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{D'après des documents
inédits.)
AVEC l'NK HIBUOGRAPIIIB DE SES OEUVRES
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16 HORS TEXTE *
PARIS ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
59, Rue des Mathnrins, 5!)
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LE MARQUIS DE SADE
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DU MÊME AUTEUR
A la Société Française d'Imprimerie et de Librairie Rue de Clunr, 4 S
LES ROMANS DE L'HISTOIRE :
Cagliostro ... 1 vol.
Emilie de Sainte-Amarantlie 1 vol.
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HENRI D'ALMERAS
Le
MARQUIS DE SADE
L'HOMME ET L'ÉCRIVAIN
(D'après des documents inédits) AVEC UNE BIBLIOGRAPHIE DE SES OEUVRES
PARIS ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
59, RUE DES MA.THURINS, 5o,'
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LE MARQUIS DE SADE
UN OFFICIER DU ROI
Au mois de mai de l'année 1754, Nicolas-Pascal de Clairambault, neveu et successeur de son oncle, Pierre de Clairambault, « homme versé dans la connaissance des généalogies», attesta par l'acte qu'on va lire la noblesse d'un jeune gentilhomme provençal qui avait demandé à entrer dans le corps très aristocratique des Chevau-légers de la garde du roi :
« Nous, généalogiste des Ordres du Roy, certifions à Monseigneur le Duc de Ghaulnes, Pair dé France, Chevalier et Commandeur des Ordres du Roy et Lieutenant de la Compagnie dés Chevaulégers de la Garde ordinre de Sa Majesté, que Donatien-Àlfonse-François de Sade, né le 2 juin I7/4O et batisé le lendemain dans l'Église Parroissialle de S'-Sulpice à Paris, est fils de Messire
1.
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2 ■-"'-. LE MARQUIS DE SADE
Jean-Batiste-François de Sade, apellé le comte de Sade, chevalier seigr de Mazan et Lieutenant gênerai des Provinces de Bresse, Bugey, Valromey et Gex, capitaine ou Gouv 1' héréditaire des Yille et Château de Vaison, cy devant Ambassadeur en Russie, et Ministre du Roy auprès de l'Electeur de Cologne, et de Dc Marie-Eleonor de Maillé de Carman, son épouse, Dame d'accompagnement de feue Madame la Duchesse de Bourbon ; que sa Maison dont le surnom se trouve également écrit de Sade et de Sado dans les litres est originaire d'Avignon, divisée en plusieurs branches tant en Provence qu'au Comté Yenaissin ; que leur filiation remonte à plus de /|00 ans ; qu'on y trouve anciennement des emplois distingués dans les cours des Papes et des Comtes de Provence, des services militaires de considération, un Evêque de Marseille en iliOh, un autre de Vaison l'an 17i:û5-, et deux autres de Cavaillon en 1660 et 1665, huit Chevaliers de l'ordre de S1 Jean de Jérusalem, dit de Malte, depuis environ 1/|50 jusqu'en 1716, dont un est mort Grand Prieur de S' Gilles en 1719. Et que les principales alliances do cette Maison sont avec celles de Forbin, de Cambis-d'Orsan, de Simiane de la. Coste, d'AsIraud-de-Murs, de Grimaldi-d'Antibe, de BertonGrillon, de Porcelet, etc. D'où il resuite que mond:. Sr dc Sade présenté pour être receu dans la d.
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UN 0FEICIER DU ROI,
Compagnie des Chevaulegers de la Garde ordir naire de Sa Majesté a toutes les qualités requise s pour y être admis : En foy de quoy nous avons signé le présent certificat et avons aposé le cachet de nos armes. A Paris, le 24° jour du mois de May, mil sept cent cinquante quatre (1). »
La famille, du marquis de Sade (2), dont les. armes étaient « de gueules à une étoile d'or chargée d'une aigle de sable becquée et couronnée de gueules », passait pour une des plus anciennes et des plus illustres de la Provence (3). Originaire, dit-on, du petit village de Saze, près d'Avignon, elle avait formé plusieurs branches — de Saumane, de Poil, d'Aiguières, de Mazan, de Romanil, de la Goy, de Goult, de Braciès, de Beauchamps, de Yauredonnc, etc. — et s'était alliée aux plus grandes familles de la région, les
(i) Archiues adminislr. du Ministère de la Guerre.
(2) C'est le litre qu'il portait comme fils aîné (quoique son père eût celui de comte). Nous le lui conserverons, pour simplifier, dans tout le cours de celle élude.
(3) Le premier membre de celte famille dont l'hisloire fasse mention est Bertrand dc Sade, dont parle César de Noslre dame dans son Hisloirc el Chronique de Provence, cl qui, en 1216, assista à une assemblée tenue dans la ville d'Arles. Bertrand de Sade cul pour fds Hugues dc Sade, (lui épousa Raymonde Garnie!'. Un des fils dc Hugues Ier, Paul de Sade eut, dc sa première femme, Jeanne Larlissal (qui appartenait, dit-on, à la famille desMédicis), Hugues II, surnommé le vieux, pour lé distinguer de son fils Hugues III, et qui épousa Laure de Noves.
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4 LÉ MARQUIS DE SADE
Remond-Modene, les Fortin, les Barbentane, les Simiarie, les Causatis, les Grimaldi — sans compter les Médicis et les Doria.
Il est nécessaire d'insister un peu sur ces détails, assez insignifiants en apparence, car l'homme dont nous allons raconter l'histoire ne les considéra jamais comme négligeables, et ils eurent sur sa destinée, sur son caractère, une influence décisive, prépondérante, que nous aurons plus d'une fois l'occasion de constater. Ses fautes vinrent en grande partie de son orgueil, et cet orgueil intraitable fut celui d'un féodal qui ne voulait subii aucun joug et se croyait au-dessus des lois. Il a écrit dans son roman Aline cl Valcour (1), qui peut passer pour une auto-biographie et auquel nous ferons de nombreux emprunts : « Allié par ma mère à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris, dans le sein du luxe et.de l'abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus parce qu'on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dut me
(1) Aline el Valcourl (sic) ou le Iloman philosophique, écrit à la Bastille un an avant la Révolution. Paris, Girouard, 1798. 8 vol. in-18. Nous nous sommes servi de la réimpression -faite à Bruxelles en i833. .
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UN OFFICIER DU ROI 5
céder, que l'univers entier dût flatter mes caprices et qu'il n'appartenait qu'à moi seul d'en former et de les satisfaire. »
Son père, Jean-Baptiste-François-Joseph, comte de Sade, seigneur de Saumane et de la Coste, ancien capitaine de dragons au régiment de Condé, avait épousé Marie-Eléonore de Maillé-Carman (1), qui obtint la charge de dame de compagnie de la princesse de Condé, charge qui supposait une très haute noblesse.
Sur une partie de l'emplacement qu'occupe aujourd'hui l'Odéon et qui fut jadis le Clos Bruneau, un premier président du parlement de Pari.«, Arnaud de Corbie, avait fait construire, au quinzième siècle, un hôtel qui, en 1610, passa entre les mains du maréchal Jérôme de Gondi, duc de Retz. Henri 11 de Bourbon, prince de Condé, l'acheta deux ans après, et il le paya
(1) C'est à elle probablement que fui adressée, le 25 décembre 17G2 (quoiqu'elle porte pour subscriplion : Mme la marquise de Sade), celte lettre du ministre de la maison du roi dont la copie se trouve aux Archives (o'/Jo/i) : « Les loueurs de carrosses de remise n'ignorent pas, madame^ qu'il leur est deffendu de venir à Versailles sans en avoir obtenu l'autorisation des fermiers des voilures de la cour, ainsi, la saisie a clé faite en règle, et c'est un article qui ne doit regarder que le cocher. Cependant, je verrai si ces fermiers voudront se prêter à quelque arrangement. Je proffilerai toujours avec" beaucoup de plaisir des occasions où je pourrai vous marquer le respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.. «
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G LE MARQUIS DE SADE
quarante mille écus, somme énorme pour l'époque. L'hôtel, qui avait déjà été agrandi par le maréchal de Retz, fut restauré, rebâti en grande partie par son nouveau propriétaire et ses successeurs, qui donnèrent leur nom à deux voies nouvellement ouvertes dans les environs, la rue de Condé et la rue des Fossés-M.-le-Prince.
De très-belles fêtes furent célébrées dans cette somptueuse demeure. A l'occasion du mariage du duc d'Enghien avec la princesse palatine, Molière et sa troupe y jouèrent, le 11 décembre 1663, sur une scène improvisée, devant le Roi, la Reine, Monsieur et Madame, deux de ses plus récentes oeuvres, la Critique de l'Ecole des Femmes et VImpromptu de Versailles. Jusque dans les dernières années du règne, années de revers et de misère, les Condé se signalèrent par l'éclat de leurs réceptions : « Il y eut hier soir, écrivait le 16 février 1680 Mme de Sévigné, une fête extrêmement enchantée à l'hôtel de Condé. Un théâtre bâti par les fées, des enfoncements, des orangers tout chargés de fleurs et de fruits, des festons, des perspectives, des pilastres ; enfin toute cette petite soirée coûte plus de deux mille louis. »
C'est dans ce palais, qui avait été si long-temps consacré au plaisir, que naquit le marquis de Sade, le 2 juin 1740. Pour se rendre compte de ce qu'était
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UN OFFICIER DU ROI
à cette époque l'hôtel Condé, il suffit de se reporter à la description de Germain Brice, quoiqu'elle soit antérieure d'une trentaine d'années : « Le bâtiment, de quelque côté que Ton considère, dit ce guide 1res sûr dans son naïf langage, n'a rien du tout d'extraordinaire ni qui puisse satisfaire la moindre curiosité ; cependant, il y a quelques appartements assez propres et assez régulièrement distribués pour les dedans où il paraît qu'on a fait de la dépense. Le plafond de la chambre et du cabinet de Madame la Princesse ont été peints par de Sève : mais en récompense pour des meubles, il est difficile d'en voir dans aucun autre palais de plus riches et en plus grande quantité. On-y trouvera aussi des tableaux des maîtres du premier rang; entre autres, un Baptême de Notre-Seigneur, de l'Albano, qui a longtemps appartenu au duc de Lesdiguièrès, des tapisseries extraordinaires, qui viennent de l'illustre maison de Montmorency, et des pierreries plus qu'en aucun autre endroit. On y conserve aussi une nombreuse bibliothèque, composée de livres curieux et de cartes à la main des plus rares.
« Il faut voir le jardin, lequel dans une étendue assez médiocre, fait remarquer que l'art et la .nature joints ensemble produisent toujours de >très grands agréments. "Il y a des cabinets de treillage a la manière d'Hollande, «faits aveclieauGoup d'in-
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8 LE MARQUIS DE SADE
dustrie. Il paraît à l'extrémité de chaque allée un petit arc de triomphe du même ouvrage. En été ce jardin est rempli d'orangers et d'arbustes, qui en rendent la promenade agréable (1). »
L'hôtel Condé appartenait alors au fils du vainqueur de Rocroy, Henri-Jules de Bourbon, qui mourut quelques années plus tard, en 1709. Son petit-fils, Louis-Henri, le premier ministre de Louis XV après là régence du duc d'Orléans, et l'ami de la marquise de Prie, laissait à sa mort, en 1740— l'année même de la naissance du marquis de Sade — comme héritier de son nom et de ses richesses assez mal acquises un enfant dc quatre ans, Louis-Joseph de Bourbon, né le 9 mars 1736.
Le caractère du futur prince de Condé (2) se rapprochait par bien des côtés de celui du jeune marquis de Sade. Ils étaient, l'un et l'autre, vifs, emportés, hautains, querelleurs. Ils se ressemblaient trop pour s'aimer beaucoup, mais le petit
(i) Description nouvelle de la ville de Paris et Recherche des singularités les plus remarquables qui se trouvent à présent dans celle grande ville... 5° édition, Paris, 1706, t. II, p. 291. Les Princes de Condé occupèrent cet hôtel jusqu'en 1778, époque où ils le vendirent 3.156.107 livres, i5 sols pour servir de nouvelle saljc à la Comédie-Française. Ils allèrent alors habiter le Palais-Bourbon, qui était situé à l'extrémité du faubourg SainUGermain et qui estaujourd'hui laChambrc des députés. ; (2) Le principal chef des armées émigrées en 1793.
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UN OFFICIER DU ROI
marquis serait peut-être arrivé, à force de patience, de concessions et de flatteries, à s'attirer les bonnes grâces de son compagnon de jeux qui était en même temps son maître... et qui ne Touillait jamais. Il ne l'essaya même pas, malgré les exhortations maternelles. Traitant en égal celui dont on avait espéré qu'il saurait se faire un protecteur, il ne voulut pas se résigner au rôle d'amuseur docile et de souffre-douleur, et dans les batailles quotidiennes, chaque fois que se présenta l'occasion, il rendit coup pour coup.
Bien des années plus tard, en revenant sur cette période de sa vie, il reconnaissait qu'il avait été fort peu habile, mais il ne le regrettait pas. « Né et élevé, écrivait-il, dans le palais du prince illustre auquel sa mère avait l'honneur d'appartenir et qui se trouvait à peu près de mon âge, on s'empressait de me réunir à lui, afin qu'en étant connu dès mon enfance je pusse retrouver son appui dans tous les instants de ma vie ; mais ma vanité du moment qui n'entendait encore rien à ce calcul, s'offensant un jour dans nos jeux enfantins de ce qu'il voulait me disputer quelque chose et plus encore de ce qu'à de très grands titres, sans doute, il s'y croyait autorisé par son rang, je me vengeais de ses résistances par des coups très multipliés, sans qu'aucune considération m'arrêtât et sans qu'autre chose que la force et la violence
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10 LE MARQUIS DE SADE
pussent parvenir à me séparer de, mon adversaire^). » ' '
Pour l'en séparer plus sûrement et d'une manière définitive, puisqu'il ne savait pas s'accommoder à son humeur et se plier à ses caprices, on l'expédia en province, à Avignon. a Je fus, envoyé, dit-il, chez une grand'mère, dont la tendresse trop aveugle nourrit en moi tous les défauts que je viens d'avouer (2) (l'orgueil, la colère, etc.). » Son père avait été nommé, en 1774, ministre do France à Cologne et ne pouvait plus guère s'occuper de son éducation. Après avoir passé quelques années chez sa grand'mère, dont la faiblesse finit par paraître excessive, il fut confié à un de ses oncles, l'abbé de Sade, qui préparait alors, dans son abbaye d'Ebreuil, en Au vergne, ses Mémoires sur la vie de Pétrarque. 11 entra ensuite au collège Louis-le-Grand, où il se distingua, comme beaucoup de ses condisciples bien titrés, par une très aristocratique paresse. 11 se jugeait de trop bonne famille pour faire avec les livres une connaissance sérieuse. Cependant, quand il quitta le collège, après sa troisième, ;il
savait un peu de latin, et son orthographe s'élevait sensiblement au-dessus de la moyenne.
(i) Aline et Valcour, t. I, p. 26. {2) Aline et Valcour, t. .1, p. 27.
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UN OFFICIER DU ROI _ 11
En 1754, lorsqu'il dit adieu, sansregret, au rudiment de Despautère, aux Comptes faits de Barrème, au Prsedium ruslicum du père Vaincre, et au traité De Dûs et Hcroibus du père Juvenc3r, le marquis de;Sade avait quatorze ans. Sa famille le destinait à la carrière militaire, la seule où il pût débuter aussi jeune, avec quelque chance d'y réussir. On demanda pour lui une place dans un des corps les plus aristocratiques et par conséquent les plus enviés, les Chevau-légers de la garde ordinaire du roi. La requête fut appuyée, suivant l'usage, par le certificat du généalogiste officiel, Clairambault, certificat que nous avons reproduit au commencement de ce chapitre.
En 1498, Louis XII avait créé plusieurs compagnies de cavalerie légère auxquelles on avait donné le titre de Chevau-légers. Un siècle plus tard, en 1599, Henri IV, pour récompenser les Chevau-légers du courage dont ils avaient fait preuve pendant les guerres d'Italie et les guerres de religion, les mit au nombre de ses gardes. Ils formaient, sous le règne de Louis XIII, une compagnie qui avait pour armes défensives : le .plastron, la calotte, et pour armes offensives : Tépée ou le sabre et les:pistolets. Jjouis XV leur.donna le fusil en 1745.
Leur.uniforme.,.au dix-huitième siècle, était .un des=plus riches de ^toute l'armée et =un des plus
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12 _ LE MARQUIS DE SADE
élégants (1). Ils avaient quatre étendards carrés de talFetas blanc brodé d'or et d'argent, et dont la hampe se terminait par une fleur de lis d'or. A chaque coin était brodée une foudre, et au centre on lisait cette fière devise : Sensere gigantes. Etendards et timbales, en dehors des prises d'armes et des parades ou revues, restaient dans la chambre du roi.
Darts ce corps, comme dans tous ceux de la maison du roi, la présentation des nouveaux officiers se faisait avec un cérémonial particulier, où se combinaient l'esprit militaire et l'esprit de camaraderie. La compagnie sous les armes, le capitaine-lieutenant allait prendre les ordres du roi, qui assistait presque toujours à cette présentation, et se tournant ensuite vers les officiers et les soldats : « Mes compagnons, disait-il, le roi vous donne Monsieur un tel. »
La compagnie des Chevau-légers comprenait, en 1754, 19 officiers et 200 gardes (2). Leur ca(i)
ca(i) écarlale bordé de soie blanche, avec parements blancs, poches en travers, boutonnières d'argent, boulons or et argent, galons en plein et brandebourgs d'or, ceinturon blanc brodé d'or ; veste blanche avec galons et bordure d'or; culotte de soie blanche avec boutons d'argent et jarretière d'or ; chapeau galonné d'or, plumet et cocarde blancs ; bottes fortes.
(2) Depuis Louis XIII, tout soldat qui avait servi pendant vingt ans dans les Chevau-légers avait droit, lui et ses
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UN OFFICIER DU ROI 13
serne, l'Hôtel des Chevau-légers, était à Versailles, avenue de Sceaux (1).
Le 24 niai 1754, le marquis de Sade fut admis dans ce corps d'élite (2). Il avait quinze ans, lorsque, le 14 décembre 1755, il fut nommé, non pas à cause de sa valeur militaire, mais à cause de son nom, qui permettait de la préjuger ou qui en tenait lieu, sous-lieutenant sans appointements au régiment du roi. (infanterie) (3). Ce n'était pas une exception que ce grade d'officier donné à un enfant. On pourrait en citer d'assez nombreux exemples. Le vicomte de Noailles débutait à douze ans comme garde de corps dans la compagnie écossaise. Wimpfen,à treize ans, était lieutenant en second. Saint-Maurin-Montbarey, simplement parce qu'il appartenait à une illustre lignée, recevait à douze ans un brevet d'enseigne à la compagnie colonnelle du régiment de Lorraine. Pour qu'il pût terminer ses études-, son gouverneur l'avait suivi à l'armée. Il n'est que juste d'ajouter que ces enfants avaient dans les
descendants, au titre d'éeuyer. Les officiers appartenaient tous à la plus haute noblesse.
(î) Ils y avaient adjoint, depuis 1701, l'École militaire des Chevau-légers (dirigée par M. Bongars), où la pension coûtait 3.ooo livres par an et qui fut l'origine de l'École militaire dc Paris.
(2) Archives adminislr. du Ministère de la Guerre (dossier du marquis de Sade).
(3) Id.
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1-1: LE MARQUIS DE SADE
veines du sang de soldat et qu'ils savaient, au besoin, se battre comme des hommes. De cela aussi on pourrait citer de nombreux exemples.
En 1757, dans les premiers jours de janvier, Louis XV rétablit le grade de cornette (officier porte-drapeau). Un des premiers qui bénéficia de cette mesure fut le marquis de Sade. Le 14 janvier, il obtint une commission de cornette au régiment dés carabiniers.
Les carabiniers formaient, on peut le dire sans aucune exagération, une élite dans l'élite (!■). Nul corps, avant comme après la Révolution, ne fournit autant de traits de bravoure ou de résistance. Lancés d'un impétueux élan sur l'ennemi, ou résistant, immobiles, à ses chocs répétés, boulet vivant, fait de mille poitrines, dans l'offensive, et, dans la défensive, mur d'airain, ces géants (2), plus d'une fois, décidèrent du sort des batailles.
Louis XIV qui les jugeait à leur valeur voulut être leur premier mestre de camp. 11'désigna ensuite, pour les commander, le duc du Maine, son fils. En 1758, ils eurent encore comme chef un
(i) En 1763, ils vinrent lenir garnison à Saumur et s'y montrèrent de si admirables soldais, que, de 1763 à 1771, chaque régiment de cavalerie envoya à Saumur, pour prendre modèle sur eux, quelques-uns de ses hommes.
(2) L'ordonnance du 20 mars 1751 prescrivait que, pour entrer dans ce corps, il fallait avoir au moins cinq pieds quatre pouces.
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UN OFFICIER DU ROI 15
membre de la famille royale;le comte de Provence, et ils devinrent alors, ' c'est-à-dire un an après l'entrée du marquis de Sade dans leur régiment, le Royal Carabiniers de Monsieur le comte de Provence.
Sur leurs étendards de soie bleue, qui portaient au centre un Soleil d'or, ils avaient obtenu le glorieux privilège de broder la glorieuse devise du grand Roi : Necpluribus impur. Ils la gardèrent jusqu'au 17 septembre 1782. A cette époque, les étendards commencèrent à porter, au-dessous des armes de Monsieur, cette nouvelle devise, aussi digne d'eux que l'ancienne : Toujours au chemin de Vhonneur.
Le marquis de Sade servit deux ans dans les carabiniers. Le 21 avril 1759 il fut proposé comme capitaine au régiment de Bourgogne (cavalerie), par cette note qui fait partie de son dossier et qui obtint l'approbation du roi :
« 21 avril 1759. Régiment de cavalerie de Bourgogne.
« Il y a une compagnie vacante par le changement du S. M's de Tocqueville a une dans le régiment de cavalerie de Luzignem (1). -
« Le prix'est de 10.000 fr.
« On propose au Roy
(i) Luzignan.
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1(5 LE MARQUIS DE SADE
d'en disposer en faveur du S. Ctu de Sade, cornette dans le brigade de Malvoisin (1) du régiment des carabiniers de M. le C,c de Provence.
« Il a été fait sous-lieutenant dans le rég. d'infric du Roy le 5 Xro 1755, cornette dans la Brigade de carabiniers de S1 André du 14 janvier 1757, a passé dans celle cy par ordre du pr avril suivant.
« M. le M's de Poyaniie s'y intéresse particulièrement, et il observe qu'il a été trois ans à l'école des chx légers, qu'il joint de la naissance et du bien à beaucoup d'esprit et qu'il a l'honneur d'apartenir à M. le Pcc de Condé par Madc sa mère qui est Maillé-Brézé (2). »
Fondé en 1666, le régiment de Bourgogne (cavalerie) avait d'abord porté le nom de régiment de Bretagne (3). Les soldats qui le composaient, et qui comptaient parmi les meilleurs de l'armée, portaient l'habit bleu avec revers et parements rouges, boutons blancs unis à trois filets et galons mouchetés de blanc.
(i) Le corps des carabiniers formait cinq brigades. Chaque brigade était composée dc qualre escadrons, cl chaque escadron dc cinq compagnies. La compagnie comprenait i.3oo hommes sur pied dc paix et î.ôGo hommes sur pied de guerre.
(2) Archives adminislr. du Ministère de la Guerre.
(3'j Le régiment dc Bourgogne linfcuUcrie) fut formé deux ans plus tard.
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UN OFFICIER DU ROI 17
Capitaine a dix-neuf ans, c'était pour le marquis de Sade un assez bel avancement. Je ne sais pour quelle raison il ne s'en contenta pas. Il avait, sans doute, déjà le caractère inquiet et difficile qu'il garda toute sa vie, et qui fut une des principales causes de ses malheurs. On peut supposer qu'il s'était fait à son régiment, parmi ses camarades, un assez grand nombre d'ennemis. Il essaya bientôt de changer de corps, même avec un grade inférieur : « 11 avait obtenu en 1762, dit une note de son dossier, l'agrément d'un guidon de gendarmerie (c'est-à-dire le grade de porte-drapeau), mais son peu dc fortune l'a empêché de payer. »
En somme, sur sa carrière militaire nous ne connaissons guère que ses états de services. La classe sociale à laquelle il appartenait permet de croire — et c'est d'ailleurs, à défaut de témoignages précis, une tradition dont on doit tenir compte — qu'il se battit vaillamment. Bon soldat, il dut être un assez mauvais officier. Il exagéra probablement les défauts dont il voyait autour de lui tant d'exemples : l'ignorance du métier militaire, l'indifférence pour l'instruction des troupes, le dédain de la hiérarchie, la tendance à l'indiscipline. On pensait alors que le courag-e, un courage héroïque, pouvait avantageusement y suppléer, et c'était l'époque où les nobles, trop influencés par leur vanité de Français et lev.r
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18 LE MARQUIS DE SADE
orgueil d'aristocrates, croyaient tout savoir sans avoir rien appris. Frédéric II, en plus d'une occasion, leur prouva qu'ils se trompaient.-
Officier de cour, le marquis de Sade dut mener, avec cette fougue et cet emballement qui toujours le caractérisèrent, cette vie agitée et un peu folle qui faisait de la plupart des garnisons de très agréables résidences. Il fréquenta les assemblées, les spectacles, où ses camarades et lui avaient des places réservées, bien en vue, et des prix de faveur. Il brilla dans les bals, où se donnait rendez-vous toute la noblesse de la ville, et parada dans les carrousels. Il joua la comédie et envoya de petits vers au Mercure dc France, sans les signer, pour ne pas avoir l'air d'un cuistre du Parnasse, et sans y attacher d'importance. Il eut des duels et s'en tira le mieux du monde. Il fit des dettes et ne paya pas son tailleur, car c'est a cela qu'on reconnaissait un vrai'gentilhomme. Favart, dans un de ses refrains, avait indiqué les deux principaux devoirs d'un bon officier.
Servir le roi, servir les dames, Voilà l'esprit du régiment El r'ii et r'iaii
Comme les autres, plus que les autres, le marquis de Sade dut servir les dames, au' moins autant que le roi. Il se vanta de ses bonnes for-
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UN OFFICIER DU ROI 19
tunes, quelquefois imaginaires. Il accrocha plus d'un coeur à la pointe de son épée. Les, coeurs de ce temps-là —je ne parle pas du nôtre —■ ne faisaient pas grande résistance quand un jeune officier les attaquait. Ils se rendaient à la première sommation, et quelquefois avant.
Le marquis de Sade, pour suivre la mode, s'efforça d'avoir et eut très vite, sans doute, la réputation d'un « mauvais sujet ». Il la conserva toute sa vie. Dans Aline et Valcour il a raconté un de ses amours de garnison, amours qu'un bal ; voyait naître, qu'un autre bal voyait mourir, et qui allaient très vite au dénouement, sauf quand - ce dénouement était le mariage.
Cédons-lui la plume et écoutons ses confidences. 11 n'est pas incapable de dire la vérité, quand elle ne le gêne pas, et personne ne pourrait le peindre aussi bien que lui-même :
« Notre régiment, dit-il (1), fut envoyé dans une garnison en Normandie ; c'est là que commence la première partie de mes malheurs.
« Je venais d'atteindre ma vingt-deuxième année ; perpétuellement entraîné jusqu'alors par les travaux de~ mars, je n'avais ni connu mon coeur, ni
(i) Aline cl Valcour, t. I, p. 28. Cet épisode, d'après ce que dit, quelques lignes plus loin, le marquis de Sade, doit se passer en 1762. Celui qui en fut le héros avait été ïiommé •depuis trois ans capitaine du régiment de Bourgogne.
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LE MARQUIS DE SADE
soupçonné qu'il pût être sensible. Adélaïde de Sainval, fille d'un ancien officier retiré dans la ville où nous séjournions, sut bientôt me convaincre que tous les feux de l'amour devaient embraser aisément une âme telle que la mienne ; et que, s'ils n'y avaient pas éclaté jusqu'alors, c'est qu'aucun objet n'avait su fixer mes regards. Je ne vous peindrai point Adélaïde ; ce n'était qu'un seul genre de beauté qui devait éveiller l'amour en moi, c'était toujours sous les mêmes traits qu'il devait pénétrer mon âme, et ce qui m'enivra dans elle était l'ébauche des beautés et des vertus que j'idolâtrai en vous. Je l'aimai, parce que je devais nécessairement adorer tout ce qui a des rapports avec vous ; mais cette raison qui légitime ma défaite, va faire le crime de mon inconstance.
« L'usage est assez dans les garnisons de se choisir chacun une maîtresse et de ne la regarder malheureusement que comme une divinité qu'on déifie par désoeuvrement, qu'on cultive par air, et qui se quitte dès que les drapeaux se déploient. Je crus, d'abord, de bonne foi que ce ne pourrait jamais être ainsi que j'aimerais Adélaïde; la manière dont je l'en assurai la persuada ; elle exigea des serments, je lui.en fis ; elle voulait des écrits, j'en signai, et je ne croyais pas la -tromper. A l'abri des reproches de son coeur, se croyant peut-être même innocente, parce qu'elle couvrait
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sa faiblesse de tout ce qui semblait fait pour la' légitimer, Adélaïde céda, et j'osai la rendre coupable, ne voulant que la trouver sensible.
« Six mois se passèrent dans cette illusion, sans que nos plaisirs eussent altéré notre amour ; dans l'ivresse de nos transports, un moment même nous voulûmes fuir ; incertains de la liberté à former nos chaînes, nous voulûmes aller les serrer ensemble au bout de l'univers... La raison triompha ; je déterminai Adélaïde, et dès ce moment fatal il était clair que je l'aimais moins. Adélaïde avait un frère capitaine d'infanterie, que nous espérions mettre dans nos. intérêts... On l'attendait, il ne vint point. Le régiment partit, nous nous finies nos adieux, des flots de larmes coulèrent ; Adélaïde me rappela mes serments, je les renouvelai dans ses bras... et nous nous séparâmes.
« Mon père m'appela cet hiver à Paris, j'y volai : il s'agissait d'un mariage ; sa santé chancelait, il désirait me voir établi avant de fermer les yeux ; ce projet, les plaisirs, que vous dirai-je enfin ! cette force irrésistible de la main du sort qui nous porte toujours malgré nous où ses lois veulent que nous soyons : tout effaça peu à peu Adélaïde de mon coeur. Je parlai pourtant de cet arrangement à ma famille ; l'honneur m'y engageait, je le fis ; mais les refus de mon père légitimèrent bien-
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tôt mon inconstance ; mon coeur ne me fournit aucune objection, et je cédai, sans combattre, en étouffant tous nies remords. Adélaïde ne fut pas longtemps à l'apprendre... 11 est difficile d'exprimer son chagrin ; son amour, sa sensibilité, sa grandeur, son innocence, tous ces sentiments qui venaient de faire mes délices, arrivaient à moi en traits de flamme, sans qu'aucun parvint à mon coeur.
« Deux ans se passèrent ainsi, filés pour moi par les mains des plaisirs, et marqués pour Adélaïde par le repentir et le désespoir.
« Elle m'écrivit un jour qu'elle me demandait pour unique faveur de lui assurer une place aux Carmélites ; de lui mander aussitôt que j'aurais réussi ; qu'elle s'échapperait de la maison de son père, et viendrait s'ensevelir toute vivante dans ce cercueil qu'elle me priait de lui préparer.
« Parfaitement calme alors, j'osai répondre quelques plaisanteries à cet affreux projet de la douleur, et rompant enfin toutes mesures, j'exhortai Adélaïde à oublier dans le sein de l'hymen les délires de l'amour.
« Adélaïde ne m'écrivit plus. Mais j'appris trois mois après qu'elle était mariée ; et dégagé par là de tous mes liens, je ne songeai plus qu'à l'imiter. »
Le traité de Paris, signé le 10 février 1763, avait
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terminé — peu glorieusement — la guerre de Sept Ans. Le 15 mars, le marquis de Sade fut réformé (1). Sa.famille en profita pour le.marier. Elle espérait que le mariage lui donnerait le goût et le besoin d'une vie plus régulière. Elle devait être bien déçue.
(i) Celle mesure élail prise après chaque traité de paix à l'égard d'un assez grand nombre d'officiers cl de s'oldats« Les réformés ne perdaient pas la qualité d'officier et leur carrière ne se trouvait pas absolument brisée. Par la suite, ceux susceptibles de servir rentraient soit dans leur corps d'origine, soit dans d'autres régiments, enfin les emplois dans la Milice leur étaient presque exclusivement réservés. On les employait aussi dans des postes sédentaires : gouvernement des places, juridiction du poinl d'honneur, clc. Il n'y avait donc que ceux qui ne voulaient plus servir, qui demeuraient définitivement réformés ou ceux qu'une infirmité rendait impropres à tout service. » Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, N° du 3o' novembre 190a (article dc M. Collrcau).
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Il
LE MARIAGE DU MARQUIS DE SADE
LES DEUX FILLES DE M. DE MONTREUIL
UN AMOUR CONTRARIÉ
En 1763, M. Claude-René Cordier de Montreuil était, depuis vingt ans, président de la troisième Chambre de la Cour des aides à Paris. Il habitait rue Neuve-du-Luxembourg, dans un des quartiers les plus élégants de Paris.
Il avait épousé Marie-Madeleine Masson de Plissay, et il laissait à cette femme énergique et autoritaire le gouvernement du ménage. 11 ne présidait qu'à la Cour des aides, chez lui il n'avait même pas les pouvoirs d'un juge. Mme Cordier de Montreuil rendait des sentences, et le mari, désireux avant tout d'être tranquille, se contentait, dans la plupart des cas, d'opiner du bonnet.
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De leur mariage étaient nées deux filles. L'aînée, Renée-Pélagie, avait, en 1763, vingttrois ans. Elle n'était pas jolie, où du moins elle ne le paraissait pas au premier abord. La beauté, chez elle, s'était réfugiée dans les yeux, des yeux tendres, expressifs, un peu voilés de mélancolie, comme si elle eût deviné sa destinée, et qui cachaient, au repos, sous les paupières à demi baissées, dans une attitude gauche et timide, la ferveur invincible d'une âme. passionnée. Cette jeune fille charmante, mais d'un charme indécis et un peu éteint, n'avait pas cette confiance et cette vanité que la Providence, qui sait bien ce qu'elle fait, accorda largement aux femmes, pour leur permettre de ne pas trop souffrir de leurs imperfections ou même de ne pas s'en apercevoir. Elle ne se croyait pas digne d'être aimée, d'inspirer une passion sincère et, dans le mari, de trouver l'amant. Son miroir ne lui disait pas ce qu'il dit à tant d'autres. Elle n'y voyait pas la douceur de ses yeux et la grâce de son sourire. Il la décourageait d'espérer (1).
Cette modestie excessive, cette défiance de soi devaient avoir pour Renée-Pélagie de Montreuil les plus funestes conséquences. Au premier qui
(0 II ne faut pas trop la juger par son portrait, singulièrement embelli comme la plupart des portraits de femmes.
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avait fait battre son coeur, elle allait, pleine de gratitude, se livrer tout entière, corps et âme, sans défense, sans recours.
La plus jeune des filles de M. Cordier de Montreuil, Louise, ne ressemblait guère à l'aînée. Elle avait cet âge délicieux, seize ans, qui de l'enfant fait naître la femme comme du bouton la fleur. Elle avait l'âge de Juliette et attendait Roméo. C'était déjà, en 1763, une amoureuse latente, coquette, ardente, éprise de tous les plaisirs, plus sensuelle que sentimentale. Son caractère se lisait dans ses yeux singulièrement troublants, dans sa physionomie mutine et piquante, dans le mélange de candeur et de rouerie féminine qui se dégageait de toute sa personne.
Le marquis de Sade, qui tenait à ne pas se laisser trop oublier par ses maîtresses, passait à Paris la plus grande partie de ses congés. Les Cordier de Montreuil étaient des amis de sa famille. Il allait souvent leur rendre visite. De plus en plus il était attiré chez eux par la beauté éclatante de Louise, et ce blasé précoce s'étonnait d'aimer, avec tant de naïveté et d'ardeur, celle qu'il prenait pour une ingénue.
Sa passion, qui chaque jour grandissait, l'empêchait de voir celle qu'il avait inspirée à RenéePélagie. Il l'ignorait, il ne l'encourageait en aucune manière et voilà précisément ce qui don-.
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nait plus dé force à cette inquiète tendresse, siméconnue, toujours menacée.
Les deux soeurs étaient rivales, mais l'une aimait plus que l'autre et c'était celle qu'on dédaignait. Elle en éprouvait un chagrin profond, mais n'en éprouvait aucune surprise. Elle ne se plaignait pas. Elle ne croyait pas avoir le droit de se plaindre. Les quelques petites joies que lui laissait sa triste passion, elle les savourait avec délices.' Un mot prononcé avec plus de douceur, un regard moins indifférent la rendaient heureuse toute une journée. Elle se reprenait à avoir confiance, et, du fond de l'âme, elle pardonnait à sa soeur d'être plus jeune qu'elle et plus belle.
De la moindre marque de sympathie, du plus insignifiant témoignage de courtoisie où elle voulait voir un peu d'amour, Renée-Pélagie était reconnaissante à ce bel officier du roi, mince, élégant, spirituel, aimable, et si irrésistible dans son brillant uniforme de capitaine du régiment de Bourgogne. Il avait la réputation d'un homme à bonnes fortunes. C'est, de toutes les réputations, celle que les femmes apprécient le plus.
Cependant autour de ces désirs et de ces espérances, autour de ces amoureuses intrigues, les . parents précautionmieux tissaient la toile matrimoniale. Ils avaient décidé, dans de mystérieux conciliabules, que le marquis de Sade épouserait
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Renée-Pélagie. Il ne semblait l'aimer qu'avec modération, mais'c'était suffisant pour en faire sa femme. On attendait tranquillement et sans inquiétude qu'il se déclarât, et le petit manège des tendres regards, des furtives confidences, continuait.
Lorsque le fringant officier avoua officiellement que la plus jeune des deux filles avait fixé son coeur, la stupéfaction, du côté des de Sade comme du côté des Montreuil, fut grande. Cette fantaisie imprévue dérangeait toutes les combinaisons. On résolut de n'en pas tenir compte. La femme du président affirma qu'elle ne se résignerait jamais à marier la cadette avant l'aînée. Il ne fallait pas espérer qu'elle changeât d'avis.
Le marquis de Sade résista quelque temps, puis il s'inclina devant la volonté de sa famille. C'était un beau mariage qu'on lui imposait ainsi, un mariage riche. N'était-ce pas agir très sagement ?
Dans les derniers jours du mois de mai 1763, le « porte-claquette » déposait chez tous les amis des deux familles ce billet imprimé :
« M. le comte et Mme la comtesse de Sade sont venus pour avoir l'honneur de vous voir et vous faire part du mariage de M. le marquis de Sade, leur fils, avec Mlle de Montreuil (1). »
vi) Ce document a été reproduit par M. Paul Ginisly dans son intéressant ouvrage la Marquise de Sade (Paris, Charpentier, 1901), dont je me suis beaucoup servi dans ce chapitre.
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Le mariage avait été célébré le 17 mai, dans la plus stricte intimité, à l'église Saint-Roch. A défaut de beauté, Renée-Pélagie apportait à celui qu'elle épousait, avec une joie mêlée" d'angoisse, un coeur tout plein de lui et une assez grosse fortune. Le marquis de Sade était beaucoup moins riche. Il n'avait guère que ses appointements de lieutenant-général de la haute et basse Bresse, Bugey, Valromey et Gex. 11 était devenu titulaire de cette charge le 4 mars 1760, à la suite de la démission de son père en sa faveur.
Le jeune ménage, si l'argent comptait autant qu'on le dit dans le bonheur, aurait pu très facilement être heureux. La marquise, enivrée par la réalisation de son rêve, oubliait les heures de découragement et se montrait aussi confiante que dévouée. L'homme qu'elle aimait lui appartenait de par la loi. Elle saurait à force de tendresse désarmer ses préventions ou ses rancunes. Ce coeur qui s'était vendu et non donné, et qu'elle sentait encore si loin du sien, elle espérait le conquérir, le garder pour toujours.
Les affections les plus ardentes sont aussi les plus aveugles. La marquise de Sade ne voulait pas ou ne pouvait pas se douter de l'irritation et de l'amertume que laissait au fond de l'âme de son mari cette union qu'il détestait et à laquelle on l'avait contraint. Entre sa femme et lui il voyait
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le fin. visage, l'amoureux sourire de Louise. Le souvenir, le regret de l'absente lui rendait odieux la présence et l'attachement, pourtant si humble, si soumis, si prêt à tous les sacrifices, de celle qui restait à ses yeux l'intruse.
Pour la fuir et pour la braver, pour oublier peut-être, il se rejeta, avec une sorte de fureur, dans cette vie de plaisir qui lui semblait, dans la détresse morale où il se trouvait, une vengeance très légitime et une revanche. Il se remit à faire des dettes. Il eut des maîtresses et il les afficha ouvertement. Il essaya de s'étourdir et n'y réussit pas. Ces amours de rencontre, qui ne lui laissaient que de l'ennui ou du dégoût, il voulut les punir d leur sottise et de leur banalité. Il eut non seulement, comme les autres, du mépris, mais une véritable, haine. pour ces femmes vulgaires, niaisement vicieuses, incapables de guérir la plaie qu'il avait au coeur, courtisanes ou actrices qui étaient souvent jolies, quelquefois aimables, mais à qui il ne pardonna jamais de n'être pas Louise de Montreuil. Ce qu'on a appelé son sadisme n'a pas eu d'autre origine.
Il se vengea sur l'amour du mal crue l'amour lui avait fait. Les souffrances qu'il imposa aux autres furent, au moins au début, un soulagement pour la sienne.
Il avait gardé, après son mariage, sa petite mai-
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son d'Arcueil. Il y conduisait non seulement ces orandes dames de l'Opéra et de la ComédieFrançaise qui appartenaient à l'aristocratie du A'ice, mais des femmes moins célèbres, moins élégantes, petites bourgeoises parisiennes désireuses de goûter, tine fois par hasard, au fruit défendu, ou filles du monde qui débutaient dans la carrière de la galanterie et n'y avaient encore aucun grade.
Ce furent les simples prostituées, celles qui le soir attendaient le client au coin des rues, qui servirent, sans l'avoir désiré, aux expériences passionnelles du marquis de Sade. Peu connues et très méprisées — aussi méprisées qu'elles étaient méprisables pour la plupart — elles devaient difficilement, croyait-il, intéresser la police à leurs' plaintes. En quoi consistaient les mauvais,traitements qu'elles eurent à subir dans la petite maison d'Arcueil, en 1763, aucun document ne nous l'apprend. On peut admettre qu'ils ressemblaient à ceux, qui, quelques années plus tard, en 1768, comme nous le verrons au chapitre suivant, exciteront tant de scandale. Sur les premières manifestations de cette folie erotique, le silence a été fait, très rigoureusement.
La plupart des victimes recevaient de leur bourreau une sérieuse indemnité et s'en allaient très consolées, presque heureuses. Ce singulier amoureux ne: les changeait pas beaucoup des
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autres. Quelques femmes cependant, trop maltraitées ou d'un caractère moins conciliant, se plaignirent, et, à la grande surprise du marquis, leurs plaintes furent entendues. Très indulgent pour ses propres vices, Louis XV se montrait volontiers sévère pour les vices de son prochain. Il fut avisé des singuliers divertissements auxquels se livrait à Arcueil, loin des profanes, le marquis de Sade, et, le 29 octobre, il donna l'ordre de conduire le coupable au château royal de Vincennes (1). A peine enfermé à Vincennes pour quelques peccadilles qui lui semblaient sans importance — comme d'ailleurs toutes celles qu'il commit dans le cours de sa carrière monomane — le marquis de Sade se hâta de réclamer sa liberté par cette lettre adressée, le 2 novembre, au lieutenant de police, et dans laquelle le jeune diable, pour apitoyer ses geôliers, se fait ermite.
« Monsieur (2),
". Dans la malheureuse situation où je me trouve, l'unique grâce et la seule consolation que
(i) II y avait alors 1res peu dc prisonniers au château dc Vincennes.Le plus important élail le suisse Thorin,enfermé en 1757 pour avoir mal parlé du roi, et qui fut transféré à Charenlon en 177S. En 176/,, on y emprisonna l'aventurier Douceur, qui se disait comte de Saint-Ange, duc dc Jusliniani.
(2) Cette lettre, adressée, 'croyons-nous, au lieutenant
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j'ose demander est de vous supplier d'instruire ma femme de mon triste sort. Rien ne peut égaler l'inquiétude dans laquelle elle va être, ne rer cevant plus de mes nouvelles; si A'OUS n'avez pas eu la bonté de faire passer la lettre que j'eus l'honneur de vous faire remettre pour ma belle-mère, qu'elle en reçoive au moins une de vous, je vous en supplie, Monsieur, où vous ne marquerez que ce que vous jugerez à propos, qu'elle sache au moins que je suis arrêté et que vous savez de mes nouvelles. Voilà tout ce que je désire-, en fesant partir la lettre demain jeudi, elle la recevra dimanche, et elles seront sûrement toutes deux plus tranquilles que ne sçachant absolument ce que je suis devenu. Permettez que j'ai (sic) l'honneur de vous donner ici son adresse, en cas que vous soyez assez bon que de m'accorder cette grâce : Mme la présidente de Montreuil, au château d'Echaufour près Cigai, par VAigle. A VAigle, en Normandie.
« Tout malheureux que je me trouve ici, Monsieur, je ne me plains point de mon sort; je méritais la vengeance de Dieu, je l'éprouve ; pleurer mes fautes, détester mes erreurs, est mon unique
de police de Sartine, a été publiée dans VAmateur d'Autographes, en 1866. Elle fit ensuite partie de la collection Emile Michelot, et à la vente de celte collection, qui eut lieu les 7 et 8 mai 1SS0, un amateur la paya. 120, francs,:
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préoccupation. Hélas! Dieu pouvait m'anéantir sans me donner le temps de lès reconnaître et de les sentir; que d'actions de gi*âce ne dois-je pas lui rendre de me permettre de rentrer en moi-même, donnés m'en les moyens, je vous en prie, Monsieur, en me permettant de voir un prêtre. Par ses bonnes instructions et mon sincère repentir, j'espère être à même bientôt de m'approcher des sacrements divins, dont l'entière néodio-ence estait devenue la première cause de ma perte.
« Quant à un domestique, si vous avès la bonté de m'en accorder un, ainsi que ATOUS avès bien voulu me le faire espérer, j'ose vous prier de permettre que ce soit mon valet de chambre, vous pouvez vous informer de ses moeurs, toute ma famille vous en rendra sûrement de bons témoignages. Je puis d'ailleurs avoir l'honneur de vous assurer qu'il ne participait pour rien dans tout ceci ; aucun de mes gens n'estait dans la confidence, aucun n'a jamais sçu ni vu ce dont il étaitquestion, et personnellement celui que je désire avoir n'a jamais mis les pieds dans la petite maison qu'une, fois depuis qu'elle estait meublée et encore n'est-ce que le jour, et après que tout fut entre vos mains. J'espère aussi, Monsieur, que vous voudrez bien ne point instruire ma famille du véritable sujet de ma détention, je serais perdu sans ressources dans leur esprit.
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« J'ose encore vous faire une remarque, monsieur : la date du malheureux livre n'est que du mois de juin, je me suis marié le 17 mai et je puis vous assurer que je n'ai mis les pieds dans la dite maison que dans le mois de juin. Sur cela j'ai été trois mois à la campagne. Il y a huit jours que j'en estais arrivé quand j'ai été arresté. Quelque court qu'ait été le temps de mes erreurs, je n'en suis pas moins coupable ; elles ont toujours été assez longues pour irriter l'être suprême dont^ j'éprouve la juste colère ; je me repens presque de vous avoir fait ces remarques, devrais-je songer à m'excuser, quand je ne devrais plus m'occuper qu'à me repentir.
« M. le commandant me dit de m'adresser à vous, Monsieur, pour obtenir la permission de prendre l'air quelquefois ; si vous le jugez compatible avec ma punition, je la crois absolument nécessaire à ma santé. J'ose espérer que vous . voudrez bien faire dire à M. le commandant à quoi je dois m'en tenir sur les articles de cette lettre (1). « J'ai l'honneur d'être, avec respect, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
« Ce 2 novembre 1763. DE SADE. »
(i) A celte pièce élail jointe la minute ci-dessous d'une' lettre écrite par le père Griffet, et dont le destinataire nous est inconnu.
« Nous avons, M..., un nouveau prisonnier à Vincennes
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3G LE MARQUIS DE SADE
Pendant ce temps, les familles de Sade et de Montreuil multipliaient les démarches pour obtenir la mise en liberté. Vivement sollicité, le lieutenant général de police s'entremit et reçut du ministre de la maison du roi-cette réponse peu encourageante :
« Monsieur,
« Les raisons qui ont déterminé le Roy à donner des ordres pour mettre M. de Sades au château de Vincennes sont trop graves pour qu'il doive y avoir un traitement distingué ; aussi vous pouvez mander à M. Guyonnet qu'il n'y sera qu'à la pension ordinaire. A l'égard d'un domestique, il peut lui en donner un pour le servir, ne paraissant pas convenable de lui permettre d'avoir le sien près de lui. D'ailleurs, l'intention de Sa Majesté est qu'il ne reste pas longtemps à Vincennes. Il faut même que sa famille voye plus tôt que plus tard où on pourra le faire transférer pour y vivre à ses
qui demande à parler au confesseur, et cerles il a grand besoin dc votre ministère quoi qu'il ne soit pas malade. C'est M. le marquis dc Sade, jeune homme dc vingt deux ans. Je vous prie dc l'aller voir le plutôt que vous le pourrez, et lorsque vous lui aurez parlé vous nie feres • plaisir dc passer chez moi. « Je suis, etc..
L. P. GRIFFET. » ■ « 4 novembre 1763.
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LE MARIAGE DU MARQUIS DE SADE 37dépens,
37dépens, devant pas rester à la charge de Sa Majesté.
« Je suis, etc.. (1). »
Celte lettre est du 4 novembre. Quelques jours après, un ordre du roi, arrache par de pressantes démarches, ouvrait au marquis les portes de sa prison. Il était mis en liberté, mais on l'obligeait à aller se faire un peu oublier en province (2). 11 partit pour Echauffour (3), où résidait pendant une grande partie de l'année la famille de sa femme et où il retrouva Louise de Montreuil. On espérait qu'assagi par le mariage et aussi par la prison, il avait renoncé à son amour. C'était bien mal le connaître.
La résistance de sa jeune belle-soeur et son indifférence plus apparente que réelle rendirent bientôt intolérable au marquis de Sade ce château d'aspect peu engageant, où, sous la surveillance de Mme Cordier de Montreuil, plus défiante encore que les geôliers de Vincennes, il était obligé de vivre comme un reclus. Paris lui manquait et il aspirait
(i) Arch. Nal. o'/|05.
(2) M. Paul Ginisty assure qu'on l'obligea à rejoindre son régiment. Son dossier militaire n'en fait aucune mention. '
(3) Echauffour, ainsi nommé des fours à chaux qui y abondaient, est un village de l'Orne, arrondissement d'Argentan. - _ ' _
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à y revenir. Il avait su persuader à sa femme que son plus ardent désir était de venir vivre près d'elle. Avec des phrases émues, il évoquait cette existence familiale et ces joies de l'intimité dont le privait un cruel exil. En réalité, ce n'était pas sa maison qu'il regrettait, mais sa petite maison.
La marquise de Sade s'obstinait à ne voir dans son mari qu'une victime. Il était jeune et elle l'aimait. Elle croyait aux protestations dont il se . montrait prodigue. Son éloignement la désespérait. Elle remuait ciel et terre pour faire cesser son exil. Poussé par ses plaintes continuelles, le président Cordier de Montreuil, qui était un bon homme, réclama, en invoquant je ne sais quel prétexte, le retour de l'enfant prodigue, du mari in parlibus. Le gouvernement hésitait, il se défiait du prétendu repentir du marquis de Sade; 11 n'avait que trop raison. Ce qu'on lui demandait, il ne l'accordait qu'à la dernière extrémité et le moins possible. Le 3 avril 1764, le ministre de la Maison du roi écrivait à M. de Montreuil :
« Jay, Monsieur, reçu les ordres du Roy, par rapport à M. le comte de Sades et des motifs qui vous font désirer qu'il puisse venir passer quelque tems à Paris, où vous jugés que sa présence est nécessaire. Sa Majesté a bien voulu lui permettre d'y venir et d'y rester trois mois, mais seu-
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lement à partir du 15 de celui-ci, après lequel tems il retournera où il est, conformément aux premiers ordres de Sa Majesté. Ainsi vous voudrès bien lui dire qu'il peut partir quand il le jugera à propos... » (1).
On faisait intervenir Mme de Marsan, dont les sollicitations n'obtenaient qu'un très médiocre résultat, comme on pourra en juger par cette lettre" du ministre de la Maison du roi à la marquise de Sade (le 20 mai) :
« Mme de Marsan a déjà, Madame, présenté plusieurs mémoires par lesquels elle demande le rapel à Paris de son mary. Il faut qu'il commence par prouver qui il est, ce qu'il n'a point fait jusqu'à présent, n'étant connu que par des traits qui conviennent très peu aux qualités qu'il prend et au nom sous lequel il s'annonce... (2). »
(i) Arch.Nal. oV|oG. Le 4 ruai, le marquis obtenait l'autorisation d'aller à Dijon : « Sur ce que vous me faites l'honneur, Monsieur, de me communiquer qu'il est indispensable que M. de Sade set rende à Dijon pour s'y faire recevoir au Parlement dans la charge de lieutenant général du département dc Bresse, Bagey, etc., il pourra s'y rendre quand il voudra et revenir tout de suite, en ne restant à Dijon que le temps indispensable pour sa réception. Ce n'est même qu'avec beaucoup dc peine que Sa Majesté se porté à lui accorder celte permission... » Lettre du Ministre de la Maison du roi au président de Monlreud. , (2) Arch. Nal. 01406.
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Enfin le roi se laissa fléchir. Il comprit qu'il ne pouA'ait continuer à se montrer rigoureux pour un homme que réclamait à cor et à cri sa femme, et dont sa belle-mère elle-même plaidait la cause. Le 11 septembre 1764, la présidente de Montreuil qu'on avait fait donner à la fin, comme dans les batailles de l'Empire la vieille garde, reçut du ministre ce billet qui combla de joie, d'une joie qui ne devait pas durer longtemps, toute la famille : « J'ay, Madame, l'honneur de vous envoyer l'ordre du Roy qui révoque entièrement celui que Sa Majesté avait donné à M. de Sades de se retirer au château de Chauflour (1)... »
Le marquis, déporté pendant un an clans un château de Normandie, était libre désormais de venir vivre, comme il l'avait demandé, près de sa femme. Quel usage fit-il de cette liberté réclamée avec tant d'obstination et si difficilement obtenue? C'est un rapport de l'inspecteur de police Marais qui va nous répondre : j - « 30 novembre 1674. M. le comte de Sade que, j'ai conduit à Vincennes, de l'ordre du Roi, il y a un an, a obtenu.la permission de venir cet été à Paris où il est encore. J'ai très fort recommandé à la Brissaut (2), sans m'expliquer daArantagè, de
(i) Arch. Nat. oi4oG.
(2) « Les Brissault (ou Brissaut) eurent, vers 1760, unegrande vogue dans le monde galant : car ils étaient mari
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ne pas lui fournir de filles pour aller avec lui en petites maisons (1). » Si le bon Marais, ce jour-là, ne s'expliqua pas davantage, c'est tout simplement parce que son ancien client avait repris ses habitudes d'autrefois. Il continuait à ensanglanter ses amours.
Les dix ou douze mois qu'il venait de passer en province lui avaient permis de faire des économies ou plutôt l'y avaient obligé. 11 les dépensait, suivant les jours et les occasions, en parties fines ou en g'rossières orgies.
L'opinion publique, qui s'occupait de ses faits et gestes plus qu'il n'aurait voulu, lui attribuait
cl femme pour diriger deux maisons : l'une à la BarrièreBlanche cl l'autre d'abord rue Tire-Boudin, puis rue Française. Brissault avait la réputation d'être insinuant et d'une éloquence persuasive auprès des jolies femmes ; il veillait aussi avec soin à la santé dc ses pensionnaires, même de passage, qu'il taisait toujours visiter par un médecin attaché à rétablissement. Sa femme lui faisait honneur, puisqu'elle avait reçu dc ses clientes le surnom de présidente cl qu'elle était, au dire dc Marais, une des femmes les plus déliées cl qui mil dans son métier le plus do décence. Très apprécié parmi les viveurs dc l'époque, le ménage Brissaull donnait fréquemment des petits soupers,^auxquels assistaient le baron de "Wangen, M. de Villemur, M. de Bauze, M. de Clau/.el, le comte dc Charollais, le duede Grammont, la fleur de la noblesse. » Raoul Vèze, La Galanterie parisienne auXVHI^siècle.Paris, Daragon, 1905, p. 272. (1) V. L.i de Rochcforl, Souvenirs et Mélanges, Paris, 1826, t. II, p. 333. Les rapports de poUcc de l'inspecteur Marais ont été publiés par M. Paul d'Estrée dans la Revue (numéro du 1" juillet 1900).
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•comme maîtresse Mlle Colette, vaguement attachée à la Comédie Italienne pour avoir un titre un peu moins humiliant que celui de courtisane. Il eut sans doute à cette époque une intrigue passagère avec cette demi-actrice, mais sa maîtresse en titre était une danseuse de l'Opéra, la BeauVoisin, célèbre par le cynisme de sa vie amoureuse. Il l'avait choisie comme professeur de vice, .-quoique, dans cet ordre d'idées, il fut beaucoup plus capable de donner des leçons que d'en recevoir.
La Beauvoisin a été souvent citée dans la chronique galante du dix-huitième siècle. Les Mémoires secrets la représentent comme assez jolie « mais sans taille, courte et ramassée ». Elle commençait à ne plus être très jeune, en 1764, et quelques années plus tard un libelle dirigé, sous ce titre anodin Annonces, A [fiches et Avis divers, contre les principales courtisanes du temps et soigneusement recueilli par les continuateurs de Bachâumont lui consacrera cet article peu flatteur : « Modèle d'antique d'après MlleB. (Beauvoisin)... Cette figure a pu représenter autrefois une assez jolie nymphe, mais les outrages du temps et les plâtres l'ont presque défig-urée. »
La Beauvoisin qui connaissait les hommes, poulies avoir beaucoup fréquentés, remplaçait avantageusement son défaut de jeunesse par un excès de dépravation.
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LE MARIAGE DU MARQUIS DE SADE 43'
Elle avait été lancée et peut-être découverte par ; un amateur très délicat, le marquis du Barry, du Barry lé roué. Puis, tombée dans le domaine public, elle avait-eu de nombreux amants, traitants ou gentilshommes, princes ou commis, auxquels elle ne demandait, en femme bien avisée, que d'être riches.
Le rêve de toutes ces marchandes d'amour était d'entrer au théâtre, pour mieux achalander leur commerce. La Beauvoisin avait pris des leçons du danseur Lany (1) et peu de temps après elle avait réussi, grâce à de hautes protections, à se faire admettre comme danseuse surnuméraire à l'Opéra. C'est ainsi qu'elle put figurer en même temps, mais avec des titres bien inégaux, sur le Calendrier des spectacles et sur celui de Cythère. Elle dansait quelquefois, mais elle aimait beaucoup plus souvent.
On se lasse de tout, même d'être danseuse surnuméraire à l'Opéra. Un peu alourdie par l'âge et dégoûtée des jetés-battus et des entrechats, l'actrice intermittente changea de goûts et de passions. Elle joua ou plutôt elle fit jouer. Elle eut deux tripots dans ses deux maisons de la rue
(1) Jean-Barthélémy Lany « Maître et compositeur des Ballets de l'Académie Royale de . Musique et l'un des grands danseurs de l'opéra pour la danse forte et légère. » Anecdotes dramaliquës: 1775, t. III.
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Saint-IIonoré et de la rue des Deux-Écus ou apparaissaient parfois, visiteurs importuns qu'on accueillait avec politesse et qu'on voyait partir avec plaisir, les inspecteurs de police de M. de Sartine. Il convient d'ajouter que dans ces tripots on ne se bornait pas à jouer. L'hôtesse, là, fournissait de l'amour tout prêt, à tous les prix. Secourablè aux vices d'autrui, la catin vieillie se faisait entremetteuse.
La Beauvoisin pouvait être utile au marquis de Sade, et, par l'exagération de ses débauches, par son goût très connu pour les raffinements erotiques, elle lui plaisait, s'imposait à sa sympathie. Ces deux âmes choisies étaient destinées, de toute éternité, à s'entendre et à s'accoupler.
Le marquis ne se contente pas d'exhiber à Paris cette maîtresse un peu mûre mais encore très cotée. Il l'emmena en Provence et lui fit les honneurs de son château de la Coste, près de Marseille. Invités par lui, la plupart des hobereaux de la région vinrent avec empressement. Ils furent vite conquis par l'enjouement et le bagout de cette Parisienne, qui apportait dans ce coin de province les modes de la veille et celles du lendemain. Ils la trouvèrent un peu évaporée, mais elle n'en avait à leurs yeux que plus de charme.
Le marquis recevait très aimablement. 11 donnait des bals et des spectacles. Sous sa direction
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une troupe d'amateurs, où le moindre bout de rôle était fort recherché, jouait la comédie d'après les bonnes traditions. Cet érotomanê était, faiblesses passionnelles à part, un gentilhomme très élégant, plein de goût, plein d'esprit, et ses brillantes qualités ne le rendaient que plus redoutable.
.Sa A'ie, entièrement consacrée au plaisir, se passait tantôt en Provence, tantôt à Paris, où Mme de Sade l'accueillait toujours avec la même ardente affection, avec la même indulgence. La présidente : de Montreuil se montrait de moins bonne composition. Elle trouvait ce gendre un peu trop compromettant et regrettait sans' doute de l'avoir fait sortir de Vincennes. Pour la seconde fois elle se décida à intervenir, et à la suite de ses démarches le marquis fut réintégré dans l'armée. Le 16 avril 1767, il reçut, avec l'ordre de partir sans délai, le grade de capitaine commandant de la compagnie du Mestre de camp (1).
Les officiers, au dix-huitième siècle, abusaient, des congés. Ils passaient hors de leur garnison
(1) Archives adminislr. du Ministère de la Guerre. Il y avait deux régiments du Mestre dc camp général, un de cavalerie, fondé en i635, l'autre de dragons, corps mixte comme on sait, fondé en 1674. Le régiment Mestre de camp cavalerie (celui dont fit partie le marquis dc Sade) avait été formé lors du premier essai d'organisation dc la cavalerie, sous Richelieu. Son premier chef fut le marquis de Sourdis, à cause de sa charge dc mestre de camp général dc la cavalerie légère. Il eut pour successeur le marquis de '
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quatre ou cinq mois par an. Le marquis de Sade venait très souvent à ; Paris. Dans un de ces voyages, entre deux parades, il fit à sa femme un cadeau auquel elle dut être très sensible. Il lui donna un fils, qui ne fut pas, on peut le croire, un enfant de l'amour partagé. Le 27 août 1767 naquit Louis-Marie de Sade, qui eut un illustre parrain et une non moins illustre marraine, le prince de Condé et la princesse de.Conti.
L'ancien amant de la Beauvoisin, très sujet à caution, vivait, sans s'en douter, sous la surveillance de la police. Marais écrivait dans son rapport du 16 octobre 1767 : « On ne tardera pas à entendre encore parler des horreurs de M. le comte de Sades. 11 fait l'impossible pour déterminer la demoiselle Rivière, de l'Opéra, à vivre avec lui et lui a offert vingt-cinq louis par mois, à condition que les jours qu'elle ne serait pas au spectacle, elle irait les passer avec lui à sa petite maison d'Arcueil. Cette demoiselle là refuse.»
Marais ne se trompait pas. On entendit bientôt parler, comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, des horreurs du marquis de Sade.
Praslin, qui prit le commandement dc ce corps, lorsqu'on l'organisa définitivement en i038. Le grade dc capitaine commandant d'une compagnie du Mestre de camp général équivalait au grade dc colonel. C'était un joli avancement, et aussi flatteur que peu mérité, pour un officier de vingtsept ans.
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Jardin dèvhotel de Condé
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III
LA PETITE MAISON D'ARCUEIL L'AFFAIRE ROSE KELLER
«ARAMINTE
Bonjour, mon cher ; n'est-ce pas ici ce qu'on appelle une Petite Maison ?
MATIIUIUN
C'est une maison qui n'est pas bien grande.
ARAMINTE
Oh ! non, je m'entends bien... Je me sens dans une joie d'être dans une Petite Maison, et puis en même temps j'ai une frayeur... On dit...
MATIIURIN
Et d.e quoi, diantre, âvez-vous peur ? .
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48 LE MARQUIS DE SADE
ARAMINTE
Enfin donc, m'y voilà... J'avais tant entendu parler de cela à M. de la Grivoisière... Mais je regarde de tous côtés, il me parait que cela ressemble à toutce que je connais : j'avais imaginé...
MATIIimiN
Quoi ? qu'on y entrait par les fenêtres ?
ARAMINTE
Je ne sais, mais je me figurais que ce devait être toutes choses singulières, de ces inventions galantes; là, des devises, des emblèmes, des nains, comme dans l'ancienne chevalerie, des fausses portes, des trapes, des guirlandes.
MATIIURIN
Eh! mon Dieu, miséricorde! Et où est-ce que .tout cela tiendrait?
ARAMINTE
Enfin, tout ce qui annonce la galanterie amoureuse.
MATIIURIN
Je ne sais pas comme cela était du temps de feu M. de la Grivoisière; mais pour ce qui est quant à présent, je puis vous assurer qu'il n'y a pas plus de galanterie ici que dans mon oeil.
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LA' PETITE MAISON D'ARCUEIL 43ARAMINTE
43ARAMINTE
Comment ! ce n'est point l'amour qui conduit ici de jeunes amants, que les recherches importunes des jaloux...
MATIIURIN
Si c'est l'amour qui les y conduit, il faut apparemment qu'il les laisse à la porte.
ARAMINTE
Vous m'étonnez. Et pourquoi donc y venir?
MATIIURIN
Pour voir si le changement de lieu ne remettra pas quelque petit grain d'amitié ; et je ne sais comment cela se fait, mais il arrive toujours tout le contraire. Tenez, Madame, depuis que je suis ici, je n'ai pas passé un jour sans entendre des cris et des querelles, comme si on s'égorgeait. Moi, j'étais comme vous d'abord et j'avais même pour que cela ne donnât mauvais exemple à notre ménagère; mais, tatigué, que j'ai été bien rassuré ; je pourrions y envoyer Javotte à l'école. On prépare un bon souper et on n'y mange rien ; quelquefois môme le souper reste, et il n'en vient qu'un qui s'arrache les cheveux de ce que l'autre y manque. Ordinairement c'est la dame qui arrive la première. Voyez quoi contre-pied. Et puis, quand le
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50 LE MARQUIS DE SADE
monsieur arrive, quelquefois je les éclaire ; je m'imaginais qu'ils s'allaient sauter au col. Bon! Ah ! Monsieur, vous voilà ? Je ne croyais pas que vous vinssiez. —Madame, voilà vos fantaisies ; si j'arrive mal à propos, il n'y a qu'à dire, je m'en irai. — Vous êtes bien le maître. — Holà, ho! que l'on ti 1 ôlepoint mes chevaux! — Non, Monsieur, vous resterez pour enrager. Puis, après cela, ils entrentdansla chambre, ils marchent, ils marchent, ils marchent tous deux jusqu'à ce qu'on apporte le souper ; c'est moi pour l'ordinaire qui sers ; ils sont plus tristes, plus tristes : ils m'adressions toujours la parole tous deux, comme si c'était pour moi qu'ils fussions venus... (1) ».
Cette scène de comédie nous fait connaître ce qu'on pourrait appeler l'envers des Petites Maisons. 11 est certain que plus d'une fois un jeune seigneur, très épris de changement, se vit obligé d'y recevoir une maîtresse dont il était excédé et qui ne l'en aimait que davantage. Cependant le tableau que nous en fait le jardinier Malhurin me semble un peu poussé au noir. Cet honnête serviteur n'a pas tout vu et ne dit pas tout.
L'Amour vint souvent s'abriter et replier ses
(i) La Petite Maison, comédie en trois actes, par le président llénault, 1770. Je ne crois pas que celle pièce ail jamais clé représentée sur un théâtre public.
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ailes dans ces asiles discrets où rien n'avait été négligé de ce qui pouvait, ne fût-ce qu'une nuit, ne fût-ce qu'une heure, l'attirer et le retenir. On construisait pour lui, à l'ombre des charmilles, des nids de verdure et de marbre. Il dût en profiter largement.
Les Petites Maisons sont nées de la corruption raffinée et élégante du dix-huitième siècle. Sous le grand roi, amants et amantes du beau monde, quand ils avaient envie de s'encanailler, allaient tout simplement dans quelque guinguette côtoyée par la Seine et éloignée du centre, au Moulin de Javelle, au Port à l'Anglais ou au Gros-Caillou. Ils trouvaient là de vrais paysans, des cabaretiers sans façon, des cabinets rustiques, le vin du cru et d'excellentes fritures. Le voisinage, le savoureux argot d'un garde française, d'une grisette ou d'un clerc de procureur, les amusaient, les changeaient agréablement des attitudes gourmées et des exigences de l'étiquette. Ils s'évertuaient euxmêmes, bien déguisés, à paraître naïfs et simples et à parler la langue du peuple. On affectait de les prendre pour de petits bourgeois en bonne fortune, mais sous leur costume d'emprunt tout le monde les devinait.
Pour plus de sûreté, un grand seigneur, un riche financier, louait parfois à l'extrémité de la ville ou dans les faubourgs, à la Grange-Batelière, à la
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Ville-l'Evèque, une maison de paysan, dont on meublait tant bien que mal deux ou trois pièces. Tant que durait leur passion pour la femme, titrée ou non, riche ou pauvre, qu'ils voulaient avoir sans trop la compromettre, ils gardaient cette maison cachée aux regards profanes. Il leur arrivait rarement de la garder plus de six mois.
Ces logis provisoires manquaient d'élégance et de confortable. L'amour, au dix-huitième siècle, voulut être chez lui. Ceux qui payaient très cher d'incommodes cabanes, pour ne les avoir que peu de temps, comprirent qu'ils auraient intérêt à faire bâtir ou à acheter toutes prêtes de jolies maisons qui seraient bien à eux. Quelques grands seigneurs, le comte d'Evreux, le duc dc Richelieu, le prince de Soubise, le comte de Noce, donnèrent l'exemple. Il fut bientôt suivi par tout ce qui avait un nom ou de l'argent. Nobles, financiers et robins adoptèrent cette mode si favorable à leurs intrigues amoureuses.
Un peu partout, dans les quartiers peu fréquentés et qui avaient conserve l'aspect dc la campagne, s'élevèrent des Folies. On les désigna d'abord ainsi parce qu'elles se cachaient sous les arbres, sub foliis, ou plutôt parce que le luxe qui. y était déployé ruina plus d'une fois leur propriétaire. Plus tard on les appela des Petites Maisons.
On avait des Petites Maisons pour y donner
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LA PETITE MAISON D ARCUEIL 53
asile à des maîtresses d'un jour, pour se dérober aux curiosités indiscrètes d'un mari jaloux, on en avait aussi par vanité et elles étaient alors aussi peu mystérieuses que possible. Dans la comédie que je citais tout à l'heure, le laquais La Montagne, valet dc confiance de Yalère, explique à la soubrette Frozine le rôle joué par l'amour-propre bien plus que par l'amour dans l'achat de ces voluptueuses retraites très coûteuses, mais qui créaient ou maintenaient une réputation d'aimable roué :
« FROZINE (à LA MONTAGNE)
Il est vrai que ton métier exige une grande discrétion ; que tu us beaucoup à t'observer, et que cela ne laisse pas dc gêner. Par exemple, quand tu viens dans cette Petite Maison, il faut prendre garde qu'on ne t'y A'oie entrer, pour qu'on ne sache pas dans le quartier qu'elle appartient à ton maître.
LA MONTAGNE
Que veux-tu donc dire avec ta discrétion? Je crois que tu le moqius de nous. Ah ! ma pauvre Frozine, tu t'es bien rouillôe pendant deux ans de province. Et pourquoi du mystère?
FROZINE
Apparemment que ton maître en met à ses bonnes fortunes ?
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LA MONTAGNE
Lui ? Point du tout.
FROZINE
Et à quoi lui sert-il donc d'avoir une Petite Maison? Il me semble qu'elles n'ont été inventées que pour y venir à la dérobée et y attendre les personnes que l'on ne pourrait voir chez elles sans conséquence.
LA MONTAGNE
Cela était bon du temps du roi Guillemot. Aujourd'hui une Petite Maison n'est qu'une indiscrétion de plus : on sait à qui elle appartient, ce qui s'y passe, les personnes qui y viennent, comme dans une maison de ville ; et excepté qu'il n'y a pas sur la porte, en lettres d'or, Hôtel de Valère, d'ailleurs c'est tout la même chose. Encore je ne désespère point que la mode n'en vienne (1). »
Consacrées aux vices coûteux d'un arand seigneur, d'un traitant de haut « vol », beaucoup de ces Petites Maisons, modestes et rustiques, quand on les voyait du dehors, étaient à l'intérieur des merveilles de luxe et d'élégance.
Une barrière à claire voie, une porte vermoulue, donnait accès à une allée, entre deux murs mal
(1) La Petite Maison, scène I.
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crépis. Au-dessus de ces murs on apercevait un bâtiment qui avait l'aspect d'une ferme propre habitée par des paysans bien à leur aise. On entrait et on se trouvait transporté dans un de ces palais de rêve que la baguette d'un enchanteur faisait sortir du sol.
Ces palais minuscules, les plus célèbres architectes les avaient construits ou aménagés. Pour les orner, on s'adressait aux artistes les plus connus. Boucher, Halle, Pierre, Doyen ou Fragonard y dessinaient des nymphes et des amours. Pirot, sur les lambris, variait à l'infini le caprice de ses arabesques. Sur les corniches du plafond, Bachelier semait ses bouquets et ses guirlandes de fleurs.
Les pièces étaient petites, mais admirablement proportionnées. Intimes, confortables, elles disaient le plaisir de vivre et invitaient à l'amour. Elles semblaient faites pour les mystérieuses confidences, pour les émois passionnés. Elles les provoquaient et les rendaient plus durables et plus doux.
Les sujets erotiques sous toutes les formes, tableaux, bronzes ou porcelaines, abondaient dans le salon circulaire tendu d'étoffes fraîches, lumineuses, lilas, bleu turquoise, souffre tendre ou jonquille. Sur le jardin, par de larges fenêtres, s'ouvrait la salle à manger, avec ses murs revè-
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tus de stuc par Clérici, ornées de toiles d'Oudry ou de tableaux qui représentaient des fruits, des ■ileurs, des parties dc chasse. Elle était soigneusement interdite à la curiosité des valets qui aurait pu gêner les épanchements prévus, inscrits dans le programme de ces l'êtes galantes. Par une ouverture pratiquée dans le plancher descendait dans les cuisines et remontait la table chargée d'argenterie. Le boudoir, avec son parquet en bois ■de rose, était tapissé de glaces, dans une fine bordure d'or. Une large ottomane en occupait tout un côté. Un revêtement de marbre augmentait la fraîcheur dc la salle de bain, où, dans la baignoire, conque d'onyx posée sur un rocher factice, des robinets à tête de cygne versaient une eau inépuisable. La chambre drapée'd'une étoile de soie rose glacée d'argent cachait, dans une alcôve, le lit monumental entouré de glaces mouvantes.
Fauteuils dorés, tables d'aventurinc ou vernies par Martin, marquetteries, consoles sur lesquelles reposaient un bronze de Caffieri ou une terre cuite de Clodion, toilettes d'argent ciselées par Germain, cadres délicatement contournés avec une estampe de Gravelot ou de Cochin, clavecin peint par Walteau, lustres de cristal ou de cuivre, pendules sur lesquelles jouaient des satyres et des dryades et qui sonnèrent si souvent l'heure du berger, girandoles et guéridons, chiffonniers ou
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chaises Allantes, tous les meubles, légers, charmants, semblaient sourire, avaient de la grâce et de l'esprit.
Un petit jardin ombrageait la maison d'amour. On y avait prodigué les bosquets, les berceaux et les grottes. Des statues de marbre, nymphes qui portaient des corbeilles de fleurs, Cupidons armés de carquois, s'érigeaient toutes blanches sur le vertdes pelouses, répétaient éternellement le même geste et ne s'animaient qu'à la nuit tombante sous un rayon de lune. Une eau limpide jaillissait du bassin que dominait un Apollon. D'une cascade tapissée de lierre s'échappait un ruisseau qui, au bruit des baisers, mêlait son murmure ironique.
Le marquis de Sade n'était pas assez riche, même après son mariage, pour entourer de tout ce luxe ses amours passagères. Sur sa petite maison les renseignements nous manquent. On sait simplement qu'elle était située à Arcueil et s'appelait VA timonerie. Rien, sauf le nom, n'en a survécu. Elle devait être très simple et dissimulée le plus possible aux regards, car celui qui en faisait le théâtre dc ses orgies n'avait aucun intérêt à éveiller l'attention.
Très éclectique dans ses goûts, le marquis de Sade y amenait des grandes dames, des actrices et de vulgaires courtisanes, ramassées au hasard
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des rencontres, sur le pavé de Paris. 11 était de ceux qui neselaissentpas éblouir, dans leurs poursuites amoureuses, par l'importance d'un titre ou l'éclat d'une toilette, et pour qui toute femme est femme. Il aimait à brusquer le dénouement, ce à quoi la plupart de ses conquêtes se prêtaient de la meilleure grâce du monde, et ne demandait à celles qu'il avait remarquées et choisies que la jeunesse, la beauté, et un caractère très accommodant.
Tous les gibiers étaient bons à ce chasseur, qui passait une grande partie de son temps à poursuivre, avec une bourse bien pleine en guise de fusil, quelque grisette à la taille fine et au frais minois. Le 3 avril 1768, qui était le samedi saint, il se trouvait sur la place des Victoires, dans la soirée, lorsqu'une femme lui demanda l'aumône. Elle était jeune, jolie. 11 l'interrogea. Elle lui apprit qu'elle s'appelait Rose Relier et qu'elle était la veuve d'un garçon pâtissier, nommé Yalentin, qui l'avait laissée sans un sou.
L'histoire était banale, mais la femme était charmante. Son émotion, sa voix douce et un peu plaintive, pour un blasé et un roué comme le marquis de Sade, lui donnaient plus de piquant. On aurait pu croire que sa pudeur, soumise à de trop rudes épreuves, et qui avait d'abord hésité devant une profession déshonorante mais lucrative, cora-
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mençait à se lasser. La misère, semblait-il, la mettait sur le chemin du vice où d'autres étaient allées tout naturellement, et, poussée par la nécessité,elle se résignait à faire de l'amour, tantôt offert, tantôt subi, son gagne-pain.
Toutcela,le marquis de Sade le crut ou feignit de" le croire. Cette comédie l'amusait. Apitoyé et souriant,il affecta de s'étonner qu'avec de si beaux yeux une femme qui n'avait qu'à le vouloir pour être heureuse fit un aussi triste métier. Il lui parlait avec douceur, avec tendresse. Elle l'écoutait, convaincue d'avance. Quand il lui parla de sa petite maison d'Arcueil, où elle trouverait un bon souper, un peu d'amour et quelques louis, dont elle aArait si grand besoin, quand il lui offrit de l'y conduire, elle accepta sans hésiter. Un fiacre qui les guettait s'approcha sur un signe du marquis, et ils partirent.
Voilà, je crois, comment les choses durent se passer, parce que le plus souvent elles se passaient ainsi; mais, avant de continuer notre récit, il faut recueillir les bruits qui coururent sur cet épisode grossi démesurément de bouche en bouche.
Écoiitons d'abord la marquise du Deffant. Elle écrivait le 12 avril à Horace Walpole, en racontant à sa manière l'histoire de Rose Keller, dont s'entretenaient les salons du beau monde émoustillés par un scandale retentissant : « 11 (le mar-
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quis de. Sade) la conduisit d'abord dans toutes les chambres de la maison, puis il la mena dans le grenier. Arrivé là, il s'enferma avec elle, lui ordonna, le pistolet sur la gorge, de se mettre toute nue, lui -lia les mains et la fustigea cruellement. Quand elle fut toute en sang, il tira un pot d'onguent de sa poche, en pansa ses plaies et la laissa. Je ne sais s'il la fit boire et manger ; mais il ne la revit que le lendemain. » Ce jour-là, ajoute la. marquise du Deffant, après avoir donné quelques détails manifestement erronés, « cette femme désespérée se démena tellement qu'elle rompit ses liens et se jeta par la fenêtre qui donnait sur la rue... Tout le peuple s'attroupa autour d'elle. Le lieutenant de police (1) a été informé de ce fait. On a arrêté M. de Sade. Il est, dit-on, dans le château de Saumur. On ne sait ce que deviendra cette affaire, et si l'on se bornera à cette punition ; ce qui pourrait être parce qu'il appartient à des srens assez considérables en crédit. »
Dans une lettre écrite le lendemain, la marquise du Deffant envoyait à Horace Walpole de nouAreaux renseignements : « Depuis hier j'ai appris la suite de M. de Sade. Le village où est sa petite maison est Arcueil ; il fouetta et déchiqueta la malheureuse le même jour (le 3 avril) et tout de
~(i) De Sarline.
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suite il lui versa du baume dans ses plaies et sur ses écorchures ; il lui délia les mains, l'enveloppa dans beaucoup de linges et la coucha dans un bon lit. A peine fut-elle seule qu'elle se servit de ses bas et de ses couvertures pour se sauver par la fenêtre ; le juge d'Arcueil lui dit dé porter plainte au procureur général et au lieutenant de police. Ce dernier envoya chercher M. de Sade, qui, loin de désavouer et de rougir de son crime, prétendit avoir fait une très belle action et avoir rendu un grand service au public par la découverte d'un baume qui guérissait sur le champ les blessures ; il est vrai qu'il a produit cet effet sur cette femme. Elle s'est désistée de poursuivre son assassin, apparemment moyennant quelque argent ; ainsi il y a tout lieu dc croire qu'il en sera quitte pour la prison. »
Restif de la Bretonne, un des témoins à charge du marquis de Sade dans cette affaire, était un de ses ennemis personnels. Tout ce qui pouvait lui nuire, il devait, à ce titre, l'accueillir sans examen et l'exagérer de son mieux. Sa relation, donnée dans la 194° des Nuits de Paris, fourmille d'erreurs, qui sont probablement des erreurs volontaires. Il raconte que le marquis avait proposé à Rose Relier de devenir concierge de sa maison d'Arcueil. Elle avait accepté avec reconnaissance. C'était pour la pauvre femme, sur laquelle
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s'apitoie le vertueux romancier, la Aie assurée. A peine arriArés à destination, de Sade a\'ait conduit sa victime dans une « salle d'anatomië », comme on ne devait pas en trouver souvent dans les Petites Maisons. Là se tenaient plusieurs personnes qui paraissaient attendre le marquis. 11 leur aArait présenté la jeune femme, louant sa beauté, la finesse de ses traits, la perfection de ses formes, et, très sérieusement, au nom de la science à laquelle, sans hésitation, il sacrifiait l'amour, il aA'ait manifesté l'intention de la disséquer Ayante. Les assistants l'approuvaient. Rose Relier, terrifiée par la grande table de marbre bianc, par les instruments de chirurgie étalés deA^ant elle, tremblait comme une feuille. Heureusement le marquis de Sade n'avait A'oulu sans doute que l'effrayer, lise contenta delà taillader à. coups de canif. 5 Un récit du temps, reproduit (et arrang'é) par \ Brierre de Boismont, mais dont il n'indique pas l'origine (1), est particulièrement dramatique. 11 i émane d'un metteur en scène de premier ordre : « Peu d'années avant la Révolution, raconte ce
(i) Gazelle médicale de Paris, numéro du 21 juillet iS/|<j. « Il est fâcheux, remarque dans son Cabinet secret de l'histoire {étude sur le marquis dc Sade) le docteur Cabanes, que l'auteur de ce récit ne nous dise pas d'où il l'a lire ; il nous paraît bien romanesque pour être vrai. »
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chroniqueur anonjTme, plusieurs personnes qui passaient dans une rue isolée de Paris (sic) enten- \ dirent de faibles gémissements qui partaient d'une pièce située au rez-de-chaussée. Elles s'appro- j chèrent et, après aA'oir fait le tour delà maison, j elles découvrirent une petite porte, qui céda à leurs efforts. Elles -traversèrent plusieurs pièces et arrivèrent à une pièce au fond : là, sur une table, qui occupait le milieu de la pièce, était étendue une jeune femme, absolument nue, blanche comme de la cire, pouvant à peine se faire entendre; ses membres et son corps étaient fixés par des liens : le sang lui coulait de deux saignées faites au bras; le sein, légèrement tailladé, laissait échapper ce liquide ; enfin les parties sexuelles, également incisées, étaient baignées de sang. Lorsque les premiers secours lui eurent été prodigués et qu'elle fut revenue de l'espèce d'anéantissement dans lequel elle se trouvait, elle raconta à ses libérateurs qu'elle avait été entraînée dans eette maison par le fameux marquis de Sade; le - souper terminé, il l'avait fait saisir par ses gens, dépouiller de ses vêtements, coucher sur la table et attacher. Sur ces ordres, un homme lui aArait ouvert les Areines avec une lancette et pratiqué un grand nombre d'incisions sur le corps. Immédiatement tout le monde s'était retiré, et le marquis, se déshabillant, s'était livré, sur elle à ses de-
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bauches habituelles. Son intention, disait-il, n'était point de lui faire du mal, mais comme elle ne cessait de crier et qu'on entendit du bruit dans les environs- de la maison, le marquis se leva brusquement et disparut avec ses gens. »
Nous sommes là en plein roman. Cette page émouvante, où la médecine descend jusqu'au feuilleton populaire, deArrait être signée Purgon du Terrai 1.
On pourrait encore citer une autre relation contemporaine qui a été publiée dans l'Espion anglais (1). mais elle ne renferme que quelques détails noiiA'caux (2) qui trouveront plus loin leur place. Nous terminerons cette sorte d'enquête par la reproduction d'un passage de Dtilaurc, passage dans lequel le marquis de Sade est présenté comme un A'éritable vampire. « Le scélérat, après avoir assouvi sa monstrueuse brutalité, laissa ce lie femme (Rose Relier) comme expirante, et s'occupa lui-même à creuser dans son jardin une fosse pour l'enterrer; mais cette malheureuse ayant rassemblé ses forces parvint à s'échapper toute nue et tout ensanglantée par une croisée. Des personnes
(i) L'Espion Anglais, 1779, t. H, p. 35n.
(2) Dans celle relation, le baume avec lequel le marquis dc Sade pansa les plaies dc Rose Kcllcr est remplacé par de la cire d'Espagne, qui évidemment ne devait pas produire le même effet.
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Chevau-légers de la Maison du lïoi. [Sous le règne île Louis XV.j
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charitables là reconnurent et la sauvèrent de la tannière de ce tigre enragé (1). »
De toutes ces exagérations, de toutes ces légendes, il n'est certes pas facile de dégager la Arérité. Essayons-le, en reprenant notre récit là ou nous l'avons laissé.
Le marquis de Sade était à la fois un blasé, qui cherchait à se procurer des sensations rares, et un mystificateur qui avait trop dégoût pour les plaisanteries lugubres. Lorsque Rose Relier fut arrivée dans la petite maison d'Arcueil, il voulut sans nul doute se donner le plaisir de proAroquêr chez cette jeune femme un peu niaise une terreur tragi-comique. Il prit l'attitude d'un tortionnaire,- là où elle s'attendait à ne trouver qu'un amant sentimental. Il la menaça. Il exhiba de\rant elle des instruments de chirurgie, des lames aiguës qu'il brandissait d'un air terrible. La pauvre créature crut aA'oir affaire à un fou, et, dans une certaine mesure, elle ne se trompait pas. Ce fou lui disait, son bistouri à la main, qu'il allait la découper comme une volaille. Elle se débattit, elle cria, elle appela au secours. "
Dans un accès de fureur, ou peut-être de sadisme, le marquis se jeta sur elle. Avec le bistouri
(i) Liste des ci-devant nobles. Paris, Garnery, l'an second de fa Liberté (1790),, 2e partie, n° XVIII (consacré entièrement au marquis de Sade), p. 91. ~
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66 LE MARQUIS DE SADE
qu'il tenait.à la main ou, d'après la plupart des témoignages contemporains, avec un canif, il la blessa, très légèrement. Le sang jaillit. Comme la malheureuse, au comble de l'épouvante, n'en criait que davantage, il la bâillonna et partit en la laissant étendue sur le lit, mais non sans avoir pansé les plaies avec un de ces merveilleux onguents dont on gardait précieusement, dans les familles, la recette, transmise de génération en génération.
La nuit dut lui inspirer de salutaires réflexions. Il comprit qu'il s'était mis dans un fort mauvais' cas et que son érotisme chirurgical pouvait le mener loin. Il revint, le lendemain, bien ennuyé, tout penaud, à la petite maison d'Arcueil, ou Rose Relier, sur son lit, geignait, se plaignait, et calculait déjà les bénéfices que lui rapporteraient, si elle savait manoeuvrer habilement, les quelques entailles qu'on lui avait infligées. "
La mettre en liberté, de Sade y songea probablement — mais n'allait-elle pas ameuter le Alliage par ses cris? N'était-il pas à craindre qu'à peine délivrée elle courut chez le bailli d'Arcueil, pour déposer une plainte ? Mieux valait la garder encore un ou deux jours, pour permettre à sa colère de se calmer et pour laisser cicatriser ses blessures. Ce fut le parti auquel il se décida. Il ne songeait qu'à gagner du temps, parce que le
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LA PETITE MAISON D ARCUEIL 67
temps arrange bien des choses. Un scandale ajourné est souvent un scandale évité.
De son côté, Rose Relier n'avait qu'un désir : quitter le plus tôt possible cette maison maudite où sa Aie était menacée, s'éloigner à tout prix de ce dangereux maniaque, dont elle " prévoyait et redoutait le retour. L'instinct de la conservation décuplant ses forces, elle parvint à détacher ses liens. Elle courut à la fenêtre et, au risque de se casser une jambe, sauta dans la rue.
Les passants virent une femme à moitié nue, échevelée, ensanglantée, car les plaies, dans l'effort qu'elle Arenait de faire, s'étaient rouA'ertes. On l'entoura, on l'interrogea. AArec des larmes, avec des cris de douleur et de colère, avec des mots entrecoupés, elle raconta sa douloureuse histoire. Soit pour se rendre plus intéressante, soit pour se préparer une plus forte indemnité, elle exagéra les périls auxquels elle avait été exposée et le traitement qu'on lui avait fait subir. Elle désigna la maison et la maison révéla le coupable.
Vingt ans devaient encore s'écouler aArant qu'éclatât la RéArolution, mais déjà et depuis longtemps, autour des nobles, la haine, lentement, accomplissait son oeuvre. Tous ces paysans d'Arcueil, courbés sur leurs humbles besognes, détestaient ces grands seigneurs hautains, méprisants et riches, dont la vie inutile n'était qu'une longue
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partie de plaisir. La cabane misérable, où trimait du matin au soir la ménagère flanquée d'une ribambelle d'enfants, jalousait le château et plus encore la petite maison où tant d'argent se dépensait à côté de tant de misère. Et voilà que, pour ces paysans d'Arcueil, une occasion s'offrait de manifester-, sans courir aucun risque, leur envie et leur haine ! En quelques minutes le Alliage fut en feu. L'indignation menaçait de finir en émeute. Les femmes se montraient les plus excitées. Même laides ou A'ieilles, elles se Aroyaient à la place de Rose Relier, attachées sur un lit, en face d'un homme qui brandissait des petits couteaux, et elles en frémissaient. Les notables allaient de groupe en groupe, recommandaient à la population le calme, et promettaient, sans en être bien sûrs, que justice serait rendue.
On escorta la « Alctime » jusque chez le bailli, et sa plainte fut déposée. Des gens qui n'avaient rien vu s'offrirent à servir de témoins, et le magistrat dut entendre, sans parler de la déposition de la plaignante, vingt récits contradictoires, mais également dramatiques.
Ce bailli était un braAre homme, qui tenait beaucoup à conserver sa place, à A'ivre en paix aArec tout le monde, et à ne pas s'attirer de trop puissantes inimitiés. L'affaire qui venait de surgir si inopinément dans ce petit village d'Arcueil l'éton-
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LA PETITE MAISON D ARCUEIL 69
nait et l'ennuyait. Avait-on essayé de l'effrayer, par des menaces, de le séduire par des promesses, ou même de l'acheter à beaux deniers comptants ? On ne le saura jamais. Ce qui est certain, c'est qu'il aurait bienAroulu faire traîner les choses en longueur et, l'apaisement produit, mettre l'accusé hors de cause. Malheureusement pour lui, et encore plus pour le marquis de. Sade, les lamentations
lamentations Rose Relier avaient Aralu à cette jeune femme, qui comptait bien demander de ses plaies un bon prix, des protecteurs très influents, très dévoués, et entre autres le président Pinon, qui possédait une maison à Arcueil et qui intei'A'int très énergiquement. Il fallut se résigner à agir. L'enquête fut sérieusement engagée. Le procès put paraître inévitable (1).
En réalité, il y aArait disproportion éAldente entre la faute commise et le scandale qui en résultait. Je n'essayerai pas d'excuser complètement un homme qui ne se bornait pas à donner, comme tant d'autres, des coups de canif dans le contrat, et qui en donnait, par-dessus le marché, à ses maîtresses, mais cette affaire Rose Relier, à tous
(i) « On prétend que la famille très accréditée dc M. de Sade aA'ait intimidé ou gagné ce juge (le bailli), mais que le président Pinon, qui a une maison au même lieu, lui ayant reproché son indolence, l'affaire est en train. » L'Espion Anglais, 1779, t. II, p. 35g.
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70 . LE MARQUIS DE SADE
ceux qui l'examineront de près, ne tardera pas, je
crois, à prendre les apparences d'un chantage. 11
semble incontestable que la veuve Valentin aArait
intérêt à exagérer le dommage souflert, pour pouA'oir
pouA'oir une plus sérieuse compensation,
qu'elle réclama, en effet, et qu'elle obtint. 11 parait
non moins certain que bien des gens profitèrent de
ce scandale, démesurément enflé, pour soulager
des haines de caste ou de famille. C'est toujours
à ces heures-là que se révèlent les âmes basses et
perfides qu'on ne connaissait pas encore, qu'on
n'aurait pas osé soupçonner, que la prospérité
d'autrui blesse et irrite, et qui, lorsque par hasard
elle se trouve menacée ou compromise, prennent
avec joie la revanche longtemps attendue.
Non pas pour amnistier le marquis de Sade mais pour mieux le comprendre, pour expliquer ses aberrations, ses cruautés perverses, dont il donna tant de preuAres et dc si tristes preuves, il faut se
- rappeler que ce passionné, cet homme déplaisir, avait, au plus haut degré, le mépris sinon de la femme, du moins de la courtisane. Aucune ne lui
-' semblait digne d'affection, de sympathie, ou même de pitié. Son orgueil dédaigneux s'étonnait qu'on eût pour elles le moindre égard, et qu'on s'abaissât jusqu'à les protéger. Il écrivait dans Aline et Valcour, et sans doute en songeant à ces plaintes de Rose Keller, sottement accueillies par la justice :
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LA PETITE MAISON D ARCUEIL 71
« Il n'y a qu'à Paris et à Londres où ces méprisables créatures sont aussi soutenues. A Rome, à Venise, à Naples, à Varsovie, à Pétersbourg, on leur demande, lorsqu'elles comparaissent aux tribunaux dont elles dépendent, si elles ont été payées ou non. Si elles ne l'ont pas été, on exige qu'elles le soient ; cela est juste. Si elles l'ont été et qu'elles n'aient à se plaindre que de traitements, on les menace de les faire enfermer si elles étourdissent encore les juges de saletés pareilles. Changez de métier, leur dit-on, ou si celui-là ATOUS plaît, souffrez-le à ses épines (1)... »
Ainsi la courtisane ne devait être que la misérable serve d'amour. Sa chair, faite pour le plaisir, appartenait à qui en donnait le prix. Tout aArec elle, pourvu qu'on la payât, était permis et légitime. On Aroit où peut conduire cette théorie. On sait où elle conduisit le marquis de Sade.
Il attribuait à de Sartine l'absurde importance qu'on attachait aux propos de ces indignes créatures : « Avant le règne de Louis XV, disait-il, on ignorait cet art infâme de pervertir ainsi la jeunesse et de produire un très petit bien en opérant d'aussi grands maux ; il n'y aA^ait point d'espions tentateurs, point de journaux chez les courtisanes, et tout allait aussi bien qu'aujourd'hui ; c'est à
(i) Aline et Valcour, l. III, p. 26s.
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72 LE MARQUIS DE SADE
Sartine que furent dues ces absurdités inquisitoriales... On ordonnait à ce méprisable Espagnol(1) de faire des listes de toutes ces turpitudes, pour en réveiller l'engourdissement du souArerain. Cet imbécile imagina qu'il fallait colorer d'un vernis d'équité la déshonorante fonction dont on le chargeait et prendre l'amour des moeurs et de la décence pour excuse de ces Arexations (2). »
Dans le procès qu'on lui faisait pour donner satisfaction à une prostituée, le marquis de Sade ne A'oyait qu'une de ces « Arexations » dont abusait le lieutenant de police Sartine. 11 n'attribuait à cette petite partie de plaisir du 3 aA'ill 1768, si agréablement commencée et si mal. finie, qu'une très médiocre importance (3).
La Tournelle ne partageait pas cette opinion.
(i) Sartine - était né à Barcelone, d'une famille d'origine française.
(2) Aline et Valcour, t. III, p. 26C. « J'aimerais mieux, dit un des personnages du roman, le président dc Blamont, être accusé aujourd'hui d'une conspiration contre le gouvernement que d'irrégularités envers des câlins. »
(3) Le docteur Cabanes raconte dans le Cabinet secret de /7/is/oire-que M. Alfred Bcgis, qui possédait toute une correspondance du marquis de Sade, lui assura que celte histoire, dramatisée à plaisir, était des plus simples et que la prétendue victime fut plus terrifiée que maltraitée. C'est aussi noire conclusion. 11 y cul une mystification poussée un peu trop loin et accompagnée de quelques brutalités. Tout le resle, tout ce qui a été ajouté par la crédulité populaire et le besoin d'éprouver des émotions, n'est que du mauvais mélodrame.
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LA PETITE MAISON D ARCUEIL 73
Elle s'était saisie de l'affaire et~ menaçait de la mener rondement. Les familles dé Sade et de Montreuil se hâtèrent de faire agir auprès de la plaignante. On obtint pour cent louis son désistement, et avec cette somme elle se maria. ,
C'est ainsi qu'après une aA'enture qui devait pour longtemps la dégoûter du vice, Rose Relier, veuve Valentin, fut ramenée dans le sentier de la Arertû. Le marquis de Sade échappait à un procès, qui risquait d'aAroir pour lui les plus fâcheuses conséquences, mais il ne sortit pas complètement in- . demne de cette déplorable histoire. Un ordre de Louis XV le fit enfermer au château de Saumur, puis à la prison de Pierre-Encize,"à Lyon (1). De nouAreau, mère, beau-père, belle-mère et femme multiplièrent les démarches, mirent en mouArement tous leurs amis pourvus de quelque influence. Le roi et ses ministres furent assiégés par.ces solliciteurs infatigables. Repoussés d'abord, ils reA'inrent à la charge. Les dernières résistances faiblirent devant cette obstination et, après six se^ maines de captiA'ité, le marquis fut rendu à sa famille.
(i) Le président de Montreuil vint l'y visiter avec sa plus jeune fille. « On assure, raconté Dulaure, que, dans celle prison même, il tenta de violer cette parente. » Liste des noms des ci-devanl nobles, p. 92. Je n'ai trouvé ce détail que dans lé livre de Dulaure. Il me parait extrêmement douteux. ,
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IV
DANS LA MAISON PUBLIQUE A MARSEILLE LES PASTILLES A LA CANTHARIDE
Libre ou prisonnier, cet amateur d'émotions inédites était également gênant. Après quelques mois d'exil au château dc la Coste, on le fit partir pour l'armée. Ses anciens camarades, renseignés sur la vie qu'il menait pendant ses congés, le virent reArenir sans enthousiasme. On s'efforça dc lui rendre impossible, à force de mauArais procédés, en semant sur sa route les difficultés et les obstacles, une carrière qu'il n'honorait pas. Un détail très significatif Ara nous fournir la preuve de ces répugnances, de ces résistances qu'il trouvait autour de lui et qui n'étaient que trop justifiées.
A la fin du mois de juillet ou au commencement du mois d'août de l'année 1770, il venait, après un
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DANS LA MAISON PUBLIQUE A MARSEILLE 75
congé, de rentrer à Compiègne où il était en garnison, et il se présentait pour reprendre son serAlce, lorsque ses chefs, soutenus'évidemment par presque tout le corps des officiers, s'y opposèrent, sous prétexte qu'il n'aA'ait pas été reçu en la qualité de capitaine commandant. Il se plaignit aussitôt au lieutenant-colonel du régiment, M. de Saignes, qui, par une lettre du 23 août 1770, lui fit obtenir satisfaction (1).
Méprisé ajuste titre par ses pairs, le marquis de Sade, malgré les scandales de sa Aie, aArait encore de puissants protecteurs. Leur appui lui valut, le 13 mars 1771, une commission de mestre de eamp(colonel) saus appointenient, attaché au corps de la caA'alerie (2).
L'année suiArante, il se trouvait en congé, au
(i) Archives adminislr. du ministère de la Guerre (dossier du marquis dc Sade).
(2) Archives adminislr. du ministère de ta Guerre. Le dossier renferme celle lettre,adressée à M. de Boullongnc et qui est du 1" juin 1771 : « M. vous dôlivrerés à M. le M' 5 dc Sades M0 dc camp dc CM cyd. cap"" dans le Rég. de cavu de Bourgogne ou à la personne qui sera chargée-dc sa procuration les 10.000 liv. qui ont été déposées entre vos mains par M. le Ctc Dosmont pour le prix dc lad. charge dont il a obtenu l'agrément. Vous aurés attention dc retirer la quill" nécessaire que vous me reporterez avec la présente lettre afin que je vous fasse rendre votre récépissé...» Il y a, au dos de celle lettre, comme cote : « M. de Boullongnc. Délivrés à M. le marquis de Sades le prix du coftip' 0 de Bourgogne CavcK »
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76 LE MARQUIS DE SADE
château de la Coste, lorsqu'une nouvelle frasque attira sur lui l'attention. Là aussi, il existe une légende, qu'un passage des Mémoires secrets (1) Ara nous faire connaître :
«22 juillet 1772,
« On nous écrit de Marseille que M. le comte de Sade, qui fit tant de bruit en 1768, pour les folles horreurs auxquelles il s'était porté contre une fille, sous prétexte d'éprouA^er des-topiques, Aient de fournir dans cette Aille un spectacle d'abord très plaisant, mais effroyable par les suites. Il a donné un bal où il a invité beaucoup'de monde, et dans le dessert il aArait glissé des pastilles au chocolat, si excellentes que quantité de gens en ont dévoré. Elles étaient en abondance, et personne n'en a manqué ; mais il y aA'ait amalgamé des mouches cantharides. On connaît la Arertu de ce médicament; elle s?est trouA'ée telle que ceux qui en aA'aient mangé, brûlant d'une ardeur impudique, se sont livrés à tous les excès auxquels porte la fureur la plus.amoureuse. Le bal a dégénéré en une de ces assemblées licencieuses, si renommées parmi les Romains ; les femmes les plus sages n'ont pu résister à la rage utérine qui les traATaillait. C'est ainsi que M. de Sade a joui de sa belle-soeur, aA'ec laquelle il s'est enfui, pour se soustraire au sup-.
(i) Mémoires secrets, 1777, t. VI, p. .187.
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DANS LA MAISON PUBLIQUE A MARSEILLE 77
plice qu'il mérite. Plusieurs personnes sont mortes des excès auxquels elles se sont livrées dans leur priapisme effroyable, et d'autres sont encore incommodées. »
L'histoire scandaleuse dont parlent les conti-. nuateurs de Bachaumont, s'était passée à Marseille,le 21 juin ; mais elle aA^ait eu des suites bien moins effroyables qu'ils ne prétendent.
II convient d'abord de remarquer que, dans ce siècle qui ne recula deArant aucune forme de la corruption et qui, par vanité autant que par déchaînement des sens, abusa de l'amour et du plaisir, les pastilles aphrodisiaques étaient d'un usage à peu près courant. Elles servaient, suivant le cas, à multiplier les forces d'un amant désireux de satisfaire largement une maîtresse exigeante, ou à proAroquer chez des femmes d'un tempérament trop calme, ce qui arrivait quelquefois, une ardeur d'autant plus AIA'O qu'elle était artificielle. Dans les maisons hospitalières de Paris, comme dans celle de Marseille où le marquis de Sade s'abandonna un peu trop à ses fantaisies erotiques, les bonbons càntharidés jouaient un rôleprépondérant. L'Espion anglais raconte, avec un grand luxe de détails,la visite d'un étranger au sérail de la Gourdan. C'est le président delà Tournelle, un habitué dû lieu, qui en fait les honneurs : cicérone très renseigné et très complaisant, après avoir intro-
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78 LE MARQUIS DE SADE
duit le visiteur dans une pièce où étaient réunis les excitants de divers genres usités a cette époque, « il tira d'une petite armoire une boîte où étaient des pastilles de toutes couleurs. 11 suffit, continuat—il, d'en manger une, et bientôt après, on se sent un nouA'el homme. Elles étaient étiquetées : Pas tilles à la Richelieu. J'en demandai la raison (I). Il me répondit que ce seigneur en aArait fait beaucoup d'usage, non pour lui, mois pour se rendre ■favorables les femmes dont il avait fantaisie et qu'il aArait trouvées rebelles ; qu'en leur faisant manger de ces bonbons, il les aArait toutes séduites; qu'ils aA'aient une efficacité telle qu'ils excitaient le tempérament des plus A^ertueuses, et les rendaient folles d'amour pendantquelques heures (2) ». Pauvre vertu qui ne résistait pas à quelques boulettes de sucre mêlées de canlharide !
Revenons au marquis de Sade. Le 21 juin 1772, il partit du château de là Coste, où il résidait avec sa femme et ses trois enfants, et se rendit à Marseille. Un valet l'accompagnait, un valet de confiance, c'e.st-à-dire très digne de servir un tel maître. Toujours escorté par lui, le marquis, ses affaires terminées, alla passer sa soirée dans une maison publique.
(i) C'est l'étranger qui est censé faire lui-même le récit de sa visite. 12) L'Espion anglais, Londres, 1779, t.-II, p. 359.
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DANS LA MAISON PUBLIQUE A MARSEILLE .79..
Les femmes, devinant le Alsiteuf de marque et le client sérieux, s'étaient empressées d'accourir à sa rencontre. Vêtues d'étoffes claires et légères, semblables à des nymphes, mais à des nymphes marseillaises un peu lourdes et trop, grasses, elles s'essayaient à de menus badinages. Elles minaudaient, souriaient. Désireuses d'attirer l'attention et de fixer le choix de ce grand seigneur qui aArait si bonne mine, elles s'efforçaient d'être aimables, en français et en patois, tandis que la vénérable matrone, qui présidait à leurs destinées, les encourageait d'un regard bienveillant.
Dans le salon aux tentures fanées, aux dorures ternies, et dont les murs étaient couverts de gravures libres, de nudités proATjcantes, le marquis de Sade s'était assis. Du bout des lèvres, avec ce mélange de familiarité et d'insolence qui caractérisait. les gens du beau monde, il donna un ordre, et, aidé par son laquais, le domestique de céans apportades bouteilles de vins fins et des liqueurs.
Tandis que les femmes jacassaient, buvnient, il sortit négligemment de sa poche une bonbonnière, et offrit à la ronde des pastilles d'anis très fortement cantharidées.
L'effet auquel il s'attendait, et pour lequel il était venu, se produisit presque aussitôt, mais avec une intensité qui dépassait de beaucoup ses prévisions.
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80 " LE MARQUIS DE SADE
Ces pauArres marchandes de plaisir tarifé, trop habituées à l'amour pour y apporter le moindre emballement, connurent soudain, aA'ec une Aréhémenee qui les surprit, puis les épouA^anta, des ardeurs depuis longtemps supprimées ou attiédies. Sous la double influence des A'ins trop généreux et de la terrible drogue, le salon se remplit de bacchantes qui s'offraient aux étreintes, qui les appelaient, les imploraient de leurs cris et leurs gestes. Les unes, dont la soif de luxure tendait les nerfs, enténébrait le cerveau, A'ersaient d'intarissables larmes. D'autres riaient d'un rire de démoniaques. Il y en aA'ait qui, étendues sur le sol, hurlaient comme des chiennes.
La dose avait été trop forte. L'ignoble orgie qui en résulta fit reculer les bornes du A'ice ordinaire . et correct. Elle échappe à toute description.
Dans le quartier perdu où elle se cachait, la maison, comme prise de folie, retentissait de cris furieux, de clameurs prolongées qui ressemblaient à des appels de bêtes perdues. Les passants, saisis de terreur, s'arrêtaient. A tra\rcrs les volets mal joints et les rideaux épais, ils Aboyaient s'agiter des ombres. Ils entendaient des éclats de rire, aigus,, interminables, des.sanglots, et comme un bruit de lutte. Des rues voisines, on accourait. Les pre• miers arrivés, sans rien savoir eux-mêmes, renseignaient les autres. Que se passait-t-il dans cette -
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maison pleine d'épouvante ? Sans doute, des événements effroyables. C'était l'opinion de tous, mais personne n'osait intervenir. Lorsque le silence peu à peu se fut fait, lorsque, aux premières lueurs du jour, le marquis de Sade, le visage décomposé, les A'ètements en désordre, soûl d'amour et de Arin, parut sur le seuil, soutenu par son lar quais, la foule s'écarta devant lui et le laissa passer.
Le lendemain, les habitantsde Marseille apprirent avec stupeur que des misérables, Arenus on ne sait d'où, aAraient envahi, à main armée, une paisible maison du quartier d'amour, qu'ils aA'aient obligé de malheureuses femmes à manger des bonbons empoisonnés ; qu'une de.ces femmes, dansunaccès de fièvre chaude, s'était jetée par la fenêtre et grièArement blessée, que deux autres étaient mortes ou sur le point de mourir.
La Arérité était moins dramatique. On la trouvera assez exactement exposée, sauf sur certains points de détail, dans le mémoire que rédigea la famille Sade pour défendre le marquis, et que nous repro^ duisons en entier, quoi qu'il soit un peu long, à cause de son importance : ■
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82 LE MARQUIS DE SADE
Précis des faits et extrait de la procédure contre laquelle le marquis de Sade et sa famille réclament (1).
« Vers la fin du mois de juin 1772, le marquis de Sade habitant alors sa terre située en Provence, avec sa femme et trois de leurs enfants en bas âge (2), fit un voyage à Marseille, pour y recêvelr des effets qui lui avaient été adressés de Paris. Dans le court espace de temps qu'il y séjourna, il fut chez des filles publiques (le 21 juin), et retourna ensuite dans sa terre, avec une tranquillité qui donne lieu de présumer qu'il était très éloigné de penser s'être attiré une poursuite criminelle.
«- Trois jours après son départ de Marseille (le 30 juin), il fut dénoncé aux juges de la sénéchaussée de cette Aille comme coupable du crime de poison. L'accusation d'un délit aussi grave, dénuée de toute espèce de ATaisemblance, d'un délit dont aucun intérêt n'avait pu faire naître l'horrible idée, a été déférée à la justice par une personne infâme par son état, domestique d'une prostituée et complice de ses désordres. Elle dé(i)
dé(i) des Ajfaii'es étrangères, n° 17/J1-151. Ce mémoire a été publié pour la première fois par le docteur Cabanes dans le Cabinet secret de l'histoire, t.. III, p. 3i5.
(2) Louis-Marie, né le 27 août 1767. Donatien ClaudeArmand. Madeleine-Laure, née le 17 août 1771 et qui, dernière descendante du marquis, mourut à Echauffour en 18/14.
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clare que cette fille est travaillée depuis quelques: jours, de douleurs internes et de vomissements, et qu'elle se trouve en cet état après avoir mangé avec excès des pastilles qui lui ont été présentées par un étranger qui est venu la visiter. Le procureur du roy requiert le transport du juge dans la maison de cette fille. Une autre fille (1) de même espèce dépose qu'un homme qu'on lui a dit être le marquis de Sade est Arenu chez elle ; qui lui a présenté ainsi qu'à d'autres filles rassemblées dans le menu appartement des anis sucrés ; que l'une d'entre elles n'en a pas voulu manger, et les a jetés par terre, et que celles qui en ont mangé en ont été incommodées. Le procureur du roy qui s'était transporté chez la déposante aArec le juge, requiert qu'il soit procédé dans la chambre à la recherche des pastilles ou anis sucrés. On en tronva deux qui avaient échapés à la balayeuse généralle que la déposante déclare aAroir été faitte le même jour. lie juge nomme des experts pour vérifier la qualité de ces anis, et pour procéder à la décomposition des matières provenues des ve-missements, renfermés dans une bouteille scellée et close par autorité de justice et déposée (1er juillet) au greffe. C'était assurément prendre toutes les précautions imagi(1)
imagi(1) deux femmes interrogées s'appelaient Marguerite Coste et Mariette.
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84 LE MARQUIS DE SADE
nables pour éclaircir la Arérité. Deux apothicaires chimistes attestent, après l'examen le plus scrupuleux, après aAroir fait toutes les expériences que l'art indique, et dont le détail est clairement expliqué :
« 1° Que le résidu de la liqueur distillée, dissous dans l'eau, filtré et reposé, n'a produit aucune substance minéralle, ni arsenic, ni sublimé corrosif ;
& 2° Qu'à l'égard des deux grains d'anis, l'un ayant été jette au feu, n'a donné aucune odeur d'arsenic, que l'autre examiné au microscope a paru un grain d'anis entouré de sucre, et qu'une parcelle ayant été mise sur la langue de l'un des experts, elle n'adonné aucune sensation d'âcreté. « 11 est à observer que toute cette procédure a été instruite aArant que le marquis de Sade ni personne de sa famille en eût connaissance : aussi les prenves à décharge ne pouvant être suspectées de faAreur, on ne sçut ce qui se passait à Marseille, que le jour même qu'il fut décrété (5 juillet).
« Un rapport aussi précis ne laissait pas subsister la plus légère trace du délit, sur lequel d'ailleurs on avait ordonné l'informaticn sans aucune plainte rendue. On a éleA'é l'édifice d'une procédure criminelle sans en aA7oir posé le fondement nécessaire : et contre le texte de l'ordonnance. « Dans le cours de l'instruction, une autre fille,
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du nombre de celles dont il a été parlé pour être rassemblées dans le même appartement, et dont la déclaration a été reçue par le juge en présence du procureur du Roy, a imputé à l'accusé et à son domestique des actes tendant à un crime qui offense également la nature et les moeurs. Ce nouveau chef d'accusation, absolument étranger à celui qui était l'unique objet des recherches et des poursuites de la justice, ne pouvait être au texte de la loy la matière d'une instruction sans une plainte préalable. Cependant le procureur du roy n'en rend point. Il se borne à requérir que les informations soient, continuées sur le délit, pour lequel, dit-il, on ne doit rien négliger de ce qui peut sei'Alr pour l'éclaircir.
« Oh s'est écarté dans cette affaire des premières notions de l'ordre judiciaire et des règlements particuliers émanés du Parlement de Provence.
« Deux arrêts de cette cour, des S may 1677 et 18 avril 1766, défondent aux juges d'entendre des témoins sur d'autres faits que ceux contenus dans la plainte, à peine de nullité et cassation de la. procédure, etc.
«Cependant au mépris des règles les plus constantes, sans réquisition du procureur du roy, sans ordonnance portant permission d'informer, on reçut des dépositions relatives au second délit,
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qui n'aArait rien de commun avec le premier : qui n'était pas même un corps de délit. On admet comme témoins les personnes mêmes qui aA^aient fait successiA'ement des dépositions contre l'accusé absent ; des filles perdues qui retirent de leurs désordres une infâme rétribution, multiplient les délations contre un homme qualifié dans, l'espérance de satisfaire le.plus vil intérêt, etne peuvent jamais mériter la confiance de la justice. Mais malgré tous ces témoignages rassemblez l'accusation intentée reste sans preirvo. Non seulement il n'en existe aucune du crime du poison, mais il est invinciblement détruit par le rapport des deux experts, par le parfait rétablissement de la santé dos deux filles qui aAraient été malades et qui ont même reconnu l'innocence du marquis de Sade à cet égard, par les actes de désistement de toutes .poursuites, dommages et intérêts qu'elles ont fait par deA'ant Me dé Carrais, notaire à Marseille, le 8 aoust 1772, et qui n'ont pas été produits au procès quoiqu'antériours au jugement.
« Par rapport au deuxième chef d'accusation, en admettant même comme rece\rables des dépositions de témoins récusables : on n'aperçoit dans leurs déclarations que les détails inconcevables de quelques faits de débauche, dont la bizarrerie et la -dépravation ne prouveraient que la démence de celui qui s'y serait HATC.
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« Malgré toutes les règles judiciaires,sans égard pour toutes lés considérations qui déposaient en faA'eur de l'accusé, il a été condamné par la Sénéchaussée de Marseille aux peines les plus rigoureuses, comme atteint et convaincu des deux crimes dont il était accusé.
« L'absence seule est-elle donc une preuve du crime? ou en est-elle un par elle-même? C'est à cette erreur si funeste qu'on doit tant d'arrests qui ont fait gémir la justice même.
« Cette sentence fut eiwoiée 8 jours après aux magistrats de la chambre des comptes à Aix, tenant alors le Parlement, et confirmée par. la chambre des A'acations avec une précipitation si étrange qu'on ne peut se refuser à croire qu'elle était proAroquée.
« Dans les circonstances, le marquis de Sade est conseillé de s'adresser au Roy étant en son conseil, pour y demander la cassation par nullité de la permission d'informer, information, et de toute la procédure instruite contre luy en la Sénéchaussée de Marseille, du décret et de tout ce qui s'en est ensuivi... sentence et arrêt confirmatif, pour se pourvoir ensuite à produire sa justification contre l'accusation intentée contre luy, dont l'injustice est uinversellement reconnue. Le crime n'est tel que quand il, y a un A'éritable corps de délit et qu'il n'a pu être commis qu'à mauvaise intention.
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« Comment a-t-on pu juger que les pastilles données étaient infectées de poison ? Lès médecins et les chirurgiens dont la Alsite avait été ordonnée n'avaient pas cru pouveir taxer ces pastilles de poison. Les apothicaires chimistes, après leurs expériences, n'aA'aient rien trouvé de mortel ni de venimeux. Les filles n'ont fait que se plaindre d'une incommodité qui peut aA'oir eu d'autres causes dans les différents aliments qu'elles avaient pris dans la même journée, ou une indisposition accidentelle. Et des juges ont eu la témérité de déclarer un homme issu de la plus ancienne noblesse, un citoyen, un père de famille, coupable d'empoisonnement envers deux malheureuses qui ne méritaient que leur animadversion. Sur les délations des mêmes femmes prostituées,que l'appas du gain et l'espérance de l'impunité des choses scandaleuses, dont elles sont coupables de leur propre aveu, peut avoir induites au parjure, ils condamnent le marquis de Sade et son domestique pour un crime sans A'raisemblance et sans preuve au double supplice de la mort et à l'infamie.
« Cette iniquité contre laquelle il réclame, intéresse non seulement luy et sa descendance, mais encore toutes les branches de sa maison, qui fonde son espérance sur les lumières et l'équité des juges auxquels il s'adresse. Elle ne se dissimule point les difficultés qui peuvent se rencon-
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trer dans l'usage de n'admettre au Conseil des Dépêches que les affaires qui ont trait à l'administration et de renvoyer les cassations en matière criminelle au conseil privé ou au Bureau des cassations : mais elle espère que Sa Majesté et son conseil auront égard aux circonstances qui ne rendent pas celle-ci tout à fait étrangère ; qui en ont provoqué le jugement précipité, par des magistrats peu instruits vraisemblablement des loix et de l'ordonnance criminelle, plus préArenus que circonspects.
« Par des considérations particulières enfin qui là placent dans une classe unique, qui ne peut tirer à conséquence pour l'aArenir, n'étant pas présumable qu'aucune autre affaire puisse réunir toutes les circonstances malheureuses que renferme celle-ci. Elles excitent la confiance que la famille ose prendre dans les bontés du Roy et de son conseil, pour détruire la flétrissure que l'erreur de ses tribunaux a imprimée sur le marquis de Sade par un jugement dont la honte COUATC sa femme, intéressante par ses malheurs et sa vertu, comme ses enfants par leur innocence, et rejaillit sur toute leur famille. »
Dès le lendemain de sa répugnante aventure dans la maison publique de Marseille, dont s'entretenait toute la Provence, le marquis de Sade
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aA'ait pris la précaution de se cacher. Il pouvait s'attendre, après ce nonveau crime et ce nonveau scandale, à un châtiment très sévère. Sa femme, toujours déArouée, héroïquement indulgente, le renseignait, aArec beaucoup d'exactitude, sur la marche et les Alcissitudes de son procès. Il saA^ait que, par,suite de la jalousie qui existaitalors et qui exista jusqu'à la fin de l'ancien régime entre la noblesse de robe et celle d'épée, le Parlement de Provence, en partie gagné par ses ennemis et dont le chancelier Maupeou, à celte occasion, excitait le zèle (1), saisirait avec empressement l'occasion de le frapper, et de le frapper durement. Ce procès s'instruisait aArec une rapidité peu habituelle aux juges de ce temps-là, et qui suffirait à elle seule à proiwer la secrète et puissante intei'A'ention de haines personnelles. La sentence
(ij « II est assez curieux de savoir que l'on a la preuve que ce jugement rigoureux avait été sollicité avec instance auprès du procureur général par le chancelier Maupeou, qui voulait ainsi donner une certaine réputation dc sévérité au corps que, au milieu de la résistance générale, il venait d'instituer sur les ruines de l'ancienne magistrature. » Biographie universelle et portative des Contemporains, Paris, i83/| (article sur dc Sade.)
(2) Le décret d'accusation est du 5 juilleL 1772. Le jugement fut rendu le 3 septembre, cl confirmé huit jours après. Il condamnait, par contumace, pour crime d'empoisonnement cl de sodomie, le marquis dc Sade el son valet de chambre à la peine de mort. Ce jugement,, comme nous le verrons plus loin, fut cassé en 1778.
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allait être prononcée et on en prévoyait la rigueur lorsque le marquis de Sade se décida à quitter la retraite dans laquelle il se terrait. 11 n'en sortit, trop peu corrigé par tant de tristes aA'entures, que pour assouvir la folle passion qui avait dominé et détraqué sa Aie (1).
A la Abeille d'une condamnation beaucoup trop rigoureuse, et qui. lui permettait par suite de se poser en victime, il était dans un état d'exaspération qu'expliquerait suffisamment, à défaut d'autre raison, son orgueil intraitable. 11 se sentait traqué, menacé, obligé de fuir, et, que des robins' pour-lesquels il n'avait que du mépris, mépris de grand seigneur et mépris de soldat, pussent agir ainsi sur sa destinée, il en éprouArait une humiliation profonde. Ce fut pour les braver et pour les punir, par rancune au moins autant que par amour, qu'il se décida à un crime plus odieux peut-être que les précédents.
Louise de Montreuil, sa soeur partie pour Paris où elle multipliait ses généreuses et infatigables
(i) La dernière partie de ce chapitre a été empruntée, pour le fond, à l'élude de Paul LACIÏOIX sur le marquis dc Sade. Curiosités de l'histoire de France, 2e série : les Procès célèbres, Paris, i85S, p. 22». Paul Lacroix assure qu'il avait été renseigné par un « vieillard digne de foi », Mi Lefébure, mort en i83g, à 86 ans. et qui connaissait très bien loule l'histoire du.marquis dc Sade. M. Lefébure avait été, après la Révolution, administrateur du département de Vauclusc.
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démarches, se trouvait seule, aA'ec quelques domestiques, au château de Saumane". Elle venait de se coucher. Un pas furtif glisse dans le corridor qui conduisait à sa chambre. Effrayée, elle se lève. La porte s'ouvre et son beau-frère apparaît. Elle a quelque peine à_ le reconnaître, quoique trop souvent, quand il n'était pas là, son image se fût imposée à une imagination et à un coeur qui n'avaient cessé de lui appartenir.
11 se jette à ses pieds. Comme si la douleur et les remords l'empêchaient de dire un mot, serrant contre ses lèvres les blanches mains qui tremblent, il reste quelque temps silencieux. Puis, aArec des larmes dans la Aroix, il parle. A des aveux qui semblent lui échapper et dont le misérable suborneur a soigneusement préparé les termes et calculé l'effet, il mêle le récit de son aArenture de Marseille.
Devant la jeune fille qui frémit — est-ce dc dégoût, est-ce d'amour? — il évoque sa A!C souillée par tant de scandales. Ses fautes, loin de les dissimuler, on dirait qu'il les exagère à plaisir. Il s'en accuse, il s'en repent, il en reconnaît toute l'horreur, et personne n'a pour lui plus de dégoût et plus de haine que lui-même. Heureusement, l'heure de l'expiation est Arenue. 11 l'attendait et A'oilà qu'elle s'impose à ses remords. Dans quelques jours il sera frappé d'une peine très dure et
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que cependant il tronve trop douce. Seul, il n'hésiterait pas, l'ayant méritée, à la subir, mais peutil se résoudre à déshonorer sa famille, à porter sur l'échafaud cinq siècles d'honneur et de gloire, et à livrer au bourreau la tête d'un marquis de Sade. Non ! il saura se soustraire à l'infaniie du supplice, mais il s'infligera lui-même le châtiment trop mérité. Vivant, il est à charge à tous les siens. Mort, ils le pleureront peut-être.
Louise de Montreuil, très émue, l'écoute, sans dire un mot, et ses beaux yeux sont pleins de larmes. Elle écoute aussi son coeur qui plaide pour ce coupable. Sans doute il a commis des fautes, des crimes, mais il les a commis pour elle, pour se venger d'avoir été séparé d'elle. Chacun de ces crimes est une prenve de son amour. Seule elle a le droit, elle a le devoir de les lui pardonner.
Et elle l'aime, plus que jamais. Elle l'aime pour l'humble et douloureuse confession qu'il Aient de faire, pour les dangers qui le menacent, et aussi, car toute Alerge est femme, pour les raffinements de débauche que ses aveux lui ont réA-élés.
Que parle-t-il de mourir? Il faut fuir, fuir sans retard.
« Oui., s'écrie-t-il dans une sorte d'ivresse, fuir, mais ensemble, ou mourir, puisque la Aie, sans Arous, me deAlent impossible. J'e.me tue, si ATJUS m'abandonnez. Saiwez-moi ! »
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Elle essaie de lutter, mais, puisqu'elle aime, elle est Araincue d'avance. Il la presse, il l'implore. Elle s'habille à la hâte, jette un dernier regard sur sa chambre de jeune fille qu'elle ne reA^erra plus. Il l'entraîne toute frémissante, brisée par l'émotion et l'angoisse. Toutes ses dispositions - sont prises. Le payement anticipé de ses fermages, moyennant de fortes remises, lui a procuré l'argent nécessaire à un long A'oyage. DeA^ant la porte du château, une chaise de poste les attend.
Au souvenir de tout ce qu'elle laisse derrière elle, Louise de Montreuil hésite encore. Il est trop tard. Sur un signe de son amant, le galop des lourds chevaux, pressés de partir, l'emporte presque inanimée vers l'amour, Arers le châtiment (1).
(i) Paul Lacroix ajoute ces détails, qui me semblent inventés de toutes pièces : « La pauvre demoiselle restait muette au fond de la voiture, où sa honte cl sa rougeur n'avaient pas d'autre voile qu'une nuit obscure, à peine éclairée par quelques flambeaux. Le marquis triomphait.
« — Adieu, messieurs, dit-il gaiement aux témoins de cet enlèvement, faites, comme moi, pénitence : je vais fonder un ermitage en Italie cl adorer le parfait amour. » Pour des opérations dc ce genre on n'a pas besoin de témoins, et le marquis de Sade était trop habile cl peut-être aussi trop épris pour s'exprimer avec ce cynisme, au moment où il avait le plus grand intérêt à jouer la comédie de la tendresse et du remords.
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• V
AU CHATEAU DE MIOLANS
Les deux amants s'étaient réfugiés en Italie. Pendant quelques mois, s'arrêtant dans les plus grandes Ailles, à Gênes, Alexandrie, Turin, ils parcoururent le Piémont. Le marquis de Sade était au comble de ses voeux, et le bonheur lui faisait une âme moins agitée et plus pure. Louise de Montreuil, à force d'agitation, dans le tourbillon de cette vie errante, essayait d'endormir ses remords. Elle n'y parvenait pas. Elle songeait sans cesseàsamère, désespérée par sa fuite, à sa soeur, si confiante et si indignement trahie. Au milieu des plaisirs, multipliés sous ses pas, dans ce pays qui offre à l'amour la beauté de ses paysages et la splendeur de son ciel, elle ne ponvait chasser les souvenirs importuns, et cette amertume que toutevolupté recèle et qui en est l'expiation lui montait
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du coeur aux lèvres, empoisonnait ses plus douces heures d'ivresse.
Les caprices de leur fantaisie, ou peut-être l'inconscient désir de se rapprocher de la France les aArait conduits, au mois de noArembre, à Chambéry (1). Ils s'étaient logés à l'hôtel de la Pomme d'Or, puis, pour échapper plus facilement aux curiosités des naturels du lieu, dans une maison de campagne des eiwirons. Ils en sortaient le moins possible. Le marquis de Sade aAiiit sans doute été aAlsé que la police sarde suiArait depuis quelque temps ses traces et qu'il aurait beaucoup de peine à lui échapper. En effet elle le décoiwrit bientôt et se hâta d'aA'ertirles autorités de la ville. Dans les premiers jours de décembre, le marquis de Sade fut arrêté par le major de place de Chambéry. On fit des perquisitions chez lui, et on n'y trouva que quelques papiers sans importance. Averti à temps, il aArait pris ses précautions. Tandis que Louise de Montreuil receA'ait l'ordre de rentrer en France (2), on le conduisit au château de Miolans. Son domestique, Carteron, arrivé à Cham(i)
Cham(i) l'épisode de Marseille et l'arrestation à Chambéry, la vie du marquis dc Sade est très peu connue. Il faut remplacer pour celle période les documents qui font défaut par des conjectures.
(2) Paul Lacroix affirme qu'elle mourut en Italie, à vingt et un ans, dans les bras du marquis. En réalité elle revint en Provence, passa quelque temps dans un couvent, et sa famille finit par lui pardonner.
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Carabiniers Cavalerie). . lii'gnc dc Louis XV.)
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AU CHATEAU DE MIOLANS 97
béry le lendemain de l'arrestation, fût autorisé à lui rendre compte des commissions dont on l'avait' chargé, mais à condition de ne s'arrêter à Miolans qu'une nuit. De Miolans il partit pour Nice, d'où il devait rapporter des effets, des papiers et des livres laissés dans cette ville par son maître lorsqu'il y était passé au commencement de l'automne (1).
Pour un amateur de pittoresque — mais le marquis de Sade ne l'était probablement pas et on ne l'était guère de son temps — le château de Miolans deArait avoir, en 1772, un charme tout particulier. « AA'ecses robustes tours, éeriyait près décent ans plus tard, M. Menabrea, son donjon sourcilleux, ses larges murailles que l'âge et les orages ont brunies, perché qu'il est sur un rocher taillé à pic de plusieurs centaines de pieds d'éhVvation, il semble n'avoir rien perdu de son antique fierté et a l'air de commander en maître à tous les alentours. Manoir féodal d'abord, puis place de guerre, puis prison d'Etat, son histoire offre des particulari(1)
particulari(1) son retour, on congédia le domestique Armand resté auprès du marquis, et il fut seul chargé de le servir dans sa prison. Les dépenses du maître et du valet, y compris les meubles fournis, étaient évaluées à 282 livres par mois. Tous ces détails relatifs à l'arrestation sont extraits d'une lettre du comte de la Tour, ministre du roi de Sardaigné, lettre citée avec bien d'autres documente originaux dans un excellent ouvrage de M. MENABREA, auquel nous ferons dans ce chapitre de nombreux emprunts, les Origines féodales dans les Alpes occidentales, Turin, i865.
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98 LE MARQUIS DE SADE
tés curieuses, car il vécut d'une vie active jusqu'au commencement de notre siècle, époque à laquelle, deA'enu caduc, on ne lui laissa pour hôte qu'un simple concierge, unique gardien de ses traditions. »
Cette description date de 1856. Depuis, le temps a fait son oeuATe. Il ne reste aujourd'hui du château de Miolans que des ruines.
Il s'éle\rait dans luA-iallée de l'Isère, entre Mont. mélian et Conflans, sur une espèce de contrefort qui se détachait du plateau des Bauges. Du rocher où il était posé comme un guetteur chargé de sui'ATeiller toute cette région, on apercevait des forêts au noir feuillage, puis une ceinture de champs et de vignobles, nouée par le ruban d'argent du fleuve, de l'Isère aux eaux blanches d'écume., et plus loin, bornant l'horizon, cette partie des Alpes qui séparait du Dauphiné la Maurienne.Dans la plaine qu'il dominait, au milieu des Arerdures, des masses blanches ou grises, apparaissaient çà et là le village de Saint-Pierre-d'Albigny, les châteaux d'Ayton, de Chamoux. de l'Ileuille, la tour de Montmayeur, nids d'aigles ou de ramiers.
A quelle époque l'àvait-on construit, dans cette merveilleuse situation ? Sans doute à l'époque de l'invasion des Sarrasins dans le pajrs, de ces Sarrasins contre lesquels bataillèrent les sires de Miolans, certainement aArant l'an mille, qui fit jaillir du sol plus d'églises que de châteaux.
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AU CHATEAU DE MIOLANS .99
En 1523, il fut vendu à Charles III, duc de Savoie, par Guillaume de Poitiers et Claudine de Miolans, sa femme. On le rebâtit alors presque entièrement. Cinquante ans plus tard, la forteresse devint prison.
Prison formidable avec ses tours Arêtues de nuages, battues par les pluies, sans cesse assiégées par les ouragans, et sur lesquelles s'attardait le Arol silencieux des gerfauts ; prison dont les cachots creusés dans le sol n'étaient éclairés que par d'étroites fissures du roc.
On tronva dans ces cachots des ossements humains. On y lisait encore, en 1856, cette inscription, que M. Menabrea a reproduite dans son. livre :
o MON DIEU
ME ArOTOM FAIRE PASSÉ
POA'REMEMT MA JEUNESSE AUX
PRISONS DE MIOLAN POUR N'AVOIR
MAL FAIT ET ArOICI LA 3e PRISON
QUE JE SUIS DEPUIS LE 29
1583 POVT.E INNOCENT L'ON MAT
AMENÉ CÉANS DIEU LE SAIT
MON DIEU j'AY ESPÉRANCE EN TOY
NE ME LAS JAMAIS
MON DIEU
cri. 1585
1585 :
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Faussement accusé d'aAroir entretenu des intelligences avec l'Autriche, le père Monod, jésuite, fut enfermé à Miolans, par ordre de Richelieu, et il y mourut.
.En 1772, à l'époque où cette Bastille du roi de Sardaigne s'ouvrit pour le marquis de Sade, deux détenus démarque s'y trouvaient déjà.
Vincent Lavini, commis des finances sous le règne de Charles-Emmanuel III, avait le dangereux talent d'imiter à la perfection toutes les écritures. Sur l'instigation du comte Stortiglioni, alors ministre, il fabriqua, pour une somme considérable, de faux billets du Trésor royal. Le crime fut découvert. On mit en accusation les deux coupables. LaAlni, qui s'était enfui en France, fut arrêté en 1762 et emprisonné à Miolans, où presque tout son temps se passait à faire d'admirables paysages à la plume. Sa chambre en était tapissée (1).
L'autre détenu, François de Songy, baron de l'Allée, habitait, bien malgré lui, le château de Miolans, depuis le 22 février 1771, pour aAroir essayé, le l\ décembre 1770, de faire éA'ader, de la prison de Bonneville, un certain Benoit Bazelon — ce à quoi il réussit d'ailleurs — et pour aAroir
(i) Le 9 juin 1786, il fut transféré de Miolans, dont le froid et l'air trop A'if l'avaient rendu malade, au château d'Ivrée, où il ne larda pas à mourir.
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AU CHATEAU DE MIOLANS 101
aussi, dans la nuit du 26 au 27 décembre de la même année, tenté de tuer un soldat en faction dans un corps de garde. François de Songy, après ce double exploit, s'était réfugié dans la république de Genève, mais on l'avait assez rapidement rattrapé.
Le marquis de Sade aA'ait été incarcéré le 8 décembre 1772. Le lendemain, le commandant du château, M. de Launay, lui faisait signer cet engagement :
« Je promets et donne ma parole d'honneur qu'ayant été traduit ce jourd'hui au fort de Miolans pour y être détenu aux arrêts, promettant d'exécuter tous les ordres qui me seront intimés de la part de M. le commandant dudit fort, et de ne point enfreindre les défenses par lui faites, de ne faire aucune tentatiATe pour m'évader, et de ne point passer la porte du donjon, ni permettre à mon domestique de le faire, à moins que je n'en aye une permission spéciale, en foi de quoi je me suis signé à Miolans, le 9 décembre 1772, le marquis de Sade. »
Cet engagement — qui deArait être si mal tenu — n'empêcha pas M. de Launay de prendre, conformément aux instructions de M. de la Tour, toutes les précautions possibles pour que ce pri-. sonnier très important, arrêté sur les instances
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102 LE MARQUIS DE SADE
du duc d'Aiguillon, ne put pas s'échapper. Pendant ses promenades dans les fossés ou les chemins de ronde du fort, il deArait être gardé à vue par le sergent de planton et, lorsqu'il montait sur le donjon, un soldat était chargé de le sui'Areiller et de fermer la porle à clef derrière lui. De même son appartement devait être fermé a clef la nuit. Les parents du marquis, sa femme, sa bellemère (que son emprisonnement ne gênait pas du tout et qui l'aA7ait probablement proAroqué), se plaignirent qu'on n'ait pas pour lui assez d'égards, et elles adressèrent au comte de la Marmora, ambassadeur du roi de Sardaigne à Paris, pour qu'il le fit parvenir au comte de la Tour, commandant général du duché de SaAroie un mémoire, dont nous reproduisons les passages les plus intéressants :
« La famille du comte et de la comtesse de Sade ayant appris la détention du comte de Sade au fort de Miolans, supplie S. E. M. le comte de la Tour de A'ouloir bien donner des ordres pour que ce gentilhomme y soit traité avec quelques égards, et qu'il lui soit procuré tout le bien-être possible qu'un homme de son état est dans le cas de désirer, en tout ce qui ne pourra porter le moindre préjudice à la sûreté de sa personne, ni faciliter son é\-asion, s'il voulait.la tenter.
« On désirerait aussi que son vrai nom ne fut
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connu dé personne, que de S. E, M. le comte de la Tour. La malheureuse affaire, que des circonstances ont aggravée, ayant fait trop de bruit pour n'aA'oir pas inspiré des pimentions fâcheuses qu'il faut le temps d'affaiblir et de détourner, c'est ce qui oblige à désirer qu'on ignore le lieu de sa retraite, et qu'il ne soit connu dans le fort que sous le nom de comte de Mazan qu'il a porté jusqu'ici... L'on prie que les effets qu'il pourrait avoir avec lui, tant pour son utilité que pour son occupation, nécessaire à un esprit aussi vif que le sien, lui soient remis, à l'exception de ses papiers, manuscrits, lettres, etc., de quelque nature qu'ils puissent être, que sa famille demande lui être envoyés aA'ec une petite boite ou coffret de bois, qu'on croit être rouge, garnie de cuivre, qui contient aussi des papiers. S'il l'a emportée avec lui dans le fort, l'on prie de tâcher de les raA'oir sans qu'il puisse le prévoir et ne soustraire aucun des papiers qu'elle contient. Quant à la clef, si elle n'y est pas, on s'en passera... »
A ce mémoire, le commandant général du duché de SaA'oie répondit par une note, dans laquelle il se montrait également soucieux de se conformer aux instructions reçues et de ménager autant que possible une famille très influente':
« Le comte de la Tour, écrivait-il, a satisfait
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aux ordres de S. M. le Roy de Sardaigne, son maître, en.faisant arrêter et conduire au château de Miolans M. le comte de Sade. Il est certainement très empressé de marquer à ses parents l'envie qu'il a de les obliger, ayant même déjà prévenu leurs intentions dans la manière dont ils souhaitent que ce gentilhomme soit traité, avec tous les égards dus à sa naissance, et les agréments qui peuvent adoucir l'amertume de sa situation. Il a donc chargé le commandant de ce château d'engager M. le comte de Sade de déterminer lui-même la manière dont il désirerait être nourri et entretenu... Le même commandant lui a donné une chambre et un cabinet à portée de son appartement qui a été réparé contre les intempéries de la saison où nous sommes, mais en même temps assurée contre toute tentative d'éArasion. Un tapissier de Chambéry a fourni des lits, matelas, linge de table et délit, des tables, des chaises, et autres commodités qui ont paru nécessaires. Quoy qu'il ayt établi une sentinelle à sa porte, il luy laisse la liberté entière de passer quand il souhaite dans son appartement, et de se promener à son gré dans l'enceinte du donjon, aArec la précaution cependant d'avoir toujours auprès de luy, pour lors, un bas officier qui le garde à vue. Son domestique est consigné à la garde de ce donjon et ne peut par conséquent sortir; il est défendu aux soldats de se charger
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d'aucune espèce de commission pour son maître et pour luy, que de l'exprès consentement du commandant, qui ne permet pas à son prisonnier de recevoir ny d'écrire aucune lettre qu'il ne l'aye auparaArant lue et cachetée lui-même. »
Quelque temps auparavant, le 11 décembre 1772, le comte de la Tour aA'ait reçu du commandant du fort de Miolans une lettre relaie au nouAreau détenu, et dans laquelle se tronve ce passage : « J'ai donné à ce prisonnier la même chambre à feu qui fut occupée par M. le marquis de la Chambre et un cabinet y contigu pour son domestique... Je fais fermer la première porte de son appartement pendant la nuit de manière qu'il ne pourrait s'éA'aderqueparla fenêtre dont je ne l'éponds pas. »
La marquise de Sade, qui avait sans doute deAlné le rôle joué par sa mère dans l'arrestation de son mari et qui ne se résignait pas à lui pardonner, s'était retirée au couvent des Carmélites du faubourg Saint-Jacques (1). De là elle écrivait
(i) « On l'appelait couvent des Religieuses Carmélites de la grande rue du faubourg Saint-Jacques; mais il était réellement situé rue d'Enfer, n° 67. Celait autrefois un prieuré de l'ordre de Saint-Benoit dépendant de l'abbaye de Marmoulier... L'église et le couvent furent occupés par les religieux dc Marmoulicr jusqu'en 1604, époque à laquelle les Carmélites vinrent s'y établir. C'est là que mourut, en 1710, sous le nom dc soeur Louise de la Miséricorde, Louise-Françoise La Baume-le-Blanc, duchesse de la Val-
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lettres sur lettres pour intercéder en faveur du prisonnier. Elle avait appris que,le 8 janvier,il était tombé malade, qu'il souffrait d'insomnies presque continuelles, et qu'un médecin avait été appelé pour examiner son état. Le 21 janvier, elle se plaignait au commandant du château, que-les adoucissements obtenus pouivce malade, qui n'était probablement qu'un malade imaginaire, ne fussent pas exécutés, et elle menaçait de protester auprès do l'ambassadeur de France en Sardaigne.
De Launay, très embarrasséentre une femme trop sensible qui réclamait un régime de faveur et son gonvernement qui lui recommandait un surcroît de surA'eillance et de rigueur, s'efforçait de contenter tout le monde et ne contentait personne. Il demandait sans cesse de nonvelles instructions au comte de la Tour. Celui-ci, qui ne savait trop non plus quelle conduite tenir, en référait au goiwernement français qui aA'ait réclamé l'arrestation du marquis et qui en était seul responsable. La Marmoralui arrivait,le 1er mars 1773 : « J'ai vu hier le ministre, M. le duc d'Aiguillon, à l'instance de qui M. de Mazan (le marquis de Sade) est détenu; je lui ai fait lecture de la lettre que M. de Launay, commandant du fort de Miolans, vous a écrite à
Itère. Ce couvent fut supprimé en 1790. » Dictionnaire historique de Paris, par Antony BERAUD et P. DAFEY, Paris,, 1828, t. -I,, p. 127.
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l'occasion de celle qu'il a reçue de l'épouse de ce prisonnier... M.de Launay est au-dessus de tout reproche ; il doit excuser la vivacité d'une femme mal informée et abusée par le crédit que son mari, qu'elle aime, conserve malheureusement sur "son esprit. Il est nécessaire que l'on resserre plus que jamais M. de Sade ; qu'on lui retranche toute douceur, que toute communication au dehors lui soit interdite ; qu'on ne laisse pas surtout sa femme approcher.de lui... »
Ces décisions du ministre de France, le comte delà Tour les fait connaître à la marquise de Sade. Elle lui écrit aussitôt une nouvelle lettre (le 18 mars) dans laquelle, comme dans les précédentes, se mêlent les prières et les récriminations :
« Dans le temps même que je sollicite pour mon mari, on le resserre davantage ; si mon approche est devenue un crime nouveau pour lui, je suis bien à plaindre. Que dois-je penser de tant de rigueurs ? Qui peut les avoir occasionnées ? J'attends, monsieur, que vous me fassiez la grâce de m'en instruire ; joignez-y celle d'appuyer- auprès de votre Roy la supplique que j'ai l'honneur de vous envoyer (1) ; c'est un hommage que vous
(1) Cette supplique, adressée au roi de Sardaigne CharlesEmmanuel III, débutait ainsi :
« Une affaire malheureuse a forcé le marquis de Sade, mon mari, de s'expatrier; il a cherché un asile dans vos
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devez à l'innocence opprimée ; je la réclame pour mon mari et ie l'attends des sentiments de voire coeur. »
Pendant que sa femme s'obstinait à le défendre, le marquis de Sade menait à Miolans une existence qui manquait un peu de confortable mais qui n'était pas trop ennuyeuse.
A peine entré dans sa prison, il n'avait songé qu'a en sortir le plus.tôt possible, même sans l'assentiment de ses geôliers : « J'ai sondé et fait examiner secrètement ce seigneur, écrivait de Launay au comte de la Tour, le 5 février 1773, je n'ai rien trouvé en lui de solide et vois que ses menées ne tendent qu'à pouvoir s'échapper ; puisque, outre les propositions qu'il m'avait faites, il a fait changer tout son argent- de Piémont en argent de France, et qu'il s'informe s'il y a un pont sur l'Isère qui soit bien loin de France, de façon que je ne puis pas répondre d'un prisonnier qui a la liberté dans le fort et qui peut escalader les murailles dans un instant, malgré toutes mes précautions... »
états ; il y élait paisible, lorsque des ordres supérieurs l'ont privé de sa liberté, en le faisant enfermer au fort de Miolans, où il est délenu depuis quatre mois. Mon mari n'est donc pas assez malheureux d'être flétri en France par un arrêt injuste, faut-il encore le punir doublement dans un pays où il a rempli tous les devoirs qu'inspirent les lois divines et humaines? »
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En attendant de prendre la clef des champs, le marquis de Sade s'efforçait d'égayer sa prison par de nombreuses parties de cartes dans lesquelles il perdait un peu plus souvent qu'à son tour. Il en éprouvait une irritation assez naturelle. Il se plaignait, le 27 février, que le baron de l'Allée, après l'avoir débarrassé de douze louis, dans une partie de pharaon, avait gagné au même jeu cent louis à son domestique, « jeune homme de famille, disait-il, qui m'est recommandé et qui peut avoir du bien un jour ». Il insinuait que le commandant, du château savait qu'on jouait et qu'il ne faisait rien pour s'y opposer. De Launay, en effet, ne l'ignorait pas. Le 12 mai's, il écrivait au comte de la Tour que de Sade venait de perdre douze louis, c'était probablement son chiffre, à la bassette : « Duclos (lieutenant du bataillon des invalides de Miolans) était partie au gain. On s'est disputé. » Le commandant n'hésitait pas à donner presque tous les torts, dans ces disputes, à son nouveau prisonnier : « M. de Sade est un esprit très léger, ce qui le rendra toujours singulièrement à craindre, surtout tant qu'il sera lié avec M. Duclos. Loin de suivre mes conseils, il s'est toujours raidi contre moi.:. Il a un jeune homme avec lui (Armand), sous le nom de domestique, qui. est, à ce que je crois, le compagnon de ses débauches ; ils font même courir le bruit qu'il est le bâtard du duc de
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Bavière !... On attend l'autre domestique. »
Ce de Launay se prenait pour un habile psychologue ; il n'était qu'un bon homme des plus faciles à tromper. L'avenir le prouva bientôt.
Le marquis de Sade, comprenant que la violence et les récriminations ne lui serviraient à rien, s'efforçait,depuis quelque temps,d'endormir la surveillance de ses geôliers. Quelque pénible que lui fût sa détention, il affectait de la considérer comme un châtiment très mérité. Il manifestait, chaque fois que s'en présentait l'occasion et même quand elle ne se présentait pas, le plus profond repentir. Cet homme, naguère si hautain et si emporté, n'avait plus sur les lèvres que des paroles aimables et douces.
Le commandant constatait avec joie ce changement, qu'il attribuait à ses exhortations. 11 en faisait part, le 1er avril, au comte de la Tour : « M. de Sade, disait-il, me montre tous les jours plus do confiance... Il est inquiet et mélancolique de sa détention... Le grand repentir qu'il ressent pourrait lui causer plus d'amendement que plusieurs années de détention, qui, au lieu de lui faire changer de conduite, pourraient davantage l'irriter. » Quelques jours après, le 9 avril, il constatait, que son prisonnier ne recevait « aucune nouvelle avantageuse » et que sa santé s'en trouvait très altérée. Nouvelle lettre, le 16 août, dans . laquelle il
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louait l'économie et la docilité du marquis : « La nourriture de son domestique et tout ce qui est nécessaire dans sa chambre se monte à cinq livres douze sols par jour, non compris son linge, ses habillements, ses commissions à Châmbéry... Je m'aperçois qu'il ne dépense que très à propos. 11 s'est reconcilié très généreusement avec M. de l'Allée, m'ayant prié de ne point l'obliger à lui faire des excuses. »
Le marquis de Sade recevait à cette époque des nouvelles « avantageuses (1) »,mais il se gardait bien de les communiquer au commandant du château. -Il jouait la comédie du découragement au moment où il était en réalité plein d'espoir. D'après ses indications, sa femme avait préparé un plan d'évasion qui présentait les plus sérieuses chances de succès.
L'exécution suivit de près. Mme de Sade était venue dans le Dauphiné. Elle y avait recruté une petite troupe de quinze hommes, bien payés et très résolus (2). Dans la nuit du 1er au 2 mai, ces
(i) Probablement par l'entremise de quelques amis qu'il avait à Châmbéry, et entre autres d'un certain François Dcvanz, qui lui était très dévoué.
(2) Le chef de l'expédition était sans doute Joseph Violon^ d'Ermieux (en Dauphiné), sur lequel M. Menabrea a publié de curieux documents tirés des archives du château de Châmbéry. Joseph Violon fut accusé et convaincu d'avoir favorisé l'évasion du marquis de Sade et du baron de:
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hommes, postés à quelque distance du château, attendaient le signal convenu. Ils n'avaient pas à craindre de résistance de la petite garnison. La plupart des soldats étaient gagnés, à commencer par leur chef, le lieutenant Duclos. Pendant toute cette uuitils devaient ne rien voir,ne rien entendre. Il n'y avait peut-être que le commandant du château qui ne fût pas dans le secret.
Le marquis, que des émissaires avaient averti, ouvrit tranquillement sa porte avec une fausse clef, descendit sans bruit, se dirigea vers la petite troupe qui l'attendait, monta achevai et partit au grand galop, avec le baron de l'Allée, très heureux de profiter de cette excellente occasion.
Lorsque, le lendemain, M. de Launay fit sa tournée habituelle, ses prisonniers étaient déjà loin ; mais pour adoucir les regrets que pouvait lui causer ce brusque départ, ils avaient laissé à son adresse deux lettres d'adieu, où s'exprimait, en termes choisis, leur gratitude. Celle du marquis de Sade, une des plus « sensibles » qu'il ait écrites, mérite d'être donnée en entier. C'est le dernier acte d'une amusante comédie.
l'Allée. Après trois mois de prison, il fut condamné, par une sentence du %ft juillet 1775, au bannissement perpétuel des États du roi de Sardaignc. Sous prétexte de recueillir les débris d'une succession, il demanda sa grâce, par une requête adressée à Viclor-Amédée III, qui avait succédé, en 1773, à Charles-Emmanuel III, et on finit par la lui accorder.
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Régiment <!<• M.-she-.lo camp général. Cavalerie (à <l'»ile;.
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« Monsieur, si quelque chose peut troubler la joie de m'affranchir de mes chaînes, c'est la crainte où je suis de vous rendre responsable de mon éArasion. Après toutes vos honnêtetés et toutes vos politesses, je ne puis vous cacher que cette pensée me trouble. Si mon attestation peut être cependant de quelque poids vis-à-vis de vos supérieurs, je les prie de le trouver ici dans la parole d'honneur authentique que je leur donne, que bien loin de favoriser en rien cette fuite, vos soins vigilants l'ont retardée de plusieurs jours, et qu'en un mot je ne l'ai due qu'à mes propres manoeuvres.
« Vous êtes d'ailleurs tout justifié par les attentions qu'on vous recommandait d'avoir pour moi. Naturellement porté d'adoucir [sic) le sort des malheureux qui sont dans votre château, il était impossible d'allier avec l'honnêteté de ces procédés des attentions trop suspectes, qui ne pouvaient même que déroger aux ordres^ que vous aviez reçus à mon égard. Voilà, monsieur, les raisonnements dont vous pouvez tirer vos excuses, et je vous les garantis légitimes. Considérez d'autre part que je ne suis point un prisonnier d'Etat, et que ma famille (1), qui seule m'a fait mettre ici, va donner tous ses soins à ce qu'il ne vous arrive rien. Vous vîtes l'empressement qu'elle
(i) C'est-à-dire sa belle-mère.
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114 LE MARQUIS.DE SADE
montra au sujet de M. Duclos et combien elle-aurait été désespérée qu'un officier fût sacrifié par rapport à moi. Cependant,par un excès de vivacité, auquel il ne sera peut-être plus temps de remédier lorsque vous lirez cette lettre, vous courez risque de tout gâter et de rendre vos plus mortels ennemis ceux qui sans cela vont devenir vos plus puissants protecteurs. Je vais vous l'expliquer. Je profite pour m'évader d'un secours que ma femme m'envoie de mes terres (1) ; ce secours est composé de quinze hommes bien montés, bien armés, qui m'attendent au bas du château, et qui sont tous déterminés à sacrifier leur vie plutôt que de me laisser reprendre; vous voyez qu'il est inutile de compromettre votre garnison et que même tout secours extérieur ne saurait m'arrèter. Si cependant il arrivait qu'après aA'oir massacre beaucoup de monde et en avoir fait écharper davantage, s'il arrivait, dis-je, que vous parvinssiez à me reprendre, ce ne serait, comme vous le croyez bien, que fort blessé, ou même mort, car je défendrai ma liberté au péril de ma vie^ Alors croyezvous que mes parents vous auraient une forte obligation ?
(1) Il pouvait .'y avoir dans cette troupe quelques serviteurs ou vassaux des de Sade, choisis à cause dé leur dévouement éprouvé, mais la plupart de. ceux qui la composaient avaient été recrutés sur-place et payés fort cher.
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« Il ne me reste plus, mon cher commandant, qu'à vous remercier de toutes vos bontés ; j'y serai toute ma vie sensible; je ne désire que des occasions de Vous en convaincre ; un jour viendra, je l'espère au moins, où il me sera permis de me livrer entièrement aux sentiments de reconnaissance que vous m'avez inspirés, et avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre très humble et très obéissant serviteur.
« Le marquis de SADE. »
« Miolans, ce vendredi] 30 avril.. »
Ces protestations de dévouement et de gratitude ne diminuèrent que dans une très faible mesure le déplaisir que causait au malheureux commandant une fuite trop habilement combinée. Il essaya de dégager sa responsabilité, en envoyant, sans perdre de temps, au comte de la Tour, une sorte de mémoire justificatif (1), accompagné des lettres des deux ex-prisonniers.
« "V. E. verra par la ci-jointe que mes craintes n'ont pas été sans fondement, et que M. le marquis de Sade, avec son domestiqué, se sont évadés ce soir avec M. de l'Allée. Ils ont laissé toute
(1) Celte lettre justificative porte la date du 1" mai ; mais elle a été écriteévidemment dans la journée du 2 mai.
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la nuit leur chandelle allumée dans leur chambre, ce qui a rassuré les sentinelles. J'ai fait visiter par tout le château, par où ils auraient pu passer, et je n'ay trouvé ni cordes, ni échelles, sinon la redingote de M. de Sade dans les commodités de la chambre neuve où ils mangeaient, à portée de la cantine, où il y a une fenêtre d'un pied et d'un pouce de large et. un pied et demi de hauteur, à la distance de plus de douze pieds ; et c'est par là que je conjecture qu'ils sont sortis, et que j'ay encore trouvé le chapeau de M. le marquis dans les mêmes commodités.
« Il pourrait bien se faire qu'il ait été aidé du dehors par quelqu'un, et peut-être encore pour de l'argent, par quelque invalide ou de quelque autre personne du fort. J'ay fait enfoncer les portes de la chambre, et j'y ay trouvé les deux lettres cijointes; aussi V. E. et le ministre verrez qu'il n'est pas possible de tenir des personnes aux arrêts dans ce fort, d'où l'on peut sortir de toutes parts, comme j'ay eu l'honneur de vous en prévenir cy devant, quoique je ne laisserai pas d'en être la victime. Je suis cependant encore heureux qu'ils n'aient pas pu parvenir à faire sortir les autres prisonniers, comme il serait facile lorsqu'il y a des prisonniers aux arrêts, d'où il m'en pourrait coûter la vie, ce qu'ils auraient pu faire, s'il leur en était venu l'idée. "»
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Si cette évasion ne fit pas perdre la vie à M. de Launay, elle lui fit perdre sa place. Les excuses qu'il invoquait parurent insuffisantes, et comme il fallait une victime, on le sacrifia. Le chevalier de la Balme fut nommé commandant du cbâteau de Miolans. ,
Pendant ce temps,les deux fugitifs se reposaient de leurs émotions, à Genève. Ils n'y restèrent que peu de temps. Le baron de l'Allée eut la mauvaise idée de se diriger vers Paris. Il s'y trouvait à peine depuis quelques mois lorsque la police de M. Lenoir l'arrêta. Il fut ramené à Miolans vers le milieu de l'année 1774 (1). Le marquis de Sade partit pour l'Italie, où sa femme le rejoignit bientôt. On pourrait croire, si on ne le connaissait pas, qu'il lui témoigna quelque gratitude du dévouement dont elle venait de lui donner tant de preuves (2).
(i) lien sortit le 17 mars 1778, à la suite des sollicitations de sa mère, Louise de Carpincl, veuve de Songy ; mais il n'était pas corrigé, et de nouvelles frasques le firent, pour la troisième fois, enfermer à Miolans.
(2) M. Paul GINISTY assure qu'à peine libre il reprit « une correspondance abjecte avec une maîtresse ». La Marquise de Sade, Paris, 1901, p. 24.
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VI
LES PENSIONNAIRES DE M, DE ROUGEMONT
-Sila marquise de Sade avait espéré reconquérir son mari, elle dut perdre assez vite ses illusions. Rentré en France, après un court séjour en Italie, réinstallé dans son château de la Coste, il reprit bientôt, avec le même cynisme, sa vie de débauche. La malheureuse femme, dont l'amour, très ardent, quoique conjugal, avait à subir de rudes épreuves, fut de nouveau obligée de se retitrer chez les Carmélites de la rue d'Enfer.
L'existence provinciale, avec la contrainte que malgré tout elle impose, ne suffisait pas à ce mari volage. 11 venait assez souvent à Paris. Pendant un de ces voyages, en vertu d'une lettre de cachet à laquelle il aurait dû s'attendre, il fut arl'êté, le \h janvier 1777, chez une de ses mai-
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LES PENSIONNAIRES DE M. DE ROUGEMONT TÏ9
tresses, et conduit le même jour à yincennes.- Nous l'y retrouverons tout à l'heure.
Pendant qu'on l'envoyait en prison, sa famille, avec une infatigable persévérance, s'occupait de la revision de son dernier procès. Du couvent de la rue d'Enfer, Mme de Sade adressa, le 23 septembre 1777, au comte de Vergennes cette supplique, où se révèle sa détresse morale :
« Monsieur,
« L'excès de malheurs, dont je suis accablée ne me permets pas de me présenter à vos yeux, c'est de ma retraite profonde que j'ose implorer et attendre avec coniience de vos bontés et de votre justice la réhabilitation de l'honneur de mon mari et de mes enfants, si injustement flétri par un jugement dont nous sollicitons aujourd'hui aux pieds du throsne l'annéautissement.
« J'ai l'honneur d'être très respectueusement, monsieur, votre très bumble et très obéissante servante. -.'' "
« CORDIEU DE MoNTREUlL, MARQUISE DE SADE. »
« A Paris, le 23- septembre 1777, Au Monastère des Carmélites, rue d'Enfer. »
Le lendemain, la belle-mère du marquis écrivait, à son tour, au comte de Vergennes :
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120: LE MARQUIS DE SADE
« Monsieur,
« Sans avoir l'honneur d'être connue dé vous, j'ose espérer dé votre justice et de vos bontés, que vous Vôudrès bien être favorable à la Requête qui doit être présentée au Roy en son conseil des Dépèches vendredy prochain, à ce que M. Amelot m'a fait espérer au nom du marquis de Sade mon gendre.
« Une branche de cette famille ne vous est pas inconnue, et le chef d'Escadre du même nom qui a eu l'honneur de vous ramener do Conslantinople sur son bord (1), son frère Prévôt du chapitre de Saint-Victor de Marseille, réclameraient avec moi vos bontés dans une affaire qui les touche infiniment. Absens, ils m'ont remis leurs intérêts comme celui de leur nom qui est celui de ma fille et de mes petits-fils. Qui plus qu'une mère est touché de leur malheur et intéressé de travailler à le terminer autant qu'il est possible. Leur âge, leur innocence, leurs alliances augustes avec les princes de sang, tout parle en leur faveur. Plus encore l'injustice du jugement qui a été porté contre leur père.
« Je joints ici, monsieur,un précis très abrégé de l'affaire, mais de la plus exacte vérité. Je vous
(1) Le comte de Vergennes avait été ambassadeur de France en Turquie.
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LES PENSIONNAIRES DE M. DEROUGEMONT 121
supplie de vouloir bien m'accorder un moment d'audience vendredy matin à Versailles. Je suis très empressée d'y réclamer à nouveau toutes vos bontés, et de renouveler les sentiments respectueux que je vous prie d'agréer, et avec lesquels . j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble et très obéissante servante.
« MASSON CORDIER DE MONTREUIL. »
« A Paris, le 1h septembre, Rue de la Madeleine, faubg Sainl-Honorè. »
Tant d'efforts, tant de démarches finirent par aboutir. Juridiquement, la revision du procès n'était plus possible, parce qu'on avait laissé passer le délai de cinq ans pour purger la contumace, mais le roi accorda au marquis de Sade, le 27 mai 1778, des lettres d'ester en droit (2). Le 1/j juin on l'autorisa à se rendre à Aix, où un des premiers avocatsdu barreau de Provence, Siméon, le futur ministre et pair de France, défendit très
(J) Ces deux lettres se trouvent aux Archives _da ministère des Affaires étrangères, n°. 1741-147.
(2) Arch. n«/.,o'3o5, folio 227. Ces lettres, datées de Marly le 27 mai 177S, étaient basées sur ce qu'il n'y avait pas eu de preuves et encore moins de preuves légales du prétendu crime, que la procédure avait été « infectée de nombre de nullités absolues >> ; mais que, par suite de la prescription, le marquis de Sade ne pouvait poursuivre la nullité de la sentence qu'à l'aide d'une autorisation spéciale du roi.
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122 LE MARQUIS DE SADE
brillamment sa cause. L'affaire fut jugée à huis clos. Un arrêt du 30 juin cassa la sentence de 1772,/jour défaut absolu d'existence du délit présupposé d'empoisonnement. Le procureur général retint aussitôt les faits de débauche outrée dont était également accusé le marquis. Une nouvelle procédure, dont l'instruction fut confiée à M0 du Bourguet, conseiller du Roi, s'engagea. Les témoins (Marguerite Coste,Mariette,etc.) comparurent une seconde fois devant les juges. Le l/i juillet, le Parlement d'Aix rendit un arrêt définitif qui condamnait le marquis à être admonesté, derrière le bureau et en présence du procureur général, par le premier président, à ne pas aller à Marseille pendant les trois années qui suivraient l'arrêt et à payer une amende de cinquante francs au profit de l'oeuvre des pauvres prisonniers. C'est ainsi que se termina ce procès, sur lequel plane encore un mystère à peu près impénétrable. Le premier président du parlement d'Aix avait , engagé de Sade à avoir désormais une conduite plus décente. Pour l'y aider autant que possible, on le garda en prison, dans une prison moins confortable que celle de Miolans.
En 1777, à l'époque où il avait été enfermé au château de Vincennes, le gouverneur était M. de Rougemont, qui avait succédé à M. Guyonnet et qui semblait prendre à tâche de le faire regretter.
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« L'enfer déchaîné, écrit Lâtude dans ses Mémoires (1), nous envoya à la place de M. Guyonnet le sieur Rougement dont l'âme n'était qu'un composé des vices les plus bas et qui était vraiment digne d'être l'agent de nos bourreaux. »
Mirabeau (2) a tracé de ce personnage un portrait ex iralo, qui est une de ses pages les plus Aprement ironiques :
« Cet homme, dit-il, a toute la bouffissure de la plus orgueilleuse ignorance : c'est un ballon rempli de vent. Pénétré du sentiment de sa propre importance, il voudrait l'infuser à tous les autres, et se faire regarder comme un homme essentiel et nécessaire à l'État. Il le dit ; il le croit même, tant la bêtise est présomptueuse, ou tant l'habitude de mentir incorpore le mensonge au menteur. Comme la vanité n'eut jamais un plus dégoûtant costume, il reçoit de fréquentes avanies
(1) Edil, Georges BIÏP.TIN, Paris (1SS9), p. i5o. —M. Guyonnct était, d'après Mirabeau," généreux et compatissant, obligeant et zélé, franc et actif ». Des Lettres de cachet, Paris, 1S20, p. 4o5.' Sa mémoire resta longtemps en vénération à Vinccnnes.
(2) Arrêté le i/f mai 1777,3 Amsterdam, grâce aux instances de son père qui avait obtenu contre lui une lettre de cachet, Mirabeau fut enfermé à Vinccnnes, le 8 juin 1777. Il en sortit le 17 décembre 1780. Son père, l'ami des hommes, qui l'y faisait incarcérer, y avait été détenu lui-même, pendant dix jours, du i5au 25 décembre 1760, pour son ouvrage, Théorie de l'Impôt.-
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de tous ceux qui ne lui sont pas subordonnés, et ses prétentions, toujours repoussées, renaissent toutes du sein des humiliations. Comment s'en dédomniage-t-il ? En faisant courber sou s le poids de ses fantaisies et de ses caprices tout ce qui est dans sa dépendance. Incapable de tout, et réduite à se faire valoir pour des riens, sa stupide cervelle, agitée sans cesse par l'amour-propre, s'évertue continuellement à trouver quelque moyen d'étendre son empire, de multiplier les précautions, de faire, de défaire, en un" mot de jouer un rôle. Il va traînant partout son énorme corpulence ; les sarcasmes pleuvent sur lui : n'importe : il continue, en bourdonnant, son assoupissante allure: le railler, c'est fouetter un sabot : plus on le fouette, mieux il dort (1). Mais au donjon, c'est un despote absolu, qui jouit lorsqu'il peut ouvrir des cachots, river des chaînes, appesantir un sceptre de fer. Gardez-vous de prendre son perfide patelinage pour de la douceur ; vous donneriez d'autant plus aisément dans ses pièges que sa lourde élocution inspire plus de sécurité : il a la malice comme la ligure d'un singe sans en avoir l'esprit ; allez droit à votre but ; ne le suivez point dans ses pesantes gambades ; la moindre apparence d'une contradiction le met en fureur ; il
(1) POPE, Dunciade.
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écume ; modérez-vous, laissez-le enferrer, soyez ferme ; bientôt il sera souple et rampant ; vous n'obtiendrez rien que de vaines promesses, mais il vous craindra ; si vous fléchissez, il vous opprimera: si vous lui donnez prise, il vous étouffera (1).»
M. de Rougemont était le fils du marquis d'Oise (père du duc de Brancas) et de Mme Hatte. A la suite d'un procès en question d'Etat, un arrêt l'avait déclaré bâtard (2). Sa carrière ne s'en trouva pas compromise. Il avait, assure Mirabeau, « chèrement payé sa place » de gouverneur du château de Vincennes, à' la Sabbathin, maîtresse de La Vrillière et il s'efforçait naturellement, en bon comptable, de rentrer dans ses débours, aux dépens de ses détenus.
Vincennes était devenu, grâce à lui, une prison des moins agréables à habiter.
L'emprisonnement avait lieu pendant la nuit, pour ne pas éveiller l'attention. Conduit dans son cachot, le nouveau détenu y trouvait « un grabat, deux chaises de paille et souvent de bois, un pot presque toujours ébréché, une table enduite de graisse » (3).
(i) Des Lettres de cachet, p. 4i5(2)
4i5(2) secrets, 18 mars 17SÔ.
(5) MIRABEAU, Des Lettres de cachet, p.. 421. « On me plaça (le 17 décembre 1765), raconte Latude, dans un cachot affreux dont l'aspect faisait trembler... Il n'a pas sept pieds et demi de longueur sur six de largeur : quatre portes à
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Cette installation était immédiatement suivie par la fouille. On enlevait au prisonnier tout ce qu'il possédait de précieux, argent, bijoux, etc., tout ce qui aurait pu lui servir pour se tuer. « Suit une injonction laconique et hautaine d'éviter le bruit le plus léger. C'est ici la maison du silence, dit le commandant (1). »
Après une première période d'emprisonnement, une période d'essai, on décidait du régime auquel le détenu devait être soumis. Auxuns, jugés plus dangereux, on refusait papiers et livres. Pour ceux à qui on les accordait, le papier arrivait six feuilles par six feuilles toujours paraphées par le gouverneur. « Il fallait, dit Latude, d'après le nouveau code Rougemont, des permissions particulières, des ordres exprès du ministre et pour ainsi dire des lettres de cachet pour fournir à un prisonnier des feuilles de papier : d'autres ordres pour l'encre, et ainsi de suite jusqu'à l'article du cachet qui ordinairement ne passait qu'après de longues conférences et quelquefois des discussions très vives (2).» Les livres étaient remis un par un,
un pied de dislance l'une de l'aube, les unes garnies de fcr7 toutes avec trois énormes verrôux en défendent l'entrée. C'est dans ce tombeau que l'on me précipita. » Mémoires, p. i2C). Ce cachot,, ajoute Latude, était si humide que la paille s'y pourrissait.
(î) MIRABEAU, Des Lettres de cachet, p. 422,
(2) LATUDE, Mémoires, p. i5g.
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et chaque volume était examiné page par page, nonsêulemént par un des porte-clefs mais par le gouverneur'. :
Les prisonniers les plus favorisés pouvaient se promener une heure par jour dans un minuscule jardin, sous la surveillance d'un guichetier, qui avait ordre de ne jamais leur adresser un mot (1). Unefois par mois,le gouverneur voyait quelquesuns des prisonniers. Il écoutait assez patiemment leurs réclamations et leurs plaintes, et, presque toujours, il n'en tenait aucun compte.
Comme à la Bastille, la nourriture, à Vincennes, donnait lieu à toute sorte de trafics et de marchandages. Sur chacun des détenus, M. de Rougemoiit gagnait le plus possible. 11 mettait dans sa poche une bonne partie de l'argent que le roi donnait pour leur entretien (2). Aucun traiteur, à Paris, ne
(1) « Le plus grand nombre n'entre jamais dans ce jardin sans un ordre particulier de M. de Rougemont... Dans le moment où j'écris (177S), la moitié des prisonniers en est absolument privée, et il y a tel homme au donjon de Vincennes, qui, depuis "dix ou quinze.ans, n'est pas sorti de sa chambre de dix pieds carrés. » MIRABEAU, Des Lettres de cachet, p. 428.
(2) Son prédécesseur.qui recevait moins, nourrissait mieux ses prisonniers et faisait cependant d'assez gros bénéfices pour en sacrifier une partie. « M. Guyonnet n'avait que 4 livres 10 sols (ce qui représenterait, aujourd'hui, de S à 9 francs) par tète de prisonnier, et je crois sans en être sur qu'il avait deux places mortes de moins que M. de Rougemont. Il a avancé jusqu'à vingt mille écus au roi. » MIRABEAU, Des Lettres de cachet, p. 4!4--
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faisait, avec aussi peu de risques, d'aussi énormes bénéfices. « On eût dit qu'il ne nourrissait les prisonniers que parce qu'il était de son intérêt qu'ils ne mourussent pas ; un vin aigre et plat ; de la viande de boucherie qui était presque toujours gâtée et scorbutique ; des légumes sans apprêt ou des sauces sans assaisonnement ; quelquefois, c'est-à-dire tous les jeudis, parce qu'il avait introduit dans le régime de Vincennes l'uniforme et dégoûtante monotonie que l'on observait à la Bastille, tous les jeudis, de la mauvaise pâtisserie, qui n'était presque jamais cuite : tels étaient nos aliments (1). »
Comme la peine du cachot s'accompagnait d'une mise à la ration, le gouverneur, par économie, profitait du moindre prétexte pour envoyer ses prisonniers au cachot. Ce n'était pas, quoi qu'en aient dit Latude ou Mirabeau, un méchant homme, faisant le mal pour le mal, mais il pensait à l'avenir, et il tenait à laisser une belle fortune à ses enfants. -
Le marquis de Sade n'avait ni le caractère heureux ni la douce philosophie de Fréron, qui, enfermé à Vincennes le 23 janvier 17/|6,buvait chaque matin à son déjeuner une bouteille de bon vin apportée de quelque cabaret du voisinage et qui lui permettait,
(i) LATUDE, Mémoires, p. i53..
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assurait-il, de supporter patiemment le reste de la journée. A peine fut-il devenu le pensionnaire de M. de Rôugemont, qu'il commença à se plaindre. Il continuera sans répit pendant douze ans.
Il avait espéré que sa réhabilitation serait bientôt suivie de sa mise en liberté. Sa femme l'entretenait dans ces illusions que sans doute'elle partageait. Elle lui écrivait, le 30 octobre 1777 : « Tu trouves mes lettres stériles sur tes affaires. C'est précisément que je ne puis te dire autre chose, sinon que l'on travaille à te faire sortir, et qu'on ne cesse de s'occuper de toi. Tu dois d'autant plus être convaincu de cette vérité, que lors même la haine que tu dis serait réelle (1), l'on a trop d'intérêt à en finir. Tu as trop d'esprit pour n'être pas convaincu de ces raisons. Aussi, ne te mets pas, comme on dit, martel en tête. Sûrement, les longueurs que nous éprouvons à cet effet sont incroyables, et sans les tourments que cela te cause, si nous n'étions pas sûrs de la bonne volonté de ceux dans les mains de qui cela est, ce ce serait désespérant. Mais il nous est défendu de douter plus que de notre existence (2)... »
(i) Le marquis attribuait en grande partie — et-il ne se trompait pas — son nouvel emprisonnement à l'influence de sa belle-mère.
(2) Papiers du marquis de Sade à Vincennes et à la Bastille. Bibl. de l'Arsenal, Ms 12455.
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130 LE MARQUIS DE SADE
Sans cesse elle l'encourageait, peut-être pour s'encourager elle-même, ne pensant qu'à lui, ne lui parlant que de lui. Ses lettres étaient pleines de protestations de dévouement et d'amour.
Pour pouvoir correspondre plus confidentiellement ils intercalaient entre les lignes de chaque lettre, qui n'était remise ou envoyée qu'après avoir été soigneusement lue par le gouverneur du château de Vincennes, d'autres lignes écrites avec du jus de citron ou toutautre procédé analogue et qui restaient invisibles tant qu'on n'avait pas chauffé le papier.
Voici, par exemple, une de ces doubles lettres que nous reproduisons avec sa véritable orthographe,—pour montrer comment écrivaient au dixhuitième siècle la plupart des grandes dames — et dont la partie secrète est imprimée en italique.
« Je ne me suis pas servi de se secret parce que je me suis ressouvenu que lu disoit que l'on ne Tu ne doit pas douter mon tendre ami de tout la pouvait la lire et malgré tout les précaution du satisfaction que j'éprouve de recevoir de tes noumonde j'ai brûlé et n'ai pu lire que quelle que velles et tu ne sorait m'en donner trop souvan mot. La page à l'adresse éloit toute effacée, je parce que cant je n'en reçoi pas je suis dans une n'ai pu la lire, ser toi de citron. Tu me marque inquiétude inexprimable. Comme je connois çom-
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LES PENSIONNAIRES DE M. DE ROUGEMONT 131
estre à Vincenne n'esce pas le jour de ta sorti bien ta tette est suseptible de se chauffer je suis cera celui que ton affaire cera fini. Je ne conperpetuellement en crinte pour toi. T'inquiéter tu soit pas pourquoi lu est si inqaieste. L'on m'a n'en as surrement de sujet ne doute point de mon assuré qu'excepté la liberté tu éloit si bien que amitier et de mon attachement le plus tendre. l'on pouvoit être et que rien ne te manquois. Tu Calme-toi, je t'en conjure, tout finira bien et tu sortira des que l'affaire d'Aix cera jugé sois en cera content. Sois sur que cet frase souligné nés sur et ne tavise pas d'attenter a tes jour. Dans ta pas mis en laire. Ménage ta santé... lellre g avait une bande de papier large environ 4 doi quiparoil avoir été coupé et dont 5 ligne sont effassé. Elle commence par ces mot : note particullier... Croi que je souffre olant que toi de ta situation; j'ai moin d'inquiétude que loi mais ces l'agilalion et linquiétude que tu me marque qui me tourmente parce que je tador et tout ce qui t'affecte me semble au delà de tout expression. Je le repelle que tu sortira ossilot ton affaire fini(\)...»
(1) Bibl. de l'Arsenal, Ms 12455. Celte lellre ne porte pas de date. Elie a dû être écrite dans les premiers mois de l'année 1777. Le marquis y a ajouté cette note : « Voilà une - lellre pleine de contrariétés (de contradictions ?), de nien-
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En attendant, elle le tenait au courant de tout ce qui pouvait l'intéresser, le renseignait sur son château de la Coste, et, ménagère soigneuse autant que tendre épouse, s'occupait de son linge, -de ses vêtements. « Pourquoi ne me réponds-tu pas, lui écrivait-elle, le 6 juin 1777, et ne me marques-tu pas comment tu veux ton habit d'été, afin que je le commande de suite à Carlier. Tout est ■en bon état au château. Pour les tableaux, Gaufridi (un de leurs domestiques), avant que je lui «usse écrit pour cela, en avait fait la visite, et comme il a trouvé le portrait du maréchal de Belleisle écaillé, il l'a fait remettre de même que les autres en place dans la galerie (1). »
Sans cesse, il fallait expédier à ce prisonnier de plus en plus exigeant et que rien ne pouvait jamais satisfaire, des habits, du linge, et aussi des li-queurs et des confitures, pour lesquelles il semble avoir eu un goût très vif. La note qu'on va lire et qui est rédigée par le valet de chambre du marquis, Carteron, nous montre la sollicitude attentive, et si mal récompensée de Mme de Sade.
songes el de bêtises dont je me souviendrai jusqu'à mon dernier soupir. Ce n'est pas la peine d'employer un tel secret pour dire autant de bêtises et si méchamment tournées, mais pourquoi m'étonner ? N'est-ce pas l'usage lorsque vous êtes sous la ferrule dé votre abominable mère. » . <i) Bibl. de l'Arsenal, M* 12455.
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LES PENSIONNAIRES DE M. DE ROUGEMONT I33-.
« Liste de ce que l'on a envoyé, à Monsieur le marquis de Sade ;
Un habit d'alpaga, la veste verte piquée. 6 paires de bas de coton. 2 serre-tête. 1 paire de gand.
1 ruban de queue et un cordon de cheveux
2 pièces d'estomach (?)
Autre liste de ce qu'on lui a envoyé aujourd'hui 3o octobre i777 : <
8 livres de bougie. .
1 pot de pommade de moelle de boeuf.
1 pot de marmelade d'abricot.
1 pot de gelée de pomme.
1 pot de cerises fines.
A pièces d'estomach.
6 gilets.
1 paire de pantouphle.
2 bonnets, un d'alpaga et un vieux.
1 bâton de pommade.
2 livres de poudre.
1 cure-oreille à deux fins, c'est-à-dire 3 curedents après (1).
i bouteille d'eau de Cologne.
(1) « Veut dire 3 semaines après la dernière lettre ». Noiedu marquis de Sade.
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131 LE MARQUIS DE SADE
1 veste de drap pluché. 1 gillet d'espagnolette.
Le tout renfermé dans une cassette et un carton (1).
CARTERON.»
Cependant le temps passait. Le procès de réhabilitation touchait à sa fin. Il n'eut pas, comme on. l'a vu, tous les résultats qu'espéraient le marquis et sa femme. Le roi ordonnait que de Sade„fût réintégré dans sa prison de Vincennes.
L'inspecteur de police, Louis Marais, et quatre de ses agents avaient été chargés de le conduire d'Aix à Vincennes. L'opération présentait d'assez sérieuses difficultés. Le marquis de Sade en profita pour préparer un plan d'évasion qui réussit parfaitement.
La petite troupe, composée de Marais, de ces quatre hommes et du marquis,était arrivée le 5 juillet 1778 à Lambesc, à cinq heures d'Aix, et s'apprêtait à y coucher, lorsque le prisonnier prit la clef des champs. Comment s'effectua cette fuite imprévue, une déposition de l'inspecteur de police l'explique longuement, mais avec une clarté qui laisse beaucoup à désirer :
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(i) Bibl. de l'Arsenal, Ms 12455. — Au mois de décembre,on lui envoyait un almanach de cabinet, une bouteille de sirop de violette et de la pâte de guimauve.
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LES PENSIONNAIRES DE M. DE ROUGEMONT 135
« A comparu le dix-septième de juillet mil sept centsoixante-dix-huit,à trois heures, M. Louis Marais, conseiller du Roy, inspecteur de police de la ville de Paris, qui nous a exposé avec serment, qu'étant chargé, par ordre du Roy, du cinq du présent mois de juillet, qu'il dut retirer des prisons de la Conciergerie d'Aix, le sieur marquis de Sade^ et de le conduire au château deVincennes aux frais de sa famille ayant reçu ledit ordre en laditte ville d'Aix, il se saisit de la personne du marquis de Sade et partit de laditte ville d'Aix, à trois heures du matin, dans une berline à quatre places dans laquelle était le marquis de Sade, le sieur Antoine Thomas Marais, son frère, ayant à leur suite deux hommes de confiance, qui ont fait la route d'Aix à Tarascon pour ne passer près des terres du marquis de Sade, et arriva au présent logis environ vers neuf heures et demie du soir. La voiture étant entrée dans la cour dudit logis, l'exposant et son frère ont conduit le marquis de Sade dans sa chambre. On n'a point cessé de le garder à vue. Entré dans laditte chambre, il s'est mis à la fenêtre prenant jour sur la grande route, où il est resté jusqu'au moment où le souper allait être servi. Environ une demi heure après son entrée dans laditte chambre, l'exposant s'étant approché dudit marquis de Sade, lui a proposé de se mettre à table. A quoi il are-
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13G LE MARQUIS DE SADE
pondu qu'il était sans appétit et qu'il ne mangerait point pour ce soir. Ces messieurs se mirent à table. Pendant ce temps, le marquis de Sade a promené dans laditte chambre, et, s'étant adressé au frère de l'exposant, lui ayant dit qu'il avait quelque besoin pressant, son dit homme de confiance le conduisit aux commodités, au lieu commun dont il s'était assuré en entrant dans ledit logis, ayant vu'par lui-même que, pour se rendre aux commodités, il faut passer dans un corridor d'une assez grande longueur, sans aucune issue, en circulant dans le corridor même de la chambre de l'exposant, que ledit marquis de Sade, ayant passé par lé corridor, portant lui-même une lumière et escorté par les sieurs Antoine Thomas et Marais, ont été aux commodités, le dernier ayant à l'entrée dudit couloir la seule issue par laquelle le marquis de Sade put passer. Le marquis de Sade, après avoir resté cinq à six minutes au lieu commun, est venu à l'endroit même où étaient ces messieurs; le marquis ayant affecté de faire un faux pas et feignant de tomber, Thomas et Marais s'étant empressés de le soutenir et étant presque tombés avec lui, lorsque le marquis de Sade, s'étânt relevé avec la plus grande légèreté, a passé souple dans les mains de Thomas et Marais et a gagné l'escalier en pierre qui se trouve tout près d'un corridor, le seul qui conduisit au pressant
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appartement, l'escalier ayant au premier dix marches, huit au second, et donnant sur la cour du présent logis, puis laporte-cochère en entrant. Laquelle portc-cochère s'étant trouvée ouverte, il est à présumer que ledit marquis de Sade a passé la sortie et l'a pressée par icelle (1)... »
Les moindres détails du plan d'évasion avaient été réglés avec soin. Des paysans, dont on avait : acheté la complicité, ou peut-être des serviteurs de la famille de Sade se tenaient, au poste convenu. Dès que le marquis sortit de la maison de Lambesc, où Marais et ses Compagnons s'étaient laissés si naïvement tromper par lui, il put trouver, et sans doute à Lambescmême,un refuge assuré.
Les cinq policiers s'efforçaient, pendant ce temps, avec plus de zèle que de succès, de rattrapper leur capture. Ils fouillaient la maison, depuis la cave jusqu'au grenier, sans oublier le jardin et l'écurie. Ils interrogeaient les voisins, qui ne savaient rien ou ne voulaient rien dire.
Ces premières recherches, d'autant plus longues qu'elles restaientinfructueuses, avaient pris beaucoup de temps. La nuit était venue. On avait fermé les portes de la ville. Il fallut attendre jusqu'au lendemain pour avertir le commandant de la ma(1)
ma(1) de l'Arsenal, Archives de la Bastille.
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réchaussée, mais, pour plus de sûreté, Louis Marais fit partir son frère Thomas, avec un des policiers, sur la route de Valence, et un autre de ses compagnons sur la route de Montélimar.
Le 6 juillet, dans la matinée, le commandant de la maréchaussée envoya des cavaliers pour surveiller le passage du Rhône. Marais, de son côté, avait mis en campagne « douze personnes de confiance pour visiter tous les refuges, maisons et chaumières aux environs de cette ville (de Lambesc), avec ordre donné de se répandre dans la ville et dans les pays à la ronde pour tâcher de découvrir la retraite ou piste du marquis, l'arrêtant s'ils pouvaient, ou bien devant donner vent de sa retraite à l'effet de le faire capturer (1) ».
Chevauchées et perquisitions furent également inutiles. Marais dut renoncer à retrouver son prisonnier, et il revint à Paris, un peu honteux de cet échec, qui risquait de le faire accuser de négligence et même de complicité.
L'habile inspecteur, quelques mois plus tard, prit sa revanche. Le marquis de Sade s'était réfugié au château delà Coste, mais, incapable de s'imposer la moindre contrainte, il s'y cachait très mal. Sa présence en Provence ne tarda pas à être signalée à la police. Marais reçut, ou plutôt, désireux
(i) Déposition de l'inspecteur Marais.
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LES PENSIONNAIRES DE M. DE ROUGEMONT 139
de réparer sa première faute, sollicita la mission d'aller le saisir au gîte et, cette fois, il ne le laissa pas échapper. Au mois d'avril 1779, le marquis de Sade réintégra sa prison de Vincennes, dont il ne devait plus sortir que pour entrer à la Bastille.
Ce retour, si peu désiré, dans la pension de famille que dirigeait M. de Rougemont, n'était pas fait, on en conviendra, pour adoucir l'humeur, naturellement atrabilaire, du marquis. Sa femme s'en aperçut bientôt.
Elle avait recommencé à lui écrire des lettres très passionnées, très tendres. Il y répondait plus brutalement encore qu'autrefois. Elle lui pardonnait tous ses défauts et il ne lui pardonnait aucune de ses qualités. Elle aArait l'invincible indulgence de l'amour et comme il-ne l'aimait pas, tout ce qu'elle faisait pour lui plaire lui était odieux. Comme cela se produit inévitablement pour les affections excessives, incapables de se surveiller et de se diriger, celle de Mme de Sade se montrait presque toujours maladroite et importune. Elle exagérait les démonstrations, les protestations, et à force de le subordonner avilissait le dévouement. Elle offrait sans cesse avec une insistance touchante à un homme cynique, blasé, et qui ne pouvait s'intéresser et s'attacher qu'à l'indifférence, un coeur tout débordant d'amour.
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Pour dominer le marquis de Sade, pour amuser ses vices et, dans une certaine mesure, les désarmer, une maîtresse intelligente, habile, rouée, aurait à peine suffi, et sa femme, un peu niaise, trop docile et trop tendre, n'était qu'une possédée de l'amour conjugal. Elle ne se ressaisira que lorsque son mari aura vieilli.
La présidente de Montreuil s'étonne et s'indigne d'une ténacité d'affection dont elle ne devine pas les véritables causes. Le marquis sait qu'il a eu dans sa belle-mère une ennemie et il accuse sa femme de trop l'écouter, de trop suivre ses conseils. C'est à ce reproche que Mme de Sade répond dans une lettre du 11 novembre 1779 :
« Tu t'imagines que je suis bien avec elle et que je ne me conduis que par ses conseils. Tu as tort, encore un coup, et tu en verras des preuves non suspectes à ta sortie. Si je n'ai pas rompu totalement avec elle, c'est par rapport à toi, et toujours dans le but de te raccommoder avec elle et lui faire voir, sans réplique, combien elle a donné à gauche dans tout. Il y a longtemps que je sais qu'on ne prend pas les mouches avec du vinaigre. »
Dans la même lettre, elle rend compte à son mari des démarches qu'elle vient de faire pour lui et elle lui communique ses projets.
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« J'ai vu M. Le Noir et ne cesserai de le voir, jusqu'à ce que tu me marques que tout ce que tu désires te soit accordé. A l'égard de la promenade, l'on m'a dit qu'il n'était pas possible pour le moment présent de te la donner à plus de quatre (jours) par semaine, à cause du nombre des prisonniers. Pour la chambre, l'ancienne que tu te demandes, on ne peut te l'accorder parce qu'elle est habitée. Sois bien tranquille, mon cher ami, sur mon séjour à Paris. Je ne la quitterai certainement pas pour aller nulle part, pas même à Valéry, puisque cela te déplaît. J'avais promis à tes enfants, mais je les reculerai toujours jusqu'au moment où nous pourrons y aller avec toi (1). »
Du fond de sa prison il restait le chef de la famille, indigne, mais très respecté. 11 n'en éprouvait aucune surprise, n'en témoignait aucune reconnaissance. Il se plaignait continuellement et semblait chercher les occasions de se plaindre. Sa femme, à cause de la vie absurde qu'il menait depuis près de vingt ans, de procès en procès, de prison en prison, à cause du manque de surveillance des terres privées de l'oeil du maître, livrées à des serviteurs paresseux ou incapables, se trouvait dans une situation pécuniaire assez difficile.
(i) Bibl. de l'Arsenal, Ms 12455.
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Il en profita pour l'accuser de négligence et même d'indélicatesse !
Son affection, ardente et humble, de plus en plus, on le devine, l'excède. Les lettres qu'elle lui écrit, il les salit de ses ignobles annotations. Donnons-en quelques exemples, puisqu'il faut, pour bien connaître cet homme, aller jusqu'au fond de son âme.
« Est-ce que tu es mécontent, demanda la marquise le 9 septembre 1779, de ce que je t'ai envoyé ? Est-ce que tu ne veux rien pour ta quinzaine? Ton silence me tue. 11 n'est sorte de chose que je me mette dans la tète. »
A cette phrase, il ajouta : « Et moi dans le c... »
Lui fait-elle dans une autre lettre, avec toute sorte de précautions et de ménagements, ce même reproche de trop longtemps la laisser sans nouvelles, son orgueil s'irrite, sa folie s'exaspère et au bas de la tendre supplique, en guise de commentaire, il note cette réflexion qui le juge : « Voilà un fier mensonge. Il faut être un monstre avéré et une gueuse sans honneur et sans pudeur pour aller chercher des tournures de mensonge aussi noires et aussi impudentes que celles-là. »
Quelque temps après elle lui annonce qu'elle engraisse et qu'elle « meurt de peur de devenir une grosse coche ». La pauvre femme.s'imagine
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que ce badinage l'amusera. Il ne lui inspire que cette grossière annotation : « A force de te retourner avec mon teinturier (1). Grosse! pour ce mot, que veut-il dire ?»
Le dévouement de la marquise ne se lasse pas. Autour de ce triste mari, que son coeur trop faible s'obstine à adorer, elle s'évertue à faire naître, à encourager, à guider la sympathie, l'affection, la pitié. Sans répit, sans défaillance, elle plaide sa cause, une cause difficile à gagner. Elle veut que ses enfants ne l'oublient pas. Elle leur a persuadé que, puisqu'il est malheureux, ils doivent l'aimer davantage. Et en effet, ils l'aiment, ils le vénèrent, parce qu'ils ne le voient plus qu'à travers cette âme assoiffée de sacrifice, héroïquement passionnée. Chaque année ils envoient au prisonnier leurs voeux très cérémonieux, présentés avec le plus grand respect. Une de ces lettres, datée du 26 décembre 1779, fera juger de toutes les autres :
« Mon cher papa, je profite du jour de l'an pour vous offrir les voeux que je fais tous les jours à Dieu pour (la) conservation de votre santé qui nous est si chère, et pour vous prier de pancer à vos
(i) Ce mol a ici le sens de personne substituée secrètement à une autre. Celui par exemple qui écrivait les mémoires de quelque homme d'Étal ou illustre général, en les signant du nom de ce personnage, était son teinturier.
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chers enfants. Depuis que j'ai eu l'honneur de vous écrire je me suis bien appliqué à l'écriture affin que vous me trouviez bien avancé. Je fais tout mon possible pour mériter toutes vos boutez, celle de ma chère maman et de M. le prieur (son précepteur). Nous voudrions bien vous voir à Valéry, nous serions bien content. J'ai recommencé pour la troisième fois mon rudiment, mais je ne suis guère habile. M. le prieur m'a promis que je commencerais la métode ce mois de janvier (1780) : j'ai bientôt fini l'histoire de Louis quatorze. Je prie Dieu tous les jours pour vous, mou cher papa, et je luy demande de me rendre digne de votre tendresse. Si vous aviez la bonté de m'envoyer un petit thème à faire, je feray mon possible pour vous plaire et pour que vous soyez content de moi. Je baise votre main et j'ai l'honneur d'être avec un proToiid respect, mon cher papa, votre très humble et très obéissant serviteur et fils.
« CHEVALIER DE SADE (1). »
Tout le monde dans l'entourage de la marquise (sauf son père et sa mère) s'évertuait à adoucir par d'amicales démonstrations, plus ou moins sincères, la captivité du pensionnaire de M. de Rougemont. Il n'était pas jusqu'au valet de
(i) Louis-Marie. Il avait alors douze ans.
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Régi mcn\SdtrvRoi. (Sous le régne Je Louis XV.)
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LES PENSIONNAIRES DE M. DE ROUGEM0NT 145chambre,
145chambre, qui ne se crut obligé de se rappeler de temps en temps au souvenir de son maîtreCe Carteron était un type curieux, un Frontin qui aspirait à devenir un Figaro. Il avait de l'aplomb, de l'entregent et une verve un peu bouffonne, mais qui ne manque pas de saveur. Je ne serais pas étonné que la Révolution ait fait de lui un personnage.
Dans une lettre du 29 septembre 1779, aprèsavoir parlé au marquis de l'escadre commandéepar un de ses parents, Hippolyte, comte de Sade (I), et lui avoir donné quelques détails sur l'éruption du Vésuve toute récente, il ajoutait :
« A proy^os, monsieur, j'ai oublié de répondreà un article de votre lettre dans ma précédente quej'ai eu l'honneur de vous adresser. C'est au sujet de la découverte de ces îles que vous prétendez, que je Arous ai fait sur la Méditerranée. Je ne voua en ai fait aucune, pas même celle de Caprée car vous y avez été seul. Comment diable, voulezvous que je vous ai fait des découvertes d'isles,. moi qui n'ai jamais traversé de bras de mer, que je n'ai pu la sauter d'une enjambée. C'estbonpour vous, monsieur, qui êtes un marin déterminé et* qui de dessus. votre matelat ordonné au pilote
(i) Il mourut en 1780, après s'être distingué dans la guerre d'Amérique.
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146 LE MARQUIS DE SADE
Raviol de conduire bien le gouvernail et au mousse pietro bigolo de grimper au-dessus des mâts pour voir arriver plus tôt la, tempête ; c'est là où votre commandement était utile; surtout étant dans les gondoles de Venise, non pas moi, un pauvre diable qui était continuellement à fond de cale, prian Dieu qui n'arriva point d'accident, c'est là, dis-je, où je vous voyais faire une belle manoeuvre et manger comme quatre et fumant votre pipe comme un corsaire, donnez des ordres comme un amiral. Il y a longtemps, monsieur, que vous .' cherclnezce compliment-là en me qualifiant de votre descouvreur d'isles. C'était pour me persifler, mais je ne m'en fâche point, faites en de même.
« Comme diable. Arous vous moquez de moi, monsieur, mais vous avez bien raison, car j'ai bien peu d'érudition, j'aurais grand besoin que vous me donnassiez quelques leçons , enfin je suis en les attendant (1).
« Permettez-moi de même, monsieur, de vous faire une petite comparaison. Vous allez dire tout de suite que c'est bon pour moi, mais n'importe, vous voudrez bien m'excuser, d'autant mieux que c'est digne de moi. J'ai cru que vous auriez fait, (des progrès) et que vous vous seriez appliqué un peu dans l'art d'écrire, mais je vois que c'est tou(1)
tou(1) allait terminer sa lettre, mais il reprend élan et il continue.
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LES PENSIONNAIRES DE M. DE R'OUGEMONT 147
jours de même. Il semble que ce soit un essaim d'abeilles qui aient pâturés sur votre papier ; à tout le moins si vous me comparoisez à mon cousin Don Quichotte pour la figure, vous me permettrez, s'il vous plaît, à vous comparoitre à Sancho pour l'écriture; je sais que jadis ATJUS m'avez dit qu'il n'y avait que le menu peuple qui devait savoir écrire. Pas de colère surtout, pas de colère, vous pourriez me dire que je me donne des airs qui ne conviennent pas, mais je vous en ai demandez pardon d'avance.
« Je vais travailler à vous relever des extraits dans les journeaux de différentes années.
« J'ay l'honneur d'être avec respect, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
« CARTERON, « Surnommé le chevalier Quiros (1).-»
En dépit de toutes ces lettres affecteuses ou plaisantes, plus se prolongeait la détention du marquis de Sade, plus son caractère devenait aigre et inquiet. Il commença dès cette époque,
(i) Bibl. de l'Arsenal, Ms 12455. —Carteron, que Sade avait surnommée Dom Ouiros, semble lui avoir élé très dévoué. Il l'affirmait du moins dans sa lettre de bonne année du 25 décembre 1777, lellre qui se termine ainsi : « A tous les soùbails que je forment (sic) pour vous que mon refrain est celui de vous revoir bien portant hors de voire chienne de cage. »
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après deux ou trois annés d'espérances toujours déçues, à pousser si loin l'exaltation et la fureur qu'elles confinaient à l'aliénation mentale.
M. de Rougemont, ceux qui ont parlé de lui sont unanimes à le constater, faisait peser sur les prisonniers de Vincennes une tyrannie d'autant plus odieuse qu'elle agissait sournoisement et ne se manifestait guère que par mille petits détails, peu importants, par eux-mêmes, mais qui, en s'additionnant, prenaient une très grande force. Cet homme doucereux était, en apparence, plein des meilleures intentions du monde. Il prodiguait les bonnes paroles. Son seul désir, assurait-il dans ses heures d'abandon, était de rendre à ceux qu'on lui avait confiés, la prison aussi douce que possible. Ils s'étonnait qu'on ne tînt pas mieux compte de ses efforts, qu'on ne lui en fût pas plus reconnaissant.
En réalité, il aggravait les rigueurs du règlement par le soin qu'il apportait à en exiger l'observation exacte, minutieuse. Plus méticuleux peut-être que méchant, il avait cette autorité mesquine et tatillonne des esprits médiocres. Dans la haine qu'il inspirait, ce qui dominait c'était l'irritation et le mépris.
Parmi ses prisonniers, aucun ne le détestait plus que de Sade parce qu'aucun n'était plus hautain, plus violent et, en principe, plus ennemi de
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LES PENSIONNAIRES DE M. DE ROUGEMONT 149
toute règle. Ce représentant de la plus haute noblesse provençale, allié aux plus grandes familles de France, trouvait absurde et intolérable qu'un bâtard, tout encrassé de roture sous son nom d'emprunt, osât lui donner des ordres. Ce joug humiliant, il le subissait en frémissant. D'ailleurs, son exaspération, entretenue par de quotidiennes vexations, par de perpétuels conflits, n'épargnait personne. Du gouverneur du château elle allait aux simples geôliers, des geôliers aux co-détenus. Mirabeau fut un de ceux à qui elle s'attaqua. Le 28 juin 1780, celui-ci écrivait à M. Boucher, premier commis de la police, qui avait été et qui restait son protecteur :
« M. de Sade a mis hier en combustion le donjon, et m'a fait l'honneur, en se nommant et sans la moindre provocation de ma part, comme vous croyez bien, de me dire lés plus infâmes horreurs. J'étais, disait-il, moins décemment, le... favori de M. de R... et c'était pour me donner la promenade qu'on la lui ôtait ; enfin, il m'a demandé mon nom, afin d'avoir le plaisir de me couper les oreilles à sa liberté. La patience m'a échappé et je lui ai dit : « Mon nom est celui d'un homme d'honneur qui n'a jamais disséqué ni empoisonné de femmes, qui vous l'écrira sur le dos à coups .de canne, si vous n'êtes roué auparavant, et qui n'a
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de crainte que d'être mis par vous en deuil sur la Grève ,(1). Il s'est tu et n'a pas osé ouvrir la bouche depuis. Si vous me grondez, vous me gronderez ; mais, pardieu, il est aisé de patienter de loin, et assez triste d'habiter la maison qu'un tel monstre habite (2).»
Les détenus de Vincennes passaient une grande partie de leur temps à lire et à écrire. Le marquis de Sade fit comme les autres, surtout dans les dernières années de son séjour dans cette prison et lorsque son espoir d'en sortir bientôt commença à l'abandonner.
Sa femme, le 12 décembre 1780, lui promettait de lui envoyer le prospectus des oeuvres de Voltaire, dès qu'il paraîtrait (3)". Le 22 janvier 1781, • elle lui envoyait les Fausses In fidélités, de Barthe (4), et l'épître dédicatoire d'une pièce qu'il venait de composer (5).
(i) Mirabeau et de Sade étaient quelque peu parents par les femmes.
(2) Celle lettre a été publiée pour la première fois dans la Revue rétrospective, de Taschereau.
(3) Le prospectus de l'édition que préparait Beaumarchais el qui parut à Kohi à partir de 17S5.
(-4) Comédie en un acte en vers, jouée au Théâtre-Français, en 1768.
(5) Comme le marquis de Sade écrivit à Vincennes ou à la Bastille une douzaine de pièces, il est assez difficile de savoir quelle est celle dont il s'agit ici.
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LES PENSIONNAIRES DE M. DE ROUGEMONT 151
Le libraire Mérigot était son fournisseur de livres, mais un fournisseur récalcitrant et qui trouvait qu'on abusait un peu de sa complaisance, « Mérigot, écrivait Mme de Sade, le 2à mars 1781, ne veut point donner absolument de livres que je ne lui en rapporte une grande partie de ceux que tu as. Ainsi, mon tendre ami, avec la meilleure volonté du monde, je ne puis t'envoyer le volume que tu demandes (1). »
C'était un véritable cabinet de lecture que le marquis de Sade avait formé dans sa chambre de prisonnier, un cabinet de lecture aussi disparate que son esprit. 11 y avait des romans légers, dans lesquels des amants intarissables s'accablaient alternativement de lettres ironiques et sentimentales, il y avait des pièces de théâtre, des tragédies déclamatoires, des comédies au dialogue alambiquc et précieux, et aussi, représentant l'élément sérieux, des récits de voyages, des dissertations morales, rédigées par des bâtards et des sousbâtards de La Bruyère, des ouvrages historico-. philosophiques dans le genre de ceux de l'abbé Raynal ou de M.-de Pauw. Comme le marquis se
(i) En même temps que des livres, vèlemenls, pommades, liqueurs et mêmes remèdes continuaient à èlre expédiés au marquis. Malade imaginaire, il se soignait beaucoup. « Je t'envoie, lui écrivait sa femme le 3i mars 17S1, de l'onguent pour ton croupion. >>
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152 LE MARQUIS DE SADE
prenait ingénuement pour une A'ictime du pouvoir ■monarchique, il donnait dé plus en plus dans le civisme et dans l'humanitarisme. 11 voulait lui -aussi réformer les lois et les moeurs — les moeurs des autres, car pour les siennes il jugeait sans -doute la tâche trop difficile. Il commençait à découvrir quelques vertus à ce peuple, opprimé -comme lui, et pour lequel il aArait eu jadis un mépris si hautain. Le « libéralisme » naissait peu à peu dans son âme ulcérée de la haine quil éprouvait «ontre ses prétendus persécuteurs, de sa conviction -qu'ils avaient commis, en l'emprisonnant, une iniquité. Je n'insiste pas pour le moment sur cet état d'esprit qui n'avait pas encore donné tous ses résultats. J'aurai l'occasion d'y revenir.
La lecture était à Vincennes la principale distraction du marquis, mais il en avait eu une autre, «n roman d'amour, un roman par lettres, commencé en 1778 et qui en 1781, après trois années d'une correspondance très assidue, tour à tour railleuse ou sentimentale, tendre ou ironique, touchait à sa fin.
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VII
UN ROMAN D'AMOUR PLATONIQUE . LE MARQUIS DE SADE ET MLLE DE ROUSSET
Les femmes ont besoin de confidentes. Les confidentes leur procurent un double plaisir, celui de parler d'elles abondamment, et celui, presque aussi grand peut-être, de demander des- conseils et de ne pas les suivre, sauf quand ils sont mauvais.
Mme de Sade, qui ne trouvait dans sa famille aucun réconfort, éprouvait, plus que toute autre, le désir d'avoir près d'elle, attentive, indulgente, une amie, une de ces amies qui vous aiment, ce qui, même à une femme, arrive quelquefois., et auxquelles on peut tout dire. Cette amie dévouée, patiente, désireuse de la consoler et de lui être utile, elle la rencontra sur sa route. Ce fut Mlle de Rousset.
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Mlle de Rousset habitait en Provence, dans les environs du château delà Coste.-Elle n'était pas de la première jeunesse, ni peut-être de la seconde, mais elle gardait — précieusement — d'assez agréables restes. Elle disait parfois, nous le verrons dans une de ces lettres, qu'elle était laide, mais elle ne le croyait pas. Ce sont là des choses que les femmes ne croient jamais.
Un peu mûre mais encore appétissante, elle avait un de ces caractères cordiaux et pleins d'entrain qui ajoutent à la beauté, qui lui donnent plus d'éclat et de rayonnement. Elle n'était, quoique vieille fille, ni trop romanesque ni trop sentimentale. Elle fréquentait le monde. Elle ne boudait pas à la vie et elle aimait le plaisir, à condition qu'il ne l'entraînât pas plus loin qu'elle n'aurait voulu. Elle se vantait d'être sans préjugés, c'està-dire de n'avoir pas les préjugés dont peut se passer une honnête femme. Elle ne reculait ni devant une anecdote un peu leste ni devant une cour un peu pressante. N'ayant pas connu les délicieux dénouements d'une passion partagée, elle se rattrapait sur les petites joies, moins vives mais nullement négligeables, par lesquelles elle débute.- Elle estimait avoir droit à cette compensation, mais elle n'en abusait pas.
Mlle de Rousset était bien de son temps, d'un temps où la bégueulerie déshonorait presque
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autant que le vice, où tout le monde affectait la largeur d'esprit, l'indépendance de caractère, et où la vertu elle-même, pour qu'on ne lui tînt pas rigueur et qu'on ne la trouvât pas trop ridicule, se croyait obligée d'être gaie,-aimable et sensible. Cette voisine de campagne, à qui son esprit et sa verve enlevaient pas mal d'années, le marquis de Sade l'avait connue dans un de ses séjours au château de la Coste. Par désoeuvrement ou par politesse, il lui fit la cour. Elle" n'y attacha pas grande importance. Leur marivaudage n'eut pas les conséquences que ni l'un ni l'autre ils ne prévoyaient, mais à l'ombre de cet amour artificiel naquit une réelle amitié. .
Le marquis passait pour un mauvais sujet. Cette réputation le rendait sympathique à toutes les femmes. Comment pouvaient-elles lui en vouloir de quelques écarts qui prouvaient surtout a quel point leurs charmes l'intéressaient ? Elles lui auraient pardonné plus difficilement un excès d'indifférence. D'ailleurs elles ne savaient pas tout. Elles traitaient, pour ne pas les connaître suffisamment, d'aimables fredaines ces manifestations d'un très bas érotisme.
Mlle de Rousset, qui n'ignorait à peu près rien, ne se montrait pas moins indulgente. Elle continuait à voir le marquis à travers le culte qu'il avait rendu, pendant un de ses entr'actes pas-
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15C LE MARQUIS DE SADE
sionnels, à une beauté finissante que ravissait le moindre hommage. Elle n'était pas bien sûre de ne pas l'aimer.
En 1778, à l'époque où de Sade venait d'être réintégré dans sa prison de Vincennes, elle était devenue l'amie intime, la confidente apitoyée de cette pauvre femme qui pleurait sans cesse un mari vivant et très vivant. Cette tristesse lui semblait assez naturelle mais notablement exagérée. Elle le reprochait à la marquise. Elle l'exhortait à avoir plus de courage et plus de confiance, ne fût-ce que pour faire aboutir plus sûrement ses démarches. Elle pensait avec raison et affirmait à tout propos que le découragement paralyse l'effort et compromet le succès. C'était une âme robuste, vaillante, une semeuse d'énergie.
Sa bonté un peu brusque et autoritaire veillait sans cesse sur cette amie plaintive et trop souvent désemparée. Elle la conseillait et la guidait avec un dévouement infatigable. A Paris, un peu par devoir et un peu aussi, je crois, par goût, si on juge les femmes d'autrefois par celles d'aujourd'hui, elle l'accompagnait dans les boutiques et les magasins, chez les tailleurs, les bonnetiers, les lingères, les libraires, les bottiers, etc., où elles choisissaient ensemble tout ce que demandait, avec son insistance tatillonne et aggressive, le seigneur et maître remisé à Vincennes. Elle
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s'était chargée de correspondre avec l'intendant du château de la Coste et autres lieux, ce Gaufridy que le marquis prenait pour un voleur et qui l'était peut-être — car on peut toujours admettre, jusqu'à preuve du contraire, qu'un intendant est un voleur.
La tâche la plus délicate de Mlle dé Rousset, et elle s'y évertuait de son mieux, était de servir de trait d'union entre cette femme qui aimait trop son mari et ce mari qui n'aimait pas assez sa femme. Elle engageait sans cesse la première à se montrer plus indifférente, plus «philosophe », et le second, sur lequel elle avait d'ailleurs bien moins de prise, à se corriger de sa brutalité et de son acre ironie.
Depuis le commencement de l'hiver de 1778, elle correspondait assiduement avec le marquis (1). Toutes ses lettres étaient remplies de conseils excellents, d'exhortations au calme et à la patience. Sans avoir les illusions tenaces de Mme de Sade, elle essayait de donner quelque espoir au prisonnier, qu'exaspérait de plus en plus sa détention, mais elle l'engageait à ne rien brusquer, à savoir attendre : « Les esprits, lui écrivait-elle, le 30 no(i)
no(i) originaux de ces lettres se trouvent dans le recueil des papiers de Sade à Vincennes et à la Bastille. Bibl. de l'Arsenal, M» 12-456. — M. Paul Ginisty en a publié un assez grand nombre dans le chapitre qui fait suite.à son étude sur la marquise de Sade.
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vembre 1778, sont encore trop prévenus ; avec de la douceur et de bonnes raisons, je juge, à toute rigueur, que votre détention n'ira pas au-delà du printemps prochain. Ce serait un abus que de vouloir l'emporter d'autorité, comme Mme de Sade le pense ; elle ne voit pas toutes les difficultés qui se rencontreraient : votre famille réclamerait son captif sur jies raisons bonnes ou mauvaises, et vous seriez toujours tourmenté. 11 vaut mieux finir une bonne fois pour toutes : un mois, deux mois, plus ou moins, ne sont rien lorsqu'il est question d'acheter une tranquillité permanente. C'est à quoi nous rêvons jour et nuit. Adieu, monsieur, bonne santé et jamais plus de désespoir, si ce n'est quelquefois dans vos lettres pour montrer le danger qu'il y a de vous laisser plus longtemps ; mais que le désespoir n'approche jamais de votre coeur. Entendez-vous ? Jurez-lemoi sur tout ce qu'il y a de plus sacré. Si vous me le refusez, vous n'êtes plus -mon ami, et je vous abandonne. Je veux bien croire que vous avez un moment de découragement et d'ennui: soyez sûr que nous avons les nôtres aussi. L'espoir de les oublier, vous dans les bras de l'hymen et moi dans le charme du sentiment et de l'amitié me soutient et me donne du courage. Ecrivez-moi aussi souvent que vous le pourrez, et que Aros lettres soient marquées au coin du sentiment et
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de la confiance. Mon projet est de tirer parti de tout; mes batteries sont toutes prêtes pour mon 1er à l'assaut. Vos tantes vont mettre lé branle, je leur donne leur pain taillé à tous. Gaufridy est chargé de M. le commandeur et de Cavaillon ; il agira, c'est moi qui vous en réponds, je lui ai mis les feux au derrière. »
Ainsi l'intrépide amazone mobilisait, avec l'intendant, une partie de la famille, celle qui n'avait aucun intérêt à l'emprisonnement. Seule la présidente de Montreuil ■—• son mari préférant garder une neutralité malveillante — refusait de se laisser fléchir. Pour la désarmer, il aurait fallu que le marquis manifestât de bons sentiments ; mais c'est ce dont il était le moins capable. Mlle de Rousset se mit en tète de l'y amener. 11 lui vint une idée qui paraîtra bizarre et qui est, en réalité, moins bizarre que touchante, une idée qui fait honneur à son coeur autant qu'à son ingéniosité et qui, malheureusement, n'eut pas le succès qu'elle escomptait d'avance.
Un saucisson fut envoyé au marquis de Sade. Ce saucisson n'avait en apparence rien de séditieux, mais il recelait un brouillon de lettre que Mlle de Rousset y avait introduit et que devait recopier le marquis pour faire preuve de ses. excellentes dispositions. Elle se défiait de son style et lui dictait les aveux, les.protestations.
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ICO LE MARQUIS DE SADE
Très docilement, de Sade recopia cette lettre (1), qui était censée adressée et qui fut, en effet, adressée à celle qui l'avait écrite.
« Vous qui avez su lire jusqu'aux replis les plus secrets de mon coeur, que pensez-vous de l'état de mon âme ? Dois-je espérer ou m'abandonner tout à fait à la douleur ? Nos entretiens passés m'ont soutenu jusqu'à présent ; le dégoût d'être seul, de n'avoir personne qui vous aide à la patience me décourage. D'où vient que vous ne m'écrivez pas ? Vous adouciriez mes maux si vous ne pouvez abréger ma peine.
« Que fait ma femme? Ne me mentez pas ! A coup sûr vous l'avez trouvée changée. Je ne peux me mettre dans la tête que l'on désire la mort de tous les deux. Cependant, quelle conduite à mon égard ! Quel est le but de ma captivité ! A'ous rendre sage, me répondrez-vous lestement. La plaisanterie, mademoiselle, est délicieuse quand on ne souffre pas, mais à un coeur flétri tel que le mien vous devez un aliment plus solide. Le temps passé n'est plus : si vous êtes de bonne foi, vous avez dû voir que mes malheurs ont totalement changé mon existence. La jeunesse a des écarts ; je suis trop directement puni. Vous
(1) Au bas du brouillon envoyé par Mlle de Roussel, de Sade a écrit : « trouvé dans le cervclal {sic) le 9 décembre 177S ».
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La marquise de Sade.
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savez que nous avons dit souvent que le mal n'était pas sans remède. J'ai encore bien présents tous les projets d'économie que vous me mettiez sous les yeux. Ce ne sera pas en me privant de ma liberté et peut-être de ma raison qu'on apportera de grands remèdes. Qu'on me laisse faire et mes enfants béniront leur père ; nous serons tous contents, je vous assure.
« N'y a-t-il pas quelque raison de politique qui me retiendrait dans ces misérables lieux ;' Oh ! mes amis, faites entendre que ce n'est là qu'une chimère ! Toute satisfaction est actuellement remplie, s'il en fallait une!- L'intérêt de ma famille exige que j'aie l'oeil à mes affaires, que j'ai laissées en souffrance, vous le savez plus que personne. 11 est même de son honneur de demander ma liberté, puisque je n'en veux faire qu'un bon usage. Enseignez-lui, mademoiselle, votre manière de raisonner, elle est plus simple, plus persuasive et va droit aubut... Si j'avais eu l'honneur de vous connaître plus tôt, si je vous avais même écrit dans ces derniers temps, je n'en serais pas où je suis... Je voulais être heureux, rendre tels tous ceux qui m'entouraient ; mon ouvrage à peine commencé, on s'est plu à le détruire ! »
Cette lettre, où le marquis se montrait si soumis, si repentant, si différent de lui-même, Mlle de
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Rousset la colporta partout ; mais la première à qui elle dût là faire lire fut Mme de Monti'euil.Malheureusement.la présidente avait, depuis longtemps, jugé son gendre et savait à quoi s'en tenir sur ses protestations. Elle lé considérait comme incurable. Les remords qu'il étalait une fois de plus ne lui disaient rien qui vaille. Elle ne demandait qu'une chose, qu'il restât en prison. Là seulement il cessait d'être dangereux.
Avec le même dévouement et la même ardeur, Mlle de Rousset reprit sa correspondance avec le marquis. Elle continua à plaider la cause, de Mme de Sade, dont il trouvait l'affection trop démonstrative et, dont il se mettait à être jaloux, afin de ne rien négliger de ce qui pouvait le rendre désag-réable.
« Les femmes, en général, sont franches, lui écrivait, le 11 janvier 1779, cette excellente amie. Qui de vous s'en plaint, messieurs? 11 n'y a que M. le marquis de Sade qui ne veut pas que la sienne lui dise : « Je suis un second toi-même. » Cela est pourtant bien ioli et bien doux ; si j'avais un amant ou un mari, je voudrais qu'il me le dit cent fois par jour...
« Vous ne devez avoir aucun sujet de jalousie contre le maître de guitare : c'est un comme il faut, pensant bien, rempli de vertus, brillant plus
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du côté du coeur que du côté dé l'esprit, bonne âme, amusant ; nous le voyons peu, parce que ses affaires ne lui permettent pas de venir plus souvent. Je l'ai prié de donner quelques leçons pour nous aider à tuer le temps. Occupée à écrire ou à autre chose, j'ai du plaisir à entendre solfier Madame... Je suis sûre au moins qu'elle ne s'en^- nuie pas en cet instant-là. ;
« Puisque vous êtes d'un tempérament jaloux, je m'observerai bien là dessus ; mais que le ciel vous préserve d'avoir jamais le plus petit caprice pour moi ! Je vous ferais donner à tous les diables ! Vous ne risquez rien, n'est-ce pas, et vous vous en applaudissez ? Eh bien, je vous avertis de vous tenir sur la défensive ; les laides sont plus adroites que les jolies. Vous m'avez toujours vue grondeuse, moralisant sans fin, ne riant que loin de vous. En tournant le tableau, vous y verrez une physionomie plus douce, qui n'est pas dépourvue de grâce, et un certain maintien coquin qui assassine les hommes sans qu'ils s'en doutent ; vous tomberez dans mes filets. »
On ne badine pas avec l'amour, a dit Musset. C'est un jeu auquel les femmes, plus encore que les hommes, finissent toujours par se laisser prendre. Mlle de Rousset devait en faire l'expérience. Sans songer à mal où plutôt sans se dou-
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ter encore des sentiments qu'elle éprouvait, elle appelait, en riant, le petit dieu malin. Il vint au rendez-vous.
Cette correspondance si cordiale, si affectueuse d'une femme qui pouvait passer pour jolie, quoiqu'elle ne fût plus très jeune, avait intéressé d'abord, puis passionné de plus en plus le marquis de Sade. Il en goûtait vivement la verve et la bonne humeur. Chaque jour il voyait augmenter ce qu'elle avait de familier et d'intime. 11 ne pouvait s'empêcher d'en éprouver quelque émotion. Sa prison lui laissait des loisirs pour ce que les psychologues appellent la rumination sentimentale. Il songeait souvent à cette amie si dévouée, un peu grondeuse parfois mais gaiement et avec esprit. Il la comparait à sa femme et n'hésitait pas à la préférer. Il était d'ailleurs de ceux qui préfèrent à leur femme toutes les autres femmes. Mlle de Rousset, de l'endroit où il se trouvait et où il n'avait pas beaucoup de choix, lui paraissait très désirable. Cet amour naissant, dans lequel entraient à dose à peu près égale, de la gratitude et du désoeuvrement, l'amusait et l'occupait. C'était un dérivatif. Il ne déplaisait pas à ce séducteur très habile d'exercer ses talents, ne fût-ce que pour ne pas se rouiller, dans une chambre de prisonnier, et, faute de- mieux, par correspondance. D'ailleurs il était plus épris qu'il
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ne croyait et, de badinage en badinage, le coeur se mettait de la partie.
Chose étrange, sous l'influence de cet amollissement de la volonté et de cet attendrissement que produit parfois le malheur, le roué se transformait en berger de Florian. Lovêlace soupirait comme Nemorin.
Les hommes ne sont pas construits tout d'une pièce. Il y a chez les meilleurs de subites poussées de passions brutales, et chez les plus mauvais un coin du coeur où se réfugie un peu dé candeur et de sentimentalité. L'amour, soudain, les fait jaillir comme d'une terre qui semblait desséchée, une source limpide.
Cet amour, frais et pur, que les pires débauchés, à certaines heures, ont connu, le marquis de Sade, tout étonné de le ressentir, l'exprimait aArec les procédés et dans le langage de son temps. Sa « sensibilité » avait de l'esprit ou s'efforçait d'en avoir. Ses aveux et ses désirs parlaient souvent en vers, en vers fades et musqués comme ceux qui remplissent le Mercure de France ou VAlmanach des Muses. Un amant avait, à cette époque, grand intérêt à se doubler d'un poète, même médiocre. La rime autorisait bien des libertés.
Peu à peu la correspondance, qu'elle fût en vers ou en prose, avait pris un tour assez sca-
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breux. Mlle de Rousset faisait bonne contenance. Aux déclarations d'abord discrètes, enveloppées, puis très pressantes, elle répondait par des plaisanteries. Elle affectait de ne pas prendre au sérieux la subite passion du marquis, et même, si par hasard cette passion était sincère, elle s'affirmait très capable d'y résister victorieusement, sans s'apercevoir que trop souvent se croire fort c'est la pire faiblesse : « Quel sera, écrivait-elle, lelSjanvierl779le plusadroitpour subjuguer l'autre PG'est ce que nous verrons. Ne vous flattez pas d'avoir une science parfaite sur cette matière. Les femmes que vous avez connues aimaient et chérissaient vos passions et votre argent : avec Sainte Rousset, il n'y a rien à mordre. Par quel bout la prendrez vous donc ? Vous jouerez le sentiment délicat et quelques petits accessoires, oh ! mais je connais cela ! Croyez-moi, refusez d'entrer en lice : il est encore temps. Il me semble voir Tantale au bord du fleuve ; vous ne boirez pas, je ATOUS en réponds. Quelle confusion pour un homme qui voudrait frétillonner !» -
Des lettres comme celles-là, c'était de l'huile sur - le feu. Mlle de Rousset ne s'en rendait pas compte ou peut-être ne le savait-elle que trop. Elle commençait, malgré son défi et ses énergiques protestations, à se laisser empaumer. Elle trouvait un vif plaisir, dont elle ne devinait pas assez le
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danger, à ces dissertations érotico-sentimentales qui, de plus en plus, alimentaient, enflammaient leur correspondance.
Les petits cadeaux entraient en jeu. Le marquis, dont les ressources étaient fort bornées, envoya un jour des cure-dents. « Ce cadeau, lui écrivit aussitôt Mlle de Rousset, m'est plus sensible qu'un cadeau de cinquante louis. Vous remuez mon âme d'une façon bien singulière. Qui m'eût dit "que des cure-dents produiraient cet effet. » C'était, en effet, beaucoup de gratitude pour bien peu de chose ; mais on peut croire qu'à l'objet offert l'amour donnait plus de prix.
Plus explicite, une autre lettre se terminait ainsi : « J'accepte votre baiser, ou, pour mieux m'expliquer, je ne le garde que pour vous le rendre... » Définitivement, sainte Rousset descendait du ciel.
Pour donner à leur correspondance plus d'intimité, les deux amants — ils méritent désormais C3 titre — employaientparfois le provençal, langue plus caressante, plus amislousa : « Es pas lou tout de dire : voulès de ieou per vostre calignaire. Ce n'est pas le tout de dire : voulez-vous de moi pour votre amoureux (câlineur)... Un amoureux qui est loin ! Voyez-vous, moi, si j'avais un amoureux, je le voudrais toujours avec moi, il faudrait qu'il occupât toutes les puissances de
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mon âme, que je le contemplasse, que je l'admirasse, que je lui fisse mille et mille baisers par jour... et toutes ces bagatelles ne suffiraient pas encore pour ma tendresse, je croirais encore n'avoir rien fait ! Ce n'est, qu'un échantillon de ce qui se passe en moi et je ne veux pas tout dire... Or, vous êtes loin, et je ne puis que vous plaindre bien fort. »
Chaque lettre marquait un progrès dans la passion de Mlle de Rousset. Toutes ses bonnes résolutions avaient fondu comme la neige sous un rayon de soleil. Elle n'était plus qu'une femme très faible, très éprise. Dans ce billet qu'on va lire, et qui est daté du 2l\ avril 1779, qui retrouverait l'amie énergique et vaillante des premiers jours ? « Je n'ai pas osé mettre « Monsieur » au commencement de ma dernière lettre, puisque tu ne le - veux pas. Mais écoute ma petite raison pour le mettre dans l'avenir : ce ne sera pas pour nous que je le mettrai, ce sera pour les autres, et puis, en patois, je vous dirai : « Mon cher de Sade, dé« lices de mon âme, je meurs de ne pas te voir. « Quand pourrais-je m'asseoir sur tes genoux, te « passer mon bras autour de ton cou, te couvrir « de baisers à mon aise, te dire beaucoup de « jolies choses à l'oreille, et, si tu faisais le sourd, « mon coeur contre le tien te ferait bien sentir que « j'ai une âme tendre et délicate, et, évidemment,
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« je ferais épanouir là tienne... Adieu, jolie chose « et meilleur de mon Coeur, je t'embrasse de la « façon et de la manière que tu aimes. »
Les femmes les plus niaises sont terriblement rouées quand il s'agit de leur amour. Mme de Sade, a qui depuis quelque temps Mlle de Rousset ne montrait plus les lettres envoyées ou reçues se douta que cette correspondance devenait un peu trop cordiale. Une des mystérieuses épîtres celle du !h avril 1779, lui tomba,on ne sait trop comment, sous les yeux, et elle inscrivit au dos cette annotation qui est censée adressée à son mari : « Voilà bien des déclarations que la « sainte » te compte ; ce langage me,fait damner, mais que penses-tu de sa sainteté? Elle s'évertue à te dire de jolies choses ; ne voudrait-elle pas me couper l'herbe sous le pied?... Tout doux, mes petites bonnes gens, je m'oppose de toutes mes forces. Je vous mettrai des entraves pour n'aller ni plus loin ni plus près que je veux... Amusez-Afous tous deux de cette manière, mais pas plus. »
Delà découverte de cette amoureuse intrigue, il résulta un refroidissement notable dans l'amitié de Mlle de Rousset et de la marquise de Sade ; mais celle-ci ne tarda pas à pardonner. Elle pardonna d'autant plus facilement qu'un mari prisonnier se trouvait dans d'assez mauvaises conditions pour tromper sa femme. Ce fut aussi la réflexion
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que dut se faire Mlle de Rousset, et elle se résigna à reprendre son rôle de conseillère du marquis, puisqu'un autre rôle, qu'elle eût jugé plus agréable, devenait par trop difficile. La passion disparut de ses lettres, et il n'y eut plus, comme au début, que la bonne et franche amitié d'une femme très pratique qui s'occupait, avec dévouement, des affaires passablement embrouillées du marquis. Elle lui écrivait au mois de mai 1779 « Mme de Sade vient de chez Madame sa mère, qui lui a dit que vous veniez de faire opposition sur tous vos biens. Cette démarche peu réfléchie de votre part me donne quelque inquiétude parce que je ne vois pas le bien qui peut en résulter, et que le mal que vous faites est sans réplique. D'un trait de plume, vous liez les mains à tous ceux qui régissent par votre ordre ou par office d'amitié, comme le faisait Mme de Montreuil. Je sais, à n'en pouvoir douter, qu'elle allait rembourser un no miné Teissier, que votre opposition a arrêtée : ce monsieur clabaude depuis un temps infini et fait les menaces les plus fortes ; on craint qu'il ne fasse une saisie en Provence : cette alerte donnera le branle aux autres créanciers, ils se pourvoiront au Parlement, qui nommera à une administration. Ce sera donc un étranger qui régira toutes choses ; croyez-vous, monsieur, que vos affaires en iront mieux? Je pense que vous devez annuler ce que vous avez
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fait, qui pourrait être contre vos intérêts. Si vos fermiers où gens d'affaires se conduisent mal pendant votre absence, vous êtes en droit de demander des dédommagements : avec une administration, vous n'avez plus rien à dire. Tout allait aussi bien que les circonstances pouvaient le permettre, on vous libérait petit à petit, mais vous ne pouvez rester tranquille- J'ai l'honneur d'être, monsieur... je n'en sais rien... il est des temps où vous vous fâchez de tout. »
Le marquis de Sade avait vu avec regret Mlle de Rousset se ressaisir. Sa vanité en souffrait encore plus que son coeur. Il se plaignit do cette subite indifférence, et il fut, dans ses reproches, si amer, si maladroit, que l'amie dévouée, qu'il méconnaissait cruellement, cessa, vers le milieu de l'année 1779, de lui écrire.
La correspondance reprit au mois de mars 1781, un peu irritée encore, au début, de la part de Mlle de Rousset, puis tout à fait apaisée, pleine de renseignements sur l'état du château de La Coste, de menues histoires locales. Elle se traîna ainsi jusqu'en 178'2, si indifférente dans les derniers temps, que, brusquement, elle en mourut.
Depuis deux ans, le marquis semblait prendre à lâche de faire expier à sa femme les déboires de son amour-propre blessé. Il n'avait pour elle aucune affection, et il en était jaloux, jaloux jusqu'à la
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frénésie. 11 lui écrivait des lettres grossièrement injurieuses, qui lui arrachaient un jour ce cri de douleur :
« Ta façon de penser à mon égard m'atterre, m'anéantit, m'humilie, moi qui ne vis et n'existe que pour toi ! Me voir soupçonnée et avilie ! Je me tais, mais vous faites une plaie à mon coeur. Pourtant, il ne se refermera jamais. Je n'ai pas à me justifier, ma conduite est au su et au vu de tout le monde. Non, il n'est pas possible que, me con:~ naissant comme tu dois me connaître, tu penses ce que tu écris. »
Pour désarmer ses défiances, au lieu d'aller habiter chez une de ses amies, Mme de Villette, ou de continuer à loger dans sa maison, rue de la Marche, elle s'était enfermée dans le couvent de Sainte-Aure (1), et déclarait s'y trouver très bien : « Le couvent, disait-elle, est très régulier, exige beaucoup d'assiduité au choeur. Toute sorte de femme n'y entrerait pas et n'y serait pas contente, mais moi, qui ne crains pas sa régularité ni qu'on sache ce que je fais, je ne m'en inquiète nullement. »
(i) « Celte communauté est située rue Neuve-Sainle-Gcneviève et elle suit la règle de Sainl-Auguslin. Elle fut fondée par Monseigneur le Dauphin, père de Louis XVI. L'objet de cette communauté est l'éducation de la jeunesse. Les Pensions y sont de 45° livres. » DULATOE, Nouvelle Description des curiosités de Paris, 1786, p. 173.
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UN ROMAN D AMOUR PLATONIQUE 173
Rien ne le rassurait, rien ne le calmait. Les injures les plus ordurières, les accusations les plus outrageantes ne lui suffisaient pas, et il en arriva bientôt à frapper la malheureuse femme lorsqu'elle venait le voir dans sa prison. Plus d'une fois les témoins qui assistaient à ces visites durent intervenir et empêchèrent Mme de Sade d'être grièvement- blessée ; mais elles parurent cependant trop dangereuses pour ne pas attirer l'attention des. autorités. Le 25 septembre 1782, le lieutenant de police M. Le Noir, se décida à les interdire, au grand désespoir de la femme admirable qui avait à plusieurs reprises failli en être victime. Malgré ses démarches et ses prières,. l'interdiction fut maintenue. Aucune sollicitation n'avait encore pu faire fléchir la volonté du lieutenant de police, lorsque, le 29 février 178A, le marquis de Sade fut transféré de Vincennes à la Bastille.
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■VIII
LA BASTILLE EN J 784
L'état-major de la Bastille, en!78/i, était ainsi composé :
Gouverneur, marquis de Launay.
Lieutenant du roi, le chevalier de Saint-Sau.
Saint-Sau. (1). Major, Chevalier.
Adjoint en survivance, le bailli de Gallardon. Officier adjoint à l'étal- Delosme (ou de Losme).
major, Ingénieur en chef et di- Larcher d'AubancourL
recteur des forlifîca- au Gros-Caillou.
tions;
(1) Remplacé en 1785 par le chevalier du Pugel.
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LA BASTILLE EN 1J84 175
Médecin, Delon de Lassaigne, rue
des Marais, faubourg Saint-Germain.
Chirurgien et apothi- Le Cocq. caire major,
Chapelain du château, de Faverly.
Confesseur, l'abbé Duquesne, rue StLouis.
StLouis.
— honoraire, l'abbé Macmahon.
— — Fosserier, vicaire à StLeu.
StLeu.
Il y avait, en outre, deux Gardes des Archives de ta Bastille èl de Vincennes, un Entrepreneur des bâtiments du roi et du château de la Bastille, Le'Faivre, qui habitait rue Montmartel, sans compter un personnage de moindre importance qui était chargé des besognes policières, Chénon père, pensionnaire du roi, commissaire au Chatelet, ayant le département de la Bastille (1). ...
Le marquis de Launay avait succédé, en 1776, comme gouverneur, au comte de Jumilhac-Cub(i)
Jumilhac-Cub(i) royal, année 1784. Chenon père avait son commissariat rue Baillet.— Le gouverneur louchait 6.000 livres, îe lieutenant du roi 5.ooo livres, le major 4.000 livres, l'aide, major i.5oo livres, le chirurgien 1.200 livres. Ce dernier faisait d'énormes profits sur les remèdes qui étaient payés par le roi.
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17p LE MARQUIS DE SADE
zac (1). C'était un soldat rude et brutal, dont l'autorité, très asservie aux règlements, avait du moins le mérite de ne pas s'aggraver d'hypocrisie. Il se montrait en cela bien moins odieux que M. de Rougemont. Il était à celui-ci ce qu'est un dogue à une fouine.
Au-dessous de cet état-major, il y avait une cinquantaine de porte-clefs qui cherchaient, comme leurs chefs d'ailleurs, à tirer le meilleur parti possible de leur situation. « Ce sont ordinairement, dit un des livres lesplus curieux et les plus complets qu'on ait écrits sur la Bastille (2), d'anciens domestiques du gouverneur qui ont pour cette besogne un salaire de 7 à 800 livres et qui bonifient ce médiocre et dégoûtant emploi par les vols et les escroqueries qu'ils peuvent faire sur les malheureux qu'ils appellent leurs pigeonneaux. A ce défaut près, que la modicité de leur paie rend presque excusable, les porte-clefs sont en général les plus honnêtes gens de la Bastille. On les trouve encore compatissants, humains et portés àrendre service. »
(i) Il y était né en 1740, alors que son père en élait gouverneur.
(2) Remarques historiques sur la Bastille (par Brossais du Perray), Londres (Paris), 1789, p. 21 (la première édition est de 1774). Cet ouvrage, comme tous ceux qui ont été consacrés à la Bastille, doit être consulté avec précaution. Les descriptions, faites d'après des racontars de prisonniers sont souvent poussées au noir.
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LA BASTILLE EN I784J
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A ces pigeonneaux, pour leur laisser le nom donné par les gardiens, les huit énormes tours de la massive forteresse servaient de colombiers. Point n'est besoin de rappeler les noms de ces huit tours, mais il en est une qui a pour nous un intérêt particulier et dont il convient de dire quelques mots.
Au mois de février 1899, les ouvriers qui, près de la place de la Bastille, ouvraient à coups de pics et do pioches un chemin au Métropolitain, trouvèrent au pied de la maison située entre la rue Jacques-Coeur et l'angle de la rue Saint-Antoine, d'énormes pierres, enfouies dans le sol depuis près de six siècles. Avertis aussitôt, des archéologues survinrent et reconnurent les fondations d'une des tours les plus anciennes de la vieille prison, la tour de la Liberté (l), dans laquelle avait été enfermé
(1) Ce nom vient peut-être d'une évasion, dont aucun souvenir n'a survécu, à moins qu'il ne soit simplement une appellation ironique, imaginée par quelque guichetier d'humeur joviale. « Est-ce par dérision ou par ironie que cette tour porte un tel nom ? Ce qu'il y a de particulier c'est que celte tour de la liberlc est la plus austère, la plus noire et la plus infecte des huit qui composent le château de la Bastille. Si c'est une plaisanterie, elle ne parait rien moins que plaisante à cet. infortuné qui depuis vingt ans y gémit de son esclavage et qui échangerait volontiers ce prétendu séjour de la liberté pour les fers de Maroc ou d'Alger. Les cachots de cette tour s'étendent sous les cuisjnes et sont les plus incommodes de tous, par le bruit continuel qui se fait audessus, et plus encore par. les eaux grasses et puantes, qui
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-178 LE MARQUIS DE SADE
le marquis de Sade, et qui, déplacée avec soin, s'élèA'e aujourd'hui, près de l'Arsenal, sur le quai des Célestins.
Avec la Bertaudière, qui rappelle le souvenir de l'homme au masque de fer, la tour de la Liberté formait la bastide de Sainl-Anthoine, construite par le prévôt de Paris, Hugues Aubriot, en 1370. Un inventaire rédigé en l/i31 nous apprend qu'elle se composait d'une cave.ou cellier, de quatre étages de chambres, dont une portait le nom de lardiev, et d'un grenier. Il y avait à cette époque sept prisonniers, parmi lesquels un enfant de treize ans.
Dans les dernières années du dix-huitième siècln, à la veille de la Révolution, la tour de la Liberté comprenait six étages de chambres, un cachot et une calotte. Nous donnerons tout à l'heure l'explication de ce terme.
A côté de la tour de la Liberté, dans un vieil appartement du rez-de-chaussée, on avait construit la nouvelle chapelle. Cinq niches grillées recevaient cinq prisonniers qui entendaient la messe le dimanche sans voir ni être vus. Un petit rideau
ne s'écoulent pas facilement par les conduits engorgés de la citerne qui est auprès, se répandent souvent dans ces cachots, par deux petits soupiraux pratiqués dans l'épaisseur du mur, et vont inonder le prisonnier, au nez duquel on rit lorsqu'il s'en plaint, ou que l'on paie sèchement d'un ce n'est pas vrai. » Remarques sur la Bastille, p. 23.
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LA BASTILLE EN I784 179
couvrait la grille et au moment de l'offertoire les porte-clefs tiraient ce rideau — quand par hasard ils y pensaient. . ■ ■
Lés détenus les moins coupables ou les plus recommandés étaient logés, à l'intérieur de chaque tour, dans des chambres. Ces chambres, aux murs très épais, rongés par le salpêtre, étaient extrêmement froides, presque inhabitables pendant l'hiver. On les distinguait par le nom de la tour et la hauteur de l'étage : première Berlaudière, seconde Berlaudière, troisième ou quatrième du Puits... Un prisonnier perdait son nom, en entrant à la Bastille ; il devenait le premier de la Basinière, le second du Trésor, etc. •...,.
Au-dessus des chambres, les calottes étaient formées de huit arcades en pierres de taille qui se réunissaient au milieu. On ne pouvait se tenir droit que sous la partie la plus élevée de cette espèce de dôme. Il y avait tout juste assez de place pour un lit. Entre ces murs, d'une épaisseur de 2 mètres et demi, la chaleur pendant l'été, le froid pendant l'hiver (1), étaient également intolérables. Les calottes avaient un autre incon(1)
incon(1) lorsque la température était par trop glaciale, on allumait du feu; mais le remède était presque aussi dangereux que le mal. «Il ne s'y trouve point de cheminée. On y met un poêle, qui^ dans un lieu aussi resserré, cause souvent des maux de tète, auxquels on ne fait pas beaucoup d'attention, sous le prélexe qu'on n'en finirait pas s'il
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180 LE MARQUIS DE SADE
vénient. « Le dessus des tours, dit l'auteur des Remarques historiques sur la Bastille (1), est une plate-forme en terrasse continuée d'un bout à l'autre et fort bien entretenue. Il y a treize pièces de canon sur cette plate-forme : on les tire lorsqu'il y a quelques fêtes publiques, naissances de princes, victoires sur les ennemis, etc. ; et ce n'est que par le bruit que ces énormes machines font au-dessus de leur tète, que les prisonniers sont instruits des événements heureux. Mais souvent, l'allégresse de la capitale fait le malheur de quelques-uns de ces infortunés. Il est arrivé plus d'une fois à ceux qui sont enfermés dans les chambres supérieures des tours, et que l'on nomme les calottes, d'être blessés par les éclaboussures, le mortier, les pierres, etc., que l'explosion subite et violente détache de la voûte. Plusieurs, peu accoutumés d'entendre d'aussi près le fracas du canon, en conservent longtemps une surdité fâcheuse ou des tressaillements convulsifs; et c'est ainsi que dans cet horrible lieu, les instruments mêmes qui annoncent le bonheur public, servent à aggraver les maux de ceux qui l'habitent le plus souvent sans savoir pourquoi. »
Au pied de chaque tour, il y avait un cachot,
fallait écouter toutes les plaintes des prisonniers. » Remarques historiques sur la Bastille, p. 37. (1) P. 29.
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LA BASTILLE EN I784 181
une cave obscure, sans air, dont les murs suaient l'humidité et dans lequel on enfermait, pour les punir, les prisonniers qui se plaignaient trop vivement (1). Ces cachots contenaient un lit de fer scellé dans lé mur et sur lequel on posait quelques planches couvertes de paille qu'on renouvelait de temps en temps, quand elle commençait à pourrir. L'ameublement des chambres était un peu plus soigné, sans atteindre toutefois au luxe ni au confortable.
(( ... 11 consiste ordinairement en un mauvais lit de serge verte, garni de rideaux que la colère d'un prisonnier met souvent en lambeaux, et que son successeur doit raccommoder de son mieux, si ce petit désordre blesse sa vue; une paillasse pleine d'insectes fort incommodes, un matelas que l'on fait semblant de battre tous les ans, une table dont les pieds sont rarement égaux, une cruche fêlée, pour mettre de l'eau, une fourchette "de fer, quand on a l'air d'être bien sage, autrement il faut s'en passer, crainte d'accidents ; une cuiller d'étain, un gobelet de même métal que l'on jurerait être du plomb, par sa noirceur, un chandelier de cuivre, un pot de chambre à moitié cassé, deux ou trois chaises délabrées, et quelquefois, par surcroît de luxe, un vieux fauteuil rembourré de cuir
(0 En 1776, Necker interdit d'y enfermer aucun prisonnier. Depuis, cette époque il n'y en eut jamais.
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182 LE MARQUIS DE SADE
à demi pourri : tels sont les meubles élégants des chambres de la Bastille; si l'on en excepte deux ou trois appartements dans les tours de laBertaudière et du Trésor, qui sont un peu moins pitoyablement meublées, et que l'on donne aux prisonniers illustres ou d'un rang trop élevé pour oser leur manquer tout à fait.
« Quelques chambres, mais fort peu, ont des chenets, ce sont des meubles trop dangereux. On n'obtient que rarement des pincettes et une pelle, dont on craint également l'usage dans des mains un peu promptes. On donne à chaque prisonnier une provision d'allumettes, un briquet, de l'amadou, une chandelle par jour, ou plutôt par nuit, et un balai par semaine (c'est le seul article dont on soit servi avec profusion). Mais quel besoin un pauvre prisonnier a-t-il d'un balai par semaine (1) ?... »
On distinguait à la Bastille deux catégories de détenus :
Les prisonniers d'Etat, enfermés pour des raisons politiques plus ou moins graves ;
Les prisonniers de police, écrivains, libraires, graveurs d'estampes libres ou satiriques, colporteurs, et jusqu'à des relieurs. Généralement, après quelques semaines ou quelques mois de détention,
(1) Remarques historiques..., p. 44-
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LA BASTILLE EN 178^1 183
on les relâchait. Il était rare que cette correction paternelle ne les rendit pas pour le restant de leurs jours un peu plus sages ou un peu plus prudents. Au moment où il y pensait le moins, l'homme, innocent ou coupable, qu'on voulait loger pour quelque temps à la Bastille aux frais du roi, était appréhendé par un exempt de police, chez lui ou ailleurs, dans l'état où il se trouvait. #
« J'ai été arrêté le 27 septembre (1780), raconte Linguet (1), allant dîner à la campagne, et par conséquent avec la garde-robe que l'on emporte pour un pareil voyage dans cette saison. 11 ne m'a pas été possible de me procurer quoi que ce soit de plus, ni en linge, ni en habits, jusqu'à la fin de novembre suivant ; dans ce mois qui a été rigoureux, il fallait ou me condamner moi-même à né pas sortir de ma chambre, ou aller nu, littéralement nu, braver dans la promenade (dans la cour du château) la violence du froid ; j'avais de l'argent cependant déposé dans les mains des officiers, et je ne demandais que la permission d'acheter ces culottes que l'on donnait, me disait-on, aux autres prisonniers.
11 y a plus : dans les derniers jours de novembre on m'envoya enfin de chez le sieur Le Quesne (marchand d'étoffes de soie, à Paris), un
(i) Mémoires sur la.Bastille, 1783 (irc éd.), p. 167. Linguet resta vingt mois à la Bastille.-
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184- LE MARQUIS DE SADE
convoi d'hiver; il contenait des bas qu'un enfant de six ans n'aurait pas pu mettre, et le surplus de l'habillement taillé sur les mêmes proportions. Sans doute, on avait calculé que je devais être prodigieusement maigri... J'élevai douloureusement la voix sur une expédition aussi dérisoire; je priai le gouverneur de renvoyer cette lagelte, et de s'intéresser pour obtenir un supplément, ou de me le laisser acheter ; il me répondit nettement, en présence de ses collègues et d'un porte-clefs, que je pouvais m'aller faire f... ; qu'il se f... bien de mes culottes ; qu'il fallait ne pas se mettre dans le cas d'être à la Bastille ou savoir souffrir quand on y était.
« J'avoue que ses camarades baissèrent les yeux, et que huit jours après j'eus une robe de chambre et des culottes. »
Pour éviter des pertes de temps et des curiosités gênantes, un fiacre dans lequel montaient avec lui l'exempt et trois ou quatre hoquetons, solides et bien armés, amenait le prisonnier à la la Bastille, jusqu'à l'hôtel du gouverneur. Là on le remettait entre les mains du major et du lieutenant du roi, qui en donnait quittance à l'exempt, et inscrivait sur un registre spécial ses nom, titres et qualités.
Le nouveau pensionnaire était ensuite conduit par un des porte-clefs à la chambre qui lui était
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LA BASTILLE EN I784 • .... 185
réservée. Sur son passage, sentinelles et soldats, pour ne pas le voir, se couvraient le visage de leur chapeau. Aucun règlement ne paraissait plus important et n'était plus rigoureusement observé que celui-là.
Fouillé très consciencieusement, débarrassé de tous les instruments tranchants qu'il pouvait porter sur lui, et aussi des objets précieux, montrés, bagues, etc. ; dont on craignait qu'il ne se servît pour corrompre ses gardiens, débarrassé surtout de ses papiers, le prisonnier restait pendant deux ou trois heures, comme oublié, dans une chambre nue, fermée d'une triple porte.
On lui apportait enfin les meubles strictement nécessaires et son premier repas, auquel le plus souvent il n'avait pas le courage de toucher, car rien ne doit moins exciter l'appétit que l'emprisonnement.
Privé de livres, de papier et d'encre, condamné à une solitude presque complète, qu'interrompait deux ou trois fois par jour le passage rapide et silencieux d'un porte-clefs toujours muet, muet par ordre, le détenu n'avait, dans l'état de détresse et d'accablement où il se trouvait, qu'un seul désir, écrire à sa famille et au lieutenant de police. L'autorisation n'en était accordée que très rarement. Dans ce cas, les officiers de l'état-major recevaient les lettres, et, à midi et le soir, les expédiaient.
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18C LE MARQUIS DE SADE
Aucune ne partait, aucune n'arrivait, sans.avoir été lue;
Après une première période de captivité, dont la durée était très variable, le prisonnier descendait à la salle du Conseil où un conseiller d'Etat, un maître des requêtes, un conseiller ou un commissaire du Châtelet, quelquefois, lorsqu'il s'agissait d'un personnage important, le lieutenant de police, lui faisait subir.un interrogatoire (1). Cet interrogatoire, comme tous ceux de l'ancienne justice, traitait l'accusé en coupable et n'attendait de lui que des aveux ou des dénonciations. Pour les provoquer, on avait recours à toutes les menaces, on usait de tous les pièges. Si parfois les juges employaient la douceur, cette douceur était beaucoup plus dangereuse qu'un excès de sévérité. Elle visait au même but, par des moyens plus tortueux. Comme on avait intérêt à venir à bout de l'énergie, de la force de résistance de l'accusé, l'interrogatoire traînait en longueur. Après deux ou trois séances, l'homme le mieux trempé se sentait vaincu. C'est ainsi que des innocents, torturés pendant de longues heures, s'avouèrent coupables de crimes qu'ils n'avaient pas commis, qu'ils n'avaient pu commettre.
(1) Quand le lieutenant de police ne dirigeait pas lui-même l'interrogatoire, il assistait ordinairement aux dernières séances.
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LA BASTILLE EN 1784 187
Le prisonnier regagnait son cachot et l'absurde rio-ueur des règlements les plus minutieux continuait à peser sur lui.
Il recevait chaque jour, pour son chauffage, en hiver — sauf quand on lui accordait et qu'il pouvait se payer un traitement de faveur — six petites bûches que Linguet appelle, avec quelque exagération sans doute, des « allumettes ».
Il avait droit à une paire de draps tous- les quinze jours et à quatre serviettes par semaine, mais ce droit gênait le bas personnel de la Bastille et on trouvait sans cesse de nouveaux prétextes pour le supprimer. Voulait-il renouveler sa garde-robe, c'était là une affaire très grave qui ne pouvait se régler que par un ordre ministériel patiemment demandé, longuement attendu.
La table réservait-elle des compensations aux malheureux embastillés ? On en jugera par ce curieux passage du livre de Brossais du Perray : « La nourriture des personnes est réglée par un tarif suivant leur qualité (1). Tout est prescrit suivant le cadastre ministériel dont on aurait assurément pas lieu de se plaindre, si le gargotier en donnait à ses hôtes pour l'argent qu'on lui paie... «Les grandes tables, c'est-à-dire l'ordinaire de ceux dont le tarif est le plus haut sont, pour les
(i) Ce tarif variait de 5o livres à 3 livres, dès princes du sang aux colporteurs.
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188 LE MARQUIS DE SADE
jours gras : une soupe, le bouilli, une entrée, à dîner ; le soir, une tranche de rôti, un ragoût, une salade. En maigre, une soupe, un plat de poisson, deux entrées ; le soir, un plat d'oeufs et un de légume ; le dessert du matin et du souper est un biscuit ou une pomme ; enfin, une bouteille de vin par jour.
u Les différences des tarifs moyens aux grands sont bien peu de chose. Elles consistent dans un demi-poulet de plus, ou un pigeon, ou un mauvais quartier de lapin, ou quelques oiseaux fort avancés.
« Quant aux tables ordinaires, en voici le service détaillé :
« Le dimanche à dîner, une soupe de bouillon de corps dé garde, une tranche de vache bouillie etdeuxpetits pâtés dont la cuisson n'est pas assez soignée pour qu'ils puissent être bons; le soir, une tranche de rôti, veau ou mouton, un petit haricot où les navets abondent, et une salade. L'huile est ordinairement de la plus mauvaise qualité ; elle fait soulever le coeur et serait tout au plus bonne pour les réverbères. Tous les soupers en gras sont uniformes. -
« Le lundi, au lieu des petits pâtés, à midi, ce sont deux côtelettes ou un haricot.
« Le mardi, une saucisse, ou un pied de cochon, ou une légère grillade de porc prétendu frais.
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LA BASTILLE EN I784 189
« Le mercredi, une petite tourte dont le dedans est rempli de restes de cuisine, et dont le dessus est presque toujours brûlé ou à moitié cuit.
« Le jeudi, des tripes en ragoût, ou quelques vieilles bribes de volaille qu'on ne pourrait pas garder jusqu'au dimanche suivant.
« Le vendredi, à dîner, une petite carpe frite, de la raie puante, de la morue ou quelque friture desséchée, accompagnée d'un plat d'oeufs. A souper, des épinàrds ou autres légumes, et deux oeufs à la coque.
« Le samedi, la répétition de la veille; et le cercle invariable recommence le lendemain sans aucun changement pendant les cinquante-deux semaines qui composent l'année.
« Le jour de la Saint-Louis, de Saint-Martin et des Rois, chaque prisonnier a une augmentation de portion qui consiste dans un demi-poulet rôti, ou l'équivalent en autre chose. Le lundi gras, on donne une tourte chaude.
« Chaque prisonnier a par jour une livre de pain et une bouteille de vin, qui est toujours mauvais et aussi aigre que du vinaigre. Le dessert consiste en une pomme qui certes n'est pas choisie, quelques amandes ou raisins secs semés légèrement sur le fond d'une assiette. Rarement y a-t-on des cerises dans la saison, ou des groseilles : cela serait beaucoup trop délicat.
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190 LE MARQUIS DE- SADE
« On est servi en étain ; il faut être un homme d'importance, un homme recommandé, pour obtenir d'être servi en faïence à ses propres frais et avoir cuiller et fourchette d'argent. Quant à l'étain, qui est pour l'usage commun, il est impossible de se former une idée de la malpropreté dés assiettes et des .plats. Dans les auberges et autres maisons publiques, où par économie l'on se sert de ce métal, ordinairement on le récure une ou deux fois par an, mais à la Bastille on n'a pas le temps ou la volonté de s'en donner la peine. Les marmitons, tous occupés de la cuisine de M. le gouverneur, ne regardent les prisonniers que comme les chiens de la maison ; et pourvu qu'ils rie meurent précisément de faim, la gamelle dans quoi l'on jette ce qu'on leur donne est toujours assez propre.
« Il y a des tables qui ne sont pas si dénuées quelquefois que l'ordinaire qu'on vient de détailler, mais l'accommodage est en général si dégoûtant, que l'abondace des mets n'est qu'un moyen de plus pour avoir niai au coeur. 11 n'y a point de gargote à 12 sols par repas où l'on ne soit mieux traité qu'à la Bastille (1). »
(0 Remarques historiques..., p. 56. Latude parle dans sca Mémoires de « la monotonie constante avec laquelle on servait sans cesse les mômes mets et toujours avec une exactitude si géométrique qu'un prisonnier eût pu annoncer pendant un siècle entier ce qu'il devait "avoir le lundi, le mardi et tous les autres jours de la semaine ». Cependant Mar-
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LA BASTILLE EN 1784 . 191
A défaut de la bonne chère, la promenade était la grande distraction des prisonniers, de ceux du moins à qui on le permettait. Elle n'avait plus lieu, à l'époque où de Sade fut enfermé à la Bastille, ni sur les plates-formes (1) où le ministre Amelot l'avait interdite parce que les détenus, avides d'entendre la voix humaine, causaient avec les factionnaires, ni dans le jardin, que M. de Launay préférait garder pour son usage particulier. « Le gouverneur actuel, dit Linguet, est un homme ingénieux qui tire parti de tout : il a réfléchi que le jardin pouvait être pour lui un objet d'économie intéressant ; il l'a loué à un jardinier qui en vend les légumes et les fruits et lui en paie une somme fixe par an : mais pour n'être pas gêné dans son marché, il a cru qu'il fallait en exclure les prisonniers ; en conséquence, il est venu une lettre signée Amelot, qui défend le jardin aux prisonniers. » Restait la grande cour, glacière en hiver, fournaise en été, et qui, comme lieu de promenade, manquait absolument de charme. Elle .formait un carré de 40 mètres de long et de 28 mètres de large. Du haut des tours elle ressemblait à un immense puits. Séparément, tous les jours,
montel, qui passa à la Bastille onze jours, du 28 déeem. bre 1709 au 7 janvier-1760, assure qu'il y fut très bien nourri.
(1) La promenade sur les plates-formes ne larda pas à être rétablie.
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1<)2 LE MARQUIS DE SADE
aux heures fixées par le règlement, chaque prisonnier s'y promenait quelques instants. On ne devait pas lui parler. On ne devait même pas le voir. Si quelque personne traversait la cour, ce qui arriArait assez souvent à cause du voisinage des cuisines, le gardien chargé de le surveiller criait : « Cabinet ! » et il allait précipitamment se cacher dans une sorte de renfoncement, pratiqué sous une ancienne A7oùte et qui avait h mètres de long sur 60 centimètres de large.
Tous ces détenus, plongés dans un perpétuel silence, avaient des parents, des amis, qui s'intéressaient à eux. Leurs visites n'étaient autorisées que par mesure exceptionnelle et on les soumettait <à une très rigoureuse réglementation.
« Les prisonniers ne reçoivent jamais aucune Arisite du dehors, avant que l'instruction, lorsqu'on en fait une, ne soit commencée. Pour obtenir cette faveur, après les interrogatoires, il faut le demander avec instance et persévérance, et surtout que. des amis puissants le sollicitent. C'est d'abord au gouverneur qu'il faut s'adresser, puis au lieutenant de police que décide, d'après le ministre, si cette s.'ràce sera accordée ou non.
« Quand un étranger est admis à visiter quelque prisonnier, on prend les plus grandes précautions pour qu'il ne puisse être vu d'aucun autre que de celui qu'il vient voir.
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Une petite iii.-rfaoïi au XYIIIe Siècle. (La Folic-tScnlis.)
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LA BASTILLE EN 1784 193
« Pour parvenir à parler à quelque détenu à la Bastille, il faut avoir une permission écrite du lieutenant de police. Elle est ordinairement sur une lettre dont l'adresse est au lieutenant du roi ou major. Le nombre et la durée des visites y sont toujours fixés. Ces visites ne se rendent presque jamais dans les chambres mêmes des prisonniers, mais dans la salle du conseil, à moins que le prisonnier ne soit malade. Elles se font toujours en présence d'un officier, ou au moins d'un porte-clefs ; ce qui empêche qu'on ne puisse s'ouvrir mutuellement, par la défiance continuelle qu'on doit avoir de ces insupportables gardiens. Mais telle est la règle universelle, et qui n'est enfreinte pour personne. Il n'est jamais permis de parler à un prisonnier des motifs de sa détention, ni de rien qui ait rapport à son affaire. Le bastilleur, présent à la visite, a la montre en main, et aussitôt que le moment désigné expire, il entraîne à grands pas le visitant ; fût-il au milieu du discours le plus intéressant, il faut marcher, il faut sortir...
« Tous les jours, le major rend compte par écrit au lieutenant de police des visites reçues, de tout ce qui s'y est dit, et jusques aux gestes qu'il croit susceptibles d'interprétation (1). »
(1) Remarques historiques..., p. m.
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Avec le régime que nous venons d'indiquer et qui agissait également sur le physique et sur le moral il était assez difficile de se bien porter à la Bastille. Comme maison de santé, cette prison laissait beaucoup à désirer, d'autant plus que les soins qu'on y recevait, quand on se résignait à les réclamer, étaient d'ordinaire réduits au minimum, après une interminable attente. Avec quelle mauvaise grâce et quel mépris très visible, médecin et chirurgien s'occupaient le plus tard possible, de ces importuns qui osaient, les troubler dans leurs doctes travaux. Brossais du Perray nous le fait toucher du doig't dans ce tableau ironique, à peine caricatural :
« Quand un prisonnier tombe malade et qu'il se plaint à son porte-clefs, celui-ci en avertit le major, ouïe lieutenant du roi, quand il peut le rencontrer. Le chirurgien reçoit alors l'ordre de se rendre à la chambre du malade qu'il doit examiner pour en faire son rapport et décider si le médecin doit être appelé. Si le chirurgien ne trouve point de fièvre au prisonnier, il n'est point réputé malade ; c'est une légère indisposition; il ordonne une tisane, il s'en xa et ne revient plus. Deux ou trois jours s'écoulent, le sang s'allume, la fièvre se déclare, on rappelle de nouveau le chirurgien. Il vient au bout de cinq ou six heures, il examine le malade en ricanant, enfin, il conclut à faire venir le doc-
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LA BASTILLE EN 1784 195
teur. On y envoie ; il y a au moins une lieue ; il n'est pas chez lui ; mais la commission est faite, il viendra quand il pourra. Il arrive pourtant : l'odeur ambrée de sa perruque le devance ; il tâte lé poulx de son malade d'un air distrait ; il ordonne quelque potion ; il s'en va et ne revient plus. Si le prisonnier va mieux, tout est dit : s'il empire., on renvoie chez M. le médecin qui montre alors une mine renfrognée, et qui semble se fâcher de ce que la maladie ne fuit pas à son aspect.
« Enfin, si le prisonnier a absolument perdu la santé, et si l'on craint pour ses jours, on le fait sortir, soit pour tout à fait, soit pour le transporter ailleurs, surtout si c'est un homme protégé de quelqu'un, ou connu. Le ministère n'aime pas que les gens connus meurent à la Bastille (1). »
Cependant, on mourait parfois dans cette prison, malgré les instructions ministérielles. Dans ce cas, le prisonnier sortait, mort, de la Bastille, comme il y était entré, vivant — en voiture et pendant la nuit. Le corps était transporté à la paroisse Saint-Paul (2) où on l'inscrivait sur les registres avec un nom d'emprunt (3) pour que le
(i) Remarques historiques..., p. 114.
(2) Après l'expulsion des Jésuites à qui elle appartenait, l'église Saint-Paul avait été cédée, en 1767, aux chanoines de la culture Sainte-Catherine.
(3) C'est ainsi que l'homme au masque de fer, Matlhioli, fut inscrit sous le nom de Marchiali : « L'an mil sept cent
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silence l'accompagnât et l'enveloppât jusqu'à sa dernière heure, jusqu'au mystérieux ensevelissement dans le cimetière qui dépendait de l'église et dont l'emplacement est en partie occupé aujourd'hui par le passage Saint-Paul.
Ce triste aboutissement était, il faut en convenir, assez rare. La Bastille, tôt ou tard, lâchait sa proie, mais chaque prisonnier, au moment de redevenir libre, signait sur le livre de sortie cette déclaration :
« Avant de sortir du château, je promets, conformément aux ordres du Roy, de ne parler à qui que ce soit, d'aucune manière que ce puisse être, des prisonniers, ni autre chose concernant le château de la Bastille, qui auraient pu parvenir à ma connaissance. Je reconnais en plus, que l'on m'a rendu tout l'or, l'argent, papiers et effets que j'ai apportés ou fait apporter audit château pendant le temps de ma détention ; en foi de quoi j'ai signé le présent.
/ « Fait au château de la Bastille, le »
trois, le 19 novembre, Marchiali, âgé de 4» ans ou environ, «st décédé dans la Bastille, duquel le corps a été inhumé -dans le cimetière de Saint-Paul, sa paroisse, le 20 du prc•sent, en présence de M. Rosarges, major, et de M. Reilh, chirurgien-major de la Bastille, qui ont signé. »
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IX
LE MARQUIS DE SADE A LA BASTILLE
Le 29 février 178/i, à sept heures du soir, l'inspecteur de police Surbois, muni d'un ordre du roi qui portait la date du 31 janvier, avait conduit à la Bastille le marquis de Sade (1). Après les formalités habituelles, le prisonnier avait été installé dans la chambre qui se trouvait au deuxième étage
(i) Répertoire ou Journalier du château de lu Bastille à commencer le mercredi i5 mai 1782. C'est le titre que porte un registre que possédait M. Alfred Bégis, qu'il a publié en partie dans la Nouvelle Revue (novembre et décembre 1S80) et sur lequel une note de lui donne ces curieux détails : « Il se compose de i83 feuilles numérotées, 366 pages de 40 lignesenviron, avec une marge sur laquelle se trouvent indiquées, les dates des constatations. Il était tenu, jour par jour, par l'un des officiers de la Bastille, sans doute par de LosmeSalbray, major adjoint; il renfermait les éléments de la correspondance qui devait être adressée quotidiennement au lieutenant de police. » V. CABANES, Cabinet secret de l'histoire, t. I, p. 338.
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de la tour de la Liberté, c'est-à-dire à la deuxième Liberté.
Le 3 mars, M. Le Noir écrivait au gouverneur : « M. le marquis de Beauvau, Monsieur, ainsi que •M. de Sades et de Solages, nouvellement transférés du donjon de Vincennes à la Bastille, jouissaient de temps en temps de la promenade. Je ne vois point d'inconvénient à continuer de la leur accorder, en observant les précautions d'usage (1)... »
L'interrogatoire, auquel étaient soumis tous les détenus, eut lieu le 5 mars, et, le 16, Mme de Sade vint pour la première fois voir son mari. Le major de Losme note dans son registre qu'elle lui apporta six livres de bougie. Sa permission signée par le lieutenant de police et datée du même jour — elle n'avait pas perdu dé temps pour s'en servir — l'autorisait à faire deux visites par mois.
Dès le début de son séjour à la Bastille, la sévérité des règlements s'atténua pour le marquis, probablement à la suite des sollicitations réitérées de sa famille. Ainsi, le \l\ avril, M. de Launay « trouvait bon » qu'il se servit pendant les repas d'un couteau rond, mais à condition de le remettre chaque fois au porte-clefs qui venait desservir la table..
(i) Bibl. de l'Arsenal, M3 12017, fol. 47-
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LE MARQUIS DE SADE A LA BASTILLE 199
Ce traitement de faveur, qu'il méritait si peu et qu'on ne lui accordait qu'avec regret, n'adoucissait pas son humeur atrabilaire. Il ne négligeait aucune occasion de se montrer désagréable aux siens, qu'il s'obstinait à rendre responsables de son emprisonnement prolongé. Lorsque le sieur Girard, notaire ,délégué par les familles de Montreuil et de Sade, lui demanda, le 20 avril, sa signature pour une procuration, il la refusa énergiquement (1). Son désir de nuire, son esprit défiant toujours porté à supposer chez les autres, même chez les personnes qui l'aimaient le plus, des calculs honteux et de perfides machinations, devaient contribuer dans une large mesure à accélérer la ruine que ses folies avaient provoquées.
Rien ne pouvait décourager Mme de Sade. Régulièrement, deux fois par mois, avec le même empressement et les mêmes illusions, elle venait voir ce mari dont l'accueil hargneux et les injurieux propos ne diminuaient pas sa tendresse, ne lassaient pas sa patience. Elle arrivait chaque fois chargée de linge, des objets divers, qu'elle avait achetés pour lui et dont il n'était jamais satisfait. Elle apportait, le 24 mai 1784,. une paire de draps, dix-neuf cahiers de papier,
(i) Il la refusa encore, le 5 octobre 1786, au même Girard escorté d'un notaire de renfort, le sieur Gibert .l'aine. Deux notaires pour un refus,c'était beaucoup.
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200 LE MARQUIS DE SADE .
une demi-livre de pâtes de guimauve, une bouteille d'encre, une bouteille d'orgeat, une boîte de pastilles de chocolat, le 7 juin, six coiffes de bonnet, six grosses plumes taillées, six plumes de coq, et vingt et un cahiers de papier réglé.
La détention de ce triste sire coûtait cher à sa famille, beaucoup plus cher qu'il ne valait. Le journal du major de Losme fait mention, à la date du 24 septembre 1785, d'un reçu de 350 livres, donné au président de Montreuil « pour un mois et vingt-trois jours de la pension du sieur marquis de Sade, à imputer jusqu'au lBr octobre ».
Il se plaignait perpétuellement et de tout. Le recueil de ses papiers pendant sa détention conservé à l'Arsenal contient ce. placard, qu'il afficha peut-être sur la porte de sa chambre :
« A Messieurs les officiers de l'étatmajor de la Bastille,
« M. de Sade représente à messieurs les officiers de l'état-major que M. le gouverneur lui fait boire un vin si tellement {sic) frelaté qu'il en est journellement incommodé. Il imagine que l'intention du roi n'est pas qu'il soit permis au gouverneur de déranger la santé de ceux dont- on veut bien lui accorder la garde, et la nourriture, et cela pour faire meilleure bourse ou à M. Launai ou à ses valets.
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« En conséquence, il prie messieurs les officiers dont il connaît la droiture et l'équité d'interposer leur médiation pour que justice soit faite à cet égard (1). »
Il n'est pas probable que les officiers de l'étatmajor aient interposé leur médiation ; mais le 20 janvier 1787, le gouverneur fit écrire à Mme de Sade par le major de Losme pour la prier d'envoyer pour son mari une pièce de vin pareil à celui dont elle buvait elle-même. Elle devait naturellement en payer le prix (2).
Le marquis qui avait à la Bastille des loisirs les employait, en partie, à déguster des liqueurs. Une note rédigée par lui et trouvée dans ses papiers nous fait connaître son opinion sur les produits assez peu réussis d'un vinaigrier du temps :
LIQUEURS DU SIEUR GILET
Eau de vie de Bayonne. Bonne.
Eau des Barbades façon d'Angleterre. . Mauvaise.
Ratafia de Turquie . . Détestable.
Eau d'Angélique de
Bohème Ne vaut rien.
Huile de Vénus . . . Médiocre (3).
(i) Bibl. de l'Arsenal, M» 1245&.
(2) Répertoire de M. de Losme. ' .
(3) Bibl. de l'Arsenal, M* 1257.
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202 LE MARQUIS -DE SADE
Une autre note, de sa main également, est intitulée : Mémoires des dépenses faites par la 2e liberté pendant le mois d'octobre 1787 :
Du 1er. Envoyé chercher une demi-bouteille de fleurs d'oranger 3liv. 2 sols
Du 2. Payé à Jean. . . 1 » 6 »
Du 3. Une lettre à la petite poste. .... 0 » 2 »
Du 3. Quatre livres de
bougies et une petite. 15 » 15 »
Du 3. Neuf plumes taillées 0 » 9 »
Du 4. Un panier de fraises. 2 » 9 » — Des fleurs . . . 1 » 5 » (1).
- Comme à Vincennes, il recevait beaucoup de livres. Sa femme lui apportait, le 7. juin 1784, « deux comédies brochées et trois volumes reliés de relations de voyages au Maroc et de voyages pour la rédemption des captifs (2) ». On lui remettait par ordre du lieutenant de police, le 29 août 1786, dés brochures qu'elle lui envoyait, et le 17 mars 1788, un paquet de livres énumérés dans ce billet de M. de Crosne (3) :
(iJ;W.
(2) Répertoire de M. de Losme.
(S) Louis, Thiroux de Crosne avait succédé à M. Le Noir ■comme lieutenant de police, le 11 août 178a.
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LE MARQUIS DE SADE A LA BASTILLE 203 :
15 mars 1788.
1 dict. de santé, 3 volumes in-8°, broché.
1 Anna, 4 volumes in-12°, broché.
1 Délia, 3 volumes in-12°, broché.
1 Histoire delà comtesse deRochau, 3 volumes.
1 Emma, 2 vol. volume (sic), broché.
1 Clara, 2 volumes in-12°, broché.
I Louise, 2 volumes in-12°, broché.
« M. Decrosne prie M. le gouverneur delà Bastille de faire remettre à M. le comte de Sades les livres dont la note est ci-dessus.
« Ce samedy 15 mars (1). »
Quelques mois après, le 30 octobre 1788, le lieutenant de police écrivait à M. de Launay : « Mme de Sade demande, Monsieur, que son mari puisse prendre lecture des Gazettes et journaux. Je ne vois aucun inconvénient à lui procurer cet adoucissement et je vous prie de l'en faire jouir. »
En lui imposant l'amour de la lecture, la détention avait fait naître chez le marquis de Sade une vocation d'homme de lettres. Il s'était découvert, en lisant les oeuvres des autres, de l'imagination
(i) Bibl. de l'Arsenal, M3 12517, fol. 260. On lit au-dessous de ce billet : « Remis le 17 à M. de Sade. » Il m'a été impossible d'identifier les romans indiqués dans la note.
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204 LE MARQUIS DE SADE
et du style. Il écrivait pour se distraire et aussi pour se" venger, pour échapper à l'ennui et pour transformer ses rancunes en théories anarchistes. Presque tout ce qu'il devait publier plus tard, il le composa à la Bastille, à commencer par ses romans de Justine, de Juliette, etc., remaniés d'ailleurs, mis à la mode du jour, pendant la Révolution. Plusieurs de ces pièces de théâtre datent aussi de cette époque. Ce qu'il produisit de 178/i à 1790 est énorme (1). Tout n'a pas été imprimé, heureusement.
Il avait deux sortes de littérature, celle qu'il montrait volontiers et qui n'était qu'ennuyeuse, sans rien présenter de choquant, et celle qu'il cachait avec le plus grand soin et sur laquelle il comptait le plus.
A sa femme, plus capable de lui donner des éloges exagérés que des conseils utiles — mais il ne lui demandait pas autre chose — il envoyait en 1787 le manuscrit d'une de ses pièces, Henriette et Saint-Clair (2), et, très heureuse de cette marque de confiance, elle répondait aussitôt :
(i) Il existe à la Bibliothèque nationale (Ms Fr. nouv. acquis. 4oio) un gros volume in-4°, qui contient vingt cahiers recouvert de papier de tapisserie et sur lesquels le marquis de Sade écrivait le brouillon ou le canevas de ses contes et nouvelles. Voir Bibliographie (Manuscrits).
(2) Henriette et Sàinl-Clair ou la Force du sang, drame en cinq actes (ne fut ni joué ni imprimé).
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LE MARQUIS DE SADE A LA BASTILLE 205
« J'ai lu Henriette et j'y ai reconnu l'auteur de l'Egarement de l'Infortune (1). Je la trouve bonne foncièrement et faite pour faire le plus grand effet vis-à-vis ceux qui ont de l'âme. Elle ne. révoltera que les âmes pusillanimes qui ne sentiront pas la position et la situation. Elle est assez différente du Père de famille (2) pour n'être pas crue calquée dessus. En général, elle a de grandes beautés. Voilà tout mon avis sur une simple lecture. Je la relirai encore plus d'une fois parce que j'aime à la folie tout ce qui vient de toi, étant trop partiale pour en juger sévèrement. »
Il avait composé une autre pièce, dont nous aurons l'occasion de reparler, une pièce patriotique, Jeanne Laisné ou le Siège de Beauvais (3) et il réussit à en imposer la lecture aux officiers de l'état-major, comme le prouve cette lettre (non datée, mais probablement de 17S7 ou 1788), qu'il écrivait au lieutenant du roi, le chevalier du Puget :
(i) L'Egarement de l'Infortune, drame en trois actes. Cette pièce, comme la précédente, ne fut ni représentée ni imprimée..
(2) Comédie en cinq actes, en prose, par Diderot, jouée ail Théâtre-Français, en 1761.
(3) Cette tragédie, que l'auteur prenait pour un chef-d'oeuvre, fut refusée au Théâtre-Français en 1791, parce qu'on y faisait l'éloge de Louis XI.
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206 LE MARQUIS DE SADE
« Par une complaisance beaucoup trop grande on veut bien écouter demain à la visite cette tragédie de Beauvais dont il fut question l'autre jour. M. le chevalier du Puget y refusera-t-il son avis? Il serait bien précieux à l'auteur, mais la demande est importune, on le sait... Sacrifier une journée amusante pour de l'ennui ! Je ne conçois pas comment ces choses-là se proposent et je. me souviens au mieux que dans le monde je regardais ces invitations comme des guets-à-pends (sic) — auxquels mon médecin répondait pour moi (1). » - Faire avaler à ses geôliers une tragédie, c'était pour un détenu, on en conviendra, un moyen assez imprévu de se venger.
Le travail, nouveau pour lui, auquel il se livrait fatiguait ses yeux --- il reçut à plusieurs reprises les soins de l'oculiste Grandjean — et ne l'empêchait pas de supporter chaque jour avec plus d'irritation son séjour à la Bastille. 11 s'obstinait à en . rendre responsable sa femme. Il s'était montré si dur pour elle (2) qu'on avait supprimé les visites.
(i) Bibl. de l'Arsenal, Ms I24â0.
(2) Un des moyens.qu'il avait imaginés pour la torturer était de lui demander des nouvelles de sa soeur. Elle lui écrivait à ce propos : « Le silence que je mettais, mon ami, à ne point te parler de ma soeur était bien raisonnable. Puisque de l'avoir rompu par envie de te satisfaire ne sert qu'à te : faire tirer de fausses conséquences, c'est pour la dernière fois que je te. parle d'elle. Tu exiges que je réponde à tes questions, me jurant de.ne plus en ouvrir la
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LE MARQUIS DE SADE A LA BASTILLE 20T
Elles ne furent de nouveau autorisées, une fois par mois, que le 13 juillet 1786; mais le lieutenant depolice, de Crosne, avant de les permettre, voulut avoir l'approbation du baron de Breteuil, ministre de la maison du roi. « J'ai reçu, lui écrivait celui-ci, la lettre que vous m'avez écrite au sujet du marquis de Sade. Je ne vois point d'inconvénient à ce que vous permettiez à Mme de Sade de voir son mari, une fois par mois seulement, sauf, si le prisonnier n'en abuse pas, à autoriser Mme de Sade à la remise des visites plus fréquentes. »
Sa détention avait fini par agir sur son cerveau. Dans l'état d'exaltation où il se trouvait, il marchait rapidement à là folie. Il s'était mis à Vincennes et il continuait à la Bastille, avec plus de passion, avec un acharnement de maniaque, à multiplier les calculs mystiques, les combinaisons de chiffres. Il épelait pour ainsi dire toutes les lettres qu'on lui envoyait et dans le nombre des mots, des syllabes, il cherchait et croyait trouver le secret de son avenir, l'espoir et l'indication de
bouche et de te calmer ! C'est donc pour te calmer que j'écris.
« Quelle est la raison qui l'a fait sortir de chez ma mère ? Rien qui te regarde et qui la déshonore. ' v -
« Est-elle mon ennemie? Non.
« Quel est le genre de son logement ? Je ne peux désigner ni rue ni quartier. Quel qu'il soit, cela ne peut te nuire. Cette réponse est inutile à-faire. »
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20S LE MARQUIS DE SADE
sa mise en liberté. Chacune de ces lettres portait, de son écriture fine et aiguë, des annotations à peu près incompréhensibles et qui se rapportent toutes à cette délivrance devenue une idée fixe. Ainsi, au-dessous de la phrase finale d'une lettre de son fils (1) : « Permettez, mon cher papa, que ma bonne ait l'honneur de vous présenter ses respects, »il écrivait, après avoir compté le nombre des syllabes : « 22 sillabes (sic) et encore 22 semaines jusqu'au 30 mai. » C'était donc le 30 mai 1779 qu'on devait lui rendre sa liberté. Il attendit, de calcul en calcul, jusqu'en 1790.
Cependant, le temps marchait. La réunion des Etats Généraux portait à l'ancien régime le premier coup, réveillait tous les enthousiasmes, déchaînait toutes les rancunes. Autour de la Bastille, menacée par cinq siècles de haine, l'émeute, avant de livrer son formidable assaut, commençait à gronder. Avertis par les journaux, par les indiscrétions des porte-clefs, les prisonniers étaient au courant de ce qui se préparait. L'attente d'une liberté qu'ils savaient certaine et prochaine les rendait désormais incapables de se résigner à leurs dernières heures de détention. Ils frémissaient d'impatience et bravaient leurs geôliers. Ce mouvement de révolte alla si loin, prit de telles pro(i)
pro(i) 20 décembre 1779.
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Le Carquois épuisé.
(BEAUDOUIN.)
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LE MARQUIS DE SADE A LA BASTILLE Î09
portions que M. de Launay crut devoir interdire aux prisonniers les promenades sûr les platesformes d'où ils essayaient, par leurs cris, par leurs gestes, d'ameuter le peuple. Aucun des détenus, d'ailleurs peu nombreux en 1789, ne fut, plus que le marquis de Sade, irrité par cette mesure (1). Elle venait à peine d'être prise, lorsqu'il réussit, un - jour, à s'échapper de sa chambre et essaya, mais en vain, dlécarter les sentinelles qui gardaient l'entrée des tours. On .ne put le ramener d'où il . était parti « qu'en lui montrant le bout d'un fusil d'un peu près (2) ».
Quelques jours plus tard, le 2 juillet, exaspéré du refus que persistait à lui opposer le gouverneur, il eut l'idée de se servir en guise de porte-voix d'un long tuyau en fer blanc, terminé à une de ses extrémités par un entonnoir et qu'on lui avait donné pour vider ses eaux dans le fossé (3). A l'aide de cet ustensile qui lui permettait de se faire entendre de plus loin, il cria à plusieurs'reprises par la fenêtre de sa chambre, qui s'ouvrait sur la rue Saint-Antoine^ « qu'on égorgeait les prisonniers de la Bastille et qu'il fallait venir les
(i) Il avait obtenu, en 17S3, l'autorisation de se promener tous les jours Une heure le matin sur les plates-formes et une heure le soir dans les cours.
(2) Répertoire de M. de Losme.
(3; Ce détail est donné par Manuel dans la Bastille dévoilée.
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210 , LE MARQUIS DE SADE
délivrer (1) ». Un rassemblement se forma bientôt, attiré par ces furieux appels, et M. deLaunay^ qui n'ignorait pas à quel point étaient excités les esprits, éprouva des craintes assez sérieuses. Il dépêcha sans retard, un courrier à M. de Villedeuil, pour lui rendre compte de ce qui venait de se passer et prendre ses instructions (2).
Dans la nuit du 3 au 4 juillet, à une heure, l'inspecteur de police Quidor conduisit le prisonnier récalcitrant de la Bastille à Charenton, et le commissaire Chénon mit les scellés sur sa chambre. La levée des scellés qui se fit, une quinzaine de jours plus tard, donna lieu à un curieux échange de lettres entre le marquis de Sade, sa femme et le commissaire Chénon.
En même temps que le pouvoir nécessaire, Mme de Sade adressait au commissaire (3) cette lettre de son mari qui est datée du 9 juillet :
« J'ai l'honneur de vous envoyer, Monsieur, par
(i) Répertoire de M. de Losme.
(2) « Le ministère de ce temps-là. qu'on n'accusera pas d'avoir été sévère et cruel, répondit au message de M. de Launay qu'il le laissait libre de faire ce qu'il jugerait à propos, et qu'il pouvait même, si les circonstances l'exigeaient, disposer de la vie du prisonnier. Il l'envoya dans une prison moins étroite. -•- Noie de la Biographie Michaud.—Il y a la une erreur. Ce fut un ordre royal daté du 3 juillet qui envoya le marquis de Sade à Charenton.
\3) « Voilà, monsieur, le pouvoir que vous avez demandés, vue les sireonstances je vous oloiïse par ce billet à faire
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LE MARQUIS DE SADE A LA BASTILLE 211
Mme de Sade, le pouvoir que vous demandez pour l'ouverture du scellé de ma chambre de la Bastille. Je me suis conformé mot à mot à votre modèle, vous observant seulement" que le mot description que vous employez me paraît déplacé, le scellé n'ayant point été mis sur chaque caisse, meuble ou effets particuliers, mais seulement sur la chambre ; la description ou nomenclature particulière de chacun de ces effets devient parfaitement inutile et d'autant plus que Mme de Sade, chargée seule par moi de la vérification recette desdits
pour le mieux et redemander ccst eftait et quelle ne soit point exposé o pillage et a la vue de tout le monde.
J'ai l'honneur d'être, monsieur
Votre très humble et très obéissante servante,
MONTHEUIL DE SADE.
Je part pour la campagne juscace qu'il y est une décision qui ramène la tranquilitô... » Arch. Nal. o'Bo.G.
Ce billet, non daté — et auquel nous avons conservé son orthographe— doit.être du i4 ou du iâ juillet. Lorsque Chénon le reçut, l'émeute avait envahi la Bastille. « Le pillage des papiers continua pendant deux jours (le 14 et le i5). Lorsque, le jeudi 16, mes collègues et moi (c'est Dusaulx, commissaire de la Bastille, qui parle) nous descendîmes dans l'espèce-de cachot où étaient les archives, nous trouvâmes sur des tablettes les cartons très bien rangés ; mais . ils étaient déjà vides. On en avait tiré les pièces les plus importantes : le reste était répandu sur le plancher, dispersé dans la cour et jusque dans les fossés. Cependant les curieux y trouvaient encore de quoi glaner. >> DUSAULX, De l'insurrection parisienne el de la prise de la Bastille. Paris, ^go, p. 99.
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212 LE MARQUIS DE SADE
effets, doit en brûler quelqu'un, qu'il est, d'après cela, superflu de décrire — il ne s'agit pas d'un inventaire, il n'est question que d'une remise.
« Au reste, vous êtes bon et sage, Monsieur, et je suis bien sûr que vous 'vous conduirez sur cet objet avec toute la prudence qu'exige votre place, et les recommandations particulières faites par ceux pour lesquels vous allez opérer.
« Je joins à cette lettre, Monsieur, un écrit important de ma part, qui trouvera sa place en temps et lieu et que je vous prie de conserver, attendu qu'il viendra une époque où je le réclamerai dans vos mains, et où je relaterai juridiquement l'instant où il fut consigné.
« J'ai l'honneur d'être très sincèrement, Monsieur ,
. Votre très humble et très obéissant serviteur,
« LE COMTE DE SADE. »
Ce 9 juillet 178 (9).
« Je vous- donne également avis, Monsieur, et porte plainte envers vous qu'un des alguasils - envoyés pour l'exécution de la violence qui venait de m'ètre faite à la Bastille quand vous parûtes dans la nuit du 3 au 4 juillet 1789 m'a volé deux louis dans ma poche; vous voudrez bien les faire rendre à Mme de Sade et assurer
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LE MARQUIS DE SADE A LA BASTILLE 213
ledit exempt qu'il sera poursuivi par moi au criminel aussitôt que je serai libre. , .' -
« DE SADE (1). »
La marquise de Sade dut probablement craindre de déplaire à son mari, ou de se compromettre, ou de faire quelque pénible découverte; en se chargeant de ces papiers, car elle écrivit, le 19 juillet, au commissaire Chénon : . '
« J'ai réfléchi, Monsieur, à la lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire dans un moment où j'étais trop troublée pour en peser les conséquences. Si vous n'aArez pas encore fait usage de ma lettre pour retirer delà Bastille les effets de M. de.Sade, sans observer les formalités usitées en pareil cas, je vous prie de disposer les choses de manière que je ne puisse pas être regardée comme responsable des papiers et effets de M. de Sade, ayant des raisons personnelles pour désirer de n'en être pas chargée.
« J'entends trop peu les affaires pour vous proposer à cet égard un parti que votre prudence vous suggérera mieux qu'à moy, mais il me semble qu'un moyen qui concilierait tout, et qui en même
(1) Arch. Nal., ol5g6. — Au dos de cette lettre le marquis a écrit : « Mme de Sade voudra bien faire remettre les papiers ci-joints à M. le commissaire Chénon. »
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214 LE MARQUIS DE SADE
temps s'accorderait avec le désir de mon mary. serait que vous voulussiez bien en retirant ces effets sans description, puisqu'il le souhaite, les déposer sous cachet dans un autre dépôt sur, où il resterait jusqu'à ce qu'il ait déterminé l'usage qu'il en veut faire.
« Tout ce que je demande encore une fois est de n'en pas demeurer chargée, et c'est pour cela, Monsieur, que je vous demande vos bons offices. Je suis, Monsieur, avec autant de considération que de confiance, votre très humble et très obéissante servante.
« MONTUEUIL DE SADE.
« Ce 19 juillet 1789,
« la Communauté des Dames de Sainte-Aure, rue Neuve-Sainle-Geneviève (1). »
Les vainqueurs de la Bastille avaient été très surpris d'y trouver si peu de détenus (2). Le peuple, qui aime à se sentir ému, supposait qu'il en restait plusieurs enfermés dans de mystérieux cachots,
(i) Arch. Nal., o'5gG. En tète celle annotation : « 19 juillet 1789. Rep. le 27. »
(2) Ces prisonniers étaient au nombre de sept : La Barle, Bernard Laroche, Jean La Corrèze et Jean Antoine Pujade, enfermés en 1787, pour avoir fabriqué de fausses lettres de change ; — Claude Tavernier, pour complot contre la vie du roi. Devenu fou, il fut conduit à Charenton; —le comte de Withé de Maleville, fou également ; — le comte de Solange, emprisonné sur la demande de son père pour dissipation.
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liés par des chaînes de fer, condamnés à d'affreuses tortures. Le petit nombre de ces prétendues victimes l'humiliait et le déroutait. Il ne voulait pas ^ v croire; Neuf habitants du district de Saint-Louisen-1'Isle, à la tête desquels s'était mis un certain M. Lamarre, résolurent de tirer la chose au clair* Ils se déléguèrent eux-mêmes auprès.du comité du district (1) et lui exposèrent leurs soupçons. Certainement, des malheureux restaient emprisonnés à la Bastille dans des oubliettes que seuls connaissaient les geôliers. Avec quelle impatience et quelle angoisse ils devaient attendre qu'on les délivrât ! 11 fallait, pour ne pas les exposer à mourir de faim ou de désespoir, se hâter, ne pas perdre un instant. Ainsi parla la délégation des neuf citoyens, conduits par M. Lamarre, et elle se retira, aussi gravement qu'elle était venue, convaincue qu'une fois de plus, elle avait sauvé la patrie.
Le comité envoya un de ses membres, escorté de quelques notables du district, pour visiter, très soigneusement, toutes les chambres et tous les cachots. On ne trouva rien.
Pour plus de sûreté, le comité manda les quatre
(1) Les comités de district, qui siègaient jour et nuit, recevraient les plaintes ou les dénonciations des citoyens, faisaient la police du quartier, ouvraient les ordres adressés par le maire ou le commandant général de la garde nationale et veillaient à leur exécution.
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216 *:•':- : LE' MARQUIS DE SADE" "
porte-clefs delà Bastille, Trécourf, Lossinole (1), •Gùyon et Fànfart. Ils se présentèrent le 17 juillet à onze heures dû matiu.
- Interrogés séparément, ils donnèrent, après avoir juré de dire foute la vérité, les renseignements les plus précis sur les tours, les chambres, les cachots et les prisonniers qui y avaient été enfermés. •--■-■
Trécourt déclara qu'il y avait un cachot à la
-Basinière, un à la Comté," un à la Bertaudière,
deux à la Liberté, un au Coin, un au Puits ; mais
que depuis plus de quinze ans aucun détenu n'y
avait été mis.
Lossinote, qu'on interrogea sur les deux tours dont il avait la garde, répondit entre autres choses « que le dernier prisonnier qui a été dans la tour de la Liberté a été le comte de Sade, transféré depuis environ trois semaines dans la maison des religieux de Charenton; que lors de la translation, il a été apposé des scellés par le commissaire Chénon, sur la porte de la chambre, pour la conservation des différents objets qui y ont été laissés (2) ». . .
(i) Pierre Lossinote, porte-clefs depuis 1781, était chargé de la tour de la Liberté et de celle de la Chapelle. Il logeait, en 1789, après la prise de la Bastile, rue Saint-Antoine, chez le sieur Pôstien, marchand papetier.
(2) Arçh. Nat., C. i34, doss. 5. Ce procès-verbal fut imprimé et envoyé à tous les districts de Paris. ;
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LE" MARQUIS DE SADE. A LA BASTILLE 217
Taudis qu'on s'occupait ainsi de-lui, indirectement, lé marquis de Sade faisait ses débuts dans cet asile-prison de Charenton où sa place était tout indiquée. Malgré les immenses caves, le vaste jardin et la charmante vue, signalés et admirés par tous les guides de Paris (1), il n'appréciait pas à sa valeur cette nouvelle résidence dont le régime et la discipline étaient cependant bien plus faciles à supporter que ceux de la Bastille. Latude qui y avait vécu quelques années auparavant n'hésite" pas à en convenir. Il raconte dans ses Mémoires (2) qu'il y avait à Charenton, vers 1775, plusieurs salles communes dans lesquelles se réunissaient les pensionnaires. Ils jouaient au billard, au trictrac, aux cartes, lisaient des livres ou des journaux. Aucune surveillance, ou une surveillance si bénigne, si tolérante, qu'elle n'existait pour
(i) « Les religieux de le Charité ont un établissement considérable à Charénlon-Saint-Maurice : leur maison est destinée aux malades d'esprit qui ont besoin d'èlrc renfermés. Ils ont aussi une maison de force. Toute leur, maison est en 1res bel air, et jouit d'une charmante vue : leur enclos est immense. On trouve dans la maison de ces Religieux un morceau de maçonnerie fort hardi; ce sont quatre nefs île caves bâties à cent pieds au-dessous du sol du jardin. Autant de lanternes en forme de puits les éclairent, et en rendent la disposition très saine. Chaque cave a soixante quatre toises de long (120 mètres environ), quatorze pieds de largeur et douze de hauteur. Elles peuvent contenir quinze cents muids de vin. » THIÉRY, Guide des voyageurs à Paris, 1787, p. 527. (2) Ed. Bertin, p.195.
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218 LE MARQUIS DE SADE
ainsi dire pas. Sauf dans quelques cas exceptionnels, les prisonniers jouissaient d'une très grande liberté. Ils pouvaient assister ou ne pas assister à la messe qui se disait à heure fixe dans la chapelle de l'asile. Ils pouvaient faire gras ou faire maig-re. à leur choix, le vendredi et le samedi. Ils n'étaient tenus qu'à obéir à la cloche qui réglait leur vie. A huit heures du matin, à onze heures, àsixheures, à huit heures en hiver et à neuf heures en été, Cette cloche leur annonçait le moment des repas — servis dans leurs chambres — et celui du couvre-feu. Ce régime, qui était un peu celui d'une pension de famille, n'avait pas changé depuis 1775.
Le marquis de Sade semblait, au début, assez résigné à son internement dans cette maison de fous, peut-être parce qu'il espérait bien ne pas y séjourner longtemps. « Il avait fait décorer saprison (c'est-à-dire sa chambre), et y conservait plusieurs habits brodés, galonnés et même des habits de caractère qu'il avait apportés avec lui de Vincennes (1). » Très autoritaire et très vaniteux, il régnait sur un petit groupe d'admirateurs, un peu plus fous que lui, et prenait des attitudes de grand homme méconnu.
(I)JDULAUKE, Liste des noms des ci-devanl nobles..., p. 94. Je n'ai trouvé ce détail que dans l'ouvrage dé Dulaurc. Je le reproduis à cause de sa précision, mais l'authenticité m'cn paraît douteuse.
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Mme de Sade continuait à s'occuper, par acquit de conscience, de sa mise en liberté, mais elle n'avait plus grande confiance. Peut-être même ne tenait-elle plus beaucoup à réussir. Elle commençait à connaître enfin son mari. Elle y avait mis le temps. Elle écrivait, le 16 août 1789, au commissaire Chénon(l) :
« Vous voudrai bien, Monsieur, marquer dans votre réponce que vous este instruit que l'on fait des démarche pour le tirer de Tendrait des fol où il ce trouve, comme de vrai je vai voir le ministre pour voir à ce qu'il soit mieux.
« Vous voudrai bien, Monsieur, observer dans lettre les terme pour qu'il ne croye pas que ce soit pour avouer sa liberté, ou plus to qu'il nentir pas cette conséquence, parce qu'il partirait delà pour dir que l'on le trompe. Le but est le bien-estre et sa sûreté. Ceci est pour vous seul, Monsieur, c'est une marque de confiance que je dois à votre probité et à la réputation que vous méritée à si juste titre. Je suis très parfaitement, Monsieur,
« Votre très humble et très obéissante servante.
« MÔNTREUIL DE SADE (2). »
(1) Je suppose que c'est à lui que celte lettre est adressée,, mais elle ne porte pas de suscription.
(2) Arck. Nat., o1 096.
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220 "- LE MARQUIS DE SADE . C" :
_' Un mois.plus tard, le 16 septembre, « en exécution des ordonnances, arrêts et règlements, » Louis le Peletier de Rosambo, président au Parlement, le conseiller Dupuis de Marcé, Le Breton, avocat et commis au greffe criminel du Parlement, et Pierre Dèlaurencet, un des substituts du procureur général du roi, vinrent visiter la maison de Charenton. Ils se firent présenter par le prieur et le procureur les registres et les documents relatifs à chaque prisonnier. Un procès-verbal contient une nomenclature de tous ces prisonniers (150 environ). Voici l'article qui concerne de Sade : •'
« M. Louis-Alphonse-Donatien, comte de Salde {sic), âgé.de quarante-huit ans, entré le /i juillet dernier par ordre du roi de la veille, contresigné de même. Sorti.ledit jour de la Bastille, pour inconduite. Sa famille paie la pension (1). »
Cette visite à Charenton et celles qui furent faites, vers la même époque, dans la plupart des prisons, avaient surtout pour but de se rendre compte des arrestations arbitraires que l'opinion publique reprochait, en les exagérant beaucoup, à l'ancien régime. Le 13 mars 1790, après une discussion très mouvementée, dans laquelle d'Epremesnil prononça un discours qui excita une vive émotion,
(0 Arch. Nal., Xs£i335.
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LE MARQUIS DE SADE A LA BASTILLE 221
l'Assemblée constituante adopta un projet de décret sur les lettres de cachet, présenté par M. de Casiellane (1), et dont le principal article était ainsi formulé :
« Dans l'espace de six semaines, après la publication du présent décret, toutes les personnes détenues dans les châteaux, maisons religieuses, maisons de force, maisons de police, ou autres prisons quelconques par lettres de cachet ou par ordre des agents du pouvoir exécutif, à moins qu'elles ne soient légalement condamnées, décrétées de prise de corps, ou qu'il n'y ait eu contre elles une plainte en justice à l'occasion d'un crime emportant peine afflictive, ou renfermées pour cause de folie, seront mises en liberté. »
Le marquis de Sade eut connaissance,' le 17 mars, de ce décret qui allait lui ouvrir lés portes de sa prison, et le lendemain ses fils, qu'il n'avait pas vus depuis 1773, vinrent lui apprendre, à Cliarenton, que sa mise en liberté était prochaine. Ils n'avaient pas annoncé cette visite à leur mère,
(i) Députe de la noblesse du baillagede Chàteau-Neuf aux Ktals Généraux. Le 12 octobre 1789^1 se plaignit qu'il existât encore des prisons d'Élal : « Des citoyens, dit-il, gémissent seras le despotisme ministôriel,quoiquele despotisme n'existe plus. » Le 2 janvier 1790 il fit décréter que tous les agents •le détention arbitraires seraient tenus de donner l'état de îeurs prisonniers. ... - -. -- . . -- . ;
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222 LE, MARQUIS DE SADE
mais là présidente de Montreuiï les avait encouragés à la faire, tout en se montrant très sceptique sur les résultats qu'aurait pour son gendre la mesure dont il était sur le point de bénéficier : « Je souhaite, avait-elle dit, qu'il.soit heureux, mais je doute qu'il sache l'être. »
Quelque triste opinion qu'on aie de l'âme du marquis, on peut, je crois, supposer qu'il revit ses fils avec émotion. Il les invita à dîner et, pendant deux heures, se promena avec eux dans le jardin de Charenton (1). Ils revinrent le 23 mars et lui apportèrent le décret de l'Assemblée constituante. Six jours après, le 23 mars, il était libre.
Une de ses premières visites fut pour le couvent de Saint-Aûre. Sa femme, refusa de le recevoir. Elle était guérie et pour toujours de toute affection pour le misérable qui l'avait si longtemps méconnue et torturée. Elle ne demandait qu'à vivre loin de lui et à l'oublier. Le mépris avait tué l'amour. Cette âme enfin apaisée, délivrée de ses illusions et de ses faiblesses, se réfugiait en Dieu. Une sentence du Châtelet, le 9 juin 1790, prononça, entre les deux époux, la séparation « de corps et d'habitation ». Chacun désormais suivit sa voie. Le marquis prit pour maîtresse la présidente de Fleurieu. Mme de Sade, religieuse laïque,
(i) Biographie Michaud.
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s'adonna de plus en plus aux pratiques de piété. Elle expia pour son mari, qui avait tant à expier. Elle vécut ses dernières années dans son château d'Échauffour, et c'est là que la mort la prit, le 7 juillet 1810.
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X
LE CITOYEN SADE
L'ÉCRIVAIN. — « JUSTINE. OU LES MALHEURS
DE LA VERTU »
Comme moyen d'améliorer le caractère et d'épurer le sens moral, l'emprisonnement, il faut en convenir, laisse beaucoup à désirer. Pendant les heures de captivité, c'est-à-dire de recueillement et de méditation, que leur imposent les juges, les condamnés ne passent pas le temps, comme on pourrait le croire, à déplorer leurs crimes et à s'en repentir.Pleins d'indulgence pour eux-mêmes, ils accusent la société, et ils ont quelquefois raison. La loi qui les a frappés, ils n'hésitent jamais à la trouver inique. Ils attribuent à une misère imméritée — que tant d'autres supportent vaillamment, sans se plaindre — au droit qu'a tout homme do
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LE CITOYEN SADE. L ECRIVAIN 225
vivre, même aux dépens d'autrui, ou encore aux exigences aussi naturelles qu'invincibles de la passion, et à l'absence de préjugés, ce qui fut uniquement provoqué par la grossièreté de leurs instincts.
Sans cesse occupés à se défendre, à s'excuser, / à s'admirer, les plus incontestables coquins ne tardent pas à se poser en victimes. Ils jugent ceux qui les ont jugés. Entre leurs vices et les vertus des honnêtes gens, ils établissent des rapprochements où se complaît leur orgueil. Ainsi,, presque inévitablement, l'homme que la société a rejeté de son sein et qui porte avec une rage sourde le poids de la réprobation publique, devient le rëvollé, le complice dévoué, ardent, fanatique, de ceux qui, pour d'obscurs desseins, agitent la foule, l'irréconciliable adversaire du soldat, du magistrat, du prêtre, de tout ce qui représente la Discipline, la Loi, la Règle et le Devoir.
Cet état d'âme était exactement celui du marquis de Sade quand le couvent pénitentiaire de Charenton, en 1790, lui ouvrit ses portes. De ces prisons, d'ailleurs si douces et on pourrait presque dire si confortables, où était entré, un aristocrate, un libertin sortait, aigri, exaspéré, plein de haine et de fiel, un révolutionnaire, un anarchiste.
Ses nouvelles théories —■ que nous exposerons
..- 15
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226 LE MARQUIS DE SADE
d'après le roman « philosophique » Aline et Valcour, qu'il écrivit à la Bastille et remania sans doute plus tard (1) — il les met au service de ses rancunes.
L'ancien régime l'avait frappé — nous savons avec quelle indulgence — il se déclara l'ennemi de l'ancien régime, à qui sa famille et lui devaient tant d'abusives faveurs. Il salua de ses voeux l'aurore de la Révolution, comme il en salua, pendant la Terreur, avec moins de conviction, je suppose, le sanglant crépuscule.
« O France ! s'écriait-il dans cette première période où l'enthousiasme coulait à pleins bords, tu t'éclaireras un jour, je l'espère : l'énergie de tes citoyens brisera bientôt le sceptre du despotisme et de la tyrannie, en foulant à tes pieds les scélérats qui servent l'un et l'autre ; tu sentiras qu'un peuple libre par la nature et le génie ne doit être gouverné que par lui-même (2). »
Un bâtard littéraire de Rousseau, l'ennuyeux Raynal, dont!Histoire philosophique et politique des deux Indes avait eu un si retentissant succè.°, était à cette époque son maître préféré :. « O Raynal, disait-il, ton siècle et ta patrie ne te méritaient pas » (3). Cet excès d'admiration pour un
(i) La première édition parut en 1793.
(2) Aline et Valcour, éd. de iSS3, t. II, p. 33.
(3) Aline et Valcour, t. II, p. 04.
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LE CITOYEN SADE. L ECRIVAIN 227
écrivain aussi déclamatoire et aussi insipide suffit à juger un homme.
Parce que Louis XV et Louis XVI, monarques assez débonnaires, avaient signé contre lui des lettres de cachet qui n'avaient que trop leur raison d'être, le marquis de Sade, devenu républicain, attaquait tous les rois, même les meilleurs. Il se montraitparticulièrement sévère pour saint Louis, «ce roi cruel et imbécile... un fou, un fanatique, qui, non content de faire des lois absurdes et intolérables, abandonna le soin de diriger ses États, pour aller conquérir sur les Turcs, au prix du sang de ses sujets, un tombeau qu'il faudrait se presser de faire abattre s'il était malheureusement dans notre pays (1) ».
Comme on en peut juger par cet extrait, l'antimonarchiste se complétait par le libre-penseur. Hostile au Christianisme, ou plutôt à toute religion, parce qu'il avait souffert de l'obstacle qu'opposent la plupart des religions au déchaînement des sens, il affectait de faire des.prètres les auxilià ires des rois. C'est une théorie qui lui semblait commode, puisqu'elle s'accordait avee ses vices, et dans aucun passage de son roman philosophique il ne l'a aussi clairement exprimée que dans celuici, qui parait inspiré par ÏEssai sur les Moeurs :
(i; Aline et Valcour, t. II, p. 259.
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228 EE MARQUIS DE SADE
« Les rigueurs théocratiques étayent toujours l'aristocratie ; la religion n'est que le moyen de la tyrannie ; elle là soutient, elle lui prête des forces. Le premier devoir d'un gouvernement libre ou qui recouvre sa liberté doit être incontestablement le brisement de tous les freins religieux. Bannir les rois, sans détruire le culte religieux, c'est ne couper qu'une des têtes de l'hydre ; la retraite du despotisme est le parvis des temples ; persécuté dans un Etat, c'est là qu'il se réfugie, et c'est de là qu'il reparaît pour enchaîner les hommes quand on a été assez maladroit pour ne pas l'y poursuivre " en détruisant et son perfide asile et les scélérats qui le lui donncnt(l). »
Naturellement le catholicisme était l'objet ds ses attaques les plus véhémentes. Dans une noie de son livre, il en demandait, au nom delà liberté, l'entière suppression, que les sectateurs de la Raison allaient bientôt entreprendre : « Français, pénétrez-vous de cette idée. Sentez donc que voire culte catholique, plein de ridicules et d'absurdités, que C3 culte atroce dont vos ennemis profitent avec tant d'art contre vous, ne peut être celui d'un peuple libre ; non jamais les adorateurs d'un esclave crucifié n'atteindront aux vertus de Brutus (2). » L'éloge des vertus de Brutus ne manque pas de sa(1)
sa(1) et Valcour, t. II, p. 125.
(2) Aline et Valcour, t. II, p. 271.
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LE CITOYEN SADE. L ECRIVAIN 229
veur ni d'imprévu sous laplume dumarquis deSade. Cet ennemi des prêtres et des rois était, -on le pense bien, tout imprégné d'idées humanitaires. Sur bien des points, il a devancé son temps et se rapproche du nôtre. Les bons juges, ceux qui remplaceront les arrêts par des homélies civiques, il les réclame, il les prévoit, et il flétrit les autres, ceux qui le condamnèrent, ceux à qui le crime n'inspirait pas une indulgente sympathie : « C'est une affreuse habitude, dit-il, où sont les juges de ne jamais regarder qu'un coupable dans l'accusé, qui leur fait commettre de si sanglantes méprises : tant de causes pourtant peuvent avoir attiré des ennemis à un homme ; la médisance, la calomnie sont si fort en usage qu'il paraîtrait que, dans toute âme honnête, le premier mouvement devrait toujours être à la décharge de l'accusé ; mais où y a-t-il aujourd'hui des juges de cette vertu (1). » Combien ces réflexions, excellentes par ellesmêmes, prendraient plus de force si un autre que le marquis de Sade les exprimait !
Cet ancien officier, qui avait montré pendant ses campagnes beaucoup de courage, était devenu, par amour de l'humanité, passionnément antimilitariste. 11 disait à ces Français trop belliqueux qu'il avait pris à tâche de réformer :
(1) Aline et Valcour, t. II, p. 349.
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230 LE MARQUIS DE SADE
« Renoncez à l'esprit de conquêtes et, n'ayant jamais d'ennemis, ne devant vous occuper qu'à garantir vos limites, vous n'aurez pas besoin de soudoyer une si grande quantité d'hommes en tout temps; vous rendrez en les réformant cent mille bras à la charrue... Vous n'enlèverez plus au père de famille des enfants qui lui sont nécessaires, vous n'introduirez pas l'esprit de licence et de débauche parmi l'élite de vos concitoyens (par la vie de garnison), et tout cela pour le luxe imbécile d'avoir toujours une armée formidable (1). »
Ces théories humanitaires, fortement teintées de matérialisme, et qui lui permettaient de trouver le militarisme moins naturel et moins excusable que l'anthropophagie. (2), devaient l'entraîner vers les idées nouvelles. Dès sa sortie de prison, il afficha son amour pour le peuple, pour ce peuple qui, en 1790, pillait et brûlait son château de la Coste (3). Révolutionnaire, il le fut, par tempéra(i)
tempéra(i) et Valcour, t. II, p. 3o5.
(2) « Tout est affaire de goût et d'organisation ». Aline el Valcour, t. II, p. 5S. « L'anlbropophagie n'est certainement pas un crime; elle peut en occasionner sans doule, mais elle est indifférente par elle-même ». IiL, t. II, p. 72.
(3) « Dans le sac du château, on découvrit, dit-on — mais n'est-ce pas un racontar ? — des instruments de torture qui servaient à ses débauches. En tout cas on n'épargna même pas la célèbre salle des Clyslères dans laquelle un peintre de talent avait couvert les murailles des peintures les plus bouffonnes. C'étaient des seringues de toute grosseur, à
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ment et par représailles, dans ses écrits comme dans ses actions.
Sa femme s'était pour toujours séparée de lui. Ses fils avaient émigré. Sa fille vivait enfermée et cachée dans le couvent de Sainte-Aure. A peu près privé de ressources, il n'avait d'autre appui — un appui qui allait bientôt lui échapper-— que l'amitié du comte de Clermont-Tonnerre,avec qui il s'était intimement lié. 11 se voyait par suite dans l'obligation, à cinquante ans, de vivre de sa plume. Heureusement pour lui, il avait eu lé temps, à Vincennes et à la Bastille, d'écrire beaucoup, et ses manuscrits ou du moins ses romans étaient de ceux qui peuvent plaire à un nombreux public et dont le placement ne rencontre pas trop de difficultés.
Sa vanité littéraire, dont celle de quelques écrivains de notre temps, d'ailleurs médiocres, donne seule l'idée, devait l'aider beaucoup. Il se prenait. pour un penseur très original et pour un très remarquable écrivain. A la plus insignifiante de ses phrases, à la plus médiocre de ses inventions, il attachait une extrême importance (l). Cet érotomane était aussi un graphomane. •
ligures humaines, poursuivant dans une espèce de ronde de sabbat, une foule de... dos, à qui elle rendaient les armes. » CADANÈS, Cabinet secret de lllisloire, III, 343.
(1) En voici un exemple. La trente-cinquième lettre de. son roman, Aline et Valcour,a. pour titre particulier, Histoire de Sainville et de Léonore, Une astôrique, à côté du titre, ren-.
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Il se tourna d'abord vers le théâtre, qui, alors comme aujourd'hui, rapportait en général beaucoup plus que le livre.
Le bibliophile Jacob, souvent très aventureux dans ses suppositions, croit qu'il composa quelques-unes de ces pièces obscènes qui parurent de 1789 à 1793 contre Marie-Antoinette, la princesse de Lamballe, Mme de Polignac, etc., et qui furent jouées sur des scènes clandestines (1). C'est possible, mais nous n'en avons trouvé aucune preuve. Permettons au divin marquis de bénéficier du doute. Ses fautes trop réelles sont assez nombreuses pour qu'on ne lui en attribue pas d'imaginaires.
Il débuta publiquement, comme auteur dramatique, en 1791. Cette année-là, il eut une pièce refusée au Théâtre-Français— Jeanne Laisné ou le Siège de Beauvais (2) — et une pièce jouée au Théâtre-Molière— Oxliernou les Effets du Libertinage. La compensation lui parut-elle suffisante? Je n'oserai pas l'affirmer.
Un personnage très curieux, et qui mériterait une étude spéciale, Boursault-Malherbe, directeur
voie h celle note : « Le lecteur qui prendrait ceci pour un de ces épisodes placés, sans motif et qu'on peut lire ou passer à volonté, commettrait une faute bien lourde. »
(î) V. Catalogué Soleinne, 1844, t- IH, p. 190.
(2) Cette pièce fut refusée, nous l'avons vu, parce que l'auteur y fait l'éloge de iouis XI.
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LE CITOYEN SADE.. X ECRIVAIN 233du
233du de Marseille en 1789, fit construire en 1790, rue Saint-Martin, vis-^à-vis la cour du îMaure et dans une ancienne maison où avait logé Gabrielle d'Estrées (1), le Théâtre-Molière, qui ouvrit le 8 juin 1791 et ferma un an après « lors de l'événement du 10 août », (2) mais pour reprendre quelques mois plus tard, sans grand succès, le cours de ses représentations civiques (3). Ce fut une des scènes les plus révolutionnaires de Paris, et ce fut aussi une de celles où se succédèrent le plus de faillites et.qui changèrent le plus souvent de directeurs et de titres sans désarmer le destin (fi).
Oxtiern ou les Effets du Libertinage, drame
(i) Celle maison appartenait, dans les dernières années du dix-huitième siècle, à la Compagnie des Indes occidentales qui y recevait les engagements des émigrants
{•i) Notice sur la vie publique et priuée de J.-F. DoursaultMalhcrbc et réponse à quelques pamphlets. Paris, 181g, p. 6.
(3) En 1791 : la Ligue des fanatiques et des tijrans, par Ronsin ; la France régénérée, par Chaussard, mus. de Scio ;- Louis XIV cl le Masque de fer, par Lcgrand. En 1793 : l'Ainéc des papesses Jeanne, par de Fauconpret. En 1794 : l'Heureuse Nouvelle ou la Reprise de Toulon, par'Fabre d'Olivel, etc.
(4) D'après M. Henry Lecomle, ce théâtre malchanceux s'appela tour à tour : Molière (1791-1793), des Sans-Culolles ([793-i794), de la Rue Martin (17$)), Molière pour la seconde fois (1797), des Amis des Arls et des Elèves de l'Opéra Comique (1798-1800), des Variétés Nationales et Etrangères (1802), Molière pour la troisième fois (1802), des Variétés Etrangères (1S06-1S07) (Histoire des Théâtres de Paris, igo5, p. 40.) —11 fut fermé par le décret de 1807. Il avait été occupé, pendant quelques mois, en i799,;par le Théâtre des Troubadours.
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en trois actes et en prose, fut joué au ThéâtreMolière dans les premiers jours de novembre 1791. La pièce eut du succès. Le marquis de Sade était plein de son sujet et il racontait un peu son histoire. Il avait mis en action une des douze nouvelles historiques des Crimes de l'Amour, composées pendant son séjour à la Bastille et qu'il ne devait publier qu'en 1800. Le Moniteur du 6 novembre 1791 constata qu'il y avait dans ce drame très noir « de l'intérêt et de l'énergie », mais que le principal personnage était d'une atrocité révoltante. Le principal personnage, Oxtiern, l'auteur, pour donner quelque satisfaction au public, le traitait de scélérat et même de monstre, mais c'était vers lui qu'allaient d'instinct toutes ses sympathies. Il se reconnaissait dans ce scélérat et ce monstre. Les théories qu'il plaçait dans sa bouche étaient ses propres théories, d'une immoralité pédantesque et déclamatoire, ses éternels panégyriques du crime considéré comme la marque d'un esprit supérieur. Ce n'était pas Oxtiern, mais le père de Justine, l'homme de la petite maison d'Arcueil, qui accablait de son hautain mépris de philosophe les pauvres hères, les coquins médiocres, capables de scrupules et asservis à de misérables préjugés : .. " « Ces imbéciles-là, disait-il dédaigneusement, n'ont point de principes : tout ce qui sort de la
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règle ordinaire du vice et de la friponnerie les étonne, le remords les effraie. »
La phraséologie emphatique et le ton prêcheur de ce drame contribuèrent beaucoup à son succès, qui se prolongea pendant toute la période révolutionnaire. Oxtiern n'était pas encore oublié, huit ans après sa première représentation. Il parut, le 13 décembre 1799, sur le Théâtre de Versailles, avec ce sous-titre un peu modifié : les Malheurs du Libertinage, et il y fit assez bonne figure.
Comme, beaucoup d'auteurs dramatiques, ou plutôt comme tous les auteurs dramatiques, le marquis de Sade avait eu plusieurs pièces reçues, que les directeurs ensevelirent dans leurs cartons funéraires et que le public, qui les aurait peutêtre applaudies, peut-être sifflées, ne connut pas. Le Théâtre-Français accueillit très favorablement, en 1790, le Misanthrope par amour ou Sophie et Desfrancs (1) et donna ses entrées à l'auteur pendant cinq ans — mais il ne donna pas, malgré les engagements qu'il avait pris, ses entrées à la pièce. Si VHomme dangereux ou le Suborneur (2), reçu au Thôâtre-Favart en 1791, fut joué en 1792,.
(i) Comédie en cinq actes et en vers.
(2) Comédie en un'acte et en vers de dix syllabes. Cette pièce déplut tellement au public qu'il refusa de l'entendre jusqu'à la lin. De même que la précédente elle n'a jamais été imprimée.
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VEcole du Jaloux ou le Boudoir, reçue également au Théâtre-Favart. en 1791, resta à l'état de manuscrit inutilisé. Déjà à cette époque les directeurs promettaient beaucoup et tenaient peu.
Ces déboires dramatiques n'affectèrent que médiocrement le marquis de Sade. Il comptait sur ses romans pour le consoler de la triste destinée de ses pièces, dont une seule, comme on vient de le voir, avait réussi. Depuis sa mise en liberté, il s'occupait d'achever, de revoir, de rendre plus révolutionnaire, en la farcissant de lieux communs démocratiques, de diatribes contre les rois et les .prêtres, cette Justine dont on a tant parlé sans la connaître et sur laquelle couraient tant d'absurdes •légendes.
On a dit que l'auteur l'imprima lui-même dans une caAre. On a dit que Robespierre, Couthon et Saint-Just la lisaient assiduement pour y chercher des leçons de cruauté. On a dit que Napoléon faisait passer en conseil de guerre et impitoyablement fusiller les officiers ou soldats qui étaient convaincus d'avoir en leur possession ce terrible livre (1). Tout cela est faux et absurde.
Un écrivain très oublié, Charles Villers (2), a
(i) Voir un curieux article de M. Alcide lîonneau sur Justine dans la Curiosité littéraire el bibliographique, Paris, Liscux, 1880, i 10 série.
(2) Charles Villers, né en .1767, officier d'artillerie, ancien aide-de-camp du marquis de Puységur (le disciple de Mes-
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raconté en 1797, dans une lettre fort intéressante , publiée parle Spectateur du J\Tord (L), qu'il voulut lire entièrement ce volumineux roman et que jamais soldat condamné à passer sous les baguettes ne fut plus heureux de voir se terminer l'exécution que lui d'arriver à la dernière page. J'ai éprouvé à peu près la même impression. Rien n'est aussi répugnant et en même temps rien n'est aussi ennuyeux que cette littérature où l'érotisme, et un érotisme de maniaque (2), disserte perpétuellement, dogmatise sans trêve, où le vice, pédanlesque et poncif monte en chaire, fait la classe, où l'amour n'est qu'un ignoble cuistre détraqué et intarissable. Je n'irai pas jusqu'à prétendre
mer), passa une grande partie de sa vie en Allemagne, où il mourut (à Heidclberg) le aQ février iSi5. Ses ennemis disaient que l'étude de la langue allemande lui avait désappris le français. On a réimprimé en 1S77 sa /-.élire sur le roman intitulé « Justine ou les Malheurs de la Vertu ».
(1) Ce journal parut à Hambourg de janvier 1797 à décembre 1S02. Réimprimé numéro par numéro en France jusqu'au iS fructidor, il y fut interdit à partir de celle époque. Ses principaux collaborateurs étaient Baudus, Villers, Rivarol, de Pradt, Delille, Joseph de Maistre.
(2) « Ces récits de l'érotisme le plus noir, pleins de flagellations,- d'orgies, de sang et de vin, de cadavres poignardés cl violés, d'enfants mutilés, ces abominables romans ayant leur morale particulière, leur philosophie et leur doctrine propres, ces manuels compliqués de la débauche et de la cruauté, auprès desquels des petits livres polissons du dix- _ huitième siècle sont innocenls... » ANATOLE FRANCE, notice placée en tête de Dorci ou la Bizarrerie du sort, conte inédit par le marquis de Sade. Paris, 1881, p. i(j.
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qu'on devrait introduire dans les écoles les livres de ce genre, mais j'estime que la peinture des passions coupables y dégage une telle horreur et un si formidable ennui qu'ils pourraient, âû moins par ce côté-là, ramener bien des âmes à la vertu. D'ailleurs, à en croire le marquis de Sade, c'est le but qu'il se proposait (1).
Deux éditions de Justine ou les Malheurs de la FeWa,runefein-S°, l'autre in-12, et formant également deux volumes, pâr_u£ent.presque en même temps, en 1791, « en Hollande, chez les Libraires associés », c'est-à-dire, croyons-nous, à Paris, chez le libraire qui fut le principal éditeur du marquis de Sade, Girouard (2).
L'éditionin-8° est généralement considéré comme la première. C'est celle à laquelle il convient de se
(i) « J'ignore l'art de peindre sans couleur; quand la vue est sous mon pinceau, je l'esquisse avec toutes ses leinlcs, tant mieux si elles révoltent ; les offrir sous de jolis dessins est le moyen de les faire aimer, et ce projet est loin de ma tète. » Aline et Valcour, l. I, p. i03.
(2) Ce Girouard était un zélé royaliste qui fut arrêté pour avoir imprimé, au moment du procès de Louis XVI, plusieurs pamphlets en sa faveur. « Sa soeur, religieuse, se rendit à l'audience le jour où il devait être jugé, et ayant entendu prononcer sa condamnalion à mort, elle se leva avec courage pour accuser les juges et demanda le même sort. On voulait la forcer à se retirer, et elle éleva la voix encore plus fortement en criant : Vive le roi. Fôuquier la fit alors mettre en jugement et aussitôt elle fut condamnée et exécutée avec son frère, ainsi que Mme Fruscher, amie de Durosoy ». Biographe moderne. Leipzig, 1807.
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reporter poui> avoir le texte original, souvent modifié depuis, et pas toujours par l'auteur (1).
Le nom du marquis de Sade n'est pas indiqué sur la page de titre, qui porte, avec un pseudoécusson d'éditeur dans lequel on lit Eternité, cette épigraphe sentencieuse :
« O mon ami, la prospérité du Crime est comme la foudre, dont les feux trompeurs n'embelissent (sic) un moment l'atmosphère que pour précipiter dans les abîmes de la mort les malheureux qu'ils ont éblouis. »
Un frontispice, finement dessiné (par Chéry) représente une jeune femme êplorée entre un jeune honime à moitié nu et une vieille matrone d'aspect assez désagréable. Dans le fond on aperçoit des arbres tordus par le vent et un ciel orageux.
Cette jeune femme, d'après « l'explication de la gravure » donnée par de Sade, c'est la Vertu — une Vertu qui paraît bien ennuyée — entre la Luxure et l'Irréligion. Elle" lève les yeux vers Dieu, comme pour le prendre à témoin de ses infortunes, et elle prononce sans doute les vers
(1) Le marquis de Sade se défendit toujours d'avoir écrit Justine. Ce qui est hors de doute c'est qu'il parut de ce roman des éditions clandestines dans lesquelles le texte,- sans l'aveu de l'auteur, subit des remaniements.
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inscrits au-dessous de ce groupe emblématique :
« Qui sait, lorsque le Ciel nous frappe de ses coups,
Si le plus grand malheur n'est pas un bien pour nous (1). »
La note explicative du frontispice est précédée d'un avis de l'éditeur (2) et de cette préface, qui n'existe que dans les premières éditions :
(i) Ces vers sont tirés de YOEdipe chez Admètc de Ducis. Celte tragédie avait été représentée au Théâtre-François, le 4 décembre 177S.
(2) « Nos aïeux, pour intéresser, faisaient jadis usage de magiciens, de mauvais génies, de tous personnages fabuleux, auxquels ils se croyaient permis, d'après cela, de prèler tous les vices dont ils avaient besoin pour le ressort île. leurs romans. Mois puisque, malheureusement pour I'huni.-inité, il existe une classe d'homme chez laquelle le dangereux penchant au libertinage détermine des foiTails aussi effrayants que.ceux dont les anciens auteurs noircissaient fabuleusement leurs Ogres et leurs Géants, pourquoi ne pas préférer la Nature à la Fable? FI pourquoi se refuser les plus beaux elTcls dramatiques dans la crainlc de n'oser souiller celle carrière? Uedoulera-l-on de dévoiler des crimes qui paraissscut faits pour ne jamais sorlir des ténèbres? Hélas! Hélas! qui les ignore de nos jours? Les Bonnes les content aux enfants, les filles de mauvaise vie eu embrasent l'imagination de leurs Sectateurs et par une bien plus coupable imprudence, les Magistrats, alléguant un 1res faux amour de l'ordre, osaient en souiller les annales de Thémis. Oui retiendrait donc le Romancier ? Toutes les espèces de vices imaginables, lous les crimes possibles ne sont-Us pas à sa disposition? N'a-l-il pas le droit de les peindre tous pour les faire, délester aux hommes ?
« Malheur à ceux que les tableaux de Justine pourraient corrompre! mais qu'on né nous accuse pas; quelque voie que nous eussions prise, ils n'en seraient pas devenus meilleurs : il est une sorte de gens pour qui la'vertu même est un poison. »
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« .A ma bonne Amie,
« Oui, CONSTANCE (1), c'est à toi que j'adresse cet ouvrage. A la fois l'exemple et l'honneur de ton sexe, réunissant à l'âme la plus sensible l'esprit le plus juste et le mieux éclairé, ce n'est qu'à toi qu'il appartient de connaître la douceur des larmes qu'arrache la vertu malheureuse. Détestant les sophismes du libertinage et de l'irréligion, les combattant sans cesse par tes actions et partes discours, je ne crains point pour toi ceux qu'a nécessités dans ces mémoires le genre des personnages établis ; le cynisme de certains crayons (adoucis néanmoins autant qu'on l'a pu) ne t'effrayera pas davantage ; c'est le vice qui, gémissant d'être dévoilé, crie au scandale aussitôt qu'on l'attaque. Le procès de Tartuffe fut fait par des bigots ; celui de Justine sera l'ouvrage des libertins ; je les redoute peu : mes motifs dévoilés par toi n'en seront point désavoués ; ton opinion suffit à ma gloire, et je dois, après t'avôirplu, ou plaire universellement, ou me consoler de toutes les censures.
« Le dessein de ce roman (pas si roman qu'on, le croirait) est nouveau sans doute ; l'ascendant de
(1) Quelle est celte Constance? Probablement la femme avec qui vivait à celte époque le'marquis et dont nous parlerons plus loin.
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la vertu sur le vice, la récompense du bien, lu punition du mal, voilà la marche ordinaire de tous les ouvrages de cette espèce. Ne devrait-on pas en être rebattu ?
« Mais offrir partout le vice triomphant et la vertu victime de ses sacrifices ; montrer une infortunée, errante de malheurs en malheurs, jouet de la scélératesse, plastron de toutes les débauches, en butte aux goûts les plus barbares et les plus monstrueux, étourdie des sophismes les plus hardis, les plus spécieux ; en proie aux séductions les plus adroites, aux subornations les plus irrésistibles ; n'ayant pour opposer à tant de revers, à tant de fléaux, pour repousser tant de corruptions, qu'une âme sensible, un esprit naturel et beaucoup de courage; hasarder en un mot les peintures les plus hardies, les situations les plus extraordinaires, les maximes les plus effrayantes, les coups de pinceaux les plus énergiques, dans la seule vue d'obtenir de tout cela l'une des plus sublimes-leçons de morale que l'homme ait encore reçues : c'était, on en conviendra, parvenir au but par une route peu frayée jusqu'à présent,
« Aurai-je réussi, CONSTANCE ? Une larme de tes yeux déterminera-t-elle mon triomphe ? Après avoir lu Justine, en un mot, diras-tu : « Oh ! com« bien ces tableaux du crime me rendent fière « d'aimer la vertu ! Comme elle est sublime dans
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les larmes ! Comme les malheurs l'embellissent ! » « O CONSTANCE ! que ces mots t'échappent, et mes travaux sont couronnés. »
Pénétrons maintenant dans ce livre. Il faut bien que je me résigne à en donner une analyse, aussi exacte que possible.
Les deux filles d'un banquier parisien, Justine et Juliette, la première âgée de douze ans, l'autre de dix-huit, se trouvent, à la mort de leur père — elles avaient déjà perdu leur mère — complètement ruinées et livrées à elles-mêmes. Le couvent (de Panthémontj, où elles faisaient leur éducation, s'empresse de les mettre à la porte avec quelques écus et un paquet de vêtements.
L'aînée, Juliette, a vite pris son parti. Elle va chez une « appareilleuse », réussit très bien dans l'hospitalière maison qui l'a abritée et épouse un de ses amants de passage, le comte de Lorsange. Après s'être assurée qu'il l'a inscrite dans son testament, elle l'empoisonne, ruine un certain nombre de hauts personnages et devient la maîtresse d'un des hommes les plus importants du royaume, M. de Corville, avec qui elle se retire dans sa terre de Montargis.
Justine, la cadette, est une charmante personne, comme vous pourrez en juger par le portrait flatteur, tracé avec une légèreté de pinceau
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qui ne lui est pas habituelle, par le marquis de Sade :
« Douée d'une tendresse, d'une sensibilité surprenante, au lieu de l'art et de la finesse de sa soeur, elle n'avait qu'une ingénuité, une candeur qui devaient la faire tomber dans des pièges. Cette jeune fille à tant de qualités joignait une physionomie douce, absolument différente de celle dont la nature avait embelli Juliette ; autant on voyait d'artifice, de manège, de coquetterie, dans les traits à l'une, autant on admirait de pudeur, de décence et de timidité dans l'autre. Un air de vierge, de grands yeux bleus, pleins d'âme et d'intérêt, une peau éblouissante, une taille souple et flexible, un organe touchant, des dents d'ivoire et les plus beaux cheveux blonds, Aroilà l'esquisse de cette cadette charmante dont les grâces naïves et les traits délicats sont au-dessus de nos pinceaux. »
Justine se destine à la vertu, carrière assez ingrate. Elle cherche du travail chez une couturière et n'en trouve pas. Elle entre, fatiguée par une longue route et mourant de faim dans un presbytère. Le curé, irrité de ce qu'elle résiste à ses avances, lâchasse.
Douze ans après, Juliette, devenue Mme de Lorsange, et fixée à Montargis où elle vit en châ-
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telaine, va voir arriver pour se distraire, la diligence qui vient de Lyon et se dirige vers Paris. Une jeune fille en descend. Condamnée à Lyon nour vol, incendie, meurtre dans une auberge, on la conduit à Paris où l'attendent de nouveaux juges. M. de Corville obtient de l'interroger.Sous le nom de Thérèse qu'elle a pris, on ne sait trop pourquoi, la pauvre Justine, réduite à cette triste situation, raconte son histoire, depuis son départ de chez le curé.
Un aubergiste à qui elle ne peut payer sa note, l'envoie chez un certain Dubourg qui la reçoit bien mais lui demande, en retour de l'argent et de l'asile qu'il lui promet, de iie pas se montrer cruelle : « On est revenu, dit ce philanthrope, de cette manie d'obliger gratuitement les autres ; .on a reconnu que les plaisirs de la charité n'étaient que les jouissances de l'orgueil, et comme rien n'est aussitôt dissipé, on a voulu des sensations plus réelles. On a vu qu'avec une enfant comme vous, par exemple, il valait infiniment mieux retirer pour prix de ses avances tous les plaisirs que peut offrir la luxure que ceux très froids et très futiles de la soulager gratuitement. »
Justine (nous lui conserverons ce nom pour plus de clarté) ne goûte pas ce raisonnement. Elle part sans vouloir rien entendre.M.du Harpin, prêteur sur gages, la prend comme servante. Elle
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était chez lui depuis deux ans lorsqu'il l'engage à voler, chez un locataire de la maison qu'ils habitent, une montre en or. Elle refuse, malgré ses tirades contre le droit de propriété, et il se venge en la faisant arrêter pour vol d'un diamant de mille écus qu'on découvre dans ses hardes d'autant plus facilement qu'il l'y amis.
Enfermée pour un crime qu'elle n'a pas commis, Justine se lie avec une autre détenue, Mme Dubois, qui lui annonce très tranquillement qu'elle va mettre le feu à la prison et qu'elles pourront ainsi s'échapper. En effet, l'opération s'exécute. Vingt et une personnes sont brûlées, mais Mme Dubois et son amie redeviennent libres.
Des bandits, anciens associés de cette femme énergique et qu'elle avait avertis de ses projets, les attendaient. Ils les conduisent dans la forêt de Bondy. Laces quatre gredins, un peu ivres, font à la malheureuse Justine les propositions les plus outrageantes, et la menacent, si elle essaie de résister, de la poignarder et de l'enterrer au pied d'un arbre. Il y avait là de quoi ébranler la vertu la plus solide. La jeune fille se préparait déjà à sacrifier avec désespoir mais avec résolution son honneur à sa vie, lorsque, heureusement, une alerte se produit, une alerte qu'on peut qualifier de providentielle. Les bandits,qui ont entendu des bruits de pas, sortent et reviennent bientôt, après
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avoir tué trois hommes. Ils en ramènent un quatrième, nommé Saint-Florent, et s'apprêtent à le tuer. Justine demande sa grâce et l'obtient, à condition qu'il s'enrôlera dans la bande. Pendant que les brigands sont endormis, elle lui fait signe de prendre son portefeuille qu'ils ont oublié de cacher, et à s'enfuir. Elle part avec lui. Ils entrent dans les profondeurs de la forêt, où ils n'ont plus rien à craindre, et Saint-Florent offre à celle qui l'a sauvé son coeur et sa fortune ; mais, quelques pas plus loin, au détour d'un sentier, il lui applique un grand coup de bâton sur la tête et, pendant qu'elle est évanouie, il la viole et la vole, puis il s'en va tranquillement. Cette pauvre femme n'a vraiment pas de chance. Tous ceux qu'elle rencontre sur sa route sont d'abominables coquins. A peine revenue de son évanouissement, l'infortunée Justine aperçoit un laquais et son maître, le comte de Bressac, qui se livrent ensemble à des divertissements hétérodoxes. Ils l'entendent remuer dans les feuilles, se précipitent sur elle et l'attachent par les bras et les jambes à quatre arbres très rapprochés. Elle s'attend à être écartelée ou pour le moins égorgée, mais le comte de Bressac lui propose simplement d'entrer au service de sa tante comme femme dé chambre, ce qu'elle accepte sans hésiter. Jamais, je crois, femme de chambre ne futengagée dans dépareilles conditions.
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Ce n'est pas sans raison que ce Bressac a placé Justine près de sa tante. Il veut en faire l'instrument de ses crimes. Abusant de l'amour qu'elle a pour lui, il propose- à la malheureuse d'empoisonner la parente à héritag'e qui ne meurt pas assez vite, et pour l'y décider il lui tient le discours suivant, qui est du de Sade tout pur :
« Écoute, Thérèse (1), je me suis bien douté de tes répugnances, mais comme tu as de l'esprit, je me suis flatté de les vaincre, de te prouver que ce crime, qui te paraît si énorme, n'est au fond qu'une chose toute simple.
« Deux forfaits s'offrent ici, Thérèse, à tes yeux peu philosophiques : la destruction d'une créature qui nous ressemble, et le mal dont cette destruction s'augmente quand cette créature nous appartient de près. A l'égard du crime de la destruction de son semblable, sois-en certaine, chère fille, il est purement chimérique ; le pouvoir de détruire n'est pas accordé à l'homme : il a tout nu plus celui de varier les formes, mais il n'a pas celui de les anéantir. Or toute forme est égale aux yeux de la Nature, rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s'exécutent ; toutes les portions de matière qui y tombent en rejaillissent incessamment sous d'autres figures, et quels que
(1) Nous rappelons que c'est le nom qu'avait pris Justine.
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soient nos procédés sur cela, aucun ne l'outrage sans doute, aucun ne saurait l'offenser. Nos destructions raniment son pouvoir, elles entretiennent son énergie, mais aucune ne l'atténue," elle n'est contrariée par aucune. Eh! qu'importe à sa main toujours créatrice que cette masse de chair conformant aujourd'hui un individu bipède se reproduise demain sous la forme de mille insectes différents? Osera-t-on dire que la construction de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle d'un vermisseau et qu'elle y doit prendre un plus grand intérêt?... Quand on m'aura convaincu de la sublimité de notre espèce, quand on m'aura démontré qu'elle est tellement importante à la nature que nécessairement ses lois s'irritent de cette transformation, je pourrai croire alors que le meurtre est un crime ; mais quand l'étude la plus réfléchie m'aura prouvé que tout ce qui végète sur ce globe, le plus imparfait des ouvrages de la Nature est d'un égal prix à ses yeux, je n'admettrai jamais que le changement d'un de ces êtres en mille autres puisse en rien déranger ses vues... »
Justine ne se laisse pas convaincre, mais elle feint d'accepter de commettre le crime dans le but de l'empêcher plus facilement. Elle avertit la tante qui se hâte d'expédier un courrier à Paris pour réclamer l'arrestation de son neveu, mais
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celui-ci, qui se défiait, intercepte la lettre, attire Justine dans la clairière où ils s'étaient connus pour la première fois, l'attache, avec l'aide de son valet, aux quatre arbres où elle avait déjà été liée, et lance sur elle des dogues furieux qui, en quelques minutes, la couvrent de sang.
Ses bourreaux la détachent et le comte de Bressac lui apprend qu'il a empoisonné sa tante, qui se meurt en ce moment, et qu'il l'a dénoncée comme coupable de cet empoisonnement.
Elle se réfugie chez un chirurgien, nommé Rodin (1), qui a une pension des deux sexes. Ce Rodin est affligé d'une petite manie, celle de disséquer des personnes vivantes « pour éclaircir certains points douteux d'anatomie » et il choisit ses victimes dans sa pension. 11 n'épargne même pas sa propre fille qui, enfermée dans une cave attend (sans impatience) son tour d'être disséquée.
Un ami du chirurgien, Rambeau, le félicite de ne pas se laisser influencer par de pareils scrupules.
« Je suis ravi, lui dit-il, que tu te sois enfin déterminé (à disséquer ta fille).
— Assurément, je le suis, répond Rodin ; il est odieux que de futiles considérations arrêtent ainsi le progrès des sciences. Les grands hommes se
(i) Eugène Sue a pris ce nom dans le roman de Justine ainsi que celui dé Cardoville.
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sont-ils laissé captiver par d'aussi méprisables chaînes?
Quand Michel-Ange voulut rendre un Christ au naturel, se fit-il un cas de conscience de crucifier un jeune homme et de le copier dans les angoisses (1). Mais quand il s'agit des progrès de notre art, de quelle nécessité ne doivent pas être ces mêmes moyens, et combien y a-t-il un moindre mal à se les permettre ? C'est un sujet de sacrifié pour en sauver un million ; doit-on balancer à ce prix? Le meurtre opéré par les lois est-il d'une autre espèce que celui que nous allons faire, et l'objet de ces lois qu'on trouve si sages, n'est-il pas le sacrifice d'un pour en sauver mille ?
« C'est, remarque Rambeau, la seule façon de s'instruire, et dans lés hôpitaux, où j'ai travaillé toute ma jeunesse, j'ai vu faire mille semblables expériences. A cause des liens qui t'enchaînent.à cette créature, je craignais, je l'avoue, que tu ne balançasses ».
Rodin s'indigne de la faiblesse que lui suppose son ami.
« Quoi ! s'écrie-t-il, parce qu'elle est ma fille? Belle raison ! Et quel rang t'imagines-tu donc que ce titre doive avoir dans mon coeur ? On est le maître de reprendre ce qu'on a donné ; jamais le
(1) Est-il besoin de dire que le fait est absolument
faux?
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droit de disposer de ses enfants ne fut contesté par aucun peuple de la terre. » Et pour le prouver il cite les Perses, les Mèdes, les Grecs, etc.
Justine essaie de sauver la fille du chirurgien. Rosalie ; mais; au moment où elle est sur le point de réussir arrivent Rodin et Rambeau. Ils marquent Justine à l'épaule avec un fer rouge, la chassent, et entraînent Rosalie pour la disséquer. Nous retrouvons notre héroïne, déplus en plus malheureuse, dans un couvent, près d'Auxerre, /ou trois ou quatre moines lui font subir d'odieux / traitements. Ils la confient ensuite à une de leurs amies, Omphale, directrice d'une maison d'amour soumise à des règlements très compliqués.
Justine parvient à s'échapper ; mais dès le lendemain, pendant qu'elle marche tranquillement le long d'un bois, deux cavaliers se précipitent sur elle et l'emportent chez une espèce d'ogre erotique, M. de Germande, colosse extrêmement gros, qui u pour principal divertissement de saigner ses femmes avec une lancette jusqu'à ce qu'elles en meurent. Il en a déjà-tué trois et il est en train d'achever la quatrième.
Après être restée un an chez ce Barbe-Bleue apothicaire, Justine rencontre à Lyon Saint-Florent, devenu fort riche et qui lui propose d'être sa procureuse. Elle refuse avec indignation. Toujours en quête d'un pays où elle puisse sans danger
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satisfaire son goût pour la vertu, elle aperçoit sur la route de Lyon à Grenoble un homme étendu au bord d'un champ et que deux bandits viennent de laisser à moitié mort. Elle cède une fois encore à ce besoin d'obliger son prochain qui lui a déjà coûté si cher. Elle s'approche du blessé, le soigne, et, très reconnaissant en apparence, cet inconnu, qui s'appelle Roland et qui se donne pour un châtelain du voisinage, l'emmène avec lui. Elle espère que ce sera pour l'épouser.
Or ce Roland est un bandit de la pire espèce, comme tous ceux qui traversent les romans du marquis de Sade, à pied ou à chevah II conduit sa victime dans un souterrain, l'attache à une sorte de meule autour de laquelle elle tourne du matin au soir et ne lui donne chaque jour pour sa nourriture que six onces de pain et un plat de fèves. Pour l'empêcher de se plaindre de ce régime et lui apprendre à obéir, il la pend et la dépend plusieurs fois. Heureusement ce misérable cède, après fortune faite, son fonds de faux monnayeur — car ce prétendu châtelain n'était qu'un faux monnayeur — et il se retire à Venise pour y vivre de ses rentes. Ses successeurs sont dénoncés à la police, arrêtés, condamnés, et Justine sort enfin de son souterrain.
La Dubois qui tient à Grenoble une table d'hôte et qui se fait appeler Mme la Baronne lui promet
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de s'occuper d'elle. En effet, elle la conduit chez un maniaque qui a la spécialité de trancher d'un coup de sabre la tête des femmes. 11 pratique devant elle cette délicate opération, ce qui a pour résultat de lui inspirer immédiatement le plus vif désir de quitter cette maison trop dangereuse. Pendant que le coupeur de tètes dîne avec la Dubois elle se sauve ; mais bientôt après, la police la saisit ; les juges, la considérant comme complice des crimes dont elle ne fut que la victime, la condamnent à mort. Et c'est pourquoi nous l'avons trompée, dans la première partie du roman, à Montargis, sur le chemin de Paris où doit être confirmée la sentence.
M. de Corville obtient sa grâce et une pension de mille écus sur l'argent saisi dans l'antre des fauxmonnayeurs. Va-t-elle enfin être heureuse? Non. Elle a à peine obtenu quelque répit qu'un terrible orage éclate dans le château où elle vit avec sa soeur et la foudroie. Juliette effravée — on léserait à moins — convaincue peut-être que le tonnerre s'est trompé d'adresse, quitte M. de Corville et va s'ensevelir dans un couvent de Carmélites.
La suite de Justine ou les Malheurs de la Vertu, Juliette ou les Prospérités du Vice, ne parut que cinq ans plus tard, en 1796, mais comme ces deux romans se complètent ou plutôt n'en
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forment en réalité qu'un seul, il me paraît logique de donner ici. après l'analyse de la première partie, celle de la seconde.
Je dois d'abord noter que cette seconde partie est encore plus révolutionnaire que la précédente, plus teintée de politique jacobine, plus antiroyaliste et plus anticléricale. L'intérêt n'en est pas d'ailleurs augmenté. Il s'en faut de beaucoup.
Juliette sort du comment de Panthemont, dont la Supérieure l'a initiée à tous les vices, ce qui est, il me semble, beaucoup dire. Dans la. maison close de Mlle Duvergier, où elle débute, elle devient la maîtresse d'un certain Noirceuil qui a ruiné son père et qui ne lui en parait pas plus odieux. CeNoriceuil la présente au ministre d'Etat Saint-Fond qui, amant riche et généreux, lui procure tout le luxe qu'elle désirait et qu'elle s'était juré d'avoir : hôtel rue Saint-Honoré, terre dans les environs de Sceaux, petite maison à la Barrière Blanche, sans compter chevaux, voitures, nombreux domestiques, une lectrice, un coiffeur à la mode. Tout cela ne lui suffit pas, et comme elle s'ennuie, pour s'amuser un peu, elle met le feu à la cabane d'un brave homme de paysan dont les enfants sont brûlés vifs. Une de ses amies, lady Clairwil, la fait admettre dans une société qui s'intitule la Société des Amis, du Crime et dont losprincipauxmembres sont Noirceuil.et le ministre
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Saint-Fond. On y est résolument antichrélien (ce qui fournit au marquis de Sade l'occasion de louer le culte delà Raison et de la Philosophieet on n'y recule devant aucune forme du plaisir, quelque répugnante qu'elle puisse paraître.
Saint-Fond prépare un projet de dépopulation de la France. Juliette, à qui il le communique, ne cache pas son horreur. Ses jours sont désormais menacés. Elle est obligée de fuir à Angers et de se cacher dans une maison de tolérance où elle se lie avec le comte de Lorsange qui l'épouse et que le confesseur du comte, l'abbé Chabert, l'aide bientôt après à empoisonner.
Elle part pour l'Italie, s'arrête à Turin, passe plusieurs années à Florence, Rome, Naples, et, chemin faisant, s'associe avec un aventurier nommé Sbrigani. En allant à Florence, ils rencontrent un ogre, haut de sept pieds trois pouces, qui leur sert le lendemain un salmis de femme de chambre. Ils l'empoisonnent, lui prennent son argent, arrivent à Rome — où Juliette appelle le pape Pie Vil « vieux singe » et essaie de le convertir au culte de la Raison — puis à Naples où elle vole, avec la complicité de la reine MarieCaroline, plusieurs millions au roi Ferdinand i '-". Cette brillante opération achevée, elle dénonce la reine, pour garder seule l'argent, rentre en France... et le roman est fini.
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Plan de la Bastille. (XV1I1" siéele.)
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LE CITOYEN SADE. L ÉCRIVAIN 257
Toutes ces histoires de bandits mélodramatiques, de coquins à tirades, d'hommes qui/tranchent des têtes, percent des veines, assassinent avec la lancette, le bistouri ou le poignard, ces femmes violées, mutilées, disséquées, pendues, dévorées par des chiens, ces bois infestés de brigands, ces 1 souterrains et ces caves ne peuvent inspirer, ce me semble, qu'un ennui mortel accompagné d'un profond dégoût. Il n'y a au fond de tout cela que des paradoxes maniés lourdement par un écrivain qui vise à l'horrible, pour étonner ses lecteurs, et qui touche beaucoup plus souvent au ridicule. On dirait les conversations trop fidèlement reproduites d'un Diderot ivre ou d'un Holbach atteint de fièvre chaude.
Ce n'est pas au hasard que je cite ces deux noms. Le marquis de Sade est un fils, un fils dégénéré, de la philosophie du dix-huitième siècle, de cette philosophie qui semblait se donner comme but de tout discuter, de tout nier, et qui, se grisant de ses succès, également incapable, dans la fièvre du combat, de mesurer ses coups et à choisir ses victimes, détruisit en définitive beaucoup plus d'idées morales, fécondes et nécessaires, que d'abus et de préjugés.
Justine, livre antireligieux, antiautoritaire, est l'aboutissement de toutes ces meurtrières théories, l'ignoble dépôt où elles ont été recueillies, classées,
17
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258 .LE MARQUIS DE SADE
où elles apparaissent exagérées, caricaturales, poussées jusqu'à leurs dernières conséquences mais faciles cependant à reconnaître.
(i) « On sait que c'est une production (Justine) où l'auteur ne s'est pas borné à décrire les scènes les plus dégoûtantes d'obscénités, mais où il a pris à lâche d'insinuer et d'étaler à plaisir tous les lieux communs les plus révoltants que la corruption de son siècle a fait éclore contre la religion et contre la morale...» Biographie universelle et portative de* Contemporains, Paris,. i834.
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APPENDICE DU CHAPITRE X
I
LETTRES DE DE SADE AUX ACTEURS DE LA COMÉDlE=FRANÇAISE (l)
(1790-1793)
I
Messieurs,
Permettez que j'aie l'honneur .dé vous rappeler sans cesse les sentiments d'estime et d'attachement qui, depuis des années, me lient à votre théâtre. J'en ai fait profession dans tous les temps, j'ose dire même (et les preuves existent) que pour avoir pris avec trop de chaleur votre parti lors de
(1) Ces lettres se trouvent dans les archives du Théàtrel'rançais.-Elles ont été publiées pour la .première fois dans la réimpression qu'a donnée M. Octave Uzanne, en 1878, de l'Idée sur les Romans du marquis de Sade.
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200 LE MARQUIS DE SADE
vos derniers troubles (1), - vos ennemis m'ont écrasé dans des papiers publics, sans que jamais rien m'ait découragé : la récompense de mon attachement a été votre refus du dernier ouvrage que je vous ai lu, et qui, j'ose le dire, n'était pas fait pour être traité aussi sévèrement.
Quelque chagrin que m'ait fait éprouver ce refus formel, rigoureux et général, je ne vous en consacre pas moins à l'avenir et ce qui reste dans mon portefeuille et ce qui le remplira de nouveau. Mais, Messieurs, permettez que, traité par vous si rigoureusement dans l'occasion que je viens de citer, j'éprouve au moins et votre indulgence et votre équité sur deux autres objets.
Vous avez depuis longtemps une pièce à moi, unanimement reçue par vous (2); dès que j'accepte tous les arrangements nouveaux qu'il vous a plu de faire avec les auteurs, je vous demande avec instance, Messieurs, de la faire passer le plus tôt - possible ; donnez-moi cet encouragement, je vous en supplie ; cela doit vous être facile, s'il est vrai, ainsi qu'on le dit, que plusieurs auteurs, ne voulant pas adopter vos arrangements ayant retiré leurs pièces. Moi je souscris à tout, Messieurs, et ne vous demande que de ne pas me faire languir.
(i) Les troubles qui se produisirent à propos do la représentation du Charles IX, de M. J. Chômer, (à) Le Misanthrope par amour, ou Sophie et Desfrancs.
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LETTRES DE SADE 261
L'autre faveur implorée par moi, Messieurs, parce que vous me l'avez promise en dédommagement à la mauvaise réception que vous fîtes à ma dernière comédie, consiste à-vous'prier'.de vouloir bien entendre le plus tôt possible la lecture de trois ou quatre ouvrages tous prêts à vous être présentés et que je voudrais ne pas donner ailleurs.
Aussitôt que vous aurez bien voulu me faire savoir le jour qu'il vous plaira de m'accorder, j'aurai l'honneur de vous porter celui des quatre que je croirai le plus digne de vous être offert.
J'ai l'honneur d'être, Messieurs, Avec les sentiments de la plus haute considération Votre très humble et très obéissant serviteur.
DE SADE. 2 mai 1790.
II
Je soussigné déclare que c'est faussement et contre ma volonté et mon assentiment que mon nom se trouve sur la liste des auteurs qui ont délibéré qu'il ne devait être accordé que 700 livres de
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262 LE MARQUIS DE SADE
frais par jour à la Comédie-Française (1). J'atteste n'avoir mis mon nom que sur la liste de ceux qui ont signé àla minorité, que, par des considérations particulières, il devait être accordé huit cents livres et viens pour certifier cette façon de penser de ma part en adressant une lettre publique à Mes"- sieurs les auteurs, signée de moi, et dont je distribuerai des copies à Messieurs les , comédiens français, afin qu'ils soient persuadés de ma façon de penser.
DE SADE.
A Paris, le lundi 17 septembre 1790.
III
J'ai pris connaissance des conditions réglementaires, auxquelles les comédiens français ordinaires du Roi reçoivent les pièces où ils s'engagent à
(i) Il y avait à cette époque une véritable guerre entre la plupart des auteurs dramatiques et la Comédie-Française. Le 24 août, La Harpe et une dôputation de gens de lellres avaient présenté à l'Assemblée Consliluanle une pétition qui réclamait la fixation légale des droits d'auteur et protestait contre certains abus de la Comédie-Française, parmi lesquels la somme Irop élevée (et fictive) qu'elle accusait pour ses dépenses. En 1791, un rapport de Beaumarchais obligea les Comédiens à ne pas exiger pour les frais quotidiens plus de 700 livres, au lieu de 900 précédemment fixées.
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LETTRES DÉ SADE 263
jouer, ainsi que de la convention pécuniaire qu'ils font à chaque ouvrage.
Je souscris aux conditions réglementaires, et je promets de signer le marché pécuniaire si ma pièce intitulée la Rose d'amour ou l'Union des A rts, pièce en six actes, et en vers, prose et vaudeville^), est reçue.
DE SADE.
A Paris, le 27 janvier 1792.
IV
Si la Comédie-Française, Monsieur, n'agrée point l'offre que je lui ai faite d'une petite pièce en un acte et que j'ai eu l'honneur de vous envoyer dernièrement, je vous prie de me la renvoyer. Je n'imaginais pas qu'il fallait être soumis aux mêmes délais pour ce que Von donne que pour ce que l'on vend.
En un mot, Monsieur, je vous prié de m'instruire
m'instruire sort de cette négociation, et de me croire
avec tous les sentiments possibles,
Votre concitoyen,
SADE.
Le 16 mars 1793, l'an 2 de la République, rue Neuve des Mathurins, chaussée d'Antin, n° 20.
(i) V. Bibliographie. .
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Il
DE SADE ET RETIF DE LA BRETONNE
Bien des gens, à l'époque où parurent Justine et Juliette, affectèrent de s'indigner de ce grossier érotisme, si bête, si peu dangereux. Un écrivain s'efforça de le flétrir. Cet écrivain, comme le marquis de Sade d'ailleurs, se croyait moral. 11 se proposait volontiers pour but l'amélioration des masses, qui ont en effet grandement besoin d'être améliorées. Il se préoccupait surtout de donner à ses livres, pour augmenter leur vente, l'attrait de l'actualité.
Rétif de la Bretonne — c'est de lui qu'il s'agit —- connaissait certainement le marquis de Sade (1). Il avait dû le rencontrer dans un de ces mauvais
(1) Sans cesse il cherchait, en bon romancier, des types, des exemplaires curieux d'humanité. Celui-là l'allira sans nul doute. Il voyait en lui le spécimen le plus complet de ja débauche maladive, tandis que le marquis de Tilly,à qui il alla demander de lui raconter sa vie (V. Mémoires de Tilly), représentait pour lui la corruption élégante et raffinée.
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DE SADE ET RETIF DE LA BRETONNE 265.
lieux qu'il fréquentait pour y chercher des documents humains. Il a souvent parlé de lui dans ses oeuvres. Paul Lacroix, dans sa bibliographie de Rétif, a cité les principaux passages où il est question de l'auteur de Justine. C'est une sorte de table des matières partielles que je reproduis, pour plus de clarté, sous la même forme.
LES NUITS À PARIS, publiées de 1788 à 1794. (Il l'y appelle quelquefois Benavent, parce que le roi de Sicile, Louis II, avait donné le titre de duc au gouverneur àBenevent, à un de Sade). '
118°, 119°, 157° nuits. (11 lui attribue des aventures insignifiantes.)
155e. (Il raconte que pour se venger de la fille d'un sellier qu'il n'avait pu séduire, il obligea le mari de cette femme à se livrer à trois prostituées, tandis qu'elle était attachée devant lui et de temps en temps battue de verges. Cette histoire est évidemment inventée de toutes pièces.)
19Zie. (11 raconte à sa manière l'histoire de Rose Keller. Nous connaissons déjà son récit qui est plein d'invraisemblance.)
284°. (11 transporte à Paris la scène de la maison publique de Marseille et en y ajoutant des détails dramatiques mais erronés.)
Dans la seizième partie, qui parut en novembre 1794, il parle de trois soeurs, brossières au Palais Royal, qui furent envoyées chez M. Benavent « aux
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26G LE MARQUIS DE SADE
nrcades du Palais Royal, près le passage. Per,- thièvre, n° 16 ». L'une d'elle, entourée tout à coup de fils de fer, formant une cage, fut enlevée au plancher par une poulie. Survint alors une jeune fille qui se mit à jouer un air sur utte serinette, air que la brossière fut obligée de chanter pendant que M. Benavent s'efforçait de lui prouver à quel point il appréciait ses charmes. Les aventures des deux autres soeurs sont dans le même genre, aussi absurdes, aussi impossibles.
LE PIED DE FANCHETTE, nouvelle édition de 179/i (1), portantla fausse date de 1786..
T. II, p. 20/j. « Tous les sacripants dont le scélérat auteur de Justine a décrit les atroces et les dégoûtants plaisirs ».
MONSIEUR NICOLAS, publié de 179/t à 1797. T. XI. « J'ai tâché de découvrir la cause des goûts atroces des vieillards et je l'ai trouvée dans leur impuissance... J'y ai trouvé la source de la cruauté des exécrables ouvrages composés depuis la Révolution, Justine, Aline, le Boudoir (2), la Théorie du Libertinage. Et si j'ai l'air d'en indiquer l'auteur dansla huitième partie (ou le tome VU 1) de cet ouvrage, c'est que j'ai voulu prévenir, en lui
(i) La première édition du Pied de Fanehelle ou l'Orpheline française, histoire intéressante et morale, est de 1769.
(2} Le Philosophe dans le Boudoir ou les-Instituteurs libertins, dialogue, 1795. Cet.ouvrage a été attribué au marquis de Sade, mais n'est probablement pas de lui.
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DE SADE ET RETIF DE LA BRETONNE 267
montrant qu'il est connu, la publication de la Théorie qui ne paraît pas encore et que j'ai lue en manuscrit... » Il donne ensuite une sorte de résumé analytique de cet ouvrage, probablement supposé et qui en tout cas ne parut jamais, du moins sous le titre qu'il lui attribue.
T. XVI, dans un passage daté de 1796 : « Est-ce un bien que la Presse soit absolument libre où doit-on la restreindre? Par exemple premièrement pour des ouvrages comme Justine, Aline, le Boudoir, la Théorie du Libertinage, et autres du même homme dont il est parlé dans les Nuits de Paris et qui allait disséquer une femme vivante... Le premier (genre d'ouvrages à interdire) est certainement très nuisible, car, non seulement Justine (Aline, etc.), sont du plus imprudent érotismé, mais leur auteur dénature la volupté, en la changeant en une exprimable cruauté... Le scélérat a rêvé ses horreurs dans la Bastille où il fut mis pour la femme disséquée vivante. » Il lui reproche tout particulièrement la Théorie du Libertinage : « C'est là que le monstre auteur propose à l'imitation du Pornographe (1), l'établissement d'un lieu
(0 LE PoRNOGRAriiE ou Idées d'un honnête homme sur un projet de règlement pour les prostituées, propre à prévenir les malheurs qu'occasionne le publicisme des femmes; avec des notes historiques et justificatives, 1769. A Londres chez Jean Nourse, libraire dans le Shand. A la Haye, chez Gosse junior et Pinel, libraires de S. A. S.
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26S
LE MARQUIS DE SADE
de débauche. J'avais travaillé pour arrêter la dégradation de la nature : le but de l'infâme disséqueur à vif, en parodiant un ouvrage de ma jeunesse, a été d'outrer à l'excès cette odieuse, cette infernale dégradation... Quel monstre qu'un homme à pareilles idées! Et c'est un noble! un' noble delà famille delà célèbre Laure de Pétrarque! C'est un homme à longue barbe blanche qu'on porta en triomphe en le tirant de la Bastille (1). O peuple aveugle, il fallait l'étouffer... »
En 1798, pour combattre les théories du marquis de Sade, ou peut-être pour tirer parti de la ; vogue scandaleuse du livre qu'il était censé flétrir, /- Rétif de la Bretonne publia un roman pamphlet qui est le plus rare et un des plus répugnants de tous ses ouvrages, « l'Anti-Justine ou les Délices dé rAmour, par M. Linguet (2) av. au et en Parlem. Avec soixante figures. Au Palais Royal; chez feue la veuve Girouard. »
(i) Cet homme à longue barbe blanche n'était pas le marquis de Sade, mais, d'après les Révolutions de Paris (n° du 12 au 17 juillet 1789), « un vieillard respectable qui y était enfermé depuis quarante ans •>. Le journal de Prudhonime ajoute : «On croit que c'est l'ancien comte de Lorge ». Il n'y avait de vieillard, respectable ou non, à la Bastille, le 1/1 juil• leti789, qu'un fou,Tavernier, détenu le 4 août 1709, et que l'on futobligé de conduire à Charenton, quelques jours après sa mise en liberlé. Carra dans ses Mémoires sur la Bastille (t. II, p.: 807) donne à ce Tavernier le nom de comte de Lorges.
"(2) Linguet avait de sérieuses raisons pour ne pas protester. Il avait été guillotiné le 27 juillet 1794.
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- DE SADE ET RETIF DE LA BRETONNE 269
Un vers arrangé par Rétif servait d'épigraphe et indiquait l'esprit du livre :
Casla placent superis. Manibus puris sumite (cumiôs).
Cet ouvrage, tiré à un très petit nombre d'exemplaires et vendu sous le manteau, n'était destiné qu'à quelques amateurs capables de le payer fort cher. Monselet, dans son étude sur Rétif de la Bretonne, prétend que YAnli-Justine, ne fut pas mis en vente (1). C'est une erreur qui a été justifiée par le bibliophile Jacob : « Il faut constater, dit-il, que les trois exemplaires incomplets qui sont conservés dans Y Enfer de la Bibliothèque Nationale proviennent de la saisie opérée en 1803 chez les libraires du Palais Royal et dans les maisons de prostitution,par ordre exprès du premier Consul qui décida que deux exemplaires de chaque ouvrage libre resteraient déposés et sous clef à la Bibliothèque Nationale et que tous les autres seraient détruits et mis au pilon (2). »
Au verso du titre on lit cet. avertissement du pseudo Linguet : « Quelle excuse peut se donner à lui-même l'homme qui publie Un ouvrage tel que
(i) « On ne doit pas trop tenir compte à Rétif de cette production trouvée chez lui en paquets et destinée à demeurer enfouie dans le cabinet d'un collectionneur. »
(a) Bibliographie de Rétif de la Bretonne. Il a paru une réimpression de VAnti-Justine, en 1964. On ne connaissait que six exemplaires de l'édition originale.
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270 LE MARQUIS DE SADE
celui qu'on Va lire. J'en ai cent pour une. Un auteur doit avoir pour but le bonheur de ses lecteurs, il n'est rien qui contribue autant au bonheur qu'une lecture agréable. Fontenelle disait : « 11 n'est point de chagrin qui tienne contre une heure de lecture (1). » Or, de toutes les lectures, la plus entraînante est celle des ouvrages erotiques, surtout lorsqu'ils sont accompagnés de figures expressives. Blasé sur la femme depuis longtemps, la Justine de Dsds me tomba sous la main; elle me mit en feu... Personne n'a été plus indigné que moi des ouvrages de l'infâme de Sades que je lis (sic) dans ma prison. Ce scélérat ne présente les délices de l'amour qu'accompagnés de tourments, delà mort môme. Mon but est de faire un livre plus savoureux que les siens, et que les épouses puissent faire lire à leurs maris; un livre oùles sens parleront au coeur ; où le libertinage n'ait rien de cruel pour le sexe des Grâces; où l'amour ramené à la nature, exempt de scrupules et de préjugés, ne présente que des images riantes et voluptueuses. »
A la fin de la première partie, Rétif ajoute de nouvelles explications qu'il attribue cette fois non pas à l'auteur supposé du livre, mais à l'imprimeur : « J'ai longtemps hésité, dit-il, pour savoir si je publierais cet ouvrage posthume du trop fameux
(i) Ce mot n'est pas de Fontenelle, mais de Montesquieu.
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DE SADE ET RETIF DE LA RRETONNE 271
Linguet, avocat considéré. Le caseihent déjà commencé, je résolus de n'en tirer que quelques exemplaires pour mettre deux ou trois amis éclairés et autant de femmes d'esprit à portée de juger sainement de son effet, et s'il ne fera pas autant de mal que l'oeuvre infernale à laquelle on veut le faire servir de contre-poison. Je ne suis pas assez dépourvu de sens pour ne pas sentir que Y AntiJustine est un poison,, mais ce n'est pas de eedontil s'agit. Sera-ce le contre-poison de la fatale Justine? Voilà ce que je veux consulter près des hommes et des femmes désintéressés, qui jugeront de l'effet que le livre imprimé produira sur eux et sur elles.
« L'auteur a prétendu éloigner de la cruauté, de la soif du sang et de la mort de la femme possédée; a-t-il réussi? 11 a prétendu ranimer les maris blasés pour les faire jouir de leurs femmes avec goût, à l'aide de la lecture d'un demi-chapitre de son ouvrage ; a-t-il atteint ce but ? C'est ce que la lecture décidera.
« On a vu, par la table seule, combien cet ouvrage est salace : mais il le fallait pour produire l'effet attendu. Jug-ez donc, mes amis, et craignez de m'induire en erreur. »
Il serait difficile déjuger ce livre plus sévèrement que ne le fait l'auteur, sans s'en douter, dans cette cynique préface. Rétif de la Bretonne, ce Balzac
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272 LE MARQUIS DE SADE
plébéien du dix-huitième siècle, a publié des livres qui sont, tout au moins dans certaines parties, presque géniaux. Celui-là est un des plus mauvais, un des plus complètement mauvais qu'il ait écrits. Il ne vaut pas grand'chose au point de vue littéraire et au point de vue moral, il vaut un peu moins que rien. Comme le remarque très justement J.-J. Assezat : « Ce n'était pas la lubricité, que Rétif reprochait à l'ouvrage du marquis de Sades, mais la cruauté. 11 a cherché à son tour un assaisonnement moins répugnant et il n'a trouvé que l'inceste (1). » Ce n'était pas la peine, pour un aussi piètre résultat, de ressusciter Linguet.
(i) Bibliographie raisonnée des oeuvres de Reslif de.la Bretonne (en tète du 3e volume de la réimpression des Contemporaines, publiée chez Flammarion).
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XI
LE CITOYEN SADE. LE POLITICIEN. LA.
SECTION DES PIQUES. — UN ADMIRATEUR DE MARAT.
Dulaure écrivait en \ 790 (1) :
« Le marquis de Sade est resté à Charenton jusqu'à l'époque de l'exécution du décret qui ordonna la liberté des. prisonniers détenus dans le» prisons d'État par lettres de caehet.JEt cet homme, que la prison sauvait de l'échafaud, à qui ses fers étaient une faveur, a été confondu, on ne sait comment, avec les malheureuses victimes que le despotisme ministériel y maintenait injustement. Cet exécrable scélérat vit parmi des hommes civilisés, ose impunément se compter au rang des
(1) Liste des noms des ci-devant nobles, 2* partie, n° 18 (entièrement consacré au marquis de Sade).
18 '
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274 LE MARQUIS DE SADE
citoyens ; il vient, dit-on, de produire une tragédie qui est déjà reçue aux Français (1).
« On avu ce monstre, qui fait honte à la nature entière, on l'a vu, pour capter la bienveillance des comédiens révoltés contre le public et contre la municipalité, prendre chaudement leur défense, se ranger dans le parquet de la comédie parmi les vils agents de ces histoires rebelles,-et frapper les patriotes qui réclamaient l'exécution des règlements de police.
« Le crime exécrable dont ce marquis s'est rendu coupable à Arcueil est connu de tout Paris, et l'histoire des forfaits de la noblesse, dans les temps d'anarchie et d'impunité, offre à peine quelques exemples semblables. Les atrocités de Robert dcBellesme, du bâtard de Bourbon, de Gilles de Laval, etc., sont seules dignes d'être comparées à cette race noble du dix-huitième siècle... Et le marquis de Sade est paisiblement parmi nous. »
Dulaure se montre trop sévère pour un homme qui ne valait pas beaucoup moins que la plupart de ceux qui commençaient, à ce moment, à faire la conquête du pouvoir. Le marquis de Sade avait déjà souffert du régime nouveau qui venait de détruire son château de la Coste, mais il espérait bien en obtenir quelques compensait) L'Homme dangereux ou le Suborneur.
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LE CITOYEN SADE. LE POLITICIEN 275
lions, quitte à se contenter d'une place de bibliothécaire qu'il sollicita le 27 février 1795.
Ses théories, ses plaintes contre la monarchie qui était entrain de disparaître et que menaçaient tant de haines, l'étalage de ses malheurs, sa longue captivité et aussi ses livres ignobles, répugnants mais saturés de bons principes et a analogues aux circonstances (1) » lui procurèrent assez vite une popularité dont il était très digne. Pour mieux la mériter, le hautain gentilhomme avait pris soin de se démarquiser et était devenu, du jour au lendemain, un patriote, un pur, d'esprit et de nom, le citoyen Sade.
Le citoyen Sade ne négligeait pas d'aller régulièrement aux séances de la société populaire de sa section, la section des Piques. Il s'y fit remarquer par ses motions, par ses discours, et finit par en être nommé secrétaire.
La section des Piques, qui s'était appelée de la place Vendôme, comptait parmi les plus démocratiques de Paris. On peut la juger par ses élus. Ses commissaires qui entrèrent, le 10 août 1792, dans le Conseil général de la Commune, étaient Moulins, Duveyrier, Piron, Laignelot et Robespierre (2).
(i) C'est en 1793 qu'il publia Aline et Valcour.
(2) Les quatre premiers furent ensuite remplacés par Arthur, fabricant de papiers peints, rue .des Piques, 11° 20 ; Chàtelet (puis Morel); Frenard (puis de Baurillon); Orguelin (puis Tresfontaine).
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276 LE MARQUIS DE SADE
Elle avait pour commandant en chef le citoyen Briffaut qui habitait rue Saiht-Honôré, numéro 37/[. Les collègues de l'ex-marquis auraient eu mauvaise grâce à douter de ses sentiments civiques. Il ne cachait pas son admiration pour Marat. Quand le dieu du jour mourut, il lui dédia ces quatre vers qui respirent, comme on disait alors, un brûlant patriotisme :
Du vrai républicain unique et clière idole, De ta perte, Marat, ton image console. Qui chérit un grand homme adopte ses vertus : Les cendres de Scévole ont fait naître Brutus (1).
Deux mois plus tard, lorsque la section des Piques eut décidé de célébrer une fête en l'honneur des mânes de Marat et de Le Pelletier, il prononça à cette occasion, le 29 septembre, un discours qui excita un vif enthousiasme :
« Le devoir le plus cher, s'écria-t-il, à des coeurs vraiment républicains est la reconnaissance due aux grands hommes; de l'épanchement de cet acte sacré naissent toutes les vertus nécessaires au maintien et à la gloire de l'Etat... » Cette reconnaissance, qui plus que ces deux victimes des haines royalistes méritait de l'obtenir : « Marat ! Le Pel(i)
Pel(i) rétrospective, t. 1, iS33, p. 257. Ces vers furent sans doule composés au moment où on plaça dans la salle des séances de la Société populaire un buste de Marat.
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LE CITOYEN SADE. LE POLITICIEN 277
ietier!... La voix des siècles à venir ne fera qu'ajouter aux hommages que vous rend aujourd'hui la génération qui fleurit. Sublimes martyrs de la Liberté, déjà placés au temple de Mémoire, c'est là que toujours révérés des humains, vous planerez au-dessus d'eux comme les astres bienfaisants qui les éclairent... »
Comment a-t-on osé, se demandait ensuite l'orateur, tuerie meilleur serviteur de la Révolution, le vertueux Marat? « Sexe timide et doux, comment se peut-il que vos mains délicates aient saisi le poignard que la séduction aiguisait ?... Ah ! votre empressement à venir jeter des fleurs sur le tombeau de ce véritable ami du peuple nous fait oublier que le crime put trouver un bras parmi vous. Le barbare assassin de Marat, semblable à ces êtres mixtes auxquels on ne peut assigner aucun sexe, vomis par les enfers pour le désespoir de tous
(i) Discours prononcé à la fêle décernée par la Section des Piques aux mânes de Marat et de Le Pelletier, par Sade, ciloyende celle section et membre de la Société populaire (1793)- A la fin de la brochure se trouve cet avis : « L'Assemblée générale de la Section des Piques applaudissant aux principes et à l'énergie de ce discours en arrête l'impression, l'envoie à la Convention Nationale, à tous les départements, aux Armées, aux quarante-sept autres Sections et. aux Sociétés populaires.
« Arrêté en assemblée générale, ce 29 septembre 1793, l'an II de la République Française, une et indivisible.
«VINCENT, président; GIRARD, MANGIN, secrétaires, PARÉS. »
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278 LE MARQUIS DE SADE
deux, n'appartient directement à aucun. Il faut qu'un voile funèbre enveloppe à jamais sa mémoire; qu'on cesse surtout de nous présenter, comme on ose le faire, son effigie sous l'emblème enchanteur de la beauté. Artistes trop crédules, brisez, renversez, défigurez les traits de ce monstre, ou ne l'offrez à nos yeux indignés qu'au milieu des furies du Tartare... »
Ce fut encore de Sadequi rédigea la pétition (1) dans laquelle la section des Piques réclamait la consécration de toutes les éslises aux nouvelles divinités, la Raison et la Vertu, et dont les passages qu'on va lire sont particulièrement significatifs :
Législateurs.
« Le règne de la philosophie vient' anéantir enfin celui de l'imposture ; enfin l'homme s'éclaire, et détruisant d'une main les frivoles jouets d'une religion absurde, il élève de l'autre un autel à la plus chère Divinité de son coeur. La Raison remplace Marie dans nos temples, et l'encens qui brûlait aux genoux d'une femme adultère, ne s'allumera plus qu'aux pieds de la déesse qui brisa nos liens.
(1) Pétition de la Section des Piques aux représentants du peuple français (1793). Elle est signée : « SADE,-rédacteur ».
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LE CITOYEN SADE. LE POLITICIEN 279
« Législateurs, ne nous aveuglons pas ; cette marche rapide est bien plutôt l'ouvrage de nos moeurs républicaines que des progrès de notre raison ; ce n'est qu'à l'énergie de notre gouvernement que nous en devons l'élan rigoureux. 11 y avait longtemps que le philosophe riait en secret des singeries du catholicisme ; mais s'il osait élever la voix, c'était dans les cachots de la Bastille où le despotisme ministériel savait bientôt le contraindre au silence. Eh ! comment la tyrannie n'eût-elle pas étayé la superstition ? Toutes deux nourries dans le même berceau, toutes deux filles du fanatisme, toutes deux servies par ces êtres inutiles, nommés Prêtres au temple et Monarques au trône, elles devaient avoir les mêmes bases et se protéger toutes deux.
« Le seul gouvernement républicain pouvait, en brisant le sceptre, anéantir du même coup une religion sanguinaire, qui, de ses saints poignards égorgea si souvent les hommes, au nom du Dieu qu'elle n'admettait que pour servir les passions de ses satellites impurs. Sans doute, avec de nouvelles moeurs, nous devrons adopter un nouveau culte, et celui d'un Juif esclave des Romains ne pouvait convenir aux enfants de Scévole.
« Législateurs, la route est tracée, parcouronsla d'un pas ferme, et surtout soyons conséquents, en envoyant la courtisane de Galilée se reposer de
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^280 LE MARQUIS DE SADE
la peine qu'elle eût de nous faire croire pendant dix-huit siècles, qu'une femme peut enfanter sans cesser d'être vierge. Congédions aussi tous ses acolytes ; ce n'est plus auprès du temple de la ' Raison que nous pouvons révérer encore des Sulpiceou des Paul, des Magdeleine ou des Catherine. Que les.monuments précieux souillés par le mensonge se consacrent aussitôt à de plus majestueux emplois : adorons les Vertus où nous révérions des chimères, que l'emblème d'une vertu morale soit placé dans chaque église, sur le même autel où des voeux inutiles s'offraient à des fantômes ; que cet emblème expressif, en embrasant nos coeurs, nous fasse incessamment passer de l'idolâtrie à la sagesse ; que la piété filiale, la grandeur d'âme, le courage, l'égalité, la bonne foi, l'amour de la patrie, la bienfaisance, etc., que toutes ces vertus, dis-je, érigées chacune dans un de nos anciens temples, deviennent les seuls objets de nos hommages... »
L'assemblée générale de la section des Piques, après avoir approuvé cette pétition et arrêté qu'on l'imprimerait à mille exemplaires, nomma pour la présenter à la Convention son président, Vincent, un de ses secrétaire, Artaud, et six de ces membres. Becq, Sanet, Bisoir, Gérard, GmUemard et Sade.
Le 25 brumaire an 11, c'est-à-dire le 15 novem-
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(0 Ce même jour, Perlet écrivait dans son journal : « La plupart des églises de Paris sont fermées et ne se rouvriront que pour servir de temples à la philosophie. »
(2) « Plan qu'il qualifiait de digne de la philosophie du siècle, D Biographie universelle et portative des contemporains.
LE CITOYEN SADE. LE POLITICIEN . 281
bre 1793, les huit délégués se présentèrent .dans la matinée, à la barre de la Convention, et l'un d'eux lut le factum qu'avait élaboré, en changeant un peu sa manière, l'auteur de Justine. Ces phrases déclamatoires, ces théories subversives eurent le sort qu'on leur réservait d'ordinaire. La pétition de la section des Piques obtint lamention honorable, l'insertion au bulletin et le renvoi au Comité d'instruction publique (1).
Sade ne se bornait pas à être, dans des occasions solennelles, le porte-parole de sa section. Il avait la prétention de devenir un des théoriciens du nouveau régime. Il préparait, lui aussi, son plan de constitution. Il rédigeait patiemment, pour les soumettre au gouvernement révolutionnaire, deux projets sur lesquels il comptait beaucoup, la création d'arènes publiques où auraient combattu, comme en Grèce et à Rome, des gladiateurs, l'établissement de lieux de prostitution organisée, entretenus et dirigés par l'Etat (2). Faire del'Etat un patron de maisons de tolérance, c'était une idée qui ne pouvait naître que dans la tète du citoyen Sade.
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282 . LE MARQUIS DE SADE
Tout ce déploiement de zèle civique ne lui servit. .pas à grand'chose. Suspect comme noble, quoi qu'il se fût amputé de la particule, accusé de modérantisme, impliqué probablement dans les poursuites dirigées contre son libraire le royaliste Girouard, il fut arrêté par ordre du comité de Sûreté générale, le 6 décembre 1793, moins d'un mois après qu'on l'avait vu parader à la Convention et savourer le succès de sa prose anticléricale. Evidemment la Révolution ne lui rendait pas justice. On sait qu'elle méconnut ainsi ses plus fidèles défenseurs.
Sade fut enfermé aux Madelonnettes, puis aux Carmes, et enfin à Picpus. 11 se garda bien de protester trop violemment. Il savait que le nouveau gouvernement était un peu moins débonnaire que l'ancien et qu'il envoyait volontiers les prisonniers récalcitrants faire une petite promenade sur la place de la Nation, en compagnie du bourreau. Cette promenade ne le tentait pas le moins du monde. Il tenait à conserver un père à ses enfants et un citoyen utile à sa patrie. Pendant quelques mois, il ne chercha qu'à se faire oublier, puis il se ménagea un protecteur puissant en cédant sa terre de là Coste à un des maîtres du jour, Rovère (1),
(î) Rovère élait un compatriote de de Sade. Il était né à Bounieux (Vauclusc). Officier des gardes du pape à Avignon, il avail été élu par son dôparlcincnl député à la Convention-
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LE CITOYEN SADE. LE POLITICIEN
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qui finit par obtenir, en octobre 1794, sa mise en liberté.
La politique lui avait assez mal réussi. Il se retourna vers la littérature. Le 5 décembre 1794,- il écrivait aux membres du département :
« Citoyens,
« Il existe sous les scellés de Girouard imprimeur, qui vont être levés à la sollicitation de sa veuve, un ouvrage à moitié imprimé intitulé : Aline cl Valcour ou le roman philosophique. Je suis auteur de cet ouvrage et vous prie de vouloir bien mêle faire rendre. Trois motifs m'engagent à cette réclamation.
« Le premier est que cet ouvrage, livré à l'impression depuis cinq ans, quoique dans d'excellents principes, ne porte pourtant pas encore le caractère que doit lui assurer le genre de notre gouvernementaetuel. Trèspeu de changements lui donneront cette physionomie mâle et sévère qui convient à une nation libre et je désire faire ces changements. Le second motif est. que, bien que payé du manuscrit par Girouard, il me reste néanmoins de grands droits sur les exemplaires. Par arrangement tacite et verbal, Girouard devait m'en livrer un grand nombre qui vont se trouver perdus pour moi si l'on ne me remet pas en possession de l'ouvrage. Le troisième et le plus fort enfin tient à
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l'amour-propre de l'auteur.-Cet ouvrage volumineux est le fruit de plusieurs années de veille. Je n'en jouirai jamais si on ne me met pas, en me le rendant, en état de le faire paraître. Je réclame donc vivement tout ce qui se trouvera d'imprimé de ce roman dans le cabinet de Girouard, et j'attends de votre justice, citoyens, de ne pas me refuser cette demande. « Salut et fraternité.
« Votre concitoyen,
« SADE, homme de lettres. « Rue Neuve-des-Maihurins, n" 871, « Chaussée du Mont-Blanc (1).
« Ce 15 frimaire de la 3° année républicaine. »
De la rue Neuve-des-Mathurins, il se transporta dans la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpicc (2). Il y habitait un appartement luxueux où il recevait . une société un peu mêlée et d'autant plus joyeuse, des écrivains plus ou moins célèbres, surtout moins, des gens de théâtre, des gentilshommes déchus, ruinés, réduits à une vie précaire, des poètes sans éditeurs et des gazetiers sans public.
(i) Arch. Nal., t. 1074.
(2) La rue du Pol-de-Fer-Saint-Sulpice qui s'était successivement appelée du Verger, des Jardins-Sainl-Sulpice, des Jésuites, allait de la rue du Vieux-Colombier à la rue de Vaugirard.
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Une femme, dont on ignorait le nom et que de Sade appelait sa Justine, faisait les honneurs du logis. On la disait fille d'un émigré et tout en elle, la dignité de sa tenue, la distinction de ses manières et jusqu'à son pâle visage voilé de mélancolie, trahissait une origine aristocratique. Un mystère planait sur elle. Nul ne put jamais l'éclaircir(l). ^
On s'amusait beaucoup chez l'ex-marquis, quoique les circonstances n'y prêtassent guère. On y jouait la comédie comme au temps de la Dubarry ou de la Pompadour, De Sade, qui avait reçue des leçons de Mole, était un fort bon comédien.il réussissait tout particulièrement, bien qu'il eût dépassé la cinquantaine, dans les rôles d'amoureux. 11 avait, assure-t-on, beaucoup de sensibilité dans sonjeu. Quel dommage qu'il n'en ait pas eu autant dans sa vie !
Redevenu littérateur, il publiait, en. 1796, Juliette, et s'occupait avec soin de l'édition collective de ses deux romans sur les malheurs de la Vertu et les prospérités du Vice. « Il faisait dessiner, raconte Paul Lacroix, sous ses yeux, une suite de sujets choisis et décrits par lui-même, et il s'attachait, avec un soin minutieux, à régler les proportions physiques de ses héros. Nous avons
(i) C'est vraisemblablement à cette femme, comme nous l'avons déjà dit, que de Sade dédia sa préface de Justine.
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2SG LE MARQUIS DE SADE
vu les programmes monstrueux qu'il fournissait, lui-même à ses dessinateurs (1). »
Cette édition collective (dans laquelle Justine fut de nouveau remaniée) parut en 1797. L'année suivante, de Sade publia un roman très ennuyeux, mais plus moral que les précédents —- ce qui n'est pas beaucoup dire — Pauline et Belval ou les Victimes d'un amourc/vwu'/ze/, anecdoteparisienne du dix-huitième siècle. Les victimes de cet amour criminel furent surtout ceux qui eurent la mauvaise idée d'acheter l'ouvrage.
11 cherchait à la même époque à obtenir sa radiation de la liste des émigrés, sur laquelle l'avait lait inscrire, quoi qu'il n'eût pas quitté la France, son incarcération et la faute de la plupart de ses parents.
Le 12 juillet 1799 (22 messidor an VII) le Conseil des Cinq-Cents avait rendu par.une loi absolument inique les parents d'émigrés et les ci-devant nobles responsables des brigandages et des assassinats qui se commettaient dans les'départements du Midi et de l'Ouest. Exception était faite pour ceux qui avaient rempli des fonctions publiques a la nomination du peuple. De Sade, dans une pétition envoyée quelques jours plus tard aux représentants, demandait, avec l'espoir d'en bénéficier
(i) L'Amateur d'Autographes, i863, p. 278. ,
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lui-même, une nouvelle exception en faveur des sexagénaires qui avaient donné des preuves d'attachement à la Révolution. Cette pétition fut lue le 3J juillet au Conseil des Cinq-Cents qui se contenta de passer à l'ordre du jour.
Solliciteur habile autant que tenace, de Sade avait compris qu'il ne pouvait avoir quelque chance de réussir dans ses démarches, qu'en les faisant appuyer par un personnage important. 11 s'était adressé à un membre du Conseil des Cinq-Cents, Goupilleau de Montaigu (1), ami de Rovère, par qui il le connut probablement, et qui avait été chargé à plusieurs reprises de missions dans le département de Vaucluse. 11 lui écrivait le h février 1799 :
« Citoyen Représentant, -
« On ne peut être plus sensible que je le suis à l'intérêt que vous voulez bien prendre au malheur que la plus cruelle injustice nie fait éprouver. Je suis sûr maintenant du triomphe dès que vous voulez bien vous en mêler, il ne me reste plus qu'à vous prier de vouloir bien hâter l'instant où je pourrai avoir la satisfaction de vous posséder quelques beaux jours de ce printemps à Saint(i)
Saint(i) l'appelait de Montaigu (il avait été notaire dans cette ville) pour le distinguer d'un autre Goupilleau, dit de Fontenay, et député comme lui.
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2SS LE MARQUIS DE SADE
Ouen, pour Arous témoigner toute ma reconnaissance. Je remets à cette époque la révélation des grands mystères d'iniquités dont on me rend victime et qui vous surprendront. Vous ne vous imaginez pas combien les créanciers occasionnés par un séquestre de dix-huit mois me vexent <>l me tourmentent ; mais je suis consolé de tous les maux que me fait endurer l'injustice par l'espoir de tenir de vos mains seules tout ce qui doit les faire cesser.
« Salut, estime et vénération.
« SADE (1). »
De Sade essaya de se servir de ce Goupilleau non seulement pour obtenir qu'on le rayât de la liste des émigrés mais aussi pour imposer au ThéâtreFrançais sa pièce, Jeanne Laisnd ou le Siège de Beauoais, au sujet de laquelle il avait adressé, le 21 juillet 1798, aux directeurs du Journal de Paris, cette lettre où il étale une érudition de fraîche date :
« S'il existe un savant dans le monde auquel on puisse pardonner une faible erreur dans l'histoire des événements de la terre, c'est assurément celui
(i) Cette lettre de Sade à Goupillau de Monlaigu, de mèni«' que les deux autres que nous donnons plus loin, ont éiô publiées par VAmaleur d'Autographes, 1867
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Caricature «le la Bastille
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qui met autant de profondeur, de sagacité, de précision, dans l'histoire des événements du ciel. Occupé d'objets si sérieux, de calculs intéressants et toujours si justes, le citoyen Lalandè n'est-il oas excusable de s'être trompé sur le nom de l'héroïne de Beauvais, quand presque tous les historiens modernes lui tracent la route de cette erreur? Je le prie donc de me pardonner, si, bien moins pour relever cette légère faute que pour rendre à l'immortalité le véritable nom de cette héroïne, je prouve évidemment que" jamais cette fille ne porta le nom de Hachette.
« Ayant traité ce sujet dans une tragédie lue au Théâtre-Français, le 2/i novembre 1791, j'ai été prendre les plus exactes précautions pour éclairer les faits historiques qui la concernent. D'après Hainau (sic), Garnier et quelques autres, il fut devenu tout simple que j'eusse pensé, comme le citoyen Lalande, que cette femme s'appelait Jeanne Hachette; mais pour me rendre plus certain du fait, je crus devoir consulter, à Beauvais même, les lettres patentes accordées par Louis XI -à l'illustre guerrière de cette ville, et déposées pour lors à la maison commune ; je les transcrivis et elles seront un jour littéralement imprimées à côté de ma pièce. Voici ce que l'on trouve dans ces lettres, et ce que je crois devoir placer ici, pour donner à ce que j'établis toute l'authenticité
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290 LE MARQUIS DE SADE
que doit avoir la hardiesse littéraire d'un reproche fait à des savants tels que Garnier, Hainaull, Lalande, etc.
« Après le protocole d'usage, c'est ainsi que Louis XII s'exprime dans les patentes accordées à l'héroïne dont il s'agit : « Savoir faisons que par « considération de la bonne et vertueuse résistance « qui fut faite l'année dernière passée (1472) par « notre chère et bien-aimée Jeanne Laisné, fille de - « Mathieu Laisné, demeurant en notre ville de « Beauvais àl'encontredes Bourguignons, etc. (1) ».
« En voilà assez pour faire connaître, d'une manière incontestable, le nom de la fille célèbre qui, à la tète des femmes de la ville, repoussa vigoureusement, des remparts de Beauvais, les troupes du duc de Bourgogne. Le reste de ces patentes n'a pour objet que d'accorder à Jeanne Laisné et à son amant Colin Pilon les récompenses et les honneurs dus à cette courageuse action.
« Je prie ceux qui voudraient révoquer en doute cette vérité de prendre auparavant la peine d'aller vérifier, comme je l'ai fait, à Beauvais, les lettres patentes que je cite, et ils ne contrarieront plus un fait établi sur d'aussi fortes preuves.
« SADE.»
(i) Le Dictionnaire Encyclopédique de Le Bas fait suivie son article sur .Jeanne Hachette de cette note : « M. Fourquel d'Hachette, un de ses descendants, a donné au sujet
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Cette réclame, déguisée en dissertation historique, avait évidemment pour but d'appeler l'attention sur une tragédie dont le placement se heurtait à des difficultés assez sérieuses. La mauvaise volonté des directeurs ne s'en trouva pas le moins du monde diminuée. Ces gens-là assurément manquaient de patriotisme et les héroïnes d'autrefois leur étaient bien indifférentes. Peut-être ne se préoccupaient-ils que de l'argent que pourrait leur rapporter, ou leur coûter, la pièce. .
De guerre lasse, l'auteur de cette tragédie, dont personne ne voulait, se décida à recourir à son ami Goupilleau. Dans cette lettre, qui est du 1er octobre 1799, il fit résolument appel à son intervention.
de celle incertitude (sur le véritable nom de l'héroïne) des détails qui pourraient concilier toutes les opinions s'ils étaient appuyés sur des témoignages authentiques. Suivant lui, Jeanne Fourquct était fille d'un officier des gardes de Louis XI, tué à la bataille de Monllhéry, et qui avait laissé sa fille, très jeune encore, entre les mains d'une dame Laisné, qui. lui prodigua les soins d'une mfere. En ce cas, le surnom d'IIachelle lui aurait élé donné à cause de l'arme qu'elle portait. »
La tragédie historique du marquis de Sade lui avait été sans doulc inspirée par celle de du Belloy, le Siège de Calais, jouée au Théàlrc-Français, le i3 février 1765, maisdonlle succès se prolongea pendant dix ou quinze ans.
Il y avait déjà eu plusieurs pièces sur ce sujet patriotique parmi lesquelles le Triomphe du beau sexe, Jeanne Hachette ou le Siège de Beauvais, par le sieur du Roussel, et le Siège de Beauvais (tragédie réimprimée en 1766) par Araignon.
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« 9 vendémiaire an VIII.
« Citoyen Représentant,
« Je dois commencer par vous rendre mille et mille grâces de l'honneur que vous avez bien voulu nous faire dernièrement en venant de SaintOuen (1), et vous témoigner en même temps mon regret de ne pas m'y être trouvé ; je désirerais bien, et j'ai été chez vous pour vous en prier, que Arous eussiès la complaisance de nous faire avertir quand vous voudrès nous dédommager.
«J'ai maintenantune autrechoseà vouscommuniquer, la voici. Vous êtes tous d'avis, citoyens représentants, et tous les bons républicains pensent de même, qu'une des choses la plus essentielle est de ranimer l'esprit public par de bons exemples et de bons écrits. On dit que ma plume a quelque énergie, mon roman philosophique l'a prouvé ; j'offre donc mes moyens à la République, et les lui offre du meilleur de mon coeur. Malheureux sous l'ancien régime, vous savès si je dois craindre le retour d'un ordre de choses dont je serais infailliblement l'une des premières victimes. Les moyens que j'offre à la République sont sans aucun inté(i)
inté(i) Sade y avait une maison de campagne, mais ce, n'était pas une pelite maison. Son âge, sa pauvreté et les moeurs du temps ne lui permettaient plus ce luxe.
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rèt, on me tracera un plan, je l'exécuterai, et j'ose croire que l'on sera satisfait. Mais je vous en conjure, citoyen représentant, qu'une affreuse injustice cesse d'attiédir en moi les sentiments dont je suis embrasé; pourquoi veut-on que j'aie à me plaindre d'un gouvernement pour lequel je donnerais mille vies, si je les avais? Pourquoi prend-on mon bien depuis deux ans, et pourquoi depuis cette époque me réduit-on à l'aumône sans que j'aie mérité cet horrible traitement? N'est-pn pas convaincu qu'au lieu d'émigrér, je n'ai cessé d'être employé à tout, dans les plus terribles années de la Révolution ? N'en possédé-je pas les certificats les plus authentiques ? Si donc on est persuadé de mon innocence, pourquoi me traitet-on comme coupable? Pourquoi cberche-t-on à placer au rang des ennemis de la chose publique le plus chaud et le plus zélé de ses partisans ? Il y a, ce me semble,à ceprocédé autant d'injustice que d'impolitique.
« Quoi qu'il en soit, citoyen représentant, j'offre donc au gouvernement ma plume et mes moyens, mais que l'iniquité, que l'infortune et la misère ne pèsent plus longtemps sur ma tête, et faitesmoi-rayer, je vous en supplie ; noble ou non, qu'importe ; me suis-j e conduit comme un noble ? m'a-t-on jamais vu partager leur conduite et leurs sentiments? Mes actions ont effacé les torts de
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291 LE MARQUIS DE SADE
ma naissance (1), et c'est à cette manière d'être que j'ai dû tous les traits dont m'ont écrasé les royalistes et notamment Poultier, dans sa feuille du 12 fructidor dernier (2). Mais je les brave comme je les hais, et quelque tort qu'ail avec moi le gouvernement, il aura jusqu'au dernier moment de ma vie, mon choix, ma plume et tous les sentiments de mon coeur ; je serai avec lui, pardonnes ma comparaison, commel'amant lcplus tendre pleurant l'infidélité d'une maîtresse aux pieds do laquelle il soupire toujours.
« En un mot, citoyen représentant, pour premier essai de mes oifres, je vous propose une tragédie en cinq actes, l'ouvrage le plus capable d'échauffer dans tous les coeurs l'amour de la patrie, et c'est, vous en conviendras, bien plus au théâtre qu'ailleurs où il faut rallumer le feu presque éteint de l'amour que tout Français doit à son pays ; c'est là qu'il se convaincra des dangers qui doivent exister pour lui, s'il retombe sous la main des tyrans;, l'enthousiasme né là dans son coeur, il le rapporte
(i) On a dit que, suivant un exemple fameux, il s'élail vanté d'être le fils d'un laquais. C'est là, croyons-nous, une calomnie.
(2) Poultier d'Elmollc qui avait été soldat, acleur, commis, bénédictin, député — Brissol l'appela un jour le moine jaseur, — rédigeait en 179g l'Ami des Lois, journal royaliste qui fut supprimé après le 18 brumaire, sur un rapport de Fouché Poultier a raconté certains épisodes de sa vie dans un bien curieux roman, Victoire ou les Confessions d'un Bénédictin.
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dans ses foyers, il l'inspire à sa famille, et les effets en sont bien autrement durables, bien autrement ardents que ceux qu'allument un" instant en lui des articles de journaux ou des proclamations, parce qu'au théâtre ce sont par des exemples que la leçon -lui est donnée et il la retient.
« Le sujet de ma tragédie n'est point pris dans les événements du jour. Trop près de nous le spectateur n'apporte jamais à ces événements cet espèce (sic) d'intérêt que lui inspire ceux de l'histoire ancienne ; d'ailleurs il craint la surprise, il redoute le désir qu'on peut avoir de le tromper et la scène est déserte à la seconde représentation, nous l'avons vu. Mon texte est choisi dans l'Histoire de France, c'est le moyen d'intéresser plus vivement des Français ; il est pris dans le règne de Louis XI, à l'époque où Charles, duc de Bourgogne, voulut assiéger la ville de Beauvais que Jeanne Laînô, à la tête de toutes les femmes de la ville, défendit avec tant de courage et ravit aux desseins de l'oppresseur. Le seul amour de la patrie inspira ces braves citoyennes et, pendant mes cinq actes, je ne leur prête que ce seul sentiment. Étaient-elles susceptibles d'un autre sous un tyran tel que Louis XI ? J'ai soin de le dire, de le prouver, et mon ouvrage devient par là l'école du patriotisme le plus pur et le plus désintéressé. Le républicain, le royaliste, tous n'y verront que
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cela, tous diront : le patriotisme a toujours été la première vertu des Français, ne démentons point le caractère national. On a aussi aimé la patrie sous les tyrans ; aimons-la donc quand nous en craignons, dira le républicain, aimons-la même eu en désirant, dira le royaliste, mais apprenons là quel est le danger qu'ils nous préparent; aussi ma pièce est essentielle... elle est bonne... elle est utile sous tous les rapports, à tous les individus, et, comme je viens de le dire, elle a, de plus que les ouvrages de situation, le grand intérêt dé l'antique, et la certitude que ce n'est pas un de ces véhicules payés dont le républicain sourit, et que le royaliste bafoue.
« Tel est, citoyen représentant, l'ouvrage que je désire vous souinettre. Si la lecture que je vous demande la permission de vous en faire vous plaît, si vous trouvés que mes intentions soient bonnes, je crois essentiel alors d'en hâter la représentation, c'est l'instant... absolument l'instant, et vous voudriez bien en ce cas faire, ordonner par qui de droit, au Théâtre-Français, de l'apprendre et de la jouer tout de suite. Cet ordre est indispensable pour prévenir les langueurs des comédiens, 'qui, si l'ouvrage ne leur plaît pas, ou le refusent, ou désespèrent l'auteur par. leurs insoutenables délais.
« Pardon d'une"aussi longue lettre, citoyenrepré-
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sentant, maisje crois que les détails qu'elle contient, ne déplairont pas à quelqu'un qui, comme vous, aime autant la République et les arts. Per-f mettes que je termine en vous offrant l'hommage de ma plus respectueuse reconnaissance.
« Salut et vénération.
« SADE. »
Goupilleau fut très flatté de ce qu'on le supposait capable de bien juger une tragédie et son zèle s'en accrut. Nous n'avons aucune de ses réponses, mais elles durent être très aimables pour son protégé, si nous en jugeons par cette seconde lettre que lui écrivit celui-ci, le 30 octobre :
« Sade a l'honneur d'assurer le citoyen Goupilleau de son respect; il le supplie d'avoir la complaisance de se charger de ces deux pétitions, l'une pour la commission chargée des radiations, l'autre pour le Ministre de la Police.
« Il attend le jour que le citoyen Goupilleau voudra bien lui indiquer pour la lecture du Siège de Beauvais ; il faut que la pièce soit lue par l'auteur lui-même. Sade sera fort aise que le citoyen Goupilleau réunisse chez lui, ce jour-là, quelques personnes aussi en état d'en juger que le citoyen représentant. Si elle plaît, il faut que le gouvernement la fasse jouer d'autorité, comme
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pièce patriotique. Sans cela, rien ne finira, et le moment où il est bon de la donner passera : vos victoires la vieillissent déjàain peu.
« Salut et respect.
« SADE.»
Pendant que l'ex-marquis, patronné par un ex-terroriste, s'occupait ainsi de forcer la main au Théâtre-Français, sous prétexte de patriotisme, il essayait plus secrètement de faire jouer sur une scène plus modeste une pièce qu'il s'était bien gardé de signer, mais qu'on peut, jusqu'à preuve du contraire, lui attribuer.
Un certain Jacques-Augustin Prévost, après avoir été entrepreneur de spectacles forains et, en 1788, instructeur géographe des Enfants de France, était devenu d'abord acteur et décorateur, puis directeur de l'ancien Théâtre des Associés (1) auquel il avait donné le nom aussi peu ambitieux que possible de Théâtre sans prétention.
Ce Prévost, au mois de septembre 1799, fit annoncer un drame intitulé Justine ou les Malheurs
(i) « Théâtre des Associés, installé en 178/1, boulevard du Temple, dans une salle qui n'avait jusque-là abrité que des marionnelles ; il devint Théâtre des Amusements Comiques, en 1787, Théâtre Patriotique, en 1790, Théâtre Sans Prétention, en 1797, et fut comme bien d'autres supprimé en 1807. » LIXONTE, Histoire des Théâtres de Paris, 1905, p. 14. Prévost avait succédé en 1797 comme directeur à Salle.
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de la Vertu. 11 avait compté sans la police qui se hâta d'interdire la pièce.
Par bonheur pour le fécond écrivain, si ses oeuvres dramatiques arrivaient difficilement jusqu'au public, les manuscrits de romans ou de nouvelles ne lui manquaient pas. Ses tiroirs en étaient pleins. Il avait eu le temps de les accumuler. 11 publia, en 1800, chez le libraire Massé, les Crimes de l'Amour ou le Délire des Passions, nouvelles héroïques et tragiques précédées d'une Idée sur les Romans (1).
L'introduction seule dans cet insipide recueil peut encore supporter la lecture. Il n'est pas sans intérêt de savoir ce que pensait du roman l'auteur de Justine.
Les trois questions qu'il se pose sont celles-ci :
« Pourquoi ce genre d'ouvrage porte-t-il le nom de roman?
« Chez quel peuple devons-nous en chercher la source, quels sont les plus célèbres ?
« Et quelles sont enfin les règles qu'il faut suivre pour arriver à la perfection de l'art d'écrire ? »
Sur l'origine du roman sa théorie est bizarre'et singulièrement bornée : « L'homme, dit-il, est sujet à deux faiblesses qui tiennent à son exis(i)
exis(i) sur les Romans a été réimprimée en 1S78. Voir Bibliographie.
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tence, qui la caractérisent. Partout il faut qu'il ppic, partout il faut qu'il aime ; et voilà la base de tous les romans ; il en a fait pour peindre les êtres qu'il implorait, il en a fait pour célébrer ceux qu'il aimait. »
Suit rénumération, avec quelques mots d'analyse vague et banale, des principaux romans antiques et modernes, depuis les Milésiaques jusqu'à Clarisse Harlowe elauMoine (V),de Lewis. En parlant de la Princesse de Clèves, de Mlle de Lafayette, il défend les femmes de lettres (voilà un défenseur bien imprévu et un peu compromettant !) et il assure que « ce sexe, naturellement plus délicat, plus fait pour écrire le roman (il ne nous le prouve que trop depuis dix ou quinze ans), peut, eii ce genre, prétendre à bien plus de lauriers que nous ». Il loue Marivaux, qui « captiva l'âme et fit pleurer ». Voltaire et Rousseau, « Lorsque Momus dictait Candide à Voltaire, l'amour lui-même traçait de son flambeau toutes les pages brûlantes de Julie » (c'est la première fois qu'on écrit avec un flambeau). En revanche il se montre sévère, jusqu'à l'injustice, pour Marmontel
(1) Public en Angleterre en 1793, le Moine avait paru en France,en 1797 (chez Maradan), traduit par Deschamps, Dcsprez, Benoit, Lamarre, etc. Lewis,par le mélange d'horreur et de volupté qui caractérise certaines de ses oeuvres, se rapproche du marquis de Sade. Aussi celui-ci l'admirail-il beaucoup. ,
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dont il appelle les contes « des puérilités » et pour Rétif de la Bretonne, auquel il consacre un passage où se devinent ses rancunes : « R... inonde le public, il lui faut une presse au chevet de son lit ; heureusement que celle-là toute seule gémira de ses terribles productions ; un" style bas et rampant, des aventurés dégoûtantes, toujours puisées dans la plus mauvaise compagnie ; nul autre mérite enfin que celui d'une prolixité... dont les seuls marchands de poivre le remercieront (1). »
Ce traité passablement pédantesque se termine par des règles qu'on peut résumer ainsi.
Le romancier est « l'homme de la nature ». Il doit éprouver « la soif ardente de tout peindre » et, tout en embellissant ce qu'il peint, ne pas s'écarter du vraisemblable. Sans s'imposer d'autre joug que celui de ce demi-réalisme, qu'il se laisse entraîner par son imagination et se garde surtout de s'asservir à un plan, « ce n'est qu'en travaillant que les idées viennent ». Si les personnages « sont quelquefois contraints à raisonner », qu'ils n'aient pas l'air de n'être que les porte-parolés de l'auteur. On sait comment le marquis de Sade a observé cette règle. 11 faut surtout, dit-il pour
(0 IL revient sur Rétif quelques pages plus loin : « On n'a jamais le droit de mal dire, quand on peut dire tout ce qu'on veut; si lu n'écris comme R... que ce que tout le monde sait, dusses-tu, comme lui, nous donner quatre volumes par mois, ce n'est pas la peine de prendre la plume. »
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302 LE MARQUIS DE SADE
conclure (et c'est là sa théorie préférée), que les héros criminels le soient à un tel point qu'ils n'inspirent « ni pitié ni amour ».
L'ouvrage auquel Y Idée sur les Romans servait d'introduction eut un succès des plus médiocres. Villeterquè en parla très peu élogieusement dans le Journal de Paris et rappela, dans son article, les livres précédents de l'auteur, ycompris Justine.
De Sade fut indigné de l'outrecuidance de ce journaliste qui prétendait le juger et qui ne s'inclinait pas, avec toute l'humilité désirable, devant son talent. 11 appartenait à cette variété d'écrivains — la plus nombreuse— qui ne supportent que la louange et qui la trouvent toujours, lorsque par hasard ils l'obtiennent, insuffisante. Pour répondre à cet article irrévérencieux, dans lequel on ne l'admirait pas autant qu'il s'admirait luimême, il fit paraître chez son éditeur Massé un mémoire très violent qui a pour titre : l'Auteur des Crimes de l'Amour à Villeterquè folliculaire. Un journaliste qui dit du mal d'un littérateur n'est qu'un folliculaire, s'il en dit du bien, c'est un fin critique.
Le romancier atrabilaire se plaignait surtout que Villeterquè osât lui attribuer Justine : « Je te somme, s'écriait-il, de prouver que je suisl'autei r de ce livre... 11 n'y a qu'un calomniateur qui jelte ainsi sans preuve aucune des soupçons sur la
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LE CITOYEN SADE. LE POLITICIEN 303
probité d'un individu... Quoi qu'il en soit, j'ai dit et affirmé que je n'avais point fait de livres immoraux et que je n'en ferais jamais. »
Il l'avait en effet affirmé àplusieurs reprises (1), mais personne n'en croyait rien et il n'en croyait rien lui-même. -
(i) Quelque temps après la mise en vente de la première édition, il publiait une lettre dans laquelle il disait : « Il circule dans Paris un ouvrage infâme ayant pour litre Justine ou les Malheurs de la vertu... Malheureusement pour moi, il a plu à l'exécrable auteur de Justine de me voler une situation, mais qu'il a obscênisée, luxurioséc de la plus dégoûtante manière. » En 1802, de sa prison de Sainte-Pélagie, comme nous le verrons, il protestait encore avec la même indignation artificielle.
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XII
UN ROMAN A CLEF : ZOLOÉ ET SES DEUX ACOLYTES. — DE SAINTE-PÉLAGIE A CHARENTON. — LES DERNIÈRES ANNÉES DU MARQUIS DE SADE.
Il avait paru, au mois de juillet 1800, sans nom d'auteur — et pour cause — un roman à clef, qui se vendait sous le manteau, et qui, transmis avec précaution de main en main, lu et commenté dans les milieux officiels, recherché par la curiosité et colporté par la médisance, avait bientôt provoqué un énorme scandale, dont se réjouissaient, au fond de l'âme, tous ceux qu'il n'éclaboussait pas.
Dans ce roman, intitulé Zoloé et ses deux acolytes, et où étaient complaisamment décrites les plus répugnantes orgies, figuraient sous des noms d'emprunt qui ne pouvaient tromper aucun lec-
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Autographe du marquis de Sade.
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UN ROMAN A CLEF
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teur, Bonaparte (d'Orsec — anagramme de Corse), Joséphine (Zoloé), Mme Tallien (Laureda), Mme Visconti (Volsangé), Barras (Sabar, encore un anagramme), etc.
L'exactitude des portraits et la minutie des détails permettaient d'identifier, sans erreur possible, les principaux personnages (1).
Dès les premières pages du livre l'auteur écrivait : « Qu'avez-vous, ma chère Zoloé? Votre front sourcilleux n'annonce que la triste mélancolie. La fortune n'a-t-elle pas assez souri à vos voeux ? Que manque-t-il à votre gloire, à votre puissance ? Votre immortel époux n'est-il pas le soleil de la patrie ?»
Dans cet immortel époux, dans ce soleil de la patrie, qui n'aurait reconnu, en 1800, Bonaparte? Et pouvait-on songer à d'autres femmes qu'à Joséphine et Mme Tallien, en lisant ces portraits à peine ébauchés mais d'une ressemblance parfaite : « Zoloé a l'Amérique pour origine. Sur les limites de la quarantaine (2), elle n'en a pas moins la
(i) L'auteur essayait très inutilement de donner le change en reculant son sujet de dix ou quinze ans : « Qu'on se rappelle, disait-il, que nous parlons en historiens. Ce n'est pas notre faute si nos tableaux sont chargés des couleurs de l'immoralité, de la perfidie et'de l'intrigue. Nous avons peint les hommes d'un siècle qui n'est plus, Puisse celui-ci en produire de meilleurs et prêter à nos pinceaux les charmes de la vertu. »
(2) Joséphine ôlail née le 24 mai 1703.
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306 LE MARQUIS DE SADE
prétention de plaire comme à vingt-cinq. A un ton insinuant, une dissimulation hypocrite consommée, à tout ce qui peut séduire et captiver, elle joint l'ardeur la plus vive pour les plaisirs, une avidité d'usurier pour l'argent, qu'elle dissipe avec la promptitude d'un joueur, un luxe effréné, qui engloutirait le revenu de dix provinces.
« Elle n'a jamais été belle, mais à quinze ans sa-Coquetterie déjà raffinée avait attaché à son char un essaim d'adorateurs. Loin de se disperser par son mariage avec le comte de Barmont (le comte de Beauharnais), ils jurèrent tous de ne pas être malheureux, et Zoloé, la sensible Zoloé, ne put consentir à leur faire violer leur serment. De cotte union sont nés un fils et une fille, aujourd'hui attachés à la fortune de leur illustre beau-père.
« Laureda justifie l'opinion que l'on a conçue de la nation espagnole (1) : elle est tout feu et tout amour. Fille d'un comte de nouvelle date, mais extrêmement riche. Sa fortune lui permet de satisfaire
satisfaire ses goûts. »
D'autres personnages étaient mis en scène,avec des rôles plus épisodiques, le sénateur D..., pourri
(i) Fille de François Cabarrus (plus lard anobli) et de Marie-Antoinette Galaberl, Mme Tallien était née le 3i juillet 1773 à Saint-Pierre de Caravenchel de Arriba, près de Madrid. La duchesse d'Abrantès assure qu'elle « était à douze ans la plus ravissante de toutes l'es jeunes filles de Cadix ». .
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UN ROMAN A CLEF 307
de vices, le joueur S..., et le représentant du peuple C... (1), que le libelliste nous représente dans l'exercice de ses fonctions :
« En traversant le Carrousel, dit-il, je rencontre deux forts qui portaient sur un brancard une espèce d'homme couché et enveloppé de la tête aux pieds dans un manteau bleu. Je m'imagine d'abord que quelque affaire d'honneur avait envoyé le personnage dans l'autre monde et qu'on allait le remettre à sa famille pour en disposer. Je demande à l'un des porteurs, avec un air d'intérêt, de quoi il s'agissait : iSuivez-nous, me répondit-il, vous en jugerez. Le brancard s'arrête à la maison du citoyen C..., car c'était lui-même qu'on promenait dans cet équipage. Sa figure couperosée, dés yeux qu'il roulait pleins de vin, des paroles sans suite, des gestes d'insensé, des restes impurs, qui sortaient de sa bouche, et dont ses habits étaient tout dégouttants, me firent bientôt connaître la cause de l'état où je trouvais un des représentants de la France.
« Comme ce spectacle paraissait m'affecter, l'un des porteurs me dit : Vous êtes bien bon de plaindre le citoyen C... Cinq fois par décade notre ministère lui est nécessaire. Que diable voulezvous qu'il fasse ? C'est aujourd'hui un cnlrejM'c(1)
cnlrejM'c(1) véritables noms sont difficiles à trouver pour nous, mais ils ne l'étaient pas pour des-contemporains.
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308 LE MARQUIS DE SADE
neur, demain un fournisseur, une autre fois un chef de bureau ou tel autre avec lequel il a quelque intérêt à démêler qui l'entraîne chez un traiteur. Ce n'est que là, en vérité, qu'on peut parler affaire.
« Il n'y a que la première bouteille qui coûte à avaler. Trente et quarante la suivent, et il n'en faut pas moins du tiers pour mettre l'officieux C... en belle humeur. »
Quel était l'auteur de ce roman-pamphlet, dont des exemplaires de luxe, imprimés sur papier velin, avaient été envoyés à quelques-uns de ceux qui y figuraient ? Presque tout le monde désigna le marquis de Sade. On le savait très capable de l'avoir écrit, et le style, les détails obscènes, le trahissaient.
Son arrestation fut décidée ; mais il importait, en voulant étouffer le scandale, denepas l'augmenter, et de ne pas signaler davantage au public, par une répression maladroite, un livre qui n'était déjà que trop connu. La police feignit donc d'ignorer Zoloé et ses deux acolytes, et de ne se préoccuper que de Juliette dont on annonçait, presque ouvertement, une réimpression (1).
Le 5 mars 1801, de Sade fut arrêté chez son éditeur, Bertrandet, à qui il devait ce jour-là remet(i)
remet(i) le rapport du préfet de police Dubois (i3 septembre i8o3), cilé plus loin.
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UN ROMAN A CLEF 309
tre son manuscrit (1). Ce manuscrit fut saisi et on s'empara également d'un assez grand nombre d'exemplaires des anciennes éditions.
Interrogé, le marquis déclare qu'il n'était pas l'auteur de Juliette, mais que le véritable auteur l'avait chargé de copier l'ouvrage.
Le gouvernement, à cette époque, pour éviter l'intervention de l'opinion publique qui aurait pu le gêner.et qu'il jugeait inutile, procédait volontiers à l'égard de ceux dont il avait besoin de se débarrasser, par voie administrative, sans bruit, sans éclat, et le plus rapidement possible. Des criminels, parfois même des innocents, disparaissaient ainsi un beau matin, et on n'en entendait plus parler. Les juges, continuaient à juger et les avocats à plaider ; mais on ne leur laissait que les accusés de droit commun, dont la condamnation ou l'acquittement n'intéressait en rien le salut de l'Etat.
Conformément à cette théorie, qui a ses avantages, le marquis de Sade fut enfermé à SaintePélagie, le 5 mars i 801.
Dans ses Souvenirs et Portraits de la Révolulion (2), Charles Nodier raconte qu'emprisonné en 1802 à Sainte-Pélagie (3) il eut l'occasion d'y voir
(i) Un manuscrit qui devait contenir quelques parties ajoutées ou remaniées:
(2) Publiés pour la première fois en 1826.
(3) Charles Nodier, dont les livres sont pleins d'erreurs, assura qu'il vil de Sade au Temple et en i8o3. Il se trompe.
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.310 LE MARQUIS DE SADE
le 27 avril, le lendemain de son arrivée, l'auteur de Justine, qui se disposait à en partir. « Un do ces messieurs (de ces messieurs les détenus), dit-il, se leva de bonne heure parce qu'il allait être transféré (à Bicêtre) et qu'il en était prévenu. Je ne remarquai d'abord en lui qu'une obésité énorme qui gênait, ses mouvements pour l'empêcher de déployer un reste de grâce et d'élégance, dont on retrouvait des traces dans l'ensemble dé ses manières et de son langage. Ses yeux fatigués conservaient cependant je ne sais quoi de brillant et de fin qui s'y ranimait de temps à autre comme une étincelle. Le prisonnier ne fit que passer sous mes yeux. Je me souviens seulement qu'il était . poli jusqu'à l'obséquiosité, affable jusqu'à l'onction, et qu'il parlait respectueusement de tout ce qu'on respecte. »
Cet embonpoint, après un an de captivité, semblerait prouver que de Sade ne s'était pas trop mal trouvé de sa nouvelle prison. En réalité, depuis qu'on l'y avait déposé, suivant le mot charmant
c'est en 1S02 qu'il le vit et à Sainte-Pélagie, où il avait été emprisonné lui-même quelque temps pour son ode satirique, la Napoléone. Dans un autre passage de ses Souvenirs il dit du marquis : « Ce n'était pas un conspirateur et personne ne pouvait l'accuser d'avoir pris part aux affaires publiques (Nodier a dû ignorer l'existence du roman de Zoloé)... Ce de Sade est le prototype des victimes exlrajudiciaires de la haute police dû Consulat et de l'Empire.'.. »
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UN ROMAN A CLEF 311
du préfet Dubois (1), il n'avait pas cessé de se plaindre. A plusieurs reprises et avec une irritation croissante, il avait réclamé sa mise en liberté en affirmant devant Dieu et devant les hommes — les serments ne lui coûtaient guère — qu'il n'était pas l'auteur de cette Justine [2) pour laquelle il se croyait frappé : « Détenu dépuis neuf mois à Pélagie, écrivait-il le 26 décembre 1801 au Ministre de la Justice, Abrial, comme prévenu d'avoir fait le livre de Justine,qui pourtant n'émana jamais de moi, je souffre et ne dis mot, comptant chaque jour sur la justice du gouvernement; mais lorsque les méchants, désespérés de mon silence et de ma résignation, cherchent à me nuire par tous les moyens possibles, je les démasque. »
C'est pour répondre à ses récriminations et à ses plaintes qu'on l'envoya à Bicêtre.
Bicêtre qu'on avait appelé, sous l'ancien régime, la Bastille de la canaille, était, en 1801, un hôpital-prison, peuplé de trois mille individus, jeunes ou vieux, honnêtes ou criminels, malades ou bien portants. Les malades surtout y abondaient. Paralytiques, épileptiques, gâteux, fous furieux, vénériens, etc., ils offraient le triste spectacle des plus répugnantes infirmités.
(i) Voir son rapport du i3 septembre i8o3. (2) Chaque fois que de Sade désavoue Justine il sous-entcnd Juliette, les deux romans pour lui n'en faisant qu'un.
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312 .-'. LE MARQUIS DE SADE
Loger de Sade dans cet hôpital, où se donnaient rendez-vous toutes les variétés d'aliénation, c'était le traiter comme un fou. Quelques-uns de ses actes ne démentaient pas cette opinion. On a raconté qu'il passait une partie de son temps, à Bicêtre, à traîner dans la boue des ruisseaux des roses qu'il achetait fort cher (1).
Jouissant, à titre de malade, d'une liberté relative, il en profitait pour se faire, dans ce milieu très propre à cet enseignement, professeur d'immoralité. On fut obligé de l'enlever à ses élèves, que ses leçons intéressaient un peu trop, et un ordre du préfet de police, signé le 26 avril 1803 et exécuté le lendemain, le transféra à Charenton(2).
(i) « En i855, j'allais quelquefois à l'hôpital de Bicêtre, où deux de mes amis étaient internes, et je me promenais avec eux dans l'établissement. Un vieux jardinier, qui avait connu le marquis lors de sa détention, nous contait que l'une de ses distractions était de se faire apporter de pleines corbeilles de roses, les plus belles et les plus chères que l'on put découvrir dans les environs. Assis sur un tabouret, près d'un ruisseau fangeux qui traversait la cour, il prenait chaque rose l'une après, l'autre, la contemplait, la flairait voluptueusement... puis la trempait dans la bourbe du.ruisseau et la jetait au loin, souillée cl puanle, en éclatant do rire. » Extrait d'une lettre de A'ictoricn Sardou au docteur Cabanes, publiée dans la Chronique Médicale du i5 décembre 1902.
(2) De Bicêtre il avait envoyé (le 20 mai 1802) au ministre de la Justice (ce n'était plus Abrial, mais le Grand Juge Régnier) une nouvelle lettre pour protester de son innocence : « C'est à vous seul, lui disait-il, qu'il appartient de faire exécuter les lois et d'écarter loin d'elles l'arbitraire
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UN ROMAN A CLEF 313
Il existait à celte époque des aliénés d'une espèce particulière, des fous d'Etat, c'est-à-dire des gens à qui on attribuait un dérangement d'es^- prit simplement parce qu'ils attaquaient le gouvernement ou le gênaient. Les Notes historiques de Marc-Antoine Baudot, ancien député à l'Assemblée législative, publiées par Mme Edgar Quinet, mentionnent quatre de ces prétendus fous et les peines dont on les frappa pour leur rendre la raison.
Le poète Désorgues, qui se disait ou se croyait républicain (1), avait composé contre Napoléon une chanson satirique qui se terminait ainsi :
Oui le grand Napoléon Est un grand caméléon.
Oii affecta de voir dans celte appréciation une
odieux qui les mine et qui les atténue. On m'accuse d'être l'auteur du livre infâme de Justine : l'accusation est fausse, je vous le jure au nom de ce que j'ai de plus sacré !... Je suis ou non l'auteur du livre qu'on m'impule. Si l'on peut m'en convaincre, je veux subir.mon jugement; dans le cas contraire, je veux cire libre. Quelle est donc celle arbitraire partialité qui brise les fers du coupable pour en écraser l'innocent ! Est-ce pour en arriver là que nous venons de sacrifier pendant deux ans nos vies cl nos fortunes?... Je veux être libre ou jugé. J'ai le droit de parler ainsi, mes malheurs et les lois me le donnent... »
(i) Il n'était pas fou mais il avait des idées bizarres : « Bossu, comme Esope, par devant et par derrière, il avait rempli sa chambre de magots chinois et couchait sur un hamac. » Bibliographie Moderne, Paris, 181C. Ce n'est pas une raison parce qu'un homme est bossu et couche sur un hamac pour l'enfermer à Charenlon.
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314 LE MARQUIS DE SADE
marque infaillible de détraquement cérébral et le chansonnier fut expédié à Charenton, où il mourut en 1808.
Un ami du général Moreau, de Laage, s'était signalé par son zèle pour lui, pendant tout le cours de son procès. Cette sympathie persistante pour un . suspect et un vaincu parut une chose tout à fait déraisonnable, et de Laage fut enfermé à Bicêtre. 11 n'en sortit qu'au bout de deux ans.
C'est aussi à Bicêtre qu'on avait enfermé, en 1S0J, l'abbé Fournier, coupable d'avoir prêché des sermons qui ne plaisaient pas au premier consul. 11 ne recouvra sa liberté qu'en 1804 (1).
Après avoir signalé ces trois victimes de l'arbitraire, Baudot arrive à la quatrième, la moins intéressante, de Sade :
« Celui-ci, dit-il, est l'auteur de plusieurs ouvrages d'une monstrueuse obscénité et d'une morale diabolique. C'était, sans contredit, un homme pervers en théorie, mais enfin il n'était pas fou, il fallait le faire juger sur ses oeuvres.
« Il y avait là germes de dépravation, mais pas de folie; un pareil travail supposait une cervelle bien ordonnée, mais la composition même do ses ouvrages exigeait beaucoup de recherches dans la
(i) Il rentra plus tard en grâce, par l'entremise du cardinal Fesch, devint chapelain de l'empereur, et, en iSoG, évoque de Montpellier.
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UN ROMAN A CLEF 315
littérature ancienne et moderne, et avait pour but dé démontrer que les grandes dépravations avaient été autorisées par les Grecs et lès Romains. Ce genre d'investigations n'était pas moral, sans doute, mais il fallait une raison et du raisonnement pour l'exécuter ; il fallait une raison droite pour faire ces recherches qu'il met en action sous forme de romans et qui établit sur des faits une sorte de doctrine et de système... »
Le couvent de Charenton où le marquis de Sade venait d'être admis^ raisonnable' ou fou, sur la demande de sa famille, avait été supprimé en 1795 et, le 15 juin 1797, réorganisé, avec le titre d'hôpital de la Charité, par le Directoire qui l'avait placé sous la dépendance du ministère de l'Intérieur chargé de faire les règlements qu'exigeait cette transformation (1).
L'année suivante, la direction avait été confiée à M. de Coulmier, nommé régisseur général. A la même époque, M. Gastaldi, était nommé médecin en chef, M. Déguise, chirurgien^ et M. Dumoutier, économe-surveillant.
Simon de Coulmier ou Decoulmicr —il préférait
(1) Quelque temps après, l'hôpital de Charenton recouvrait ses anciennes propriétés et on lui accordait, à titre d'indemnité, la concession provisoire de certains immeubles, parmi lesquels ce qui restait des Thermes de Julien. La location de ces immeubles permit dé restaurer les bâtiments et de-créer un quartier spécial pour les femmes.
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316 LE MARQUIS DE SADE
le premier de ces noms au second — ancien abbé régulier de Notre-Dame d'Abbecourt (ordre des Prémontrés) avait siégé aux Etats Généraux comme député du clergé delà vicomte de Paris. C'était un homme fort habile, toujours empressé, comme bien d'autres, à se mettre du côté du manche, et qui, très servile à l'égard de ses chefs, aimait assez à faire peser sur ses subordonnés une autorité plus brouillonne et naïvement vaniteuse que despotique.
Il se considérait comme un excellent administrateur et n'admettait pas, dans son petit royaume de Charenton, d'autre volonté, d'autre influence que la sienne. Lorsque le médecin Gastaldi mourut, enl805,il essaya d'obtenir qu'on ne lui donnât pas de successeur, et Royer-Collard (1) ne fut nommé que malgré lui et après une lutte acharnée. De Coulmier avait sur le traitement des aliénés des théories qui sont un peu celles d'aujourd'hui. Il préconisait les spectacles, la danse et même les feux d'artifices. 11 devait trouver dans le marquis de Sade un collaborateur précieux.
Un fou à demi raisonnable, Villiaume, qui vécut quelque temps à Charenton a tracé de cet établissement un tableau des plus engageants. « Des
(i) Royer-Collard fut nommé médecin en chef de Charenton en janvier 1806.
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UN ROMAN A CLEF 317
secours à toute heure, dit-il, une distribution bien ordonnée dans les diverses classés de maladies ; des corridors parfaitement éclairés et aérés, des chambres proprement tenues ; une nourriture saine et abondante ; une grande quantité d'infirmiers et d'infirmières, sur lesquels l'administration exerce une surveillance sévère ; un immense jardin élevé en forme d'amphithéâtre, d'où l'on découvre un site charmant et un vaste horizon ; des chauffeurs, une bibliothèque, un salon décemment meublé ; des damiers, trictracs, jeux de cartes ou d'échecs pour se récréer ; voilà ce que Charenton offre à ses malades, et ce qu'on ne trouve pas dans les maisons particulières de santé, établies par de cupides spéculateurs et dirigées, la plupart, avec dureté et parla plus sordide lésinerie (1). »
Assurément on devait y être beaucoup mieux qu'à Vincennes ou à la Bastille.
Le marquis de Sade était entré dans cette maison modèle le 27 avril 1803. Le préfet de police avait confié au citoyen Bouchon, officier de paix, la mission de l'y conduire (2) et sa famille, comme le préfet, avaient recommandé à de Coulmier de
(i) M. Villiaume sommeillant à Charenton... Paris, 1818, p. 5o.
(a) Archives de la Maison de Charenton. Ordre du préfet de police du 6 floréal an II (28 avril t8o3).
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318 LE MARQUIS DE SADE
veiller à ce qu'il ne pût pas s'évader ni communiquer avec personne. En homme avisé, le directeur s'était empressé de tirer parti de ces craintes et de demander pour son nouveau pensionnaire « un prix proportionné aux soins que l'on doit donner et à la.vigilence (sic) qu'il faut exercer (1) ». .
La police attachait avec raison une grande importance aux papiers du marquis. On s'empara, pour les cacher ou les détruire, des plus compromettants, le 1er mai 1804. De nouvelles perquisitions devaient avoir lieu quelques annéesplustard, le 5 juin 1807.
Quoique le régime imposé à de Sade fût très doux et qu'on affectât de le traiter non pas comme un prisonnier, mais comme un malade, il n'avait pas tardé à entrer en guerre ouverte avec le directeur de l'hôpital. Dans une lettre du 20 juillet 1803, deux mois à peine après son arrivée à Charenton, il se plaignait avec une extrême violence des procédés dont usait à son égard M. de Coulmier et terminait ainsi : «.Au reste, vous n'ignorez pas que votre conduite avec moi vous
(i) Archives de la Maison de Charenton. Note (3o floréal) an II, 20 mai iSo3) de J.-B. Bouchcsèchc, chef de division à la préfecture de police. Le prix de la pension, payé par la famille, fut fixé à 3.ooo livres, qui représenteraient aujourd'hui à peu près le double.
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UN ROMAN A CLEF 319
ravale au rang des plus vils laquais. » C'était la première fois sans doute qu'on traitait de laquais un personnage aussi important que M. de Coulmier. 11 en éprouva autant de surprise que d'indignation (1).
Avec des malades tranquilles et résignés à leur sort, vivaient à Charenton des fous, qui avaient la manie de la persécution; et des détenus qui aspiraient à être libres. Ils s'intéressaient également aux événements politiques. La création de l'Empire dut faire naître en eux bien des espérances, que justifiaient d'ailleurs cesquatre articles du sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII (18 mai I8O/1) :
« Une commission de sept membres nommés par le Sénat et choisis dans son sein, prend connaissance, sur la communication qui lui en est donnéepar les ministres, des arrestations effec- - tuées conformément à l'article /16 de la constitution, lorsque les personnes arrêtées n'ont pas été traduites devant les tribunaux dans les dix jours de leur arrestation ; cette commission est appelée commission^ sénatoriale de la liberté individuelle
(i) Catalogue d'une collection d'autographes'vendus te 26 mars 1887. Paris, Et. Charavay, 1837. En marge de cctle lettre de Coulmier a écrit : « Correspondance avec M, de Sade le pîu'e. On jugera combien il m'a fallu de patience avec
lui.» :-,.-.
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320 LE MARQUIS.DE SADE
Toutes les personnes arrêtées et non mises en jugement après les dix jours de leur arrestation, peuvent recourir directement, par elles, leurs parents, ou leurs représentants, et par voie de pétition, à la commission sénatoriale de la liberté individuelle.
Lorsque la commission estime que la détention prolongée au delà des dix jours de l'arrestation n'est pas justifiée par l'intérêt de l'Etat, elle invite le ministre qui a ordonné l'arrestation à faire mettre en liberté la personne détenue, ou à la renvoyer devant les tribunaux ordinaires.
Si après trois invitations consécutives, renouvelées dans l'espace d'un mois, la personne détenue n'est pas mise en liberté, ou renvoyée devant les tribunaux ordinaires, la commission demande une assemblée du Sénat qui est convoquée par le -président et qui rend, s'il y a lieu, la déclaration suivante: « 11 y a de fortes présomptions que N... est détenu arbitrairement. »
La commission n'avait commencé à fonctionner que depuis quelques jours, elle existait à peine, lorsqu'elle reçut cette pétition :
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UN ROMAN A CLEF 321
D. A. S. SADE, homme de lettres, aux membres de la Commission sénatoriale de la Liberté individuelle.
« Sénateurs,
« Il y a quarante mois que je gémis dans les fers les plus injustes et les plus cruels.
« Soupçonné, depuis le 15 ventôse an IX, d'être l'auteur d'un livre immoral que je vous proteste n'avoir jamais fait, on n'a cessé, depuis cette époque, de me retenir dans différentes prisons sans jamais vouloir me laisser juger, seule chose que je désirasse, puisqu'elle était la "seule qui pût faire éclater mon innocence.
« M'efforçant à trouver la cause d'un acte aussi arbitraire, je l'aperçois enfin dans une affreuse coalition de parents dont je n'ai jamais voulu partager, en Révolution, ni les démarches, ni les opinions : furieux de mon attachement constant et soutenu tant à ma patrie qu'à ceux qui la gouvernent, désolés de l'ordre que je voulais mettre à à mes affaires en satisfaisant tous mes créanciers à la ruine desquels ces malhonnêtes gens gagnaient, ils ont adroitement profité du faible instant de crédit offert par leur rentrée en France pour perdre celui des leurs qui n'avait pas voulu les suivre. De là l'époque de mes malheurs. De là
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322 LE MARQUIS DE SADE
leurs mensongères inculpâtion.s... et mes chaînes.
tcSénateurs,unnouvelordrede choses vous rend les juges et les arbitres de ma destinée ; de ce moment je vous implore, de ce moment, je suis tranquille, puisque cette destinée, si malheureuse, se trouve maintenant confiée aux mains sacrées du génie, delà sagesse, de la justice et de la raison.
« Ce 1er messidor an Ier de l'Empire (20 juin 180/j (1). »
Les mains sacrées du génie, de la sagesse, de la justice et de la raison (ce qui était beaucoup pour des mains de sénateurs, même en 180/i) ne se montrèrent pas aussi secourables pour lui que l'avait espéré le marquis de Sade. Sans doute beaucoup de ces illustres vieillards, qu'il prenait pour arbitres de sa destinée, avaient lu sa Justine.
Cependant, la pétition ne fut pas tout à fait inutile. Il y eut probablement une enquête. Dubois rédigea, sous forme de note, le 13 septembre ISO/i,. ce rapport qu'avait réclamé Fouché et qui précise et complète certains détails donnés au début de ce chapitre.
« Son Excellence le sénateur ministre de la police
(i) Cette pétition a été publiée pour la première fois par M.. Henry Lecomte dans l'Intermédiaire des Chercheurs cl. des Curieux, n° du 20 octobre 190a.
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UN ROMAN A CLEF 323
générale de l'empire, par sa note du 7 de ce mois, me demande un rapport sur le nommé Sade, détenu à Charenton.
« Dans lespremiersjours de ventôse anIX,j'avais été informé que le nommé Sade, ex-marquis connu . pour être l'auteur de l'infâme roman de Justine, se proposait de publier (1) un ouvrage plus affreux encore sous le titre de Juliette. Je le fis arrêter le 15 du même mois (2), chez le libraire-éditeur de cet ouvrage, où je savais qu'il devait se trouver muni de son manuscrit.
« L'auteur et l'éditeur furent amenés à ma préfecture. Lasaisiedu manuscrit était importante ; mais l'ouvrage était imprimé et il s'agissait de découvrir l'édition. La liberté fut promise à l'éditeur, s'il livrait les exemplaires imprimés.
« Celui-ci conduisit nos agents dans un lieu inhabité que lui seul connaissait, et ils en enlevèrent une quantité assez considérable d'exemplaires pour que l'on pût croire que c'était l'édition entière.
. « Sade, dans son interrogatoire, reconnut son manuscrit, mais il déclara qu'il n'était que le copiste et non l'auteur. Il convint même qu'il avait été payé pour le copier, mais il ne pût faire connaître les personnes de qui il tenait les originaux.
(i) C'esl-â-dire de réimprimer. (2) Le 5 mars 1801.
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324 LE MARQUIS DE SADE
« Il eût été difficile de croire qu'un homme qui jouissait d'une fortune assez considérable eût pu devenir copiste d'ouvrages aussi affreux, moyennant un salaire. On ne pouvait douter qu'il n'en fût l'auteur; lui dont le cabinet était tapissé de grands tableaux représentant les principales obscénités du roman de Justine.
« Le 23 ventôse (1) j'eus l'honneur de rendre compte de toute l'opération à Son Excellence le ministre de la police générale et de lui demander quelle marche j'avais à suivre pour parvenir à la punition d'un homme aussi profondément pervers. Après diverses conférences que j'eus avec Son Excellence, desquelles il résulta qu'une poursuite judiciaire causerait un éclat scandaleux qui ne serait point racheté par une punition assez exemplaire, je le fis déposer à Sainte-Pélagie, le 12 germinal (2) de la même année, pour le punir administrativement.
« Au mois de floréal suivant, Son Excellence le ministre de lajustice me demanda les pièces relatives à cette affaire, pour aviser, m'écrivait-il, aux moyens qu'il serait convenable de prendre, et en référer aux consuls, s'il y avait lieu.
«J'eus l'honneur de rendre compte verbalement à
(i) Le i3 mars. (2) 2 avril 1801.
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UN ROMAN A CLEF 325'
Son Excellence qui, connaissant déjà tous les délits que Sade avait commis avant la révolution, et conAraincu que les peines qui pourraient lui être appliquées par un tribunal" seraient insuffisantes, et nullement proportionnées à son délit, fut d'avis qu'il fallait l'oublier pour longtemps dans la maison de Sainte-Pélagie.
« Sade y serait encore, s'il n'eût pas employé tous les moyens qui lui suggère son imagination dépravée pour séduire et corrompre les jeunes gens que de malheureuses circonstances faisaient enfermer à Sainte-Pélagie et que le hasard faisait placer dans le même corridor que lui...
« Les plaintes qui me parvinrent alors me forcèrent de le faire transférer à Bicêtre...
« Cet homme incorrigible était dans un état perpétuel de démence libertine. A la sollicitation de sa famille, j'ordonnai qu'il serait transféré à Charenton, et son transfèrement eut lieu le 7 floréal an XI (1).
« Depuis qu'il est dans cette maison il s'y montre continuellement en opposition avec le directeur, et il justifie par sa conduite toutes les craintes que peut donner son caractère ennemi de toute soumission.
« J'estime qu'il y a lieu de le laisser à Charenton,
(i) 27 mai 1801.
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326 LE MARQUIS DE SADE
où sa famille paie sa pension, et où, pour son honneur, elle désire'qu'il reste.
" «.Le conseiller d'Étal, préfet de police, chargé duqualrième arrondissement de la police générale,
« DUBOIS (1). »
Quatre ans plus tard, dans une supplique qui porte la date du 17 juin 1808, le marquis de Sade s'adressait directement « à Sa Majesté l'Empereur et roi, protecteur de la confédération du Rhin, en sa commission des pétitions au Conseil d'État. »
« Sire,
« Le sieur de Sade, père de famille dans le sein de laquelle il voit pour sa consolation un fils qui se distingue aux armées (2), traîne depuis près de vingt ans dans trois différentes prisons consécutives, la vie du monde la plus malheureuse ; il est
(i) Bévue Rétrospective, t. I, i833, p. 258. En marge de ce rapport, est écrit : Approuvé.
(2) Louis-MariedeSadc, né en 1767. Lieutenant au régiment de Soubise en 17G3, il avait émigré pendant la Révolution cl servi dansle corps de Condc. Rentré en France en 179'!, il avait été obligé, h cause de la ruine" de sa famille, d'exercer la profession de graveur. Il venait en 1808 de reprendre du service et s'était déjà distingue sur plus d'un champ de. bataille. Sous-lieutenant du régiment d'Isembourg, il allait, en 1809, rejoindre son corps lorsqu'il fut assassiné par des brigands. Il laissait inachevé un ouvrage qui n'est pas sans mérite, Histoire de la Nation française.
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UN ROMAN A CLEF 325!
septuagénaire,presque aveugle, accabléde gouttes et de rhumatismes dans la poitrine et dans l'esto^ mac qui lui font souffrir d'horribles douleurs ; des certificats de médecins de la maison de Charenton, oùil est maintenant, attestent la vérité de ces faits et l'autorisent à réclamer enfin sa liberté, en protestant qu'on n'aura jamais lieu de se repentir dé la lui avoir donnée. Il ose se dire de Sa Majesté,
« Sire,
« Avec le plus profond respect, le très humble, très obéissant serviteur et sujet.
« DE SADE. »
Cet incorrigible solliciteur avait trouvé, sans s'en douter, le meilleur moyen d'obtenir qu'on 1 e laissât sortit de Charenton. C'était de s'y rendre impossible. Il remplissait l'hôpital de ses colères furibondes. Il abusait sans cesse de l'indulgence et de la patience de M. de Coulmier, qui n'osait plus lui résister. Cynique et crapuleux sur ses vieux jours, théoricien du vice depuis que la pratique lui devenait impossible, il était pour tousun objet de scandale.
M. de Coulmier s'y résignait, mais le médecinen chef Royer-Collard, se montra de moins bonne composition. tl crut qu'il était de son devoir d'avertir le ministre de la police, Fouché, et il lui écrivit, le
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328 LE MARQUIS DE SADE
2 août 1808, cette lettre qui constitue le document le plus complet que nous ayons sur le séjour du marquis à Charenton :
« Paris, 2 août 1S08.
« Le-Médecin en chef de l'hospice de Charenton ■■ à Son Excellence Monseigneur le Sénateur, Ministre de la police générale de l'Empire.
« MONSEIGNEUR,
« J'ai l'honneur de recourir à l'autorité de votre Excellence pour un objet qui intéresse essentiellement mes fonctions ainsi que le bon ordre de la maison dont le service médical m'est confié.
« Il existe à Charenton un homme que son audacieuse immoralité a malheureusement rendu trop célèbre, et dont la présence dans cet hospice entraîne les inconvénients les plus graves : je veux parler de l'auteur de l'infâme roman de Justine. Cet homme n'est pas aliéné. Son seul délire est celui du vice, et ce n'est point dans une maison consacrée au traitement médical de l'aliénation que cette espèce de délire peut être réprimé. Il faut que l'individu qui en est atteint soit soumis à la séquestration la plus sévère, soit pour mettre les autres à l'abri de ses fureurs, soit pour l'isoler lui-même de tous les objets qui pourraient exalter
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UN ROMAN A CLEF 359
ou entretenir sa hideuse passion. Or, la maison de Charenton, dans le cas dont il s'agit, ne remplit ni l'une ni l'autre de ces deux conditions. M. de Sade y jouit d'une liberté trop grande. Il peut communiquer avec un assez grand nombre de personnes des deux sexes, encore malades ou à peine convalescentes, les recevoir chez lui, ou aller les visiter dans leurs chambres respectives. 11 a la faculté de se promener dans le parc, et il y rencontre souvent des malades auxquels on accorde la même faveur. Il prêche son horrible doctrine à quelques-uns : il prête des livres à d'autres. Enfin le bruit général dans la maison est qu'il vit avec une femme qui passe pour sa fille.
« Ce n'est pas tout encore.On a eu l'imprudence de former un théâtre dans cette maison, sous prétexte de faire jouer la comédie par les aliénés, et sans réfléchir aux funestes effets qu'un appareil aussi tumultueux devait nécessairement produire sur leur imagination. M. de Sade est le directeur de ce théâtre. C'est lui qui indique les pièces, distribue les rôles et préside aux répétitions. 11 est le maître de déclamation des acteurs et des actrices, et les forme au grand art de la scène. Le jour des représentations publiques, il a toujours un certain nombre de billets d'entrée à sa disposition, et, placé au milieu des assistants, il fait en partie les
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330 LE, MARQUIS DE SADE
honneurs delà salle. 11 est même auteur dans les grandes occasions : à la fête de M. le Directeur, par exemple, il a toujours soin de composer ou une pièce allégorique en son honneur, ou au moins quelques couplets à sa louange-.
Il n'est pas nécessaire, je pense, de faire sentir à Votre Excellence, le scandale d'une pareille existence et de lui représenter les dangers de toute espèce qui y sont attachés. Si ces détails étaient connus du public, quelle idée se formerait-on d'un établissement où l'on tolère d'aussi étranges abus ? Gomment veut-on d'ailleurs que la partie morale du traitement de l'aliénation puisse se concilier avec eux ? Les malades qui sont en communication journalière avec cet homme abominable ne reçoivent-ils pas sans cesse l'impression de sa profonde corruption ; et la seule idée de sa présence dans la maison n'est-elle pas suffisante pour ébranler l'imagination de ceux même qui ne le voient pas? « J'espère que Votre Excellence trouvera ces motifs assez puissants pour ordonner qu'il soit assigné à M. de Sade un autre lieu de réclusion que l'hospice de Charenton. En vain renouvelleraitçlle la défense de le laisser communiquer en aucune manière avec les personnes de la maison ; cette défense ne serait pas mieux exécutée que par dépassé et les mêmes abus auraient toujours lieu. Je; ne demande point: qu'on le renvoie à Bi-
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-UN ROMAN A CLEF 33Ï. ~
cêtre, où il avait été précédemment placé, mais je ne puis m'empêeher de représenter à VotreExcellence qu'une maison de sûreté ou un - châteaù-fort lui conviendrait beaucoup mieux qu'uni établissement consacré au traitement des malades qui exige la surveillance la plus assidue et les précautions morales les plus délicates.
« J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, Monseigneur, de Votre Excellence, le très humble et très obéissant serviteur.
« ROYER-COLLARD. »
• Cette lettre, communiquée au préfet de police, le décida à ordonner, le 11 novembre 1808, le transfert du marquis au château de Ham, mais la famille, avertie aussitôt, réussit à retarder l'exécution de cet. ordre, quelque avantageux, qu'il fût pour elle.
Elle fit agir auprès de Fouçhé, qui, terroriste repentant et jacobin repu, se laissait facilement influencer par des sollicitations aristocratiques. On lui dépêcha une de ces grandes dames, qui étaient mêlées à toutes les choses de la politique, et elle n'alla pas le voir sans profit pour ses protégés, comme leprouve ce billet reproduit, dans la Revue Rétrospective.
(i) T. I,.p-S 263:. Ge billet ne porte pas de date;
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332 LE MARQUIS DE SADE
« Mme Delphine de Talaru a l'honneur d'envoyer à Son Excellence Monsieur Fouché, les pétitions dont elle a eu l'honneur de lui parler ce matin.
« La première pour M. de Sade, afin qu'il veuille bien donner les ordres les plus prompts pour que M. de Sade reste indéfiniment à Charenton, où il est depuis huit ans, où il reçoit des soins que sa santé exige : ses supérieurs sont parfaitement contents de sa conduite.
« Mme de Talaru joint à la pétition un certificat de médecin qui prouve que l'état de M. de Sade demande qu'il reste à Charenton...
« Elle a l'honneur de remercier de nouveau Son Excellence d'avoir bien voulu la recevoir ce matin. Chaque fois qu'elle a l'honneur de le voir elle a une raison de plus d'ajouter à sa reconnaissance. »
De son côté, M. de Coulmier ne restait pas inàctif. Pour des raisons que nous exposerons tout à l'heure, il tenait à son pensionnaire, qui tenait si peu à lui. Menacé de le perdre, il écrivit lui aussi à Fouché (1) :
(i) Il avait déjà écrit à Dubois qui sur une de ses lettres a mis cette note : « Lui dire de s'adresser directement au Ministre, mais certes ce n'est pas en restant qu'il (de Sade) s'acquittera, la dette ne fera qu'augmenter. » En effet les raisons invoquées par de Coulmier sont absurdes.
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UN ROMAN A CLEF : 333
« Charenton, le 12 septembre 1809. « A Son Excellence, le Ministre de la Police.
« MONSEIGNEUR, -
« Je suis prévenu que Votre Excellence avait décidé, dans sa sagesse, de faire transférer M. de Sade, envoyé par le gouvernement à Charenton, le 7 floréal an II, au château de Ham. Je vous prie, Monseigneur, d'accorder,avant la translation de ce prisonnier dans sa nouvelle destination, le temps de recevoir des nouvelles d'Arles où sont situés ses biens, et de faire des arrangements avec sa famille pour que les arrérages dus à la maison, qui montent à environ 5.470 francs,soient payés ou assurés, autrement la maison, qui a besoin de toutes ses ressources, serait exposée à perdre cette créance sacrée, puisqu'elle est pour pension, bois et lumière.
« Désirant faire de la maison de Charenton un établissement qui annonce les bontés paternelles du Gouvernement pour les infortunés en démence et ménager en même temps les charges du trésor public, j'ai consacré pour des constructions indispensables pour le traitement des malades, les arrérages des pensions dues, dont je connaissais à peu près le montant, pour faire ces dépenses extraordinaires.
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33t LE.MARQUIS DE SADE
« Les bâtiments sont faits et parfaits. Si l'arrière de M. de Sade restait en souffrance, la perte pourrait retomber sur les" entrepreneurs, gens parfaitement honnêtes, dont les bénéfices sont très minces, pour la sévérité de la surveillance qu'on y a mise. Je ne m'appesantirai pas davantage, Monseigneur, sur cet objetqui ne peut échapper à la sagacité de Votre Excellence. J'ajouterai seulement que je serais bien malheureux d'avoir compromis mon crédit pour des objets dont l'avantage est au profit des infortunés, et pour honorer le gouvernement par un établissement utile.
« J'ai l'honneur d'être avec respect,
« DE COULMIER (1). »
A la suite de toutes ces sollicitations, de toutes ces lettres, amicales ou administratives, l'ordre de transfert fut ajourné indéfiniment et on n'en parla plus.
J'ai groupé par ordre de date dans les quelques pages qui précèdent les documents qui se rapportent aux efforts très infructueux du marquis de " Sade pour sortir de Charenton. Il reste à examiner plus spécialement comment il y l'ut traité et. comment il y vécut.
(i) Archives de la Maison de Charenton.
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UN ROMAN A CLEF ;»3».
Sur les égards tout particuliers qu'on lui prodigua, sur la liberté — relative bien entendu— dont il jouit, une lettre très caractéristique du préfet de police peut déjà nous éclairer.Le 17 mai 1805 — nous revenons sur nos pas pour la deuxième partie de ce chapitre — Dubois écrivait à M. de Coulmier :
« Je suis informé, Monsieur, que vous avez, permis au sieur Desade, détenu par ordre du Gouvernement dans votre maison, de rendre le pain béni et de faire la quête dans l'église paroissiale de Charenton, le jour de Pâques dernier.
« Cet individu n'a été transféré de Bicêtre où il devait rester toute sa vie que pour donner à sa famille la facilité de régler ses affaires. Il est prisonnier chez vous et vous ne devez ni ne pouvez, en aucun cas, ni sous quelque prétexte que ce soit, lui permettre de sortir, sans une autorisation expresse et formelle de ma part, et, comment encore, n'avez-vous pas pensé que la présence d'un pareil homme ne pouvait inspirer que de l'horreur et exciter des troubles en public.
« Votre extrême complaisance pour le sieur Desade a d'autant plus droit de me surprendre que, plus d'une fois, vous vous êtes plaint vivement de sa conduite et surtout de son insubordination.
« Je vous rappelle, Monsieur, les ordres donnés
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33G LE MARQUIS DE SADE
à son égard et je vous invite à les exécuter désormais à la lettre (1). »
Cette excessive indulgence de M. de Coulmier pour le marquis de Sade venait de leur conformité d'opinions sur le traitement des aliénés.
Le directeur de Charenton, nous l'avons vu, préconisait la danse et les spectacles comme remèdes de la folie, quoiqu'ils l'aient sans doute moins souvent guérie que provoquée.Cette théorie, raisonnable ou non, il s'efforçait de l'appliquer à ses malades.
Au-dessus d'une salle qui était affectée aux folles, il avait fait disposer un théâtre avec orchestre, parterre, coulisses, etc. En face de la scène, une vaste loge, en saillie sur le parterre, était réservée au directeur et à ses invités. De chaque côté, quinze ou vingt aliénés, les femmes à droite, les hommes à gauche, occupaient les gradins, et participaient aux bienfaits de l'art dramatique. Le reste de la salle était réservé à des étrangers et à quelques personnes de la maison, autorisées à assister au spectacle (2).
M. de Coulmier avait de grandes idées, mais il
(i) Archives de la Maison de Charenlon.
(2) Ces détails sont extraits du livre d'Esouiuoi., des Maladies mentales, Paris, i83S, t. II, p. 56a.
Quand il publia cet ouvrage, Esquirol était médecin en chef de l'hôpital de Charenton.
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UN ROMAN A CLEF 337
ne daignait pas entrer dans les détails. L'organisateur de ces représentations thérapeutiques -— auxquelles prenaient part des actrices et des danseuses des petits théâtres de Paris — l'infatigable imprésario, c'était le marquis de Sade. . Il choisissait les pièces — il dut en faire jouer plus d'une de lui— il recrutait les acteurs, il réglait la mise en scène, il dirigeait les répétitions. 11 se réservait les rôles les plus importants, mais il savait être au besoin machiniste ou souffleur. Aucune besogne ne l'arrêtait et ne lui paraissait indigne de son talent.
Directeur et acteur principal du théâtre de C.harenton, il revivait ses succès d'autrefois. L'ancien élève de Mole, quoiqu'il eût beaucoup vieilli et grossi démesurément, pouvait se croire encore au château de la Goste, avec la Beauvoisin, ou devant son public delà rue du Pot-de-Fer. "
Ce n'était pas d'ailleurs un directeur commode. La lettre qu'on va lire, adressée à M. de Goulmier par un certain Thierry, employé ou pensionnaire de Gharenton, nous en fournit la preuve :
« MONSIEUR, « Permettez-moi de me justifier, comme je vous
(1) Cette lettre (non datée et sans suscription) a fait partie de la collection Valtemare. Elle a été publiée pour la première fois par l'Amaleur d'Autographes, i865, p. 23.4.
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338 LE MARQUIS DE SADE
l'ai promis, au sujet de la scène que j'ai eue avec M. de Sade.
« 11 me dit devant M. Veillet de faire quelque chose nécessaire pour la décoration; et comme je lui tournais le dos pour aller chercher ce qu'il me demandait, il me prit brusquement par les épaules en me disant : M. le polisson, ayez la bonté de m'écouter; je lui répondis tranquillement qu'il avait tort de me parler ainsi, puisque je me disposais à exécuter sa volonté ; il me répondit que cela n'était pas vrai, que je lui avais tourné le dos par impertinence et que j'étais un drôle à qui il ferait donner cent coups de bâton. Alors, monsieur, la patience m'est échappée, et je n'ai pas pu m'empécher de lui répondre sur le même ton dont il m'a parlé.
« Je dois vous instruire que depuis quelques jours je n'allais plus chez M. de Sade, parce que j'étais las de ses brutalités ; il a eu des bontés pour moi, j'en conviens ; mais, monsieur, je les ai bien payées par mon zèle à faire tout ce qui pouvait lui plaire et lui être utile.
« La Société est un échange de bienfaits et j'ose dire hautement que j'ai fait autant pour M. de Sade qu'il a fait pour moi ; car après tout il ne m'a jamais donné que quelquefois à diner. Je suis las de passer pour son valet et d'être traité comme tel ; ce n'était qu'à titre d'amitié que je lui ai rendu service.
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UN ROMAN A CLEF 339
« Il en résultera que M. de Sade ne nie donnera plus de rôles pour la comédie... »
Sur une des représentations — celle du 28 mai 1810 — qui furent données au théâtre de Chàrenton, la Revue anecdotique a publié, en 1860 (1), trois documents qui sont du plus vif intérêt et que nous reproduisons.ci-dessous :
« A Madame Cochelel, dame de la reine de Hollande.
SPECTACLE DU 28 MAI l8lO
MADAME,
« L'intérêt que vous avez paru prendre aux récréations dramatiques des pensionnaires de ma maison me fait une loi de vous offrir des billets à chacune de leur représentation (sic).
« Des spectatrices telles que vous,Madame,sont d'une si grande puissance sur leur amour-propre qu'ils trouvent, rien que dans l'espoir de vous
(1) P. io3. « Ces documents — entièrement inédits—sont dus, dit la Revue Anecdotique, à l'obligeance d'un collectionneur distingué, qui promet de nous en donner sous peu d'autres non moins intéressants. L'original de celui que nous publions ici se compose de trois feuillets d'un gros papier bleuâtre couvert d'une écriture serrée, longue, ' maigre et presque droite. »
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310 LE MARQUIS DE SADE
posséder et de vous plaire, tout ce qui doit exalter leur imagination et nourrir leurs talents.
« Ils donnent lundi prochain 28 du courant l'Esprit de contradiction (1), Marton et Frontin (2), et les Deux Savoyards (3\
« J'attends vos ordres pour l'envoi des billets que vous pourriez désirer, et vous supplie de vouloir bien présenter mes respects aux dames de la cour de Sa Majesté la reine de Hollande, princesse dont les qualités rares et précieuses réunissent si délicieusement près d'elle le coeur de tous les Français à l'hommnge sacré de ceux qu'elle régit.
•'i SADE. »
« A M. de Coulmier, directeur de la maison de Charenlon.
« J'ai l'honneur de saluer Monsieur de Coulmier et de lui envoyer le répertoire tel que nous l'avons arrêté entre nous.
« Il est instamment prié de vouloir bien l'approuver, personne ne voulant faire aucune sorte
(i) Comédie en un acte en prose, de du Fresny, jouée pour la: première fois au Théâtre-Français, le 29 août 1700.
(2) Comédie en un acte en prose, de Dubois (Théâtre-Louvois, 16 janvier I804I. Elle est restée au répertoire.
(3) Je n'ai pu découvrir le nom du père de ces deux Savoyards.
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UN ROMAN A CLEF 341
de frais et surtout de mémoire sans avoir l'approbation de son chef au bas de ses projets.
« Voilà, Monsieur, la demande en forme de M. et de Mme de Romei dont j'ai eu l'honneur de vous parler, et qui sont inscrits sur la liste que je vous ai présentée. v
« Vous m'obligerez sensiblement de ne pas les refuser (1).
« Agréez 1 hommage de votre dévoué serviteur.
« SADE. »
Liste rectifiée par M. le Directeur.
M. Treillard 3 places.
Mme Ronchoux, rue de Choiseul,
n°13 . . . . . . . . . 2 ' —
Mme Cochelet, damé de la reine
de Hollande 8 —
Mme d'Houdetot .3 —
Le médecin irlandais 1 —
La maison Sauvan. ..... /i —
La maison Finot 2 —
La maison de Guise (2) . . . . 3 — -
(i) M. de Coulmier dut les refuser, car ils ne figurent pas dans la liste ci-dessous.
(2) C'est-à-dire la famille de M. Déguise, le chirurgien. Quant au médecin en chef, Royer-Collard; il n'était pas admis à ces petites fêtes;
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342 LE MARQUIS DE SADE
Mme Lambert . . . ... . 3 —•
Mme Gonax. ....... 2 —
Le curé pour M. Novert. ... 3 —
Le maire de Gliarenton .... 2 —
Celui des Carrières (1) . . . .1 —
Le marquis de Sade n'était pas seulement le directeur du Théâtre de Charenton. Pas une fête ne se donnait à l'hôpital-sans qu'il en fût l'organisateur, sans qu'il y jouât un rôle prépondérant. Lorsque, le 6 octobre 1812, le cardinal Maury, archevêque de Paris, vint visiter l'établissement de M. de Coulmier, on lui chanta, sur l'air Dès mon enfance, une cantate dont voici le principal couplet :
Semblable au fils de l'Éternel Par une bonté peu commune, Sous l'apparence d'un mortel, Venant consoler l'infortune, Votre âme, pleine de grandeur, Toujours ferme, toujours égale, Sous la pourpre pontificale, Ne dédaigne point le malheur (2).
Cette cantate était du marquis de Sade, l'ancien sectateur du culte de la Raison. Il ne la trouvait
(i) Village près de ChareTiton.^
(a) Revue Rétrospective, t. I, i833, p. 262.
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UN ROMAN A CLEF 343
pas indigne de lui puisqu'il prit la peine de la faire imprimer (1).
C'étaient là les derniers feux d'un génie qui allait s'éteindre. L'âge glaçait peu à peu la verve et adoucissait enfin Jes violences du marquis. 11 n'était pas en 1813 le fou furieux que décrit dans un tableau fantaisiste l'Ermite de la Chaussée d'Antin (2). Se repentait-il ? Peut-être. En tous cas, il n'avait plus ces terribles accès décolère qui faisaient trembler M. de Coulmier. On aurait dit que la crainte et l'approche de la mort lui donnaient une âme nouvelle.
(i) Couplets qui ont été chantés à Son Éminence Monseigneur le cardinal Maury, archevêque de Paris, le 6 octobre 1S12, à la maison de Santé près de Charenton. Paris, 1S12.
(2) « Nous approchons du quartier des furieux, dont les hurlements redoublèrent lorsqu'ils nous aperçurent à travers les barreaux de leurs loges, je m'arrêtai un moment à considérer un homme sec {sic) dont le regard était plus méchant que farouche, et qui nous menaçait d'un sourire dont je n'ai jamais vu la cruelle expression que sur,la figure du premier de. nos tragédiens. « Ce malheureux, me dit notre guide, est un homme d'une haute naissance, à qui la nature avait donné le coeur d'un tigre et l'esprit d'un singe ; toutes les années de sa jeunesse ont été marquées par des crimes dont il a osé faire publiquement l'apologie dans un âge plus avancé. Privé, pour toute punition, du pouvoir de nuire, il est devenu fou de méchanceté, et, à défaut d'autre victime, c'est maintenant sur lui que s'exerce sa rage. Son existence accusait la justice des lois, sa démence a vengé la morale publique. » Nous nous éloignâmes promplcment de ce forcené qui nous laissa pour adieux ce charitable avertissement : « Soyez -tranquilles '.je me charge de vous faire écorcher tout vifs. » N° 67, 27 février ïSiS,ia Maison des Fous.
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344 LE MARQUIS DE SADE
Le 3 décembre 1814, un des fonctionnaires de l'hôpital de Charenton écrivait à Beugnot, directeur général de la police du Royaume (1 ) :
- «MONSEIGNEUR,
« Hier soir sûr les 10 heures est décédé, dans la maison Royale de Charenton, M. le marquis de Sade que le ministre de la Police générale y avait fait transférer de Bicêtre,en floréal an II.
« Sa santé dépérissait sensiblement depuis quelque temps ; mais il n'a cessé de marcher que deux jours avant sa fin qui a été prompte et au commencement d'une fièvre adinamique et gangreneuse. -
« M. Armand de Sade, son fils, étant présent, je pense qu'il n'y a point de nécessité, d'après la loi civile, de faire apposer les scellés. Quant aux mesures et à l'ordre public, V. E. jugera si elle a des précautions à prendre, et elle daignera me donner ses ordres ; je présume assez de l'honnê•teté de M. de Sade fils pour croire que de luimême il supprimerait des papiers dangereux s'il en existe chez son père.
« J'ai l'honneur d'être, avec respect, Monseigneur, de V. E. le très humble et obéissant serviteur (2). »
(i) Le 4 décembre, Beugnot était remplacé par d'André. . (2) Archives de la Maison de Charenton.
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UN ROMAN A CLEF 345
Le marquis de Sade était mort, à soixante-quinze ans, le 2 décembre, après une courte maladie qui, d'après le docteur Ramon qui le soigna à ses derniers moments, aurait été un engouement (sic) pulmonaire à forme d'asthme (1).
Illaissait un testament, rédigé le 30 janvier 1806, et qui n'est pas la moins extraordinaire de ses oeuvres. Dans le dernier paragraphe, il réglait ainsi ses funérailles :
« Je défends que mon corps soit ouvert sous quelque prétexte que ce puisse être. Je demande avec la plus vive instance qu'il soit gardé quarantehuit heures dans la chambre où je décéderai, placé dans une bière de bois qui ne sera clouée qu'au bout des quarante-huit heures prescrites ci-dessus, à l'expiration desquelles ladite bière sera clouée ; pendant cet intervalle, il sera envoyé un exprès au sieur Lenormand, marchand de bois, boulevard de l'Égalité, n° 101, à Versailles, pour le prier de venir lui-même, suivi d'une charette (sic) chercher mon corps pour être transporté sous son escorte, au" bois de ma terre de la Malmaison, commune de Mancé, près d'Epernon, où je veux qu'il soit placé, sans aucune espèce de cérémonie, dans le premier taillis fourré qui se trouve à droite
(3) Note communiquée par M.Alfred Begis au docteur Cabanes. Voir le Cabinet secret de l'Histoire, t. III, p. 367.
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346 LE MARQUIS DE SADE
dans ledit bois, en y entrant du côté de l'ancien château par la grande allée qui le partage. Ma fosse sera pratiquée dans ce taillis par le fermier de la Malmaison, sous l'inspection de M. Lenormand, qui ne quittera mon corps qu'après l'avoir placé dans ladite fosse ; il pourra se faire accompagner dans cette cérémonie, s'il le veut, par ceux de mes parents ou amis, qui, sans aucune espèce d'appareil, auront bien voulu me donner cette dernière marque d'attachement. La fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que, par la suite, le terrain de ladite fosse se trouvant regarni et le taillis se trouvant fourré comme il l'était auparavant, les traces de ma tombe disparaissent de dessus la surface de la terre. Gomme je me flatte que ma mémoire s'effacera de l'esprit des hommes.
« Fait à Charenton-Saint-Maurice, en état de raison et de santé, le 30 janvier 1806.
« Signé, «D. A. F. SADE (1). »
Celui qui a écrit cette page d'une si terrible amertume, celui qui demandait ainsi de disparaître
(i) Ce testament a été publié pour la première fois dans le Livre, de Jules Janin, Paris, 1870, p. 231.
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UN ROMAN A CLEF -347tout
-347tout corps et âme, dans l'oubli et dans le néant, n'était certainement pas, à quelque point de vue qu'on le juge, un homme ordinaire.
Sa famille ne tint aucun compte de ses suprêmes recommandations, où elle trouva, pour l'empêcher d'y obéir, des obstacles invincibles. On fit à cet homme qui portait un des plus grands noms de France des funérailles de supplicié (1).
Quelques jours plus tard, malgré les prières dela famille, on procéda à l'exhumation (2). Elle fut faite, dit M, Victorien Sardou (3) « la nuit, clandestinement, par trois personnes, dont une était (elle me l'a du moins, assuré) mon vieil ami le docteur Londe, disciple de G ail; il resta détenteur du crâne, qui lui fut dérobé, en sorte que je n'ai pas eu la satisfaction d'interpeller le marquis à la façon d'Hamlet, pour lui dire à quel point j'approuvais la monarchie et l'empire de l'avoir coffré comme malfaiteur et comme fou, et trouvé plaisant que la Révolution ait récompensé ses vertus eivi(i)
eivi(i) Nous avons trouvé dans le dossier conservé a Charenton la note des frais funéraires s'ôlevanl à la somme de 65 livres, qui se décomposent ainsi : cercueil 10 livres, fosse 6 livres, porteurs 8 livres, aumônier 6 livres, cicrges9 livres, pour le chapitre 6 livres, pour la croix de pierre posée sur la tombe 20 livres. » CABANES, le Cabinet secret de l'Histoire, igo5, t. III, p. 366.
(2) Le docteur Ramon fut chargé de l'autopsie.
(3) Lettre au docteur Cabanes publiée dans la Chronique Médicale, numéro du i5 décembre 1902.
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348 LE MARQUIS DE SADE
ques, en le faisant secrétaire de la Société populaire de la Section des Piques ».
Plus heureux que M. Victorien Sardou, Jules Janin — il l'affirme, mais il avait tant d'imagination! — put avoir ce crâne sous les yeux. Un phrénologiste, sans savoir de qui il provenait, l'examina très attentivement, et il y découvrit les bosses de l'amour platonique et de la tendresse maternelle (1).
(1) Jules JANIN, le Marquis de Sarfe,.Paris, i834-
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APPENDICE
LES FINANCES DU MARQUIS DE SADE EN 1 8o5
Dernières propositions faites à ma famille d'après l'acceptation desquelles je promets de signer surle-champ la transaction dont on m'a envoyé le plan. On remarquera en lisant ceci combien je m'écarte peu de ce plan, annexé ci-joint.
On m'accorde pour la cession totale de mon bien, cinq mille francs de pension, je les accepte.
On accorde à madame Quesnel vingt mille francs au lieu de trente-cinq mille qui lui sont dus — elle les accepte ; mais je demande que cette somme porte intérêt à cinq pour cent du jour où l'acte se signera ; en cela seul consiste la difficulté qui
. (1) Ce mémoire, écrit par le marquis de Sade, à Charenton, le 6 fructidor an XIII (24 août i8o5) et qui fit partie de. la collection Vattemare a été publié par l'Amateur d'Autographes, i865, p. 232.
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350 LE MARQUIS DE SADE
m est faite ; or, doit-elle l'être par des enfants qui connaissent l'origine sacrée de celte dette?
J'ai demandé quinze mille francs pour mes créanciers chirographiques, il se monte (sic) à cette somme ; on n'en veut donner neuf, j'y consens, mais à condition que c'est la famille qui s'arrangera avec eux et que l'humeur résultative de leur réduction ne rejaillira pas sur moi.
Monsieur de Coulmiers et le peu de dettes que j'ai ici seront payés de suite sur les revenus actuellement, en sorte que je serai totalement quitte de ce qui est dû à Charenton, à l'époque de la signature.
Ma rente de 5.000 francs et celle de 1.000 francs faite à madame Quesnel nous seront payées comme . on l'a proposé par quartier d'aA^ance tous les trois mois.
Ces deux rentes seront insaisissables et toujours payées en numéraires en tel lieu que j'habite, elles seront exemptes de toute espèce d'impositions et de retenue tant présente qu'à venir.
Je me réserve le château de Saumane et ses dépendances m'engageant à ne le jamais vendre, mais désirant que madame Quesnel puisse y finir ses jours si elle le veut.
Je me réserve les rentes foncières si elles reviennent.
Je me réserve de disposer à ma mort de
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LES FINANCES DU MARQUIS DE SADE EN l8û5 351
800 francs de rente en faveur de l'individu quelconque qui soignera mes derniers instants et seulement pendant la vie de cet individu.
La rente des vingt mille francs de madame Quesnel sera réversible à son fils seulement pendant la vie de cet enfant.
Madame Quesnel ne pourra disposer ni de sa rente, ni dé son fond, ces deux objets seront rendus inaliénables par l'acte et elle sera tenue par le même acte à manger cette rente avec moi, pendant ma vie, à ce défaut ladite rente cesserait d'être réversible à son fils.
Il faut que les deux rentes soient saisissables sur les fermiers, avant qu'on ait le droit de retirer un sol desdits fermiers, qu'il soit déclaré dans l'acte que l'on me regarde comme liquidé envers madame de Sade et ses enfants, et ces clauses ainsi que l'acte seront signés de la mère et des trois enfants.
Les payements seront indiqués chez un notaire probe et connu, et^'e me réserve de rentrer dans mes propriétés au moindre défaut de l'une ou Vautre des clauses de ladite transaction.
Le notaire chargé de ma rente la payera à mon ordre sur un mandat, quel que soit mon sort, ma situation, ou mon domicile.
Sil'on veut, on pourrait céder à madame Quesnel une des terres de Beauce, toujours avec la pré-
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352. LE MARQUIS DE SADE
caution de la rendre inaliénable. Alors elle se chargerait de ses vingt mille francs et du payement des neuf mille francs des créanciers chirographiques. Or, cette terre qui ne vaut guère que vingt à vingt-cinq mille francs, en acquitterait donc vingt-neuf. Madame Quesnel payerait alors les créanciers avec les revenus de la terre, et le fond serait toujours à nous ainsi que les revenus quand les dettes seraient payées. A ces conditions on ne demande plus que les vingt mille francs de madame Quesnel portent intérêt.
On doit voir que cet ultimatum est beaucoup plus modéré que celui de l'an passé, puisqu'il n'existe plus qu'une difficulté, celle de faire porter intérêt aux vingt mille francs de madame Quesnel. Je me mets^ comme on voit, à la raison sur tout le reste mais je ne puis absolument me relâcher sur cette clause.
SADE.
Le 6 fructidor an XIH (24 aoill 1805) (1).
(î) Le marquis de Sade devait, à sa moii, à la maison de Charenton une somme assez forte, quoique sa pension eût été régulièrement payée. Son fils « Armand de Sade-Mazan, propriétaire, habitant à Valéry, commune du canton de Cheroy, arrondissement de Sens », fut condamné par un jugement du tribunal de la Seine, le 14 mai i83i, à payer 7.53-4 francs, mais un autre jugement du 24 juillet i83-2 débouta la maison de Charenton de sa demande.
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L'assassinai de Ma rat. (D'après une gravure du leni|» )
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BIBLIOGRAPHIE DES OEUVRES DU MARQUIS DE SADE
1 . X
MANUSCRITS
La plupart des manuscrits du marquis de Sade, lettres ou oeuvres, ont été, à diverses reprises, saisis et détruits par la police. C'est ainsi qu'après sa mort on brûla,soigneusement des drames et des comédies trouvés dans ses papiers et qui avaient été apportés de. l'hôpital de Charenton à la Bibliothèque royale (1).
La dernière, ou une des dernières de ces exécutions, eut lieu en 1832 par ordre du Gouvernement. « En 4832, dit la Revue Bclrospeclive (2), le manuscrit d'un roman inédit de cet homme; acquis par la bibliothèque du roi pour être livré à la circulation, a été brûlé en présence d'un membre de la famille, qui en avait, avec la plus honorable insistance, sollicite la destruction. Ce manus\i)
manus\i) de la Bibliothèque de Soleinne, l. II, I844J p. a5g. (2) T. I, i833, p. 258
" 23
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;-54 LÉ MARQUIS DE SADE
. rit (1) portait sur le titre une note signée du marquis ans laquelle il déclarait n'être que le copiste de celle î-îuvre. D" au très productions du môme gînre avaient .-té détruites précédemment à la préfecture de police sous l'administration de M. de Levau. »
La Biographie universelle des contemporains (art. de Sade), après avoir également parlé de cet autodafé, «joule: « Nous sommesfondés à déclarer queloule lenlaiive de donner au public quelque nouvelle production ^ous le nom de l'auteur de Justine, et nous savons qu'il ■ en a eu, ne serait qu'une coupable déception, dans l'espoir de spéculer sur les 'goûts dépravés d'une certaine classe de lecteurs (2). » Cette assertion n'est pas exacle, connue nous le verrons bientôt.
Le catalogue le plus complet qu'on ait dressé des oeuvres manuscrites du marquis de Sade, restées après ;a mort entre les mains de sa famille, se trouve clans la Biographie Mic/iaud (3). Nous le reproduisons avec les divisions un peu arbitraires adoptées par Micliaud jeune, auteur de l'article :
•1° COMKDIHS :
Le Prévaricateur ou le Magistral du temps passé, S actes en vers. Le Misanthrope par amour ou Sophie et Dcsfrancs, ;> actes en vers (reçue au Théâtre-Français en 1790 et non jouée). LA Capricieux ou l'Homme inégal, 5 actes en vers (reçue au Théàtre-Louvois et retirée par l'auteur) (A).
(i) Destiné probablement à une nouvelle édition de Justine.
(2) La Biographie universelle des Contemporains a été publiée en i83/,. . .
(3)\ Biographie universelle ancienne et moderne, 1811-1828.
(4) J-B. Rousseau avait fait jouer au Théâtre-Français, le 17 décembre 1700, le Capricieux, comédie en 5 actes et en vers.
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BIBLIOGRAPHIE DE "SES OEUVRES 355
_ Les Jumelles, 2 actes en vers. Les Antiquaires, I acle en prose.
2° DRAMES :
Hcnrielle cl Saint-Clair ou la Force du Sang, 5 acles.
L'Égarement de■ l'Infortune, 3 actes.
Franchise et Trahison.
Fanny ou les Effets du désespoir.
3° TRAGÉDIES : ^Jeanne Laisné ou le Siège de Beauvais.
■4° L'Union des Arls, ambigu dans le genre de celui que d'Aigueberrc donna en -1726 (4} et de celui qui est imprimé dans les oeuvres de Morand (2). La pièce du marquis de Sade en comprend cinq, dont le premier sert de prologue ou de liaison aux autres : les Ruses d'amour, comédie épisodique en 4 acte, en prose; Éuphémie de Melun ou le Siège d'Alger, tragédie en 1 acte enjers; l'Homme dangereux ou le Suborneur, comédie en 4 acte en vers de dix syllabes, reçue au Théàtre-Favart,en 1790 ou 1791 ; Azelis ou. la Coquelle punie, comédie féerie en 1 acte en vers libres, reçue au théâtre de la rue de Bondi, en 1790. Le tout se termine par un divertissement.
5° Tancrède, scène lyrique en vers.
La Tour mystérieuse, opéra comique en 4 acte.
La Fêle de l'Amitié, prologue.
L'Hommage de 'la Reconnaissance, vaudeville en . 4 acle (3).
(i) Jean Dumas d'Aigueberrc, conseiller au Parlement de Toulouse, avait fait représenter au Théâtre-Français, non pas'en 172G, mais le 9 juillet 1729, les Trois Spectacles, qui comprenaient une tragédie, Polixène, une comédie, l'Avare amoureux, et une pastorale, mise en musique par Mounet Pan et Doris.
(2) Les Muses (au Théâtre-Italien, en 1738). -'
(3) « Cette dernière pièce, assure la Biographie Michaud,
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35G LE MARQUIS DE SADE
6° Un devis raisonné sur le projet d'un spectacle de gladiateurs à l'instar des Romains, dans lequel il devait être intéressé.
7° Deux romans historiques « qui paraissent avoir été les derniers ouvrages du marquis de Sade» : Isabelle de Bavière, reine de France, 3 volumes; Adélaïde de Brunswick, princesse de Saxe, 2 volumes. « Les sujets en sont noirs et terribles mais non immoraux, pas plus que dans les manuscrits cités ci-dessus. »
G° Onze cahiers du journal de la détention de l'auteur à Vincennes et à la Bastille, depuis 1777 jusqu'à sa sortie • de Charenton en 4790 (il manque le premier quicontenait les années 1777 à 4781, et le douzième qui comprenait Tannée entière 4 789). Tout ce que le marquis de Sade a dit, fait ou entendu, lu, écrit, senti et pensé pendant treize ans, se trouve dans ce recueil, mais les choses les plus remarquables sont écrites en chiffres dont lui seul avait la clef.
9° Cinq cahiers de notes, pensées, extraits, chansons et mélanges de vers et de prose, composés et recueillis pendant sa dernière détention. Ce recueil a été fait dans la vieillesse de l'auteur; au milieu des fadeurs et des pièces, médiocres qu'il renferme, on voit percer les remords du marquis sur celles de ses fautes qui ont le plus nui à sa réputation et le plus empoisonné ses vieux jours. On y trouve l'extrait fort étendu d'un roman intitulé Conrad, tiré de l'histoire des Albigeois, qui fut saisi lorsqu'on le conduisit à Cbarenlon en 1803. On y voit aussi qu'il avait composé un autre roman, Marcel, et des Mémoires ou Confessions qu'il parait avoir écrits dans l'intention de se justifier, et dont il fait connaître la division, l'épigraphe et divers fragments.
a été faite pour être jouée à Charenton. Toutes les autres, ainsi qu'Oxtiern, ont été composées à Vincennes ou à la Bastille. »
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BIBLIOGRAPHIE DE SES OEUVRES 357
4° Autres productions perdues ou saisies : Contes, A volumes.
Le Portefeuille drun homme de lettres, A volumes. -
(Ces deux ouvrages lurent écrits à la Bastille en 1788.)
Cléonline. bu la Fille malheureuse, drame en 3 actes.
L'Epreuve, comédie en I acte en vers saisie en 4782
par le lieutenant de police Lenoir et non rendue
parce qu'elle renferinaitquelques passages obscènes.
Le Boudoir, comédie reçue au Théâtre-Favart, en
•1791. L'École des Jaloux, comédie. « Quelques-uns de ces ouvrages (de cette 40e catégorie, ajoute Michaud jeune, se trouve peut-être, ainsi que beaucoup d'autres, dans les cartons de la policé et du ministre de lTnlérieur, s'ils n'étaient pas du nombre dé ceux que M. de Sade le lils fit brûler en sa présence, n'ayant pu obtenir qu'ils lui fussent remis (4). »
Malgré toutes les précautions prises, des manuscrits du marquis de Sade ou qui se rapportaient à lui passèrent dans les collections particulières, de plus en plus recherchés et. prenant chaque jour une valeur plus grande. J'en ai noté quelques-uns dans des catalogues d'autographes : 1° CATALOGUE DE SOLEINNE, t. III, 1884, p. 333 : Julia ou le Mariage sans femme', folie vaudeville en 1 acte, in-4°, écriture contemporaine autogr. « Celte pièce est soladique, comme son titre l'annonce. L'écriture ressemble à celle du marquis de Sade, qui avait, comme on sait, démoralisé les prisonniers de Bicôlre, en les dressant à jouer des pièces infâmes qu'il composait pour eux. » (Note du bibliophile Jacob, rédacteur du catalogue.)
(î) Ce catalogue des manuscrits du marquis de Sade se termine par l'indication d'une épitaphe, composée par lui, cl dans laquelle il se représentait « comme une victime de ses contemporains destinée à être vengée par la postérité ».
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358 ' . LE MARQUIS DE SADIÎ
2° CATALOGUE D'AUTOGRAPHES DES XVÎIIC ET XIX° SIÈCLES (vendus les 3 et A juin 1884), Paris, Alliance des Arts, 1884, p. 44 :
« Pièces relatives au séjour 'de l'auteur de Justine à Gharenlon en l'an XII. Lettre aut. sig. de Dubois, préfet de police. Lettre aut. sig. de Royer-Collard, médecin de Charenton. Lettre aut. de Mme Delphine de Talaru, s'opposent à la mise en liberté (I). Dossier extrêmement curieux. »
3° CATALOGUE D'AUTOGRAPHES DE LA COLLECTION CAPELLE, Paris, Laverdet, 4849, p. 130:
« L. aut. 519, à M. Ouénu-Court. Charenton, 5 avril 4814. .
« Fragment inédit d'un recueil de conles philosophiques dont il (le marquis de Sade) avait entrepris la publication 48 p. autog. in-4" d'une écriture très fine et très serrée. »
A" CATALOGUE D'AUTOGRAPHES DE LA COLLECTION FOSSÉ-DARCOSSE, Paris, Tcchcner, 4861, p. 446 (2) :
Une lettre autographe signée et trois fragments autographes.
« La lettre de la page in-4° est datée du 46 pluviôse, an VI (S), et adressée à un négociant de Lyon, pour intérêts particuliers.
(0 Non pas à la mise en libcrlé, mais au transfert au château de liant. Nous avons donné celle lettre, ainsi que celles de Dubois et de Roycr-Collard.
(2) Le litre exact est: Mélanges curieux et anecdoliques tirés d'une collection de lettres autographes et de documents historiques ayant appartenu à M. Fossé-Darcosse, conseiller référendaire à la Cour des comptes, publiés avec les noies du collecteur et précédés d'une notice par M. Charles Aschneau. Ce catalogue, très recherché, est fort important au- point de vue documentaire.
(3) t> février 1798. Un catalogue d'une collection d'aulo-
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BIBLIOGRAPHIE DE -SES OEUVRES
359«
359« aux fragments autographes composant les: pages in-4°, ils paraissent se rapporter-soit au journal de sa détention à la Bastille cl à Vincennes, soit à ses mémoires : «... Temps divisé en 12 parties, supposition : la première division de 33, sans air, ni lellre, ni encre, ni quoi que ce soil au inonde... La deuxième de 34, une lmire de promenade et permission d'écrire une seule fois la semaine.... » Celui sur lequel sont les mots : HISTOIRE DE MA DÉTENTION, est particulièrement curieux. ■
« Joint une noie autographe signée de M. Xavier de Sade, son parent, député du département de l'Aisne (I). Ladite note est datée du 1er décembre 1834.
« Plus une pièce autographe signée Armand de Sade. »
5° CATALOGUE D'UNE COLLECTION D'AUTOGRAPHES, VENDUE LE 31 JIARS 4882. Paris, Eug. Charavay, 1882, p. 3b :
« 4° Quatorze lettres dont 5 aut. sig., 6 aut. et 3 seulement sig.; 1768, 4793, 33 p. in-4", cachets à ses armes. Une de ces lettres est adressée à son oncle et les autres à des amis du département de Vaucluse. — 2° 3 pièces en partie aul. — 3y> 4 lettres de Mme de Montreuil, sa bellemère. — 5°L.â. s. du commandeur de Sade, son oncle. — 6° L. a. s.de l'abbé do Sade, son oncle, auteur des Mémoires sur Pétrarque. — 7° L. a. s. d'Albarct. son secrétaire.
« Précieux dossier pour la biographie du marquis de Sade... Il est question dans ces lettres de son mariage, de ses affaires avec sa belle-mère, puis plus tard avec sa
graphes vendue le i6 avril iS.<i6 (Paris, Charon) annonce une lettre du marquis de Sade, datée de Sainl-Ouen le 25 octobre 1797 el adressée à M. Pcyrond, négociant à Lyon.
(1) Né à Aix, en 1777, il appartenait à la branche do Sade d'Eyguière. Fixé à Condô, puis à Châleau-Thierry, il avait" été nommé en 1S22 membre du Conseil généralà. l'Aisne, el, en 1827, élu député de ce département pour la session 1828.
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360 LE MARQUIS DE SADE
femme; de la mort de son père, dont le testament qu'il reproduit enenlierdoit lui procurer des ennuis avec sa famille. Les lettres de sa belle-mère sont toutes relatives à.ses faits et gestes, xà ses démêlés avec la justice, dont elle était obligée de s'occuper; on trouve sur la fameuse affaire de. Marseille, entre autres, les détails les plus piquants.»
Manuscrits du marquis de Sade qui se trouvent dans des dépôts publics : .
Bibliothèque de l'Arsenal :
Ms 1248b-12456, 2.volumes petit in-folio contenant les lettres (souvent annotées par lui) écrites aii marquis de Sade pendant sa détention à Vincennes ou à la Bastille et les documents relatifs à cette détention.
Musée Carnavalet (dans la salle de la Bastille) :
Lettre de. de Sade demandant à la Convention une place de bibliothécaire ou un emploi analogue. Elle est datée, du 8 ventôse an III (27 février 1793).
Bibliothèque nationale :
Ms Fr Nottv. acq. 4010, un volume in-4°de 494 feuillets. Contes, historiettes, canevas, brouillons, écrits par le marquis-de Sade. Quelques-uns de ces coules, comme/' y a place pour deux, sont très rabelaisiens et daus le genre de ceux du seizième siècle.
Le volume commence par une nouvelle intitulée l'Heureuse Feinte. 11 est formé de vingt cahiers reliés ensemble. Au feuillet 98, cette note : « Mettre dans le conte anglais un autre nom que Nelson, Portland par exemple. » Au feuillet 450 : « Commencé le 47 juin au travail du soir, ayant bien mal aux .yeux. » Au feuillet 476-: « Changer le - nom de Lorsange, il est pris. » Le dix neuvième cahier débute par Juliette et Raunai ou la Conspiration d'Amboise, nouvelle historique. A côté du titre on lit: «Com-
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BIBLIOGRAPHIE DE SES OEUVRES 301
mcncc le 13 avril 1785. » Le vingtième et dernier cahier a été commencé cinq jours plus lard, le 48 avril. On peut ainsi"mesurer la puissance de travail du marquis dé Sade. 11 écrivait, à cette époque, chaque jour, cinq ou six pages d'une écriture très fine et très serrée.
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II
LIVRES
A. PIÈCES DE THÉÂTRE (4) :
Oxliern ou les Malheurs du Libertinage, drame en 3 actes el en prose, par D. A. F. S. (Donalicn Alphonse François Sade), Versailles, Blaizot, an VIII, in-8°,de 2 f • et A8 p.
Attribuée au marquis de Sade :
La France f..., tragédie lubrique el royaliste en trois actes cl en vers. A barbe en c... en F... manse, l'an des f... 5796 (1796, date supposée.) in-42 de -179 p. .et -I f. non chi lires (2).
Noté du biblioph. Jacôb sur l'exemplaire de la biblioth. de Soleinne: « Pièce très rare dont le titre a fait la célé(i)
célé(i) auteur dramatique très peu connu, de Sade, sans doute un parent du marquis, a.composé vers 17/io une pièce qui ne fui ni jouée (sur un théâtre public) ni imprimée, la Double Intrigue.
(2) Barbier pense que celte pièce a dû Cire imprimée en 1799 ou 1800. Il ne la croit pas du marquis de Sade. Elle a élé réimprimée en 1871, à cent exemplaires, avec l'indication supposée de Strasbourg.
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BIBLIOGRAPHIE DE SES OEUVRES 383
brilé. Cet exemplaire provient de la bibliothèque de M. Boulard. L'auteur, qui dit avoir écrit avec sa plume, sans que son coeur y fut pour rien, était un royaliste dévoué, comme le prouvent les notes historiques et politiques de sa tragédie : il s'adresse aux libertins, mais il espère que son ignoble badinage produira des fruits honnêtes : « Lorsqu'il s'agit du bien, qu'importe comment on « l'opère. N'avez-vous jamais pris du poison pour vous « guérir ? » C'est du marquis de Sade tout pur. Ônle reconnaît aussi à ses attaques qui l'avaient fait enfermer à Charenton, sans jugement, pour le punir d'avoir insulté Joséphine dans un roman allégorique et impure intitulé _Zoloé (1) :
Buonaparte règne en maître. A sa guise il nous fait des lois, Puis en despote il nous les donne. Petit-fils d'un petit bourgeois, Assis sur le trône des rois, Ouc lui manqucrl-il ? la couronne.
« Les notes sont remplies de traits satiriques contre les hommes du Directoire : « Notre Brutus de Douai (Merlin), « dit-il, de mauvais mari devinlmauvais pôré, autant qu'il « était mauvais Français. Et notre Caïn (M.-J. Clïénier) « dénonça son frère A bel; il le lit assassiner, non par la « jalousie de ses sacrifices, mais pour avoir ses ouvrages « qu'il nous donna comme les siens. » On peut apprécier que celle pièce dégoûtante, dont les personnages sont la France, l'Angleterre,, la Vendée, le duc d'Orléans, le comte de Puisaye, le roi de Prusse, l'empereur François II, el Charles IV, roi d'Espagne, n'a pas été imprimée en -1796, mais au plus tôt en 1799.
(i) 11 y a là une erreur. La France f... a certainement été publiée avant l'apparition du roman de Zoloé.
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3G1 LE MARQUIS DE SADE
. « Cette pièce a été vendue publiquement chez Boulard et Saiul-Morys (1). »
Malgré les arguments assez spécieux que fait valoir le bibliophile Jacob, il nous semble difficile à admettre que le marquis de Sade, qui était encore en 1799 ou 4800 à demi jacobin, soit l'auteur d'une pièce à tendance.-,- ultra-royalisles.
B. ROMANS ET NOUVELLES :
Justine ou les Malheurs de la Vertu, en Hollande, chez les Libraires associés, 1791,2 vol. in-8°, le premier de 483 p., le second de 191 p. Frontispice par Chéry.
Première édition (2).
Justine... en Hollande, 4791,2 vol. in-12 de 337 el 228 p.
2e édition." « Réimpression en 2 vol. dans le format in-12 de l'édition qui précède. Le frontispice est réduit et gravé par Texter. On trouve quelquefois celte édition ornée de 42 ligures libres avec encadrements de tèles de morts, chaînes et instruments de supplice (3). »
Justine... à Londres (Paris, chez Cazin), 4792, 2 vol. in-16, de 337 et 288 p. Frontispice d'après Chéry el 5 figures libres.
5° édition. C'est le plus rare de lous les livres édités par Cazin.
Justine... 3e édition (c'est en réalité la -4e) corrigée et augmentée. Philadelphie, 1794, 2 vol. in-18. Frontispice non signe et 8 gravures libres,
« Cette édition est précédée d'un avis de l'éditeur el d'une dédicace : « A ma bonne amie » ; elle est d'une exé(i)
exé(i) se trouvait également dons les catalogues Baillcl, Lcberl el Pixcricourt.
(2) V. catalogue de Pixcricourt, n" i23g.
(3) O. Uzannc. Bibliographie en tôle de l'Idée sur les Romans, par de Sade, Paris, Rouvcyre, 1S7S, p. XXX. V. Cohen, Guide de l'amateur de livres à figures, 1S76, col. 437.
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BIBLIOGRAPHIE DE SES OEUVRES
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cution comparativement 1res belle; le papier est légèrement bleuté (1). » C'est à notre avis un Cazin.
Justine... à Londres (Paris) 4797, A vol. in-48, 6 ligures.
5° édition.
Justine... en Hollande, 1800, A vol. in-I8, de 136, 436, 43iet 432 p., A frontispices et 8 gravures libres.
6° édition (contrefaçon de l'édition Cazin de 4792). C'est probablement cette édition dont, la destruction fut ordonnée par arrêt de la Cour royale de Paris, le 49 mai 4845 (2).
Sous la Restauration, les éditions de Justine se vendaient sous le manteau. Un passage de la Police dévoilée, de Froment (3), nous montre à quels abus leur recherche donnait lieu et le zèle excessif déployé par les agents chargés de ces perquisitions :
« Le sieur Lavocat, tenant un estaminet place SaintSulpice, fut mis en surveillance par ordre de M. Delavau.
« Il était accusé, ainsi que son épouse, de vendre clandestinement des ouvrages séditieux et obscènes, pour le compte de divers libraires de Paris. .«Comment en acquérir la preuve? Le dénonciateur annonçait le délit, sans fournir les moyens de le découvrir. La police se chargea d'y suppléer.
« En conséquence, l'agent Charles se présenta au café avec deux volumes de Justine. Il avait déjà paru plusieurs lois dans cette maison, et il pria Mme Lavocat de lui garder pendant quelque temps les deux volumes qu'il
(î) O. Uzannc. Bibliographie, p. XXXI.
(2). Catalogue des Bcrils, Gravures el Dessins depuis 1814 jusqu'au 1" janvier 1S00... Paris, iS5o, p. 109.
(3) La Police dévoilée depuis la Reslaiwation el notamment sous Messieurs Franchet el Delavau, par M. Froment, ex-chef de brigade du cabinet particulier du préfet, Bruxelles, 1829, l. II, p. 332.
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36G LE MARQUIS DE SADE
venait d'acheter, et qu'il reprendrait dans une heure, ayant une course à faire.
« Celle dame mil les volumes dans son comptoir, sans même y jeter un coup d'oeil.
« Plusieurs agents de police étaient dehors, et ils attendaient que M. Lavocat et son épouse sortissent l'un ou l'autre, pour les arrêter et s'emparer de ce qu'ils porteraient. Alors ils auraient, fait une perquisition dans la maison, et la culpabilité eût été prouvée, puisqu'ils auraient trouvé dans un tiroir un exemplaire de Justine.
« Les agents de police furent trompés dans leur espoir. Le provocateur échoua dans sa perfide machination. Le sieur Lavocat et son épouse avaient élé calomniés de la manière la plus infâme. Ils ne s'occupaient que de leur estaminet el des moyens de le faire prospérer.
« L'agent Charles eu tut quitte pour reprendre ses deux volumes, et la préfecture vit ses espérances déçues ; elle n'eut point de coupables à punir, ni à se plaindre de la démoralisation...
« Si l'infâme ouvrage qui porte le titre de Justine a été répandu, a obtenu une grande publicité, ce fut la police qui assura ce'succès... »
Un très médiocre romancier, Raban, l'auteur des Aventures de Vidocq et des Fleurs animées, eut l'idée d'exploiter le succès scandaleux des oeuvres du marquis de Sade et il publia dans le format cl avec les caractôresdes volumes de cabinets de lecture : ~
Justine ou les Malheurs de la Vertu, avec préface par le marquis de Sade. Paris, Olivier, impr. Maltesse, 1835' 2 vol. in-8°, et Paris, chez Bordeaux, éditeur, hôtel Bullion, 4836,2 vol. in-8".
Il n'y avait du marquis dans cet ouvrage que la préface (la dédicace: « A ma bonne'amie »), mais comme sur la couverture et sur le titre, le mot préface était écrit en caractères très fins, bien des gens s'y laissèrent tromper.
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BIBLIOGRAPHIE DE SES OEUVRES
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Cette fausse Justine, qui imitait gauchement la vraie, mais qui ne lui ressemblait guère, fut condamnée, à cause de son titre, par la Cour d'assises de la Seine, le 45 mars 4836. Rabau, qui avaitpréféré garder l'anonyme, ne put être inquiété, mais un de ses éditeurs, Bordeaux, dut payer 3.000 francs d'amende et faire six mois de prison (1).
Aujourd'hui encore il arrive à des collectionneurs d'acheter à des prix assez élevés la Justine de Raban (2). Ils s'élonnenl avec raison de la trouver si, morale el la répulalion du marquis de Sade leur paraît loul à fait usurpée.
Ce pauvre Raban qui, pour gagner quelques centaines de francs, dont il avait d'ailleurs, grand besoin, trompa plus d'un bibliophile, expia durement sa faute. Il mourut très vieux et très misérable, en 1870, à l'hôpital Necker. Depuis longtemps, raconlcFirniin Maillard (3), il désirait, ambition suprême, faire partie de la Société des gens de lettres et il n'avait jamais pu mettre de côté les vingt francs nécessaires. " .
Aline cl Valcour ou le Roman philosophique, écrit à la Bastille un an avant la Révolution, par le citoyen S... . Paris, Girouard, libraire, 1793, 8 volumes petit in-12.
« De Sade chargea Girouard de l'impression de son roman, en 1792. Cet imprimeur, compromis dans une conspiration royaliste, fut arrèlô ainsi que de Sade. Girouard fut condamné à mort; quant à de Sade, il échappa grâce à des protestations de dôvouementà la cause révolulionnaire ; il rejeta la qualification de noble, se disant petit-fils d'un valet el fils d'un parvenu vaniteux ayant
(i) Catalogue des Ecrits, Gravures el Dessins condamnés, p. i35.
(2) Le catalogue d'un libraire allemand la cotait encore, il y a quelques années, 37 fr. 00.
(3) La Cité des Intellectuels, Paris, igo5, p. 492.
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368 LE MARQUIS DE SADE
acheté un titre de marquis, que lui, son fils, ne voulait point porter. Cette thèse était contraire à sa supplique sous Louis XVI, alors qu'il sollicitait sa grâce, s appuyant sur sa haute et antique noblesse et sur les illustres faits de plusieurs de ses aïeux.
« Après la mort de l'imprimeur Girouard, le roman d'Aline el Valcour continua d'être imprimé secrètement jusqu'au jour de son complet achèvement; ce fut alors qu'il parût avec le nom de la veuve Girouard. en 4793.
« La Révolution était, en ce moment,dans toute sa violence, la lête du roi et de la reine venaient de tomber sous Iccouperetde la guillotine,.nul n'était sûr, ni de sa fortune, ni de sa vie* et, dnns ces circonstances, le roman d'Aline cl Valcour trouva peu d'acheteurs. En 1795, Maradan acquittes exemplaires invendus, il remplaça les titres primitifs par de nouveaux litres et il changea aussi un frontispice. C'est ainsi qu'il existe deux éditions de ce livre qui, en réalité, n'en sont qu'une. Le roman ne tarda pas-, dès lors, à s'épuiser el fut frappé, en 481 b et en 4825, dune condamnation. Il est certain que sous la Révolution ces livres de débauches et de principes révolutionnaires pouvaient faire craindre le réveil de passions à peine éteintes, mais ces ouvrages, peut-être alors dangereux, n'offrent plus aujourd'hui qu'un intérêt bibliographique.
Pigoreau dans sa Petite Bibliographie Biographie romancière dit que quelques extraits du roman d'Aline cl Valcour ont- été insérés dans deux autres romans publiés l'un en 1798, sous le titre de Valmor el Lydia, 3 volumes in-12, l'autre en 4799, Alzonde el Koradin, 1 volumes in-12.
« En résumé, de tous les ouvrages de de Sade, Aline el Valcour est celui qui caractérise le mieux cet auteur, - jugé si diversement... (1) » y
(i) Aline et Valcour ou le Ronian philosophique, écrit à la
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BIBLIOGRAPHIE DE SES OEUVRES ' 369
Sur le frontispice est représentée une lyre surmontée d'une couronne avec des rameaux de.laurier de chaque côté et les mots : Veritas impavida (Quérard, Supercheries littéraires..., à la lettre S).
Aline et Valcour... A Paris, chez la veuve Girouard, 4795, 8 vol. petit in-12, 46 gravures (la 2e figure de la bc partie manque presque toujours). . 2e édition. —-C'est la même que la première avec un nouveau frontispice. Une épigraphe de sept Vers latins, empruntés à Lucrèce, énonce cette idée qu'il ne faut pas craindre de donner aux hommes des remèdes désagréables à prendre mais salutaires : . . . :
Nam velulipucris absinlhia tclra medenles... '-■
Juliette ou la Suile de Justine (S. L.), 4796, 4 vol. in-8°. lrc édition.
La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la Vertu, suivi de l'histoire de Juliette, sa soeur, ou les Prospérités du Vice. Hollande (Paris), 4797,10 vol. in-18 (4 pour 'JusUne, 6 pour Juliette), 1 frontispice et 100 gravures.
lro édition collective. « Il existe plusieurs éditions sous la rubrique de.Hollande et sous la même date ; les réimpressions modernes exécutées en Belgique conservent également le même titre et la même date. La Nouvelle Justine est la troisième rédaction de cet exécrable ouvrage. On doit trouver à la fin du tome IV l'indication au relieur contenant' l'ordre des gravures. Les mêmes gravures se rencontrent lithographiées ou modifiées presque au trait. »
Pauline et Belval ou les Victimes d'un amour criminel. Anecdote parisienne du xvme siècle, ' d'après les corBaslille,
corBaslille, an avant la Révolution de France. Bruxelles, J.-J. "Gay, i'883, 4Vol."12(avec gr.ji 1.1., âvànt-propos, p. VI:
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370 LE MARQUIS DE SADE
rections de l'auteur d'Aline-et-Valcour, Paris, an VI (1798), 3 vol. in-12.
i" édition. Pauline et Bclval ou Suites funestes d'un amour criminel, anecdote récente avec'romances el figures, par M..R... A. Paris, chez Chambon et Lenprmand, 1812, 2 vol.. in-12. Deux figures gravées par Giraud. .
Les Crimes de l'Amour ou le Délire des Passions. Nou^ velles héroïques et tragiques précédées d'une idée sur Us romans cl orné de gravures, par D. A. F.Sade, auteur d'Aline et \alcour. A Paris, chez Massé, au VIII (1800), A vol. in-12 avec A gravures.
lroédition. Dans cet ouvrage ontétéréunies : Juliette.cl Raunai ou la Conspiration d'Amboise, la Double Epreuve, Miss Henriette Slralson ou les Effets du Désespoir, Fa.velange ou. les Torts de l'ambition, Florville el Courual ou le Fatalisme, Rodrigue oulaTourcnchanlée, Laurence el Antonio, etc.
■ Zoloé el ses. deux acohjlhes ou quelques décades de la vie de trois jolies femmes. Histoire véritable du siècle dernier par un contemporain. A Turin (Paris) chez tous les marchands de nouveautés. De l'imprimerie de l'auteur (1). Thermidor, an VIII (juillet 1800),! vol. in-18 de 142 pages, frontispice gravé non signé (1).
■1" édition (vendue 40 francs a la vente Saint-Morys).
La Marquisedc Gqnges, •lroédition.Paris, Bcchet, 4813, 2 vol. in-12,
Dorci ou la Bizarrerie, du Sort, conle inédit par le marquis de Sade, publié sur le ihanilsçrit avec une notice sur l'auteur (par Anatole France). Paris, .CharaYay. frère, 1881, in-12 carré orné d'uue eau-lorte par G. Charpentier (61 pages).
Ce conte devait figurer dans les Crimes de l'Amour.
- (i) « Je me procurerai à moi-même l'honneur d'être imprimé et n'en aurai d'obligation à personne. » (Préfacé.) '-"'
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BIBLIOGRAPHIE DE SES OEUVRES 371
On ne sait pour quelle raison il resta inédit. C'est une oeuvre sentimentale et niaise (genre Gorjy)qui n'a d'intéressantque le nom de son auteur. La notice estsignée A.F.
C. ROMANS ATTRIBUÉS AU MARQUIS DE-SADE : L'Étourdi, roman, à Lampsaque. 4884, 2 vol. iri-18 de 115 et 111 pages avec une post-face de 3 pages. -
« Cet ouvrage critique contient des récits libres, mais les termes ne sont point obcènes; on y retrouve les vieillottes métaphores habituelles de ce genre d'écrits: autel, sacrifice, etc. Il y a des morceaux qui semblent pris dans dé Soupe des petits maîlrcs'eldansla Confession de Wilforl. M. P. Lacroix a consacré à ce livre une bonne notice dans le Bulletin dû Bibliophile (1853; p. 153). Il n'hésite point à dire qu'il est convaincu que cet ouvrage est encore le plus honnête de ceux du marquis de Sade qui était alors à la Bastille. -
« Ce roman, ajoute-l-il, où les noms des personnages offrent quelquefois des anagrammes à deviner, côtoie, en quelque sorte, les aventures du marquis de Sade luimême. Le chapitre intitulé « La Comédie » n'est autre qu'un souvenir du théâtre de société que l'odieux marquis avait inauguré dans son château de Lacoste, où les médecins l'envoyèrent se refaire de ses fatigues de débauche, et où il amena Mlle Beauvoisin, actrice du Théâtre-Français qu'il faisait passer pour sa femme légitime. »
Ainsi le chevalier Neuville-Monlador, fils de M. de Fallon, serait M. de Sade lui-même? Qui découvrira les noms véritables de Serf et Falime, Clolilde,Didon, l'abbé Sainl-Ildcbergc, Mme Berlc, de Roviri, Cécile, Mme de Bccni, Mlle d'Hcrbcville, Despras, etc.? »
Quelque sérieuses en apparence que soient les raisons sur lesquelles s'appuie le bibliophile Jacob, il ne nous semble pas du tout démontré que l'Etourdi soil du marquis de Sade.
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372 LF MARQUIS DE SADE
Le Philosophé dans le Boudoir ou les Instituteurs liber, lins. Dialogue. Ouvrage (prétendu) posthume' de Vauteur de Justine. A Londres Paris), aux dépens de la Compagnie, 4795, 2 vol. in-18 de 290 et 246 pages. Un frontispice et 4 gravures libres.
Valmor et Lydia ou Voyage autour du monde de deux amants qui se cherchent. Paris, Pigoreau, an Y1I (4799), 3 vol. in-12.
Alzonde et Koradin: Paris, Cerioux et Moutardier, 4799, 2 vol. in-42.
« Il est essentiel pour nous, dit de Sade dans une note dé son Idée sur les Romans, de prévenir que l'ouvrage qui se vend chez Pigoreau et Leroux, sous le titre de Valmor et Lydia, et chez Cerioux et Moutardier, sous Celui d'Alzonde el Koradin, ne sont absolument que la même chose, et tous les deux littéralement pillés phrase pour phrase de l'épisode de Sainville et Léonore, formant à peu près trois volumes de mon roman. Aline cl Valcour. »
D. OEUVRES DIVERSES :
L'Auteur des Crimes de l'Amour à Villctorquc folliculaire. Paris, Massé, an XI (4800), in-12 de 49 pages.
Couplets chantés à son Eminence le Cardinal Maury, le 6 octobre 4812, à la maison de santé près de Charenlon (1812). /£->:<
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TABLE DES CHAPITRES
I. Un officier du roi ............. 1
II. Le mariage du marquis de Sade. — Les deux filles de M. dé Monlreuil. — Un amour contrarié . 24
III. La petite maison d'Arcueil. —L'affaire Rose Keller
Keller ■ • - 47
IV. Dans la maison publique à Marseille. — Les pastilles à la canlharide . . . - 7/1
V. Au chAleau de Miolans . . . . . -. . . . . . 95.
VI. Les pensionnaires de M. de Rougemont .... 118
VIL Un roman d'amour platonique. — Le marquis de Sade et Mlle de Roussel ': .......... i53
VIII. La Bastille en 1784. . . . . . . . . . . . 174
IX. Le marquis de Sade à la Bastille ....... 197
X. Le citoyen Sade. — L'écrivain. — Justine ou les
■ Malheurs de la Vertu . . . . 2?4
APPENDICE. Lettres de de Sade aux acteurs de la Comédie-Française. — Le marquis de Sade et Rétif de la Bretonne.— L'Anti-Justine... . . ... .*" . 259
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374 TABLE DES MATIERES
XI. Le citoyen Sade. — Le politicien. — La section des Piques. — Un admirateur de Maral 273
XII. Un roman à clef : Zoloé el ses deux acolylcs. — De Sainte-Pélagie à Charenton. — Les dernières années
du marquis de Sade 304
APPENDICE. Les finances du marquis de Sade en 1805 349 BIBLIOGRAPHIE DES OEUVRES DU MARQUIS DE SADE . . . 353
li-2-'JG. — Tours, imprimerie K.AUUAULT et C'«