquel dépendent tous les autres ». Mais n'est-ce pas de pur Rousseau, moins le style, que ces lignes des Nuits de Paris (p. 2511) d) « Maudit soit celui qui n'ose avouer ses défauts, et qui veut pédantesquement passer pour un être parfait. D'où vient ne parlerais-je pas de moi te) ? Connais-le quelqu'un aussi bien que je me connais ? Si je veux anatomiser le cœur humain, n'est-ce pas le mien que je dois prendre? » Tout est commandé dans sa vie personnelle par le besoin de la voir en ramassé, de la posséder pleinement, dans son passé et son présent, et par la craine de s'oublier, de se méconnaître, de devenir comme un étranger pour luimême. Lui aussi, il sent à sa manière qu'il n'a pas de bien plus certain que lui-même, et il s'y tient avec une sorte d'avarice, qui le conduit il la manie de la persécution. Il a de petits soins, des attentions mesquines, des prudences pusillanines pour ce moi dont il ne veut rien laisser perdre; comme Chateaubriand, comme plus tard Dominique, il a ses anniversaires, qui n'ont pas de sens pour les témoins du dehors, et qui désignent pour lui des concordances interprétées avec une superstition minutieuse. Les bizarreries de la destinée, autour du moi qui veut se prouver sa constance et sa permanence, lui sont un motif de spéculations, nlais comme il écrit franchement mal, cela tourne en galimatias « L'avenir est pour moi un gouffre profond, effrayant, que je n'ose sonder. Mais je fais comme les gens qui craignent l'eau, j'y jette une pierre. Je savoure le présent, ensuite je me reporte vers le passé, je jouis de ce qui est comme de ce qui n'est plus, et si mon âme est dans une disposition convenable, ce qui n'arrive pas toujours, je jette dans l'avenir une nouvelle pierre que le fleuve du temps doit, en s'écoulant, laisser à sec à son tour ». On ne peut mettre plus de gaucherie dans l'expression d'une méthode (i) Depuis La Calprenède, on n'avait pas vu de si longs romans. (2) Tour familier à M"" Riccoboni.
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d'épreuve et de connaissance spirituelle que les délicats de l'autobiographie surent manier avec une élégance si précise. Sa rêverie n'en est pas moins profonde; c'est « une délicieuse extase qui dure quelques minutes, mais qui abreuve l'âme plusieurs heures d'une ambroisie enivrante et féiquc ». Enfin il a ses inscripcions comménioralives, gravées sur les pierres du terre-plain de l'île Saint-Louis, et que les « polissons » du quartier, menés par son gendre « l'infâme Augé », s'amusent à effacer pour lui embrouiller sa vie. C'est son « thermomètre moral » qui enregistre les moments intéressants de ses années, et lui permet d'avancer toujours, sur des données sincèrement recueillies et fixes, dans l'interprétation de son caractère.
Avec cette méthode souvent naïve et d'un matérialisme évident, Restif n'en a pas moins donné ce qu'il voulait à ses contemporains non seulement un immense recueil d'observations sur les mœurs, sur certaines mœurs, mais un document psychologique de grande. valeur; le talent y est nul, mais la franchise crue de l' « anatomie » lui donne un intérêt que les virtuoses de l'analyse ne devaient pas négliger.
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CHAPITRE IV
LE ROMAN APRÈS LA RÉVOLUTION
Nous avons vu que le XVIIIe siècle avait tenu le roman pour le genre moral par excellence. On aimait à l'opposer à l'histoire, comme infiniment plus précieux qu'elle pour la connaissance des hommes et la conduite de la vie. La préface de l'Exalté, de Picard, en 1823, devait rappeler l'opinion cc du célèbre Volney », qu'un roman « qui montre bien ce qu'il faut éviter dans les mœurs du temps vaut mieux que les annales des peuples ». Condorcet dans sa Vie de Turgot (1) rappelait que « ce grand homme » appréciait beaucoup les romans, « les seuls livres où il eût vu de la morale ». Il y suivait les « recherches faites avec scrupules sur les moyens de réparer les fautes qu'on a faites », partie de la morale très négligée parce que les prêtres ont inventé de a vaines et ridicules expiations ». Retenons ces mots ils sont un témoignage nouveau de la continuité qui peut s'établir entre les lettres de direction et certains romans de casuistique morale, à commencer par ceux de Mme de Staël. En 1795, rendant compte de Célestine ou la Victime des préjugés, traduit de l'anglais, de Charlotte Smith, la Décade philosophique mettait encore le roman au-dessus de l'histoire « L'histoire est le roman de l'espèce humaine, et le roman est l'histoire du cœur humain ». Et l'auteur de l'article louait fort Tom Jones, Clarisse Harlow, don Quichotte et Gil Blas, aux dépens des Lettres de (1) Parue en 1803.
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la marquise de Roselle à la comtesse de Senanges (D, des Sacrifices de l'Amour, et d'une manière générale, de tous les romans français, qui sont des caricatures ou des miniatures sans vigueur.
Gil Btas de Santillane avait si peu perdu de sa popularité que volontiers on y voyait le chef-d'oeuvre du roman français, et la critique conservatrice aimait à le poser en face de la Nouvelle Héloïse, pour en faire ressortir la vérité et la durable portée. Devançons de quelques années le temps où nous sommes; Fiévée, dans le Mercure du i3 avril 1805, dit que Gil Blas est à la Nouvelle Héloïse ce qu'est une comédie de Molière au plus parfait des drames modernes; Lesage a peint la vérité humaine générale, Rousseau n'a vu « que les moeurs de son siècle ». Fiévée a peut-être tort de prendre à la lettre les paroles de Jean-Jacques mais plus loin, il apparaît mieux encore à quel faux point de vue il se plaçait pour en juger comparant Gil Blas aux Confessions, il trouve que Rousseau n'a pas su donner aux choses « le degré d'importance ou d'intérêt qu'elles comportent », tandis que Gil Blas, dans sa course à travers le monde, n'est jamais dupe. Soit, mais on ne peut méconnaître plus complètement la qualité essentielle du lyrisme, qui est de ne rien estimer objectivement, et de ne décrire que les reflets de la réalité dans la vie du moi. Mais il y a un degré où le parti pris de critiquer, chez un esprit pénétrant, donne de singuliers bonheurs d'observations. En 1805, après Obermann, que sans doute il n'avait pas lu, après René, Valérie, Delphine, et beaucoup d'oeuvres antérieures ou contemporaines dont nous allons brièvement donner l'idée, Fiévée, ennemi né des cosmopolites et gardien des traditions françaises, distinguait très bien que l'observation vraie risquait d'être bientôt bannie du roman la hâte d'interpçéter, la fièvre de maudire, la manie de se poser en victime, le sentiment exalté de soimême enfin gâtent l'intelligence; il oppose la psycholo(1) Je ne sais quel est ce roman, dont le titre mêle des noms qui appartiennent à des romans différents; peut-être y a-t-il une confusion dans l'esprit de celui qui écrit.
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gie avisée de Gil Blas, toujours, aux tirades morales des modernes, « des nouveaux débarqués », qui « s'étonnent de tout ce qu'ils voient. »
Oui sans doute, nos auteurs d'autobiographies surtout auront cet air de nouveaux venus; ils auront le scandale facile, et prompt le paradoxe; ce qui est peu de chose au regard du sens commun, aux yeux d'un homme mûri par la leçon docilement acceptée de l'expérience sociale, suffira souvent à les jeter en d'interminables rêveries, et donnera de profondes secousses à leurs volontés. Mais quelques années plus tard, un esprit aussi français que Fiévée, délicat, mais ouvert à toutes les idées, et soumis à cette culture allemande à qui Fiévée ne pardonnait pas d'avoir importé l'ennui avec la métaphysique, ce Nodier qui, dès 1806, avait mis dans ses Tristes des pensées recueillies au livre d'Obermann, répondait que Gil Blas n'est pas un type « C'est un personnage de convention, placé avec l'adresse la plus rare (1) dans une fable ingénieuse à cent actes divers; ce n'est pas une individualité créée tout d'une pièce au laboratoire de la nature. Crébillon fils et Marivaux, devait-il ajouter, étaient aussi des observateurs, mais dont le tact minutieux s'assort.issait à merveille aux mesquines proportions d'une société de pygmées. Le génie tout idéaliste de Rousseau l'a jeté dans un extrême contraire. Accoutumé à vivre au milieu du monde conjectural qu'il s'était fait, il planait trop loin de l'autre pour y discerner un seul type distinct ». Et Nodier déclare que ses prétendus types sont faux, que ce sont des « jetons spécieux », et qu'à tout prendre il y a « cent fois moins » de réalité morale dans les Caractères de Saint-Preux, de Julie et de Volmar que « dans ceux de l'Ogre et du petit Poucet ».
Nodier reconnaîtrait donc que Fiévée a raison de .vouloir de l'observation, mais il est bien clair que la définition, toute métaphysique, qu'il donne des types en littérature, ces êtres sortis tout d'une pièce des laboratoires de la nature; serait, pour le fervent défenseur de (l) Des types en littératnre.
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Gil Blas, inintelligible. Pour nous, nous ne la prendrons pas à la lettre, mais nous la retenons elle est d'autant hlus intéressante que dans l'esprit de son auteur elle s'accorde avec la nécessité de l'observation réelle. Ces types ne sont pas de pures imaginations la nature les crée: une réalité, qui ne trouve ailleurs que des expressions diffuses et appauvries, se condense en eux; ils symbolisent, de la manière la plus immédiate, la vie universelle. Il faudra donc pour les étudier un art tout nouveau, des procédés très différents des artifices bons à pénétrer les complications morales que lasociété produisait. Mieux que des procédés, il faudra une intuition toute personnelle pour reconstruire cette « psychologie de l'idéal ». La vérité humaine générale ne s'extrait pas d'une masse d'observations diverses, elle peut se découvrir tout entière en une seule âme. L'art d'observer devient tout intérieur: mais il subsiste, indépendamment du lyrisme de Rousseau, qui menait le roman à n'être que le rêve d'un être exceptionnel et rejeté par la vie réelle. Ainsi, selon Nodier, toute métaphysique que soit l'idée du type littéraire, elle ne sort cependant pas du domaine traditionnel de la littérature française symbolique, il représente une vérité claire à tous. dégagé par divination, il n'en faudra pas moins en refaire la psychologie, en déduire et en expliquer l'état d'âme. Et cela me paraît très justement vu.
C'est assez dire que les types de la nouvelle littérature ne ressembleront, pas plus qu'à Gil Blas, à ces originaux. à ces êtres bizarres ou maniaques dont Diderot avait donné des exemplaires dans le Neveu de Rameau ou Jacques le Fataliste. La singularité excessive n'est 'plus ce qui convient; c'est une sorte de dégénérescence de Famé. et la prétention de tous ceux que nous allons étudier, 'c'est de souffrir d'un effort contredit pour ?e régénérer. pour rester aussi près que possible de la source naturelle, pour retenir le plus possible de leur être primitif, comme disait Rousseau, de cet être constamment menacé dans la vie sociale: Lés originaux vivent isolés dans leur caractère: l'idéal de ceux que'nous aîloïiè con-
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naître est au contraire de multiplier indéfiniment leurs relations avec le dehors, tout en se recueillant et en se concentrant, de poursuivre dans leur propre régénéra- tion celle du monde, et s'ils arrivent au désespoir, c'est pour avoir trop bien senti qu'entre l'intelligence, qui s'ouvre sur la vie un horizon illimité, et la volonté aux prisés avec les passions du dedans ou l'inertie des choses, l'accord est finalement impossible. Ce sont là des choses qui ne sont pas observables du dehors, qu'il faut avoir éprouvé soi-même pour les connaître, et la tendance naturelle est sans doute de regarder sa destinée comme unique, comme incomparable à aucune autre lorsqu'on atteint une certaine intensité de conscience; mais nous verrons aussi que l'examen perpétuel de soi-même, au lieu de développer chez nos auteurs d'autobiographie le pur égoïsme métaphysique, a dépassé ce premier degré nécessaire, et qu'il a singulièrement approfondi leur don de sympathie pour l'humanité, qu'il leur a révélé, chez les autres, la possibilité de souffrances méconnues jusque-la, leur droit à l'estime et à la pitié. La vie intérieure plus profonde est toujours le premier moment et la-condition d'une expansion plus large; de même que la contemplation mystique a fait les hommes d'action les plus compatissants et les plus énergiques, la complaisance en ses propres maux, le « ravissement en soi » et l'extase de la douleur ont fait des êtres pleins de tendresse. Cela est vrai des grands romanciers autobiographiques, et plus vrai encore de ceux qui se sont formés à les lire. La noblesse de notre littérature est d'être largement humaine; il est hors de doute, et j'espère !e faire sentir, que l'autobiographie a rafraîchi et renouvelé en elle le grand courant d'humanité, tari au siècle passé par la critique des mœurs, l'esprit de satire et d'épigramme. Elle a restauré le droit et le respect de la souffrance. Si nous voulons apprécier Obermann comme il le mérite, il nous faut dire brièvement au milieu de quelle pro- duction romanesques il a paru. Je laisse de côté pour le moment Mme de Souza, qui donne en 1793 Adèle de Sé-
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nanyes, en 1799 Emilie et Alphonse, et qui continue à produire sous l'Empire.
Etre simple, prouver quelque chose, voilà ce que les esprits distingués, à qui ne suffisaient pas les traductions d'Anne Radcliff et les livres de Pigault-Lebrun, demandaient au roman W. La Décade philosophique, le journal des idéologues de la Société d'Auteuil, fait une sélection parmi les œuvres nouvelles, où l'on peut distinguer que, sur les intelligences moyennes, l'effet de la Révolution, de l'élnigration, d'une vie toute imprévue à l'étranger, n'avait pas été de changer totalement la conception de la vie. Le roman de mœurs ou d'analyse a sensiblement le même fond que sous l'ancien régime, et il garde les mêmes allures. Cependant, l'intention qu'on y peut découvrir se ressent du moment chacun éprouve un grand besoin de paix et de conciliation. Ainsi, c'est une philosophie douce, l'horreur des partis extrêmes, qui fut goûtée dans Adélaïde de Clarencé ou les malheurs et les délices du sentiment <2), lettres écrites des rives lémanUnes, recueillies par Vernes, de Genève, auteur du Voyage sentimental. Il s'agit d'un père qui refuse de donner sa fille à un honnête jeune homme, parce qu'il a des idées politiques contraires aux siennes. Même sujet à peu près dans Claire et Clai.raut, paru en 1797, histoire de deux amants émigrés, traduit de l'allemand de Fontaine; encore un père qui ne veut pas laisser sa fille, noble, épouser un honnête plébéien: c'est la forme que. les malheurs de l'amour prendront bien des fois dans les romans psychologiques étude toute positive, on le voit bien. et où la métaphysique n'est pour rien les distinctions sociales subsistent dans les mœurs après les épreuves communies qui auraient dû les effacer. Ce roman, très loué, fut mis auprès de Werther. Puis viennent des essais psychologiques, plus ou moins heureux. GermanceW est une étude de jalousie très adroitement posée, mais mal menée une femme (1) Cf. Fiévée, Préface de la Dot de Suzette.
(2) En 1796.
Par J. Rœy, cf. Décade philosophique, l798,. article signé M.
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ma-riée par amour, et douée d'un caractère méfiant, timide devant le bonheur, n'osant y croire, tourmentée de soupçons. Il aurait fallu que son mari fût amené à la romper par l'insécurité de son amour; mais s'il la trompe. telon l'auteur, c'est qu'il a un tempérament bouillant: elle avait donc des raisons d'être inquiète. Finalement. c'est une régénération de tous les caractères. Pins déli.cate est l'Histoire de Marie de Sinclair, par Mme Ducos c'est un exemple de roman intime, fort rare à cette époque (i?'98); une jeune femme, veuve, meurt consumée d'amour, sans avoir osé parler de son amour, et sous les yeux de celui qu'elle aime sans qu'il s'en soit jamais aperçu; voilà qui tranche sur les romans licencieux débordants d'emphase ou de trivialité, où l'on peint de; mœurs de fantaisie, et voilà qui repose aussi des romans anglais, dont la vogue commençait à languir on se lassait du ténébreux ou des froides imitations de l'humour de Sterne. Ernesta d) est d'un goût semblable c'est une femme maltraitée par un mari brutal, et méconnue par un amant qui fut longtemps auprès d'elle attentif et délicat, et qui, un beau jour, la croyant coupable sur des indices légers, l'humilie cruellement et la froisse. L'histoire se donne pour prise dans la réalité et destinée à faire aimer l'Allemagne. Le roman de Chai-les de Rosenfeld, ou l'Aveugle inconsolable d'avoir cessé de l'être.' histoire allemande par l'auteur des Mémoires du comte de Saint-Méran, fait penser d'avance à la Gatatée de Mme de Genlis, qui a plus de profondeur et de philosophie c'est un époux aveugle, très épris, heureux; on lui rend la vue en regardant pour la première fois sa femme, il ne peut lui cacher un imperceptible mouvement de déception, dont elle meurt: malheureusement pour le goût de l'auteur, l'époux se punit en se crevant les yeux. Voilà par quels intermédiaires entrait chez nous la sensibilité allemande, l'attendrissement facile et la morale des bonnes âmes. Les œuvres vraiment belles nous demeuraient étrangères; Villers avait beau engager (i) NonvéHe par' la Citoyenne d'Antraigues:
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les émigrés à se considérer comme une colonie de savants envoyés en mission, tout ce que notre goût s'assimilait alors de l'Allemagne, c'était ce qui demeurait dans la note édifiante et tendrement exaltée. En même temps, on commençait à traduire les romans historiques allemands. Le bon roman de mœurs est représenté par Fiévée, qui avait donné après fructidor la Dot de Suzette, étude de mœurs contemporaines, mélange de pamphlet et de fine analyse morale, et qui donne en 1799 Frédéric, roman de moeurs d'avant la Révolution le sujet sera repris, quelque vingt ans plus tard, en autobiographie, par Emile de Girardin; mais on dirait que Fiévée, après l'avoir posé, n'a plus songé qu'à l'éviter; un jeune homme sans famille, qui n'a pu malgré bien des recherches retrouver ses parents, « se greffe », au moment de son « établissement » sur une famille dont il prend le nom sans y avoir de droit. Sa situation de déclassé lui a seulement permis de faire maintes observations sur beaucoup de mondes différents. C'est encore un type de convention, à la Gil Blas. Il y a dans l'œuvre du cliquetis d'esprit, dont Fiévée s'excuse en disant qu'avant la Révolution tout le monde voulait se donner l'air d'en avoir.
En 1799 aussi, parut la Claire d'Albé de Mme Cottin. Parmi tant de romans originaux ou traduits qui se poussent chaque année, dit la Décade. « comme les glaçons d'un fleuve dans un débordement d'hiver », celuici ne passa pas incognito. Ce n'est pas que la situation fût nouvelle une jeune fille mariée à un vieux mari ce qui avait été le cas de l'auteur comme de tant d'autres femmes devient sensible à l'amour d'un jeune homnie. Mais cela se passe loin d'une capitale, devant la nature; l'amant n'est jamais sorti des Cévennes; c'est, comme Werther, une âme candide et extatique. Et trois personnages remplissaient l'action, qui renfermait peu d'incidents et beaucoup de passion. En 1801, Maîvina trouvait moins aisément grâce devant le public pensant; la Décade, dans un compte rendu ironique, constate le succès, et donne, d'après Malvina, la formule du roman à la mode prendre une Française jeune et belle, lui donner
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un nom écossais, la rendre veuve d'un mari quelconque; l'important étant qu'elle ne l'ait pas aimé; on lui fait perdre une amie qui lui lègue sa fille (jusqu'ici la forrnule sera presque intégralement conservée dans Delphine), elle s'en charge, mais elle vient à aimer un mauvais sujet, selon l'idée fausse, accréditée par Clarisse, que la fernme la plus sage qui soit a toujours une arrière-pensée en faveur d'un libertin. Elle donne alors, comme Clarisse, l'image d'une perfection idéale au milieu des gens pervers. Son confident, un prêtre catholique, l'aime, platoniquement, d'un amour qui n'en suffit pas moins à inquiéter l'amant; d'où un duel et des intrigues à la suite desquelles, sans savoir ce qu'il fait, le prêtre marie Malvina et son rival; à peine marié, celui-ci devient infidèle, et elle n'a plus qu'à mourir de chagrin. Le beau rôle, ici comme dans les romans féminins que nous avons rencontrés au siècle dernier, demeure aux femmes; MmE: Cottin s'en explique, elle affirme que le caractère de l'amant « existait au XVIIIe siècle ». Et elle ajoute « Chez les hommes, l'amour est dans les sens, dans le cœur chez les femmes; il s'ensuit de là que les uns étant aussi indistinctement émus que l'autre est exclusif, l'homme trouvera dans l'excès même de sa tendresse pour une femme une sorte d'attrait pour toutes les autres, tandis qu'à l'instant que la femme s'est fixée sur un seul, le reste des hommes a cessé d'exister pour elle ». Ce n'est guère bien dit, et la déduction est longue; Mme Cottin n'a pas le ton ni la finesse de Mme de Souza, elle n'a pas non plus l'accent de fierté, de hauteur et de force de Mme Riccoboni. ni l'esprit posé de Mme de Beaumont c'est une âme faible, résignée et passionnée; c'est une nature ployante. Ce que nous avons de ses lettres nous la représente bien ainsi. Toute démod,ée, vieillotte et surannée que nous semble sa Malvina, elle nous offre cependant un carartère féminin dont il est toujours resté quelque chose dans les types de notre littérature, dans Delphine et même dans la triomphante Corinne;- elle a le charme- de la faiblesse. Mais il faut un mélange de-vigueur presque sur.humaine et. de débilité presque puérile pour faire un
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type durable; une vie passive et toute unie ne nous ret.ient pas; c'est toujours la violence des contrastes que nous aimons, et plus l'unité psychologique sera difficile à réaliser ou à concevoir, avec des éléments simples et nettement opposés, plus nous passionnera le problème. De i80i, l'année d'Atala, est encore un roman à thèse, contre l'athéisme, que la Décade tire de la foule Le Solitaire des Pyrénées. « Une dame de Chenevières, devenue athée, aimant le mari de son amie, sacrifie à sa passion tous les liens de la société. Une femrne, un jeune homme, un enfant au berceau deviennent ses victimes et Felcourt, le héros du roman, abandonné de son épouse et trahi par son ami, s'isole de la société, fuit les hommes et vit dans les solitudes, d'où il est enfin retiré par un neveu qui l'aide à retrouver sa fille, enlevée par cette dame de Chenevières ». Les « Lettres écrites de la Vendée depuis fructidor an Ul jusqu'au mois de nicvse an 1 V » sont un roman de réconciliation, montrant des âmes sensibles dans tous les partis. Palmira U), c'est une jeune fille de naissance illégitime; elle aime un jeune homme dont s'est éprise aussi une riche héritière, et l'amant partagé finit par épouser celle qui convient le mieux à son père c'est d'avance encore l'histoire d'Emile de Girardin. Mais ici ce n'est que douceur, pureté, honnêteté dans les âmes; rien de furieux, mais langueur et mollesse. La thèse est supprimée le jeune homme a-t-il tort ou raison ? il faut s'abstenir de juger, là où prévaut un fait social constant. Et la Décade conclut (2) que les femmes doivent renoncer à remplir dans un roman un dessein moral « Il faut un homme pour instruire un homme ». Consentir en souffrant, c'est du moins la leçon qui ressort de tous les romans féminins; c'est, après plus de discussion que d'habitude, celle qui découle de la vie de Delphine et de Corinne; comme celle des romans masculins est toujours que le malheur naît d'un manque de volonté, d'une défaillance ccidentelle ou habituelle du (1) Par M" Armande H. Aè° ÍI ^A
(2) Article signé G. P. 1 /1.
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caractère. Ouliana ou l'Enfant des bois, par Henri C., c'est une jeune fille sauvage, venue l'on ne sait d'où, rencontrée dans les bois par un jeune homme ennuyé du monde; ils s'aiment, le père survient, rompt une si douce union et ramène son fils dans la société; mais il se laisse si bien endoctriner qu'il la suit, pour toujours, dans les bois où il l'avait retirée telle est la forme, bizarrement romanesque, que prenaient les plus oiseuses discussions. Le même volume contient l'histoire d'un homme que la jalousie rend frénétique, et qui tue sa femme et son ami. Enfin il faut citer une traduction de l'allemand de Spiess par C.-L. Sevélingues Voyages dans la caverne du malheur et les Repaires du désespoir, six scènes, pour prouver qu'une faute légère, déduite en ses conséquences indéfiniment aggravées, peut faire de l'honnête homme un brigand, de l'homme sensible un assassin « Réveillez-vous et voyez, vous qui dormez dans le sein de la sécurité ». C'est un roman piétiste. Cependant les Rêveries de Sénancour étaient publiées, Obermann (1) suivait, sans obtenir la moindre attention.
(1) Delphine est de 1802. Nous le réservons, ainsi que le « Laure d'Esteüe » de M** Sophie Gay; nous réservons aussi Ch. Nodier.
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CHAPITRE V
SÉNANCOUR
Si nous allons droit à lui, c'est que les Rêveries et Obermann se sont continués, et que chronologiquement les Rêveries sont antérieures à Delphine et à René. Aussi bien t.outes ces œuvres sont-elles entièrement indépendantes les unes des autres. Appeler Oberlnann un roman, si nous le comparons aux œuvres qui portaient jusquelà ce nom, c'est vraiment abuser des mots. Ce n'en est ni plus ni moins un que les Rêveries d'un promeneur solitaire, ou que les Rêveries de Sénancour lui-même. C'est un journal philosophique. Il n'y a pas lieu d'étudier ici la déformation des événements réels par l'imagination littéraire. Nous reconnaîtrons, rarement, au passage, une allusion à des faits exacts mais c'est l'histoire d'une pensée que nous avons à suivre toute la vie de Sénancour n'a guère été, à partir de 1790, où il avait vingt ans, que celle d'une intelligence, très peu accessible aux choses du dehors, creusant toujours la même conception, et s'assimilant seulement de temps en temps la substance d'un livre. Sénancour lui-même (1) disait que ses idées s'étaient formées par la réflexion, et non par l'expérience c'est à cela qu'il devait, disait-il, de ne pas éprouver d'amertume, et de ressentir seulement la douceur de l'incertitude.
(1) Art. du Mercure du XIX'É siècle (1825) Sur un objet dont 9n s'occupe généralement.
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La souffrance de toute sa vie fut de ne pouvoir la con sacrer toute à la pensée pure; il fit, pour vivre, des besognes de librairie ou de journalisme. De très bonne heure il renonça à remplir une fonction précise, il voulut agir de loin, par ses idées, et sans que rien trahît jamais sa personne. Une rancune, seulement, lui resta toujours contre la destinée qui, dès ses débuts, avait usé par d'obscurs malheurs son énergie ambitieuse, et ne cessa de l'accabler lentement; il l'épanche au moment le plus inattendu, dans le compte rendu d'un ouvrage sans valeur, à propos d'un mot ou d'un fait d'actualité. Il poursuit ceux qui ont su donner de l'éclat à leurs malheurs, ou qui ont supporté en effet de magnifiques duels avec de grands hommes ou des événements illustres; il ne pardonne pas à Chateaubriand, il s'obstine contre Lamennais.
De bonne heure, son caractère semble fait simple et fermé. Les premiers événements de sa vie décidèrent de toute la suite; de son passé, il ne s'affranchit jamais, n'étant pas de ceux qui admettent de se renouveler, et il demeura sous l'oppression d'une idée invariable c'est qu'il avait manqué d'être ce qu'il aurait dû être.
Il avait au cœurun amour sérieux et vif, dont Obermann seul parle; Mme Del* la sœur mystérieuse de son ami Fonsalbe, c'est Mne Félicité Marcotte, sœur du meilleur et presque seul ami (*> de Sénancour, qui devint la baronne de Walckenaër. L'histoire de son mariage, dont il parle à mots couverts et sans cacher son amertume, le montre timide, scrupuleux il est de ceux qui sont avides de bonheur sans y croire, et qui « tournent tout contre euxmêmes » c'était à Fribourg, où il arrivait en janvier 1790, après un séjour de quelques mois à Saint-Maurice, dans le Valais; il fut reçu dans une famille patricienne, celle des de Daguet; la jeune fille était fiancée, elle refusa de se marier Sénancour fut prié de s'expliquer il crut que son devoir était de l'épouser. Ce ne fut pas sans (1) Ancien directeur général des eaux et forets, fort connu comme amateur de peinture (d'après le manuscrit de M* de Sénancour, déposé à la bibliothèque de Fribourg, 1850).
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quelques difficultés de famille, dont il souffrit peut-être plus que de raison; dans une note perdue à la fin d'un livre ou dans un article de revue, il exprime des regrets, presque des remords. Avec une aversion très nette pour les confidences, il laissait échapper ainsi les sentiments habituels de son- âme, très tôt flétrie et repliée. Des épreuves matérielles survinrent la ruine, et dès lors, jusqu'au bout, la gêne. Pendant la Révolution, il avait fait quelques voyages à Paris pour essayer de rétablir ses intérêts; il y rentre avec sa femme la tourmente passée. Son père meurt en 1795, sa mère en 1796; ses enfants étaient restés en Suisse, il les perdit de vue pendant des années; en 1802 il fit un dernier voyage pour les prendre avec lui. En 1806 il est veuf. Depuis longtemps sa vie était confondue avec ses ouvrages, et n'était plus qu'en eux. Il regardera son temps, mais sans s'y mêler.
Il n'a survécu que par Obemnann, mais ce livre marque seulement une période de sa pensée période de trouble et d'énergie; elle précède sa maturité c'est l'esprit qui se dégage de ses limbes. A peine achevé et publié, Sénancour n'en parle plus l'admiration tardive des hommes de 1830 l'a surpris et, d'abord, presque désobligé il aurait voulu qu'elle s'offrît à des œuvres postérieures. A vrai dire, Obermann n'est que les Rêueries recommencées, et tout ce qui vaut dans les œuvres suivantes est encore Obermann démarqué, vieilli, assagi; il n'a jamais rien produit qui eût l'apparence du définitif; il n'a pas su, malgré l'entêtement qu'il y a mis, faire un livre; il a cru penser, il a accumule des notes, des faits, il a compulsé et confronté il a toujours rêvé. Il est mort sans avoir mieux donné que des fragments d'une ouvre géniale, encyclopédique, dont il trace çà et là, à l'aventure, des formules grandioses.
Il lui déplaisait d'être assimilé à Obermann en lisant l'article de Sainte-Beuve, il note avec un zèle inquiet les passages indiscrets, les analogies et les inductions risquées; il ne ressentirait nulle joie à se confesser il se cache derrière son héros qui porte un nom symbolique le surhomme. Il souhaite qu'on s'intéresse uniquement
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à sa personne intellectuelle; Obermann est plus abstrait que les pensées de Maine de Biran; une pensée qui se cherche et se perd, qui laisse tour à tour et reprend les attitudes dont elle se lasse toujours, jusqu'au jour où à bout de fatigue elle se repose dans une contemplation tristes, c'est tout Obermarzn. Pour le bien comprendre, et pour nous donner la preuve de son originalité, il faut connaître les Rêveries.
Les Rêveries
C'est son œuvre de jeunesse: publiées en 1799, elles avaient été probablement entreprises dès 1789 (1). Des morceaux d'effet, des notes au jour le jour classées sur un plan vague la méthode de Sénancour n'a guère changé. Mais cette manière de causerie discursive n'empêche pas la clarté du dessein il s'agit de prêcher le retour • à la nature, en disciple attentif et crédule du Rousseau des premiers discours. L'auteur tient à ne pas donner dans la spéculation, il est pratique, il est philanthrope, sensualiste la pitié l'engage à la recherche des voies les meilleures pour ramener l'homme en arrière; ce que le maître avait cru impossible, l'élève veut le faire. Chimérique à souhait, il traite en visionnaires les philosophes professionnels eL leur perfectibilité tâtonnante; lui prétend aller droit aux « formes indélébiles » qui doivent se reproduire de cc l'épuisement des habitudes sociales ». Il se recueille dans une vue mystique de l'humanité, il espère en l'avènement d'un nouvel âge d'or où seront restitués en leur pureté essentielle les instincts altérés. Il invoque un miracle, voulu par les lois clémentes de la nature. Sénancour est un mystique naturaliste, et nous avons déjà le trait le plus parlant de sa physionomie au temps où il a hautement prétendu au matérialisme, il pensait en théosophe. La grande (1) Narrateur Frtbourgeoi*, 27 janvier 1846.
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différence entre Saint-Martin et lui c'est que le premier se résignait à n'être pas compris W; pour le fond il pense connue lui que nous avons en nous un principe voulant et pensant et que nous pouvons développer librement en nous nos affections; qu'il faut rétablir la loi de relation entre notre être intelligent et la source même de la pensée. Et il souscrirait aussi bien à ce que Maine de Biran dit en 1815 « Qui sait s'il n'y a pas un nouveau monde intérieur qui pourra être découvert un jour par quelque Colomb métaphysicien ». Le vocabulaire diffère, le but et la méthode sont les mêmes; Sénancour sait qu'il doit mériter le vrai par ses dispositions intérieures, il craint de le saisir .du premier coup et il s'en approche comme s'il avait le sentiment de son indignité; il est en garde contre les analogies trompeuses « Je veux me faciliter ses routes par l'habitude de me promener çà et la ». Ce n'est pas la flânerie de Montaigne, mais c'est le vague du mystique qui penserait méconnaître Dieu en se fiant pour l'atteindre à un effort trop précis.
Les Rêveries soutiennent peu notre attente après un tel début. Sénancour regarde sa vie manquée et se déprend de ses grandes pensées. Il est hanté d'égoïsme « Triste et indéfinissable opposition du tout permanent et sublime à l'individu souffrant et mortel Que m'importe cette beauté que je n'admire qu'un jour, cet ordre dans lequel je ne serai plus rien, cette régénération qui m'efface <2) ». Ce refus passionné des joies intellectuelles où disparaît la conscience des maux personnels, ce n'est plus le lyrisme joyeux de Rousseau, c'est déjà le romantisme byronien l'homme s'affirme dans la douleur visà-vis d'un univers qui l'accable; c'est l'homme de Pascal, que Maine de Biran découvrait en lui, que rien ne peut affranchir de lui-même; l'impassible harmonie des choses lui rend plus cruelle sa détresse intime. La pensée de Sénancour n'a pas la candeur de B. de Saint-Pierre; la (1) n disait qu'il aurait beau jouer du violon au cimetière Montmartre, les cadavres ne se réveilleraient pas pour danser.
(2) i* Rêverie.
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première rêverie est une méditation, dramatique autant que les Dialogues de Fichte sur la destination de l'homme, sur les antinomies de la destinée; notre pensée ne participe pas de l'éternité de son objet, elle est pro- mise à la mort; la vérité sévère est désespérante, il est vain de chercher des intentions dans le monde ou un plan d'ensemble « Tout est indifférent. tout est beau car tout est déterminé. L'individu n'est rien. Le tout existe seul absolument, invinciblement, sans autre fin que lui-même. sans autre produit que sa permanence ». Faut-il donc se faire stoïcien ? Mais les vertus d'orgueil mentent. Il faut donc accepter un pessimisme aussi défi- nitif que celui de Schopenhauer ni Dieu, ni immortalité sous aucune forme; une humanité perdue au milieu de forces inondantes et qui ne peut se comprendre; la morale sans fondement. Plein des souvenirs de Condillac et de la philosophie sensualiste, Sénancour tourne en dérision toute ambition du cœur; le juste et l'injuste sont des notions de convention le grand nombre décide d'appeler moralité l'ensemble des habitudes qui assurent la conservation sociale. L'individu n'est qu'une série d'impulsions, de réactions variables selon qu'il est plus compliqué. Rien de fixe en lui la conscience n'est pas une lumière divine, c'est le sentiment impérieux du besoin immédiat. Sénancour méconnaît Rousseau. Dans son esprit gonflé d'idées de toutes origines, le conflit est permanent; la négation vient, selon l'humeur présente, après la négation; ses pensées ne correspondent pas en lui à des degrés de plus en plus profonds d'intériorité, elles se heurtent sur le même plan.
De l'âme il parle comme Cabanis c'est un mécanisme, un automate. S'agit-il d'expliquer l'ennui (1) ? il ne vient pas d'un instinct d'infini négligé, il est le signe d'une volonté mal réglée; la société nous surmène, elle met en nous une « passion d'activité » qui produit l'épuisement si elle est touj ours alimentée, l'ennui si elle manque d'objet. Le trop-plein de la force intime déborde sur (1) 2- Rêverie.
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l'imagination qu'il excite de là le fanatisme qui agit comme « les boissons spiritueuses », les vertus chimériques, les besoins transcendants. La morale devrait n'être qu'une hygiène, un tact subtil et scrupuleux, que l'expérience affinerait. Il faudrait vouloir comme l'on rêve, se débarrasser des contraintes de la volonté logique; ainsi nous retrouverions le contact de la nature vivace. Les mystiques aussi disent que la tension continuelle de la volonté empêche et rebute l'action divine.
La rêverie, il faut l'exploiter méthodiquement; Sénancour lui demande des recettes de bonheur. Après l'égoïste, le voluptueux « En nous abandonnant(') sans choix à l'effet des moyens extérieurs, nous animons notre être sans l'épuiser, nous jouissons sans fatigue. c'est qu'alors modifiés selon la nature entière nous sommes. une corde particulière dont les vibrations concourent à l'harmonie universelle ». Les dernières expressions nous font pressentir le pur contemplatif, abîmé dans son nirvana, qui veut naître en Sénancour; elles n'effacent pas les premiers mots où transparaît l'eudémonisme facile du XVIIIe siècle. Il n'y a pas d'extase en cett.e rêverie apprêtée, Sénancour ne s'y. oublie pas il dose ses joies, arrange autour de ses pensées un décor persuasif et ménage doucement son retour à la vérité commune. Que le voici loin maintenant de Rousseau et de Saint-Martin, qu'il est bien plus près de Cabanis Il a des procédés mécaniques pour se donner le bien-être moral par exemple c'est « le mouvement facile et lent de la langue qui déplace et presse des parcelles de fruits séchés, ou. ». Et comme on pourrait sourire, il prévient les moqueurs qu'ils ne comprennent pas.
Ce qui le rachète, c'est la vivacité de ses sensations et c'est sa crainte d'être dupe de sentiments faciles il est vrai. La rêverie est chez lui une défaillance, du moins la rêverie molle qui est une langueur de l'â.me; et s'il la recherche c'est qu'elle apaise en elle une sensibilité douloureuse; avant Chateaubriand il a éprouvé la souf(t) 3*
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france des émotions trop violentes en face de la nature. La contemplation est un jeu pour le dilettante qui se plaît à y essayer la souplesse de son esprit, pour l'homme sensible des Rêveries c'est un effort qui épuise dans la rêverie pure, sans réflexion, tout se fond. Sénancour est un sensitif, presque un névrosé, et comme tous ceux que le mal a touchés il oscille entre le mal et la guérison il a de vifs élans vers tout ce qui peut être une source de sensations neuves, et de languissants retours aux douceurs reposantes de la tristesse « Automne, doux automne, tu soulages nos cœurs attendris et pacifiés. Dans le silence des soirées vaporeuses n'as-tu pas. senti plus d'impassibilité philosophique et pénétré dans une profondeur plus sublime. Douce automne, c'est toi que la nature a destinée. aux délices des victimes sociales d) ». Mais il passe, selon le mot qui reparaît constamment, de l'Emigré, de Sénac de Meilhan, aux poèmes d'Alfred de Vigny, de cc la léthargie à la convulsion » sans demeurer jamais à mi-chemin; tout d'un coup le regret le prend de la nature fiévreuse des tropiques, l'exotisme le séduit et le mirage d'une vie lointaine. Ou bien il développe, sachant bien à quelles souffrances il s'aventure. tout ce que peut évoquer dans un cœur mobile et riche une sensation isolée. La pensée, en lui, est désespérée, mais les sens avides excitent ses douleurs intellectuelles dès qu'elles s'assoupissent; Sénancour éprouve le déchirement intérieur qui naît du nihilisme de l'esprit, en désaccord avec un cœur ardent « Malheureux, s'écrie-t-il, celui qui, refroidi par le néant des choses humaines, est arraché par un sentiment invincible au calme de sa propre mort ». Il dit le néant parce que, hors ce que Maine de Biran nomme l'automate intellectuel et l'être physique, il ne reconnaît en l'homme aucune existence ou aspiration à une existence purement spirituelle. Et Saint-Martin disait « Malheur à celui qui se livre aux goûts sensibles avant d'être assez (i) 3* Rêverie.
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grand pour les mépriser 1 » Sénancour n'a pas acquis encore la puissance du dédain, mais il ne sait pas le reconnaitre. Il est jeune et il ne veut pas en convenir. Pour lui le monde ne peut plus être, comme pour les rêveurs, un spectacle rassérénant où s'éparpille la conscience, douloureuse dès qu'elle se recueille; la nature devient pour lui un symbole obsédant, plein d'un sens poignant, c'est l'image parlante des pensées qu'il avait fuies. Quand Rousseau rêve, c'est un ravissement son esprit se dégage de toutes les formes auxquelles l'asservissait la réflexion. Sénancour reste rhéteur et dialecticien malgré lui; comme Lamennais, que plus tard il aura en grande aversion, il lui arrive d'être hanté par un univers fantastique, peuplé de fantômes qui sont les antinomies persécutrices de sa pensée.
Cette tendance pessimiste, qui ouvre à Sénancour au seuil de toutes les joies des horizons de tristesse, domine son interprétation de l'art, bon seulement à augmenter notre capacité de souffrance, à détruire en nous « l'heureux équilibre des forces motrices (*> ». En éveillant le sentiment des rapports infinis qui nous unissent à tous les êtres, il avive comme les sciences notre sensibilité. La lecture des philosophes grecs n'a pas amené Sénancour à traiter l'intelligence comme une faculté impersonnelle tout lui est occasion de retour sur soi, et plus son esprit s'étend plus il est habile à se tourmenter; il analyse indéfiniment. Aussi n'imagine-t-il qu'un bonheur circonscrit, craintif. Parce qu' « il n'est pas de félicité sans permanence » le voilà parti à raisonner, mettant tous ses soins à dessécher en lui la source prête à jaillir du lyrisme, s'appliquant à réduire à quelques faits menus et positifs ses impressions profondes, s'enveloppant enfin dans un individualisme attentif, de peur de courir les risques de la vie librement explorée. Le prétendu retour à la nature débute ainsi par une méfiance continuelle devant l'instinct naturel, qui nous incline à connaître et aimer de plus en plus. La paix de Sénancour (1) 4* Rêverie.
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est une béatitude indolente, un quiétisme sans Dieu, le contentement morne des êtres primitifs à qui « le sentiment de leur existence suffit » et qui passent leur vie sans luxe de curiosité. Nous avons perdu par notre faute cet état « neutre, mais heureux en son apparente nullité (1) ». Il imagine une sorte d'atonie ancienne de l'humanité et c'est vraiment le rêve maladif d'un raffiné et d'un surmené. Il n'en serait pas là s'il n'avait conçu des ambitions d'esprit démesurées. Il a trop lu, il a peu discuté, il sent en lui une grande confusion et un besoin profond de ne penser à rien.
Il est de bonne foi quand il appelle la vie simple et limitée; mais de même que les idées en tumulte se contredisent dans son esprit sans vigueur, les impulsions agitent sa volonté fatiguée. Il n'entend pas être confondu avec l'humanité courante, il est homme de génie. Il lui faut de violentes secousses qui suscitent en lui, du néant où il tombait avec ses pareils dégénérés, des résolutions magnifiques; il réclame un destin d'exception « A qui n'a pas de grandes joies, il faut de profondes douleurs® >v n est incapable de se rendre indépendant de ses chagrins, il est humilié par eux, il voudrait ressentir l'orgueil des grandes épreuves, il s'imagine remportant sur les choses de silencieux triomphes. Mais le sort mesquin refuse le duel où il le convie; il est froidement « vaincu par de lentes douleurs ». Et plein des Nuits d'Young, qu'il admire, il déclame « Fatalité terrible et profonde d'erreurs innombrables, qui affligent, épuisent, mutilent, tourmentent et dévorent des milliers de victimes, sans que l'imbécile po.stérité s'instruise à la lumière sinistre qui jaillit de cet univers sépulcral te) ». Et las du repos. il affine de nouveau et il aiguise sa conscience jusqu'à la susceptibilité maladive. Les motifs alternent l'état idéal de simplicité lui est nécessaire pour faire contraste avec sa souffrance immédiate, qu'il veut charmer par les lointaines figures d'un temps chimérique. La philosophie (1) 4* Rêverie.
(2) 5. Rêverie.
(3) 6' Rêverie.
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le tromperait sans l'enchanter elle enseigne le bon usage de la volonté, la modération, le choix, et ses adeptes sont obligés d'avoir égard aux préjugés; il leur arrive de vénérer un système avec un enthousiasme religieux, c'est le fanatisme renouvelé, et d'ailleurs la réflexion édifie en nous une créature factice. Il n'est de valable que les solutions excessives et Sénancour se lance de l'une à l'autre.
Théoricien du calme passif et plein de forces tumultueuses, aimant la nature d'un amour mêlé de réminiscences littéraires, et qui s'harmonise mal avec les souvenirs abstraits de la philosophie matérialiste, il n'a ni la résolution d'esprit, ni le tempérament nettement original qui harmoniserait tant d'éléments contradictoires il a la superstition des idées chacune reste intacte, menaçante d'immobilité devant sa pensée. Il rencontre un paysage recueilli, mystique, élyséen, tant les lignes et les teintes y semblent persuasives de tranquille attente, et il s'en éprend W « La prairie inclinée se creuse avec une grâce indéfinissable, élevant ses bords irréguliers dans la profondeur des ombrages, elle y dessine des asiles de paix et d'obscurité que protègent les cimes des hêtres et des pins balancés sur le front des collines. Les bois descendent par intervalles jusque dans la prairie qu'une eau bien tranquille et bien pure traverse en s'égarant dans sa solitude; même on les voit çà et là, oubliant leur silencieuse vétusté, descendre jusqu'au ruisseau pour redire, de leurs troncs caverneux, le murmure de son eau plaintive ». Cette description si précise, un peu concertée, trop intentionnelle, porte bien l'accent du connaisseur qui se rend compte des raisons de ses jouissances; ce n'est pa.s la sensibilité jaillissante d'un poète jeune, mais l'art économe et concis d'un voluptueux. Ce que dit Sénancour au même endroit, de la violette, fait venir les mêmes pensées; il n'est guère que Baudelaire, et nous le retrouverons en Obermann. qui depuis ait eu pareil soin de creuser son impression, de s'isoler en elle. Mais voici
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bien autre chose dans la dix-septième Rêverie, après avoir contemplé le lac de Bienne, il ne veut plus d'un décor si séduisant pour qui songerait à « circonscrire » sa vie; la « délicieuse quiétude » n'en suffit plus à l'âme « forte et simple » qui voudrait « vivre quelques heures du moins avant le néant; il lui faut les hautes vallées alpestres, le mugissement des torrents fougueux. la paix des monts en leur silence inexprimable et le fracas des glaciers qui se fendent, des rocs qui s'écroulent et de la vaste ruine des hivers ». Et là-dessus son imagination apocalyptique se donne carrière, il rêve de l'épopée naturelle au delà des temps où la sève native des hommes se sera épuisée dans les erreurs sociales; alors notre monde se dissoudra dans le vaste éther pour la formation de globes nouveaux. On croirait lire un passage de ce « dernier homme » de Grainville, vaste poème en prose, mystique et philosophique, où Charles Nodier trouvait du génie et que Sainte-Beuve n'a pas méconnu. C'est aussi du Ballanche, mais atteint, taré de matérialisme. Celui qui s'élève à ces spéculations, c'est « l'être éphémère que la moisissure du globe a produit pour ramper entre les tubercules de sa surface ». Sensibilité exaspérée, pessimisme emphatique, goût de la critique dénigrante, acharnement à ravaler toute ambition intellectuelle, ce sont déjà les caractères de Sénancour avant Obermann. La saveur de la contemplation lui paraît terne, il a la manie des pensées violentes.
Telles sont les disparates de cette intelligence, telles sont les incertitudes de cette volonté qu'elles échappent dès. qu'on les veut saisir; sa maturité prochaine ne sera pas l'âge de son affranchissement. Il. reste la victime d'une culture enivrante et sans méthode. Jamais il n'aura l'audace de conquérir son rang dans la société comme elle est; il n'a rien du réaliste qui se veut tel que l'oblige d'être le présent, -et. dégoûté de tenter l'impossible, plein de désirs et de mépris, organise la belle aventu:re. et le chef-d'œuvre de sa vie. Aussi peu amat.eur de chance qu'impuissant à se contenter des joies supérieures de l'âme, il faut qu'il se plaigne, qu'il trouve des respon-
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sables de ses maux, qu'il en exige d'impossibles remèdes (1). Créer un système d'éducation qui fasse l'individu pour l'Etat, inventer une constitution qui donne à chacun un sort constant, à tous un sort semblable, charger ainsi la société, en bonne régulatrice <2), de prévenir les altérations des lois naturelles; il a d'immenses programmes. Jusqu'à la fin de sa vie il formulera de vastes idées, sans se soucier des intermédiaires pratiques, de la conception au fait; il tient de Rousseau en ce que, pour lui. une seule question domine et rend négligeable toutes les questions celle de la régénération universelle; il tient de Montesquieu plus encore par le sens qu'il a de la complexité du problème et parce qu'il en attend la solution moins d'une réforme individuelle de chacun par soi que d'un remaniement social; il combine des doses avec une virtuosité précise et assurée (3) « Dans un état bien institué la faiblesse vulgaire, l'indifférence philosophique, la vertu des grandes âmes, l'intérêt des âmes viles, la prudence de celui qui raisonne ses actions, le penchant de celui qui ne voit que le moment actuel, la fière raison qui juge les principes eux-mêmes et la servile habitude qui vénère tout ce qu'elle trouve établi, enfin tout ce qui conduit les hommes. en un mot tous les ressorts de la morale et de la politique, composent la perfection de la machine et maintiennent sa durée ». Sénancour est l'ennemi de la perfectibilité; il se rattache à l'école, ennemie des philosophes, des physiocrates perfection et durée, immobilité définitive des institutions, figées comme celles de la Chine, qui semblait en perspective le plus heureux pays du monde, l'individu réduit à un minimum de conscience dans une société qui ne l'opprime pas, mais qui l'endort. Il ne s'agit pas d'une anarchie harmonieuse et inoffensive, mais d'une tutelle sociale propre à neutraliser les énergies humaines par les formes, exactement adaptées à leur quantité ou à leur nature, qu'elle offre à leur libre exercice. C'est la difficulté du (1) 9* Rêverie.
(2) 5' Rêverie.
(3) 14' Rêverie.
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Contrat social tranchée, l'ordre et la liberté conciliés. mais comment ? nous n'en savons rien.
Ce que nous savons, c'est que Sénancour, affectant les précautions d'un esprit hautement pratique, flétrit avec une ardente ironie les ridicules conventions qui prétendent régler les vies individuelles et n'en saisissent que l'infime partie. Il répudie à la fois les gouvernements fondés sur la seule vertu ou sur les intérêts habilement compensés. Il érige la sociologie en métaphysique il aurait dû écrire trente ans plus tard.
Tel est le Sénancour des Rêveries, athée et pessimiste. De ses lectures de Leibniz, dont témoigne la quatorzièrne Rêverie, il retient une vague tendance, qui doit triompher, à justifier l'intelligence universelle; il se défend d'ailleurs d'être le sectaire d'aucune école. Des critiques et des négateurs enthousiastes, des fanatiques de l'esprit antireligieux sont ses maîtres pourtant Bayle, Fréret, Boulanger. La formule où se concilieraient le mieux les contraires de cet esprit indécis et las est peut-être celle-ci « Ne sois pas avide d'une extension refusée à ta faiblesse éphémère, mais aussi garde-toi de comprimer ton être, nourris en toi ces vastes conceptions pour les opposer au prestige des puérilités sociales (1) ». Et c'est une formule de culture personnelle pensons, pour mieux nous rendre compte de la vanité de la pensée et ne jamais vénérer comme l'absolu ce qu'elle a déposé d'erreurs imposantes dans les institutions politiques. La pensée est renoncement et affranchissement; une faveur du hasard manque seule à l'esprit puissant « pour entraîner le monde ». Imagination romanesque, dira le vulgaire ? Soit (2) « Voulez-vous qu'il se traîne sur vos traces, celui qui marche avec la nature entière; qu'il soit semblable à vous, lui dont l'être caractérisé n'est semblable qu'à luimême, ou qu'il reste dans vos limites, lui dont la sphère est l'wnivers ». C'est déjà Obermann, le surhomme en lutte avec la vie mesquine, atteint d'une langueur « qui (1) 8* Rêverie.
(2) Id.
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se fortifie par sa propre durée », produit l'inaction et se perpétue par elle, et s'épuisant dans un enthousiasme verbal qui lui fait brièvement illusion sur son réel découragement.
Obermann
Que cette œuvre ait été conçue en dehors de l'influence de Chateaubriand et qu'elle reflète un état d'esprit original, on n'en peut douter après avoir lu les Rêveries. Obcnnann a été fait selon la même méthode, de notes prises au jour le jour, revues quelquefois longtemps après, de développements remaniés et jamais fondus pour faire un livre, poème ou roman. Mais, Sénancour lui-même l'a établi à plusieurs reprises, ses notes intimes prouvent qu'il y tenait (1) « Non seulement. lorsque j'ai écrit les Rêveries en 1797, à Villemétrie, j'ignorais l'existence même de M. de Chateaubriand, mais lorsqu'en 1801 et 1802 j'ai fait les Lettres cTObermann, je crois que je connaissais Atala et c'est tout». Plus tard, en i8ii, il lit René « René n'était pas connu de l'auteur d'Obernmnn; le Génie du Christianisme a paru en Auguste en 1802. Obermann a été fait en 1801 à Paris et en 1802-3 en Suisse. Dès mon arrivée à Paris en i803, il a été donné à l'impression ». Il était en effet peu curieux des œuvres à la mode; il n'est jamais entré dans aucun milieu littéraire les éléments de sa pensée lui viennent de ses lectures de première jeunesse. Il redoutait l'excitation intellectuelle qui vient des systèmes en vogue, comme dangereuse pour la sincérité; esprit peu enclin à sortir de lui-même, un mouvement universel d'admiration fiévreuse n'éveillait chez lui que de la méfiance. Le roman n'est presque rien dans Obermann, et, contrairement à l'usage des autobiographies, Obermann ne nous fait rien connaître de sa vie passée. Ceux qui vou(1) Voir le livre de Jules Letallois, qui observé justement que Sénancour se trompe sur une date le Génie du Christianisme est d'avrll.
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dront savoir par quels événements fut modelé, dans l'âge où la sensibilité malléable reçoit ses plus vives empreintes, le caractère d'Obermann, verront leur curiosité déçue. Il n'en dit rien de plus précis que dans les Rêveries où il s'était contenté d'une allusion « Quand une âme forte a connu deux années ce vaste besoin, l'occasion seule lui manque pour entraîner le monde ». Tout ce qui pourrait le marquer d'originalité, les détails familiers, les menus faits pleins de sens, les impressions anciennes qui s'étendent silencieusement jusqu'au jour où l'esprit mûri reconnaît leur toute-puissance et ne peut plus les dominer, enfin tout le charme des souvenirs d'enfance est absent de ce livre. Obermann ne se raconte pas, il se raisonne il procède en philosophe; une fois qu'il aura trouvé quelques formules abstraites pour y enclore la substance condensée de sa vie d'autrefois, il se croira quitte d'explications plus claires. Au lieu de nous laisser le plaisir de le découvrir nous-mêmes mieux qu'il n'a su se voir, en telle parole échappée, en tel trait d'humeur spontané, l'intention partout concertée nous découragera de comprendre il nous déplaît d'être si dociles à le suivre à travers les méandres de son âme, si jamais sa confidence nonchalante ne nous offre la surprise et l'aventure d'un horizon spirituel encore vague. Aussi faut-il étudier. en Obermann avant tout le tourment intellectuel c'est un personnage d'allure symbolique, il représente les souffrances de l'esprit en proie à une certaine conception des choses. Il a adopté de bonne foi les théories d'une école philosophique; avec cette tendance pratique de l'intelligence, qu'on a quelquefois attribué à l'esprit français en général, il la transpose dans la réalité quotidienne, se demande quel prix elle laisse à la vie, lui soumet enfin toutes ses pensées et s'y engage de plus en plus profondément, tant qu'il y perde à force de soins la possibilité du bonheur. Ce qui est sensible partout, c'est le divorce entre l'esprit, qui procède selon la méthode des matérialistes, et le cœur rempli d'aspirations mystiques. Obermann répond à toutes les consolations morales par des raisonnements d'une rigueur prétendue
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scientifique, et si la science à son tour lui offre un bonheur ménagé d'après les plus rassurantes vraisemblances, il le refuse au nom d'un sentiment impossible à saisir et à satisfaire. Mais pour le bien comprendre, il faut 1. suivre dans cette recherche intérieure où il s'obstine. Ce n'est pas une évolution continue de pensée qu'il va nous offrir, et le livre n'en est que plus intéressant, plus dramatique, malgré l'élimination d'une intrigue continue. Il n'a pas été refait après coup néthodiquement. L'esprit d'Obermann retombe quand il se croit guéri. On ne peut pas dire non plus qu'il décrive dans son désespoir des cercles de plus en plus larges, mais concentriques; sur la ligne sinueuse de cette existence morose et angoissée, on sent seulement un perpétuel et sincère effort pour être vrai, pour se comprendre. Nous essaierons de marquer, non les étapes régulières d'une progression intellectuelle parallèle à des événements extérieurs, mais les divers moments d'une inquiétude qui s'exalte ou s'assoupit, sans qu'il soit possible de reconnaître à quelle loi obéit la succession de ses crises. Aussi bien la logique du caractère, l'unité de conduite et toutes ces clartés dont la psychologie classique et l'art traditionnel du roman avaient besoin, n'ont plus de sens lorsqu'il s'agit d'une âme romanesque; elle se détermine elle-même d'une manière inexplicable; du dehors, sa vie paraît fragmentaire et désordonnée; elle est, dit CI). Nodier (1), qui s'en était formé l'idée sur Obermann, « indifféremment avide de troubles et de voluptés, ne se lasse jamais de ces alternatives extrêmes; tout l'émeut et elle exerce sur tout ce qui l'émeut l'inépuisable faculté de jouir et de souffrir ». Ce qui nous déconcerte, c'est sa simplicité; au lieu d'être en fonction des choses, elle les ramène toutes à soi. Mais pourquoi ces extrêmes, et quels sont-ils ? cela peut se dire.
Le premier souci d'Obermann est d'établir, avec une clarté mathématique, l'indépendance et la permanence (1) Avertissement aux nouvelles
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de son caractère. Rousseau faisait un acte de foi, Sénancour veut démontrer, et l'analyse lui prouve le contraire de ce qu'il souhaitait; son énergie intérieure se résout en une multitude de mobiles obscurs, étrangers; la conscience claire repose sur un fond d'instincts inaccessibles, nourris en elle par l'ancien et lent courant de la vie. C'est ici que nous aimerions des choses concrètes, quelques souvenirs, Obermann nous les refuse. Il demande compte en raisonneur de ce qui est bien à lui seul dans son âme, il tient à s'opposer aux choses; et quand il arrive à cette vérité si courante que nous ne pouvons pas voir notre être métaphysique, et que nous nous connaissons seulement dans notre moi successif et relatif, il se replie sur lui-même; au lieu de se rendre aux choses avec la confiance éperdue de Rousseau, il se remplit de la pensée d'une disproportion écrasante entre elles qui le font et le défont sans cesse, et lui qui ne conserve rien. Déçu d'atteindre son être initial, de se restituer dans l'état primitif, il peut au moins se placer dans certaines conditions choisies et, de plein gré, accepter leur ascendant (1). Puisqu'il ne peut subsister à l'écart de toute réalité, puisqu'il doit aborder toutes choses chargé d'un arriéré qu'il subit et dont il ne pourrait se dégager sans renoncer à lui-même, au moins pourrait-il vivre conformément à lui-même. Il va donc entreprendre une cure morale, à deux fins laisser reposer en soi les influences reçues, éviter toute complication; une fois l'ordre intime établi, trouver un milieu qui le protège et l'enrichisse. L'être circonscrit est plus près d'être libre que l'être généreusement ouvert aux impressions de la vie. Et il triomphe de cette conclusion « aussi claire qu'une opération sur les nombres ».
C'est donc d'une poursuite du bonheur individuel qu'il s'agit; théoriquement, sinon pa. tempérament, Sénancour la regarde comme une chose normale. Mais à peine arrivé dans son milieu d'élection, la Suisse, il s'aperçoit que l'instinct du bonheur en lui est faussé; il aime son (1) Obermann, I.
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mal et ce goût se trahit dans sa complaisance à parler de sa sensibilité « fruit amer et précieux de longs ennuis », de cet état « ardent et paisible » qui suit ou qui devance les grandes crises. Il est hanté de lui-même; s'il parle d'un paysage, il s'applique moins à en décrire l'harmonie qu'à peindre l'illusion singulière à travers laquelle il l'a regardé, il s'y détache en relief exagéré u Il n'était plus d'autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul dans l'immensité (1) ». Chez Rousseau, la contemplation de la nature tournait à l'extase; chez Obennann la spontanéité est absente et l'artificiel triomphe. Le système règle tout en lui, bien qu'il avertisse son confident de ne chercher nul dessein dans ses lettres. Comme Schopenhauer, il a horreur de la mobilité, qui n'a d'autre sens à ses yeux que l'universelle et infinie destruction. Voilà pourquoi les montagnes, dans leur beauté sévère et morne, le retiennent plus que les spectacles luxuriants de la plaine. Il croit y saisir ce qu'il nomme encore la vie « permanente » sous sa forme « éternelle, arrêtée ». Il s'y élève lui-même à « la vie réelle, dans l'unité sublime »; bien loin d'y perdre conscience, il jouit de dominer impassiblement cette froide harmonie. Il a l'idée fixe de vaincre la loi du changement. Obermann fait penser à Beaudelaire, dans ces rêves esrhétiques où il ordonne en merveilleux décors la pierre inanimée, les substances dures et éclatantes soumises à d'inflexibles lignes, qui évoquent par leur rigueur solide et leurs proportions la pensée de l'absolu. Seulement Beaudelaire cherche surtout le plaisir fantasque de modeler à la ressemblance de la vie ces formes mortes; Obermann s'enchante moins d'un spectacle paradoxal qu'il ne savoure son intime bien-être; il ne quitte jamais le refuge transcendant de son égoïsme, il produit en son âme ces états précieux et rares qui l'affranchissent des conditions normales de la pensée. Et par ces procédés savants, il arrive à se donner l'illusion du primitif; sa loi unique est d'obéir aux penchants innés, et il semble d)n.
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que toute sympathie en soit exclue il vivra pour lui seul, n'ayant d'autre raison d'être que lui-même, se maintenant dans une atonie que nulle vive émotion ne colore, content seulement s'il s'est abstenu de toute action. Nous savons par Obermann lui-même qu'.il avait été jadis un fervent adepte du stoïcisme et qu'il s'en est dépris de bonne heure, comme d'une doctrine fatueuse. Il en garde toujours une allure guindée, une manière de pensée raide et absolue; plus généralement il semble une victime de la culture intense et précoce de l'esprit elle initie des intelligences sans passé aux déceptions des intelligences que la vie a longuement éprouvées; ce qui était chez celles-ci tristesse renonçante et apaisée devient chez celles-là désespoir passionné. Obermann a beau proclamer la vanité des systèmes, il a l'esprit de système à fond. On dirait qu'il assiste comme un témoin morose à tous les événements de sa vie ce sont des épreuves attendues et dont le sens lui est d'avance connu. Il se figure qu'une heure de méditation condensée peut valoir bien des jours d'expérience vraie, laisser les mêmes ravages et remplacer de patients enseignements; en une nuit il fait « un pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement »; il « dévore dix années d) » de sa vie. Au moins sa jeunesse, en cette nuit fatale, a-t-elle des retours bien expressifs; il regrette la sécheresse des solutions qu'il accepte, il imagine vivement les joies qu'il a perdues. Nous l'aimons mieux ainsi; il sent qu'il ne peut sevrer son être de toute cette vie qui se puise instinctivement aux choses qu'il le veuille ou non, leurs influences se coulent en lui et le modèlent intérieurement; l'état de pure attente ne peut se prolonger. Le voilà qui réagit, son activité déborde; après maintes lectures de Bourrit, de Tavernier, il se livre à des sports violents, il accomplit de romantiques ascensions; excessif en tout, pour avoir entendu parler de loups qui rôdent, il s'écrie emphatiquement « Que l'homme me laisse libre au moins (1) IV, vit.
(2) v.
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près de leurs antres ». Mais cette vantardise, ce plaisir affecté d'être seul devant les dangers naturels ont un séduisant accent de jeunesse, il avoue simplement ses bizarreries et ses enfantillages; l'allégresse physique lui gagne jusqu'à l'âme et, lasse de calculer, sa pensée plus spontanée jaillit en conceptions enthousiastes.
Il ne met pas son orgueil, ce surhumain, comme plus tard les « monstres » romantiques, à se donner une personnalité prodigieuse et déconcertante W. Il a même, à plusieurs reprises, le scrupule de douter s'il est parmi ses pareils un égaré; mais il se résout à penser qu'il existe vraiment un exemplaire idéal de l'humanité, qu'il en a seul le sens et qu'il doit se réformer selon lui. Il l'affirme avec la sérénité hautaine du croyant qui dédaigne d'exprimer sa foi dans un langage défaillant. Obermann ne peut rendre la permanence des monts avec les mots des plaines. Son émotion va se traduire non en images, mais en formules abstraites, impondérables; tandis que la rêverie de Rousseau s'alanguit en de molles sensations, qu'elle s'épanouit chez Chateaubriand en éclatants symboles, chez Obermann les impressions d'où elle a pris naissance décroissent insensiblement, et elle s'absorbe dans l'abstraction pure des mystiques (2). Mais aussi, pareil aux mystiques dans leur chimérique désir de saisir et de voir aussi clairement et sûrement qu'avec les mains et les yeux de la chair l'impalpable au delà qu'a pressenti leur pensée, Obermann ne peut s'empêcher d'imaginer encore, dans les régions vides où l'air manque au vol de l'esprit. Finalement, ce matérialiste rêve de l'infini; tout ce qui détermine la pensée lui semble un signe de servilité, et la logique rectiligne la marque du dénuement intellectuel. Parvenu au plus profond degré de la vie intérieure, en ce paysage des Hautes-Alpes d'une si impérieuse persuasion, il écrit ces mots « La pensée n'est pas active et réglée, mais passive ou libre. On est profond sans esprit, grand sans enthousiasme, énergique (1) iv.
(2) vu.
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sans volonté ». On s'attend à voir arriver ici le système swedenborgien des correspondances pourquoi Obermann s'arrête-t-il? c'est qu'il veut demeurer un esprit bien équilibré. Il a toujours eu de l'antipathie pour ceux qui se contentent d'une logique étroite et qui craignent les aperçus trop vastes « On raisonne bien sur une question, dit-il dans le Mercure dzc XIXe siècle (1826), lorsqu'il n'est rien d'analogue qu'on ne sache ou qu'on ne pressente ». Mais au même moment il se moque de ceux qui « profitent de quelque infirmité extatique pour créer une science bizarre, une science de l'inconnu ». Les rares allusions qu'il a faites à Swedenborg dans quelques articles manquent de bienveillance. Son mysticisme ressemble à celui de Mme de Staël, il se défend de tout compromis avec l'imagination ordinaire. Mme de Staël disait qu'un sentiment n'est jamais dans toute sa force lorsqu'il peut s'exprimer en images, et Sénancour, soutenant en 1827 w que la vraie imagination n*3st pas « une faculté vive, mobile et d'ailleurs bornée » adoptait pour conclure cette formule « Il n'y a de beauté magique que dans le monde intellectuel ». Il s'obstinait à reculer les limites de ce monde intellectuel, mais quand il y échouait, de bonne foi il le reconnaissait. Tel il devait être en 1826, tel à cet égard il est déjà en 1804; ses excursions dans les doctrines esotériques ont un résultat négatif c'est de le sauver du dogmatisme.
La passion proscrite, la paix obtenue par le renoncement à la volonté, Obermann n'aurait été qu'un ascète philosophe s'il s'en était tenu là. Mais ce sont là ses divertissements l'homme de Pascal est en lui; déchu des prestigieuses spéculations où il s'était haussé dans l'ivresse de son esprit, il se traîne douloureusement dans la vie mesquine; un travail manuel, la vendange aux bois d'Armand <2>, des récits de voyages, des œuvres d'histoire le distraient un instant. Mais pour lui les joies de la pensée dans son exercice normal se changent en tristesse; (1) èfercure du XIXO tiède Un paradoxe.
(2) EL
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cet élève des encyclopédistes n'a rien gardé de la foi de ses maîtres en la toute-puissance de l'esprit il le méprise autant que Pascal, il s'abîme dans l'idée que l'immensité du temps et de l'espace vient s'anéantir en nous M. Obermann ne peut être que le témoin sans force de sa vie intérieure; la pensée aura beau se compliquer et s'obstiner, elle ne peut créer un sentiment fixe, et toute la volonté du monde au service du plus perçant esprit s'y avouerait impuissante. Comment expliquer autrement la dualité qu'il éprouve en lui sans cesse « J'avais besoin de bonheur, j'étais né pour souffrir » Sa vocation est contraire à sa destinée; il ne peut consentir à n'être qu'une résultante passive, il voudrait être la puissance qui naît de soi et vit pour soi, et se renouvelle par un perpétuel effort. Rousseau arrivait à s'en donner l'illusion parce qu'il savait se défaire de toute volonté, et qu'ainsi la distinction s'évanouissait entre la source intérieure de vie et les objets qui mêlent leur afflux à son cours profond le rêveur devient semblable à Dieu, il est au centre du monde qu'il régit et qui lui semble s'épancher du trop-plein de son âme. Mais Obermann ne sait plus cesser de vouloir, les choses se posent hors de lui et s'opposent à lui; il sent qu'elles fuient autour de lui sans qu'il en retienne rien et il lui semble qu'elles l'enlèvent à lui-même. Sa volonté prévoit, combine, bien qu'il en saisisse constamment, dans une lucide intuition, l'inutilité définitive.
Faut-il essayer de dire quelle erreur est au fond de ce conflit tenace, qui s'aiguise à tout nouvel effort de franchise. C'est qu'Obermann s'imagine être par lui seul, être d'autant plus qu'il s'isolera dans le désert; il veut que toute impression venue du dehors l'atteigne et le dégrade, et en même temps un vif attrait l'engage à sortir de lui-même. Il est au seuil de cette vérité, que notre vie intérieure subsiste par un échange perpétuel d'actions et de réactions entre les choses et nous. Mais pouvait-il accueil(1) XI.
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lir une telle notion de la personne, alors que les idées scientifiques du temps s'accordaient pour l'obscurcir ou la nier. Bichat et Cuvier W expliquent les phénomènes de la vie par l'efficacité d'un principe interne « entravé plutôt qu'aidé par les forces universelles de la nature ». Seulement Cuvier croyait à un « tourbillon vital » où la forme essentielle subsiste tandis que passe le contenu accidentel Obermann (12) ne peut s'assurer de cette forme spirituelle, qui subsisterait intacte et pure, spec-.tatrice tranquille, ferme à l'assaut du dehors ce serait l'âme immortelle, et son matérialisme y répugne. Ainsi nous touchons l'intime contradiction qui gêne l'expansion de sa pensée, la rend douloureuse au moindre mouvement il voudrait bien se découvrir un moi spirituel, ce moi invisible et sacré dont parle Kant, mais quand il le toucherait il ne saurait pas le reconnaître; il en reste au moi phénoménal qui ne le satisfait point « Le silence, l'abandon et la stérilité (2) » voilà son lot. C'est le vertige du vide intérieur après le vertige du mouvant abîme qu'est la réalité extérieure.
Ainsi hanté de lui-même, aux prises avec un égoïsme abstrait qui lui fait perdre le goût rafraîchissant des choses, incapable de se laisser ravir ni en lui-même, par une contemplation créatrice des images de la vie, ni hors de lui par une sympathie expansive, sa misère intérieure lui devient toujours plus rude; sa pensée est nouée. Devant les trivialités de l'existence humaine, il a des dégoûts d'aristocrate te); il a la sévérité de l'esprit sans la douceur du cœur. Il méconnaît les humbles labeurs de la volonté; certaines beautés morales lui demeurent voilées parce que l'inélégance des formes le décourage d'observer. L'horreur des institutions officielles, qui maintiennent des conceptions dégénérées, l'éloigne des ressources morales qu'elles gardent peutêtre en leur jeunesse pour des intelligences droites et (2) xn.
(3) Revue. des Deux-Mondes, A. Dastre La Vie de la Matière, 15 octobre 1902.
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simples. C'est pourquoi sa propre peine l'intéresse plus que tout « Je m'essaie à végéter absolument seul ». Et pourtant, dans son ermitage de Fontainebleau, le sentiment purement social du ridicule ne le quitte pas. Il craint qu'on ne l'accuse. de manie littéraire; il défend son caractère d'homme sensible contre les interprétations excessives; il rêve d'un être parfaitement équilibré, maître de soi, virtuose en l'art de mélanger en doses calculées les sentiments contraires, pour s'assurer dans sa sérénité; c'est un sage et un voluptueux. Mais soudain voici reparaître le héros l'homme sensible comprend le sens secret des apparences, il connaît « les grâces de la douleur ». Il arrive à diviniser sa souffrance « Indicible extension d'amour. Soutiens et dévore ma vie; que serait-elle sans ta beauté sinistre ? ». Et pas un moment Obermann n'a l'idée qu'il faille du dévouement personnel pour ennoblir la vie et pour l'animer; l'amour tout intellectuel dont il parle ne connaît pas la pitié. Il en veut au monde d'être trop loin de ses utopies, il croit que c'est peu d'en exiger des hommes vrais, un climat fixe (1). Il est artiste et littérateur; la lecture de Phrosine ct llétidor le ravit « Cette situation sinistre, cette mort nocturne au milieu des voluptés mystérieuses (2). ». Le sépulcral et le sensuel lui plaisent par leur mélange, il ne faut qu'une page de roman pour lui donner un accès de claivoyance prophétique d'où il s'éveille malheureusement avec une pensée obscurcie et des mots sans forces « Je parcourais la terre et les siècles, je frémissais de l'œuvre de l'homme. Je reviens à>moi, je me trouve dans ce chaos. je pressens les temps futurs. Rochers du Righi Si j'avais eu là vos abîmes ». Le charme de ses peines à son tour lui manque « Je je n'ai plus de larmes ». C'est la conscience qui se dissout dans l'ennui; il appelle la douleur aigué « Je ne souffre pas assez (3) ». Ainsi il n'a pas assez de force (1) XIV.
(2) XV. •
(3) xvm.
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intérieure pour supporter ce quiet nirvâna auquel il aspirait récemment, et les besoins d'activité qu'il croyait assoupis s'éveillent en lui au plus léger ébranlement. Suspendu, comme l'homme de Pascal, entre deux abîmes, il n'a pas la suprême ressource de l'humilité dans la clairvoyance; la médiocrité de ses facultés le désespère, il ne peut se résigner à ne sentir ni ne comprendre rien d'extrême.
Obermann voit bien un moment (20) qu'il faudrait avoir la force de renoncer au bonheur; mais au lieu de reporter sur lui-même l'effort de sa bonne volonté, il se jette dans un réquisitoire acerbe contre la bourgeoisie et la morale des bienséances. Le renoncement demande une attitude simple et Obermann est toujours tendu; il ne voit dans sa destinée que des gestes dramatiques. La modestie sereine de l'esprit, la certitude tranquille que le bonheur ne se conquiert pas rudement ou par adresse, mais qu'il faut apprendre à reconnaître auprès de soi sa présence invisible aux âmes trop raisonneuses, la résignation enfin telle que l'a sentie un Stuart Mill le jour où le bonheur lui est venu de ne plus songer à le définir, Obermann n'y peut rien entendre. C'est une grande victime. Que son exaltation vienne à tomber, il se verra vieilli (21), à jamais privé de « cette volupté expansive dont [un. cœur jeune] éclaire devant lui le fantôme immense » de l'avenir. La critique l'a lié; tandis que Chateaubriand donne tort à l'esprit dès qu'il pose des conclusions hostiles au sentiment, Obermann, imbu de l'esprit utilitaire et positif du siècle, se sent dépossédé par lui de ses plus chères pensées, sans avoir l'énergie de les défendre. Il juge de tout avec une étroitesse digne de Voltaire. Libre à lui (22) de se moquer du finalisme minutieux de Bernardin de Saint-Pierre ou de Volney, où sévit le vieil esprit tant raillé de dévotion mesquine. Mais on dirait que dans sa crainte de l'équivoque religieuse il en veut écarter la séduction à force de critique obstinée et sèche. Le moine, par exemple, ne représente pour lui qu'un principe d'esclavage. Il faut goûter les scrupules d'une bonne foi un peu inquiète de laisser prendre le change; seulement
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n'est-il pas victime d'un parti pris, en se rendant délibérément étranger à tout un monde de pensées sur lesquelles furent entées de fortes vies intérieures et qui répondirent enfin à des troubles semblables aux siens ? Si Chateaubriand prend pour des certitudes tous ses besoins d'àme, il suflit qu'Obermann se sente appelé pour qu'il se méfie et se dérobe. C'est un ascétisme intellectuel qui s'exerce à se passer de toute pensée consolante, à s'appauvrir perpétuellement.
C'est ici de nouveau que des données autobiographiques, plus précises que celles dont nous disposons, nous viendraient en aide. Mais encore n'en faut-il pas exagérer l'importance; Obermann aime mieux être compris que de se faire plaindre, sa vie est dans son tempérament intellectuel; s'il cherche à se souvenir comment il a pu devenir tel qu'il se sent, dans sa tristesse inévitable et pesante, il en saisit la cause dans ce mauvais sort qui a toujours sevré ses désirs de tout contentement. Il n'a fait aucun effort pour tenir dans la société une place secondaire, et les circonstances lui ont manqué pour arriver à la première. Au moins ne devait-il pas avoir le ridicule de jalouser Bonaparte il a continué de le défendre, d'en parler avec égard avant et après les Cent-Jours, il a eu pour lui une admiration mystique; il n'a pas été loin de voir en lui, à un moment de l'histoire, une incarnation du génie de l'humanité. Ne pouvant être conquérant ni dominateur, Obermann, sceptique d'ailleurs sur la valeur et la durée des nouvelles institutions autant que sur celles des anciennes, s'est voué résolument à la méditation. Sa mélancolie (22) est rélîéchie, cultivée; il n'aime pas l'automne comme un décor seyant à son chagrin, il jouit d'assister à la mort ou à l'usure des choses; tandis qu'en lui-même il se figure sentir plus certaine une promesse d'immobilité; l'harmonie universelle, il la voit hors de lui, il la retrouve dans son imagination, simple reflet du monde extérieur elle ne peut plus être dans son cœur, et il ne le veut pas; il n'a pas renoncé à la chimère de subsister hors du temps qui s'écoule. L'ardente inquiétude de la vie pressée d'éclore l'opprime au printemps,
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comme la douceur majestueuse de l'automne lui atteste la loi de la mort à laquelle il croit échapper; son cœur ne veut plus entendre le langage des choses (24). Ainsi, au moment où nous le croyons prêt à la convalescence, sa mélancolie se raidit, elle prend un caractère âpre, disputeur elle regarde le charme de la nature comme un ennemi dont l'orgueil se doit garder. Obermann ne se résout pas à devenir tout bonnement un poète ou un artiste qui se laisserait enchanter par ses impressions à peine reçues, son esprit alerte au dénigrement s'en saisit et, avant d'en avoir goûté la sève, les déracine et les jette. Le divorce subsiste entre l'idéalisme, qui est un besoin de son âme, et le matérialisme, qui est la forme de sa pensée. Telle est pourtant la certitude un moment émanée d'une sensation forte, qu'Obermann se croit racheté par elle; il prophétise, il est illuminé « Cette lumière ne serait-elle qu'une lueur fantastique ? Elle séduit, elle subjugue dans la nuit universelle; on s'y attache, on la suit; si elle nous égare, elle nous éclaire et nous embrase ». Il ose exprimer d'immenses espérances qui ne sont pas, comme elles doivent l'être pour Renan, les divertissements d'une pensée heureuse de se sentir souple et multiple, mais l'effort d'une âme tourmentée et qui cherche à tout prix une issue au désespoir « La vie sociale n'est peut-être qu'une longue distraction (30) ». Il ne faudrait qu'un bonheur d'attention pour la remettre dans l'ordre universel, d'où elle est sortie non par une perversion de la volonté (ce serait la théorie de la chute et des deux natures), mais par une erreur de l'esprit. Et ce qui l'enhardit à de telles pensées, c'est d'avoir « imaginé la candeur de la volupté », cette candeur qui fut aussi pour Rousseau la plus persuasive des révélatrices. Mais Rousseau maintenait indépendantes sa pensée, pessimiste, et sa rêverie, joyeuse; Obermann ne peut échapper à sa pensée, il creuse son doute et l'élan de son âme retombe découragé.
Va-t-il aborder à l'épicurisme élevé qu'il découvre dans le Manuel de Pseusophanes, doctrine de sérénité intellectuelle et d'endurance ? pratiquement c'est l'équivalent
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du stoïcisme, et nous savons déjà pourquoi il en est revenu. Là-dessus il nous apprend qu'il est ruiné, qu'il accueille cet accident avec joie, qu'il est las d'être « inutilement heureux » et qu'enfin il va pouvoir se mesurer avec le malheur.
En effet, il semble que désormais il regarde la souffrance comme nécessaire et obligatoire. Il est tout prêt à reconnaître qu'il y a au monde quelque chose de plus profond que les événements et nos manières propres de les sentir, que malgré les différences superficielles du caractère, il existe pour tous une loi d'épreuve. Allonsnous assister à la défaite successive de ses idées, à une refonte de sa nature morale ?
Il est sûr qu'il remercie le malheur au lieu de se révoleter « C'est un avantage pour la vie entière d'avoir été malheureux dans l'âge où la tête et le cœur commencent à vivre. On est bien moins malheureux quand on ne veut plus que vivre ». Et ce n'est pas là de la théorie pure. Obermann dit ce qu'il a su reconnaître en vivant; on ne sent pas l'homme qui abandonne par lassitude d'anciennes ambitions d'esprit, et s'essaie à prononcer des mots suggestifs pour se réconforter par l'illusion d'une foi neuve; c'est toujours le philosophe que nous avons vu au début de ces confidences, avant tout soucieux de comprendre. S'il affirme que la souffrance bien accueillie est une force qui nous modèle et nous refait, il entend bien n'être pas dupe d'une résignation fanatique. Il ne veut pas êt.re « vertueux » par enthousiasme. mais par raison claire: il est déjà l'homme. qui soutiendra, toute sa vie durant, que l'on gouverne lets hommes par l'évidence de la raison et non pas. par leurs passions, qui sont un état de force factice (1).. Sa .bien(1) Mercure du XIX* siècle, 1825. Article sur ira physiologie des passions » d'Alibert.
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veillance ne tournera pas davantage en bonhomie facile; il juge ses pareils, « il n'est pas leur jouet ». Il prend sa revanche de leur sottise offensante par un air de désinvolture, de détachement supérieur, aussi éloigné de l'indifférence que de la passion. Il ira devant lui sans se troubler des démentis que l'expérience trop courte lui inflige « L'existence, dira-t-il plus tard, n'est qu'un laborieux mouvement d'espérance ». Et c'est avec une grâce presque « renanienne », avec le calme d'un esprit patient qui ajourne longuement son attente sans vouloir se complaire dans la grâce du scepticisme, qu'il se dément de ses anciens tourments dans cette profession si tranquille et sûre « Il consumera ainsi les heures en st traînant vers le mieux, quelquefois d'un pas énergique quoiqu'embarrassé, plus souvent avec incertitude, avec un peu de faiblesse, avec le sourire du découragement » (cinquième année).
Telle est en lui la sincère exigence du moi, qu'il ne veut adopter aucune attitude connue il s'éloigne du vulgaire des sages (lettre 36). Comme le vrai philosophe dont parle Pascal, il est ramené, après l'épreuve de ses facultés, à l'opinion de la foule, découverte et pénétrée dans ses raisons profondes. Sa conception de la nature se modifie; au lieu de l'aimer dans son immobilité, il l'aime humainement, dans ses aspects fuyants « Elle n'est que dans les rapports humains, et l'éloquence des choses n'est rien que l'éloquence de l'homme ». Et encore « Si je restais seul sur la terre, que me feraient et les sons de la nuit austère et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes ». Si la nature (L. 36) ne nous trahit jamais, c'est que nous lui faisons dire tout ce que. nous voulons l'ondoiement de notre vie intérieure se reflète dans son infinie mobilité. Notons bien. que Sénancour ne parle pas ici de ces correspondances cachées, qui semblaient à l'esprit intuitif de Swedenborg ou de Saint-Martin si abondantes et si claires; pour ces hommes de foi les analogies ..de l'univers, fondées en réalité, témoignent de l'identité. universelle du
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plan selon lequel a été dessinée la création. Obermann, qui vit en lui, sans confiance jaillissante vers le dehors, ne croit pas à d'autres analogies qu'à celles o* son imagination a choisi de se plaire. Il n'y a pas, à ses yeux, de ressemblances révélatrices, mais il trouve que certains paysages font un accueil consolant à sa pensée. C'est là un mystère sur lequel il ne veut rien affirmer, puisque la clarté mathématique n'y pénètre pas.
La vie ne va pas rentrer en lui tout d'un coup, elle le pénètre lentement, comme l'eau qui s'infiltre dans une terre durcie par la sécheresse. Exaltation ou accablement, il va d'un extrême à l'autre « De cette hauteur je retombe avec épouvante et je me perds dans l'abîme ». Les joies de la sympathie, qu'il appelle, sont taries en lui, il ne pourrait les éprouver que parmi des âmes « romantiques », c'est-à-dire, selon une définition semblable à celles de Carlyle et d'Emerson parlant des hommes de génie, des représentants de l'humanité; parmi des âmes pures de tout alliage social, ayant gardé dans un milieu convenu le sens des réalités primitives, échappant au prestige avilissant de la vie commune et vivant ainsi non de rêve mais de vérité. Ces âmes, jetées dans le siècle, se parleraient, toute abstraction délaissée, par l'échange de leurs impressions, une langue inaccessible au vulgaire. Le romantisme serait le lieu des âmes, le « monument de nos destinées inconnues ». Ici Obermanri est pleinement lui-même, le raisonneur triomphe dans le voyant. Dans un effort très intéressant d'imagination, il prouve que le romantisme réside surtout dans les sons: le ranz alpestre est plus expressif que la beauté des glaciers, qu'il adorait jadis; la mélodie a sa vertu propre, distincte des images de la vue auxquelles elle a pu être associée; elle rend aux choses l'aspect spirituel que nous avons oublié; elle nous détourne de contempler cette succession « nécessaire, irrésistible à laquelle notre esprit s'enchaîne dès qu'il veut comprendre (38). Il y a donc ici un progrès vers la doctrine de l'interprétation Obermann devient ésotérique: il soupçonne que notre connaissance scientifique du monde est un symbole
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superficiel. Le lyrisme déborde alors, mais d'un flot que nous trouvons bien lent; lyrisme réfléchi, travaillé; lyrisme de l'esprit plutôt que du coeur. A peine lui a-t-il semblé que son âme « s'éveille de sa léthargie »; qu'elle « s'agrandisse d'un mouvement sublime et calme », elle retombe, alourdie et liée de dialectique. Il en vient à songer au suicide, le seul acte, à l'en croire, où s'affirme la liberté. Schopenhauer le condamne justement comme un effort illusoire, contraire à la sagesse, pour échapper à l'aveugle volonté du monde. Obermann s'en tiendrait à l'illusion si brève soit-elle, si elle précède l'absolue destruction, c'est le salut, c'est la volupté de la mort. Les statuts des illuminés swedenborgiens et martinistes disaient que le suicide est l'action normale, pour nous délivrer du fardeau trop pesant que nous impose la nature. et comme tel ils assuraient qu'il est accompagné d'une secrète volupté. Le pessimisme d'Obermann est plus profond que jamais, de tous les efforts qu'il a faits pour s'en dégager. Faute d'avoir compris et adopté le sens empirique du « connais-toi toi-même », il s'est désespéré de voir qu'à l'analyse son moi métaphysique se dissolvait sans rien laisser de ferme. Il se débarrasse alors avec une sorte de violence de toutes les consolations à courte vue où se recueillent les âmes amollies; plein d'une sombre énergie, il défend sa douleur contre les sophismes qui l'endormiraient: il en est jaloux; il craint de l'amortir, au prix d'un affaiblissement intellectuel. L'indulgence et le contentement des « vieillards » ne leur naissent pas d'une clairvoyance plus profonde; il faut juger la vie dans la vigueur de la raison. Etre docile et patient à la leçon des choses, au lieu de les accuser d'incohérence ou de perfidie, ce serait une abdication. Il ne conçoit pas d'autre fierté que de dominer, et comme il y échoue, il se sent dépossédé de lui-même; un seul acte peut lui rendre la croyance en sa maîtrise intérieure c'est de se tuer (40-41).
Encore n'est-ce là qu'une spéculation. A ce moment critique, Obermann est saisi du regret de ce premier dessein; cû. il -avait--inis une si frêle espérance il organise-
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rait l'humanité de manière à soulager d'un seul coup toutes les misères, à supprimer tous les malaises de la vie sociale; une intelligence philosophique, partant de la connaissance des âmes, traduirait en institutions réglées avec tact la formule complexe selon laquelle s'établissent les rapports de l'esprit et de la: volonté. La tâche sociale s'accomplirait ainsi mécaniquement; et toute conscience serait réservée pour la culture de soi. Obermann se rattache à la vie parce qu'il a une foi vague dans une promesse de la nature, dans une perfectibilité discontinue, qui « s'essaie » en « caprices ». Il ne croira jamais, comme Condorcet et Duclos, en l'ordre préétabli: il se fait du monde une idée trop dramatique; c'est un conflit tenace entre la persévérance dans l'être et la volonté destructrice. Il s'en faut remettre de l'avenir au hasard, si quelque puissant esprit au service d'une volonté souveraine ne parvient à s'imposer. Mais à quoi bon s'acharner à « laisser quelques bienfaits dans cette voie d'erreurs ». Obermann préfère être la conscience résumée de toutes les souffrances sociales de son temps. .Tusqu'au bout, ce sera la consolation de Sénancour de penser qu'il condense en lui toutes les inquiétudes et les aspirations. Pour le moment, avec une dialectique ardente et minutieuse. il défend contre la société l'individu qu'elle exile peu à peu de ses droits: la méditation l'échauffe, il invective. Il ne lui suffit pas d'avoir raison, il faut qu'il dresse devant lui son ennemi, et qu'il l'insuite cc Où votre force finit, vos impostures commencent. » Ainsi sa passion s'épuise en mots. C'est qu'avec un esprit hardi, il est de volonté timide « Les grandes choses me séduiront toujours, et ma paresse les craindrait » (42). Incapable d'affirmer la valeur de la pensée pure. fascinée par la supériorité de l'action sur la méditation. il n'a pas assez de force pour vivre. Il n'a pas ce don d'héroïsme que le cardinal de Retz définissait « savoir distinguer l'extraordinaire de l'impos(Il De villers, dans le Spectateur du Nord d'avril 1799, à propos des Mémoires pour servir d l'histoire du jacobinisme de Barruel.
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sible. » Il voudrait montrer la puissance de son énergie, s'arroger une mission vaste, créer; mais l'idée de la tâche infinie où il collaborerait l'étourdit; il manque de cette grande puissance d'espoir qui nous aveugle sur les réalités prochaines, il n'ose pas deviner, au delà du présent incertain et fugace, prête à s'émouvoir déjà et vivant d'une vie cachée, une réalité plus belle et plus définitive. Son bon sens critique, bourgeois, ne se laisse jamais ravir à ces états supérieurs de la pensée que l'apôtre connaît il reprend tout de suite pied. Toute sa vigueur, il la dépense contre lui; il demeure dans ce dogme décourageant, que « l'homme ne peut produire au dehors les actes de sa vie. Ma vie est perdue, stérilisée, oisive et ardente. » Volontiers il serait le conducteur d'hommes, qui lit dans l'avenir et dont la pensée ne fait plus avec la destinée de son peuple qu'un même être impersonnel et impérieux. Mais il plie sous la tâche entrevue le Moïse de Vigny pliera aussi; mais ce dont il gémira, c'est d'être devenu étranger à la tendresse humaine, de ne plus connaître les humilités délicieuses du cœur, tandis qu'en Obermann nous sentons encore un égoïsme inquiet sa tête se monte à imaginer une vie supérieure; retombé aux choses simples et vraies, il ne choisit pour leur offrir dans son cœur que le mépris « parce qu'elles éteignent son génie » (43-44).
Cependant, à peine a-t-il exprimé sa conception, il en a horreur « Il est affreux de finir ses jours en disant j'ai passé impassible et nul. » Au moins voudrait-il laisser derrière lui quelques témoignages dispersés de sa bonne volonté. Mais ce sont là de brèves velléités pour prendre goût à l'œuvre humble et facile de chaque jour, il lui faudrait plus d'indulgence dans l'esprit et de laisser-aller dans la bonté. Il est de ces incroyants' -qui passent leur temps à batailler pour s'assurer qu'ils ont de bonnes raisons de ne pas .croire. Il rend au christianisme un involontaire hommage, en s'en prenant toujours à lui (44) de sapropre misère morale son incrédulité ne se borne pas à ignorer la religion, il se remplit de l'évidence de son absurdité. Dans cette crise dernière, il se sauve
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encore du christianisme comme d'une doctrine où le nlènent les tendances de sa pensée, et hors de laquelle il veut cependant établir sa demeure spirituelle. Il émet tous les arguments, toutes les considérations qu'il devait rédiger plus tard dans sa réponse au génie du christianisme (45). Il prend plaisir à humilier l'homme, à lui étaler son abjection Pascal sans la foi. Le tourment morfal d'Obermann et le scrupule chrétien, ce sont deux choses très semblables. Le scrupule vient à la fois du. sentiment d'une infinie disproportion entre ce qui nous est demandé et ce que nous pouvons, et de la certitude qu'une faute immense peut s'accomplir par le plus léger manquement, et de là gâter l'âme à fond. Il cause l'angoisse et le découragement, si celui qui en est atteint ne se croit pas soutenu par la puissance aimante et souveraine, d'où découle toute énergie. Obermann n'a pas reconnu dans le christianisme cette source de tristesse et de consolation il s'est habitué, dans son esprit désaccordé d'avec sa volonté, à tenir la doctrine du Christ pour une déviation de l'âme. Mais sa propre douleur n'est-elle pas de savoir que sa volonté est annihilée par l'immensité de la tâche qui lui apparaît .nécessaire; et quand il s'écrie lamentablement qu'un incident suffit à détruire toute une vie morale, n'a-t-il pas le sentiment pénétrant et poignant de notre fragilité intime ? Cette répugnance à se contenter de l'à peu près, cette soif de la perfection, ce dégoût des conditions où il faut agir, au risque d'avilir sa pensée sans améliorer les choses, c'est bien la faiblesse dont serait saisi le chrétien, s'il ne faisait de l'espérance la plus haute vertu, et s'il ne condamnait le désespoir comme un reniement.
La pente naturelle d'Obermann le porte cependant vers l'apostolat; il s'inspire d'une sorte de mysticisme immanent, qui fait songer d'avance à la religion d'Aug. Comte. Mais un contemporain déjà (1), Saint-Simon, est. hanté par l'idée d'un homme génial, qui retrouverait par divination le plan universel, et saurait persuader l'humanité (1) Introduction aux travaux scieoiifigues du XIX.* siècle.
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d'y reprendre sa place « Tous s'efforcent de parvenir au commandement; ils escaladent, par différents degrés, le plateau au sommet duquel se trouve l'être fantastique qui commande à toute la nature et que tout homme fortement organisé tend à remplacer. » C'est bien là le tour d'imagination de Sénancour, mais il y a chez Saint-Simon une assurance intellectuelle qui fait défaut chez Obermann. L'incohérence actuelle de la vie rebute l'un; pour l'autre c'est une méthode l'adopter résolument est la marque des volontés supérieures « Parcourir toutes les classes de la société, se placer personnellement dans le plus grand nombre de positions sociales différentes, et même créer pour les autres et pour s^ des relations qui n'aient point existé. par là s'acquiert la connaissance du petit univers l'homme. » Et encore « L'homme qui se livre à des recherches de haute philosophie peut et doit même, pendant le cours de sa vie expérimentale, faire beaucoup d'actions marquées au coin de la folie. » Voilà l'entrain, la griserie de la volonté mais c'est aussi la déraison. Sénancour se laissait marier par délicatesse, et SaintrSimon divorçait parce que sa femme n'était pas digne de rester l'épouse du premier homme du monde. Ce qui les rend semblables, c'est le dédain du transcendant. En i803, Saint-Simon revenait d'Allemagne avec la certitude que « la science est encore dans l'enfance en ce pays, puisqu'elle y est encore fondée sur des principes mystiques ». Mais il est un organisateur immédiat il veut franchement, pour suppléer au catholicisme déchu, créer un pouvoir spirituel nouveau, donner aux opinions des savants un caractère sacré. Obermann, individualiste, isolé par goût et par principe, ne peut s'empêcher de revenir toujours à une méditation sur sa faiblesse propre. Il en demeure encore au culte du moi. Au lieu de se confier à la raison enthousiaste, ou de rechercher autour de lui, par une méthode patiente, des améliorations infimes, ou d'accroître son capital d'expérience, il espère encore, à force de tâtonnements, d'efforts décousus et violents, susciter en lui-même un être aussi près que possible du parfait type humain. Si nous
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l'en croyions, il serait l'homme audacieux, multiple, vivant avec fougue, que Saint-Simon veut être; il imite la nature, qui prodigue les forces ne dit-il pas que les seuls vrais vivants sont les expansifs ? Mais courte est chez lui la joie de l'aventure; et vivace le tourment de prévoir jusqu'aux derniers et plus précis résultats, dès les prernières données. Il se trouve ridicule de partir ainsi au hasard, et toujours inquiet d'être dupe, il perçoit nettement le caractère « double ou bizarre » qui fait le « comique » de toutes choses, et ne permet au sage nulle attitude, hors un détachement ironique.
Et pourtant, le besoin de croire le pousse au delà « Je suis las des choses certaines, et je cherche partout des voies d'espérance. » Le voici aux confins de l'optimisme leibnizien cc L'ordre de chaque chose ne produirait pas le véritable ordre des choses. Une perpétuelle déviation dans les détails opposés semble être la grande loi de l'universalité des choses. » Résignons-nous donc, alors, à être séduits par le leurre universel suivant la force invisible, l' « industrie cachée » qui mène le monde vers une destinée mystérieuse. De là à penser que les moyens de connaître étrangers à l'ordre des idées distinctes soient les plus certains, qu'on puisse développer en soi le sentiment des rapports occultes, le don de la prescience, il n'y aurait pas loin; mais Obermann, prudent « Je ne .dis point cela est, mais n'y aurait-il pas quelque témérité à dire cela n'est pas ? » La philosophie moderne., en niant « tout ce qu'elle n'explique pas », imite à rebours celle qui « expliquait ce qui n'était point ». Entre l'odeur exhalée d'une plante et « les moyens du bonheur du monde », le vulgaire ne saisit aucun rapport, et Obermann en pressent. Ainsi, après le procès de la religion, celui de la science (47) « Votre science certaine m'est suspecte, je vous soupçonne d'être heureux. Mais cette formule même dit que l'individualisme d'Obermann l'emporte toujours. Sans doute, c'est bien montrer les limites de la science positive que de dire « Nous avons analysé (1) La ruse absolue, dit Hegel.
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les lois de la nature, et nous ne saurions imaginer ses procédés. » Mais n'est-ce pas une réclamation toute personnelle que celle-ci « La nature nous fait un œil qui pourrait tout voir; elle met devant lui tout le mécanisme. tous les prodiges de l'être infini. et voilà qu'elle ferme à jamais cet œil si admirablement préparé. » Voilà vraiment une critique bien faible nous nous attendions au procès de la science, et c'est la nature qui est en cause, comme la société y était mise au moment où nous espérions atteindre bientôt une morale du bonheur. Obermann ne se figure pas la science, comme la concevaient les promoteurs de Y Encyclopédie, à la manière d'un effort continu, repris selon une méthode constante, et enrichissant indéfiniment l'esprit de l'homme. Il exprime la désolation de vivre en vain, pour ne savoir le tout de rien. Et quand il chicane la science sur sa prétendue clarté, c'est dans un badinage métaphysique où les idées cabalistiques, la philosophie des nombres de Pythagore, le Zend Avesta ne réussissent pas à former un mélange bien spirituel. Son érudition reste lourde « Je cherche un peu de délire. »
Faut-il conclure à ne plus penser ? Mais cela n'est pas de l'homme il ne s'en passe pas plus qu'il ne se passe d'agir. Nous ne pouvons supprimer le reproche perpétuel de notre intelligence et de notre volonté qu'au prix d'une véritable mutilation ce serait de nous convaincre que notre « faible réceptivité », si vite débordée, nous donne seule l'illusion d'avoir des pensées immenses. Reconnaître cette illusion, c'est pour Pascal notre indéniable grandeur Obermann reste en suspens. Il garde la crainte des faux enthousiasmes; il tient à n'être pas séduit, hors de sa voie personnelle, vers une forme connue, et toute ouverte pour l'accueillir, de la croyance c'est un esprit circonspect, il pose ses conditions, souligne ses réserves; sa première règle est l'économie pourquoi restaurer le christianisme, puisque tant de gens, pratiquement, s'en passent ? L'essentiel n'est pas de plier lesvolontés sous des règles absolues, qui résoudraient une fois pour toutes les problèmes supérieurs, mais de for-
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mer des esprits droits. Pensons donc bien, et pensons, non tous par un seul, les uns par les autres. Les plaisirs de la sociabilité (51), une fois écarté le pharisaïsme, avec son apparente correction et relégués les prétendus devoirs d'opinion qui prennent leur force à notre pauvreté intime, sont les plus profonds, les plus humains. Obermann en parle lyriquement mais une pudeur mauvaise, tout d'un coup, le retient: « Aurais-je la manie de vivre ? » Il n'ose pas achever un tableau pastoral (54) dont le souvenir le ravit le ridicule lui fait peur. A peine le pourrait-il, tant l'habitude de l'abstraction a émoussé ses impressions de nature. La lettre 55, avec une rare plénitude d'expression, analyse son état d'esprit; nous sommes à l'un des moments les plus nets de sa vie. Aujourd'hui, dit-il, je quitte les beaux paysages par « l'ennui de leur silence. Ils ne parlent pas assez haut pour moi: je n'y entends pas, je n'y vois pas ce que je voudrais voir, ce que je voudrais entendre, et je sens qu'à force de ne plus me trouver dans les choses, j'en viens à ce point de ne plus me trouver dans moi-même ». Il se ravale à une plate « industrie du bonheur » (59). Après tant d'intimes débats, à bout d'artifices, le philosophe revient à désirer une volupté unie « douce et habituelle », c'était l'état naturel, avant que les excitations sociales n'eussent troublé l'homme, en le blasant sur les joies silnples et en l'altérant d'un bonheur imaginaire. Volontiers Sénancour écrirait comme Chamfort « Quand on a été bien fatigué par sa propre sensibilité, on s'aperçoit qu'il faut vivre au jour le jour, oublier beaucoup, enfin éponger la vie à mesure qu'elle s'écoule ». C'est en ces dispositions qu'il nous conte une idylle gastronomique (59), où il s'évertue avec la gaucherie d'un homme déshabitué de la joie. L'essai, d'ailleurs, n'est pas heureux « Notre salle pittoresque, notre foyer rustique, un goûter de fruits et de crème, notre intimité momentanée, le chant de quelques oiseaux, et le vent qui à tout moment jetait dans nos tasses des feuilles de sapin, c'était assez; mais le torrent dans l'ombre et les bruits éloignés de la montagne. » L'intensité de la sensation réveille en lui
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le besoin d'absolu, le désir d'infini qu'il devait laisser mourir en lui d'inanition.
Ainsi, abandonnant ses expériences de sociabilité, ses attendrissements philanthropiques à la Diderot, cessant de faire l'aumône aux misérables avec le geste des dé- sœuvrés et de disserter sur la bonté de son valetr laissant enfin ce nonchalant balancement du dédain à la curiosité, où il pensait recueillir la paix durable, il se redonne à la nature (63). C'est de cette époque que date sa fougue alpestre, et sa plus étrange aventure nous savons par les notes biographiques de sa fille qu'il se jeta en effet dans le torrent de la Drance, pendant une excursion au Saint-Bernard il avait été surpris par la nuit, il se per- dait dans les neiges, c'était sa seule chance de salut et il s'en saisit avec l'emportement que les oisifs mettent aux sports dangereux, dans leur besoin de distraction vio- lente. Une autre fois, pendant la nuit sur le lac, il repasse toutes ses idées d'antan, il fait avec une rigueur passionnée son examen de conscience « Abandonné dans une sorte de repos funèbre au balancement mesuré de ces ondes pâles, muettes, à jamais mobiles, je me péné- trai de leur mouvement toujours lent et toujours le même, de cette paix durable, de ces sons isolés dans le long silence; la nature me sembla trop belle, et les eaux et la terre et la nuit trop faciles, trop heureuses la paisible harmonie des choses fut sévère à ?-non coeur agité. » Tout à l'heure il se plaignait de ne plus entendre le souverain langage des choses, depuis que s'étaient tues ses voix intérieures, et le voici maintenant qui écoute leur reproche, il les sent distinctes de lui, supérieures dans leur austère sérénité à ce moi toujours incomplet et avide. Il éprouve mieux que jamais son désarroi intellectuel. Après avoir cru qu'il renoncerait aisément au bonheur pour vivre dans une léthargie douce, il sent renaître en lui l'aspiration au bonheur. Mais, comme toujours, à peine a-t-il songé à l'amour que sa pensée dévie vers la critique de la société qui entrave l'amour. Ses idées sur la législation de l'amour ont été développées dans un livre paru en 1805. Son principe habituel
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garde ici toute sa valeur; l'intelligence seule peut redresser les torts des esprits faux « Toute morale (1) n'est que justesse, tout est mesure mathématique; cette expression de Platon était bonne l'Eternel géomètre. Pythagore alla plus loin lorsqu'il dit « Nos vices et nos crimes sont des erreurs de calcul. » Obermann citait déjà le mot. Livre étrangement inégal que ce livre de l'Amour il contient des pages dignes de Schopenhauer, sur la nature qui semble n'avoir d'autre fin que le mouvement éternel; ailleurs il déborde de cette philosophie douceâtre, licencieuse et moralisante à la fois, dans l'intention du XVIIIe siècle, et qui multiplie avec une gaucherie pédante d'édifiantes inconvenances tout cela fondu dans une afféterie écœurante, orné de petites coquetteries, de petites mines à la Parny, qui veulent laisser beaucoup à deviner. Et sous cette forme apprêtée, les plus hasardeuses théories sur l'union libre. Plus intéressante demesure la plainte de Sénancour, d'un accent si personnel, sur les souffrances d'un mariage mal assorti « Perpétuellement avec une femme en qui tout doit inquiéter et plaire, séduire ou repousser, on ignore même si, dans les moments de tendresse et d'épanchement, l'on n'est pas son jouet. On se laisse entraîner .par l'occasion (2), sans y avoir réfléchi: l'on se trouve engagé. » Ce regret transparaît encore, au moment où l'on ne s'y attend guère, dans un article sur Mme de Lambert, en 1813 (3) il ne consent pas que l'amitié pure, « retenue », puisse devenir entre amants le plus délicieux des liens. Il en avait fait, sans doute, la malheureuse expérience « Réduit à s'analyser sans cesse, à ne vous livrer jamais, à n'avoir que des épanchements discrets et à vous redouter mutuellement. » C'est le souvenir durable de cette mystérieuse Mme Del* qui passe de temps à autre en brève apparition dans Obermann. Peut-être est-ce beaucoup de sa faute s'il ne l'a pas épousée et il était de cœur trop passionné, il savait trop peu tirer secours de son esprit, ii) De l'Amour, section IV.
(2) Voir le début de ce chapitre, l'histoire de son mariage.
(3) Revue philosophique (suite de la Décade).
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pour se contenter d'une nuance sentimentale. D'autre part, il restait, d'instinct, trop bourgeois, trop honnête aussi, pour briser la contrainte des « préjugés » acquis. Il a le délire romantique, mais le bon sens le ramène à ras de terre. C'est pourtant vers la théorie de la morale exceptionnelle, du droit au bonheur, que ses déductions le conduisent, et G. Sand en sera ravie si l'amour naît entre deux êtres de ce qu'ils ont la même perception « des rapports secrets et éloignés des choses (1) o, ils peuvent revendiquer, en face des fantaisies des docteurs, la noblesse et la sainteté de leur amour, violer les lois positives pour se soumettre à la loi profonde qu'elles semblent chercher en tâtonnant, et que la brève intuition des âmes révèle. Mais Obermann se borne à exprimer un désespoir amphigourique; il ne croit pas, il n'ose pas croire en lui. Il se traite comme un malade, aux désirs instables et violents. Il hante « les paradis artificiels », il recherche l'état factice où le mettent certains breuvages. Y met-il au moins une exaltation vraiment jeune; est-il romantique à fond ? Il est plutôt parnassien, par l'impassibilité avec laquelle il se prépare à une ivresse « décente », à un demi-désordre. C'est un disciple prodigue de la sagesse voluptueuse des Grecs « Rien n'est plus doux à la raison que de la déconcerter quelquefois. » Il est virtuose, à moins qu'il n'apparaisse tout d'un coup, dans sa prudence modératrice, comme un peu philistin. La lettre 65, qui est un tableau d'existence patriarcale, les lettres 67 et 68 le montrent en effet préoccupé de ses aises avant tout; il n'est pas un de ses actes qui ne l'amène à contempler avec satisfaction les mobiles sagement déduits où il s'est attaché. La description de sa propriété est d'un citadin las de la ville, résolu de se faire campagnard pour flatter ses goûts de bien-être. Son rêve d'une indépendance absolue, où il aurait collaboré par toutes ses pensées à la création continuée d'un monde spirituel, il le sacrifie à l'indépendance relative où peut atteindre en société un homme adroit, sujet des con(1) Ici encore le souvenir de Schopenhauer s'impose.
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venances et quelquefois leur maître, puisqu'il sait ce qu'elles valent. De même, -ilji'espère plus rencontrer ce paysage absolu, à l'image duquel sa pensée perçante et dure se serait refaite. Jadis, pareil aux solitaires chré tiens, en quête des sites les plus propres à tourner leurs âmes vers Dieu, il voulait découvrir le décor unique, exaltant et triste, où son âme se serait épanouie en nature et en vérité. Maintenant, déçu de jamais retrouver l'accord intérieur faussé par les dissonances sociales, il choisit pour terre d'élection la rive orientale du Léman « si vaste, si romantique », « le bord du lac de Genève entre Vevey et Villeneuve » nous dit sa fille, parce qu'il peut y être indifférent; il jouit là d'une variété tranquille « Je n'en jouis guère et j'aurais peine à m'en passer. » Dans ce milieu neutre, auquel il ne peut reprocher ni de contredire ses fortes pensées ni de le fatiguer, il n'attribura ses maux qu'à lui-même, au vague de ses £ désirs, à l'illusion de sa volonté; et c'est ce qu'il veut. Voici une cure mieux entendue que celle du début: « Il faut que le cherche en moi les ressources qui y sont heirt-êire sans que je les connaisse; et si mon impatience est sans remède, mon incertitude sera du moins finie. » Ainsi Maine de Biran devait écrire en 1815 « J'éprouve qu'<»n peut dans la solitude la plus profonde et vis-à-vis de soi-même. être aussi loin de soi qu'on l'est au milieu du monde. » Cet espoir placé sur la vie intérieure, cette inclination nouvelle à croire que la vie intellectuelle n'est pas le tout de l'homme, et qu'après s'être découragé à attendre de la nature contemplée avec ferveur la loi de son bonheur, il lui reste de regarder en lui-même, c'est la marque du X\7IIIe siècle finissant et ce sera celle de tout le XIX" siècle. Elle est sur Mme de Staël, sur Chateaubriand, sur B. Constant l'expérience vécue ou le monde admiré dans son ampleur ne sont rien, auprès d'un regard profond jeté sur soi.. 1) Le manuscrit de MT1' de Sénancour dit qu'il allait souvent rêver au bord de la Savine, dans ce coin si bien nommé le bout du monde. Il trouvait ce site admirable dans une ville (Fribourg).
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Seulement Obermann n'est pas mûr pour cette vie intérieure, à laquelle il visent avsc l'allure d'un incrédule tout blasé qu'il se dise, il est encore avide des choses, il a peur qul1 en reste une seule dont il n'ait pas eu la déception. Il voudrait se démontrer encore l'universelle vanité: et il n'ose pas tenter l'aventure en vivant, de crainte de reprendre goût à l'objet qu'il veut fuir. Il imagine la vie intérieure d'une manière presque négative; il recommence à discuter les avantages de toutes sortes d'existences où il pourrait s'échouer; il a la faiblesse (74) d'aller consulter un homme qui se déclare heureux, revenu de très loin, et disposant de la vie avec une souplesse ingénieuse. Il « rêve sa vie », il souffre jusqu'à l'angoisse de sentir qu'il n'avance pas d'un pas. A force de s'exercer à l'isolement, de se fermer à la bienveillance émanée de-, choses simples, pour éviter de se lier à elles par des rapports artificiels, il n'a plus de joies vraies sa pensée les conçoit et sa volonté les souhaite, mais elles ne passent plus le seuil de son cœur. Seule l'imagination reste chez lui vivante, riche en symboles fantastiques et en expressions splendides « Je reste dans un vide intolérable, seul, perdu, incertain, pressé d'inquiétude et d'étonnement, au milieu des ombres errantes dans l'espace impalpable et. muet. La navrante harmonie des soirs célestes fatigue les cendres de mon cœur. Le génie qui s'endormait sous ses ruines a frémi du mouvement de la vie. » C'est une faillite; il a cru à « l'existence absolue des êtres », à des choses accomplies en perfection et en plénitude il n'a vu que des changements sans terme, « l'action sans but ». Et il parle de la chute de son esprit avec l'accent consterné des prophéties annonçant la chute d'un grand empire.
̃ La guérison va naître justement de cette humiliation !de son orgueil intellectuel. Un retour sur lui-même lui aura appris le peu qu'est l'esprit qui veut jouir soli- ) tairement de la vérité absolue, et la grandeur de l'esprit qui se donne au labeur humain. Il ne peut demeurer; fidèle à l'égoïsme distingué qui l'a tenté « C'est une nécessité qu'il soit avide de la joie de son semblable; il
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n'a d'autre bonheur que celui qu'il donne. » Tout ce qu'il y a de générosité dans la pensée encyclopédique revit au cœur d'Obermann il cesse d'invoquer le recueillement dans les pensées éternelles il préfère s'intéresser à ce qui s'écoule, parce qu'en lui donnant sa pitié il peut être bienfaisant. « Aimons, dira Vigny, ce que jamais on ne verra deux fois. » Il a bien encore des façons de dire qui rappellent l'ancien temps, des sourires contraints, une gaieté crispée en songeant à ces hommes qui surent à la fois, devant le burlesque de la vie, être « adroits, spirituels et généreux ». Mais il sait qu'il est changé « Je me rappelle que la vie m'impatientait, mais ce souvenir paraît maintenant celui d'une chose étrangère à moi. » Il apprend de Voltaire et de Sénèque qu'il doit se ménager un rôle « expressif », traduire son caractère en actes, et garder jalousement la cc considération » qui l'aidera dans sa tâche. A l'écrivain qui prend conscience de sa mission, il faut une vie correcte, digne, qui ne soit un paradoxe ni un scandale. N'est-ce pas Rousseau qu'il désigne ici « Un homme de lettres en linge sale. logé dans un grenier, recousant ses hardes et copiant je ne sais quoi (prohabilement de la musique) pour vivre, sera difficilement un être utile au monde. » Sénancour nous est toujours apparu comme un aristocrate, et il le reste, il l'est plus que jamais; il est trop du XVIIIe siècle pour méconnaître la puissance de l'opinion, il a trop le sens du ridicule, pour imaginer que la singularité puisse donner une illustration de bon aloi. Et finalement il est trop timide, craint trop de s'affirmer, pour croire qu'il réformerait l'opinion en sa faveur.
Tout le programme de sa vie est en quelques pages, et l'on devine aussi combien ce programme fut maladroitement accompli. Il entreprenait délibérément, avant de saisir le rôle ambitieux de directeur de la conscience publique, d'attirer l'attention sur lui, de se rendre célèbre par un ouvrage agréable. H y a quelque chose d'enfantin dans cette prudence et quelque naïveté à confier ce dessein au public. Est-ce par le livre de l'Amour, paru
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en 1805, qu'il espérait se poser devant le public, comme Montesquieu par les Lettres persanes (73) ? ce ne fut guère qu'un succès de scandale éphémère et circonscrit. Je l'aime mieux franchement utopiste, qu'affectant les précautions d'un homme pratique. Une fois posé son acte de confiance en l'harmonie invisible, il se met tranquillement à l'oeuvre; il a facilement raison du pyrrhonisme, et de toutes les objections élevées sur l'inconnaissable où baignent nos actions hasardeuses ces pensées qui le décourageaient, cette magie du doute qui le paralysait quand il demeurait enclos en lui-même, elles lui semblent vaines dès qu'il les rencontre dans des théories toutes faites. Il ne flattera jamais aucune école, il parlera « sans crainte de mécontenter une secte ou un parti il n'attendra ni l'occasion ni le milieu le plus propre à recevoir ses idées en tout temps cet éclectique ancien, cet errant qui a mis à l'épreuve de sa vie personnelle tous les systèmes des philosophes et qui les a trouvés de nulle ressource, s'adressera à ce que nous appellerons l'esprit cosmopolite, à ce qu'il nomme l' cc esprit européen »: il se tourne vers « ces lieux. où les idées sont nettes et les conceptions désenchantées, où l'on vit dans l'oubli des prestiges, dans l'étude sans voile des sciences positives et démontrées ». Il pense pour une élite mais il évite de prendre un ton exclusif et dédaigneux: ce n'est pas lui qui distinguera jamais la canaille et les honnêtes gens, comme Voltaire; il est humanitaire, il croit avoir le sens des besoins profonds et universels. Ce sera le scrupule de toute sa vie, de douter si la philosophie convient au peuple au moins sera-t-il toujours d'avis qu'il ne lui faut pas en offrir une au rabais, et que d'ailleurs dans les grandes sociétés humaines il existe un haut instinct de sagesse cet instinct réclame le vrai: le philosophe le maintient s'il s'inquiète, et s'il s'alarme le rassure. A ce propos, il est intéressant de constater que Sénancour, si peu connu chez nous. a quelques rares et fervents lecteurs dans des pays neufs, ou dans ceux où la, vie sociale est stagnante, astreint à. peine l'individu en Finlande, en Australie, dans certains Etats de l'Amé-
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rique du Nord. Obermann contemple le bien qu'il peut faire par sa pensée, mais il est en marge de la société. Contre les passions qui pourraient s'élever, dans son coeur mal réfréné, de la ferveur de l'action ou de l'orgueil de la domination, il aura recours à une habitude de tristesse douce et renonçante; sa royauté intellectuelle sera toute recueillie « L'homme né pour gouverner est juste et absolu: désabusé, il serait plus encore: il ne serait pas absolu, il ne serait pas le maître, il deviendrait un sage. » La Bruyère parle ainsi, à la fin du chapitre du Mérite personnel W.
Je sais bien qu'après ces belles résolutions, il y a encore dans son histoire quelques pages de pur dilettantisme d'autres d'imagination folle, et notamment, dans la lettre 85, un songe où il a vu un cataclysme effroyable à souhait. Tantôt il s'enlise dans la recherche raffinée du bonheur, tantôt il a des désirs d'énergie démesurés. Mais cette incohérence s'apaise et s'harmonise sous une influence qu'il nous laisse deviner très forte, et. dans le souvenir au moins, très continue. Si énigmatique, si gauche dans tout son livre quand il fait de fuyantes allusions à ses mésaventures sentimentales, si incapable d'ordinaire d'exprimer le charme féminin, il prouve à la fin qu'il l'a. vivement ressent.i. et que chez lui l'intelligence ne s'isole pas loin du coeur comme elle a été atteinte dans ses misères. en son apaisement grave elle sr. rassérène et s'affermit. II se rappelle la sœur de Fonsalbe. cette Mme Del* qu'iI a aimée d'un amour contraria et qu'il vient de revoir, malheureuse elle-même, d'un malheur qu'il ne nous dit pas. Sans effusions lyriques. il avoue que sa tristesse sans révolte l'a persuadé de vivre « Cette force désabusée, avec ce calme de la douleur qui lui va si bien. ces chagrins sans humeur. ce sourira des peines cachées. ce découragement dont on dédaigne l'affliction. tout cela est plein d'harmonie et n'appartient qu'à. elle. L'adversit.é est bonne à qui la porte ainsi. » Il soupçonne enfin que la douleur cultivée (1) « Le sage guérit de l'ambition par l'ambition même. »
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donne des fruits de grâce et de bonté; il consent qu'elle ait un sens. Il écrirait volontiers, comme Mme de Staël W, que « le désespoir moderne vient de ne plus croire au surnaturel dans le malheur, à une puissance qui s'intéresse au moins à nous pour nous persécuter. » Et la bienveillance méconnue des choses lui gagnant l'âme, sa méditation suit le rythme d'un grand spectacle naturel; les idées se prêtent aux images, comme si le caractère aimable ou tragique du paysage l'aidait à mieux percevoir tous les aspects de sa pensée courageuse et triste sans remède. La ferveur morale anime ses dernières confidences il s'est délié de la peur d'être dupe « C'est de nos fortes résolutions que quelque effet subsistera peutêtre. Périssons en résistant, et si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit avec justice. » C'est l'enthousiasme de Kant, sans la foi.
Aussi ne nous attardons pas à ses suprêmes rechutes; c'est bien d'une conversion qu'il s'agit cette fois-ci cc Il me faut y penser un jour de plus, un seul. Cela finira puisque je l'ai résolu. Je ne suis pas attristé, mais ému par une sorte de stupeur et de lassitude. » Ainsi parlent toujours ceux qui viennent de se renoncer ils s'étonnent de trouver si peu de joie dans leur sacrifice, mais ils le maintiennent. En acceptant de vivre de la vie commune des hommes, en se limitant à ces « palpables vérités.)) qui nous éclairent le chemin quotidien, Obermann garde le sentiment du « vrai essentiel » qui est l'horizon lointain et sombre sur lequel se profilent nos pensées claires. Il ne se mutile ni ne se diminue mais il ne songe plus à mettre un accord exact et constant. entre les moindres démarches de sa volonté, pressée d'agir pour subsister, et ces mouvements profonds où se révèle une vérité immuable, supérieure à la vie sociale. Il mènera son labeur dans l'obscurité ses derniers mots sont d'un Schopenhauer, d'un sage hindou qui aurait accepté de vivre. en conservant inaltéré le sentiment de l'universelle va(1) Littérature, 1r.. partie, p. 114.
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nité. La volupté de la contemplation lui laisserait un remordis et tournerait à l'anxiété « Si j'arrive à la vieillesse, si un jour, plein de pensées encore, mais renonçant à parler aux hommes, j'ai auprès de moi un ami pour recevoir mes adieux à la terre, qu'on place ma chaise sur l'herbe courte, et que de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le ciel immense, afin qu'en laissant la vie qui passe, je retrouve quelque chose de l'illusion infinie W. »
La volonté de Sénancour était qxïObermann ne fût jamais publié de nouveau; il renonçait au roman et faisait bien il excelle à dégager des faits matériels la vie idéale, il ne sait pas rendre dramatiques les événements réels. Obermann est, nous l'avons bien vu, un journal de penseur avec des parties de poème. S'il s'en était cru capable, il aurait entrepris, nous dit-il, une œuvre du genre de Clarisse. L'Isabelle, qu'il donna beaucoup plus tard, est simplement un livre ennuyeux et plat. Mais il avait songé, sans y donner suite, à une seconde partie d'Obermann, dont un article (2), paru en 1812, peut nous donner idée « Quoique les suggestions enivrantes d'une haute prospérité soient aussi dangereuses pour la raison que la fatigue d'un malheur opiniâtre, .c'est surtout en considérant l'homme dans de longues infortunes que l'on sentira facilement combien les idées vulgaires dénaturent les choses. » Ceci ne fait encore penser qu'au premier Obermann; Sénancour laisse voir un peu d'amertume, dans la suite, contre le public qui juge de tout par imagination pense-t-il à Chateaubriand ? C'est fort probable, comme il y pensera encore dans un article d'août i8i3, sur le style, où il oppose la « force », la « grandeur et la retenue, quelquefois le vague et l'incertitude » pleine de « sublime » d'une sensibilité universelle, aux images éclatantes où déborde une sensibilité purement passionnée. Pense-t-il aussi à Mme de Staël ? Bien qu'il ait maintes fois affiché ses sympathies pour elle, et qu'il l'ait notam(1) Cf. Hugo (A Villequier) « Maintenant que je puis. examiner en moi les vérités profondes et regarder les fleurs qui sont dans le gazon ». (2) Dissertation sur le roman. Revue philosophique.
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ment défendue contre Mme de Genlis, il a pu remarquer à propos d'elle que « les peines les plus amères » intéressent peu « si celui qui les a subies n'a pas aussi à parler. des événements célèbres qui changèrent sa destinée. » Il plaint « les âmes élevées que tout le monde méconnaît » et qui, avec « de justes prétentions que rien d'extérieur n'autorise » sont livrées « à de misérables sollicitudes » et regardent « le temps s'écouler dans une détresse uniforme » âmes vastes « à qui les grandeurs n'eussent pas suffi. » Et il ajoute enfin « Ce n'est pas tout ce qu'un homme pourrait souffrir, au milieu des avantages apparents et des promesses de notre industrie prodigieuse. Le modèle dont j'aurais presque osé tracer quelques iinage » serait l'homme de génie qui saurait exercer une grande puissance sans succomber au prestige de l'ambition, qui trouverait en soi des ressources dans la situation la plus désastreuse, et saurait « perfectionner le monde ».
Cette idée mystique d'un régénérateur du monde, Ballanche l'a reprise, et, dans la tradition, c'est à lui qu'elle appartient.
A ces hauteurs, toute réalité est éliminée du roman, et le poème philosophique commence; le culte ainsi entendu du moi, le recueillement intérieur, la méthode de vie qui consiste à méditer sur tout événement comme sur une résultante sans se distraire à contempler sa forme visible, mènent à la psychologie des états exceptionnels de l'âme, de l'état prophétique surtout, ou plutôt ils suppriment toute psychologie puisqu'ils dédaignent l'analyse, et ne cherchent qu'à étendre hors de toute mesure la conscience individuelle, assez ample et complexe pour embrasser et pénétrer l'avenir.
Prenons garde seulement. qu'Obermann. si peu roman soit-il, nous est un témoignage de l'influence du roman nouveau sur la pensée philosophique et il offre un exemple extrême de ce que peut devenir le roman chargé de philosophie. Il ne s'agit pas pour lui de prouver quelque chose, dogmatiquement, en déduisant les événements et en faisant- que chacun d'eux marque d'une
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manière sensible les étapes de la démonstration nous n'avons pas en Obermann le spectacle d'une pensée qui s'est ressaisie après un grand trouble, et qui repose en clair des émotions confuses nous assistons à ce trouble même et à cette confusion, et nous voyons lentement se dégager une résolution qui sera le début d'une vie _noi>velle. Rien de moins prédicant que le roman et cependant rien de plus moral il est bien ce que demandait Rousseau, une pièce de comparaison pour iï'tude du cœur humain. Ce n'est pas une philosophie toute faite mise à la portée d'un public sans culture sous l'urine de récit c'est une philosophie issue de la vie, et nous fermons le livre avec l'impression que la philosoplie ne s'apprend pas en raisonnant, que chacun de nous i^la sienne en soi, et qu'il dépend de lui, par une médiration attentive et recueillie sur les éléments de sa vie propres, d'arriver à la connaître, à s'en faire une force; une pensée vague demeure une faiblesse, dès que nous l'av ons regardée en face et forcée à se préciser, elle peut rester une souffrance, mais elle devient énergique. Je ne sache pas que l'on se préoccupe beaucoup, si ce n'est par une curiosité que le caractère même des plus récents penseurs a stimulée, de connaître l'influence de la vie privée de Descartes ou de Leibniz ou de Kant sur leur système on verrait plutôt qu'ils ont tendu à absorber leur vie individuelle dans leur philosophie, à mettre dans leurs moeurs le plus de pure intelligence possible. C'est que pour eux la pensée était supérieure à la vie, et c'était par un effort de l'esprit que la pensée pouvait être infusée dans les faits de l'existence matérielle, pour les ordonner et les ennoblir. Si Rousseau a émis une idée forte et riche en effet, c'est que toute pensée est dans la vie à l'état diffus ou latent, et que toutes les ressources de la vie sont en nous,- dans notre moi intime et non dans le vaste inondé c'est là une idée toute religieuse, mais' il l'a sécularisée. Désormais, les philosophes abondent,' pour qui la recherche- de la vérité prend un caractère dramatique j'ai cité plusieurs fois Maine de Biran; sans venir jusqu'à Stuart Mill et Amiel, on pourrait nommer Jouf-
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froy, dont la Nuit fameuse est de 1813, et plus encore Ballanche sa philosophie n'est qu'une émanation de sa vie intime, son système qu'une vue élargie et généralisée sur sa destinée propre.
Une étude sur le lyrisme philosophique m'entraînerait trop loin, il y faudrait faire entrer toute la littérature prophétique depuis le Philosophe inconnu jusqu'aux Parotes d'un croyant et Ahashvérus, en passant par la Vision d'Hébal, de Ballanche. Je veux seulement faire remarquer que la forme autobiographique du roman, en le dégageant de toutes les conventions, en fait le genre le plus libre et le plus souple qui soit, et-, cela même qu'il peut accueillir le moi humain tout e^: le genre où se traduit le mieux la richesse et l'unité cr" littérature, celui qui montre le mieux la transition po^ sible entre tous les genres; au lieu de laisser le travail de la réflexion ou de l'art s'isoler dans des tâches qui deviendraient à la longue artificielles, l'autobiographie leur rappelle leur matière commune, et leur montre que, dans l'existence d'un seul être, tout ce que les genres littéraires connus exploitent, à leur manière un peu abstraite, tout ce qu'ils se distribuent les uns aux autres, se trouve rassemblé et condensé. L'autobiographie rafraîchit ainsi la pensée et l'art; elle renouvelle ce qu'il y a en eux d'humain. La beauté et la tristesse de la vie se seraient perdues, si des hommes comme Obermann n'avaient paru pour montrer dans toute son étendue une âme des temps modernes. Leurs confessions ont fait comprendre que toute la matière morale de l'humanité n'était pas gardée dans quelques vieux livres la génération contemporaine s'est reconnue en eux comme une personne nouvelle. Et de même que les Confessions de saint Augustin étaient l'aspiration de la société païenne vers une religion de pureté et de pitié, les Confessions du XIX° siècle commençant, après le grand espoir déçu du XVIIIe siècle en la vertu de la pensée abstraite, c'est l'aspiration d'une génération inquiète vers une religion sociale. Entre toutes, celle d'Obermann est la plus métaphysique, la plus profonde, celle où se reconnaît le plus
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nettement l'intime solidarité de la vie réelle et des formes les plus élevées de la pensée.
C'est le lieu de dire brièvement ce que fut chez Ballanche cette solidarité. Entre Obermann et lui, les différences abondent il était religieux, il fut ami de Lamennais, que Sénancour, irreligieux de volonté jusqu'à la lin, mettait parmi les rhéteurs avec Chateaubriand. Mais il a osé ce que l'esprit timide de Sénancour avait toujours rêvé il a mis en forme l'idée de palingénésie sociale. Si Sénancour, pour les hommes de 1830, n'a jamais été que l'auteur méconnu d'Obermann, c'est que BallancMe ^açait complètement ses « Libres méditations ». Sénaneut beau faire, il en demeura toujours à des états u.ine; le système qu'il n'eut pas l'audace ou la force de construire, Ballanche l'a émis. Il avait publié, en i80i, un livre sur « le sentiment » qui, pour la forme, antidogmatique, digressive, rappelle les Rêveries de Sénancour. Dès 1809, il tient son idée l'histoire de sa vie lui apparaît comme symbolique de celle du monde; elle a trois phases la déchéance, le combat, le relèvement par l'expiation. C'est ce qu'on voit dans des fragments qu'il a laissé publier en 1819, contenant « des souvenirs fort tristes » (1), dit-il, et qui n'étaient point faits pour recevoir ce genre de publicité. » C'est l'histoire d'une épreuve d'amour, si l'on peut appeler une histoire une suite de méditations correspondant aux moments heureux ou malheureux d'une passion. Le bonheur entrevu n'a été pour lui « qu'une nouvelle ruse de l'espérance ». Il a mieux compris ensuite la nécessité mystique de la souffrance « Nous serions bien moins étonnés de souffrir, si nous savions combien la douleur est plus adaptée à notre nature que le plaisir. L'homme à qui tout succède selon ses vœux oublie de vivre. La douleur seule compte dans la vie, et il n'y a de réel que les larmes. » C'est presque le mot de Mme de Staël. Et encore « Nulle créature n'est seule pour la douleur, elle souffre et elle (1) Edition de 1830. La Visite à la Grande-Chartreuse, avec M. et ?,F" de Chateaubriand, en 1804, et les Adieux à Rome, en 1813, furent publiés avec ces fragments.
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fait souffrir. » Il faut que tout homme tôt ou tard désespère ceux qu'il aime ou qu'il soit désespéré à cause d'eux et Ballanche, au lieu de conclure comme Benj. Constant qu'il faut s'épargner mutuellement la douleur, dit qu'il faut nous abreuver d'affections, au risque de trouver la douleur toujours. La « sublime Clarisse » lui revient en mémoire il en parle comme si elle avait existé; pour racheter une faute unique, il ne lui a pas suffi de se repentir et de souffrir, il a fallu la honte. Et bien longtemps après ces souvenirs, qui sont de 18081809, Ballanche ajoutait, le ,31 mars 1830 « Ai-je vécu ? ai-je seulement rêvé ? Et je suis certain que c'est toujours moi 1 moi divers et le même, moi successif et identique A travers toute sa vie, si active intellectuellement, il a subi une continuelle initiation qui l'a maintenu calme devant sa destinée, et qui l'a rendu clairvoyant sur celle de la société. Il n'a pas cru que son malheur dût l'isoler tout n'est-il pas incomplet ici-bas ? C'est un Obermann croyant.
Charles Nodier est, avec Ballanche,, le seul écrivain contemporain qui sut dignement apprécier Obermann, et qui même s'avisa de son existence. Nodier, qui est un représentant du werthérisme (1) en littérature, n'a pas créé un type il a eu des enthousiasmes, de la verve, une imagination fantastique, brillante, peu profonde. Nulle part les souvenirs d'enfance n'ont eu plus de charme que dans ses Nouvelles et ce serait un travail intéressant, mais qui sort de notre plan, de suivre à travers ses œuvres, d'une si capricieuse inspiration, la trace de sa vie réelle. Son action littéraire se place en 1820, quand il est nommé bibliothécaire de l'Arsenal, et quand le premier cénacle se forme autour de lui. Mais, tout en remarquant que l'imitation des littératures étrangères, l'art du pastiche ont tenu chez lui plus de place que les émotions vraies, il faut le nommer parmi les initiateurs de la littérature personnelle, ne serait-ce que pour faire (1) Voir quelques observations pour servir à l'histoire de la nouvelle école littéraire, préface des Dernières aventures du jeune d'Olban, republiées en 1825.
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ressortir une fois de plus combien l'intensité du caractère est un élément nécessaire de l'autobiographie qui crée les types.
Les Proscrits sont de 1802, le Peintre de Salzbourg est de 1803. C'est dans les Tristes ci) qu'il a exprimé son admiration pour Obermann.
Sa vie n'a pas été si tragique que le pourrait faire croire le livre des Proscrits. Il avait, en effet, conspiré contre le premier Consul, et il avait fait de la prison. Mais il prenait les événements avec esprit, légèrement; ce qui nous intéresse maintenant dans cette nouvelle, c'est le reflet des faits contemporains sur un esprit distingué, élégant, monté par des lectures, sur un homme jeune, ayant le goût de l'action et de l'aventure, obligé par un régime autoritaire à contenir une énergie qui se croit profonde un moment parce qu'elle est contredite; et nous y voyons aussi pourquoi sa confidence, et toutes celles de même nature, devaient demeurer sans écho « J'ai fait un livre avec mon cœur. Ne le lisez point, génération d'heureux qui allez parcourir une carrière. » Nodier n'était donc pas dupe: il sentait que l'ambition faisait tort aux peines cachées, et il parlait pour quelques âmes froissées par la violence des temps,, par la brutalité vulgaire que tant de gloire dissimulait. Parmi elles était Soulié, qui devait, vingt ans plus tard, devenir l'ami de Nodier, et qui lisait son roman à Bordeaux, en 1802, avec enthousiasme.
Les livres du Proscrit, c'est Shakespeare la Bible, le Messie de Klopstock, Montaigne, Richardson, Rousseau, Sterne et Werther surtout son ami Franz, le fou lucide, en garde un exemplaire dans une boîte d'ébène enveloppée de crêpe, et Stella, son amante, l'a toujours avec elle. Il affecte une sensibilité démesurée « Je ne pouvais pas suffire à toutes mes sensations. mon cœur éprouvait cette espèce d'étreinte qui le resserre sans le blesser. » Depuis qu'il a ouvert « le livre fatal », il croit (1) Mélanges tirés des Tablettes d'un suicidé, 1806.
(2) En 1801, Nodier publiait à Besançon des Pensées extraites de Shakespeant.
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être « vêtu de la robe de Nessus. » Il est religieux avec passion, bien qu'il puisse voir un athée sans horreur; il croit dans les harmonies morales. Les satires de Werther contre la société formaliste deviennent chez lui d'emphatiques provocations aux « fiers dominateurs du monde ». Il se lance dans le pamphlet politique. En amour, quand il ne se laisse pas aller à la douceur un peu molle, à l'enchantement enfantin que Nodier a su le mieux peindre, il aime le tumultueux, l'orageux; les scènes de passion s'écoulent au milieu des éclairs. « Mon imagination se reposait de ses tempêtes dans celles de la nature. » Il fait son réquisitoire contre le mariage, tout comme Obermann et avant lui: mais il convient que c'est un paradoxe, ayant trop d'esprit pour être lyrique à fond. De même il a trop d'idylle dans le cœur pour être jamais tragique il fait penser toujours à un enfant qui jouerait aux sentiments gigantesques. Quant à la psychologie, elle n'existe pas ici il est impossible de comprendre comment Stella, étant ce qu'elle est, a pu trahir pour le proscrit son mari, banni lui-même et se consolant dans son amour elle absout son complice, elle se condamne, et lui ne trouve qu'un mot à lui répondre « Stella » On est bien surpris d'apprendre par la Lettre du Solitaire qu'il était utile, en des jours de corruption, de faire « le tableau des malheurs qui ont suivi une passion illégitime ». L'œuvre nous semble de moindre portée. Ce sont les essais sans lien, pleins de réminiscence, d'un jeune homme, grand liseur et épris des littératures du Nord. Le Peintre de Salzbourg, journal des émotions d'un cœur souffrant, nous fait la même impression c'est un pastiche de 1,,Verther, « du roman allemand, dit plus généralement Nodier; inspiré surtout par le Chant de Schwartzbourg, de Ramond. » C'est sous ce dernier titre qu'avaient été imprimées en 1789 les Aventures du ieune dVlban. Son héros, selon la préface de 1840 (1î, est l'homme avec lequel il s'était identifié à vingt ans il ne cache pas que c'était de la pure suggestion littéraire; (1) Le peintre de Salzbourg a été réédité en 1820, 1832 est 1840.
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mais il fait aussi remarquer qu'au temps où son livre parut, temps peu sentimental, où les idées de fortune dominaient, il avait « un mérite de révélation ou d'instinct qui n'était pas encore commun. » L'empire de « cette merveilleuse Allemagne » ne s'étendait alors que sur quelques jeunes gens exaltés et quelques femmes nervcuses. Il s'agit bien encore ici d'un proscrit, mais dompté. Il fait songer d'avance à ce Maxime Odin, où Nodier s'est peint beaucoup plus tard dans ses souvenirs de jeunesse, à l'un de ces romanesques qui arrivent « dépaysés dans le monde, étrangers à la langue qu'on y parle, à la loi des néçessités qu'on y subit. d'une sensibilité crédule », et qui se font une vie d'illusions. C'est un « averti »; il a reçu de bonne heure la révélation qu'il n'aurait rien à attendre de la société, et qu'il lui faudrait s'en retirer, sous peine de devenir l'artisan de sou malheur; il offre donc avec Obermann de très précises affinités. Il aime comme lui l'analyse raisonneuse l'observation est volontiers subordonnée à la preuve de quelque vérité morale « Dans ces bouleversements qui désolent la création, il y a un baume pour les plaies du cœur, parce que nos afflictions sont absorbées par des afflictions si augustes, et que notre compassion est obligée de se répartir sur un monde. Tout à l'heure, par exemple, je m'identifiai avec cette nature souffrante, et je l'embrassais tout entière de ma pitié. J'ai essayé de me maintenir dans cet état; mais depuis que je souffre seul, il a bien fallu que ma pitié réagît sur moi-même. » C'est un effort de volonté et de logique. Ailleurs, se souvenant comme Obermann de Cabanis, il dira que toutes nos sympathies sont des conséquences de notre organisation physique. Comme lui encore il lance l'anathème ironique contre les hommes civilisés qui croient avoir tout apprécié, mesuré, prévu, mais qui ignorent tout de la vie intime où les rapports factices, les proportions convenues sont abolies; il se révolte contre les préjugés sociaux en matière d'amour. Il aime, comme Obermann, la nature froide, désolée, sévère, celle du Nord. Et quand il s'écrie « Je souris de pitié aux soins que les hommes
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se donnent. Mon cœur veut des émotions inégales et distraites, une manière d'être diverse et fortuite parce qu'il a observé qu'il gagnait plus sur ce qu'il laissait au hasard que sur ce qu'il donnait à la prévoyance »; il fait encore penser à Obermann dans ses accès d'épicurisme. Mais sa théorie du suicide est de Werther; il « ne peut tomber sans entraîner toute une création dans sa chute, et le dernier soupir qu'il exhale met en deuil toute la nature ». Et il défend, enfin, le cloître par les mêmes raisons qui poussent Obermann à désirer la solitude: la manie de la perfectibilité sociale en est exclue, et les impressions primitives s'y conservent « Cette génération se lève et vous demande des cloîtres. » C'est là qu'elle peut trouver encore un sens à sa vie, sous un gouvernement qui ne laisse rien au hasard, et qui fixe l'avenir à cette génération « nourrie de la moelle des lions », spectatrice en sa jeunesse des plus grands événements politiques. Mais ce n'est pas au cloître qu'est allé Nodier; il est resté dans le monde et s'y est fait, vers la trentième année, un bonheur paisible et durable. Il n'avait pas attendu si longtemps pour se défendre contre la maturité précoce, pour éloigner de lui délibérément les épreuves qui approfondissent et désenchantent l'âme, flétrissent le cœur, ou lui rendent, s'il en sait triompher, une vigueur plus belle que celle de la jeunesse « Je n'avais pas vingt ans (en 1800), devait-il dire dans Séraphine, que je résolus de mettre un clou à ma roue, comme dit Montaigne, et de ne plus vieillir d'un moment. Je m'en suis assez bien trouvé; mais j'aurais mieux fait de m'arrêter à douze. » Et dans Clémentine il dira qu'il a les portraits en horreur. Il n'a donc songé, ni à développer en lui par la culture et l'attention un être d'une vérité supérieure, ni à se peindre jamais dans l'attitude définitive de sa vie. Voilà pourquoi ses Nouvelles, si pleines qu'elles soient de ses souvenirs, n'entrent pas dans le cadre de l'étude que nous poursuivons. Regardons les Proscrits, Le Peintre de Salzbourg comme de curieux divertissements littéraires, qui datent; ne les mettons pas parmi ces
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oeuvres qu'un grand penseur ou un poète comme Oberinann tire de la substance la plus vivante de son âme (1). René était connu quand parut Obernmann, et aussi Valé rie, qui est de décembre 1803, et Delphine, qui est de 1802. En étudiant d'abord Obermann, nous avons vu tout de suite la forme absolue que peut prendre l'autobiographie, en tournant au journal philosophique. Nous analyserons l'une après l'autre les deux monographies sentimentales de René et de Valérie. Nous passerons ensuite à Delph.ne, que nous rattacherons à Corinne; il y a entre ces deux œuvres une telle continuité qu'on ne peut les séparer; .-idolphe leur est aussi trop uni par l'inspiration originelle, pour que nous n'en abordions pas l'étude aussitôt après.
Nous réserverons les œuvres de Mme de Souza, pour montrer qu'elle a maintenu de 1793 à 1808 la tradition du roman d'analyse ou du roman intime, et l'a menée jusqu'à Mme de Duras qui la reprendra. Quant à Mme de Charrière, nous choisirons dans son œuvre assez étendue quelques pages parmi les plus expressives, quand nous chercherons à déterminer son influence sur Benj. Constant. Enfin nous verrons chemin faisant quelle action, favorable ou contraire, put avoir sur le roman autobiographique la production littéraire contemporaine.
il) Nodier avait 22 ans en 1802; en 1804, Sénancour en avait 34.
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CHAPITRE VI
CHATEAUBRIAND René
C'est la marque de René, d'être, comme Werther, tourmenté de souffrances qu'il s'est données. L'individualisme avait été pour Rousseau le grand remède à tous les malaises qui prennent les âmes faussées par la vie sociale en retrouvant son être véritable, l'homme rencontre aussi, selon lui, les grandes notions sur lesquelles se fonde la vie morale les questions troublantes cessent de se poser, l'utilité ni la beauté de l'existence humaine ne sont plus mises en doute, tout s'éclaire d'une certitude qui ne peut plus manquer, car elle ne dépend pas d'une construction de l'esprit. Bien loin de se sentir seul en lui-même lorsqu'il s'y recueille, et de se devenir bientôt à charge, le vrai disciple de Rousseau, s'il en pouvait être, un parfait, se débarrasserait de ce que le perpétuel souci de soi-mêjne, de l'avenir, de l'attitude à prendre au milieu d'un monde mal ordonné et tyrannique, a d'accablant pour l'homme ordinaire. L'amour de soi, bien entendu, que Rousseau distingue bien de l'amour-propre, se confond avec l'amour de toutes choses pour soi, hors des fins utilitaires c'est un acte de confiance universelle. Ce qui manque à René pour connaître ces joies, c'est la foi. Le monde qu'il découvre en lui n'a rien qui le rassérène, c'est une source de nouvelles peines, c'est plutôt la révélation de la souffrance même, puisque René n'a jamais connu les chagrins qui naissent à l'occasion des événements extérieurs. Le repliement sur soi, qui
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était l'attitude élue de Rousseau sur la fin de sa vié, c'est celle de René dès qu'il commence à se sentir vivre. Aussi dit-il bien qu'il n'a pas à raconter « les aventures de sa vie puisqu'il n'en a point éprouvé ». Comme il « ne peut guère se plaindre que des maux qu'il se fait à lui-même », son histoire se borne « à celle de ses pensées et de ses sentiments. » René répond donc exactement au souhait de Mme de Staël, lorsqu'elle demande une œuvre d'où soit exclu « tout événement romanesque ». Il s'agit d'ouvrir les yeux sur une vie intérieure où les choses n'ont jamais marqué de violentes empreintes, et ce monde est cependant agité, troublé, plein d'une force vague qui ne sait à quoi se prendre, qui se tourne en angoisse et en mépris de tous les objets offerts en séduction aux énergies vulgaires. C'est l'ennui, et l'impuissance à guérir l'ennui, l'immensité du désir, qui n'a jamais été mis à l'épreuve ni réduit aux mesures de la réalité, et qui s'étonne si le monde extérieur, malgré sa variété, vient s'anéantir en lui dès la première prise. La volonté saine, celle qui accepte une tâche limitée et se règle elle-même, est absente. Mais René, comme Werther, veut avidement saisir tout ce que lui présente de prestigieux et de fascinant sa fantaisie ou la nature contemplée, et s'en rendre maître. Il voudrait se donner un témoignage absolu de sa puissance créatrice, et que le flot des sensations innombrables, bien loin de le rendre oublieux de soi-même en dissolvant sa force d'attention, exalte sa faculté de connaissance intime. Et quand il a cru se contenter, en variant à l'infini les richesses d'une sensibilité qui devant rien ne se réserve et donne à tout son empreinte propre, il s'aperçoit que le sentiment dominant demeure encore en lui d'une absence inexprimable, d'une tristesse que nulle activité, si tumultueuse fût-elle, ne saurait distraire. Ainsi, le règne intérieur d'une faculté régulatrice, qui met l'harmonie entre nos tendances et nous guide à travers nous-mêmes, cet équilibre obtenu par un perpétuel échange entre le dehors., qui nous rend la notion d'une réalité féconde toujours prête à nous renouveler, -.et la conscience qui s'affirme
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dans la pleine possession de soi, ce double mouvement d'expansion et de recueillement qui fait la vie normale de tous les êtres, manque à René, et lui manque parce que le souci du moi l'encombre et fausse en lui toute perception. Dans cette âme inquiète, qui s'émeut tout entière au moindre ébranlement, il n'est pas d'émotion qui ne se propage infiniment et ne s'amplifie hors de toute mesure; il n'en est pas non plus qui ne laisse après elle un goût de néant. Il voudrait accomplir un acte dans l'absolu, qui fût d'une incomparable valeur, et comme il sait que ce ne peut être un acte positif, il se donne le change, en mettant ses forces à l'essai dans une épreuve qui est la négation même de la volonté. Si la vie monastique, en effet, séduit un moment René, c'est qu'elle est l'extrême renoncement, le refus total de tout ce qui est fini, et l'amour de la mort en ce qu'elle a d'absolu et d'irrévocable. Faire de la vie une méditation solitaire et incessante de la mort, c'est déjà n'être plus soumis au règne du relatif.
René ne s'arrête pas là cependant, parce qu'il est, comme Werther aussi, un artiste, et qu'il lui suflit, pour reprendre goût à la vie, d'être un moment rempli par une sensation forte. Sur cette décision, il ne s'explique pas longuement. Les pensées qu'il exprime, et qui sont le terme apparent d'un profond développement intérieur, échappent à l'analyse; il lui plaît qu'il y ait du mystère à leurs origines; ses peines ne sont pas de celles dont on peut dire les causes « Nous tenions cela de Dieu ou de notre mère ». C'est une disposition innée, que les choses n'ont pas faite, mais qui réagit sur toutes choses l'âme se détermine par ses raisons, qui ne valent rien pour une raison étrangère, et qui lui sont impénétrables. Aussi pourrait-on dire qu'en cette confession la part de la psychologie est nulle, si l'on prenait le mot au vieux sens classique, comme un effort pour découvrir l'invariable logique du sentiment, et pour fixer les traits universels par où se ressemblent tous les hommes. « Personne n'a souffert comme toi », dit Charlotte à Werther, et pour René aussi, c'est le seul fait digne d'attention; il n'y a
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pas deux sortes semblables d'émotions, et les siennes vont au-dessus de toutes celles que puisse jamais recevoir une sensibilité humaine. Le résultat immédiat c'est le lyrisme; exprimer ses sentiments, ce n'est plus pour René les rendre clairs, en distinguer les mobiles et les effets, c'est leur laisser prendre l'une après l'autre toutes les formes qui peuvent les rendre plus faciles à comnuniquer, c'est donner, par les images et les symboles, une sensation aussi prochainement que possible équivalente à l'impression intime dont il veut rendre la force plutôt que d'en définir l'exacte figure; le classique cherche un équivalent intellectuel, le lyrisme transpose l'émotion, du cœur où elle demeure inaccessible, à l'imagination qui en offre au moins le mirage, et cela nous donne l'idée de choses infiniment précieuses, que toute expression dégrade un peu.
N'y-a-t-il pas cependant de l'analyse dans le récit de la jeunesse de Chateaubriand ? n'a-t-il pas noté quelques événements dont l'influence fut sur lui définitive, par exemple la mort de son père, et plus généralement l'empreinte constante de ce milieu monotone où s'est lentement et pour toujours modelée son âme ? Méfions-nous d'attribuer à Chateaubriand une tournure d'esprit qui est à nous, et d'imaginer qu'il nous offré lui-même la méthode selon laquelle nous sommes tentés d'étudier son œuvre. Il est bien vrai que, dans René, il apparaissait pour la première fois que les choses les plus habituelles, les plus méconnues par l'observation superficielle, sont en réalité les causes les plus profondes du caractère, que l'individu pris abstraitement est une simple conception de l'esprit, et que si la science de l'âme consiste bien à poser les lois générales des sentiments, ces lois sont beaucoup plus obscures et irrégulières que les raisonneurs ne l'imaginent; il apparaissait qu'il existe des liens invisibles, des ressemblances impossibles à déduire ou à formuler logiquement, mais saisissables à l'intuition, entre les milieux et les individus, et que les sentiments forts et invincibles, destinés à donner leur nuance commune à toutes nos émotions, sont faits d'une masse
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innombrables d'infiniment petits, que nous sommes dépendants d'un passé tenace et de mille souvenirs à peine conscients, mêlés au fond de nous et recevant l'un de l'autre, dans notre volonté que ne peut réformer l'analyse, une puissance insurmontable. Mais si c'est là de la psychologie, c'en est une toute nouvelle; elle tend à détruire son propre objet, qui est l'individu; elle l'étudie comme un produit, comme le point de passage d'influences actives qui se réfléchissent et s'accordent dans une harmonie éphémère, ou se heurtent en des conflits d'où ne peut émaner rien de ferme. Est-ce bien là ce que voulait Chateaubriand? l'individualisme à outrance peut-il aller avec cette négation de l'individu ?
Chateaubriand ne s'est pas posé la question. Il ne s'aperçoit pas que plus il étend sa conscience à des objets divers et se fait voir comme un résumé de l'univers qu'il contemple, plus il met en doute son existence comme individu indépendant et libre. Il croit à ce qu'il tient « de Dieu », bien plus qu'aux sentiments acquis parmi les choses. Il a été créé avec une âme grande; avant toute épreuve cette âme, à cause de sa nature même, était faite pour recevoir plus de douleur qu'une petite. Voilà le fond. L'immense intérêt et l'admiration sans critique qu'il a pour lui-même le dispensent une fois pour toutes de s'inquiéter s'il existe. Il nous est loisible d'expliquer Chateaubriand par son milieu, et de penser que son exemple même nous y engage, Chateaubriand répondra toujours que son propre génie a réagi contre ce milieu d'une manière inexplicable, et que s'il a souffert de la plus merveilleuse des douleurs, c'est pour être né avec le signe de la douleur.
Mais il ne se contente pas que son mal soit individuel; il veut qu'on reconnaisse en lui le symbole de sa génération. Il était élu pour en donner l'expression la plus profonde. Seulement, ce n'est pas la douleur humaine en général dont il contemple l'image en lui, c'est l'anguisse intellectuelle, résultat, nous dit-il, de la philosophie du -XVIIIe siècle « De la hauteur du génie, du respect pour la religion, de la gravité des mœurs, tout était subite-
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ment descendu à la souplesse de l'esprit, à l'impiété, àla corruption ». René, disposé par sa nature déjà et son éducation aux plus dissolvantes tristesses, ne peut se ressaisir et se régénérer dans la société. Il n'y rencontre plus cet ordre solennel, ces croyances solides, ce majestueux ensemble de certitudes et de devoirs qui imposaient à la volonté une direction, et ne lui laissaient plus le temps de douter de sa force propre. Il n'acquiert dans la compagnie des livres du temps que plus de facilité à émettre des idées contradictoires; mais il n'a pas la hardiesse de l'esprit qui aime à courir l'aventure de tous les doutes; il n'a pas non plus la patience de la recherche indéfinie, qui se trouve heureuse si elle a reconnu sa méthode, et ne s'irrite pas des résultats lents à venir enfin les intérêts médiocres engagés dans l'action journalière ne suffisent pas non plus à occuper sa volonté. La foi usée lui a laissé un besoin de perfection en tout qui d'avance le dégoûte de tout. Dès que la certitude lui manque, de vivre en contact avec la vérité absolue, tout lui semble inutile- La perfectibilité est à trop lointaine échéance, et c'est une conjecture trop faible pour y rien fonder, si la règle de la vie parfaite vient à nous faire défaut. De même, le rêve du futur bonheur u.niversel, réalisé par une meilleure organisation des relations humaines, n'est qu'une prétention fragile, si elle dépend d'une erreur intellectuelle.
R.ené a donc horreur des théories, il est avide de vie et de sécurité dans la vie. Et pourtant, il a gardé de son temps des exigences d'esprit qui paralysent ses élans d'imagination « Mon cœur aimait Dieu et mon esprit le méconnaissait ». Il se promène à travers les races vivantes, il recherche les artistes et les peuples qui ont une tradition religieuse il sera guéri quand il aura pu accorder ses instincts d'artiste avec son goût de vérité Mais pendant longtemps la mésentente régnera. « Qu«avais-je appris alors avec tant de fatigue? rien de certain parmi les anciens, rien de beau parmi les modernes ». Le jour où l'émotion esthétique lui aura paru contenir autant de certitude qu'une idée puni: il pourra
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écrire le Génie du Christianisme; jusque-là il s'occupe à chercher un objet de passion. Comme Obermann, il veut se renouveler, et il ne trouve d'autre solution que de s'isoler. Il a, comme Obermann encore, le double sentiment de donner aux hommes beaucoup plus qu'il n'en reçoit, et de « dévorer des siècles » en quelques m oments de vié intérieure. Obermann se contente, il est vrai, de dévorer des années. C'est peut-être qu'il ne sait ni demander ni recevoir ce qu'on lui offre; quiconque ne veut pas vivre en soi et de soi seul lui paraît sans vie. C'est comme si cette force créatrice qu'il sent en lui « capable de créer des mondes » lui était démontrée, chaque fois qu'il aborde ses semblables, manifestement impuissante. Il s'est rendu impropre à l'existence sociale parce qu'il ne sait pas se prêter à cette confiance mutuelle, où tout est mis provisoirement en commun, où chacun ne veut plus se souvenir de ce qui lui appartient, et où ses biens personnels lui reviennent multipliés de. ce commerce fraternel. Rer é est trop prévenu de la frivolité et de la pauvreté de ses semblables. Il veut se suffire et il compte se passer désormais de l'expérience humaine; Rousseau, lui aussi, disait dans ses Rêveries qu'elle ne lui avait rien appris, mais c'était après l'avoir longuement subie; et si l'épreuve des caractères ne lui avait rien révélé, au moins avait-elle été pour lui une occasion continue d'expérience intime, qui portait sur la fin de sa vie son fruit inattendu. Mais René n'a pas plus qu'Obermann fait cette critique défavorable à ses ambitions. Quand la vie en lui surabonde, il n'est pas nécessaire que les choses extérieures l'aient sollicitée pour qu'elle se répande tumultueusement. René épuise en un moment de clairvoyance et de désespoir, en pure perte, avec une prodigalité splendide, des ressources d'esprit et de cœur qu'il aurait dédaigné de répartir sur des années de labeur inutile. Pour mieux s'affirm er lui-même, il voudrait lutter contre l'hostilité des choses; il aime à être hanté par son « fantôme imaginaire », par la vision d'un monde en cataclysme il entre « avec ravissement dans le mois des tempêtes ». n invoque l'inconnu et se mesure avec Iui « Levez-vous
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vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie n. Devant « les scènes grandioses des éléments en désordre ni il s'exalte dans un sentiment emphatique et illimité de sa force ce n'est pas la seule fois où Chateaubriand ait fait ce rêve déclamatoire d'ensevelir dans sa propre ruine l'univers vaincu par le poids de sa destinée accablante; et le délire romantique en a repris le thème, avec une richesse ou une violence d'expression, qui n'en efface pas le ridicule. Rousseau ne demandait qu'à s'abtmer dans la nature, à perdre conscience en elle Tâme saturée de sa beauté tranquille, il lui rendait grâces de se sentir à peine distinct d'elle. René se pose en ,face d'elle, l'interroge et la régit du haut de son génie arbitraire et tendu; la passion de créer et celle de détruire vont ensemble chez lui, sans qu'on puisse savoir laquelle marque le plus, à son gré. sa supériorité.
Faut-il s'étonner, qu'après avoir joui « de cet état d'indigence et de pauvreté » il s'en lasse, et que l'ennui l'étreigne de nouveau. Il pense à se tuer, mais « comme un enfant, il ne demande qu'à être consolé ». Sa soeu vient auprès de lui, et il peut s'imaginer qu'ensemble ils vont mener cette vie de douces habitudes qui trompe 1 besoin d'infini. Mais ce serait là une fin bien bourgeoise, et de trop bonne heure. Que resterait-il de l'artiste, après cette conversion au calme des existences unies et monotones ? l'admirable désenchantement de René, ce dédain qui lui faisait tenir le monde réel pour néant au prix de ses imaginations, cette tristesse cultivée et parée avec délices va-t-elle se guérir par l'oubli ? Il ne peut arriver rien de banal dans ce destin obscur et superbe; il attire les grands malheurs; une catastrophe morale s'impose, et c'est là l'extraordinaire histoire d'Amélie, que Chateaubriand a jugée digne du passé de son héros « On jouit de ce qui n'èst pas commun, même quand cette chose est un malheur ». C'est la vraie moralité de René; le Père Souël en tire une autre, plus sév ère, sans pitié « Je vois un jeune homme entêté de chimères, soustrait
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aux charges sociales ». Mais ce qui frappa les contemporains, le sentiment où se complut, avec Chateaubriand lui-même, la légion de ceux que devait atteindre le mal du siècle, c'était la passion de la douleur sans bornes, de l'infini possédé au moins en elle « Je trouvais même une sorte de satisfaction inattendue dans la plénitude de mon chagrin, et je m'aperçus avec un secret mouvement de joie, que la douleur n'est pas une affection qu'on épuise comme le plaisir ». Voilà pourquoi, sans doute, René, au lieu de se tuer comme Werther, continue à vivre pour s'adorer voilà pourquoi il poursuivra ses aventures sentimentales, en répandant partout l'idée qu'il porte en lui une incurable douleur, sa suprême séduction et le charme dont lui-même il s'enchante. L'égoïsme de René n'est pas une imitation de Werther ni de Rousseau. II est voluptueux et tourmenté, et ses disciples, dont il s'est plaint amèrement, n'admettent plus, à son image, qu'il puisse y avoir aucune mesure commune entre les petites lois de la morale humaine et les magnifiques énergies d'une nature déchaînée. Ils ont poussé la logique à bout n'estimant plus que la violence, dans les passions ou dans les douleurs, ils ont élevé au-dessus de tous les jugements, comme des objets d'admiration absolue, les consciences révoltées Cette postérité audacieuse, nous la trouverions parmi les héros byroniens, mais aussi dans le Jean Sbogar de Nodier. Le souci équivoque de la « vertu », le sentiment d'innocence intime que Rousseau voulait sauver, ne s'exprimeront plus de la même manière; mais ils demeu- reront au fond de tous ces « méchants selon le sens vulgaire. jusqu'au jour lointain où le surhomme renoncera au vocabulaire qui rappelle d'anciennes servilit.és. et restera serein dans ses négations. L'ardeur naïve et inquiète de la destruction s'apaisera; on franchira vite l'étape du désespoir. Mais les auteurs d'autobiographies n'ont pas tiré de René ce sens excessif, et c'est en eux seuls que nous voulons reconnaître sa présence, presque toujours voilée et atténuée.
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CHAPITRE VII
Mme DE KRUDENER Valérie
Mme de Krüdener était une enthousiaste de Chateaubriand elle l'avait connu avant le Génie du Christiaet elle avait reçu la confidence des tristesses de René, bien avant qu'elle n'eût été donnée au public. Mais ce n'est pas lui qui fut l'évocateur de cette âme mondaine et mystique; c'est Rousseau qui l'avait initiée aux délices de la vie sentimentale, et Bernardin de Saint-Pierre fut son directeur spirituel. De très bonne heure, elle avait aimé et recherché ces relations de religion tendre et exaltée le peintre des Harmonies lui apparut comme un Fénelon laïque, d'une mansuétude enveloppante, d'un idéalisme accueillant. Elle apportait à cette piété, toute philosophique encore, beaucoup de naturel, un esprit remuant, prompt à s'éprendre et vif à se détacher, sans soupçon de calcul, avec un égoïsme candide et attendri sur soi-même, de la sensualité et de l'ingénuité, et pour tout dire un goût d'abandon, où il y avait de la coquetterie peut-être autant que de franchise (t) « J'ai une àme, écrit-elle à Bernardin de Saint-Pierre, dont l'iniltérable besoin est d'être vraie et juste. Oui, vous trouverez toujours en moi cette candeur, cette loyauté, cette fidélité de principes qui préserve du terrible repentir de s'être livré légèrement à l'amitié et à la confiance ». Elle se pique donc d'être une tête bien faite; mais surtout le il) Cité par Eynard (M- de Krûdner, 1849). De même pour les extraits de lettres suivants.
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cœur chez elle est exigeant, voici le brevet de bonté qu'elle s'attribue « J'avais besoin d'être sentie, et au milieu du luxe et des vains plaisirs qui m'étourdissaient à Copenhague, je restais simple et vraie, et toujours près de la nature ». Les premiers mots inquiètent un peu, et, en effet, l'héroïsme d'un cœur solitaire lui semblait un objet si peu digne de souhait, et si mesquine la satisfaction d'un égoïsme supérieur, qu'elle tombe dans des aventures qu'elle explique à sa manière « Il y a des langueurs de l'âme qui la rendent si mélancolique, qu'elle se jette dans une forte passion comme on se jette dans la rivière au plus fort de l'accablement d'un jour d'été ». C'est à sa liaison avec M. de Prégeville qu'elle fait ici allusion; elle invente à son usage, et pour rester en bons termes avec sa conscience, un ascétisme élégant elle veut rester parfaite à ses yeux, et pour balancer lE, tort d'une telle passion, qu'elle s'avoue sans détours de casuistique, elle s'impose des devoirs; elle trouve enfin que le plus difficile, le plus méritoire, l'acte qui lui rendrait une nouvelle innocence, c'est de tout dire à son mari. Mme de Krûdener va donc être une nouvelle princesse de Clèves ? Mais la princesse ne veut pas sa passion; elle supplie son mari de la défendre contre son amour et contre elle-même, avant qu'elle ait commis la moindre faute, si ce n'est dans le plus profond secret de l'intention. Mme de Krûdener est l'infidèle élève de Julie: elle a été bien plus touchée des beaux sophismes de Saint-F'reux dans ses élans de rébellion, que des discours philosophes de Mme de Wolmar « J'avouerai ce sentiment don rien ne peut me détacher. Je le soutiendrai avec toute r pnergie de'mon caractère, même à celui qui pourrait avoir droit de me blâmer. Je lui dirai « Toute mon amitié est à vous, toute ma vie sera donnée pour vous servir; mon cœur est à lui, ge suis fière de l'avoir pu sentir ainsi, et rien au monde ne m'y fera renoncer ». C'est à la fois une nature très encline au bonheur, n'aimant pas la complication.- n'éprouvant- de ses joies aucun remords, pour cette seule raison qu'elles sont des joies, portée d'ailleurs à la'mélancolie, mais sans complaisance. Elle ne se croit
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ni meilleure ni plus profonde, les jours où elle est lassée de vivre et inquiète d'un vague souci. Elle n'abdique pas aisément, pour prendre une revanche orgueilleuse et isolée, l'ambition du bonheur parfait. A plus forte raison ne se munit-elle pas contre lui de ce dédain précoce avec lequel Chateaubriand en accueille les prémices dans son cœur blasé. Après avoir bien usé de la vie, elle craindra qu'il ne soit temps d'en revenir déjà d) « Une dévorante mélancolie, dit-elle alors, pénètre quelquefois dans le fond le plus intime de mon coeur les plaisirs nie répugnent, je sens couler mes larmes; je ne suis plus aimée; il me semble que je dois renoncer au bonheur ». (juand elle se fut convertie à une religion plus positive que celle de sa jeunesse brillante et animée, son my sticisme exalté et sincère fut pour elle une carrière nouvelle d'amoureuses conquêtes. Elle se fit à son tour directrice de consciences. Elle ne se confina point, elle ne se permit pas de s'alanguir dans un ravissement habituel qui l'aurait séparée du monde. Ce fut un mysticisme agissant, organisateur, à grandes visées politiques. Elle en lance la mode parmi les têtes souveraines; elle en fait elle-même le succès, avec cette entente de l'opinion, cet art de réussir agilement, qu'elle avait .exercés déjà en de moindres essais, lorsque Valérie fut publiée <2).
Le roman de Valérie fut écrit pendant la crise de mélancolie qui précéda chez Mme de Krüdener le grand parti de renoncer à ses anciens moyens de suprématie, et d'en adopter de nouveaux. Il est donc vrai une fois de plus, comme l'ont dit, de Gœthe à Sainte-Beuve, les maîtres de (1) Lettre d Madame Armand, 12 mari 1802.
(2) Pour préparer le succès de Valérie, elle prie son ami, le Dr Gay, de faire écrire des vers à Sidonie, l'héroïne des Lataniers « Je vous remercie de vos vers, ils sont charmants. Si vous pouviez, par vos relations, en avoir. encore du grand faiseur Delille?. Le monde est si bête, c'est ce charlatanisme qui met en évidence. Je le fais savoir à C. Jordan, que Mme de Staël aime plus que moi, car je soupçonne la chère femme possédée de jalousie du succès, surtout à présent qu'on a cru reconnaître quelques gràces, quelques charmes de Delphine dans Sidonie ». On raconte qu'une fois son livre publié, M9** de Krudner allait partout chez les modistes demander « un chapeau à la Valérie. »
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l'autobiographie, qu'écrire de soi c'est déjà s'être ressaisi, et qu'une confession est le signe d'une victoire intérieure. Avec Mme de Krüdener, les sentiments allaient vite; elle ne s'attarde pas à des enchantements qu'elle sait dangereux; c'est bien elle qui disait, dans les « Pensées d'une dame étrangère » « Ceux qui se regardent vivre verront qu'ils préparent souvent eux-mêmes les rnaux dont ils se plaignent ». Elle va droit au dessein moral, elle se suggère bientôt qu'elle a réalisé une œuvre d'apostolat elle parle avec un lyrisme prophétique de ses premiers succès (1); on dirait seulement qu'elle craint de plier sous sa mission, et pourtant elle la remplira; elle se lamente ostensiblement d'être obligée d'aller à Paris, pour surveiller la publication d'un livre qui est indispensable, et que le moment réclame. Elle renchérit £ur lui d'éloges « Je crois que l'ouvrage est bon, il est pileux, moral et rempli de ce qui parle à l'imagination ». Et aussitôt après que le succès monté eut éclaté, ne s'aviset-elle pas de trouver qu'il y a là du surnaturel ? « Oui, mon ami, le ciel a voulu que ces idées, que cette morale plus pure se répandissent en France où ces idées sont moins connues ».
Le fait est qu'il y a quelque chose de singulier dans cette autobiographie. Ce n'est pas d'elle qu'elle parle, c'est des sentiments qu'elle a inspirés*2). On ne pourra pas lui en vouloir de s'être trop analysée, elle étudie le reflet de son image dans l'âme d'un jeune homme pur et passionné au lieu de s'ennuyer à s'observer, et de se gâter la vie en doutant de soi-même, ne vaut-il pas miteux s'adorer dans le souvenir d'un culte qu'on a jadis laissé monter vers soi avec une inexorable douceur, et édifier les gens de la beauté d'un sacrifice qu'on a de bonne (1) M" de Genlis (VIII, p. 32 des Mém.) dit « Elle disait les choses les plus singulières avec un calme qui les rendait persuasives. n
(2) Benj. Constant, Journal intime, 5 ventôse an XII Je lis le roman de Valérie; les idées et les sentiments paraissent avoir été pris dans la vie du comte de Medern, frère de la duchesse de Courlande, mort à vingt ans de mélancolie et de consomption. Cette vie est plus intéressante que le roman, parce qu'on y trouve l'intérêt de la vérité ». B. C. se trompait de personnage.
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grâce accueilli et agréé sans déchoir. Et cela même, n'estce pas la plus charmante manière de se confesser ? car on risque de se trahir souvent, à raconter une passion qui fut choyée, et Mme de Krüdener nous a permis de voir de bien des manières quelle image d'elle-même passait constamment devant ses yeux, tandis qu'elle souffrait auprès d'elle cette adoration docile, dont mourut Alexandre Stakieff. Pour les lecteurs d'aujourd'hui, qui animent à voir comment le côté proprement féminin de la nature humaine peut être traité dans ses nuances les plus précises par des observateurs de l'autre bord, il doit être d'un intérêt tout aussi vif de lire le roman d'un jeune homme écrit de la main d'une femme, et de celle qui en fut l'héroïne. C'est un exemplaire de littérature féminine sans nul pédantisme (1), sans nul souci de soutenir une thèse sur son propre caractère, ni de se donner un rôle d'exception. C'est toute l'aisance et tout le charme des nouvelles de Mme Riccoboni, de Mme de Beaumont et de Mme de Souza, avec moins de maturité dans l'esprit et une imagination bien plus exaltée.
Mme de Krüdener a voulu faire, elle aussi, un roman de peu de personnages et sans événements un mari de trente-sept ans, une femme de seize ans, et un très jeune homme très bon, qui l'aime d'un amour non partagé. Les trente-sept ans du mari, bien qu'il porte moins que son âge, suffisent à le faire traiter en homme très mûr, très sage, et vénérable. Il ne fait pas exception, d'ailleurs, à la règle qui ne tolère au premier plan dans les romans sentimentaux que des êtres excellentes « Jouir de son cœur, aimer et faire du bonheur des autres le sien propre, voilà sa vie <2) ». Et le trait qui termine est exquis sous la plume de Gustave « Aussi ne gêne-t-il personne ». Lui et Valérie sont deux enfants; mais Gustave mêle à ses puérilités d'amoureux des sou(1) M- de Genlis, Mém., VI, 347, parlant des héroïnes de M* de Staël, dit que la femme ne se déguise jamais, mais qu'elle se voile toujours; M"* de Krüdener l'a bien pensé ainsi, son roman est de goût bien plus traditionnel que ceux de M** de Staël.
(2) Lettre 1.
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venirs de Rousseau et des réminiscences d'Ossian. La nature de Copenhague, devant laquelle se passe le début de l'histoire, est à peu près celle d'Ossian des rivages glacés, des alcyons, des bois sombres, des nuages et des fantômes. C'est dans ces paysages du Nord, qui ne sont pas toujours peints d'une touche aussi ténébreuse, et que nous verrons s'illuminer bientôt d'une clarté riante, c'est dans « l'abîme des mers dévorantes », parmi les songes fantastiques nés sous ce ciel inconnu dans l'âme débutante de Gustave, qu'il a dessein de se régénérer car il a les mêmes ivresses et les mêmes désespoirs d'imagination que René, et l'on croit retrouver dans une page comme celle-ci l'écho des entretiens de Mme de Krüdener avec Chateaubriand (1) « Quand tout dort autour de moi, je veille. et dans ces nuits d'amour et de mélancolie, que le printemps exhale et remplit de tant de délices, je sens partout cette volupté cachée de la nature, si dangereuse pour l'imagination, par le voile même qui la couvre elle m'enivre et m'abat tour à tour; elle me fait vivre et me tue; elle arrive il moi par tous les objets et me fait languir après un seul. J'entends le vent de la nuit, il s'endort sur les feuilles, et je crois ouïr encore des pas incertains et timides mon imagination me peint cet être idéal après lequel je soupire, et je me jette tout entier dans ce pressentiment d'amour et d'extase qui doit remplir le vague de mon cœur ».
Il croit qu'il existe des âmes spéciales, destinées à aimer, il a le don de se créer des êtres à sa ressemblance, mais il y a bien plus de littérature dans ses évocations que dans celles de Rousseau; c'est parce qu'il déborde d'émotions esthétiques et de sensations éprouvées dans les livres, qu'il peut faire à sa passion un beau décor intérieur et l'éclectisme du XVIIIe siècle finissant, cette bonne volonté d'admiration qui restait aussi ferme, chez André Chénier, devant Gessner et Pope, devant Homère et Shakespeare, les Alexandrins et les Italiens, devant (1) Lettre 2.
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un fragment d'un marbre antique et un veps. isolé de quelque poète étranger ou exotique, reparaît aussi dans le goût de Gustave tantôt il invoque le Tasse, Pétrarque, Pergolèse; ailleurs, c'est « une de ces figures gracieuses et pures dont les Grecs nous dessinèrent les fornles (1) ». Elle ressemble à « ses vases sacrés de l'antiquité dont la blancheur et la délicatesse étonnent les regards Il est avec cela d'un idéalisme parfait, et d'une élégance de sentiment qui ne se dément pas. Il ne se croit pas dispensé devoir du bon sens; au contraire, il s'inquiète de n'avoir pas l'air extraordinaire fê>, il a la pudeur de ses rêveries. Il intellectualise son amour pour parler de Valérie, il trouve un style d'une simplicité transparente et peut-être unique en son temps « On dirait à la voir si délicate, si svelte, que c'est une pensée ». Son platonisme n'a rien de maniéré. Une pensée en effet, Valérie voudrait n'être que cela, mais sans prétentieuse gravité; elle a le charme des contrastes; si elle a eu tant d'autres amants que Gustave en France, c'est pour ce qu'elle a su garder d'esprit, de gaieté selon l'ancien ton, d'étourderie séduisante dans le sérieux et le sensible. Gœthe regrettait qu'une femme du talent de Mme de Krüdener eût passé à la France c'est une preuve que la culture française, non pas seulement la plus récente, mais celle du vieux temps, se répandait à l'étranger, et qu'une fois adoptée on ne pouvait plus s'en défaire; l'exemple de Mme de Charrière ne serait pas moins intéressant. Valérie a beau être vaporeuse et mélancolique, elle redescend des nuées avec le sourire le plus naturel du monde, et très vite elle se reconnaît dans la réalité. Elle se grise un peu de sa gaieté, et c'est alors que tout d'un coup elle découvre la source inattendue de la tristesse. Elle rencontre la profondeur sans y avoir pensé, et personne ne se douterait, à voir son allure désinvolte, qu'elle va de ce pas vers l'infini. Enfant gâtée d'ailleurs, impressionnable, d'humeur inégale, (1) Lettre 3. M- de Souza fut aussi amatrice en art, sous la direction de Talleyrand; elle parle d'un Carlo Dolci qui fit ses délices. Benj. Constant, un peu sur le tard, s'y mit aussi.
(2) Lettre 4..
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incapable de cacher ce qu'elle sent, et sachant tout se faire pardonner. Elle a des crises de nerfs, pendant lesquelles Gustave prend soin d'elle.
L'amour du soupirant se passe en idylle d'abord, en enfantillage, en scrupules et en petits remords, qui en font toute la douceur. Il n'y a rien du roué en lui la simplicité même des caractères qu'il a éprouvés découragerait la feinte; ils ont tous la charité qui ne soupçonne pas le mal. L'émotion discrète et fine de ce livre nait, de choses et de paroles tout ordinaires. Il ne faut pas eri vouloir à Gustave de pleurer un peu facilement cela est du temps. Loyalement, il combat son amour, sans de grands mots qui l'irriteraient; il le soigne plutôt, en faisant appel à son honnêteté native; il sait qu'il ne faut pas s'exposer, mettre sa passion au défi il n'aime rien qui tente la nature. La vie s'écoule donc entre eux tout uniment, et Gustave fait tout pour ne pas introduire dans cette harmonie sereine la moindre discordance. Voici une très jolie scène (1) « Nous nous étions assis, la lune s'était levée, les lumières s'éteignaient peu à peu dans le village, quelques chevaux paissaient autour de nous, et les eaux argentées et rapides d'un ruisseau nous séparaient de la prairie « J'ai de tout temps aimé passionnément une belle nuit, dit le comte; il me semble qu'elle a toujours mille secrets à dire aux âmes sérieuses et tendres je crois aussi que j'ai conservé cette prédilection pour la nuit, parce qu'on me tourmentait le jour. Vous n'étiez pas heureux dans votre enfance? Ni dans ma jeunesse, ma chère Valérie ». Il soupira « Mais j'ai sauvé ce qu'il y a de si précieux à conserver, une âme qui n'a jamais désespéré du bonheur. Le passé est pour moi comme une toile rembrunie qui attend un beau tableau qui n'en ressortira que davantage. C'est maintenant votre ouvrage à tous deux, mes amis, dit-il en tendant ses bras vers nous c'est à vous à conduire doucement mes jours ».
(1) CI O honte! ô turpitude de mon cœur abject. J'osai Invoquer le Dieu du ciel et de la vertu. J'osai le prier dans ce lieu saint, de me donner le cœur de Valérie. »
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Toutes sortes de détails de la vie familiale prennent un sens expressif, et s'imprègnent d'une couleur attendrie; on dirait que l'existence peut durer toujours ainsi, et que jamais une inquiétude ou une imprudence n'y portera le trouble. On sent bien la passion latente de Gustave, nlais toute véhémence d'expression, et l'élan d'une fougue prête à s'emporter un moment, s'éteignent dans ce milieu de simplicité caressante, qui persuade les essors pathétiques de leur vanité, et les console de leur chute. C'est un parti pris d'être heureux que Gustave sent autour de lui, qui l'enveloppe, qui le contient, qui le convainc aussi de ne pas se plaindre. Valérie est une nature trop droite, un cœur trop peu averti pour sentir le danger. Elle attise l'amour par son ignorance même, mais elle le domine aussi « Je suis triste, écrit Gustave, et ne veux pas m'occuper de ma tristesse ». La scène, d'un moralisme si naïf, où il avoue à Valérie qu'il aime à Stockholm une jeune personne, et qu'elle est mariée, est naturelle à souhait; Valérie le gronde sans rien deviner.
Mais cette scène marque un progrès dans la passion, et sans doute, ce n'est pas sans intention que Mme de Krüdener a fait grandir et s'irriter la souffrance de l'amant, à mesure que du nord il descend vers le midi. C'est la petite thèse du livre, présentée sans apparat, et si simplement encore que l'inhabileté n'en est pas aperçue. Mme de Staël et Chateaubriand avaient dû parler avec elle de l'opposition de la nature septentrionale à celle du midi, et elle en dit son mot, sans s'oublier à disserter. C'est l'ami de Gustave, au moment où le trio quitte les régions moyennes, qui lui envoie, de son ermitage lointain, quelques paroles adoucissantes. Il fait l'éloge des tranquilles habitudes du nord, des sensations monotones il s'exprime en pur adepte du nirvâna, et luimêmes se compare à certaines plantes de l'Inde, comme si les climats extrêmes produisaient, par la continuité des impressions identiques, les mêmes effets sur la sensibilité saturée « Change ta dévorante et délicieuse fièvre
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contre plus de tranquillité D. Retenons que la morale, dans ce roman, vient toujours des pays froids. Déjà, elle n'est plus de saison. Le tourment de Gustave s'accroît; il ne lutte plus, il est en Italie. Il se promène au milieu des ruines envahies par la végétation embaumée du printemps, et c'est là encore une fois, dans le décor voluptueux et triste où son amour s'exalte, que Valérie, insouciante, rappelle, parmi ses souvenirs d'enfance, les paysages du Nord, rustiques et limpides, sans y mêler le moindre effort vers le grandiose ou l'écrasant. Elle se garde bien de dramatiser ses premières années. Et c'est ainsi qu'elle tient « sous son regard », quelque temps encore, Gustave, qui veut souffrir. Dès que sa présence s'efface, le charme n'agit plus, et Gustave recommence à écouter les tumultes de son cœur. Un amour du Nord avec ses passions fortes, transplanté dans cette Italie où le sentiment est langueur et se dissout en plaisirs, y rencontre tant de stimulants violents pour une imagination non blasée, tant de délices énervantes pour une sensibilité profonde mais habituée à de plus douces harmonies, qu'il ne peut y suffire. De nouveau l'ami essaie de lui rendre, au moins par l'enchantement de la mémoire, le milieu de son enfance, ces bouleaux qui sentent la rose, ces nuits passées à l'affût, cette existence honnête et vigoureuse à qui l'on garde une tendresse de cœur; les affections y sont loyales et pressantes; la mélancolie, dans les familles patriarcales, ne peut naître que rarement, et toujours d'une source pure. Gustave reçoit à Venise le message qui le rappelle à luimême il n'y est pas docile plus qu'à Vienne. Il a toujours de son devoir un sentiment clair, mais il invente des sophismes pour ne pas le suivre. Il donne un peu l'impression d'un enfant qui jouerait les grandes passions, mais sans y mettre d'orgueil, ni faire du bruit de son dépit s'il ne réussit pas. Il s'instruit d'ailleurs, et il observe très justement; il reconnaît le manège inconscient de Valérie « Elle met entre nous deux son innocience, et l'univers reste pour elle comme il est, tandis que tout est changé pour moi ». Elle a des caprices et
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des coquetteries qui, au lieu de le faire sourire comme les fantaisies d'une créature légère, le subjuguent et le désespèrent. Elle se met du rouge devant lui, avec des gestes de colombe effarouchée d'ailleurs, et il est prêt à s'évanouir; elle danse la danse du Schall, et il tombe en défaillance; il est vrai qu'elle compte trop sur son indifférence, et il a la force de remarquer qu'elle est un peu vaniteuse, en la voyant se parer devant lui de mauves bleues qu'elle mêle au blond de ses cheveux. Mais ce qui lui reste enfin. c'est le sentiment de sa faiblesse, devant une femme ignorante de la souveraineté qu'elle exerce « Je ne sais, dit-elle en riant, pourquoi vous voulez faire de moi une personne redoutable, tandis que je me borne à ne pas vouloir faire peur ». Gustave n'est déjà plus un enfant, et elle parle trop bien d'elle pour n'être pas aussi un peu plus qu'une petite fille. Mme de Krûdener, qui écrivait spirituellement, quelque vingt ans après l'aventure, cette histoire d'un jeune homme qui s'était tué pour elle, a merveilleusement su imaginer à distance le charme qu'elle avait sans le savoir exercé sur lui. Elle se mire dans ses souvenirs; Dieu sait si son éclectisme lui vient en aide encore pour orner son portrait de toutes les grâces; avant de consentir à cette danse du Schall, qu'elle aimait à refuser d'abord afin de mieux préparer l'admiration, elle « dessine son front » à la manière antique; on dirait voir « la Patience souriant à la Douleur » comme la peignit Shakespeare: c'est un tableau du Corrège, c'en est un de Raphaël. Enfin elle donne à la danse un caractère religieux; à l'en croire, elle « a été apportée du ciel avec les vertus. elle trahit Famé en cherchant à voiler les beautés du corps ». C'est un mysticisme délicat et voluptueux, que Mme de Krûdener honore dans ses triomphes de femme à la mode. Et Gustave, qui regarde, ne fait pas là-dessus de métaphysique il sait analyser ses joies, les goûteur dans leur plus fine saveur, cela lui suffit; il vit avec intensité dans ses sensations présentes, il ramène tout, un moment, à l'expression.; au geste qui le ravit. Bien différent due
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Werther, il ne mourra, en effet, Sainte-Beuve le dit bien, que d'aimer Valérie.
N'oublions pas qu'elle a pris mission de le guérir; mais elle est trop spontanée, elle est trop simple aussi, pour mener à bien une œuvre aussi dangereuse; elle est ravie de plaire, elle est frivole à la fois et pleine de cœur; son mari ne lui a guère appris à connaître le monde elle n'a pas reçu cette initiation qui avait prévenu Mme de Clèves contre les intrigues de la cour et la comédie mon- daine. Il est bon, mais protecteur; il la gronde; elle ne s'en moque pas moins des convenances; ce n'est pas du reste par un mépris réfléchi et raisonneur, comme Delphine; ce qu'on appelle la tenue, la bienséance lui semble ridicule, et elle ne se donne pas la peine d'en souffrir elle la néglige, Gustave est pour elle un confident, qu'elle croit attacher et désintéresser par l'ingénuité de sa con- fiance. Pendant la fête qu'il lui offre, et qui rappelle encore les féeries du Nord, il la surprend pleurant, et comme il lui demande pourquoi, elle répond que c'est d'attendrissement sur son bonheur conjugal. Le mot décide Gustave, qui n'est pas riche en procédés et que la passion ne rend pas inventif, à lui peindre une seconde fois ses sentiments, comme s'ils s'adressaient à une femme inconnue. Et elle « Il doit être affreux de faire naître une passion qui rend si malheureux ». On pense si de tels entretiens avancent la guérison; Gustave s'éthérise de plus en plus dans la contemplation de l'innocence de Valérie: ses propres rem ords., nés d'une conscience qui ne connaît pas la révolte et qui aime plutôt à se châtier, sont le seul poids qui le retienne à la terre. Il n e voit qu'une âme en elle. et plus elle valse, plus sa grâce devient à ses yeux la forme parfaite d'une vie spirituelle. Il l'aime en artiste et en platonicien Mme de Krûdener a voulu le douer comme une fée l'aurait fait. Il écrit sur Venise une lettre qui est une simple digression, mais qui n'ennuie pas le pittoresque des couleurs et des mœurs y est agréablement rendu; il sait aussi voir l'aspect politique, et il porte sur la vie mondaine, en allusions sobres, des jugements qui précèdent les théories de Corinne, et qui
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en reposeraient. Le roman est pour Mme de Krüdener comme pour Mme de Staël un genre éclectique, il participe de la mobilité et de la variété des impressions de la vie tout peut y entrer mais quelques notes brèves suffisent à l'une, où l'autre veut développer d'amples conceptions, et poser des formules définitives. Il en est de même pour la morale, elle est sensiblement la même que celle de Corinne; Valérie elle aussi est une inspirée, mais elle est toute instinctive, rien n'est élaboré en elle; elle n'a pas l'esprit rempli d'une science encombrante, elle ne fait pas parade de son aisance à triompher des idées les plus complexes, elle laisse rayonner sa grice sans lui faire un théâtre. Et Gustave ne juge pas qu'il soit à propos de déclamer contre la société; il pense peu de bien du grand monde, mais il aime la compagnie de ses semblables il reconnaît les bienfaits de cette notion d'honneur qui garde « les avenues du cœur, et repousse les actions viles et basses », tout en convenant qu'elle ne le défend pas contre la foule des menus torts qui le faussent, contre l'ennui et l'indifférence au bien; et il conclut que pour vivre heureux, il faut de cette piété appelée exaltation par le monde. Encore n'est-il pas sans scrupules sur la nature du beau délire; finalement il aime mieux le tourner contre lui que de s'y complaire; il y a toujours dans ses émotions un très fort élément esthétique mais le sens moral veille, plus fort encore. Il a ceci de sympathique qu'il ne cesse de discuter contre luimême, et que s'il a de l'indulgence, c'est d'ordinaire pour les opinions et les façons d'agir à rencontre des siennes (1). Ainsi, il est quelquefois tenté de se scandaliser à propos du comte, qui est par trop homme civilisé « Quand Valérie aura été plus dans le monde, dit ce mari heureux et impertinent, elle sera même extrêmement aimable ». Voilà pour un amant un thème d'indignation Gustave y touche à peine, et tout de suite se demande si son amour est plus digne d'une femme et plus élevé que l'affection paisible d'un époux qui a « besoin d'elle comme
(1) 10 juin 1806, lettre à. M. de Bérencer.
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d'un air pur pour respirer ». Pour Mme de Krüdener comme pour Mme de Staël, l'idéal du bonheur est dans le mariage, et elle insiste sur les qualités de femme d'intérieur de sa Valérie, sur sa bonne entente du home; il n'y a que Ruskin peut-être, depuis elle, qui ait parlé avec autant d'esprit et de foi de la poésie des devoirs du foyer. Quand Valérie est mère, et qu'elle a perdu son enfant, elle reprend sur Gustave un peu d'ascendant, et luimême, témoin de son chagrin, a moins de peine à se résigner. Il y a pendant quelque temps, entre ces trois personnes, une harmonie d'émotions, un accord de tristesses, dans la splendeur adoucie d'une nature où la vie abonde, que Mme de Krüdener a racontés avec des accents très agréables; tout est calme, les êtres rencontrés ne parlent que de tranquillité; les choses se laissent aisément interpréter en symboles des vérités mystiques. Certaines scènes ont vieilli; il y a un peu d'affectation larmoyante à parler tant de « ce jeune Adolphe » qui a vécu à peine quelques heures; et il faut ajouter que, le motif épuisé, la douleur de Valérie s'efface la situation redevient la même entre Gustave et elle. Il est victime de sa coquetterie enfantine toute la suite dit très bien soi ennui, sa langueur quand elle est partie. Sans raffiner sur ce qu'il éprouve, il voit avec lucidité qu'il vit par elle. Par une lettre d'elle il renaît il convient spirituellement de sa résurrection, sans souci de poser devant son confident ni devant lui-même « Qu'est-ce qui m'a tiré de ma stupeur ? une feuille de papier ». Cela est plein de jeunesse et de gaieté: il s'amuse d'être si amoureux, et il n'a pas peur d'y rien perdre en profondeur. Pourtant il est de convention qu'il n'en puisse plus. Il vit désormais en sa présence; tout l'évoque à ses yeux: il est possédé par l'image qu'il s'était plu à parer; ce n'est plus elle qui est son oeuvre, c'est lui-même qui la suit. Il sait d'ailleurs qu'il est imprudent, il voudrait se calmer par l'étude, il essaie de transformer sa passion en un simple attachement très soumis et très fidèle; mais un beau clair de lune défait tout ce qu'avait préparé sa volonté. Et encore une fois l'ami du Nord, ramené par le rythme de la com-
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position, lui envoie un peu d'air rustique, un paysage de neige, en quelques brèves et saines sensations ce n'est pas fait pour émerveiller le lecteur Mme de Krüdener ne se plaît pas dans les digressions; on reconnaît seulement, au passage, des gens qui s'entretiennent de choses connues depuis longtemps; un mot suffit, pour éveiller au souvenir l'esprit dominé par un présent qui s'y installe comme un intrus. Il y a là une description d'intérieur suédois, qu'on est tenté de se figurer exacte, à cause de la discrétion des effets. Toute recherche en est exclue moeurs candides, natures loyales, jeunes .srens et jeunes filles timides et francs comme des enfants, sans arrière-pensée de galanterie. Mme de Krüdener y donne sa note favorite, et quoi qu'elle en dise, naturelle. Elle écrit en femme du monde, jamais en auteur. De même, la lettre archéologique et hist.orique du comte à Gustave est une causerie très élégante et correcte sur la terre d'Italie, mais sans prétention à une originalité arrorante et batailleuse; c'est éloquent, à la rencontre, mais sobre de ton. C'est bien la manière d'un honnête homme, qui ne se pique pas de revêtir ses émotions de conceptions ambitieuses. Il a lu d'ailleurs le Génie du Christianism.e loin d'en rester aux diatribes de son premier maître Rousseau contre les arts, il saisit l'harmonie qui unit l'art en général au bonheur et à la vertu, mais surtoit l'art chrétien. Ne lui demandons pas un développement systématique; il se contente d'aimer l'Italie comme un pays d'ascétisme et de mythologie, et comme celui où se fondent dans l'accord le plus plein ces deux symboles de la civilisation païenne et de la chrétienne. Il exprime une rancune d'amateur de goût contre Bonaparte, le nouvel Alexandre qui ravit les chefs-d'œuvre au cadre seyait où ils sont nés, et les jette au pêle-mêle barbare d'un musée. Toutes ces pensées arrivent parmi des conseils de philosophie excellents. Le comte a le talent de n'être pas poncif en restant sage. Il est jeune lui aussi: il peut quelquefois irriter Gustave parce qu'il connaît trop bien la vie, et qu'il met ensemble des maximes mondaines et de très nobles sentiments. Mais au moins sait-il
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vivre en paix, et sa science repose sur une confiance avertie, sur une attente modérée de l'avenir, et le soin de découvrir dans ce qu'il a tout ce qu'il souhaite. Il reproche à Gustave de ne pas saisir à plein la vie, de se défier du bonheur. Il le rappelle au sens sérieux des choses; il ose lui dire qu'il est utile de n'être pas heureux toujours « C'est de nous-mêmes que nous devons tirer notre bonheur; c'est à nous à tout donner aux autres, même en croyant recevoir beaucoup d'eux ». Morale de bonne humeur expansive, qui s'approfondit en un mysticisme actif et bien vivant. Le comte a de belles formules, un peu abstraites, un peu allemandes à première vue, mais enchâssées dans un style si net, si rapide d'allures. contre l'absurdité de gémir sur les prétendues illusions « Il existe pour l'homme supérieur une réalité constante ». La douleur prend alors une signification virile; elle stimule, elle élargit notre horizon, elle nous donne le sentiment de notre force; elle est providentielle, et c'est pourquoi il faut l'accueillir sans la rechercher; l'austérité n'est qu'agitation. On croit vraiment entendre causer ensemble Mme de Krüdener, qui va son chemin d'une allure vive et sûre, et Mme de Staël qui voit bien le sien, mais hécite à s'engager.
Et cependant Gustave n'avance pas d'une ligne. Il donne de plus en plus dans l'esthétisme, où plus tard le suivra, en virtuose consommé, l'Amaury de SainteBeuve. Il essaie de substituer à l'image souveraine de Valérie une image moins pure qui la dépossède, et dont il demeure aussi le maître: il se dégrade à dessein, il reprend une certaine Bianca, avec laquelle il eut jadis une courte aventure, et qui. de Valérie, a tout sauf l'âme. Mais la psychologie ingénieuse de Mme de Krüdener ne se plaît pas à raffiner sur un cas singulier, à rendre vraisemblable, par une étude précise, ces suggestions sentimentales où la volonté est plus que le cœur elle ne s'attarde pas à de petites roueries. D'abord elle pense que la comparaison ne peut que donner à l'ancienne image une force plus obsédante et puis, Gustave est trop hon-
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nête homme pour aller au bout de son intrigue il a l'instinct de traiter les êtres comme des fins, et non comme des moyens il voudrait rompre avec Bianca, pour ne pas la faire souffrir, mais non sans lui avoir fait chanter la romance chère à Valérie. Cette diversion n'a été qu'une variation mélancolique sur le thème de son amour, d'où il sort amolli et irrité par le sentiment de l'impossible. Il est excédé des joies artificielles où s alanguit l'âme, il éprouve que le décor vénitien agit sur lui plus qu'il n'y consent jusqu'au dernier instant, il juuit de. « l'illusion pleine de ravissantes délices » qu'il s'est arrangée. Ici encore, la thèse du Nord opposée au Vidi a l'occasion de reparaître; elle ne comprend pas, cette Bianca, toute avide de vie et de plaisirs qu'elle est, coquette, superstitieuse et caressante, la passion d'être triste. Mais nulle abstraction dans la manière d'offrir une idée; tout se passe en dialogue d'un charme si naturel et si sobre, que chaque mot suffit presque à faire se lever devant l'imagination la vision d'un geste expressif, d'un paysage.
On trouve d'ailleurs que Gustave perd en naïveté, à mesure qu'il cède à l'esthétisme; il a bien le don des âmes du Nord, de se donner des extases, de vivre indéfiniment devant un petit nombre de tableaux intérieurs un peu vaporeux, tout en nuances et en lignes souples que leur fantaisie douloureuse laisse indécises; mais la rêverie est ici trop volontaire, elle est dépaysée, elle se compromet dans ce milieu italien « Bianca était là comme une marionnette, qui ne se doutait nullement de mon âme ». Gustave en est au point où la souffrance s'aigrit, et où reparaît le fond mauvais de la nature humaine. Il « cristallise », tout le ramène à réfléchir sur le malheur de sa passion, non seulement la vue de Valérie, qui a l'imprudence de lire Clarisse avec lui, mais celle des. choses, qui lui semblent des symboles trop parlants, et qui s'arrangent à ses yeux en perpétuelles coïncidences, selon l'intention cachée du destin, pour lui rappeler à la fois son devoir et la violence de son amour. Il est jaloux, et il se prend en haine; il se juge mépri-
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sable, non pour un acte qu'il n'a pas accompli, mais pour un sentiment contre lequel il a reconnu sa faiblesse. Il tombe malade, de scrupules autant que de passion; le comte veut le confesser vous vous exagérez vos torts, votre mélancolie est dans votre tempérament plutôt que dans votre caractère. Il est près de lui faire son aveu; mais le comte se récuse, il n'ose toucher de trop près à sa peine, et il le renvoie à Valérie « Ne me jugez pas ». C'est le mot de la première séparation. Et Sainte-Beuve puisera une abondante inspiration dans ces épisodes. Son chagrin cherche les décors montagneux et sauvages, mais il ne peut pas y rester; la méditation le détermine toujours à des attitudes plus détendues. Il se sent « une âme distinguée ». Il se compare tantôt à une source cachée qui ne désaltérera personne, tantôt à un amandier en fleurs au bord d'un abîme. Il a bien lui aussi, pour être tout à fait de son temps, un peu de prétention au génie; il regrette la gloire innmense qu'il avait rêvée, il rejette la misérable ambition sur laquelle il pourrait se dédommager, mais c'est un thème où il se trouve sans doute assez gauche. C'est un simple amoureux qui écrit ces jolies choses, presque assez belles pour être du Chateaubriand si la mièvrerie ne s'en mêlait « Elle s'emparait de chacun de mes jours, elle en faisait une trame magnifique. Laisse-moi, mon Dieu, le souvenir de Valérie, comme on voit à travers les vapeurs du soir les arbres et la fontaine, et le toit auprès duquel on commence sa vie, et desquels nous avaient éloignés nos pas errants et nos jours chargés d'ennuis ». Il est lui aussi l'enfant de l'orage; seulement la préoccupation morale ne l'abandonne pas; il s'avoue responsable de ce qu'il souffre, il se souvient qu'il a pressenti sa destinée, et qu'il n'a pas -eu la force de s'en écarter à l'instant décisif où il faut pour jamais obéir ou désobéir à « l'ami que nous portons tous en nous ». Il se défend contre l'idée du suicide; il s'en veut de se sentir ingrat, sombre, fantasque, de chagriner ses amis. Mme de Krüdener était fière de lui avoir donné tant de fermeté encore dans ses défaillances. Elle faisait valoir l'habileté de son dessein
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par contraste avec les maladresses de Mme de Staël W « Je ne vois dans Delphine que la triste victime d'une passion forte et malheureuse, et dans ses dernières actions que les inconséquences d'une tête qui ne raisonne plus. Une femme honnête, avec une âme ardente, environnée de la perfidie du grand monde, tombe, avec toute sa candeur, dans les pièges' de l'amour et du malheur. Je crois au reste par le succès de ma chérissime Valérie que la piété, l'amour pur et combattu, les touchantes affections et tout ce qui tient à la délicatesse et à la vertu émeut et touche plus en France qu'ailleurs ». C'est le moment de nous rappeler, qu'à vrai dire, Alexandre de Stackieff se brûla la cervelle, de désespoir que la belle ambassadrice lui eût donné des rivaux. L'autobiographie cesse d'être exacte ici, dès qu'elle menace de nuire à la morale. Mais Mme de Krüdener ne se souvient-elle pas encore d'être sincère, quand elle parle du calme de Valérie, grâce auquel Gustave s'en ira presque doucement. Elle savait sans doute qu'elle avait mis toute sa délicatesse, tout son art des nuances à ces petites manoeuvres de coquetterie tempérée de s;évérité, où de menus mensonges et des trahisons légères prennent des airs d'indulgence et de. concession, où rien n'est décisif, fait ou dit pour toujours, et où toute chose, après qu'elle semble finie, garde une chance au moins de recommencer. Ce manège féminin, de bonne foi, ne troublait pas le sentiment de son innocence; elle demeurait ange à ses yeux. Tout le charme de ces pages qui redressent d'un tour si leste des souvenirs un peu inquiétants, vient de ce que Valérie, sans mauvaise grâce ni faiblesse apparente, avec une sûreté de raison qui ménage encore le droit des sentiments flatteurs, élude sans repousser, veut ignorer et ne pas comprendre, et que Gustave n'ose jamais aller jusqu'à la parfaite expression de .sa passion par instants, ils ne semblent parler tous deux que pour se rendre maîtres de leurs émotions, au lieu de les forcer comme les héros de Mme de Staël; ils (1) Tieck est cité aussi dans le roman.
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parlent pour ne pas se taire. Mais tout ce qu'ils se disent a pu être dit à peu près entre une infidèle inflexible et douce, et qui ne s'en croit pas plus pécheresse, et un amant sans espoir qui se contente d'apitoyer. Des pâmoisons, de la musique, c'est encore le XVIIIe siècle qui s'amuse en s'attendrissant; mais la femme en sort glorifiée, éthérisée, et Gustave persuadé l'appelle sa sœur, sa meilleure amie, en se réservant un brevet de galant homme « Je n'avais pas blessé sa délicatesse ». Il ne la blesse pas dans les scènes les plus risquées; le goût de l'époque y voulait un peu d'emphase, quelques gestes dramatiques et des attitudes forcées des larmes inattendues sont versées encore sur le jeune Adolphe; mais ce qui est propre à Mme de Krüdener, c'est le tact dans les paroles, le mouvement harmonieux et simple du récit, qui s'attarde au dernier entretien de Gustave et de Valérie, et qui sait le ramener si naturellement, après l'aveu désespéré de Gustave, au ton de l'émotion contenue. Les choses autour d'eux n'ont pas changé, mais tous les détails de la vie ordinaire et les sensations les plus comInunes prennent une infinie valeur expressive « Valérie rorppit enfin le silence « Vous nous écrirez; nous saurons tout ce que vous ferez; vous aurez bien soin aussi de votre santé, n'est-ce pas Gustave ? » Et elle posa sa mains sur mon bras. Marie passa devant la fenêtre, et elle dit à sa maîtresse « Il fait bien froid, madame, vous êtes vêtue trop légèrement ». En même temps elle lui donna un bouquet de fleurs d'oranger Valérie le partagea elle m'en donna la moitié, et soupira « Personne, dit-elle, désormais, n'aura soin, comme vous, des fleurs du Lido; cela m'attristera bien, d'y aller seule ». Sa voix s'altéra; elle se leva précipitamment, et gagna la porte de sa chambre; je la suivis, elle me tendit la main, j'y portais mes lèvres « Adieu. encore un regard, un seule, où je croirais que je ne vous retrouverais plus nulle part ». Effectivement une angoisse superstitieuse me poursuivait. Elle me regarda, et je vis les pleurs qu'elle avait voulu me cacher; elle tâcha de sourire « Adieu, Gustave, adieu Je ne prends pas congé de vous, j'ai
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encore mille choses à vous dire ». Elle tira la porte, et je tombai dans un fauteuil, terrassé par ce bruit, conmne si l'univers se fût anéanti ».
Et comme cette fin encore, où l'observation apparaît si nette et la grâce des choses si finement éprouvée, est restée jolie « Je me précipitai dans la cour, dans le jardin, cherchant à respirer, à me calmer; le jour commençait à poindre, le vent frais du matin s'était levé, une lisière d'or courait le long de l'horizon, à l'Orient, et annonçait l'aurore. Les feuilles de l'acacia, fermées pendant la nuit, commençaient à s'ouvrir des aigles privés et nourris dans la maison sortaient de leurs creux. Toutes ces images m'environnaient; toutes me peignaient la vie qui recommençait partout, et qui s'éteignait en moi. Je m'assis sur les marches de l'escalier qui donne sur le jardin: les alouettes papillonnaient sur ma tête, et leur chant si gai, si joyeux, m'arracha des larmes j'étais si faible, si oppressé, ma poitrine semblait être allumée, tandis que mon cœur frissonnait, et que mes lèvres tremblaient ».
Gustave réfugié à la Chartreuse, épris d'enthousiasme pour les religieux, qu'il ne traite pas en exaltés, à la façon d'Obermann, mais comme des âmes ardentes et tendres, et « qui s'attachent par la douleur », médite à loisir sur le néant de tout là même, il trouve des frères en infortune, ce moine Félix fou par amour, de la- plus romantique folie. Il se recueille dans sa passion « délice et fléau de la vie il lit Racine (on ne cite guère Corneille en ce temps-là, non plus qu'on ne cite Bossuet auprès de Fénelon), mais aussi Klopstock, et encore Gray et dans sa souffrance, il a des instants d'enchantement; il porte en lui « un fond intarissable de bonheur ». Il se met au régime physique et moral le plus malsain, et à travers ses insomnies, ses hallucinations, qui sont presque toujours aimables, il ne cherche et ne demande à Dieu qu'un moment d'innocente félicité où « le cri du désespoir ne se mêlerait pas à la voix des délices ». Il ne lui reste plus qu'à mourir, non sans avoir écrit à Valérie toute une confession c'est la loi d'un roman achevé,
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et c'est aussi pour les contemporains celle d'une vie complète, que sur la fin tous les malentendus qui subsistaient dans le passé par timidité ou manque de franchise soient résolus en une lumière définitive, que l'on s'en aille dans l'au delà après avoir bien réglé ses comptes et en laissant de soi-même une image nettement tracée, une formule bien remplie. Une vie doit être un tout qui se suffise à soi-même. Poser une question et l'abandonner, mener un héros au point où une action semble nécessaire et faire intervenir un événement, ou simplement une défaillance ou une incertitude de cœur qui annule tout, cela ressemble peut-être plus à la vie des êtres sensibles et fantasques, épris et détachés, que sont les hommes au regard d'une Mme de Charrière; mais cela ferait désespérer de l'humanité; Mme de Staël préfère, Mme de Krüdener veut aussi que l'histoire soit bien close; voilà pourquoi les héros vraiment passionnés font leur devoir strict en mourant Ellénore mourra quand Adolphe aura cessé de l'aimer, Adolphe continuera de vivre pour demeurer toujours dans le même cercle de chagrins, parce qu'il n'a pas la volonté héroïque par laquelle un homme affirme sa passion en dépit de tout et une fois pour toutes. Gustave a la fierté de n'être pas déchu; il défend Valérie contre ses scrupules, il veut être seul responsable de son mal. Et quand le comte reçoit les lettres de Gustave, il n'y a pas non plus dans sa conscience un moment de trouble, il reconnaît que c'est par « vertueuse adresse » que Gustave a longtemps fait croire à sa femme qu'il aimait en Suède, et si Valérie n'a pas avoué ses craintes à son mari, c'était de peur de paraître ridicule ce n'est donc pas seulement en vertu de cette discrétion qui engage une femme à ne pas ennuyer son mari de certains propos. Aussi vole-t-il sans aucun embarras auprès de Gustave; il sympathise à ses chagrins, sans aucun retour sur lui-même, en ami désintéressé de l'objet de tant de tourments. On ne peut dire qu'il soit héroïque, car il n'a pas besoin de s'efforcer; il est généreux sans réserves cc Je sais tout, je vous plains, je vous aime, je donnerais ma vie-pour vous Enfin il sait rester
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témoin des ivresses consolantes de ce jeune homme, en qui s'éteint la vie avec une si intéressante lenteur. De plus en plus, c'est Gustave qui est le véritable et seul héros. Au moment de tout quitter, sa pensée prend une fermeté, une clarté, une hardiesse dans l'affirmation qu'elle n'avait pas eue depuis le jour où il écrivait à Valérie « Tu es mienne par la toute puissance de ce sentiment qu'aucun être n'a pu éprouver comme moi ». Et maintenant, il se trouve heureux de mourir jeune, « de rapporter tout à l'éternité avant que rien soit flétri ». Il a lu, décidément, et retenu quelque chose des ouvrages de Mme de Staël. Il parle dans sa fièvre merveilleusement. Et pour varier l'attendrissement, Mme de Krüdener a placé ici des fragments du journal de la mère de Gustave, où l'on voit Gustave enfant, nourri d'Ossian et de Swedenborg, confiant et pénétrant, comme l'un de ces « avertis » qui sont dignes de mourir de bonne heure sur les plus hautes cimes. Il fallait que l'ensemble de sa destinée apparût commandé par un sentiment constant, et dès l'origine complet, de tristesse et de bonté. Les pages lugubres sont achevées, les derniers moments n'offrent plus que des images sereines. Au chevet de Gustave, un prêtre tolérant, un prêtre sélon Chateaubriand, comme les Chartreux sont des moines selon lui, un prêtre qui n'a rien de l'odieuse dureté que Mme de Staël aimait à peindre, quelques versets d'Evangile mêlés à des souvenirs profanes; rien de déchirant « Tout est réglé ». La vie de Gustave peut se clore il sait que Valérie connaît son amour. Tout cela est pieusement raconté par le comte les derniers soins, d'un réalisme touchant et plein de goût, sans la fadeur d'un faux idéalisme, les questions du mourant, le mieux de la fin, et les dernières paroles si chrétiennes d'accent « laissons la douleur à celui pour qui la vie est tout. le pressentiment répond de l'immortalité » ont une douceur lamartinienne.
C'est la foi de ce livre qui a plu. Après le Génie du Christianisme, le sens religieux de la mort était saisi et apprécié avec attendrissement dans ces réflexions du comte « Je le contemplai longtemps, mais sans atten-
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drissement il me semblait que ma douleur s'arrêtait devant une pensée auguste plus grande que la douleur; et, sur ce cercueil même, je me sentais vivant d'avenir ». Très spirituel, suffisamment dramatique, élégant et débordant du goût des jolies choses, avec des pensées profondes naturellement épanouies en des âmes jeunes et très cultivées, l'amour de la vie et l'intelligence de l'ascétisme, rien d'effrayant dans la religion, et le privilège retenu par les âmes passionnées de mieux éprouver que les autres la tranquille croyance en une vie future, de l'observation et du lyrisme, c'était tout ce qu'il fallait pour griser les lecteurs de 1804. La vogue de Valérie fui durable parmi les esprits délicats. Il y a certainement des affinités de talent entre Mme de Krüdener et Charles Nodier, comme il en est entre Gustave et Maxime Odin, et nous verrons que le roman de Saint-Beuve, Volupté, a beaucoup emprunté au plan de Valérie et à la disposition des personnages. Il n'existe pas une œuvre où soient fondus aussi harmonieusement le goût de l'ancien régime et la sensibilité romantique.
Si nous la mettons dans la série des grandes œuvres autobiographiques, c'est qu'elle répond aussi à la condition essentielle que nous avons posée :Valérie, écrite vingt ans après l'événement, précède de très peu la conversion de Mme de Krüdener, et c'est vraiment le testament de sa vie profane, toute tournée vers la mysticité où elle devait aborder. C'est ainsi, c'est sous cette forme condensée qu'elle voulut voir son passé; elle s'est fait cette image d'elle-même, non seulement pour s'y complaire, mais pour dégager les traits de sa figure idéale, qu'elle apercevait mal autrefois et qui lui apparaît dans son vrai sens définitif, -au moment où sa vie porte son fruit. Le choix qu'elle fait parmi ses souvenirs n'est pas seulement destiné à régler l'harmonie d'une œuvre d'art Alexandre de Stakieff s'était une première fois éloigné d'elle, leur amour était demeuré platonique; quand il la revit, ce fut la passion dans toute sa force il se tua parce qu'elle le trahissait, et avant de mourir il écrivit à son mari une
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lettre de confession. Dans la manière dont Mme de Krüdener a transposé ces souvenirs, on peut trouver de Fartitifice, et un souci bien marqué d'ennoblir son propre caractère. Mais ce n'était pas froidement concerté; vingt années de vie et une grande exaltation mystique avaient fait leur œuvre, presque inconsciemment sans doute. Ce qu'il y avait eu de douteux dans ses sentiments lui semblait accidentel, hasardeux, inexistant avec cet indulgent quiétisme où elle s'adonnait, survivaient seuls les sentiments complets, clairs, à qui l'infirmité du caractère humain, les « contingences de la vie » n'avaient pas permis de se développer tout à fait, mais qui prenaient leur revanche, qui se dédommageaient dans le souvenir. Se souvenir pour les romantiques sensitifs, de Rousseau à Musset, vaut mieux que vivre, et le souvenir, même altéré, selon le langage positif de la prose, est plus vrai, plus réel aussi que la vie figée sous un regard immobile. Le souvenir seul est la vie, parce qu'il change constam ment, parce qu'il s'adapte à toute exigence intime il oe | peut être disséqué, il s'assimile toujours le meilleur et le plus pur de nous et laisse tomber le reste comme non avenu.
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CHAPITRE VIII
Mme DE STAËL
Mme de Staël s'est confessée toute sa vie, elle en avait î le goût et elle y mettait une franchise qui parut quelquefois, par manque d'à-propos, de l'indiscrétion. Il lui arrivait de professer devant témoins les sentiments les plus intimes, sans crainte d'être mal comprise; elle se commentait, elle forçait l'indifférence par le ton enthousiaste qu'elle avait toujours. Nul n'a eu moins qu'elle la notion du ridicule en matière de confidences. Toute enfant, éprise d'admiration pour son père, elle regrette que leurs destinées n'aient pas été unies, elle s'écrie « Si le sort nous avait créés contemporains 1 » Et elle ajoute que sa mère était heureusement bien plus digne qu'elle de devenir la femme d'un tel homme. Mme de Boufflers, qui la voit à ses débuts dans le monde, trouve qu'elle n'a aucun usage des convenances; elle est « si parfaitement gâtée sur l'opinion de son esprit qu'il sera difficile de lui faire apercevoir tout ce qui lui manque; elle s'exalte l'imagination, se représente d'avance des souffrances impossibles » et, à travers mille saillies qui trahissent le fond de cette sensibilité précocement éveillée, elle « montre plus d'esprit que de bon sens et de tact ». Elle pensera toujours qu'on met autant de complaisance à l'écouter qu'elle en prodigue à parler d'elle. Cette habitude de tout dire sans discernement la fera juger plus tard encore très sévèrement. Rosalie de Constant dira qu'elle manque de dignité, et en effet,
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si la dignité consiste à cacher ses déceptions, à ne pas souffrir la pitié, à éviter tout ce que l'attendrissement consenti permet aux autres d'humiliante supériorité, Mme de Staël n'en a guère eu; elle a toujours suivi le premier mouvement de son cœur; elle n'a pas fréquenté le refuge de l'ironie, et le détachement spirituel de ses propres peines lui aurait paru simplement un déguisement ou de l'amertume mal tempérée. Schiller aussi, qui la vit en Allemagne, qui l'admira et qui en fut étourdi, avoue s'être senti mal à l'aise devant cette femme qui livrait, sans y prendre garde, dans une conversation ouverte, les plus personnelles de ses impressions. Quand des idées générales étaient mises en discussion, c'est à ses expériences intimes qu'elle en appelait souvent, et elle ne ressentait pas de honte à se raconter devant des curieux qui n'étaient pas toujours disposés à s'instruire, qu'elle arrivait quelquefois à distraire, souvent à ennuyer et à gêner. Les Français ont un art léger de se mettre en scène, moitié badinage et moitié sincérité. Ils jouent leur personnage de fantaisie et cette façon de parler de soi n'est la plupart du temps qu'une manière de piquer l'attention en se dérobant. Les Allemands réservent pour les amitiés profondes les épanchements du cœur. Aux uns et aux autres, Mme de Staël semble pécher contre les bienséances, mondaines ou sentimentales. Mais avec ce défaut, et malgré ce qu'il a d'irritant pour les observateurs chez qui les scrupules du goût l'emportent sur les délicates indulgences de la sympathie, Mme de Staël passionna tous ceux qui l'entendirent ou qui la lurent. Dans toutes ses œuvres et même dans celles qui ne semblaient pas prêter aux effusions d'âme, sa personne transparaissait. Depuis Rousseau, on aime à reconnaître l'homme dans le livre. La conviction naît moins du sys-.tème que du naturel intime et de la vérité vécue de la pensée. Multiplier ses expériences intérieures, se donner 1 à la communauté morale qui est le public, c'est pour Mme de Staël la tâche qui justifie l'écrivain. Elle n'y a failli dans aucune de ses oeuvres à ce compte, toutes seraient autobiographiques. Mais nous nous bornons àj
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étudier, avant ses deux romans, celles qui aident à les comprendre, et qui les contiennent déjà en théorie les Nouvelles, le Traité de l'Influen.ce des Passions et l'Essai sur tes Fictions.
Les Nouvelles
Les Nouvelles elles-mêmes s'éclairent, comme toute la suite, si on les rapproche des Lettres sur Rousseau. Mme de Staël y soutient, en parfaite raisonneuse, que l'amour est le seul thème passionnant, le plus vertueux aussi « Quand on s'est une fois entièrement détaché de soi, on ne peut s'y méprendre et la piété succède à l'amour; c'est là t'histoire la plus vraisemblable du cour ». Elle n'en est pas à dire que l'amour puisse faire de la vertu avec du mal; ce mysticisme troublé ne lui plairait pas, elle aime les idées distinctes. Elle garde son indépendance devant Rousseau Julie, à son goût, met trop de méthode dans sa passion, elle n'est pas assez une « Quand on renonce aux charmes de la vertu, il faut au moins avoir tous ceux que l'abandon du cœur peut donner ». Comme tous les êtres sains et spontanés, Mme de Staël devine l'artificiel; c'est bien d'elle que plus tard Schiller dira « Tout en elle est d'une pièce, elle n'a aucun trait étranger et faux, ni pathologique ». La forte morale bourgeoise la préserve, elle sait que la bonté foncière ne suffit pas, et que pour être vertueux il a manqué à Rousseau de mettre « de la suite » dans ses actions. De même elle ne veut pas qu'on l'appelle fou, mais elle consent qu'il l'ait été presque, à force de supériorité; elle voit bien qu'il eut « moins que personne le divin pouvoir de lire dans les cœurs Ceci est un lieu commun déjà Hume l'avait dit, Mme de Genlis le répétera (1) et Rousseau même n'en disconvient pas. Enfin, elle note que Rousseau n'aurait pu subsister en (1) Mémotrea, I, p. 214.
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dehors de la communauté humaine; le moi, dans l'isolement absolu, ne survivrait pas « Il avait besoin de se sentir aimé pour ne pas se croire haïssable ». Pour Mme de Staël, l'instinct de sociabilité et le culte du moi au lieu de s'opposer seront solidaires.
Les Nouvelles (1) montrent dans quel ordre de sentiments elle se préparait à passer sa vie. Dans Mirza, on trouve la conception de l'homme faible, innocemment cruel, immoral avec candeur c'est le type traditionnel; mais la femme ne se contente pas d'être héroïque silencieusement, elle est philosophe, poète, lyrique et inspirée dans sa vie, passionnée de sacrifice. Dans Adélaïde et Théodore, c'est le type accompli du gentilhomme, qui donne à sa frivolité des dehors de philosophie, c'est le- d'Erfeuil de Corinne; puis c'est une femme chimérique et d'une dévotion exaltée; enfin c'est, selon la convention romanesque, une jeune fille de seize ans mariée avec un « vieillard » de soixante. Mais au lieu de se plaire, comme le fera Mme de Souza, à peindre des nuances, Mme de Staël se hâte vers la crise. Adélaïde, indulgente autant que vertueuse, favorise imprudemment chez elle les rendez-vous d'une amie, comme plus tard Delphine. Et Théodore de Rostain, esprit gai et cœur mélancolique, tout à coup se révèle plus profond que nous ne le pensions il s'éloigne, avec cette « avidité du malheur » qui sera le signe fatal des héros de Delphine et de Corinne. Volontiers je croirais que ce Théodore est une première épreuve de Léonce, copiée sur M. de Narbonne, épreuve indécise encore, presque double, hésitante entre la ressemblance exacte du modèle et la déformation romanesque. Théodore finit en exalté; malgré la certitude qu'il croit avoir d'une trahison d'Adélaïde, il proclame que « son âme est pure ». Et il meurt, consumé par un poison lent. Adélaïde assiste à cette scène d'un dramatique effrayant, mais, avec un. stoïcisme étrange, sans (1) On n'en sait pas la date, mais ce sont des œuvres de premières jeunesse.
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que « rien de sensible lui échappe », elle se tue de sangfroid, après la naissance de leur enfant.
L'histoire de Pauline nous offre un nouveau Théodore qui se prend pour un chef-d'œuvre de corruption spirituelle. Il enveloppe dans ses trames une âme très jeune. Pauline se donne, elle est abandonnée et l'opinion la proscrit, tandis qu'il passe pour le plus honnête homme du monde. Là-dessus apparaît un traître abominable, la réplique encore noircie du premier; il égare Pauline dans les dédales de sa conscience, elle tombe encore une fois. Pour plus de vraisemblance, tout cela se passe « sous le ciel ardent de la ligne ». Il fallait de l'exotisme. La nature féminine, ici, est débile, cherchant partout l'appui « Chargez-vous donc de ma destinée ». Pour la seconde fois cette victime lamentable est abandonnée. Heureusement son vieil époux meurt à temps et le traître, dans un bon mouvement, consentirait au mariage. Mais une amie lui est dépêchée par Théodore mourant et repentant, l'enlève, lui rend foi en elle-même et la persuade de se reprendre à la vie. Et voici seulement le vrai roman qui commence. Comment cette femme désemparée, mais d'un sens moral très pur, pourra-trelle redevenir digne d'un grand amour ? Pendant quatre ans elle vit comme une recluse auprès de l'amie. Enfin paraît Edouard de Cernez, la première incarnation totale de Léonce, austère de mœurs, sensible, rigoureux en honneur, endurci dans les préjugés de son sexe. L'antithèse est encore forcée dans ces premières œuvres et le sens des romans futurs ne se dégage pas; Mme de Staël croit encore que les âmes profondes doivent à leur faute quelque chose de plus grave encore et de plus pénétrant. Delphine n'aura pas vécu, avant l'épreuve dont elle mourra; Corinne aura vécu, mais son passé n'aura pas de tache; Pauline, qui a plus de scrupules que si elle était d'une vertu immaculée, reçoit avec tremblement les épanchements de M. de Cernez; elle y répond froidement, et l'énigme dont elle s'enveloppe la rend plus séduisante, irrite et attache l'amant mal initié. De lyrisme, il n'y en a pas un mot en tout cela; toute l'attention est portée
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sur cette question de pure psychologie deux êtres si différents par leur passé peuvent-ils s'aimer et être heureux ? Est-ce pour cette raison que Schiller, sévèrement, condamnait les Nouvelles « Elles caractérisent parfaitement cette nature nerveuse, raisonneuse, antipoétique, ou plutôt cette absence de naturel chez un esprit si riche ». Pauline, en effet, vit en pleine prose elle n'est pas née avec une âme qui justifie tout et transforme tout. Quand Mme de Staël étudie une situation, elle cherche ce qu'elle peut amener dans l'état présent des conventions mondaines et des sentiments reçus. L'oeuvre de l'imagination se confine dans la donnée, le reste ne se déduit pas comme une série d'élévations morales, mais s'arrange selon les vraisemblances. Cependant ces premiers essais laissent voir déjà la tendance au développement méthodique, le récit où chaque événement arrive à point comme un argument ou une conclusion. Mais c'est la logique de l'opinion, celle de la réalité, qui réglera le plan de Delphine, encore une fois ce n'est pas celle du sentiment tout seul. De même ici l'amour idéal n'habite pas un pays merveilleux c'est un amour régulier. Romantique, Edouard ne demanderait pas de pouvoir estimer et admirer sa femme avant de l'aimer. Il l'aimerait d'abord, et d'autant plus qu'il lui en aurait coûté plus cher. Mais chez les hommes vrais tout est logique, hiérarchie des sentiments, souci de ce que la tradition et la société autorisent; un sentiment ne peut absorber l'âme et lui donner la force de se créer pour son usage une idée de l'honneur et du bonheur.
L'entretien d'Edouard et de Pauline avec l'amie est très agréable de ton, délié, pénétrant, d'une psychologie ingénieuse; c'est du bon roman intime. L'homme se croit dans la droite raison parce qu'il est lié de préjugés; Pauline, par tendresse, par ménagement timide pour un bonheur dont elle n'ose s'imposer maîtresse, demeure faible avec toute sa bonté passionnée. L'amie seule, plus hardie puisqu'elle est désintéressée, veut faire le mariage, et elle y réussit à force d'expédients. Je passe des scènes romanesques à souhait la harpe, la romance,
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la menace de suicide. Le passé sera tu et le mariage s'escamote; l'amie prendra soin des illusions d'Edouard. Pauline devient mère, et nous commençons à penser qu'un bonheur neuf et un malheur consolé peuvent fort bien s'accommoder l'un de l'autre, quand le traître qui veillait vient tout dire. Toute la suite est faite pour approfondir le sentiment de l'irréparable. C'est la tristesse définitive de deux existences désunies. Le dénouement est franchement romantique, Edouard absout sa femme « Le temps et l'amour ont épuré ton âme ». Mais ces hautes vérités ne sont entrevues, hélas qu'à l'article de la mort. Si ces deux êtres recommençaient à vivre, ils seraient tourmentés de jalousie et d'inquiétude. Ainsi Mme de Staël marquait déjà la distinction de l'ordre moral supérieur et du bonheur possible; elle pensait qu'on ne peut redescendre des régions claires de l'imagination lyrique à l'expérience traînante. Pauline meurt, et l'amie coupable d'avoir cru à la facilité des bonheurs refaits la suit de très près.
Zulma devait tenir la place du chapitre de l'amour dans le T raité des Passions « Cet écrit, plus que tout autre, appartient à mon âme », disait Mme de Staël. Et dans le conte même, il s'agit de peindre l'énergie de l'amour « dans une âme sauvage et un esprit cultivé ». Ainsi Zulma, jeune sauvagesse perfectionnée par le plus noble des précepteurs, s'éprenant de lui et le tuant parce qu'elle l'a trouvé aux pieds d'une rivale c'est, toute réserve gardée, Mme de Staël W. C'est elle du moins qui présente sa défense « Aucun tribunal, aucune nation, le ciel même » ne peuvent juger entre elle et son amant. L'amour est « la vérité. l'idée première du monde moral ». Zulma ne se plaint pas de l'ingratitude du volage, mais il lui semblait avoir au fond de son âme « une puissance d'amour qui devait le dominer ». Voilà bien la conscience de ce terrible ascendant, de cette tyrannie que Mme de Staël devait exercer sur B. Constant, et à (1) Zulma est de 1794. Voir Correspondance avec Meister, p. 107. A cette date son amitié pour Mathieu de Montmorency était très vive.
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laquelle il ne put se dérober sans des crises affreuses « Mon âme, dit-elle encore par la bouche de Zulma, avait passé dans la sienne, et devant moi, ce n'était pas de ses actions, mais de ses sentiments qu'il avait besoin ». Le Traité de l'influence des passions (J)
L'Essai sur les fictions
Il met en système toutes ces idées; écrit plus tard, sous l'impression de la Révolution et sous le coup de chagrins personnels, il ressemble encore à une confidence. Contrairement à Obermann, Mme de Staël regarde la passion comme le fait premier. Mais, à mesure qu'on la suit dans sa vie, on s'aperçoit aussi que son idée du bonheur se résolut dans celle de la souffrance bien accueillie, avec la volonté de se réparer en elle. Dès maintenant, au lieu d'édifier une théorie philosophique du bonheur, elle dit ce que révèle l'expérience ou l'essai du bonheur. Son livre raconte la tristesse d'une femme qui a passé l'âge où le caractère se cherche, qui sent sa destinée fixée, et se voit jugée par ceux dont elle avait séduit la curiosité. Elle n'a garde de vouloir rendre la condition féminine semblable à celle de l'homme. Elle accepte, selon la tradition du siècle, les opinions masculines. MI," de Staël qui. dans ses années plus mûres, devait appeler la gloire « un deuil éclat.ant du bonheur ». accepte sans mauvaise gràce l'antipathie des hommes pour une femme engagée dans un destin d'orgueil et d'ambition. C'est d'ailleurs pour mieux convenir que « l'origine de toutes les femmes est céleste ». qu'elles doivent « tout leur empire » aux « dons de la nature » et qu'elles se feraient tort en prétendant affirmer par l'action leur personnalité. Flles ont. une destinée purement sentimentale; de là T « inévitable malheur des femmes supérieures » que Mme de Staël avait commencé d'éprouver. Les adorateur (1) Il est de 1796; l'Essai sur les ftetions est de 1796.
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d'une femme distinguée peuvent s'exalter jusqu'à prendre pour de l'amour leur rivalité d'empressement le premier qui se retire atteint le charme de l'idole. L'essence d'une âme féminine c'est la douleur; elle résume en elle toute souffrance, puisqu'aux raisons spéculatives qu'a tout être pensant d'être malheureux, il s'en ajoute pour elle de positives. A vrai dire, c'est sur les dernières su rtout que Mmo de Staël attire l'attention. Lélia ressentira le désespoir de sa condition humaine. plus encore que l'amertume d'appartenir à un sexe sacrifié, dont elle s'est affranchie. Mme de Staël prétend n'être qu'une femme avec un cerveau viril; elle veut avoir les plus délicates humilités du coeur, mais elle y garde aussi une tristesse énergique; elle commente Werther en philosophe, elle croit que l'amour est de toutes les passions celle où il entre le moins d'égoïsme, et que pour tenter le bonheur d'aimer, il faut être capable de se tuer. Pour un homme l'amour peut n'être qu'un accident, un épisode; pour une femme il est toute la vie. Et cette inégalité la désole: n'est-elle pas partout, d'ailleurs ? Pour ne la plus ressentir il faudrait s'être enfermé dans « le trésor intarissable » de son propre cœur, se résoudre à aimer gratuitement et chasser de soi cette âpre exigence du retour qui détruit « le seul don céleste fait à l'homme ». La vie conjugale est affreuse quand il n'y a pas entre deux cœurs une correspondance parfaite; ce n'est qu'un perpétuel exercice de vertu. Mais Mme de Staël ne se décourage pas encore si cett.e forme de la vie heureuse est difficile à mettre en pratique. Elle voudrait, comme Rousseau, ne plus se laisser ravir à elle-même par les objets où se prennent ses passions, maîtriser ses effusions, tout en souffrant que le trop-plein intérieur déborde en énergie agissante. Car il y a une douleur qui naît de la force intime trop condensée. La religion n'est pas le dérivatif qu'elle recherche. Elle a là-dessus les idées utilitaires de son père (1).. qui avait si fort scandalisé les Allemands: peut-être a-t-elle lu, avec Fontenelle, quelques pages de (1) Sur l'lJ!Uitè des idées religieuses, de Necker.
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Saint-Evremond « que la dévotion est le dernier de nos amours Mais elle voit surtout ce que le christianisme codifié peut développer d'anti-naturel en supprimant l'effort moral et en amortissant la sensibilité. Quelles seront donc pour elle ces « ressources qu'on trouve en soi ? »
Ce sera encore la passion; après l'avoir accusée de tous ses maux, elle la réhabilite; elle n'en a pas l'idée chrétienne qui la représente avide, calculatrice et dure elle y trouve l'unique principe de générosité. A vrai dire, elle ne dit pas comment le désintéressement absolu de l'amour s'accorde avec l'impérieux besoin de réciprocité qu'elle signalait naguère. Tout est relatif elle se croyait généreuse quand elle permettait à ses amis de se faire leur vie. On lui pardonne. et on lui trouve, après Chateaubriand, une originalité simple et toute humaine, parce qu'elle exprime une tristesse sans parure. Elle ne connaît pas la mélancolie voluptueuse; en elle c'est un sentiment de défaite « sombre, desséchant l'émotion », que la pensée avive et étend. Son remède fait songer à Schopenhauer W il faut abandonner l'illusion du bonheur et concevoir la vie passivement; alors se recueillent les joies renoncées, comme un fruit inattendu. La disposition philosophique corrige la passion au lieu de se soumettre à l'empire d'une idée fixe, elle aime d'un amour détaché les biens dispersés, qui ne demandent qu'à se laisser aimer. Ainsi nous participons « au calme universel » et nous estimons plus en nous « la faculté de penser que celle de souffrir ». Notre cœur sera toujours trahi, mais notre intelligence nous sera toujours fidèle. Nous cesserons de vouloir nos sentiments comme un absolu, ce qui est le propre de l'aspiration romantique: nous leur reconnaîtrons une valeur rélative « La méditation de l'homme passionné enfante des monstres, celle du savant crée des prodiges ». Ce mot (11 n avait pour elle une grande admiration; en lisant une phrase de « l'Allemagne. » en 1814, sur la volonté et la vie, il s'écria C'est une preuve à l'appui de mon système. On trouve dans ses papiers. des Extraits du Traité du suicide d$ W- do Statt.
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n'est déjà plus celui de la pure passivité. Et en effet, Mme de Staël garde en elle le bon sens de ces Voltairiens parmi lesquels s'était écoulée son enfance. Elle veut une bonté active, non surchargée de principes métaphysiques, débarrassée de superstitions, une bonté qui aurait tous les caractères de la passion, sauf le besoin du retour « Il faut que l'existence, dit-elle abstraitement, parte de soi au lieu d'y revenir et que, sans jamais être le centre, on soit toujours la force impulsive de sa propre destinée );. Voltaire n'aurait pas écrit cette formule, où le culte du moi volontaire est fortement résumé, mais il aurait écrit celle-ci « II faut descendre la vie en regardant le rivage plutôt que le but ».
L'Essai sur les Fictions développait déjà les dernières pages du Traité sur tes Passions. Si la pitié seule nous rend pénétrants et nourrit indéfiniment notre besoin de connaître l'homme, si notre espèce est une mutualité « de misères et d'indulgence », l'arithmétique morale des Anglais, la « précision métaphysique » ne vaudront jamais un sentiment. Et par cc métaphysique » Mme de Staël entend bien le système d'A. Smith, mais aussi l'anatomie du cœur qui est dans les maximes de La Rochefoucauld, chez M1110 de Lambert, Mme du Deffand, Mme de Staal-Delaunay. Leur méthode tendait toujours à démontrer l'automatisme du sentiment on découvre une passion élémentaire qui règle les autres. Toute émotion serait un fait limité, entièrement réalisé; on peut le détacher, mesurer son effet après l'avoir examiné com me un résultat. On peut mettre le sentiment en syllogisme et le redresser au besoin. Pour Mme de Staël, la raison seule s'exerce sur des choses définies. Le sentiment, Gœthe l'avait bien dit, n'est pas un acte réalisé en perfection et où se contemple la vie dans sa plénitude, c'est une virtualité qui veut s'exprimer sous une forme accomplie, tend à l'absolu, et, ne rencontrant jamais que des formes imparfaites, est sans cesse ramenée à s'abîmer en soi. pour s'offrir encore à d'inutiles épreuves « Il n'y a sur cette terre que des commencements ». Expansion, concentration, c'est le rythme nécessaire de la vie morale.
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Les idées morales, selon Mme de Staël, ne résident donc pas dans la raison, mais dans l'irrtagination, ancienne maîtresse d'erreurs, aujourd'hui souveraine de vérité. Seule elle dispose aux intuitions profondes, elle anime le cœur. Sans doute il y aurait aussi une métaphysique du cœur à découvrir, mais notre raison n'a pas la force d'y aller, et si elle s'obstinait, elle ne ferait que se tromper avec l'objet qu'elle se donnerait elle-même. Ainsi, pour Pascal, une raison divine réduirait à sa loi l'ordre de la charité, mais notre faiblesse présente doit se contenter des lueurs du cœur. Le roman n'aura donc nulle prétention à l'analyse intellectuelle; il sera une œuvre de sympathie, de tendresse humaine. Et comme la meilleure observation est celle qui se fait du dedans, l'étude du cœur débutera toujours par un examen intime et une confidence. Ainsi, ni roman philosophique, ni roman romanesque. Il faut mettre en relief « la toute puissance du caractère ». Caractère c'est volonté, et volonté c'est passion. Tout s'explique par « un enchaînement de causes morales ». L'imagination du psychologue ne sera pas exactement, comme le prétendra FiévéeW, celle du savant qui expérimente, créant des cas pour les observer; elle se confond avec notre faculté de créer des âmes à notre image; nous ne connaissons que nous et nous n'entrons en relations avec les autres que par sympathie. Dès que nous sortons de nous, nous quittons le réel; mais tout ce que nous savons de nous est le réel.
Or, pour Mme de Staël, le fait constant de l'expérience intime, c'est la douleur. Le génie créateur, qui sait seulement voir ce qui est, atteindrait donc toujours, par delà les nuances d'indifférence ou de gaieté qui se jouent au dehors des choses, la tristesse foncière. Ce serait une t.rahison que d'exprimer la tristesse morale en symboles physiques. L'imagination sentimentale doit se suffire. L'àme n'a-t-elle pas ses sensations d'ailleurs et, comme le dit Mme de Staël, ses plaisirs physiques ? Traduire ses émotions en images ne serait-ce pas laisser croire qu'on
(1) Préface de la Dot de Suattft.
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-ne les a pas ressenties dans leur force ? C'est se donner aisément le change, quand les mots viennent à défaillir, que de résoudre les idées qui sont le fruit rare d'une âme, en vagues symboles d'où s'en écoule la plus précieuse essence. Ame antipoétique, disent les Allemands, que Mme de Staël; non, mais âme mystique, comme celle de Rousseau. Et il faut avoir le parti pris de M. de Bonald pour l'accuser de matérialisme, à cause de la violence avec laquelle elle a senti son âme.
OEuvre d'art, œuvre morale, le roman sera une peinture de la vie réelle, tout en nuances comme elle, sans événements violents ou surprenants; c'est l'attitude intérieure qui donne aux incidents simples une valeur dramatique et une expression intense. Le théâtre n'est pas fait pour les choses délicates, au goût de Mme de Staël, il s'adresse trop aux yeux, il professe trop aussi. Chaque âme /est à soi-même son propre milieu; le roman est le domaine réservé de l'analyse personnelle. Et la vérité profonde de la vie ne serait pas saisie par la littérature si le roman, affadi par la préciosité, dégradé par le faux réalisme qui le mène à peindre les mauvaises moeurs, n'était relevé par les grands maîtres que veut suivre Mme de Staël. Ce sont, ne l'oublions pas, les auteurs de Tom Jones, de Paul et Virginie; c'est Sterne, Mme Riccoboni et même Mme de Montolieu, qui dans ce temps-là adaptait les histoires allemandes de La Fontaine et de Claurens. Mais elle les prenait comme des initiateurs, elle ne les imitait pas. C'est dans sa vie qu'elle a puisé. L'Essai sur tes .Fictions, comme le Traité sur tes Passions, était un effort pour se reprendre à autre chose qu'au sentiment tyrannique de l'amour. Comme Obermann, comme Sainte-Beuve, elle a rêvé le roman qu'elle n'a pas plus réalisé qu'eux-mêmes le roman de l'ambition. L'amour n'a pas cessé, depuis Corneille, d'être traité dans notre littérature comme une passion « trop chargée de faiblesse ». Dominer par l'action, c'est l'emploi vraiment noble de la vie. La vertu enthousiaste et active, elle est d'ailleurs, pour M306 de Staël, maîtresse de presque toutes les situations de l'existence; les années
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ne s'écoulent pas sur un fond neutre où se détacheraient quelques moments expressifs la vie est un perpétuel sentiment, une dépense continue de force; la sagesse est de nous donner toujours, sans demander compte aux choses de ce qu'elles nous rendent. Et c'est à peine s'il est nécessaire de dire que cette théorie, qui nous promet des œuvres si animées, traduit le tempérament de Mme de Staël.
Attendons-nous à une permanente impression de voulu, de tension extrême et, en dépit des principes de l'auteur, à peu de simplicité. Sénancour, lisant Tom Jones, y voit une preuve que la poursuite des vertus héroïques nous égare; Mme de Staël y apprend la supériorité des qualités naturelles sur les mérites d'opinion. Elle espère atteindre et réveiller le public, elle le croit attentif aux individus plus qu'aux nécessités supérieures de l'ordre. Elle troublera les cœurs, elle leur fera sentir ce qui leur manque. Elle ne serait pas satisfaite comme Rousseau écrivant la Nouvelle Héloïse, de suspendre chez ses pareils l'action commune des passions en y substituant « des jouissances indépendantes »; elle fait œuvre d'apostolat. Et son roman fut traité comme un acte d'opposition.
Delphine
Delphine, en grande partie, est un roman de mœurs, et si nous pensions, sur les théories de Mme de Staël, qu'elle y eût mis seulement des êtres selon son cœur, nous serions vite détrompées. L'autobiographie y tient une grande place; la progression morale de Delphine c'est bien celle qu'a suivie l'auteur, mais l'étude de la vie mondaine y est très développée. Seulement, là-même, l'esprit supérieur et la personnalité intense de Mme de Staël sont sensibles tous les personnages, au lieu de ressembler à une galerie de portraits, sont harmonieusement groupés pour faire ressofîir la haute valeur de Delphine. Elle n'invente pas une forme nouvelle, elle
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prend celle des romans par lettres de Mm* de Beaumont et de M1138 Riccoboni. Mais elle montre tout ce qui s'y peut mettre de vie profonde, et d'un genre qui, par le ton, confinait encore à la comédie, elle fait un genre tragique. Elle aimait trop le monde et elle vécut trop de la vie mondaine pour imaginer, comme Obermann et René, un roman à un seul personnage. Elle pensait en causant, et le sujet qu'elle a choisi comme le plus pressant, celui où se condensent tous ses soucis moraux, doit se passer dans les salons. C'est la faillite d'une âme qui a voulu être absolument sincère; une femme ne peut s'imposer aux préjugés traditionnels d'une vieille société. De ce fait constaté, Delphine passe à un jugement celle que sa supériorité rend maladroite dans la vie réelle a tort, la règle morale ayant pour caractère de valoir pour tous et dans tous les cas, c'est une faute de s'en remettre pour se conduire à la seule voix de sa conscience; on peut être innocent dans le fond .de son cœur et être coupable dans ses actes. l2me de Staël écrit donc Delphine au moment où elle se dégage des influences qu'elle a subies, où elle examine ses premiers enthousiasmes. Elle n'a jamais refusé d'accueillir une leçon, mais jamais elle n'a éprouvé l'ingrate allégresse du renouvellement; jamais elle ne s'est méconnue dans son passé. La religion du souvenir est un sentiment général chez un auteur d'autobiographie pour se bien comprendre, il ne faut pas commencer par se renier. Mais Mme de Staël, en s'attristant des vérités qu'elle a dû apprendre, ne désespère jamais d'en posséder le sens rassénérant., y
Pourquoi a-t-elle choisi une époque si éloignée pour y placer son roman? Dix ans avant i802 c'était bien plus que dix ans la Révolution avait passé, Delphine est un roman d'ancien régime. Il y a deux raisons les moeurs n'étaient pas rigoureuses en 1802, la société du Directoire et du Consulat n'aurait pas excommunié Delphine. La thèse, en somme, était en retard; je sais bien que la restauration morale allait son train, mais que de libertés n'atteignait-elle pas 1 De plus, s'il y eut jamais pour Mme de .Staël un temps où sa situation dans la société j
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fut difficile, c'est bien en 1791. Sans doute il y a bien dans Delphine des traits d'expérience acquise depuis m oins longtemps, toute récente et peut-être même actuelle. Mais la crise morale remonte à 1791; à ce point de vue Corinne, écrite en pleine crise, est différente de Delphine. Mme de Staël était mal vue à la cour, il courait des bruits sur ses relations avec Narbonne, qui lui furent plus tard reprochées en Angleterre, en même temps que son jacobinisme. On publiait une comédie Intrigues cle de S., à l'occasion du départ de Mm* de France; Paris au boudoir de Mmo de S. En 1790, Rivarol lui avait dédié son Petit Dictionnaire des Grands Hommes. Sénac de MeilhanW assure qu'à ce moment son caractère évolua très vite, qu'elle prit l'habitude de l'enthousiasme. Elle débordait du besoin d'apostolat qui perdra Delphine. Est-il possible de dire aussi pourquoi elle se résolut d'écrire en i80i cette autobiographie ? Elle était exilée, elle était obligée à une oisiveté relative; elle lisait beaucoup, et des romans allemands; le même jour, 10 septembre 1800, elle demandait à Meister de lui envoyer ..4gnès de Lilie n Donamar, et le Saint Julien de Laiontaine. Le même Meister, à qui elle demandait des renseignements précis pour situer certaines scènes, lui parlait des nouvelles morales qu'il préparait elles avaient un .caractère de confidence elles aussi. Elle s'agitait beaucoup pour rendre service à ses amis, les mettre en sûreté, et elle était obligée de vivre assez repliée; c'est pour elle une époque de calme relatif, où elle peut réfléchir à loisir; les grands orages de sa passion pour 13. Constant n'ont pas commencé. Elle est dans les dispositions les meilleures pour revoir sa vie.
La vérité vécue de son roman, il ne faut pas la chercher dans la série des événements. Et quant à l'ordonnance (1) Cf. l'ouvrage de lady Blennerhasset, AMa7?K? de Staêl et son temps, t. I, p. 9. j'y ai puisé la plupart des renseignements biographiques sur M- de Staël.
(2) Par M- de Wolzogen, Berlin, 1798. Donamar est de Bouterweek, 1791-1793.
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générale, Mme de Staël ne s'est pas mise en frais d'imagination une jeune veuve conseillée par une vieille femme très bonne, des hommes légers et durs, un héros qui prend ses faiblesses devant l'opinion pour de la fermeté et ne sait vouloir que par éclats, une intrigante sachant le monde à fond, des âmes « atroces » mêlées à tout cela; tous ces personnages nous donnent l'impression d'avoir été déjà vus. Mais lisons attentivement l'histoire nous y verrons, idéalisée, aussi passionnée mais plus vertueuse qu'elle ne le fut jamais, l'âme profondément vivante de Mme de Staël, comme nous verrons en Léonce une sorte de portrait composite des hommes qu'elle a connus, qui l'ont aimée et quittée, et dans les comparses, bien des personnes qui l'avaient entourée ou l'entouraient encore, et dont elle forçait le trait le plus expressif pour en faire des types. Et chacune d'elles fera ressortir le caractère de l'héroïne. Le souci de la thèse, pour nous, nuit à l'œuvre, y met trop de système n'oublions pas que, pour Mme de Staël, vivre c'est soutenir une thèse. Le sens logique et sentimental de son caractère, au point où elle était parvenue de sa vie en i802, c'est vraiment ce qui se dégage de Delphine. Tous ses malheurs viennent de sa confiance; veuve de bonne heure, selon la tradition, d'un vieux mari qui fut excellent, elle croit reconnaître le bien partout. Elle voit ce que la culture sociale a donné de faux et de contourné à certains êtres, mais elle pense que le meilleur moyen de les rétablir dans leur vérité c'est de les traiter déjà comme s'ils y étaient rentrés. Tombée dans le milieu le plus mondain, le plus convenu qui soit, elle est forte de ses longs recueillements et de sa divine ignorance; elle juge avec calme toutes ces âmes trompées, et la vue de leurs erreurs lui est un prétexte à perpétuel retour sur l'intangible bonheur où elle vit. Elle sait ce qu'elle vaut, et dans sa naïveté d'apostolat elle explique à tout venant sa conscience et son cœur. D'ailleurs elle a dans sa morale, si « particulière » et si solidement fondée en principes, les meilleures délicatesses. Elle ne veut pas faire de sa conduite une prédication ostensible, elle a
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horreur du pédantisme et de la réclame morale. Elle a la pudeur de son ascendant, et si elle oblige quelqu'un, elle n'entend pas que ce soit pour elle une occasion de prosélytisme et de direction. La pitié est tout elle croit qu'il faut d'abord relever les hommes de l'humiliation où les a jetés leur faute et que le redressement de l'erreur se fait seul, par surcroît. C'est un naturel vigoureux que la philosophie du vicaire savoyard a confirmé « J'entre dans le monde avec un caractère bon et vrai, de l'esprit, de la jeunesse (1). ». Pourquoi ne serait-elle pas heureuse ?
C'est qu'elle va être prise dans un lacis d'intrigues où elle commettra, malgré les clartés de sa conscience, d'héroïques et touchantes imprudences. Elle n'a pas auprès d'elle, comme la princesse de Clèves à la cour de Henri II, une mère qui l'avertisse du monde et d'elle-même. l'pIe d'Albémar, sa belle-sœur âgée et très sage, est pourtant bien de son siècle optimiste; elle la laisse aller et ne croit pas qu'il y ait de danger à subir sans être prévenu certaines expériences. Et Delphine ne serait pas d'humeur à recevoir un précepte de méfiance. Elle est, avec cela, curieuse des cœurs compliqués; les contradictions l'attirent. Elle sent que la vie peut défaire les caractères sans leur retirer l'élément naturel de bonté; ne peut-on s'imaginer qu'on assiste, en septembre 1794, au premier entretien de M1116 de Staël et de B. Constant, en lisant ces paroles échangées entre Delphine et M. de Serbellane « Il y a dans votre conversation un singulier mélange d'exaltation et de froideur. Sans vous occuper trop longtemps de moi, je vous dirai que j'ai fait, comme la plupart des jeunes gens de mon âge, beaucoup de fautes en entrant dans le monde. et qu'il m'est resté, de toutes les peines que j'ai éprouvées, assez de calme dans mes propres impressions, mais un profond respect pour la destinée des personnes qui, de quelque manière, dépendent de moi. Je n'ai rien de mieux à faire de (1) I, 1. 3.
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moi que d'épargner de la douleur à ceuxqui m'aiment(1) o. Delphine se risque à recevoir toutes les confidences et la pitié entraîne, comme une passion, sa volonté au delà du but voulant arranger par de sages conseils la destinée de Thérèse d'Ervins, bouleversée par son aventure avec Serbellane (2), elle se trouve devenir la protectrice de leur intrigue et laisse échapper toute direction. C'est surtout pour elle une occasion de voir combien une âme élevée dans le catholicisme est faible devant le sentiment. La religion romaine est à ses yeux un fanatisme, ajoutant aux passions naturelles d'autres passions très propres à maintenir le cœur dans un état de douleur et d'inquiétude scrupuleuse qui ruine la volonté. Mme d'Ervins n'est pas assez individualiste « Elle n'a pas reçu l'éducation qui porte à réfléchir sur soi ». Si le catholicisme, au lieu d'une âme ardente, rencontre une raison froide, il produit des caractères formalistes, secs, sans abandon, prévenus contre toute impulsion originale du cœur, obstinés à réduire aux cadres d'une correction impérieuse non seulement les actions, mais les sentiments, s'endurcissant, s'ils souffrent, dans un héroïsme dur aux autres et cruel à soi-même; telle sera Mathilde de Vernon, rivale à son insu de Delphine, dont elle fait valoir par contraste la grâce naturelle.
C'est une surprise encore pour Delphine que le caractère de Léonce de Mondoville. bientôt l'époux de Mathilde, cet Emile, revenu d'Espagne, pour obéir à une mode romanesque, et affublé d'un précepteur à la Rousseau, homme sensible, mais enchaîné aux opinions de son sexe, étroit dans ses jugements et passant sa vie à étouffer ses enthousiasmes sous les artifices d'un honneur dur et formaliste. Il a un cœur digne de Delphine son esprit n'est pas affranchi, il pense en homme civilisé; il a pour les bienséances un respect craintif qui l'empêche de sentir en quelles harmonies morales s'écoule la vie de Delphine; il les soupçonne, il en est séduit, mais il (1) I. 1. 8.
(2) Cf. les Nouvelle*.
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se fait de les nier une vertu méritoire. On désignait(') Narbonne comme l'original de ce portrait; pour la brutalité des procédés, malgré des sentiments chevaleresques, il le valait en effet. Mais Léonce n'est ni léger ni spirituel. La thèse ressort mieux s'il est aussi parfait qu'homme au monde le puisse être.
Après ces expériences morales, Delphine n'est pas ébranlée; sans défi ni bravade, au moment où la société tient ses assises cérémonieuses, elle continue d'agir selon sa morale, sans peur d'être excommuniée; elle se classe définitivement parmi les femmes indulgentes en allant chercher dans son isolement, toute rougissante de l'affront qui lui est fait, une certaine Mme de R., assez inconséquente. Mais une révélation l'édifie sur la profondeur de l'hypocrisie mondaine, sur la cruauté qui peut se déguiser sous une élégance charmante et sous un air de détachement du meilleur ton. Mme de Vernon, la mère de Mathilde, prête à mourir, se confesse à elle; elle s'est jouée de Delphine. Par intrigue et par ruse, pour assurer à sa fille un bel établissement, elle a rendu sans espoir l'amour de Delphine et gâté sa vie à jamais; elle l'a calomniée après avoir tiré d'elle tout ce qu'elle en pouvait attendre. Et cependant Delphine, dont la beauté morale rayonne sur toutes les bassesses mondaines, lui pardonne, admire la sublimité de son aveu et donne à cette femmes, sceptique à fond, victime d'une société corrompue qui exalte la vanité et dégrade la conscience, un peu de « ce noble enthousiasme » sur lequel elle-même vit, et qui aide Mme de Vernon à mourir. Talleyrand <2) avait donné à Mme de Staël l'idée de ce caractère, qu'elle a peint d'une touche ferme et fine; le fameux « n'ayez pas de zèle » y est. Désormais Delphine sait qu'il peut y avoir des êtres captivants dont la vie ne soit qu'une comédie, le caractère qu'un artifice entretenu à force de rouerie, dont le cœur est plein de mépris avec les apparencés les (1) Voir Correspondance tittéraire de Meister, « sous certains rapports. » (2) En 1794 elle écrivait à Meister « C'est un caractère méconnu. » Elle disait que son cœur valait mieux encore que son esprit. Elle a peint le charme de M"* de Vernon, comme si elle avait su oublier sa déception.
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plus affectueuses et chez qui le souci du rang nourrit une activité opiniâtre et souple. Elle se retirerait volontiers du monde après ce coup, mais une amie lui rappelle à temps qu'elle ne peut se passer de la société de Paris, et elle reste.
Peu après elle apprend que derrière ce monde en façade des vies indépendantes peuvent se cacher. Mme de Lebensei, mal mariée en premières noces, a divorcé pour épouser Henri de Lebensei, en qui l'on a voulu reconnaître Benj. Constant. Ce n'est pas un portrait complet mais ce que dit Delphine de sa froideur en société, des trésors d'esprit et de pensée qu'il laisse voir dans l'intimité et de la mauvaise opinion qu'il a de l'humanité tout en restant bienveillant s'applique très bien à Benj. Constant, tel que le pouvait voir en 1801 une amie observatrice, toute prête à l'en croire s'il prenait la peine de s'expliquer. On pense à lui encore quand on voit M. de Lebensei mal vu pour s'être montré du parti de la Révolution comme lui c'est un caractère « froid et calomnié ». Enfin j'entrevois le secret de l'ascendant sous lequel il s'est débattu pendant si longtemps quand je lis ces paroles de sa femme « S'il formait une nouvelle liaison, il serait obligé d'entrer dans des explications sur luimême, sur ses défauts, sur ses qualités » et son indolence, au moins autant que sa dignité, aurait à en souffrir.
Voilà donc toute la science de Delphine, depuis que son grand amour pour Léonce l'oblige à chercher un idéal hors des voies régulières. Nous sommes à un diapason de sensibilité très élevé; à la plus légère impulsion, tout s'ébranle dans ces âmes où la logique de l'esprit, au lieu de mettre une digue à l'impétueuse logique des passions, lui rend des forces. Mais que peut-il survenir entre Delphine et ce Léonce, ce timoré qui s'est laissé marier le désespoir et le doute au cœur et qui ne saura jamais saisir le bonheur. Singulière chose que cette médiocrité continue; sans doute, si Mme de Staël (i) II, 1. 36.
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l'avait voulu, elle en aurait su faire un homme supérieur. Il suffit de voir comment sont dessinés les portraits de second plan. Mais les épreuves les plus défavorables le laissent intact aux yeux de Delphine; c'est une règle que dans les romans d'amour l'un des héros nous ennuie à force d'insignifiance, et peut-être serait-ce chez l'auteur un signe de sincérité. Ce qui nous paraît de plus net chez Léonce, ce sont de merveilleuses qualités non de causeur, mais d'auditeur (1). Il est de ceux auprès de qui Mme de Staël remportait de grands succès de parole « Avec quelle promptitude il m'entendait. Les succès de l'amour-propre changés en jouissances du cœur, oh quels heureux moments! Et la vie en serait dépouillée! » Aussi bien Delphine ne veut pas d'une perfection surhumain, et il lui suffit, pour l'aimer, qu'il soit passionné. Mais comme elle lui demeure supérieure Ce n'est pas elle qui voudrait jamais chercher des responsables à ses malheurs; le triomphe de sa générosité est de ne voir que des égaux dans la souffrance en tous ceux qu'a rapprochés une destinée inéluctable. Léonce, faible de volonté, la conscience fascinée par les préjugés, incapable d'agir par ses propres raisons, mais non de se reprendre, trop tard, après qu'est accompli l'irréparable, s'occupe sans cesse, au contraire, d'attribuer à d'autres la faute de leurs communes disgrâces. Et c'est lui aussi qui revendique, avec une vaine âpreté, le droit au bonheur qu'il n'a pas la hardiesse de prendre; c'est lui qui fait fi le plus aisément du monde des devoirs conjugaux, que lui a nécessairement apportés une résolution acceptée par lassitude. Il se met très vit.e en cet état lyrique où il semble que tout le passé, si fortement que l'on y soit engagé, puisse être supprimé par 1"effort du désir. Il écrit à Delphine « Ton véritable devoir. c'est de in'aimer ». Mais elle aperçoit une chose supérieure. à l'amour, et justement c'est le^sacrifice de l'amour au devoir. Elle regarde le bonheur des autres comme plus il) il 1. 23; il, 1. 8.
(2) in, 1. 1.
(3) m, i. 5.
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sacré que le sien, elle accepte qu'il y ait dans sa vie des discordances et des malentendus qui ne s'arrangent plus. Même à qui l'aborde loyalement, le monde n'est pas simple, et la vertu lui apparaît maintenant non plus comme l'effusion de l'âme, mais déjà comme une contrainte sur soi. Comme Julie, elle se raidit dans sa raison, au lieu de céder à fa séduction du bonheur; l'accueillir trop aisément, ce serait une déchéance. Elle tient à garder intactes cc ses idées sur la vertu » et en le voulant, elle les étend « Tu t'endurcis, lui dit Léonce déconcerté. tu perds cette bonté parfaite ». Et elle-même ne serait pas loin de succomber à la « pitié d'amour ». Mais elle se ressaisit dans un geste de fierté où il entre aussi, pour la première fois un peu de méfiance désabusée <*) « Les sacrifices que j'aurais faits à notre amour me flétriraient à vos yeux mêmes ».
Le réalisme psychologique, qui étudie les sentiments en ce qu'ils ont de relatif et de changeant, sauve perpétuellement le roman de la fadeur. C'est vainement que Delphine essaie de transformer l'amour en amitié passionnée, ce marivaudage échoue rapidement, comme s'affaisse l'exaltation sentimentale qui les met l'un et l'autre, pour un moment, dans un état exceptionnel de force et d'audace. Delphine peut bien dire (2) « Je me mets avec fierté, comme avec joie, dans la dépendance absolue de votre volonté ». Ce n'est pas le moi métaphysique ni la volonté pure qui sont au premier plan. mais le caractère, tel que l'ont modelé les conditions pré- caires de la vie. Le miracle de l'amour n'a pas transformé Léonce, dès qu'il retombe sur la terre il est jaloux, il souffre de ne pouvoir empêcher que d'autres hommes admirent Delphine: le premier il parle de ses sacrifices, il est mécontent. Ses scrupules sur les jugements mondains le tourmentent et il faut que Delphine lui envoie une longue dissertation sur l'honneur. Le plus clair en est qu'il n'y a que des commencements sur terre, que (i) in, 1. 6.
(2) m, 1. 9.
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les âmes rapprochées dans leur destinée provisoire n'ont pas le temps de se pénétrer, et qu'elles doivent rester unies après la mort par de mystiques relations où s'élabore leur accord profond. A cette métaphysique, Léonce répond par le mot de Milton « Dieu est ta loi, tu es la mienne ». Tout ce qu'il a de métaphysique dans l'âme se ramène au goût, très païen, de mêler à l'idée de l'amour celle de la mort; il a le désir emphatique d'épuiser la passion d'un coup en touchant aux limites de la vie, Léonce est un impulsif, il recherche les sensations violentes, il a des réactions incohérentes. Et tel qu'il est, il mène à sa fantaisie la raisonnante Delphine. C'est sa propre considération dans le monde qu'il préserve (1), en veillant jalousement autour d'elle. Devant la coalition des gens du monde, qui ne sont jamais moraux qu'aux dépens de quelqu'un, autant Delphine reste sereine, autant il s'inquiète. Il est aux aguets d'un commentaire et toujours sur le point d'une décision violente. Contre l'égoïsme, l'ennemi du dedans, il n'est pas averti, mais il s'irrite contre les dangers du dehors il les braverait bien, car il y a une manière de briser avec les bienséances qui est encore une façon correcte d'en prendre congé, en s'y ménageant une rentrée. Tout éclat se pardonne à un homme; une femme ne peut se grandir devant l'opinion en la méprisant. Et c'est pourquoi la vie intérieure, chez elle, est plus profonde.
Tout est fait ici pour attester la supériorité du coeur féminin. Si nous oublions, des lettres de Delphine, ce qui date, et cette ardeur outrée que la Nouvelle Héloïse avait mise à la mode, nous y sentons la tendresse féminine en ce qu'elle a de fort &\ de protecteur et de clairvoyant, d'ingénieux aussi à faire durer l'enchantement du cœur, malgré la brusquerie masculine qui le briserait à tout propos « Notre bonheur innocent et pur ne vous suffit plus. ». Delphine n'a pas de peine à s'assurer du point où débute pour Léonce le sentiment de l'im-
(1) in, 1. 15.
(2) m. 1. 21.
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possible. Elle ne l'en estime pas moins; elle a avoué que son ami pour elle reste mystérieux. Au moins, sera-t-elle indéfiniment heureuse d'un si fragile bonheur ? Il faudrait qu'elle fût bien habile à se contraindre, et elle reconnaît qu'elle s'y sent bien faible (1). Une éducation morale est donc nécessaire, une élaboration du sentiment, pour demeurer sur les hauteurs du dévouement ? « Rien en moi ne m'avertit qu'aimer est un crime ». Mais en ferat-elle une vertu toujours ?
Par une adresse très pathétique, Delphine demande la réponse à cette Thérèse d'Ervins que l'amour a rendue si misérable. C'est une scène d'une réelle beauté morale: l'impression de vérité est d'autant plus forte que Delphine éprouve, à force de raisonner pour se justifier, une gêne intime, un vague malaise, contraire à la franchise accoutumée du bonheur. Thérèse, Delphine, Léonce sont là pour régler leurs rapports moraux; nous sommes dans une atmosphère de grâce où les mots de réparation, conversion résonnent jusque dans le fond des consciences « Il faut vous séparer. Vous ne pou rrez trouver que dans l'exaltation d'un grand sacrifice des forces contre l'amour ». Parce que la religion est une passion, sublimise la douleur, émeut au centre de la vie un drame héroïque et tourmenté, Delphine va subir le prestige.de la dévotion romanesque. Elle y voit toujours clair en elle « J'invoque une terreur, un fanatisme. ». Mais sans être dupe de son illusion de foi, elle se console en elle.
Seulement son catholicisme est bien dépouillé, et semblable à un piétisme dur. La délicieuse puérilité, les causeries avec Dieu, le sentiment d'enfance qui est chez les saints et qui renaît dans la vie des cloîtres, toute cette fraîcheur spirituelle s'évanouit sous la violence de son âme. Et puis, quand il faudrait du silence <2>, tous les (1) in, 1. 42.
(2) La scène de la prise de voile de Thérèse d'Ervins, si peu discrète et si peu sobre, rappelle une scène analogue du roman d'Eugenio et Virginia, 1800. C'est une mode encore, de faire des scènes de passion dans les églises. Cf. la fin de René.
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personnages gardent la superstition de la parole. Quand Mme de Staël nous parlait de sentiments inconnus, de vie intérieure à découvrir, nous pensions qu'elle mettrait son a rt à faire deviner sans analyses alambiquées toutes ces finesses cachées, inexprimables aux formules abstraites. Les commentaires infinis qui soulignent chaque « mouvement du cœur » ne sont pas le bon moyen de rendre les âmes mutuellement pénétrables. Jamais les choses ne s'animent autour de ces souffrances d'une vie sympathique, pitoyable ou consolante. Le dialogue est très rarement lyrique et toujours d'assez courte haleine; au fond ce ne sont que des raisonnements déliés, de cette dialectique où il n'y aurait pas moyen, dirait Sainteneuve. de « passer la lame ». La forme épistolaire ne s'y préte que trop. mais sur le coup même de l'émotion tous ne cessent de s'exprimer; on se demande quand ils ont pu réfléchir à tout ce qu'ils disent. Ils se connaissent assez bien pour se juger et parler d'eux comme s'ils s'étaient étrangers. Et en même temps, comme il ne faut pas que le sentiment se refroidisse dans le compte rendu, on sent l'effort verbal, le désordre voulu de la phrase. le tumulte concerté de l'émotion. Nulle part ceci n'est plus sensible que dans ce souci de l'esthétique de son attitude où chacun des héros se laisse constamment aller W « Je reconnus ma lettre qu'elle regardait encore: j'allais m'en saisir pour la déchirer lorsque Delpline. reprenant ses forces, s'avança vers moi, et tenant ma lettre dans l'me de ses mains, elle lève l'autre vers le ciel: jamais je ne l'avais vue si ravissante. ».
Est-ce à dire que l'art de Mme de Staël soit tout objectif, est par suite contraire à ce subjectivisme que nous avons regardé comme l'essence de l'autobiographie ? Pour le croire, il faudrait penser qu'il y ait. contradiction nécessaire entre se regarder vivre et vivre avec une sincérité de premier mouvement. Mmede Staël aimait à jouer la tragédie. et ceux qui l'ont vue disent. qu'elle la jouait assez mal; elle la jouait mieux dans la vie réelle, mais sans perdre (1) n, 11. Pelpiiioe se sent toujours regardée.
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jamais conscience de ses moyens d'émotion, de ses gestes, des mouvements de sa physionomie. Il ne lui a manqué que d'être réellement artiste, que d'être au-dessus des clichés du style Empire pour ne pas nous choquer, dans ses romans, par le soin de ses attitudes. Et si l'autobiographie, qui est un effort pour contempler sa vie en résumé, devient un jour une sorte de besoin intellectuel, n'est,ce pas qu'à chaque instant de la vie réelle déjà le dédoublement se faisait et la distinction se continuait entre le moi passionné et le moi observateur ? Notons bien ce trait, il est essentiel chez René l'effusion lyrique est si emportée et l'adoration du moi si parfaite que le tourment de l'analyse appliquée à soi-même n'existe pas; une telle puissance d'égoïsme inconscient rend le dédoublement impossible. Chez Obermann, à cause du tour d'esprit critique, l'opposition de la volonté lyrique, infiniment ambitieuse, et du sentiment du possible est partout évidente: mais on imagine qu'Obermann puisse se guérir, il suffira qu'il se plie à une besogne limitée et qu'il vive moins seul; le mal de l'analyse ne l'a pas atteint au cœur. Ce mal naît dans Delphine, et nous le verrons chez Adolphe au dernier degré; il naît d'un esprit mondain, rempli d'observations, et qui applique normalement à une âme d'ailleurs lyrique, très riche de vie, sa méthode habituelle d'analyse et de discussion. Delphine et Léonce, natures généreuses, débordantes, faites pour l'isolement où elles se suffiraient, et persistant à vivre de la vie de salon, sont portés à comparer constamment les deux êtres que chacun d'eux porte en soi, à douter du meilleur, à sacrifier à leur moi mondain leur seul moi réel; c'est un conflit minutieux, qui trouble toutes leurs émotions; à se voir sans cesse agir et parler dans le miroir trop clair de leur conscience critique, ils se paralysent, perdent toute foi en eux, se sentent prisonniers d'euxmêmes et n'ont plus ce don de renouvellement que les âmes uniquement lyriques gardent t.oujours les états simples ne sont plus chez eux que des crises.
Suivrons-nous le roman dans tous ses incidents ? Mais ce qui nous y intéresse,, c'est de voir comment le mal
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de l'analyse est gradué jusqu'au désespoir. Après un terrible accès d'où la volonté de Delphine échappe par miracle, elle se retrouve comme auparavant; c'est une convalescence d'âme pleine de charme; il ne lui semble plus que la vie soit une chose si certaine. De même B. Constant se demandait quelquefois s'il était vraiment un être réel. Le parti que lui conseillait Mme d'Ervins est trop dur avec Léonce, elle choisit pour arbitre de son devoir Mue d'Albémar qui montre, en effet, plus de condescendance elle pense qu'il y a des vertus intempestives. Et Delphine recommence à s'offrir aux critiques et à l'admiration, Léonce à promener ses airs ténébreux. Leur souci à tous deux est celui-ci qu'est devenu notre être d'opinion ? Pour la première fois la confiante Delphine voit la société comme un pouvoir hostile (1) qui « la menace de ses armes » si elle le provoque. Et voici l'aventure de M. de Valorbe, éperdûment amoureux, aigri, capable d'atrocités, des scènes affreuses où il y a du sang et des pâmoisons mélange de clichés classiques et de pathétique renouvelé de Richardson. Delphine, malheureusement, y apprend l'usage de l'équivoque; il y a des situations qu'il faut sauver; on peut être obligé de dissimuler pour être bon, et si la feinte est maladroite le monde a le droit de vous calomnier. Il n'y manque pas; on retrouve là tout ce que M™6 de Staël a dû souffrir de la compassion insinuante des âmes aux aguets du scandale. Pour inventer des ressources contre le monde, il faut un homme qui le connaisse et le méprise ce sera M. de Lebensei.
Il introduit, assez gauchement, un plaidoyer en faveur du divorce. Aujourd'hui, quand un romancier a une thèse sur le divorce, il raconte l'histoire d'un divorce. Au temps de Mme de Staël, le roman, surchargé d'idées de toutes sortes, les présente sous forme de dissertations, de petits traités, intercalés, sans plus d'art, dans le récit. Réquisitoire en règle, agressif contre l'opinion hostile, panégyrique de l'idée nouvelle, la lettre de M. de Lebensei (1) IV. 8.
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raisonne d'ailleurs sur le cas le plus simple, où chacun de son côté a toute liberté de recommencer une vie presque intacte. Delphine n'acceptera pas le divorce de Léonce, parce que naguère elle s'est donné comme principe supérieur le soin du bonheur des autres et non la recherche du sien; or Mathilde, qui ne se doute de rien, n'en est pas moins là. L'amour multiplie en Delphine le don de la pitié en rendant le sacrifice plus cruel, il donne la force de se vaincre. A ses yeux, l'optimisme de Lebensei est superficiel. La notion de bonheur est inférieure à celle d'une .douleur d'élection. Elle se résout à demeurer ce qu'elle est et, sans braver la proscription sociale, à avoir raison de toute « perfidie » et .de toute « sottise » par « l'esprit » et par la « bonté ». Les deux choses ne vont pas l'une sans l'autre dans son caractère il lui faut dominer dans le monde par la suprématie du caractère.
Voilà donc ressaisies leurs espérances d'être heureux. Mais Delphine ne sait pas, ne veut pas lutter sa bonté nuit à son esprit. Il faut, pour s'imposer, une audace ou une adresse à donner le change, qu'elle ne peut avoir, en gardant le scrupule .de la perfection. Elle épie les égards qu'on lui accorde ou qu'on néglige de lui témoigner. Elle reconnaît l'empire de l'opinion, et l'inquiétude lui vient, de commettre la faute la plus grande que l'on puisse imaginer contre soi d'altérer son caractère; elle analyse à propos de tout, elle avoue .(1) et elle fait avouer à Léonce qu'ils sont malheureux; la maladie du doute la gagne et sa volonté s'épuise faute de trouver une matière d'action. Heureusement survient Mathilde. Tout le roman est d'une construction serrée; il fallait savoir jusqu'où pourrait aller chez elle, malgré ses défauts, la rectitude et la loyauté de l'âme; son suffrage, recueilli par le monde, réhabilite Delphine. Mais il fallait aussitôt que Delphine, relevée par elle, lui fît la confession de son amour « Je ne raisonnai pas, dit-elle dans son langage physico-sentimental, mais j'éprouvai cette (1) IV, 23.
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révolte du sang qui rend une action basse ou perfide tout à fait impossible ».
Obéissant à Mathilde, elie part, elle consomme son dévouement « Laissez-moi lutter seule avec moi-même. Un mot raisonnable et sensible pourrait me bouleverser. Traitez-moi comme les mourants (1) ». Les expressions sensibles abondent sous sa plume; on comprend en la lisant combien les héritiers du XVIIIe siècle purent en vouloir à Kant de supprimer la réalité des choses sensibles, et l'on se souvient de cet entretien où Garât M disait « Faire sortir toutes les créations de l'entendement de nos sens, c'est leur donner une origine toute céleste ». Elle ne s'exalte pas dans la fierté de son sacrilice, mais elle tient à savoir jusqu'où elle peut souffrir et combien peut durer l'impulsion qu'elle a suivie. Delphine ne croit plus en elle; le jugement de la société qui l'a moralement exécutée l'a touchée à fond; elle en subit la suggestion, elle se sent dépossédée d'elle-même « Je veux savoir si je me sens réellement humiliée. ». Si l'on fait ici la part d'un romanesque sombre et compliqué, il reste en ces pages une admirable expression de la douleur. B. Constant nous dira qu'on ne pouvait résister au spectacle des souffrances de Mme de Staël. Avec des mots abstraits unis à des images physiques, elle obtient des effets intenses. Chez personne je ne vois avant elle cette attention concentrée sur la torture intime, qui altère complètement le milieu moral, atteint même le sentiunent de l'existence et se termine par une sorte de dédoublement, comme si l'excès du mal nous rendait à nousmêmes méconnaissables « Il me semblait que c'était mon fantôme qui se promenait parmi les vivants ». Elle a rendu aussi cette étrange intuition du désespoir, où parviennent dans leur isolement deux êtres unis de loin par un sentiment profond, tandis que les faits vulgaires de la vie continuent de s'écouler doucement autour d'eux, quand des mots indifférents prononcés par des voix fami(1) IV, 27.
(2) Mém. sur suard, 1. 5.
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hères, prennent un sens accablant, quand l'âme passionnée d'attente décuple la valeur de tout ce qui vient l'atteindre. C'étaient là des régions négligées de la conscience Mme de Staël le dit « Personne ne se doute des souffrances cachées ». Elle peint ce qui demeure d'ordinaire sous-entendu aux sentiments qui s'analysent, parce qu'elle soupçonne d'y être la vie la plus réelle. Et son œuvre serait singulièrement plus moderne, si elle avait renoncé aux analyses dissertantes pour contempler toujours, sans souci de démonstration, ces émotions profondes qui affleurent à peine à la surface de la conscience. Il y a aussi dans son talent, cela est vrai, une sensualité développée par la lecture .de Rousseau, qui la force à revenir aux convulsions physiques de la douleur. Cette douleur, chez elle, n'en reste pas moins originale, et elle porte un fruit. René fait de lui-même un héros privilégié du malheur, Rousseau se traite en victime désignée du genre humain, mais Mme de Staël « Pauvre nature humaine, quelle pitié profonde je me sens pour elle ». C'est par là aussi qu'elle peut se relever de sa déchéance; dans son accablement elle a des élans d'enthousiasme vers I)ieu, vers ses semblables aussi à cause de lui; elle a la religion de la souffrance. Mais combien profonde encore sa détresse Le réduit intime de sa conscience n'est plus sûr. Un sentiment de culpabilité naît en elle « Suis-je bonne ?. ». Elle n'ose répondre. Elle se lasse de l'exaltation qui l'a soutenue. Elle s'étonne que rien n'ait changé autour d'elle depuis sa grande résolution, ni en elle-même. Son chagrin est aux prises, dans la vie réelle, avec toutes sortes de mesquineries, de détails communs. Elle n'aboutit pas; c'est qu'il est donc bien vain de vouloir prendre même la douleur comme une fin; elle est toujours imparfaite, nous ne pouvons nous isoler en elle pour l'honorer d'un culte. Ceci est de la psychologie réelle, sans nulle littérature, on le voit bien. Si la douleur n'est pas une fin, reste à penser qu'elle ait la valeur d'un moyen, qu'elle serve à quelque chose; les âmes « dévorées d'elles-mêmes », de qui la douleur est stérile, se prennent en horreur. Il faut qu'elles
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« consacrent » une vérité. Et, plutôt que de déclarer la douleur injustifiable, Delphine se condamne « C'est pour mes torts que je souffre ». Il n'y avait « rien de vil » en elle, mais elle s'est trompée dans sa conduite. Nos actes ne corrompent pas nos sentiments, mais il est bien entendu désormais que nos sentiments n'excusent pas nos actes.
On peut bien trouver à redire en cette partie du roman. Le motif philosophique nuit quelquefois à l'émotion; le propre d'une nature raisonneuse est de devancer par l'intuition intellectuelle les transformations de la conscience, et l'on sent trop que les idées, toutes suggérées qu'elles aient été à Delphine par son expérience propre, ont été conçues sous une forme générale avant de se traduire en sentiment personnel. D'autre part on trouve qu'elle vit en décor devant elle; même évanouie, il n'est pas un de ses gestes dont elle n'ait conscience; elle fait aussi trop attention au cadre où s'agite son désespoir trop expressif; tantôt, vêtue de blanc parmi les arbres noirs, elle entend « vanter sa beauté par des étrangers qui passent » et l'admiration qu'ils lui expriment lui inspire « une sorte de pitié » pour elle-même. Voilà bien saisi sur le vif cet instinct de « pose » dans la douleur et, comme dira B. Constant, ce besoin de « la galerie ». Tantôt elle se plaît cc au milieu des rafales de vent et de pluie ». Ou bien d) sa robe se drape « comme un peintre l'aurait souhaité » et ses beaux cheveux, en tombant, parent « son visage du charme le plus attrayant Mais ces défauts ne gâtent pas l'originalité de ces pages remplies d'énergie morale,, débordantes d'un enthousiasme qui ne serait peut-être, dit-elle en un moment de doute, qu'un pas vers la folie. Ce n'en est pas un, parce que Delphine ne se laisse pas aller à se contempler, elle se donne un devoir actif, positif. Sa douleur est plus virile que celle de Léonce <2> qui se laisse « dompter comme un misérable enfant ». Elle a bien un mot de lassitude cc Que l'exis(1) v; 29.
(2) VI, 2.
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tence morale est difficile à traîner jusqu'à son terme ». Mais elle ne s'avoue jamais brisée, elle persiste à lutter et elle ne cesse de reconnaître dans la souffrance la plus profonde réalité.
Une nouvelle figure de Delphine se dégage au milieu des expériences morales qui s'offrent de toutes parts à sa recherche inquiète et des épreuves dramatiques dont elle se trouve assaillie. Le destin s'arrange ppur lui présenter des êtres affolés par toutes les passions de la vie, et d'autres pacifiés par le renoncement; elle se débat avec les premiers; avec les seconds elle ne peut se tenir de discuter. Elle fait face à tout. Mme de Staël n'a pas voulu montrer la retraite du monde autour d'elle; jamais elle n'a découvert dans son voisinage tant d'âmes attentives ou dignes de curiosité, que dans cette abbaye du Paradis (1) où elle a tenu à s'enfermer, comme en un Coppet ecclésiastique. Par hasard, l'abbesse est tante de Léonce, et les rôles sont si vite retournés que Delphine reçoit d'elle la confession de sa vie; comme tous ceux qui paraissent maintenant, elle est prise du goût de se raconter. Tous sont revenus d'eux-mêmes et cela n'empêche pas qu'ils ne restent ce qu'ils sont. Une fois de plus on a l'impression de cet esclavage du caractère, toujours identique à luimême, malgré ladiversité desmilieux où l'on souhaiterait de voir dompter son irréductible originalité. Mme de Vernon, faisant de la tristesse, après une vie mondaine et désenchantée, l' « unique occupation » de sa vie, me fait penser à Mme du Deffand pour qui, disait Mme Necker, la mort même n'était qu' « une pensée triste, mais superficielle ». Mme de Cerlèbe, qui parle de son père de telle manière qu'on ne peut y méconnaître un portrait de M. Necker, donne à Delphine une meilleure formule de vie elle ressemble à celle que nous avons relevée dans l'Essai sur les Eictions, et puisque l'analogie du nom fait reconnaître en cette femme intelligente et bonne Mme Zeerleder, amie sage de Mme de Staël, on peut croire (1) Sur les renseignements qu'elle a demandés à Meister pour situer cette partie du roman, voir sa correspondance avec lui, pp. 72-74.
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que celle-ci lui dut cette heureuse trouvaille « Je suis au centre de la vie, et loin d'être agitée par le mouvement universel, je le vois tourner autour de moi sans qu'il puisse m'atteindre ». Entre ces deux conseillères, Delphine reste observatrice indépendante. Enfin elle se décide à entrer au couvent parce qu'elle ne sait comment conduire sa destinée. Il n'est pas une seule de ses peines dont elle « ne doive s'accuser » « l'action de vivre l'agite trop». D'ailleurs son sacrifice n'a rien de religieux, il lui deviendrait odieux si elle pensait obéir à une puissance cruelle; c'est l'expression suprême du regret « Je t'offre, dit-elle à Dieu, tout ce que je ferai jamais de bon, d'humain, de raisonnable, mais ce que le désespoir m'inspire, ce sont les passions du cœur qui l'ont obtenu de moi ».
Laissons-la ici; ce qu'il y a d'autobiographie intime en Delphine, nous le savons maintenant; relevons seulement que la fin, d'un romanesque si lent et si outré, est encore un indice de la nature morale de lvime de Staël. La conclusion du livre n'est pas de laisser ces deux âmes, celles de Léonce et de Delphine, isolées du monde par l'attention profonde qu'elles portent sur leurs seules destinées, cheminer chacune dans sa voie et se refaire peu à peu. Cela ne serait pas une !ln; c'est Mme de Staël qui reprochait à Mme de Charrière de ne pas finir; il faut ici un événement qui d'un seul coup tranche deux vies. Au fond, elle n'a pas conçu encore qu'une destinée puisse être purement intérieure elle était trop tournée vers le dehors et sa propre existence avait été traversée trop souvent par des forces hostiles, pour imaginer que deux existences s'achèvent, durent l'une par l'autre ou tombent, sans que l'imprévu qui surgit des choses leur impose un dénouement factice. La princesse de Clèves a fini son roman quand elle est entrée au couvent; elle le veut ainsi, et la fortune, de qui elle n'a pas accueilli le présent humiliant, ne peut rien ajouter à sa décision. Delphine n'achève le sien qu'à bout de forces, son agonie théâtrale se prolonge à travers des scènes atroces, et elle meurt dans une apothéose.
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La critique fut dure. On prit plaisir à donner tort à Delphine et à prouver que le monde avait raison. Le Jouroal des Débats annonça une réfutation en huit cents pages. Fiévée, déconcerté et choqué, accusa Delphine de parler « de l'amour comme une bacchante, de Dieu comme un quaker, de la mort comme un grenadier, de la morale comme un sophiste ». Mme de Genlis ne voulut voir en elle qu'une apologiste du suicide. D'une manière générale on trouvait qu'elle était l'ennemie de la restauration morale. Et personne n'alla chercher ces lignes de Ghamfort « Les idées du public ne sauraient manquer d'être toujours viles et basses. Ses jugements sont déterminés à l'avance par le grand nombre de cas où il a dû condamner et mépriser. Il résulte de ces observations que ce qui peut arriver de mieux aux honnêtes gens c'est de lui échapper »
Chateaubriand déplorait que Mme de Staël demeurât philosophe et anticatholique. Seuls le Publiciste et la Décade prirent sa défense, le premier par la plume de Hochet, la seconde par celle de Ginguené. Encore Ginguené fit-il des réserves il marqua le moment où Delphine cesse de blesser l'opinion et blesse le devoir; c'est quand elle consent à recevoir Léonce tous les soirs. Il reconnaît que les deux personnages principaux sont « emportés par un tourbillon, par une espèce d'ouragan », et qu'une personne un peu sensée se garerait de tels événements. Et derrière Delphine il atteint spirituellement Mme de Staël « Une femme qui joue ce rôle dans le monde quitte réellement celui que la nature et la société imposent également à son sexe. C'est une comète qui tourbillonne et dérange tout le système. Si les planètes le pouvaient, elles se ligueraient contre les comètes
Mme Sophie Gay, dans Laure d'Estelle, fit de Mme de Staël un portrait fort malveillant; elle la montrait comme une savantasse qui a des opinions sur tout; la Décade releva ses mots âcres, ses appréciations injurieuses et l'engagea à négliger ces .« ressources équivoques ». Il parut aussi une Delphinette ou le Mépris de
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l'opinion publique, par J.-B. Dubois, dédiée à Mm" de Slaël-Holstein. Certains journaux en firent grand cas; c'était cependant bien médiocre. Une jeune fille, dont l'amant a tous les préjugés sociaux, demande conseil à l'auteur de Delphine, qui ne peut mieux faire que de lui envoyer son ouvrage. Delphinette le critique point par point en montrant qu'il ne peut lui convenir.
Mme de Staël fut douce devant ces attaques et ne s'en prit qu'à elle-même. Elle poursuivait dans sa vie réelle les idées qu'elle avait indiquées. Son séjour en Allemagne, et notamment son initiation à la philosophie de Kant, achevèrent de détruire en elle la superstition du bonheur comme but de l'effort; de plus en plus elle recherche l'art de la vie dans une intelligence exacte du devoir. Elle veut que ses enfants profitent des épreuves de son existence imparfaite elle se rapproche d'eux, se met en relations d'égalité avec sa fille; c'est le temps où Schlegel entre chez elle comme précepteur. C'est celui encore où elle souffre tant par B. Constant et le fait tant souffrir. Elle reste aussi expansive, causeuse, logicienne que jamais, déclarant à son maître de philosophie allemand que ce qu'elle ne comprend pas n'existe pas, suppliant Fichte de lui exposer soin système en un quart d'heure, fatiguant Schiller, de qui elle éloignait toute inspiration poétique, avec sa turbulente curiosité de voyageuse, parlant en société, disait Goethe, de « choses qui doivent être entre Dieu et l'individu ». Elle se passionne pour le mysticisme, et nous verrons que Benjamin l'y poussait, pour la distraire peut-être et s'en débarrasser. Enfin elle voit l'Italie, Rome, que personne ne la croyait capable de comprendre. Et jamais elle ne s'oublie ni ne se quitte elle-même; plus que jamais attentive aux secrets de l'âme, de la sienne, qui la touchent mille fois plus, écrit-elle à Monti, que les plus belles statues, tout lui devient prétexte à s'analyser « Il y a quelque chose de bien misérable dans la douleur, qui se renouvelle par l'aspect des lieux, mais j'ai cette faiblesse, et ma mobilité naturelle me cause et de la distraction et un amer
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repentir de cette distraction même ». Toute Corinne est dans ces mots.
Corinne
Dès l'époque du Traité sur l'influence des Passions, en 1796, Mme de Staël était hantée par l'idée religieuse. Ce ne sont pas les accès mystiques de son mari qui la faisaient réfléchir; les hommes dont elle estimait le plus l'esprit, Mirabeau, Narbonne, Talley rand et pendant longtemps B. Constant, étaient des éclectiques épicuriens. Mais son père, par l'exemple, l'inclinait à être pieuse; elle le comparait à Fénelon, qui fut le grand maître spirituel de cette génération, quand le voltairianisme ne lui suffit plus. A Coppet, en 1802, Lacretelle dit qu'elle se prépare à « aborder le terrible tête à tête avec Dieu ». Son goût de réalité claire, son amour de la vie la mettaient en défiance devant toute idée transcendante à Weimar, elle disait à Gœthe qu'au lieu de subtiliser sur des formules d'école ou de « se plonger dans les profondeurs avec Mme Guyon » il aurait bien mieux valu « chercher à connaître les limites de l'humanité ». Mais à mesure qu'elle vivait, ces limites mêmes lui apparaissaient comme plus lointaines, plus indécises aussi, et elle comprenait qu'une âme exercée par la douleur eût la sensation d'une réalité encore mal connue « Le culte de la douleur, dit Corinne, le christianisme contient le vrai secret du passage de l'homme sur la terre ». Sans doute elle attendait tout de la vie bien interrogée elle pensait que nous trouvons en nous tout ce qu'il nous faut pour vivre, et que le sens des choses ne nous vient pas d'un monde supérieur aux choses mais encore fallait-il savoir les aborder selon leur sens. Après la mort de son père (1804), au milieu de toutes sortes de tourments sentimentaux et de persécutions politiques, elle essayait encore d'expliquer, avec bien des détours, le malaise intérieur où elle se débattait « Naître Française,
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écrivait-elle à Fréd. Brün, avec un caractère étranger, avoir le goût et les habitudes françaises, et les idées et les sentiments du Nord, c'est un contraste qui abîme la vie ». Elle ne souffre pas que l'on soit sceptique sur les troubles qu'elle ressent; elle prie Camille Jordan de n'en pas douter elle invoquera Corinne pour lui prouver qu'un chagrin doit toujours intéresser, surtout « lorsqu'il coûte beaucoup de larmes et pas une platitude ». Elle a écrit Corinne pour subir moins durement les contrastes, les manques d'harmonie qui la froissent dans sa destinée réelle; de plus en plus elle se persuade que la poursuite du bonheur est vaine; Bonstetten reçoit cette confidence, où l'on sent que la philosophie d'Outre-Rhin a passé « L'on ne peut rien sur le soi puisque le soi est tout, et qu'on n'a rien qui ne soit pas soi pour agir sur soi ». Et elle ajoute cette restriction bien expressive « Quand je dis qu'on ne peut rien, je parle du bonheur, car les actions sont 1'oeuvre immédiate d'une volonté., et c'est pour cela qu'il y a une morale ». La voilà donc bien dégagée de la religion du sentiment. Quelle preuve plus frappante en donner que celle-ci parmi les œuvres allemandes, celles qui gardaient l'inlluence de Rousseau lui plurent le moins; elle trouvait que Jacobi. dans son roman de Woldemar, avait créé des « natures bien antinaturelles ». Elle s'attache à un système de vie où la douleur soit la vérité par excellence « J'ai bien l'idée que je suis née pour souffrir et je me suis fait un système religieux sur cela ». Guill. Schlegel nous dit qu'à la même époque elle ne cessait de lire Fénelon (1802-1810) et le voltairien Bonstetten (1), malgré son horreur de la philosophie allemande « une vieille coquette impérieuse qu'il faut bien se garder de mettre en déshabillé », le même Bonstetten qui se moquait de Mme de Krüdener et de Werner, loue Mme de Staël, dans sa compagnie de martinistes, de mystiques, de catholiques et de bohèmes, de rester aimante et bonne et de se réduire à Fénelon toujours et à l'Imi(1) Lettre à la comtesse d'Albany, 4 avril 1810.
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tation U) en dépit de Schlegel qui inclinait au mysticisme de Mme de Krüdener et s'engouait de Saint-Martin M. Elle sait en effet se tenir loin des illuminés et des extatiques, tout comme elle se défend contre le catholicisme social de J. de Maistre et de Bonald <3), qu'elle avait rencontrés en 1800 chez Mme de Beaumont. La religion reste pour elle une règle de culture intime et de conduite pratique. Corinne est un document d'autobiographie morale qui fait suite à Delphine, et c'est comme tel que je veux seulement l'étudier; je ne négligerai pas par système la partie descriptive, mais je ne l'analyserai que pour y trouver un signe moral.
L'imagination de Mme de Staël est toute dans son cœur c'est là qu'elle se crée un monde. Ses yeux et ses oreilles sont de bons outils d'expérience, elle s'en sert pour étendre ses théories. Elle est très préoccupée de garder, du monde et d'elle-même, une formule claire; son cosmopolitisme, qui va s'enrichir encore, ne favorise nullement en elle un nonchalant scepticisme. Elle surveille l'unité de son caractère, elle prétend que ses découvertes sur les manières de sentir étrangères s'y puissent assimiler, sans l'altérer en ce qu'il offre de bien défini. Et d'autre part, elle songe à réaliser le type humain dans son excellence en unissant la nature du Nord et celle du Midi. Tandis qu'Obermann, pour réparer son intelligence, s'obstine à vivre seul, Mme de Staël court le monde pour y recueillir tous les éléments de sa perfection; au fond elle conserve l'idée, issue du XVIIIe siècle, de l'identité morale du genre humain. Elle ne peut admettre que la fin du développement des races soit de constituer, sous des influences variables, des types à jamais distincts. Elle ne veut donc ni demeurer contemplative devant la variété du spectacle humain, ni s'élancer d'un bref en(1) Lettres du 12 octobre 1809.
(2) Ses œuvres avaient été traduites en allemand en même temps que certains traités de Fénelon; Schlegel, à ce moment, était séduit par le catholicisme.
(3) « Le philosophe de l'antiphilosophiei ce gui ne peut mener loin. »
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thousiasme hors de son naturel pour vivre de l'illusion d'une vie étrangère cette virtuosité détruirait le caractère. Elle veut tout comprendre pour mieux être toute ellemême. Corinne sera louée d'unir l'imagination du Midi au sens intime du Nord. Ainsi s'élargit, sans rien perdre en netteté, la notion de l'individu. Mme de Staël ne se croit pas limitée par son originalité même; Corinne, « rejeton du passé, prophétie de l'avenir », symbole de deux natures extrêmes, représente une humanité supérieure, absolue: « On. sentait que ce n'était pas la société, que c'était plutôt le ciel même qui avait formé cet être extraordinaire ».
Corinne est métaphysicienne, plus encore que Delphine il y a du surhomme en elle; elle semble vraiment souveraine de la vie, mais elle demeure morale. Le moréalisme, ici encore, aura raison de l'esthétisme; il l'absorbe. Ce qui frappe le plus Corinne dans l'imagination, ce sont les vertus qu'elle développe &\ la bonhomie, la largeur du jugement et ce laisser-aller indulgent qu'elle oppose au sens du ridicule. L'émotion artistique chez elle n'est jamais pure, elle est prise comme une consolation iiiorale (4) « Les revers passagers de notre vie éphémère se perdent dans le sein fécond et majestueux de l'immortel univers ». Elle définit la poésie d'une manière qui se ressent des entretiens de Mme de Staël avec Villers et les Allemands « Je suis poète lorsque j'admire, lorsque je méprise, non par des sentiments personnels, mais pour la dignité de l'espèce humaine ». C'est la transposition dans l'art du devoir kantien.
Le génie de Corinne, c'est celui de Delphine passant d'une société artificielle dans un milieu où tout est permis pour la beauté de la vie; sa souffrance, c'est celle de Delphine, accrue de tout ce qu'une âme affranchie acquiert de nouvelles puissances pour souffrir; Mme de Staël trouve un charme à rêver d'un personnage idéal où se seraient (1) n, 2.
(2) in. 1.
(3) m, i.
(4) IV, 2.
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épanouis ses talents, elle qui pleurera bientôt de les perdre, où toutes ses douleurs auraient vécu sous la plus pure image, et qui serait mort dans l'innocence du génie. Elle était préoccupée de l'effet qu'elle produisait devant l'opinion européenne; il lui fallait l'adoration, la gloire à tout prix; se composer une attitude devant le cercle de ses amis ne lui aurait pas suffi « Dieu m'a fait la grâce de penser que je donne un noble exemple à mon siècle (1) ». Elle souffre de penser qu'elle mourra sans avoir produit tous ses dons à l'éclat du jour « Je sens en moi des puissances supérieures qui n'ont point encore été développées ». Elle éprouva que tout est ébauche ou recommencement, elle a voulu peindre en Corinne un malheur et un génie achevés, passés à l'acte. Oswald, c'est encore Léonce, mais plus mûr, réfléchi, atteint .dans les forces vives du bonheur. C'est un portraittype de la nature masculine et souvent c'est précisément Benj. Constant, qui avait refusé d'accompagner Mme de Staël en Italie <3). Ne pouvait-il se reconnaître ici « Son esprit jugeait tout d'avance, sa sensibilité blessée ne goûtait plus les illusions du cœur ». Oswald transformé par Corinne, c'est Benjamin tel que l'eût voulu Mme de Staël, tel que peut-être elle l'aurait épousé. Si elle l'a fait anglais, selon une tradition romanesque qui remonte au XVIIIe siècle, c'est pour mieux faire ressortir le contraste d'une sensibilité naturelle et des préjugés acquis où le cœur se resserre et s'endurcit. Chez tous les deux, il y a quelque chose qui ne se livre pas, le « je ne sais quoi » de contenu et de voilé qui fait leur force. Et Corinne en est avertie par un ami zélé, le prince de Castelforte, en qui Guill. Schlegel tenait à se faire reconnaître, pour rappeler le rôle de conseiller qu'il avait joué à Coppet auprès de Mme de Staël. Mais il y a un goût et une séduction du mystère que justement Corinne néglige, et faute desquels son ascendant irrite et ne (1) A C. Jordan, 3 octobre 1811.
(2) A M"" Récamier, octobre 1812
(3) Plus tard, faisant le voyage avec sa femme, il s'ennuiera et aura des regrets.
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charme pas. Elle est trop franche, elle ne sait pas user de son expérience sans la montrer « Vous avez beaucoup réfléchi sur le sentiment » lui dit Oswald, et plus elle veut s'expliquer, dès le début, plus s'approfondit le malentendu. Tous deux ont un passé, Oswald en est esclave et Corinne met toute sa volonté à s'en affranchir. C'est, bien là le roman d'une femme qui se sent vieillir et s'essaie à faire de sa vie une jeunesse victorieuse. Elle aura des élans .de lyrisme un peu concertés, des illusions mi-voulues, des essors vers le bonheur d'autant plus fervents qu'elle a plus de déceptions dans la mémoire du cœur &). Auprès d'elle, Oswald représente-t-il l'ascétisme morale ou la sécheresse de l'esprit ? Les effets de l'un et de l'autre se ressemblent. Aussi comme elle reconnaît vite le malheur, à peine est-il survenu, quand, le voyant insensible en face du Colisée, elle se sent cependant saisie par la passion « cette griffe de vautour sous laquelle le bonheur et l'indépendance succombent ». Toujours la tristesse se dégage de leurs entretiens: Oswald est une âme minée, et Corinne a déjà plus de regrets que de désirs (2) « Qu'il est digne d'envie, ditelle, le sort de la femme qui peut conserver la plus parfaite unité dans sa destinée ».
Aussi n'est-elle pas sans esprit de calcul. Elle ménage le bonheur, l'attire adroitement, hésite à le saisir tout d'un coup, et ne l'accepte que sous mille réserves et conditions. Elle dit bien,-) qu'elle veut être tout au présent, mais cette sagesse imprévoyante et silencieuse n'est pas dans sa nature; elle aime à poser des questions. C'est elle qui s'inquiète la première de ce qu'Oswald, absorbé dans son adoration triste, n'ait rien dit encore de l'avenir. Elle craint la douleur avant son arrivée et en l'attendant elle s'étourdit, elle rend Oswald jaloux, elle se brouille avec lui à propos d'un panégyrique du mariage où il mettait des comparaisons, désobligeantes pour l'Italie, entre elle et l'Angleterre. Elle se réconcilie, et sa lettre (1) IV, 4, 5.
(2) V, 2.
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dit bien ce que la contemplation réfléchie des mœurs italiennes a enseigné à Mme de Staël; elle y a vu le naturel, la bonté vraie, non celle qui est pénétrée de sensiblerie philosophique, non la bonté innocente et puérile qui se donne en attendrissements abondants et en menus bienfaits, mais celle qui déborde du trop-plein d'un cœur riche et spontané. Elle justifie ainsi sa manière impérieuse et généreuse, égoïste et dévouée. Chateaubriand disait de Joubert que c'était un égoïste qui ne pensait qu'aux autres, mais elle, en pensant toujours aux autres, s'imposait toujours. Byron la trouvait bonne d'une bonté de cœur, Caroline Schlegel la trouvait un phénomène « de vie, d'égoïsme et d'activité ». Elle a horreur des petites vertus soigneuses des gens de salon, et elle aime les Italiens parce que « ne perdant aucune force de l'âme dans la société, toutes s'amassent en eux pour la circonstance décisive ». Comme Stendhal, et avant lui, elle est donc frappée de l'énergie, de l'individualisme des Italiens, de l' « action forte et variée de leur vie », qu'elle ne distingue pas d'ailleurs, avec ce souci moral qui l'empêche de jamais donner dans l'esthétisme, de la pure bonté « Dans un pays où il n'y a pas de société, la bonté naturelle a plus d'influence ». Et Oswald, le représentant de la nation la plus policée qui ait été aux regards du XVIIIe siècle, n'est plus qu'un homme malheureux et gourmé « La plupart des caractères vrais sont inconséquents ».
Avec cela, Corinne est une rêveuse, et elle rêve comme une femme du Nord. Au lieu de s'amuser à l'intrigue ou bien au jeu capricieux des formes intellectuelles, sa rêverie, toute chrétienne, l'incline à mieux voir au fond de son âme. Elle n'a pas cette imagination gaie qui peut servir de ressource au cœur; pour elle l'amour ne peut devenir, comme le veut Métastase, l'un des beaux-arts qui embellissent la vie; il est (1) « le secret le plus intime de nos peines ou de notre bonheur ». Si elle joue devant Oswald Roméo et Juliette, c'est dans un accès de lyrisme où il (i) YiI, 3.
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y a beaucoup d'émotion sentimentale et qui tient fort peu de l'impassible expression artistique. A s'enivrer d'admiration, elle sent qu'elle dépend moins de sa douleur; sans pouvoir la quitter elle la regarde d'un esprit lucide et ce bref dédoublement lui rend le goût de la vie, l'illusion de la liberté. Au contraire Oswald, incapable d'admettre le bienfait moral qui se puise aux œuvres ennoblies par la passion méditative, n'y voit qu'une tentation, une duperie; il ne songe qu'à « sauver » Corinne. Tous deux s'exaltent ainsi dans un apostolat contraire. L'amour s'offre ici comme une lutte entre deux caractères qui mesurent leur puissance. Nous prévoyons déjà que Corinne vaincra, mais comment ? Oswald est désorienté dans cette morale méridionale qui n'impose aucun lien; quel pays que celui où une femme ne peut se compromettre, où un homme ne peut se faire, de l'épouser, un devoir d'honneur Sa vie intérieure est un débat continuel entre des forces hostiles, remords et désirs, auxquelles il donne, comme tous les êtres faibles, une réalité de même sorte qu'à des forces ext.érieures: d'une part l'image de son père, vis-à-vis duquel il s'exagère les torts de son passé, de l'autre l'ascendant de Corinne. Il raffine sur la conscience de ses discordes infimes, et comme il n'a rien à révéler à cette femme de génie, c'est elle qui lui ouvre des trésors spirit.uels méconnus. Même en comprenant quelle «richesse de misère»asu rendre l'art chrétien, même en s'éprenant des « idées fines» que les âmes « mal à l'aise » ont. senties, Corinne veut atteindre à l'enthousiasme ardent ou tranquille qui seul invente pour l'apothéose de la vie des formes nouvelles. Elle reproche à son ami de dramatiser l'art et de ne pas savoir en goûter la paix. Et cependant,. par les bizarreries mêmes et les disparates de son humeur, c'est lui qui la domine; avec tant de supériorité, elle aime à être dominée par lui. Plus Oswald est fuyant plus elle s'attache et se soumet à lui. Tout ce qu'elle a de souple intelligence du bonheur, finale,ment, va être vaincu par cette préférence obstinée du malheur, ce parti pris pathétique d'Oswald, qui lui fait accueilli avec de tragiques retours vers le passé toutes
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les impressions sereines que sa volonté n'a pas choisies. « Ne touchons pas à la destinée », dit-elle, avec cet instinct de discrétion qui éloigne le chagrin en limitant la conscience, et Oswal.d ne voit là qu'indifférence, reniement ou prudence qui l'inquiète. « La vie religieuse est un combat et non pas un hymne ». Il veut des règlement où elle demande de l'enthousiasme. Elle le tient sous le charme, et quand il faut prendre une décision elle vient de lui. Corinne quitte Rome, sa vie harmonieuse et variée, pour vivre en compagnie de ce mélancolique, si « fier d'emmener sa conquête
Ici se place la confession d'Oswald tout un roman dans le goût du XVIIIe siècle, avec une coquette. froide qui conduit les relations du cœur comme une opération diplomatique. Le jargon philosophique gâte le récit; le père d'Oswald, dans la plus sincère douleur, accuse les enfants de se croire il eux seuls « un point de vue historique »; mais l'intéressant, c'est qu'on y retrouve bien des pensées familières à B. Constant. C'e^* in Oswald tout nouveau, un psychologue revenu de te ^tes les superstitions aisément accueillies par une imagination frappée ou une conscience exténuée do scrupules. Il y a chez lui un soin. qui rappelle AdolpW: de revenir sur des impressions a peine saisies dans i*ur premier moment, et plus tard nettement détachées sur le fond diversement éclairé de la mémoire « Les pressentiments ne sont le plus souvent qu'un jugement sur soi-même qu'on ne s'est pas encore tout à fait avoué. La fatalité, c'està-dire peut-être la faiblesse de mon caractère. Il y a des situations dans la vie où même en se sacrifiant on ne sait pas encore comment remplir tous ses devoirs ». On devine ici quel sentiment d'a.dmiration, d'indulgence passionnée, de protection et de pitié liait -M"80 de Staël à Benjamin. Ce qu'il y avait en elle de loyale aspiration au bonheur se révoltait devant sa pusillanimité et ses insuffisances de coeur. Mais quand il s'analysait pour (D xi, 1.
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elle, avec cette acuité si habile à faire valoir l'excuse en marquant le tort, elle subissait l'enchantement de cette intelligence subtile, de ce caractère qui se retournait contre lui-même au moment où il se dérobait, et qui donnait à l'instabilité l'apparence de la sincérité minutieuse. Il y a chez Oswald un sentiment de sa propre complexité, un aveu d'impuissance à s'exprimer tout entier, qui sont bien de B. Constant lui aussi, il aimait v parler d'une nature que toute âme recèle et ne livre jamais, si loin qu'elle soit creusée. Enfin c'est chez tous les deux le renoncernent à toute joie franche, le cœur passionné et pourtant méfiant, et lent à l'appel des sentiments affectueux M « La destinée, dit Oswald, m'a fait tant de mal. qu'alors même qu'elle semble m'offrir le plus grand bien, je me défie encore d'elle ». Et Benjamin à. Fauriel. le 9 mai 1802 « II y a dans mon cœur t.rop de découragement. dans mon âme trop de sentimonts divers, mon imagination est trop décolorée pour que je puisse, moi, faire le bonheur de personne ». Au contraire, de la confession de Corinne se dégage une résolution de trouver a la vie un sens encourageant et noble. Cette croyante a connu la faillite intérieure, son âme a fléchi sous les préjugés et sôus la médiocrité oppressive de Top'iion: elle s'est demandé si le parti d'une oisiveté semblable à la mort ne pouvait pas être aussi bien défendu que celui de la vie. Mais elle a une vocation d'héroïsme, et elle demeure belle joueuse avec la destinée. Elle se voit comme une géante parmi les py.srmées; le sort impersonnel, immense. agissant par ries ressorts imprévus est le seul adversaire qu'elle veuille compter. Elle n'accepte pas d'être diminuée par le malheur. Mieux elle croit reconnaître hors d'elle une force qui la dirige vers les passages inévitables de son existence. mieux elle entend réagir par sa vie intérieure. Dans « le sanctuaire le plus intime et le plus secret d'elle-même » elle refait et modèle constamment la réalité selon ses pensées. Elle continue de faire sa syn-
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thèse intérieure; les épreuves ne lui enlèvent rien; elle gagne en profondeur sans perdre en imagination. Elle évite les ruptures, les détachement. Nulle âpreté de logique, nulle révolte en cette indépendante. Elle ne se raidit pas dans ses droits solitaires mêlée au monde, elle tâche de se sauver en se rendant claire pour tous. Elle n'ajoute pas à son désir d'une perfection développée l'idée d'un impérieux et dur devoir. Elle n'outrageait pas. quand elle quittait l'Angleterre, la société triomphante. Elle y serait restée si elle y avait trouvé un mari qui l'eût, comprise. Elle ne prend pas sa décision contre le public. par principe, avec un fanatisme froid, mais par coup de tête, après une scène et avec des grands mots « Je partis dans un de ces moments où l'on se livre à sa destinée ». Et aussitôt elle s'aperçoit qu'elle a besoin d'appui, qu'elle n'est pas la femme forte et sans tendresse, réservée aux seules joies de l'esprit. Elle se rappelle avec complaisance cette bonté fière, ce naturel expansif qui surprennent dans les lettres de Mme de Staël à ses amis; un jour c'est à Gerando « Ah, croyez-vous que le cœur puisse jamais se relever de ce qui m'est arrivé ? Les trois hommes que j'aimais le plus, que j'aimais depuis l'âge de dix-neuf et vingt ans, c'étaient N(arbonne), T(alleyrand) et M(athieu de Montmorency) le premier est une forme pleine de grâce, le deuxième n'a plus même de forme, le troisième est altéré dans tous ses agréments. ». Un autre jour, à C. Jordan « Je n'aime pas trop, j'en conviens, que mes amis se marient. Mais, si je vois l\1me Camille, je serai aussi coquette pour elle que je l'ai été pour vous. Croyez à mon attachement, d'autant plus vrai qu'il fut toujours réservé dans ses expressions ». Et au poète Monti « Innocemment vous m'avez brisé le cœur. Je vous dis trop combien je vous aime; est-ce ainsi qu'on captive. Mon âme se répand au dehors et je ne puis cacher ce que j'éprouve ». Elle convenait après cela que le goût de la vie, chez elle, survivait à toutes les tristesses. Et telle est bien la fin de sa confession si vous me quittez, peut-être j'en mourrai, mais j'ai tant de ressources que je risque de n'en pas mourir,
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jugez « Eloignez de vous, à cet égard, toute idée de devoir ».
Dès lors, toute l'histoire de cet amour troublé, pendant laquelle, avec un art de vivre supérieur, Corinne garde au milieu des -angoisses l'air de la personne du monde la plus naturelle, est faite, visiblement, sur des souvenirs intimes. Seulement les deux caractères sont modifiés, et celui .de B. Constant est simplifié. Sa confidence terminée, malgré cette allure brisée, cette peur de faire souffrir qui ne va jamais jusqu'à inspirer de la fermeté, malgré ces scrupules offensants de respectabilité et cette faiblesse sous l'ascendant d'un grand amour, Oswald n'est pas tout Benjamin; il n'en a pas le fond d'esprit et de désinvolture, ni cet égoïsme gémissant, ce mélange de contrainte et de franchise. qui se résolvait par dépit en boutades de paroles ou d'action. Peut-être Mme de Staël, qui était une belle âme, ne l'a-t-elle jamais jugé. Ce produit, comme dit Chênedollé « d'un siècle philosophique et du dernier terme de la civilisation » voulait pour être compris un réalisme de psychologie où Adolphe excellera; à Mme de Staël il faut des types elle méprise ou elle exalte. Chez Oswald, après tous les efforts de Mme de Staël pour le compliquer, il reste une régularité de jugement. une naïveté qui sont d'elle et non de lui. Par contre, Corinne a bien l'implacable douceur qui l'irritait « Je me regrette. et voilà tout. Je ne vous accuse pas. Vous souffrez de ma peine, je le voies; j'ai aussi pitié de vous o. Et. ses efforts pour se distraire en causant. ses impressions soudaines de néant intellectuel, ses doutes renaissants sur elle-même répondent encore à ce que nous savons de Mme de Staël. Voici un commentaire du Journal intime de B. Constant. (1) « Il était bien malheureux. Son âme, qui manquait de force dans tout ce qui tenait au sentiment, était cruellement agitée par des affections contraires. Corinne s'en remettait à lui comme une victime résignée (ceci n'a pas toujours été vrai, si nous en croyons les petits traits dont parle B. Constant (1) xv, 4.
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dans sa correspondance, les contrats devant l'opinion que Mme de Staël voulait passer en faveur de son amour-propre, et les scènes qu'elle vint lui faire peu de temps après son mariage); elle s'exaltait à travers ses peines par les sacrifices mêmes qu'elle lui faisait et par la généreuse imprudence de son cceur, tandis qu'Oswald, responsable du sort d'une autre, prenait à chaque instant de nouveaux liens sans acquérir la possibilité de s'y abandonner et ne pouvait jouir ni de son amour ni de sa conscience, puisqu'il ne sentait l'un et l'autre que par leurs combats ». Ce que Corinne sait garder dans ses tempêtes sentimentales, c'est un sens de l'harmonie que Mme de Staël semble avoir aisément méconnu
Elle conserve une apparence de sérénité qui enchante Oswald, et ne l'oublions pas, c'est l'élément mystique de l'amour qui est cultivé dans le roman avec prédilection « C'est pour les esprits distingués surtout que je conçois le besoin d'une protection surnaturelle ». Elle ne dit pas esprit par hasard; contrairement à Chateaubriand qui disait que plus on a d'idées, moins on a de sentiments, elle croit que l'abondance des pensées sert à mieux éprouver la force de la souffrance et de la joie. Elle perçoit l'intervention continuelle des puissances transcendantes dans la vie des âmes exaltées par l'amour; il semble que ce soit quelque chose de divin « qui pense et sent en nous ». Signe de faiblesse, disent les ennemis du romantisme, que cette conscience d'une domination intime, qui nous déposséderait de nous-mêmes; mais pour Corinne, en aboutissant à l'affirmation religieuse, la passion donne au moi la faculté de sortir de lui-même cc Il y a là, parmi les étoiles, un amour éternel qui peut seul suffire à l'immensité de nos vœux Oswald s'étonne qu'avec sa faculté d'observation elle soit encore si spontanée en effet, le sens du subjectif devient chez elle de plus en plus vif « Chacun, dit-elle, conçoit sa vie intérieurement tout autre qu'elle ne paraît ». Mais nous (1) Voir les Lettres de Rosalie de Constant.
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trouvons aussi que malgré cette spontanéité qu'elle conserve par une habile suggestion, elle laisse trop voir l'habitude de l'observation. Elle s'apprête, ses actes sont combinés sous le regard d'une conscience vigilante; elle vit méthodiquement dans l'extraordinaire. Et le hasard l'y aide elle apparaît toujours dans des décors nocturnes et nuageux.
Ce qui est réel, c'est le déchaînement de passion mélodramatique, dans la scène où Corinne apprend qu'Oswald, profitant.d'une détente, a ménagé son départ. Ces êtres cultivés à l'excès ont les mêmes transports que des êtres naïfs. Que nous voici loin de l'aristocratie d'esprit et de conduite comme la voulait La Rochefoucauld, de cette générosité qui faisait l'intelligence plus perçante et calme que jamais dans les doutes du cœur, de cette constance inaltérable du jugement I Ellénore sera plus sobre que Corinne. Ici ce n'est plus dans une nuance nouvelle du sentiment que Mme de Staël saisit la vérité psychologique, on dirait qu'il peut devenir indéfiniment plus intense, sans se modifier. Tout ce qui se peut imaginer de plus délirant dans la violence, nous l'avons. L'excès de la souffrances ne transforme pas ces âmes qui font face à toutes les'situations les plus outrées; les événements longtemps redoutés et enfin survenus ne s'offrent pas avec une figure imprévue toute sagesse est abolie. Est-ce Adolphe qui parle, ou bien Oswald, quand celui-ci avoue que la douleur d'une femme obtient tout de lui, mais qu'aussitôt il commence à ne plus l'aimer i De même la glorification des peines du cœur, l'expression désolée de la langueur et du vide succédant aux prières et à l'élan mystiques, appartiennent bien à Mme de Staël.
L'amour de Corinne avait élevé Oswald au-dessus de lui-même; rentré en Angleterre, il croit recouvrer l'indépendance parce qu'il éprouve de nouveau l'harmonie ancienne entre ses émotions et leur milieu naturel il appelle maîtrise de soi la docilité aux influences un moment méconnues qui ont une fois pour toutes déterminé son caractère. Corinne n'est plus qu'un obstacle au développement normal et continu de sa volonté. Ainsi
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l'absolu dévouement d'Ellénore ne pourra faire oublier à Adolphe qu'elle entrave sa vie cette empreinte d'un seul être sur toute une vie, cette tyrannie qui ne laisse pas s'égarer sur d'autres objets les plus fugitives intentions d'une âme qu'elle a rendu sienne, est intolérable à celui qui veut « diriger sa vie selon son gré ». Le lent détachement d'Oswald est admirablement observé. Lucile, la jeune fille très pure qu'il va aimer, ne ressemble pas point par point à la femme de Benjamin, mais son Journal intime montre pourtant qu'il s'était épris de la candeur, de la simplicité céleste de Charlotte* et qu'il croyait son cœur rajeuni par un tel amour. Mme de Staël semble s'être souvenue ici qu'elle était mère; il n'était pas possible de comparer avec plus de délicatesse, avec plus d'humilité et de tendresse attentive et intelligente, les promesses de bonheur qu'offrent une jeune fille comme Lucile ou une femme comme Corinne. D'ailleurs Corinne n'a plus sur elle-même les doutes qui torturaient Delphine elle sait tout ce qu'elle vaut; elle laisse dire a Oswald ce qu'elle pense en secret « Puisque cette aimable ignorance de soi-même ne dure pas, puisqu'il faut enfin pénétrer dans son âme. la candeur qui survit à cette découverte ne vaut-elle pas mieux que i& candeur qui la précède ».
C'est sur ce mot qu'il faut nous arrêter conserver une âme neuve dans la vie la plus tourmentée, ce fut l'idéal de Mme de Staël. Mais pour l'atteindre il faut le mériter par l'épreuve salutaire de la douleur. La peinture de Corinne malheureuse est peut-être la partie la plus étudiée du livre. Elle n'est plus sensible aux idées que par leurs effets torturants; elle sait qu'elle ne peut isoler son mal devant sa conscience pour l'exa.miner et le guérir, qu'elle est tout entière et sans réserve en sa souffrance, et en même temps elle est devant elle comme une étrangère, elle se sent dépossédée d'elle-même. Elle apprend que le malheur épuise; et, dégoûtée de la science fictive de la vie que les poètes lui avaient donnée, Corinne regarde non seulement la douleur, mais le châtiment comme le sens de sa vie; Oswald devient tout d'un coup un ange
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chargé de la punir. Seulement, malgré quelques accès dramatiques, elle garde dans sa peine un naturel qui la dispose à moins souffrir; Castelforte, son directeur de conscience, a pris des leçons de Fénelon « Il vaut mieux fatiguer l'âme de pleurs que de l'obliger à se concentrer sur elle-même ». Ayant beaucoup pleuré, elle sera réhabilitée et elle aura la force de juger Oswald. Dans les dernières démarches de cet amant sans volonté, il y a beaucoup encore de la nature ondoyante de B. Constant. Et finalement, Oswald défait, revenant vers Corinne après ses expériences de bonheur manquées, injuste d'ailleurs pour tous ceux qui avaient suivi son inconstant destin, plein de récriminations et trop orgueilleux pour avouer qu'il a besoin d'un pardon, n'est-ce pas du même air, au cours de cette vie troublée où s'ébauchait le roman d'Adolphe, que Mm° de Staël dut s'imaginer un jour le retour souhaité de Benjamin, affaibli par les déceptions, brisé dans son orgueil et débordant de l'aveu de ses torts. Elle s'attendrit à concevoir un dénouement qui donnerait à son héroïsme une belle attitude d'indulgence. Elle rêvait complaisamment à ce contraste, entre la sérénité de ses années suprêmes et les transes de l'amant. qu'elle traitait avec une compassion un peu hautaine. L'épreuve ne l'a rendu, pas plus qu'Adolphe, pénétrant ni maître de ses impulsions. Quand il revient des îles, après quatre ans, pour reprendre entre sa bellemère et sa femme la vie commune, le tourment de ces trois personnes qui se contraignent mutuellement et n'osent affronter une explication, la jalousie de Lucile, voilée d'une constante douceur, mais d'une douceur froide, hostile, sa sympathie instinctive pour Corinne, sa fierté triste et silencieuse et l'incuriosité définitive d'Oswald devant cette âme qu'il a froissée et qu'il ne veut pas même aider à se connaître et s'épancher, tout cela probablement, malgré la diversité des nuances, s'inspire des essais déçus, repris et encore quittés de B. Constant, pour jouir d'un bonheur simple, médiocre et pur. Cet Oswald inquiet et affreusement égoïste, est-ce bien le même qui nous fut jadis donné pour une forte nature
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morale ? Benjamin seul, le vrai, est là qui se lamente des peines dont il a été l'occasion tout au plus, à. l'en croire, et non le responsable « A quoi sert donc ma vie, si tout ce qui m'aime est malheureux par moi ? ». Il ne peut, en écrivant à Corinne, bien humblement, que faire l'aveu de sa passivité, rappeler, avec quelle candeur déconcertante, que la complication de la vie ne permet pas la simplicité du cœur. Adolphe aussi invoguera pour s'excuser, comme un caractère général auquel il ne pouvait être une exception, la bizarrerie du sort humain. Mais tandis qu'Ellénore mourra de son désespoir sans avoir condamné Adolphe, Corinne commence par déduire tout un système de vie nouvelle le bonheur n'est pas dans l'enthousiasme, don fragile et changeant, nourrissant la tristesse plus que la joie, ni dans l'ivresse des hautes facultés, mais dans l'œuvre patiente du perfectionnement intérieur.
Alors seulement, sans l'avoir revu, après avoir donné à Lucile ses derniers conseils, comme si elle lui parlait déjà d'un au delà où les convenances terrestres du sentiment ne seraient plus que des limitations misérables, après avoir prononcé ces étranges paroles, qui achèvent d'empreindre son souvenir comme un sceau sur la vie d'Oswald « Mon seul désir personnel est qu'Oswald ne puisse avoir une jouissance de sentiment sans se rappeler Corinne »; elle peut mourir, béatifiée, théâtrale jusqu'au bout; il ne lui suffirait pas de laisser d'elle-même une image douce, un peu effacée; elle entend demeurer constamment présente, et d'autant plus souveraine, une fois morte, sur la conscience d'Oswald.
Corinne eut un succès européen W, en dépit de Mme de Genlis qui prétend que ce ne fut qu'un succès de débit Mme de Genlis avait la manie de trouver partout des plagiats de ses œuvres la scène où Corinne désespérée rentre chez elle tremblante et glacée en est un, mais Mme de Genlis note qu'elle avait mis la scène en hiver et (1) V. Lady Blennerhasset, Madame de Staël et son temps, m, 193 et sqq. (2) Mémoires, V, 348. Dorothée Seblegel, presqu 'aussitôt, fit une traduction allemande.
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qu'à Naples elle évoque l'idée d'une bacchante. Elle se scandalise du trait de Corinne allant prier la sainte Vierge « parce qu'une femme doit être compatissante pour les peines du cœur ». Benj. Constant*1) concluait son article en disant qu'entre un génie révolté et la société la lutte est inégale, et qu'un être ardent, sensible et profond, doit savoir vivre seul, souffrir et mépriser; c'était un conseil intéressé. La Décade (2) trouvait que Corinne avait trop d'impétuosité dans son amour. Elle distinguait d'ailleurs le roman du voyage, et disait que le président Dupaty (3) avait mis à la mode le ton enthousiaste sur lequel Corinne parlait des arts. Corinne lui semblait un personnage fantastique, qui passerait, tandis que la princesse de Clèves durerait. Elle regrettait que Mme de Staël, au lieu de « révéler le secret des passions, des préjugés, des intérêts du monde » eût retracé un monde « imaginaire ou du moins particulier » dont elle fût le centre. Elle expliquait ce tort par la souveraineté que l'auteur exerçait sur son cercle « Elle a beaucoup plus parlé que réfléchi, beaucoup plus pensé qu'appris comment pensaient les autres ».
La critique n'était pas mauvaise, mais elle ne se plaçait pas au seul point de vue d'où l'œuvre ait été et demeure encore vraiment intéressante, et la preuve c'est qu'en relevant le côté religieux de Corinne elle n'y voyait que « l'ingrédient nécessaire du jour ». Nous avons vu que ce roman était vraiment une autobiographie morale. Le génie combatif de Mme de Staël et sa tendance critique l'ont empêché de faire de Delphine ni de Corinne de pures confidences; ils n'en sont pas moins des documents précieux pour qui veut la connaître. Je crois que si Delphine et surtout Corinne ne sont pas restés des types, c'est d'abord que les héroïnes de G. Sand les ont reléguées dans l'ombre, mais c'est surtout que l'attention est distraite par trop de choses quand on lit leur histoire. (1) Cf. Mélanges de littérature et de politique, p. 172.
(2) Article signé O.
(3) Œuvres publiées en 1785, en 1788 et en 1924.
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Dans les années qui suivirent l'apparition de Corinne parut (1812) un roman de Durdent, qui méritait d'être tiré de la foule et qui montre bien le genre d'influence immédiate qu'elle pouvait avoir. C'est Adriana ou les Passions d'une Italienne. Adriana est une âme exaltée, elle fait contraste avec Emmeline, jeune fille « douce, modeste et sensible »; toutes deux sont rivales; Adriana se retire, elle craint d'avoir enlevé à Emmeline un cœur qu'Emmeline seule peut rendre heureux. Cette moralité est bien loin du sens de Corinne. On n'admettait pas qu'une femme supérieure par les talents eût le droit de se développer en dehors des préjugés sociaux et contre eux; le génie est une marque fatale qui éloigne le bonheur Corinne l'avait bien senti, mais elle n'avait pas eu l'abnégation simple de cette héroïne de second ordre, qui s'en va doucement et laisse les gens ordinaires à leurs joies.
Il existe, de Sénancour un curieux « dialogue » des morts entre Corinne d'Italie et Thérèse d'Avila. Corinne se plaint de la langueur de l'Elysée « Plus de louanges, plus d'entraînements, l'estime même sera silencieuse ». La conversation devient philosophique; Thérèse convenant qu'elle a fait quelque chose pour « la superstition », Corinne répond qu'elle-même aurait fait bien des sacrifices pour propager les cc vérités essentielles », mais que les « prestiges de l'imagination » l'ont entraînée vers d'autres voies à quoi sainte Thérèse repartit que Corinne a suivi ses voies « franchement et non sans dignité <2) ». Ces vérités essentielles c'est, pour Sénancour, le naturel dans la vie, la sympathie expansive réglée par la raison. Quant à la passion de Corinne, que Balzac admirait et trouvait étrangement émouvante <3), Sénancour la regarde comme l'infirmité de sa nature.
Pour nous, c'est elle cependant, c'est le don de la souffrance, c'est l'instinct moral avec le besoin d'unité et de (1) Mercure du XIXL siècle.
(2) Sénancour rappelle que Corinne possédait la Vie de sainte Thérèse par elle-même, et une copie de son portrait par Jean de la Misère. (3) Voir le Lys dans la Vallée.
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logique dans la vie que nous aimons dans ces deux livres. Il n'a manqué à Delphine et à Corinne que d'être retirées du tumulte de la société, d'avoir dans leur vie une note plus secrète, d'être enfin des solitaires, pour être des types parfaits d'autobiographie. Leur milieu n'est pas assez circonscrit. Le roman autobiographique, tel que l'entend Mme de Staël, demeure engagé dans le roman de mœurs. Mais nous avons vu aussi qu'il en change toutes les conditions, en montrant comment un milieu riche et ordonné provoque la réaction d'une individualité forte, et l'amène à se déterminer par un acte propre de sa volonté. La personne morale supérieure est désormais l'objet sur lequel se concentre l'attention. Corinne et Delphine ne sont pas les résultats passifs de la société; elles sont ce que deviennent dans le monde comme il est, et parmi les hommes comme ils sont, deux créatures animées d'un haut idéal de vie intérieure.
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CHAPITRE IX
BENJAMIN CONSTANT Adolphe
Comment, à la même époque (-1), Benj. Constant racontait-il son coeur ? Il n'a pas eu la pensée de créer un type idéal. Ici les sentiments cessent d'être les dispositions (permanentes de l'âme ils ne traduisent pas son instinct de perfection, sa volonté d'harmonie; la vie sentimentale e compose d'une masse confuse et mobile d'émotions, /qui viennent et s'en vont par des causes insaisissables, et qu'une usure lente atténue peu à peu dans le cœur inattentif. La logique du cœur ne se modèle plus sur celle de la raison supérieure ce n'est pas l'essence pure de l'âme qui s'élabore dans les douleurs de la vie; elle pourra se replier sur elle-même, se retourner de mille façons; elle se complique, mais jusqu'à la fin, malgré les cris es illusoires, elle reste semblable à elle-même. Adolphe est une confession surtout, mais c'est aussi une apologie; B. Constant l'a écrit en un moment où il ressentait le besoin de sa propre estime; il était à Paris, faisant des démarches pour Mme de Staël, .écrivant sur Corinne des articles pleins de conseils indirects. Il n'était plus jeune il voulait fixer sa vie, rompre une liaison ancienne et lourde, épouser Charlotte de Hardenberg. Son journal intime témoigne que personne n'a été moins (1) Adolphe est écrit en 1807.
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dupe de soi, ni moins séduit au plaisir de s'humilier. Son intelligence, incisive et froide, prévient les entraînements d'un repentir à la Rousseau. Avec un souci constant d'examiner son passé, il s'applique sans complaisance les maximes que lui a données son expérience des autres hommes une désinvolture spirituelle, une habitude de mépris qu'il porte sans effort contre lui, mais aussi l'envie de se ranger, de rendre sa vie respeciable, autant par préjugé mondain d'ailleurs que pour recouvrer à ses yeux une dignité compromise, voilà B. Constant en 1807. Il s'y joint la certitude qu'il n'a pas à répondre de son caractère s'il s'est fait une réputation d'homme mauvais et dangereux, c'est par horreur de la misérable moralité de ses pareils. Ce n'est pas un cœur insensible, mais un cœur crispé, que la vue de la médiocrité universelle a découragé sans ressource. Il s'est gaspillé et gâté. Son instinct de justification se traduit partout. Parle-t-il dans son journal d' « une existence agitée, qui a vieilli sans s'asseoir, et qui n'a pas la dignité de son âge ?» Il songe aussitôt à lui et il écrit « Prenons garde que ce ne soit ma propre sentence. » Mais un peu plus loin il se décerne ce témoignage, qu'il a « toujours eu tort dans les formes, avec la délicatesse des actions et la justice des sentiments ». A vrai dire, il a toujours cherché à sauver par la finesse des procédés des actions brutales. Il a le sentilnent le plus propre à ceux qui se confessent le dégoût de sa vie présente; il ne sait ni fuir sa souffrance ni la prendre corps à corps. Il se voit devenir insociable « Ma sensibilité est toujours blessée de la démonstration de celle des autres. »Hya chez lui à la fois un âpre désir d'échapper, comme Rousseau et Sénancour, à l'influence du dehors, et le goût d'affronter le monde, de le défier ou de le conquérir par stratégie. On reconnaît l'homme qui n'a cessé de se débattre parmi les complications de la vie, et l'amant littéraire de l'isolement, de la nature. Et avec cela, il a des maximes qui seraient du XVIIIe siècle le plus perverti, qui marquent le volontaire aussi « La meilleure qualité que le Ciel m'ait donnée, c'est celle de
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m'amuser de moi-même. W Il faut ruser avec la vie et les hommes pour leur échapper autant que pour s'en faire des instruments » <2). Cela ne l'empêche pas de faire valoir ses traits de galant homme, et de tenir à ne professer que des opinions morales: il prend en horreur l'athéisme dogmatique, il rejette sur la philosophie l'avilissement des consciences. Dans cette physionomie indécise, on reconnaît les traits de la nature ancienne, et ceux d'un caractère nouveau qui veut se dégager, et qui garde toujours l'air d'un masque.
Il parle de sa conscience, comme si elle était cosmopolite. Et en effet la culture allemande, à la longue, a eu prise sur lui. Il appelle un « défaut français » celui dont il s'est prévalu jadis de « plaisanter sur ses propres opinions ». Il est trop avisé pour donner dans le Werthérisme Gœthe, dont il écrivait le 26 pluviôse an XII, qu'il était o le moins bon homme qu'il eût connu », l'en aurait découragé; Gœthe disait que Werther était dangereux « pour avoir peint de la faiblesse comme de la force », et il ajoutait « Tant pis pour les sots à qui la lecture en tourne mal. » Mais il a admiré le génie allemand à son heure, après s'en être moqué largement du temps où il pensait d'après Mme de Charrière. Il admire Herder, l'érudition germanique; lui-même a des milliers de fiches, pour son grand ouvrage des religions; Chateaubriand est « stupide » auprès des savants d'outre-Rhin. Par contre, Faust vaut bien moins que Candide; et les fiches, d'ailleurs, servent à quoi l'on veut. B. Constant comprend et use vite les idées. Il en est une qui creuse en lui c'est celle de son malheur. Petit à petit, il prend une attitude dramatique « Que de liens j'ai rompus Personne ne se doute de l'espèce de folie qui inonde et dévaste ma vie. » René ne parlerait pas autrement de son inconstance. Eprouver la cruauté des ruptures, c'est la forme que prend chez lui le tourment du moi; pour compléter l'état d'esprit qui précède l'autobiographie, il faut le sen(1) Journal intime, p. 70.
(2) Id., p:T5:
(3) /< p. 9.
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timent d'être quand même et toujours à soi; ie voici « Ma vie n'est pas là. Je la laisse prendre, mais le dedans n'est qu'à moi. » Il est passionné d'indépendance, comme Jean-Jacques, avec des superstitions d'homme bien né; son individualisme élégant n'en aura pas moins d'âpreté il sera plus dur, parce qu'il se déguisera.
B. Constant a traité, selon la méthode classique, un cas très moderne. Ecrire pour deux ou trois amis, par gageure, un roman à deux personnages, cela est bien dans la ligne de l'autobiographie; mais aussi cela va rejoindre l'art de Racine, qui est de « faire quelque chose de rien ». Le vague de l'âme ne subsiste que pour les esprits incapables d'analyse l'art doit tendre au clair et non à l'obscur, au simple et non au complexe; il doit f illuminer le fond inaccessible des cœurs par le relief qu'il donne à quelques sentiments choisis, au lieu de noyer dans un fond mystérieux les sentiments qui ressortent sur la trame de la vie. La situation, d'un bout à l'autre du roman, ne change pas; toute circonstance accidentelle est éliminée; les deux héros sont isolés, la société n'agissant sur eux que de loin, pour qu'ils exercent l'un sur l'autre un empire sans partage. Tout arrive par leur volonté, en événements intérieurs. Le lyrisme est sombre, la psychologie concise. Il faut lire tout Adolphe pour y suivre l'autobiographie de B. Constant.
Il rappelle d'abord son éducation. Deux personnes l'ont dirigée son père, et une femme âgée, qui est Mme de Charrière.
De son père, Sismondi écrivait à MI" d'Albany que B. Constant avait fait un portrait peu flatté. Ce qu'il en dit, en réalité, se borne à un ou deux caractères dont l'action sur lui put être forte. C'est d'ailleurs une loi de l'autobiographie, de ne peindre les personnages de rencontre que pour expliquer leur influence sur le héros central. Ce père n'avait jamais laissé souffrir son fils des suites de ses fautes, comme pour détruire en lui le sentiment de sa responsabilité. Il s'est préoccupé de- sa fortune dans le monde, et comme il était d'un siècle léger,
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il l'a habitué à porter lestement les scrupules qui peuvent gêner l'allure d'un homme d'esprit. De plus, il fut un père ironique, « plus généreux que tendre », répondant aux épanchements d'un fils né sensible par les témoignages concis d'une expérience desséchante. Adolphe consent qu'il y ait bien eu de sa faute, si la confiance ne s'est pas établie entre eux; mais il lui laisse le tort initial. B. Constant a été, en effet, un fils contraint, correct, semble-t-il, mais sans nulle spontanéité de cœur. Il s'est olaint, auprès de Rosalie de Constant, du ton d'amerme que son père avait avec lui, de ses paroles blessantes il lui prêtait un système d'attitudes contre lequel il ne savait quelle défense adopter « Il écrit sur moi comme si j'avais les plus grands torts, et toujours en parlant de son indulgence. » Il l'avait défendu de toutes ses forces dans une affaire où son honneur était en jeu; il lui donnait, après son second mariage et la naissance d'un fils, des preuves de désintéressement; et cependant, après sa mort, il se reprocha « de n'avoir pas fait à tout prix ce qu'il désirait ». Il semble que l'exemple de piété filiale, exaltée jusqu'à la passion, que lui donnait Mme de Staël, n'ait pas été pour rien dans ses derniers sentiments Il méditait douloureusement devant cette tombe « où sont venus s'abîmer tant de projets, tant d'agitation, quelquefois de l'injustice, mais qui est en même temps une éternelle barrière entre tous mes efforts et une affection que j'aurais peut-être reconquise. » Voilà son coeur à travers une vie ardente et triste, seule la notion de l'irréparable, qu'il eut vive et permanente, lui rendait une énergie de regret qui fait l'unité et la profondeur de son âme. En somme, il a tracé de son père, dans Adolphe, un court portrait qui me semble équitable, sans aigreur; mais il n'a pas voulu s'expliquer tout au long des sentiments complexes qu'il lui inspirait.
D'après Adolphe, l'influence de Mme de Charrière aurait concordé avec celle de son père. Sa propre ironie, Adolphe l'explique par une sensibilité rentrée avec cette femme d'une tournure d'esprit « remarquable et bizarre », il gagne une expérience artificielle et prématu-
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rée, une tendance à juger la vie comme s'il s'en était déjà retiré, à l'âge où il la connaît à peine, malgré une enfance peu gardée, semble-t-il, et une adolescence peu réservée. En réalité, outre que Benjamin, du temps où il vient à Colombier, est déjà un « Chérubin bien endommagé » W; il n'a pas toujours accusé Mme de Charrière d'avoir altéré en lui le goût sain et la franche curiosité de la vie. Il la juge, en 1807, avec les idées qu'il a reçues de Mme de Staël. Depuis qu'il était entré à Coppet, l'enthousiasme de la châtelaine l'avait gagné et il avait commencé de trouver bien désenchantante la philosophie de sa vieille amie/ qui résumait l'esprit du XVIIIe siècle incrédule. Se plaindre d'elle, c'était donner à qui l'entendait l'idée qu'il n'avait pas eu le loisir ni la faveur d'être aussi bon qu'il y tendait. C'est pourtant la même femme à qui, peu d'années avant, il écrivait « Vous m'avez fait connaître les deux plus doux sentiments du cœur humain la reconnaissance et l'amitié. Vous avez repeuplé de désirs et d'espérances un monde qui, depuis longtemps, n'était pour moi qu'un désert. » En enfant gâté qu'il était, il aimait qu'on s'attendrît sur lui; il lui arrivait de se figurer bonnement qu'il avait aimé la vie avec fougue; à force de s'ennuyer de luimême, de ne pas réussir lui-même à s'aimer, comme disait un peu cruellement M"86 de Beaumont, il s'imaginait qu'il avait changé. Il en voulait, je crois, à Mme de Charrière de s'être trop livré à elle, et de ne pouvoir plus jouer devant elle la comédie d'une belle âme méconnue. Il lui écrit en homme qui n'a plus rien à cacher, et qui ne se rendrait pas plus précieux en affectant le sentiment. Un jour il plaisante sur un amour mort qui « se tue à ressusciter ». Une autre fois il exhale sa haine contre sa femme, il s'étonne et se repent d'en avoir eu pitié (i793). Il met Mme de Charrière au courant de toutes ses manœuvres (1794) pour ménager sa dignité contre la sottise des Brunswickois. Et c'est le moment où il défend contre sa confidente l'impératif catégorique de Kant, dont il (1) Expression de M. Ph. Godet (Hist. Utt. de ta Suisse françabe).
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s'entiche. Il ne faut pas s'étonner si, rencontrant quelques mois plus tard, à Lausanne, Mme de Staël, il se sentit tout de suite attiré vers elle. De tout temps il s'était plaint à Mme de Charrière de la voir dure quand il était tendre, ou sensible, quand il se raidissait; elle se justifiait nettement, avec les ménagements spirituels que demandait sa susceptibilité. Mais il restait toujours dans son accent une pitié badine ou railleuse; le désir de plaire à Benjamin ne l'a jamais convertie à une sentimentalité qu'elle n'avait pas de nature. Elle savait ce que durait ses crises; elle le connaissait par une étude ancienne et continue, trop bien pour ne pas décourager ses desseins de renouvellement, et comme elle disait de « récréation » témoin gênant, et qui n'oubliait pas assez. Benjamin lui en tenait rigueur.
Je ne veux pas refaire jour par jour l'histoire de leurs relations, où Sainte-Beuve me semble n'avoir guère laissé à reprendre (1). Mais il faut saisir l'occasion de contempler en Benjamin Constant, dont la sensibilité et l'esprit étaient très plastiques, le conflit de deux influences féminines, qui est celui de deux cultures opposées. En jugeant après tant d'années une femme dont la présence et les pensées avaient rempli sa première jeunesse, il se rappelait des idées comme celles-ci, empreintes encore de werthérisme, qu'elle n'avait pas su consoler « Je sens plus que jamais le néant de tout. combien nos forces sont au-dessus de notre destination, et combien cette disproportion doit nous rendre malheureux. » C'était une « jérémiade », ou bien du « galimatias »; il lui racontait des sentiments bizarres et compliqués, et quand, en 1807, il songeait à tout ce passé, il en voulait à sa confidente comme si elle avait toujours éconduit et rebuté, par une habitude de dénigrement, les tristesses maladives d'un cœur auquel il fallait donner le courage du bonheur. Au moins restait-il alors franc de toute attache; il regrettera dix ans plus tard de craindre jusqu'au sentiment de la pleine indépendance, trop pareille à la solitude « Comme (1) Un livre est en préparation, en Suisse, sur M" de Charrlêre.
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je me sentais en pleine propriété de la vie. Je tremble de renoncer à quoi que ce soit. »
C'est qu'à vrai dire, Mme de Charrière n'était pas si déçue de tout qu'il le fait entendre. Sa droiture lui servait de sauvegarde contre les risques de l'analyse à outrance; elle n'avait pas ces vertiges d'esprit qui prenaient Benj. Constant. Elle avait un fond de gaieté, de santé intellectuelle qui résistait au désenchantement les Lettres Neunhâteloises (1784), Caliste (1786), les Trois Femmes (1797), sont bien là pour le prouver. Ce sont des romans d'analyse qui se passent presque tout entiers en conversations entre gens délicats, dont les uns ont vécu et les autres entrent dans la vie avec confiance. La morale n'en est pas vulgaire, encore qu'elle paraisse un peu facile. Des tableaux de vie intime, des situations simples, des jeunes filles sans « bégueulerie », sachant déjà plus qu'il ne convient aux ingénues de la vie des jeunes gens, et leur montrant leur devoir clairement, dans des difficultés qu'elles pourraient feindre d'ignorer; des histoires qui ne finissent pas, parce qu'il n'est pas d'usage que tout finisse dans la réalité, et parce qu'une conclusion amenée à point est bien lourde; des hommes coquets et enchaînés aux préjugés mondains, qui ont causé sans méchanceté de profonds malheurs, des femmes de bon sens qui réduisent le devoir à être économe de la souffrance d'autrui, un propos délibéré de ne pas mêler la métaphysique à la morale, mais de tenir toujours à une distinction nette du bien et du mal, le goût des procédés corrects, simples, voilà ce qu'on trouve dans ces œuvres à tout prendre charmantes, pleines d'une philosophie douce, mondaine au meilleur sens, et absolument honnêtes. Cependant, je ne puis me résoudre à condamner Benjamin de ne s'être pas tenu fermement aux maximes de Mme de Charrière. Telle sagesse semble consolante à qui n'attend plus rien de la vie, qui devient irritante et corrosive dans une âme passionnée et mal réglée. La peur d'être sot engageait surtout Benjamin à suivre les conseils de sa vieille amie, et c'est un sentiment dont il arrive qu'on ait honte. Il lui fallait aussi des ressources de volonté. Il ne se con-
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tentait plus de cet esprit facile et brillant qui jette à bas de grandes conceptions, avec quelques mots d'expérience. Les Allemands le retenaient décidément par leur sérieux et leur profondeur. Sachant mieux que personne manier l'esprit, il ne veut pas s'en faire décidément un jeu. On s'est moqué de ses accès de mysticisme, au temps de son grand amour pour Mme Récamier; mais l'adresse chez lui n'exclut pas la sincérité. Ce n'était pas une pure comédie. Lorsqu'en 1807 déjà, avec le chevalier de Langallerie, à Lausanne, il s'essayait au mysticisme, ce n'était pas seulement par curiosité de dilettante, mais par inquiétude, besoin de recherche en tous sens. Je sais bien qu'il appelait le chevalier « un homme d'infiniment d'esprit » et qu'il comptait s'en servir pour consoler Mmede Staël M; mais il ajoute « Moi-même, je me sens assez frappé de cet ordre nouveau d'idées. » II ne voyait aucun mal à exploiter un sentiment vague, pour hâter une évolution trop lente à son gré. Si l'on veut le comprendre, il faut lui passer cela. Son libertinage d'esprit ne doit pas nous faire illusion; il n'en était pas dupe « Il y a des lieux communs en esprit comme en bêtise. » L'intelligence et le cœur étaient en ruines chez lui, dès sa jeunesse sa vie s'est passée à vouloir réparer l'une et l'autre. Il s'exerçait dans son journal à une sincérité minutieuse après avoir parlé de ses violences « théâtrales », il avoue qu'il ne peut se défaire de l'habitude de parler pour la galerie, et que, même parlant à lui seul, il s'y est quelquefois oublié. De même, dans son roman, sa merveilleuse lucidité, qui ne se trouble dans aucun égarement, ne l'a pas préservé de se rendre séduisant aux dépens de l'exactitude, quitte à renchérir plus loin sur le mal dont il se repent. Ses dépits d'amour-propre, ses colères d'égoisme, c'est la réaction de la « nature » contrela « vanité » et l' « affectation » humaines. Adolphe fait tout pour qu'on soupçonne sa noblesse native; pour ne pas se plier aux bons sentiments de convention, son (1) Journal, 1807, p. 123.
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âme s'est guindée dans le mépris. Il acquiert ainsi, devant lui, tout comme Rousseau, le droit de se juger seul. Il a trop de goût et un sens trop précis du ridicule pour s'afficher en méconnu et d'autre part sa carrière mondaine et sociale l'intéresse trop pour qu'il se retranche dans une existence artificielle il désire simplement que personne ne le prenne pour un homme trompé, comme les autres. Il n'a pas, il s'en défend, la maladie du moi; il s'intéresse « faiblement » à sa destinée, j'entends celle de son âme; à force de déceptions prévues et presque recherchées, il est en même temps plein de désenchantements et de curiosités. Mais sous cette personnalité d'emprunt, et en dépit de la contagion sociale, il prétend que son moi vrai et naturel ait subsisté. Rosalie de Constant disait « Son caractère est celui d'un enfant malin qui est toujours guidé par le moment et sur lequel on ne peut jamais cornpter. » C'est Adolphe vu du dehors mais lui-même ne cesse de parler de son intime besoin d'être seul, de « ne plus rentrer dans la vie active, de ne plus être solidaire de personne », de « prendre racine comme ses arbres. Devant le monde, il garde sa pose qu'on le plaigne un peu, ses effusions surprennent. La force, toute négative, la profondeur de son caractère, elles viennent d'un « sentiment intime de la brièveté de la vie », qui est à chaque page du Journal intime. Cette permanente pensée de la mort mène bien à faire peu cas de sa propre souffrance; iflais elle s'entend aussi avec la facile sagesse qui ne s'embarrasse guère des liens contractés, et qui ferait du caprice la manière la plus vraie de saisir la vie. La faiblesse d'Adolphe devant les maux irréparables qu'il a causés, c'est, autant qu'un regret moral, une défaillance devant l'expression physique du chagrin. Il aime dans son idée païenne de la mort une conseillère de paresse, qui détend la rigueur de toute obligation. Elle remplit tous ses instants de ce goût du néant, qui devient une passion. Elle peut, comme chez Obermann, exciter un enthousiasme sombre pour l'invisible et universelle destruction, ou pour les cataclysmes grandioses où l'on souhaiterait de voir s'abîmer le monde,
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comme chez René. Elle peut être sèche, analytique c'est le dandysme byronien, c'est Adolphe. De toute l'œuvre l'impression de l'inutilité générale émane. L'illusion de la vie n'y est jamais aimée.
Ellénore ne ressemble d'abord que de loin à Mme de Staël. Les contemporains- (1) reconnurent en elle une certaine Mme Lindsay, « fille de bonne compagnie, moitié française, moitié anglaise », que des aventuriers avaient jetée dans là carrière galante. Des souvenirs d'origines très diverses se sont mêlés dans l'imagination de Benj. Constant. Mais si déjà l'on peut retrouver en Corinne, quelques traits de la Caliste de Mme de Charrière, l'abondance des talents, la générosité, la dignité d'une vie qui se tient en marge de la société ou qui sort du moins des habitudes reçues, la ressemblance est bien plus frappante entre Ellénore et Caliste. Elle s'est passée des « barrières » du respect social; elle eest protégée seule, à force de ne rien demander au monde, de s'effacer pour lui, et de ne lui laisser aucune prise. Et pourtant sa vie si calme, si posée en apparence, est une Iutte elle sent qu'il dépendrait d'un incident qu'elle y fût vaincue. D'ailleurs Ellénore est mère et Caliste ni Corinne ne le sont; Caliste est plus compromise qu'Ellénore, et elle n'a pas derrière elle d'aussi longues années de parfaite respectabilité elle commet des imprudences dont Ellénore se garde. Mais le fond est bien le même, surtout quand toutes deux, après n'avoir longtemps éprouvé qu'une tendresse reconnaissante pour celui qui leur a donné la considération, viennent à aimer d'un véritable amour. Elles craignent, devant l'élu de leur cœur un peu vieilli, de n'avoir pas son respect; elles en auraient besoin surtout, et elles n'osent dire qu'elles le méritent « Quelle situation que la mienne, dit Caliste. au moindre oubli de la plus sévère décence, effrayée, humiliée, je me rappellerais avec horreur ce que j'ai été. » Ellénore a plus de maturité dans l'esprit, elle ne s'épanche pas sur ce (1) Lettres de Charles et de Rosalie de Constant, juillet 1816.
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qui la tourmente; mais Adolphe dit d'un mot que « tous ses préjugés étaient en sens inverse de ses intérêts ». Dans ce premier portrait d'Ellénore, voici tout ce qui peut s'appliquer à Mme de Staël « Souvent elle était rêveuse et taciturne, quelquefois elle parlait avec impétuosité. On l'exarninait avec intérêt et curiosité comme un bel orage. »
Et le premier Adolphe, le roué, le froid observateur, est bien aussi un de ces hommes « légers, égoïstes, exigeants. vaporeux », dont il est question dans Caliste. Mais sa pratique du dédoublement va être mise en défaut. Sa volonté n'est pas dans la dépendance de son esprit; elle se passionne, quand il ne songeait qu'à mener bien une expérience de fatuité. Tout en préparant son manège, il est timide comme à sa première école. Il a du dépit de se trouver le cœur plus jeune qu'il ne le souhaite et cependant il accueille, avec la crainte d'y regagner quelque naïveté, des émotions qui sont contre l'ennui la meilleure recette. L'obstacle inattendu fait qu'une inexprimable souffrance se développe en lui; tout en reconnaissant qu'il appelle à son secours, dans sa lettre à Ellénore, toutes les suggestions littéraires, il ne conçoit rien « à la douleur violente, indomptable qui déchirait son cœur ». Sans les dissertations métaphysiques où excellait Mme de Staël, sans les débordements lyriques de Rousseau, par la seule sensation immédiate de son âme, Adolphe se décrit, continûment, moment par moment, se laissant devenir au jour le jour ce que veulent les forces inconscientes de son ârne et les hasards inexpliqués de la vie. La sincérité n'est pour lui qu'une qualité de l'intelligence elle s'altérerait si la volonté s'entêtait à réformer le caractère. Qui se force, se fausse, et nul n'est sûr de ne pas augmenter son revenu de peines en essayant de réaliser un certain idéal de soi-même. Ainsi l'impat.ience d'Adolphe et sa peur d'une nouvelle souffrance se contredisent sans qu'il fasse un geste pour les accorder. Pas une réflexion sur le devoir n'intervient. Tout ce qu'il éprouve, c'est qu'il y a un infini de la douleur mais cela 1 n'est pas et cela ne peut devenir chez lui, comme chez
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Mme de Staël, une foi; il ne se hâte pas de l'interpréter en promesse métaphysique. Il ne pense qu'à noter, brièvement, une émotion passagère. Il s'observe comme un patient.
C'est bien dire qu'il n'essaie pas de faire durer un sentinlent; quand il se lamente sur son passé et déclare son sort intolérable, il est de bonne foi car à ce moment il n'a d'autre sensation que celle de son désespoir. Il a suffi d'une certaine disposition des souvenirs pour la produire et l'étendre. Il y tient, d'ailleurs, avec le même tremblement de la perdre que s'il l'avait accueillie d'une âme naïve. L'instant où il s'aperçoit qu'il n'est pas maître de ce qu'il sent est pour lui le plus délicieux; quelle joie plus violente pour un blasé que de s'être tout d'un coup senti comme étranger à soi ? S'il ressent alors l'excitation de la vie, toute sa lassitude et son dédain se tournent en pitié de lui-même. Il arrive à croire que sa bonté essentielle est retrouvée; un charme se répand sur son passé, comme s'il était attiré d'un harmonieux mouvement vers l'instant présent, où s'en révèle la lumineuse unité. Pourquoi se souvient-il alors que ces mouvements profonds doivent passer ? Il a trop d'amour-propre pour laisser croire que la passion l'ait dépossédé de son intelligence il aime mieux professer qu'il joue de lui-même comme un montreur de marionnettes. Au fond, c'est un inquiet. Dès que la situation se prolonge sans se modifier, il croit être sous le coup d'une défaite; il n'admet pas qu'il souffre par jalousie: il veut être quitte rapidement. Un don juanisme moitié juvénile et mi-blasé lui rend fade l'état de soupirant, et réveille en lui le désir de la j conquête, le tourment de la volonté qui s'obstine à domij ner. Et stimulé par ce mobile, qui emprunte sa force à des préjugés sociaux, Adolphe conduit avec virtuosité, avec une méthode et une sûreté d'arguments impeccable, tous les thèmes sensibles où l'émotion est en réserve c'est le lyrisme composé; rien n'y manque, tout vient dans l'ordre le plus spontané, et le plus habile. Dans sa lettre suprême à Ellénore, il n'est pas une ligne qui ne soit une sensation. Il dit, avec une sobre éloquence, tout
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ce que peut éprouver un disciple enthousiaste de Rousseau, et il sait aussi donner à ses épanchements un prix infini, offrant à croire qu'il est prédestiné à un amour immense, à celui « de la seule créature que la nature ait formée pour lui ». Dans une forme d'une pureté clas- sique, presque sévère, il fixe des émotions qui s'étaient fait jour avant lui en flot de paroles jaillissantes, sans insister sur rien, puisque l'homme ne peut rendre le tout de rien, sans forcer les mots puisque le secret du plus grand effet est dans la propriété et dans la concision « Une femme que son cœur entraîne a, dans cet instant, quelque chose de touchant et de sacré. J'aimai, je respectai mille fois plus Ellénore après qu'elle se fut donnée. Je marchais avec orgueil au milieu des hommes; je promenais sur eux un regard dominateur. L'air que je respirais était à lui seul une jouissance. »
Il y a chez lui de l'homme de goût et de l'aristocrate tel que le voulait La Rochefoucauld la compassion ne trouble pas la clarté de son regard sur les autres ni sur lui-même. Il ne se fait pas fort de reproduire par des mots les émotions qu'il a ressenties; mais pour en condenser le souvenir dans une formule abstraite et limpide, pour toucher d'une pointe délicate ét précise l'endroit sensible, pour éveiller la méditation triste et pénétrante sur d'anciennes aspirations épuisées, il n'a son pareil ni au XVIIIe siècle ni dans la génération romantique. La froideur de l'analyse s'anime ici du frémissement de l'intelligence, lorsqu'en remuant des choses qu'elle pre- nait pour de purs objets d'étude, la vision de la vie se lève devant elle.
Le lyrisme de Benjamin est court: « Malheur à l'homme qui dans les premiers moments d'une liaison d'amour ne croit pas que cette liaison doit être éternelle I » Le cœur dévoué d'Ellénore voudrait au moins être récompensé par la sécurité de son amour. La première fois qu'Adolphe éprouve son empire, il se dérobe sa vie cesserait donc d'être le chef-d'œuvre de volonté qu'il a entrepris il se ruinerait à être généreux. Aussitôt le danger aperçu, avec l'acuité de sentiment que donne l'instinct du salut, il a
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pris sa résolution, mais il sera trop faible pour la faire jamais passer à l'acte. Des nerfs irritables, l'horreur du tragique, la peur de trop donner de soi par surprise et de s'engager dans une responsabilité trop nette, sa mollesse enfin lui feront infliger à Ellénore des douleurs pires que l'abandon. Il ne refusera aucun de ses sacrifices et il s'en effraiera; il renforcera jalousement en lui le sentiment de sa liberté intérieure. Il s'échappera en brutalités, ou il restera passif il sait que « cela finira ». Et c'est là que commence vraiment l'histoire d'Adolphe, celle de la lente rupture de B. Constant et de Mme de Staël.
Deux éléments de la réalité sont supprimés Ellénore n'est pas de ces femmes d'esprit dont B. Constant parle en i804 (1), « créations sociales et par conséquent artificielles », à qui ne reste bientôt plus que le rôle « d'amie dans la retraite recevant les confidences et donnant des conseils à l'homme dont elles sont le deuxième ou troisième intérêt dans la vie ». Et l'on voit bien ce que le roman y gagne en intérêt humain, général; un inconstant qui se lasse d'un bas bleu cela pourrait faire un conte spirituel, et ce que Benjamin voulait créer, c'était une œuvre où la dé,solation de la destinée fût rendue sensible à tous les cœurs passionnés. D'autre part, Adolphe n'a pas d'autres engagements; et Benjamin, dans son Journal intirize, note qu'il ya là une convenance morale à sauver, que son héros serait trop odieux s'il se réservait un bonheur en trahissant Ellénore. Moral et de portée uniJ verselle, Adolphe maintient l'autobiographie dans la ligne de la littérature française.
Dès que la volonté d'Adolphe doit lutter contre une autre mieux armée, elle se recueille dans le témoignage intime de sa force, qui est toute d'inertie. Inversement, toute la force d'Ellénore se dépense en actes; elle n'en réserve rien pour se défendre contre elle. Adolphe sent cette inégalité, qui donne à Ellénore une supériorité appa(1) Journal, 12 pluviôse an XII.
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rente, et, prévoyant tous les chagrins qu'elle se prépare, i il lui donne ce qu'il a de meilleur en lui et de plus inerte i encore, la pitié contemplative. cc Je me sacrifie pour elle sans fruit pour son bonheur. » Dès la première scène violente, il ne voit plus dans leur amour qu'un accident qui a bouleversé leur vie sociale. Ellénore le sait aussi; mais elle obéit à la logique du malheur, au besoin d'aller à l'extrême; sans illusions, elle reste incapable de se reprendre. Elle quitte son ami, ses enfants; après une longue contrainte, elle pense ressaisir ses droits, dominer l'opinion Adolphe accepte et se tait, de peur de la désespérer mais comme il veut ménager chemin faisant des preuves de sa sincérité, il observe « qu'elle s'étourdissait de ses paroles » de peur de l'entendre. Ainsi toujours il laissera faire, il oubliera tout pour s'épargner la douleur d'un effort puis il s'avisera que sa vie s'est compliquée un peu plus, et la réserve d'amertume montera dans son âme jusqu'à la prochaine défaillance. Le mot d'Oswald, lorsqu'il souhaite d'obéir, par lassitude, à un devoir impérieux, c'est celui d'Adolphe « J'avais toujours désiré qu'une détermination irréparable me fit un devoir de ne jamais la quitter. »
Tout ce qu'il y a en lui de vanité masculine et mondaine conspire contre elle. Du moment qu'il s'expose à passer pour naïf et passionné, il n'est plus de force à lutter contre l'opinion. Les joies hautaines de l'isolement, il les goûtait quand c'étaient des joies d'intelligence et de volonté négative dès qu'il s'agit d'un défi sentimental, il en craint le ridicule. Il vit en double amoureux auprès cï'Ellénore puisque c'est le rôle qui lui coûte le moins â tenir « Nous parlions d'amour de peur de nous parler d'autre chose », et blasé pour la galerie: il s'acquitte correctement, avec ce mépris de la vie que fait saillir le respect affecté de certaines conventions, de tous les gestes d'un galant homme; pour elle il se bat, il est blessé. Même il met sa bonne grâce, incrédule toujours, à vouloir l'aimer. Mais il a beau travailler son cœur, il éprouve seulement que toute la volonté du monde ne peut créer
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le moindre sentiment, et qu'il a le malheur d'être aimé sans aimer.
Il la quitte, et l'instant de l'adieu, qui l'affranchit pour i quelques semaines, est celui où il croit l'aimer « Telle est la bizarrerie de notre cœur misérable, que nous quittons avec -un déchirement horrible ceux près de qui nous demeurions sans plaisir. » Le même aveu est dans les lettres de Benjamin « Des souvenirs m'assiègent, mon cœur se ressent d'une longue habitude, et les racines qu'il faut arracher sont profondes et saignent secrètement » W. Il voudrait adoucir, de loin, l'amour d'Ellénore en amitié résignée; mais ce maître en sentiments, qui se natte de conduire une âme avec tant de discrétion dans la fermeté, en nuançant l'équivoque, n'a aucune prise sur l'âme sincère d'Ellénore. Lui-même se trouble, il termine sur des paroles passionnées des lettres qui préparaient la rupture. La morale de ses procédés, la voici, dans une lettre datée de Coppet, 12 juillet 1808: Il parle de la dissimulation que lui « impose le désir de causer le moins de peine possible. Je suis convaincu, dit-il, que la véritable moralité est d'épargner le plus qu'on peut de la douleur et que c'est un devoir de sacrifier à ce but non seulement son propre bonheur, mais même, jusqu'à un certain deg ré, les apparences de l'opinion. Quand la vérité ne fait que du mal, il y a plus d'orgueil que de devoir à la dire. » Voila pourquoi Adolphe écrit cette lettre, qui « ne portait aucun caractère de sincérité ». pour obtenir d'Ellénore un nouveau délai. La réponse est impétueuse et humble ainsi de Mme de Staël « Il y a en elle une combinaison de violence et d'affection qui m'ébranle jusqu'au fond de l'àme. » « Violence et égoisme d'un côté, disait Rosalie de Constant, faiblesse et bonté de l'autre. » Et lui, dans sa détresse, cherchait auprès d'elle un peu d'appui (20 juillet i807) « Vous me direz ce qu'en honneur, en morale, en scrupule, en délicatesse, je dois faire. J'ai besoin de votre conscience; la mienne est troublée par (1) Lettre du 15 décembre 1808 à la comtesse de Nassau, sa tante. Cf. Lettres du 24 septembre, du 26 juillet.
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tous les crimes que l'on m'impute. » Il a le souci d'éviter « un air de mauvaise foi ». Il reconnaît qu'il y a bien dans ce qu'il éprouve beaucoup de bon et de généreux, mais bien de la faiblesse aussi, et qu'au fond « rien de tout cela n'est bon à montrer » (3 mai 1807). Et dans le Journal intime, après avoir écrit ceci Quelle furie 1 Mon Dieu, délivre-nous l'un de l'autre », il dit qu'il à besoin de se rappeler tout ce qu'il a souffert de Mme de Staël pour ne pas la serrer dans ses bras et la consoler. Le 5 novembre 1808, dans une lettre à Mme de Nassau, sa tante, il assure que s'il laisse la situation se prolonger, au risque de paraître en vouloir profiter, c'est pour ne pas donner à croire qu'on ait jamais eu des droits sur lui et qu'il y ait besoin d'une rupture. Cependant il a hâte de « se laver de sa longue dissimulation ». Et le 8, il parle de la bonté méconnue de son cœur. Tout cela se retrouve dans Adolphe, jusqu'à la scène du retour, pleine d'un 1 ragique amer et poignant « Tout ce que la haine la plus noire avait inventé contre nous, nous nous l'appliquas mutuellement: et ces deux êtres malheureux, qm seuls sc connaissaient sur la terre. semblaierct deux ennemis. nvharnés à se déchirer. »
I)ans ces complications, nul doute que les conditions artificielles où vivait Benjamin n'aient été pour beaucroup. C'est une vie d'agitation intellectuelle, mais en somme oisive. Sa passion s'isole, se repaît d'elle-même, sans que la vie réelle lui dispute une parcelle d'énergie. Bcnjanlin pouvait passer la vie er dilettante. Mais il était d'une génération ambitieuse autant que désœuvrée. N'avoir aucun rang, ne tenir aucune mission lui était un regret cuisant. Il a la maladie du siècle il déborde de volonté en face d'une société qui n'en a que faire. L'amour, qui oblige à vivre d'une vie cachée, ne saurait être sa grande affaire. La fierté de l'amour ne doit-elle pas être qu'il fasse de nous des conquérants hardis à s'affirmer. Le mépris même ne doit pas s'abstenir pourquoi ne pas dominer ces hommes qui restent si loin de nous valoir ? Telle fut la pensée de B. Constant, jusqu'au jour où il suppliait Mme Récamier de le sauver, de
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faire qu'il pût enfin montrer quel homme il était. La rancune d'Adolphe contre Ellénore, celle de Benjamin contre Corinne, c'est la rancune d'un homme pour la femme qui lui a fait manquer sa vie. Il invoque pour la quitter la force et la sainteté des lois sociales « Je ne puis vous retenir plus longtemps, dit Adolphe, dans une position également indigne de vous et de moi. J'aurai toujours pour vous l'affection la plus profonde. Mais l'amour. Ellénore, je ne l'ai plus. »
Aussitôt, l'effet de ses paroles l'effraie. Il n'a réussi qu'à s'enliser plus profondément; son esclavage est d'autant plus étroit qu'Ellénore est de moins en moins exigeante sur l'art qu'il veut bien mettre à la tromper « Elle disposait de mes actions, mais elle savait que mon jugement les démentait. Elle aurait voulu pénétrer dans le sanctuaire intime de ma pensée, pour y briser une opposition sourde qui la révoltait contre moi. » C'est -lui qui semble la victime maintenant: il essaie de l'attendrir sur lui, il ne parvient qu'à « l'exaspérer ». Et dans ces crises, il garde une décence morale que Benjamin, d'après son Journal intime, était assez peu soucieux de conserver. Revenu à Coppet, il lit son roman, il joue la tragédie, il la joue aussi pour son compte « Journée affreuse, d'indécision et d'angoisse. Une puissance magique me domine. Nuit convulsive. J'ai une lettre de Mme de Staël, courte et sèche; ça va bien. »
Pour faire œuvre d'art, il a cru qu'il fallait passer sous silence les compromis, les bassesses; s'il avait montré son héros trop calculateur dans sa nonchalance, il l'eût rendu odieux. Et il fallait aussi enlever au lecteur toute envie de surprendre le moment où la faiblesse devient ridicule, où la peur de souffrir engendre une pusillanimité misérable; il fallait qu'Adolphe parût de taille à se sacrifier. Et en effet, à partir du départ pour la Pologne, qui fait songer aux tribulations de Benjamin en Allemagne, d'auberge en auberge, à la suite de Mme de Staël persécutée, le roman s'empreint d'une beauté sombre. Adolphe se débat contre ceux qui lui veulent faire entendre le vrai de sa situation, contre son père, contre le
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baron de T* qui me semble une incarnation vieillotte de Benjamin lui-même, avec ses maximes froides, sans cœur. Ce vieux baron soutient, contre Delphine, qu'un homme même, à lui seul, ne peut remonter le flot de l'opinion. Adolphe se donne en face de lui une ferme attitude il exalte Ellénore, âme élevée, pure, que nul, hors lui, ne peut juger. Autant de théories qu'il sait par cœur, et dont il joue à propos. Mais quand il a goûté cette satisfaction de n'avoir pas cédé, les paroles qu'il a réfutées lui reviennent; il sent sa déchéance, il voudrait se prouver qu'il vaut mieux que sa vie. Dans le Journal intime, c'est toujours l'opinion que l'on voit à la naissance de tous les scrupules moraux de Benjamin; ici, c'est elle qui excite chez lui le dépit et la honte d'échouer Ù tout, faute de vouloir contre son cœur. Adolphe s'attendrit sur son enfance, sur le rêve idéal et pur d'une femme qu'il aurait choisie selon toutes les convenances, comme Oswald, d'une vie paisible et unie, où ses facultés, dans une félicité régulière, auraient trouvé un emploi brillant. Il s'imagine tout autre qu'il n'est, capable de vertus sublimes, de sacrifices efficaces, s'il en trouvait quelque digne objet. Il retrouve aisément dans sa vie quelques éléments sur lesquels fonder, grâce à une interprétation adroite, de flatteuses et suffisantes vraisemblances. Il semble que chez Benjamin, au moment où il créait Adolphe, il y ait eu comme un renouveau, une fraîcheur de cœur singulière « Que diable cela veut-il dire? s'écriet-il en pensant à Charlotte de Hardenberg, qu'il va épouser. Il y a douze ans que je n'ai rien éprouvé de pareil: c'est par trop fou. C'est un ange de douceur et de charme. Mais à la page suivante, le charme est atteint déjà. Ses extases se relèvent d'un défi jeté à la société « Ne croyez pas, plate société que vous êtes, que votre opinion m'empêchera de l'épouser. »
Plus tard, il a reconnu combien il avait fait souffrir Mm« de Staël, et même, pour marquer le plan providentiel auquel il croyait que son existence avait été soumise à son insu, il forçait un peu la note « Vous n'êtes qu'un instrument de ma douleur, écrivait-il à Mme Récamier.
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tout comme Corinne parlant d'Oswald; je l'ai été aussi pour une autre. » Mais Adolphe n'a qu'une pensée où se réfugier, celle de la mort « Demeurons immobile, spectateur indifférent d'une existence à demi passée qu'on s'en empare, qu'on la déchire; on n'en prolongera pas la durée; vaut-il la peine de la disputer ? » C'est là ce qu'il appelle s'oublier lui-même pour se livrer « à des méditations désintéressées. » Cette trêve n'est pas longue; la jalousie d'Ellénore réveille ses combats intimes. Elle lui envoie une amie, dans laquelle on reconnaît d'ordinaire Mme Récamier, pour le confesser « Avide de se tromper, dit Adolphe, elle cherchait un fait où il n'y avait qu'un sentiment. » C'est qu'il ne prétend plus, assurément, raconter l'histoire vraie; mais si la ressemblance est souvent trahie dans le détail de l'analyse et dans tout ce qui ferait ressortir la responsabilité et la duplicité de l'auteur, elle demeure frappante si l'on s'en tient à la physionomie intime de cette âme faible Adolphe se sentait coupable; il ne se voit plus que malheureux parce qu'il a été plaint. L'amie interposée, qui finit par se brouiller avec Ellénore, me rappelle Rosalie de Constant, qui s'ingénia pour conclure des arrangements entre Corinne et Benjamin. Il lui avait confié son besoin de tranquillité (août-septembre 1807), elle lui répondait, avec une franchise assez crue, « qu'en ne s'épousant pas ils s'étaient donné une preuve de mépris réciproque ». Elle racontait à son père une scène digne de Delphine, où Mme de Staël fit comparaître ses enfants, l'emportement avec lequel elle jouait Hermione, et ses propres efforts inutiles pour la ramener au bon sens « Son esprit et sa passion ne dirent rien de vraiment sensible, de vrai et de touchant. » Quant aux efforts d'Ellénore pour retenir Adolphe, ils rappellent beaucoup de ce que nous savons de la vie à Coppet de 1804 à 1807. Mme de Staël réunit pour Benjamin une société nombreuse, elle le fait témoin de sa royauté intellectuelle; Rosalie disait « Ils se tiennent par l'esprit. » Et c'est encore elle qui le montre dans son attitude pénible et gauche « II ne fait
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sa cour à personne, il dispose de tout et grogne de temps en temps comme un enfant gâté. »
Benjamin aurait pu épargner à Mme de Staël ces lignes sur Ellénore elle avait « trop de fougue pour étre considérée. La justesse de son esprit était dénaturée par l'emportement de son caractère. » Il lui reproche de ne pas apercevoir « la ligne la plus habile. les nuances délicates ». Durs jugements qu'il n'adoucit guère en ajoutant « C'est moi que j'accuse, un mot de moi l'aurait (-,almée. » On se rappelle Benjamin épiant toute occasion de détacher de lui Mme de Staélt on le voit se venger de la « tourbe d'adorateurs » qu'un mot d'Adolphe suffit à faire renvoyer. Redevenu seul auprès d'Ellénore, il n'a plus même l'espoir de se délier sans apparence de trahison il recommence à la torturer, et le récit de ces scènes dramatiques fait songer d'avance à la correspondance de 1808 et 1809 « Je ne m'arrêtais, dit-il, que lorsque je voyais Ellénore dans les larmes, et ses larmes mêmes nïtaient qu'une lave brûlante qui, tombant goutte à gou tte sur mon cœur, m'arrachait des cris, sans pouvoir 01 'arracher un désaveu. Ce fut alors que plus d'une fois je la vis se lever pâle et prophétique « Adolphe, s'écriaitelle, vous ne savez pas le mal que vous faites. » Et voici Benjamin qui parle d' « une sorte d'agonie qui le rend fou » (14 novembre i809) et des moments où « des expressions de douleur déchirantes et acérées, des tableaux presque magiques, écrits dans un style qui retentit dans une âme qui a l'habitude d'y céder, reviennent déchirer son cœur et bouleverser sa tête » (9 décembre). C'est le « fatal talent » d'exprimer la souffrance où nous avons vu que Delphine et Corinne excellaient. Et ce mot, qui est de Benjamin, dit assez ce qu'il pu1 y avoir de littérature, inaperçue dans le roman d'Adolphe, dans cet amour qui ne pouvait finir.
Pour échapper au supplice de l'analyse mutuelle, Benjamin « travaillait comme un furieux. lisait ses tragédies dans les salons à s'en briser la poitrine » &>. De même (1) Journal.
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Adolphe, brille dans la société; et l'apaisement d'Ellénore en le voyant reprendre du calme à travers sa vie active et régulière, le voici dans le Journal intime (p. 127) « Ma tragédie m'occupe agréablement. Mme de Staël m'est fort utile pour ma tragédie; elle se fait si douce et si bonne que si ce n'était le souvenir des violences passées, l'attachement reprendrait. » Le point délicat était la rupture; voici la vérité « Charlotte est à Besançon désespérée. Il n'y a plus à hésiter, mon père servira de prétexte, je pars. » Adolphe cède au vieux baron, mais devant Ellénore, par peur de l'effort, il élude, il nie; il faut que M. de T* qui en est, selon les mœurs d'ancien régime en cette matière, pour l'autorité brutale, envoie à Ellénore la lettre où Adolphe s'engage à l'abandonner.
Maintenant c'est le souvenir de Mme Talma qui se retrouve dans Ellénore. A vrai dire, au cours des derniers entretiens d'Adolphe avec Ellénore, il y a bien des mots que Mme de Staël et B. Constant ont dû échanger. Chez Adolphe, c'est une bonne volonté passive, d'autant plus hardie à promettre qu'elle ne s'inquiète pas de tenir; et chez Ellénore, malgré beaucoup de violence, c'est une mémoire judicieuse et méfiante; sa rancune agonise en des mots désespérés; comme un jour Corinne, elle reconnaît qu'il ne fallait pas tant demander à son amant. Mais ces pages sont d'une douceur sobre, d'une tristesse simple et prenante qui manquent aux derniers instants de Corinne. Ici rien de théâtral; Corinne ne pardonnait pas, elle étalait l'opulence de son cœur. Ellénore est toute tendresse, ses paroles tombent d'une âme détachée de la vie, et leur naïveté est plus majestueuse que l'emphase de Corinne. Les mots se font de plus en plus expressifs et rares; tout ce qu'il y a de pitoyable dans les âpres tourments de deux cœurs qui s'étreignent et se délient est en cette fin d'aventure, d'une sensibilité si discrète; quelques gestes brièvement dessinés animent la scène. Un homme qui n'aurait jamais cru au sérieux de l'amour ne l'aurait pas écrite.
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« C'est ici, dit-elle, que j'ai toujours désiré mourir. Je la serrai contre mon cœur; j'abjurai de nouveau tous mes projets, je désavouai mes fureurs cruelles; non, reprit-elle, il faut que vous soyez libre et content. Je lui jurai de ne jamais la quitter. Je l'ai toujours espéré, maintenant j'en suis sûre. C'était une de ces journées d'hiver où le soleil semble éclairer tristement la campagne grisâtre, comme s'il regardait en pitié la terre. Elle prit mon bras; nous marchâmes longtemps sans rien dire; elle avançait avec peine et se penchait sur moi presque tout entière. Arrêtons-nous un instant. Non, me répondit-elle, j'ai du plaisir à me sentir encore soutenue par vous. Nous retombâmes dans le silence le ciel était serein, mais les arbres étaient sans feuilles tout était immobile, et le seul bruit qui se fît entendre était celui de l'herbe glacée qui se brisait sous nos pas. Comme tout est calme, me dit Ellénore ». Je veux que rien ne fleurisse auprès de moi, disait déjà Benjamin à Mme de Charrière en 1788.
La peinture des progrès de la mort chez Ellénore rappelle de fort près ce que Benjamin écrivait en 1804, dans son Journal intime, sur les derniers jours de Mme Talma. « Elle est inquiète, minutieuse, avide. Elle si généreuse! » On peut faire presque ligne par ligne la comparaison; on ne sera pas surpris si l'analyse du vide mortel que ressent le héros du roman, à se voir seul dans « ce désert du monde qu'il avait souhaité tant de fois de traverser indépendant » a été poussé plus loin que les regrets du Journal intime. Benjamin a la prétention de s'acquitter avec un sens exquis des convenances de tous les offices de l'amitié; Adolphe se dédommage des à peu près de toute sa vie par la perfection de sa douleur. Benjamin se croit assez résistant et assez subtil pour s'adapter à des situations devant lesquelles d'autres fléchissent ou se dérobent sa tendresse profondément gardée se déduit en procédés précis et délicats; une vertu si raffinée manque de bonhomie, mais à l'en croire il n'a pas tenu qu'à lui d'en avoir. Avec un esprit sévère, il pensait avoir un cœur doux « Oui, je juge sévèrement mes amis,
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mais je les aime mieux que qui que ce soit au monde. » Mais il porte en lui un scepticisme aux aguets, et une peur de donner dans les pensées communes qui l'empêche de s'éprendre même de ses tristesses. Adolphe traverse une crise, mais il n'aboutit pas, comme Corinne, à l'unique certitude et au culte de la douleur. L'irréparable seul le hante, et voilà d'où naît l'impression définitivement triste que laisse son livre.
Jusqu'à la fin cependant, il tient à nous donner l'idée que son âme est bonne, malgré son esprit flétri; Ellénore le lui dit dans une lettre posthume. Faiblesse et exaltation mélange « digne de blâme et de pitié », mais qui, en réalité, « finit toujours par la dureté », égoïsme d'une part, et de l'autre regret d'être un instrument de douleur, sans repentir effectif ni résolution d'avenir; personne à tout prendre, n'a mieux jugé Adolphe qu'Adolphe luimême.
B. Constant, en publiant son œuvre neuf ans après l'avoir écrite, affichait à son égard une certaine indifférence comme Gœthe, comme Chateaubriand, il se souciait peu de faire école; du moins prévenait-il les amateurs de mode littéraire enclins à se comparer à lui qu'il y aurait dans leur fait plus de fatuité que de conscience morale. Il lui déplaisait que son roman devint le miroir du premier Narcisse venu; en le donnant à la publicité, il obéissait au besoin de liquider son passé devant l'opinion, à un moment où il tenait plus que jamais, pour des raisons intimes et pour des motifs politiques, à la considération.
En fait, Adolphe est trop complexe, trop aristocratique aussi, et trop rare pour susciter des imitateurs; il n'a jamais été populaire. Sous la Restauration, il reste le type des cœurs secs, de ceux qui ne peuvent pas aimer. Il en passera quelque chose dans le Desgenais de la Confession d'un enfant du siècle, qui a, de plus que lui, s'il faut chercher l'unité de ce caractère qui n'en a peutêtre pas, la bonté grave par instants, et, de moins que lui, la passion; il en passera beaucoup plus dans l'Olivier de p Dominique; encore Olivier sera-t-il un roué beaucoup
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plus décidé, capable de s'ennuyer beaucoup, mais non de souffrir par amour. Un être à la fois blasé et passionné, voilà Adolphe quand on a peint des personnages de même trempe, en qui se combattent l'esprit du XVIIP siècle frivole et l'aspiration romantique, on a grossi l'un des traits, on a augmenté la dose de métaphysique ou de mondanité; on y a joint, comme Musset en crénant Desgenais, du pessimisme de « carabin » à la Joseph Delorme, ou du Byronisme blasphématoire et emphatique, mais l'originalité d'Adolphe reste insaisissable. Il n'y a pas en lui cette simplicité de traits qui rend imitables Obermann ou René. Benjamin orientait l'autobiographie dans la voie des curiosités psychologiques.
Si quelque moralité se tire de son histoire, c'est qu'il est puni de son caractère par son caractère même il < souffre autant qu'il fait souffrir. Le bonheur pour lequel il essaie toute sa vie de se refaire une âme, ce bonheur qu'il arrive à se suggérer à force d'imagination psychologique, il ne l'a jamais atteint. Il sent qu'en face des autres son impuissance à recevoir les impressions fami- lières de la vie le rend antipathique, qu'il semble, avec toute son ingéniosité de pensée, un homme de peu d'âme. Le caractère est tout, et il en manque. On peut connaître à fond le mécanisme du cœur, se rendre expert à disposer autour de soi le décor sentimental le plus persuasif, on ne se change pas soi-même. Tel nous avons laissé se faire notre moi, tel nous nous sommes plu nousmêmes à le former dans l'orgueil de notre esprit, tout artificiel et supérieur à la vie, pour s'en jouer sans y être pris, tel nous le subissons quand plus tard, déçus de cette vigueur factice, nous tendons vers la vie nos désirs condamnés. Tel est le sens, très moderne, semble4-il, du roman d'Adolphe.
Deux témoignages contemporains sont particulièrement intéressants à recueillir sur Adolphe ceux de Sismondi et de Mae de Rémusat.
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Sismondi après avoir lu les lettres de MUe de Lespinasse, écrivait à la comtesse d'Albany (23 juin 1812) « J'ai suivi dans toutes ses crises urle passion presque semblable, non moins emportée, non moins malheureuse l'amante, de la même manière, s'obstinait à se tromper après avoir été mille fois détrompée. » Le 1i juillet 1816, il lui raconte le scandale que fait à Genève lord Byron c'est le moment où lady Caroline Lamb publie les lettres qu'il lui écrivait quand elle en était éprise et quand il se moquait d'elle; il fait allusion à une scène d'amour étrange que lady Lamb fait à B. Constant lui lisant son Adolphe. Le 9 septembre, il s'occupe encore d'Adolphe, qui a été lu à la moitié de Paris, et que Benjamin ne lui a pas encore envoyé de peur qu'il ne reconnût les ressemblances. Enfin, le 14 octobre, ayant loué l'analyse profonde, le style vigoureux et pur, il écrit « Jamais confession n'offrit à mes yeux un portrait plus ressemblant. Il fait comprendre tous ses défauts, màis il ne les excuse pas, et il ne semble pas avoir la pensée de les faire aimer. Il a voulu rendre Ellénore méconnaissable mais, à l'impétuosité et à l'exigence dans les relations d'amour, on ne peut la méconnaître. » Il déclare exact le portrait du père; il reconnaît Nlme de carrière et Mme Récamier. Plus tard, en 1837, son évolution vers une religion libérale mais positive étant achevée, il sera très sévère pour Adolphe « On dirait que toute sa génération, que le monde dans lequel il a vécu, avait perdu avec lui le plus précieux des sens, le sens moral. » Nous verrons qu'en ce temps-là le ton avait cessé d'être à l'indulgence. On ne parlait plus que volonté précise, restauration sociale.
Mme de Rémusat W (20 juillet 1816), au milieu de gens dont les avis étaient très partagés, mais plutôt en faveur de la sincérité d'Adolphe, poussait l'antipathie jusqu'à l'injustice « Ah la désagréable lecture et quel sec ouvrage II y aura tant qu'on voudra de l'esprit et de la vérité, mais c'est de l'esprit mal employé et de la vérité (1) Lettres de province, Revue de Parfs, septembre i902.
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dégoûtante. Nul repos dans cette peinture, l'amour de la femme si bien en raccourci qu'on ne sait pourquoi elle meurt et qu'on ne s'en soucie nullement. un mélange pénible pour le lecteur de locutions prises dans trois ou quatre langues différentes (Benjamin s'en prévaut dans son Journal cela renouvelle les idées usées). rien de neuf à mon avis. » Enfin la situation lui semblait affreusement monotone. Il y a de la boutade dans ce jugement, et, si je ne me trompe, une méconnaissance complète des conditions propres du roman d'analyse, et surtout de l'au tobiographie la monotonie de la situation, nous nous en sommes expliqués; et est-il vrai que le caractère (i'Ellénore soit sacrifié ? Nous en avons seulement le reflet dans l'âme d'Adolphe, en qui et de qui elle vit. Ni l'intime vérité psychologique, ni l'harmonie de cette œuvre d'art n'ont frappé Mme de Rémusat; mais son jugement est à retenir, en ce qu'il semble indiquer clairement qu'il ne peut être d'œuvre franchement belle, si elle ne peint un être franchement sympathique.
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CHAPITRE X
LE ROMAN D'ANALYSE DE 1804 A 1830
Pendant que ces grandes œuvres se produisaient, que devenait le roman d'analyse ? Ce sont des femmes qui le représentent avec éclat Mme- de Souza et Mme de Genlis sous l'Empire; Mme de Duras sous la Restauration. Et nous allons voir, ainsi que nous l'avons indiqué, que leur caractère commun est d'accorder au sens social la prédominance sur le-sens individuel. Seulement de même que nous avons vu dans les romans individualistes le souci du devoir social subsister, nous verrons maintenant la valeur des revendications individualistes reconnue, par ceux mêmes qui sont le plus résolus à faire prévaloir le sens social si bien qu'à distance et à première impression, ces œuvres nous paraissent toutes de la même famille. Mais les contemporains ne s'y sont pas trompés. Ces œuvres féminines elles-mêmes ressortent sur un fond d'oeuvres oubliées. Et pour expliquer le développement de l'autobiographie et ses caractères à partir de i830, il faut chercher à établir le rapport du roman d'analyse au roman de mœurs, historique ou satirique, ou bien aux autres genres littéraires et surtout à la poésie lyrique, à partir de i804. Ce n'est que par une description de la littérature romanesque où nous donnerons à quelques œuvres l'attention, très inégale, qu'elles méritent, que nous pourrons faire sentir l'intérêt de ce renouvellement du roman autobiographique, qui donne
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une riche production au début du siècle, et qui reste presque stérile jusqu'en i830.
L'autobiographie n'est pas encore et ne peut devenir un genre; ici la personnalité de l'auteur est tout. Il n'y a pas de forme traditionnelle, qui soutienne les inspirations médiocres. Chacun est porté à mettre de soi dans son œuvre, mais très rares sont ceux dont le moi est assez original et intense pour retenir toute l'attention. Ceux qui voudront parler d'eux par mode tomberont dans la platitude et l'ennui.
Le grand écueil du roman d'analyse, à partir de i804, c'est de prétendre servir à quelque chose les grandes autobiographies que nous étudionsont toutes un sens moral, mais elles valent surtout comme œuvres d'art, elles n'affichent pas leur intention prédicante. Elles ont provoqué, par réaction ou par imitation, une grande abondance de romans moraux, à prétentions éducatives. Les romans sévissent en tel nombre, que ce serait toute une étude, et sans récompense, de les analyser. Je me bornerai à en donner des types, comme à citer quelques exemples, parmi les plus expressifs, des romans de mœurs, à tendance intime, de la même époque.
En i804, c'est la Lina de Joseph Droz on y voit un caractère d'une frénésie furibonde, un autre qui tient à la fois de Lovelace et du Valmont des Liaisons dangereuses. La Décade reconnaît Droz trop honnête homme pour savoir peindre des êtres de cette trempe, mais elle le loue d'avoir du goût pour la vertu c'est l'éternel éloge. La même année, paraît une Etude du coeur humain, suivie du Journal des Pyrénées c'est un petit roman descriptif et sentimental, où l'on voit mise en action une doctrine contemplative, sociale et religieuse. Les Souvenirs du Sotitaire de ta montagne (1805) ne sont intéressants que par le titre, qui trompe: c'est un mélange de réflexions, d'anecdotes bizarres, d'érudition saugrenue et scandaleuse. Mais l'enseigne, à elle seule, témoigne de la mode.
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Entre temps, des romans satiriques, qui tous ont la prétention d'imiter Lesage Heur et malheur ou Trois mois de la vie d'un fol et de celle d'un sage, Voyages aux faubourgs Sain t-Jacques et Saint-Marcel. Le goût ne se portait pas plus de ce côté-là que vers les romans historiques de Regnault Warin on leur reprochait d'être un genre faux, qu'il fût traité par un écrivain de second ordre ou par Mme de Genlis. Les romans de Mme Cottin, au contraire, sont des événements. Mathilde, en 1805, fut regardée par beaucoup de gens comme une erreur tout en la rapprochant de l'épisode de Clémentine dans Grandisson, des Mémoires du comte de Comminges et de la Princesse de Clèves, on trouvait ses héros trop discoureurs, et que l'auteur renchérissait sur leur faconde; elle dit toujours de quel air, de quel ton ils parlent. Elle emploie trop les idées et les paroles religieuses. Mais en 1806, Elisabeth ou les Exilés de Sibérie obtiennent un vrai succès les journaux avaient raconté l'histoire vraie d'une jeune paysanne venue du fond de la Russie pour se jeter aux pieds du tzar et en obtenir la grâce de son père. Mœe Cottin en faisait la fille d'un grand seigneur polonais; tous les personnages étaient vertueux, pas un méchant. Si nous voulons avoir la note d'un esprit moyen et cultivé de ce temps, il nous faut nous reporter à l'Essai sur l'art d'être heureux, de J. Droz (i806). Dans son chapitre sur la solitude et la mélancolie, il dit que la mélancolie n'a rien de commun avec les ouvrages lugubres qu'on a voulu mettre à la mode « Eh quoi cette grande figure, hâve et décharnée, qui s'enveloppe d'un linceul, c'est là selon vous la mélancolie Détrompez-vous ses traits sont ceux de l'innocence; de douces rêveries l'occupent, elle a des larmes dans les yeux et le sourire est sur ses lèvres. » C'est là qu'il parle aussi de « l'effervescence légère » que prend l'imagination dans la solitude. Mais cette façon mesurée d'accepter la vie, cet épicurisme tranquille, qui avait pour représentant au même moment le vieux chevalier de Boufflers, n'étaient qu'une vaine protestation. On adorait la passion; en 1807, une nouvelle édition des Lettres portugaises fût enlevée. Dans cette
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même année et dans les suivantes, jusqu'en i8ii, on publia ou on réédita un très grand nombre de correspondances ou de Mémoires du XVIIe et du XVIR" siècles les lettres de Mme du Châtelet et du comte d'Argental; celles de Mmes de Motteville, de Montmorency, de Montpensier, de MUe Dupré, de Mme de Lambert, de Chaulieu, de Mme de Scudéry, de MUe Descartes, de Mme de Châteauroux j'en passe, mais je cite encore les lettres du prince de Ligne, publiées par Mme de Staël en 1809. L'abondance en fut telle que, dans le Mercure de i8o9, Esménard prit vivement à parti les éditeurs. Il partait du mot de Chamfort « Les lois du secret et du dépôt sont les mêmes. » Et il se plaignait qu'on eût indignement dérobé à Mlo de Lespinasse ses Lettres, publiées une première fois sans nom, une seconde fois à découvert par la veuve de M. de Guibert. Il montrait la disproportion des grands événements historiques contemporains à ces « pastels », à ces miniatures sur lesquelles on prétendait retenir l'attention. N'est-ce pas la partie la plus indécente des confessions, la plus universellement condamnée, en dépit de l'ingénieuse défense des Confessions de Rousseau par Ginguené, qui est partout imitée, et surtout dans les romans licencieux « Des écrits pareils corrompent les sentiments les plus doux, alarment les liaisons les plus intimes, calomnient le caractère des gens de lettres, et les présentent à l'opinion, si facile à s'armer contre eux, comme la terreur et les fléaux de la société. »
L'année 1808 avait vu paraître, avec un réédition de La princesse de Clèves, suivie des- lettres de la marquise de sur ce roman (attribuées au P. Bouhours et en réalité de M. de Valincourt) et de la comtesse de Tende. bien des lettres apocryphes les Lettres de tendresse et d'amour de Julie à Ovide, par rvlme de Legay Marnesia; les Lettres d'amour d'une dame philosophe, que son mari finit par séquestrer; les Lettres de la présidente de Ferrand au baron de Breteuil un ambitieux et une femme trop raisonnable pour être sensible. On redonnait les Lettres galantes d'une chanoinesse portugaise, la Correspondance d'Héloïse et d'Abélard. Et il paraissait aussi
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un roman digne de Laclos Elisabeth Lange ou le jouet des événements l'histoire d'une jeune fille qui épouse un jeune homme de quinze ans après s'être laissé fortement compromettre; elle est malheureuse en ménage parce qu'elle se figure qu'il l'a épousée par convenance. Il meurt et elle épouse un certain M. de Surville par la grâce de qui elle devient riche. Cela serait assez plat, malgré des analyses délicates, si nous n'apprenions que la mère du jeune homme, qu'on nous représente comme vaine, mais bonne et généreuse, a été la cause et l'organisatrice de tout. C'est elle qui, pour faire échapper son fils aux cc sirènes » de la capitale, l'avait fait coucher dan- .la chambre d'Elisabeth Lange sous prétexte de son âge. trop jeune pour être périlleux; elle confie cette intrigue à son mari par lettres. Et finalement, elle fait épouser la jeune veuve à son propre amant pour se débarrasser de tous les deux.
Mais de cette même année 1808 est Eugène de Rotheliii, de Mme de Souza. NI. de Boufflers, dans le Mercure, en dit ce qu'il en fallait dire pas de tumulte dans cette œuvre exquise, ni de merveilleux, ni d'impossible; les caractères bien conservés, gardant leur nuance jusque dans les situations qui risqueraient le plus de les faire manquer à leur naturel. Ce n'est pas ici, en effet, que les personnages semblent toujours s'inquiéter, comme dans les romans de Mme de Staël, d'être à la hauteur des événements. Mais l'auteur, avec un art de « miniaturiste ». comme dit M. de Boufflers, nous fait « mettre une grande importance aux moindres particularités ». Quant au style « il semble entendre un son de voix doux et clair, ni trop fort ni trop faible, avec une prononciation nette, des tons justes, des inflexions faciles ». C'est le vrai et pur roman d'ancien régime; et si nous avons attendu ce moment pour parler de Mme de Souza, qui commence à écrire en 1793, c'est pour rendre plus sensible le contraste de ses romans avec ceux qui se groupent entre 1802 et 1807 dans le genre proprement autobiographique. Ames de salon, dira-t-on, que celles qu'elle a étudiées sans doute; mais âmes profondes cependant, âmes vraies, bonnes,
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sans égoïsme. Elles ont peu de métaphysique, mais elles ne déclament pas; elles aiment la délicatesse plus que la force n'en sont-elles pas plus humaines ? Aussi bien nous n'en sommes pas encore au temps où l'homme se glorifiera d'être une force de la nature; et la force de la personnalité, dans les autobiographies que nous avons lues jusqu'ici, n'est tenue pour supérieure ni au devoir, ni à de simples égards de tendresse. La politesse demeure la marque de toute aristocratie.
Mmo de Souza
Mmo de Souza a moins de profondeur que Mme Riccoboni et que 1\1me de Beaumont, et l'on ne trouve pas dans ses romans un accent personnel aussi fort ni une semblable expérience. La réflexion ne prend pas chez elle aisément le ton grave. On sait cependant qu'elle subit l'épreuve d'un vrai malheur son premier mari, M. de Flahaut, due beaucoup plus âgé qu'elle, était mort sur l'échafaud; elle avait vécu plusieurs années, malade et gênée, en Angleterre, en Suisse et en Allemagne; mais elle avait la gaieté d'esprit du XVIIP siècle, et ses chagrins personnels ne la découragèrent. jamais de regarder autour d'elle; elle n'en laissa pas non plus l'ombre se répandre .sur son passé heureux. Sa première œuvre, Adèle de Sénange, publiée à Londres en 1793, « commencée, dit-elle, dans un temps qui semblait imposer à une femme, à une mère, le besoin de s'éloigner de tout ce qui était réel, de ne guère réfléchir, et même d'écarter la prévoyance », est en effet écrite dans l'enchantement des souvenirs mondains. Au lieu de se plaindre, elle se replace dans le milieu élégant, parmi les sentiments fins ot les événements tout unis où sg/sont écoulées ses années récentes. Elle ne chg£Ghe pas à rendre le temps d'autrefois plus pathétique qu'il ne lui était appâru. Elle était encore très jeune quand elle épousa M. de Flahaut, qui avait cinquante-sept ans, et sans doute elle a mis
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beaucoup d'elle et de lui, j'aime à le croire, en forçant seulement un peu les âges des deux côtés, dans l'aventure d'Adèle de Sénange, mariée à un vieillard excellent, et s'éprenant, sous ses yeux, d'un jeune homme qui plus tard sera son mari. Cette romanesque histoire, qui pouvait prêter à bien des dissertations sur la tyrannie des mœurs, et sur la cruauté ou l'inconvenance des situations où elles peuvent placer une créature entièrement dépendante, est ici racontée avec une bonne grâce toute simple. Des gens d'esprit et de bon ton se tirent de tout des déclamations contre la société, cela est bien peuple. On s'aperçoit donc tout de suite que la jeune Mme de Flahaut avait eu la bonne fortune de rencontrer des amis qui n'étaient pas des pédants de vertu ni d'ennuyeux théoriciens de discipline, qui ne se faisaient pas forts de représenter l'exactitude et l'austérité des convenances, et qui se sentaient suffisamment affranchis par leur goût et leur humeur, supérieure à la fortune, pour porter légèrement- les exigences de la condition mondaine. Son éducation l'avait préservée des indignations qui sentent leur petite origine. Cela ne l'empêche pas, au moins, de juger ce qu'il y a de défectueux dans le train dont va la vie; elle voit clairement que les intérêts de famille, le souci de garder son rang et d'assurer l'avenir sans déchoir, amènent à négliger des convenances plus profondes mais qu'y faire ? Cela est ainsi, et se traiter en victime est une sottise, quand l'esprit peut arranger les positions les moins naturelles. L'esprit, ici, est fait de bonté, de connaissance intime du cœur et du monde, de résignation aimable, de sagesse et d'effacement. Les personnages observés n'ont aucune prétention aux sentiments héroïques, ils ne mettent pas leurs actions en maximes tout a l'air de se réduire pour eux au savoirvivre « le grand moi » disparaît la discrétion, au vieux et juste sens du mot, résume toutes les vertus, et, sans qu'on y prenne garde, elle renferme les plus délicates, mais aussi les plus solideg d'entre elles; le bonheur apparaît comme la chose du monde la plus naturelle et
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la plus positive, la moins discutable, et à tout prendre la mieux partagée, et comme tous en ont reçu leur lot, mêlée de tristesse, personne ne ressent la moindre jalousie, de celui qui revient à ses remplaçants volontiers, ils les aident à leur succéder, avec une si parfaite aisance qu'il n'en coûte rien à leur amour-propre ni à leur dignité. M. de Sénanges est le plus accueillant de ces sages. Ajoutez qu'en leur temps ils ont tous été sentimentaux ils sont allés en Angleterre, et ils y ont subi leur crise mélancolique, d'où vient peut-être, mêlée à leur franchise toute française, cette teinte d'indulgence désintéressée qui adoucit leurs paroles, atténue leur volonté au moment même où elle se rend ce qu'elle se doit, et qui s'abstient d'aller jusqu'au renoncement. Ainsi est toujours dépeinte par Mme de Souza la vieille génération, et la jeune, bien loin de briser avec elle, de se plaire à établir des antagonismes, reçoit d'elle avec soumission tout ce qu'elle lui apporte. Les jeunes gens se décident à vivre vraiment, après quelques difficultés qui les ont rendus plus graves, qui leur font mieux aimer leur bonheur, pour en avoir douté, mais l'aimer d'un optimisme sans exaltation. Ce ne sont pas de grands passionnés; ils auront toutes sortes de qualités honnêtes, et les vertus de la famille. C'est dans quelques réflexions, dans quelques situations choisies, que se laisse deviner la confidence intime, sans jamais s'attarder; car Mme de Souza aime le dialogue rapide, tel qu'il va entre gens qui se passent d'idées abstraites, et n'ont pas de raisons de se méfier les uns des autres; ils ne perdent pas de temps non plus à s'étonner devant les événements, à en contempler l'étrangeté, et à rechercher, pour y faire face, une vigueur réfléchie; ils sont tout de suite au fait, et se meuvent comme dans leur atmosphère naturelle au milieu de circonstances qui réclament d'eux un toucher exquis. Cette simplicité dans le rare est la suprême élégance de Mme de Souza. La fatalité non plus, qui existe dans ses nouvelles, n'y prend pas des airs effrayants, si ce n'est dans Emilie et Alphonse, où nous trouvons des déchaînements tout
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espagnols de passion, et des rigueurs de fortune déconcertantes. D'ordinaire, tout s'arrange, et aussi tout se paye c'est une destinée qui marivaude bien un peu elle s'amuse à éloigner d'abord ceux qu'elle veut réunir, par des disconvenances ou des malentendus, et toujours la constance du cœur, la pureté de l'intention triomphent. Les méchants qui se sont mis à la traverse, et il y en a, presque de l'école de Laclos, le chevalier de Fiesque et Mme d'Artigue, d'Emilie et Alphonse, finissent par être enveloppés dans cette conspiration d'honnêteté, qu'une seule âme, ignorante et pure, suffit à mener. Mettez le mal auprès du bien, c'est la contagion du bien qui est la plus forte. Toutes ces âmes bien nées vivent normalement dans le romanesque sensible; mais Mme de Souza, en les faisant agir, laisse bien voir qu'en des circonstances semblables à celles où elles s'engagent, elle-même a vu le conseil à entendre, le parti sérieux à tirer, la modification nécessaire du caractère qui doit se perfectionner, se préciser et se définir dans sa nuance propre; le moi n'est pas encombrant ici, il se concentre sans rien d'offensant pour les autres et se donne sans s'imposer; mais il existe et se fortifie. Mme de Souza, elle aussi, a son silence intérieur, elle est dans la bonne tradition de la culture personnelle, elle écoute parler la persuasion des petites choses et des grandes; elle a « sa paresse », comme disait à sa fille M™ de Sévigné, où elle se recueille et, je crois bien, ne laisse entrer personne, de peur de ne plus si bien s'y reconnaître parmi le mien et le tien. Dans la préface d'Adèle, elle nous prévient qu' « elle a voulu seulement montrer de la vie ce qu'on n'y regarde pas. Des jours, des années, dont le souvenir est effacé, ont été remplis d'émotions, de sentiments, de petits intérêts, de nuances fines et délicates. Chaque moment a son occupation, et chaque occupation a son ressort moral. » Il y a ici un peu de modestie de femme du monde qui ne prétend pas à l'auteur; et d'ailleurs, Adèle est peut-être, de toutes les œuvres de Mme de Souza, celle qui répond le mieux à cette définition; mais dans les autres encore, et jusque dans ce roman d'Emilie et
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Alphonse, où la part du romanesque pur est le plus développée, le récit présente bien cette continuité de la vie réelle; il n'en néglige pas les intervalles insignifiants; il n'isole pas les accidents qui la scandent, et où se révèle brusquement tout le don de souffrance que chacun porte en soi; lorsqu'un événement s'est passé qui peut amener des suites graves et de douloureuses complications, on ne voit pas les personnages vouloir leur malheur et se précipiter vers lui; ils gardent la réserve, et c'est au lent travail des émotions habituelles, contre lesquelles la lutte est menée avec un courage simple, et qui n'en poursuivent pas moins leur tâche intérieure, que nous assistons comme des témoins familiers.
Tout n'est pas pour le mieux, d'ailleurs, en ces histoires. Le monde qui nous est dépeint, c'est celui où Delphine observera tant de préjugés cruels bientôt, de caractères faussés ou dégradés, de médisances et d'injustices recouvertes par une apparence de moralité. Emilie et Alphonse, qui est de 1799, c'est-à-dire antérieur à Delphine de trois ans, offre le tableau d'une société raffinée et pervertie, où toutes les conventions sont établies au mépris des intérêts les plus respectables de l'individu, et à laquelle l'individu ne s'adapte plus, comme dans Adèle, à force d'esprit et de bonté; l'aigreur et la rancune d'un bonheur manqué, d'un droit méconnu développent en eux des complications de méchanceté, à la longue, étranges ils recherchent des compensations et des revanches dans des sentiments analogues à ceux des personnages de Laclos. Nous trouvons ici, telle que la pouvait donner un esprit indulgent et sain, l'explication de ces caractères pétris de vanité, blasés, mettant leur point d'honneur à faire le mal avec adresse, à se jouer froidement, avec une ironie où il semble que la pitié. ne doive s'ajouter jamais, de tous les sentiments qu'ils ne peuvent plus éprouver. Mais c'est bien ici qu'il apparaît clairement, comme il apparaîtra dans Mme de Vernon de Delphine, peut-être comparable sur certains points à la maréchale d'Estouteville d'Eugène de Rothe-
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lin, que ces méchants sont d'anciennes victimes, des passionnés eux aussi, des sentimentaux méconnus, mais chez qui la déception, au ileu de se tourner en attendrissement et désespoir inactif, a exalté une énergie et une âpreté voilée sous des formes mondaines. Ce sont les moeurs, c'est le public, la société qu'il faut désigner comme responsables. Et la preuve, c'est qu'ils finissent par se convertir; nous nous intéressons à eux, presque autant qu'à la candeur égarée parmi eux, et dont le spectacle troublera l'assurance de leur universel mépris. Mme de Souza l'a voulu ainsi. Si nous laissons de côté, dans Emilie et Alphonse, le personnage d'Alphonse, qui répond aussi peu que possible à la manière propre de Mme de Souza, héros de drame anglais, marqué par le sceau du malheur, terriblement emphatique, menaçant tout le monde de sa destinée, et se faisant voir la nuit au fond d'une caverne éclairée par l'orage, il reste une intrigue de deux roués, Fiesque et Mme d'Artigue, où se trouve prise une jeune femme ignorante du monde, épousée malgré elle, et sur la volonté maternelle, par un homme vaniteux et brutal, qui a quitté pour la prendre Mme d'Artigue. Fiesque n'est pas le plus à craindre il s'est fait un système, il imite; il a pour maxime de « veiller à sa tranquillité, de se tenir détaché de toutes choses et de n'assister aux différentes scènes du monde que comme à des spectacles dont les acteurs jouent pour son plaisir, mais lui sont étrangers. » Et il trouve que la société s'y prête merveilleusement; mais il n'a pas de prétentions à la profondeur s'il réfléchissait, il serait forcé de devenir bon, et la bonté oblige à une conduite attentive qui l'ennuierait. C'est un dandy sans mélancolie « Il entre dans mon système de ne rien approfondir, et c'est en vivant en paix avec mes faiblesses, comme avec celle des autres, que je jouis de la tranquillité. » Au besoin, l'intérêt qu'il prend à Emilie, et dont il s'excuse comme s'il était naïf et froissant pour son amour-propre d'aimer au risque de souffrir, lui rend le sentiment de sa responsabilité envers elle, et l'inquiétude de l'avoir oubliée il s'étonne de sentir une émotion qui ne soit pas de pure
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curiosité. Chez cet homme frivole, qui fait le mal par dilettantisme, et parce qu'il ne croit pas sérieusement à la souffrance, la première vue d'une douleur vraie fait naître un remords, au moins un remords d'esprit celui de n'avoir pas eu un jeu assez habile pour économiser les peines des autres. Il regrette d'avoir cédé à l'envie de s'amuser, d'avoir piqué la fatuité d'un homme sans prévoir sur qui porterait l'épreuve « Je crois même, dit-il, que dans ma folie, je me regardais comme un grand philosophe, qui se jouait de la faiblesse humaine. » Il est trop léger pour avoir l'âme noire; le voici qui devient sympathique il se transforme en une sorte d'ami des femmes, qui les estime du jour où il en a pu voir une malheureuse du fait d'un homme, et qui se récompense de sa compassion par des satisfactions de curiosité dont il se sait gré il est hardi et discret à la fois, il finit par tout savoir; il procède en même temps d'autorité et de douceur (i). La science de l'homme ne l'a pas corrompu ne s'avise-t-il pas d'aimer tout bonnement Emilie, de se sentir au cœur une « fraîcheur délicieuse », de souffrir parcé qu'Emilie méprise sa passion, et finalement de se convertir « Une jeune femme sans expérience, sans secours, entourée de séductions et de chagrins; échapper à la fois à la sagacité de Mme d'Artigue et à la pénétration d'un homme qui cherche à lui plaire; une jeune personne toute naturelle, vaincre ses goûts, surmonter son aversion cela surpasse mon intelligence et mes calculs. »
Mm* d'Artigue, qui fut plus coupable, qui a longtemps épié Emilie pour assister à sa chute, et qui. sur la premisère et trompeuse apparence de légèreté, s'inquiète de savoir « si elle n'a pas lu quelque traité de morale », de morale dangereuse sans doute et propre à servir les plans de méchanceté qu'on a tirés sur elle; Mme d'Artigue a aussi une conversion plus éclatante; le fond resté bon de sa nature, l'instinct féminin du dévouement, en cette (1) M"" de Genlis (Mémoires, t. I, p. 404) nous parle de plusieurs de ces mondains qui se faisaient volontiers, après quelques. épreuves, les directeurs de conscience des femmes la mode le marquis de Lusignan, le marquis. d'Fstréhan,
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femme d'abord inconsidérée par système, pour se mettre à l'unisson du monde, et que la vanité blessée, après la tendresse méconnue, a menée à se venger à son tour de ses amertumes et de ses déboires sur l'innocence immolée, se fait voir à l'ardeur avec laquelle elle se consacre à la réparation « Obligée de fuir la société qui nous condamne toutes deux, puisqu'elle me rend responsable des fautes apparentes et du malheur d'Emilie, je lui consacrerai mes soins; l'amitié de sa rivale prouvera combien elle mérite d'affection. Peut-être aussi fera-t-elle penser que, si j'eusse été élevée d'après d'autres principes, et placée dans un autre monde, je serais restée digne d'estime que si du moins j'avais été aimée de l'homme qui a cherché à me séduire, j'aurais conservé toutes les vertus qui peuvent survivre à une première faute. » Finalement, la solidarité féminine triomphe encore; tout le mal revient à l'homme. Et l'homme se sauve où la femme s'enlise.
La moralité du roman est bien que chacun est le meilleur juge de son bonheur, et que les vieilles gens, s'ils se mêlent d'arranger à leur façon celui des jeunes, s'ils se prévalent de l'expérience pour leur choisir une félicité plus durable que celle vers laquelle les incline un penchant caressé, risquent d'être causes de grands malheurs. Avec toute sa connaissance de la vie, du cœur et des tristesses d'une femme, avec toute sa sagesse, empreinte de bonté déçue, Mme de Foix agit envers sa fille comme une mère tyran. Elle peut se flatter que la mélancolie des premiers chagrins « contribuera peut-être à rendre le cours de sa vie plus tranquille o elle peut lui rappeler avec une fermeté affectueuse d'intention, et cruelle en effet, que « la valeur des biens d'opinion ». négligée dans -la jeunesse, s'impose plus tard, et qu'on risque souvent la chance d'un amer regret, pour avoir engagé sa vie sans se soucier d'eux. La mélancolie mènera sa fille, bonne, sincère, mariée à un mari indigne. non pas à considérer toutes ses disgrâces d'un haut air de calme et d'esprit, mais à les éprouver jusqu'au désespoir. Au temps de Mm° de Souza., on ne contestait pas
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les bienfaits d'une certaine exaltation et d'un certain enthousiasme; on se bornait à traiter quelquefois d'immorales les œuvres où leur étaient sacrifiées de parti pris toutes les facultés raisonnables; on les regardait comme propres à inspirer des moments de la vie dont il y avait à garder un fortifiant souvenir, par où il était bon d'avoir passé, à condition de les dominer. Mais ceux qui se font forts ici de mener les sentiments des autres ne voient pas qu'une fois le cœur lancé nulle puissance ne l'arrête; quel échec pour les prétendus éducateurs qui font métier de les manier à leur gré, d'extraire la pure essence de toutes les passions; quel appoint pour ceux qui en veulent demeurer ou revenir à la vieille maxime, de tout faire par devoir Si le couvent (ne disons pas la religion, il n'en est pas question dans le reste du roman, et c'est ici que l'on voit bien comment la religion tendait à devenir de plus en plus la ressource extérieure et toujours à portée, mais où l'on venait le plus tard possible, la doctrine selon laquelle la vie ne pouvait s'ordonner, mais où une vie manquée pouvait se réfugier et, tant bien que mal, se refaire), si le couvent n'était pas là pour recueillir les misères du monde, et si d'ailleurs Emilie ne donnait pas comme objet à ses jours restants l'éducation (marque des temps) d'une fille du romanesque Alphonse, la thèse qui resterait non pas à tirer du roman, où nulle part n'est prononcée une revendication nette et générale, mais à lui adapter, ce serait que l'individu n'est pas fait pour une société exigeante autant qu'imparfaite, et qu'il a le droit. ne parlons pas encore de devoir, de choisir son destin. Mais Mme de Souza ne l'a pas voulu suite de malchances, imprévu contraire aux desseins en apparence les meilleurs, on peut se demander en finissant le livre si dans n'importe quelle société la fortune n'aurait pas de ces coups. Et faut-il s'étonner que Mœe de Souza n'ait pas porté une condamnation des lois du monde, alors que Delphine même y hésitera, au terme de ses malheurs, et recherchera sa part de responsabilité propre dans tout son passé.
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Eugène de Rothelin n'offre pas de si lamentables destinées; mais on y peut encore voir comment le manque d'égards envers les besoins du cœur, voulu par certaines mœurs traditionnelles, faisait naître couramment à cette époque des allures d'esprit légères et indifférentes déguisaint un chagrin plus ou moins profond. Sur une bonne nature, très jeune et bien entourée, le résultat s'arrête au risque d'une frivolité, qui peut dégénérer en sécheresse et dureté pour les autres, à la longue, si le hasard ne se. montre pas clément, si les interprétations malveillantes du monde provoquent une exagération d'indifférence, une révolte, un défi; chez une nature mêlée de mal, ce sont des complications de cœur, et bientôt une corruption véritable, comme nous l'avons observé en 1\1me d'Artigue. Ici tout arrive enfin pour le mieux; ce n'est pas que le public n'y soit bien tyran, mais peut-être n'est-il pas si sot, comme disait Mme de Sévigné; et par sa morale à ras de terre, qui tient pour déplacés et inconvenants même certains procédés de générosité, il empêche peut-être la candeur de se dévouer pour qui ne le mériterait guère. Il y a bien encore un père d'ancien régime, qui se souvient impérieusement de ses malheurs et qui pense ménager à son fils une vie paisible en lui infligeant d'autorité les leçons qu'il a trop tard reconnues mais, mieux avisé que Mme de Foix, il cède à temps pour ne pas le pousser au désespoir. Le monde aussi s'est singulièrement amélioré. M. de Tavanne est un psychologue mondain, qui prend ses infortunes avec philosophie, et se console en se mêlant aux secrets des cœurs; mais il n'a pas de mauvais desseins. L'intérêt du roman est dans le personnage de Mme de Rieux, qu'un mariage de convenances, à quatorze ans, avec un jeune gandin qui s'en est allé aussitôt sans la regarder, et dont elle est débarrassée à temps par un artifice heureux, avait failli gâter et rendre froidement coquette; elle a la bonne fortune de- redresseur sur la vie les idées d'Eugène, qui zen avait d'assez moroses, elle le rend à son instinct primitif de confiance; ces deux êtres excellents se corrigent Fun l'autre, en s'aimant, du faux tour que menaçait de leur
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donner l'éducation ou leur destinée- mondaine. Le rôle de l'ascendant appartient naturellement à la femme; elle est, elle aussi, une jolie prêcheuse, elle est indépendante, avec un peu de bravade d'abord, tout simplement quand elle tient un rang bien défini; elle a en horreur la galerie. Abandonnée de son mari, elle n'avait d'autre souci que de ne pas se faire plaindre pour un malheur qu'elle ne ressentait pas; elle sait jusqu'à quel point et comment une femme peut se permettre d'avoir raison, sans en faire étalage. Elle se méfie de ce qu'il y a de déclamatoire dans la passion, de l'attente d'une joie qui bouleverserait la vie; elle conduit au mariage Eugène, qui est plein de fougue, avec une discrétion et une sûreté d'ascendant qui est charmante. On comprend que le public qui goûtait ce charme ait pensé que Delphine, survenue six ans avant Mme de Rieux, n'était pas une femme.
Roman moral, où le bon sens garde la prééminence; Mme de Souza a pu quelquefois céder à la mode et se laisser aller, en certains détails de ses œuvres, à des imitations que ses tendances propres désavouaient; elle a eu la superstition de la puissance et du dramatique elle s'est toujours retrouvée. Elle eut tout juste assez d'esprit novateur pour intéresser encore après Mme de Staël, assez d'esprit conservateur pour qu'en elle on retrouve la tradition de la « politesse » française et de l'ancien régime. Je ne sais si l'on a jamais fait de ses oeuvres une critique aussi suggestive que celle d'Henri Patin dans la Revue encyclopédique de 1823. Après un éloge plein de goût, il ajoute qu'elle a donné dans la mode « spéculative », si générale depuis elle. C'est la mode en effet que tous les passionnés soient des rêveurs, mais Patin l'entend au sens du marivaudage « Ils semblent ne voir dans leurs affections qu'un sujet de recherches morales et d'expériences psychologiques; on dirait que s'ils aiment, s'ils désirent. c'est uniquement par curiosité philosophique. Les héros de ses romans sont généralement un peu doctrinaires en fait de sentiments. Quoique fort jeunes pour la plupart, ils ont sur les femmes, sur l'amour, sur le bonheur, des opinions arrêtées, des théories complètes,
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qui peuvent bien être le fruit de l'expérience, mais qui ne sauraient la précéder ». Est-ce une raison pour que les romans de Mme de Souza soient plus littéraires que réels ? Patin lui-même répond que leur caractère tient à l'esprit « éminemment critique » de l'époque. Le roman d'analyse suppose des natures affinées et prévenues, qui aiment à se regarder vivre, des natures un peu artificielles assurément, à la fois précoces par l'imagination sentimentale et préservées, par leur connaissance contemplative de la vie, de ce qu'il y a de froissant et de brutal dans certaines expériences directes et trop soudaines. Et les personnages d'autobiographie, qui présentent, en plus profond, les mêmes traits que ceux des romans d'analyse, ne sont-ils pas surprenants, tous, par un mélange de candeur, d'ignorance personnelle, d'ingénuité dans l'égoïsme qui désarme, et de science acquise par la méditation ou la lecture. Il semble qu'ils aient hérité en naissant de tout ce qu'il y eut de tristesses éprouvées, de fautes commises avant eux. L'expérience individuelle, telle que l'entend le bon sens, prolongée et patiemment subie, ils en font ii; quelques moments de recueillement peuvent en apprendre plus long que des années de vie extérieure. De mêlne qu'en morale, ils tendent à penser que le sentiment vaut mieux que les œuvres, en connaissance du monde ils estiment que la méditation concentrée en découvre plus que beaucoup d'épreuves docilement attendues. Ils brûlent la vie et ils gardent aussi la certitude de leur innocence intime, d'un moi inaltérable qu'ils portent en eux et qui peut toujours se recouvrer après les plus périlleuses distractions, par un effort intime de la volonté. Tel est le dogme extrême de l'autobiographie, que Mme de Souza n'a jamais posé, parce que sa raison bien équilibrée y répugnait.
Sur la persistance de cet esprit conservateur et classique, Mme de Genlis nous donne, dans ses Mémoires, de précieux renseignements. Napoléon était heureux de voir
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revivre les sentiments par lesquels peut se maintenir devant les nations un gouvernement fondé sur l'autorité. Depuis longtemps, Mme de Genlis avait entrepris de réformer l'instinct de discipline sociale. Elle avait remporté avant la Révolution, en 1782, un succès de scandale qu'elle aime à grossir, en publiant son roman d'Adèle et Théodore « Pour espérer d'autres mœurs, écrivait à propos de lui lVlme de Créqui, il faut revenir à la religion, unique moyen de les rendre bonnes, à la conscience éclairée par ses lumières et à la pratique des devoirs de notre état, qui ne seront jamais ni connus, ni sentis, ni pratiqués sans cette base fondamentale ». C'est de Mme de Créqui que Sénac de Meilhan disait « La religion semble être pour elle une pure conviction de l'esprit, qui n'échauffe point son imagination et ne donne point à son cœur des sentiments extrêmes ». Elle n'était pas seule à sentir ainsi la morale du pur sentiment fut discréditée, à peine essayée. Toute cette génération commence par l'effusion et finit, de bonne heure souvent, par le stoïcisme. N'est-ce pas Mme de Charrière qui écrivagit à quinze ans, dans un accès de tristesse (1) « Ne vaudrait-il pas mieux faire tout par devoir, par raison, par charité, et rien par sentiment ? Et, au début de l'époque où nous sommes, Fiévée, distinguant l'ordre des sentiments de celui des devoirs (2), déclare que « le triomphe de la société est d'avoir érigé en obligations, dont l'observance devient vertu, des sentiments qui, dans l'état. naturel, se seraient affaiblis par l'effet seul du temps ».
Mme de Genlis dans Adèle et Théodore, critiquait surtout l'affectation sentimentale chez les femmes; elle leur apprenait que la littérature du temps ne leur était pas destinée Un homme, pensait-elle, a besoin pour réussir d'un « grand degré » d'exaltation, mais une femme se doit d'éviter tout excès d'imagination. Rousseau, qui s'est (1) Lettre citée par Sainte-Beuve. Portraits de femmes.
(2) Préface de la Dot de Suzette.
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d'ailleurs trompé en disant que les hommes naissent bons, aimait les femmes, mais ne les estimait pas « Toute personne raisonnable, quelque sensible qu'elle puisse être, n'aura jamais de passion. Aussi avez-vous vu que Richardson s'est bien gardé de faire Clarisse passionnée; même dans le temps qu'elle s'abuse sur Lovelace, elle n'a pour lui qu'un très léger mouvement de préférence ». Mme de Créqui n'en jugea pas moins l'ouvrage immoral, malgré la vertu « étalée à faire peur », les sentiments apprêtés, recherchés; mais la vérité du ton, pour l'époque, était si parfaite, que l'on s'imagina d'y reconnaître des caractères peints d'après nature; on se disputa les portraits avec une coquetterie aussi vaine et aussi aigre qu'on l'avait fait à Neuchâtel et à Lausanne de ceux de Mme de Charrière. La cour, à l'en croire, fut pour Mme de Genlis.
Spirituelle et remuante, elle intriguait constamment autour de Bonaparte. Elle le séduisait par un esprit français qui ne manquait pas une occasion de se faire valoir. C'était son ancienne idée, comme c'était celle de Fiévée, que le réalisme des Anglais, introduit chez nous, est de la dépravation, que notre gaieté est plus profonde que leurs airs taciturnes, et que nous médisons trop vite de nous, par bonhomie d'abord, puis par engouement. Elle poussait si loin la méfiance du cosmopolitisme qu'elle s'indignait contre « le mauvais air d'aller chez les autres chercher des lumières et des talents », et qu'elle proposait à l'empereur, dans sa correspondance mensuelle, de supprimer les dépenses faites inutilement pour envoyer en Italie les peintres et les musiciens. Elle lui faisait lire, avec de grands éloges, les articles de Bonald dans le Mercure. Mais il arrivait que le but fût dépassé Mme de Maintenons en i8o6, eut un tel succès et l'admiration pour le grand siècle parut telle, qu'un ordre de police interdit à tous les marchands « d'étaler ou de vendre » les gravures de l'ouvrage séditieux, et celles de MUe de ta Valtière, sur qui avait pleuré le Premier Consul en 1804. Mauvaise année pour Mme de Genlis;
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c'est en 1806 que se livre une polémique sur l'immoralité de son roman d'Alphonsine ou l'Education maternelle. M119 de Clermont (1802) et Alphonse (1809) nous intéressent spécialement. La première de ces nouvelles raconte une aventure analogue à celle qui fera le sujet de l'Edouard de Mme de Duras et de beaucoup d'autres romans à la suite. La question posée est celle-ci une mésalliance est-elle permise ? Elle se développe dans un cadre historique et parmi des personnages de haut rang M. de Melun, qui s'est fait, par ses airs taciturnes et le sérieux de sa vie, une sorte de réputation comme misanthrope, a été distingué par Allle de Clermont, princesse de sang royal, pour sa raison », pour la droiture de son caractère et sa parfaite maîtrise de lui-même. Elle l'aime parce qu'elle l'estime « Pour les femmes honnêtes et sensibles, le véritable amour n'est autre chose qu'une amitié exaltée ». Malgré son visible effort pour pasticher le XVIIe siècle, Mme de Genlis, cédant à la mode de son siècle, nous peint deux amants qui s'essaient à traduire dans la langue de l'ancienne galanterie, chevaleresque et idéaliste, les sentiments les plus tumultueux. Après deux ans « d'héroïsme vertueux » M. de Melun s'abandonne à ses transports, et c'est MUe de Clermont qui voit clair, tout de suite, dans la situation « Il n'est plus temps de nous tromper nous-mêmes en projetant des sacrifices impossibles ». Et elle se décide au mariage, « union légitime aux yeux de Dieu, mais clandestine, et que la loi réprouvait » « Dans ce moment, la religion était pour elle un refuge et la sauvegarde du mépris ». Le mariage s'accomplit, et Mme de Genlis aurait sans doute été trop embarrassée de nous dire ce qu'il serait advenu le jour où il eût été publié; M. de Melun meurt d'un accident de chasse.
En. i809, Alphonse, que nous pouvons rapprocher du Frédéric de Piévée &> et de l'Emile que nous rencontrerons bientôt, traite de la question du fils naturel « En (1) Voir plus haut.
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vérité, dit Auger dans la Revue philosophique, il semble que Mme de Genlis aille maintenant chercher ses sujets dans les écrous de la Conciergerie et sur le registre des enfants trouvés ». Et il démontre fort bien que le roman est manqué. Alphonse, très jeune encore et sortant de la retraite où il a été tenu, prend d'abord un ton de misanthropie caustique et amère « très convenable à une victime innocente des institutions sociales ». On croirait que ses dispositions vont se fortifier dans le monde grâce à des expériences précises, et qu'il va « rompre de vigoureuses lances » avec tant d'hommes inférieurs qui doivent leurs avantages sur lui au hasard de leur naissance « Point du tout, tout cela s'évapore au grand air; notre farouche adolescent s'apprivoise en un clin d'œil ». Et Auger d'imaginer ce qu'aurait pu être ce jeune homme « jeté au sein d'une société qui le repousse, enveloppant de sa haine, confondant dans sa fureur les lois les plus saintes et les préjugés les plus misérables ». Mme de Genlis n'a eu là qu'une velléité de roman; son esquisse nous semble terne, parce qu'elle a été dominée par le souci de tirer une moralité. Edifier par des conversions nécessaires et prévues, cela n'est pas faire œuvre d'art. Mme de Genlis a beau médire couramment de l'exaltation, ses œuvres en sont pleines, et elle n'a corrigé la passion que par une morale pédantesque, qui ne fait pas corps avec l'étude psychologique. Elle a fait du « galimatias » autant que Mme de Staël, à qui elle reprochait si durement le sien; ceux qui essayèrent de réagir durent s'avouer vaincus. Je n'en veux pour témoin que M. de Villers, le moins suspect d'étroitesse des hommes de ce temps; ses articles, dans le Spectateur du Nord (17981799) sont très instructifs; il fait le plus grand éloge de la Dot de Suzette, de Fiévée; il se félicite que la tradition française soit enfin retrouvée, il prend à partie les romans à spectres, sorciers, moines et diables de Mme Radcliff. Malgré son désir d'importer en France la littérature allemande, il tient à ne pas altérer le caractère national: il désigne les romans de La Fontaine comme les plus propres à être adaptés M2*6 de Montolieu s'en charge
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et il ajoute (juillet 1798) qu'on n'en pourrait pas dire autant des romans, du reste « pleins de mérite et d'originalité » de Gœthe et de Richter; la connaissance du cœur humain ne lui paraît pas suffire c'est le naturel qui est nécessaire, et il note que le gros public allemand a pour les aventures compliquées et effrayantes un goût très vif, dont il faut épargner la contagion à la France; il traite le goût comme une institution sociale, centralisée à Paris « Comme le Parisien sentait vivement, sentait beaucoup et cherchait à sentir sans cesse pour mieux jouir, il suit de là que les sentiments, que tous les mouvements les plus déliés du coeur humain doivent être analysés et peints fortement dans les ouvrages ». Il préférait la psychologie au lyrisme la muse allemande n'analyse pas et elle fait « grand cas de l'individualité »; la muse française généralise les idées, elle veut des types intelligibles. Et cependant, rendant compte en janvier 1799 du discours sur la littérature de M. de Boufflers, où il était dit que la clarté est le principe de l'émotion, et que « beaucoup de rayons rassemblés enflamment plus sûrement que la foudre », M. de Villers citait fort à propos ces mots de Malebranche « Le galimatias qui persuade par impression est mieux reçu que de purs raisonnements qui ne peuvent persuader que par leur évidence ».
Et en effet le pathos de Mme Cottin faisait couler les pleurs. Mais c'est en vain qu'on y chercherait l'analyse. On en chercherait aussi vainement dans un petit roman de Louis-Aimé Martin, qui parut en 1812 et qui me paraît le type de ce que pouvait, donner René imité par des esprits médiocres à prétentions morales. Il est intitulé Raymond.
Notre littérature vit de lieux communs; la force d'une personnalité n'est pas pour nous dans l'exceptionnel, mais dans la clarté et l'intensité que prennent en elle des tendances obscures et diffuses. Elève de Bernardin de Saint-Pierre, et grand défenseur de l'optimisme finaliste, auteur des Lettres à Sophie, sur la physique et la chimie,
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annotateur du traité de Fénelon sur l'existence de Dieu, L.-A. Martin raconte dans la préface de son roman qu'au milieu de ses études son cœur « n'était pas toujours tranquille ». Il parle de ses enthousiasmes sans cause, de ses larmes, d'un charme de tristesse et d'un vague passionné qu'il ressentait précisément comme les ont peints saint Augustin, Jean-Jacques, Bernardin et Chateaubriand. Et voici le fin mot cc J'ai essayé de peindre cette inquiétude secrète qui nous éloigne de nos parents et nous entraîne dans les plus grands malheurs ». Dans ce Mémorial des sensations de sa jeunesse, il n'a d'ailleurs pas voulu mettre une autobiographie « Une aventure véritable m'a fourni le fond de cet ouvrage, elle est consignée dans une brochure allemande. J'ai traduit presque littéralement les huit ou dix premières pages. Le dénouement m'appartient ainsi que la conception dramatique ». Et il s'accuse de s'être rencontré avec « deux célèbres écrivains de nos jours, qui sont Gœthe et Chateaubriand; en effet il a peint un amoureux aussi digne d'être aimé que Werther, mais qui se rend compte que la supériorité du caractère rend son rival, Albert, plus séduisant; et il s'est inspiré de Chateaubriand dans sa peinture des paysages américains. Enfin il a décrit des amours d'enfance qui rappellent de près Paul et Virginie.
Il ne faut pas se dépayser, il ne faut pas se déclasser, il faut demeurer auprès des seuls amis » que la nature donne à chaque homme, et vouloir remplir de bonne foi sa destinée normale, qui est d'être heureux, voilà ce que nous enseigne ce fade ouvrage, en nous racontant successivement les tribulations de quatre maniaques du voyage. En lisant une chose aussi médiocre, en suivant l'essai à peine indiqué et si mollement suivi de l'auteur, qui cherche à expliquer l'ascendant d'un esprit amer, douteur universel et tourmenté du désir de croire, sur une belle âme pure encore mais toute prête à se troubler, en constatant son effort si gauche et si didactique pour montrer les divers moments de l'inquiétude depuis l'adolescence confiante jusqu'aux amertumes de l'âge mûr et à la sérénité retrouvée d'une vieillesse soumise au prix
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de bien des maux, on sent par comparaison le prix d'une œuvre comme René. Raymon d, qui se passe presque tout en entretiens, est une série d'amplifications sur l'amour, la nature, l'expérience de la vie, l'ennui; mais on n'y saisit aucune unité, les sentiments au lieu de se fondre dans un accord profond, et de nous apparaître tous en mêmes temps corn me les faces d'une même passion intime, servent d'objet à des dissertations successives. Quant à la conclusion, elle n'est pas seulement la plus plate et la plus vague qui soit, mais elle paraît bien prétentieuse, après de si pauvres idées « Le bonheur est dans un état médiocre, mais l'ignorance n'a pas seule le droit d'y prétendre. Ce n'est pas la pensée, c'est son abus qui détruit le repos ».
Au contraire, il y a de très fines parties d'analyse dans la Léonie de llontbreuse de Mme Sophie Gay, qui est de 1813. Dès 1802, elle s'était fait connaître par Laure d'Estelle, qui fut louée sans mesure ou dénigrée avec excès une jeune femme croyait son mari mort à l'armée, elle se retirait à la campagne chez sa belle-mère; et là, elle était aimée d'un beau-frère jeune et étourdi, et d'un Anglais d'une mélancolie sans cause apparente, dont elle s'éprenait elle-même. Au moment où l'aveu lui échappait, elle apprenait qu'il était le meurtrier de son mari et qu'il l'avait tué par jalousie, le soupçonnant de lui avoir enlevé une femme qu'il aimait. Elle en mourait, après que l'Anglais s'était tué sur le tombeau de l'époux; à cette intrigue, malheureusement trop romanesque, se mêlait un abbé d'une obscure scélératesse. Avec sa Léonie, Mme Sophie Gay se classe dans l'école de Mme de Souza; elle se défend fort d'être mise à la suite de Mme de Genlis, dont elle goûte peu les romans prétendus religieux et historiques. Mais il lui plaît d'être mise auprès des moralistes, qu'elle a beaucoup médités, et elle fait servir sa connaissance de la vie à mettre « les jeunes personnes en garde contre les dangers d'un premier choix en amour ». Le roman d'éducation l'attire. Nous n'avons pas à la suivre de ce côté, nous remarquerons une fois de plus qu'il n'est
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rien de plus contraire à l'œuvre d'art que le souci du profit immédiat.
Je ne citerai que pour mémoire ici un exemple de littérature werthérienne le Lépreux de la cité d'Aoste, qui est de 1811, et le Jean Sbogar de Nodier qu'il a bien spirituellement revendiqué pour sien par l'inspiration, un type échappé des Brigands de Schiller. Par ses dimensions excessives il appartient uniquement à l'école romantique; l'analyse est complètement sacrifiée au lyrisme violent. Jusqu'en 1820, il y a disette de romans bons ou simplement attachants; on continue à tirer beaucoup de l'Allemagne, de l'Angleterre, et les ouvrages se multiplient dont les auteurs affirment qu'ils racontent une histoire vraie en tout ou en partie, que le fond des sentiments est vrai si la forme est inventée, qu'ils ont seulement voulu ajouter « à la terrible réalité les charmes d'une fiction vraie et attachante (1) o. L'opinion générale est restée, que le roman soit laissé aux femmes; les hommes se doivent d'exercer leurs talents à des œuvres moins frivoles, et d'ailleurs elles seules savent, cc en peignant une passion, développer tous les replis du cœur humain fê) ». On réédite la collection complète des romans et nouvelles de Mme de Montolieu. Mme d'Hautpoul, qui avait donné Lilia en 1796, Séverine en 1808, en lisant la Correspondance de trois femmes avec l'abbé de La Tour, par Mme de Charrière, a l'idée d'écrire par contre-partie une nouvelle pour montrer « combien la légèreté et surtout l'égoïsme peuvent avoir de suites funestes ». C'est Alexis et Constantin ou les Habitarcts de VUkraine. Faut-il faire avancer encore, comme témoins de cette universelle tendance du roman d'analyse à finir en roman d'éducation ou à thèses banales, les œuvres de Pougens, membre de l'Académie des Inscriptions et survivant de la philosophie du XVIIIe siècle ? Ce sont les Lettres d'un Chartreux, où il prouve, comme La Harpe dans son Camaldule (3), que (1) Le réfugié espagnol, 2 vol. 1819.
(2) Revue encyclopédique, 1820; à propos des a Héros comiques » de M"* de Sénancour.
(3) A la suite de Mêlante.
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les âmes faibles et tendres retrouvent dans leurs cellules l'ennemi qu'elles ont fui l'amour. C'est Abel, où nous apprenons qu'il ne faut pas punir trop durement les fautes de la jeunesse, et que la législation criminelle est faite pour endurcir les coupables; nous voyons mourir sur l'échafaud la victime de la rigueur des préjugés et des lois, et l'auteur se demande ce qu'il serait advenu de Rousseau dans une société qui n'eût rien pardonné. La première œuvre intéressante que je rencontre, c'est YEdouard de Mme de Duras.
Mme de Duras
La tradition du roman d'ancien régime devait se continuer grâce à elle au delà de l'Empire, sous la Restauration. Pendant l'Empire, toute une société s'était maintenue à Paris, qui conservait les habitudes de la vieille aristocratie, de la meilleure et de la plus honnête, de celle que nous connaissons déjà sous quelques aspects par les romans de Mme de Beaumont et de Mme de Souza et qui, tout en se prêtant à ce qu'il y avait de généreux dans les idées nouvelles, prétendait défendre son rang et sa mission dans la société. Sismondi, après avoir longtemps subi l'enchantement des entretiens de Mme de Staël, vint à Paris en 1813, et les impressions qu'il eut dans cette compagnie sont précieuses. Il avait été frappé, dès les premiers regards jetés sur le monde parisien, de l'affectation générale dans les sentiments et les idées, puis il avait éprouvé de l'étourdissement et de la fatigue; les hommes ne l'intéressaient pas, plus ils étaient jeunes, moins ils étaient instruits et polis, plus ils étaient dominés par la passion d'arriver; la politique les prenait et les corrompait. La mode, dans l'opinion, était à protéger la morale; d'ailleurs, Sismondi voyait partout l'espionnage
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comme une chose commune (1). Les femmes le consolaient; il avait trouvé dans leur société un charme d'autant plus grand qu'elles étaient plus âgées c'était Mme de Boufflers, assez jeune encore, Mme de Saint-Julien, qui avait quatre-vingt-un ans, Mme de Groslier, qui en avait soixante-dix, et autour de laquelle gravitaient les dévots admirateurs de Chateaubriand, Mme de Tessé; Morellet se trouvait là encore. Mais surtout, on avait eu « la bonté de l'admettre dans la coterie tout à fait intime de Mme' de Duras, de Lévi, de Béranger, et c'est là surtout, écrit-il à la comtesse d'Albany, que j'ai appris tout le charme de l'amabilité française, lorsqu'elle n'était plus empêtrée par l'étalage des salons (2) ». Mme de Duras n'avait pas alors quarante ans, c'est quelques années plus tard que par hasard elle devint auteur 0).
Le roman d'Edouard est très intéressant, parce qu'il montre, dans une même conscience, la résistance que pouvaient opposer les vieilles moeurs aux idées romantiques l'individu ne vaut-il vraiment que par soi ? Fautil ne tenir nul compte, en aucune circonstance, de son rang social? La contrainte imposée par le sentiment clair de ce qu'interdit ou permet à chacun son état dans le monde produit-elle des vertus élevées, de la beauté morale, et cette beauté compense-t-elle la souffrance qu'assurément elle amène ? La discussion semble présentée d'abord avec impartialité; dans toute la suite on peut sentir le soin très discret de l'auteur à faire le départ entre l'excessive rigueur des préjugés, qui s'offrent sous le jour le plus favorable, et l'exaltation de l'individualisme; on s'aperçoit bien que Mme de Duras, de plus en plus, penche du côté de la moindre souffrance, mais elle ne prend un parti net à aucun moment, et la conclusion (1) Lettre du 18 janvier à la comtesse d'Albany. Lettre du 1* mars. Cf. les Mém. (VII, p. 20) de W- de Genlis, qui ne pouvait plus parler politique qu'avec Fiévée.
(2) De retour à Genève, il avouait que Paris lui avait tourné la tête, 8 juillet 1813.
(3) Edouard n'a été rendu public qu'en 1825.
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même, tout en laissant voir sa préférence, nous permet de deviner l'intention sans nous l'imposer. Le maréchal d'Olonne « disait souvent qu'il s'était trompé en croyant qu'il y avait dans la vie deux manières d'être heureux ». Entendez que la seule est de suivre en tout l'inclination du cœur.
L'ancienne génération est ferme sur les principes et d'un optimisme social absolu. Le père d'Edouard, avocat, appartenant à la haute bourgeoisie très cultivée et au fait des idées nouvelles, parle des institutions et des mœurs comparées comme Montesquieu en personne W. Et le maréchale d'Olonne, son ancien obligé devenu son ami vrai, est un caractère parfait de dignité, de sérieuse bonté, d'attachement aux traditions, pour les devoirs auxquels elles obligent autant que pour les droits qu'elles donnent. Tous les deux pensent que si chacun développe en soi, sans complaisance à l'égard des impulsions sentimentales, les sentiments correspondants à sa classe et à sa fonction exacte, tout ira pour le mieux dans la meilleure des sociétés; les devoirs d'état sont donc supérieurs à tous les autres, et c'est par leur exacte observation que s'équilibre la conscience, à tous les degrés; le mélange des conditions ne menacerait pas seulement de rompre l'ordre établi, il troublerait les individus dans les sentiments habituels et héréditaires qui font leur force. Cela n'empêche pas que des sentiments d'estime et d'affection profonds n'unissent deux personnes d'un rang fort inégal, mais il y a un point que ni l'un ni l'autre ne pourrait dépasser sans altérer la tradition de famille qui doit être maintenue; les amitiés sont permises, l'amour serait une inconvenance, et, si l'on y cédait pour se marier d'inclination au mépris des usages, une faute équivalente à la perte de l'honneur. La fille du maréchal, veuve à vingt ans, mariée depuis l'âge de douze ans au duc de Nevers qu'elle a seulement vu à l'autel, n'a rien fait là qui contredise aux règles reçues; mais elle (1) Nous avons là une idée de ce que pouvait être la conversation dans le salon de la maréchale de Beauvau, que celui de M"* de Duras, continue..
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manquerait à sa « gloire comme on disait au temps de Corneille, en épousant librement le fils d'un ami ancien et intime de son père, traité par lui comme un enfant, et qu'elle aime.
Il est assez délicat de distinguer ce qui pouvait appartenir déjà, dans le caractère d'Edouard, à la jeune génération d'avant la Révolution, ou à celle qui s'enticha de René, et découvrit en elle le don de la même souffrance. Il est du moins certain que nulle part, avant René, on ne trouve une expression aussi désespérée de la tristesse chez un homme que sa destinée rend étranger partout. Mais ici nous savons pour quelles raisons très positives le héros souffre; René aimait à dire que c'était un penchant inné au malheur, et il aurait cru se dégrader en expliquant ses chagrins autrement que par une supériorité d'essence et de nature; c'est nous qui l'appelons un désœuvré, un errant, nous, ou le Père Souël, avec sa moralité plaquée, et qui par là, sans méconnaître le caractère irréductible et original de son génie, essayons de donner un commentaire approché de la forme particulière que sa sensibilité a prise. Edouard est nettement un déclassé il est sorti de son cercle; sa mère l'avait prévu, avec ce pressentiment plus fin des femmes. Il ne peut plus se plaire parmi les siens et il ne peut être tout à fait, en ce qui lui tient le plus au cœur, de ceux qui lui ressemblent par l'esprit, le tact et les manières.
Cependant Mme de Duras veut qu'il soit né, lui aussi, avec un caractère tout fait et qui le prédestine; l'éducation est sans prise sur un tempérament rêveur « Ce travail aride, qui aurait dû fixer mon esprit, me laissa tel que la nature m'avait créé, et tel sans doute que je dois mourir ». Il se concentre, il s'isole, et ceci lui est encore venu de nature, mais au moins faut-il noter que le système de ses parents l'a favorisé; il dit qu'il a été élevé « comme un sauvage », il a mené une enfance très préservée auprès d'un père et d'une mère qui sont des êtres excellents; on ne lui a « montré » les convenances sociales que le jour où son .caractère était formé, et son esprit plié à ne juger des choses et des gens que par leur valeur propre. Ses
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infortunes sont donc aussi le fruit d'une éducation spéciale c'est Rousseau qui avait mis à la mode ces essais originaux, ces initiatives paternelles, cette attention, imprudente à force de soins, à couver l'enfant en l'isolant de la vie générale. Au lieu de l'habituer lentement, par les frottements quotidiens, aux à peu près de la vie réelle, au lieu de laisser se former, à travers les risques de l'existence vraie, sa manière propre de réagir, on cherche à en faire un être parfaitement droit et intelligent, puis on lui révèle brusquement la vie sociale, comme s'il devait et pouvait l'affronter sans souffrance, s'y mêler sans erreurs et manques d'à-propos. Adolphe aussi est, à sa manière, la victime d'une éducation spéciale. Le premier effet de celle qu'a subie Edouard, c'est de le rendre aristocrate d'instinct; jamais il n'aura dans ses épreuves un accent de vulgarité (1) « Ce que j'enviai le plus, dit-il, dans une position élevée, c'est le repos que je me figurai qu'on devait y éprouver, c'était de ne compter avec personne et d'être à sa place partout ». Ce n'est pas lu qui aurait le mauvais goût de revendiquer les droits de sa caste il lui suffit d'être lui-même, et il souffre justement de rester, malgré lui, lié par sa naissance. Il est tout plein de cette pensée que la valeur personnelle est tout; il ne voit nulle part que des « âmes » et il sent que la sienne peut frayer avec les plus nobles. Il apprendra cruellement qu'au regard de l'honneur mondain la hiérarchie sociale peut rendre les âmes profondément étrangères entre elles, empêcher certains rapports de s'établir des unes aux autres, le jour où le duc d'Enrichemont refusera de se battre avec lui parce qu'il n'est pas noble; dans un milieu supérieur au sien, son honneur n'est pas un être reconnu. S'il était une âme (1). Un seul mouvement, presque insensible et vite réprimé, que MT de Duras signale par scrupule du psychologue Des sentiments indignes de moi, et que je n'ose rappeler, se glissaient dans mon cœur. Hélàst il est bien difficile d'être juste dans un rang inférieur de la société. n (2) n n'a rien, cela va sans dire, de J. Sorel et de sa passion d'arriver. Cf. la hiérarchie des âmes, selon les conditions où elles sont nées, dans Corneille.
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de condition commune (1), il trouverait facilement, en vertu des compromis sociaux, à tenir sa place d'une manière avantageuse pour sa vanité; il a ses entrées, en effet, chez les parvenus riches, dont le monde est allié au sien, et grâce à son argent, il pourrait entretenir des relations da camaraderie avec les jeunes gens les plus titrés, à certaines heures et en certains milieux, s'en faire des obligés, prétendre même à des succès et à des bonnes fortunes, pourvu qu'il ne se mette pas en la fantaisie de se classer par un mariage auprès de ses égaux dans le plaisir et la vie masculine. Mais ce qu'il aime dans la véritable aristocratie, c'est la finesse héréditaire, l'idéalisme naturel, le goût des choses pures et élevées, que les femmes entretiennent, et la faculté de vivre en leur compagnie comme un artiste, contemplant la vie sans jamais s'y engager à fond. Mme de Nevers lit l'Astrée, d'Honoré d'Urfé, elle lui demande si ses descriptions de paysages sont bien vraies. Plus tard, quand ils se seront avoué leur amour, leurs conversations seront celles de la galanterie chevaleresque et platonique; ils lisent le Tasse « Il nous semblait quelquefois que nous étions capables de tout ce que nous lisions de sublime; rien ne nous étonnait, et l'idéal de la vie nous semblait l'état naturel de nos cœurs, tant nous vivions facilement dans cette sphère élevée des sentiments généreux ». Edouard fait songer, par le langage qu'il parle quelquefois, à un contemporain de Corneille, quelquefois même à un héros amoureux « Ma vie est à vous, lui dis-je, vous le savez bien, mais l'honneur il faut le conserver; vous m'ôteriez votre amour si j'étais déshonoré ». Sa conscience est toujours éclairée; il a le sentiment de sa responsabilité croissante; le superbe égoïsme romantique n'est pas en lui; ce qu'on sent bien qu'il estime le plus dans son âme et qu'il garde avec une jalouse inquiétude, c'est le don du scrupule moral et de la souffrance délicate « Le (1) Ce duc rappelle, notamment dans cette anecdote, le Prince de la Bohême de Balzac. D'ailleurs, Balzac et Musset surtout, ont pu prendre -ici, ou dans les romans mondains précédents, l'idée de bien des types. Cf. ici l'abbé-meuble
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remords entrait dans mon âme avec l'idée qu'elle pouvait m'aimer ». En même temps il apprécie très sainement sa situation devant le public, il se rend compte avec lucidité que ses sentiments l'isolent dans une attitude inconcevable, que nulle part il ne trouvera de pitié ni de complaisance, et qu'enfin il se rendra simplement ridicule. Il a tout contre lui.
Mais aussi c'est un passionné et il lui échappe, comme il échappait à M. de Nemours, de s'irriter plusieurs fois contre le « fantôme de devoir » qui s'oppose à son bonheur. Il est homme, il le dit et s'en accuse « Comment un désir coupable m'aurait-il atteint près d'elle ? Elle était le sanctuaire de tout ce qui était pur, mais loin d'elle, hélas, je redevenais homme et j'aurais voulu la posséder ou mourir ». Il est tour à tour tout à sa passion, à ce « bien-être ineffable » qu'elle donne au plus fort du chagrin, car elle est plus forte que tous les malheurs qui ne viennent pas d'elle-même, et tout à ses remords; il passe de l'extase à l'horreur de soi-même, -cela sent bien son Rousseau. Tant que la religion austère avait prévalu sur les consciences, on s'en remettait à ses règles pour se juger et pour se déterminer en sens contraire aux impulsions du cœur: si la nature est mauvaise, il faut une bonne fois se défaire de la superstition du bonheur pt ne pas craindre d'aller du côté d'où vient la souffrance. Au XVIIP siècle, où l'on demande à Dieu de « s'aimer dans l'innocence (1) », on éprouve le désespoir et le trouble de se sentir, en l'int.imit.é de soi-même, parfaitement bon. et mauvais cependant, si l'on se résolvait à traduire ses sentiments en action; on ne sait plus prendre, (lie peur de lèse-nature, de ces décisions qui brisent tout. L'orgueil du sacrifice ne soutient plus les volontés, qui ne savent plus davantage se recueillir dans l'humilité passionnée. On vit ainsi dans l'inintelligible, on se révolte contre l'absurde, d'un emportement tout platonique, où la douleur s'irrite et qui lui rend plus cruelle la certitude de sa vanité. Il est vrai que Mme de Nevers il) Edouard.
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ne facilite pas à Edouard l'accomplissement de son devoir « II se peut, lui dit-elle, que j'offense en vous aimant les convenances sociales, mais 2e n'offense aucune des lois divines, je suis libre, vous l'êtes aussi. ». Elle le décourage d'un côté et l'exalte de l'autre. Elle ne songe pas aussi. tôt que lui aux difficultés que la vie réelle dresse contre leur volonté de bonheur, qui lui apparaît comme la chose la plus sacrée et la plus forte; elle ne cesse de le persuader que leur sort est entre leurs mains et qu'ils seraient heureux s'ils consentaient seulement à vivre toujours comme ils ont vécu quelque temps sur cette terre de Faverange, où tous deux ont suivi le maréchal exilé, étrangers au monde extérieur, sinon supérieurs à ses jugements. Ici, comme dans toutes les œuvres du temps, c'est la femme qui veut; elle est individualiste sans remords parce que c'est elle qui sacrifie ce que le monde estime, et c'est l'homme sur qui pèse la tyrannie de l'honneur. c'est lui qui tient plus à la considération qu'au bonheur indépendant « Vous m'aimez bien peu, disait-elle, si je ne vous console pas du mépris du monde. J'oublierai tout à vos pieds, lui disais-je, hors le déshonneur, hors le blâme dont je ne pourrais pas vous sauver. De quel nom ne flétrirait-on pas le sentiment qui nous lie ?. Ah n'acceptons pas le bonheur au prix de l'infamie ». Aussi, dès que M™6 de Nevers a bien compris que l'héroïsme masculin, autant par méfiance et crainte de l'opinion que par faiblesse devant la passion, n'ira jamais jusqu'à se contenter du bonheur purement idéal dont elle avait rêvé, sa décision est prise, elle offre le mariage comme la solution nécessaire et seule possible « Il le faut. Edouard, oui, il faut nous unir ou nous séparer. Nous séparer ? crois-tu que je pourrais écrire ce mot si je ne savais bien que l'effet en est impossible ? Que peux-tu m'opposer ? Un fantôme d'honneur qui ne reposerait sur rien. Pour une femme, y a-t-il une autre gloire que d'être aimée, un autre rang que d'être aimée ? Nous forcerons mon père d'être heureux. par notre tendresse. S'il nous exile de Paris, il nous admettra à Faverange. là il sera père dans l'ordre de la nature et non
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dans l'ordre des convenances ». Décidément Rousseau remporte. Et l'on voit bien comment le roman finirait, si le maréchale, représentant sympathique mais absolu de la discipline des rangs, n'envoyait Edouard bien loin de Mmo de Nevers qui meurt de langueur. Edouard meurt aussi, à la guerre.
Le livre parut à quelques-uns un anachronisme. On observa (1) qu'il s'agissait là d'un préjugé vaincu. Aujourd'hui cc l'amour est républicain ». On eut même des traits de satire contre Edouard, avec « son air de petit garçon qui craint d'être grondé ». Le succès d'Edouard, sensiblement, blesse la fibre démocratique de certains chroniqueurs. Des rapprochements furent faits entre Edouard et un petit roman qui parut vers le même temps. Eveline. « gracieuse esquisse » attribuée un moment à Mmô de Broglie et qui était l'œuvre, disait-on, d'une « très jeune personne ». Là. au moins, l'auteur avait eu le tact de laisser dans l'ombre l'ama.nt plébéien, en ne l'introduisant qu'à la fin, au lieu de lui donner une attitude équivoque, embarrassée. niaise « IJn des deux écrivains (Mme de Duras) trouve fâcheux, à la vérité, mais déplacé. qu'une grand dame aime un roturier et réciproquement, tandis que l'autre a voulu montrer que* cet amour entre personnes d'un rang inférieur n'a de tr istes conséquences que par nos défauts, et qu'après tout nous ferions bien (le sacrifier nos préjugés à notre bonheur ». Enfin, en 1828, dans son article nécrologique^) sur Mme de Duras, P. de Barante disait d'elle en la plaçant auprès de Mme de Lafayette et de Mme Cottin « Elle a. représenté les barrières sociales comme une fatalité contre laquelle viennent se briser les élans du cœur ». D'autre part cette ,jeune génération démocratique. férue de Byron et de René. trouvait bien froides les aspirations- d'Edouard à la mort; le chroniqueur de la Revue encqclopédiqzre rapporte un fragment de conversation entendu sur Edouf1rd « On veut se perdre aujourd'hui dans des voluptés dont li) Revue encyclopédique, article signé Q.
(2) Mercure du X7X* siècle.
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la mort semble la seule issue, puisqu'il n'y a rien au delà de la vie ».
La même revue annonçait avec un air de mystère et sans bienveillance, avec une brutalité de « carabin », le 12 novembre 1825, l'Olivier, de Mme de Duras « Ce ne seront pas, cette fois, des titres de noblesse qui lui manqueraient pour épouser une duchesse, mais je ne sais quoi de plus naturellement noble, bien que la société aristocratique n'ait pas la réputation d'avoir de privilèges à cet égard. Il laissera à sa femme toute l'innocence et la pureté qu'il a pu supposer en elle et s'affranchira avec un peu de poudre à canon de l'ancien supplice de Tantale ». « L'auteur d'An.atole, disait-elle encore, qui est aussi une dame, nous a intéressé avec beaucoup d'art et de charme au sort d'un amoureux sourd et muet ». Le livre fut imprimé à Londres en 1825; tout indiquait « que l'écrivain anonyme avait craint de confier aux presses parisiennes la première édition d'un nouveau chef-d'œuvre ». La lecture en avait été essayée dans quelques salons, devant «dix ou quinze personnes». C'est l'histoire d'une jeune femme, veuve à dix-sept ans d'un vieillard et remariée; son jeune époux a disparu à peine le mariage célébré. On ne donne aucune explication au monde; elle vit pendant quelque temps retirée auprès de -sa mère; restée seule, elle vient à Paris, auprès d'une tante très entourée; elle est assaillie d'adorateurs, dix ans se passent, sans quel personne ait percé le mystère. Survient la Révolution; la petite société se dissout, et quand l'ami qui fait ce récit revoit Mme de R., il trouve à ses côtés un homme qu'on appelle Monsieur, l'air noble, vêtu avec une extrême simplicité, tout blanc, mais vieux par les chagrins plus que par les années. Il disparaît sans-plus d'explications qu'il n'est venu. Au bout de quelque temps, Mmc de R. prend le deuil et meurt, en laissant à l'ami, sous la promesse d'une absolue discrétion, une cassette contenant toutes les pièces de son histoire. Un procès, malheureusement, l'a obligé à se dessaisir de quelques-unes d'entre elles, qui circulent sous forme d'extraits arrangés et déformés.. Il publie
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Olivier pour rétablir la vérité. On entrevoit une méchante femme, à l'âme « atroce » encore, qu'Olivier voulait empêcher d'épouser un de ses amis; elle l'a épousé malgré lui, et sa rancune, servie par un secret qu'elle détient, se venge de telle façon qu'il est obligé de quitter sa femme sans lui rien dire pour se retirer dans un ordre religieux et militaire.
L'année précédente, en 1824, avait paru Ourika, histoire d'une victime sociale. Olivier appartient au genre du roman mondain, qui est écrit pour servir de conclusion a des bavardages de salon et qu'on fait circuler discrètement entre gens de la même compagnie. Ourika a une origine semblable, mais avec plus de portée. C'est une jeune négresse, élevée avec affection par la maréchale de Beauvau, parée de toutes les grâces de l'esprit et de la plus fine éducation, grandissant auprès d'elle sans penser à « sa couleur » et s'en apercevant pour souffrir cruellement le jour où elle aime un ami d'enfance. Elle avait, de bonne heure encore, surpris des propos tenus à la maréchale par une certaine marquise, « personne d'une raison froide, positive jusqu'à la sécheresse », bonne d'ailleurs à sa manière « Ourika n'a pas rempli sa destinée, elle s'est placée dans la société sans sa permission, la société se vengera ». La même marquise, pour la consoler, lui dira « Est-il possible, arec l'esprit que vous avez, que vous ne sachiez pas tirer un meilleur parti de votre situation ». Mais Ourika répondra que l'esprit ne sert qu'à augmenter les maux; on l'a privée des joies du cœur, celles de l'intelligence ne lui sont plus de rien. En résumé, il y a ici méconnaissance d'une loi, d'un préjugé qui se venge, et que Mme de Duras n'a pas songé à combattre. Si quelque chose est à conclure de cette très jolie nouvelle, c'est que la religion est là, à point, pour corriger les inévitables rigueurs de la société, ses torts nécessaires, ses préjugés, sur lesquels reposent son institution, et qui offrent aux belles âmes qu'ils oppriment l'occasion précieuse de développer
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tous leurs mérites. Vienne à disparaître la notion du mérite, et cette morale sera sans prise (1).
D'Edouard, qui est une œuvre très aristocratique, je rapprocherai les Vingt-quatre heures d'une femme sensible, petite étude psychologique très classique de ton, sans galimatias, qui fut publiée en i824 et rééditée en 1825. C'est la jalousie observée non dans ses fureurs, mais dans les tortures intimes qu'elle inflige secrètement à une âme sensible. C'est une femme malheureuse « par l'énergie des facultés qu'elle a reçues pour aimer et pour être aimée ». L'auteur était la princesse de Salm. Mais surtout je citerai Sainte Périne, de Valéry, et Aloes, de Mme de Custine.
Sainte Périne te), souvenir contemporains, c'est l'aventure de deux personnes faites l'une pour l'autre, et que le destin n'a réunies que dans leur vieillesse. Elle a été mariée à un homme qui n'a pas su l'apprécier, lui a été trompé par de froides coquettes; ils ont toujours vécu froissés et mécontents, ils se rencontrent, et c'est comme une reconnaissance ils s'épousent. Beaucoup de finesse dans l'analyse, avec une sorte de réserve, un art des demi-tons qui convenait au sujet, de la mélancolie sans emphase, une philosophie du bonheur douce et sans orgueil donnent un vrai charme à cet ouvrage, que SainteBeuve aimait. La nuance cc mystique » y était, et les démocrates, avec leur goût d'outrance et de brutalité, y auraient trouvé à redire si Valéry n'avait mêlé à son roman la Révolution, l'émigration en Angleterre, la vie à Londres.
Si l'on mettait généralement Sainte Péri ne dans la même classe qu'Edouard, on regardait ..4loÿs comme issu (1) Zoloé, en 1826, et Gunima, en 1824, racontent des histoires analogues à celle d'Ourika.
(2) C'est le nom d'une maison de retraite, d'un hôpital de bonne compagnie où les deux amants se sont réunis.
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de l'école rêveuse de René (1). En 1828, ce roman tout de cœur semblait étrange parmi tant de compositions « épiques », comme on disait, de l'Angleterre et des Etats-Unis, parmi les romans de W. Scott et de Fenimore Cooper. Aloÿs est bizarre, sans prévoyance, et pourtant il n'est pas léger; sa nature compliquée est « le centre de tous les contraires ». Il peut tromper, mais par excès de mobilité, non par fausseté; il est « calme et téméraire « véhément et doux »; il s'éloigne du monde et il s'en rapproche par désœuvrement; il est saisi d'un profond attachement pour une femme dont il doit épouser la fille; il écrit à cette femme, il apprend qu'elle partage sa passion. Et pour échapper à une destinée criminelle, il se réfugie au couvent du Saint-Bernard. Il est bien encore de la génération qui demande des cloîtres. Enlin on attachait souvent à l'école philosophique de Connue et de Delphine, la Gertrude de Mme Hortense Allait de Thérase (2), qui n'est plus une nouvelle, mais un gros roman. Ses héros ont de l'élévation, du génie; peut-être cherchent-ils trop à en avoir. Un de ses personnages odieux disait quelque part « C'est une prétention que ce pouvoir de sentir et de souffrir que quelques gens s'attribuent ». Un critique (3) l'engage à méditer cette parole « Une sensibilité vive n'est un élément de supériorité qu'autant qu'elle est dominée par une raison plus forte ». Léonor, jeune fille douce, tendre et poète, épouse un homme de quarante ans qui n'a aucun de ses goûts. Elle l'aime cependant, lui et ses enfants, jusqu'au jour où un jeune poète allemand jette le trouble dans son cœur. Elle ne fait pas d'effort contre elle, mais court avouer son penchant à son mari, et après cela elle souffre que le divorce la jette entre les bras de son séducteur. Cela est trop facile de mœurs pour (1) Je ne sais si c'est le souvenir de René qui a donné au comte de l'idée d'écrire les ridicules Souvenirs d'une relâche ou Joséphine. Une soeur aime son frère d'un amour incestueux; Jetés seuls sur une île déserte, ils fondent une famille. Ils meurent l'un et l'autre, après avoir été bénis par un prêtre qu'une tempête a jeté sur la même ne.
(2) Florence, 1827; Paris, 1828, 4 voL in-12.
(3) Revue encyclopédique, 1828, 3* trimestre.
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être profond. Gertrude a bien plus de dignité; pourtant, sans plus de raison que Léonor, elle s'éprend d'un homme qui n'a pour lui qu'une jolie mine; le mariage la guérit de son amour. Cette femme d'un esprit si élevé, si dédaigneux, trouve un caractère qui vaut le sien dans la personne d'un jeune héros américain, Rodrigue de Valdivia. Ce héros oppose à sa passion pour Gertrude une vive résistance; là-dessus intervient, sans être nullement amenée, l'histoire de la comédienne Juliane, âme noble, de la famille de Caliste, obligée de lutter avec sa position sociale et entraînée à un avilissement qui n'a d'autre remède que le désespoir. Le roman de Gertrude est, plutôt qu'un roman, une série d'histoires où l'on voit des natures qui prétendent toutes à la force, se comporter fort inégalement devant les étranges hasards de la vie. On y trouve du romanesque et du réalisme, de la psychologie et du lyrisme dissertant; au total il passe pour I'oeuvre d'un remarquable talent.
Ce sont là des œuvres typiques, elles témoignent toutes d'un goût aristocratique de l'analyse psychologique. J'en pourrais citer d'autres exemples en 1821, ce seraient, du comte Golowkin, les Lettres de Blanche, princesse d'Amalfi, à Adalbert de San-Severo, avec cette épigraphe « On est toujours maître de ses actions, on l'est rarement de ses sentiments ». Elles furent écrites par gageure, à la suite d'une discussion de salon sur un opéra italien la Princesse d'Amalfi. Ce sont les lettres d'une princesse qu'on va marier et qui s'inquiète de ce changement de sort, à un petit page amoureux dont elle ignore l'amour; de l'amitié confidente elle incline à l'amour; elle peint le sentiment qu'elle éprouve à son insu trouble, dépit, tendresse, rien n'y manque. Ce pourrait être aussi bien l'Aveu, de Mlle Cleonis C., en 1828, situation délicate, traitée avec une rare .délicatesse une jeune fille a commis une faute, on la marie avec un homme accompli, elle veut se confesser à lui parce qu'elle a reconnu en lui de beaux sentiments, mais de plus elle veut lui faire admettre qu'elle entend rester fidèle à l'autre. Il accepte et ils vivent ainsi l'un près de l'autre,
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fiers de leur héroïsme; ils viennent à s'aimer bientôt4 seulement aucun d'eux ne veut risquer de parler de son amour de peur de n'être pas compris. Et toutes leurs sensations sont nuancées d'une manière exquise. C'est du très bon roman intime. Enfin, il faudrait faire une place à Ferdinand Denis, qui a écrit André le Voyageur, histoire d'un marine; André, très supérieur au Raymond de L.-A. Martin, est aussi de l'école de René; il est inquiet, sujet à de vagues malaises moraux, il a le besoin de tout voir, la nostalgie d'on ne sait quoi d'inconnu et d'infini. Il cède tour à tour à un double penchant qui, tantôt le porte vers les lointains pays, tantôt le ramène à son foyer, où il a laissé un bonheur tout préparé dont plus tard il ne retrouvera rien. C'est un René simple, de bonne foi, un peu embourgeoisé.
Le mérite de ces analyses, où les souvenirs personnels abondent et où l'on saisit aussi perpétuellement l'influence des œuvres littéraires antérieures sur la vie même de leurs auteurs, c'est de faire prévaloir l'étude psychologique sur l'intention moralisante, et par suite de laisser ressortir la leçon morale de l'analyse même, dans laquelle elle est intimement fondue. Il paraissait en même temps des œuvres, très inégales de valeur et de caractère, mais tendant toutes, par des méthodes variées, à réagir sans complaisance contre les sentiments romantiques, soit en décrivant leurs effets dans la vie réelle, soit en leur opposant des êtres bien équilibrés, positifs. En i82i, pendant la même année qui voyait le Sotitaire, de d'Arlincourt, livre débordant « d'amour, de repentir et de douleur o, imité sn 1822 par la comtesse d'Oglon dans l'lllustre coupabte ou l'Homme de la douleur, était publié le Château de Valmire ou Pautine et Théodore.
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C'est la vie d'un homme jaloux sans amour. « Cette agitation délicieuse où se trouvait son âme, ces plaisirs qui doublaient de prix alors qu'ils étaient loin de lui. ce bonheur idéal, tout cela n'était-il pas, en effet, le véritable état où son cœur avait besoin de se trouver pour être heureux ». Et un critique (1) faisait observer que ce n'est pas là un caractère romanesque, mais que la société en peut offrir de semblables. Théodore, qui a souhaité l'infidélité de Pauline, se tue parce qu'elle s'éprend d'un ami qu'il lui présente. On loua ce roman « d'inspirer une terreur salutaire à ceux qui se sentiraient des dispositions à ce vague d'idées et de sentiments, fruit d'une éducation mal dirigée En 1822, Marie de Courtenay roman tout en aperçus fins, en nuances et en incidents simples, nous offre l'étude de deux femmes également malheureuses, l'une parce qu'elle voit partout des devoirs, même dans la tendresse qu'elle a pour son mari, l'autre parce qu'elle ne veut obéir jamais qu'à la passion; la conclusion est qu'entre « la mysticité allemande » et l'austérité religieuse, il faut trouver « un juste milieu On appréciait cette œuvre jolie, un peu fade, à cette époque où il était pourtant de vérité courante que s'il faut dans un roman de l'esprit d'observation, il y faut aussi le goût des effets tragiques, l'invention de situations sombres. Don Manuel anecdote espagnole de M. de Roujoux, dans un roman historique sur l'oppression de l'Espagne par Napoléon, monterait, en 1821, un malheureux promené par sa destinée dans les climats lointains, à travers les accidents de fortune les plus variables « Toutes ses actions ressemblent aux mouvements pénibles d'un homme accablé par un breuvage assoupissant, dont l'imagination est constamment assiégée par des fantômes. Une pensée délicieuse, une image chérie l'arrachent quelquefois à ses tourments. ». Mais en 1823, empruntant la même forme historique, sans aucun. scrupule d'exactitude d'ailleurs, Picard, l'auteur (1) Heréau, dans la Revue encyclopédique.
(2) Par M'» S.
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dramatique, avec Droz, l'auteur de l'Essai sur l'art d'être heureux, donnait les Mémoires de Jacques Fauzel, qu'il présentait comme une œuvre classique, de bonne lumeur et de bon ton: ii y enseignait que l'insouciance, la fermeté et la résignation. correspondent à chacun des trois âges de la vie. Il donnait encore en 1823, seul, V Exalté ou histnirc de Gabriel bésordry, où il mettait sous une forme dramatique l'ouvrage de son ami Droz. De la philosophie morale ou des différents systèmes sur la science de la vie. On y voit un homme exalté tour à tour en religion, en politique, en philosophie, fécond en projets ambitieux, et bien heureux à la fin d'être recueilli par ses sœurs et son bon beau-frère, tous gens positifs. Enfin. en 1824, il donnait le Gil Blas de la Révolution ou les Confessions de Laurerrt Giffard. Ce sont autant de romans de mœurs, souvent satiriques, mais tous empruntant la forme autobiographique. Il est bien établi que nul ne peut mieux faire pour moraliser que de peindre une vie vécue, et comme on ne confesse jamais personne aussi bien que soi-même, il est de convention, pour recevoir plus de créance, que c'est l'intéressé qui parle pour le moins, on a recueilli ses paroles, et la préface dit comment w.
Nous verrions la même convention reconnue dans le grand nombre de romans historiques parus entre 1820 et 1830. Ce serait le Renégat de d'Arlincourt (1820), la Julia Severa. de Sismondi (1827), le Camisard, de Dinocourt (1823), 1'Héritière corse, de Mme de Bradi (1823), qui passe pour rappeler en même temps W. Scott et Chateaubriand et qui obtient beaucoup de vogue, ou encore, en 1825, le Pérzitent de Luxeuil, roman historique tiré d'un manuscrit inédit du VIP siècle, par de Clugny. Je ne pourrais les énumérer tous; il suffit de constater que les recherches érudites elles aussi menaient à transposer (1) Je cite encore les Ermites en prison (suite de l'Ermite de ta Chaussèed'Antin) de Jay et Jouy. Tableaux de moeurs qui eurent du succès. On dit que c'était un nouvel Addison. En 1829, un certain Delacroix, Juge honoraire, encouragé à ses débuts par Voltaire, publia un Réveil du Spectateur français.
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dans des mœurs disparues les états sentimentaux contemporains. C'est encore le cas de Robert et Léontine, histoire du XVIe siècle, par Ladoucette. De même encore dans le Novice, de Mme de Bawr (femme en premières noces de Saint-Simon), paru en i830, on voit, au temps de Duguesclin, un jeune religieux rendu au siècle, aux passions, se distinguer par ses exploits et ses aventures, et après toutes les épreuves d'un amour malheureux, se renfermer de plein gré au couvent. Et tous concluent, à la manière des romans de mœurs contemporaines, comme Jacques Fauvel et l'Exalté, auxquels on promettait alors de ne pas périr, à adopter une règle de conduite au milieu des hommes, au lieu de les juger toujours selon la droiture trop exigeante de son propre cœur. C'est la renaissance, en littérature, d'une vérité de bon sens que le culte du moi selon Rousseau tendait à éclipser l'expérience intime ne peut se substituer à la connaissance pratique de la vie. Qui peut dire aujourd'hui ce qu'il y a d'autobiographie morale en ces innombrables romans ? La meilleure preuve peut-être qu'il y en ait, c'est que très souvent ils sont les œuvres d'hommes qui ne faisaient pas profession de romancier. Entre 1820 et i830, on donnait un roman dans le monde comme au XVIIe siècle on faisait un portrait ou des maximes.
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CHAPITRE XI
L'AUTOBIOGRAPHIE
ET LA LITTÉRATURE SOCIALE
Mais je ne parle que de romans, et le fait essentiel c'est que la confidence intime, l'autobiographie telle que nous lavons étudiée chez Obermann et chez René, chez Corinne et chez Adolphe, elle est maintenant chez les poètes les Méditations de Lamartine, en 1820, les Poèmes de Vigny et de Hugo, en 1822, 1826, i829, les Harmonies, en i830, voilà de la pure autobiographie. Seulement, notons-le bien, deux éléments en sont presque totalement éliminés, dont l'un est constitutif du roman, et l'autre tendra à prendre dans le roman autobiographique une place de plus en plus grande, jusqu'au jour où il éliminera luimême le je l'élément dramatique et l'élément social. L'Emile, de Girardin, et surtout le J. Detorme, de SainteBeuve, sont de l'école démocratique, réaliste, brutale. P. Leroux, dans le bel article^1) qu'il écrira sur J. Delorme, fera tout ce qu'il est possible pour démontrer que Lamartine et Hugo, malgré l'allure conservatrice de leurs œuvres et l'aide que leur religiosité a prêtée à la restauration, souffrent bien du même malaise que les jeunes gens du parti populaire. Il n'en est pas moins vrai que leurs confidences intimes gardent un air d'aristocratie. Ils ressemblent à Edouard, à Aloys
(1) Revue encyclopédique, décembre 1831.
(2) Voir plus loin ce qu'on dira des Consolations de Sainte-Beuve, opposées aux Méditations de Lamartine.
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De 1827 à 1830, ce sont vraiment pour l'art, pour la littérature et notamment le roman, comme pour la politique, des années climatériques. En 1827, le Mercure du XIXe siècle, animé d'un esprit libéral, rendait compte (1) de Y Homme du monde, de M. Ancelot, roman à clefs qui peint un monde « décrépit, égoïste », prêt à faire place à-un monde « jeune et plein de vie ». C'est le procès de la société, en effet, et sur des points précis, que va faire maintenant le roman et spécialement l'autobiographie à l'individualisme destructeur et violent des âmes démocrates, on n'opposera plus des âmes élégantes, à vertus fines et cachées; ce sera l'époque des romans catholiques sociaux de Drouineau, celle des romans de moeurs populaires de Raymond et Masson. Mais il est remarquable que, presque au même moment, la réaction se produit en faveur du roman intime; en 1832, l1flle de Liron, de Delécluze, nous apparaîtra comme un anachronisme Volupté est en partie un roman social, il y prétend, mais il est plus encore un roman intime, et n'est-ce pas Sainte-Beuve même, qui souhaite qu'en ces temps de démocratie il reste place dans la société pour « les coins d'ombre et de fraîcheur ». En effet, après la crise, de 1830 à 1835, qui semblait jeter le roman autobiographique dans l'action, dans la polémique, on le voit se recueillir dans ses habitudes traditionnelles de psychologie intime, on peut douter qu'il en soit jamais sorti si l'on s'en rapporte aux interprétations qu'ont données de leurs œuvres et qu'en ont défendues les auteurs d'autobiographies. G. Sand a protesté qu'elle n'avait voulu faire de réquisitoire contre aucune institution. Et pour nous, aujourd'hui, il est bien sûr que les romans autobiographiques nous intéressent à titre de confidences intimes, nullement comme romans de mœurs. Aussi bien l'autobiographie mourrait de trop d'observation extérieure, de réalisme, et elle en est morte. C'est le théâtre, genre dépourvu d'intimité et qui peut grossir les traits, c'est le drame bourgeois qui s'est chargé de proclamer les reven(1) Article signé D. R.
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dieations de l'individu contre l'injustice sociale. Le roman autobiographique, lyrique avec G. Sand et Musset, ou psychologique avec Sainte-Beuve, Feydeau (en quelques parties de ses romans), Maxime du Camp, en ses Mémoires d'un suicidé, et Fromentin, àans son Dominique, est resté une forme rare, précieuse et aristocratique de la culture intime. Il garde et il protège chez nous le sens religieux de la vie intérieure; il est le refuge de ceux qui préfèrent la contemplation à l'action, jusqu'au moment où l'idée de race. développée grâce aux études historiques, et l'élément de la volonté paraîtront aussi essent.iels au moi. que le paraissaient jadis exclusivement la faculté méditative qui le mettait en relation immédiate avec l'infini. De Stendhal à M. Barrés, il y aurait une étude à faire que je ne veux pas entreprendre ici. La forme nouvelle de l'autobiographie n'a pas éliminé l'ancienne, qui continue à profiteur du progrès de l'investigation psychologique.
Ces points de repère établis, j'aborde les deux romans « démocrates » que j'ai déjà cités et dont l'un fut presque inaperçu, l'autre célèbre Emile et Joseph Delorn2e. Emile, qui devait être suivi en 1828 de Au Hasard, est bien une autobiographie. On lit dans la préface de l'édition de 1855, toute semblable à la première « Les faits racontés sont supposés. mais les impressions décrites sont vraies ». Ce que Fiévée ni Mme de Genlis n'avaient su faire dans Frédéric ni dans Alphonse, l'un par excessive préoccupation de donner, à la manière de Gil Bios, des tableaux successifs, l'autre par trop de souci prédicant, tous les deux par prédominance du sentiment social sur le sens individuel, E. de Girardin le fait ici naturellement il peint la psychologie vécue d'un fils naturel, les cruautés d'une société pharisienne. Tout en reconnaissant dans son essaie les indices d'un vrai talent on lui reproche de n'avoir « envisagé la question que d'un point de vue celui de l'individu, sans doute, plutôt que celui (i) Bévue encyclopédique.
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de la famille Quant à la forme, on l'accuse d'être morcelé, décousu; les réflexions précèdent les événements. En effet, Emile n'est vraiment pas un livre, mais l'auteur ne prétend pas avoir mieux fait qu'un « journal régulier de ses excursions mentales ». C'est un journal en effet. une série de notes intimes, qu'E. de Girardin a tant bien que mal reliées dans l'intrigue connue un mariage prêt à se conclure et qui ne se conclut pas, parce qu'il serait une mésalliance.
La nouveauté c'est que non seulement les mœurs cette fois-ci, mais la loi est prise à partie. L'introduction. signée de l'abbé de Latour, proviseur du collège où fut élevé Emile, est un plaidoyer précis, discuté, contre la loi qui persécute les enfants adultérins. C'est encore le réalisme de la psychologie; on sent bien qu'Emile s'est exalté à la lecture de René il a fait « du malheur de sa naissance la méditation de toute sa vie ». llais on sent aussi, dans ces confidences qu'il adresse à sa fiancée Mathilde, qu'il s'agit de sentiments que les rigueurs de la vie l'ont forcé à découvrir en lui. Je signale, comme un témoignage nouveau de la mode, qui était à l'intention morale, la précaution que prend l'auteur pour faire passer sa véritable intention de critique et de révolte s'il raconte à Mathilde le secret de sa naissance, c'est pour la prévenir contre la coquetterie qui excite l'imagination des femmes sensibles; un caprice prépare une existence affreuse à l'enfant qui en naît. Voilà qui n'est pas commun d'un jeune homme à sa fiancée, sans doute. Enfin il faut bien remarquer qu'Emile n'a pas conçu pour les hommes « une effroyable haine »; son effroi devant tout, son impression de honte et d'isolement ne l'ont pas aigri sans retour; au contraire, il compte sur le bonheur d'un amour légitime pour se réconcilier avec la vie, et il n'en paraîtra que plus clairement combien est dure l'irréconciliable société.
(1) Le Mercure du XIX* siècle., 1S27, i" trimestre, publie une anecdote non signée, Féodora, où 1J s'agit des malheurs d'une fflie illégitime que le monde repousse
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Emile serait un type de convention s'il était dépourvu de toute malveillance envers elle, tout autant que s'il était systématiquement misanthrope. Aussi passe-t-il d'un sentiment à l'autre. Il est de ces hommes comme les peindra dans Grandeur et Servitude, A. de Vigny, qui semblent dédaigneux parce qu'ils ont la réserve des âmes profondes, silencieux, glacés. L'intérêt qu'il inspire l'humilie; la pitié lui fait horreur. Il voit l'envers de tout, saisit partout le mensonge. Et cependant il voudrait avoir un rang « L'absence de tous liens, l'isolement de tout intérêt, est-ce donc la liberté ? ». Pour que ce sentiment unique, la souffrance d'une destinée tarée, puisse se développer sans opposition ni distraction, Emile est d'abord suffisamment riche pour vivre, il n'a pas à compter avec ses ressources, et cette convention est essentielle à l'autobiographie idéaliste; mais Emile ne s'y tiendra pas, il se ruinera vite et la question de la vie matérielle se posera devant lui.
Retiré du monde où il a fait un bref passage, il se recueille en lui, et le sédiment de l'inaccessible, la vague nostalgie qui tourmentait René, deviennent pour iui des douleurs très réelles, tout en gardant un élément métaphysique « Un besoin ardent d'aimer entraînait irrésistiblement mon imagination vers des pensées qui la désolaient; je me complaisais dans le désespérant idéal du sentiment angélique ». Il lui faut de la tendresse, qu'elle lui vienne d'une mère ou d'une amante. Mais Emile a beaucoup de fierté de race, et si j'appelle son roman démocrate comme celui de Joseph Delorme, ce n'est pas que les deux héros aient le même caractère, J. Delorme n'a pas plus de race que n'en aura l'Amaury de Volupté. Mais c'est que les conclusions de tous deux sont les mêmes, destructives et désespérées « J'aime, dit Emile, ce mot si doux à dire. on n'ose pas le prononcer le premier, dût cette réserve de l'honneur être faussement interprétée, appelée sottise ou sécheresse ». Il ne sait de quelle classe se rapprocher il a contre le peuple un préjugé d'éducation, la bourgeoisie a la morgue de sa fortune, l'aristocratie, dont il est, le mépri-
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serait. Il mène sans joie une vie de plaisirs, très peu de temps; il se réforme, et au lieu du ton hautain et grave qu'on lui avait reproché, il adopte un Lon railleur, caustique pour décourager les questionneurs. Là-dessus incidents romanesques; sans le savoir il insulte sa propre mère, provoque son père, apprend tout ce qu'il ne savait pas encore de lui-même, et livré une fois de plus à ses réflexions il se compare à Rousseau, jeté dans le monde lui aussi comme un enfant perdu, ombrageux, défiant. Le suicide commence à le hanter; s'il trouve en René et en Rousseau de quoi exalter le sentiment qu'il a de sa détresse, il semble bien que sa tristesse devant la platitude sociale soit cultivée par la lecture d'Ober?nann; il est comme lui placé dans cet état intermédiaire où l'on ne peut regarder au-dessus ni au-dessous de soi sans concevoir des pensées qui « dépouillent » la vie. Et dans un ressaut d'énergie qui caractérise bien la génération remuante, voulante, balzacienne, de Girardin, il conçoit un roman où l'on verrait un jeune homme triompher de sa situation à force de caractère « Raconter cette vie, ce serait remonter aux droits primitifs de l'homme, toucher à toutes les conditions sociales ». La conception reste fumeuse, comme d'ailleurs tout le livre, où il y a bien des redites, de l'amplification, des sentences rogues et du mauvais style.
Il essaie de se tuer, il se manque et ne sent autour de lui qu'une sèche curiosité. Seule Mathilde met de la douceur dans sa vie, et, tout voltairien qu'il était, il adore son mysticisme, sans le partager. Il écrit à sa mère, qui ne lui répond pas, à son père qui nie et l'engage à reprendre du courage; l'indignation lui en donne. Il rêve de célébrité, il pense à d'Alembert; mais pour réussir il est trop l'enfant du siècle. Il aime sa douleur, il la veut, la réclame, il se révolte contre les consolations banales, et il sait que la gloire, en ces temps utilitaires, c'est un mot creux la fortune seule compte, « elle est érigée en vertu publique Nous ne suivrons pas l'intrigue romanesque jusqu'au bout; ce qu'il faut retenir c'est que finalement la loi seule, malgré la con-
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nivence de toutes les. bonnes volontés converties au bonheur d'Emile, refuse l'adoption qui en est la suprême condition, parce qu'Emile est un fils adultérin; il meurt et il est jeté à la fosse commune « Nous n'avons dans nos principes si peu de sévérité, dit l'abbé de Latour, que parce que nous mettons toute notre rigidité dans de frivoles convenances. masque hypocrite sous lequel la société cache sa bassesse et son avilissement ». Cette rigidité, nous l'entrevoyons surtout dans une scène où le père d'F mile, le recevant pour la première fois, l'accueille « comme un héritier plutôt qu'un fils ». Mais cette scène n'a pas de suite. Le roman est indiqué, et d'assez forte manière pour faire regretter qu'il ne soit pas vraiment réalisé.
Quant'au sentiment qui a dicté cette autobiographie E. de Girardin, trois ans avant son mariage avec MUe Delphine Gay, voici comment Emile l'exprime, avec une sensualité d'âme que nous avons constatée déjà chez Rousseau, chez Gœthe, chez Mme de Staël; nulle part elle elle n'est avouée aussi ouvertement « Il semble qu'écrire soit pour l'imagination une existence physique. Se reproduire ainsi n'est pas seulement un besoin, c'est une jouissance qui a toute la réalité d'un plaisir matériel ».
Joseph Décime est de 1829. En cette même année, et un peu avant, paraissait Ern.est ou les travers du siècle, par Drouineau. Le Mercure du XIXe siècle remarquait à ce propos que le roman tendait de plus en plus à devenir semi-philosophique. Le succès d'Ernest fut grand, l'auteur esquissait, d'après nature, le type de la génération nouvelle; un homme possédant toutes les qualités du cœur et de l'esprit, mais incapable de s'adapter jamais à sa situation présente, et réduit à mourir de faim au coin d'une rue, comme Malfilâtre dans son grenier et
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Gilbert à l'hôpital. Avec une argumentation arbitraire, comme l'est celle des romanciers, il est aisé de prouver ce qu'on veut; mais justement on reprochait à Drouineau de n'avoir pas eu le mérite de s'en aviser au lieu de déduire tous les insuccès de son héros des infirmités de son caractère, ou de la sottise des parents qui l'ont envoyé du fond de sa province à Paris pour y devenir homme de lettres, il le fait tomber dans une intrigue qui est souveraine sur sa destinée La psychologie est sacrifiée.
J. Delorme, au contraire, est un essai psychologique; c'était la première fois qu'un enfant du siècle disait son mal dans un roman, lui-même, sous forme d'une confession. Tous ceux que nous avons vus jusqu'ici étaient du XVIIIe siècle par l'origine, ils en avaient subi la culture ceux que nous verrons désormais sont bien du XIXe, ils auront lu tous Oberrnann, dont la résurrection éclatante est prochaine, René publié à part en 1829, avec Atala et le Dernier des Abencérages, inédit jusque-là; Adolphe, réédité en 1829, et dont s'inspire Mme Sophie Gay dans le Moqueur amoureux (1829) « on vous citera dix personnes, dit la Revue de Paris, dans la diplomatie, le professorat ou les lettres, qui ont la fatuité de dire qu'ils ont posé pour ce portrait ». Adolphe est le type des cœurs secs, qui ne peuvent plus aimer, mais à qui il n'a manqué pour être bons que d'être aimés à temps; Mlle Delphine Gay, dans une soirée littéraire donnée par sa mère, fait entendre une élégie sur « le malheur de ne plus aimer » qui passe pour « une réponse, fort piquante dans la bouche d'une jeune fille, à la triste indifférence de l'Adolphe de M. B. Constant » (.Revue de Paris, 1829). Enfin cette génération a lu Delphine et Corinne; elle s'est enivrée de Werther et de Byron, en qui elle a pris un goût de violence et de haine; elle a médité Faust.
Joseph Delorrrze fut très diversement accueilli les classiques se soulevèrent, les romantiques furent en joie. Assurément c'était, comme dit le Globe du 15 mars 1830, une œuvre de mauvais ton, adressée aux classes
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moyennes, qui lui firent fête. Mais d'abord qu'était cette œuvre et qu'y avait-il en elle d'autobiographique ? Je ne veux pas refaire ici une biographie de SainteBeuve, mais j'essaierai, à l'aide de ses lettres et des renseignements fournis par ses biographes, de déterminer son état d'esprit en 1829 et les éléments essentiels qu'il avait retenus de son passé.
Sur son enfance, deux indications intéressantes ce furent des années préservées, écoulées entre une mère et une tante qui semblent douées d'un assez ferme bon sens. Mais il insiste fort aussi sur une maturité précoce, qu'il pensait devoir à son père « Il m'a eu à cinquante ans (1). Le point où mon père était arrivé s'est trouvé logé dans un coin de mon cerveau à l'état d'organe et d'instinct, et ç'a été mon point de départ ». Notons qu'il s'applique ici une méthode toute individualiste, il ne se replace pas sous les influences sociales qui l'auraient formé. Il évite cc les racines dont les filières l'auraient mené hors de l'individualité (2) ». Une éducation spéciale, un caractère original tout formé, nous trouvons en SainteBeuve les traits caractéristiques de tout héros d'autobiographie il dit seulement en termes de médecine ce que Chateaubriand et Mme de Staël disaient en termes de métaphysique. Il y aura toujours en lui quelque chose de fixé, que la vie ne pourra pas atteindre; mais au lieu d'être un désir de perfection hautaine, qui le rendrait sans goût pour la vie réelle, c'est une disposition critique et désenchantée dont les effets seront apparemment les mêmes; il est naturellement dédoublé, il se réservera toujours devant ses impressions. Dans ses causeries d'enfance avec Eustache Barbe, futur prêtre, il l'éprouvait déjà, et en 1865 il lui écrira « J'en suis encore là, je comprends, j'écoute, je laisse dire ».
De sa première aventure sentimentale, presque rien n'est connu; elle se passait au château de Saint-Pierre, dans une famille amie où il avait rencontré une jeune fille (1) Pons. Sainte-Beuve et ses inconnues.
(2) Fortoul. Souvenirs romantiques, octobre-novembre 1833.
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de seize ans. Il arrive à Paris, au sortir de cette idylle, ignorant encore les troubles de l'esprit, chrétien et rêvant d'apprendre le grec. Mais il suit à l'Athénée les cours de physiologie, de chimie, d'histoire naturelle; il est présenté à Destutt de Tracy et à Daunou, qui lui fait perdre ses croyances et l'initie aux méthodes scientifiques. C'est sa première grave atteinte de mélancolie; sa mère, qui traite assez virilement ses langueurs, le décide à faire de la médecine. Les théories matérialistes qu'il apprend dans les hôpitaux passent dans sa vie, qu'elles avilissent. Il acquiert un goût de réalité, une sévérité d'observation que la culture littéraire pure ne lui aurait pas donnée; mais comme il arrive à ceux qui ont d'abord vu la vie dans les livres, à la première révélation de la laideur, il la prend pour ce qu'il y a de plus réel dans la réalité. • Cependant une sensualité d'âme est en lui toujours, qui l'incline au mysticisme. Il est du premier cénacle, qui se réunissait à l'Arsenal autour de Nodier; plus tard, à propos d'Obermann, il parlera de la petite société des J.-J. Ampère, des Sautelet, où l'on aimait à suivre aussi loin qu'elles pouvaient mener les pensées de tristesse et de force; en même temps un vague humanitarisme, l'ambition d'agir le tentaient, et les doctrinaires croiront l'avoir à eux quelque temps. Sa nature complexe et changeante est déjà toute dessinée. Mais il aime surtout les âmes d'élite, qui sont parmi la foule comme des sanctuaires au seuil incorruptible. Au moment des Méditations et des Odes et Ballades, Sainte-Beuve, qui s'était de bonne heure épris des lakistes, se sentait appelé vers la jeune école. La sentimentalité, chez lui, est latente nous entrevoyons un nouvel éveil de ce cœur qui ne cesse, de longtemps, de prétendre à recouvrer sa fraîcheur cette fois, c'était à Strasbourg, auprès d'une cousine. Au renouveau intellectuel répond une renaissance amoureuse. Il s'affranchit de la médecine, et s'engage décidément dans la littérature. Lié avec Hugo après son article du Globe sur les Odes (2 janvier 1827), il l'est
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aussi avec P. Leroux Le saint-simonisme d), que j'ai vu de près par les coulisses, a-t-il dit plus tard, m'a beaucoup servi à comprendre. Port-Royal et le Christianisme ». Quant au catholicisme monarchiste de Hugo, il s'y est laissé porter avec une sympathie un peu indolente. Après la fatigue du doute, il aime à se donner la sensation de croyances sereines et bien définies. Mais il ne faut pas se représenter sa pensée comme un champ de lutte entre des systèmes contraires. Tout pénétré et las qu'il était des sensualistes, il consentait à écouter Jouffroy et Cousin d'autant meilleure grâce qu'en eux il trouvait le culte de l'énigme morale, la recherche fine des sentiments ondoyants. Devant P. Leroux et devant Hugo, il s'éprenait d'une même admiration indécise pour l'homme prédestiné, le Moïse qui mène son siècle en terre promise (V. Consolations, à P. Leroux, 1829). Les théories le séduisaient à travers une personnalité qu'il aimait avec une sorte de fougue d'esprit, vaincu par le double prestige du bonheur et du succès, puis avec retour sur lui-même et comparaison, enfin avec un regret facile à surprendre de n'avoir pas en soi d'égales sources de force; et ce regret pouvait lui donner, autant qu'aux autres, l'illusion d'avoir une foi à. force de la désirer, Sa ferveur d'imitation, qui était un procédé pour comprendre plus à fond, avait tous les dehors d'une sincère adhésion. Mais en même temps son instinct d'indépendance souffrait, et nous le verrons bien.
J. Delorme est fait de manière à endormir la méfiance ce n'est pas un roman, ce sont des fragments de confidence, encore plus décousus quVbermann, et mêlés de réflexions littéraires ou philosophiques, à la manière de Maine de Biran, ou de l'Arthur de Gûttinguer. On peut se figurer surprendre l'effusion d'une âme sans témoins. Mais il y a des nuances dans la sincérité, et celle de Sainte-Beuve est gâtée de littérature, hantée de souvenirs à la ressemblance desquels, à la plus légère suggestion, il se façonne ingénieusement. C'est du Werther, de (1) Cité par Pons.
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l'Obermann et du René, et c'est encore du saint Augustin. L'épigraphe est d'Obermann, sur l'inutilité absolue de la volonté contre le destin obstiné à nous « accabler sans bruit ». D'Obermann, J. Delorme a le regret de ne pas embrasser le monde dans son activité, de ne pas préparer « le bonheur de la postérité dans celui des contemporains », ou répandre « de vastes bienfaits sur les masses ». Des pages entières semblent un commentaire suivi de Sénancour même tour d'analyse, même emphase, même imagination lugubre, même gaieté amère qui charme l'attente désespérée de la mort, même soin de relever les attentions particulières du sort et sa tenace hostilité tc Il semblait qu'un bourreau capricieux eût attaché au corps de la victime un lien qui la retenait un moment pour qu'elle tombât avec une sorte de mesure. La raison morte rôdait autour de lui comme un fantôme et l'accompagnait à l'abîme, qu'elle éclairait d'une lueur sombre (1) ». Une lettre intime, en 1826, le montre imbu d'Obermann « C'est sur le passé de préférence que je me rejette (il avait vingt-deux ans). Nous autres, qui avons plus d'idées que de choses confortables en ce monde, nous vieillissons de bonne heure » (10 octobre 1826).
Comlne Chateaubriand, il a sa sylphide, dont la pensée cc entretenait en lui des mouvements inconnus qu'il réprimait aux yeux de tous, mais auxquels il s'abandonnait avec délices durant ses promenades aux bois ». « Il écoute en lui les vagissements mystérieux d'une âme qui s'éveille à la vie », ou je ne sais quel autre langage pareil « au murmure immense et incompréhensible des mers ». Et comme chez René, la piété se mêle en lui aux émotions précoces du cœur.
Comme Werther, il a vu la jeune fille qu'il aimait faire un mariage de raison « Fille tendre et pieuse, épouse résignée, sois heureuse par lui, sois heureuse sans moi ». Mais cette attitude lui sied mal; elle demande (1) Cf. Dernier voeu. « Vous le savez, j'ai le malheur de ne pouvoir être jeune. » Et ailleurs « Au lieu de m'amuser, je me mis à rêver. »
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trop de constance. Si J. Delorme n'a jamais possédé le bonheur charmant qu'il avait souhaité, il nous laisse voir qu'il y est allé, pour beaucoup, de sa faute. Il ne faut pas prendre au sérieux les lignes où il veut faire entendre qu'il aurait sacrifié son rêve sentimental, pour n'être pas distrait des souffrances sociales qu'il voulait épouser et guérir. Cette philanthropie un peu farouche ne s'est jamais traduite en actes. J. Delorme est plus sincère quand il ajoute que d'ailleurs il avait un idéal de mariage difficile à rencontrer, qu' « il lui fallait une Mu° de Lespinasse » ou telle autre femme romanesque et passionnée, semi-littéraire. C'est bien la tête qui s'exalte chez lui. Il voudrait revivre les romans qu'il aime. Cet aveu nous prépare à la virtuosité amoureuse de Volupté.
Pour le moment il s'essaie à devenir un vrai philosophe. La nourriture éthérée dont il s'est sevré en se faisant le disciple de d'Holbach, il croit s'en passer en s'éprenant à son tour « d'une sombre et mystique adoration de la nature ». Plus tard les mollesses du sentiment s'accorderont dans l'âme élégante d'Amaury avec les langueurs chrétiennes, suivant la méthode aisée de ces philosophes du XVIIIe siècle qui mettaient ensemble l'habitude du plaisir et l'universelle bienfaisance; SainteBeuve, pendant les années qui suivront Joseph Delorme, rapprochera dans un déisme commode ses aspirations amoureuses et ses élans vers l «être suprême». J. Delorme nous intéresse par le fanatisme souffrant avec lequel il combat en lui cette inclination à l'équivoque sentimentale. Il s'exerce à une discipline ascétique, trop rude pour lui; il ne sera jamais de force à se passionner pour une réalité. Il combine des concepts, s'étourdit de réflexions abstruses, se grise des tristesses banales et crues due l'existence; son ivresse de tête, au lieu d'atténuer en lui l'aiguillon de la personnalité, l'affine encore et le durcit; le sentiment de sa détresse intime se multiplie. Voilà pourquoi il laisse tomber sa morgue philosophique, et accueille la consolante poésie. Une grande pitié pour lui-même le reprend, un dramatique attendrisse-
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ment. C'est là son « lent et profond suicide ». Il revient aux œuvres négligées, à Werther, Delphine, Edouard, au Peintre de Salzbourg, à Valérie, à Ballanche, à toute la famille des âmes blessées. Mais il n'a plus la candeur d'âme qu'il lui faudrait pour les refléter purement; la misère l'a « dépravé ». « De monstrueuses imaginations. de fraîches réminiscences, des fantaisies criminelles, de grandes pensées avortées, de sages prévoyances suivies d'actions folles, des élans pieux après des blasphèmes jouent et s'agitent confusément sur un fond de désespoir ». Il y a ici l'indication de toute une partie de Volupté. A vrai dire, les poésies qui font suite, en nous donnant quelques épisodes de cette vie. nous la montrent moins terrifiante; les œuvres dans lesquelles Sainte-Beuve a voulu condenser les émotions où s'éparpillait son cœur, et marquer le lien de son caractère, offrent toujours une sévérité morale, une profondeur de regret qu'on a peine à surprendre dans les pièces écrites au jour le jour « La plupart des chants que les âmes malades nous ont transmis sur elles-mêmes, dit la préface des Consolations, datent déjà de l'époque de convalescence. Nous croyons le poète au plus mal, tandis que souvent il touche la guérison ». Je doute que SainteBeuve ait jamais été « au plus mal ». Dans les Poésies diverses, bien des vers sont d'un Parny ou d'un André Chénier; d'autres mêlent avec affectation le macabre au voluptueux; quelques-uns prétendent au sublime, à l'intense, mais il lui arrive de laisser paraître un idéal bien terre à terre, bien bourgeois (i) « Quelque jeune arbre au loin dans un air immobile, découpant sur l'azur son feuillage débile, ou si, levant les yeux, j'aime voir disparaître, au détour d'une haie un pied blanc. c'est assez de bonheur, c'est assez pour un jour, et revenant alors comme entouré d'un charme. croyant en toi, mon Dieu, toi que j'osais nier, au chapeau de l'aveugle apportant mon denier. ». Cela n'est que d'un « homine sensible » au sens le moins ambitieux; (1) Rose. Le Rendez-vous, A. A. de Musset.
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rien de bien noble dans cette soumission tranquille au bonheur prosaïque, ni dans ce besoin peu critiqué de se sentir bon d'une bonté commune, ni enfin dans ce demi-assoupissement où s'éteignent les alarmes de la conscience, et qui laisse aller de compagnie des sentiments bien divers.
Que penser, devant une disposition aussi éclectique du catholicisme de Sainte-Beuve ? Il apparaît bien qu'il n'y a pas de lien intellectuel ni d'évolution continue du matérialisme de J. Déforme au mysticisme vaguement chrétien des Consolations. Après s'être guindé dans un héroïsme désespéré, Sainte-Beuve est ramené par une défaillance sentimentale à des goûts religieux. Il est facile de se raconter sans se tromper ni tromper les autres, à ceux dont l'existence harmonieuse s'est de bonne heure disciplinée sous des influences ordonnatrices et constantes. Mais à une âme multiple comme celle de Sainte-Beuve, la tâche est impossible; ce n'est pas seulement parce qu'il ne peut, pas plus qu'aucun auteur d'autobiographie, isoler devant sa conscience certains souvenirs, et les étudier sans laisser se mêler à ce passé ancien un passé plus récent, qui réclaire de son reflet; mais c'est qu'il se complaît tour à tour en toutes les attitudes. C'est une âme littéraire. Il est l'artisan subtil de lui-même, se façonnant, se défaisant, se reprenant avec une verve fiévreuse de virtuose, qui ressemble à une poursuite inquiète et ardente de son vrai moi toujours dérobé; en réalité il aime cette recherche pour elle-même, le trouble du cœur n'est en lui qu'une effervescence d'esprit. Ce curieux des âmes trouvait en lui la plus docile matière, la plus souple à ses inventions. De- plus, il a ceci de l'homme de lettres qu'il tient à mettre le public au fait, à se composer un personnage, tour à tour déconcertant et net.
Le bruit le flattait. Mme de Broglie trouvait J. Delorme simplement « immoral ». Guizot le traite de « Werther jacobin et carabin ». Victor Hugo le prenait au sérieux et Sainte-Beuve jouit d'être plaint; il fait l'intéressant. Le 17 septembre i830, il écrit à V. Pavie ces lignes qui
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rappellent les lettres de B. Constant à sa talite « Mon mal et mon crime, c'est de n'être pas aimé comme je voudrais l'être, comme j'aimerais l'être, aimant ». En 1829, avec un air de coquetterie détachée, il disait « La publication de mon J. Delorme m'a un peu sorti de ma solitude de cœur, et j'ai grand'hâte d'y rentrer ». Pourtant il donnait en décembre les Consolations; J. Delorme est de mars, et les pièces des Consolations sont datées depuis mai. Avant de les étudier, il faut achever de dire comment fut interprété son premier roman. Magnin écrivait à Sainte-Beuve « C'est une étude bien hardie sur la nature humaine. Ce que vous avez peint n'est pas l'état normal, c'est une exception rare ». Jouffroy et Lerminier, avec Leroux, tenaient bon, au Globe, contre Vitet, Duvergier, Rémusat, qui représentaient l'horreur aristocratique du violent et du laid. A. Gay, en 1830, donna la Conversion d'un romantique, manuscrit de Jacques Delorme, frère de Joseph, mais classique de naissance, dit le Mercure du XIXe siècle, et qui cc ramène au bercail la brebis égarée ». En 1831 (juillet), dans la Revue encyclopédique, Antoine de Latour, à propos du « roman d'idées » de Jacques disait de Joseph « C'était une âme malade, non pas à la façon de Lamartine, qui sait garder tant de grâce dans sa douleur. la-douleur de J. Delorme était quelque chose d'amer et de repoussant comme une plaie nue. Son style appartenait à cette langue rude et sauvage qui prend ses images aux amphithéàtres et ses plaintes aux cris des souffrances physiques. Tout cela était mortellement triste ». Mais le jugement qui donnait à Joseph Delorme le plus de portée, c'est celui de Pierre Leroux (1) « Un homme qui se sent le cœur grand, les passions énergiques et la tête puissante, qui rêve dans une société équitable la gloire et les plaisirs qui lui sont dus, et qui se trouve, lui poète, dans un hôpital, à disséquer des cadavres. homme du peuple, plein de sympathie pour ce peuple qu'il voit traité (1) Revue encyclopédique, décembre 1831, sur Lamartine, Hugo et Sainte-Beuve.
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comme un vil troupeau, plein de dégoût pour toutes ces distinctions de rangs fondées sur une absurdité et une iniquité. à la fois emblème de la souffrances de l'artiste et de celle d2c peuple ». Et il le mettait avec Byron, Gœthe, Schiller, Obermann, B. Constant et Chateaubriand, parmi ceux dont la « verve délirante » les plaintes « arides » et l' « audacieuse impiété » devaient mener les individus au suicide, la société à l'anarchie.
Mais déjà Sainte-Beuve était loin du scandaleux J. Delorme. Déjà le 6 décembre 1828 il se réjouissait du coup suprême porté par Cousin à la « coriace philosophie sensualiste », et avant de devenir lui-même un délicat directeur de conscience, il se prêtait aux mystiques amitiés, il se laissait diriger. Par les Consolations jusqu'à Volupté, on le voit éloigner de lui tous les risques de l'action au grand jour; la révolte, dont il a essayé par imagination, lui semble de mauvais ton, et son J. Delorme était un testament. La vie cachée, les vertus discrètes et calmes, voilà le signe d'aristocratie dont il veut maintenant s'empreindre. La phraséologie religieuse de la dédicace des Consolations, où il remercie Hugo de lui avoir rendu peu à peu le goût de l'existence, puis « le désir et la certitude du lendemain éternel » ne permet pas de discerner une foi précise. Mais Sainte-Beuve affirme que la religion philosophique n'est plus suffisante à ceux qui ont « pénétré avant dans les voies impures et douloureuses du coeur » et qui, avec un sentiment profond du mal, ont la notion de la perfection et la volonté du salut. Il sent d'ailleurs que seule la discipline catholique peut sauver à la fois de l' « ennui dévorant », des lâches « défaillances » et du « mysticisme insensé ». Il y voit donc une doctrine moyenne, une hygiène morale satisfaisant toutes les tendances de l'âme « Heureux qui
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n'en est jamais sorti, plus heureux qui peut y rentrer! ». Et puisqu'il ajoute que les Consolations sont une « image fidèle » de sa vie nouvelle, voyons si vraiment elles témoignent d'un « progrès moral » comme elles prétendent le faire aussi d'un « progrès poétique ».
Il a cessé de croire que le malheur et le tourment sans trêve soient des indices de supériorité le bonheur est, aiïfcsi que la vérité, la fin naturelle et la plus haute. Comme il avait eu l'orgueil de la souffrance volontaire, il eut la superstition du bonheur. Il se plaignit et se fit plaindre, et il peupla son isolement de ces relations « d'âme » qui furent pour lui toujours l'aliment souhaité. Il était spectateur du bonheur tranquille, bourgeois, d'un homme que son génie plaçait par moment, à ses yeux, au-dessus de l'humanité. Amaury, dans la famille de M. de Couaën, ressemblera beaucoup à Sainte-Beuve dans celle de Hugo, et, dès maintenant, il faut le marquer, car les Consolations très souvent sont une première épreuve de longs passages de Volupté. C'est le même besoin d'avoir un rôle, de mettre sa marque et sa trace sur un intérieur dont il a senti d'abord le charme et qu'il a étudié ensuite avec son instinct dénigrant de critique; ce sont les mêmes longs entretiens attendris, où l'âme qu'on imaginait sereine révèle un trouble inguérissable au confident curieux des indices furtifs, et bientôt devenu confesseur; le même besoin chez elle (mai 1829) de pleurer et d'être consolée au milieu du bonheur, la même nuance mystique donnée à l'amitié, le même effort pour se démontrer mutuellement. par la constance du sentiment, le calme de l'humeur toute unie, qu'il n'est rien d'artificiel dans ce commerce de sentiments intimes et qu'il repose sur de hautes et incorruptibles vérités; les mêmes déceptions survenues (juillet 1829), l'ami qui se plaint d'une parole amère et qui s'offre, bien humblement, à renoncer à tout bonheur personnel pourvu qu'on le laisse contempler et choyer le foyer qui l'accueille, puis la peur de n'y être plus rien, les jalousies quand la vie de doux loisir est inquiétée par une maladie des enfants, un souci du mari (août 1829) tout ce
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roman qui est Volupté., on le suit au jour le jour dans les Consolations. Il idéalise continuellement la vie, au point que la vie et la littérature, ici, sont unies intimement et que l'on ne peut dire où l'une finit, où l'autre commence. Ce que l'on sait bien, c'est qu'une fois assuré de l'amour parfaite qu'il avait rêvée, il écrivait à l'abbé Barbe « La passion que je n'avais qu'entrevue, elle dure, elle est fixée, et cela a jeté dans ma vie bien des nécessités, bien des amertumes ». Et l'on sait aussi qu'après Volupté il y eut Mademoiselle de Pontivy, adressée à une seule personne, selon le procédé souvent employé de Sainte-Beuve, qui faisait passer par le public la correspondance qu'il trouvait trop délicate. Il liquidait les situations traînantes à l'aide d'une transposition romanesque où il laissait l'intéressé prendre ce qui lui revenait
Ce qui annonce encore Volupté dans les Consolations. c'est la vie double, partagée entre la maison amie où Sainte-Beuve se retrempe, et le dehors, où il va faire provision de remords « Si parfois mon accent vibre et mon œil éclaire, c'est vaine passion, misérable colère, amour-propre blessé, que sais-je ? et si mon front se voile de pâleur. c'est le signe honteux que le plaisir me laissé » (à V. Hugo, septembre 1829). C'est la confession d'Amaury à M. de Couaën; et comme lui, le voici lisant saint Augustin, l'Im.itation (à M. Viguier. juin 1829), s'efforçant à vivre de la vie intérieure (à Boulanger, octobre 1829); de mélancoliques réminiscences, des amours d'enfance reparues, de nouvelles expériences de cœur où le hante la peur de n'être pas digne, tous ces essais, ces échecs s'harmonisent et se croisent dans sa vie habilement tramée. Il mène le fil ténu de l'intrigue intime, sans qu'il y soit jamais engagé à fond, de (1) Je n'ai pas eu entre les mains le Livre d'amour, dont Sainte-Beuve avait distribué quelques exemplaires sous le sceau du secret. M. Michaut avait donné l'indication des pièces qui le composent, dans sa bibliographie. Des publications récentes ont donné toute satisfaction à la cur1osité mais je n'ai pas cru qu'il m'appartint d'entrer plus avant ici dans l'analyse des relations de Sainte-Beuve avec Hugo et sa famille.
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même qu'il apparaît toujours séparé par des réserve de la foi religieuse (à Mérimée, décembre 1829).
Le catholicisme l'aurait d'autant moins retenu à cette époque, qu'il y trouvait une politique hostile son libéralisme il aurait voulu ne voir dans la religion que le lien des âmes fines, et non une discipline sociale. Nous le verrons plus clairement dans Volupté., où il essaie d'établir une continuité entre le devoir social et le dilettantisme psychologique. Les derniers vers des Coosolrrtions, qui demandent « un temple ou pour l'arche une enceinte nouvelle » appellent-ils l'Eglise nouvelle rêvée par Lamennais ? Cela est possible; mais la manière dont Sainte-Beuve, une fois dénouée cette situation de cœur si complexe, qui se termine en un arrangement, semble-t-il, bien bourgeois, et détruit le prestige de Hugo, a quitté non seulement le catholicisme un moment accueilli de Lamennais, mais toute croyance, témoigne bien de la qualité de sa foi. Il subissait, volontairement, le charme pour mieux comprendre il ne se donnait pas. Il y a dans les Consolations de la rhétorique religieuse, il est même vraisemblable que Sainte-Beuve ait senti avec quelque dépit qu'il y a toujours loin d'un sentiment. cultivé. à une émotion spontanée; il se demandait peutêtre, non sans trouble, s'il n'est pas un degré ou une qualité du bonheur qui élève l'esprit vers un état de clairvoyance plus étendue d). Mais il aurait fallu choisir entre le don de soi-même et l'indépendance, et encore une fois Sainte-Beuve a su s'offrir, se prêter, laisser les reflets de toutes les idées se jouer sur son intelligence chatoyante; mais il se reprenait toujours, sans hâte, s'attardant de bonne grâce à l'épreuve parce qu'il pensait bien en sortir intact.
fi) Cf. plus tard les Pensées, d'août.
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CHAPITRE XII
1830 LE GRAND MOUVEMENT
ROMANESQUE Volupté
Nous n'aborderons pas Volupté, cette œuvre si complexe où l'on saisit toutes les tendances du roman intime selon le sens passé et toutes celles du futur roman psychologique, sans avoir caractérisé le grand mouvement de production romanesque qui prend naissance après la Révolution de Juillet.
Les Consolations avaient été louées (1) comme un recueil tout intime, tout personnel, arrivant aux plus hautes questions à propos d'un incident de la vie privée ou domestique; on opposait Sainte-Beuve à Lamartine, qui aborde tout sans exorde et d'un ton d'inspiré. Or, nous l'avons marqué au début de cette étude et plusieurs fois vérifié, l'autobiographie est née précisément d'une intime dépendance, d'une étroite union entre la vie réelle, quotidienne, familière et les états les plus rares, ( les plus élevés de la pensée. Si l'on se borne à décrire ces états sans peindre le milieu humain, les circonstances communes parmi lesquelles ils se sont déroulés et d'où ils sont sortis, on fait de la pure poésie lyrique si, au contraire, l'observation du milieu matériel prévaut sur celle de la vie intérieure^ on arrive à l'étude de moeurs, et dans les deux cas le roman autobiog raphique, tel que nous l'avons défini, n'existe plus. t (1) Revue encyclopédique, 1829
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Mais nous savons aussi qu'entre ces extrêmes il peut y avoir une infinité de degrés d'une manière générale, tout livre où l'auteur poursuit la recherche de son moi, s'inquiète de son identité, quelle que soit sa méthode. est autobiographique.
Que cette sorte de roman pût être la plus profonde, la plus philosophique, il semble bien que l'on s'en soit avisé après qu'eut paru Joseph Delorme. Cependant l'opinion était flottante; une idée répandue, c'était que seul le roman historique convenait à une époque sérieuse [comme celle de i830. La vogue de W. Scott est si grande alors que l'on prévoit qu'il « fera » son poète tragique^); Cinq-Mars est de 1826, Charles IX est de 1829; c'est en 1835 seulement qu'A. de Vigny donnera Grandeur et Servitude, après Stello, en 1832. « Depuis que le Gouvernement représentatif a été établi en France, les esprits se sont tournés vers les intérêts nationaux », disait en 1827 le Mercure du XIXe siècle pour expliquer l'absence des romans de pure analyse. Mais aussi, après la déception qui suivit la Révolution de 1830, quand on vit que dans la société cc renouvelée » les difficultés de l'action personnelle n'avaient pas diminué, les énergies expansives étaient aussi comprimées que jamais, beaucoup de romans parurent, romans à. la fois autobiographiques et sociaux à la manière de J. Delorme et d'Emir, où sous toutes sortes d'aspects était traitée l'idée d'une fatalité sociales, annihilant le talent et la vertu.
Le Rouge et le Noir, de Stendhal, ne répond pas à notre définition; mais il faut relever l'accueil qui lui fut fait; en 1831, ce livre était en retard W il peint la société telle que l'avaient faite les émigrés et les Jésuites. Le caractère de Julien Sorel n'en fit pas moins sensation; à ceux qui lui reprochaient d'être invraisemblable, le Mercure du XIXe siècle. répondait qu'il symbolisait parfaitement les âmes du siècle ce « sang-froid dans les scènes les plus enivrantes », cet art de « calculer ses (1) Mercure du XIXO siècle, 1828.
(2) Mercure du XIX" siècle, 1831, 2* trimestre
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transports » est un fait général; les passions sont devenues très « calmes, très polies, très raisonnables ». Ambition ou dédain philosophique ? Peut-être les deux en même temps; atteindre le pouvoir pour le mieux mépriser serait une satisfaction complète. On louait Stendhal de n'avoir pas voulu peindre un Werther nouveau, ange et démon, après Gœthe, Byron et Foscolo. La froideur du visage et des procédés avec l'ardeur des passions, ce sera bien pour A. de Vigny aussi le trait dominant de l'homme moderne (1). C'en est fait, en 1830, de l'homme sensible.
La littérature autobiographique change totalement de caractère avec Stendhal et Balzac: elle s'éloigne du rêve et se tourne vers la culture de la volonté. Je sais que Balzac a été un grand idéaliste, qu'il y a des parties de mysticisme dans ses œuvres; mais ses héros, avant tout. sont des réalistes qui veulent réussir, et qui s'essaient à tirer de toutes leurs expériences le meilleur parti possible. Etre un Rastignac, ou un du Marsay, c'est avoir, comme l'ont les héros de Stendhal, le culte du fait si nous ne possédons que des certitudes de détail, il n'est rien de plus vain que le lyrisme, avec sa prétention à trouver d'un coup le centre et l'unité d'une vie, à sentir le caractère inéluctable d'une destinée. Il faut être à la fois déterministe et volontaire, croire à la logique maîtresse de la réalité et à la toute-puissance d'une énergie bien ordonnée. Balzac et Stendhal mériteraient, assurément, qu'on déterminât les parties autobiographiques de leurs œuvres; mais avec eux l'autobiographie cesse d'être une pure confession, et. il suffit d'indiquer I'in- fluence qu'eurent sur eux, par réaction, les grandes confessions romantiques. Ils ne renient rien du roman- tisme, mais ils y ajoutent le correctif de la volonté > pratique.
La Peau de chagrin est de i83i; la même année pa(1) Voir Grandeur et servitude.
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raissait, de Gustave Albitte Ci), Une Vie d'homme, croquis. » C'était un roman « philosophique », il fut jugé de deuxième ordre; la Revue Encyclopédique le place « à quelque distance » de la Peau de chagrin et de la Confession de Janin (1830), narration fantasque et moqueuse où toutes les croyances religieuses étaient débattues, avec un scepticisme léger. Une Vie d'homme, ce sont « les angoisses d'une âme qu'obsèdent le doute et l'inquiétude », les déchirements d'un cœur « en proie à des passions sans but et à une terreur profonde d'avenir » (2). A vingt ans, sans parents ni relations, il voit passer auprès de lui d'anciens amis qui sont pressés d'arriver et ne perdent pas leur temps à le reconnaître. Il se livre à l'étude; mais il ne peut oublier qu'il n'a aucun rang dans le monde, et il en souffre; il se retrouve, après bien des efforts, dans le même isolement, avec « la. même pudeur de probité ». Ame délicate, dénuée à la fois d'égoïsme transcendant et d'égoïsme positif, il n'ambitionne pas une place il voudrait vivre d'une « vie commune », avec foi, avec dévouement, et nulle part il n'éprouve que des froissements; alors ce qu'il avait encore de confiance au cœur s'en va, une révolution se fait en lui; il se dresse en juge, dans « une exaltation de douleur et de mépris ». Toutes proportions gardées, et malgré quelques formes prétentieuses qui viennent de Sterne, ce héros est de la famille des Werther, des Childe Harold, des don Juan et des René. Mais son roman ne pouvait prétendre à la grande originalité, qui seule rend durables les autobiographies. Il reste une œuvre moyenne, celle d'un homme qui a manqué sa vie évidemment par la faute de sa personnalité trop débile, bien plus que par celle de la société; l'analyse y rencontre sans cesse des réminiscences littéraires on ne sent pas chez l'auteur cette masse de vie latente, inépuisable, grâce à laquelle une âme s'impose (1) On pourrait rapprocher de ce roman le Jules, de Bergounioux (écrit sous l'influence d'Obermann), qui fit aussi paraître, en 1839, L'Homme de 3o ans; et en 1862, le roman d'un chrétien au XïX> siècle.
(2) Revue encyclopédique, octobre 1S31. Elle passe à ce moment là entre les mains d'H. Carnot et de P. Leroux.
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à nous et demeure vivante en nous, sa confidence achevée. L'étude de mœurs attache davantage, dans les parties où elle ne tourne pas au pamphlet. Entre l'écueil de la rhétorique, ou du lyrisme creux, et celui du roman de mœurs purement objectif, le roman va assez lentement son train, sans trouver sa forme. Il est intéressant comme document de werthérisme démocratique.
APle de Liron, par Delécluze (1832), fut goûté de Sainte-Beuve, qui pensait alors à son roman, comme un pur document psychologique W, aussi peu romancé que possible. Il lui donnait pour sœur Mlle Aïssé, ou Mlle de Lespinasse, ou la Céline de Caliste, et, retenons cet aveu. car c'en est un, il conseillait de poser son histoire, avec quelques romans d'ancien régime, sur « une petite bibliothèque d'acajou, là où était autrefois l'oratoire ». Mlle de Liron a un passé il y a en elle de la femme protectrice, ange gardien, mais rompue au métier de vivre; elle enseignera à son amant, plus jeune qu'elle et docile aux influences, comme il convient à un chérubin positif, comment il faut entrer dans le monde. Au moment de se marier avec M. de Thiézac, un mari correct, sans plus, et tout prêt à s'intéresser au jeune Ernest, elle a une faiblesse; l'ami devient amant, et elle renonce à se marier, honnêtement. Il y a bien ici quelque chose du roman licencieux, comme il y en a dans les amours d'Ernest avec une certaine Cornelia, comtesse romaine, qui il finira par avouer qu'il ne peut lui donner tout son cœur, et qui s'en accommode aisément. MUe de Liron n'a de son côté aucun remords; si le reste de sa vie est pur, ce n'est pas, comme le remarque très bien la Revue Encyclopédique (2), « pour obéir à l'arrêt d'une morale (1) Voir une note curieuse de Sainte-Beuve sur le fond réel de l'Astrée de d'Crfé, au témoignage de Patru.
(2) Juin 1832.
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traditionnelle. il lui conviendrait plutôt d'être la maîtresse d'Ernest et de braver le dédain du monde que de devenir son épouse ». Elle préfère demeurer son amie, « s'exposer à demi » dans de douces causeries, pleines de confiance et de sérénité. C'est une existence paradoxale, une « ivresse étrange au cours de laquelle un mal la tue lentement ». Sainte-Beuve la trouvait délicieuse, toute païenne qu'il la sentît, dans sa perfection réelle et non idéale; justement parce qu'elle ne pouvait se décider « à franchir le cheveu d'intervalle » entre l'amour et la dévotion, parce qu'en lisant l'Imitation, à ses derniers jours, elle adressait à son amant tout ce qui s'adresse à Dieu, il l'aimait; cette nuance, si semblable à une équivoque, s'accordait à ravir avec le ton sentimental où lui-même s'essayait alors à demeurer. Et quand on songe au dénouement qu'il a cru convenable de donner à Volupté, à l'Amaury devenu prêtre, qu'il est donc amusant de le voir regretter qu'après « la sanctifiante agonie » de Mlle de Liron, Ernest n'aille pas au cloître « prier éternellement pour l'âme de l'amante ». Le fait est qu'il se marie et devient très raisonnablement heureux.
Ce roman intime, sans la moindre idée sociale, était bien un anachronisme en 1832; il l'était aussi en ce qu'il n'offrait pas de caractères excessifs. Par contre, on en voyait un, symbole de toutes les outrances byroniennes, dans un roman de réaction de Drouineau, qui eut le tort d'être un improvisateur. Résignée est « la femme du devoir qui, avec la croyance en Dieu, sait se conserver pure ». Auprès d'elle, le plus odieux et satanique byronien qui fût jamais il l'épouse, par ambition, bien qu'il sache qu'elle est sa sœur; mais l'inceste ne se consomme pas, parce qu'elle est mise à temps au fait du secret; pour ne pas déshonorer son frère, elle consent à passer pour sa femme, en gardant au fond d'elle-même un grand amour auqueljè elle a dû renoncer. C'est dans la peinture de ces âmes fortes et mesurées que se révélait le sens psychologique; en février i833, la Revue Encyclopédique, rendant compte du Pénitent d'Ed. Cassagnaux,
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où la manière d'envisager la douleur est toute « physiologique » tout en louant la tendance générale des œuvres artistiques à traduire une idée philosophique, regrettait justement que le goût de l'observation délicate des âmes se perdît. Et en 1832, Gustave Planche, parlant dans la Revue des Deux-Mondes d'Indiana et de Valentine, qu'il plaçait, encore, auprès de CLarisse et de Clémentine, se félicitait de découvrir dans les parties paisibles des deux premières œuvres de George Sand la même touche fine, les mêmes analyses exquises de justesse et de bon ton, qui sont la grâce d'Eugène de Rothelin et d'Adète de Sénange.
Il avait raison l'exaltation du sentiment fait souvent tort à la psychologie; quand Indiana s'écrie en pensant à Raymond qui l'a tant de fois trahie, mais en qui elle croit encore « Nous nous tiendrons lieu l'un à l'autre d'innocence et de vertu », c'est une théorie qu'elle exprime, et elle force son cœur pour qu'il atteigne où le mène un lyrisme de tête; mais l'étude de rouerie d'abord, chez Raymond, qui est bien un homme réel, l'ambitieux d'une époque de prétendue restauration morale, pour qui le mariage est une étape dans la carrière, sans nulle aspiration romanesque, et aussi, symbole de la faiblesse, de la passion et de la fierté féminines recueillie dans le sentiment intime de l'injustice sous laquelle elle ploie, sont de pure psychologie. G. Sand montre la responsabilité de la société dans les caractères qu'elle produit; elle fait des romans d'analyse qui se trouvent être en même temps et par cela même des romans sociaux. C'est une souffrance très positive, très explicable que celle d'Indiana le tourment métaphy-sique n'y est encore pour rien. C'est dans Lélia seulement, sous l'influence de Byron, et dans les Lettres d'un voyageur, après l'aventure avec A. de Musset, que se révèle l'âme profondément étrangère à toute vie réelle, I supérieure à elle et dégoûtée d'elle, l'âme céleste qui blas- phème et qui se-raidit dans un orgueil démoniaque, parce qu'elle a éprouvé, par imagination autant que par expé- rience, le néant de tout sentiment terrestre. Ce qu'il y a
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d'autobiographie morale, soit dans Indiana, soit dans les romans postérieurs de G. Sand, personne ne l'a jamais nié « J'ai écrit Indiana, dit-elle dans la préface de 1842, et j'ai dû l'écrire. J'ai cédé à un instinct puissant de plainte et de reproche que Dieu avait mis en moi. » Ses désespoirs et ses enthousiasmes, dont l'objet a varié, ont passé dans ces œuvres qu'elle écrivait avec une prodigieuse abondance. Mais où trouver parmi elles l'œuvre unique, l'œuvre maîtresse dans laquelle sa personnalité se serait condensée, où elle aurait pris vraiment possession d'elle-même, et, ayant fait le bilan de son passé, déterminé nettement sa ligne de conduite, la forme défi• nitive de son caractère, et reconnu enfin le sens de son existence. Or c'est là l'œuvre, jamais parfaite, mais tentée j avec effort, que nous demandons à tous les auteurs que nous rencontrons. G. Sand montre seulement, plus qu'aucun autre, l'enrichissement de la littérature, du jour où le moi expansif et débordant a pu jeter dans une œuvre d'art toutes les passions qu'il a ressenties; du jour où inversement les excitations littéraires ont agi sur la vie réelle. Chose singulière à distance, cette génération romantique qui affectait de mépriser la pure littérature, qui traitait de haut en bas ceux dont le métier est de « faire » un roman ou une comédie, a cru se sauver de la littérature en la confondant avec la vie; et elle ne semble pas avoir vu qu'en laissant la vie s'épancher, de son fond le plus intime, dans la littérature, elle se laissait aussi entraîner, étourdir par la suggestion littéraire, G. Sand, qui avait vécu avant d'écrire, restait lucide; c'était une laborieuse en même temps qu'une passionnée, et elle mettait en romans, régulièrement, les émotions et les sensations violentes qui lui étaient une nourriture nécessaire. A. de Musset, dont .Maxime Du Camp (1) a dit que dans son « association » avec G. Sand il était la femme, comme Sainte-Beuve le dit de Benj. Constant dans son association avec Mme de Staël, A. de Musset n'avait pas cette organisation volontaire, il ne disposait pas de ce sûr (1) Souvenirs littéraires.
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dérivatif. Une fois, il a essayé, dans une Confession, de se rendre compte de lui-même, et de fixer pour toujours le sens des tortures morales qu'il avait endurées; il fit ce jour-là un vrai roman autobiographique. Nous laisserons Lélia hors de cette étude, comme un poème lyrique; de même d'Indiana, de même de toute l'œuvre de G. Sand, pour la raison générale que nous avons dite; mais nous devrons, pour cette même raison, y faire entrer la Confession d'un Enfant du siècle,. Ainsi nous vérifions que tout roman autobiographique s'est trouvé être l'œuvre exceptionnelle, inattendue, d'un écrivain qui ne faisait pas profession d'écrire des romans, de qui la pensée intime, au jour le jour, s'élaborait dans une œuvre j ou purement méditative et philosophique, ou purementi lyrique, et qui, un jour, cédant au besoin de l'examen de conscience plus encore qu'à la curiosité psychologique, S a voulu dessiner son évolution intérieure, jusqu'à la crise où s'est dénouée sa destinée. Les êtres très forts et très volontaires n'y sont pas portés; la puissance de renouvellement qu'ils sentent en eux les incline à créer des personnages dont ils prennent en eux-mêmes la sève morale, mais qui feront partie d'une grande famille sur laquelle ils régneront souverainement. Ceux-là y sont enclins qui pensent qu'on ne vit qu'une fois, et que la vie garde toujours la nuance d'une grandeepreuve, tôt ou tard venue.
Je ne citerai le Champavert de Petrus Borel que pour rappeler que dans sa préface il donne de sa vie intérieure une peinture fort ressemblante à celle de Joseph Delorme il est de 1833, comme les Roueries de Trialph notre contemporain avant son suicide (*), de Lassailly, (1) Cf. Le Suicide roman et satires contemporaines de Servan de Sugny, 1832.
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œuvre bizarre et désordonnée, qui mystifie le lecteur, mais qui contient de belles pages sur le poète, « l'expression la plus intime, le type le plus vrai de la société contemporaine », l'homme prophétique, ne prenant jamais « racine en l'égoïsme ». Ces livres oubliés méritent moins d'être lus que l'Aurélia ou le Rêve et la Vie, de Gérard de Nerval; ou Une loi d'avenir, testament de Claire Desmare, une saint-simonienne qui, en i832, se tua avec son amant W ce sont des documents psychologiques très intéressants pour l'étude de la névrose et de la folie; ils valent, surtout le petit roman de G. de Nerval, par la minutie extraordinaire de l'analyse; mais ils s'éloignent par trop de la ligne que j'ai tracée.
Mais, en i832, commence la résurrection d'Oberrrtann,; l'article de Sainte-Beuve est de janvier; la réimpression, avec une préface de Sainte-Beuve, est de i833, ainsi que l'article de G. Sand dans la Revue des Deux-Mondes. Les œuvres complètes de Ballanche paraissent aussi, et une autobiographie morale, Solitude, de J. Dargaud, série d'élégies philosophiques, toujours en 1833, s'inspire visiblement de la méthode de vie intérieure que nous avons relevée chez Sénancour et chez Ballanche (2) « Partant du point de vue individuel, des douleurs de son âme, il revient aux hommes. et, chose étrange, comme nous il trouve pour solution la loi du progrès et pour mobile l'amour. Solitaire, une âme élevée se trouve à côté des âmes élevées qui ont suivi le monde. » Et le rédacteur enthousiaste de la Revue Encyclopédique demande pourquoi l'auteur « ne s'est pas livré à cette société qu'il semble respecter en la fuyant ». C'est qu'il est de l'école d'Obermann, et qu'il suffit à sa nature d'atteindre à la fois par le culte de la perfection intime et le développement de l'esprit un point de vue de plus en plus clair et harmonieux sur la destinée de l'individu et celle de la société. Mais cette conclusion saine n'était pas ce (1) Voir Max. du Camp, Souvenirs littéraires, n cite encore les Pigeons de la Bourse, autobiographie de Paul Deltuf, qui mourut fou.
(2) Cf. Revue encyclopédique, 1833.
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qui passionnait en Obermann; les réformateurs sociaux qui exaltent Solitude ne parlent pas dVbermann par contre, ils louent le livre d'un adversaire, Les Ombrages, contes spiritualistes, de Drouineau, tout en le blâmant de réchauffer la vieille querelle du matérialisme et de croire qu'il a trouvé, en découvrant le néo-christianisme, le secret de la grande synthèse sociale, morale et religieuse ils le louent d'être préoccupé de sociabilité; il y a là une âme à sauver, âme de jeune homme athée, à « commotions fébriles et galvaniques », séduit par une astucieuse coquette, et prêt à séduire une pure et religieuse jeune fille. Cette œuvre morale n'était pas de force à lutter contre le journal philosophique et lyrique des douleurs d'Obermann. G^_Sand, qui vit en lui « le sentiment absolu de facultés incomplètes », qui ne voulut le comparer à aucun des héros byroniens, ni à Faust, mais qui lui trouvait, dans sa rêverie impuissante et « la perpétuité de son désir ébauché », une lointaine ressemblance avec Hamlet, finissait ainsi « Obermann, né trop tôt de trente années, est réellement la traduction de l'esprit général en 1833. »
« Encore des accords de découragement et de désespoir au-dessus de nos têtes, encore une âme. meurtrie », disait la Revue Encyclopédique en parlant de Lélia, qu'elle mettait auprès d'Obermann et d'Harold. Sainte-Beuve voulut faire l'oeuvre où l'espoir social se concilierait avec le sentiment de toutes les souffrances contemporaines; déjà ceux qui ne voyaient pas en Lélia un livre « infâme, obscène », consentaient à apercevoir en elle, sur la foi de Sainte-Beuve, une nouvelle nuance de douleur et de doute, un pas hors des limbes « Tourmenter son âme dans la recherche ou même dans la fuite de Dieu, c'est un saint travail. » Cela vaut mieux, assurément, que d'assurer, comme certains feuilletons du temps, que jamais la vie d'un homme de bonne volonté n'avait été « d'une si parfaite qualité, d'un ton si convenable » (1). Mais ce qui serait mieux encore, et digne de tenter un (1) Cité par la Bévue encyclopédique, 1833.
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talent aussi complexe et aussi souple que celui de SainteBeuve, ce serait de créer la synthèse de l'homme du siècle, reflet de toutes les pensées héritées du XVIIIe siècle et des aspirations mystiques et sociales du présent, adorant la perfection et la candeur, et troublé à fond par la débauche, ayant le sens aigu du mal, mais conservant avec tout cela un désir d'action bienfaisante, disciplinée, où l'énergie de sa volonté et la finesse de sa conscience seraient également satisfaites. C'est ainsi que s'est orientée l'autobiographie de Sainte-Beuve dans Volupté.
Nous avons parlé déjà de la virtuosité de Sainte-Beuve. Elle est manifeste dans les relations, d'un genre si curieux, qui l'unirent à Ulrich Güttinguer, plus âgé que lui de près de vingt ans. Déjà les Poésies diverses contiennent une série de cinq pièces « écrites comme par l'ami même à qui elles sont adressées ». Güttinguer, passionné et mystique, était passé maître bien avant Sainte-Beuve dans l'épreuve de toutes les émotions; mais Sainte-Beuve n'en prenait pas moins auprès de lui, dans ces années où il cherchait en G. Sand une autre pénitente, un air de directeur, plein de bonnes exhortations, et aussi d'émule sentimental. Ayant tout ensemble le goût de la connaissance intérieure par le témoignage personnel et direct et par la confidence, il réveillait ses souvenirs pour mieux comprendre son ami, et il s'étudiait à son tour en lui, avec l'intérêt ravivé de voir cet autre lui-même sous un biais que seul vis-à-vis de soi il n'aurait pu prendre. De leurs entretiens sortit le roman d'Arthur, que Gûttinguer publia en 1836; Sainte-Beuve avait écrit de son côté les fragments d'un Arthur qui est maintenant connu.
Les deux œuvres sont très différentes, bien que pour le fond elles présentent une analogie presque continuelle.
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Celle de Güttinguer, qui est faite, dans sa seconde moitié, de méditations religieuses sur des extraits des mystiques, a un accent de confession qui n'est pas dans celle de Sainte-Beuve. Même au moment ou le frère d'Amaury s'accuse, il y a dans ses analyses de la complaisance, un goût de langueur et comme une tendresse renaissante pour les fluides sentiments dont il rend si bien l'ondoiement. U. Güttinguer dit tout, en quelques mots fermes; au lieu de s'attacher à la continuité des sentiments, de les faire passer comme nécessaires dans un tout inévitable, il voit le fait isolé, brutal; il ne s'explique pas, il se juge. Sans doute, il a paré d'une tristesse qui n'était pas sans charme le souvenir de grands égarements il était pour Sainte-Beuve d'une époque déjà lointaine, séduisante par ses raffinements et ses spirituelles erreurs; il agissait sur lui par une austérité propre à ceux qui furent des voluptueux, et qui restent, dans leur goût de mortification, serfs de la chair. En le connaissant dans l'intimité de son âme, Sainte-Beuve a appris à voir le fond éternellement mauvais de la nature déchue la lecture de Saint-Augustin n'aurait pas suffi à l'en instruire. Celui qui écrivait seulement (1), après une lecture d'Adolphe, quelques vers tendres et mélancoliques, aurait pu être touché, doucement ému par l'austérité ardente de Saint-Augustin. Mais sans une influence immédiate et d'homme à homme, il y a une volonté précise de distinguer la haute vie morale des langueurs sentimentales, où ne serait pas venu ce grand chercheur de nuances, pour qui toutes les expressions de la sensibilité se muent incessamment l'une dans l'autre.
Gûttinguer, avec un réalisme qui fait songer à Balzac, met dans un décor de lamentable tristesse la sotte vie d'un jeune homme de province, ses misérables plaisirs, sa timidité ou son effronterie; il n'a pas l'art de nous faire attendre une destinée rare. Sainte-Beuve prend plaisir à poser tout de suite des cas psychologiques palpitants son héros est partagé entre deux amours, pour une jeune (1) voir Poésie* de J. Delorme.
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fille et pour sa mère c'est la complication dont SainteBeuve est amateur, et nous allons retrouver dans Volupté l'étude mélangée du sentiment virginal et de la passion maladive. D'un bout à l'autre son Arthur fait penser à un roué de Laclos, qui parlerait le langage mystique; pour séduire une femme, il a besoin d'acuité psychologique, de cet art des demi-teintes qui sait tout confondre à point et doser l'équivoque, affecter la simplicité, user de toutes les réserves et des timidités perfides. Ce qui n'est pas dit dans Volupté, que la mysticité est simplement un procédé de conquête amoureuse, s'étale à toutes les pages d'Arthur; le galimatias onctueux et doucereux à l'aide duquel il corlduit une âme à sa chute, en préméditant toutes les phases, U. Güttinguer ne l'a jamais employé et il faut le laisser à Sainte-Beuve. Suivre point par point leurs deux romans pour les comparer, cela ne nous apprendrait rien de plus. Nous mettrons seulement en regard deux passages de Sainte-Beuve, l'un qui lui appartient en propre, l'autre qui a son analogue chez Ulrich Güttinguer la différence ressort d'elle-même. Voici qui est de Sainte-Beuve « Malgré la noirceur de bien des maux que j'avais causés, et l'ombre mortelle que j'avais répandue sur des fronts innocents, mes chagrins de cœur avaient pris cette teinte légère et suave qui ne fait qu'adoucir à nos regards l'éclat des objets d'alentour, et nous dispose au charme d'alentour. Je me plaisais. au faible murmure de mon repentir. »
Et voici maintenant une double épreuve de la peinture d'un même sentiment, la première de Güttinguer, l'autre de Sainte-Beuve « Ce fut pendant plus de deux années une horrible et délicieuse fièvre, qui nous laissa tous les deux épuisés et dévorés. Je passai d'une vie que tout homme du monde eût pu nommer charmante à une idée iixe, à une monomanie qui fût une véritable démonomanie. J'en étais brûlé, anéanti. » Et Sainte-Beuve, parlant de « la sombre, la passionnée, la capricieuse, la misérable Sophie. D'où lui venait cette science d'effrayants mystères, au-dessus des forces de la pensée. Coquette avec profondeur, elle troublait si malicieuse-
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ment la vie qu'elle avait tout l'heure comblée de. joies infernales et célestes. » Lorsqu'il s'essaye à ces peintures violentes, il se souvient du passionné que fut Güttinguer; mais il n'est vraiment que lui-même, et plus sincèrement peut-être que dans Volupté, lorsqu'il étudie en Arthur le talent délié et malsain de mêler l'effusion mystique, l'idéalisme amoureux à la Pétrarque, avec une idolâtrie toute sensuelle « Contentez-vous, dit la dernière victime, qui sait se défendre, d'avoir mis une âme de plus au monde. » Mot d'ironie que personne ne saura dire à Amaury.
Et maintenant, nous pouvons mieux savoir quel genre de sincérité il faut chercher dans Vol2cpté, qui prétend être mieux qu'une monographie d'érotomane. comme l'est l'A rthur de Sainte-Beuve, et comme le reste aussi, celui d'Ulrich Güttinguer, en dépit du journal religieux de la fin. Volupté est une œuvre achevée, et qui se suffit à elle-même, et il me paraît bien qu'en l'écrivant SainteBeuve a voulu faire un chef-d'œuvre.
En mai 1835 (1), Sainte-Beuve écrit « Je ne crois guère aux portraits complets chez les romanciers d'imagination féconde; il n'y a de copié que des traits premiers plus ou moins nombreux, lesquels s'achèvent bientôt différem- ment et se transforment: l'auteur seul, le créateur du personnage pourrait indiquer la ligne sinueuse et cachée où l'invention se rejoint au souvenir. » Cela est vrai de Volupté plus que d'aucun autre roman; cependant SainteBeuve a témoigné lui-même de la vérité psychologique de son œuvre. La transposition y est sensible; il n'en reste pas moins que pour la connaissance de SainteBeuve, c'est encore un document très riche et sûr te). (1) Article sur M* de Staël.
(2) Voir sur ce point Lundis, t. V, p. 278. Portraits contemporain t. I, p. 152 et p. 170 note. Nouveaux Lundis, t. IV, p. 449. Port Royal, t. I, p. 559 note.
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Si Sainte-Beuve a fait d'Amaury un jeune conspirateur royaliste, au début du siècle, c'est pour expliquer chez lui, par son oisiveté obligée, par son dépaysement dans le monde, les troubles d'une volonté qui ne sait où se prendre; il lui a donné la maladie des enfants du siècle. I1 le plaçait aussi dans un milieu romanesque à souhait, 1 sur lequel il avait eu des vues dans la société des Fouché probablement et dans celle de Nodier, lui-même conspirateur pendant sa turbulente et fantaisiste adolescence la mode y portait (1). Et par là, il avait l'occasion d'insinuer sa conception de l'homme d'action, de décocher aux représentants des partis avec lesquels il était en coquetterie des critiques sous forme de portraits. A vrai dire la restitution historique est sans couleur, sans vie, et nous intéresse peu; et c'est pécher contre la loi d'économie que de mettre les déviations morales d'Amaury sur le compte d'une destinée sans à-propos. Nous sentons qu'en toutes circonstances il eût été ce qu'il est, et l'œuvre de Sainte-Beuve tend sans cesse à nous le faire croire. Il reste exclusivement individualiste « La société moderne, écrivait-il en 1834 <2>, lorsqu'elle sera un peu mieux assise et débrouillée, devra avoir aussi son calme, ses coins de fraîcheur et de mystère, ses abris propices aux sentiments perfectionnés. Elle permettra. mille distinctions de pensées, et bien des formes rares d'existences intérieures. » Volupté étudie de ces formes rares; c'est une perpétuelle recherche de sentiments précieux, avec une complaisance qui ne se dément pas, pour ces « instincts faibles, humbles, féminins (3), si j'ose le dire, écrit Renan dans l'Avenir de la Science. qui souffrent i de la ferme et mâle tenue du rationalisme. »
Pour la disposition générale de son roman, SainteBeuve s'est souvent inspiré de Valérie, qu'Amaury lira auprès de Mme de Couaën; Amaury, comme Gustave, voudrait renoncer à toute destinée propre pour se laisser (1) Cf. Nationat, 20 avril 1833 art. de Sainte-Beuve sur les Mémoires de Desmarets (Premiers Lundis, t. H, p. 185 Quinze ans de haute police sous l'Empire).
(2) Article sur M* de Souza.
(3) C'est encore le mot dont Nietzche caractérise S. B.
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absorber dans ceile d'une amante platonique et de son mari; mais ce qui est naïveté chez l'un, chez l'autre est un système raffiné; Amaury se dessine très vite comme un esthète résolu, un égoïste; et si les scènes de détail sont nombreuses où Sainte-Beuve a imité la trame du roman de Mme de Krüdener, les caractères sont nuancés d'une toute autre manière très vite aussi les relations des caractères entre eux sont changées. Le comte est un sage et un galant homme; M. de Couaën est aigri, avec des accès de violence, qui donnent prise sur lui. Mme de Couaën enfin est bien plus profonde que Valérie.
J'ai dit déjà comment on peut suivre dans les Consolations plusieurs phases du roman de Sainte-Beuve. Mais ici, il ne s'agit plus de fragments; l'observation est con- tinue, elle veut l'être, elle veut marquer un lien qui ne se rompe jamais entre les émotions, successives ou simul- tanées, de l'âme la plus complexe et la plus éprise de soi qui fût jamais; cette âme ne consent pas à se reconnaître comme un faisceau d'émotions; elle s'obstine à découvrir son centre secret, le sens où elle se développe; et comme toute œuvre d'art,. dans la conception de Sainte-Beuve,! veut être achevée, il a donné à son roman un dénouement] forcé, en faisant qu'Amaury devînt prêtre. Mais nous' verrons qu'Amaury reste dans sa conversion semblable à lui-même, que dans son fond il ne change jamais; et qu'ainsi l'intention d'amener l'étude psychologique à une conclusion purement inventée n'a pas nui à l'exactitude de l'observation en tout ce qui précède cette conclusion, ni peut-être dans cette conclusion même car Amaury prêtre, ce n'est guère que Sainte-Beuve s'enfermant après quelques tentations d'action dans une tâche critique. Ce qui nous intéresse d'abord dans Volupté, c'est l'art de l'analyse intime, et ensuite ce sont ses conséquences morales dans une âme qui fait passer avant tout le plaisir de se connaître.
D'un bout à l'autre de son roman, Sainte-Beuve analyse des sentiments équivoques, et telle est l'adresse de son + étude, que la nuance y séduit toujours l'attention plus que
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le fond, subtil à se dissiper en métamorphoses fuyantes, dès qu'on essaie de le fixer dans une formule nette. Dans Volupté tout reste personnel; partout se marque l'impuissance à réaliser des caractères généraux. Cela est vrai jusqu'à la fin. L'émotion ne nous gagne jamais, à lire ces confidences d'un cœur qui ramène tout à soi. Dès les premières pages, la minutie de la psychologie avertit. On s'aperçoit que l'effusion, depuis longtemps, est épuisée, et que l'esprit se reprend, recherchant de préférence les causes ténues et secrètes. Appliquant à l'âme les méthodes empruntées aux sciences exactes, il croit distinguer à l'origine des sentiments les plus forts un atome psychologique; le particulier, l'accident, la manie, voilà ce que va découvrir Sainte-Beuve. Nous ne naissons pas neufs à la vie « Etrange faiblesse de notre volonté, par suite des désordres de nos pères. » Nous sommes déviés avant qu'il nous soit rien arrivé; et le mystère qui nous rend obscurs à nous-mêmes est fait de cette confuse multitude d'impressions, surgissant d'un passé sur lequel nous n'avons nulle prise. Ainsi la curiosité scientifique de Sainte-Beuve se porte sur ce qui frappe le moins au premier examen il nous dit d'Amaury qu'il observait d'instinct les habitudes intimes, les « convenances privées M, et qu'il aurait été fait pour diriger des consciences. Aussi comme il s'irrite dès qu'il rencontre des âmes qui se défendent, lui ferment l'avenue de leur passé bu le déconcertent par une mobilité qu'il ne peut fixer. Il ne consent pas à subir un charme inexplicable; sans en 1 faire un système avoué, il aura du dilettantisme psychoi logique de Laclos. S'il trouve des êtres faibles, faciles à prendre, il n'éprouvera devant leur candeur désarmée nul scrupule de discrétion ni de pitié il cherchera le point le plus douloureux; il leur fera dire ce qu'ils osaient à peine ou savaient mal se dire à eux-mêmes; et dût-il ajouter à leur tourment, il leur donnera plus de conscience pour s'aider d'eux à les mieux pénétrer. Sa mé1 thode a beau s'envelopper de préliminaires attendris, de consolations insistantes, elle force les âmes; elle rappelle cruellement la parole biblique « Celui qui pique un
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cœur produit un sentiment. » Au contraire, s'il trouve une âme forte, tendue et creusant son chagrin, Amaury irritera son inquiétude et stimulera son âpreté, jusqu'à la contraindre de se révéler en une brusque plainte. C'est ainsi que Sainte-Beuve se rend maître. du prestige qu'il a subi; son rôle est fini, quand d'adorateur il s'est fait manieur d'âmes.
Mais Volupté prétend aussi à être un livre édifiant. Il s'agirait de guérir une maladie morale; on nous dit que cette confession est celle de bien d'autres âmes. Comme amateur d'âmes, Sainte-Beuve est frappé de l'infinie variété des sentiments; comme moraliste, il croit percevoir que le fond de toutes les destinées est identique. Il pousse même si loin la généralisation qu'il néglige de s'en tenir à un intérêt contemporain, et qu'il finit par rechercher dans sa destinée intime le symbole de toute destinée. Il aime à redire que les éléments du drame intérieur sont les mêmes partout, chez les mondains et chez les Pères du désert, et qu'on arrive « à savoir tout le fond d'ici-bas 1 sans presque sortir de son cœur (XV) ». Tout est ramené ainsi à l'étude subjective. Le haïssable moi est réhabilité, par une sorte d'équivoque entre le moi véritable et plein de misère dont parle Pascal, le moi qui porte en lui la contradiction profonde de nos deux natures; et le moi artificiel, le moi de parade et d'orgueil que nous choyons. Sous prétexte de dégager l'autre, c'est celui-ci qui retient Sainte-Beuve. Dans le moralisme de Volupté, nous reconnaissons l'artiste qui joue de son talent; il a beau pro- fesser que nos vies à tous s'éclairent d'une seule vérité, il ne s'en amuse pas moins aux caprices de la lumière. Si quelque chose frappe en effet dans Volupté, c'est la souplesse de Timagirialiaft-artistique, et comme elle sait tout revêtir de sa forme ingénieuse. On ne peut s'empêcher de rappeler le mot « Maîtresse d'erreur jet de fausseté. » Il n'est pas de sentiments ni de pensées si contraires, qu'il ne soit aisé de réconcilier dans une image où ne reste plus rien de leur réalité foncière, mais où se fonde ce qu'ils contenaient de flatteur. L'imagination, ouvrière de compromis, nous donne l'illusion de
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vivre dans une harmonie d'autant plus complexe qu'elle a réussi à nous voiler plus d'antinomies. Pour nous épargner le choix et le sacrifice, elle nous rend insensibles au conflit latent qui subsiste en nous une fois enchaînés à la sensation qu'elle nous a donnée de nous-même, nous n'avons plus la force de nous délier; et jusqu'au bout nous suivons sa logique propre, impérieuse et complaisante. Cette complicité de l'imagination permet sans doute à Sainte-Beuve d'exprimer bien des choses que l'analyse la plus concise n'arriverait qu'à dissoudre; sa manière a ceci d'excellent qu'il ne reconnaît pas seulement les éléments d'une âme, et comment ils se compliquent en se rapprochant. Quand il a mené à fond cette étude, il sait qu'il ne tient pas l'essentiel, le mouvement de l'âme, l'aspiration permanente qui lui donne, malgré les conditions changeantes, un accent inaltérable. Il a cette croyance mystique que tout être s'efforce de se réaliser lui-même, qu'il tend vers un but extérieur à lui, où il posséderait cependant son plus haut degré d'existence. Et c'est par des images qu'il nous le fait sentir.
C'est ainsi qu'il nous montre Mlle de Liniers, ses premières amours, dans un décor de beauté s'harmonisant avec sa vie spirituelle par des nuances et des attaches indéfinies. Elle apparaît entourée de ses abeilles dont l'essaim « s'élève avec une lenteur cadencée dans un rayon de soleil ». Ailleurs, il veut rendre ce qui reste mystérieux en M. et Mme de Couaën; il s'obstine à dire quel sentiment décevant, irritant le saisit, à éprouver | que le moi est impénétrable, que les pensées les plus vraies ne s'échangent pas, et qu'il reste ainsi comme un étranger au seuil de ces deux vies parmi lesquelles se serait complue sa pensée agile et souveraine. Et il écrit cette page symbolique « J'avais coutume de me figurer vers ce temps mon idée sur les deux âmes que je contemplais à loisir chaque jour. par une grande image allégorique. C'était un paysage calme et grave. au sein de ce paysage, un lac de belle étendue, mais non immense, un de ces purs lacs d'Irlande, s'étendait sous un haut- et immuable rocher qui le dominait. Mo^ j'ai-
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mais naviguer sur ce lac, côtoyer le rocher immobile, le mesurer durant des heures, me couvrir de l'épaisseur de son ombre, étudier ses profils bizarres et sévères, me demander ce qu'avait été le géant, et ce qu'il aurait pu être s'il n'avait été pétrifié. Mais, tandis que je naviguais ainsi, que de merveilles sous mes yeux! Par moments, sans qu'il y eût un souffle au ciel, toutes les vagues du lac limpide. s'agitaient avec une émotion incompréhensible. C'était un frémissement intérieur et une plainte. Et puis ces mêmes vagues, retombées subitement et calmées, redevenaient un paresseux miroir ouvert aux étoiles, à la lune et à la splendeur des nuits. Et moi, il me semblait souvent, avec un découragement mortel et une sorte d'abandon superstitieux, que je glissais sur une onde qui ne s'en apercevait pas, qui ne me réfléchissait pas » (IX).
Des paysages d'âmes de cette sorte se retrouvent sou- vent au cours du roman (XI, XIV). Mais voici où le symbolisme devient une tentation. A mesure qu'Amaury ( a vécu, tous les êtres dont la destinée s'est mêlée à la sienne demeurent dans sa mémoire avec le geste et l'air qui disent le mieux ce qu'ils lui ont donné d'eux-mêmes ou ce qu'ils ont reçu de lui. II groupe -autour de lui, en une ordonnance esthétique, et dispose élégamment au long du cours sinueux de ses années les êtres qu'elles reflétèrent, immobiles désormais et comme des « fan- tômes ». Que de soin a mis Sainte-Beuve à élaborer ainsi ses souvenirs, en éliminant toute impression d'incohé- rence. en supprimant tous les vestiges de destruction et d'abandon; et comme il trouve d'adroits euphémismes j pour nous cacher le procédé par lequel il sauve la conti- j nuité et l'identité de son moi « Il faut que chaque âge mort soit enseveli et honoré avec piété par son succès- seur, ou racheté et expié par lui. De la sorte les âges se suivent en nous en n'étant pas étrangers les uns aux! autres, ni à nous qui les portons; ils entretiennent et perpétuent l'idée d'une même vie. » Un chrétien, commet >aint Augustin, distingue bien dans sa propre histoire, au delà des désordres de sa volonté, rappel d'une volonté
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divine, rassemblant un jour, d'un coup surnaturel, son âme dispersée. Mais la passion de se détruire, de se renier absolument pour laisser place à l'homme nouveau que fait croître la grâce, elle n'est pas chez Sainte-Beuve. Ses paraboles sont si jolies que le sens austère en disparaît, et laisse agir le charme; au sortir de ces rêveries où se distille l'essence de ses souvenirs, à peine lui reste-t-il ce qu'il faut de remords pour donner du goût à une mélancolie qui s'affadit. Des remords amers du coeur, il extrait pour l'esprit des joies exquises. Chaque fois, il revoit son .passé à travers le prestige de l'heure présente; et il le f raconte comme s'il comprenait tout d'un coup que les lignes incertaines de son destin allaient d'un mouvement nécessaire à cette fin révélée. Sa vie est une arabesque indécise, dont le dessin ressort diversement, selon la lumière qu'il y épanche. Et plus la volonté d'Amaury se dissout, plus son attitude devient déloyale, plus l'imagination l'enjôle et lui offre de joies savourées au secret de ses vains repentirs. Ce qu'il recherche en tout c'est luimême, et les êtres dont le sort débile a gravité autour du sien, lui apparaissent mêlés et confondus, gardant seulement ce qu'il leur faut d'existence distincte pour tenir leur partie dans cette harmonie de souvenirs. Ainsi tous lui composent, de leurs déceptions qu'il a causées, de leurs tristesses qu'il a confessées et écoutées, une langueur délicieuse où le regret se détend et s'amollit la conscience. Mlle de Liniers et Mme de Couaën prennent à ses regards une vie idéale, épurée dans le lointain, et dont le souverain objet est de « faire le_saliit» d'Amaury. Il porte en lui ces deux images comme un charme absolvant. L'ouvrage de l'imagination se fait plus subtil, quand l'âme d'Amaury se complique en de nouvelles aventures. Déjà il est arrivé à créer une calme harmonie entre les sentiments qui l'unissent à Mlle de Liniers par des liens anciens et délicats, et ceux qui l'ont chaque jour plus profondément attaché à Mme de Couaën. De la part de Sainte-Beuve, c'est pure recherche de virtuose je ne sache pas que dans sa vie réelle rien corresponde a ces fines analogies, à ces relations d'affection et de pitié avec
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une fiancée quittée sur une équivoque, et sans cesse retrouvée auprès d'une amante platonique trahie. De toutes les émotions qui s'égrenèrent dans son cœur foncièrement oublieux et ingrat, il a recomposé un état sen- timental complexe. Il se montre donc causant doucement avec elles (1) « Une mélodie de sentiments voilés soupi- rait. Je parlais peu, j'étais ému, mais non mal à l'aise. Dans cette pose nouvelles où elles m'apparaissaient, il n'y avait point de contradiction ni de déchirement à mes yeux entre leurs deux cœurs. » Mais Mme R* entre « Nous nous mîmes tous à palpiter et à saigner. » Laissons seulement passer un peu de temps après des souffrances convulsives, c'est de son imagination encore qu'Amaury recevra, toutes les distinctions de la conscience s'effaçant, des consolations délicieuses (XX) «J'étais seul, par une lueur crépusculaire, seul dans une espèce de lande déserte. Trois femmes, toutes les trois pâlissantes, sans se donner la main, s'approchaient de moi. Si je regardais l'une d'elles, elle se mettait à rougir, et les autres pâlissaient davantage. Si je m'avançais vers l'une, assez près pour lui dérober la vue des deux autres, ces dernières se mettaient à défaillir et à mourir. Si je me replaçais au milieu sans plus m'approcher d'aucune, évitant même de les regarder en face, elles pâlissaient toutes les trois ensemble, de manière à me faire pâlir avec elles, et à me tarir le sang de chaque veine, dans leur mutuel évanouissement. Je priais. et la ferveur s'en mêlant, voilà que je revis bientôt dans une éclaircie de nuées le reflet transfiguré des trois images. Et la petite brise de terre, qui soupirait les trois noms, était devenue une symphonie des Anges; mais. » Voilà les mièvreries précieuses par lesquelles il croit expier.
Que peut être chez lui le sentiment du mal ? Si Amaury n'a pas l'orgueil byronien de faire grand en faisant le (1) XVIII, cf. XVII,
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( mal, dans une vie après tout mesquine, au moins décrit-il ses fautes avec une splendeur de mots qui leur enlève toute modestie. Nulle part je ne trouve en lui l'accent de l'humilité passionnée; ni, dans ses aveux d'une si fine psychologie, celui de l'affranchissement spirituel, après l'enlisement dans les sens. Sainte-Beuve en convient le premier, lui qui écrira en 1836, à propos du roman de Güttinguer « Tout roman est plus ou moins contraire i au révère christianisme, parce que tout roman renferme | en soi un idéal de félicité sur terre ou un idéal de douj leur. » La conversion d'Amaury sera compliquée et voluptueuse autant que ses égarements: on lui pardonnerait, on lui souhaiterait la gaucherie d'un cœur scrupuleux qui oserait à peine désirer d'être parfait. Mais devant son tenace effort pour se rendre à fond conscient de tout luimême, on se demande à quoi bon une telle ostentation d'habileté, et si ce n'est pas la suprême vanité, que de prétendre à contempler d'un esprit absolument lucide un passé aussi trouble.
La grande habileté de Sainte-Beuve, qui s'enfonçait en même temps dans l'étude de Port-Royal, c'est d'analyser le mal avec une sûreté, une fermeté de doctrine, et, autant que j'en puis juger, une exactitude toute orthodoxe. Amaury est plein de l'idée que le mal s'insinue par ruse; toutes les phases du siège, les approches qui préparent l'assaut final où la volonté usée succombera, sont décrites avec une intensité de sensations qui fait valoir la précision du diagnostic moral (IX). C'est bien surtout l'élément. diabolique, qu'Amaury retient des invectives chrétiennes contre la passion, et la certitude de la chute nécessaire si la grâce ne s'en mêle. Quand il a «mûri » en lui la pensée du mal, il tombe de propos délibéré, il croit accomplir un acte de volonté. Toutes ses résistances, un beau jour, se résolvent en consentement, sans qu'il y ait ( eu d'événement déterminant; c'est une décision d'en finir, prise avec « une allégresse singulière, toute sarcastique, où le soutient la vanité. » Après l'abandon, c'est l'âme qui se dissout « Notre personnalité morale se réduit à
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n'être qu'un composé délié de courants et de fluides, un amas subtil et tournoyant, une scène commode à mille jeux. » Et il retrace longuement, avec quelque affectation de force et de noirceur, toute la science qu'il acquiert à l'épreuve du mal l'éloquence passerait; mais tout cela est si joliment dit qu'on en est blessé. Cependant, quand il a repris la lutte, les tentations détournées, le fatalisme intérieur qui condamne toute passion dont le germe a été déposé à se développer jusqu'à l'épuisement, la vanité du repentir qui ne suffit pas à redresser la volonté, enfin les alternances de sérénité et de trouble où sombre encore le peu qui s'était regagné (XX), Sainte- Beuve les étudie en homme qui apprend dans la Bible t et auprès des Pères à lire en son propre cœur. Mais il se mêle toujours à ces peintures la recherche de l'émotion, le lyrisme de la corruption, la poésie du repentir. On! rapproche de cette élégante abondance la confession de saint Augustin et l'austère douceur de sa pénitence, et l'on se dit que la contrition d'Amaury manque de concision.
C'est qu'il ne cesse, en artiste maniéré qu'il est, de vouloir unir dans une harmonie paradoxale des sentir- Inents dont la nature n'est pas de s'accorder. On voit bien ce qu'il y a de justesse dans sa mystique; il connaît les textes et sait interpréter selon le dogme les mouvements du cœur. Mais il n'en travaille pas moins, avec une industrie toute humaine, à réaliser en lui un état d'âme subtil, équivoque, fa.vorable à ses délices autant qu'à son avancement. L'idée d'arriver à la paix par la voit ardue l'épouvante; il veut y aller par une succession d'approches savantes et douces. Il calcule les étapes de son retour, et veut qu'il s'accomplisse dans la joie d'une conscience débordante de bonheur humain. Et il s'attache, sans souci de ce qu'elle en souffrira, à l'âme d'élite dont il veut suivre le sillage « Est-il donc absolument interdit d'aimer en idée une créature de choix, quand plus on l'aime, plus on se sent disposé à croire; quand plus on prie on s'élève, plus on se sent en goût de l'aimer.
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Si l'amour divin nous arrivait pur, il ferait éclater nos cœurs, il les broierait sur l'heure. » Ce qu'il y a de plus nuageux et ambigu dans le mysticisme de Werner, qui disait qu'en sa maîtresse on aime Dieu, les tours de phrases les mieux faits pour atténuer la pensée et ne laisser rien devant l'esprit qu'une flottante esquisse, enfin la quintessence du sentimentalisme religieux sans ombre de foi est sur les lèvres d'Amaury (IV), qui se fond dans ces tendresses fades. Il y a des natures candides et peu sur leurs gardes, qui peuvent tomber dans des sentiments équivoques; mais elles n'y demeurent plus, aussitôt la confusion dénoncée la volonté, en elles, reste étrangère aux erreurs du coeur; mais Amaury est très averti, il n'a ni les timidités ni les délicatesses que donne la culture religieuse; le ton dont il raconte ses débuts dans l'amour, ses illusions d'adolescence, est celui d'un critique chez lequel l'intelligence précède l'émotion; i il sait d'avance ce qu'il va éprouver, il s'y dispose; et presque toujours sa sensibilité reste à l'état d'intention, parce que la science la plus raffinée, la volonté la plus concentrée, là où rnanque le naturel, ne créent rien. Tous ses soins passent à s'apprêter, à effacer en lui les dernières traces de naïveté.
La pensée religieuse n'est en lui que pour obscurcir ses jugements et lui offrir des indulgences. Grâce à elle, toute sa vie, incohérente et semée de trahisoni s'écoule sur un fond d'infini si lointain, si débordant, que les torts les plus nets ne s'y perçoivent plus. Elle le trompe sur la valeur des événements qui se déroulent autour de lui. A ses regards, les faits les plus imposants sont peu de chose, auprès des menus accidents à travers lesquels sa destinée propre se fraye un chemin hésitant. Les mystiques le savent bien, que nous cherchons plus de sens aux apparences qui forcent notre attention qu'aux réalités voilées dont nous négligeons d'être les témoins recueillis et clairvoyants. Mais que cette idée passe chez un voluptueux elle le mène à se contempler avec « une idolâtrie minutieuse » (IX). Si Amaury admirait moins le cours, merveilleusement éclairé d'intentions divines,. de
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sa destinée, il donnerait un intérêt moins précieux à tel hasard de sa fortune, et il aurait plus de pitié des tortures morales dont il a été responsable. Chemin faisant (VII, VIII), il règle ses comptes envers chacun; et l'onction du repentir adoucit le goût amer de la faute. Il acquiert l'art insinuant, où Sainte-Beuve excelle, de donner à toutes ses paroles un double sens, rassurant pour qui l'écoute avec le désir de se fier en lui, mais assez lâche pour lui permettre des échappées. La sincérité, finalement ne consiste plus à vivre à découvert, à fuir les complications qui nous rendent impénétrables, à ne commettre nulle action qui ne soit semblable à nous dans notre fond, quitte à nous abstenir si ce fond est incertain, elle est de suivre dans ses dédales et dans ses combinaisons discordantes la logique de notre égoïsme intime tant qu'on en tient le fil, on est sincère devant soi. Pour une fois, on serait tenté de préférer les « francs pécheurs, pécheurs endurcis » qui ont perdu conscience à force de pécher, à ces pécheurs exercés, délicats, lucides et qui s'en font un mérite.
Amaury voudrait que Mme de Couaën devînt pour lui une Béatrix; mais son amour, bien loin de lui donner la force de l'ascétisme, n'est qu'une forme, la plus choyée, de son dilettantisme. Après avoir déduit auprès d'elle de « gracieuses mysticités », il lui offre un amour intolérant et injurieux; il exige d'elle ses lettres à son mari; mais comme elle « s'y oppose dans sa pudeur », il emporte « sa garniture nuptiale », ce qui est bien ridicule. Bien des occasions lui sont offertes d'un dévouement chevaleresque il les néglige. Quand elle perd son fils, il en fait une oraison funèbre toute littéraire; il faut qu'il en fasse un être fictif, un enfant ossianesque. Et puis il est quitte. Il n'écoute pas la leçon de ces malheurs qui, en atteignant un homme hors de lui dans ce qu'il chérit le plus,
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lui font voir le vide des tourments artificiels, et la dureté vaine de ses exigences sentimentales. Enfin, s'il se reprend, c'est qu'elle cesse d'être devant lui docile, humble et souhaitant d'être abusée. Elle le domine (XVIII), de la supériorité que donne la vraie souffrance; et, dans cette « forme. clélnente », qui recouvre « un fond de jugement. irréfragable », elle lui fait entendre que c'est fini pour elle de vouloir intimement lier la vie de son âme à la vie d'une âme incapable de se réserver pour se donner toute. Toute sa religion ne lui donnait pas l'énergie de sim- plifier sa vie, mais il lui plaît de reconnaître dans l'action d'une femme l'intervention providentielle, comme il la voit encore dans les conseils de son ami de Normandie, autrement dit d'Ulrich Gûttinguer « Vous permettiez, ô mon Dieu, que cet ami si cher qui m'avait servi de modèle trompeur en quelques endroits de ma chute fût un des instruments de mon retour. » Ce sont des concordances qui le ramènent à Dieu. Le voilà mûr pour la conversion. Et il faut convenir qu'ici l'analyse de SainteBeuve, de mieux en mieux guidée par la connaissance de la littérature sacrée, devient singulièrement pénétrante, avec un air de loyauté. A cette partie de son œuvre s'applique surtout l'éloge qu'en fit Lamennais w. Après des réserves sur son étude « quelquefois peut-être un peu trop déliée des sentiments les plus intimes et les plus secrets -du cœur », il parle de cette bonne odeur de christianisme qui rafraîchit l'âme et la ranime. » En effet, Amaury seul, peinant pour s'élever au pur sens chrétien des choses, ne rappelle plus, si ce n'était quelque mièvrerie à force de ténuité dans l'expression, l'Amaury nonchalant et fin qui aimait tant à être aimé. Il accepte, comme d'excellents préceptes d'hygiène morale, la piété bien réglée du catholicisme, et sa méthode pour « canaliser » la charité. Seulement, dès qu'il s'attache à préciser l'idéal chrétien, il est bien curieux de voir comment il y fait justement entrer ses qualités de recherche et d'in- s dulgence universelle, trop soucieuse de tout comprendre (1) Lettre du 30 juillet 1834, Revue contemporaine, 25 août 1885.
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pour garder le loisir de rien condamner le chrétien, « avec le discernement aiguisé des défauts, en a la tolérance la plus tendre. L'odeur de ces plaies secrètes l'attire et ne le rebute pas. Il remercierait presque ses frères de leurs défauts qui l'éclairent sur les siens » (XX). La joie d'analyser ne l'emporte-t-elle pas encore sur la fer- I veur de l'amendement ? Et le soupçon se précise, sur ce purisme chrétien, quand on lit les portraits des trois amis, chrétiens d'aspiration, tous gâtés sur quelque point de leur caractère. Qui désignent-ils ?
Pour cc Hervé » au moins, le doute n'est guère possible. C'est Lamennais. Sa liaison avec Sainte-Beuve datait des Consolations. Il avait alors prié Hugo de lui exprimer son admiration c'était une très flatteuse avance. Lamennais était dans la gloire le public le mettait avec J. de Maistre et Chateaubriand. Sainte-Beuve fut conquis; plus tard il expliquera comment il s'était seulement « prêté », et comment « les complaisances épuisées », il était redevenu ce qu'il était « très au fond, un critique ». Mais Lamennais s'était donné de tout son esprit. C'est sur son conseil probablement que Sainte-Beuve se nourrit de saint Augustin (1) « Vous peignez admirablement ce vide que j'ai connu aussi, cette secrète angoisse dont chacun de nous porte le germe en soi. Lisez, relisez le livre d'Augustin, c'est notre histoire à tous. Ce qui s'use le plus vite en nous c'est la volonté; sachez vouloir. » Lamennais se trompait sur le caractère de Sainte-Beuve il le prenait pour un homme travaillé de la passion d'agir. Trop visionnaire pour être bien psychologue, il aurait difficilement compris cette tendance toute intellectuelle d'une nature qui se prête à tout et ne demeure nulle part. Un peu plus tard, il plaint Sainte-Beuve en des termes encore plus compatissants, et qui témoignent mieux de son erreur <*) « Ce que vous éprouvez est notre histoire à tous. Nous passons notre vie à faire toute autre chose que ce vers quoi nos goûts ou notre cœur nous porterait. (1) Lettre du 27 mai 1831.
(2) 26 janvier 1833.
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Quand tout va de soi-même dans la société, quand tout marche uniformément et que le lendemain est fils de la veille, la vie ressemble à un bain dans un lac tranquille; mais aujourd'hui, pauvrets, nous nous débattons dans un torrent, froissés et brisés à chaque instant par les rocs qu'il roule avec nous. » Nous verrons bientôt quelle place tient dans 1l0luIJté ce qu'on peut appeler le roman d'un enfant du siècle, ce trouble profond auquel fait allusion Lamennais, et qui naît d'une énergie sans emploi dans • une société incohérente. Lamennais, qui ne conçoit pas 1 une vie sans une mission, suppliait «Sainte-Beuve de tenir la sienne « Il y a en vous tant de cette poésie du ciel qui retentit dans nos âmes comme un écho de la voix des Anges. Vous avez bien raison de dire que descendre de là, même comme simple spectateur, dans notre monde actuel, c'est faire un sacrifice. Dieu impose à chacun le sien; tâchons de l'accomplir en paix, en songeant quel prix lui est réservé. » Et il ne cesse de l'encourager pendant qu'il travaille à son livre; il n'admet pas un moment que ce livre se contente d'être une œuvre de psychologie, sans dessein ni thèse. SainteBeuve, qui ne voulait pas paraître vain, s'excusait sans doute sur le titre, et Lamennais, avec cette belle ardeur d'admiration qui transfigurait tout, répondait W « Il me tarde de lire votre roman, quel qu'en soit le titre. Le titre ne fait pas plus le livre que l'habit ne fait le moine. Si vous avez mis votre cœur dans cet ouvrage, ce sera quelque chose de ravissant. » Il subissait le charme de Sainte-Beuve; après la publication des Paroles d'un Croyant, il acceptait humblement ses observations. C'est un exemple intéressant de l'ascendant exercé par un esprit brillant, pénétrant et instable sur une pensée tenace et profonde. Il convient devant Sainte-Beuve de ce qu'il n'a pas, avec une simplicité qui fait mieux aimer encore cet impétueux et cet ardent « Mon style manque trop de couleur, de souplesse, de richesse et de fécondité, cela est vrai. » Ce qui le séduisait tant chez Sainte(1) 4 mai 1834.
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Beuve, c'était la connaissance du cœur. Il avait accompli de grands efforts d'apologétique, ses premières œuvres étaient d'imposants monuments de logique; mais l'imagination apocalyptique, la sensibilité délicieusement tendre ou exaltée au tragique, débordaient chaque jour ses conceptions intellectuelles. Il en venait à admettre une forme supérieure, efficace en perfection, de l'apostolat, s'adressant au cœur plus qu'aux facultés raisonnantes. Et il prenait sans hésiter Sainte-Beuve pour un apôtre « J'attends avec impatience votre nouvel ouvrage, comme quelque chose de beau et comme quelque chose de vous. Ce qui peint l'homme, ce qui parle au cœur a pour moi plus d'attrait que tout le reste. La région des pures idées est un peu aride et n'a guère de parfum. » Enfin Volupté parut, et Lamennais y sentit la griffe du critique. Voici son portrait (1) « Hervé est chrétien aussi, il a mille vertus; à l'âge où le cœur commence à se ralentir, il a gardé la chaleur d'âme et l'abandon de l'adolescence. Lui qu'on serait prêt à révérer, il tombe le premier dans vos bras, il sollicite aux amitiés fraternelles. Mais d'où vient qu'en le connaissant mieux, en l'aimant de plus en plus, pourtant quelque chose de lui vous trouble.? C'est que son impétuosité dans ses idées est extrême; il s'y précipite avec une ardeur qu'on admire d'abord, mais qui lasse bientôt, qui brûle et altère. C'est son seul défaut; le chrétien parfait n'y tomberait point. Le chrétien parfait est plus calme que cela, surtout dans les produits de la pensée; il se défie de l'efficace de ses propres conceptions et de sa découverte d'hier soir touchant la régénération des hommes; il est plus rassuré sur les voies indépendantes et perpétuelles de la Prov-idence il réserve presque toute cette fièvre d'inquiétude pour l'œuvre charitable de chaque journée » (2).
(1) Ch. 21.
(2) Voici le témoignage de M"* Swetchine sur l'influence subie par Sainte-Beuve de la part de Lamennais, après la rupture de celui-ci avec l'Eglise « Le mal produit par M. de Lamennais s'adresse surtout aux vacillants et aux faibles. Je viens d'avoir un long entretien avec M. Sainte-Beuve qui est bien en deçà des espérances que nous avait données son livre Volupté; le vide de la place de M. Lamennais au milieu des hautes intelligences croyantes lui a ôté son appui. »
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C'est bien là que se trahit le fond de scepticisme de Sainte-Beuve. Il lui est aisé d'attendre que le plan divin ressorte, avec la patience d'un homme qui a l'éternité devant soi; il ne se passionne guère, il espère peu; il n'entend pas que la volonté trop active, trop pressante, trouble la contemplation paisible de l'esprit, et il glisse insensiblement à ce fatalisme chrétien, qui donne à sa lassitude, à son universelle déception, un air de clairvoyance supérieure. Lamennais, tout en acceptant l'allusion de Sainte-Beuve, lui retournait une exhortation*1) « Il y a quelques endroits, un surtout, que j'ai pris comme une leçon, comme un avertissement de frère que Tous me donniez personnellement, et je vous en remercie. Nous avons tous si grand besoin d'être avertis; nous glissons si aisément et si vite et si bien sur la pente de notre caractère. Il est sûr qu'il y a dans le mien une certaine impétuosité opiniâtre et blâmable que je ne me suis pas assez appliqué à réprimer, que mes idées me préoccupent trop, que je les pousse en avant avec trop d'ardeur. Je ferai, mon ami, tous mes efforts pour que vos bons et sages conseils, dont je vous remercie encore une fois, ne soient pas entièrement perdus. Toutefois, je ne pense pas tout à fait comme votre personnage principal, qu'il ne faille s'occuper des hommes, pour ainsi dire, qu'en détail, et abandonner complètement le reste à une puissance fatale ou providentielle qui exclurait tout ) concours de notre action propre. » Amaury, en effet, traite de W « grande morale aventureuse » l'effort des philosophes, ou de tous ceux qui ont une pensée d'ensemble sur la destinée de l'humanité, pour agir sur elle par l' « application téméraire » de principes généraux. Il en parle comme Rousseau parlait du parti encyclopédique il ne va pas jusqu'à traiter la morale des grands penseurs sociaux de morale de théâtre. Mais, auprès de leurs procédés hasardeux, il fait valoir « le perfectionnement graduel, la guérison intérieure et ce qui en pro(1) 30 juillet 1834.
(2) 14.
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vient, l'action autour de soi, prudente, continue, effective », et il assure que par ces influences imperceptibles, « le but social tant proposé » se rapproche avec une lenteur sûre. C'est ainsi que Rousseau se montre dans ses Rêveries, isolé en lui-même, cherchant la vérité pour lui, la vivant, et renonçant à tourner tout le labeur de son esprit vers la profession et la propagande de ses idées, parce que le souci d'agir altère selon lui la sincérité. Mais Rousseau avait assez prouvé qu'il était capable d'émettre une doctrine, et c'est à la fin de sa vie, découragé, malade d'esprit, qu'il ressentait ce grand dégoût pour la banalité de l'action, pour la réclame philosophique. La situation de Sainte-Beuve n'avait rien de semblable il vivait à une époque d'ardente foi sociale; f quelques-uns voulaient que le christianisme fût la doctrine de l'avenir; on revenait aux grandes conceptions des Pères, et non content de découvrir dans l'Evangile une règle de conduite intérieure, on y reconnaissait avec enthousiasme la force, négligée depuis longtemps, qui transforme les sociétés. Seulement Sainte-Beuve ne pouvait accepter une doctrine; les prophètes qui lui parlaient d'ère nouvelle, et qu'il voyait vivre dans une monde déjà transfiguré par le miracle de leur foi, exigeaient de lui trop de constance; ses espérances ne pouvaient être à long terme, et la réalité immédiate l'arrêtait; son esprit ne supportait pas des spéculations aussi amples; il était fait pour l'analyse menue, pour l'action au jour le jour, sans suite, au caprice de l'inspiration, à la rencontre des âmes vers lesquelles un goût passager l'inclinerait. Il ne croyait d'ailleurs pas que l'homme pût embrasser par l'intelligence ni rassembler sous son énergie les forces impalpables et débordantes qui composent les grands événements sociaux et peut-être aurait-il volontiers soutenu que ces événements sont de simples thèmes à observation que se donnent, par un choix arbitraire, les savants et les hommes politiques; la réalité ne consisi tait pour lui qu'en faits de psychologie isolés, en desti- i nées particulières; l' « avenir de l'humanité » lui a tou- jours semblé une alliance de mots vide à peu près de
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sens. Aussi quelle est selon lui la qualité par excellence du vrai chrétien? c'est la finesse de l'intuition psychologique. « Oui, faites circuler en sa veine, au besoin, un souffle de l'archange qui combat; faites aussi que sa pensée soit assez agile pour courir à travers les cœurs, assez fine pour passer, en quelques sorte, entre la lame intérieure du miroir et le vif argent qui y adhère » W. Ne dirait-on pas qu'il veut caractériser son propre talent? Et c'est parce qu'il ne sait pas résister à cette volupté de l'analyse, qui peut être une force, mais qui risque aussi i d'être dissolvante, c'est par habitude dominante et manie j de critique, qu'au lieu d'aimer chez les hommes d'action i la bravoure et l'entrain de la lutte, il les chicane sur les mobiles cachés qui les incitent à la bataille, « l'ambition de se mettre en tête et de mener, le désir du bruit ou du pouvoir, la satisfaction d'écraser ses adversaires, de dé- mentir ses envieux. » Voilà comment il ente sur je ne sais quel christianisme morose et déprimant sa tendance à dénigrer la nature humaine, à chercher la tare. On serait tenté de lui appliquer sa méthode et de lui demander si, en s'attribuant, à lui, retranché dans sa paix indifférente, ce brevet de supériorité sur ceux que la fièvre de la croyance a lancés hors d'eux-mêmes, il ne se console pas d'une secrète jalousie. Il est toujours aisé de se reconnaître des vertus d'abstention, de renoncement et de méfiance, pour cacher ses timidités ou ses impuissances. A vrai dire, Sainte-Beuve voit surtout dans le christianisme une élégance morale, l'état sentimental qui prête le plus à la complexité, qui se joue dans les nuances les plus subtilement fondues. Il n'est pas de • sentiments alambiqués qui ne prennent une .apparence de profondeur, quand on les interprète à travers ce christianisme délicat, qui parle bien par moments le langage des forts, mais en qui s'enveloppe et se berce la pensée d'un raffiné. Au moins la notion esthétique du catholicisme, telle qu'elle est en Chateaubriand, stimule la volonté en lui ouvrant un horizon sur de grands
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ensembles harmonieux et calmes. Mais pour SainteBeuve, le christianisme n'est qu'un prétexte à petites relations d'âme à âmel à sensiblerie ou à sensualité mystique.. Et rien n'est plus déplaisant, rien ne fait mieux sentir l'échec d'un esprit qui n'a pas l'audace de conclure pratiquement et qui cherche la perfection dans l'extrême acuité de la critique, rien ne prouve mieux l'artifice et le voulu du christianisme de. Sainte-Beuve, que sa prétention à définir, avec de minutieuses retouches, la vraie, la seule attitude chrétienne. Il en disserte à loisir comme on disserterait du gai savoir.
Béranger, qui faillit se reconnaître au portrait de Maurice (1), ne fut pas si docile que Lamennais. Ce portrait est en lui-même assez flatteur. Mais, à la suite de ses trois analyses, Sainte-Beuve avait placé, sous couleur de les résumer, trois épigrammes très dures, son dernier mot sur chacun des patients. Est-ce avec intention qu'elles ne correspondent pas dans l'ordre aux portraits qu'elles visent ? Sainte-Beuve aurait voulu rendre sa malice moins directe en laissant à chacun le plaisir troublé d'y retrouver son bien. En tous cas, il est évident que « la mesquinerie un peu égoïste qui s'émiette et qui pointille » ne peut convenir à Lamennais, et qu'elle s'accorde très bien avec ce caractère « de prudence insinuante » qui est prêté à Elie; au contraire, « la raideur vaniteuse et infatuée » pouvait toucher Lamennais; enfin le « propos déshonorant » ne peut être attribué qu'à Maurice, et c'est le mot qui fâcha Béranger. Il est assez naturel qu'il ait songé à se voir en Maurice. Il avait participé à la Révolution de i830, et, dans ses dernières chansons, il en avait célébré le triomphe avec un lyrisme qui lui avait valu des éloges dithyrambiques de Sainte-Beuve, dans un article de 1832. Lamennais le considérait comme le plus (1) « Et cet autre, ce Maurice, également si bon, si pauvre en tout temps, si désintéressé, il croit à une idée supérieure à lui, il s'y dévoue comme à une chose autre que lui, il vous convie tout d'abord à vous y dévouer, et il oublie que c'est lui qui a engendré cette idée et qui chaque matin la défait, la refait et la répare. S'il vivait un peu moins en cette plénitude confuse et tourbillonnante qui vous repousse, que serait-il, sinon plus éveillé sur lui-même, sinon plus chrétien. »
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grand poète lyrique du siècle, le sublime évocateur de l'âme populaire. Aussi quand Amaury parle de « ce Maurice si bon, si pauvre en tout temps, si désintéressé » et qui « croit à une idée supérieure à lui », qui « s'y dévoue comme à une chose autre que lui », Béranger pouvait bien s'imaginer qu'il était désigné. Quant à la critique froissante, il ne s'en plaignit pas directement à SainteBeuve et il semble bien. ressortir d'une lettre que celui-ci lui écrivit le 9 décembre 1834 que l'offenseur prit les devants, en offrant des explications qui n'étaient pas sollicitées. L'offensé les accueillit d'un air un peu pincé (1) « Un mot seul, dans les lignes qui me semblaient résumer les trois caractères, a pu, a dû me faire froncer le sourcil; ce mot, vous le savez. Mais on m'a assuré que, dans un autre dictionnaire que le mien, qui n'est pourtant pas celui de l'Académie, ce mot n'avait pas le même sens que je lui ai toujours donné. Vous dirai-je toute ma pensée ? On m'avait insinué que ce portrait n'était pas le mien, mais celui d'un homme qui me semble valoir bien mieux que moi, et qui est loin d'être aussi heureux. Or ceci me tracassait pour vous et déroutait les idées que je m'étais faites de votre caractère. Mais même votre lettre répond à l'idée fausse qu'on m'avait -donnée, en indiquant au portrait un autre original que moi. J'en suis donc doublement heureux. » Sur l'identité du personnage visé dans Maurice, on ne peut donc faire que des conjectures; Sainte-Beuve paraît bien avoir permis à Béranger de s'y retrouver; mais il est tout aussi vraisemblable qu'il s'agisse de Pierre Leroux; le portrait lui conviendrait assez, et les commentaires de Béranger s'appliqueraient à lui très justement. Il ne serait pas fort étonnant que Sainte-Beuve se fût défendu de l'avoir eu en vue. Il a dû sentir que ses procédés, en laissant accès aux soupçons du public, n'étaient ni généreux, ni amicaux; et il lui en coûtait d'autant plus de se rétracter que chez lui la sincérité était toute en nuances, en réserves, et gardait par devers soi le droit de se contre\'l) Correspondcrrtee de Béranger, II, pp. 20:i-20d.
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dire. Pierre Leroux a pu lui suggérer tel trait de la phy-.sionomie de Maurice, qu'il a complétée selon sa fantaisie. On ne peut penser sérieusement qu'il ait voulu peindre Maurice de Guérin; il l'avait bien rencontré à La Chênaie, mais il n'avait pu sentir chez lui cette ardeur inquiète d'apostolat, « cette plénitude confuse et tourbillonnante » dont parle Amaury,.
Un doute analogue reste sur le portrait d'Elie. Serait-ce Elie de Kertanguy, un des disciples de Lamennais, et son futur neveu, que Sainte-Beuve avait aussi connu à La Chênaie ? Si Hervé est bien Lamennais et si Maurice est bien P. Leroux, peut-être n'est-il guère vraisemblable que Sainte-Beuve ait mis auprès d'eux un personnage si peu connu. Peut-être est-il question de l'abbé Gerbet; je n'ose avancer le nom de Lacordaire, avec qui SainteBeuve était alors assez lié pour lui demander sur la vie de séminaire des notes destinées à être transcrites dans son roman. Le reproche « d'habileté propre » qui se ménage dans des buts lointains et secondaires » pourrait cependant porter sur la timidité observée par Lacordaire dans ses relations avec Lamennais. Il ne se livra jamais complètement, comme s'il avait senti le danger et peut-être l'a-t-il jugé plus tard avec un peu de pitié éloignante et justicière. Les qualités de séduction de Lacordaire sont en ces mots « Nature tendre sans mollesse, ouverte et facile d'intelligence, égale pour le moins à toutes les situations, aumônière et prodigue avec grâce. Son abord enchante comme s'il était de la race des rois. » Il se peut aussi que Sainte-Beuve ait senti chez Lacordaire « une glissante surface qui s'interpose entre son âme et vous ». Lacordaire ne se montrait pas aisément, dans ce milieu composite de La Chênaie. Il sentait probablement que beaucoup, parmi ceux qui le traversaient, y apportaient une curiosité passagère, et qu'il ne (1) Lacordaire quitte Lamennais en 1832. Pendant qu'il collaborait à l'Avenir, il écrivaü à un ami de séminaire (p. 122) « Abonne-toi, tu feras bien et tâche de le répandre. Mais ne te porte pas comme un défenseur ardent de nos doctrines; la modération est la meilleure manière d'honorer ses opinions.
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fallait pas faire grand fond sur des conversions de littérateurs. Il a pu se défendre contre Sainte-Beuve avec d'autant plus d'adresse qu'il lui savait plus d'indiscrétion pénétrante dans l'offensive. A son ascendant, peut-être opposait-il, pour couper court aux entretiens poursuivants, « des jugements légers, indifférents. » Mais que veut dire Sainte-Beuve en parlant de ses opinions (1) cc contradictoires sur des matièles où il s'agit de droit inviolable et d'équité flagrante pour le grand nombre ? » Il en viendrait sans doute à parler avec un peu de dépit d'une âme qui se réservait, qui n'osait se fier à une doctrine étroite par le nombre de ses adhérents, qui en appelait à l'antique expérience de l'Eglise et se rassurait dans son autorité traditionnelle, en jugeant d'un peu haut certaines impatiences de justice et des essais prématurés. SainteBeuve interprétait en ambition latente ce qui fut surtout, pour qui se rappelle la carrière de Lacordaire, scrupule d'intelligence, docilité dans l'attente, et crainte de l'exaltation factice.
Quoi qu'il en soit, ces trois portraits, avec les pages qui les suivent, témoignent curieusement de l'attitude prise par Sainte-Beuve dans ce milieu d'apôtres, de voyants et de prophètes, où son étoile l'avait conduit. Il s'est laissé quelque temps emporter par leur enthousiasme, mais l'esprit de critique veillait chez lui; il a senti tout de suite que l'action immédiate exigeait un sacrifice intellectuel, qu'il fallait se résoudre à devenir l'homme d'une idée, batailler pour la maintenir, et par là peut-être (l) Dans le paragraphe final, Sainte-Beuve parle de « cette mesquinerie un peu égoïste, qui émiette et pointille, qui retranche à la moindre action. Il n se peut que Sainte-Beuve n'ait saisi chez Lacordaire que le souci extrême de la correction vis-à-vis des chefs hiérarchiques de l'Eglise à tous les degrés; il n'était pas assez son confident pour connaître le point que sa dignité lui interdisait de dépasser. Quant au soupçon de « politique que Sainte-Beuve insinue,-plus tard, dans sa correspondance avec Mœe Swetchine, Lacordaire laisse voir par où les apparences de sa conduite y donnent prise (25 juillet 1836, Rome) « Vous me faites entendre qu'il y a dans mes actes isolés un désaccord qui fait qu'il n'est pas facile de saisir le résultat général il est vrai qu'il me faut du temps pour tracer une ligne droite, et j'admire moi-même comment, avec quelque chose de si subit, la Providence permet cependant que ma conduite se suive, et que certaines gens me croient très habile et très fin. ».
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perdre un peu de ce vaste don de sympathie, d'où il tirait ses meilleures jouissances. Puis il aurait fallu risquer quelque chose, et l'aventure n'était pas de son goût. Ce qui était surtout épicurisme d'esprit, il essaie de le représenter comme un scrupule de clristianisme. Et en même temps, dans l'ordre de l'action, comme en amour, il sentait qu'il perdait infiniment à toujours demeurer observateur, raisonneur, se concentrant bien pour un temps sur l'objet de son admiration, mais d'ailleurs trop dis- persé et d'instinct trop mobile pour jamais dépasser l'adhésion spéculative. Ainsi Amaury se montre « infirme, dépareillé ». « J'avais hâte de m'attacher et de m'appuyer. Je me serais fondu corps et âme en quelque destin valeureux. Il est ainsi des âmes tendresi des âmes secondes qui épousent une âme illustre et s'asservissent à une gloire. » C'est quelque chose comme ce séidisme qu'analyse A. de Vigny dans ,Servitude et fraudeur militaires. Il suflit de lire les Consolations pour voir que l'ascendant de Hugo sur Sainte-Beuve fut, un moment, immense. Sainte-Beuve était incertain, désemparé, il subissait le prestige de son bonheur autant que de son talent; mais nous savons que la déception vint de bonne heure. Elle lui vint en même temps de tous ceux dont il avait cru faire « les guides turbulents de sa vie extérieure ». Il n'a pas rencontré son « grand homme ». C'est par découragement qu'il s'est rendu le disciple « des maîtres invisibles, inconnus, absents ou déjà morts », le disciple de Port-Royal. Cette soumission lui pesait d'autant moins qu'elle n'astreignait nullement sa vie extérieure, et fort peu sa vie intérieure. En se prêtant à l'étude des doctrines, son esprit restait maître de lui et souverain du domaine où il promenait sa pensée indépendante. Il devait d'ailleurs se lasser aussi des Messieurs de Port-Royal bien avant d'achever l'œuvre qu'il leur consacrait.
Les idées d'Amaury sur l'homme d'action, sa mission et son caractère, sont à diverses reprises exprimées dans Volupté, à propos de M. de Couaën. Et tout ce qui s'y rattache serait bien le Roman d'un Enfant du Siècle.
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Mais le roman est au second plan ici, et se compose d'épisodes détachés qu'il faut assembler pour leur trouver un sens. Amaury est trop soucieux d'ailleurs de son cas j~ unique, il insiste trop sur l'exceptionnel et sur le rare de sa destinée, il s'intéresse trop superficiellement à la • vie générale des hommes de son temps pour reconnaître volontiers dans sa souffrance l'expression personnelle d'un état de choses universel^ affectant de la même manière toute la jeunesse contemporaine. Et puis il reste trop romanesque dans ses tentatives d'action, pour que l'échec nous en émeuve beaucoup. Jamais nous ne sentons dans Volupté ce qu'il y a de poignant et de désolant dans l'attitude de cette génération ardente mais sans principes clairs, dévorée du besoin d'agir, mais incapable de s'en partager l'initiative, faute d'une croyance pratique, et cherchant désespérément l'homme des temps nouveaux qui lui révélerait sa carrière. La hantise du héros, du « surhumain depuis.l'Empire la remplit de dégoût pour les essais humbles et tâtonnants, où la volonté accepte des tâches mesquines. Elle est impuissant parce qu'elle n'imagine pas l'action autrement que par une sorte de fascination; et elle cherche, moitié sincère et moitié sceptique, le magicien qui transformera les choses par la merveille de sa pensée et de sa hardiesse. Or Sainte-Beuve ne voit dans l'action qu'une occasion nouvelle de faire des expériences intellectuelles. Il observe ce que deviennent les idées au moment d'agir; il regarde, lui chétif, quel est le secret ressort des grands énergiques il se demande si c'est bien d'un principe qu'ils tirent leur ténacité, ou si plutôt ils ne veulent pas imposer leur caractère. Voyez M. de Couaën et les propos qu'il tient à Amaury (III, VI). Il nie la force progressive des idées et affirme uniquement des volontés. L'individualisme va si loin chez lui qu'il ne veut pas même traiter ï la coutume, la tradition comme une valeur à mettre en oeuvre cela étonne d'un gentilhomme royaliste; mais c'est bien là l'idée romantique du héros; c'est aussi toute î la métaphysique du génie selon Hugo Les Feuilles
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d'automne, en 1831 W, et sans doute bien des conversations privées avec Hugo, suggéraient à Sainte-Beuve l'image de l'homme qui se croit un géant vaincu sans avoir lutté. Il montre donc le génie méconnu, étranger au milieu des petits intérêts des hommes, traînant ses grandes pensées comme une malédiction, et comptant seulement sur la puissance de sa volonté condensée pour attirer à lui, dans une occasion complice, les forces en attente partout disséminées. L'homme d'action ainsi entendu n'est pas fort parce qu'il est la conscience de la foule; Hugo non plus ne faisait pas encore « son métier de flambeau »; il l'entraîne malgré elle, il ne se repose jamais sur elle. Aussi est-il amèrement triste dans son attitude boudeuse il ne se prend pas pour l'homme providentiel, appelé à concourir au plan divin; il ne voit dans la réussite qu'un hasard « S'il est un effet général que l'humanité en masse doive accomplir par rapport à l'ensemble de la loi éternelle, je m'en inquiète peu. » Pourquoi donc agir ? Par ennui, par horreur de ce senti ment de non être qui vient aux désœuvrés. Ajoutez-y que M. de Couaën a suivi, dirait-on, les cours de Lamarck « L'espèce domine et les individus sont broyés ». Et il a lu aussi Voltaire « Un remuement de rats, à quelque fond de cale, se rattache-t-il au cours de la lune, aux moussons de l'Océan. » Sainte-Beuve, par la bouche d'Amaury. reproche à M. de Couaën et par ricochet à Hugo, de n'avoir pas le sentiment des temps modernes, parce qu'il déplore l'abondance des grandes volontés refoulées sur elles-mêmes. Il trouve un motif d'optimisme à constater que la masse « ainsi mue des plus généreux ferments peut prendre « une importance croissante et bientôt dominante »..A vrai dire. il n'y a guère là, de sa part, qu'une spéculation sur une idée saisie à la volée: il a voulu, comme toujours, donner un correctif à une t,héorie excessive, aristocratique et pessimiste. Il faut d'ailleurs se souvenir qu'en 1834 ses relations avec Hugo étaient plus que gênées: les conseils qu'il lui adresse (i) Voir notamment la pièce intitulée Dédain.
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.par allusion manquent d'aménité, et ce n'est pas, assurément, par une intention flatteuse, qu'il montre M. de Couaën possédé par une idée fixe, tournant à la « manie » et à « l'outré », et manquant sa destinée.
En Cadoudal, Amaury Sainte-Beuve sent au contraire l'homme sans personnalité réfléchie, mais avec beaucoup de race, et qui garde une foi absolue dans une tradition qui impose d'agir, avec « je ne sais quoi de rude, de peu humanisable, d'anciennement féroce ». Et c'est encore pour lui une occasion de revenir à sa conception du chrétien. Après s'être demandé si Georges n'aurait pas pu se dépouiller, par la culture, de ce fond instinctif et brutal, « aux dépens de la partie forte de son caractère » (XIII), il conclut que le but élevé de l'individu n'est pas de réaliser et de maintenir le type de sa race, mais de se rapproeher d'un idéal humain. le même pour tous en sa l perfection, et que tous conçoivent intégralement « Qu'ai-je là à regretter, dit-il en se comparant à cette nature puissante. Il ne doit rien survivre de l'Hébreu, du Celte ni du Scandinave dans le chrétien. » Tout ce qui limite la personnalité, en la déterminant et en la fixant, est ainsi traité par Sainte-Beuve comme une diminution. C'est chez lui une forme du sentiment de son impuissance à agir. Pour un moment d'enthousiasme, et parce que la joie de l'action prochaine l'a délivré de l'obsession de lui-même. Amaury croit appartenir corps et âme à une cause; mais il se reprend; dès que la conscience entre en jeu, elle va contre la volonté spontanée; Amaury n'a pas assez de race pour vouloir être ce qu'il serait selon sa nature et son hérédité; son moi conscient et réfléchi se développe en dehors des voies de son moi inconscient. et au besoin contre lui. Il croit voir que sa fièvre de danger n'est qu'une nouvelle manière d'être, audacieuse et fière, de la volupté. Ainsi Sainte-Beuve, séduit un moment par des hommes de pensée ardente et de tempérament apostolique, s'est consolé de ne pouvoir être des leurs en se disant que le grand devoir humain était loin d'eux, dans une vie sans projet, mais pénétrée d'intention
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chrétienne. Instinctivement, il réduit le christianisme â n'être que son talent sublimé.
L'orgueil de diriger les âmes restera en lui, après qu'il se sera cru débarrassé de « l'orgueil d'émouvoir » (XIV). L'àme qui lui a semblé passive à souhait, c'est Mme de Couaën. Il y a de tout dans ce personnage, dont le modèle nous est apparu déjà dans les Consolations; il y a même de vagues réminiscences de Clarisse Harlowe, et beaucoup de l'inspiration que Sainte-Beuve avait si vivement goûtée chez les poètes lakistes. C'est une quintessence de toutes les amours littéraires de Joseph Delorme; elle est presque irréelle; elle vient d'un pays un peu mystérieux et frappé par le malheur; et tout en elle semble aussi lointain. A force de nostalgie on la dirait absente, hors de la vie. D'un peu plus près. on lui trouve à la fois une exaltation douce et ce sens très droit de la réalité qu'il est de tradition, dans le roman français, de reconnaître aux femmes: on devine en elle, dans son accent souffrant. une déception profonde, et une attention vive à ne la pas laisser voir, une manière loyale et simple d'accepter la vie comme elle est. avec ses devoirs clairs. Cette nature si discrètement héroïque et rêveuse demande des attachements parfaits et chimériques. purs d'égoïsme. Amaury s'essaie à en être l'objet. L'idéal chevaleresque entrevu, qu'il s'engage à réaliser. le sacrifice mystique à j une cause sacrée et perdue. qui prendrait pour symbole I l'absolu dévouement à sa dame et maîtresse, cette allure sublime, affermie contre toutes les séduction?, qui se voit, aux héros de légendes, ne pouvaient convenir à la naturel inquiète et raisonneuse d'Amaury. C'est ici la partie du' roman où Sainte-Beuve a pastiché la manière de Mm° de Souza et de Mme de h'rüdener c'est. plus ingénieux que vigoureux, plus artificiel que vraiment vécu. Balzac refaisant ? Volupté dans Le Lys dans la vallée, a voulu
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faire de l'héroïne une femme très réelle. Mme de Mortsauf a vécu, c'est une maîtresse femme; elle sait la douleur et elle sait le monde; elle peut donner à un homme jeune d'excellents préceptes pour la conduite de sa vie. Et elle entend bien que son amour, au lieu d'être une distraction dans la .carrière de ce débutant ambitieux, tardivement apparu à son cœur malheureux, lui soit une exhortation perpétuelle et un soutien effectif. Au contraire, Mme de Couaën, voyant que les instincts actifs d'Amaury l'éloigneraient d'elle, ne sait que le supplier de rester auprès d'elle: « Vous ne nous quitterez jamais » (VIII). Elle s'absorbe et s'étiole dans une idée fixe « pâle et d'une monotonie de pensée qui tendait à la stupeur ». On la croirait initiée à un autre monde, d'une vie intérieure si concen- trée qu'elle semble avertie par un sens mystérieux des accidents voilés encore de son destin; elle perçoit des harmonies ou des discordances, où un esprit ordinaire ne voit rien, que d'indifférentes banalités. Elle semble sans volonté; elle ne résiste à rien, ne se promet rien mais sa délicatesse d'impressions la préserve aussi de toute complaisance pour les tromperies des autres elle ne sait rien se suggérer, ni rien se dissimuler de ce qu'elle a découvert chez eux. Amaury s'aperçoit vite qu'il ne peut fixer cette sensibilité sous sa main; il y a un refuge, en elle, de tristesse et de sérénité, qu'Amaury, maître en émotions, ne peut troubler. Et c'est lui qui ploie sous son ascendant. A sa casuistique amoureuse, où le jargon dévot ne parvient pas à cacher le fond brutal, ses théories sur lui-même, grâce auxquelles il pense la toucher de pitié, elle répond par une parole de bon sens qui a raison de lui « Vous vous tourmentez avec les dires de vos philosophes. » Après un bref consentement au marivaudage métaphysique, elle retient en face de cet esprit enlaçant et compliqué une telle assurance de simplicité qu'elle lui échappe et le ramène, une dernière fois charmé, dans le cercle de sa vie. Puis, quand elle l'a bien éprouvé, elle le tient loin d'elle; les adresses d'.Amaury pour la ressaisir ne sont plus que de prétentieuses gaucheries. Elle ne concevait, dit Sainte-Beuve, d'autre infi-
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délité que celle du cœur ». et c'est pourquoi elle n'admet pas les recommencements les arrangements, la suavité de langage d'Amaury ne peuvent rendre pur ce qui a été une fois altéré. Elle mourra, certaine que la mort de son fils Fa châtiée « pour avoir désiré quelque chose hors du cercle tracé ». Ame scrupuleuse, elle interprète contre elle tout son malheur.
Pour interpréter l'énigmatique Mme R* (XIV, XV, XVIII), il faut rapprocher d'elle cette « âme charmante » dont parle U. Giittinguer dans son roman; Sainte-Beuve en parle avec la fatuité et la désinvolture d'un héros de Laclos « J'éprouvais un flatteur mouvement d'orgueil. de les satisfaire toutes les deux, et '1noi de n'être pas rempli. » Le dernier mot est de style il rappelle l'abîme intérieur de René, où toutes les passions répandues ne feraient pas le plein; de même, les « inquiets scrupules » suscités par la pensée de Mme de Couaën, sont là- pour répondre au plan général du roman, qui est moral. Cela mis à part, la « tristesse amollie » de Mme R* ce « désabusement précoce », cette « langueur d'âme » et ce loisir de se regarder et de s'observer jusqu'au seuil du trouble, font bien pendant à l'âme de l'héroïne d'Ulrich, « légèrement gâtée, non pas au fond, par la fortune et les plaisirs un mélange de tendresse facile et d'esprit français du meilleur temps avec des ouvertures de cœur singulières vers la religion », sachant jeter sur « les sentiments embarrassés » de son amant « des mots pénétrants avec sa supériorité d'expérience ». Entre Mme R* et Amaury,, c'est une lutte de finesse, et c'est elle qui déjoue ses confidences adroites, en y démêlant la vérité qui s'y dérobe en nuances à l'infini. L'amour-goût, dirait Stendhal, les a unis, et quand la jalousie vient mettre de la passion dans la coquetterie, il peut faire illusion. Mme R* ressemble aussi à ces femmes qui tenaient les premiers rôles dans les romans du XVHP siècle, détachées de très bonne heure de la vie par une épreuve qui les a déçues à fond, et se laissant distraire de leur ennui par une adoration qu'elles appellent et qu'elles découragent. Seulement Sainte-Beuve l'a romantisée encore il a voulu
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qu'elle s'appelât Herminie; s'il la peint quelquefois en touches dures qui nous désenchantent, il lui a donné ailleurs la dolente faiblesse d'une victime. Voici successivement les deux manières « A la soie onctueuse et cendrée de son front, à l'ivoire net et tiède de sa joue, succédait une légère et dure verdeur comme métallique. » Après les pages où il a poussé à l'excès les brutalités de la vanité sensuelle et déçue, il nous la montre qui « aurait eu besoin de s'appuyer et de croire ». Elle est « douce, sensible, courageuse ». Amaury, comme il convenait dans une confession, se donne généreusement les torts. Et si nous mettons, auprès de Mme R* MUe de Liniers et Mme de Couaën, il semble que Sainte-Beuve ait voulu dire que toutes les femmes, si différentes soient-elles, sont liées par une sorte de solidarité secrète, où elles se reconnaissent, se liguent, même rivales, pour se défendre contre les hommes, vulgaires et trompeurs, et leur infliger un dépit douloureux jusqu'au désespoir. Et cet instinct de défense, nous l'avons vu déjà dans les romans féminins du XVIIIe siècle.
Pour ce qui est de la conversion d'Amaury, SainteBeuve n'a nullement voulu y mettre une continuité intellectuelle. Il s'est détaché sans crise violente; contre les théories de Lamarck, où il avait pu observer la même imagination froide et désolée que chez Sénancour, ce n'est pas la pensée chrétienne qui protestait en Amaury, mais « un sentiment abondant de création et de brusque jeunesse ». Quand il traverse, symbole de Sainte-Beuve traversant assez rapidement le milieu doctrinaire, la société d' Auteuil finissante, on sent que son esprit est sans inquiétude et sans souffrance. Il n'y a pas, ici, d?étude^du-4ounnent intellectuel. D'ailleurs, si SainteBeuve n'explique pas-jÍonplus comment la pensée d'A-
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maury se réconcilie avec le christianisme, c'est qu'il lui a prêté toujours un tour d'esprit mystique. Sa méthode tend à préciser des rapports purement spirituels la vie de l'âme est pour lui absolument originale, et irréductible à des termes scientifiques. Rien de plus contraire aux tendances de la société d'Auteuil; dans son livre sur Les Rapports du physique et du moral de l'hom1ne, le dessein de Cabanis était d'empêcher la science morale de se perdre dans le vague métaphysique en liant « les phénomènes intellectuels et moraux aux mêmes lois et aux mêmes propriétés qui déterminent les mouvements vitaux ». Amaury essaie de réaliser un état de sensibilité idéale, un compromis raffiné entre l'amour humain et la possession la plus prochaine de Dieu. Cabanis, dans le même ordre d'idées (2e Mémoire), n'étant pas de ces -amateurs de sentiments précieux qui emploient des procédés d'artiste patient et fin à tisser des trames ténues, se contente de noter chez les consciences faussées par une éducation artificielle certaines confusions et substitutions de sentiments « Dans le sein des familles pieuses et sévères, où l'on dirige l'imagination des enfants vers les idées religieuses, on voit souvent chez eux la mélancolie amoureuse de la puberté se confondre avec la mélancolie ascétique; et pour l'ordinaire aussi, elles acquièrent l'une et l'autre dans ce mélange un degré considérable de force; quelquefois même elles produisent les plus funestes explosions, et laissent après elles des traces ineffaçables. » Les vrais maîtres d'Amaury-Sainte-Beuve, ce sont les descriptifs plutôt que les raisonneurs, Vauv enargues, Saint-Augustin; il accepte les logiciens pourtant, quand ils appliquent la rigueur de l'esprit à la matière fuyante du coeur ainsi de Bourdaloue. Amaury aime la difficulté vaincue; épris de Saint-Martin, il se met dans l'attitude intellectuelle la plus propre à combiner en variations habiles les formules du Philosophe inconnu il y fait entrer des sentiments finement ouvrés le plaisir de décrire facilement des conceptions difficiles, de traduire en mots nets et de déduire en idées distinctes les intuitions d'un esprit extatique, le ramènent à Saint-
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Martin même quand il a connu Port-Royal, M. Hamon, et accepté la direction de l'abbé Carnon.
Sainte-Beuve a placé toute cette période de la vie d'Amaury dans un milieu qu'il avait entrevu au beau ternps de ses relations avec Lamennais. L' « ecclésiastique remarquable », ami de l'abbé Carron, est sans doute l'abbé Teysseyre w c'est par lui et par Lamennais qu'il put entendre parler de l'abbé Carron. Le personnage réel, que Sainte-Beuve n'a donc jamais connu directement, hérita dans sa pensée de toutes les vertus qui font ,-un directeur idéal. Il permet à Amaury toutes les formes de la sentimentalité religieuse, et il le laisse se fixer dans une religion où les langueurs et les tendresses de FéneIon s'harmonisent aux riantes interprétations de la vie \qui l'enchantent chez Saint-Martin. Il tolère enfin chez son pénitent, cet indulgent directeur en qui le vrai abbé Carron aurait peut-être hésité à se reconnaître, une interprétation de la grâce qui coïncide à merveille avec son 1 penchant à s'adorer soi-même. Il semble que l'âme ait le loisir de se laisser prendre et de se refuser en sécurité la volonté ne cherche pas Dieu en tremblant, elle n'a pas à craindre son abandon; Dieu désire son retour avec une éternelle patience. Et Amaury ne se réfugie en lui qu'après avoir été partout rebuté. Alors tout vient s'anéantir dans son mépris; mais il se soucie encore, au lieu d'avoir l'élan éperdu des grands mystiques, leur grand oubli précurseur de la résurrection intérieure, il se soucie de maintenir la continuité de sa vie intime; degré par degré, avec une finesse d'observation qui prête à la Providence plus d'ingéniosité et d'esprit que de force, il décrit l'action de Dieu sur lui; et vraiment on admire que Dieu ait si complaisamment adapté ses voies aux détours d'une nature si peu sûre. Au dernier moment, pour nous bien faire entendre que se convertir n'est pas se méconnaître, Amaury s'écrie « J'avais hâte de mettre l'idée de Mme de Couaën en toute sûreté et pureté derrière l'autel. »
(1) Voir Sa Vie par Paqtielle de Pollenay.
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Amaury prêtre demeure le virtuose attentif aux fluc- tuations harmonieuses de son âme. La règle religieuse est pour lui une culture d'âme égale; il n'en marque pas l'intention mortifiante. Pour décrire la vie de séminaire, il a fait appel à des impressions conservées par Lacordaire mais que n'a-t-il imaginé ce que dut ressentir dans ce milieu « innocent et frugal » le jeune homme complexe et orageux qu'avait été Aniaury ? Il a bien changé d'habit; mais son grand effort chrétien est moins de dépouiller le vieil homme que de sublimer son passé. Dans le parc où il médite selon la règle, il n'est pas hanté par Mme de Couaën il dédie une pensée à trois allées. Au milieu de ses exercices spirituels, il apprend que Mue de Liniers se marie; et il tient à penser qu'elle y met « un sentiment particulier de délicatesse », pour lui « alléger un remords ». Et nous voici repris par le train du roman; nous n'en saurons jamais plus sur la vie intérieure du jeune prêtre. Il retourne en Bretagne pour se retremper une dernière fois au pays de son enfance; il « étouffe de pleurs », suffoque de souvenirs et malgré tout il n'attire pas la sympathie parce qu'il a toujours abordé la vie trop prudemment; il est incurablement calculateur et élégant. Pour que le livre fût parfait et de composition impeccable, il fallait bien qu'Amaury revînt auprès de jMme de Couaën mourante, et qu'auprès d'elle il fût prêtre en même temps qu'amant. C'est la trouvaille que SainteBeuve reprochait à Delécluze de n'avoir pas faite dans son petit roman. Toute cette fin est d'un romanesque étudié; les moindres détails recèlent de minutieux symboles tout nous prépare à cette scène pénible, presque i irritante, de l'extrême-onction donnée par Amaury. Et ce qu'il faut noter, c'est que Sainte-Beuve, en suivant à tra- vers ces moments difficiles l'état d'âme d'Amaury, ne fait pas de la psychologie directe il évoque des souvenir s littéraires, il rappelle des analogies, il associe des images puisées dans les livres mais l'abondance et la variété de la culture, on le voit bien ici, ne suppléent jamais la spontanéité créatrice d'une imagination féconde. Il n'est -pas jusqu'à la Bible qui ne prenne, avec Sainte-
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Beuve, l'air d'un recueil de jolies moralités; c'est un littérateur à l'affût des allusions, des questions épineuses aussi, pour faire preuve d'un talent qui sait tout dire. Le problème de l'oubli, qui est la grâce du prêtre confesseur, n'est pas négligé n'y a-t-il pas là quelque chose de piquant ? Puis que de volupté encore dans la scène de l'onction il a beau faire, Amaury songe à lui surtout, et c'est à lui qu'il fait songer, plus qu'à elle, plus qu'à la majesté de la mort, qui s'efface complètement. 1 La conclusion (1), qui fait pressentir l'activité apostolique d'Amaury dans le Nouveau-Monde, ne peut faire illusion. C'est sans doute une intéressante dissertation sur l'avenir spirituel et matériel des Etats-Unis; mais elle n'est rattachée par rien à la ligne directrice du roman. Si Amaury voulait agir, que ne se résolvait-il à dire clairement l'attitude qu'aurait prise en France son catholicisme ? Il était plus aisé de déclarer que les sociétés européennes sont de celles où l'individu d'élite ne peut se frayer u.A chemin qu'en marge de l'activité univerj selle, et plus romanesque de transplanter Amaury dans l'Amérique de Chateaubriand dénouement plaqué ce livre n'en reste pas moins la confession de l'inutile qui nie sait pas même être amoureux généreusement, ni joindre à son amour la fierté d'une tâche humaine accomplie. En avril 1833, après avoir refusé un poste dans le haut enseignement, Sainte-Beuve écrivait à Lerminier « Etre et rester en dehors de tout, c'est là, je crois, mon vœu et ma destinée. » Et il ajoutait que s'il était capable d'action, ce serait « dans un sentiment de guerre ouverte, dans une pensée révolutionnaire. se produisant hors de l'enceinte. » Cette effervescence incapable n'a pas duré.
Volupté ne fit pas grand bruit, et n'eut surtout pas le succès de sympathie qu'espérait Sainte-Beuve. J.-J. Am(1) Elle a pu être suggérée à Sainte-Beuve par un fait de la vie de Lacordaire, qui faillit partir pour l'Amérique comme vicaire de Mgr Dubois, archevêque de New-York. La révolution de 1830 arriva là-dessus.
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père lui consacra un article plutôt élogieux ('). Il note la continuité du mouvement lyrique à travers l'analyse en effet, Volupté prétend au poème, et il est sûr aussi que le mouvement de prière, l'effusion religieuse des Confes- sions de saint Augustin ont souvent été le modèle de Sainte-Beuve. Encore Ampère trouvait-il qu'il y avait dans la « portion lyrique » trop de développement le public était « blasé et pressé »; de même il blâmait un fini trop curieux dans le détail. Mais il louait la moralité chrétienne du roman, en un temps qui glorifiait le mal, les héros de l'adultère et de la séduction; c'était en littérature, pour la première fois, « le jour du confessionnal », dénonçait à la fois le côté défectueux du cœur, qui cherche à se satisfaire par la volupté, et le vice de la volonté, qui veut commander. Ampère ne fait pas d'allusion plus précise à toute la partie du roman qui critique les hommes d'action contemporains, et il ne semble pas être choqué des procédés tout profanes dont use SainteBeuve, avec des prétentions chrétiennes. Il ne dit pas que dans cette confession, comme dans la vie réelle de son auteur, les influences littéraires sont au moins pour autant que les impressions recueillies assurément, Volupté répond bien mal au souhait que Charles Nodier, en 1831 &\ énonçait à la fin d'un article -où il déplorait l'esprit sectaire, l' « impassibilité automatique », le manque de naïveté dans la foi politique de la génération nouvelle « Je ne vous conjure de sauver ni le sentiment religieux qui n'est peut-être plus, ni la liberté qui ne sera jamais sauvez l'amour, si vous le pouvez. » Balzac, qui s'est assez cruellement moqué de Sainte-Beuve dans Un prince de ta Bohéme, en imitant son langage précieux de psychologue, a étudié résolument cette nouvelle jeunesse qui avait la frénésie d'arriver, mais il a aussi cru à l'amour. Il n'est que G. Sand qui ait pris SainteBeuve pour une « créature angélique », et il fallait P.evûc de Paris, 1834.
(2) Revue de Paris, de l'Amour et de son influence comme sentiment sur la société actuelle.
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que l'illusion fût bien forte pour ne pas s'en aller à la lecture de Volupté. Le caractère artificiel de ce livre, la maturité précoce du héros, son esthétisme troublé de scrupules religieux et survivant à tout, sa facilité à changer de personnalité séduisent aujourd'hui la curiosité par une imparfaite mais saisissante ressemblance avec de plus modernes esthètes, plus méthodiques, plus sereins aussi dans leur perversité. Le symbolisme amoureux de Volupté se développe avec une splendeur incomparable dans les Vierges aux Rochers de G. d'Annunzio. De la psychologie tranchante, mathématique, à la Laclos, des élégances morales telles que les offrent les romans féminins selon l'ancien ton, une volonté tendue à suivre ^-l'ondoiement de la vie intérieure; des vues de mysticité inspirées par la fréquentation de quelques livres de piété choisis; et, mêlée à tout cela, une affectation de force et d'expérience dans le mal, qui survit, avec les ménagements du goût, au naturalisme des premières années grâce à un rare talent d'expression, Sainte-Beuve a formé de ces éléments un ensemble très bien fondu. Si toutes les œuvres autobiographiques que nous avons rencontrées valent par la sincérité humaine de leur fond, celler ci intéresse surtout comme une œuvre de virtuosité, et elle témoigne d'un souci de virtuosité dans la vie réelle. Sainte-Beuve a donné dans Volupté le premier exemple d'une littérature amorale, malgré l'enseigne édifiante, morbide, prétendant valoir la science par la sûreté des méthodes et l'infaillibilité des pratiques, et rivaliser avec l'art par la vie de l'expression.
L'autobiographie s'éloignait, avec Sainte-Beuve, de ses [ voies traditionnelles. Le mal décrit dans Volupté est un mal raffiné et rare, et il faut pour le produire la rencontre de bien des éléments et une culture savante. Que L René nous semble naïf, simple et peu averti auprès d'Amaury! Volupté demeure une œuvre isolée, et s'il faut la mettre dans une école, c'est aux adeptes de Tartjxmr l'art^qu'elle appartient. Ciseler des sentiments exquis, unir le travail du style à la recherche psychologique, et bien souvent inventer studieusement des complications
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sentimentales pour prolonger le prétexte des habiletés verbales, c'est là ce qu'a fait l'école parnassienne; et c'est elle qui a créé une mode romanesque nouvelle, en éliminant de l'art toute préoccupation morale et en poursuivant l'exceptionnel. De même que la grande poésie ly- rique, sous la Restauration, a donné les plus larges développements aux sentiments que l'autobiographie avait mis au jour, l'école parnassienne, et Baudelaire surtout, avec sa haine de l'éloquence, a élaboré les états d'âme singuliers d'une génération énervée, en leur donnant une précision et une perfection de forme qui tend à l'impassibilité.
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CONCLUSION
Le testament de l'Autobiographie romantiqu e 1 « Confession » de Musset Causes qui tendent à la détruire. Son influence; sa persistance. « Fanny» et « Daniel » de Feydeau et « Dominique » de Fromentin. Combien le roman de Sainte-Beuve détonait au milieu de la production romantique malgré toutes les concessions faites à la mode, on le comprend en lisant celui d'AIf. de Musset, paru deux ans après (1836). Sa confession est le testament de la génération romantique, et il ne nous reste plus qu'à montrer comment a dispar le genre de romans que nous avons essayé de caractériser Dire ce qu'il y a d'autobiographie exacte dans cett œuvre, après tout ce qui a été écrit sur les relation de G. Sand et d'Alfred de Musset, je ne l'entreprendra pas, et j'essaierai seulement de montrer la place qu'ell occupe dans la suite des œuvres de la même famille Sainte-Beuve, dans la Revue d es Deux-Mondes de 1836, l'interprète comme le devait faire l'auteur de Volupté. dit que c'est « le mal de don Juan renouvelé », il parl d' « observation désespérément profonde ». Il souhait que Musset finisse sur l' « hymne triomphal et tendre de la troisième partie; ainsi, dit-il, serait atteint le but qui est de faire toucher la plaie du libertinage. D'autr part, il reprocherait volontiers à Musset de manquer d sens chrétien si l'amour se défait chez Octave, comm chez Adolphe, cela ne vient pas de ce qu'il a été liberti mais de ce qu'il est homme, « impatient, se lassant vite » Musset croit encore au rêve de l'amour, à la beauté d
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la vie passionnément vécue, sans la souillure des trahisons Sainte-Beuve veut que tout sentiment ait en lui sa tare originelle. Enfin il estime que les dernières scènes, jusqu'au départ de Brigitte avec le bon Smith, sont manquées au point de vue de l'art peu importe que tout cela soit arrivé s'il ne satisfait pas à l'art « qui choisit, dispose, donne un fondement. On est dans la région des phénoart,ènes, où l'art, cet ennemi de tout chaos, rte doit pas rester Et le confesseur de G. Sand termine son article par un conseil enveloppé vous êtes bien guéri. A vrai dire, le point où Sainte-Beuve souhaite que finisse le roman de Musset, c'est celui où il commence à nous intéresser le plus; Octave, après un accès de désespoir qui l'a jeté dans la débauche, à la suite d'une trahison d'autant plus cruellement ressentie qu'elle l'atteignait dans sa foi et dans sa candeur, a appris la mort de son père; il est venu vivre à la campagne, dans la maison paternelle; il a subi le charme de la solitude, il s'est apaisé; son âme est en pleine convalescence, quand il rencontre Brigitte Pierson; c'est une créature très bonne, douée d'un grand instinct de dévouement; elle parle gaiement « de la mort, de la vie, de la souffrance et de tout au monde ». C'est la femme sœur de charité, toute prête à sauver une âme en détresse. Il l'aime, et presque aussitôt la torture commence la maladie du soupçon a gâté Octave à fond. L'esprit de doute, l'irritabilité nerveuse, la hantise du mensonge et cette « fatuité moqueuse » de dandy, qu'il avait cultivée en lui par dépit, par honte d'avoir été dupe, lui reviennent soudain. et c'est lui-même qui* détruira l'amour dans lequel il avait pensé se régénérer. C'est cette ruine qui fait la partie vraiment vivante et attachante du roman.
Son originalité c'est qu'il n'y est question que d'amour; ni Brigitte ni Octave n'ont de prétentions intellectuelles, i ils ne cherchent-pas à se prouver l'un à l'autre qu'ils sont de belles âmes ni de grands esprits « II faut me traiter doucement, dira Brigitte; si vous êtes malade, je le suis aussi; il faut avoir soin l'un de l'autre ». Et dans l'amour d'Octave, la pitié.luttera contre l'orgueil, mais elle unira
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par être plus forte que lui « Dans quels trésors de charité sublime, dit encore Musset en termes d'une émouvante beauté, tu puisais d'une main patiente ton triste amour plein de pitié ». Et comme chez tous les grands passionnés, ne déguisant la passion sous aucune théorie. s'y laissant abîmer sans retour, l'amour s'impose avec 1 son caractère inévitable, fatal « Etais-je bon, étais-je méchant. il ne faut pas y réfléchir, il faut aller, cela était ainsi ».
Son mérite, comme autobiographie, c'est d'être beaucoup plus simple que l'aventure réelle qu'il raconte. La confession laisse tomber en grande partie ce qu'il y avait 1 eu dans la vie d'artificiel, l'illusion enfantine de réaliser 1 l'amour romantique dans sa perfection, et elle ne retient guère que le normal, ce qui est d'une humanité générale. Si Sainte-Beuve ne goûte pas la conclusion, c'est qu'elle est d'une vérité trop vécue, et c'est qu'elle est moins 1 une conclusion que la fin d'une étape dans deux -vies continuées. A. de Musset a le souci classique des « mœurs », son héros doit être sympathique; il a su traiter avec délicatesse la scène difficile qui termine son roman, parce qu'il avait un cœur ingénu; il ne met pas d'amour-propre à devenir le démon du malheur; il n'a | pas suivi la logique du lvrisme, ni celle du caractère i poussé à bout; il sait redevenir à temps un honnête j homme, reconnaissant ses torts sans déclamer et ne songeant ni à raffiner sur eux. ni à leur donner une expression tragique. La lecture de sa correspondance avec G. Sand, la connaissance du personnage réel que Musset a travesti en Smit.h, apprennent assez que les fluctuations sentimentales et les ambiguïtés morales à travers lesquelles il s'est débattu ne lui ont pas semblé dignes de passer dans une œuvre d'art. Il a fait une œuvre vraie, au sens classique du mot. H a dit de sa vie tout ce qu'il en pouvait avouer, il en a retenu tous les souvenirs dans lesquels il se reconnaissait réellement, l'exaltation et le j délire passés; il en a dégagé un sens bien personnel, f mais qui peut profiter à tous. Et comme il était sensitif avant tout, il n'a pas mis ce sens en formules nettés;
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ses méditations n'ont rien d'apprêté, c'est le cours même du sentiment.
Après une scène très dramatique, où Musset a résumé comme en un raccourci psychologique tant d'autres scènes qui renaissaient toujours, Octave comprend tout le mal qu'il a fait, il se sent en proie à une puissance irrésistible, et en même temps il garde conscience de sa bonté intime, inaltérable; c'est l'essence même et le dogme de l'autobiographie. Des souvenirs d'enfance l'attendrissent, il reconnaît que sa destinée a été plus forte que sa volonté, mais au lieu de s'absoudre « Tu as commencé par être bas, tu deviens faible et tu seras méchant ». L'examen de conscience l'amène à un vague espoir en Dieu, :conçu comme une source de pureté inépuisable ouverte à tous les repentirs; mais cet espoir, sur lequel il conclut, est mêlé de pessimisme, il n'élimine pas complètement l'idée de la mort destructive, cultivée avec une tendresse sombre, parce qu'elle termine l'inquiétude du désir sans fin. Si bien que le sens, inexprimable en formules, de cette confession, c'est qu'une fois subi le malheur inévitable, qui gâte, la meilleure attitude est de s'isoler pour épargner aux autres la contagion de la douleur et de se nourrir de souvenirs. Ce n'est pas une leçon prétentieuse, c'est la constatation d'une nécessité profondément ressentie et que la vie seule enseigne.
Est-ce à dire qu'il n'y ait pas de littérature dans ce roman ? J'ai dit seulement que Musset, conscience foncièrement droite et esprit bien équilibré, grâce à sa culture première, avait mis tout son talent à extraire de ses souvenirs une intrigue psychologique d'où la suggestion littéraire fût exclue « Vous êtes des demi-dieux, dit Octave en s'adressant à Werther, à Manfred et à René, et je ne suis qu'un enfant qui souffre ». Mais il a subi la mode du temps; il a théorisé sur son mal. et la longue dissertation du début, si pleine d'emphase, avec ses morceaux de rhétorique dont le sens se noie dans les mots, en est un témoignage suffisant; encore faut-il ajouter qu'elle est plaquée et que dans la suite du roman elle se laisse tout à fait oublier. Musset a cru donner une
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portée sociale et philosophique à sa confession, en décrivant la maladie universelle de la désespérance, latente, et qui éclate chez lui la première fois qu'on le trahit. Il ne s'est pas absolument trompé. Chez Alfred de Musset comme chez tous les auteurs d'autobiographie le tourment intime naît du désœuvrement moral, de la disparition de tous les mobiles d'action ou de l'insuffisance j de ceux qui subsistent. L'amour a été pour lui un fanatisme « Ma passion pour ma maîtresse avait été comme sauvage et toute ma vie en ressentait je ne sais quoi de monacal et de farouche ». Cela est si vrai que Desgenais, cet homme « plein de cœur, mais sec comme la pierre ponce » et dont « la douleur porte cuirasse », ce type de la génération nouvelle que décrit Vigny dans Grandeur et Servitude militaire, ardente et froide, Desgenais essayantde convertir Octave à sa « désespérante tranquillité d'expérience » lui parle de la vanité de désirer l'infini et des persécutions engendrées par les croyances religieuses. Le Discours de Desgenais est mêlé, il finit sur un mot libertin, mais il y a en lui du stoïcien et de l'ascète; c'est un esprit hautain, ferme; il sent l'absurdité ? de vouloir mettre l'infini dans les choses finies, il voudrait qu'un homme eût toujours assez de force pour dominer ses impulsions sentimentales; sa philosophie, s'il en a j une, est aussi imprécise que celle de l'honneur, qui survit, selon Vigny, à l'effacement de toute foi positive. Elle enseigne au moins que vivre, être un homme, ce n'est pas, comme le croyait Octave, « aimer, avoir une maîtresse », mais posséder un sens juste des choses, ne pas se complaire dans l'illusion, mépriser toute lâcheté et mériter son propre respect par une certaine rectitude simple et fière morale sans fondement, peut-être, mais maintenue par une foi survivante en la dignité humaine.
C'est pourquoi la partie dissertante de la Confession d'un enfant du siècle, avec les chapitres théoriques de Servitude et Grandeur, qui est de l'année précédente
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(1835), reste un document très curieux d'un état psychologique assez général pendant les premières années de la monarchie de Juillet. Musset et Vigny sont des rêveurs, des indépendants, que les promesses des apôtres d'une ère nouvelle n'ont pas séduit. Leurs souffrances, cependant, commençaient à dater; c'était un sentiment répandu qu'il fallait en rabattre enfin des torts reprochés à la société. Ad. Guéroult, commentant André et Leone Leoni montrait ce qu'il y avait d'anachronisme dans ces types à la Byron, au milieu d'une société renouvelée. Mais dans le même journal, G. Sand annonçait une autobiographie romanesque de Mmo Merlin, Mes douze premières années, où perçait le besoin d'émancipation de la femme; c'est la vie d'une jeune créole élevée en pleine nature et déconcertant ceux qui veulent la réduire à la mesure de la société. Chaudes-Aiguës revenait à la charge en 1837, à propos de l'Arthur d'U. Gûttinguer Werther, dit-il, plein de pitié pour lui-même, s'était tué; Childe Harold, raidi dans une impiété dédaigneuse, de plus en plus sceptique et amer, acceptait l'ennui éternel « L'orgueil sauvage et le suicide se partageaient la société ». Mais Arthur se résigne et prie; c'est que maintenant « le pressentiment d'une régénération magnifique » est partout. La résignation cependant est encorede la lâcheté; le moment serait venu de créer un type fidèle aux tendances du présent, et qui fût un réel progrès sur Werther et Childe Harold. Chaudes-Aigues oubliait que « la jeunesse laborieuse », celle à qui Augustin Thierry adressait de si beaux appels, ne se souciait pas de faire le roman de sa vie; Thierry, Michelet, Quinet ont dit le profond ) bien-être moral qu'ils avaient recueilli de leurs études; les travaux historiques, en attirant vers eux les esprits les plus actifs et les imaginations les plus ardentes, les ont détournés de ce perpétuel et stérile effort sur soimême; l'histoire de leur vie, ce fut celle de leur intelligence. En 1837 encore, à propos de la « résurrection de (1) Revue de Parfs, 1835.
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Valérie », élevée « bien au-dessus de sa vraie place » par Sainte-Beuve et quelques autres, la Revue de Paris publiait un article signé A. B., très violent, contre cette génération langoureuse « qui s'est roulée sur les pointes d'une souffrance imaginaire ». Il ne faut plus de cet amour « qui absorbe et paralyse toutes les facultés ». Le prestige du roman, en même temps, ne cessait de s'accroître. En 1836, dans la préface de Riche et Pauvre, E. -Souvestre disait fort à propos « Le roman est déjà, et sera chaque jour davantage, le genre initiateur ». Et il ajoutait « Quoique l'on ne soit pas encore arrivé à permettre que le roman se resserre dans l'empire du réel. il faut reconnaître qu'il tend chaque jour à se simplifier et à se faire la chambre obscure de la société. Il faut que nous trouvions tout chez lui le drame et la comédie, la satire et l'élégie, la plaidoirie et le traité ». Encore reste-t-il un danger à éviter c'est d'annihiler le drame « au profit de l'analyse didactique », autrement dit de substituer la dissertation historique ou la théorie psychologique à la peinture de la vie. OEuvre difficile que celle qui devrait être à la fois, au gré de Souvestre, « concrète, logique et nuancée ». Mais quelle riche matière s'offre à elle « On n'a guère attaqué ces veines secrètes de l'existence privée, où se cachent tant de fièvres dévorantes ». C'est toujours le même dessein, le même sentiment d'infinité devant l'objet à étudier, le même instinct de la complexité dans l'art qu'il exigerait, que nous avons constaté à la fin du XVIIIe siècle. Les deux grands artistes qui n'ont pas reculé devant la besogne, ce sont G. Sand et Balzac. L'autobiographie appartient une période où l'individu, saisi d'une sorte d'effroi devant la profondeur du monde, se rejette en lui et creuse en lui; tout devient pour lui un sujet d'examen intérieur; il se perd dans les difficultés qu'il se crée, au lieu d'abor-der hardiment la vie; il se traite comme un résumé du monde et s'isole dans la perfection de sa douleur. Voilà ce que la pensée du romantisme social regarde comme une recherche coupable; G. Sand, dans le Diable
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aux champ.s, écrit (2° partie) « Je défierais Dieu lui-même de suffire à sa propre félicité ». C'est la ruine du dogme mystique de Rousseau, qui faisait le fond de l'état d'esprit autobiographique. Jacques dit à Jenny (id.) « Vous offenseriez Dieu à la longue, si vous vous obstiniez à accomplir le suicide de votre âme, c'est-à-dire à concentrer vos pensées de dévouement sur un être qui ne peut pas et qui ne veut pas en profiter ». Le recueillement dans les pensées éternelles n'est pas davantage l'idéal de la culture humaine « Aimons ce que jamais on ne verra deux fois » dit Vigny, c'est-à-dire aimons l'humanité vulgaire, malgré ses imperfections, à cause d'elles; rendons-nous semblables à nos semblables, au lieu de nous éloigner d'eux pour nous consacrer à notre perfectionnement propre; ayons de la pitié, dût-elle nous obliger à quelque déchéance; la Chute d'un Ange, de Lamartine, comme l'Eloal de Vigny, ce sera l'histoire d'une créature parfaite qui renonce à vivre auprès de Dieu et qui s'exile du sein de la sérénité pour racheter un être souffrant et humilié. Les deux sens du mot amour, qui restaient autrefois si différents l'un de l'autre qu'ils semblaient s'exclure, l'amour égoïste et absorbant d'un seul être et l'amour ascétique de tous les hommes, plein de méfiance pour l'autre et de mépris, se réconcilient dans une même conception oui, l'amour d'une âme élue entre toutes est la noblesse de la vie, mais il faut qu'il rende plus hardi, plus généreux, plus avide de toute la vie, et plus fier d'être parmi les maîtres. L'estime sur laquelle s'établit l'amour se mesure au trop-plein de l'énergie, à la faculté de dévouement général, à l'ampleur de l'esprit. La notion du héros, du généreux, accordant l'amour de soi et de sa liberté intime avec le plus grand amour des autres, reparaît dans le roman et relègue au second rang l'amant plaintif, irrésolu et incapable de vivre. Mais l'influence du roman autobiographique a subsisté. Balzac, qui admirait Adolphe et Corinne, G. Sand, qui faisait à Obermann une préface enthousiaste, y trouvaient d'abord de belles études de passion, des documents sen-
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timentaux il y ont vu surtout que la profondeur de la souffrance, dans le désœuvrement de la volonté, peut initier l'homme à une connaissance intuitive, religieuse des choses, que jamais il n'aurait atteinte dans l'équilibre et la distraction de sa vie sociale. Celui qui s'est trouvé isolé, dans une détresse absolue, sans le soutien des habitudes, et les yeux dévoilés de ce bandeau d'illusions que nous mettent les opinions de classe ou de famille, devant les grands problèmes de la destinée, de l'amour et de la mort, acquiert un don singulier de pénétration et une sincérité plus émouvante, assurément, que des convictions traditionnelles et bien établies. Le roman autobiographique a été le recueil d'émotions et de tristesses où sont venus puiser les lyriques; c'est de lui que date le droit à la souffrance, et aussi la sainteté et l'orj gueil de la souffrance. A l'avenir, si fermement que chacun tienne à sa place dans le monde, à ses devoirs de condition, si exactement qu'il veuille s'acquitter envers cc l'institution sociale », il sentira que derrière les rapports sociaux, nécessaires et corrects, la vie individuelle est faite d'une infinité de relations qui ne se définissent pas, que par elles nous sommes introduits perpétuellement dans une association de peines et de joies débordant la société visible, et qu'en elles réside un idéal de bonheur ou de souffrance sans commune mesure avec les notions reçues dans la vie du monde. L'inquiétude morale, le besoin métaphysique, de quelque nom qu'on veuille l'appeler, l'aspiration religieuse, l'instinct de r s'affirmer soi-même et de se réclamer de quelque chose de supérieur à soi, sont désormais entrés dans la littérature et y sont devenus un élément nécessaire; on classera désormais les gens, dans la vie comme dans le roman, en deux catégories ceux « qui ont de la métaphysique » et ceux qui en manquent. Quand même des rapports de stricte justice seraient organisés entre les hommes et, comme dit Sainte-Beuve, quand « la démocratie » aurait fait de la vie en commun un échange* régulier d'intérêts et un jeu parfait de concessions mu-
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tuelles, il y aurait place en toute vie pour les sentiments qui sont le luxe du cœur, qui en sont aussi l'essence, et qui sont faits surtout de tristesse élevée. Né d'une époque où la pensée critique avait ruiné toute foi et réduit l'individu à ses seules ressources devant tous les problèmes qui appellent l'esprit, le roman autobiographique, a fait pénétrer, pour toujours, dans la littérature en général et dans le roman en particulier, la critique, la recherche, les formes infinies de l'inquiétude humaine. Il a, au meilleur sens, vulgarisé la philosophie, en montrant que tout homme vivant profondément doit se faire à lui-même sa métaphysique, et que d'autre part il n'est de vraie métaphysique, de vraie foi morale, que celles que la vie apprend. Et les esprits positifs qui n'acceptent nul souci, hors celui d'arriver, se complairont encore à faire la métaphysique de leur volonté. Chacun justifiera sa manière d'être par une certaine conception du monde en général.
Un second résultat, que nous avons vu s'annoncer dès le début de cette étude, c'est l'attention retenue sur ce fait que des vies simples, obscures, peuvent renfermer un profond intérêt et devenir, pour qui sait les observer, les symboles méconnus de la destinée humaine. De toute autobiographie, il se conclut qu'une âme est déterminée surtout par sa nature propre; elle a son accent personnel, sa qualité de bonheur ou de malheur innée, et les occasions qui lui sont offertes de se manifester sont à peu près indifférentes. Mais cette conception gardait encore dans les romans que nous avons étudiés un air d'aristocratie elle semblait le privilège de quelques âmes élues, et le roman de Balzac en fera une vérité de portée universelle, idéaliste et réaliste qu'il sera tout en même temps. Il ira chercher des vies cachées, ignorées d'ellesmêmes, et il les regardera avec une curiosité aussi passionnée que les plus éclatants destins « Il y a telles petites tempêtes, dit-il, qui développent dans les âmes autant de passions qu'il en aurait fallu pour diriger les plus grands intérêts sociaux. N'est-ce pas une erreur de croire que le temps ne soit rapide que pour les cœurs
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en proie aux vastes projets qui troublent la vie et la font bouillonner. Dieu seul est dans le secret de l'énergie que nous coûtent les triomphes actuellement remportés sur les hommes, sur les choses et sur nous-même » (Le curé de Tours). Et encore « Dans trois jours devait commencer une terrible action, une tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang répandu, mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l'illustre famille des Atrides. » (Eugénie Grandet). Et faut-il citer, entre tant d'autres, cette boutade significative, ce passage du Père Goriot, ou Mme Vauquer se lamente sur ses pensionnaires perdus « Quoique lord Byron ait prêté d'assez belles lamentations au Tasse, elles sont bien loz.n de la profonde vérité de celles qui échappaient à Mme Vauquer ». Voilà comment, de degré en degré, le sentiment du tragique, le lyrisme de la douleur descendent des peintures les plus nobles et des personnalités lés plus ambitieuses au train très humble et aux couleurs triviales de la vie réelle. N'oublions pas que les faiseurs d'autobiographies protestaient toujours de n'avoir éprouvé que des aventures communes et d'avoir mené des existences presque sans événements; mais leur imagination créait avec des éléments mesquins des émotions démesurées. L'étude réelle de tous les hommes prouve que ce n'est pas là le don rare des grands artistes, mais une loi psychologique universelle. Ainsi la littérature n'est plus, comme le disait G. Sand à.propos d'Ober1nann, l'expression « de faits accomplissables, de sentiments possiblement vrais », cela est bon pour les oisifs qui peuvent à loisir mener une vie artificielle; elle est celle de faits arrivés, de sentiments réels, qui n'en perdent ni les uns ni les autres de leur intérêt humain ou de leur beauté.
Cette curiosité du « dedans » des âmes, cette bonne volonté à suivre dans leur secret les existences les plus dépourvues d'apparence, cet acte de foi posé en la valeur de tout ce qui est humain, où il entre à la fois de l'esprit scientifique et de la sympathie, réduisent à une mesure normale le souci de la destinée individuelle. Nous le
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disions en commençant, à toute forme nouvelle de l'égoïsme répond tôt ou tard une forme nouvelle de la pitié. N'est-ce pas Spencer qui disait que le développement de la sympathie dérive toujours du développement « d'un égoïsme correspondant? » Les premiers individualistes s'étaient attardés à la phase de l'égoïsme, et depuis eux je ne sais si toute pensée généreusement ouverte n'a pas débuté par la crise nécessaire de l'égoïsme. Voyez G. Sand retrouvant la vérité perdue « La tristesse et l'inquiétude (dit Jacques à Ralph dans la seconde partie du Diable aux champs) qui sommeillent, sans jamais dormir, au fond de mon âme, sont le résultat de ma destinée particulière plutôt que celui d'une pensée bien raisonnée. Et si je pouvais me décider à m'occuper assez de moi-même pour me bien gouverner, je m'apercevrais peut-être que ma tristesse est coupable et que je ne me décourage pour mes semblables que parce que je suis dégoûté de ma propre existence ». Ainsi se rétablit le sens ancien et fortifiant, le sens pratique, indiqué il y a longtemps par Socrate, de la connaissance intérieure; au lieu d'imaginer qu'on puisse impunément se prendre comme le centre de sa vie, qu'on porte en soi l'énigme de l'univers et qu'on soit bien venu à demander compte à l'ensemble des choses de sa propre souffrance, il faut apprendre à se juger et à se conduire, mesurer ses capacités et leur découvrir un emploi, et, partant d'un acte de foi en la valeur de la vie en général, s'adapter le mieux possible au milieu où l'on a été placé « Agir, disait encore G. Sand (Florence à Gérard), dans la donnée de votre caractère et dans la tendance de vos sentiments ». Tel est dans « une société renouvelée » le remède à cette oscillation entre un morne ennui et une agitation sans but, qui était devenue pour les individualistes le lieu commun du désespoir. A. de Vigny, dans le Mont des Otiviers, écrivait encore « Et pourquoi nul sentier entre deux larges voies, entre l'ennui du calme et des paisibles joies, et la rage sans fin des vagues passions; entre la léthargie et la convutsion ». C'étaient là des termes devenus banals; à la fin du XVIIT siècle,
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Sénac de Meilhan, tout comme Obermann, René et B. Constant, n'écrivait-il pas « Deux penchants opposés attirent l'homme en sens contraire l'horreur de l'ennui et l'amour du repos; le grand art (c'est un épicurien qui parle) est d'échapper à l'un sans troubler trop violemment l'autre, de trouver un état mitoyen entre la léthar(fie et la convulsion ». Un fragile épicurisme n'est pas la solution adoptée par notre littérature; l'abus de la rêverie accablait l'individu sous le sentiment de la fatalité, la nécessité d'agir lui rendra celui de sa liberté « L'homme libre » de M. Barrès applique d'abord à la formation de ses facultés une méthode claire et bien méditée « Commençons donc par bien penser, dit Pascal, c'est le principe de la morale » et traitons-nous comme si nous étions nos propres directeurs de conscience, diligents et fermes.
L'individualisme de M. Barrès a pour soutien une idée que ni les classiques ni les lyriques du romantisme n'avaient eue l'idée de race. Elle limite, chez lui, et aboutit à transformer complètement l'inquiétude morale. Cette inquiétude, chez nos « autobiographes », n'était circonscrite par rien ils cherchaient à réaliser en eux, et à eux seuls, l'homme intégral, et ils s'étonnaient de l'immense disproportion qu'ils ressentaient entre leur capacité et leur aspiration. Il est moins ambitieux de vouloir être consciemment tout ce qu'on est malgré soi en vertu de l'hérédité. Mais c'est là le résultat des études historiques passées au premier rang. Elles ont mis en lumière la continuité, mais aussi la variété du développement humain. Les époques naissent les unes des autres et l'individu s'explique par le milieu, le moment et la race; c'est pour l'avoir marqué que Taine a exercé et continue d'exercer sur le roman contemporain une profonde intluence; et avant de l'exercer sur le roman, il l'exerce sur la vie. A travers l'histoire nationale, malgré les vicissitudes qui menacent de jeter un pays hors de ses destinées, Augustin Thierry découvrait déjà un mêmes tempérament; les historiens ont fait admettre qu'il n'est pas de force plus grande pour un peuple que de connaître
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son passé, et de savoir pour quelles raisons il y reste attaché. La curiosité de l'humanité en général ne doit pas faire méconnaître à un pays plus qu'à un individu son originalité propre, ses titres de noblesse plus valables pour lui pour cette raison unique qu'ils sont les siens.
Mais l'autobiographie, telle que nous l'avons vue se constituer en quelques œuvres maîtresses, n'a pas disparu tout d'un coup; elle avait créé sinon un genre, du moins un état d'esprit qui a résisté à toutes les causes contraires jusqu'au triomphe de l'art réaliste, et maintenant encore il y a, il y aura toujours selon la prophétie de Sainte-Beuve, certaines formes rares de la vie intérieure qui s'exprimeront dans des monographies romanesques. Ce serait toute une étude nouvelle, où je ne veux pas m'engager ici, de montrer comment, dans l'étude de ces états concentrés de l'âme, nos romanciers ont profité des progrès de l'investigation psychologique; il faudrait étudier des œuvres comme l'Image, de PouvilIon, où l'on voit analysée avec tant de finesse et de vigueur la prise de possession, lente et graduelle, d'une âme qui s'est crue capable de régir en toute indépendance une image aimée, par cette image même devenue hantise et souveraine; ou bien le délicat roman, si romantique, où M. Paul Flat (1) racontait tout récemment, avec un don d'observation ténue et un talent exquis d'évocation artistique, l'histoire d'une passion contemplative, éclose dans l'admiration fervente des pastels de La Tour. Mais je veux montrer seulement la persistance de l'ancien état d'esprit autobiographique, soit dans des tarmëthode desquelles il s'harmonisait mal, soit dans des œuvres qui retenaient encore (1) Pastel vivant.
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la forme et l'inspiration idéaliste des anciens romans, tout en subissant des influences plus prochaines. Ce n'est ni de Raphaël (1849) ni de Graziella (1852) que je veux parler, œuvres assez fades, dont la célébrité de Lamartine aurait pu se passer, et qui témoignent seulement de .l'extrême complaisance qu'un homme peut mettre à se parer, quand il traduit ses souvenirs en littérature elles n'offrent ni la recherche psychologique, ni l'inquiétude morale qui forment, par leur union, le fond de toute autobiographie.
En 1858, Ernest Feydeau donnait Fanny, étude; en 1863, Fromentin donnait Dominique, après Madame Bovary, qui est de 1857.
Fomiy avait été écrite comme Adolphe, par gageure, pour prouver qu'on peut faire un roman à deux personnes. Sainte-Beuve, en le comparant au roman de B. Constant, dit que désormais il n'y a plus de « héros » de romans; Roger, l'amant dont la jalousie fait tout l'objet de l'étude, est le cc patient »; plus de spiritualisme ni de mysticisme; tout est « senti et non ressenti »; tout est « de sensation et d'impression immédiate ». Et SainteBeuve marque la distance de Fanny à « l'école métaphysique et sentimentale ».
Et en effet, l'art y est réaliste. Feydeau est de cette génération et de ce milieu dont étaient aussi Flaubert et Maxime du Camp, où l'on avait horreur du lyrisme, bien que l'on y fût porté, comme d'une effusion bavarde et vaine, où l'on travaillait ferme, où l'on étudiait les sciences historiques, l'archéologie surtout, où l'on ne redoutait rien tant enfin que le vide intellectuel avec le brillant du verbe, et la facilité vague des procédés. Mais pour le fond, combien il y a encore ici de romantisme. Roger fait songer à Musset « Un mélange d'enthousiasme et de rêverie, d'illusions et de découragement, de mélancolie et d'enfantillage m'avait suffi pour obtenir son amour ». Et dans l'expression même, Sainte-Beuve ne semble pas le remarquer, parce que tout est relatif, nous trouvons encore beaucoup de subjectivisme « Ses cheveux, dit Roger en parlant de Fanny4- flottant
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par molles boucles sur ses tempes doucement animées, les enveloppaient avec une sorte de pitié suave ». La langue psychologique de Feydeau ne dédaigne pas le galimatias que Balzac reprochait à Sainte-Beuve « Je mêlais tout cela dans mon cœur comme des poisons et des contrepoisons, et, de ce mélange abominable, il se dégageait des vapeurs d'une âcreté telle que je sentais mon cerveau vaciller dans ma tête ». Et encore « S'il avait su, mon Dieu, qu'il y avait dans mon cœur une de ces cordes dont l'horrible résonance pouvait éclater à ses oreilles et l'assourdir ».
Le nombre des événements qui peuvent survenir dans une vie humaine n'est pas bien grand, et il y a entre. les destins les plus éloignés des analogies étranges; c'est pourquoi, sans doute, l'intrigue de Fanny rappelle si souvent celle de la Confession, de Musset. Aussi bien, sous l'influence d'une œuvre contemplée, nous sommes enclins à remarquer surtout dans notre propre vie lés choses que nous connaissons déjà d'une science toute spéculative, et il y a dans nos dispositions, dans notre attente de certains faits ou de certaines émotions, une force qui semble les appeler. Sainte-Beuve, vers la fin de sa lecture, trouvant au roman trop de logique, se demandait s'il était bien vécu: il regrette cette fois, semble-t-iL que l'auteur ne se soit pas plus tenu dans la région des purs phénomènes, au-dessus de laquelle. à propos de la Confession de Musset, il disait que l'artiste doit s'élever. Mais la logique, ici, est Contraire à l'arrangement harmonieux, au dénouement finement ménagé par une série de métamorphoses sentimentales que l'auteur de Volupté tenait pour la preuve d'un talent vrai; c'est « la logique de la passion », comme dit Roger lui- même, d'une passion irréductible, semblable à soi jusqu'à la fin, qui lâche prise un moment par lassitude, mais qui se retrouve l'instant d'après aussi violente et désespérée. Cette logique est bien celle des « phéno- mènes », celle qu'on trouve dans la Confession de Musset et aussi dans Adolphe, que Fanny rappelle si souvent.
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Ce n'est qu'en résumant ce roman que l'on peut faire sentir en quoi il est réaliste, en quoi il retient une ressemblance très nette avec l'autobiographie idéaliste. Roger a vingt-quatre ans, Fanny trente-cinq, et Feydeau a voulu rendre le charme de l'amour chez une femme qui va vieillir, et qui mêle un peu de protection maternelle à son amour. Mais Feydeau ne la fait pas voir seulement auprès de son amant, il la montre chez elle, à côté de son mari, la perfection de « l'homme civilisé W », droit, volontaire, correct, sans rien de maladif, au demeurant insupportable et vulgaire à souhait. L'amant, qui n'a pour lui que sa finesse de race, se sent diminué auprès de lui, et Fanny aussi apparaît comme une sorte d'esclave douce et soumise. Le monde n'est plus ici, comme dans les romans idéalistes, un danger lointain, la vie réelle une menace à laquelle on se dérobe t aisément elle serre de près les amants, leur impose des précautions, et c'est elle qui mettra dans leur passion des soucis avilissants. Roger est exposé « comme un loup craintif et pillar.d » à cc mille humiliations dégradantes, aux coups de fouet, aux coups de fusil ». C'est la honte de l'adultère. Et Roger le sait le mal de l'analyse qui semble venir l'aider, « pour le frapper lâchement d'un coup de couteau » est chez lui un mal positif, où la contemplation pure n'est plus pour rien; la jalousie torturante dont il souffre n'a que trop de causes réelles, quotidiennes « Je ne suis qu'un complément » s'écriet-il. Fanny, comme Brigitte Pierson, soignera son amant, elle voudra le guérir, mais comme elle en est différente dans ce « duel à mort » qu'elle engage avec Roger Sa force est dans son inconscience; elle ne pense pas à elle, à ses ennuis, à ses risques; elle n'a aucune apparence de remords; ce sont les violences de Roger qui lui apprennent à connaître les douleurs de sa situation, et dès qu'elle se voit trahissant toujours, elle se prend en horreur, elle se déteste « Quelle femme es-tu donc? » lui demande Roger, elle répond « Je ne puis vivre sans (1) Expression d'Hervieu, dans Les Tenailles.
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aimer, je ne puis vivre sans être aimée. Mes qualités, mes défauts sont des choses secondaires, ils appartiennent à toutes les femmes. Mais ce qui est à moi seule, c'est ma passion ». Et avec une exaltation loyale, elle ajouta « Me comprends-tu ? ». Elle fait songer par moments à Mme Bovary âme romanesque, rêvant d'aven- tures effrayantes auxquelles elle croit faire face avec héroïsme, et c'est le plus vulgaire événement qui sur- vient la ruine du mari.
C'est ici que Fanny se révèle tout autre décidément que l'amante romantique, tandis que la vilenie, la bassesse de l'amant, qui a plus de jalousie que d'amour, se fait de plus en plus sentir c'est le procès de l'éducation sentimentale. Fanny garde conscience de son devoir d'épouse; la crise qui l'a obligée à regarder en elle lui en a aussi donné la force, et le malentendu se creuse continuellement entre lui, qui ne peut souffrir le partage, et elle qui supporterait indéfiniment sa vie double, par esprit d'immolation et par un besoin d'honnêteté extérieure. Quand il veut qu'elle quitte son mari, elle dit « La maison est le poste d'honneur confié à la femme; la femme qui se respecte ne le quitte jamais ». Quand il lui raconte, dans une scène que Feydeau. a voulu faire atroce, ce qui court de déshonorant sur son mari, elle dit « C'est parce que je l'ai trompé, c'est parce que j'ai souillé cette part de son honneur qu'il m'avait remise, que je ne souffrirai pas qu'on touche à l'autre, vous surtout ». « Vous autres hommes, dit-elle encore, vous n'avez que de l'orgueil ». Le roman est plein de dialogues et de mots qui pourraient être transportés sur la scène, et sur celle d'aujourd'hui.
Ce caractère féminin devient plus attachant encore quand nous apprenons que le mari est un despote terrible, brutal, et plus tard quand nous savons qu'il la trompe. Dans Adolphe nous ne connaissons rien des transes qu'Ellénore subit pour quitter ses enfants et l'homme qui lui donne toute la dignité de sa vie. Ici nous assistons à l'existence intime de la « femme martyre » que ses souffrances auréolent d'une sorte de sainteté. L'amant
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change de rôle, il devient le consolateur « Nous sentîmes alors tous les deux ce qu'il y a de pitié dans le mutisme des étreintes ». Mais prenons garde qu'il ne perd pas la notion du réel; il ne s'égare pas dans le lyrisme, il continue de juger Fanny froidement. Elle « n'avait pas peut-être une âme très noble, car elle aimait mieux ruser que de combattre, et elle préférait s'avilir en se partageant que de troubler sa vie. Mais elle avait une âme équitable ». Elle a sa probité à elle. Et Roger ne cherche pas, de son côté, à avoir raison de son idée fixe par l'enchantement de l'amour « Pour la première fois de ma vie, dit-il, j'agis en homme ». C'est-à-dire qu'il va se faire l'espion de Fanny, l'interroger, la pousser à bout, et finalement être lui-même, dans une scène d'un réalisme très cru, le témoin de la vérité qui le torturait jusqu'ici en imagination. C'est ici, peut-être, que SainteBeuve trouvait trop de logique. La suite est d'une effroyable violence dans le désespoir; il exècre Fanny de son âme, de son cœur, de ses sens, de tout son être; la description de la jalousie, au début des Confessions i de Musset, n'est pas si précise, à beaucoup près, ni si physique. Roger, selon la tradition romanesque, tombe malade; Fanny vient, il la chasse; elle revient, elle reconnaît tout « abîmée à ses pieds comme la Madeleine », et lui, romantique sans mesure « Tu es une idole abattue dans la fange ». Il la somme d'aller jusqu'au crime par amour pour lui « N'est-ce pas la plus radieuse attestation de la passion excl2csive, intolérante et superbe. Tu aimes l'estime du monde, un tas de choses imbéciles ». Romantique encore est le jugement final porté sur Fanny « L'idéal de l'amour qui l'entraîne ne s'effacera même pas dans les neiges de l'âge, et quand les rides [ viendront lui prouver que rien ici-bas n'est immuable, elle continuera à évoquer le fantôme d'une passion qui a été et restera son supplice ».
Le roman de Fanny (1), tout cllargé qu'il fût d'éléments réalistes, gardait encore l'allure d'une autobiographie ro(i) Il eut trente éditions en très peu de temps.
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mantique; il y a du poème en lui. Celui de Daniel (1859), qui devient bientôt, et tout à fait, un roman de mœurs satirique, commence en pur roman idéaliste. Bien qu'il soit dédié à Flaubert, il porte en épigraphe un mot de Chamfort sur le droit de pleine expression du dogme romantique. Daniel est un frère dEd-6ùard, J d'Octave, de René, et il l'est aussi de Dominique. Son père a été tué à Waterloo, sa mère est morte à sa naissance il a été élevé dans un vieil hôtel, isolé au milieu d'un grand jardin triste, par un tuteur excellent, seul; c'est une ame nostalgique, alanguie par trop de soins. Très libre dès l'adolescence, les amours faciles ne lui ont pas suffi; il est allé dans le monde, qui l'a rendu misanthrope, et sa sincérité passant pour suffisance y a déplu; il est mal vu des femmes. Le tourment intelIectuel l'a saisi; il « interroge l'ascétisme de l'Eglise, l'impassibilité de la philosophie et le spiritualisme des beauxarts ». Mais il s'aperçoit que ce sont les conditions de la vie qu'il déteste, et il s'en fait une, toute imaginaire, qu'il ne sait pas défendre; dans un « atroce mélange de vague et d'infinie désolation » il atteint vingt-cinq ans, où il se laisse marier à une femme qui le tyrannisera et le trompera; c'est ici que commence le roman réaliste. Daniel, séparé de fait de sa femme, s'éprendra d'une jeune fille, et dans toute sa vie, où abondent les incidents d'un romanesque étrange, il agira tantôt comme un impulsif, avec une naïveté d'enfant, tantôt avec la froideur et l'énergie d'un homme de style moderne. Ce sujet du roman aurait pu être, et l'on croit un moment qu'il va être l'éducation d'un rêveur dans la vie réelle; il se traîne en longueurs interminables, en répétitions, s'obscurcit et s'embrouille. Mais il n'en demeure pas moins un nouveau témoin de la survivance de cet état d'âme romantique, que peu à peu le souci de l'observation réelle, le goût de l'objectif tendaient à détruire. L'autobiographie perd son caractère original, quand la vie, au lieu de tourner son effort à la connaissance mystique de soimême, est toute employée à se faire une idée du train dont va le monde, des mœurs du jour. Daniel passe son
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temps à s'apercevoir que, tel qu'il est, il est démodé, et ne peut vivre de la vie de ses contemporains; dès la première épreuve, le goût du combat s'éveille en lui, et il juge que la résignation, le don de s'enclore dans une existence artificielle est une vertu de lâche.
Dominique aussi est l'histoire d'une jeunesse romantique et convertie à la vie réelle; mais quelle histoire exquise, d'un art si mesuré, d'une inspiration si pure, d'un ensemble si harmonieux G. Sand, dans son article sur Obermann, demandait le roman du « raté », d'une faiblesse qui s'agite et se nie; l'école réaliste l'a fait sous bien des formes (1), et presque toujours c'est la vie d'un provincial qui veut réussir à Paris, qui se dépayse et s'use à des efforts absurdes, ou celle d'un déclassé, jeté par vanité dans une carrière à laquelle son éducation ne l'a pas préparé; la thèse offre des variations à l'infini <2). L'œuvre de Fromentin, qui a bien le caractère traditionnel de l'autobiographie, ne serait-ce qu'en ce mal de l'analyse, cet « ennemi intime » qui tourmente Dominique, est une œuvre discrète, spirituelle et attendrie, virile aussi. Après s'être rendu compte de sa médiocrité, après avoir compris qu'il ne serait jamais, en tout ce qu'il tenterait, qu'un talent de second ordre et un inutile, Dominique retourne vivre dans sa province, parmi ses souvenirs d'enfance, d'une vie de gentilhomme campagnard, attaché au terroir; après les souffrances d'un amour impossible, il se marie par raison, et il vit heureux auprès d'une femme qui ne sait pas son passé, heureux d'un bonheur nuancé de mélancolie.
Ç'aurait été, pour Dickens et pour Tolstoï, le sujet d'une nouvelle, que ce mariage d'un homme revenu de (1) Cf. Le Petit Chose, ou, dans Fromont jeune et Risler aîné, d'Alph. Daudet, le type du comédien.
(2) L'Etape, de P. Bourget.
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son premier idéal avec une jeune fille à qui il aurait dû confesser sa première vie G). Mais c'est bien une vieille idée française que la personnalité de la femme ne doive pas être exigeante, et la bonne foi de Dominique nous paraît suffisante si, dans son affection délicate et protectrice pour sa femme, il ne laisse jamais entrer l'injustice et l'aigreur que des souvenirs réservés, une déception mal guérie lui auraient inspirées. C'est désormais un être parfaitement sain. Il a du bonheur (2) exactement la notion qui s'en trouve dans la préface d'Obermann (3) l'égalité des désirs et des forces. Il éprouve le sentiment reposant de n'être rien, personne; il serait bien de cette génération, à laquelle Sainte-Beuve adressait, non sans malice jalouse, en 1852, son article des Regrets, si mal accueilli. L'ère des grands hommes est passée; celle des conquérants est passée, il le sait; il a pu faire de la liftée rature politique, mais il l'a bien quittée et n'a pas là maladie du pouvoir perdu.
Ce roman est plein d'observation réelle; dès le début on est mis au point par la manière dont Fromentin décrit la campagne et les paysans; il ne les idéalise pas, il n'a pas à démontrer une théorie sur les rapprochements sociaux. Et la peinture de la vie provinciale, l'enfance de Dominique, le mariage de Madeleine, le personnage du mari correct, homme du monde, la psychologie enfin et surtout de tous les personnages, gens du monde, tous, chez qui les passions, très vives dans le fond, sont amorties en apparence par le souci des bienséances, et chez qui les souffrances restent longtemps intérieures, tout lisme. Une fois que Dominique et Madeleine connaîtront! leur amour mutuel et se le seront avoué, le roman sera vf fini. Amener cet aveu, montrer comment la résistance s'annule peu à peu chez elle, tandis que chez lui le respect attendri et passionné- devient une sauvegarde de plus en plus forte, tel est le plan psychologique suivi (1) Quelque chose dans le ton de Katia (Tolstoï).
(2) Voir le début du roman.
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par Fromentin, sans qu'il soit jamais tombé dans l'effusion lyrique, et avec une volonté de rester, dans l'expression, impersonnel, qui émeut et qui charme infiDominique, il le dit lui-même en terminant son récit, n'existe plus; il s'est démis de lui-même. Après s'être « martyrisé de chimères », après avoir amoureusement cultivé son mal, poursuivant en tous sens la recherche de l'identité de son moi, comme s'il craignait de se perdre, donnant dans la manie des dates, des concordances, après s'être ingénié à troubler Madeleine, sans esprit de calcul, nous dit-il, mais par impuissance à garder un sentiment secret, il jugera sévèrement son amour « gourmé et légèrement piqué d'orgueil » comme l'était celui d'Amaury; mais d'Amaury il n'a pas l'affectation; il ne « pose » pas pour le tempérament frénétique, ni pour l'homme chargé de remords sa courte expérience du plaisir lui en a peu laissé. Et d'Amaury il n'a pas non plus la cruauté du dilettantisme.
Quant à Madeleine, plus Dominique semble devenir méchant par dépit, plus elle a ses airs « paisibles et recueillis ». Comme Valérie, comme Mme de Couaën, elle a entrepris d'abord de guérir Dominique, et elle y a succombé; mais elle garde de la force dans ses défaillances elle aime les situations nettes, elle les provoque. « Soumise et désarmée » quand elle a senti ce qu'il y a d'égoïste et d'impérieux dans la passion de Dominique, « pâle à faire pitié », elle ne dit cependant pas un mot de trop, elle est de ces cœurs qui savent dire « Je veux ». Ils se quitteront sans que rien d'équivoque ait terni leurs souvenirs elle, continuant sa vie désolée de femme mariée sans amour et qui n'a pas d'enfant, lui plein d'une tristesse virile et pure.
Auprès de Dominique, Fromentin a tracé deux portraits celui du dandy romantique, Olivier d'Orsel, précoce, faussé, blasé sans avoir vécu, très homme d'honneur à sa façon, absolument nihiliste, le rejeton d'une race fatiguée, très aristocratique; et celui d'un énergique, sans idéal métaphysique, mais plein de sang-froid, d'am-
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bition et d'honnêteté, Augustin, le précepteur, représentant d'une génération qui avait pris des leçons de vie positive dans Balzac, comme Olivier est un descen- dant de la lignée d'Adolphe. Et pou r faire ressortir encore la cruauté ou l'indifférence des hommes qui manquent sottement leur bonheur en faisant souffrir, il a placé auprès d'Olivier la sœur de Madeleine, sa cousine, une enfant faite pour la tristesse, avertie par ses instincts de souffrance et de délicatesse de tout ce qui se passe autour d'elle, silencieuse et pleine de pensées qu'elle n'a jamais dites. Elle est là, un peu effacée, comme la fille de Mme de Couaën dans Volupté, comme la fille de Mme de Mortsauf dans le Lys dans ta Vallée, pour paraître seulement aux instants où la dureté et l'égarement de l'homme réclament un témoin qui les condamne par tout son être.
Tout le drame se passe dans une famille, entre des âmes qui ont toujours vécu de la même vie. C'est bien J un roman intime. Dominique n'a été victime que de ne s'être pas affranchi, au seuil de sa première jeunesse, des tristesses caressées de son adolescence; il avait été trop nourri du « lait de la tendresse humaine (1) », dans un milieu provincial fermé, surtout féminin, en dépit de l'influence intellectuelle du précepteur, sans prise sur son caractère. Plus tard seulement, il saisit en lui les traces de cette influence, après la crise. Mais même quand il s'est rattaché à un idéal pratique, à cet instinct terrien qui le sauve de la ruine de ses chimères, au sentiment de sa race, des traditions patriarcales, il gardera l'air « moitié dilettante \2) ». Il est bien loin encore d'être mûr pour l'école de M. Barrés. Tel qu'il est, le roman de Fromentin est un roman psychologique, sans prétentions sociales ni philosophiques; il étudie un « moi » romantique, sans nulle intention d'apologie; comme toutes les autobiographies que nous avons lues, il a le caractère (!) Shakespeare.
(2). cr Moitié paysan, moitié dilettante.
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d'une confession; il raconte une crise morale qui a donné à toute la suite d'une vie sa nuance définitive.
Les Mémoires d'un Suicidé, de Maxime du Camp (1853), sont encore d'un René retardataire; c'est moins un roman qu'une série de nouvelles. Je ne les cite ici que pour donner un nouvel et dernier exemple du roman autobiographique ancien style, à sa fin. L'auteur ne s'est pas tué, il a complètement transformé son régime intellectuel, et il a dit dans ses Souvenirs littéraires qu'il n'était pas bien sûr de n'avoir pas été fou quand il écrivit son roman.
Le roman autobiographique a cessé de vivre, sous sa forme ancienne, parce qu'il était condamné à se répéter indéfiniment. Les fautes et les chagrins d'une âme supérieure par la faculté contemplative et débile de volonté sont toujours à peu près les mêmes. Ce n'est pas seulement le public qui s'en lasse; mais, en voyant se multiplier les portraits d'un type que l'on croyait réaliser seul, on est moins tenté de les imiter, et l'on sent le ridicule et la vanité d'y prétendre. C'est une originalité surannée. La lassitude naissait déjà après 1830, et nous avons vu quelles raisons historiques avaient encouragé la désaffection d'un genre né parmi les désœuvrés, les désespérés, sans nulle attache sérieuse à aucun devoir. Il a cessé de vivre aussi parce que la conception du moi d'où il était né avait disparu, ou avait été reléguée parmi les régions mystiques où l'analyse n'a rien à faire. Quand le moi s'isole de tout et creuse en lui, il ne trouve que le vide; quand il s'enclôt dans une destinée particulière, s'enferme dans la tour d'ivoire d'une passion, d'une douleur ou d'une chimère, il ne produit rien, il se stérilise. Quand il se repaît du sentiment d'une injus-
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tice, il a beau accumuler en lui le mépris et l'indignation, il ne triomphe pas, il succombe. Pour que le moi devienne fécond, il faut qu'il s'ouvre largement à, tout ce qui peut l'enrichir du dehors, qu'il soit observateur et actif, qu'il ne se guinde pas dans l'orgueil et ne se fige pas dans la contemplation de son immutabilité, mais qu'il soit heureux de se transformer pour mieux comprendre et mieux s'adapter. La maturité de l'expérience doit s'ajouter à l'originalité native pour faire un homme supérieur, et c'est seulement en vivant avec les autres que nous ferons l'épreuve de notre caractère.
La métaphysique, après avoir envahi la littérature, s'en est retirée, et la littérature est devenue réaliste. Mais l'influence de l'autobiographie, dans les œuvres les plus réalistes, est remarquable on ne s'intéresse plus au spectacle incohérent et multiple des choses pour ellesmêmes on prend un individu ou quelques individus étroitement dépendants les uns des autres, et l'on fait leur histoire, dont leur caractère est toujours un élément important. De nos jours, que le roman s'intitule roman social, roman naturaliste, psychologique ou impressionniste, il est toujours destiné à nous faire réfléchir sur les conditions de telles ou telles existences, à éveiller en nous une sympathie de plus, à accroître en nous la faculté d'observation générale et à nous donner des « curiosités » neuves.
Le roman autobiographique, nous le disions au début de cette étude, n'a pas été autant un genre littéraire qu'il n'a été une manière de moraliser. Grâce à lui, le roman est devenu capable de porter les idées les plus sérieuses, et le mieux fait, par la variété des moyens dont il dispose, par ses proportions, par son entière liberté de forme, pour les mettre toutes sous le jour le plus favorable. îl y a du trop-plein dans Obermann, dans Corinne, dans Adolphe même, d'une psychologie si dense, et dans Volupté, qui veut traiter tant de questions d'actualité. C'est comme une fièvre de tout dire, d'épuiser tout ce qui peut être senti, de donner un résumé de la vie. Désormais les romanciers se répartiront la besogne, des espèces
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différentes se referont à l'intérieur d'un genre dont la matière n'a pas de limites; mais la croyance en cette infinité même, le sentiment de l'intérêt qu'il y a en tout pour qui sait voir, seraient-ils nés en littérature, auraientils été si exigeants et si profonds, si le roman autobiographique n'avait dit ce que peut receler la vie la plus inaperçue ? /S®X
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TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
Les origines du roman autobiographique. Lesage. Marivaux. L'abbé Prévôt. L'affranchissement du moi, caractère nouveau de la vie interieure influence deJ.^Rqusseau. Relations du j lyrisme et de la psychologie; l'individu 'sme eLla-sens-«om- } mun. Définition du étudié ici ses éléments nécessaires. Rapports avec le roman J moral, le roman intime ou d'analyse. Son originalité méta- physique et réaliste., VII CHAPITRE I
Exemples DE QUELQUES ROMANS D'ANALYSE AUX ENVIRONS DE 1760. Mme Riccoboni. Psychologie féminine, très différente de celle des moralistes. Son tempérament moral. Son idée des hommes. Comment elle peint les femmes. Le marivaudage; les clichés tragiques. Le côté profond de son œuvre; attitude à prendre contre l'ennui; santé morale.
Mme Elie de Beaumont. La raison et la pitié; équilibre moral. Expérience du monde. Défense des classes sociales. Les femmes encore supérieures aux hommes. Solidarité féminine.
Caractère commun et portée de ces deux séries d'oeuvres. 1 CHAPITRE n
Rousseau et tE werthérisme.
Ànatogie entre Goethe et Rousseau. Ce que Gœthe doit à Rousseau et par ou il s'en distingue. et
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Le moralisme et la rêverie dans Rousseau. L'égoïsme métaphysique les Rêveries d'un promeneur solitaire la foi de Rousseau et sa paix.
Les Confessions, la suggestion romanesque. Le document psychologique et l'oeuvre d'art. 32 CHAPITRE III
LA LITTÉRATURE ROMANESQUE APRÈS ROUSSEAU.
Sa médiocrité générale. Le souci d'édifier et ce qu'il a produit, joint à la prétention d'être vrai. D'Arnaud, Dorât, quelques autres. Idée qu'on se forme de la mission du roman. Les adaptations de Werther; ce qui, dans les moeurs, était contraire à l'éclosion de grandes autobiographies.
Deux exemples de la culture du moi Laclos, Restif de la Bretonne 54 CHAPITRE IV
LE roman APRÈS LA RÉVOLUTION.
Opposition du roman de moeurs au roman intime. Opinions de Fiévée et de Nodier.
Persistance de i'intention prédicante; exemples de quelques thèses 88 CHAPITRE V
SÉNANCOUR.
f Son originalité. Place d'Obermann dans son œuvre. Les Rêveries en quel sens elles le contiennent déjà. Matéria• lisme; intensité de sensations; mysticisme.
i Obermann. Divorce entre l'intelligence et le cœur. Souci de la permanence du moi. Son idée de l'être primitif. Concentration intérieure. Pourquoi il n'est pas swedenborgien. Est-il i possible de suivre une évolution dans Obermann incertitudes et- contradictions. Conflit subsistant, entre l'esprit et fâme: efforts vains pour y échapper. Idée nouvelle de la souffrance nécessaire. Convalescence spirituelle, rechutes. Le dramatique dans la psychologie d'Obermann et dans sa conception du monde. La volonté, la mission humaine. Comment il imagine la vie intérieure et la vie sociale; difficulté d'éliminer tout dilettantisme.
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Obermann est moins un roman qu'un journal philosophique.
Tendance nouvelle qu'il signale. De quels esprits il faut le
rapprocher Ballanche. Son influence sur Nodier; le moi dans
les Nouvelles de Nodier. 99 CHAPITRE VI
CHATEAUBRIAND. René. t Il n'est pas le vrai disciple de Rousseau. En quoi consiste
sa souffrance; incapacité d'accepter la vie dans ses conditions
relatives. La ressemblance avec Werther l'artiste.
Importance du caractère inné. Peut-on dire qu'il y ait de la
psychologie dans llené. Outrance et déformation de la per-
sonnalité. Destinée absorbante; ce qui est en germe dans René. 158 CHAPITRE VII
Mme DE Krûdener. Valérie.
Sa nature intellectuelle et sentimentale. Caractère singulier de son autobiographie. La suggestion littéraire et artistique
l'esthétisme. Volonté d'être simple. Le souvenir plus vrai que
la vie. 167 CHAPITRE VIII
Mme DE STAÉL..
Son goût de confession. Ce qu'elle pense de Rousseau. Quel sens elle attache à la~vèrTû7 Les Nôuvelles; conventions mo-
rales, réalisme psychologique. Le traité de l'influence des
passions. La « poétique » de Delphine. L'éssai sur les fictions.
Pourquoi Mme de Staël condamne la « précision métaphy-
sique. » Définition de l'imagination. Pourquoi elle bannit le
roman romattïesqûe et le romairpEilosophique. Œuvre d'apos-
tolat la toute-puissance du caractère.
Delphine. Roman de mœurs, mais comment l'intention au- tobiographique se retrouve jusque dans la peinture de mœurs.
Pourquoi Mme de Staël a choisi ce sujet. Vivre, c'est soutenir
une thèse. D'où naissent les malheurs de l'héroïne. Existence
préservée; confiance en son idéal et en sa volonté. La nou-
velle éducation. Léonce; ascendant exercé sur lui par Del-
phine différences de leurs attitudes devant le monde. Par
où M»* de Staël échappe aux abus du lyrisme étude des
sentiments en ce qu'ils ont de relatif et de changeant. Néces-
sité du caractère. Pourquoi Delphine finit par reconnaître
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l'empire de l'opinion. Son sacrifice; admirable expression de la douleur. Souci trop sensible de la démonstration. Impression du public. Comment les idées de Delphine vont se développer dans Corinne. Le séjour en Allemagne.
Corinne. Ce qu'il y a d'antiartistique chez Mme de Staël. Son cosmopolitisme. Individualisme chrétien. L'initiation par la douleur. Oswald répète Léonce. Puissance du passé; besoin d'unité' dans la vie. Pourquoi Corinne est plus vivante qu'Oswald, désorienté dans la morale méridionale; pourquoi Oswald prend de l'ascendant sur elle. Leurs confessions. En quoi Oswald ressemble à B. Constant. Corinne s'obstine à tirer de tout événement un profit moral indépendance et besoin d'appui. Quand Oswald cesse de ressembler à B. Constant. Ce qu'il peut rester en cette partie de souvenirs personnels. Apothéose de Corinne. Effet produit. Comment ces deux œuvres répondent à notre idée de l'autobiographie. 192 CHAPITRE IX
BENJAMIN CONSTANT. Réalisme psychologique. Ce qu'il y a de classique dans sa -f ( méthode. Education; influence exercée par Mme de Charrière, i selon Adolphe et en réalité; influence de Mme de Staël. Etude I du roman, éclairé par le journal intime et la correspondance. 1 Sincérité et artifice, lucidité et égarement. Versatilité intelj lectuelle. Tentatives de bonheur conjugal; sa passion pour Mme Récamier et les explications mystiques qu'il donne de sa j vie. Conclusion sur son caractère. Témoignages contemporains 248 CHAPITRE X
LE ROMAN D'ANALYSE DE 1804 A 1830.
Comment il est juste de dire qu'il s'oppose au roman autobiographique. IJ'écueil du genre instruire. Quelques romans parus entre 1804 et 1808.
Mme de Souza. Importance de « la politesse. » Procès de la société, responsable de certaines tares morales. Conflit du devoir et de l'enthousiasme. Eugène de Rothelin opposition de l'ancienne génération à la nouvelle. La critique d'Henri Patin.
Mme de Genlis. Persistance de l'esprit classique et conservateur. Les articles de Villers. r
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Elimination de la psychologie par le lyrisme banal dans les œuvres médiocres. Ce qui survit de psychologie en quelquesunes le roman d'éducation.
Mme de Duras. Edouard; résistance des vieilles mœurs aux idées romantiques. Ce que ce roman doit à René; les diffé- rences. Influence de Rousseau; celle de l'idéalisme précieux: Valeur des devoirs d'état ne conclure jamais contre la société. Ourika et le petit genre qui en est issu sainte Périne, Aloys. Autres exemples. Essai de réaction contre le romantisme. La mode 276 CHAPITRE XI
L'AUTOBIOGRAPHIE ET LA LITTÉRATURE SOCIALE.
Aristocratie et démocratie. Naissance de l'autobiographie réaliste.
Ce qui subsiste de l'ancienne forme; la préférence pour la vie intérieure. Mais intention d'efficacité, révolte avouée.
L'Emile d'E. de Girardin; précision dans la revendication; l'attaque à la loi. Manque d'art.
Le Joseph Delorme de Sainte-Beuve. L'impression produite. Les Consolations; en quoi elles annoncent déjà Volupté 319 CHAPITRE XII
1830 LE GRAND MOUVEMENT ROMANESQUE Volupté.
Comment avaient été accueillies les Consolations opposées 4 à Lamartine. Que Volupté prétend unir dans un chef-d'œuvre les tendances anciennes et les tendances nouvelles de l'autobiographie livre de culture intime et livre d'action. Peine qu'a le roman d'analyse à s'établir devant l'opinion. Mile de Liron. Pourquoi nous éliminons Stendhal, Balzac et G. Sand, j Résurrection d'Obermann. Sainte-Beuve et Gûttinguer. Les deux Arthur. f Volupté. Valeur de la restitution historique; composition générale; réminiscences. La sincérité; minutie de la psychologie. Besoin de com- j prendre pour dominer. Souplesse de l'imagination artistique; j réquivoque^maîtresse. L'amour et la religion d'Amaury. Caractère propre du christianisme de Sainte-Beuve. Les trois portraits. Attitude
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de Sainte-Beuve en un temps d'apostolat. Idées sur l'homme d'action V. Hugo. Les échecs de sa virtuosité amoureuse. Conversion. Arti- fice de la conclusion. Pourquoi le livre n'eut pas le succès j attendu. En quoi Volupté sortait des voies traditionnelles i de l'autobiographie 339 CONCLUSION
Le testament de l'autobiographie romantique la Confession de "Y r Musset. La morale qui s'en dégage. Causes qui tendent à détruire le genre; son influence. Sa persistance et sa trans- formation. Fanny et Daniel de Feydeau. Dominique de Fro- menlin 392
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Oberthûr, Rennes-Paris (ia-05).