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GEORGES GENDARME DE BÉVOTTE
Docteur ès lettres
Professeur au lycée Louis-le-Grand.
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^Ï^ÈS^ORIGINES AU ROMANTISME
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 -
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LA
pip DE DON JUAN
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V Ws ORIGINES AU ROMANTISME
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COULOMMIERS
Imprimerie PAUL BRODARD.
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GEORGES GENDARME DE BÉVOTTE
Docteur ès lettres
Professeur au lycée Louis-le-Grand.
LA
LKf.E.MlK DE DON JUAN
SON^EV/ÔLUTION DANS LA LITTÉRATURE
DES ORIGINES AU ROMANTISME
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1906
Droite d. traduction et de reproduction réserve*.
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IA; ,UA FEMME
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AVANT-PROPOS
C'est d'une conversation avec Gustave Larroumet qu est née cette étude sur Don Juan. Je l'entretenais un jour de travaux que je me p>roposais d'entreprendre sur Molière, et, à cette occasion, de recherches auxquelles je m étais livré sur les sources de son « Convive de Pierre ». Je lui parlais de notes que j'avais recueillies et dont je comptais tirer parti dans l'avenir. (1 Non pas, me répondit-il vivement, c'est dès aujourd'hui qu'il faut vous mettre à l'œuvre, et ce n'est pas la seule question des origines qu'il faut traiter, c'est l'histoire complète de la légende. Elle est à faire. » Et, s'animant, il m exposa avec éloquence et amour ses idées S'tir le sujet; il m'en montra l'intérêt et la beauté; il leva toutes mes objections : ni la longueur de l'ouvrage, ni sa complexité, ni la nécessité pour celui qui l'entreprendrait de se familiariser davantage avec des littératures et avec des langues qu'il conna1'ssait mal, n'étaient un obstacle. Il regrettait seulement que ses multiples travaux ne lui permissent pas d'exécuter lui-même l'entreprise. Je fus gagné par son ardeur et sous son impulsion je commençai le travail dont /e livre aujourd'hui au public la première partie. La mort a
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empêché Gustave Larroumet de le lire; mais pendant plusieurs années il ri a cessé de s'y intéresser; il en a arrêté avec moi le plan, les idées générales; il m'a inspiré de ses conseils et de son goût. Je dois à sa mémoire ce respectueux témoignage de reconnaissance.
Je ne suis pas moins heureux d'exprimer les obligations que j'ai à tous ceux qui, en France et à l'étranger, m ont aidé et parfois même guidé dans les investigations multiples et confuses que j'ai dû faire. L'auteur de la première étude critique vraiment sérieuse sur la légende de Don Juan, M. le professeur Arturo Farinelli, a mis à ma disposition, avec une amabilité et une générosité dont je ne saurais assez lui dire ma gratitude, les riches documents bibliographiques patiemment amassés par lui. Ses indications et ses jugements m'ont été infiniment précieux. Je ne peux, d'autre part, me rappeler sans émotion les heures que, dans ce cadre merveilleux du Salzkam- mergut à Gmunden, sur les bords du Traunsee, j'ai passées auprès de lui à causer de Don Juan. Certes, en plus d'un endroit, mes conclusions diffèrent des siennes, et je n'ai pas considéré le sujet du même point de vue; mais je tiens à dire que, sans ses travaux et sans les notes manuscrites qu il a bien voulu me communiquer, je me serais heurté, sur la question des origines, notamment, à des difficultés à peu près insurmontables. Le prem,ier, III. Farinelli a entrepris une étude scientifique de la légende de Don Juan, et renoncé aux fantaisies et aux déclamations littéraires auxquelles prête une semblable matière. On ne saurait lui en avoir trop de gré. Pour ma part, je me reconnais son tributaire et lui adresse l'hommage de ce qu'il peut y avoir de bon dans mon propre travail.
M. Morel-Fatio, M. Rouanet, M. Martinenche, M. Reynier m'ont donné d'utiles indications touchant la partie espagnole du
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sujet. A M. Morel-Fatio et il JI. Jiartinenche, je suis redevable de renseignements qui m ont aidé à donner une solution probable à la question fort obscure de la paternité de la première pièce. M. Aiartinenche a bien voulu faire pour moi en Espagne des recherches pour lesquelles sa connaissance de la langue et du milieu le rendait particulièrement compétent. M. JIoî,el-F atio et M. Rouanet m ont en outre fourni de précieuses notes bibliographiques et ont généreusement mis à 1na disposition leurs riches bibliothèques espagnoles.
Ne pouvant nommer ici tous ceux (ils sont trop nombreux) qui ont obligeamment facilité mes recherches, je tiens à dire que j'ai rencontré en Espagne, en Italie, en Allemagne, en A utriche, en Angleterre un égal empressement à me fournir les renseignements dont j'avais besoin:
C'est grâce au bon vouloir de ces collaborateurs que j'ai pu mener à fin cette longue étude; je les en remercie hautement.
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PRÉFACE
Je me propose d'offrir au public une étude complète sur la légende de Don Juan. L'entreprise est nouvelle ; non certes que d'innombrables travaux n'aient été publiés sur la matière en Espagne, en Italie, en Allemagne, en France, en Angleterre : mais aucun n'a embrassé le sujet dans sa généralité. La seule étude d'ensemble, celle de M. Farinelli1, est un résumé, résumé précieux, d'une richesse et d'une sûreté d'information incomparables, d'une rare.valeur critique; elle demeurera toujours le point de départ de tout ouvrage sérieux sur Don Juan. Mais s'il a pour la première fois ouvert la voie des origines; s'il a indiqué la filiation des différentes pièces, et parfois mème, porté sur quelques-unes d'entre elles (sur le Don Juan de Mozart, notamment) un jugement définitif: s'il a enfin, avec une patience et une science admirables, recueilli d'une façon à peu près complète la liste des œuvres littéraires et musicales auxquelles la légende a donné naissance, M. Farinelli n'a pu, dans le cadre limité qu'il s'était tracé, aller jusqu'au fond du sujet et l'épuiser.
1. Don Giovanni, Note critiche : Giornale storico della letteratura italiana,
1896, t. XXVII, fase. 79 et 80.
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D'autres travaux, à en croire leurs titres, annoncent une histoire complète de la légende : ce ne sont que des études vagues, superficielles, incomplètes, dont aucune n'est remontée aux sources mêmes. On peut les négliger. Par contre, un très grand nombre de monographies ont été publiées sur certaines parties limitées du sujet : les études sur le Don Juan de Molière, sur celui de Mozart, ne se comptent pas. Quelques-unes doivent être consultées avec fruit. En général elles ont le défaut des travaux semblables : elles isolent l'œuvre étudiée; elles ne tiennent pas suffisamment compte, faute de les connaître, des œuvres antérieures qui la préparent, et parfois l'expliquent. Les pièces de théâtre écrites sur le thème de Don Juan sont entre elles dans une dépendance manifeste. La légende forme un tissu sans discontinuité, et c'est la suite de cette trame qu'il nous a paru tout d'abord intéressant de rechercher et de reconstituer avec précision. Nous' pourrons ainsi situer chacune des œuvres dans le vaste ensemble dont elle fait partie et mieux la comprendre. La légende a eu et poursuit encore son évolution; et les conditions qui la règlent sont multiples : plusieurs sont extérieures et tiennent au temps, au pays, au milieu, aux idées générales qui influent sur elle. D'autres sont intrinsèques, lui sont en quelque sorte personnelles : elle s'est développée successivement, suivant une loi naturelle, suivant une force intérieure, comme un corps grandit en vertu des causes de développement qu'il porte en lui. Dans cette évolution graduelle chaque œuvre a reçu quelques éléments de l'œuvre précédente et, à son tour, a réagi sur celle qui l'a suivie.
Dans quelle mesure s'est exercée cette influence? Quelles sont les pièces dont l'action a été plus décisive sur la marche
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de la légende? Quelles sont les relations des unes aux autres? Les liens qui les unissent? Problèmes délicats, dont la solution n'est pas toujours possible, car, en certains endroits, des vides irréparables existent encore, et ne seront vraisemblablement jamais comblés. D'Espagne en Italie, notamment, la trame se rompt. Faute de posséder la pièce de Giliberto et les premiers scenarii italiens, il est bien difficile de suivre le passage de la fable d'Italie en France et en Allemagne au xviie siècle. L'a question des origines est plus ardue encore : un mystère que les travaux de Farinelli, de Zeidler et de Boite ont éclairé sans l'expliquer plane toujours sur elle ; je l'ai à mon tour étudiée de près, en ne négligeant aucun élément du problème : j'ai cherché en Espagne, en Italie et en Allemagne les sources proches ou lointaines auxquelles l'auteur de la première pièce avait pu recourir. J'ai acquis la conviction qu'en dépit de ressemblances certaines avec des fables analogues, la fable du « Convié de pierre », au moins dans ses parties essentielles, est née en Espagne; et, sur ce point, mes conclusions diffèrent de celles de Farinelli et de Boite.
Mais, quelles que soient les difficultés auxquelles le critique se heurte, quand il prétend reconstituer à travers les âges et à travers les pays l'histoire de la légende, la reconstitution, même incomplète, de cette histoire donnera à l'œuvre entreprise une certaine unité : remonter jusqu'aux sources les plus reculées; montrer comment elles ont été captées et groupées ; établir ensuite la filiation des œuvres issues de l'œuvre mère, et en dresser en quelque sorte l'arbre généalogique, voilà, dans un sujet en apparence incohérent et diffus, un premier fil conducteur. • '
Cette étude ainsi comprise aura un autre intérêt : elle contribuera, pour sa modeste part, à établir le cosmopolitisme
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de la littérature et de l'art en montrant les emprunts réciproques qu'à l'occasion d'une seule fable se sont faits quelques-uns des plus illustres écrivains et des plus grands artistes de l'Europe. C'est une vérité historique qui depuis peu d'années seulement commence à être admise, qu'au XVIe, au xvne et au xviii, siècle, non moins qu'au moyen âge, la littérature a été plus encore européenne qu'elle n'a été nationale : chaque peuple a débordé par-dessus ses frontières; l'échange a été aussi constant entre les œuvres de l'esprit qu'il l'était entre les produits de l'industrie. Étudier les manifestations intellectuelles d'un peuple, isolément, indépendamment des influences étrangères qui ont agi sur elles, c'est s'exposer à ne pas les comprendre. Quiconque ignore la littérature espagnole et italienne du xvie et du XVIle siècle n'aura de Corneille et de Molière qu'une intelligence inexacte. Se trouverait-il de nos jours un critique sérieux pour prétendre connaître le xvie siècle français sans une étude antérieure de la Renaissance italienne? L'histoire de la légende de Don Juan, du xvne au XIXC siècle, fournit un exemple des plus significatifs de cet « internationalisme » de la littérature. Le problème si obscur et si controversé des origines prouve à lui seul que, à la même époque, les mêmes sujets intéressent en Italie, en Espagne, en Allemagne et ailleurs encore les auteurs dramatiques et les poètes. Tous communiquent entre eux et se copient : le Convitato di pietra de Cicognini est une adaptation de celui de Tirso; le Don Juan de Molière, que la plupart des critiques ont étudié comme s'il n'existait que par lui-même, comme une sorte de produit spontané, est tout pénétré des souvenirs de deux modèles français qui ne sont eux-mêmes que les traducteurs de l'Italien Giliberto. L'Angleterre, en apparence si isolée géographiquement et intellec-
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tuellement du reste de l'Europe, a beau concevoir un Don Juan très différent de ses modèles, l'influence de son atavisme italien et français persiste chez ce fils de la Restauration.
Et ici, un nouvel objet se présente à l'historien de Don Juan : si la légende évolue conformément à son essence et en développant naturellement les germes qu'elle portait en elle dès le principe, si chaque fruit qu'elle produit naît des rejetons antérieurs, il n'en est pas moins vrai que toute œuvre nouvelle modifie celle dont elle est sortie. Nous devons donc nous proposer d'analyser les conditions de ces changements. Elles sont nombreuses et complexes : les unes sont historiques et tiennent aux circonstances particulières dans lesquelles l'œuvre a été conçue; d'autres, à certaines arrière- pensées de l'auteur, à l'état d'esprit dans lequel il écrivait ; celles-ci à des raisons d'art, de morale, de philosophie générale; celles-là à une certaine conception de l'amour. Ces conditions varient avec chaque écrivain et lui sont personnelles. Quand l'historien en aura déterminé l'influence sur les transformations de la légende, il aura à rechercher des causes plus générales et plus profondes : ce sont celles qui tiennent au milieu, au climat, à l'état social, politique et moral de toute époque et de tout pays qui a produit un Don Juan. Si en général la recherche de ces conditions est nécessaire pour comprendre les œuvres de l'esprit, dans le cas particulier de notre légende, elle devient indispensable. Don Juan, dès le principe, a représenté non pas seulement une philosophie de la vie qui lui était propre, mais un état de mœurs, un ensemble de croyances, communs à un grand nombre de ses contemporains. Il a toujours été l'expression des sociétés qui l'ont conçu. Il faut, pour le comprendre, connaître ces sociétés et rechercher dans leur vie privée et
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publique les causes qui ont modifié les interprétations antérieures du héros. Ainsi, le Don Juan de Molière est un personnage infiniment complexe parce qu'il emprunte sa signification à la fois aux modèles dont il est tiré, à des rancunes personnelles de son auteur, et plus encore au monde des Libertins qu'il incarne. Le héros de Shadwell ne serait qu'une grossière figure, plus répugnante qu'intéressante, si son auteur n'avait peint sous son nom la jeunesse. contemporaine de Charles II. Il est donc nécessaire, pour expliquer les modifications que la légende subit d'âge en âge et de pays en pays, de suivre le développement des idées et des mœurs à travers les peuples et les siècles. Le personnage de Don Juan, tout en conservant un certain nombre de caractères permanents, ne. cesse de se transformer au gré des milieux qu'il traverse et qu'il représente. Les peuples du Nord ne l'ont pas interprété comme les peuples du Midi, et le xixe siècle lui a donné une signification très différente des siècles précédents. Rechercher dans ces conceptions si diverses du héros l'âme même des générations et des races qui l'ont conçu, n'est-ce pas donner au sujet toute son ampleur historique, en même temps que toute sa valeur morale?
Tel sera notre double point de vue : nous chercherons à reconstituer les différentes étapes de la légende, à préciser les rapports qui unissent les parties multiples de ce vaste ensemble, à en renouer les liens. D'autre part, nous retrouverons en chaque œuvre à la fois la personnalité de son auteur, et l'influence prépondérante de son temps et de son pays. En combinant ces éléments et en démêlant la part de chacun d'eux, nous mettrons dans cette étude une certaine cohésion et un ordre logique.
Mais, en raison même de la multitude et de la variété des
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œuvres qui de près ou de loin se rattachent au thème de Don Juan, une grave difficulté se présente : préciser et limiter le sujet. Certes, ce serait en dépasser arbitrairement les bornes et entreprendre une étude à peu près illimitée que de faire entrer dans une histoire de la légende de Don Juan, toutes les œuvres qui présentent quelques-uns des caractères essentiels au Donjuanisme. Ce mot implique une conception de l'amour et même une certaine philosophie de la vie si générale et si humaine qu'elle existe en dehors du héros qui lui a donné son nom et de ses descendants directs. Nous sortirions manifestement de notre sujet, si nous prétendions étendre cette étude à tous les personnages qui par leur moralité se rattachent plus ou moins à la race Donjuanesque. Nous devrions, en France, étudier cette multitude de pièces, de romans et de nouvelles de la littérature galante du XVIIIe siècle qui nous peignent des mœurs très voisines de celles du héros sévillan. Ces œuvres ont en dehors de la légende leur existence propre; elles ne dérivent ni ne dépendent à aucun degré de la pièce espagnole. Le critique peut noter entre elles et la fable du « Convive de pierre » certains rapports : en réalité leurs auteurs les ont écrites sans songer à celle-ci. Il n'y a donc pas lieu de s'en occuper.
Il est d'autres œuvres dont le sujet, les péripéties, les personnages ne sont inspirés ni de la pièce de Tirso, ni d'aucun de ses dérivés; mais elles ont été composées avec l'intention de peindre un caractère Donjuanesque et d'incarner sous un autre nom, dans un milieu différent, un représentant nouveau du Donjuanisme. Tout le côté surnaturel de la fable a disparu; les événements humains qui en constituent la trame ont été renouvelés, le héros a changé de nom. N'importe; il est manifeste que l'auteur a subi l'influence de la légende.
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Ainsi, dans une pièce récente, le Marquis de Priola, le héros n'a pas conservé le nom légendaire; les intrigues dans lesquelles il est engagé, son àge, sa mort, tout diffère de la tradition. Et cependant il est certain que M. Lavedan n'aurait pas conçu Priola si Don Juan n'avait existé. Négliger dans notre étude le Marquis de Priola sous prétexte qu'il ne dérive pas directement de Don Juan serait méconnaître la réalité au profit des apparences. Nous aurons seulement à indiquer pour quelles raisons l'auteur a cru devoir substituer un héros nouveau à l'ancien, et transformer les aventures dans lesquelles il l'engage. Ce sont là comme des rameaux éloignés du tronc principal, mais ils en sont issus et ne sauraient en être détachés qu'arbitrairement.
Il est enfin des œuvres qui, sans avoir avec la légende de parenté réelle, semblent avoir été inspirées par elle, ou dont elle paraît tout au moins avoir été l'occasion. A la suite de la diffusion de la pièce de Molière et des imitations auxquelles elle a donné lieu, le type du séducteur devient à la mode; un élève de Molière écrit l'Homme à bonnes fortunes, qui, sans doute, n'appartient pas à la famille de Don Juan; mais c'est celui-ci qui a manifestement donné à Baron l'idée de réaliser à son tour une conception différente du corrupteur. Plus tard, en Angleterre, quand il crée Lovelace, Richardson ne s'inspire ni du caractère ni des aventures de Don Juan, et en ce sens il n'y a aucun lien entre les deux héros. Cependant le romancier s'est proposé de peindre une variété de Donjuanisme spéciale au xviil0 siècle et à un certain milieu anglais. De même le marquis de Bièvre dans son Séducteur, et Monvel dans le Lovelace français. Il y aura donc intérêt à opposer ces œuvres à celles qui sont directement issues de la légende, à montrer comment elles modifient et renou-
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vellent ce genre particulier de corruption que représente le Donjuanisme"Nous ne les étudierons pas pour elles-mêmes, mais dans la mesure où elles se rattachent à la littérature Donjuanesque et où elles mettent en relief par le contraste des caractères les traits propres aux vrais Don Juan.
Une dernière observation est nécessaire touchant l'ordonnance de notre matière. Nous avons indiqué la méthode que nous nous proposons de suivre pour la développer. Mais le sujet n'est pas seulement immense et diffus, il est très varié : la légende de Don Juan n'a pas inspiré les seuls écrivains; musiciens et peintres lui ont à maintes reprises demandé des motifs d'inspiration. Et si, comme il est naturel, ces derniers ont tiré de certaines pièces de théâtre ou de certains poèmes le sujet de leurs tableaux et de leurs partitions, inversement, bien que plus rarement d'ailleurs, telle œuvre musicale a influé sur les œuvres littéraires qui l'ont suivie. Le Don Juan de Mozart, par exemple, a directement inspiré celui d'Hoffmann. Il serait donc logique d'étudier l'œuvre du musicien à la place qu'elle occupe dans l'évolution de la légende. Ce système plus rationnel aboutirait à une extrême confusion et il nous a paru plus commode et plus clair pour l'exposé du sujet de le diviser en trois parties principales, d'importance d'ailleurs fort inégale : la première comprendra l'histoire de la légende dans la littérature ; les deux autres son histoire dans la musique et dans la peinture. En outre, étant donné le développement considérable de la première partie, nous la subdiviserons elle-même : un premier volume (celui que nous offrons aujourd'hui au public) comprend les origines de la légende, son développement au xvii, et au XVIIIe siècle et dans les premières années du xixe, jusqu'à l'époque où, à la suite du Don Juan d'Hoffmann et de celui
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de Byron, elle subit l'influence du Romantisme, et change de signification. L'étude des innombrables œuvres (pièces de théâtre, poésies, romans, nouvelles, etc.) que la légende a fait éclore au xixe siècle et au commencement du xxe dans la plupart des pays de l'ancien et même du nouveau continent, fournira la matière d'un second volume.
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LA LÉGENDE
BeRDON JUAN
1
LE DONJUANISME
Son universalité. — Circonstances favorables à son développement. — Variété de ses manifestations à travers les âges et les pays. — De quelques définitions modernes. — Caractères spécifiques qui le constituent. — Leur inulti-
- plicité et leur incohérence. — Possibilité de les grouper et de les ramener à quelques traits essentiels physiques et moraux. — Une vitalité et une imagination puissantes sont les conditions premières de son existence. — L'inconstance et l'art de la séduction. — L'égoïsme. — La méchanceté. — L'individualisme. — Valeur symbolique du type. — Intérêt historique, psychologique et moral que présente son étude.
La légende de don Juan n'est pas antérieure au commencement du xviie siècle et elle doit, pour une part au moins, son extraordinaire diffusion à l'heureuse fortune d'avoir inspiré à Molière un de ses chefs-d'œuvre. Elle la doit aussi à ce fait que, née d'une idée religieuse, elle a perdu de bonne heure son sens primitif, et n'a pas tardé à réaliser une conception particulière de l'amour. En elle se sont exprimés les sentiments et les mœurs de toute une catégorie d'individus qui ont leur manière propre de comprendre les rapports de l'homme et de la femme. Ces individus sont innombrables et n'appartiennent exclusivement à aucun pays ni à aucun temps. Ils constituent dans l'humanité un genre à part dont la littérature a pour la première fois réuni
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les différents caractères dans la personne d'un héros espagnol, don Juan. Ils ont trouvé en celui-ci une expression si vigoureuse et si complète que dès lors l'appellation de don Juan s'est appliquée naturellement à tous les individus de l'espèce. Mais, de même qu'avant Tartuffe, la tartufferie était répandue à travers le monde, le Donjuanisme existait avant d'avoir reçu sa formule dans la fable du « Convive de pierre ». Celle-ci lui a donné simplement son nom, et non pas la vie. Il est un phénomène général; il n'est. pas né à une certaine époque, et ne mourra pas à une autre. Il est inhérent à la nature humaine; les anciens l'ont connu, tout autant que les modernes, et l'on peut affirmer, sans y ètre allé voir, que les civilisations extra-européennes ne l'ignorent pas davantage.
Toutefois, si universel qu'il soit, il n'est pas complètement normal : il est l'indice d'un état physique et moral irrégulier. Il intéresse le psychologue et le physiologiste comme un cas dont la fréquence ne diminue pas l'originalité. Le moraliste s'en inquiète comme d'un désordre apporté dans l'ordre social. Il se développe à la faveur de certaines circonstances : il lui faut pour naître un milieu propice et il ne croît que chez des tempéraments déterminés. Les organismes faibles, à sang pauvre, les esprits amis de la règle, les cœurs capables de sentiments profonds et durables lui sont réfractaires. De même les générations épuisées ne le produisent pas. Inversement, il se trouve des époques dont les conditions de vie et les mœurs lui fournissent un terrain particulièrement fertile : le besoin d'activité et d'expansion qui, en Italie, crée les condottieri, en Espagne, les conquistadores, est favorable au Donjuanisme.
En outre, suivant les âges, si ses caractères essentiels restent permanents, ses manifestations changent, et les auteurs dramatiques, les poètes, les romanciers, les critiques, les artistes qui l'ont interprété en ont fait un thème à nombreuses variations. Du jour, en effet, où le drame espagnol a réuni en un corps les éléments qui le constituent et lui a donné une réalité concrète, la littérature et l'art s'en sont emparés dans tous les pays. Ils l'ont peint diversement sous l'influence des idées, des mœurs, des
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climats. Le Donjuanisme a été tantôt l'expansion violente de la sensualité se jouant des règles imposées aux passions humaines par la morale et la religion. C'est ainsi que l'a conçu l'Espagne du xviie siècle. Tantôt, il a été une protestation des droits de l'individu contre l'empire des lois établies par l'Eglise et la société. C'est ce qu'il a commencé à être en Italie où la ruine de l'autorité, la vie isolée des cités et des petits États, les fortunes extraordinaires d'aventuriers sans scrupules, ont développé plus qu'ailleurs lés tendances individualistes. En France, il est devenu, grâce aux théories philosophiques du xvie siècle et aux doctrines des Libertins, une revendication des volontés de la nature contre les contraintes du dogme, la révolte de l'esprit humain contre la croyance en Dieu. Sous l'influence de la vie raffinée des salons, de la culture polie et perverse des mœurs de l'aristocratie, il s'est transformé aussi en un art subtil de la corruption. En Angleterre, la brutalité et la dépravation des compagnons de Rochester en ont fait sous la Restauration des Stuarts une réaction contre le puritanisme. En Allemagne, où il a trouvé sa plus belle expression dans la musique, il se résout en un mélange de sentimentalité tendre et de sensualité voluptueuse.
Au xix° siècle, il a pris un caractère tout différent. La littérature maladive née de la Révolution et de l'Empire ne semblait guère devoir s'accommoder de cette manifestation exubérante de l'animal humain. Toutefois, par un étrange contraste, jamais le Donjuanisme n'a obtenu pareil succès : les œuvres qu'il a enfantées en ce dernier siècle sont innombrables; mais c'est un Donjuanisme transformé qui, de matériel, devient idéal et, parfois même, métaphysique. Hoffmann donne le signal de cette évolution. Avec Musset le Donjuanisme est un état d'âme mystique; c'est le désir qui emporte l'homme à la conquête d'une beauté dont l'image est en lui et dont il demande au monde extérieur la réalisation concrète. La réalité demeurant obstinément inférieure à son rêve, Don Juan est condamné à la déception de poursuivre une chimère. Le Donjuanisme n'est plus qu'un effort impuissant et exaspéré vers un bien irréel. C'est une sorte de névrose, née de l'absence d'équilibre entre
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la faculté de concevoir et celle d'exécuter; c'est une exaltation anormale de l'imagination mal servie par une désespérante faiblesse musculaire. En lui se combinent l'insuffisance d'Hamlet, inférieur aux devoirs de sa destinée, la lutte sans issue de Faust contre l'impénétrable mystère, les tourments de Manfred aux prises avec son propre cœur, le désespoir incurable de René attaché à un impossible amour.
Ce Don Juan abâtardi devient un objet de pitié. C'est une victime lamentable que les hommes plaignent et que le ciel ne châtie plus. Comme il est naturel, ce malade fournit de nombreux sujets d'observation aux psychologues qui analysent sa mentalité et aux médecins qui scrutent sa physiologie. Ceux-ci découvrent les tares de sa dégénérescence nerveuse; ceux-là expliquent les causes morales de sa morbidité. Chacun le comprend et l'interprète différemment. L'un 1 voit en lui une victime de l'imagination et de désirs dupés par la platitude de la vie. C'est un superbe égoïste qui croit dans sa jeunesse « avoir trouvé le grand art de vivre » et qui s'aperçoit au milieu même de son triomphe que la vie lui manque; dégoûté de plaisirs toujours semblables, il s'agite pour en changer l'objet et ne peut que « changer de peine ». A l'autre 2, il apparaît comme « une âme forte qui méprise les superstitions et ne veut pas qu'on lui impose d'entraves ». Ce qui est intéressant en lui ce n'est pas l'objet auquel il applique son. caractère, à savoir l'amour, mais son caractère même, « mélange de grandeur et de ténèbres, de courage et de lâcheté, de vertu et de crime ». Tel' le considère comme « un alchimiste de la sensation, un chevalier de la passion, voué à un grand œuvre animique, cherchant le creuset où réaliser son prodigieux désir ». Pour celui-ci4, c'est un innocent qui a la naïveté de croire à la durée du plaisir. Pour celui-là s, c'est un titan révolté qui a vainement
1. Stendhal, Mémoires d'un touriste, t. 1, p. 332; De l'Amour, p. 211-226.
2. Pierre Leroux, lre lettre sur le Fouriérisme, Revue sociale, juin 1846.
3. Péladan, la Décadence latine : Modestie et Vanité, p. 104 et suiv.
4. Alexandre Dumas, Préface de Miremonde.
5. Théophile Gautier, Histoire de l'art dramatique en France, 5" série, p. 15, janvier 1847. — Dans un article du 27 janvier 1845 (4° série, p. 35-38), Th. Gau-
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voulu « apaiser l'immense soif d'amour qui dévorait ses larges veines ». Les uns découvrent dans l'égoïsme 1, les autres dans l'orgueil 2, ou dans la méchanceté3, le principe de sa conduite; ceux-ci4, dans une conception de l'amour dont la science de la séduction est le principal élément. Certains contemporains8 le transfigurent et voient en lui une réussite de la nature. C'est l'homme type en qui sont réunies les plus hautes qualités physiques et intellectuelles de l'espèce : beau, vigoureux, distingué, psychologue sans pareil, artiste raffiné, il excelle à deviner le caractère de chaque femme, à pénétrer les replis de son âme et les mystères de sa beauté. Il sait les secrets de lui plaire, de l'éveiller à la volupté. Il est pour elle le magicien, l'évocateur divin, le summus artifex. Il n'est plus en même temps, comme le Don Juan romantique, une conception fantaisiste de l'imagination, mais un être réel et bi-en vivant. Le Donjuanisme devient avec lui la forme la plus belle de l'amour, son expression la plus profonde, la plus conforme à sa vraie fin.
Il n'est guère de psychologue de l'amour qui n'ait donné sa théorie du Donjuanisme et n'ait cherché à découvrir le principe fondamental dont il dérive. Quant aux poètes, aux romanciers, aux auteurs dramatiques du xixe siècle, ils ont réalisé dans la personne de Don Juan non pas la représentation objective d'une certaine façon d'aimer, mais l'idéal tout à fait personnel qu'ils se faisaient eux-mêmes de l'amour. Quand Musset symbolise en Don Juan « la soif de l'infini dans la volupté», il ne peint pas un amour existant en dehors de lui-même, qui serait le propre d'une certaine espèce; c'est son rêve intérieur, c'est sa vision qu'il extériorise. Aussi, chez lui, comme chez tous les roman- tiqil&s, Don Juan est-il beaucoup plus un personnage de fan-
tier voit en Don Juan l'homme qui « avait une trop haute idée de la femme, pour ne pas mépriser les femmes. C'est Adam chassé du Paradis et qui se souvient d'Eve avant la faute, d'Eve le type de la beauté et de la grâce. -
1. Coleridge, Préface de l'édition du Don Juan de Byron.
2. Jean Aicard, Don Juan, 89, Préface.
3. G. Larroumet, feuilleton du Temps, 17 février 1902.
4. Armand Ilayem, T« Donjuanisme, 1886.
5. Barrière," ,I.'Art des passions, 1904.
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taisie, un héros lyrique qu'un homme vrai. Les premiers interprètes de la légende ont au contraire représenté en Don Juan une conception morale et une philosophie de la vie qu'ils trouvaient chez un grand nombre de leurs contemporains. Leur peinture a une signification objective et, chez quelques-uns même, une valeur documentaire.
Mais, quelles que soient les explications que la critique et la philosophie aient données du Donjuanisme, de quelque façon que le héros lui-même ait été compris par ses innombrables interprètes, que les uns en aient fait un débauché ou un impie, les autres un chercheur de l'idéal féminin ; ceux-ci un bourreau ; ceux-là une victime; à travers la diversité de ces créations, il conserve un certain nombre de caractères essentiels, de traits communs qui se retrouvent dans les conceptions les plus opposées, aussi bien chez Tirso de Molina que chez Hoffmann, ou chez Zorilla. Ces traits constituent le fonds même de sa nature, permettent de distinguer des autres la race à laquelle il appartient, et de reconnaître dans le Don Juan de Molière ou de Mozart un frère de celui de Byron ou de Lenau. Parfois même, il changera de nom; mais qu'il s'appelle Hassan ou Priola, ses mœurs ne varieront guère; ses principes d'action et sa psychologie resteront semblables; chacune de ses incarnations ne fera de lui qu'un individu différent dans une même espèce.
Quels sont donc ces caractères spécifiques qui constituent le Donjuanisme et permettent de ranger dans une classe particulière tous les hommes qui les possèdent? S'il est aisé de grouper les traits qui sont propres à la race des avares, à celle des ambitieux ou des hypocrites, peut-on découvrir aussi sûrement les signes distinctifs du Donjuanisme?
Si l'on essaie une classification, on est d'abord déconcerté par l'apparence contradictoire de ces caractères; par l'inutilité de certains autres; par ce fait que tel, représenté comme capital dans une certaine conception, est au contraire accessoire ou absent dans une conception différente. Ici Don Juan est athée; là il est croyant. Chez l'un c'est un être matériel, une brute grossière; chez l'autre, une âme élevée, poétique.
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Si nous résumions les caractères principaux des plus illustres héros du Donjuanisme à travers les âges, nous trouverions les suivants : inconstance, orgueil, égoïsme, méchanceté, impiété, fourberie; voilà pour les défauts. Voici les qualités : beauté, bravoure, esprit, générosité, amour de l'idéal. A cela il faudrait ajouter bien des traits complémentaires : curiosité, audace, amour du rare et de l'imprévu. Ces traits ne constituent pas un tout, un ensemble harmonique et homogène. Suivant les milieux et les temps, les écrivains et les artistes ont mis en relief un certain nombre d'entre eux et négligé les autres. Ils ne coexistent pas tous. Le personnage est si puissant et si complexe qu'ils ont été imaginés progressivement et non du même coup.
Don Juan n'est pas de ces héros figés dès le principe dans une attitude définitive. Il a été, si l'on peut dire, formé par couches successives. Cependant un même air de famille règne entre les multiples représentants du genre. Ils ont tous en commun un certain nombre de sentiments qui les font reconnaître de la même race. C'est par-dessus tout un amour exclusif, débordant de la femme. Rien n'est certes plus banal en apparence, puisque la plus répandue des passions est celle de l'amour. Mais ses manifestations sont infiniment variées et les Don Juans doivent leur originalité à la conception qu'ils en ont. A l'inverse de tant de héros de drames et de romans, et aussi de tant de personnages de la réalité qui n'ont aimé et ne pouvaient aimer qu'une femme, Don Juan, qu'il soit Espagnol ou Français, qu'il appartienne au xvii- ou au xixe siècle, Don Juan les aime toutes sans distinction, sans préférence. Il aime dans toutes les conditions : paysanne, duchesse, vierge, épouse. Il promène à travers toutes un insatiable désir, une inépuisable curiosité. « Il a un cœur à aimer toute la terre ».
Inconstant et volage, son amour est naturellement superficiel. Aimer toutes les femmes c'est n'en aimer aucune. Pour aucune, Don Juan n'éprouve celte attirance mystérieuse qui entraîne l'amant vers celle-là seule en qui réside l'amour, qui incarne, à l'exclusion de toute autre, les séductions de son sexe, qui est, à ses regards, non pas une femme, mais la Femme même. Cet
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amour unique, Don Juan ne le ressent jamais. Il ignore la passion qui pénètre, torture et souvent tue. Il n'est pas l'esclave de l'amour. Il fait des conquêtes : il n'est jamais conquis.
En réalité Don Juan n'aime pas, si aimer c'est s'attacher, se sacrifier, oublier son moi dans le moi d'autrui. L'amant véritable donne plus qu'il ne reçoit et ne se reprend pas. Don Juan reçoit sans cesse et ne donne jamais. En ce sens le Donjuanisme est un monstrueux égoïsme.
La soif du nouveau, l'attrait de la variété, la lassitude immédiate de l'objet une fois'possédé, le mépris des femmes, tels sont les traits auxquels se reconnaissent tous les Don Juans. Le Donjuanisme est cette forme de l'amour qui ne vit que par le changement. Il est le contraire de l'amour vrai qui est constant.
Une autre particularité du Donjuanisme est d'être exclusif. Don Juan n'a dans la vie d'autre but que d'aimer : aimer est sa fonction. A l'amour il ramène toutes ses actions et toutes ses pensées. Il est un prodigue de l'amour. Il le gaspille, mais sans en épuiser jamais la source : c'est pourquoi le Donjuanisme est si profondément humain et si répandu, l'amour étant, somme toute, la loi essentielle de la vie. On peut même dire que le Don-' juanisme est un instinct inné, primitivement normal, et qu'il n'est devenu une anomalie que par l'institution du mariage, par la force des lois et des mœurs, en même temps que par l'appauvrissement physique de la race. Il est contraire à une organisa-- tion sociale qui a réglementé et endigué les rapports sexuels, à une conception moralè qui a vu dans l'amour le principe de toutes les mauvaises passions. Aussi l'Eglise lui a lancé l'ana- thème et, par un juste retour, Don Juan a riposté en attaquant la religion et ses dogmes au nom de la nature qui chez tous les êtres fait triompher la loi de l'amour.
Protestation légitime de sa part, car il est un produit de la nature dans tout l'épanouissement de sa force et de sa fécondité. Le Donjuanisme suppose d'abord un corps vigoureux; si le système musculaire est sain, la circulation active, si les globules rouges l'èmportent, s'il y a surabondance de vie, les principaux éléments physiologiques du Donjuanisme se trouvent réunis.
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L'instinct veut que l'homme dirige vers l'amour son excédent de force.
La santé physique, qui est le fondement du Donjuanisme, agit sur l'ensemble de l'individu. Don Juan est beau; il est brave, habile à tous les exercices; c'est un exemplaire parfait du type masculin. Tous ceux qui l'ont conçu l'ont supposé de grande race : nul n'a osé le faire plébéien. C'est un pur-sang.
Mais ces conditions ne suffisent pas. Don Juan est aussi un -imaginatif. C'est l'imagination qui relève la bassesse de ses instincts, donne un but à son énergie corporelle et renouvelle sans cesse l'objet de ses désirs. Elle leur propose un champ illimité, les rajeunit, les excite. Cette union est indispensable pour réaliser Don Juan. Sans la vigueur des muscles et la chaleur du sang il n'est que le fantôme de lui-même, l'anémique chercheur d'idéal que créera le Romantisme. Sans l'imagination qui la dirige, sa vitalité n'est qu'une force grossière; elle ne diffère pas de celle de la brute. Il n'est que l'homme à femmes, type vulgaire et commun.
Ces deux éléments expliquent sa conception de l'amour. Son exubérance physique l'empêche d'être l'homme d'une femme : la puissance superbe de sa virilité exige le nombre. Elle fait de lui un audacieux, souvent même un violent. L'imagination ajoute à ce besoin de changement et le pimente. Grâce à elle, l'amour ne peut être fidèle, car elle promet toujours plus qu'il ne donne. Elle offre aux sens l'attrait de séductions merveilleuses; elle leur ouvre tout grand le domaine de l'inconnu et du mystère. La réalité demeurant au-dessous de sés créations, elle ne se dépite pas, elle forge d'autres chimères et court ainsi sans se lasser jamais à la recherche de voluptés nouvelles. En même temps elle dénature l'amour. Conduit par elle, Don Juan poursuit moins le plaisir de la possession que celui des surprises et des découvertes; il est à l'affût de l'imprévu et du rare; il a des curiosités perverses; il préfère à la victoire les intrigues et les combinaisons qui la précèdent. La séduction devient son but; il s'intéresse aux difficultés qu'elle comporte. L'amour est transformé en un art et même en une science, celle de la corruption.
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Avec le concours de l'imagination les sens ne se blasent ni ne se fatiguent jamais. Les séductions qu'elle fait miroiter devant eux les stimulent; mais dès lors, l'amour cherche ailleurs qu'en lui- même sa raison d'être : il ne vit plus que d'inconstance et de raffinements; et ce sont là les deux éléments essentiels de l'amour donjuanesque.
D'autre part, si l'excès de sa vitalité et la richesse de son imagination donnent à Don Juan des désirs insatiables, l'équilibre entre l'individu et la société se trouve rompu à son profit, et il est naturellement conduit à subordonner ses semblables à lui-même. Ses aspirations tendant impérieusement à se réaliser, il transforme l'univers en un champ d'expériences dont l'humanité fait les frais. A ses appétits physiques il faut une pâture. Le monde entier concourt à satisfaire ses besoins : il en a fait sa proie. Quiconque se trouve à sa portée est une victime. Là est le fondement de son égoïsme. Celui-ci n'est que l'exercice naturel de sa force. Il est dans la logique de son tempérament de dominer et de faire souffrir. Aussi est-il cruel, plutôt d'instinct que d'intention, et cela à l'inverse du roué et du sadique qui sont des dégénérés et des impuissants. Sa méchanceté est le triomphe de sa force sur la faiblesse d'autrui. Du jour où il respecterait d'autres droits que les siens, il ne serait plus lui-même : il abdiquerait.
C'est pourquoi il ne peut aimer : il se soumettrait à un empire étranger, il effacerait devant une autre sa personnalité. Dans ses amours même, son moi doit rester hors de cause. A l'heure de l'abandon il est maître de sa volonté. Il n'est pas de force extérieure qui ait prise sur lui et puisse le vaincre. On l'a comparé à Prométhée.
De là son esprit d'indépendance et de révolte. Les lois sont surtout des instruments forgés par la masse faible pour se défendre contre les entreprises d'une minorité dangereuse. Il ne voit en elles que des entraves insupportables au libre développement de son énergie. Celle-ci n'admet pas de frein et rejette tout ce qui peut la limiter : attachement, respect du devoir, piété filiale, crainte religieuse.
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En somme, il constitue un représentant redoutable de l'espèce humaine. Il est de la race des conquérants et des maîtres. De prime abord, il attire et fascine. Les femmes l'aiment, les hommes l'envient. Le Romantisme dans son exaltation systématique des forces mauvaises en a fait un héros, tout en le dénaturant. Au fond, il est surtout un élément anti-social. Nul ne l'a mieux compris que son créateur et que Molière, qui tous deux l'ont représenté comme un agent de malheur et de corruption. Sans doute, il est et doit être séduisant : autrement ses succès seraient inexplicables. Mais il est surtout odieux. Aussi bien que ses défauts, ses qualités aboutissent à un individualisme funeste, à une exaltation du moi dangereuse pour le reste de l'humanité. Entre les autres et lui, la lutte n'est pas égale. L'interprétation -du xixe siècle qui l'embellit n'est, quoi qu'en dise Théophile Gautier, ni plus large ni plus humaine que la conception première, si elle est plus poétique. Elle s'éloigne de la vérité. Don Juan, pour être conforme aux lois de son tempérament, doit rester surtout un être matériel, aux appétits puissants. Que ses besoins physiques, sous l'empire d'une imagination curieuse, se transforment un jour en désirs immatériels, en rêves indécis et nébuleux, certes la transformation n'est pas absolument illogique; mais elle n'est possible que dans la mesure où Don Juan change ■de tempérament, où il devient un dégénéré et un lymphatique. Quand l'amour physique n'aura plus de voluptés pour son corps fatigué, son esprit en concevra de nouvelles et il demandera au rêve ce qu'il n'est plus capable de trouver dans la réalité.
Mais, qu'il coure après des chimères, ou s'attache à des objets plus positifs, sa personnalité est si puissante et si humaine qu'il est devenu généralement un type représentatif de son milieu. Il partage avec quelques héros, éternels comme lui, la gloire d'incarner non pas un petit nombre d'idées et de sentiments, mais tout un ensemble de mœurs, d'opinions, de doctrines qui lui donnent une valeur symbolique. Conçu différemment suivant les âges, il n'est pas seulement le chercheur d'amour; il est une image, incomplète sans doute, mais toujours vivante des sociétés qu'il a traversées. Il les reflète plus complètement que Faust
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qu'on lui associera un jour, parce que Faust n'est dans l'humanité qu'une exception, parce qu'il cherche le bonheur dans la science, qui est l'apanage d'un petit nombre : Don Juan le cherche dans l'amour, qui est une fin commune à tous les hommes.
L'étudier, c'est donc suivre à travers les âges non pas seulement l'évolution d'un représentant curieux de l'espèce humaine et d'une conception intéressante de l'amour. C'est, en quelque sorte, étudier la morale et la psychologie des peuples qui l'ont produit. Le Donjuanisme est, au point de vue social, une forme morbide de l'activité humaine. Mais ce n'est pas chez les représentants sains de l'humanité, chez les esprits moyens que le philosophe va chercher les traces caractéristiques de la mentalité d'une époque. Les signes sont plus révélateurs chez les natures exceptionnelles, parce qu'ils sont grossis. Le psychologue fait plus de découvertes sur l'âme humaine, ses mobiles et ses ressorts, en observant ses anomalies qu'en l'étudiant dans son fonctionnement régulier et uniforme. Pour cette raison, la légende de Don Juan fournit une riche matière à études historiques et morales.
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II
LES ORIGINES DE LA LÉGENDE,
ET LE « BURLADOR DE SÉVILLE »
Première manifestation de la légende : le Burlador de Séville. — La pièce. —
Ses origines. — Les différentes sources : VInfamador de Cueva: Dineros son calidad, de Lope de Vega; la légende de Leonzio; la fable du mort convié à un festin et les ballades populaires; l'Ateista fulminado.. - L'auteur du Burlador. — La date de la composition. — Valeur de la pièce. — Sa signification. — Sa morale. — Sa place dans la littérature contemporaine. — Le personnage de Don Juan. — Ce qu'il doit à son milieu. — Sa conception de l'amour. — Ses sentiments religieux. — Les caractères de femmes. — Le valet. — Les paysans. — Le Burlador contient en germe toutes les œuvres postérieures.
La légende de Don Juan et du Convive de pierre est née très vraisemblablement en Espagne, dans cette partie méridionale de la Péninsule, au sol jadis fertile, couvert de vergers, aujourd'hui âpre et désolé, dans cette Andalousie qui fut le dernier champ de bataille de deux races et de deux religions, et où s'exaltèrent plus qu'ailleurs les vives énergies issues de la lutte pour la conquête du sol et le triomphe de la foi. Cette terre, mère des Cortez, des Pizarre et de tant de conquistadores à l'âme croyante, aux passions fortes, à l'esprit aventureux, semblait, par sa situation et par ses mœurs, prédestinée à donner le jour à une fable où se mêlent la profondeur du sentiment religieux, la violence des appétits et l'étrangeté des aventures.
En dehors du caractère de Don Juan qui n'appartient en propre à aucun peuple ni à aucune époque, parce qu'il est une des
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manifestations les plus universelles de la nature humaine, la légende comprend des éléments très divers, religieux et profanes, qui sans être, peut-être, tous autochtones, ont été pour la première fois réunis en Espagne et ne pouvaient guère l'être ailleurs. Dans la suite, le surnaturel s'est atténué, puis effacé devant le côté humain du drame, dont les amours du héros n'ont pas tardé à devenir le thème principal. Cette transformation a fait perdre à Don Juan ce qu'il avait d'exclusivement national; mais, primitivement, peu de fables ont, autant que la sienne, emprunté leur couleur et leur signification au milieu qui les vit éclore.
C'est dans une pièce des premières années du xvii- siècle, intitulée « le Trompeur de Séville et le convié de pierre » (el Burlador de Sevilla y convidado de piedra) que cette légende a été pour la première fois mise sur la scène.
L'Italie d'abord, puis Séville et ses environs, sont le théâtre des exploits du galant gentilhomme qui demande à la paysanne comme à la patricienne de satisfaire, sans l'assouvir jamais, son insatiable besoin d'amour. Obligé de quitter l'Espagne pour échapper aux suites d'une escapade fâcheuse, il renouvelle à Naples ses hauts faits amoureux, et, quand la pièce commence, il apparaît dès la première scène dans son rôle de séducteur sans. scrupule. Pour venir à bout d'une jeune fille de haut rang, la duchesse Isabela, il a pris le nom et le manteau du duc Octavio, son fiancé : il a pu ainsi abuser d'elle, dans le palais même du roi de Naples, et, à la faveur de l'obscurité, il cherche à se dérober. Mais sa victime a reconnu, trop tard, son erreur; aux cris qu'elle pousse, le roi arrive et fait arrêter le coupable par l'ambassadeur d'Espagne, don Pedro Tenorio, l'oncle même de Don Juan. L'invraisemblable bizarrerie de ces détails choque plus le critique moderne qu'elle ne gênait le public espagnol. Mais nous ne sommes encore qu'au début. Reconnu par son oncle, Don Juan obtient son silence et se sauve par le balcon, tandis que don Pedro berne le roi avec une dramatique histoire d'évasion et met l'attentat sur le compte du duc Octavio. Le lendemain, tandis que celui-ci, en un style inspiré de Gongora, entre-
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tient son laquais Ripio de ses amours, l'ambassadeur vient lui annoncer les événements de la nuit, lui dit les soupçons qui pèsent sur lui et l'engage à fuir au plus vite. C'est ce qu'a déjà fait Don Juan qui, accompagné de son valet Catalinon, a mis la mer entre Naples et lui.
Une tempête le jette sur les côtes d'Espagne en face de Tarra- gone. Là, une jeune pêcheuse, Tisbea, en une langue aussi gracieuse qu'affectée, chante les joies d'un cœur libre de la tyrannie de l'amour, quand soudain elle aperçoit deux naufragés qui viennent échouer sur la grève. L'un d'eux est évanoui : c'est Don Juan. Son évanouissement ne résiste pas plus à la voix d'une femme que le cœur de Tisbea à la vue du beau cavalier. Une conversation toute en pointes et en traits s'engage entre le gentilhomme et la jolie pêcheuse :
« Vous ressemblez au soleil, lui dit Don Juan, et lui empruntez son pouvoir, il suffit que vous paraissiez pour embraser comme lui, tout en ayant la blancheur de la neige. — Pour un homme gelé, répond Tisbea, vous avez tant de feu que vous me brûlez1. » Et ils n'ont pas besoin d'en dire davantage. Tandis que Don Juan triomphe de la jeune fille, la scène nous transporte à Séville où le commandeur d'Ulloa rend compte au roi de son ambassade à Lisbonne et lui décrit longuement cette ville. Ce récit interrompt assez mal à propos l'action, mais la cornedia espagnole est pleine de hors-d'œuvres semblables, qui charmaient le public par l'agrément de leurs détails,. et que la grâce légère du vers rendait moins longs à l'auditeur. Le roi, apprenant du commandeur qu'il a une fille, dona Ana, lui propose de la marier à Don Juan.
Celui-ci, déjà las de sa facile conquête, a quitté Tarragone,
1. Don JUAN. — Gran parte del sol mostrais,
Y a que el sol os da licencia,
Pues solo con la apariencia,
Siendo de nieve, abrasais.
TISBEA. — Por más helado que estais,
Tanto fuego en vos teneis
Que en este mio os ardéis. (I, 12.)
(Edition de la Colección de los mejores autores antiguos y modernos, nacionales y extranjeros, t. CV.)
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laissant, malgré les sages remontrances de son valet, Tisbea lancer aux flots de la mer les plaintes ampoulées de son amour trahi. Le séducteur gagne donc à la hâte Sévillé, où l'a précédé la nouvelle de son aventure en Italie. Son père en a été informé par une lettre de don Pedro. Le roi, également averti, s'avise de réparer le mal par le mariage de Don Juan avec la duchesse Isa- bela. En attendant, le coupable s'en ira expier quelque temps son inconduite dans l'exil de Lebriga. Quant à dona Ana elle trouvera une compensation dans une union avec le duc Octavio qui arrive lui-même fort à point pour remplacer le mari qu'elle perd.
Mais dona Ana a déjà une intrigue avec son cousin le marquis de la Mota. Celui-ci, rencontrant Don Juan, son ancien compagnon de plaisirs, se laisse aller à lui parler de ses amours et lui confie qu'il a le soir même rendez-vous avec la jeune fille. Voilà Don Juan aussitôt pris du désir de renouveler l'aventure qui lui a si bien réussi à Naples. Il songe aux moyens de mener à bonne fin l'entreprise, quand il rencontre son père qui lui adresse de sévères reproches, et le menace, s'il ne s'amende, du courroux céleste. Cette admonestation ne l'empêche pas d'exécuter son amoureux projet. Il pénètre dans l'appartement de dona Ana; mais il en ressort presque aussitôt, poursuivi par la jeune fille qui a découvert la trahison. Le commandeur accourt aux cris de sa fille et tente en vain d'arrêter le ravisseur. Don Juan le perce de son épée et s'enfuit accompagné des imprécations du vieillard expirant. Le tumulte attire sur la place le vieux Tenorio et le roi qui, rencontrant le marquis de la Mota, le prennent pour le coupable et l'arrêtent.
Pendant ce temps Don Juan se rend à Lebriga où la vue d'une noce champêtre lui a vite fait oublier cette sanglante aventure. La grâce rustique d'Aminta en habits de fête, la pensée du bonheur que son époux va bientôt goûter auprès d'elle, exeitent les désirs du galant. Il courtise la jeune épousée et jette déjà le trouble dans son cœur. Pour se débarrasser du mari, il imagine d'alarmer son honneur en feignant d'avoir sur sa femme des droits antérieurs. Quant au père, il le prend aisément par la vanité en
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lui demandant la main de sa fille. Pendant que celle-ci, inquiète et hésitante, attend son véritable époux, Don Juan fait déjà préparer, malgré les conseils de Catalinon, les chevaux qui devront l'emporter dès le lendemain. Puis il pénètre dans la chambre de la jeune femme. Celle-ci, effrayée d'abord, se rend assez vite, quand le perfide lui fait le serment solennel de l'épouser.
Cette trahison sera la dernière. Déjà de tous côtés les victimes viennent demander justice. Isabela, arrivée de Naples, amène avec elle Tisbea qu'elle a rencontrée sur sa route et qui lui a fait le douloureux récit de sa séduction. Don Juan, lui-même, entraîné par sa destinée, vient au devant du supplice que le ciel lui réserve. Il est retourné à Séville comme le meurtrier attiré vers le lieu de son crime. Autour de lui s'amoncellent les signes précurseurs du châtiment. Mais il brave le danger, et après avoir outragé les vivants, il va provoquer les morts. Ses pas le conduisent vers une chapelle qui contient le tombeau du commandeur d'Ulloa. Il lit l'épitaphe gravée sur le piédestal :
ICI LE PLUS LOYAL CHEVALIER ATTEND DE DIEU
QU'IL LE. VENGE D'UN TRAITRE 1.
Cette épithète l'indigne. Il tire la barbe de la statue et l'invite ironiquement à souper, en lui promettant ensuite satisfaction l'épée à la main. Rentré dans son hôtellerie, il se met à table quand on frappe à la porte. Un valet qui est allé ouvrir revient en claquant des dents sans pouvoir parler. Don Juan a compris, et sa colère contre le laquais décèle l'émotion qui l'envahit sans qu'il veuille se l'avouer. Il envoie Catalinon qui, lui aussi, a deviné quel hôte mystérieux demande à entrer. Malgré lui, il va à la porte, mais rentre aussitôt en courant et tombe d'effroi. Des mots inarticulés sortent de sa bouche, il ne peut dire ce qu'il a vu : « Là-bas, là-bas,... j'ai vu.... quand j'y fus.... Qui est-ce qui me brûle? Qui est-ce qui me déchire?... J'arrivais; puis
1. Aqui aguarda del Señor
El más leal caballero
La venganza de un traidor. (III, 10.)
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aveuglé... quand je le vis, j'en jure Dieu.... Je lui dis : Qui êtesvous? Il répondit alors.... Je le heurtai et je vis.... — Don Juan : Qui? — C. Je ne sais 1. »
Don Juan prend la lumière et va voir. Devant lui se dresse la statue du commandeur. Il fait un pas en arrière, tire son épée et recule lentement devant la statue qui avance. Bientôt il reprend possession de lui-même et invite le commandeur à s'asseoir. Il fait jouer de la musique et chanter, se forçant à paraître insouciant et gai, jusqu'au moment où la statue, d'abord silencieuse, fait signe qu'elle veut rester seule avec son hôte. Alors Don Juan ne dissimule plus son trouble. Il adresse au mort des questions inquiètes où l'angoisse de la vie future se trahit. Sans répondre, la statue l'invite à venir souper le lendemain dans sa chapelle. Don Juan donne sa parole de Tenorio, se maîtrisant tant que le commandeur le regarde; mais, la statue partie, sa terreur éclate malgré lui. Son corps est baigné de sueur. Déjà il sent sur lui comme une brûlure de l'enfer. Cependant son orgueil lui fait honte de sa faiblesse. Il se rendra à l'invitation.
En attendant, la vérité commence à se faire jour sur le compte de Don Juan. OcLavio a découvert qu'il est le ravisseur d'Isabela, et vient demander au roi la permission de le provoquer. Le vieux Tenorio, qui ignore encore tous les crimes de son fils, relève le défi. Une querelle s'engage que le roi apaise. Mais les événements vont servir Octavio : voici Aminta qui vient avec son père réclamer la célébration de son mariage, et Octavio à qui elle s'adresse songe à mettre à profit cette démarche, tandis que le roi hâte l'union d'Isabela avec Don Juan.
La fortune de celui-ci semble un instant se relever; lui-même
1. CATALINON. — Vide.... Cuando luego fui....
Quién me ase? Quién me arrebata?
Llegué, cuando... despucs, ciego....
Cuando vi, le juro á Dios....
Hablo y digo : quién sois vos?
Respondió, respondí luego....
Topé y vide....
DON JUAN. — A quién?
CATALINON. — No sé (III, 12.)
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reprend confiance. Le roi lui a fait bon visage et cette nuit même son mariage doit se conclure. Mais auparavant il faut qu'il se rende à l'invitation du commandeur. Il se trouve en effet dans la chapelle à l'heure dite. La statue l'attend et le fait asseoir à une table noire où des scorpions et des vipères sont servis. Don Juan garde d'abord bonne contenance devant cet appareil macabre; mais des voix qui se font entendre et qui chantent la punition des coupables, commencent à le troubler : l'heure de la vengeance divine est venue. La statue se lève; elle prend la main de Don Juan qu'elle embrase d'un feu infernal. Le héros pousse un dernier cri de menace et saisit son poignard; mais son orgueil enfin brisé s'humilie. La crainte de l'enfer le pénètre. Il veut mourir en état de grâce et demande un prêtre. Il n'est plus temps. La statue l'entraîne; les hommes et le ciel sont satisfaits. Cependant la clameur des victimes retentit encore; elles assiègent toutes ensemble le palais du roi, réclamant justice, lorsque Catalinon arrive et raconte la fin surnaturelle de son maître. Cette mort permet le mariage du duc Octavio avec Isabela et celui du marquis de la Mota avec dona Ana. Quant au laboureur Patricio, il rentre en possession d'Aminta.
En dépit de ce dénouement de comédie qui la termine assez platement, mais qui est conforme à une habitude du théâtre contemporain t, la pièce, après avoir commencé par d'assez banales aventures d'amour, s'achève en un drame religieux d'une grandiose ampleur. C'est surtout par ce contraste entre le fantastique des éléments surnaturels et la vulgarité des événements humains que le Burlador appartient vraiment à un pays où la religion est intimement mêlée à tous les incidents de la vie, où le mystère est partout et la foi au merveilleux plus forte qu'en tout autre lieu 2.
1. Cf. le dénouement de la plupart des pièces de Lope.
2. Au xvii, siècle encore, c'était une croyance générale en Espagne que les personnes nées le Vendredi-Saint, passant dans un lieu où un homme avait été tué, voyaient le cadavre tout sanglant, tel qu'il était à l'heure de sa mort.
Cf. Lettres de Mme d'Aulnoy, t. I.
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Mais bien qu'un châtiment aussi miraculeux que celui du trompeur de Séville ne fût pas pour surprendre un peuple superstitieux, accoutumé à voir sans cesse évoquer sur la scène des fantômes, des dieux, des apparitions mystérieuses1, bien que les aventures galantes dont le Burlador est le triste héros appartiennent au fonds banal et inépuisable du théâtre espagnol, la fable de Don Juan n'en demeure pas moins dans son ensemble si exceptionnelle, si différente de celles qui l'entourent ou la précèdent, que les critiques ne l'ont pas considérée comme une simple création de l'art dramatique. Il a été longtemps admis sans discussion que cette légende avait un fondement historique et son point de départ dans un événement ancien, grossi et embelli ensuite par l'imagination et la superstition populaires2.
Dès le xvne siècle, l'auteur anonyme de la « Lettre sur les observations d'une comédie du sieur Molière, intitulée le Festin de Pierre », disait que l'histoire dont le sujet est tiré était arrivée en Espagne. Dans une note de ses Éludes sur Vhistoire des institutions, de la littérature, du théâtre et des beaux-arts en Espagne, publiées en 1835, Viardot écrit 3 : « Tirso de Molina est le premier qui ait mis sur la scène le fameux argument de Don Juan.... Me trouvant l'année dernière en Espagne, j'ai pu rechercher l'origine de cet argument tant de fois traité et m'assurer qu'il repose sur une histoire véritable. Don Juan Tenorio était de Séville où sa famille, qui existe encore, tient toujours un rang distingué. Elle occupa constamment une des places de veinticuatros (regidores); et parmi les membres de la municipalité actuelle figure encore un Tenorio. Ce que le drame rapporte du caractère de Don Juan, de ses mœurs, de ses aven-
1. Cf. Cueva, l'Infamador. — L'apparition de l'ombre de Lautare dans l'Aratique dompté, de Lope, etc.
2. On trouvera indiquées au fur et à mesure ci-dessous les œuvres qui ont traité de la question des origines. Cf. aussi l'Appendice bibliographique.
3. P. 344.
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tures se trouve également dans son histoire. Il tue de nuit le commandeur d'Ulloa dont il a enlevé la fille, et qui fut enterré dans une chapelle du couvent de San Francisco où sa famille avait une sépulture (una capilla). Cette chapelle et sa statue en marbre existaient encore au commencement du siècle passé; depuis elles furent détruites dans un incendie. Les moines franciscains, tout-puissants alors à Séville, voulant mettre un terme aux excès et aux impiétés de Don Juan auquel sa naissance assurait l'impunité, l'attirèrent dans un guet-apens et le mirent à mort. Ils répandirent ensuite le bruit que Don Juan était venu insulter jusqu'en sa chapelle la statue du commandeur et qu'elle l'avait précipité dans l'enfer. Cette espèce de légende fut recueillie dans les chroniqnes de Séville (las Gronicas de Sevilla). C'est là que Tirso de Molina prit le sujet de sa pièce à laquelle il donna ce titre bizarre et expressif : No hay pla^o que no llegue ni deuda que no se pague, o El convidado de piedra, « Il n'y a point d'échéance qui ne se paye, ou le convive de pierre 1. »
Ce récit, à défaut de vraisemblance, ne manque pas de précision. L'auteur est nettement affirmatif sur le fait qui aurait donné naissance à la légende de Don Juan, fait, suivant lui, historique et réel. Cette affirmation a été reprise en 1852 par Castil-Blaze dans son Molière musicien. L'auteur se contente d'ajouter que le conte populaire emprunté aux chroniques d'Andalousie fut mis en vers et joué dans les couvents sous le titre d'Ateista fulminado. C'est la que Tirso alla le prendre 2. Dans ses Études sur l'Espagne 3, A. de Latour donne comme authentique la même histoire. Il raconte que, visitant l'ancien convent des Franciscains, il y a cherché la chapelle des Ulloa. Il ne l'a pas trouvée ; mais il ne paraît pas douter qu'elle ait existé. D'ailleurs, en 1855, une rue de Séville portait encore le nom de la famille du commandeur. De tels témoignages ont paru si probants que pendant
1. Notons en passant que Viardot confond le titre de la pièce de Tirso avee le titre de la pièce de Zamora.
2. T. I, p. 221.
3. T. 11, p. 99 et suiv.
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longtemps, la critique les a admis sans contrôle'. En 1887, Koch, dans un article de la Zeitschrift fur vergleichende Littera- turgeschichte 2 et, plus récemment, Zeidler dans la même Revue 3, reproduisent le récit de Viardot en le complétant par des renseignements sur le personnage de Don Juan. Celui-ci vivait au xive siècle, il était fils de l'amiral Alonso Jofre Tenorio et contemporain de Pierre le Cruel. En Espagne, les rares critiques qui se sont occupés de la question n'hésitent pas non plus à déclarer que la légende « a un fondement véritable, que quelque membre de la famille Tenorio' dut, à une époque incertaine, s'illustrer par ses excès et par quelque aventure étrange et mystérieuse que le vulgaire considéra comme une merveilleuse intervention du surnaturel 4 ».
Que valent ces affirmations? Sur quel fondement reposent- elles? Le héros du drame espagnol est-il réellement un personnage historique? S'est-il passé un événement qui, transmis de bouche en bouche, et conservé dans les chroniques de Séville, tel le Romancero du Cid, aurait inspiré Tirso de Molina ou un autre poète?
L'observation du défenseur anonyme de Molière est des plus vagues et n'a pas de valeur. Quant à l'histoire racontée par Viardot, l'auteur a négligé d'en indiquer les sources, et sa discrétion est aussi suspecte que regrettable. Les « Cronicas de Sevilla », qui ont, dit-il, recueilli la légende de Don Juan, sont, en réalité, muettes sur ce point. Nulle part on n'y trouve rapporté l'événement d'où serait sortie la pièce5. Chose curieuse en vérité! Une aventure aussi rare n'aurait vraisemblablement pas été omise par les chroniqueurs si elle s'était réellement passée; les romanceros nous en ont transmis de moins dramatiques. En
1. Conf. aussi Arvède Barine, Revue politique et littéraire, 15 octobre 1881 :
Les origines de Don Juan.
2. P. 392 à 400.
3. 1896, p. 89 et suiv.
4. Don Manuel de la Hevilla : « El tipo legendario de Don Juan Tenorio y sus manifestaciones en las modernas literaturas. »
5. Ni mes recherches personnelles, ni celles du professeur Farinelli n'ont permis de découvrir la moindre trace historique des aventures de Don Juan.
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dehors de ces chroniques, locales ou générales, aucun document historique connu, archives de famille, généalogies, ou autres, ne relate le fait 1. De vagues traditions, des récits sans authenticité établie, ont seuls permis à Viardot et à d'autres à sa suite d'affirmer la réalité de l'aventure qui aurait donné naissance à la légende.
Quant à l'existence dans le couvent des Franciscains d'une chapelle et d'un tombeau ayant appartenu aux d'UlIoa, elle ne saurait établir la vérité du conte qu'aux yeux du gardien intéressé à l'entretenir. D'ailleurs cette existence même est hypothétique 2. A la fin du Burlador, le roi déclare que pour honorer la mémoire du mort son tombeau sera transféré à San Francisco à Madrid3. Tirso ne connaissait donc pas l'existence de ce tombeau à Séville. D'autre part, dans la deuxième version du Burlador, le tombeau du commandeur ne se trouve pas dans l'église
Saint-François, mais dans l'église Saint-Jean de Toro. Un des historiens de Séville, Zuniga, qui a décrit les cérémonies du cou-
1. « L'Historia de Sevilla en la qual se combinen sus antiquidades, grandezas, y cosas memorables en ella acombecidas » d'Alonso Morgad (Séville, 1587), ne dit rien des aventures de Don Juan. — Aucune des archives de la famille Tenorio ne contient la moindre allusion aux mémes faits. Cf. aussi Frei Felipe de la Gandara : Armas i triunfos del reino de Galicia (Madrid, 1662, p. 178). — Eugenio Narbona, Vida del arzobispo don Pedro de Tenorio (Toléde, 1624). — Fernan Perez de Guzman, Generaciones, semblanzas e obras de los excelentes reges de España Don Enrique III e Don Juan II y de los venerables Perlados y notables Caballeros que en los tiempos destos Reges fueron (éd. Rivade, t. LXVII, p. 705, oü il est question de Don Pedro Tenorio, archevêque de Toléde, 1328-1390) — El verdadero Don Juan Tenorio ó sea memoria sobre la precedencia, enlace y continuacion del apellido Tenorio, por D. M. T. (don Miguel Tenorio), cordero de Santoyo (Madrid, 1853). — Piferrer, Nobiliario de los Reinos y seiiorios de España (Madrid, 1856), t. 11. Cf. aussi l'article de VImparcial du 22 janvier 1899, sur la famille Tenorio. -
2. A propos des tombeaux des familles Tenorio et Ulloa, on peut se reporter avec intérêt aux articles suivants : Claudio Boutelon : « Sepulcros con estatuas yacendas en la capilla de San Andrès de la catedral de Sevilla », où il est question de transferts de corps opérés en 1401 (Revista de filosofia, literatura, y sciencias de Sevilla, 1871, t. 111,) et « El Patio de los naranjos de la catedral de Sevilla » (même revue, 1872, t. IV). Dans cet article, il est question d'un Pedro Tenorio enterré dans la chapelle construite par son père Alonso, dans la cour (patio) de la cathédrale.
3. Y el sepulcro se traslade
A San Francisco, en Madrid, Para memoria más grande.
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vent des franciscains, ne fait aucune allusion á la mort, ni á la chapelle du Commandeur. 11 est done á craindre que Viardot et M. de Latour n'aient été les dupes du cicerone qui leur a montré l'emplacement de la chapelle, comme il leur a peut-étre montré aussi la maison de Busto Tavera á l'angle de la rue des Armes et de la place des Ducs; comme Fon montre á Vérone la maison de Juliette et au cháteau d'If les deux cachots d'Edmond Dantés et de l'abbé Faria'.
On peut seulement établir quelques rapprochements entre des récits antérieurs et l'histoire de Don Juan; mais les ressem- blances sont vagues, incomplétes, trop générales pour que l'on puisse conclure á une filiation. A défautd'un Don Juan Tenorio authentique dont la vie de débauches et le chátiment surnaturel auraient inspiré le dramaturge espagnol du xvii, siécle, on a cherché 2 dans la vie de Pierre le Cruel, dans ses amours avec Blanche de Bourbon et Maria de Padilla, dans les aventures du duc don Juan de Bragance3 etd'autres coureurs de femmes, les sources oü aurait puisé l'auteur du premier Don Juan. Aucune de ces histoires ne contient le seul élément qui constitue l'origi- nalité du Burlador : le miracle de la statue de pierre s'animant pour punir un débauché. Dans son étude sur Tirso de Molina % M. Cotarelo cite une autre source possible : c'est l'histoire d'un certain Diego Gomez de Almaraz racontée dans las siete centurias de la ciudad de Alfonso VIII par O. Alejandro Matias Gil. Ce Gomez, a'ieul de doña Maria la brava, aurait été surnommé au xve siécle á Plaisance « el convidado de Piedra ». Ce surnom
1. Les Espagnols, qui tiennent á honneur d'avoir donné naissance á la légende, ont considéré comme un fait établi, indiscutable, que les événements auxquels elle devrait son origine se sont bien passés à Séville (cf. les différents ouvrages indiqués dans la bibliographie, et notamment Leopoldo Augusto de Cueto, cité par J. Hazañas y La Rua, p. 10). Mais tous doivent reconnaître qu'aucun docu- ment authentique n'a conservé le souvenir d'un événement qui aurait pu étre le point de départ de la légende. Mme Blanca de los Rios a jadis annoncé
(España moderna, décembre 1889) une histoire des origines de la légende. J'ignore quelles pourront étre ses conclusions qui n'ont pas encore paru.
2. Cf. S. Brouwer : Ancora don Giovanni, Rassegna critica della literatura italiana, 1897, fase. 3 á 4, p. 57.
3. Gf. Romancero général, IVp. 219.
4. Note de la page 115.
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est en effet assez curieux á rapprocher du sous-titre de la piece de Tirso de Molina, mais le rapprochement ne saurait aller plus loin. Les aventures de don Gomez de Almaraz n'ont. aucun rap- port avec celles de Don Juan et ne justifient pas d'ailleurs le surnom qui lui aurait été donné 1.
Dans cette question des origines historiques de la légende on a trop cédé au désir de trouver, á défaut d'un Don Juan Tenorio ayant réellement existé, des personnages semblables qui auraient pu étre son prototype. Certes, les débauchés et les impies sont assez nombreux dans toutes les histoires et dans toutes les litté- ratures pour qu'il n'y ait pas quelque naOiveté á prétendre décou- vrir dans tout débauché et dans tout impie antérieur au xvne siécle un ancétre de Don Juan. Seul, un personnage dont les escapades, les crimes et la mort mystérieuse offriraient une suf- fisante analogie avec les aventures du héros légendaire, pourrait étre raisonnablement considéré comme son modele. On ne l'a pas découvert; et, jusqu'á ce jour, il n'existe ni trace, ni souvenir matériel des événements qui auraient pu inspirer l'auteur du Burlador. Nulle part il n'est question des amours d'un Don Juan Tenorio et de sa fin surnaturelle.
L'erreur longtemps entretenue s'explique cependant : le& auteurs dramatiques du xvie et du XVII e siécle ayant emprunté aux récits populaires, aux chroniques locales, á l'histoire générale méme, un grand nombre de leurs sujets et de leurs héros, on a cru assez vraisemblablement que l'auteur du Don Juan avait puisé aux mémes sources. Le récit qu'il a mis sur la scéne donne aussi au premier abord l'impression qu'un fond de vérité se dissimule sous la fantaisie : il semble que le héros ne soit pas- une création absolue de l'imagination, mais un étre réel. Rien
1. Je ne cite que pour mémoire le pamphlet d'un jésuite portugais du xvii6 siécle, intitulé : Vita et mors sceleralissimi Principis Domini Joannis, dirigé contre Alphonse VI de Bragance, qui monta sur le tróne en 1656 et que ses débauches firent déposer en 1667. Contre toute vraisemblance on a cherché un rapprochement entre cette oeuvre et la légende du Burlador (cf. Picatoste et
S. Brouwer, ouvrages cités).
Je ne dis rien non plus de l'histoire de don Miguel Manara Vincentelo de
Leca mort en 1679, histoire qui a été confondue au xixe siécle avec celle de don.
Juan Tenorio. J'y reviendrai plus tard.
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n'est plus vraisemblable que cette histoire d'un débauché finis- sant par scandaliser ses contemporains, lassant la patience de ses victimes et disparaissant un jour d'une façon mystérieuse oü la crédulité populaire aura vu une intervention manifeste de la colére divine. Aprés le succés de la piéce en Espagne, en Italie -et en France, aprés la diffusion universelle de la légende, sui- vant un phénoméne assez fréquent, les critiques et le public lui ont supposé une origine lointaine, moitié réelle, moitié fabu- leuse. C'est postérieurement aux oeuvres qui ont répandu á tra- vers le monde le nom de Don Juan que Ton a fait de celui-ci un personnage historique. Nul n'a douté que Séville n'ait été le tbéátre de ses exploits galants, qu'il n'y ait tué un commandeur dont il avait séduit la fille, et. qu'il n'ait á son tour trouvé la mort dans le couvent meme oü s'élevait le cénotaphe de sa victime. Les chroniques locales rapportaient évidemment le fait : •on l'a dit, on l'a cru de bonne foi sans y avoir regardé.
L'erreur est d'autant plus naturelle qu'il y a en réalité un élé- ment historique dans la légende. Le nom des personnages : Juan, Pedro Tenorio, d'Ulloa, la Mota ne sont pas des noms fictifs. La famille Tenorio existe en Espagne; elle est galicienne 1 et tire son origine d'Alphonse IX de Léon par don Pedro Alonso dont le fils, Alonso Jorge Tenorio, fut seiziéme amiral de Castille sous le régne d'Alphonse XI. Cet Alonso-Jorge eut deux fils: Don Juan, « comendador de Estepa en la orden de Santiago », et don Alonso-Jorge, « alguacil mayor de Toledo », de qui descend don Pedro Tenorio, archevéque de Toléde, prélat illustre qui vécut sous les régnes de Henri II de Transtamare, Jean II et Henri III l'Infirme 2. Parmi les contemporains du Burlador on cite encore -un don Juan, chef d'office de Pierre le Cruel (repostero del rey) 3, le méme peut-étrequi fut comendador de estepa, et un don Juan .chevalier de l'ordre de la Bande et de l'Écharpe rouge, ordre .institué en Castille en 1330 par Alphonse XI * . Ce Don Juan fut
1. Frei Felipe de la Gandara, op. cit., p. 178.
2. Cf. Piferrer, op. cit, t. 11, p. 130.
3. Cf. Farinelli; article cité, p. 12.
4. Cf. André Favyn, avocat au parlement, Théûtre d'honneur et de chevalerie ou
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créé dans le troisiéme chapitre et, suivant le réglement de l'ordre, devait étre un cadet de famille.
Peut-on identifier le Don Juan de la légende avec quelqu'un de ces personnages? Le texte du Burlador et celui de sa variante le « tan largo me lo fiais » peuvent-ils nous fournir quelque indication précise á ce sujet? Don Juan y est appelé fils du Camarero Mayor du roi Alphonse XI, pére de Pierre le Cruel. Dans la premiére des deux versions, ce seigneur porte le prénom de Diego, et dans la seconde celui de Juan : mais, quel que soit son prénom, il est impossible de reconnaître en lui un des membres cités de la famille Tenorio, car le seul Tenorio signalé comme ayant exercé une fonction sous Alphonse XI est l'amiral don Alonso. Peut-étre était-ce un fréfe de ce dernier, mais ce n'est la qu'une supposition gratuite. Quant á Don Juan lui- méme, il est peu vraisemblable, comme le remarque judicieuse- ment Farinelli, qu'il soit celui-lá méme dont le nom figure sans aucun commentaire parmi les membres de 1'0rdre de la Bandeet de l'Écharpe rouge, vu l'extrême sévérité des regles de cet ordre. Serait-ce alors le Don Juan qui fut chef d'office de Pierre le Cruel? Nous ne connaissons pas la vie de ce seigneur et ríen n'autorise á croire qu'il ait réellement été le héros des aventures merveilleuses que la légende préte á son homonyme. Ainsi, aucun membre connu de la famille Tenorio ne peut étre histori- quement identifié avec le trompeur de Séville. 11 se pourrait seu- lement que le Dori Juan, chef d'office de Pierre le Cruel, fút le personnage dont le nom a servi á l'auteur du Burlador. On sait avec quel sans façon les auteurs dramatiques espagnols ont emprunté des noms historiques pour les donner á des héros purement imaginaires : Lope, Calderón, Tirso sont coutumiers du faiU. Le nom de Don Juan Tenorio a pu se présenter á
histoire des ordres militaires des roys et princes de la chrestienté et leur généalogie
(Paris, 1620), t. 1I, p. 1223.
1. Dans la Fausse ingénue (la Boba para los otros y discreta para si), Lope prend le nom historique d'Alexandre de Médicis, fils naturel de Laurent 1I, et tranforme absolument le caractere et la vie du personnage. Dans l'Étoile de
Séville (la Estrella de Sevilla), un d'Ulloa, dans le Cavalier d'Olmedo (el Caballero de Olmedo), le connétable Alvaro de Luno, lui fournissent aussi leur nom.
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l'esprit de l'auteur du Burlador d'autant plus naturellement que- ce personnage avait été le compagnon d'un prince connu pour ses débauches et ses aventures scandaleuses1. Conformément au proverbe: « Tel maitre, tel valet », le dramaturge espagnol a pl1 préter au gentilhomme les mceurs du monarque. 11 ne faudrait pas s'arréter á l'objection que le Don Juan de la fable ne peut étre le repostero de Pierre le Cruel puisqu'il meurt dans la piéce sous le régne d'Alphonse XI. L'auteur fait mourir de méme sous. ce prince le commandeur d'Ulloa qui, comme nous allons le- voir, fut le contemporain de son successeur. On sait assez la liberté que les auteurs dramatiques espagnols prennent avec la chronologie. Dans la méme piéce, Alphonse XI, qui mourut en 1350, et Jean I'"' de Portugal, mort en 1433, échangent entre eux des ambassades.
Quant á la famille d'Ulloa, elle n'est pas moins historique que- celle des Tenorio. 11 est question dans la chronique de don Pedro 2 par Lopez de Ayala d'un Lope Sanchez de Ulloa « comen-odador mayor de Castilla ». C'est le titre qu'il porte dans la piéce espagnole 3. 11 est vrai qu'ici il s'appelle non pas Lope, mais Gonzalo. Remarquons touLefois que Lopez de Ayala cite aussL un Gonzalo Sanchez de Ulloa et que l'auteur du Burlador a fort bien pu confondre les deux personnages. 11 n'est done guére douteux que le d'Ulloa contemporain de don Pedro soit le méme que le d'Ulloa de la piéce, bien que dans celle-ci, par un léger recul de date, il vive sous le régne d'Alphonse XI. Mais l'auteur a agi avec ce personnage comme avec don Juan Tenorio : il lui a emprunté son nom, sa qualité, en le mélant á des aventures auxquelles il est dans la réalité demeuré étranger..
Que conclure de tout cela, sinon qu'il faut décidément rejeter
— Calderon prend dans de Mal en Pis (Peor esta que estaba) le nom de César- des Ursins; celui de llenri de Gonzague, duc de Mantoue, dans le Secret a haute voix (el Secreto a yoces) et celui de César Farnése dans Honneur el
Malheur du nom (Dicha y desdicha del nombre), etc.
1. Cf. la chronique de Lopez de Ayala, citée par Farinelli, p. 14, et le Tesoro de los romanceros de Ochoa (Paris, 1838), p. 218.
2. Chap. xxxii.
3. « Como os ha sucedido en la embajada comendador mayor? » lui dit leroi (1, 14).
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l'opinion qui attribue à la légende un point de départ historique? Le fait seul, que les chroniques auxquelles l'auteur de la première pièce a emprunté les noms de ses deux héros, don Juan Tenorio et le commandeur d'Ulloa, sont muettes sur les -événements, extraordinaires cependant, auxquels il les mêle, suffirait à prouver que ces événements sont imaginaires.
Mais, à défaut de source historique, n'existe-t-il point en Espagne, antérieurement au Burlado7' quelque pièce religieuse, •quelque poésie populaire contenant les premiers germes de la légende? Une vague tradition dont Castil-Blaze s'est fait l'écho \ •et qui a été reprise par d'autres, veut que l'on ait représenté au XV, et xvie siècle, un « auto-sacramental^ » intitulé YAteisia fal- minado (l'Athée foudroyé) qui aurait contenu le sujet du Bur- lador. Castil-Blaze prétend que ce drame aurait directement inspiré l'auteur du Convié de pierre. Coleridge, dans la Critique .du drame de Bertram, qu'il écrivit en 1816 et publia de nouveau •en 1817 dans la Biogrophia literaria-, donne des extraits d'un Ateista fulminado dans lequel on3 a voulu voir l'auto-sacramen- tale en question. Or si l'affirmation de Castil Blaze ne repose, -comme d'habitude, sur aucune preuve, les extraits de Coleridge ne sont pas autre chose que des citations textuelles du Libertine de Shadwelli.
S'il n'est pas impossible qu'un drame religieux sur le même sujet ait été représenté antérieurement au Burlador, l'existence de cette pièce n'est donc nullement établie. Le fût-elle, la question des origines serait reculée et non résolue.
Faut-il conclure que l'auteur du Burlador n'a emprunté à l'histoire que le nom de ses personnages et a créé de toutes pièces les aventures dont ils sont les héros? La statue vivante est-elle le produit de son imagination bizarre éprise de merveil-
1. Cf. p. 21.
2. T. II, chap. xviii, p. 2G0 à 272.
3. Picatoste, traduit par Magnabal, p. 104 et 105.
4. Il faut noter que Don Juan, dans la pièce de Tirso, n'est pas athée et qu'il n'est pas foudroyé. Ce titre d'athée foudroyé fut donné après coup, en France, à la pièce de Dorimon et se trouve aussi en Italie. Il y a eu par la suite confusion.
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leux? A-t-il spontanément conçu le caractère de Don Juan, sans s'être inspiré d'aucun modèle? Il n'en est rien. Si obscur que soit le problème, il est possible cependant de découvrir dans plusieurs œuvres contemporaines les principaux éléments dont l'auteur du Burlador a tiré parti pour faire son drame. Comme dans un grand nombre de pièces de la même époque, il a mêlé le surnaturel à la réalité. Et ici la réalité est assez banale : il s'agit des fredaines amoureuses d'un jeune débauché, thème maintes fois exploité et mis sur toutes les scènes, mais plus par ticulièrement sur la scène espagnole au xvie et au xvii, siècles. Rien de plus commun dans la nouvelle et dans le théâtre que la peinture de ce « caballero » bouillant, écervelé, peu scrupuleux, avide de toutes les jouissances et les satisfaisant au prix de l'honneur, parfois même de la vie de ses semblables.
L'auteur du Burlador n'a eu qu'à prendre au hasard dans les innombrables œuvres aimées du public pour y trouver le modèle de ce fils de famille aux appétits violents, sans cesse en révolte contre l'autorité, la religion et la morale. Lope de Vega l'a mis dans la plupart de ses drames, et l'on a pu dire sans exagération que chacun de ses amants était un Don Juan. Son Jérôme1, son Diego de Alcala*, son Don Carlos 3, cet homme sans foi ni loi qui donne à la femme qu'il convoite la promesse écrite de l'épouser, puis l'abandonne après avoir tué son rival; son Tello4, si prompt et si violent dans ses amours; son Trebacio 5, si arrogant envers les femmes, envers les hommes, envers Dieu même, tous sont une copie du même portrait, de l'homme qu'emportent hors des règles et des conventions sociales des sens fougueux et une volonté intraitable. Le même personnage se retrouve chez Cueva, chez Cervantès, chez Calderon, chez Tirso, sous des noms différents, mais avec le même caractère : qu'il s'appelle Don Juan et qu'il viole une femme endormie
1. El cardinal de Belen.
2. Don Diego de Alcala.
3. Virtud, pobreja y mujer.
4. El mejor alcade el rey.
5. El triunfo de la humildad y soberbia abatida.
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comme dans No hay cosa como ccillarl; qu'il s'appelle Cristobal de Lugo 2, qu'il vole, tue, rosse le guet; qu'il s'appelle enfin Enrico 3 et commette les pires attentats, il demeure la variante du même type, cent fois repris, parce qu'il appartient plus qu'aucun autre à son temps et à sa race.
Mais, parmi ces innombrables figures de libertins et de révoltés, il en est deux plus vigoureuses et plus représentatives de l'espèce à laquelle appartient Don Juan. Elles ont même cer- trains traits que ce dernier reproduit, bien qu'ils soient chez lui plus adoucis. L'une est celle du héros de la Fianza satisfecha de Lope, Léonido. L'autre, celle de Leucino dans VInfamador de Cueva. Le premier, avec plus de furie dans l'insubordination de la volonté et l'emportement des sens, affecte, comme Don Juan, de mépriser tous les devoirs que l'honneur, la religion, la morale, les liens de la famille imposent à l'homme. Il cherche à violer sa sœur, attente à la vie de son beau-père, outrage et frappe son père, renie même son Dieu, sans qu'aucun sentiment de honte, de respect ou de crainte émeuve son cœur. Il met sa fierté à commettre des attentats que la perversité humaine n'a pas encore accomplis. Don Juan pousse moins loin la fureur et la forfanterie du vice; il est plus humain, moins effrayant; mais il professe le même dédain des droits d'autrui, de la vie de l'homme, de l'honneur des femmes, de la puissance paternelle, des préceptes de l'église et des lois de la conscience. Il a le même orgueil et la même bravoure, que les résistances et les dangers, fussent-ils surnaturels, ne font qu'exaspérer.
De même, Leucino est comme Don Juan, et avant lui, un « galan » sans scrupule, qui passe de conquête en conquête, trompe les femmes, leur prodigue serments et promesses de mariage, use de douceur, de corruption, de violence, va jusqu'au crime même pour satisfaire son caprice, sans être arrêté
1. Cette pièce de Calderon est d'ailleurs postérieure au Burlador, dont elle pourrait bien avoir subi l'influence. — Cf. V. Schmidt, Die Schauspiele Calde- rons (Elberfeld, 1857, p. 219 : Sur le caractère donjuanesque de quelques drames de Calderon).
2. El rufian dichoso, de Cervantes.
3. El condenado por desconfiado, de Tirso de Molina.
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par les signes les plus manifestes du courroux céleste. Don J uan, Leucino et Leonido sont du même sang et si l'auteur du Budador n'a pas copié les deux héros de Lope et de Cueva, il avait leur image présente à la mémoire, celle de Leucino, surtout quand il a peint son propre personnage.
Mais le caractère de Don Juan et ses aventures galantes ne sont que la partie la moins originale du drame; et, à vrai dire, si celui-ci n'était composé que d'éléments humains et profanes, il serait superflu d'en chercher bien loin l'origine : le théâtre espagnol tout entier du xvie siècle et des premières années du xvii, nous la fournirait.
La pièce comprend des éléments d'un autre ordre, singuliers, presque uniques dans la littérature et qui lui ont valu sa rare fortune; car Don Juan doit moins à lui-même, à son caractère cependant si humain, qu'aux événements surnaturels qui terminent son existence aventureuse, la diffusion de sa légende. Et le surnaturel a, dans le Burlador, une allure si fabuleuse, si extraordinaire, qu'on ne saurait se contenter de l'expliquer par les habitudes de la comedia espagnole, par le mélange perpétuel que l'on y rencontre du profane et du sacré. Ce n'est plus seulement ici l'intervention d'un saint ou d'un Dieu qui descend du ciel pour convertir ou châtier un coupable. Le miracle se manifeste d'une façon exceptionnelle, stupéfiante : c'est une statue de pierre qui tout à coup s'anime, quitte son piédestal, parle, agit, et devient l'agent conscient et volontaire de la vengeance divine et de la sienne propre. La résurrection d'un cadavre serait pour le spectateur un phénomène moins terrifiant et moins anormal que cette fantastique vision d'un marbre vivant.
Où donc l'auteur du Burlador a-t-il pris une idée aussi étrange?
Pour mettre quelque lumière dans cet obscur problème, il importe d'en diviser les parties. L'élément merveilleux de la pièce consiste tout d'abord dans le châtiment d'un libertin par une puissance surnaturelle. Le coupable est puni pour ses attentats contre l'honneur et la vie de ses semblables ; pour ses tromperies; pour son mépris des conseils que, dès le début, ne lui
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ménagent ni son père, ni son valet, et des avertissements mème qui lui viennent du ciel; pour son insolence, enfin, envers la statue d'un mort. Son châtiment n'est donc pas inattendu; il est préparé de longue main; et il circule ainsi à travers le drame une impression de crainte, de mystère, vague et peu sensible avant l'intervention du mort, terrible dès que celui-ci entre en jeu.
Or, dans YInfamcidor, Leucino est châtié pour des crimes de même nature : il a trompé par de fausses promesses et déshonoré nombre de femmes; il a tué un homme auprès d'une jeune fille qu'il a voulu en vain violenter; il n'a tenu aucun compte des nombreux signes du courroux céleste; et finalement, il est puni comme Don Juan, malgré un tardif repentir, et, comme lui, par une intervention surnaturelle. Les ressemblances sont étroites entre les deux pièces : mèmes crimes, mêmes avertissements, même gradation dans la menace et l'approche dti châtiment; même fin soudaine et miraculeuse du coupable.
Mais les différences ne sont pas moins grandes, et le Bur- ladar contient toute une série d'éléments étrangers à Ylnfa- mado)- : dans le drame de Cueva, Leucino est châtié non point par la statue d'un mort vengeant le déshonneur de sa fille, son propre meurtre et l'outrage qui lui a été fait jusqu'au delà du tombeau; mais par une divinité païenne, Diane, déesse chaste, qui punit l'attentat commis contre une vierge. La déesse veut d'abord précipiter le criminel dans les eaux du Bétis, mais le fleuve se refuse à recevoir dans son sein un criminel aussi abominable. C'est donc la Terre qui l'engloutit. Non seulement la leçon religieuse est ici mêlée de paganisme, mais les événements surnaturels qui accompagnent le châtiment de Leucino n'ont aucun rapport avec l'histoire merveilleuse de la statue vivante.
L'auteur du Burlador a donc puisé à une autre source cette partie de la légende. Cette source, est-il possible de la découvrir?
Remarquons que l'histoire merveilleuse de la statue est elle- même composée de plusieurs éléments : l'invitation à dîner
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adressée par un libertin à un mort qu'il a tué; la résurrection du mort allant au dîner, invitant à. son tour son hôte et le précipitant dans l'enfer; enfin, la substitution au mort de sa propre statue en pierre. Si aucune œuvre connue ne contient, antérieurement au Burlador, tous ces éléments réunis, ils se trouvent isolés et dispersés dans des œuvres différentes, où l'on peut légitimement supposer que l'auteur est allé les puiser pour les mêler ensuite.
L'invitation à dîner, acceptée et rendue par le mort, et le châtiment du coupable se rencontrent dans un grand nombre de chansons populaires et dans plusieurs pièces d'origine vraisemblablement italienne, sur lesquelles nous reviendrons tout à l'heure.
Quant à la statue animée, on la trouve à la fois dans une série d'anecdotes et de contes dont quelques-uns remontent jusqu'à l'antiquité et dans un drame de Lope de Vega : Bineros son calidad (l'Argent fait le mérite). Dion Ghrysostome1 et Pau- sanias 2 racontent l'histoire de la statue élevée par les Éléens à l'athlète Théogène de Thasos, statue qu'un envieux outragea une nuit en la frappant de coups de fouet. Le bronze punit l'insulteur en l'écrasant. Même aventure advint au meurtrier de l'Argien Mitys qui fut tué par la statue de sa victime 3. Dans ces deux cas, la statue agit comme dans le Burlador : insultée par un impie, elle s'anime et le châtie. Mais elle se contente de tomber; elle ne parle pas et quitte à peine son piédestal. Il serait superflu de citer d'autres cas de statues vivantes dont l'analogie avec le marbre du Commandeur est encore plus lointaine. Que l'auteur les ait connus, c'est fort vraisemblable, mais il n'est pas nécessaire de remonter aussi haut pour rencontrer le modèle qui a pu l'inspirer. Il semble bien se trouver dans Dineros son calidad de Lope, dont les scènes suivantes offrent de curieuses analogies avec le llw'lad01' 4.
1. Discours 31.
2. Voyage en Grèce : Voyage en Élide, liv. VI, chap. xi.
3. Aristote, Poétique IX, 6.
4. Cf. Adolf Sehoeffer, neschichle des spanischen national Dramas (1890), t. I, p. 143, pour les emprunts de Tirso ä la piece de Lope.
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Pour relever la fortune de son père, ruiné par l'assassinat du roi Henri, un des fils du comte Federico, Octavio, a couru en vain les aventures. Mourant de faim, il s'arrête avec un serviteur près d'une grotte où se trouve le tombeau du feu roi, surmonté de sa statue à genoux. Comme Don Juan, Octavio lit l'épitaphe puis, irrité contre l'auteur de ses maux, il outrage et frappe la statue 2. Malgré les objurgations de son compagnon, il provoque même le mort et se propose de dormir à ses côtés pour voir si, comme on le prétend, il sortira de sa tombe. Il s'endort en effet jusqu'au moment où une voix se fait entendre. C'est celle du mort qui l'appelle et l'invite à entrer, en même temps qu'une torche s'allume. Octavio sent ses cheveux se dresser sur sa tête : « Tu trembles, lui dit la voix. — Moi trembler, alors même que les enfers t'accompagneraient!... — Viens donc. — J'y vais 3. » A ce moment, la statue paraît et arrête Octavio : « Ne crains pas, lui dit-elle, si tu te vantes d'être brave. — Moi craindre! c'est de colère que je tremble 4.... » Et il suit la statue dans l'intérieur de la caverne pour lui rendre raison de l'outrage qu'il lui a fait. Mais les coups qu'il porte contre le marbre ne frappent que le vide. Il jette alors son épée et s'écrie : « Eh bien, luttons corps à corps ». Cette bravoure touche le mort : « Arrête, dit-il, tout ceci n'a été qu'une épreuve de ton
l. Hic jacct
Federicus Magnus Rex
Siciliarum et Jtalire,
Occisus a Ludovico
Violenta crudelitate. (H, 18..,
2. Vive Dios, que lie de vengarme
En vuestro alabastro eterno,
Como el toro que deshace
La capa del que le ofende.
(Saca la espada y dale cucchillados.) (II, 18.)
3. LA. Voz. — Ya te acobardas? Ya tiemblas ?
OCTAVIO. — Yo temblar! Yo acobardarme,
Si los infiernos vinieran
Contigo!
LA "\"oz. — Pues vén.
OCTAVIO. — Aguarda.
Ya s-o.s-.
..........................
4. E-,RiQuF. — "o temas.
Si te precias de gallardo.
OCTAVIO. — Yo temer! Cólera es esta. (III, 2.)
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1
invincible courage1 ». Et il promet à Octavio de lui rendre la ortune qu'il a fait perdre à son père. Cette restitution le sauvera lui-même du Purgatoire et des tourments qu'il y endure : « Sont-ils si grands? lui demande Octavio. — Donne-moi la main et tu auras compassion de moi. — Oh! oh! le ciel me protège! Tu me brûles, lâche-moi, lâche-moi » C'est le cri de Don Juan, saisi par le commandeur.
Les différences entre les deux pièces sont considérables : dans Dineros son calidad Octavio, quand il bat et invective la statue, est le vengeur d'une noble cause; aussi a-t-il dans la scène le beau rôle : l'offensé lui demande raison de l'injure comme à un galant homme; les deux adversaires se battent en duel et finalement, loin d'être vaincu et châtié, c'est le vivant qui arrache au Purgatoire l'âme du mort. Don Juan, au contraire, outrage la statue d'un vieillard qu'il a tué après avoir déshonoré sa fille; le duel est remplacé par l'invitation à dîner; le dénouement, à l'inverse du précédent, montre le vivant châtié par le mort.
Le contraste n'est pas moindre dans l'attitude des personnages : Octavio agit sous l'empire du ressentiment et de la haine; d'où la violence de son langage et la furie de sa provocation. Don Juan ne perd pas son sang-froid. Il demeure, en face de la statue, calme et hautain; il prend avec elle un ton dont la courtoisie ironique s'arrête à peine à la limite de l'impertinence. Son courage est une affectation d'orgueil. Il ne sortira de son calme qu'au dernier moment, quand, brûlé par la main du mort, dans un mouvement convulsif, désespéré, il tirera son poignard pour se défendre.
Mais les ressemblances entre les deux situations sont trop
1. OCTAVIO. — Pues vén á los brazos....
ENRIQUE. - Aguarda;
Quo esto solo ha sido prueba
De tu valor invincible. (III, 4.)
2. OCTAVIO. — Tales son ?
ENRIQUE. — Dame esa mano,
Porque compasion me tengas.
OCTAVIO. - Ay! Ay Válgame Dios! Ay!
Que me abrasas! Suelta, suelta. (111, 4.)
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manifestes pour qu'il n'y ait pas imitation — elles se retrouvent jusque dans les expressions. Dans les deux cas, le miracle est le même : une statue provoquée descend du tombeau sur lequel elle est placée, pour venger son injure. C'est la lecture de l'épi- taphe qui, de part et d'autre, amène la provocation. L'effroi des valets devant le sacrilège, la bravoure des deux gentilshommes et leur affectation à ne pas être étonnés par l'événement merveilleux dont ils sont témoins, leur entrée dans la chapelle à la suite de la statue qui marche et les conduit, le cri même qu'ils poussent tous deux en sentant sur eux la main du spectre, tout cela est identique. L'auteur du Burlador a donc évidemment emprunté l'idée de la statue et une partie des détails dont il remplit les scènes où il la fait paraître à la pièce de Lope, sans que nous sachions d'ailleurs quelles sont les sources dont Lope lui-même s'est inspiré.
Il nous reste à rechercher l'origine des événements dont l'auteur du Burlador a entouré l'apparition de la statue et qui ne se trouvent pas dans Dineros son calidacl. Ce sont les deux repas et le châtiment surnaturel qui les termine. Tandis que les éléments précédents ont leur source unique dans des œuvres espagnoles, la partie de la légende qui contient l'invitation du mort se rattache à une origine cosmopolite. Elle se trouve à la fois dans des ballades recueillies à travers les différents pays de l'Europe et dans une série de drames en latin joués dans des collèges de jésuites allemands au XVIIe et au xviii, siècle, drames dont les rapports avec la fable de Don Juan ne sont pas douteux
Le plus ancien d'entre eux est antérieur de quelques années à la pièce espagnole. Il fut représenté à Ingolstadt en 1615, sous le titre suivant : Von Leontio, einem Grafen welcher durch Machia- vellum verfùhrt, ein erschreckliches End genornmen (Histoire du comte Leontio qui, corrompu par Machiavel, eut une fin
1. Pour l'histoire de ces drames, cf. dans la Zeitschrift für vergleichende Litte- raturgeschichte, annee 1896, t. IX, p. 88 et suiv., l'article de Jacob Zeidler :
« Beiträge zur Geschichte des Klosterdramas. — Thanatopsyc.hie (Zeugnisse und Belage für don Juan auf dem Ordenstheater) ", et dans la memc revue, annee 1899, t. XIII, l'article de Bölte : " Ueber der Ursprung des don Juan ".
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effroyable) Cette pièce a été la source d'un rès grand nombre d'autres. Nous n'en possédons qu'un résumé moitié latin, moitié allemand, précédé d'une préface qui contient un violent réquisitoire contre- les théories de Machiavel. La pièce elle-même comprend deux parties : l'une, absolument étrangère à la légende de Don Juan, nous montre un comte italien du nom de Leontio qui, corrompu par les doctrines de Machiavel, est bien vite arrivé à ne plus croire à Dieu ni au diable, au bien ni au mal, et a fait injustement périr deux gentilshommes vainement défendus par Veritas et Conscientia, et poursuivis par Politia, Heresis, Atheismus, Diabolus Politicus. La deuxième partie se rattache davantage aux aventures du héros espagnol. Un jour que Leontio passe par un cimetière, il heurte une tète de mort qui se trouve être le crâne d'un de ses ancêtres, l'interroge sur l'autre vie, et l'invite à dîner. Puis il rentre chez lui, tandis que des diables se préparent à enlever son âme, tout en maudissant la bonté de Dieu qui avertit les coupables par des signes précurseurs. En effet, Gerontius, l'ancêtre de Leontio, sort des enfers pour prévenir son petit-fils des peines qui l'attendent. Tandis que Leontio est à table avec ses invités et festoie joyeusement, un homme d'une taille démesurée frappe à la porte. Effrayé, le comte ordonne de barricader solidement sa maison; mais l'inconnu arrache serrures et gonds, pénètre dans la salle et vient s'asseoir à côté de l'amphitryon. Cet hôte mystérieux jette un tel malaise dans l'assistance que chacun se sauve, et que Leontio épouvanté cherche à s'enfuir aussi. Mais son convive l'en empêche et lui dit en se levant : « Je suis venu sur l'ordre de Dieu pour t'apprendre qu'après cette vie misérable, il existe une vie éternelle. Je suis ton ancêtre Gerontius, condamné aux peines infernales, et je dois t'entraîner avec moi dans les enfers. » A ces mots, le mort saisit le comte, le lance contre la muraille où sa tête se brise, et où sa cervelle reste collée; puis il l'entraîne en enfer.
Ce sujet, recommandé comme dramatique et moral par le
1. Le résumé de ce drame se trouve à la bibliothèque royale de Munich, sous la cote 2 197, III, 71.
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jésuite Jacobus Masenius (mort en 1681), dans sa Palœslra elo- quentix lalinœ, circula à travers les collèges avec des variantes et des développements successifs. En 1635, on le reprenait à Iglau, en Moravie, sous le titre de Thanolopsychns; en 1658 à Rottweil; en 1677 à Neubourg et en maints autres endroits dans tout le cours du xvii, et du XVlllC siècle.
Les ressemblances entre la légende du Burlador et celle de Leontio, déjà sensibles dans la première Fièce, s'accusèrent davantage dans la suite, et il n'est pas douteux que les auteurs de ces drames pour écoliers n'aient fait des emprunts plus ou moins importants aux œuvres qui parurent sur le sujet de Don Juan en Espagne, en Italie et en France. C'est ainsi que dans une pièce du jésuite bohémien Carolus Kolczawa, jouée dans les premières années du XVllle siècle et intitulée Atheismi Pomea seu vulgo Leontius 1, on trouve une description de Florence2 qui est directement imitée de la description de Lisbonne dans le Burlador. De même, les réflexions de Leontio sur la beauté d'un monument funéraire qu'il aperçoit dans le cimetière 3, la honte qu'il éprouve d'avoir eu peur d'une tête de mort *, sa conversation avec des compagnons de débauche5, le désir du valet de
1. Pour cette pièce, publiée à Prague en 1713, dans un recueil intitulé : Exer-
. citaliones dramaticœ, cf. Zeidler, article cité, p. 103 et suiv.
2. Acte III, sc. 1.
3. Marmore sub ¡sto jacet
Humatus urbis incola; ut clare notat
Lapide exaratum nomen. (Acte III, se. n.)
Cf. Tirso :
Gran sepulcro le han labrador
— Ordenólo el Rey osi,
Cómo dice este letrero. (Journée III, se. x.)
Cf. aussi Moliere, III, 5.
4. Abscede imago pallida. Quid heros tremis?
Nihil timere nobilem stirpem decet.
Formido solum plebis invadat genus.
Sed quid tuemur Quid brevem incussit metum?
Est frigida hominis calva. Non mentem movet,
Sed foeda stomachum commovet..., etc. (III, 2.)
Cf. Tirso :
Pero todas son ideas
Que dá á la imaginacion
El tremor y temer i??ite?,tos
Es muy villano temor. (III, 15.)
5. Quid novi Florentiam
Hodie veredus attulit? (III, 8.)
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quitter un maître aussi dissolu, ses craintes d'une catastrophe finale1, son effroi quand il voit entrer le squelette2, tous ces détails rappellent de trop près la pièce espagnole et ses dérivés, pour que le jésuite allemand ne les ait pas empruntés. Dans une pièce jouée en 1762 à Roth, on retrouve des scènes de paysans et un pauvre figure parmi les personnages 3.
Mais ces pièces sont toutes postérieures au Burlador et le résumé fort incomplet qui nous a été conservé de celle de 1615 ne contient en réalité aucun de ces détails particuliers dont la présence simultanée dans l'œuvre espagnole et l'œuvre allemande établirait entre elles une incontestable relation. Il est certain qu'après son universelle diffusion, la légende de Don Juan, en raison de son analogie avec celle de Léontio, a fourni plus d'un trait aux Pères qui ne cessaient de reprendre le drame d'Ingolstadt en le remaniant. Il est au contraire fort improbable que ce drame ait fourni à la légende de Don Juan quelques-uns de ses éléments constitutifs.
En effet, si les deux légendes ont entre elles des ressemblances; si toutes deux racontent les aventures d'un jeune homme rebelle aux lois morales et divines, qui manifeste un jour son dédain pour les croyances de la foule, par une facétie sacrilège : une invitation à dîner adressée à un mort; si, de part et d'autre, ce mort se ranime, se rend au festin, fait la leçon au coupable et le punit en l'entraînant dans l'enfer, les différences sont beaucoup plus nombreuses et plus importantes : non seulement toute une partie des aventures de Leontio n'a rien de
Tirso :
Qui hay de Sevilla? (II, 5.)
Chez Tirso Don Juan s'informe des nouvelles amoureuses; dans la piéce des
Jésuites, Leontio s'enquiert des nouvelles politiques. On devine les raisons de la difTérence.
1. Atheismi poema, A. I, sc. n. — Tirso, 1lI, 6 et les dérivés.
2. Atheismi poema, III, 10. — Tirso, III, 13 et les dérivés.
3. Cf. Zeidler, article cité, p. 124. — Que les jésuites se soient servis du Don
Juan de M&Jière rien de plus naturel. Nous verrons ailleurs le succès qu'eut la pièce de Molière en Allemagne. Les jésuites transportèrent sur leurs théâtres, en les traduisant en latin : les Fourberies de Scapin en 1778; et en 1773, dans leur collège d'Erfurt, l'Avare, traduit en allemand (cf. le Theater-Kalender de 1800).
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commun avec celles de Don Juan, mais là même où existent des ressemblances, celles-ci demeurent générales et imprécises : Don Juan interpelle dans une chapelle la statue d'un homme qu'il a tué après avoir tenté de déshonorer sa fille. Leontio heurte dans un cimetière un crâne qui se trouve être celui de son aïeul. Le premier, après avoir reçu à sa table le mort, se rend à son tour à un repas auquel ce dernier l'a convié. Ce second festin n'existe pas dans le drame allemand.
En outre, les deux héros ne se ressemblent guère : l'un est un sceptique et un athée qui nie la vie future, la récompense du bien et le châtiment du mal, qui n'estime ici-bas que le succès et agit en homme pour qui la vie terrestre contient en elle seule sa raison d'être. C'est un disciple d'Epicure qui célèbre le plaisir, la joie de vivre; mais ce n'est pas un coureur de femmes, et, à vrai" dire, les jésuites ne pouvaient présenter à leurs élèves cet aspect du personnage. C'est surtout un impie, un esprit fort; et c'est pour cela que Dieu le punit. En le représentant, les jésuites n'ont pas voulu faire autre chose que réagir contre les doctrines dont, dès le xve siècle, les Valla, les Pontano, les Alberti s'étaient faits les apôtres en Italie 1, et contre cette morale qui, exaltant la toute-puissance de l'homme, encourage sa révolte contre tout principe extérieur et supérieur à lui, morale dont, à tort ou à raison, les Pères voient en Machiavel le plus illustre et le plus dangereux défenseur.
Sans doute, Don Juan a bien conservé quelques-uns de ces traits; lui aussi est un disciple de la philosophie du plaisir; lui aussi ne connaît d'autre loi que sa fantaisie, n'obéit qu'à ses penchants, pousse jusqu'au dilire l'orgueil de lui-même ; mais s'il se soustrait aux règles de l'Église, il n'est pas athée. Uniquement avide de jouissances matérielles, il met tout le sens de la vie dans l'amour frivole et inconstant. C'est un débauché trop
1. Dans le De Voluptate de Valla, Antonio Beccadelli proclame que lit loi de jouir est la loi universelle de la nature et de la vie. Leontio fait la même profession de foi :
Yivere ut libct, licet...
Fruere dum fugax viret
Aevum, volupta. Nulla post fatum manet. (Atheismi poema, I, 5.)
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jeune et trop leger pour introduire la critique dans les mysteres et dans les dogmes, et aboutir a la négation de la morale et de la foi.
II est peu probable enfin que 1'auteur du Bw'lad01' ait pu avoir connaissance de la piece des jesuites. Celle-ci, uniquement destinee aux eleves, n'esL vraisemblablement pas sortie des pen- sionnats, et il n'en existe aucune trace ailleurs qu'en Allemagne.
Mais a defaut du drame allemand, 1'ecrivain espagnol aurait pu connaitre les sources auxquelles a puise le pere jesuite. La legende du Leontio germanique et celle de Don Juan, sans deriver l'une de 1'autre, pourraient avoir une meme origine. Est-il donc possible de remonter jusqu'a un commun ancetrede Leontio et de Don Juan?
L'auteur de la piece allemande est inconnu : il est probable toutefois, sinon meme certain, que c'6tait un des jesuites pro- fessant a Ingolstadt : peut-être le pere Jacob Gretser, connu comme dramaturge. La chose, au reste, importe peu. II est seulement interessant de savoir d'ou 1'auteur, quel qu'il soit, a tire son sujet. Celui-ci faisait partie de tout un cycle de pieces, destinees a l'édification des eleves, et contenant une satire de l'esprit et des moeurs de la jeunesse 6picurienne du xvifi siecle. Des personnages abstraits, des diviaités paiennes s'y melent pour condamner les dangereuses theories morales et politiques de l'auteur du Prince1. Quant a son origine, malgr6 un certain nombre de temoignages, il est difficile de l'établir. En 1643, dans son Promontorium malæ spei, impi-is periculose navigan- iibus propositum, le jésuite Paul Zeheutner, analysant le sujet, declare qu'avant d'être mis sur la scene d'Ingolstadt il avait ete. traite en italien : « Audio italico rem idiomate conscriptam esse »; et il ajoute : « Credo nunquam id argumentum in scoenam venisset, si historice sua non fides esset ». En 1646 le jesuite flamand Adrian Poirters, cite par le Père Masenius dans la Palsestra eloquentisc latinae, raconte aussi les aventures du . comte Leontius, disciple de Machiavel, qu'il a mises en vers
1. Cf., outre Bolte (ouvrage cite), Sommervogel, bibliographie, 4, 568.
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hollandais d'après la piece jouee a Ingolstadt et « primitive- ment ecrite en italien ». En 1696 le Pere Christophe Selhamer, qui dans sa Tuba iragica raconte la même histoire, declare qu'elle est authentique. Enfin dans la piece de 1615, dans Fargu- ment de la Thanatopsychie de 1633, dans celui du drame joue a Rottweil en 1658, le heros est designe comme Italien, et tou- jours associe a Machiavel.
La legende semble donc etre italienne : le personnage, son nom, son caractere, ses relations avec Machiavel, tout a une couleur locale indeniable. Rien dans les pieces des jesuites ne rappelle une origine espagnole. Nulle part il n'est dit que le sujet ait ete emprunte a une piece jouee en Espagne.
Mais cetle legende a-t-elle un fondement historique, et faut-il sur ce point en croire Zeheutner? L'invraisemblance de l'his- toire, son caractere surnaturel, l'absence de tout document authentique ne permettent pas de s'arreter a cette opinion. Dans le drame de 1638, on cite comme source de 1'histoire le De subtilitate de Cardan au livre XVIII, intitule « De mirabilibus et modo reprsesentandi res varias praeter fidem ». Mais cette refe- rence est erronee,le De subtilitate de Cardan ne contenant aucun fait analogue. Ce qui est plus probable, et les temoignages de Zeheutner, de Poirters concordant avec d'autres raisons, con- firment celte supposition, c'est qu'il a existe sur ce sujet une piece italienne.
En effėt la legende de Leontio se retrouve en Italie sous une double forme : dans des pieces de marionnettes et dans des ballades populaires 1. Les premieres ne sont pas anterieures au XYlIlC siecle2; les secondes sont fort nombreuses et de pays diffe- rents : les unes sont toscanes; telles « la Storia essemplare la quale tretLa d'un uomo per nome Leonzio che stava sempre in allegria 3 )) ; — « 1'Istoria de Leonzio, esortazione al popolo cris-
1. On pourrait m6me ajouter une tradition venitienne de meme nature, se rapportant non a Lconzio, mais au comte Robert, tradition qui pourrait Lien se rattacher a la legende de Robert le Diable.
2. Cf. la Sloria dei Burattini, Florence, 1884.
3. Imprimee a Bologne chez Colomba, au commencement du XIX. siecle, sans date.
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tiano a non disprezzere i morle dall' esempio che qui si rac- conta 1 »; — « Leonzio, ossia la terribile vendetta di un morte 2 ». D'autres se trouvent a Ferrare, a Venise, en Sicile. Toutes racontent avec des variantes de details la fable du seigneur Leonzio mecreant, athee et epicurien, précipité dans 1'enfer par un squelette qu'il a invite a dinerapres avoir frappe du pied son crâne dans un cimetière 3. Ici le personnage est anglais 4 et il n'est pas question qu'il ait ete corrompu par Machiavel. Mais de nombreux et importants details rappellent les pieces des jesuites : le libertin insulte un crane qui est celui d'un de ses parents; quand il entend heurter et qu'un valet lui apprend quel hote effrayant se presente, il fait verrouiller les portes; le spectre les enfonce; les convives se sauvent d'effroi et le comte reste seul avec son invite d'outre-tombe.
Ces ballades se rattachent donc a la même légende que les drames allemands. Sont-elles la source meme oii les Peres jésuites ont puis6? C'est peu probable. Aucune de celles que nous possédons n'est antérieure au xvmc siecle. II en est telle qui a meme substitue le nom de don Giovanni a celui de Leonzio ö. Mais l'existence simultanee de pupazzi sur le même sujet semble bien établir qu'a .une epoque assez ancienne, une oeuvre dramatique a du etre representee quelque part en Italie sur la legende de Leonzio. Les Peres jesuites se sont vraisem- blablement inspires de quelqu'une de ces pieces moitie reli-
1. Naples, 1850.
2. Florence, chez Salani, 1878.
3. e' nfernu e paraddisu, stu scaranu, nun cci crideva ne picca né assai.
La santa missa mai si la sintia...
Vulia divirtimenti ed alligria....
....................
(Ce mécréant ne croyait à l'enfer et au paradis ni peu ni beaucoup. Il n'entendait jamais la sainte messe,... il ne songeait qu'aux divertissements et qu'aux plaisirs.)
Liónziu. Leggende popolari siciliane in poesia, Raccolte da Salvatore Salomone-
Marino. (Palerme, 1880.)
4. Le 'era un signuri di nobili ramu
Nesciutu a' Nninghilterra riceu assai.
5. Elle se trouve dans les Novelle popolari toscane illustrate da G. Pitre, et porte le titre de Don Giovanni.
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gieuses, moitié profanes, qui se jouaient si fréquemment dans la péninsule '.
Faut-il voir dans cette pièce, dont l'existence reste hypothétique, si probable soit-elle, l'origine des deux fables de Leonzio et de Don Juan? Pour la légende de Leonzio, cette solution, encore qu'incertaine, est admissible. Quant à la légende de Don Juan, en dépit de ses analogies avec la précédente, il est peu probable qu'elle en dérive. Un seul élément commun permet de les relier l'une à l'autre : l'invitation du mort. Or ce thème, en dehors des pièces allemandes et des chansons italiennes, se trouve développé dans un grand nombre de poésies dont plusieurs, au moins, n'ont pu être ignorées du dramaturge espagnol.
Les pupazzi et les ballades italiennes se rattachent à un vaste cycle de légendes semblables qui se retrouvent dès une époque reculée dans la plupart des pays de l'Europe 2. Toutes, avec des variantes diverses, racontent la mème histoire d'un individu qui, rencontrant un soir un squelette dans un cimetière, l'invite à dîner. Le squelette se rend à l'invitation, et invite à son tour son hôte. Suivant les cas, celui-ci est puni pour son sacrilège ou bien sauvé après une terrible épreuve que le mort lui fait subir. Telle est la légende danoise du paysan qui, rentrant ivre chez lui, et traversant un cimetière, le soir de Noël, rencontre un crâne et l'invite à dîner. Peu après, le mort frappe à sa porte, s'assied à sa table et l'invite à son tour pour le jour de l'an. Le paysan se rend à l'invitation et peut ensuite rentrer chez lui après une épreuve terrible que le mort lui a fait subir : il a vu sur sa tête une meule suspendue à un fil de soie et, au-dessous de lui, un bûcher en flammes où rampent des vers 3.
1. Dans un article récent d'Alessandro d'Ancona, la Leggenda di Leonzio, paru en 1903 dans les Miscellanea di studi critici édita in onore di Arturo Graf, p. 621 et suiv., l'auteur, se fondant sur la date relativement récente des pupazzi et des ballades, conclut que la légende de Leonzio n'est pas d'origine italienne, mais a dû naître en Allemagne chez les jésuites. Pour les raisons que j'ai données, je ne puis admettre cette conclusion.
2. Pour ces légendes, cf. l'article cité de Botte.
3. J. Kamp, Deinske Folkeseventyr, 1879, J, 170, n° 16, cite par Bölte.
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Dans une légende alsacienne, un individu ayant invité une tête de mort qu'il a poussée du pied, est invité à son tour et aperçoit les châtiments dont sont punis les pécheurs dans l'enfer 1. Dans un conte picard, intitulé « le Souper du fantôme », un jeune homme invite aussi une tête de mort avec laquelle il s'est d'abord amusé à effrayer les bonnes femmes du pays; à l'heure fixée, le mort arrive, festoie^avec son hôte, dort à ses côtés et le prie ensuite à souper au cimetière. Là, le jeune homme pénètre dans le caveau d'une chapelle où est dressée la table du festin. Tous les morts y participent. Le jeune homme rentré chez lui se fait prêtre2. Ce sujet est encore développé dans un conte de Gascogne intitulé « le Souper des morts » et dans un autre, de Bretagne, « le Beau squelette 4 ».
Ces contes existent aussi en Espagne. Dans son recueil de vieilles romances asturiennes 5, don Juan Menéndez Pidal cite, et dans une note de sa biographie de Tirso de Molina 6, Cotarelo résume une romance qui se chantait dans les montagnes de Léon et dont le sujet est le même que celui du comte Leonzio ou des nouvelles danoises, allemandes et françaises. Il s'agit d'un « galan » qui va à la messe, non par dévotion, mais pour y voir les jolies femmes. Un jour, il heurte sur son chemin une tête de mort, et l'invite ironiquement à dîner. La tête accepte et lui promet d'être fidèle au rendez-vous. Elle s'y trouve en effet, et à son tour invite le « galan » à la rejoindre à minuit à l'église où elle lui montre une tombe ouverte en prononçant ces paroles :
Dormirás aqui conmigo
Comerás de la mi cena.
(Tu dormiras ici avec moi, tu partageras mon repas.)
1. Flaxland, Alsatia, 1858-01, 264-67 « Märchen vom redenden Totenkopf ", et Sebillot, Contes des provinces de France, 1884 : la Tete de mort qui parle.
2. M. Carnoy, Littérature orale de la Picardie, 1883 ; le Souper du fantôme. —
Sébillot, Contes des provinces de France, 1884..
3. J.-J. Bladé, Contes populaires de la Gascogne.
4. Sébillot, Traditions et superstitions de la haute Bretagne, 1882, t. I.
5. Menéndez Pidal, Colección de los viejos romances que se cantan per los Asturianos, Madrid, 1885.
6. P. 117.
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Il existe en Portugal une romance populaire identique 1.
La leçon contenue dans ces contes est qu'il est dangereux de violer le mystère de la tombe et de troubler le repos des âmes. Rien n'est plus conforme aux superstitions du peuple; il n'est rien qui revienne plus souvent dans les récits d'hiver que ces aventures fantastiques où les morts interviennent pour châtier ceux qui n'ont pas conservé pieusement leur culte et vivent en impies. Dans l'histoire de Leonzio, la morale est identique. Elle s'adresse aux épicuriens et aux athées qui poussent le scepticisme à l'égard de la vie future et de l'immortalité de l'âme jusqu'à outrager les morts. Il n'est pas douteux que ces légendes aient une commune origine2. Qu'elles viennent des régions scandinaves, d'Allemagne, de France ou d'Italie, c'est au fond toujours la même fable qui s'est répandue de pays en pays, empruntant à chacun une couleur et un sens un peu différents : devenant en Italie une leçon contre les indépendants et les athées; prenant dans les pays du Nord une allure plus mystique; se transformant en France en une facétie macabre; mettant en scène en Espagne, non plus un impie, un paysan ivre ou un mauvais plaisant, mais un coureur de femmes, un Don Juan.
Le cosmopolitisme de la littérature médiévale explique celte diffusion d'un conte qui appartient, en somme, à ce fonds inépuisable de superstitions et de fables qui font intervenir les morts dans les affaires des vivants. Ces croyances sont plus profondes encore aux époques où l'humanité est plus tourmenté-e par les crimes des hommes, et plus angoissée par la crainte de l'au-delà. C'est ainsi qu'au moyen âge, les mystères et les moralités représentent souvent des scènes macabres et montrent les jeunes gens expiant dans les enfers une vie de plaisirs et d'impiétés 3.
1. Cf. Braga, Conlos lradicionaes do povo portuguez, 1. 146 «A Mirra» (Le sque- letté), 1893.
2. Boite en voit l'origine dans la légende du chevalier mort à la noce.
J'en doute fort, car si dans cette légende un mort apparait, cette apparition a lieu dans un repas de mariage et le mort n'intervient que pour emporter l'âme du chevalier au Paradis.
3. Cf. notamment la moralité de Bien avisé et Mal avisé (Parfaict, Histoire du théâtre francais, t. II) et celle des Blasphémateurs (même ouvrage, t. 111).
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La fable de Leonzio, comme les autres, est née des mêmes croyances et des mêmes terreurs; il serait vain de vouloir lui trouver un point de départ déterminé. La nature même veut que sa naissance demeure cachée dans le brouillard qui enveloppe l'origine de la plupart des légendes populaires. Celles-ci ne sont à un certain moment que l'expression spontanée des sentiments naïfs de la foule. A défaut d'un fait précis, historique, qui est le fondement d'une légende (et il n'y en a ni dans celle de Leonzio ni dans celle de Don Juan), il arrive un moment où les sources disparaissent, ou demeurent en quelque sorte insaisissables. La fable qui en est sortie s'est trop accrue, au cours de ses voyages à travers les littératures et les peuples, d'éléments nouveaux et différents, pour avoir conservé de son origine autre chose que des traces lointaines et douteuses. Tel le fleuve, qui aboutit dans l'Océan, a depuis longtemps noyé dans les flots ramassés sur sa route l'eau de la fontaine éloignée dans laquelle il a pris naissance '.
Quelle que soit leur origine première, il est certain que ces légendes se sont répandues de bonne heure à travers tous les pays, et il n'est pas besoin de supposer que l'auteur du Burlcidor soit allé prendre dans la fable de Leonzio les éléments merveilleux qu'il connaissait vraisemblablement par mainte autre fable identique. Certes, étant donnés les échanges incessants aux xvie et xvn° siècle, entre la littérature espagnole et la littérature italienne, il n'y aurait pas lieu de s'étonner que le poète espagnol
1. Dans le 0e volume de son Antologia de poetas liricos castellanos (Madrid,
1896, p. 388 et suiv.), M. Menéndez y Pelayo rapporte une fable catalane,
Coplas de la muerte como llama a unpoderoso caballero, de la fin du xvi° siècle (?), qui contiendrait les germes de la légende. Un riche chevalier célèbre avec des amis un splendide festin, quand survient un mystérieux personnage qui n'est autre que la Mort. L'amphitryon veut chasser cet hôte dont le contact le brûle; mais l'autre s'obstine et finalement emmène en paradis le chevalier qui meurt fort dévotement. J'avoue ne voir aucun rapport direct entre cette légende et telle du Burlador. Je n'en vois pas non plus entre la fable développée par
Tirso et celle que rapporte Farinelli (Homenaje éÍ. Menéndez y Pelayo) d'un chevalier qui dormant auprès de son épouse, après un long voyage, sent la
Mort qui le brûle et lui demande en vain un délai pour régler ses affaires.
Cette fable serait plutôt à rapprocher de celle d'Abstemius (De sene mortem differre volente), imitée par La Fontaine dans la Mort et le Mourant.
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ait connu les aventures du comte Leonzio par un drame religieux italien. Mais n'est-il pas plus légitime et plus naturel d'admettre qu'il a emprunté les parties communes à sa pièce et aux ballades, soit à quelques-unes de celles-ci, soit peut-être à un auto-sacramentale espagnol directement inspiré de la même légende. Sans doute, ainsi que nous l'avons dit, il n'existe- aucune trace de cet auto-sacramentale; mais son existence n'est pas une supposition sans vraisemblance. Sans doute aussi, on ne peut établir que la ballade chantée dans les Asturies — la seule qui ait été jusqu'à ce jour recueillie en Espagne, — soit antérieure au Burlador. Mais, outre que la chose est probable,. il n'est nullement besoin de supposer que l'auteur de Don Juan s'est adressé à cette ballade. Le conte merveilleux dont elle n'est qu'une des nombreuses versions, était si banal et si répandu que le poète ne pouvait l'ignorer.
Sans recourir à une source italienne ou allemande, nous trouvons donc en Espagne même les différents éléments qui, d'abord épars, agglomérés ensuite, ont constitué le sujet du Burlador.. On pourrait cependant objecter un nouvel argument en faveur d'une origine italienne de tout ou partie de la légende.
Dans la Préface de son Libertine le poète anglais Shadwell écrivait en 1676 : « J'ai entendu dire à un gentilhomme digne d& foi (worthy) qu'il y a bien des années — lorsque pour la première fois une pièce fut composée sur ce sujet en Italie — il l'y avait vu jouer sous le nom d'Ateista fulminâto dans les églises, le dimanche, comme faisant partie des dévotions; et plusieurs personnes du pays, de grand jugement et de grande piété, la considéraient comme un utile enseignement moral plutôt que comme un encouragement au vice ». D'autre part, nous verrons qu'en 1665 1 l'auteur d'une pièce française, Dorimon, ajoutera au titre : le Festin de Pierre, le sous-titre : ou l'Athée foudroyé. Ce double fait tendrait à prouver qu'il a bien existé en Italie une pièce, sacrée, ou autre, qui portait ce même titre. Or, il se trouve précisément qu'un recueil de 48 scenarii manuscrits,
1. Cf. p. 110 et la note 4.
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récemment découvert à Rome à la Casanatense par M. Simone Brouwer, contient un Ateista fulminato d'auteur et de date inconnus1.
On y voit un certain comte Aurelio devenu bandit, qui est foudroyé en châtiment d'un grand nombre d'attentats dont il s'est rendu coupable. La pièce se passe à Cagliari, en Sar- daigne, et dans les environs. Elle a pour principaux personnages, outre Aurelio, son valet Bertolino; le duc Mario; le roi de Sar- daigne; un vieux moine; la sœur de Mario, Leonora; la fille du bonhomme Cassandre, Angela; des paysans, des bandits et enfin deux statues : celles du père et de la mère de Mario et de Leonora. Elle est divisée en trois actes. Dans le 1er, le roi, le duc Mario et des courtisans gémissent à la fois sur la maladie de la Reine, qui prive le trône d'héritiers et sur l'inconduite du comte Aurelio qui tient la campagne avec une troupe de brigands et a enlevé d'un couvent la sœur du duc Mario, Leonora. Des paysans viennent même se plaindre des méfaits du coupable que le roi ordonne d'arrêter coûte que coûte.
Cependant, Aurelio, dans un bois des environs, goûte avec Leonora les douceurs de l'amour quand on lui amène enchaîné le vieux Cassandre qui conduisait à Cagliari sa fille Angela pour l'y marier. Aurelio fait mettre en liberté le père et garde la fille, malgré les prières de Leonora dont la nouvelle venue excite la jalousie. Sur ces entrefaites, Bertolino vient apprendre à son maître le danger qu'il court, la plainte des paysans et l'ordre donné par le roi au duc Mario de s'emparer de sa personne. Aurelio se rit tout d'abord de ces avertissements; mais un temple devant lequel il se trouve s'étant soudain ouvert, il y voit les statues du père et de la mère de Mario. Il les provoque comme s'il voulait se venger d'elles. Leonora se sauve indignée, Bertolino se livre à quelques lazzi qui dissimulent mal son effroi, enfin les statues s'animent et disent à leur insul- teur :
i. C'est le quatrième de la collection. Cf. Le Rendiconti della Reale Academia dei Lincei (1901, serie quinta, t. X, fase. 11 et 12, p. 400-407).
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Ne troublez pas le repos des morts....
Qui frappe par lVpée périt par l'épée '....
Aurelio, que ces menaces ne troublent pas, mais que la poursuite des soldats du roi oblige à se cacher, promet aux statues de les revoir et se retire avec Bertolino au fond du bois. Là, tandis que Mario le recherche, avec l'intention de le tuer, il courtise la jeune Angela. Mais Leonora a découvert leurs amours; elle fait à son amant une scène de jalousie, menace même de tuer le traître qui la renverse à terre d'un coup de pied, la désarme et la laisse sur le sol où un vieil ermite la trouve, la console et la conduit dans sa retraite.
Dans l'acte II, Bertolino adresse à son maître de sages conseils. Il lui rappelle les paroles des statues et l'exhorte au repentir. Aurelio n'a cure de ces avis, et pour échapper à la - poursuite de Mario, il imagine d'obliger l'ermite qu'il rencontre à changer d'habits avec lui. Sous ce nouveau costume, il aborde Mario, lui dit force mal de lui-même et lui offre de faire tomber entre ses mains le criminel qu'il recherche. Mario naïvement lui confie ses soldats et la direction des opérations. Le faux ermite en profite pour séparer Mario, des siens et le faire attacher à la porte du temple, où il va le faire tuer à coups d'arquebuse quand le temple s'ouvre, et les deux statues agenouillées disent au comte :
Modère ta fureur, ô comte,
Avant que le soleil se couche2.
A la faveur du désarroi que provoque cette apparition, Mario se sauve. Aurelio veut s'élancer à sa poursuite, mais les statues l'arrètent par ces paroles :
Repens-toi....
Qui vit mal, meurt mal 3.
1. Non disturbare la quieta a i morti....
Chi di coltel ferisce di coltcl perisce
. Tempre il furore, o conte,
Priu che '1 sol tramonte.
3. Pentiti....
Chi mal vive, mal muore.
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L'acte III nous montre Aurelio irrité contre ses gens qui ont eu peur de statues de pierre et plus endurci encore que par le passé, malgré les sages remontrances de Bertolino qui lui parle de la mort, du ciel et de l'enfer. Sur ces entrefaites, ses soldats lui amènent la jeune courtisane Olivetta habillée en homme. Mais celle-ci lui révèle son sexe, et par galanterie il la remet en liberté, non sans lui avoir montré le supplice de Buffeto, valet du duc Mario, qu'il fait empaler à la place de son maître. Il se met ensuite à table avec Angela, Bertolino et les soldats : tous boivent et plaisantent quand l'ermite paraît et leur demande l'aumône. Aurelio se moque de lui, lui demande s'il s'amuse avec les courtisanes et ordonne à un soldat d'aller visiter sa cellule. Le soldat revient peu après, ramenant Leonora en habits de pénitente. Aurelio, à cette vue, recommence ses plaisanteries; mais Leonora tombe morte. Aurelio quitte alors la table et l'on transporte le cadavre de la jeune femme dans le temple. Celui-ci s'ouvre, les statues apparaissent une épée à la main et le corps de Leonora à leurs pieds. Aurelio leur fait demander par Bertolino pour quelles raisons elles tiennent ainsi une épée et si elles veulent lutter avec lui! Oui, répondent les statues, qui ajoutent :
Aujourd'hui, comte, avant le coucher du soleil '.
Aurelio accepte la provocation et le temple se ferme de nouveau.
Après une scène au cours de laquelle Olivetta, l'ermite, Cas- sandre et Mario racontent au roi les événements dont ils ont été les témoins et les victimes, Aurelio, fidèle au rendez-vous, revient au temple avec Bertolino. Les statues, l'épée à la main, l'attendent et l'invitent à s'approcher. Lui les provoque à un combat corps à corps :
Repens-toi, comte, avant que le soleil se couche,
1. Hoggi, conte, prima che' 1 sol tramonte.
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lui disent á trois reprises les statues, qui redeviennent plus pressantes et ajoutent :
Prends garde, le soleil se couche....
« Eh, qu'il se couche, réplique Aurelio. En serai-je moins le comte? — A toi, ó ciel! 1 » disent les statues, en arrêtant le comte qui s'appréte au combat. A ce moment le ciel s'ouvre, le ton- nerre se fait entendre, un tremblement de terre l'accompagne; le jour s'obscurcit, et la foudre tombe aux pieds d'Aurelio que la terre engloutit.
Le temple se ferme ensuite, et Bertolino se sauve avec Angela. Tous deux vont raconter au roi la fin du coupable, que, dans une derniére scéne, l'on voit aux enfers, tandis que, dans une apothéose, le ciel s'entr'ouvre, montrant Leonora et les statues, et que des choeurs d'anges et de démons se font entendre, chan- tant la gloire de Dieu et le chátiment des criminéis.
J'ai longuement analysé ce scenario afin de mieux montrer les rapports qu'il peut avoir avec la légende de Don Juan et celle de Leonzio.
Observons tout d'abord que notre scenario ne porte aucune date : tel que nous l'avons, il appartient á la fin du XVIIc siécle. Mais ce texte n'est évidemment pas l'original, pas plus que celui des autres scenarii auxquels il est melé2. C'est une copie plus ou moins fidéle d'un scenario antérieur. Peut-on l'idenlifier avec l' Ateista fulminato signalé par Shadwell? Peut étre, á condition d'admettre qu'il n'est qu'une version tres modifiée de cette piéce religieuse primitive. Y a-t-il d'autre part un lien réel entre le Burlador et cet -Ateista fulminato? Les différences sont considé- rables : Aurelio ne ressemble que de loin á Don Juan : c'est un voleur, un assassin plutót qu'un débauché. Sans doute il enléve Leonora et la trompe avec Angela, mais le libertinage n'est
1. — Vedi, cho '1 sol tramonte.
— E poi que '1 sol tramonte, non saró sempro il conte.
— A te, o cielo.
2. La plupart de ces scenarii sont inspirés de pièces connues (cf. la liste, p. 395 à 397 de l'article cité).
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qu'un côté de son caractère. C'est plutôt un révolté contre les lois sociales, un vrai bandit italien, rançonnant les gens et les assassinant. La partie la plus originale de la légende du Burlador, le souper de la statue, qui, dans les pièces italiennes postérieures, a pris une si grande importance, n'existe pas dans l'Ateista ful- minato. Il y a bien un festin, cependant, mais entre brigands et sans la présence d'aucune statue. Enfin, dans le scénario, les statues sont au nombre de deux; il n'y en a qu'une dans le Burlador.
Mais les ressemblances sont indéniables : des deux côtés un. pécheur endurci, longtemps rebelle aux avertissements que lui donne son valet, et aux menaces d'agents surnaturels, est finalement englouti dans les enfers. De part et d'autre, l'élément merveilleux est représenté par des statues qui s'animent, parlent et vengent l'affront fait à leur propre fille. Il semble donc qu'il y ait un lien entre les deux œuvres. Faut-il en conclure que l'auteur espagnol a connu et imité l'auteur italien?
Si l'on examine de près le scenario que nous possédons, c'est à la conclusion inverse que l'on doit aboutir. Tout d'abord, le texte du scenario est postérieur à la pièce espagnole. En outre, il est manifestement fait d'emprunts multiples et très divers. La scène finale dans laquelle le coupable apparaît tourmenté par des démons rappelle la fin de la comédie de Cicognini; l'ermite qui figure ici se rencontre aussi chez tous les imitateurs de Giliberto et, sans aucun doute, était chez Giliberto lui-mème. Comme Don Juan, Aurelio oblige l'ermite à se dépouiller de ses vêtements; comme Don Juan il est poursuivi, non plus ici par le fiancé, mais par le père de sa victime, et il use de la même ruse pour se rendre maître de son ennemi. Quelques détails semblables se trouvent même dans le scenario et chez Molière. Dans les deux pièces, un pauvre demande l'aumône — (dans l'Ateista, ce pauvre est le même personnage que l'ermite) — et subit les railleries du libertin. De même, Leonora et Elvire sont sœurs et non pas fiancées de Mario et de don Carlos; toutes deux ont été enlevées d'un couvent; toutes deux manifestent en découvrant l'infidélité de leur époux les mêmes sentiments de
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douleur. Enfin, rapprochement plus curieux, le nom même de Leonora, sa mort, les plaisanteries d'Aurelio sur les amours de l'ermite se retrouvent chez Shadwell'.
Le scenario apparaît donc comme un composé d'éléments hétérogènes empruntés à différents dérivés du Burlador, et plus ou moins habilement amalgamés à une partie originale tirée peut-être d'une œuvre antérieure, aujourd'hui perdue : cet Ateista (lllminato signalé par Shadwell, qui aurait conservé son titre. Entre la fable de Leonzio et l' Ateista fulminato, les ressemblances sont beaucoup plus vagues : en dehors du châtiment surnaturel subi par Leonzio et Aurelio, les deux légendes sont entièrement distinctes l'une de l'autre.
Il résulte de ces rapprochements que Y Ateista fulminato est postérieur au Burlador et à ses premiers dérivés et qu'il faut renoncer à voir en lui un modèle dont l'auteur espagnol se serait inspiré.
En outre, ce n'est vraisemblablement qu'après la diffusion en Italie et ailleurs de la légende de Don Juan que celle-ci a été confondue avec celles de Leonzio et d'Aurelio. Les pièces qui contiennent des détails communs assez précis pour établir une relation entre les trois fables sont bien postérieures à la première pièce espagnole. Frappés de l'analogie entre le caractère, les aventures et la mort surnaturelle de Leonzio, d'Aurelio et de Don Juan, les auteurs dramatiques n'ont pas tardé à fondre ensemble ces trois légendes primitivement distinctes, et à mêler si bien les détails empruntés à l'une et à l'autre, que, de nos jours, le critique peut croire à une identité d'origine. En réalité ces origines sont différentes.
Un fait seul doit retenir l'attention, car il aide à pénétrer les causes auxquelles le Don Juan a dû sa naissance. A la même
1. Le nom de Léonor se trouve aussi chez Rosimond.
Les mots :
Pentiti....
Chi mal vive, mal muore,
sont presque textuellement dans une pièce de 1678, le Convitato di pietra de
Perucci, où le commandeur dit à Don Juan « Pentiti, o don Giovanni, che chi quai vive, al fin tal more » (III, 13).
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époque trois légendes différentes dans leurs détails, mais dont l'idée générale et la leçon morale sont semblables, ont vu le jour en Italie et en Espagne, d'où deux d'entre elles se sont propagées à travers d'autres pays. Cette éclosion simultanée est le fait d'un état d'esprit et de mœurs dont les manifestations diffèrent de peuple à peuple, mais qui est, au fond, commun à toute l'Europe. C'est partout une même atteinte portée au principe d'autorité, le même développement de l'indépendance personnelle au détriment d'une loi universelle et absolue. En Italie, l'affaiblissement des croyances; l'épanouissement du sens individuel; le culte de la nature et de la beauté physique, succédant, sous l'influence de la Renaissance et du retour à l'antiquité, à l'idéalisme mystique du moyen âge; cette littérature tantôt voluptueuse, immorale, tantôt athée dont, depuis plus de deux siècles, la péninsule voit la riche floraison; toutes ces causes expliquent la naissance de la légende de Leonzio, représentation allégorique de la vie des jeunes nobles à la fin du xvie siècle. C'est en Italie aussi, dans le pays où un moine pouvait dire du souverain pontife : « Le pape lui-même ne croit pas en Dieu! » que devait naître la fable de l'athée foudroyé.
En Espagne, par le fait de l'Inquisition, la foi est demeurée intacte et Dieu reste en dehors des discussions. Mais, sous l'influence des guerres étrangères, de la découverte de mondes nouveaux, des rivalités violentes et des convoitises suscitées par la conquête de l'or et le désir de la domination, des plaisirs faciles rencontrés dans les hasards d'une existence aventureuse, l'esprit d'indépendance et d'insubordination, l'amour des jouissances sans frein se sont rapidement développés. Sans nier Dieu, on l'oublie. On a mieux à faire qu'à s'occuper de lui, et tout en lui offrant en passant l'hommage d'une prière et d'une messe, on remet à plus tard le soin de son salut; pour le présent on s'occupe de jouir d'une vie que le fabuleux développement de la puissance nationale a rendue prospère et douce. La légende de Don Juan est le produit naturel de cet état moral. La statue du Commandeur est le symbole de la vengeance divine, rappelant à une jeunesse indocile, affamée de plaisirs,
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que l'homme ne saurait impunément méconnaître ses devoirs envers ses semblables et envers Dieu.
Ainsi, c'est bien d'Espagne que Don Juan est originaire. Son caractère et ses mœurs sont espagnols. La leçon morale qui se cache sous sa légende s'adresse à ses contemporains.
Quant aux événements merveilleux qui terminent son existence, ils sont tirés, les uns, d'œuvres nationales, les autres d'une fable si générale et si humaine qu'elle n'appartient pas moins à l'Espagne qu'à un autre pays.
Mais, contrairement à ce que l'on a longtemps prétendu, il n'y a pas eu dans le principe une histoire ou une fable unique contenant en germe tous les éléments du Burlador. Bien au contraire, les éléments qui ont, dans la suite, composé la légende de Don Juan étaient originairement épars dans des œuvres distinctes. Le premier qui a créé la légende est celui qui a recueilli et groupé les parties différentes qui la constituent : sa formation n'est ni historique, ni spontanée; elle est artificielle; et il nous est aisé maintenant de la reconstituer. Nous pouvons voir comment elle a pris corps, au moyen de quels emprunts, de quels arrangements son auteur lui a donné sa forme définitive. Nous avons retrouvé les matériaux dont il s'est servi : voyons comment il les a mis en œuvre.
C'est l'lnfamadot de Cueva qui semble lui avoir fourni l'idée première, la conception générale de la pièce, la leçon qui s'en dégage, la progression de l'émotion religieuse, l'annonce de l'attente anxieuse du châtiment, ainsi que les traits les plus significatifs du caractère de Don Juan : l'amour du plaisir, l'esprit d'indépendance, l'obstination à persévérer dans le mal, le dédain des conseils et des avertissements, même célestes. Mais Leucino est un criminel vicieux et profondément perverti; Don Juan n'est qu'un trompeur plus frivole que méchant. Tandis que chez Cueva, l'agent de la vengeance céleste est emprunté au merveilleux païen, l'auteur du Burlador a eu l'heureuse pensée de substituer à Némésis, à Diane, à ces divinités auxquelles personne ne croyait, un merveilleux qui pût frapper davantage un public chrétien. En outre, dans un drame qui
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devait montrer à quel châtiment expose l'oubli de la morale et de la religion, l'impression devait être plus vive si ce châtiment était infligé par une victime même du coupable et non par un étranger. C'est ici que l'auteur, abandonnant Cueva, s'est inspiré d'un autre modèle. Un auto-sacramentale; une ballade populaire ; ou plus simplement, peut-être, ses souvenirs d'une fable qui circulait partout, lui ont fourni l'idée macabre de faire inviter un mort par le libertin, et de faire de ce mort l'instrument de la vengeance divine. Mais, pour l'intéresser plus directement au supplice du coupable, pour le mêler davantage à l'action, il l'introduit vivant d'abord dans la pièce, il le rattache directement à un épisode essentiel de son sujet, et nous le montre frappé par l'épée de celui-là même qu'il viendra châtier au dénoûment. Enfin, pour augmenter encore la terreur de ce châtiment surnaturel, le poète a substitué au squelette la statue de pierre du mort, substitution dont il a emprunté l'idée première et certains détails à Lope de Vega.
Ainsi ont été puisés à des sources très différentes, puis habilement groupés et modifiés en vue de donner toute son intensité à la haute leçon morale qui est le but de la pièce, les multiples éléments du sujet. En les réunissant, l'auteur du Burlador a introduit dans sa pièce une émotion dramatique et religieuse qu'aucun d'eux ne produisait isolément. Le supplice de Leucino est loin de causer sur le spectateur une impression aussi terrible que l'intervention surnaturelle du mort. De même, si effrayante que soit, dans la fable de Leonzio, l'arrivée du spectre, elle ne provoque ni l'étonnement, ni la terreur qui résultent du contraste entre la rigidité du marbre, le mouvement soudain qui l'anime et les paroles qui tombent de ses lèvres glacées. L'effroi religieux causé par ce miracle de la statue vivante est bien moindre dans la pièce de Lope où manquent les circonstances qui rendent, dans le Burlador, l'intervention du mort si terrifiante.
Si donc la légende de Don Juan et du convié de pierre existe à l'état fragmentaire dans plusieurs œuvres antérieures, c'est la réunion seule de ces fragments qui la constitue. Pris séparé-
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ment, ils ne font pas la légende : celui-là seul l'a vraiment créée qui, le premier, a eu l'idée de capter et de réunir les sources diverses dont elle est dérivée.
Mais celui-là, quel est-il?
Il a toujours été admis, en Espagne comme ailleurs, que l'auteur du Burlador était le poète Gabriel Tellez, moine de la Merci, plus connu sous le nom de Tirso de Molina1.
M. Farinelli, le premier, a contesté à cet écrivain la paternité de Don Juan. De son vivant, Tirso a publié lui-même, ou fait publier par un neveu, authentique ou imaginaire, Francisco Lucas de Avila, un certain nombre d'éditions de ses œuvres. La première partie, qui comprend douze comédies, a paru en lG27 d'abord, à Madrid et à Séville, puis à Valence en 1631. La seconde partie, publiée à Madrid en 1635, contient aussi douze comédies; la troisième, la quatrième et la cinquième parties parurent successivement en 1634, en 1635 et en 1636, la troisième à Tortosa et les deux dernières à Madrid. Aucune de ces éditions ne contient le Burlador. Celui-ci se trouve pour la première fois dans un recueil intitulé : « Doze comedias nuevas de Lope de Vega Carpio, y otros autores. Segunda parte. Impreso con licencia. En Barcelona por Jeronimo Margarit a no de 1630. » Elle est la septième de la collection et porte le titre de : El Burlador de Sevilla y convidado de piedra, comedia famosa del maestro Tirso de Molina.
Deux autres recueils parus en 1654, l'un à Madrid, l'autre à Saragosse, contiennent encore la pièce, sous le nom du même auteur. D'autre part, en 1878, un bibliophile, le marquis de Fuensanta del Valle, a découvert une pièce détachée, imprimée probablement dans la première partie du xvir siècle, sous le titre de : Tan largo me lo fiais! et attribuée à don Pedro Calderon de la Barca. Or, ce Tan largo n'est pas autre chose qu'une ver-
1. Né à Madrid en 1572 et mort en 1648.
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sion quelque peu différente du Burlador, et il est évident que l'une des deux pièces est une imitation, parfois même une copie de l'autre.
Quelle est la première en date? C'est ce que nous aurons à étudier. Quant à l'œuvre elle-même,, elle est donc attribuée à deux écrivains différents. Que l'auteur en soit Calderon, la chose est improbable; aucune édition authentique des œuvres de Calderon n'a jamais contenu le Tan largo1. En 1630, Calderon ne jouissait pas d'une réputation assez grande pour qu'on lui attribuât, afin de la faire mieux vendre, l'œuvre d'un autre. Cette attribution est certainement postérieure. L'auteur véritable est-il donc Tirso?
Il semble étrange qu'une œuvre aussi célèbre que le Burlador ne figure dans aucune des éditions publiées sous sa direction, et seulement dans un recueil d'ailleurs mutilé, au milieu de pièces d'autres écrivains. Ces attributions de Comedias à des poètes en renom, qui en réalité n'en étaient pas les auteurs, étaient au xvii, siècle, en Espagne, un fait trop commun, pour qu'il faille les accepter sans réserve. C'était un procédé habile pour assurer le succès d'une pièce, que de la mettre sous le couvert d'un écrivain connu et aimé du public. Le nombre considérable des auteurs dramatiques et de leurs œuvres, la multitude des troupes de théâtre rendaient faciles et fréquentes ces supercheries dont plusieurs écrivains se sont plaints. Calderon, dans une lettre au duc de Veraguas, se lamente de ne pouvoir obtenir que l'autorité empêche la contrefaçon de ses oeuvres ; Alarcon réclamait comme siennes des comédies publiées sous le nom de Lope, et ce dernier crut devoir indiquer le titre des pièces dont il se reconnaissait l'auteur. Le Burlador ne figurant dans aucune des éditions authentiques de Tirso, il est permis de croire que l'espoir de faire vendre et jouer la pièce a poussé un éditeur peu scrupuleux à la placer sous un patronage aussi autorisé que celui du moine de la Merci.
Le Burlador ne semble pas en outre posséder les caractères
1. Goldoni, cependant, attribue aussi le Burlador à Calderon.
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habituels aux œuvres de Tirso; on n'y retrouve pas cet esprit si fin, plein d'ironie et de malice qui a fait surnommer le poète un « Beaumarchais en soutane ». Les rôles de femme y sont sacrifiés : Isabela, Ana paraissent à peine; Tisbea et Aminta ne sont que de tendres et naïves victimes, alors qu'au contraire, dans les autres pièces, les femmes jouent le rôle principal, dominent les hommes, sont autoritaires, violentes, passionnées.
Le style même du Burlador n'a pas les qualités de grâce, d'harmonie habituelles à la langue de Tirso. Nulle part on n'y rencontre un tour familier à cet écrivain : la substitution à l'adjectif épithète d'un second substantif, mis en opposition au premier. On peut encore objecter les incohérences de la composition, peu digne de l'art si régulier du moine de la Merci.
Toutes ces raisons sont-elles suffisantes pour établir que la pièce n'est pas de Tirso? Je ne le pense pas. Le fait qu'elle ne figure dans aucune des éditions publiées de 1627 à 1636 n'est pas probant : Tirso a composé plus de 400 comédies, et ces éditions n'en contiennent que 50. Bien plus, la présence de ces pièces dans des recueils manifestement publiés avec l'agrément de l'auteur n'est pas pour elles une preuve absolue d'authenticité. Dans l'édition de Madrid, de 1635, publiée par l'auteur lui-même en collaboration avec son neveu, on trouve cette singulière indication que sur douze pièces quatre seulement sont de Tirso. Et Tirso se souciait si peu d'établir rigoureusement la paternité de ses œuvres que ces pièces ne sont même pas désignées. En général, d'ailleurs, les comedias n'étaient écrites que pour la représentation, et la négligence des auteurs au sujet de leur impression rend des plus délicates et des plus obscures ces questions d'attributions.
L'argument tiré de la peinture des caractères ne prouve rien non plus, sinon que dans le Burlador les personnages de femmes sont plus effacés que dans les autres pièces connues. Mais la conception que l'auteur s'est faite du héros voulait que celui-ci conquît aussitôt les femmes qu'il rencontrait, et les oubliât ensuite sans qu'aucune ait influé sur lui ni laissé de traces dan&
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sa vie. D'ailleurs, dans le Damné pour manque de foi1, c'est l'homme aussi qui domine, dirige l'action et fait de la femme son jouet.
Quant au style, il est incontestablement des plus négligés, et souvent indigne de Tirso. Plusieurs passages sont inintelligibles. Des vers de Lope sont intercalés en si grand nombre que l'on pourrait croire la pièce faite de morceaux rapportés2. Ces négligences s'expliquent par le fait que nous ne possédons pas le texte véritable du Burlador, mais une version manifestement mauvaise, écrite négligemment par un copiste pressé, peu scrupuleux du détail. Le texte établi par Hartzenbusch est des plus défectueux. Celui de l'édition de Barcelone de 1630 et celui des deux éditions de 1654 de Madrid et de Saragosse sont meilleurs et contiennent des vers qui comblent quelques-unes des lacunes de la version d'Hartzenbusch. Enfin, le texte du Tan largo est plus satisfaisant, plus complet que les précédents, et de sa comparaison avec ceux-ci, on pourrait tirer une rédaction sinon définitive, du moins acceptable. Mais il n'est pas douteux qu'aucune des versions connues ne reproduit exactement le texte authentique. Cette raison pourrait aussi expliquer, en partie au moins, les irrégularités de la composition.
Ainsi, ce qui nous paraît indigne du talent de Tirso provient d'additions, d'omissions et d'erreurs dont il ne saurait être rendu responsable. On ne peut en somme rien conclure de l'imperfection de la forme. Quant à la substitution habituelle du substantif épithète à l'adjectif, si elle ne se rencontre pas dans le Burlador, elle ne se trouve pas davantage dans d'autres pièces dont l'authenticité n'est pas contestée 3.
Une dernière objection contre la possibilité d'attribuer à Tirso la paternité du Burlador est le caractère manifestement sévillan de la pièce. Dès la fin de la première journée, les événe-
1. Je sais bien que la paternité de cette pièce est aussi contestée à Tirso, mais sans raisons suffisantes à mon avis.
2. De très nombreux emprunts sont faits, notamment au Marques de las Navas.
3. J. Morel-Fatio, Quelques mots sur Don Juan, Bulletin hispanique, t. I, p. 218.
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ments se passent à Séville; le héros est d'une famille andalou'se ainsi que les principaux personnages, le commandeur d'Ulloa et le marquis de la Mota. — Bien plus, certains détails très précis et très particuliers sur la capitale de l'Andalousie 1 semblent ne pouvoir provenir que d'un homme très au courant des mœurs de la ville et de sa topographie. Or, non seulement Tirso n'était pas sévillan, mais ses biographes ne signalent aucun séjour fait par lui à Séville. L'objection est peu concluante : tout d'abord, M. Cotarelo 2 cite une note trouvée en 1839 dans un ouvrage3 publié par un commandeur de l'Ordre de la Merci et qui semble bien établir que Tirso était en 1625 à Séville : « J'ai connu, dit l'auteur, le père prcsentado Tellez à Séville quand il vint de la province de Saint-Domingue, et je fis route avec lui jusqu'au village de Fuentes où j'étais alors commandeur, en l'année 1625 ». M. Cotarelo est d'avis que Tirso dût séjourner à Séville jusqu'en 1627. Mais, cette indication fût-elle sujette à caution, il n'est pas besoin de supposer que Tirso a dû connaître Séville pour en parler. Il a pu se documenter aisément soit dans des conversations, soit par des lectures. En 1621, notamment, on donnait un auto-sacramentale intitulé las Calles de Sevilla (les Rues de Séville) où les traits de mœurs abondaient.
Mais peut-être, à ces arguments de fait, doit-on préférer encore des raisons tirées du caractère et du sens de la pièce. L'inspiration religieuse du Burlador, la leçon qui s'en dégage se retrouvent traduites avec non moins de vigueur dans d'autres drames de Tirso; il en est un, notamment, le Damné pour manque de foi, dont le rapprochement avec le Burlador est significatif. Nous y reviendrons bientôt 4.
1. Cf. Journée III, scènes v et XII.
2. Tirso de Molina, p. 53 et suiv.
3. Patriarcas, arzobispos y obispos mercenarios y varias materias, por el
P. Fr. Pedro de San Cecilio, natural de Granada, y comendador de la Orden de la Merced.
4. M. Martinenche me soumet un autre argument qui n'est pas sans valeur, sans être toutefois concluant :
Dans l'édition de 1630, on trouve cette indication que la pièce a été jouée par
« Roque de Figueroa n. Comme cette édition porte aussi le nom de Tirso de Molina,
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Si donc le Burlador ne peut, en l'état actuel du problème, être attribué en toute certitude à Tirso de Molina, cette attribu-
M. Martinenche voit dans la juxtaposition du nom de l'auteur et de celui du directeur de la troupe une raison de croire à l'authenticité de l'attribution.
Dans un article récent et d'un haut intérêt sur l'emploi de certaines formes poétiques habituelles à Tirso (The use of verse-forms [strophes] by Tirso de Molina. — Bulletin hispanique, t. VIT, p. 386 et suiv.), M. P. Griswold Morley signale que dans les deux scènes de paysans que contient le Burlador on ne rencontre pas les formes dialectales telles que her pour hacer, nueso pour nuestro, la substitution de l'r à 1'1 comme dans la Villana de Vallecas, la Prudencia en la mujer, el Vergonzoso en palacio, etc. Le fait semble étrange si Tirso est l'auteur du Burlador.
On peut faire deux réponses à cette objection :
1° Les textes corrompus du Burlador que nous possédons ont fort bien pu corriger; comme vicieuses, les formes dialectales qui étaient peut-être dans le texte même de Tirso.
2° Mais il est probable que ces formes ne se trouvaient pas employées dans le Burlador : Tirso les emploie quand il peint et fait parler de vrais paysans, auxquels il donne les mœurs de leur condition. Ce n'est pas le cas dans le Burlador. Les paysans y sont très conventionnels. Ce sont des bergers de Pastorale. Leur langage n'est pas moins recherché ni moins contraire à la réalité que leur caractère.
M. S. Griswold Morley signale d'autre part quelques expressions du Burlador qui se trouvent aussi dans d'autres pièces de Tirso (cf. p. 405 de l'article cité). J'avoue ne pouvoir tirer de ces rapprochements un argument en faveur de la thèse de l'authenticité, que je soutiens : il s'agit d'un jeu de mots entre mar et amar (1, 12), que M. S.-G. Morley compare à un jeu de mots analogue tamar et amar dans la Venganza de Tamar (A. II, passim). Outre que le rapprochement me semble quelque peu vague et banal, il importe de noter que les vers de Tirso, dans lesquels se trouve le jeu de mots sur c< mar » et « amar », ne sont pas dans le Burlador, mais dans le Tan lai-go ; quand don Juan, sauvé par Tisbea, lui a dit : c< Un terrible ouragan a fait chavirer mon navire pour me jeter à vos pieds qui me donnent un abri et un port ", il ajoute dans le Tan lai-go
Y en vuestro divino oriente Renazco, y no hay que espantar, Pues veis hay de maı' á ama/' Una letra solamente.
L'authenticité de ces vers n'est donc pas démontrée.
Enfin M. S.-G. Morley signale encore dans le Burlador les expressions :
Véndense siempre por trucha?
Ranas las más dellas son (II, 5):
qu'il rapproche de ces deux vers :
Que no busca en charcos ranas
Quien tiene en la corte t?,ttchas (la "Villana de Yaltecas, rr, 5),
expressions grossières (truites, grenouilles), appliquées à des femmes.
Le rapprochement me semble encore trop banal pour être pris en considération. Cf. encore, pour cette question de l'authenticité du Burlador Menéndez y Pelayo (Esludios, II0 serie, p. 187 et suiv.).
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tion demeure probable, aucun des arguments allégués contre elle n'étant concluant. Mais la question, il faut l'avouer, n'est pas définitivement résolue, et ne pourrait l'être que par la découverte d'un texte plus sûr et plus authentique que celui de l'édition de Barcelone, et que celui du Tan largo.
Quant à ceux-ci, s'il n'entre pas dans le cadre de ce travail d'en faire une comparaison approfondie, ils contiennent quelques différences qui doivent nous arrêter un moment. La suite des scènes — sauf quelques modifications de détail — est la même ; mais le développement est en général plus abondant dans la deuxièm-e version. Les suppressions et les additions y sont assez nombreuses. Le sens en est aussi, en bien des endroits, plus satisfaisant. Les personnages conservent les mêmes noms, sauf cependant le père de Don Juan qui s'appelle, dans le Burlador, Don Diego, et Don Juan dans le Tan Largo. Cette dernière pièce contient une description de Séville substituée à celle de Lisbonne, et le titre en est tout différent : « Tan largo me lo fiais (Tu me donnes un long délai).
Ces deux importantes modifications prouvent que le Tan largo est postérieur au Burlador. En effet, la plus grande partie de la pièce se passant à Séville, il n'est pas admissible que l'auteur véritable ait fait décrire par un de ses personnages la ville même dans laquelle se déroule l'action. On comprend fort bien, au contraire, qu'un imitateur, dans des représentations données en divers pays, ait remplacé en dépit des vraisemblances, et suivant les endroits, la description de Lisbonne par celle de Séville ou d'une autre ville. En outre, ce titre de Tan largo me lo fiais a tout l'air d'un- titre imaginé pour dissimuler le plagiat aux yeux du public. Il est emprunté à une phrase qui revient souvent comme une sorte de refrain dans le Burlador et qui contient la morale de la pièce. Le nom même de Burlador est remplacé par celui, bien plus vulgaire, de garaiion (un âne étalon).
Quel était l'auteur de cette imitation? Était-ce, comme le suppose Cotarelo, cet André de Claramonte, bourgeois de Séville dont le nom était devenu synonyme de plagiaire? La question est obscure et n'offre que peu d'intérêt. C'est le nom
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seul de l'auteur de la première rédaction qu'il importe de connaître.
Quant à la date précise de la composition du Burlador, elle n'est pas moins incertaine. Si la pièce est de Tirso, elle n'est vraisemblablement pas antérieure à l'année 1625, époque du séjour probable que le moine de la Merci fit à Séville. Une des premières éditions de ses œuvres fut publiée en cette ville en 1627, chez Manuel de Sandi. Si la pièce était de cette époque, sévil- lane comme elle est, elle eût sans doute figuré dans l'édition de Sandi. J'inclinerais donc à placer sa composition entre les années 1627 et 1630.
Quoi qu'il en. soit, d'ailleurs, de l'authenticité du Burlador, s'il est de Tirso ce n'est pas une de ses meilleures œuvres. Le succès postérieur de la légende de Don Juan, les imitations innombrables qui en ont été faites, ont valu au premier drame une réputation qu'il ne justifie pas complètement. Il ne semble même pas que le Burlador ait joui auprès de ses contemporains de la vogue qui plus tard s'est attachée à lui. Si grandes en effet que soient l'irrégularité et la maladresse de composition des pièces espagnoles au XVIIe siècle, il en est peu dont la facture soit aussi gauche : l'intrigue est confuse, sans suite, coupée sans raison et mal à propos d'incidents et de digressions qui — tel le récit du commandeur d'Ulloa — interrompent l'action et la ralentissent sans motif. Ces observations, il est vrai, ne sont justes que dans la mesure où la pièce que nous possédons est conforme au texte primitif : la description de Lisbonne, notamment, si pédantesque et si plate, pourrait bien n'être qu'une de ces loas introduites après coup par des acteurs, suivant les villes où ils jouaient 1.
Mais, en général, les événements ne sont pas présentés dans une succession régulière et dans une dépendance naturelle. Ils sont juxtaposés; ils ne découlent pas l'un de l'autre. C'est
1. Les descriptions de villes sont assez fréquentes dans la littérature contemporaine et devaient être du goût du public. Cf. notamment les Adieux à
Séville dans Los Vargos de Castille, de Lope; l'éloge de Naples dans les Ciga- rrales, de Tirso, dans le Pausilipo, de don Cristobal Juarez de Figueroa, etc.
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comme une série de tableaux indépendants représentant à tour de rôle différentes scènes de la vie du même personnage.
L'intrigue ne résulte ni du caractère de Don Juan, ni de l'enchaînement des faits; elle marche au hasard des rencontres faites par le libertin, des aventures auxquelles le mêlent les caprices de sa bonne ou mauvaise fortune.
En dehors de la dissemblance qu'elle offre dans ses deux parties : l'une, banale comédie d'amour et de cape et d'épée; l'autre, drame religieux, la pièce manque donc d'ordonnance et de cohésion. Le portrait du héros est tantôt trop uniforme de ton, tantôt disparate. Dans lès deux premières journées, Don Juan ne progresse, ne se transforme, ni ne varie : le fourbe qui prend le manteau et le nom du marquis de la Mota pour pénétrer auprès de doua Ana, reproduit exactement le ravisseur d'Isabela. Le trompeur qui enjôle Aminta par une promesse de mariage copie le séducteur de Tisbea. Le personnage ne fait que se répéter : il demeure figé dans le même rôle .de débauché sans invention et sans profondeur. Puis, soudainement, dans la troisième journée, il se transforme et prend une vigueur et une élévation inattendues. Certes,' les conditions du théâtre et- le tempérament espagnol expliquent ce contraste qui choque nos habitudes de méthode et notre besoin de logique; mais il faut ajouter surtout que l'auteur du Burlador ne s'est pas proposé ce que nous chercherions vainement dans sa pièce, et ce que Molière a mis dans son Festin de Pierre : la peinture d'un caractère.
Sans doute la physionomie de Don Juan se détache avec netteté des événements successifs au milieu desquels l'auteur le représente ; mais, ce n'est pas la représentation du personnage pour lui-même qui est l'objet de la pièce. Celle-ci appartient à la catégorie de ces œuvres à la fois tragiques, religieuses, comiques, qui sont, dans leur confusion, un tableau si ressemblant de la vie et des mœurs espagnoles, mais qui se proposent plus de donner au public un spectacle captivant ou une leçon profitable que de peindre une passion ou un caractère. Il ne faudrait pas se laisser abuser par le titre de Budador
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(le Trompeur). Il ne contient pas ce que renferment chez nous des titres tels que l'Avare, VImposteur, le Joueur : l'analyse d'un vice et de ses effets dans une âme.
Le Budador n'est pas un drame psychologique. C'est un drame religieux qui pose et résout un problème théologique ' dont l'intérêt a paru si vif aux Espagnols qu'ils l'ont discuté à maintes reprises, non pas seulement dans leurs ouvrages de controverse et d'instruction, mais jusque dans leur théâtre. La foi suffit-elle sans les actes pour assurer le salut? Et, inversement, les œuvres sans la foi ont-elles quelque prix aux yeux de Dieu? Faut-il au contraire, pour être sauvé, l'union des œuvres et de la foi? Et si cela est, dans quelle mesure le repentir et l'amour de Dieu corrigent-ils les fautes commises contre sa loi? A quelles conditions met-il son pardon ? Est-il des crimes au- dessus de sa miséricorde? Le pécheur doit-il désespérer de sa bonté, ou ne jamais cesser d'avoir confiance, quelles que soient ses fautes?
Les dramaturges espagnols n'hésitent pas sur la réponse à ces délicates questions. La maxime évangélique : « Il y a plus de place au ciel pour un pécheur repentant que pour dix justes », est la conclusion unanime de leurs pièces. Ils se sont même ingéniés, pour rendre cette vérité plus indiscutable, à présenter sur la scène les criminels les plus corrompus, à entasser sur leurs têtes les forfaits les plus épouvantables, en leur laissant seulement au fond du cœur un germe de bonté et de foi. Dans la Fianza satisfecha (la Caution dégagée), Leonido fait du Christ le garant de ses innombrables crimes, et Dieu paie finalement la dette contractée par son divin fils. Dans la Dévotion a la Cî,qz (la Dévotion à la croix), Eusebio, voleur et assassin, conserve le culte de la croix et cette fidélité le sauve à l'heure dernière. Cristobal de Lugo 1 achève comme un saint, et en faisant des miracles, une existence de coureur de filles et de détrousseur de passants.
Cette conception qui exalte l'efficacité du repentir est profon-
1. El Rufián dichoso, de Cervantés.
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dément catholique; elle est aussi humaine et consolante, car elle permet à l'homme de racheter ses fautes, et si bas qu'il soit tombé, de se relever. En ne fermant pas l'espérance au pécheur, elle empêche le cœur endurci de se dessécher et de se corrompre irrémédiablement. En Espagne, grâce à la force du sentiment catholique, cette doctrine trouvait chaque jour son application. Ces personnages, dépravés et croyants, chez qui la foi ne sommeille que pour s'éveiller plus vive à une certaine heure, et dont les erreurs sont rachetées par une rigoureuse expiation, sont plus nombreux encore dans la vie que sur la scène. Sous l'influence séculaire de la lutte contre les Maures dans la Péninsule, plus tard contre les Protestants dans les Pays-Bas, le sentiment religieux s'est si intimement uni à la personnalité, qu'il persiste au milieu des plus graves errements. Il n'est pas d'âme, si corrompue soit-elle, au fond de laquelle ne survive quelque croyance secrète, quelque culte à la Vierge, à la Croix, quelque adoration d'un saint, épave d'une foi prète à refleurir un jour tout entière. Ce jour-là, la conversion sera retentissante, et ces tempéraments espagnols aussi peu mesurés dans le bien que dans le mal. passeront brusquement des pires excès de la chair aux plus vives ardeurs mystiques. Lope achève dans la prêtrise une vie d'aventures guerrières et galantes; Cal- deron, bretteur sacrilège, prend aussi la robe du prètre. Quelle est la valeur de ces conversions? Jusqu'à quel point Dieu peut-il s'en accommoder? Il a créé l'homme fragile et imparfait et il n'exige pas de lui qu'il n'erre jamais loin des droits chemins; il lui a laissé la possibilité du repentir, et il lui a donné le droit de compter sur une miséricorde qu'il ne refuse à personne1. Qu'est-ce que le pécheur doit donc faire pour que Dieu lui pardonne?
Dans aucun drame cette question n'a été présentée et résolue avec autant de logique et de grandeur que dans el Condenado por desconfiado (le Damné pour manque de foi), de Tirso de Molina. Un bandit a commis des crimes devant lesquels l'imagi-
1. Cf. El condenado por desconfiado (11, 11).
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nation reste épouvantée : vols, assassinats, viols, exécutés dans les conditions les plus atroces, avec le cynisme d'une âme si foncièrement pervertie qu'aucune bonne pensée ne semble pouvoir germer en elle. Cependant Enrico a conservé un tendre respect pour son vieux père et il n'a jamais désespéré de la miséricorde divine. Aussi s'amende-t-il peu à peu et, à l'heure de la mort, son repentir dès longtemps préparé est si absolu qu'il monte au ciel dans une apothéose. L'ermite Paulo, au contraire, a vécu pendant de longues années dans les austérités de la pénitence; il doute cependant de son salut, et ce seul doute suffit à consommer sa perte. Dès le moment où la confiance s'en va de son cœur, il s'engage dans le mal; ses fautes deviennent chaque jour plus graves et plus nombreuses parce qu'à chacune il désespère davantage du pardon. A l'heure de sa mort sa perversion est irrémédiable et il est damné pour n'avoir pas cru en la bonté de la Providence.
Ainsi ce n'est point la faute qui compte aux yeux de Dieu : « Les offenses ont beau être plus nombreuses que les étoiles du firmament et les poissons de la mer, sa miséricorde est telle qu'il reçoit le pécheur dans ses bras aimants1 ». Mais une condition est nécessaire, il faut que le coupable espère en cette miséricorde, toute prête à lui pardonner. Le seul crime pour lequel il n'y ait point de rémission est le doute. Le Dieu d'amour et de charité mort pour les hommes exige d'eux confiance et abandon. L'homme ne peut, sans se perdre, hésiter dans sa foi. « J'ai toujours l'espérance de faire un jour mon salut, dit Enrico, parce que cette espérance n'est pas fondée sur mes œuvres, mais sur la conviction que Dieu s'humanise avec le plus grand pécheur, et
1. Aunque sus offensas sean
Mas que átomos hay del sol,
Y que estrellas tiene el cielo,
...............
Y peces el mar salado
En sus cóncavos guardó.
Esta es su misericordia,
Que
Le recibe al pecador
En sus amorosos brazos. (II, 11.)
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que sa pitié le sauve. — Et moi, répond Paulo, j'ai perdu la foi parce que mes fautes sont trop nombreuses. — Ce manque de foi fera de toi un damné, ajoute Enrico, tandis que la foi que j'ai en Dieu fera peut-ètre qu'il aura pitié de moi 1 ».
Telle est la conclusion de Tirso et cette morale de son drame est conforme à la vraie doctrine catholique 2. Mais le problème comporte d'autres subtilités théologiques. En dehors du cas de Paulo et de celui d'Enrico, il en est d'autres plus compliqués. Si la foi est nécessaire et suffisante au salut du pécheur, à quel moment et dans quelles conditions doit-elle se manifester? Dieu se con- tentera-t-il d'un acte de contrition et d'amour à la dernière heure, lorsque la menace de la mort et la crainte du châtiment rendent suspecte la sincérité du repentir? Si le ministre de Dieu répond affirmativement, n'autorise-t-il pas un dangereux marché? Le pécheur n'escomptera-t-il pas la clémence divine pour remettre sans cesse sa conversion? Ne dira-t-il pas, comme Don Juan : « J'ai le temps de faire mon salut » ; et dans l'attente de cette pénitence finale qui effacera toute une vie de péché, ne se livrera-t-il pas sans contrainte à tous les appétits de la chair?
Tirso a vu le péril d'une telle morale. Et ce péril était plus
1. • E. — Mas siempre tengo esperanza
En que tengo de salvarme;
Puesto che no va fundada
Mi esperanza en obras mias,
Sino en saber que se humana
Dios con el mas pecador,
Y con su piedad se salva....
Confianza
Tengo en Dios.
P. — Yo no la tengo
Cuando son mis culpas tantas.
Muy desconfiado soy.
E. — Aquesa desconfianza
Te tiene de coiidenar....
... Mas la esperanza
Que tengo en Dios, ha de hacer
Que haya piedad de mi causa. (rI, 17.)
2. Elle est en réalité conforme ft la doctrine chrétienne universelle. Saint Paul, le premier, a déclaré que l'homme est justifié par la foi sans les œuvres, car à qui n'agit pas, mais croit, sa foi sera comptée pour vertu. Luther, dans ses
Propos de Table, a formulé cette maxime : " Celui qui dit que l'Evangile exige des œuvres pour le salut, je dis moi, simplement et nettement, qu'il est un menteur ". Les Jansénistes, en s'appuyant sur l'autorité de saint Augustin, ont soutenu la même thèse.
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à craindre en Espagne qu'ailleurs. Là pas d'incroyants; la foi est générale; mais, loin de détourner du mal, elle semble presque y inviter par l'espoir qu'elle assure au pécheur de voir ses fautes pardonnées en échange d'un repentir in extremis. Il n'était donc pas inutile d'avertir les fidèles que Dieu ne saurait s'accommoder de ces rachats tardifs et que les regrets de la dernière heure ne compensent pas toujours une vie passée dans l'oubli de ses commandements. Cet avertissement salutaire, qui est toute la morale du Burlador, ne se trouve guère ailleurs dans la littérature espagnole : à l'exception de YInfamador, de Cueva, il n'est pas de pièce qui représente un pécheur damné en dépit de son repentir. Et c'est une des raisons qui, tout en prouvant les rapports du drame de Cueva avec le Burlador, permettent d'attribuer celui-ci à Tirso de Molina.
La leçon religieuse développée dans la fable de Don Juan se rattache en effet intimement à celle du Damné pour manque de foi. Elle, en est le complément ou, pour mieux dire, la contrepartie nécessaire. Sans la foi point de salut, telle est la leçon du Damné à laquelle l'auteur du Burlador ajoute celle-ci : la foi sans les œuvres ne suffit pas toujours à obtenir le pardon du pécheur. L'homme qui, sans renier Dieu, vit volontairement dans l'oubli de ses commandements, remettant à une époque indéterminée le soin de son salut, agit en impie, et sera damné. Il ne mourra pas en état de grâce. Sa foi est inefficace; elle est latente, elle est en lui comme si elle n'était pas; elle ne produit aucun bien et n'empêche aucun mal. C'est une foi morte. Elle n'a pas la vertu de celle d'Enrico, non seulement parce qu'elle ne se réveille qu'à la dernière heure, mais parce que son réveil n'est pas spontané. Don Juan a refusé de se convertir à un moment où sa conversion, acte volontaire, accompli en toute liberté, eût produit son effet. Son repentir, lorsque la main de la statue l'a déjà saisi, n'est plus sincère; c'est un effet de la peur. S'il demande un prêtre pour le confesser et l'absoudre, cet appel tardif n'est pas un acte de contrition, mais un cri de détresse. Il a trop attendu : sa conversion-n'a plus de valeur. Dieu se montre, cette fois, impitoyable parce que le pécheur n'a pas permis à la foi d'accomplir
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cette lente et sûre guérison qu'elle opère dans l'âme d'Enrico. Celui-ci a éveillé la foi qui dormait en lui. Don Juan l'a volontairement laissée assoupie. Ce mot qu'il répète comme un refrain : Qué largo rne lo fiais (Quel long délai tu me donnes!) n'est pas un mot de confiance en la miséricorde divine, indulgente aux repentirs les plus tardifs; il n'exprime que l'impatience du libertin gêné dans ses plaisirs, et qui ajourne indéfiniment un acte importun. Don Juan méconnaît la miséricorde de Dieu et la repousse, quand il refuse d'entendre les appels qu'elle lui adresse. Si Enrico est pardonné pour être revenu au bercail, et Paulo châtié pour l'avoir déserté, Don Juan est puni pour n'avoir point voulu y rentrer à temps.
C'est le triple enseignement qui se dégage des deux drames, et qui les rattache l'un à l'autre si étroitement, dans une commune idée religieuse, qu'un même auteur, seul, a pu, semble- t-il, les concevoir. Cette leçon est à la fois morale et théologique, car s'il est du ressort du prêtre de fixer dans quelle mesure la foi et les œuvres doivent être associées pour le salut du pécheur, à quel moment le retour de celui-ci dans le sein de l'Église lui assurera le pardon de ses fautes, il n'est pas moins important pour le moraliste d'établir les conditions qui donnent une valeur au repentir. La question était donc, pour un théologien et pour un dramaturge comme Tirso, doublement intéressante : à l'homme d'Eglise elle offrait un problème religieux des plus graves; à l'homme de théâtre un problème moral assez humain pour sortir des limites étroites d'une controverse ecclésiastique et pour être posée devant le public.
Aussi, dans le Burlador, non moins que dans le Damné pour manque de foi, la thèse soutenue absorbe-t-elle tous les autres éléments du drame. La peinture du débauché, le rôle des autres personnages, la progression de l'intrigue et la combinaison des épisodes, tout cela est accessoire, subordonné à la démonstration de la leçon proposée, et sans autre objet que d'en établir la vérité.
Ce point de vue ne doit pas être oublié si l'on veut comprendre le Burlador et découvrir dès le principe ce qui le distingue si profondément des œuvres issues de lui. Toutes - j'entends les
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œuvres sérieuses — sont à la fois un tableau de mœurs et une peinture de caractère. Seul le Burlador est l'étude d'un cas religieux. Dans cette œuvre décousue, faite de morceaux souvent mal fondus et mal liés, l'unité est constituée par le développement de cette seule idée, à laquelle se rattachent toutes les parties du drame, qu'il ne faut pas attendre au dernier moment pour se convertir. Alors que l'action se répète souvent sans avancer, que les événements qui la constituent se reproduisent parfois avec monotonie, au moins jusqu'aux dernières scènes, la leçon se développe au contraire sans cesse, graduellement. Ce sont des menaces, d'abord vagues, incertaines, qui se précisent peu à peu, répandent à travers la pièce une impression d'angoisse et de terreur religieuse et préparent le coup de foudre final. Le procédé est le même que dans le Damné pour manque de foi, avec cette différence que dans le Damné c'est une double gradation inverse : d'une part, l'évolution d'Enrico écoutant les voix qui parlent en lui, les conseils de son père, jusqu'à l'heure de sa conversion définitive; de l'autre, la chute de Paulo doutant de plus en plus de la clémence céleste et s'acheminant vers sa perdition éternelle en dépit des avertissements que lui font entendre des voix mystérieuses et les apologues d'un berger.
Don Juan reçoit, lui aussi, une série de conseils qu'il ne veut ni écouter ni comprendre. Dès son aventure de Naples, Dieu lui envoie un premier signe destiné à lui ouvrir les yeux, à lui rappeler que la mort peut fondre inopinément sur chacun, et qu'il n'est jamais prématuré de songer au salut : le navire qui le porte fait naufrage et lui-même échappe à grand'peine à la tempête. Dans une pièce postérieure, il comprendra cet avis du ciel et fera mine de se convertir. Ici, la vue d'une jolie pêcheuse ne lui inspire d'autre désir que celui de faire une dupe nouvelle. C'est alors la voix de Catalinon qui lui fait entrevoir la punition d'en haut : « Si vous continuez à tromper les femmes de cette façon, vous le paierez à l'heure de la mort 1 ». Puis c'est
1. Los que fingís y engañais
Las mujeres desa suerte,
Lo pagareis en la muerte. (I, 15.)
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celle de son père : « Quoique Dieu semble souffrir tes crimes et te donner du temps, prends garde que son châtiment ne tarde plus 1 ». Mais Don Juan est sourd à tous les avis : en vain, le commandeur en mourant le menace-t-il; il court à de nouvelles amours, à de nouvelles trahisons. En vain, Catalinon renouvelle ses avertissements : « L'existence la plus longue est courte, seigneur, et derrière la mort, il y a l'enfer 2 ». Vaines leçons! Le galant est jeune, la mort est lointaine, il sera temps de s'amender à l'âge où la grâce divine n'aura plus à lutter contre les faiblesses de la chair. En attendant, il compte jouir de la vie et il ne sort d'une aventure 'que pour en méditer une autre. Cependant, les avertissements d'en haut deviennent plus manifestes : les victimes demandent vengeance; le mort s'anime pour punir lui-même l'offense qu'il a reçue; des chanteurs mystérieux font entendre ces paroles menaçantes : « Que ceux qui estiment que les châtiments de Dieu tardent, prennent garde qu'il n'est pas de terme qui n'arrive, ni de dette qui ne se paie3 ». Et quand Don Juan se repent enfin : « Il n'est plus temps, lui dit la statue, tu y songes trop tard;... ce que l'on fait, on le paie 4 ».
Tel est le véritable objet et tel dut être pour les contemporains l'intérêt du Burlador. Les exploits galants du personnage n'étaient qu'un thème banal, cent fois traité, qui devenait ici, tout comme dans l'lnfamador, une occasion d'éclairer une jeunesse insouciante de son salut, sur les dangers de le différer.
1. Mira que, aunque al parecer
Dios te consiente y aguarda,
Su castigo no se tarda. (II, 10.)
2. Es corta la mayor vida,
Y que hay tras la muerte infierno. (III, 6.)
3. Advierten los que de Dios
Juzgan los castigos tarde
Que no hay plazo que no llegue
Ni deuda que no se pague. (III, 21.)
J'adopte, pour le 2" vers, la version du Tan largo, le texte du Burlador :
Juzgan los castigos grandes
étant manifestement mauvais.
4. No hay lugar, ya acuerdas tarde....
Quien tal hizo que tal pague. (III, 21.)
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Mais s'il est manifeste que le portrait du débauché a passé au second plan dans les préoccupations de l'auteur, celui-ci ne lui en a pas moins donné certains traits originaux dont quelques- uns ont un vigoureux relief.
Tout d'abord, ce relief n'apparaît guère et pour qui lit le drame espagnol avec le souvenir encore vivant du héros de Molière, la figure du premier Don Juan semble assez terne. C'est un libertin, tel que toutes les littératures en ont produit. Il semble même bien fade quand on le compare à un Leonido, à un Enrico, à un Leucino et à tant d'autres caballeros du théâtre espagnol. Mais, à y regarder de près, cette physionomie, sans avoir la vigueur qu'elle prendra dans la suite, contient déjà la plupart des traits essentiels qui constituent le type des Don Juan. Quelques-uns — les plus généraux — appartiennent au fonds immuable de la nature donjuanesque. Ils sont inhérents à l'espèce; sans eux, le héros ne serait plus lui-même. C'est le désir inapaisé de toutes les femmes; c'est la frivolité et l'inconstance. L'amour est l'unique plaisir que poursuive le Burlador. Mais ce n'est pour lui qu'un plaisir, un besoin des sens, une volupté de la chair : c'est son corps seul qui aime. Dans la possession même, il ne cesse de s'appartenir, il ne livre rien de lui; la femme qu'il tient dans ses bras, lui est indifférente; il ne lui donne et ne prend d'elle qu'une sensation. De toutes celles qu'il a connues, aucune ne l'a fixé; elles ont passé dans sa vie sans laisser d'autre souvenir qu'une vision voluptueuse aussitôt évanouie.
Par cette indépendance du cœur, par cette soif de sensations amoureuses, le Don Juan espagnol ressemble à ceux de tous les pays. Mais à ces traits généraux du caractère s'en ajoutent d'autres plus particuliers qui font du Burlador un vrai fils de l'Espagne. Considéré en dehors de son milieu, Don Juan est inexplicable. Il faut pour le comprendre le placer dans la foule des galans, des caballeros et des rufians. Il faut songer à la
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nature physique du pays qui l'a vu naître, au caractère excessif de ses habitants, à la force de leurs croyances religieuses. On s'explique alors les vifs contrastes, le mélange de sensualité et d'orgueil, d'indépendance et de foi, de perfidie et de bravoure, de brutalité et de politesse qui constituent l'originale personnalité du Trompeur de Séville.
C'est par là qu'il se rattache à l'innombrable foule de ces héros que seule la littérature espagnole pouvait concevoir : aux Busto Tavera 1, aux Mudarra2, aux Cristobal de Lugo 3, aux Don Alvar d'Atayde 4, ces individus sans mesure, aux instincts intraitables, aux sentiments violents et despotiques, qui sont les produits d'un antique état social et d'une longue existence de combats et d'expéditions lointaines. Le culte jaloux des vieilles. franchises municipales s'ajoutant à l'indépendance du seigneur féodal envers son suzerain, a développé de bonne heure dans le cœur de l'Espagnol cet esprit d'insoumission qui, porté à l'excès comme chez un Don Juan, un Eusebio, ou un Leonido, aboutit à la rébellion contre toutes les lois humaines et divines. Ce pàys, où tout gentilhomme se vante de descendre des Goths, où un cuisinier pouvait répondre fièrement à son maître qui le menaçait : « Je ne puis souffrir qu'on me querelle, car je suis noble comme le roi et même plus G », devait enfanter des caractères farouches, altiers, exagérant le sentiment de leur dignité personnelle et de leurs droits individuels. Le caballero, qui, de Naples aux Flandres, et de la Méditerranée au Pacifique, avait promené son épée victorieuse, ne souffrait aucune entrave, ne supportait aucune discipline. L'orgueil de sa race, de son nom, de ses exploits, lui donnait de sa personne un sentiment trop élevé pour qu'il s'abaissât au niveau des règles communes. En même temps, cette existence aventureuse et indisciplinée qui arrachait de bonne heure la jeunesse espagnole à la tutelle du
1. Lope, la Estrella de Sevilla.
2. Lope, el Bastardo Mudarra.
3. Cervantès, el Rufian dichoso.
4. Calderon, el Alcade de Zalamea.
5. Lettres de Mme d'Aulnoy, t. 1, p. 212.
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foyer familial, aux habitudes calmes et honnêles de la vie provinciale, développa à l'excès la fougue naturelle du tempérament. Des éamps et de ses voyages à travers l'immense empire, l'Espagnol revient arrogant et brutal. Il a trop souvent perdu dans ses amours de conquistador sa traditionnelle galanterie; et dans sa manière d'être avec les femmes perce le désir grossier du soldat entré par la brèche dans une place forte. La femme n'est pour lui qu'une créature de plaisir qu'aucune auréole n'entoure; qu'une fille de joie qui apaise un moment la fureur de ses sens.. - La Comédie et la Nouvelle au XVIIe siècle sont un témoignage encore vivant de cette dépravation d'une jeunesse avide d'aventures où le danger donne plus, de prix au plaisir, où les enlèvements suivent les sérénades la nuit sous les balcons, où le cliquetis des épées se mêle au son de la guitare, où l'amour s'accompagne de drames sanglants. Madrid, Séville et toutes les grandes villes étaient sans cesse le théâtre de désordres et de scandales nocturnes.
Ces)1abitudes semblent s'être développées davantage encore sous l'influence d'un ciel plus chaud et du souvenir plus proche des luttes soutenues contre les Maures, dans la méridionale Andalousie. Là, en outre, les anciens conquérants ont laissé des traces profondes qui ne se retrouvent pas seulement dans les monuments dont ils ont couvert le pays, dans la culture du sol, dans la richesse des cités. Le caractère des habitants en a été atteint, et notamment le culte chevaleresque dont l'Espagnol a de tout temps honoré la femme, s'en est trouvé amoindri. Habitué à la voir soumise aux caprices de son maître, sans existence propre ni indépendante, l'Andalou, comme l'Arabe, méprise sa compagne. Elle n'est plus l'épouse, la fiancée, l'amante respectée; elle est l'esclave dont la fonction est de servir aux plaisirs de l'homme.
Don Juan n'a pas échappé à ces mœurs : sa conception de l'amour en est le reflet. Il ignore les délicatesses du sentiment, et oublie envers la femme qu'il convoite les devoirs de la courtoisie. Il n'emploie la plupart du temps pour la conquérir
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aucun de ces artifices de la galanterie qui sont un hommage rendu à la pudeur et à la délicatesse féminine. Il ignore les scrupules de son honneur, et les ménagements qu'il exige. Ce fils du « Camarero Mayor », ce descendant des Conquérants de Séville a les façons d'un soudard. Son désir n'admet ni délai, ni résistance; il ignore ces préliminaires, petits soins, soupirs, billets livrés, luttes où la pudeur refuse ce que le cœur a déjà donné, toutes ces intrigues qui sont pour tant d'autres la saveur de l'amour. Comme le héros de Marivaux, et avant lui, il dirait volontiers : « Langueurs, timidités, doux martyre; il n'en est plus question : fadeur, platitude du temps passé que tout cela... [mes sujets] sont si vifs qu'ils n'ont pas le loisir d'être tendres; leurs regards sont des désirs; au lieu de soupirer, ils attaquent;... ils ne disent point : Faites-moi grâce, ils la prennent 1 ». Son amour à lui ne naît pas d'une lente communion et d'une pénétration réciproque; il est immédiat; c'est un élan impulsif vers un objet que, parfois même, il ne connaît pas, mais que son imagination lui rend désirable : il convoite doua Ana sans l'avoir jamais vue2. Cette soudaineté dans l'éclosion du désir ne s'accommode d'aucune lenteur à le satisfaire. Ses procédés sont expéditifs : il en a deux dont il use à tour de rôle, car il est aussi peu inventif qu'il est impatient. Tantôt, à la faveur des ténèbres, il se fait passer pour un autre et abuse ainsi de la belle qui croit recevoir son amant. Cette ruse de condottiere, d'aventurier sans scrupules, il l'emploie avec les femmes de haut rang, avec celles dont le cœur ne céderait qu'après un siège trop long pour sa fringale d'amour. Quant à celles dont l'humble condition ne résiste guère à la vanité d'épouser un homme de la cour, il triomphe aisément des hésitations de leur vertu par une promesse de mariage. Puis il les quitte aussi rapidement qu'il les a prises en se sauvant à la dérobée. Dans, cette désinvolture avec laquelle il les traite, entre un sentiment de mépris. Il
1. Marivaux, la Réunion des Amours (scène i).
2. Dans : Amar sin saber ri quién (Aimer sans savoir qui), de Lope, Don Juan s'éprend aussi de Leonarda sans la connaitre, sur un seul billet qu'il a reçu d'elle.
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n'estime pas qu'elles vaillent la peine d'être longtemps courtisées, ni qu'un gentilhomme se mette en frais pour elles. Quand il leur a ravi l'honneur, au lieu d'excuser sa trahison, de chercher à adoucir par quelque mensonge la douleur de ses victimes, il est sans pitié et les trouve ridicules de se lamenter pour avoir si peu perdu. f
A ce mépris s'ajoute un sentiment d'une autre nature qui se précisera chez Molière et au xvme siècle : une tendance à raffiner la volupté. Si le Burlador n'est pas le blasé que des civilisations plus avancées concevront, et qui, las des jouissances du cœur, demandera à l'imagination des inventions vicieuses, il aime cependant le stimulant de certains détails : une nouvelle mariée aux approches de sa nuit de noces évoque en lui de séduisantes images. On entrevoit ici cette perversion de l'amour qui rendra un jour le personnage complètement odieux. Cette corruption a seulement effleuré le Burlador. En face d'une sensation qui promet d'être nouvelle, il éprouve de la curiosité, il sent une impulsion qu'il ne refrène pas, n'étant ni assez délicat, ni assez maître de ses sens.
Au reste, sa brutalité et son indélicatesse ne s'adressent pas aux seules femmes. Il n'est ni plus tendre ni plus scrupuleux avec les hommes. Il n'est pas encore profondément méchant, il ne fait pas le mal pour le mal, mais pour satisfaire ses caprices éphémères. Cependant il est froid et dur : les remontrances de son père ne l'émeuvent pas; elles ne lui inspirent qu'une réflexion ironique. La douleur du villageois qu'il trompe ne l'empêche pas de lui voler sa fiancée. Les libertés qu'il prend avec les paysans, ses façons cavalières d'en user avec eux sentent le dédain hautain de l'Andalou pour les petites gens. Partout ailleurs qu'en Andalousie le paysan est honoré; c'est un vieux chrétien, « cristiano viejo », dont on respecte les privilèges. Le vieux Sancho du Meilleur Alcade de Lope, tout roturier qu'il est, fait mettre en prison et décapiter le capitaine Tello qui a outragé sa fille, et le roi lui donne raison. Le vilain tient à son honneur, car il est chevalier par le cœur et ne souffre pas qu'un grand seigneur s'estime assez au-dessus de lui pour violer
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impunément ses droits. Don Juan n'en fait aucun cas, moins par perversité que par mépris pour le rustre.
En général, son insensibilité résulte d'une indifférence dédaigneuse pour les sentiments et les droits d'autrui. Elle a pour fondement un esprit de révolte contre tout obstacle à la libre manifestation de ses penchants et de sa volonté. Ses instincts n'admettent l'entrave d'aucun frein moral ni religieux, d'aucun principe d'honneur, de justice, de charité qui gênerait le débordement de sa personnalité. Vivre sans accepter les obligations que les rapports sociaux imposent aux hommes, s'affranchir de tout pouvoir supérieur, de celui du père dans la famille, du chef dans l'État, de Dieu dans la conscience, telle serait sa morale s'il en avait une. Mais il n'érige pas sa conduite en système. Il agit sans réflexion, par instinct, par passion. C'est sans y songer qu'il pratique l'individualisme. L'exaltation du moi n'est chez lui qu'exubérance et orgueil.
Parfois, d'ailleurs, le gentilhomme reparaît sous le ruffian indocile. Le rude coureur d'amour redevient à l'occasion homme de cour, nourri de Gongora : tandis qu'il sent bouillonner en lui et contient avec peine l'envie de posséder Tisbea, il lui adresse des concetti où le soleil et la neige se mêlent pour la célébrer. Il promet d' « enfermer le sein d'albâtre » d'Aminta dans « une prison de colliers » au moment même où l'on apprête des chevaux pour sa fuite.
Cette contradiction est fréquente chez les amoureux du théâtre espagnol. Le même Lope qui définit quelque part l'amour « un bouillonnement des sens 1 » fait dire ailleurs à un de ses héros : « Je suis l'amant de ton âme et la chair n'est pas tout en amour2 ». Mme d'Aulnoy est frappée du même phénomène dans la réalité. L'amour qui se déchaîne en transports, en jalousies féroces, en vengeances mortelles, côtoie sans cesse l'amour discret, tendre et délicat de l'amant qui « parle de sa
1. Amar sin saber d quién (III, 4).
2. Que también quiero yo el alma
No todo el amor es cuerpo.
La Moza de Cantaro \la Demoiselle servante), II, 7.
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maîtresse avec tant de respect et de considération qu'il semble qu'elle soit sa souveraine ». Le chevalier violent, grand brûleur d'infidèles, saccageur de villes, retrousseur de filles, conserve quelque chose du caballero galant qui fait de la dame de ses pensées un objet de vénération. Jusque dans sa grossièreté, il a des délicatesses, et ses vices même sont parfois sympathiques. Les libertins de Cueva, de Lope, de Calderon effrayent souvent : rarement ils répugnent. De même Don Juan repousse moins qu'il n'attire. Ses crimes, si grands qu'ils soient, ne le font pas haïr. Il n'en saurait être autrement : pour plaire à tant de femmes, Don Juan doit être séduisant; et c'est l'excuse de ses trop crédules victimes. C'est le propre des gens de sa sorte de faire des dupes. Ils ont un charme mystérieux qui fait pardonner leurs pires escapades. On excuse chez eux ce qu'on réprouve chez les autres. Ils ont des vices aimables : ce sont vices de jeunesse, qui semblent moins tenir à la dépravation de l'âme qu'à la chaleur de l'âge et du cœur. Ce sont vices, aussi, de grand seigneur, d'homme à bonnes fortunes.
Don Juan tient de sa race une élégance native qui se manifeste dans l'attitude et dans le ton, dans la façon cavalière et spirituellement insolente dont il traite les gens, dans l'aisance superbe qu'il garde au milieu des plus délicates aventures.
Du gentilhomme il a aussi conservé quelques nobles sentiments : il est brave, il l'est comme un Espagnol, jusqu'à la folie. S'il frappe le commandeur ce n'est point par trahison, c'est en combat loyal, après avoir averti le vieillard du danger qu'il court. L'arrivée de la statue le trouble, certes, mais il surmonte un premier mouvement, fait bon visage au mort, lui tient tête, le brave même et jusqu'à l'instant où l'enfer s'ouvre sous ses pieds, il n'a pas un cri d'effroi ni de faiblesse. Ici son courage devient surhumain, car, il ne peut s'y tromper, c'est avec le ciel qu'il entre en lutte. Et cela certes, loin de déplaire au public, devait au contraire le flatter. Quel autre qu'un Espagnol aurait une âme assez forte pour lutter, non pas comme l'athée, contre
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un Dieu auquel il ne croit pas, vain fantôme qui ne saurait l'effrayer, mais contre un Dieu réel signalant sa présence par des effets tangibles? Don Juan sait quel est son adversaire; il n'ignore pas les dangers qu'il court et il ne recule pas devant eux : cela avec calme, sans jactance. Il s'élève ici au-dessus de lui-même à une hauteur que ses équipées du début ne faisaient pas prévoir : l'écervelé volage et indiscipliné devient un prodige de volonté, de maîtrise de soi-même. C'est une antithèse de plus dans son caractère. Mais cette transformation n'est pas contraire à la vérité; elle s'explique par un sentiment bien propre au tempérament national : l'exaltation du point d'honneur. Une conscience jalouse de sa dignité, un amour-propre dont les susceptibilités pointilleuses s'offensent de la moindre atteinte, la crainte constante de paraître inférieur à soi-même, de se trouver diminué aux yeux des autres, tout cela constitue un des côtés les plus originaux de l'âme espagnole. Aucun peuple n'a eu une conception aussi farouche de son honneur. A cet égard, il n'est en Espagne ni Galicien, ni Andalou ; tous sont Castillans, et Don Juan l'est autant que personne.
C'est ce sentiment démesuré de sa valeur qui le grandit dans la dernière partie de la pièce. C'est parce que l'épitaphe gravée sur le piédestal semble suspecter sa loyauté qu'il outrage la statue en lui tirant la barbe. S'il se rend à l'invitation du commandeur c'est par fierté, pour ne point paraître trembler devant un phénomème qui remplirait tout autre d'effroi. Il ne veut pas que le mort puisse avoir sur lui cet avantage de lui faire peur.
« Donne-moi la main, ne crains rien, dit Gonzalo. — Que dis-tu! répond-il indigné. Moi craindre! tu serais l'enfer même, que je te donnerais la main 1. »
Et si, la statue partie, ses membres se glacent d'une sueur froide, l'orgueil reprend aussitôt le dessus :
1. DON GONZALO. — Dáme esa mano; no temas.
DON JUAN. — Eso dices? Yo temor?
Si fueras el mismo infierno
La mano te diera yo. (Dale la mano), (III, 14.)
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« J'irai demain à la chapelle où je suis convié, pour que
Séville admire ma valeur, et en soit épouvantée1. »
Il est enfin un dernier contraste qui n'apparaîtra plus dans les conceptions postérieures, car s'il n'est pas exclusivement espagnol, il est plus fréquent en Espagne que partout ailleurs : c'est l'opposition entre le libertinage du héros et la persistance en lui de la foi religieuse. Sans doute, Don Juan a oublié les prescriptions de l'Église, et jusqu'au dernier moment il se révolte et lutte contre Dieu; mais sa révolte n'est pas une négation; son impiété n'est pas de l'athéisme. Au milieu de ses plus coupables excès, il demeure croyant. Jamais, comme Leonzio et, plus tard, le héros de Molière, jamais il ne discute la Divinité et ne fonde son inconduite sur la négation d'un Dieu justicier. Quand son père et Catalinon l'invitent à changer de vie, à prendre garde au châtiment céleste, il ne répond point par un mot d'ironie, ni de scepticisme; sa réponse est simplement dilatoire. Elle remet à plus tard une conversion qu'il a bien l'intention de faire un jour, lorsqu'il aura suffisamment joui de sa jeunesse et que ses sens seront apaisés. Son impiété actuelle est surtout faite d'insouciance. Il juge prématuré, à un âge destiné au plaisir, de se préoccuper des graves questions du salut et de la vie éternelle. Il les réserve pour sa maturité ou même pour sa vieillesse. Il ne cherche pas non plus, comme il le fera dans Molière, à s'expliquer par une illusion des sens la présence surnaturelle de la statue. Il lui parle en croyant et en dévot : « Que veux-tu, ombre, fantôme, ou vision; si tu vas en peine, si tu attends quelque satisfaction pour ton soulagement, dis-le; je te donne ma parole de faire ce que tu ordonneras. Jouis-tu de la vue de Dieu? T'ai-je donné la mort en état de péché? Parle : je suis anxieux \ »
1. DON JUAN. — Mañana iré a la capilla
Donde convidado soy,
Porque se admire y espante
Sevilla de mi valor. (III, 15.)
2. DON JUAN. — Di qué quieres,
Sombra, fantasma ó visión?
Sí andas en pena, ó si aguardas
Alguna satisfaccion
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Puis, il a honte de sa peur, et en veut à son imagination, mais il ne doute pas un instant que le mort ne lui soit apparu. Enfin, son dernier cri est un cri de repentir, et il meurt en demandant un prêtre. De même Leonido n'a oublié la loi du Christ et renié un moment son nom que pour le confesser un jour plus hautement. En Espagne, l'épicurien de mœurs pouvait impunément étaler ses vices sur la scène, comme dans la vie; mais le libertinage d'esprit, le scepticisme qui discute, raille et nie les mystères de la religion ne pouvait se manifester dans le pays de Torquemada et de Philippe II. Le pouvoir ne l'eût pas plus toléré que le public ne l'eût compris.
Tel est le Don Juan espagnol. Ce n'est pas l'homme à bonnes fortunes, le bellâtre vulgaire qu'aucune fille ne peut voir sans lui ouvrir son alcôve. Ce n'est pas, d'autre part, le pâle rêveur en quête de l'éternel féminin; ni le héros à grandes passions, aux amours tragiques; ni enfin le dilettante de l'amour, l'artiste en sensations, le chercheur d'émotions neuves et rares. Il est le Burlador, l'inlassable trompeur, épris de toutes les femmes. C'est l'étalon aux narines frémissantes, dont le sang bat à grands coups dans les veines. Son libertinage est moins de la corruption que de l'exubérance. Il est plus léger et frivole que vicieux. Derrière ses tromperies, il n'y a ni malice, ni arrière-pensée de troubler les cœurs et de déshonorer les familles. Il oublie la femme qu'il a possédée, convaincu qu'elle l'oubliera de même et se consolera vite. Il ne tue que pour se défendre et n'est pas l'assassin que d'autres concevront. Impatient devant les reproches de son père, il les écoute avec respect. Éloigné des pratiques religieuses, il ne prononce aucun blasphème et ne commet - aucune impiété. Il n'obéit pas aux impulsions du mal, mais à l'irrésistible entraînement de sa vigueur et de sa jeunesse. Comparé à ses descendants, il apparaît comme un écervelé, envers
Para tu remedio, dilo;
Que mi palabra te doy
De hacer lo que me ordenares.
Estás gozando de Dios?
Dite la muerte en pecado?
Habla, que suspenso estoy. (III, 14.)
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lequel la statue se montre impitoyable. Si elle lui avait accordé un plus long crédit, il aurait fini dans la pénitence, comme Cristobal de Lugo. Aussi, son pays, loin de rougir de lui, l'aime et le réclame comme son fils. L'Espagne est fière de l'avoir conçu : « Don Juan, écrit un de ses compatriotes, résume toutes les qualités, bonnes ou mauvaises, du caractère espagnol. Il constitue un tout harmonique qui ne pouvait vivre que dans les conditions historiques et sociales de l'époque où il fut porté au théâtre.... » Et le même critique s'écrie avec orgueil : « Don Juan est Espagnol; il est né en Espagne, et il est mort en Espagne 1 ».
Si Don Juan est une création vraiment nationale, il est, avec Catalinon, le seul personnage de la pièce auquel l'Espagne ait donné une empreinte originale. Les autres figures sont reléguées à un arrière-plan et comme effacées dans l'ombre. Cet effacement est naturel devant la personnalité de Don Juan; mais on peut s'étonner que dans une fable toute remplie d'aventures d'amour, les caractères de femmes soient aussi ternes et leur action aussi insignifiante. Dans la plupart des conceptions postérieures, au contraire, la femme aura un rôle vraiment actif, et son influence s'exercera d'une façon plus ou moins efficace sur la vie du héros. Tantôt victime résignée, tantôt amante furieuse, poursuivant la vengeance de son amour trahi; parfois régénérant et sauvant Don Juan, le plus souvent, cherchant en vain à l'arracher au mal, elle sera toujours un des protagonistes du drame. Son rôle sera surtout prépondérant dans les œuvres romantiques : la place de plus en plus grande que la société moderne lui a faite, l'élevant peu à peu du rang effacé qu'elle occupait jadis; la tendance générale de la littérature à peindre en elle l'inspiratrice des nobles sentiments ou des passions criminelles; les différences, enfin, de mœurs et de climat, aussi bien que de temps, expliquent à la fois cet effacement de la per-
1. Picatoste, ouvrage cité. Cf. Magnabal, p. 102.
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sonnalité féminine dans la légende du Don Juan espagnol, et l'importance qu'elle prendra dans la suite.
Ce n'est pas, qu'en Espagne, au XVIIe siècle, la femme joue dans l'existence de l'homme un rôle trop secondaire pour occuper dans la littérature un rang égal au sien. Les pièces de Lope, de Tirso et de Calderon, où la femme est presque toujours l'âme de l'intrigue, montrent quelle place elle tenait dans la vie réelle. Autour d'elle s'agitaient mille passions et se jouaient quotidiennement des drames sanglants. L'Espagne semblait aux étrangers la terre où avaient dû naître le culte de la femme et l'amour même 1. Mais si les passions qu'elle inspire sont nombreuses et violentes, elles sont surtout physiques et passagères. Elle demeure un simple instrument de plaisir que l'homme recherche pour des satisfactions brutales et qu'il dédaigne au fond de lui-même. Elle agit sur ses sens plus que sur son esprit. Dans le pays que le catholicisme a le plus profondément marqué de son empreinte, elle devait rester la créature impure et corruptrice. L'état de subordination matérielle et d'infériorité morale où les Maures la tenaient ne changea guère avec les nouveaux maîtres de la Péninsule. Alors qu'en Italie, le rôle joué par la femme dans les intrigues politiques des petites cours, et qu'en France la vie de société, la vogue des salons où elle règne, lui assurent une influence effective sur la conduite et les sentiments de l'homme; en Espagne, où elle est enfermée dans la maison et séparée du monde, son rôle social et moral est effacé. Les femmes ne pouvaient donc entrer dans l'existence de Don Juan que comme un élément de ses débauches; elles ne pouvaient influer profondément sur lui, chercher à diriger sa destinée. Elles devaient disparaître après une fugitive apparition, jouet momentané de ses caprices.
Aussi l'auteur les a-t-il à peine esquissées. Les quatre victimes de Don Juan, les seules qui paraissent dans la pièce, appartiennent à deux classes sociales très différentes. Doiia Ana et Isabela sont des dames nobles, Tisbea et Aminta des femmes
1. Cf. Mme d'Aulnoy, t. I, p. 441.
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du peuple. Doiia Ana, fille du commandeur, celle-là même qui dans la suite tiendra une si large place dans la vie du héros, n'apparaît ici que pour faire entendre des appels désespérés quand elle a reconnu qu'un traitre cherchait à lui ravir l'honneur. Elle s'efface ensuite devant la statue de son père assassiné. Dona Isabela, dont la première scène nous a fait entendre les cris d'alarme, reparaît une seconde fois sur la plage de Tar- ragone où elle se trouve avec Tisbea. Cette rencontre des deux victimes du même homme, de la grande dame et de la pêcheuse, qui eût pu prêter à un développement intéressant, est froide et sèche, insignifiante.
Les personnages de Tisbea et d'Aminta sont plus longuement traités et avec plus de soin. La première est une gracieuse figure de villageoise qui se sait belle, à qui on le dit et qui en conçoit quelque prétention, bien qu'elle affecte de dédaigner les hommages de ses nombreux adorateurs. Mais ce mépris de l'amour n'est que le prétexte d'une brusque métamorphose qui ne manque ni de finesse, ni de vérité : la jeune fille pêche en se félicitant d'avoir su garder la liberté de son cœur, quand la mer dépose à ses pieds le gentilhomme qui vengera les pêcheurs des environs des longues rigueurs de la cruelle. A peine a-t-elle aperçu Don Juan, qu'oubliant ses dédains et ses serments, Tisbea s'adoucit subitement et cède au dieu qu'elle a jusqu'ici méconnu. C'est « le coup de foudre » avec sa violence et sa brusquerie; mais le contraste entre les théories de la jolie pêcheuse et sa soudaine conversion rend son cas particulièrement piquant.
Tisbea appartient à la nombreuse série de ces femmes de petite condition que le théâtre espagnol a si souvent représentées : bergères, paysannes, ou servantes de convention, plus délicates et plus raffinées que nature. Tisbea l'est jusqu'à l'invraisemblance. Sa préciosité rendrait jalouses Madelon et Cathos; c'est une « cultiste » nourrie de Gongora qui fait de l'esprit, quand elle découvre la trahison de Don Juan et exprime sa douleur en traits et en concetti :
« Au feu, au feu, s'écrie-t-elle, je brûle, ma chaumière est
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embrasée! Sonnez au feu, amis, car mes yeux versent de l'eau. Ma pauvre demeure est devenue une autre Troie en flammes! Depuis qu'il n'y a plus de Troie, l'amour brûle les chaumières. Au feu, au feu, jeunes bergers, de l'eau, de l'eau! amour! clémence! mon âme est embrasée 1. »
La paysanne Aminta a moins d'érudition, mais autant de grâce et plus de naturel : il y a en elle une mélancolie douce, résignée qui séduit et touche. Dès l'abord, elle subit aussi l'irrésistible influence de Don Juan, et ne se défend contre ses entreprises qu'en lui cédant à moitié. Elle n'oublie pas cependant qu'elle appartient à un époux; entre celui-ci et le grand seigneur elle hésite; elle plaint son Patricio dont elle a deviné la jalousie inquiète; elle maudit le beau cavalier qui est venu jeter le trouble dans son cœur, et dont la présence a empoisonné la journée de ses noces. Mais sa colère contre lui est déjà de l'amour, et quand Don Juan pénètre dans sa chambre, elle cède vite à ses brillants mensonges.
En dehors de ces pâles figures de femmes, visions rapides qui n'arrêtent qu'un moment la curiosité du « Séducteur », le seul personnage qu'ait développé le poète est celui du valet. Celui-ci est, dans toute Comedia, le compagnon habituel du « galan » et son caractère, consacré par la tradition, ne varie guère d'une pièce à l'autre. Il a plus ou moins couru le monde à la suite de divers maîtres, et il a acquis dans ses voyages une connaissance de la vie qui a fait de lui un sage sans illusions, mais sans scepticisme. Pratique et avisé, plus habile à se tirer d'affaire qu'entreprenant et ingénieux à ourdir des intrigues où il courrait quelques risques, ayant ce qu'il faut de scrupules pour rester en règle avec l'autorité, c'est un èonseiller expérimenté
1- TISBEA. — Fuego, fuego! qué me quemo!
Que mi cabana se abrasa!
Repicad á fuego, amigos,
Que ya dan mis ojos agua.
Mi pobre edificio queda
Hecho otra Troya en las llamas;
Que despues que faltan Troyas,
Quiere amor quemar cabañas.
Fuego, zagales, fuego! agua, agua!
Amor, clemencia, que se abrasa el alma. (I, 18.)
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et prudent. A son expérience et à son bon sens un peu vulgaire d'homme du peuple, il joint une certaine culture, et se pique de bel esprit. Il a lu les livres oubliés sur la table de son maître, il a fréquenté de loin les écoles et en a conservé quelque vernis. En même temps, il a les défauts traditionnels de sa condition : il est pleutre, gourmand, bavard, au demeurant bon garçon, sans malice, jovial, et souvent amusant.
Catilinon ne diffère guère de ce portrait. En face de Don Juan, modèle de légèreté imprévoyante et téméraire, d'insoumission et de dévergondage, il représente la sagesse réfléchie, faite de raison et de crainte religieuse, plus que d'un haut sentiment du devoir et du bien. C'est à cause du danger auquel il s'expose, de la peur du châtiment des hommes et plus encore de celui de Dieu, qu'il désapprouve les folies de son maître, cherche à le détourner du mal et lui fait entendre, à chaque équipée nou- / velle, de salutaires avertissements :
« C. Y a-t-il quelque nouvelle fourberie?
D. J. Une magnifique.
C. Je ne l'approuve pas; prenez garde qu'à la fin nous ne soyons dupes aussi : celui qui vit de tromperies finit par être trompé un jour1 ».
La morale de Catalinon ne va donc pas loin, et ne lui inspire que de timides conseils. Il n'ose pas entrer en discussion avec son maître et nombre de ses réflexions sont faites en aparté. De même, sa religion est celle d'un homme du peuple. Elle est sans élévation, naïve, et très mêlée de superstitions; la terreur de la mort et des enfers en est le fondement. En bon Espagnol qu'il est, il invoque moins Dieu que les saints. Il a cependant
quelque instruction, il a lu Horace :
« Maudit, s'écrie-t-il, quand il a échappé au naufrage, celui
1. C. — Hay engaño nuevo?
D. J. — Extremado.
C. — No lo apruebo.
Tu pretendes que escapemos
Burlados al fin, señor :
Que el que vive de burlar,
Burlado habrá de escapar
Una vez. (JI, 8.)
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qui le premier sema des pins sur la mer et en franchit les routes sur des poutres fragiles,... maudit Jason q »
Son esprit est souvent assaisonné de malice et s'exerce aux dépens des victimes de son maître : « Voici, dit-il en voyant le duc Octavio, le sagittaire d'Isabela, ou plutôt son capricorne 2. » Parfois, il a des plaisanteries macabres : « Ceci est une table de Guinée » (mesa de Guinea es esta), dit-il à la vue de la nappe noire sur laquelle est dressé le festin du Commandeur. Il n'oublie pas, en effet, son rôle de « Gracioso », de valet bouffon qui trouve le mot pour rire dans les circonstances les plus tragiques et aime à assaisonner sa morale de railleries malicieuses.
Il a aussi ses défauts : il est servile et poltron. S'il désapprouve Don Juan, il lui obéit et le seconde, car il le craint. Il est vantard, déclare à Tisbea qu'il doit recevoir sous peu le titre de comte. Avec cela gourmand et ivrogne : en sortant des flots, il regrette qu' « au lieu de tant d'eau, Dieu n'ait pas mis là-dedans autant devin3 ». Obligé par son maître de causer avec la statue, il lui demande s'il y a dans les enfers beaucoup de cabarets4. Mais au fond c'est un brave homme, sincère et sensé, que la corruption de Don Juan a seulement effleuré.
Que dire des autres personnages de la pièce? du roi, banal justicier? du père, digne et simple dans ses avertissements et ses. réprimandes, honteux des atteintes que les débauches de son
1. C. — Mal haya aquel que primero
Pinos en la mar sembró,
Y que sus rumbos midió
Con quebradizo madero!
Maldito sea Jason. (I, ll.)
2. - C. — Aqui está el duque inocente,
Sagitario de Isabela,
Aunque mejor le diré
Capricornio. (II, 4.)
Rapprocher de l'érudition et du bel esprit de Catalinon le pédantisme des valets de Lope et de Calderon. Cf., notamment dans les Caprices de Belise, Carillo parlant de Pline, d'Horace et de Lucien. Cf. aussi, dans le Chien du Jardinier, le bel esprit de Celio et de la servante Amanda, citant Pasiphaé et Sémiramis.
Cf., dans la Demoiselle servante, le cultisme du valet Martin.
3. Donde Dios juntó tanta agua
No juntara tanto vino"? (1, 11.)
4.... Hay allá
Muchas tabernas. (III, 13.)
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fils portent à la gloire de son nom, mais indulgent aussi, et prêt au pardon? Du duc Octavio, du marquis de la Mota, jeunes amoureux insignifiants? des paysans enfin, bergers ou pêcheurs de pastorale, dont l'un, Patricio, touche cependant par l'expression sincère et grave de son chagrin, et intéresse par la délicatesse jalouse qui lui fait préférer son honneur à son amour; vrai paysan espagnol, digne frère de Sancho', de Nuno2, de Crespo 3, et de tant d'autres, rustres de condition, mais nobles de cœur? Tous ces rôles sont sans relief, peu développés, sacrifiés à Don Juan.
Telle est l'œuvre qui a eu la rare fortune — refusée à de plus grandes — de donner le jour au seul héros espagnol que l'Europe entière ait fait sien. Si elle ne justifie pas absolument les éloges enthousiastes des critiques espagnols, elle mérite moins encore le dédain que certains étrangers ont affecté pour elle. Elle est intéressante et parfois vraiment belle par la vérité de la couleur locale, par la valeur morale de la leçon qu'elle renferme, par le mélange très dramatique du surnaturel et de la réalité, et plus encore peut-être par l'intensité de la vie dont elle est animée. Elle réalise une conception très locale du libertinage et contient un élément religieux dont l'Espagne seule pouvait concevoir la grandiose invraisemblance. Par là, elle se distingue de toutes les imitations étrangères. Mais on trouve aussi en elle une peinture de mœurs très humaines et, peut-être, la première réalisation littéraire de ce type si banal : de l'homme que son instinct entraîne à la conquête de toutes les femmes.
C'est ainsi que dès le principe la fable réunit tous les éléments qu'elle emportera avec elle d'âge en âge et de pays en pays, éléments si essentiels à son existence qu'ils persisteront à travers ses multiples variations. Alors que la leçon religieuse, si exclusivement espagnole, aura disparu, l'intrigue générale du Burlador, les aventures du héros, les personnages mêlés à sa vie, tout cet ensemble se conservera. Qu'elles changent de nom,
1. Lope, El mejor alcade el rey.
2. Id.
3. Calderon, El Alcade de Zalamea.
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d'attitude, de sentiments, les victimes du Séducteur seront toujours des grandes dames et des paysannes; le valet ne cessera d'ètre le conseiller craintif et peu écouté de son maître, hésitant entre les scrupules de son honnêteté, son intérêt et sa poltronnerie; la statue continuera à faire résonner sur les planches le bruit martelé de ses talons de pierre; Don Juan, devenu le sym- bôle de la corruption des sens et de l'esprit, la personnification du sensualisme et de l'impiété, ou le chercheur d'un irréalisable idéal, sera toujours le galant et hardi cavalier, l'inlassable coureur d'aventures, le révolté impatient des contraintes qu'imposent les lois humaines et la loi morale.
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III
LE DON JUAN ITALIEN
Marche et évolution de la légende d'Espagne en France. — Son passage en
Italie. — Trois dérivés du Burlador. — Le Convitato di pietra de Cicognini.
— Modification du caractère religieux et introduction d'un élément comique.
— La pièce perdue de Giliberto. — Introduction de la légende en France par un scenario d'auteur inconnu. — Le Festin de Pierre de Dorimon et de
Villiers : une double imitation française de la pièce de Giliberto. — Une nouvelle conception de Don Juan. — Le scenario de Dominique Biancolelli.
— Le drame espagnol transformé en arlequinade. — Emprunts réciproques du scenario et des pièces de la comédie régulière. — Influence de l'Italie sur la légende et le caractère de Don Juan.
Nous ignorons quelle fut en Espagne même la fortune du premier Don Juan; il ne semble cependant pas avoir eu dès le début le succès dont il devait jouir par la suite, quand la France eut consacré sa réputation. Si le Burlador avait obtenu auprès de ses contemporains la faveur dont les Espagnols l'honorent aujourd'hui, sa paternité ne serait pas demeurée incertaine. Quoi qu'il en soit, la pièce, à la faveur de circonstances inconnues, passa de bonne heure à l'étranger et commença par l'Italie à se répandre à travers l'Europe. Chose curieuse, en effet, le peuple qui a le moins mis de son âme dans le personnage de Don Juan, qui l'a laissé passer sans le marquer profondément de l'empreinte de son génie, est celui-là même qui l'a fait connaître et qui a exercé l'influence la plus durable sur les destinées de la légende.
Mais à quelle époque? Comment? Par qui le Burlador fut-il
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apporté en Italie? les Italiens le virent-ils jouer pour la première fois dans le texte espagnol? Le connurent-ils par une traduction? par une imitation? par une transformation comique? Nous l'ignorons; et, faute de documents, quelques conjectures seules nous sont permises. Le Don Juan de Tirso a pu avoir le sort d'autres pièces que jouaient les troupes espagnoles établies en Italie, dans le duché de Milan et dans le royaume de Naples notamment, depuis le règne de Charles-Quint 1. Ces troupes étaient encore nombreuses au commencement du xvn° siècle2 et peut-être l'une d'elles a-t-elle représenté la pièce espagnole.
Il est plus probable que celle-ci n'a été connue, comme il arrivait le plus souvent, que par une imitation italienne. Dès le xvie siècle les relations entre l'Espagne et l'Italie avaient amené de perpétuels échanges entre les littératures des deux pays. L'Arioste, l'Arétin, Machiavel, Boccace -ont fourni au théâtre espagnol d'inépuisables sujets. Lope de Vega observe qu'on traduit chaque jour mille ouvrages italiens. Par un phénomène inverse, dès le début du xvii, siècle, les pièces espagnoles envahissent l'Italie comme elles envahissent la France. On les imite ou on se contente de les traduire. Le plus souvent, on en modifie l'intrigue, on transforme le caractère des personnages, on exagère l'importance de l'élément comique ; on adapte au goût italien et on habille à l'italienne les héros de Lope et de Calderon. Ces pièces prennent le nom d'opera-tragica, opera- tragicomica, opera-regia, opera-esemplare. Elles n'ont que trois actes et sont en prose. Souvent aussi ce sont les auteurs de la commedia dell'arte qui se servent pour leurs scenarii des sujets que l'Espagne leur fournit. Lemene prend à Alarcon la Vérité suspecte, en change le titre, et fait de ce drame une comédie3.
Est-ce de la même façon que le Burlador a pénétré en Italie?
1. Riccoboni, Histoire du théâtre italien, chap. v.
2. Des Boulmiers, Histoire du théâtre italien, 1, p. 14.
3. Il est probable que le scenario de Flaminio Scala, la Finta pazza (la Folle supposée) est tiré de la Nina boba (La fille ingénue), de Lope. Le Desden con al desden (Dédain pour Dédain), de Moreto, devient la Ristrosia per ristrosia (Rebut pour rebut), et le Cabinet, ce canevas qui a inspiré le Sicilien de Molière, est tiré de la Dama tapada (La dame voilée).
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C'est probable; d'autant mieux que la pièce espagnole contenait en germe les différents éléments que les auteurs de la commedia sostenuta et de la commedia dell'arte aimaient à développer et dont s'amusait leur public. Aussi le Burlador renaît-il en Italie sous une double forme : une que lui donne la comédie régulière, l'autre, la comédie impromptu. Quelle que soit en effet la façon exacte dont le Burlador a passé en Italie, les premières pièces dans lesquelles nous l'y retrouvons sont un scenario comique et deux commedie sostenute.
Le scenario est de date, d'origine et d'auteur inconnus. Les pièces sont, l'une de Giacinto Andrea Cicognini, l'autre d'Onofrio Giliberto. Ces trois premiers dérivés du Burlador nous sont malheureusement parvenus dans des conditions qui rendent fort délicate une étude isolée et comparative de chacun d'eux. Nous ne connaissons pas le scénario; nous ignorons la date, même approximative, de sa composition, et nous ne sommes pas certains des sources auxquelles son auteur a puisé. Nous en avons une version française, différente probablement de l'original et relativement récente, puisqu'elle n'est pas antérieure à l'année 1662. La pièce de Giliberto est aujourd'hui perdue; nous savons seulement qu'elle fut publiée à Naples en 1652 par le libraire Francesco Savio, sous ce titre : il Convitato di jnetra d'Onofrio Giliberto de Solofra 1. Nous démontrerons plus loin que cette pièce a été sinon traduite, du moins fidèlement imitée en 1658 par Dorimon, comédien de Mademoiselle, et en 1659 par Villiers, comédien de l'Hôtel de Bourgogne. La pièce de Cigognini est plus ancienne : nous n'en connaissons pas la date exacte, mais elle est très probablement antérieure à l'année 1650. Si, en effet, il n'est pas certain que son auteur, ainsi que le disent Allacci dans sa Drammaturgia2 et Cinelli dans sa Toscana Litterata 3 soit
1. Allacci, Drammaturgia (édition de 1666, p. 87).
2. Cf. 2" édition, p. 72, où il est dit que les Amours d'Alexandre le Grand et cle Roxane, de Cicognini, furent joués en 1651, à Venise, bien que laissés inachevés par la mort de l'auteur.
3. Cette histoire manuscrite estytéfij^ar Lisoni, Un famoso commediografo dimenticato, p. 10, et par Klei l- erh': i- des Di,ania's, t. V, note de la page 717. _ _- - - ,. 1
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mort en 1650; si d'autres' prétendent qu'il n'est mort qu'en 1660, l'étude du texte montre que Giliberto (tel du moins que le font connaître Dorimon et Villiers) doit à Cicognini plus d'un détail et lui est manifestement postérieur. La pièce a pour titre : il Convitato di pietra, opéra esemplare del signor Jacinto Andrea Cicognini. Ailleurs, elle est encore appelée, suivant l'habitude générale : regia ou famosissima opéra. Ce titre est la traduction de la seconde partie du titre de la pièce espagnole, détail qui est à retenir, car il semble indiquer que l'auteur a été plus frappé par le côté surnaturel du drame que par les aventures galantes de Don Juan *.
Comme la plupart des autres comédies du même auteur le
Convitato di pietra est en trois actes et en prose.
Cette pièce est formée de deux éléments : les uns sont directement empruntés à Tirso, à peine modifiés, parfois traduits'; les autres sont originaux ou, du moins, étrangers à la pièce espagnole. Ces derniers, sauf un — une scène finale où l'on voit Don Juan dans les enfers, — sont comiques. Comme dans le Bur- lador la scène se passe d'abord à Naples, puis en Espagne. Les personnages sont, à peu de chose près-, les mêmes : Cicognini a supprimé le père de Don Juan et le marquis de la Mota. Catalinon devient Passarino; Tisbea s'appelle Rosalba; Aminta, Brunetta; le paysan Gaseno est transformé en docteur, Patricio en Pantalon. Ripio change son nom contre celui de Fighetto. Les autres personnages sont conservés. Suivant la tradition introduite par Ruzzante3, ils parlent plusieurs dialectes : Fighetto et Pantalon, le vénitien; le docteur, le bolonais; Passarino, le napolitain.
Cicognini, seul4 parmi les imitateurs de Tirso, a conservé tout le début de la pièce espagnole, c'est-à-dire les aventures de Don
1. Notamment G. Negri, Istoria delli scrittori fiorentini, cité par Lisoni, p. 10; et Quadrio, Della storia e della ragione d'ogni poesia (Lisoni, p. 10).
2. Pour Cicognini, cf. Lisoni, ouv. cité, et G. de Bévotte : Le Festin de Pierre avant Molière.
3. Cf. des Boulmiers, ouvrage cité, t. I, note de la page 22.
4. Perucci a fait de même; mais Perucci est surtout un imitateur de Cicognini.
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Juan avec la duchesse Isabela et la fuite du Séducteur en Espagne. Il s'est contenté d'intercaler une scène comique assez longue entre Don Juan et son valet : celui-ci, après avoir gémi de marcher toute la nuit à la recherche de son maître, finit par le rencontrer sans le reconnaître. Saisi de peur, il se jette à terre et cherche à écarter avec son épée qu'il tient en l'air, le poignard de Don Juan. Quand ils se sont reconnus, Don Juan annonce à Passarino qu'ils vont partir pour l'Espagne. A cette nouvelle inattendue, le valet se lamente de ne plus pouvoir manger de macaroni, mais son maître, compatissant à sa gourmandise, le rassure en lui vantant les mérites du fromage et du beurre de - Castille. Passarino se console donc, non sans adresser à Naples de touchants et emphatiques adieux. Suit une autre scène comique entre le laquais Fighetto et le comte Ottavio, fiancé de donna Isabella, amoureux languissant dont le rôle est de payer les frais des aventures galantes de Don Juan. C'est une sorte de héros romantique avant l'heure; il ne dort pas, mange encore moins, se nourrit d'amour et d'idéal. Averti par don Pietro de l'accusation qui pèse sur lui, il quitte Naples pour Séville, où nous le retrouverons à l'acte suivant.
En attendant, Don Juan fait naufrage et échoue sur une plage où la jeune Rosalba pêche en célébrant la félicité de sa condition. En changeant de nom elle a perdu la grâce poétique mais si maniérée de Tisbea ; èlle a gardé la même sensibilité et se trouble à la vue du gentilhomme que les flots déposent à ses pieds.
« Quel bon petit morceau! 1 » s'écrie Don Juan, aussitôt remis des émotions qu'il vient d'éprouver par une émotion d'un autre ordre, tandis que Passarino lance cette ironique boutade : « S'il était resté plus longtemps dans la mer, il serait tombé amoureux d'une baleine.... Encore une sur la liste2 ». Et, en effet, Rosalba met bien vite tous ses bons offices à la disposition du galant naufragé. Celui-ci lui promet, d'ailleurs, de l'épouser. Ici encore, Cicognini a suivi son modèle en agrémentant des
i - Vedi che buon bocconcino! (I, 11.)
2. S'a stava un poc' più in mare, s'inamorava d'una balena!
L'andarà in lista anca lia! (I, l L
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facéties de Passarino les fadeurs et les platitudes amoureuses que se tlébitent Don Juan et sa nouvelle victime. Pendant la durée de leur bonheur, se joue une scène nouvelle assaisonnée de quelques plaisanteries grossières, entre une jeune mariée, Brunetta, son époux, le naïf et niais Pantalon, et son père, le grave Dottore, pédant sorti de l'Université de Bologne; tous trois s'amusent à se poser des devinettes. La scène est juste assez longue pour permettre à Don Juan de triompher de la vertu complaisante de Rosalba, à qui il annonce ensuite son départ. Pour consoler la paysanne éplorée, Passarino lui jette ironiquement une longue liste des conquêtes de son maître. Rosalba restée seule laisse éclater sa douleur en termes plus touchants et plus naturels que ceux de la trop précieuse Tisbea.
L'acte second nous transporte, comme dans la pièce espagnole, à Séville. Cicognini supprime les entrevues du père de Don Juan avec le roi et avec son fils. Il abrège et modifie les rencontres de Don Juan avec Ottavio; celui-ci est substitué au marquis de la Mota et devient ainsi, une seconde fois, la victime des fourberies de Don Juan. Ce dernier ayant appris de l'ancien amant de la duchesse Isabella qu'il se console de ses infortunes amoureuses auprès de la fille du commandeur d'Uloa, renouvelle la tromperie imaginée par Tirso. Sur sa demande, Ottavio lui prête naïvement son manteau, puis va faire sa cour au roi, auprès duquel il rencontre le commandeur.
Cicognini a placé ici le récit de l'ambassade à la cour de Portugal si maladroitement intercalé par Tirso au milieu de l'intrigue de Don Juan et de Tisbea. La violence faite à donna Anna, la mort du commandeur sont ensuite fidèlement imitées. Mais, suivant son habitude, Cicognini fait suivre ces événements dramatiques d'une série de scènes comiques, absentes du Burlador. Pour venger donna Anna, le roi promet 10000 écus et la tète de quatre bandits à qui lui livrera le coupable. Fighetto, qui soupçonne Don Juan, cherche à faire parler Passarino, en faisant miroiter à ses yeux la récompense promise. Passarino feint de mordre à l'appât, hésite, parle et dénonce... Fighetto lui-même. Le valet part en pestant; mais Passarino demeuré seul est pris
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de regrets : Dix mille écus sont une somme; il est pauvre; son maître disparu, le voilà en passe de devenir gentilhomme; décidément, il parlera. Malheureusement pour lui, Don Juan l'a entendu et menace de le tuer. Passarino se jette à genoux et se tire d'affaire par un stratagème : « Ah, vous croyez que je ne vous ai pas vu... je savais bien que vous étiez là... — Tu m'as vu? — Oui, je m'amusais... 1. » Don Juan n'est qu'à moitié convaincu, et pour éprouver la fidélité de son serviteur, il joue avec lui la comédie suivante : il se transforme en prévôt, et interroge Passarino en le menaçant des galères s'il ne désigne le coupable. Passarino prend la chose au sérieux et nomme aussitôt Don Juan. Celui-ci furieux recommence l'épreuve; elle réussit mieux une seconde fois, mais le pauvre valet est obligé de changer de vêtements avec.son maître pour permettre à celui-ci d'échapper à la poursuite des sbires.
Tous deux se sauvent en effet en bernant assez plaisamment la maréchaussée et ils rencontrent les villageois déjà entrevus à l'acte précédent. Ils sont occupés à pècher. Don Juan les surprend brusquement et enlève Brunetta. Nous sommes loin ici de l'idylle un peu longue et gracieuse entre Don Juan et Aminta. Le galant cavalier qui triomphe de la paysanne avec une grâce si séduisante devient chez Cicognini un ravisseur muet et brutal.
L'acte troisième est consacré tout entier aux aventures de Don Juan avec la statue du commandeur. Dans cette dernière partie, Cicognini suit d'assez près son modèle, ne le modifiant que dans les détails et ajoutant encore des traits comiques à la pièce espagnole : c'est ainsi que Passarino regarde avec des lamentations bouffonnes son maître manger seul, tombe à terre, fait la culbute et se cache sous la table pendant les entretiens de la statue avec Don Juan. Finalement, il se désole de voir ses gages s'en aller avec lui chez le diable. La pièce se termine par une scène infernale : Don Juan torturé par les démons demande quand finiront ses supplices.... — Jamais, répond le chœur de ses
1. Credi ch'a non v'haveu vist mì, quand a si arriva? — Mi havevi veduto?
— A v' haveva vist alla fè, e per quest a burlova così. (Il, 13.)
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bourreaux1. Cette fin si différente de celle du Burlador pourrait bien ètre empruntée à cet Ateista fulminato, cité par Shadwell et qui aurait été joué dans les églises au commencement du xvii, siècle. Cicognini est généralement si pauvre d'inventions que l'on est en droit de lui contester l'idée première de ce dénouement.
J'ai, à dessein, analysé un peu longuement cette pièce, plus longuement peut-être qu'elle ne le mérite, pour montrer quelle métamorphose subit le Burlador en passant d'Espagne en Italie. Cicognini n'a pas l'exubérante richesse de son modèle. Il efface ou atténue les couleurs brillantes du drame espagnol. Il le condense et l'ordonne. A la complication confuse de l'action, il substitue une intrigue plus régulière dont le développement est plus logique, plus simple, moins arrêté par une foule d'incidents inutiles. Il a fait un choix dans la profusion des faits accessoires ajoutés par Tirso aux événements importants. Il simplifie et clarifie son modèle Il. Mais, en émondant la floraison un peu touffue du drame espagnol, il le dessèche trop souvent.
De plus, il a changé le caractère et le sens du drame de Tirso. Celui-ci, nous l'avons vu, est, avant tout, religieux, et subordonne toute chose au développement graduel, à la démonstration de la leçon théologique et morale qu'il prétend enseigner. Cette leçon est absente de la pièce italienne. Que l'on ne s'y trompe pas, en effet; si la fin du Convitato di pie Ira est plus religieuse que la fin banale et bourgeoise du Burlador, la scène des supplices infernaux n'est qu'un « placage artificiel » destiné à donner aux spectateurs un nouveau genre d'émotions : la pièce, après avoir commencé en comédie, finit comme un drame religieux et par là elle appartient bien à son époque.
L D. J. — Tormentatori eterni,
E dite per pietade
Quando terminaran questi miei.
LES DÉMONS. — Mai
D. J. — Dolorosa riposta, accenti crudi,
Parole inique e strane...
.............
2. Ce besoin de simplicité et de clarté que les Espagnols n'éprouvaient guère est général dans le théâtre italien dès le xvir siècle.
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Grâce au développement de l'art scénique en Italie, au xvr' et au xvne siècle, les auteurs charmaient à la fois les oreilles de leur public par le chant et la musique, et ses yeux par des machines ingénieuses et compliquées. Leurs pièces unissaient souvent dans un mélange bizarre et disparate la tragédie, la comédie, l'opéra et le mystère1. Or ces différents éléments se retrouvent dans la pièce de Cicognini; et l'une des raisons qui, manifestement, ont fait choisir à l'auteur italien le sujet du Burlador, c'est la possibilité de transformer en une sorte de féerie le surnaturel de la pièce espagnole. Ce tombeau magnifique, cette statue de marbre qui se meut, parle; ces chants mystérieux venus du ciel, tout cela, transporté en Italie, n'avait plus pour but, comme en Espagne, d'émouvoir la foi ardente du public, mais de piquer sa curiosité et de satisfaire son goût tout profane du merveilleux. Le Convitalo di pietra perd ainsi la signification religieuse du Burlador : nulle part on n'y sent suspendue sur la tète du coupable cette menace qui approche, grossit, éclate enfin. A la crainte de la vengeance divine planant sur le drame espagnol comme sur les tragédies antiques, Cicognini a substitué un merveilleux factice et de convention. La statue vivante n'est plus qu'un jeu de scène, une machine ingénieuse et bien faite, un artifice de théâtre.
A cette première transformation de l'œuvre espagnole s'en ajoute une autre qui achève de la dénaturer : ce qui frappe surtout dans le Convitato di pietra, c'est le développement considérable qu'y prend l'élément comique à peine indiqué dans le Burlador. La pièce doit ce caractère nouveau à l'introduction de nombreux détàils bouffons, à quelques modifications plaisantes apportées aux scènes qui se prêtaient le mieux à ce changement, enfin au renouvellement des personnages. Le comique ainsi obtenu est en général de qualité incertaine : parfois la plaisan-. terie est juste sinon fine, le trait est amusant. Passarino a quel-
1. Cf. les pièces de Giovanni-Battista Andreini 'uées par la troupe des
Fedeli : la Finta Pazza, les Nozze di Teti e di Peleo, e t — Cf. aussi Riccoboni, ouvrage cité, chap. v, où ces pièces sont appelées es « monstres ». — Cf.
Moland, Molière et la comédie italienne, chap. vin.
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ques mots heureux; plusieurs idées sont franchement drôles. Mais, souvent, l'idée comique demeure à l'état d'intention, elle avorte. La consolation de Passarino, jetant à Rosalba la liste des victimes de son maître, n'est qu'un jeu de scène. Quand Don Juan oblige Passarino à changer de vêtements avec lui, idée si heureusement reprise et développée par Molière, la scène est brève, sèche et presque muette. D'autres fois le comique tombe dans la farce, il devient vulgaire et fait songer aux parades de tréteaux. Par endroits enfin, et ici encore la pièce italienne n'a que trop subi l'influence contemporaine, les plaisanteries consistent en d'obscènes équivoques, en de grossiers jeux de mots D'une façon générale, Cicognini a toujours atténué la gravité de la pièce espagnole par la bouffonnerie dont il a assaisonné les événements les plus tragiques2.
Cette transformation est plus sensible encore dans la peinture des personnages. En dehors de Catalinon, il n'y a pas dans le Burlador de rôle comique : les pêcheurs et les paysans eux- mêmes restent graves. Il en est tout autrement dans le Convitato di pietra : l'auteur italien a introduit dans sa pièce plusieurs personnages de la commedia et leur a conservé leur caractère traditionnel : le docteur, bavard, sentencieux, solennel; Pantalon l'amoureux naïf et simple, toujours dupe de quelqu'un.
Les valets surtout jouent un rôle prépondérant. Qui se rappelle l'insignifiant Ripio? Il devient ici, en prenant le nom de Fighetto, un des représentants si nombreux dans le théâtre italien du balourd vorace et paresseux, descendant direct du parasite de la vieille comédie latine, dont l'unique souci est de manger et de dormir 3. Tout son esprit consiste à parodier les
1. Cf. acte 1, se. xn, notamment. D'ailleurs, l'indécence 'du langage est un fait constant dans les fêtes champêtres des farces italiennes du xvie siècle.
2. Cf. acte II, se. xii : Le rôle de Passarino pendant le souper de Don
Juan avec la statue, et ses regrets à la mort de son maître.
3. Il se plaint de n'avoir jamais à manger et se,moque de son maître qui mange comme une fourmi : « A si ben al manc come le formighe, ch' ogni poco de magnar ve fà un' anno ».
Pour justifier le duc de l'accusation porté contre lui, il dit : .. La preuve que nous ne sommes pas sortis ce soir-là, c'est que je suis allé me coucher sans manger » (Che per tal segn, la sera andô a lett mi senza cena). (I, 9.)
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sentiments de son maître, en parlant de son appétit quand celui- ci parle de son amour : Ottavio se plaint que son âme inquiète n'ait pu trouver le repos dans le calme de la nuit.... « Moi aussi, réplique Fighetto, j'ai senti des palpitations, mais je ne sais si c'était l'amour ou la faim 1. »
Passarino est aussi un gourmand et un poltron. Il voudrait bien quitter Don Juan, non par scrupule de conscience — il n'en a guère — mais parce qu'il craint d'être un jour puni comme son complice. La crainte de Don Juan, plus forte que celle du bourreau, le retient. Au fond, c'est un triste sire, qui vendrait volontiers son maître s'il l'osait. Il n'a plus cette honnêteté simple et sincère que Catalinon conserve à travers les hésitations de sa timidité. Il a perdu le bon sens probe de l'homme du peuple, dont il n'a gardé qu'une finesse avisée : quand son maître dans sa légère insouciance se félicite des complaisances de la fortune à son égard, il l'invite prudemment à se méfier de l'inconstante déesse. Il a perdu aussi les sentiments religieux du gracioso espagnol. La crainte de Dieu et de l'enfer inspire à Catalinon de graves réflexions sur la nécessité de se convertir. La foi fait de ce simple un sage moraliste; et, quand Don Juan est enfin châtié, il invoque les Saints et prie. La fin terrible du libertin n'inspire à Passarino qu'un cri intéressé, cri dont l'impiété n'eût pas été tolérée par le public espagnol. Cette absence de sentiments religieux et moraux est le propre du Zanni dans toutes les comédies italiennes du xvie et du XVIIe siècle. Nous la retrouvons aussi en France. Comme ses confrères de la Com- media sostenuta et de la Commedia dell'arte, Passarino n'est en somme qu'un pitre qui, avec ses tours-et ses bons mots, n'a d'autre raison d'être que d'amuser le public. Ses lazzi ont parfois de la verve, et sa malice s'exerce non sans esprit aux dépens de son maître qu'il connaît bien. Il est devenu dans la pièce 'italienne un personnage dont l'importance fait souvent oublier Don Juan lui-même.
1. Anca mi tutta nott a io havù un baticor... e si a non so se per fortuna al sia amor o fame. (Il, 7.)
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Nous avons jusqu'à présent laissé dans l'ombre la figure de ce dernier, et en réalité nous avons ainsi obéi à l'impression que donne la commedia de Cicognini. Don Juan n'est plus le héros de la pièce, il n'en est qu'un des personnages. Il reproduit avec une exagération fâcheuse les traits du Burlador. Il a sa bravoure et son orgueil. Il n'est ni moins menteur ni moins perfide. Il est surtout plus brutal. Il a laissé à son aîné sa galanterie aimable, et n'a conservé que l'impatience et la fureur de ses désirs. Il préfère la violence à la séduction. Il n'a pas la délicatesse de chercher à plaire. Il va droit au fait, et le fait pour lui c'est la possession, obtenue de gré ou de force, sans délai. Il fait consister l'amour dans l'assouvissement. «J'ai fait serment dans la mer, dit-il à Rosalba, d'épouser, si je me sauvais, une pauvre fille. C'est vous qui m'avez donné la vie, il est donc nécessaire que ce soit vous aussi qui ayez ce bonheur '. »
C'est toute sa déclaration. Avec Brunetta, plus un mot tendre, plus même un mensonge : il la voit, la veut et l'enlève. Ce n'est plus seulement un débauché, c'est un mâle que le désir pousse.
Il a en outre perdu le caractère le plus original du Burlador : la survivance de la foi. Non pas qu'il soit devenu impie : Cicognini n'a pas vu l'intérêt qu'il y aurait eu à ajouter au libertinage de mœurs le libertinage religieux. Il ne s'est pas davantage soucié de faire nettement de Don Juan soit un croyant, soit un athée. Son héros n'est ni l'un ni l'autre. Il ne trahit par aucune parole, par aucun acte qu'il ait une opinion sur ce sujet : la question religieuse semble ne pas exister pour lui, ce qui est d'autant plus étrange qu'il vit au milieu du merveilleux. Il assiste à des manifestations surnaturelles sans avoir l'air de les apercevoir : le mouvement de la statue, sa réponse à l'invitation qu'il lui adresse, le laissent indifférent. Quand le commandeur se présente chez lui, il l'accueille en lui énumérant tous les mets rares qu'il lui aurait servis s'il avait eu le temps de se les procurer. Mais il n'est même pas étonné par la présence de ce marbre qui
1. Io feci voto in mare, se io mi salvava, di sposare una poverella. Voi sete stata quella che mi havete dato la vita, è necessario che siate ancor quella eh habbiate questa fortuna. (I, 11.)
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marche, agit et parle. Quand il se rend à son tour à l'invitation de la statue, il n'a qu'un souci : arriver à l'heure, par courtoisie. Les serpents qu'on lui sert ne le surprennent pas plus que s'il en faisait son mets habituel. La musique céleste qu'il entend ne lui cause aucune émotion; et quand enfin la statue le saisit par la main, il tire son poignard, et, comme le Burlador, il cherche à se défendre. Mais, à cette heure dernière, il n'a que des mots de menace : pas un cri de repentir ni de foi.
Le héros de Cicognini n'appartient ainsi que par la dureté de son cœur et la grossièreté de ses passions au pays qui, du xive au xvie siècle, fut la terre d'élection de l'amour voluptueux, perfide et souvent sanguinaire. Il n'a pas pris aux amoureux de Boccace et de Bandello, cette grâce perverse, ce charme insinuant qui dissimule la brutalité du désir. Il est surtout de la race de ces libertins rebelles à tout frein, que l'on trouve déjà dans le théâtre latin et que les Italiens ont si souvent mis sur la scène. Ils passeront en France plus ou moins transformés et alimenteront notre comédie au XVIIe et au XVIII0 siècle. Mais ce personnage est devenu trop banal pour appartenir en propre à aucun temps ni à aucun pays. En réalité Cicognini n'a pas eu l'intention de peindre sous les traits de Don Juan un « type » contemporain et national, pas plus qu'il n'a songé à faire de la peinture de mœurs, ni à développer une leçon morale. Sa pièce n'a d'autre intention que d'amuser par un mélange plus ou moins ingénieux du comique et du merveilleux. Aussi n'y a-t-il en elle d'italien que les lazzi des valets, du docteur et de Pantalon.
En dehors de la Comédie de Cicognini, il est impossible de retrouver en Italie aucun texte original des autres pièces qui, dans la première partie du XVIIe siècle, ont été composées sur la fable du « Convié de pierre ». Ce n'est que par des adaptations et des traductions françaises plus ou moins fidèles que nous avons connaissance de ces œuvres. C'est donc en France qu'il faut dès
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maintenant nous transporter pour continuer à suivre le développement de la légende pendant et après son passage en Italie.
Si nous n'avons pu déterminer la façon dont la pièce de Tirso a passé dans ce pays, nous pourrons au contraire arriver à des conclusions suffisamment précises sur son entrée en France et les transformations qu'elle y a subies.
Le Convié de pierre, au dire de Gueullette 1, a été représenté à Paris pour la première fois en 1658, sur le théâtre du Petit- Bourbon. Cette indication ne concorde pas absolument avec celle que donnent les frères Parfaict dans leur Histoire de l'ancien Théâtre Italien où il est dit que le Convitato di pietra fut joué par les comédiens italiens « dans les premières années .de leur établissement en France2 ». Les Italiens sont venus en France plusieurs fois depuis leur premier établissement en 1576. Mais les frères Parfaict veulent certainement parler du séjour que les Italiens firent à Paris du mois d'août 1653 au mois de juillet de l'année 1659. La troupe italienne avait alors pour directeur Giuseppe Bianchi. Ce serait donc dans les premières années de ce séjour, c'est-à-dire à une date plus rapprochée de l'année 1653 que celle donnée par Gueullette, que la pièce aurait été représentée.
Ce renseignement, outre qu'il n'a pas la précision du premier, se heurte à une objection. Dès le principe, la pièce eut un grand succès attesté par les imitations qu'elle provoqua. La première, celle de Dorimon, est de la fin de 1658. Les imitateurs n'ont pas dû vraisemblablement attendre plusieurs années pour mettre à leur tour sur la scène l'œuvre qui réussissait si bien au Petit- Bourbon. Il faut donc, suivant toute vraisemblance, admettre la date donnée par Gueullette, en la précisant davantage. L'imitation de Dorimon ayant été jouée en novembre ou au plus tard en décembre, quelque rapidité qu'il ait mise à l'écrire, il s'est écoulé un certain intervalle entre la première représentation -de la pièce italienne et la première représentation de la sienne.
1. Note placée en tète du Recueil de sujets de pièces tirées de l'italien.
2. P. 265.
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Quel a été cet intervalle? il est impossible de le dire, mais on ne se trompera guère en supposant que les Italiens ont dû donner le Convitato di pietra avant le Carême, c'est-à-dire en janvier ou en février 1658.
Quel était ce Convitato joué par les Italiens sur la scène du Petit-Bourbon? Nous n'avons à ce sujet aucun renseignement précis. Les imitateurs français et les historiens du théâtre parlent du Convitato di pietra comme d'une œuvre connue de tout le monde et comme s'il n'y avait eu sur le sujet qu'une seule pièce italienne. S'agit-il de la commedia de Cicognini ? Évidemment non. En effet, Villiers, dans l'Épitre à Corneille qui précède son Festin de Pierre, dit que les Italiens n' « ont fait voir de la pièce qu'un imparfait original » que sa « copie surpasse infiniment ». Cette copie n'ayant aucune ressemblance avec la comédie de Cicognini, ce ne peut être celle-ci qui se jouait au Pelit-Bourbon. Était-ce alors la pièce de Giliberto, aujourd'hui perdue? Pas davantage. Nous possédons le scénario qui a été joué par les acteurs italiens sur ce même théâtre du Petit- Bourbon à partir de 1662. 11 est infiniment probable que ce scénario était sinon identique, du moins fort semblable à la pièce jouée quelques années plus tôt par la même troupe. Mais ce scénario n'a que des rapports lointains avec la pièce de Dorimom et celle de Villiers, qui sont des imitations directes du Don Juan de Giliberto. Ainsi, la pièce représentée par les Italiens en 1658 n'était ni celle de Cicognini ni celle de Giliberto. Si nous ajoutons que la troupe de Giuseppe Bianchi jouait des pièces de la Commedia dell'arte, c'est-à-dire des pièces impromptu, nous aboutissons à cette première conclusion que Don Juan a été introduit en France sous la forme d'un scénario comique italien que nous ne possédons plus et que nous connaissons seulement par une imitation postérieure à l'année 1662.
Dans le scénario perdu, le rôle du valet était tenu par Dominique Locatelli sous le nom de Trivelin. Celui-ci fut d'abord doublé, puis définitivement remplacé, à partir de 16621, par Domi-
1. Il fut doublé de 1662 à 1671, époque de sa mort, et remplacé de 1671 à 1688
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nique Biancolelli qui prit le nom d'Arlequin. Ce sont les notes, incomplètes d'ailleurs et mal ordonnées, laissées par Biancolelli qui ont été traduites et conservées par Thomas Gueullette 1. On trouve aussi d'autres versions de ce scénario dans Y Histoire anec- dotique et raisonné du Théâtre Italien de Des Boulmiers 2, et dans Cailhava 3. Nous étudierons plus loin cette arlequinade. Nous verrons ce qu'elle doit aux autres pièces et nous examinerons si elle-même, sous une forme antérieure, n'a pas pu inspirer d'autres dérivés du Burlador.
Il nous faut, auparavant, connaître les deux pièces par lesquelles nous est parvenue la tragi-comédie de Giliberto. Toutes deux sont en vers, si l'on peut donner ce nom à la langue incolore et platement rimée dans laquelle elles sont écrites. Toutes deux ont un titre bizarre : le Festin de Pierre, avec un sous-titre explicatif : le fils criminel, sous-titre qui dans la pièce de Dorimon fut remplacé en 1GG5 par celui d'athée foudroyé 4. On a expliqué de différentes façons ce titre étrange. Castil-Blaze5 y voit un contresens de Dorimon qui aurait traduit : convitato (convié) par convive, en donnant à ce mot le sens de festin qu'il a parfois au xvic et au xvn'' siècle. De même di pietra aurait été traduit par de Pierre avec une lettre majuscule, Pierre étant le nom du commandeur dans les pièces de Dorimon et de Villiers.
Cette explication, reprise par M. Moland 6, ne me semble pas admissible. Elle suppose, non pas un contresens, mais deux, dont le second au moins est invraisemblable. Villiers ayant donné à sa pièce le même titre que Dorimon, quoiqu'il ait eu
par Dominique Biancolelli (cf. Moland, Molière et la comédie italienne, chap. xr, et des BouImiers, Histoire anecdotique et raisonnée du Théâtre Italien, 1.1, p. 28).
1. Ces notes sont à la Bibliothèque nationale Recueil de sujets de pièces tirées de l'italien, collection Soleinne, fonds français, numéro 9328.
2. T. I, p. 85-94.
3. De l'art de la comédie, t. Il. Cailhava résume le scénario qu'il arrange et mêle avec la pièce de Cicognini.
4. Faut-il voir dans ce titre, ajouté après coup, un souvenir de la pièce jouée en Italie sous le nom d'Ateista fulminato et dont Dorimon aurait eu connaissance? C'est possible. En tout cas, ce sous-titre ne convient pas à sa pièce, son
Don Juan n'étant pas athée,
5. Molière musicien, t. 1, p. 189.
6. OEuvres complètes de Molière, t. 111, p. 353.
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aussi l'original italien sous les yeux, aurait donc fait les deux mêmes contresens ! Ignorance et coïncidence étranges chez deux écrivains qui savaient assez bien l'italien pour traduire une pièce entière. En outre, s'ils avaient traduit convitato par convive, ils auraient écrit convive et non festin. M. Mesnard 1 renvoie ingénieusement à une note de Boileau, qui figure à l'appendice de sa correspondance avec Brossette publiée en 1858 par M. Laverdet (page 478). Dans cette note, Boileau faisant allusion au vers de sa troisième satire :
Ou, comme la Statue est au Festin de Pierre
déclare qu'il a songé, non pas à la pièce de Molière, mais à celle jouée par les comédiens italiens, sa satire ayant été composée « longtemps avant que Molière eût fait le Festin de Pierre ». Ce titre de Festin de Pierre serait donc antérieur à la pièce de Dorimon et remonterait au scénario des Italiens. Ce serait alors ceux-ci qui auraient modifié le titre de Giliberto et de Cicognini. Dans quel but? M. Mesnard se demande s'il n'y a pas eu de leur part l'intention de faire un jeu de mots sur pietra et Pietro, le commandeur portant dans leur pièce ce dernier nom. Ce serait d'autant plus admissible que ce nom de Pietro, dans la comédie de Cicognini imitée par eux, n'est pas celui du commandeur, mais de l'oncle de Don Juan, personnage qu'ils ont supprimé. Le changement de nom serait intentionnel et s'expliquerait par le désir de faire un calembour. Cette explication est plausible ; elle est un peu subtile.
Cependant, il nous faut bien admettre avec la note de Boileau que le changement de titre remonte aux Italiens. Je l'expliquerais volontiers autrement. C'est le public qui, à mon avis, a fait inconsciemment le double contresens attribué par Castil- Blaze à Dorimon. La foule dut vite prendre l'habitude de substituer au titre véritable le Convié de jjierre, celui de Festin" de Pierre, parce que ce qui amusait surtout les spectateurs et ce
1. Édition de la collection des Grands Écrivains (p. 9 et 10 note).
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qui tenait dans le scénario des Italiens la plus grande place, c'était précisément le festin de la statue. Celle-ci s'appelant dom Pierre, on confondit à cause de leur ressemblance les deux mots Pietro et pietra. Et, comme le fait justement observer M. Mesnard, en faisant ce contresens, le public entendait, non pas le festin qui est en pierre, ce qui n'eût rien signifié, ni même le festin du personnage qui s'appelle Pierre, mais, par une ellipse assez naturelle, le festin de l'homme de pierre. Ce titre ainsi consacré par le public parisien s'imposa ensuite aux auteurs qui traitèrent le sujet. Si l'on mit une lettre majuscule au mot Pierre, ce fut conformément à une habitude constante dans les titres à noms communs.
La première pièce, celle de Dorimon, comédien de la troupe de Mademoiselle, fut jouée à Lyon en novembre ou décembre 1658, lors du voyage que fit la cour dans cette ville pour aller au devant de Marguerite de Savoie, fiancée de Louis XIV1 : la pièce fut ensuite imprimée à Lyon au commencement de 1659. Elle est dédié au duc de Roquelaure. Elle fut plus tard reprise à Paris au théàtre de la rue des Quatre-Vents, en 1661. La deuxième pièce est de Villiers, comédien de l'Hôtel de Bourgogne. Suivant les frères Parfaict 2, ce fut le succès de la pièce des Italiens qui donna aux camarades de Villiers l'idée de la lui faire « traduire » en français. Ce nouveau Festin de Pierre fut joué à l'Hôtel de Bourgogne en 1659 et imprimé l'année suivante à Paris et à Amsterdam, avec une « Épître à M. de Corneille, à ses heures perdues ».
La pièce de Dorimon et celle de Villiers ont entre elles une étroite ressemblance non pas seulement dans les noms des personnages et leurs caractères, dans la conduite de l'action, dans la suite même des scènes, mais encore dans l'expression. Ces
1. Mémoires de Mlle de Montpensier, éd. Chéruel, t. III, p. 299.
2. Histoire du théâtre français, t. VIII, p. 255.
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ressemblances vont parfois jusqu'à l'identité et, comme le modèle commun des deux auteurs était en prose, il en résulte que le second a par endroits copié le premier. La rapidité même avec laquelle Villiers a fait sa pièce explique qu'il ait utilisé en maint passage la traduction di3 son prédécesseur parue à Lyon en janvier 1659, alors que sa pièce à lui fut jouée entre janvier et avril de la même année. Les frères Parfaict en placent en effet la représentation entre YŒdipe de Corneille, qui fut donné le 24 janvier, et la Clotilde de Boyer, jouée en avril. Villiers a eu fort peu de temps pour l'écrire. Nous savons, il est vrai, qu'il composait fort vite, et un de ses camarades, Poisson, le félicite de faire
sans peine
Deux mille vers tout d'une haleine.
Sa mémoire était d'ailleurs fâcheusement obsédée de réminiscences contre lesquelles il ne semble pas s'être suffisamment défendu. Dans son Festin de Pierre, on trouve, avec surprise, des souvenirs de Corneille lui-même 1.
Mais il s'est servi aussi du texte italien; il l'affirme dans son Épître, et les différences qu'il y a entre sa pièce et celle de Dorimon tendent à le prouver.
Cet original italien n'est ni la comédie de Cicognini, ni le scénario, auxquels les deux Festin de Pierre ressemblent trop peu pour justifier le mot de copie employé par Villiers. C'est donc, bien qu'ils ne le nomment pas, à Giliberto que Dorimon et Villiers se sont adressés. C'est la pièce de Giliberto qu'ils ont considérée comme la source du scénario. Et c'est là, quoi qu'on en ait-dit2, une conclusion logique et nécessaire, car en dehors du Convitato di pietra de Cicognini et du scénario, aucune autre pièce italienne n'est mentionnée que celle de Giliberto.
1. Par exemple, acte III, se. v, don Juan tue dom Philippe en lui disant :
Va dedans les enfers rejoindre ton beau-père.
De même, acte V, sc. n :
Je le ferais encore s'il était à refaire.
2. Farinelli, article cité, p. 44.
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Il est plus difficile de dire dans quelle mesure Dorimon et Villiers se sont inspirés de leur modèle et ont été originaux. Il semble bien y avoir dans leurs pièces quelques éléments plus français qu'italiens; mais l'identité presque complète de leurs textes dans la plupart des scènes prouve que leur originalité n'a pas été grande, et que s'il ne faut point prendre à la lettre ce terme de copie appliqué par Villiers à sa pièce 1, il y a eu tout au moins de sa part et de celle de Dorimon, imitation fidèle. Et plus encore de la part de Villiers que de Dorimon. Villiers, en effet, applique la qualification « d'imparfait original » aussi bien à la pièce de Dorimon qu'au scénario 2. Il se pique lui-même de plus d'exactitude. Les contemporains qui avaient sous les yeux la pièce de Giliberto pouvaient contrôler la vérité de son affirmation. Il n'y a aucune raison d'en douter. Si la version de Dorimon est imparfaite, ce ne peut être que dans les endroits où elle diffère de celle de Villiers. Nous verrons plus loin d'où peuvent venir ces modifications.
Mais, quelle que soit l'exactitude de Dorimon et de Villiers dans leur imitation de Giliberto, leurs deux pièces nous permettent d'affirmer que leur modèle s'était lui-même inspiré à la fois de l'auteur espagnol et de Cicognini. Au premier, Giliberto 3 a emprunté l'entrevue de Don Juan et de son père, qui manque dans Cicognini. Il a conservé aussi à Don Juan et à son valet certains sentiments religieux — dénaturés d'ailleurs — mais que Cicognini a supprimés. Il doit davantage à la pièce de ce dernier. Comme lui, il a condensé en maint endroit le drame espagnol et allongé au contraire les scènes finales dans lesquelles apparaît la statue. Dans le détail, surtout, il s'est ins-
1. Villiers corrige lui-même le mot de copie en ajoutant : « Je vous offre tout ce qui a pu contenter le public que je n'ai pas fait, et tout ce qui l'a pu choquer qui vient de moi ". Il parle aussi du " peu d'invention - qu'il a apporté au sujet.
2. Il parle en effet des " Français à la campagne », c'est-à-dire des acteurs qui jouèrent la pièce à Lyon.
3. Il est bien entendu qu'en parlant de Giliberto, j'entends Giliberto traduit par Dorimon et Villiers. Comme je l'ai dit, il ne saurait y avoir de doute sur le modèle original dont les Français se sont servis et il n'est point paradoxal de parler d'après leur version de la pièce perdue de Giliberto.
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piré de son prédécesseur italien. Il lui a emprunté l'idée de faire jeter par le valet à la paysanne trompée une liste des victimes de son maître. Dans les deux pièces, Don Juan, après la mort du commandeur, oblige son laquais à changer de vêtements avec lui, et tous deux échappent ainsi aux soldats qui les poursuivent. L'enlèvement, si brutal dans Cicognini, de la jeune Brunetta a été conservé par Giliberto. Enfin, dans le dernier acte, celui-ci reproduit bien des modifications introduites par son modèle : Don Juan, à la vue du somptueux tombeau élevé au commandeur, fait les mêmes réflexions sur la vanité humaine ; au lieu d'inviter lui-même la statue, il la fait inviter par son valet. Dans la scène du repas, Giliberto a suivi de plus près le texte italien que le texte espagnol.
La tragi-comédie de Giliberto, telle du moins que nous la font connaître Dorimon et Villiers, est donc un composé d'éléments empruntés directement à Tirso et à Cicognini, auxquels s'ajoutent des éléments originaux assez importants pour donner à l'œuvre un caractère tout nouveau. L'intrigue et les personnages du Burlador ont subi de telles modifications que les traces originelles, à demi effacées par Cicognini, achèvent presque de disparaître. L'idée morale qui est le sujet de la pièce espagnole n'est plus, malgré l'enfantine leçon de la fin, qu'un élément accessoire 1. D'autre part, l'élément comique de la pièce de Cicognini est en grande partie supprimé.
La nouvelle pièce prend un sens différent; elle vise à peindre un caractère. Là est son originalité; et, son sous-titre de fils criminel est, à cet égard, significatif; non que la peinture d'un fils en révolte contre l'autorité paternelle soit le sujet véritable; c'est un détail dans l'ensemble du portrait. Celui-ci reproduit en les exagérant les traits des précédents. Les vices du Burlador s'y retrouvent grossis et multipliés. Sa corruption prend plus
1. Cette leçon n'existe d'ailleurs que dans le texte de Villiers : le valet, s'adressant aux spectateurs, leur dit :
Enfants qui maudissez souvent et père et mère,
Regardez ce que c'est que bien vivre et bien faire :
N'imitez pas Don Juan, nous vous en prions tous,
Car voici, sans mentir, un beau miroir pour vous.
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de profondeur et change de nature. Don Juan n'est plus conçu comme un libertin de mœurs, mais comme un libertin d'esprit, en révolte violente contre toutes les idées, contre tous les sentiments de la foule, contre toutes les lois humaines et divines. Cette conception élargit la conception primitive et elle grandirait le héros si elle avait été réalisée avec le sens des nuances et de la vérité. Tracé d'une main lourde, Don Juan est à ce point chargé qu'il est devenu une sorte de monstre ou de caricature.
Pour mieux concentrer sur lui l'intérêt, l'auteur a tout d'abord allégé le drame espagnol de nombreux incidents. Il a mis plus d'unité dans la marche de l'intrigue, supprimé les événements qui se passent en Italie et localisé l'action à Séville et dans les environs. Les personnages sont moins nombreux : les deux rois, le marquis de la Mota, l'oncle de Don Juan, le valet d'Octavio et la duchesse Isabela disparaissent. Le commandeur, Octavio, Catalinon changent de noms et deviennent : dom Pierre, dom Philippe, Briguelle dans Dorimon, Philippin dans Villiers. De même doua Ana s'appelle Amarille; Tisbea, Amarante. Les personnages de paysans persistent avec des modifications de détails.
L'imitation de Villiers débute par une scène nouvelle, qui n'est pas dans la version de Dorimon 1, entre Amarille et sa suivante Lucile. Cette scène, au cours de laquelle Lucile apprend à sa maîtresse le retour de dom Philippe son amant, rappelle avec plus de platitude ces confidences banales entre suivante et jeune première qui ralentissent si souvent l'action dans le théâtre du XVIIe siècle. Dom Philippe arrive heureusement bien vite pour calmer les tourments de sa maîtresse. Ce personnage, qui a conservé quelque chose de la sentimentalité de l'Ottavio de Cicognini, est ici un vrai héros de roman, aux exploits merveilleux et au cœur tendre, qui n'a sur les lèvres que soupirs et
1. Dans cette analyse, je me servirai de préférence du texte de Villiers, plus proche de l'original commun et dans lequel le caractère de Don Juan est encore plus odieux que dans la version de Dorimon. J'indiquerai d'ailleurs, à mesure, es différences entre les deux imitateurs.
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que flammes. Sa maîtresse est digne de lui : elle excelle à exprimer en un jargon emphatique toutes les fadeurs à la mode :
Quand dom Philippe enfin se présente à mes yeux
La source de mes pleurs ne produit que des feux 1.
Ces mièvres tendresses ne sont intéressantes que parce qu'elles font contraste avec la grossièreté de Don Juan. Notre héros est là, témoin secret de cette scène d'amour qui excite à la fois son caprice et sa jalousie. Un désir brutal s'éveille en lui, qui se double du plaisir de briser le bonheur des deux amants : à la sensualité du Don Juan espagnol il ajoute déjà la méchanceté. Il possédera Amarille non par amour (son cœur est trop sec et trop égoïste pour éprouver un tel sentiment2), mais pour satisfaire une fantaisie que rend plus impérieuse la joie de faire le mal, et pour venger son orgueil humilié par la préférence qu'Amarille -accorde à dom Philippe.
Tandis qu'il s'apprête à triompher de la jeune fille, survient son père, dom Alvaros. Celui-ci a quelque chose du vieillard de l'ancienne comédie italienne, du Géronte grondeur, sans cesse courroucé contre les prodigalités et les débauches de son fils. Ici cependant, le personnage a moins de vulgarité : il est plus touchant; sa douleur et son indignation n'ont rien de comique. Après avoir épanché dans le sein de Philippin - Briguelle, singulier confident, sa peine d'avoir un fils tel que le sien, il aborde celui-ci et lui adresse les plus vives remontrances. Mais son affection est plus forte que son courroux. Il cherche à sauver ce fils perdu; il lui montre les haines qu'il accumule, les dangers qu'il court; il le conjure d'obéir à la voix de la raison et de l'honneur plutôt qu'à son orgueil. Ces reproches seraient touchants, s'ils ne tournaient au sermon. Le vieillard n'a pas, en les faisant, cette attitude grave, ce ton élevé et calme qui donnent tant de noblesse au discours de don Louis dans Molière.
1. Dorimon, V, 4.
2. D. J. — « Je ne connus jamais un amour violent, » dit-il. (Dorimon, I, 3.)
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Il semble oublier sa qualité de père : il s'humilie, implore son fils, se jette même à ses genoux. Il ne domine pas Don Juan qui prend sur lui tout l'avantage d'une âme froide sur un cœur tendre, troublé par le chagrin. Heureuse dans sa conception, cette scène est ainsi gâtée par les maladresses de l'exécution. Elle est empruntée directement à Tirso ; mais autant elle était courte et digne chez ce dernier, autant elle se prolonge ici péniblement. Don Juan est envers son père railleur, insolent; il perd aussitôt toute mesure dans l'outrage, il brave le vieillard, se glorifie devant lui de ses passions et de ses vices :
... le feu de mes jeunes années
Ne peut souffrir encore mes passions bornées.
Il ne sçaurait donner de règle à mes désirs,
Et je ne prescris point de borne à mes plaisirs.
Je ne vous connais plus. ny ne vous veux connaistre,
Je ne veux plus souffrir de père ni de maistre,
Et si les dieux voulaient m'imposer une loy,
Je ne voudrais ny Dieu, père, maistre, ny Roy 1.
Cette profession de foi d'indépendance ferait du personnage un superbe et terrible révolté si elle ne sentait l'ostentation. Don Juan se donne une attitude et joue un rôle dans lequel il est surtout odieux. La version de Villiers le rabaisse encore et le rend franchement méprisable. Il va jusqu'à frapper son père. Cet outrage répugnant est en même temps maladroit : la scène est au début de la pièce, et quoi que Don Juan fasse dans la suite, il sera inférieur à lui-même.
Une fois délivré de son père, il pénètre chez Amarille et commet le même attentat que dans les drames précédents. Tandis qu'il se sauve après avoir tué le commandeur, dom Philippe accourt aux cris d'Amarille et jure de la venger. Philippin-Bri- guelle de son côté sort de la cachette où sa poltronnerie le tenait abrité, et exhale de longues plaintes sur les débauches de son maître, dont il trace un portrait peu flatteur. Pendant son monologue, Don Juan revient à l'improviste. Cette rencontre
1. Villiers, 1, 5.
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entre le maître et le domestique est un lointain et froid souvenir d'une scène analogue de Cicognini. Nous saisissons ici le procédé de Giliberto à l'égard de son prédécesseur : il lui prend quelques détails qu'il combine avec les éléments empruntés à Tirso. Mais ces détails, peu nombreux, sont atténués, dégagés de toute grosse plaisanterie. Il n'en subsiste qu'un comique un peu terne. Don Juan se contente de changer d'habits avec le valet et échappe ainsi à la poursuite des archers.
La scène nous transporte ensuite dans un bois où un pèlerin, dans des strophes d'un lyrisme assez plat, célèbre la douceur de la solitude après les agitations de la vie des cours 1. Don Juan et Philippin-Briguelle viennent précisément chercher un refuge dans le même bois. Le valet, devenu quelque peu gascon, raconte à son maître comment il s'est sauvé en tuant treize archers, et en mettant les autres en fuite. Il apprend aussi à Don Juan que son père est mort du chagrin que lui causaient les crimes de son fils. Cet événement inattendu fournit à la méchanceté de Don Juan une nouvelle occasion de se manifester : il n'éprouve qu'un sentiment de surprise mêlé de crainte, l'appui qu'il avait en son père disparaissant avec lui. Il songe à quitter l'Espagne et à demander à d'autres climats un sort plus prospère, quand le retour du pèlerin lui suggère une autre idée. Il questionne ce religieux sur son existence. Le saint homme lui fait de la morale; mais ses leçons n'ont pour effet que de provoquer quelques impertinentes railleries du valet et n'empêchent pas Don Juan d'exécuter son projet. Il oblige le pèlerin à lui donner ses vêtements. Sous ce déguisement, il est rencontré par Dom Philippe. Celui-ci s'informe naïvement de Don Juan auprès du pseudo-ermite. L'autre fait le dévot personnage, feint de s'intéresser aux malheurs du nouveau venu et l'invite à implorer le secours du ciel en déposant son épée. Dom Philippe obéit. Don Juan dépouille alors son faux personnage, se saisit de la lame et en frappe traîtreusement
1. Ces strophes ne se trouvent que chez Villiers. Dans le texte de Dorimon, le pèlerin raconte en un long monologue ses courses à travers le monde.
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son rival, dans la version de Villiers, tandis que dans celle de Dorimon il se contente de lui prendre son épée 1. L'auteur italien charge ici le caractère de son héros de deux nouveaux traits : la lâcheté et l'hypocrisie. Don Juan, dans ses différents avatars, ne cesse de conserver avec la bravoure un certain sentiment de l'honneur : toujours prêt à mettre l'épée à la main, il ne s'en sert que pour se défendre et, parfois même, défendre les autres. Chez les imitateurs de Giliberto seulement, il surprend un adversaire par trahison et le frappe sans défense. Cette transformation du fier Sévillan en un assassin est contraire à toute vérité : Don Juan peut avoir tous les vices, il en est un qui est en contradiction avec sa nature, c'est la lâcheté. La bravoure est le propre de tels caractères; elle est leur orgueil, la dernière survivante des vertus ancestrales ; en elle ils mettent toute leur conception de l'honneur, et pour eux la seule déchéance morale serait d'y faillir. Don Juan n'y manque, il est vrai, que dans une crise de méchanceté furieuse. Partout ailleurs il est brave, il l'est même jusqu'à l'invraisemblance. Ici, il tue traîtreusement, et ce qui le rend plus odieux, c'est que pour commettre en toute sécurité son crime, il a eu recours à une comédie hypocrite.
Ce forfait accompli, il cherche à gagner d'autres pays, mais un naufrage le rejette sur la côte d'Espagne, et c'est à grand'peine que Philippin-Briguelle et lui peuvent se sauver à la nage. Le danger qu'il a couru lui inspire un subit repentir. Tremblant encore à la pensée des flots prêts à l'abîmer,
Des cieux entr'ouverts, des feux épouvantables,
de la mort entrevue et fauchant à travers l'équipage, il a un sentiment de gratitude pour le ciel qui l'a protégé : tandis que son valet se livre à d'assez fades plaisanteries sur la cornemuse des tritons, il fait un examen de èonscience, prend le parti de profiter des conseils de son père, et
1. C'est la différence la plus importante entre les deux textes : elle a sa répercussion sur la suite de la pièce. Dans la version de Dorimon, dom Philippe reparaît et épouse Amarille. La pièce finit ainsi en comédie, sur une impression moins tragique que celle de Villiers.
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De faire un peu de bien après beaucoup de mal.
Ce revirement, peu conforme à son caractère, est d'autant plus surprenant qu'à la fin de la pièce, au moment même d'être entraîné dans les enfers, il se refuse au moindre repentir avec une obstination indomptable. C'est une contradiction de plusr mais elle est l'occasion d'une nouvelle volte-face assez comique. Tout au regret de ses fautes, il a juré de renoncer à l'amour :
Et si la Beauté même osait en cet instant
Venir se présenter à mon cœur repentant,
Tu verrais,... tu verrais si les objets me tentent....
Mais, Dieux! quelles beautés à mes yeux se présentent1 !
Ces beautés sont deux bergères de pastorale, Bélinde et Oriane, dont les noms seuls suffiraient à dire la préciosité romanesque. Elles viennent de causer longuement entre elles de leurs amours quand elles rencontrent Don Juan. A leur seule vue, adieu serments, remords, conversion, tout est oublié! Jolis visages, tailles bien faites ont produit leur effet habituel. Voilà Don Juan soudain revenu au seul dieu auquel il ne saurait être longtemps infidèle :
Ah, que facilement mon pauvre cœur s'engage
A l'abord imprévu de ces grandes beautés!
Et quand Philippin lui rappelle
Les matelots, les écueils, le naufrage,
il a tout oublié, il n'entend plus, il est tout à son désir nouveau. Brusquement, sans ménagements ni apprêts, il déclare sa flamme. Il ne choisit même pas entre les deux paysannes, il leur fait simultanément la cour, sans se douter qu'il blesse ainsi les sentiments les plus délicats du cœur féminin, que ses galanteries collectives sont une insulte, un attentat déjà; et, des paroles, il passe aussitôt à l'acte. Les deux femmes fuient épou-
1. Villiers, IV, 5.
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vantées; l'une d'elles revient bientôt et si elle a pu échapper à la violence de Don Juan, son trouble dit assez quel péril a couru sa vertu. L'honneur de sa compagne sort plus endommagé de l'aventure 1. C'est Philippin-Briguelle qui reçoit les confidences de la victime et qui la console en lui énumérant les noms de toutes les dupes de son maître. La liste en est si longue qu'il renonce à l'achever et jette sur la scène un papier qui les contient. C'est la plaisanterie de Passarino reprise et développée.
Après cette aventure, le maître et le valet s'étant sauvés dans la campagne, rencontrent la statue de dom Pierre à cheval sur son tombeau. Dès lors, la pièce ne s'écarte plus guère des pièces antérieures : c'est la lecture de l'épitaphe, l'invitation adressée à la statue qui répond : « Oui », la terreur du valet et la froide intrépidité de Don Juan. La statue se rend au souper de celui-ci, l'invite à son tour, et. finalement l'entraîne dans les enfers.
L'auteur a introduit dans ce dernier acte de nombreux détails qui l'allongent et modifient encore le caractère de Don Juan en exagérant, en portant même au delà dp toute vraisemblance son obstination dans le mal, sa révolte orgueilleuse contre le ciel. Le commandeur devient un moraliste, un sermonneur verbeux et patient qui entreprend de convertir le pécheur. L'impression de terreur religieuse produite dans la pièce espagnole par les brèves menaces de la statue est ici affaiblie par ses longs discours. Le marbre prêche, discute, représente au coupable .« l'énormité de ses moindres forfaits » ; lui montre le « bras de la Justice » qui approche, les tourments qui le menacent. Ce premier essai de conversion ayant échoué, il en renouvelle un autre plus pressant encore. Ce double sermon, si froid, si peu vraisemblable — on ne comprend guère, en effet, l'intérêt que
1. La scène est différente chez Dorimon. Don Juan rencontre une seule paysanne au moment même où elle vient de célébrer, en une langue dont la vulgarité l'emporte encore sur la préciosité, la toute-puissance de l'amour. Elle cède aussi vite que la Tisbea de Tirso et exprime ensuite emphatiquement sa douleur.
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cette victime de Don Juan prend à sa conversion, — accentue la perversité et l'endurcissement du héros : devant les objurgations et les menaces du mort, il se raidit dans son personnage, il se refuse à tout repentir, il ne regrette rien, il a vécu au gré de son désir; il a satisfait ses sens et joui de la vie; il en est heureux et fier.
Il le ferait encore, s'il était à refaire.
Il va plus loin : il raille et insulte la statue : il a une idée abominable : il oblige le valet à chanter sa victoire sur l'honneur d'Amarille, la propre fille de dom Pierre, outrageant ainsi et torturant le père jusque dans la mort, alors qu'au contraire, dans la pièce espagnole, quand Catalinon prononce devant le Commandeur le nom de dona Ana, il s'écrie :
« Tais-toi, il y a quelqu'uni ici qui a souffert à cause d'elle 1. »
Le Burlador n'a pas perdu tout sentiment chevaleresque, il lui reste une conscience et un cœur. Dans la pièce de Villiers, la corruption de Don Juan est irrémédiable. A peine la statue l'a-t-elle quitté qu'il enlève et viole une jeune mariée : bel effet des leçons entendues! C'est que le vice n'est pas seulement chez lui une impulsion impérieuse des sens, il est aussi le résultat d'une théorie. S'il ne fait pas encore du plaisir, comme il le fera plus tard, un système savamment raisonné, il estime déjà. qu'en vivant à sa guise il ne peut être blâmable, car il suit les « sentiments de la nature ». C'est le disciple d'Épicure qui fait entrer dans la pratique, en les dénaturant, les opinions du maître. Son libertinage moral ne va cependant pas plus loin : il n'est pas athée. Comme le Don Juan espagnol, il croit; mais sans nier Dieu, il l'insulte. Il affecte de ne pas le craindre, de mépriser sa puissance, et les châtiments dont il frappe les impies. Son insolence envers le ciel dépasse à ce point toute mesure, que l'auteur ou ses imitateurs ont craint de blesser les
1. D. J. — Calla,
Que ay parte aqui que lastó
Por ella. (III, 13.)
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scrupules du public en faisant du Dieu des chrétiens l'objet de pareils outrages. Par une préoccupation qui introduit dans la piéce un étrange anachronisme, ils ont remplacé le Christ par Júpiter : Don Juan insulte les dieux, le ciel, et son valet se moque de Neptune et des Tritons. A ce merveilleux pa'íen est mélé un ermite, et Briguelle, dans la version de Dorimon, répond á l'invitation á chanter de Don Juan :
Que je chante, à la fin de mon sort!
Je ne suis pas un cygne et je suis catholique. (V, 2.)
Ne nous étonnons pas trop : cette union discordante du paga- nisme et du christianisme est une habitude générale chez les auteurs espagnols et italiens du xnC et du xvne siécle.
Dans ce dernier acte, le carqctère de Don Juan touche á la grandeur. Le héros engage la lutte contre le ciel avec une fureur désespérée : c'est le pécheur obstinément attaché á ses crimes, et les exaltant. A l'heure supréme, à l'instant oú l'homme le plus audacieux courbe la tete et tremble, Don Juan se dresse indompté, effrayant dans son invincible orgueil. 11 ferait songer au Titan de la légende, si ses bravades aux dieux — comme plus haut ses outrages á son pére — n'étaient déclamatoires, s'il ne criait trop haut son héroísme, si l'exagération du ton ne gâtait l'effet de son inébranlable attitude :
... Mon áme
S'épouvante aussi peu des horreurs de la flamme
De tes tourments prédits, ny du fer ny du feu,
En un mot tout cela m'épouvante si peu
Et je me sens si peu touché de ta menace
Que je le serais plus du moindre vent qui passe 1.
Devant un tel endurcissement, la statue fait son office habituel de justiciére : le coupable est entrainé aux enfers.
En dépit de la gaucherie de l'exécution, cette conception nou- velle du libertin ajoute des éléments fort importants aux con- ceptions antérieures. Le personnage prend plus d'ampleur. Le
1. Villiers, V, 2.
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Burlador se contente de jeter sa gourme sans mesure; son libertinage consiste uniquement en coupables escapades amou- reuses. Le libertinage du Don Juan de Giliberto est plus général et plus profond : il ne se borne pas á entreprendre sur l'honneur des femmes; il subordonne au caprice d'un seul les droits de tous. C'est la révolte de l'individu contre les múltiples contraintes extérieures que la religión, la famille et la société imposent au libre développement des instincts. C'est l'indivi- dualisme sous sa forme la plus égoiste et la plus dangereuse. C'est par la que ce Don Juan est bien italien, le vrai fils d'un pays oú á la faveur des circonstances politiques, les énergies de l'homme se sont développées pour les pires excés. Et ce serajt la, s'il en était besoin, une raison de plus de ne pas refuser á Giliberto la paternité du héros que nous font connaître les plates traductions de ses imitateurs français.
Si grossier qu'il soit sorti de leurs mains, il emprunte done un certain sens au milieu dont il est né. 11 a beau n'étre, dans une certaine mesure, qu'un fanfaron de vice, le Donjuanisme prend avec lui une telle extensión que les conceptions sui- vantes, celle de Moliere notamment, en recevront profondément rinfluence.
Le valet a subi une transformation analogue. Philippin-Bri- guelle est, comme Don Juan, beaucoup plus corrompu que ses x modéles, dont il exagère les vices et dont il perd les qualités.
Comme Catalinon, il est raisonneur et se permet des conseils á l'adresse de son maítre; ils ne sont plus inspirés par des scru- pules de conscience ni- par un sentiment religieux : c'est la crainte seule de la justice des hommes qui les lui dicte, car il est plus poltron encore que ses devanciers. Sa gourmandise s'af- firme aussi á tout propos et en tous lieux. A ces traits il en ajoute d'inédits : il est aussi dénué de conscience et de sens moral que Don Juan, dont il s'amuse á parodier les vices. Con- formément aux habitudes du théátre italien, il est la caricature de son maitre : Don Juan est téméraire; Philippin est fanfaron á la façon d'un capitan. Don Juan croit aux dieux et les brave; Philippin croit aux esprits et les raille :
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Pardonne, grand esprit, á l'incivilité
Qui iu'a fait, devant toi, faire breche au páté l.
Don Juan outrage les femmes, Philippin se moque d'elles :
« C'est un lache, un scélérat, un traítre, s'écrie la bergére
Oriane. — Mais bon aux dames », réplique-t-il ironiquemenl2.
Tous les actes et toutes les paroles de son maitre trouvent en lui un écho qui les déforme. Ce railleur cynique lance géné- ralement ses plaisanteries au milieu des situations les plus dra- matiques, introduisant ainsi dans la piéce des contrastes bouf- fons et la faisant sans cesse osciller'du tragique au comique : si le pére de Don Juan désespéré par l'attitude de son fils appelle la mort, il lui dit non sans malice :
Si madame la Mort, au coeur impitoyable,
Se présentait á vous avec son nez camus,
Vous en appelleriez, ma foi, comme d'abus 3.
Quand la statue frappe á la porte de la salle oü il mange, il corrige son premier cri d'effroi par cette priére :
De gráce, permettez que je meure á la table 4.
11 tend en méme temps á détourner á son profit une partie de l'intérêt qui, dans le premier drame, allait tout entier á Don Juan. Son role est celui que, dans la suite, les auteurs de pupazzi développeront de préférence. 11 est deja beaucoup plus impór- tant, prépondérant meme, dans la piéce de la Commedia dell' arte qui se jouait á la méme époque au Petit-Bourbon, et dont Gueullette nous a conservé le scénario.
Ce scénario est une arlequinade assez grossiére qui n'a guére conservé des piéces précédentes que le théme général : l'attentat
1. Villiers, V, 2.
2. Id., IV, 6.
3. Id., 1, 4.
4. Id., V, 1.
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de Don Juan sur donna Anna, la mort du commandeur, la fuite du meurtrier, son naufrage, ses aventures avec une pêcheuse puis avec des paysannes, enfin sa rencontre avec la statue du commandeur, les deux soupers et le chátiment merveilleux.
Tout ce qu'il y a de sérieux dans les dérivés du Burlador a disparu, ou bien a été modifié et remplacé par des détails comiques.
L'analyse de cette piéce présente une certaine difficulté : la suite de l'intrigue est incohérente dans la version de Gueul- lette, que des Boulmiers a corrigée et arrangée. La raison en est bien simple : Gueullette n'a donné des notes de Biancolelli qu'un résumé incomplet; ce sont des fragments qu'il a mis bout á bout, sans les situer toujours á leur plaTe rationnelle, tel délail donné á la fin devant étre rapporté á une scéne antérieure, et la confusion des scénes elles-mémes étant parfois manifeste.
Le début de la piéce espagnole est supprimé comme dans Giliberto, et remplacé par une scéne assez étrange dans laquelle le valet Arlequin et le Roi s'entretiennent de la conduite de Don Juan. Cette scéne, qui contient un conte fait par le valet au monarque, n'était sans doute qu'un prétexte á faire valoir la riche imagination du conteur. — Deux autres contes allégo- riques seront faits plus loin par le méme Arlequín. — Ensuite, comme chez Cicognini, Arlequin médit tout seul de son maitre. Celui-ci arrive inopinément, et engage avec son valet un duel bouffon. Cette scéne est ici légérement modifiée par l'importance qu'y prennent les lazzi : Don Juan demandant á Arlequin s'il est mort, « Non, répond celui-ci, si vous étes Don Juan; sinon je suis trépassé ». L'auteur du scénario introduit aussi dés ce mornent un premier repas — les diners tenant dans l'arlequinade une grande place. — C'est une occasion pour Arlequin d'amuser le public par son extraordinaire gloutonnerie et quelques jeux d'esprit : « Vous avez la, dit-il á Don Juan, un plat dur á digérer ». Don Juan lui en sert, et il en mange goulûment. « Tu seras malade, fait observer Don Juan. — Non pas; c'est le plat qui est dur á digérer, et non ce qu'il contient. » Ces plaisanteries tournent souvent á la grossiéreté et parfois á l'obscénité.
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Aprés le naufrage, Arlequin apercevant son maitre évanoui sur la poitrine de la pécheuse Rosalba, s'écrie : « Si j'avais eu deux calebasses pareilles, je n'aurais pas craint de me noyer ». Pendant que Don Juan fait la cour á la jeune fille, Arlequin tombe bruyamment sur son derriére en assaisonnant ses pirouettes de plaisanteries sur le tir du canon. Les consolations qu'il offre ensuite á la pécheuse trahie sont celles que nous .avons déjá entendues dans Giliberto et dans Cicognini. Comme chez celui-ci, Don Juan, poursuivant le cours de ses aventures galantes, pénétre chez donna Anna sous le manteau d'Ottavio et, surpris par le commandeur, se sauve aprés l'avoir frappé de son épée. Mais les détails comiques dont ces événements sont mêlés en effacent le caractére tragique; dans la scéne oü Don Juan et Ottavio échangent leurs manteaux, Arlequin et Pantalon se livrent á mille facéties : Arlequin se mouche dans le mouchoir de Pantalón, lui donne des tapes dans l'estomac, recoit en échange des coups de poing et roule par terre avec lui. Quand le commandeur a été tué, les manteaux troqués sont de nouveau échangés, et Arlequin, saisi de peur, trébuche sur le corps en faisant de nombreux lazzi. Ce sont ensuite les réflexions déjá entendues dans la piéce de Cicognini sur la promesse du roi de donner dix mille écus et la gráce de quatre bandits á qui dénon- cera le meurtrier; l'épreuve á laquelle Don Juan soumet Arlequín; le changement d'habits et la fuite du maitre et du valet; enfin l'inutile tentative de Pantalon pour faire parler Arlequín. Les deux fugitifs rencontrent des villageois : Arlequin se livre sur un jeune marié á ses jeux de mots coutumiers : « Bonjour, seigneur Cornelio — Ce n'est pas mon nom, dit l'autre — Si vous n'étes pas le seigneur Cornelio, vous le serez bientót. » Don Juan réalise en effet ce fácheux augure.
Les scénes avec la statue qui terminent la piéce rappellent á la fois Giliberto et Cicognini; mais l'auteur de l'arlequinade a. transformé en pure comédie les éléments religieux de cette der- niére partie. Troublé par la réponse de la statue á l'invitation de Don Juan, Arlequin cherche á corriger son maitre et lui raconte deux apologues : la fable de l'áne chargé de sel, puis
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l'histoire d'un cochon de lait. Don Juan feint d'étre touché, se jette á genoux, et implore Júpiter. Arlequin rend gráce au ciel de la conversion du coupable quand celui-ci se releve et lui donne un coup de pied. Aprés cette feinte conversión, Don Juan se met á table et c'est alors que commence la partie la plus développée du scénario.
Le repas de Don Juan n'est qu'un prétexte aux lazzi d'Arlequin. Ici l'imagination de l'acteur devait, á chaque représentation, ajouter quelques facéties nouvelles; elles sont,en général, d'une rare vulgarité : Arlequin crie que le feu est á la cuisine, et pendant que chacun court l'éteindre, il s'empiffre goulúment; puis, avec un hameçon, il péche un chapon sur la table et imagine cent autres tours pour dérober quelque bon morceau. Ses plaisan- teries sont souvent assez malpropres : il se mouche á la nappe, essuie une assiette á son pantalon et la présente a Don Juan. Parfois les talents de gymnaste de l'acteur chargé du role lui permettaient d'exécuter sur la scéne des pirouettes et des sauts; il faisait la culbute sans renverser le contenu d'un verre qu'il tenait á la main
Cependant, au milieu de ces pitreries, Arlequin demeure le conseiller sensé que nous avons trouvé en Catalinon et en Passarino. Pour démontrer á son maitre l'inconstance de la fortune il se sert d'une comparaison plaisante : il met un morceau de viande dans son assiette; le morceau, c'est l'homme; l'assiette, la roue de la fortune: La roue tourne; l'homme monte, arrive au faite des grandeurs; puis la roue redescend, l'homme tombe et le morceau fait de méme dans la bouche du moraliste. Pendant le souper offert par la statue, les plaisanteries recommencent, mais durent moins longtemps. Et quand Don Juan est enfin entraÎné dans les*enfers, Arlequin renouvelle le cri de Passarino! « Mes gages!» en ajoutant seulement : « 11 faut que j'envoie un huissier chez le diable, pour avoir mes gages 2 ».
1. Ce tour de force était exécuté par l'acteur Thomassin.
2. Dans son Moliere musicien, Castil-Blaze, résumant ce scénario, ajoute arbitrairement une scene qui représente Don Juan torturé par les démons. Cette
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Comme on le voit, la piéce de Biancolelli tend surtout á mettre en relief le caractére du valet bouffon : c'est lui qui devient le héros. 11 a tous les défauts de ses frères de la Commedia delV arle : il est glouton, pleutre et menteur; mais c'est aussi un rusé personnage qui cache sous la grossiéreté de ses pitreries une finesse avisée, et sait parfois aiguiser en traits d'esprit mordants la vulgarité de son bon sens populaire. Les autres personnages s'effacent devant lui et ne sont plus que des comparses qui lui servent á déployer ses talents : devant le roi, il fait parade de son esprit; avec la pécheuse, il débite des plaisanteries gri- voises; en présence du commandeur, il imagine des facéties macabres. 11 efface méme Don Juan réduit au role d'un joyeux et insignifiant débauché, dont les aventures galantes servent de théme á ses lazzi.
Cette arlequinade, qui achéve de travestir en bouffonnerie le drame de Tirso, ressemble á ces nombreuses farces licencieuses mélées de musique, de jongleries et de féerie que jouaient á Paris les troupes italiennes des Gelosi et des Fedeli. Elle íit pendant longtemps courir le public au théâtre du Petit-Bourbon, et c'est grace á elle que la fable de Don Juan a pénétré en France. Elle mérite á ce titre une place dans l'histoire de la légende. Sans elle, probablement, la piéce serait demeurée en Italie oü elle serait tombée dans l'oubli et jamais Moliere ne l'aurait connue.
Quelle était l'origine de cette arlequinade, et oü Dominique Locatelli qui, le premier, l'apporta en France, l'avait-il prise? Comment et quand avait-elle été composée? II est impossible
scenc, identique á la dernière partie de la comedie de Cicognini, a été mani- festement empruntée a celle-ci.
En lû73, le seenario fut agrémenté de nombreux éléments boulfons qui n'ont plus rien de commun avec la légende. A la suite des notes manuscrites de
Gueullette, et dans I'IIistoii,e de l'ancicn tlt*édtí-e italien, des fréres Parfaict, on trouve, sous le titre d'Agitiizta al Convitato di pietra, un supplément au scénario.
Ce supplément contient plusieurs scenes intercalées au milieu des précédentes.
De nouveaux personnages interviennent aussi : Diamantine, Scaramouche,
Pierrot, Cintio, etc. Arlequin fait le jeu de l'échelle, se plaint que son maitre le fasse veiller, alors que tout dort dans la nature, « les cochons sur un lit mollet, aupres de leurs truies, le coq au milieu de ses poules ». Pour fuir les archers, il se déguise en philosophe, regoit force coups de báton, et invente encore d'autres lazzi.
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pour plusieurs raisons de donner á ces questions une réponse satisfaisante. Nous ne trouvons en Italie aucune trace précise du scenario primitif. Angelo Costantini, plus connu sous le nom de Mezzetin, raconte, dans sa Vie de Scaramouche 1 de son vrai nom, Tiberio Fiorelli, — que cet acteur débula á Fanno en Romagne dans le Convitato di pietra, « estimant sur toutes les autres cette piéce á cause du repas qu'on y fait ». Or Tiberio Fiorelli, né en 1608, aurait débuté á l'âge de vingt-cinq ans2. C'est done vers 1633 qu'il aurait joué le Convié de pietre. Sans doute, la biographie de Costantini n'a qu'une faible valeur his- torique, et Riccoboni déclare, dans son Histoire du théátre italien qu'en Italie, Scaramouche « n'a jamais fait d'autre caractére que celui de capitan »; mais, á ses débuts, Tiberio Fiorelli a fort bien pu jouer d'autres roles, ainsi qu'il le fit plus tard en France. En outre, le détail donné par Costantini ne semble pas étre de ceux qu'on invente. Ce Convitato di. Pietra, dans lequel aurait débuté Scaramouche, ne pouvait étre la piéce de Giliberto qui est de 1652, ni celle de Cicognini dans laquelle le repas ne tient pas une place assez considérable pour justifier l'observa- tion de Costantini. Ce repas est demeuré, au contraire, la partie la plus développée du scenario conservé par Gueullette. Scaramouche étant, d'ailleurs, un des acteurs les plus fameux de la Commedia delV arte, c'est bien une piéce de ce genre qu'il a dû jouer vers 1633.
Si ce fait est exact, et il est trés vraisemblable, il se pour- rait que le scenario italien du Burlador ait été apporté en France par l'intermédiaire de Scaramouche. Celui-ci, en effet, vint á Paris avec les troupes italiennes, en 1639, en 1640 et en 1645. En 1645 notamment, il faisait partie de la troupe qui s'installa au Petit-Bourbon sous la direction de Giuseppe Bianchi. Cette troupe, partie á la fin de 1647 ou au commencement de 1648, revint en 1653; et c'est elle qui a, comme nous l'avons vu, joué le Convitato di Pietra 3. Ne serait-il pas logique d'admettre que
1. Publiée á Paris en 1695.
2. Gueullette, Histoire de l'ancien théâtre italien. p. 11 et 12.
3. Cf. Moland, Moliere et la comédie italienne, chap. x.
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le scenario représenté á Paris est, dans les grandes lignes au moins, le méme qu'avait jadis joué Scaramouche?
Je dis dans les grandes lignes; car le scenario primitif, de quelque époque qu'il soit, a subi d'évidentes modifications. La loi du genre le voulait. L'incertitude el l'imprécision du texte dans lequel il nous est parvenu prouvent combien ce scenario était un canevas flottant, sans fixité, dont les auteurs ou les interpretes successifs prenaient vraisemblablement leur bien oü ils le trouvaient, et á mesure qu'ils le trouvaient. lis ne ces- saient ainsi de le transformer au contact des autres piéces. Mais inversement les comédies réguliéres italiennes ou françaises ont pu recourir au scenario et lui faire des emprunts. Si en effet les acteurs de la Commedia dell' aite tiraient, non seulement de leur imagination, mais encore des piéces de la Commedia sostenida les détails dont leur libre fantaisie enrichissait leurs canevas, par contre les auteurs des comédies réguliéres subis- saient eux-mémes l'influence des comédies impromptu; telle scéne ou telle plaisanterie qui avait réussi auprés du public était retenue et introduite par eux dans leurs piéces'. C'est ce qui, •comme nous allons le voir, a dû arriver pour le scenario du Convitato dipietra.
De l'analyse de ce scenario, il résulte qu'il est formé de plu- sieurs sortes d'éléments. 11 contient des éléments originaux, c'est-á-dire des scénes entiéres ou des détails qui ne se trouvent dans aucune comédie antérieure, et des éléments communs avec rles autres piéces. Parmi ceux-ci, les uns, les plus nombreux, 'lui sont communs avec Cicognini seul; d'autres avec les deux piéces de Dorimon et de Villiers, un petit nombre avec Molière 2, .d'a utres enfin avec le Burlador.
i. Ces échanges entre les piéces de la Commedia sostenuta et les piéces de la
Commedia dell' arte sont perpétuels : Riccoboni sígnale, dans les premieres
,.années du XVII" siécle, de nombreuses comédies écrites transformées par les comédiens en comédies imprompLu. Cf., notamment, l'Emilia de Luigi Groto, dit I'Aveugle d'Adria. — Inversement, les canevas qui avaient réussi étaient
Aransformés en Commedie sostenute. C'est ce qui s'est passé pour les piéces de
Huzzantc.
2. Nous nous occuperons de ceux-ci quand nous étudierons la piéce de
.Metiere.
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Dans le drame espagnol (II, 8), au moment oü Don Juan s'ap- préte á pénétrer chez doña Ana, Catalinon lui adresse des reproches; sur la menace de son maitre il se tait et feint de l'approuver. Cette scéne a été reprise par l'auteur du scénario et dans les mémes circonstances; toutefois, ici, Don Juan donne un soufflet á Arlequin. En outre, plusieurs plaisanteries d'Arlequin sont déjá dans Tirso : quand il sort de l'eau aprés le naufrage,. Catalinon s'écrie : « Pourquoi, au lieu de tant d'eau, Dieu n a- t-il pas mis lá dedans autant de vin '? » Arlequin plaisante de la méme façon : « Du vin, du vin! assez d'eau comme cela! » En, entrant chez le commandeur, Catalinon, á la vue de la nappe- noire qui recouvre la table, dit en plaisantant : « C'est lá une- table de Guinée : n'y a-t-il personne pour la laver 2? » Arlequin reprend la plaisanterie : « Tout est bien noir, ici, il faut que la- blanchisseuse de la maison soit morte o. Enfin dans la scéne- premiere de la troisiéme journée, Patricio se plaint du valet qui. l'a empéché de manger en luiprenant les mets sur son assiette : cette idée est reprise et mise en action dans le souper d'Arlequin, et de Don Juan. Moliere aussi s'en inspirera.
Avec Giliberto (versions Dorimon et Villiers), les ressem- blances sont plus nombreuses. C'est la persistance d'un certain élément religieux avec la méme transformation du merveilleux chrétien en merveilleux pa'ien. C'est aussi la suppression du: début de la piéce espagnole; l'idée de préter á don Juan un mouvement de repentir, avec cette différence cependant que le repentir, sincere chez Giliberto, ne l'est plus ici. C'est enfin le portrait d'une jeune et jolie veuve, qu'Arlequin fait á son maitre au cours du repas. D'autres traits encore sont communs au. scénario et á Giliberto, mais ces traits se trouvent aussi dans la piéce de Cicognini. Ce sont : la rencontre de Don Juan et d'Arlequin la nuit; le changement d'habits du maitre et du valet; leur fuite; l'idée ironique du valet de consoler la paysanne en lui
1. Donde Dios juntó tanta agua,
No juntara tanto vino ? (I, 11.)
2. Mesa de Guinea es esta.
Pues no hay por alloí quien lave? (III, 21.)
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jetant la liste des victimes de son maître; l'enlèvement de la jeune mariée, l'invitation à souper adressée à la statue par le valet et, pendant le souper, l'ordre donné par Don Juan au laquais de chanter.
Mais les ressemblances sont plus nombreuses et plus importantes encore avec le texte de Cicognini. Nous les avons indiquées dans notre analyse, nous n'y reviendrons pas; ajoutons seulement quelques traits communs aux deux pièces seules : le mot du valet pendant que son maître fait la cour à la pêcheuse - Rosalba 1; et les paroles par lesquelles Don Juan accueille la statue quand elle se rend à son invitation.
Cette triple comparaison s'ajoutant à l'observation de Cos- tantini sur les débuts de Fiorelli dans un Convitato di pietra, permet d'établir qu'il a existé un premier scénario directement imité du Burlador 2, Ce scenario a conservé dans la suite les parties fondamentales de la pièce espagnole; mais il s'est modifié par des emprunts successifs, faits d'abord à la pièce de Cicognini à laquelle il doit plusieurs de ses éléments comiques, et ensuite à celle de Giliberto qui ne lui a fourni que des traits moins importants.
Cette conclusion, si nécessaire qu'elle soit, est cependant incomplète. Que le scenario se soit inspiré des deux auteurs italiens, la comparaison des éléments qui leur sont communs le prouve. On y saisit le procédé de ceux qui l'ont composé : ils empruntent les lignes générales d'une scène qu'ils modifient par des lazzi variés. Là où les détails sont identiques jusque dans l'expression, il est presque certain que c'est le texte de la Com- media sostenuta qui les a fournis. Généralement, en effet, le détail est tel qu'il ne peut provenir du scénario. Par exemple dans Giliberto, Don Juan a l'idée de faire boire son valet à la santé de la fille de dom Pierre. On comprend que le trait a été
1. Cf. plus haut, p. 99.
2. On peut, il est vrai, objecter que les détails communs au Burlador et au scénario de Biancolelli seulement, ont pu être empruntés directement à la pièce perdue de Giliberto. Ce n'est là qu'une supposition; il faudrait que ces détails eussent été négligés à la fois par Dorimon et par Villiers, qui en ont cependant conservé d'autres que nous retrouvons dans le scénario.
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imaginé pour rendre le personnage plus odieux. Il se retrouve dans l'arlequinade où il est dénué de signification ; on sent seulement que l'auteur l'a retenu pour en faire l'occasion d'une plaisanterie. De même pour la conversion de Don Juan, qui devient dans l'arlequinade un simple prétexte à coups de pied et à taloches. Que l'on se rappelle encore le discours de Passarino sur l'inconstance de la fortune, et le développement qu'il prend dans le scénario.
Inversement il arrive, plus rarement il est vrai, que tel détail et même telle scène semblent avoir été empruntés au scenario par Cicognini et par Giliberto. La rencontre nocturne de Don Juan et du valet, avec les jeux qui l'accompagnent, sentent trop la farce de tréteaux pour n'avoir pas été imaginés par le premier auteur du scénario. Parmi les nombreuses modifications apportées au Burlador, il en est une commune à ces trois dérivés qui est assez caractéristique : quand Don Juan rencontre la statue, au lieu de l'inviter lui-même, il la fait inviter par son valet. Est-ce Cicognini qui, le premier, a eu l'idée de ce changement ou l'auteur du scénario? Je penche pour celui-ci. En effet, dans la comédie impromptu, le valet est le premier personnage ; toujours il est en avant et fait oublier son maître. L'idée de lui faire adresser l'invitation est ici toute naturelle, car elle lui permet de jouer dans la scène un rôle plus important et lui fournit une occasion de se livrer à ses lazzi habituels. On ne comprend guère chez Cicognini et chez les antres la raison de ce changement. Dans la pièce espagnole, au cours du repas offert à la statue, des chanteurs se font entendre. Dans le texte de Cicognini et dans l'arquelinade c'est le valet qui chante. Ici encore, et pour la même raison, l'auteur de cette modification ne me semble pas être Cicognini.
D'une façon générale la persistance, jusque dans le canevas laissé par Biancolelli, de quelques détails puisés à la source espagnole; la présence de nombreux éléments, étrangers à toutes les autres pièces, et aussi l'existence probable d'une commedia signalée vers 1633, et par conséquent très vraisemblablement antérieure à celle de Cicognini ; ces divers motifs me font sup-
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poser que si le scénario a emprunté aux pièces de la commedia sostenuta, il leura aussi prêté, moins toutefois, semble-t-il, qu'il n'a reçu d'elles.
En voici une nouvelle raison : deux détails assez importants de la pièce de Dorimon, supprimés par Villiers, se retrouvent exactement dans le scénario : c'est la rencontre avec la pêcheuse Amarante et le portrait delà jeune veuve. Le premier de ces détails n'a évidemment pas été fourni au scenario parla pièce de Dorimon, puisqu'il est déjà dans le Burlador et dans Cicognini et que, dans l'Adequinade, la pêcheuse porte le même nom que chez ce dernier. C'est une présomption pour qu'il en soit de même du second. Or, si nous en croyons l'affirmation générale de Villiers, ce deuxième détail qu'il a lui-même négligé ne devait pas être non plus dans Giliberto. C'est donc au scenario que Dorimon l'a emprunté ainsi qu'il a fait pour le premier. Nous saisissons là un cas manifeste d'emprunt fait à YArlequinade. Nous en trouverons d'autres encore avec Molière. L'instabilité du scenario ne permet malheureusement pas de déterminer rigoureusement ce qu'il a donné, ni ce qu'il a pris.
Nons pouvons maintenant reconstituer la marche probable de la légende d'Espagne en France à travers l'Italie. Comme il est arrivé pour tant d'autres pièces espagnoles, le Burlador a dû être d'abord connu en Italie sous la forme d'une comédie impromptu dont la version première n'a pas été conservée. Cette comédie a été utilisée par Cicognini dans son imitation du texte original. A son tour la pièce de Cigognini a servi à Giliberto, qui s'est aussi probablement inspiré du scénario. Ce scenario lui-mème, sans cesse modifié, à la fois par les inventions successives de ses interprètes et par leurs emprunts aux pièces de la Commedia sostenuta, a passé en France où le succès qu'il a obtenu a donné à Dorimon, puis à Villiers l'idée de traiter le sujet. Tous deux se sont adressés au texte de Giliberto comme à la source originelle de l'Arlequinade, et c'est la réussite de leur
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double imitation qui a finalement suscité le Festin de Pierre de Molière.
Avec ce dernier, la légende va subir une transformation complète. Le héros, différemment conçu, deviendra l'image d'un nouveau milieu; il prendra une complexité et une profondeur qu'il n'a pas eues encore. Cependant, il importe de ne pas oublier que ce personnage n'est pas sorti tout entier du cerveau de son créateur. Il n'est pas un produit spontané et entièrement original. C'est une observation trop négligée jusqu'ici et qui a son importance, si on veut comprendre et analyser avec moins de chance d'erreurs le caractère du Don Juan de Molière. Des éléments divers dont il est formé, plusieurs étaient en germe dans le héros de Cicognini et plus encore dans celui de Giliberto. Il dépend et il naît d'eux.
Il importe donc, au moment où nous allons étudier le Don Juan de Molière, de fixer les traits qu'il hérite de ses modèles. Il en est deux essentiels : le Don Juan italien est instinctif et égoïste. Ces deux traits de caractère sont dans une étroite dépendance; ils s'expliquent et se complètent. L'instinct pousse Don Juan à réaliser immédiatement avec une fougue irrésistible que la volonté ne combat point les impulsions auxquelles tout homme obéit à quelque degré. Mais les causes morales qui chez les autres interviennent et agissent comme une force contraire, n'ont pas d'action sur lui. Chez lui, les sentiments d'honneur, de charité, de pitié, n'entrent jamais en lutte contre la tyrannie des désirs. Cette toute-puissance de l'instinct repose sur l'égoïsme : seul son plaisir, seul son caprice ont quelque prix. Il a supprimé de sa vie les devoirs envers ses semblables, estimant que le seul devoir de l'homme est d'obéir à sa nature et d'assurer à son moi un épanouissement sans limites.
C'est ici que nous retrouvons l'influence de ce système philosophique qui, parti d'Italie où il a régné pendant deux cents ans- et a produit la singulière anarchie morale du xve et du xvie siècle, s'est lentement infiltré en France où il se heurtera à la vigoureuse résistance du catholicisme et du pouvoir royal combinés. En fondant sur la nature ses règles de conduite,
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l'homme a abouti à un double résultat : il a substitué à la morale du devoir celle du plaisir, car la nature, contrairement à la vraie doctrine épicurienne, n'a été pour lui que la libre manifestation des instincts matériels. Il a en outre remplacé par sa libre fantaisie l'autorité des principes communs à tous, des dogmes religieux et des lois civiles. Il a ainsi assuré le triomphe des sens sur la raison ; de l'individu sur la société. Au fond il n'y a pas autre chose dans l'immoralité du Don Juan italien. C'est cet état d'âme qui s'affirmera davantage dans les œuvres postérieures et notamment chez Molière ; mais il faut noter qu'il est né en Italie.
Ce n'est donc pas seulement par certains détails de l'intrigue, par l'introduction de nouveaux personnages, par tel ou tel trait accessoire ajouté aux caractères primitifs, que la commedia de Giliberto a eu sur l'avenir de la légende une si grande influence. C'est surtout par le sens nouveau qu'elle a donné à la conception de Don Juan. Si manifestement inférieure au drame espagnol que soit cette pièce, elle a cependant élargi le caractère du libertin et lui a donné plus de valeur : pour la première fois, Don Juan n'est plus seulement le jeune homme ardent qui dépense sa jeunesse sans mesure, mais l'apôtre des revendications de l'instinct et des droits individuels contre les obligations de la conscience et de la morale universelle. Cette conception n'a sans doute pas encore chez Giliberto une telle précision ni une telle portée; mais elle est visiblement en germe dans son œuvre et c'est là que Molière en prendra l'idée première. Elle s'imposera d'ailleurs d'autant plus à lui qu'il la retrouvera dans son propre milieu, dans ce monde des Libertins où il fréquenta lui-même quelque temps. Il la développera et en tirera une peinture plus profonde et plus vigoureuse; mais il n'aura pas été le premier à l'imaginer. Il est juste d'en restituer le mérite à l'auteur de cette pièce perdue dont nous ne connaissons malheu'- sement que les imitations françaises, et dont le rôle dans l'évolution de la légende a été beaucoup plus considérable que ne le comportait sa valeur.
Le passage de la légende à travers l'Italie a eu pour elle une
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autre conséquence non moins Importante : elle y a subi la transformation nécessaire à sa diffusion. Sans doute en perdant sa signification religieuse, le sujet a perdu ce qui lui donnait en Espagne son plus grand intérêt, et la fable dégénère quand elle passe de sa gravité première aux bouffonneries du scénario. Mais la différence de mœurs des deux peuples devait les amener à traiter différemment le même thème : le public espagnol ne se fût pas plus intéressé aux pitreries d'Arlequin que le public italien n'eût compris l'intérêt du problème religieux traité dans le Burlador. Et, à vrai dire, en dehors de l'Espagne, aucun peuple n'aurait été sensible à la conception théologique de Tirso. Si l'intérêt de la fable n'avait été déplacé, elle ne serait pas sortie du pays qui lui avait donné le jour. En substituant à un drame religieux une comédie-bouffe et une féerie, l'Italie a dénaturé la légende; mais elle l'a mise à la portée de chacun. Aussi est-ce à l'Italie seule que la France l'emprunte; et c'est dans la voie nouvelle où l'Italie l'a engagée que l'Allemagne la développera.
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IV
DON JUAN OU LE FESTIN DE PIERRE », DE MOLIÈRE
La première représentation. — Le retrait de la pièce. — Le libelle de Roche- mont et les Réponses. — Les sources de la pièce : Molière n'a pas connu le Burlador; emprunts faits à Cicognini et au scénario;1 les deux pièces de Dorimon et de Villiers sont les sources les plus abondantes auxquelles a puisé Molière. — La part de l'imitation et celle de l'originalité en quoi Molière a-t-il été créateur? — Transformation de la légende l'élément comique et l'élément surnaturel; la peinture de mœurs. — Le décousu de l'intrigue. — L'unité est dans le rôle de Don Juan. — Don Juan n'est pas un portrait individuel : hypothèses de Michelet, de Sainte-Beuve, de M. Zeidler, du docteur Schweitzer, de M. Gazier. — Don Juan et les Libertins. — Le Libertinage au ,XVIIe siècle. — Les vraies intentions de Molière expliquées par sa philosophie, par ses rancunes, par ses intérêts. — Molière et la cabale des dévots. — Molière et Louis XIV. - Analyse du caractère de Don Juan : les trois aspects sous lesquels Molière l'a peint : le débauché, l'athée, l'hypocrite. — Contradiction apparente des différents éléments du portrait. — Son unité véritable : une imag'e de la réalité. — Elvire : importance et signification de son rôle. — S,--anarelle et ses prédécesseurs. — Portée générale du Don Juan de Molière. — Son influence sur l'évolution de la légende.
Ce fut le dimanche 15 février 1665, au Théâtre du Palais-Royal que les comédiens de Molière donnèrent pour la première fois le
Festin de Pierre. La situation financière de la Troupe était alors peu brillante : le Tartuffe avait été suspendu, et l'École des
Femmes avait échoué chez Mme de Sully, le jour de l'Epiphanie. Molière songeait à relever ses affaires : toujours en
1. Cf., pour ces indications et les suivantes, le registre de La Grange. — Le rôle de Don Juan était tenu par La Grange. — Pour les nombreux travaux, articles, conférences, etc., sur le Don Juan de Molière, cf. l'Appendice bibliog-raphique.
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quête des goûts du public, il n'eut sans doute pas besoin, comme l'ont prétendu les frères Parfaict que ses camarades lui indiquassent un sujet qui avait fait courir tout Paris, et qui, depuis trois ans, n'avait plus été repris. Ce sujet de Don Juan lui offrait non seulement une occasion de succès, mais encore une trop belle matière à poursuivre certains griefs et à exprimer des idées qui lui étaient chères, pour qu'il n'ait point songé de lui-même à s'en emparer.
Quoi qu'il en soit, sitôt conçue, la pièce fut commencée et rapidement achevée, sans que Molière ait pris même le temps de l'écrire en vers, comme il semble bien que ce fut d'abord son intention 2. Cette hâte explique sans doute certaines imperfections dans la facture de l'œuvre. Conformément aux espérances de Molière et de ses camarades, celle-ci eut tout d'abord un succès honorable, puisque, plusieurs fois, les recettes dépassèrent 2 000 livres et égalèrent presque celles du Tartuffe en 1669, les plus fortes que fit Molière. La recette la plus élevée fut celle du mardi 24 février, qui monta à 2390 livres. Dans les représentations suivantes, les recettes fléchirent au-dessous de 1 000 livres, mais il en fut de mème pour Tartuffe, et d'une façon générale le même phénomène s'est produit pour la plupart des pièces, même pour celles qui ont eu le plus incontestable succès. C'est ainsi que la Critique de l'École des Femmes, jouée trente-deux fois, tombe de 1 357 livres à 392. Rien donc, si ce n'est l'interruption forcée que subit la pièce, ne justifie l'affirmation des frères Parfaict que celle-ci échoua soit parce qu'elle était écrite en prose, soit parce que certains passages blessèrent le public 3, affirmation reprise par Voltaire, La Serre, et Cailhava.
Ce qui est exact c'est que, le vendredi 20 mars, après quinze représentations, la pièce disparut de l'affiche. Le scandale qu'elle souleva fut la seule cause de cet insuccès définitif. Dès la
1. IIistoire du théâtre français, t. IX, p. 343.
2. Cf. les vers blancs qui se trouvent dans la tirade de don Louis, laquelle est en partie rythmée.
3. Ouvrage cité, t. IX, p. 343.
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deuxième représentation, Molière avait dû faire des suppressions : l'étalage d'athéisme de Don Juan, son abominable pensée de faire jurer le Pauvre, certains détails irrévérencieux', avaient alarmé la conscience des dévots qui, sans que nous sachions exactement comment les choses se passèrent, obtinrent le retrait de la pièce. De même le libraire Billaine n'usa pas du privilège qu'il avait reçu le 11 mars d'imprimer le Festin de Pierre. Celui-ci ne fut publié pour la première fois qu'en 1682 par Vinot et La Grange dans le tome VII de leurs œuvres de Molière, et, sauf les premiers exemplaires, dont trois seulement nous sont parvenus, cette édition avait subi de nombreuses suppressions : la partie la plus importante de la scène du Pauvre (III, II), plusieurs phrases de l'Apostrophe de Sganarelle aux liber- lins (I, n), le passage sur le moine bourru (III, 1), la fin du raisonnement de Sganarelle sur le châtiment des impies, et son galimatias sur l'enchaînement des causes et des effets (V, II) ses dernières paroles : « Mes gages, mes gages! » Le texte intégral ne se trouve même, tant durent être vifs les scrupules des éditeurs français, que dans deux éditions étrangères : l'une publiée à Amsterdam en 1683, l'autre à Bruxelles en 1694. Toutes deux contiennent avec quelques variantes le texte complet des scènes i et ii de l'acte III et l'exclamation finale 2.
La pièce fut donc ouvertement condamnée, mais en cette circonstance, comme en d'autres, le Roi fut du parti de Molière, secrètement, sans doute par respect pour sa mère et par souvenir des cabales de Tartuffe; mais, avouée ou non, la sympathie de Louis XIV est certaine. Un mot de lui prouve tout au moins qu'il ne fut pas choqué par les audaces de l'oeuvre : dans sa deuxième réponse au libelle de Rochemont, l'auteur anonyme
1. Cf. le libelle de Rochemont et l'observation de Sganarelle sur le moine bourru.
2. Pour les modifications importantes que le texte primitif a subies, je renvoie à l'Édition de la Collection des Grands Ecrivains. Pour l'étude de la pièce, j'adopterai le texte non cartonné de l'édition de 1682, en tenant compte cependant des parties qu'elle supprime dans les scènes entre Don Juan et Sganarelle (1II, 1); entre Don Juan et le Pauvre (1lI, 11); dans l'exclamation de
Sganarelle (V, vi); parties qui se trouvent dans l'édition d'Amsterdam de 1683.
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faisant allusion à une prétendue interdiction du Roi, dit : « Je ne crois pas avoir beaucoup de choses à répondre quand j'aurai dit après le plus grand monarque du monde qu'il (le libertin) n'est pas récompensé ». Aucune défense officielle n'interdit de jouer le Festin de Pierre. Averti charitablement, Molière le retira de lui-même et, cette fois, il ne tenta aucune résistance. On lui sut gré de sa docilité, car, cinq mois après, en août, il recevait une pension de 6 000 livres ; en même temps sa troupe, qui appartenait jusqu'alors à Monsieur, devenait la « Troupe du Roy ».
Ainsi le Roi ne désapprouva pas Don Juan, et Molière ne subit qu'un demi-échec : la pensée qui lui inspira le choix du Festin de Pierre, en servant les intérêts de sa gloire, n'a pas nui à ceux, plus immédiats, de sa fortune.
Cependant, la pièce provoqua de la part des contemporains de vives attaques : le prince de Conti, qui la connut sans doute par une copie, dans son Avertissement aux sentences des Pères de l'Église sur la Comédie et sur les Spectacles, reproche à l'auteur « d'avoir confié la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire pour la soutenir toutes les impertinences du monde ». Le châtiment final ne semble même pas une excuse au prince, -qui n'y voit qu'une façon ridicule de venger le ciel, aggravée encore par les sottises de Sganarelle.
Mais ces critiques ne parurent qu'en décembre 1666. Dès avril 1665, d'autres beaucoup plus violentes furent adressées à Molière dans un libelle fameux qui avait pour titre : « Observations sur une Comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre ». Dans les -différentes éditions de cet opuscule l'auteur se cachait sous les initiales : B. A. S. D. R., puis sous le pseudonyme de B. A. sieur .de Rochemont. Le privilège du roi le désigne comme avocat au Parlement. On a vainement cherché à percer ce pseudonymat. M. Livet1 a cru découvrir, sous les initiales, Barbier d'Aucour, -avocat au Parlement et janséniste qui, l'année suivante, s'en prit à Racine. M. Despois 2 n'admet pas cette identification,
1. Problèmes moliéresques, Moniteur Universel, 14 mars 1878.
2. Édition de la Collection des Grands Ecrivains, Préface, p. 40 et suiv.
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attendu que Barbier n'aurait ajouté à son nom celui d'Aucour qu'en 1676... D'autre part, dans une réponse au libelle 1, l'auteurreprochant au pamphlétaire de suspecter sans les connaître les intentions de Molière écrit : « Peut-être me direz-vous qu'il était mieux instruit que je ne pense, et qu'il peut avoir appris la vie de Molière par une confession générale? Si cela est, je n'ai rien à vous répondre, sinon qu'il est encore plus criminel. » Cette remarque ne s'applique guère à un avocat et on en tire un argument pour voir dans l'auteur des Observations un curé der Paris. Mais ce curé, quel était-il? A la violence du ton, aux nouvelles attaques contre le Tartuffe, aux mêmes allusions à la vie et à la personne de Molière mêlées des mêmes protestations de ne vouloir pas lui nuire 2, à certains procédés de discussion tendant à faire intervenir dans le débat la personne de la Reiner à plusieurs réponses faites à différentes observations de Molière dans ses placets au Roi 1, on serait tenté de voir dans le pamphlet la continuation d'une polémique déjà engagée et de reconnaître dans son auteur un pamphlétaire déjà connu, cet abbé Pierre Roullé, curé de Saint-Barthélemy, qui avait vivement pris à parti Molière dans son opuscule du Roy glorieux au monde à l'occasion de Tartuffe. On objectera sans doute que Pierre Roullé n'était pes janséniste4 et qu'une phrase de la « Réponse aux observations touchant le Festin de Pierre semble indiquer au contraire que l'auteur du libelle appartenait au Parti : « Il traite M. de Molière de démon incarné parce qu'il n'emploie pas ce beau talent que la nature lui a donné4 à traduire la vie des Saints Pères ». Or, cette traduction sortait de Port-Royal 5. Mais cette
1. Lettre sur les- Observations d'une comédie du sieur Molière, intitulée le
Festin de Pierre.
2. Cf. l'Avis au lecteur du Roy glorieux, où l'auteur se défend d'avoir eu « une volonté quelconque de nuire à personne » et le début des Observations : « Ce n'est pas un dessein formé de lui-même.... On n'en veut pas à sa personne.... "
3. Cf. les observations sur l'hypocrite et le vrai dévot, en réponse au premier placet, et les allusions à l'approbation donnée au Tartuffe par le légat pontifical.
4. Cf., dans son pamphlet, ses compliments au Roi, pour avoir combattu l'erreur janséniste, et ses éloges au Père jésuite Annat.
5. Plus exactement : Vie des PP. du Désert, écrite par des PP. de l'Église
(1653), traduction d'Arnauld d'Andilly.
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phrase peut n'être qu'une boutade sur les occupations des âmes pieuses en général sans allusions particulières à Port-Royal. Un autre fait prouve d'ailleurs surabondamment que l'auteur du pamphlet ne peut être un janséniste : ce sont les félicitations qu'il adresse au roi pour « avoir châtié les partisans de la Secte, ruiné ses écoles, dissipé ses assemblées ». Que l'on rapproche ces paroles de celles que Pierre Roullé écrivait dans son Roy glorieux au monde contre les jansénistes, et l'on conclura que si les auteurs des deux pamphlets ne sont pas un seul et même personnage, ils appartenaient du moins au même parti 1.
Quel que soit d'ailleurs l'auteur véritable du libelle, le ton d'abord insinuant, puis éloquent et passionné dont il est écrit dénote un écrivain aussi habile qu'implacable adversaire. Après s'être posé non pas en ennemi de la personne ni de la réputation de Molière, mais en défenseur des intérêts de Dieu, et avoir sommairement jugé l'auteur du Festin de Pierre à qui il veut bien reconnaître quelque talent dans la farce « au-dessous de Gautier-Garguille, de Turlupin et de Jodelet », le libelliste en vient à la pièce elle-même. 11 la rattache à un plan général, qui, se développant depuis l'École des Femmes et se continuant avec le Tartuffe, tend, sous le spécieux prétexte de démasquer les faux dévots, à attaquer la religion elle-même et les vrais croyants. Elle serait le commencement de cette campagne menée contre . la morale et contre l'Église en étalant les quatre sortes d'impiétés qui « combattent la Divinité » : les unes déclarées et blasphématoires; les autres secrètes; celles-ci méprisant un Dieu qu'elles estiment aveugle ou impuissant; celles-là ravalant la dignité de ses mystères. Le maître et le valet se partageraient ces différentes façons d'être impie : l'un, tantôt attaquant le ciel avec audace, tantôt jouant le faux dévot, et n'ayant en général ni crainte ni respect pour la puissance divine; l'autre la
1. J'avais depuis longtemps écrit ces lignes lorsque a paru l'élude de M. Allier : la Cabale dus Dévots. J'y trouve, avec une abondance de preuves nouvelles, la démonstration que l'auteur du libelle ne saurait être un janséniste, et qu'il est de la même cabale que l'auteur du Roy glorieux. Je persiste à croire que les deux auteurs n'en font qu'un.
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tournant en ridicule par ses raisonnements grotesques et sa foi au moine bourru. Le châtiment final du coupable, loin de corriger l'immoralité de l'œuvre, l'aggravait encore par les plaisanteries dont il sert de prétexte à Sganarelle. La conclusion est un appel éloquent à la justice du Roi de' venger l'injure faite à Dieu en abattant l'impiété <c montée avec impudence sur le théâtre ».
Ce pamphlet ne resta pas sans réponse : deux anonymes se chargèrent de le réfuter, à dix jours d'intervalle. La première de ces réfutations a pour titre : « Réponse aux Observations touchant une comédie du sieur Molière intitulée le Festin de Pierre » (Paris, chez Gabriel Quinet, 1665) ; l'autre : « Lettre sur les Observations d'une comédie du sieur Molière intitulée le Festin de Pierre (même librairie, même date).
Ces deux opuscules sont-ils de Molière? On a voulu reconnaître à la netteté du ton, à certaines tournures, la main qui écrivit les placets du Tartuffe1. En outre l'éditeur était le libraire habituel de Molière. Ces raisons ne sont guère concluantes. Le style de la deuxième réponse est au contraire assez lourd, le ton bien mou à l'égard des dévots; l'argumentation est traînante; l'auteur écrit à maintes reprises Tartufle ; il défend les agréments naturels de Molière en une phrase qui ne peut être de Molière lui-même : « Comme si, quand il manquerait quelque chose à Molière de ce côté-là, ce qui se dément assez soi-même, il devrait être criminel de n'être pas bien fait ».
D'autre part, certains détails indiquent que l'inspiration de Molière ne doit pas être étrangère à la composition du factum : un mot particulier du Roi en faveur de la pièce y est rappelé ; dans une apostille qui constitue un nouveau plaidoyer, l'auteur tire argument de la pension que Louis XIV vient d'accorder au comédien et de l'honneur qu'il lui a fait en prenant la troupe à ses gages. D'autres raisons semblent bien aussi inspirées par Molière : pour répondre au reproche d'avoir fait triompher l'athéisme sur la scène, l'auteur observe judicieusement que
1. Cf. Catalogue Soleinne, t. IV, p. 101, note.
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les raisonnements de Don Juan se réduisent à 2 et 2 sont 4, et qu'ainsi il se condamne lui-même par la faiblesse de son argumentation, en même temps qu'est évité le scandale qu'il y aurait eu à mettre sur la scène une discussion religieuse où un athée aurait argumenté contre un croyant. De même, la gaucherie de Sganarelle à défendre la Providence est justement imputée à sa condition. Mais en général la défense est faible : les raisons les plus pressantes de l'adversaire sont mal réfutées ou passées sous silence. Dans une dernière partie, l'auteur laissant Don Juan de côté fait une apologie du Tartuffe. Il feint de ne voir dans les observations du sieur de Rochemont qu'un prétexte à dénigrer cette pièce, dans l'appréhension qu'elle ne soit de nouveau. jouée. Cette digression sur une comédie dont l'interdiction lui tenait tant à cœur et qu'il ne désespérait pas de voir autorisée un jour, pourrait bien avoir été soufflée par Molière.
L'auteur de cette réponse, de même que l'auteur des Observations, était connu des contemporains puisque Robinet disait le 9 août dans sa gazette :
Je vous avertis qu'une plume
Artisanne de maint volume
L'a défendu mais du bel air,
En un style énergique et clair.
La première réponse est encore plus faible; elle cherche à le prendre avec l'adversaire sur un ton ironique; mais les arguments demeurent généraux et vagues ; le défenseur, manifestement novice et qui avoue lui-même en être à son premier écrit, a l'air de croire que la pièce de Molière est en vers. Il semble d'ailleurs qu'il était lui-même comédien, car, dans .sa défense du théâtre contre les attaques de Rochemont, il écrit : « ,Il s'est contenté de nous faire la guerre en renard ».
Ces pauvres défenses furent les seules tentées, et la pièce disparut définitivement sans autre bruit. Molière et sa troupe se trouvèrent ainsi déçus des espérances que leur avait fait concevoir le succès des œuvres antérieures, au Théâtre Italien et au Théâtre Français.
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Ces œuvres n'avaient pas seulement donné à Molière l'idée de s'approprier le sujet; elles lui avaient fourni les éléments essentiels de sa pièce. Il n'est donc pas sans intérêt, pour dégager l'originalité de l'auteur du Festin de Pierre, d'examiner dans quelle mesure il s'est inspiré de ses prédécesseurs immédiats, et s'il ne s'est pas adressé aussi à la source première de la fable, au drame espagnol lui-même.
D'aucuns l'ont prétendu : Cailhava notamment 1 et après lui M. de Latour 2, Schlegel 3 et d'autres encore. Mais leur affirmation n'est fondée que sur des vraisemblances : Molière a emprunté directement à l'Espagne la Princesse cCÉlide 4 et l'École des Maris 5. Dans les 40 volumes de comédies portés sur l'inventaire fait après son décès, figuraient des pièces espagnoles, sans qu'on sache, d'ailleurs, lesquelles 6. En outre, il fut en rapport avec les acteurs espagnols qui, appelés par Marie-Thérèse, jouèrent de 1660 à 1673 à l'Hôtel de Bourgogne, où ils alternèrent quelque temps avec la troupe de Molière 7. A ces raisons, générales et vagues, s'en ajoutent de plus précises. Quelques détails du Don Juan de Molière semblent directement empruntés au texte espagnol : dans la scène vin de l'acte IV, Don Juan dit à Sganarelle, « Allons, mets-toi à table. — Sganarelle : Monsieur, je n'ai plus faim. — Don Juan : Mets-toi là, te dis-je. » — Dans la scène xnr de la troisième journée du Burlador, Don Juan et Catalinon tiennent à peu près le même langage : « Assieds-toi, Catalinon. — Catalinon : Non, seigneur, je tiens le repas
1. Études sur Molière, p. 121 et suiv.
2. Études sur l'Espagne, t. II, p. 131.
3. Littérature dramatique, t. II, p. 173.
4. Moreto, Desden con el desden (Dédain pour Dédain).
5. Lope de Vega, la Discreta enamorada (l'Amoureuse adroite).
6. Cf. Soulié, Recherches sur Molière, p. 269.
7. Un an après Don Juan, la troupe espagnole de Prado figura avec celle de
Molière dans le ballet des Muses.
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pour fini. — Don Juan : Tu perds la raison » — A la fin de l'acte IV Don Juan ordonne à Sganarelle de prendre un flambeau pour éclairer la statue. Celle-ci refuse en ces termes : « On n'a pas besoin de lumière quand on est conduit par le ciel ». Dans la scène xiv de la troisième journée du Burlador, Don Juan, accompagnant don Gonzalo, lui dit : « Attends, je vais t'éclairer ». Et le commandeur répond : « Ne m'éclaire pas, car je suis en état de grâce2 ». Dans la scène vi de l'acte V, Don Juan, entraîné par la statue, s'écrie : « Un feu invisible me brûle ! » « Je brûle!... Je suis embrasé, » dit-il dans la scène correspondante du Burlador 3 (troisième journée, scène xxi). Enfin, rapprochement plus curieux, dans la scène xn de la deuxième journée, les musiciens du marquis de la Mota jouent une sérénade commençant par ces deux vers :
El que un bien gozar espera,
Cuanto espera desespera.
« Celui qui espère jouir d'un bien, quand il espère, désespère. » Vers qui rappellent la fin du sonnet d'Oronte dans le Misanthrope :
Belle Philis, on désespère
Alors qu'on espère toujours.
Ces analogies ont permis de croire que Molière connaissait le drame espagnol. En réalité, elles sont sans valeur : la raison fondée sur l'imitation certaine que Molière a faite de deux pièces espagnoles, ne prouve rien en ce qui concerne Don JuanD'une façon générale, il ne semble pas douteux que Molière s'est adressé moins aux Espagnols qu'aux Italiens, dont les pièces
1. -, DON JUAN. - Siéntate, Catalinon.
CATALINON. — No, señor YO lO recibo
Por cenado.
DON JUAN. — Es desconcierto.
2. DON JUAN. — Aguarda, iréte alumbrando.
DON GONZALO. — ¡No alumbres, que en gracia estoy.
3. Que me quemo! Que me abraso!
4. D'ailleurs quoi qu'on en ait dit, il n'est même pas certain que pour les deux pièces en question Molière se soit adressé directement aux Espagnols :
La femme industrieuse de Dorimon pourrait bien notamment être la source immédiate de c< l'École des maris ".
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étaient beaucoup plus répandues en France. Or, en ce qui concerne le texte du Burlador, peu connu en Espagne même, il est très improbable qu'à la date de 1665 il ait été importé chez nous.
Quant à la pièce même, il est certain que la troupe de Prado ne l'a pas jouée à Paris. Tous les témoignages des contemporains parlent de représentations données par les Italiens. « Les Italiens à Paris, qui en ont fait tant de bruit »,... dit Villiers dans son Épitre à Corneille, et il ajoute encore dans l'avis au lecteur : « Mes compagnons, infatués de ce titre du Festin de Pierre, ou du fils criminel, après avoir vu tout Paris courir à la foule pour en voir la représentation qu'en ont faite les Comédiens italiens, se sont persuadés que si ce sujet était mis en français pour l'intelligence de ceux qui n entendent pas l'italien.... » Dans sa Préface, Rosimond dit aussi : « les Comédiens italiens l'ont apporté en France ». Dans les Observations sur le Festin de Pierre, Rochemont écrit : « Molière a très mauvaise raison de dire qu'il n'a fait que traduire cette pièce de l'italien.... » Et dans la deuxième réponse aux Observations, l'auteur anonyme réplique : « Ce grand monarque savait bien que depuis plusieurs années on le (Festin de Pierre) joue à Paris sur le théâtre italien et français (allusion aux pièces de Dorimon et de Villiers) et même dans toutes les provinces ». Enfin, dans cette même réponse, l'auteur écrit au sujet des insinuations sur les scrupules de la reine mère : « Il y a plus longtemps qu'elle connaît le Festin de Pierre que ceux qui en parlent. Elle sait que l'histoire dont le sujet est tiré est arrivée en Espagne et que l'on l'y regarde comme une chose qui peut être utile à la religion et faire convertir les libertins. » Si le Burlador avait été joué à Paris par les comédiens espagnols, si seulement on avait connu la pièce espagnole, le panégyriste de Molière aurait évidemment tiré parti du fait pour sa défense.
Quant aux emprunts directs que Molière semble, au premier abord, avoir pu faire à l'original, ceux qui les ont signalés n'avaient pas lu la pièce de Cicognini où les mêmes passages se retrouvent et où Molière les a pris. Restent les vers chantés par les musiciens du marquis de la Mota et reproduits plus ou moins
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fidèlement dans le sonnet d'Oronte. C'est à vrai dire le seul argument sérieux que l'on ait jusqu'ici invoqué pour établir que Molière a connu le drame espagnol. En admettant que Molière n'ait pas imaginé lui-même cette pointe assez banale, et bien dans le goût du jour, elle pouvait appartenir à quelque morceau connu des contemporains. Corneille n'avait-il pas fait dire à l'Infante :
Ma plus douce espérance est de perdre l'espoir.
(Le Cid, acte I, sc. Il.)
Ronsard n'avait-il pas défini l'amour :
Un désespoir où toujours on espère,
Un espérer où l'on se désespère?
Et dans le Roman de la Rose, ne trouve-t-on pas ces deux vers de même style :
C'est pour toute asseurée
Espérance désespérée
Molière n'avait pas donc pas besoin de demander à la littérature espagnole un trait devenu banal dans la littérature française. Mais si l'on veut à tout prix qu'il l'ait emprunté hors de nos frontières, on trouve en maint endroit dans le théâtre espagnol des vers semblables, et notamment dans une pièce de Lope de Vega, la Moza de Cantaro (troisième journée, se. vu). Les deux vers suivants sont prononcés par Don Juan, le galan :
Cuando pensaba espera
Quiere amor que desespere.
— Quand je croyais pouvoir espérer
L'amour veut que je désespère.
Ajoutons que dans la même pièce où le poète a introduit un certain nombre de sonnets, l'héroïne, dona Ana, en fait un dans
1. Ces rapprochements ont été faits par M. Lavigne dans son édition du
Misanthrope, Hachette, 1890.
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lequel il est question d'une Philis aimée par un gentilhomme auquel elle ne rend pas son amour. Si donc Molière, qui connaissait le théâtre de Lope, est allé chercher en Espagne la fin de son sonnet, c'est plutôt dans la Moza de Cantaro que dans le Bur- lador qu'il a eu la bonne fortune de la trouver!
Mai-s laissons ces chicanes de détail : l'intrigue et la morale du Festin de Pierre, le caractère du héros prouvent surabondamment que si Molière a largement puisé dans les pièces italiennes et françaises, il ne doit rien au Burlador. Les seuls points communs à sa pièce et au drame espagnol sont : le naufrage du héros; la séduction des paysannes et le désir que manifeste Don Juan de triompher d'une jeune mariée; la scène entre le père et le fils; la rencontre avec la statue; le premier souper et le châtiment du libertin. Mais il n'est aucun de ces événements qui ne se trouve aussi chez Cicognini et chez Vil- liers; et tandis que les circonstances et les détails sont toujours très différents chez l'auteur espagnol et chez Molière, ils sont souvent identiques dans les pièces italiennes, originales ou imitées, et dans le Festin de Pierre.
C'est ainsi que dans le Burlador le naufrage a lieu sur la scène : dans Villiers comme dans Molière, c'est un paysan qui le raconte. Alors que le Don Juan espagnol séduit une seule pêcheuse, le Don Juan français de Molière et de Villiers en séduit deux à la fois. L'entrevue entre Don Juan et son père à peine esquissée par l'auteur espagnol a, chez Villiers comme chez Molière, un important développement. Dans les détails de la rencontre avec la statue, le texte de Molière suit fidèlement Dorimon, Villiers et le scénario, et s'écarte de l'original espagnol : Don Juan, à la vue du cénotaphe superbe élevé au commandeur, fait sur la vanité humaine des réflexions qui se trouvent dans le texte de Cicognini et dans le scenario 1 et non dans le
1. 0 vecchio insensato, altro vi vuole, ora che sei morto, inalzar superbi tempii, per immortalarti
(0 vieil insensé, il faut autre chose maintenant que tu es mort, pour t'immor- taliser, que des temples superbes!) (III, 2.)
« Dans la scène où parait le tombeau du commandeur. Don Juan... rit de la
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Burlador. Dans le texte espagnol, Don Juan invite lui-même la statue : dans Molière, comme dans le scenario et dans les deux pièces de Dorimon et de Villiers, il la fait inviter par son valet. Le mouvement de tête de la statue, l'effroi du valet, le doute sceptique du maître sont communs au scénario, à Dorimon, à Villiers et à Molière : rien de tel dans le Burlador. Enfin, dans les détails du souper, le texte des Italiens et celui de Molière ont entre eux beaucoup plus de points communs qu'ils n'en ont avec le texte espagnoll.
Ainsi les situations communes à Molière et à Tirso se trouvent aussi chez leurs intermédiaires; mais, entre Molière et ceux-ci, v la ressemblance est beaucoup plus étroite. Toutes les parties du texte espagnol — et elles sont nombreuses — que les Italiens et leurs imitateurs français ont supprimées sont absentes du texte de Molière. De même de nombreux détails ajoutés par les Italiens, par Dorimon et par Villiers à la pièce espagnole se rencontrent chez Molière : chez Villiers (acte II, se. iv) le valet Philippin fait un portrait de Don Juan, que Sganarelle imite (acte I, se. i). Pendant que Don Juan pénètre chez Amarille Philippin se cache (II, III); Sganarelle en fait autant quand son maître est attaqué par don Alonse (acte III, se. v). Chez Cicognini (acte II, se. XIII) dans le scénario, chez Dorimon et chez Villiers (acte II, se. v), Don Juan oblige le valet à changer d'habits avec lui : Molière imite ce détail, qui ne se trouve pas dans le lJurlador. Dorimon et Villiers ont imaginé de faire poursuivre Don Juan par l'amant d'Amarille, dom Philippe : Molière le fait poursuivre par le frère même d'Elvire. La rencontre de Don Juan avec un pèlerin semble bien être la source première
vanité des hommes au sujet des épitaphes » (scénario de Biancolelli, d'après les notes de Gueullette).
" On ne peut voir aller plus loin l'ambition d'un homme mort; et ce que je trouve admirable, c'est qu'un homme qui s'est passé durant sa vie d'une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n'en a plus que faire. » (Molière, III, 5.)
1. Chez Molière et chez Villiers, Don Juan boit à la santé du commandeur et ordonne au valet de chanter pour distraire son hôte. Chez Tirso, ce sont des chanteurs cachés qui se font entendre.
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de la scène du pauvre. Dans la scène iv de l'acte II, Molière s'est certainement souvenu de rénumération que fait le valet, chez les Italiens et chez les Français, des victimes de Don Juan 1. On pourrait signaler d'autres détails encore, notamment le mot de Sganarelle : Mes gages! qui est à la fois dans Cicognini et dans le scénario.
Inversement, aucun des éléments ajoutés par Molière à ses prédécesseurs immédiats ne se trouve dans le Burlador. En outre, les différents personnages que les intermédiaires successifs ont supprimés de la pièce espagnole : le marquis de la Mota, l'oncle de Don Juan, les deux rois, la duchesse Isabella ont été supprimés par Molière. Le lieu de la scène qui est d'abord en Italie, puis en Espagne, dans le Burlador, est dans un seul pays chez Molière, tout comme chez Dorimon et chez Villiers2.
A toutes ces raisons s'en ajoute une autre, plus générale, mais non moins définitive : le Don Juan de Molière procède directement du Don Juan de Dorimon et de Villiers, et s'il a quelques traits communs avec le Burlador, ce sont ceux-là seuls que les intermédiaires ont conservés : la fougue juvénile, l'esprit d'indépendance, l'amour impulsif et volage de la femme. Mais la méchanceté, l'irréligion, l'hypocrisie même, la tendance à fonder l'inconduite sur une philosophie de la nature, tous ces caractères significatifs du Don Juan de Molière ne se trouvent pas dans le Burlador, tandis qu'ils sont, les uns déjà développés, les autres esquissés dans les pièces "des deux imitateurs de Gili- berto. En outre, la gravité religieuse du drame espagnol, la leçon morale qu'il contient sur la brièveté de la vie et la nécessité du repentir avant la dernière heure, tout cela a disparu de la pièce de Molière, comme des pièces italiennes et françaises. L'élément comique a pris plus de place ; le personnage du valet a été chargé; la légèreté superficielle de Don Juan est devenue corruption profonde.
1. « Mon maitre est un fourbe.., il en a abusé bien d'autres. C'est l'épouseur du genre humain. » Cf. Villiers, IV, 6.
2. Chez Molière, la scène se passe en Sicile. Chez Villiers, à Séville, et dans
« quelques lieux fort proches de la ville ". De part et d'autre, la pièce n'est plus coupée en deux parties, se passant chacune en un lieu différent.
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Si Molière a connu le Burlador, ce qui est tout à fait improbable, il est donc certain qu'il ne s'en est pas inspiré. A l'inverse des nombreuses œuvres de Rotrou, de Corneille, de Scarron, de Boisrobert, de Molière même peut-être, imitées directement des Comedias espagnoles, les sources immédiates du Festin de
Pierre sont uniquement dans les pièces italiennes, originales ou traduites, qui se disputaient entre 1658 et 1664 la faveur du public parisien 1.
1. M. Martinenche, à qui j'ai naguère soumis mes conclusions sur cette question de l'imitation de Tirso par Molière, m'écrit à la date du 20 novembre 1905, pour me signaler les objections suivantes :
1° La tirade de don Carlos (Molière, III, 3), se plaignant de la condition malheureuse d'un gentilhomme, " d'ètre asservi par les lois de l'honneur au •dérèglement de la conduite d'autrui ", pourrait être en germe dans l'exclamation du roi de Naples (Burlador, 1, 6) :
Ah pobre honor Si eres alma Del hombre, por qué te dejan En la mujer inconstante,
Si es la misma ligereza?
(Ah, pauvre honneur! Si tu es l'âme de l'homme, pourquoi te place-t-on
-dans la femme inconstante, car elle est la légèreté même?)
Mais le roi de Naples fait une réflexion générale sur l'inconstance de la femme et la folie de l'homme de lui confier son honneur. Dom Carlos se plaint que les lois du duel, (lui disposent de l'honneur des gens, obligent un honnête 'homme à se battre contre le premier insolent venu. Je ne peux donc admettre le rapprochement. Dans les deux cas, d'ailleurs, la réflexion est générale et banale.
2° Le mot du Don Juan de Molière : « Oui, ma foi! il faut s'amender; encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous « (IV, 7), semble tiré du refrain : « Que largo me lo fiais! » (Tu me donnes là un long délai!) Ici encore, le rapprochement me semble assez lointain : dans Tirso, Don Juan, sans cesse importuné des remontrances de son valet qui l'avertit de l'heure de la mort, lui répond : « C'est un long délai que tu me donnes là ". Ce mot renferme la morale de la pièce. — Chez Molière, au moment de se mettre à table, Don Juan lance de lui-même cette boutade ironique, cette facétie impie, qui rappelle plutôt, en la condensant en une formule concise et pittoresque, la tirade qu'il débite chez Dorimon (IV, 9) sur l'opportunité de jouir de la vie quand on est jeune :
Le vice a sa saison, comme la repentance, etc.
3° Molière renonce, comme Tirso, au subterfuge des Italiens faisant blasphémer Don Juan contre Jupiter.
Chez Tirso, Don Juan ne blasphème pas. L'évolution est complète de la pièce espagnole à la pièce française les Italiens servent d'intermédiaires entre les deux et le Don Juan athée de Molière se rapproche beaucoup plus de leur Don -Juan impie que du Don Juan croyant de Tirso. Quant à la précaution enfantine qu'ils ont prise de substituer Jupiter à Dieu, elle était trop ridicule et trop
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Il importe de préciser la part que ces différentes œuvres ont eue dans la création du Don Juan de Molière, la mesure dans laquelle l'auteur s'est servi de chacune d'elles. Il a pris aux unes plus qu'aux autres, soit pour la conduite de l'intrigue, soit pour la peinture de son héros. Le Convitato di Pietra, de Cicognini, qu'il avait entre les mains, mais que le public ne connaissait que par la caricature de l'Arlequinade, ne lui a fourni aucune idée générale, aucun trait important, mais simplement des détails accessoires. Quelques-uns se retrouvant dans le scénario, il est impossible de dire si c'est à ce dernier, ou à la pièce régulière que Molière les a empruntés. Dans l'acte II, scène 1Y, Don Juan, se doutant que Sganarelle jase sur son compte auprès des paysannes, revient l'écouter, mais le valet l'aperçoit et se reprend avec assez d'à-propos : nous avons déjà rencontré chez Cicognini la première idée de cette scène1. Dans l'acte III, scène vi, les réflexions sur la vanité qu'inspire à Don Juan le tombeau du commandeur se trouvent dans le Convitato di Pietra et dans l'Arlequinade 2. Dans l'acte IV, scène vin, les mots de Don Juan à Sganarelle « Prends ce flambeau... » et ceux qui suivent traduisent presque le texte de Cicognini : « Veux-tu de la lumière? — Je n'ai- plus besoin de lumière terrestre3. » Dans le même acte les facéties de Sganarelle et de La Violette au cours du dîner, l'escamotage des plats sont un souvenir manifeste du
invraisemblable pour que Molière la conservât dans une pièce qui est une peinture fidèle de la réalité.
4° Les Italiens ont enlevé au Burlador sa couleur tragique. Si Molière la lui a rendue, n'est-ce pas qu'il avait lu Tirso?
L'observation est vraie du Convitato de Cicognini, elle ne l'est pas du Festin de Pierre de Villiers. Il n'y a d'ailleurs aucun rapprochement possible entre le tragique du Burlador, fondé tout entier sur le merveilleux, et le tragique du Don Juan de Molière, fondé sur l'analyse du caractère du héros, sur la peinture de ses mœurs et de leurs conséquences sociales.
M. Martinenche a reproduit ces arguments dans son Molière et le Théâtre
Espagnol ( 1906), p. 256 et suiv.
1. Cicognini, II, XIII.
2. Cf. plus haut, p. 222 et la note.
3. D. J. Dimmi, vuoi lume? — Stat. No ho piü bisogno di lume terreno (III, 5).
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scénario. Enfin, clans le dernier acte, le cri intéressé du valet, supprimé ensuite par Molière, est un emprunt commun aux deux pièces italiennes 1.
Certains détails, peu nombreux, ne se trouvent que chez Molière et dans le canevas de Biancolelli. Étant donné que le texte de celui-ci est postérieur au Festin de Pierre et qu'il était, comme nous l'avons constaté, l'objet de fréquentes modifications, il est impossible d'affirmer quel est l'auteur de ces quelques traits : dans l'acte I, scène n, Sganarelle ayant fait mine de protester contre les projets dont vient de l'entretenir son maître, celui-ci le menace, et le valet tremblant s'écrie : « C'est fort bien fait à vous, et vous le prenez comme il faut ». On trouve dans le scenario une situation identique, avec cette différence qu'ici Don Juan passe de la menace aux actes et donne un soufflet à Arlequin qui se console en disant : « Allons donc puisqu'il le faut )i. Je n'hésite pas à croire que la scène était antérieurement dans le scénario pour la raison qu'elle est déjà dans le Burlador (troisième journée, scène x), où Don Juan frappe aussi Catalinon. Dans la scène troisième du même acte Don Juan, au lieu de répondre lui-même aux questions pressantes d'Elvire qui vient, comme la pêcheuse Rosalba, lui demander compte de sa perfidie, ordonne à Sganarelle de parler à sa place : de même dans l'Arlequinade, c'est le valet qui, sur l'ordre de Don Juan.énumèreà Rosalba les raisons pour lesquelles son maître ne peut l'épouser. Il n'est guère douteux que l'auteur italien n'ait trouvé là un nouveau moyen de mettre Arlequin en avant, de donner carrière à ses facéties, et de préparer le jeu de scène plaisant dans lequel, pour consoler la victime, il lui déroule le long parchemin qui contient -la liste des femmes trompées par son maître. Il semble bien qu'ici encore, Molière ait tiré parti, en la transformant, d'une idée fournie par le scenario. Il y a vu une occasion de peindre la perversité de Don Juan humiliant Elvire et jouissant de sa souffrance. La trop
1. O pover al me patron : al me salari! (Cicognini, III, 9.)
« Il abime sous lerre. Je m'écrie : « Mes gages! mes gages! » II faut donc que j'envoie un huissier chez le diable pour avoir mes gages « (scénario).
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crédule bergère, dont l'infortune vulgaire ne provoque guère qu'un sourire, devient chez lui une épouse outragée, soudainement déchirée par cette douleur sans nom de découvrir dans l'homme en qui elle a cru, et auquel elle a sacrifié Dieu lui- même, un fourbe qui l'a impudemment jouée. La facétie de l'Arlequinade se transforme en une scène tragique où tout, personnages el situations s'élève d'une bouffonnerie d'opérette à la gravité d'un drame de la vie réelle.
Au contraire, dans l'acte V, scènes i et II, Don Juan feint un repentir si sincère que Sganarelle lui-même en est dupe. Ce trait a été fourni à Molière par Dorimon et Villiers. Dans le scenario l'aventure est la même; les remords simulés de Don Juan lui sont inspirés non par les remontrances de son père, mais par celles d'Arlequin qui se jette à ses genoux et remercie le ciel de la conversion de son maître, lorsque celui-ci interrompt ses actions de grâce par un coup de pied. Or ce mot de ciel que le valet mêle à sa prière à Jupiter et surtout ce détail qui rappelle la plus triste aventure du Don Juan français : « Vous débauchez même des religieuses », semblent prouver qu'ici l'imitateur est l'auteur de la dernière version du scénario, et non pas Molière.
Mais, les vrais inspirateurs de ce dernier ont été Dorimon et Villiers : à ces deux devanciers, et dans une proportion à peu près égale, il doit à la fois la plus grande partie de l'intrigue de son Festin de Pierre, et les traits essentiels du caractère de Don Juan. Les emprunts qu'il leur a faits ne se bornent même pas toujours à des idées générales, à des indications de scène, complètement transformées ensuite dans l'exécution. Souvent, l'imitation est beaucoup plus directe et plus immédiate : il imite la pensée, il imite même l'expression. Mais en général il agit envers ses modèles comme La Fontaine envers Ésope ou Phèdre, comme un homme de génie en use avec les matériaux mal dégrossis qui lui sont fournis : il prend l'idée première, la féconde, élimine les éléments accessoires, ajoute les développements qui donneront à l'œuvre de la profondeur et de la vérité.
Pour saisir son procédé, pour voir à la fois ce qu'il a pris à ses prédécesseurs, ce qu'il a négligé dans leurs textes et ce qu'il
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a ajouté, pour établir la part exacte de l'imitation et de l'originalité, il faut suivre paralèllement la marche de sa pièce et le développement de celle de Dorimon'et de Villiers.
Don Juan a épousé dona Elvire qu'il a arrachée à son couvent, et qu'il abandonne ensuite, son caprice une fois satisfait. Ces faits imaginés par Molière sont antérieurs à la pièce. Celle-ci commence par une scène entre Guzman, valet d'Elvire, et Sganarelle, valet de Don Juan, scène au cours de laquelle Sga- narelle fait de son maître un portrait dont l'idée première se trouve chez Villiers, dans le monologue suivant de Philippin (acte II, sc. îx) :
Je suis un pauvre hère attrapé dans le piège
Qui sert le plus méchant, le plus capricieux
Qu'on puisse voir dessous la calotte des cieux;
Un, qui commet partout des crimes effroyables,
Qui se moque de tout, ne craint ni dieux ni diables,
Qui tue et qui viole; au reste homme de bien.
Ces vers, gauches et secs, sont les premiers linéaments, très grossièrement tracés, du portrait que Molière a précisé et complété. C'est une esquisse encore vague de la figure du héros : le mot « méchant » va devenir le trait fameux qui pourrait servir d'épigraphe à la pièce : « Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ». De l'épithète de « capricieux » si étriquée et si plate, sort la savoureuse définition : « C'est un épou- seur à toutes mains ». Le développement qui suit, cet « un qui commet des crimes effroyables, se moque de tout, ne croit ni dieux ni diables », se transforme en « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un diable *, un Turc, un hérétique qui ne craint ni ciel, ni enfer, ni loup-garou.... » Un peu plus loin, Don Juan répond aux observations de son valet, choqué de ses infidélités, par une tirade sur l'amour dont l'idée première est à la fois dans deux vers de Dorimon :
Je me ris de l'espoir d'un langoureux amant
Et trouve mon plaisir parmi le changement (I, sc. m)
1. Dorimon dit aussi : " C'est un diable incarné » (acte II, se. iv).
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et dans un monologue de Villiers :
Je sais peindre des mots et d'un ton innocent
Je fais l'extasié, je fais le languissant;
Je fais adroitement mes approches, j'assiège,
Je fais donner ainsi la beauté dans le piège;
Je jure que je suis plein de fidélité;
J'atteste tous les dieux sur cette vérité.
Je lui dis que ses yeux ont fait naître en mon âme
Des désirs tout brûlants, des transports tout de flammes.
(I, se. III).
Écoutons maintenant le héros de Molière : il commence par un magnifique éloge de l'inconstance que terminent ces mots : « fout le plaisir de l'amour est dans le changement ». Il analyse ensuite sa conception de l'amour : « On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose.... » Dans une vibrante péroraison il exalte l'impétuosité de ses- désirs et de son cœur assez vaste pour contenir toutes les femmes de la terre.
Ainsi, d'une phrase de Dorimon, de quelques vers de Villiers dont la platitude égale la sécheresse, Molière a tiré cet ample et superbe développement; il s'est élevé à cette théorie sur la poursuite de la beauté d'où sortira un jour la conception romantique du Donjuanisme. Alors que chez Villiers nous n'avions en face de nous qu'un galant vulgaire qui révèle ses petites ruses pour séduire les belles et se trouve assez vite à court d'inventions, dans Molière c'est un virtuose qui joue de l'amour, un enthousiaste qui, sur un ton presque lyrique, fait une éloquente profession de foi.
Sganarelle, ahuri et épouvanté, hasarde quelques objections fondées sur la crainte de la vie future, puis, s'enhardissant, il oppose théorie à théorie et la conviction le rend lui-même éloquent : il fait la leçon à « ce petit ver de terre, ce myrmidon
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qui se mêle de tourner en raillerie tout ce que les hommes révèrent » ; il le menace du châtiment céleste, développant à son tour ces quelques méchants vers de son aîné :
Si je vous entends bien, vous renencez à tout :
Dieux, diables, hommes, lieux de l'un à l'autre bout :
Et si ces messieurs-là vous renoncent de même,
Où diable aller souper? (Villiers, 1, sc. v.)
Don Juan ne répond à la leçon que par une de ses diversions habituelles : il annonce son intention d'enlever une jeune mariée, idée que Villiers 1 a fournie à Molière, mais qui, cette fois, reste à l'état de projet. Ce projetrest d'ailleurs retardé par l'arrivée inopportune de l'épouse trahie, d'Elvire, dont le fourbe se débarrasse par une insolence et par un mensonge.
Tiré d'affaire, il n'échappe ensuite à un naufrage que grâce au dévouement de pauvres pêcheurs. A l'inverse de la plupart de ses devanciers, Molière n'a pas mis ce naufrage sur la scène, mais, à l'imitation de Villiers 2, il le fait raconter par un des pêcheurs. Il a seulement développé le récit très sec de son modèle en une description dont la longueur et la gaucherie voulue, les réflexions plaisantes, les détails souvent saugrenus expriment fidèlement la naïveté du conteur. Ce récit est à peine terminé que Don Juan paraît, aperçoit la paysanne Charlotte, prend feu et lui fait aussitôt la cour en des termes imités et parfois même copiés de Dorimon.
Le rapprochement est curieux i1 faire, car il prouve que Molière n'a pas seulement composé sa pièce avec le souvenir encore présent de celles de ses devanciers, mais qu'il les avait sous les yeux toutes deux et s'en inspirait directement. On va pouvoir en juger par la comparaison suivante :
1. Acte V, se. iv.
2. Acte IV, se. i.
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DORIMON (IV, se. m).
DON JUAN.
Briguelle, vois-tu bien la gentille bergère ?
Puis ton œil est trop beau pour être si sévère.
AMARANTE.
Monsieur, vous me raillez, je n'ai point de
DON JUAN. [beauté.
... Que ta taille est mignonne!
AMARANTE.
Holà, monsieur, tout beau,
Ne vous échauffez pas de peur d'être malade.
.................
Tous n'êtes pas pour moi, je ne suis pas pour
[vous.
Vous êtes de la cour et.je suis du village,
On ne me peut avoir que par le mariage ;
Quoique pauvre, monsieur, je suis fille
'd'honneur,L
Et je n'écoute point un discours suborneur.
MOLIÈRE (II, se. II).
DON JUAN.
Sganarelle, as-tu rien vu de plus joli?
...............
Que ses yeux sont pénétrants
CHARLOTTE.
Monsieur, .vous me rendez toute honteuse.
DON JUAN.
Ah! que cette taille est jolie
CHARLOTTE.
Vous vous échauffez trop et vous pourriez gagner la purésie
Je suis une pauvre paysanne; mais j'ai l'honneur en recommandation, et j'aimerais mieux me voir morte que de me voir déshonorée.
De Dorimon, Molière passe ensuite à Villiers, à qui il prend l'idée de mettre Don Juan en présence de deux paysannes à la fois ; mais ici le modèle ne fournit qu'une indication rudimentaire et grossière : à la scène répugnante de Villiers, Molière a substitué une amusante comédie jouée par un habile enjoleur aux dépens de naïves victimesi. A peine a-t-il promis le mariage à Charlotte que survient Mathurine, qu'il a déjà dupée par la même promesse. Habilement il met les deux femmes aux prises et tandis qu'elles se le disputent comme un coq de village, il s'amuse de leur querelle qui assaisonne l'aventure de bouffonnerie.
Mais ses façons pressantes n'ont pas été du goût du pêcheur Pierrot, fiancé de l'une des paysannes. Le pauvre garçon intervient malencontreusement, ce qui lui vaut un soufflet de-Don Juan. C'est le souvenir d'un jeu de scène, indiqué par Villiers2, dans lequel Don Juari brutalise le fiancé d'une jeune fille qu'il enlève. Molière a développé cette simple indication et en a tiré un nouveau trait qui peint la sécheresse de cœur de son héros : il a fait du fiancé le pêcheur même qui a sauvé des flots don Juan, si
1. L'idée première de cette scène pourrait bien avoir été fournie à Molière
.par une scène analogue de l'Inconstance punie de Dorimon : un libertin y berne tour à tour deux paysannes en leur promettant de les épouser.
2. Acte V, se. rv. , - 1
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bien que celui-ci joint l'ingratitude au sans-gêne du grand seigneur envers le manant. Sganarelle, lui-même, est indigné du procédé : son maître parti, il cherche à mettre les paysannes en garde contre sa duplicité. Mais Don Juan est resté aux écoutes et il revient assez vite pour plonger le pauvre laquais pris sur le fait dans un cruel embarras. La scène est un souvenir de Cico- gnini et de Dorimon : au premier, Molière emprunte le subterfuge par lequel Sganarelle se tire d'affaire, ou un subterfuge équivalent : Passarino feignait d'avoir vu venir son maître et de plaisanter sur son compte1; Sganarelle feint d'avoir voulu parer aux médisances. A Dorimon, Molière a pris les avertissements de Sganarelle aux paysannes. Briguelle édifie en ces termes la bergère Amarante sur le compte du trompeur :
... Comment ne compreniez-vous pas
Qu'il était homme à faire un vol sur vos appas?
Il en dit autant à trente comme à vous,
Sans les autres qu'il a pris (sic) d'assaut pour tout dire 2.
Chez Molière ces conseils sont donnés non après coup, mais quand il est temps encore pour les paysannes d'en tirer profit.
Cependant, les choses sé gâtent : Don Juan est avisé que des hommes armés le poursuivent et, pour les dépister, il imagine de changer d'habits avec Sganarelle. C'est là une invention commune à toutes les versions italiennes et françaises. Toutefois chez Molière le troc n'a pas lieu. Don Juan apparaît au début de l'acte III vêtu d'un habit de campagne et Sganarelle déguisé en médecin, habit qui sert de prétexte à une discussion sur la médecine, entre le maître et le valet. C'est la première attaque de Molière contre cette science, Don Juan se montrant envers elle aussi sceptique qu'envers la religion et la morale. De la médecine la discussion devient plus générale et Don Juan oppose aux arguments de son valet en faveur d'une Providence un scepticisme ironique et tranchant. Ce débat entre le libre penseur et
1. Cf. p. 101 et la note, et p. 157.
2. Acte IV, se. VII.
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le croyant est une des plus originales inventions de Molière. Elle ajoute à la profondeur de la corruption, en faisant du héros non plus simplement un méchant impulsif, un esclave de sa sensualité, mais un esprit qui a systématisé sa conduite en la fondant sur une théorie générale de l'Univers. Le personnage incarne ici un positivisme scientifique de mauvais aloi, en lutte contre la foi. Il ne faut sans doute rien chercher de semblable chez Dori- mon ni chez Villiers. Molière, dans le développement graduel de son héros, s'élève à une hauteur que ses prédécesseurs n'ont pu atteindre; et cependant il y a eu chez eux comme une vision encore obscure de cette transformation : ils ont essayé de faire de Don Juan l'apôtre d'un système, système vague et confus plutôt entrevu que nettement professé. Leur don Juan n'est pas résolument athée; celui de Dorimon reconnaît mème l'existence de Dieu :
... J'aurais peu de raison
Si je ne connaissais l'auteur de toutes choses;
Je sais bien que ses mains sont les premières causes
Des ouvrages qu'on voit, qu'on admire ici-bas.
(Acte V, se. VIII.)
Il est surtout impie et se réclame de la nature. Il fonde sur ses volontés son droit à jouir de la vie, et il établit à ce sujet une véritable controverse avec l'ombre du Commandeur qui le presse de se convertir. C'est de ce débat aussi peu vraisemblable qu'il est gauchement et lourdement conduit que Molière a tiré l'idée première de la discussion philosophico-religieuse entre Sgana- relle et son maître
Cette discussion a une suite naturelle; le libertin rencontrant un pauvre ermite cherche à donner à son scepticisme une démonstration pratique, d'abord en prouvant la non-existence
1. On trouve dans la Mort d'Agrippine, de Cyrano, une scène qui fait songer aussi à celle de Molière : Séjan y a une controverse religieuse avec son confident Térentius : aux avertissements de celui-ci, qui l'invite à redouter le châtiment des dieux, le meurtrier de Germanicus répond par une profession de foi sceptique et athée. (Acte 11, se. iv.)
Cf. aussi acte V, se. vi.
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de Dieu par la misère de ses fidèles, et ensuite en établissant que la foi ne tient pas devant l'intérêt. Il cherche par l'appât d'une pièce d'or à faire jurer le pauvre. Nous avons dit que la première indication de cette scène capitale, dont le lien logique avec la précédente ne semble pas avoir été suffisamment aperçu, se trouve vraisemblablement dans la rencontre de Don Juan avec un ermite chez Villiers et chez Dorimon 1. On voit le parti qu'en a tiré Molière et comment il a su la faire servir à compléter la peinture de l'athéisme du héros et de la dégradation morale qui en est la conséquence.
Don Juan sauve ensuite d'une attaque de voleurs le frère mème d'Elvire, qui, sans le connaître, le poursuit pour venger l'honneur de sa sœur. Ici encore nous retrouvons, avec des modifications assez nombreuses, portant sur l'état des personnes et les circonstances, le souvenir d'une poursuite analogue dans Dorimon et dans Villiers. Dans la pièce de Molière Don Juan sauve son ennemi au lieu de le tuer. Nous verrons que si cette générosité peut légitimement surprendre en ce moment comme une faute de composition, elle n'est nullement contradictoire avec la conduite générale du héros et demeure, malgré les appa- rences, beaucoup plus conforme à son caractère que la lâcheté criminelle du Don Juan de Villiers. Il est, d'ailleurs, aussitôt récompensé de ce service : reconnu par un deuxième frère d'Elvire, il est sauvé par l'intervention du premier. Cette scène dramatique, au cours de laquelle le gentilhomme qui doit son salut à l'homme même qui l'a déshonoré, le sauve à son tour de la fureur de son propre frère, ne se trouve chez aucun des prédécesseurs de Molière. Elle n'est cependant pas originale. L'idée première en est dans une pièce de Fr. de Rojas : Obligados y olfendidos y gorron de Salamanca (Obligés et offensés ou l'écolier de Salamanque), où Boisrobert la prit à son tour pour la mettre dans ses Généreux Ennemis, tandis que Scarron la transporta dans son Ecolier de Salamanque, et Thomas Corneille dans ses Illustres Ennemis.
1. Acte. III, se. i.
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Au cours de la querelle qui s'est élevée entre son maître et ses adversaires, Sganarelle s'est prudemment caché, imitant Briguelle et Philippin dans une circonstance semblable1. L'affaire terminée, il rejoint Don Juan et tous deux rencontrent par hasard le tombeau du Commandeur : Molière ne s'écarte guère dans cette scène des versions antérieures tout en suivant de plus près. pour les détails celle de Dorimon 2.
Dans l'acte IV Don Juan, tourmenté, sans vouloir se l'avouer, parle phénomène surnaturel dont il a été le témoin, cherche à se rassurer en imaginant des explications rationnelles, idée nouvelle et ingénieuse conforme à son scepticisme.
Une autre invention originale et non moins heureuse de Molière est la scène entre Don Juan et M. Dimanche, scène parodiée ensuite suivant le vieux procédé de la comédie italienne par Sganarelle. Don Juan n'échappe à son créancier que pour rencontrer son père. Nous avons déjà vu que Molière avait emprunté à Dorimon et à Villiers l'idée de cette scène. Ceux-ci ont développé les reproches du père en d'interminables bavardages et ils n'ont pas donné au vieillard sur son fils l'ascendant de l'âge et de la dignité. Seul le début de son discours, chez Dorimon, contient quelques paroles qui font songer de loin aux nobles accents de don Louis : »
Dom Jouan mes avis seront-ils de raison?
Puis-je vous faire voir dans le mal qui m? blesse
De quels maux votre humeur accable ma vieillesse, Que le courant fâcheux du vice où vous trempez,
Vous porte au précipice où déjà vous tombez,
Et que, sur le penchant d'une telle ruine,
L'amitié paternelle encore me domine.
Elle vous vient offrir une main dans ce jour.
L'horreur que j'ai pour vous le cède à mon amour.
1. Acte II, se. iv.
2. Comme dans Cicognini, dans le scénario et dans Villiers, Don Juan, au lieu d'inviter lui-même la statue, la fait inviter par son valet. Chez Molière, chez Dorimon et chez Cicognini, la statue baisse une première fois la tête; le valet effrayé revient vers son maître, qui, sceptique, va il son tour renouveler l'invitation. La statue répète le mouvement de tête dans le texte de Dorimon et dans celui de Molière. Dans les autres, elle répond : « Oui ,.
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Si vous n'êtes aveugle au malheur qui s'apprête,
En suivant mes raisons, évitez la tempête.
Ah, mon fils! A quel sort êtes-vous destiné,
Qui produit trop d'orgueil en ce cœur obstiné
Je sais bien qu'en votre âge où la chaleur domine,
Souvent on ne voit pas approcher sa ruine,
Mais aussi je sais bien que dans cette saison
On commence ou jamais à chercher la raison;
Vous ne la cherchez pas, un père vous l'apporte.
Recevez-la, mon fils, et la rendez si forte
Qu'elle chasse aujourd'hui toutes ces passions
Qui bannissent de vous les belles actions (I, sc. v).
Molière a fait de ces sages et plates exhortations l'éloquente apostrophe du père blessé dans son affection et dans son honneur, qu'il termine par une leçon de moralité à l'adresse des fils de famille corrompus, inspirée des admonestations de Géronte à Dorante dans le Menteur, de Corneille
Aux reproches de son père, Don Juan, dans Dorimon et dans Villiers, répondait par des insultes et des brutalités, d'homme sans naissance ni éducation. Son attitude dans Molière est plus conforme à sa qualité : il a une impertinence mesurée et froide qui convient au fils dénaturé, mais n'est pas indigne du gentilhomme. Dans cette scène le père garde la supériorité qui sied à son âge et à son caractère, et que Dorimon et Villjers lui avaient maladroitement enlevée. Il se retire après avoir adressé à son fils cette menace : « Je saurai bien mette une borne à tes dérèglements, prévenir sur toi le courroux du ciel », qui reproduit, en renversant seulement les termes, ces deux vers de Dorimon :
Le ciel, jusLe vengeur, saura bien prévenir
L'état de mon courroux et bientôt te punir (I, se. v).
Après cette entrevue si importune pour lui, Don Juan reçoit une seconde visite d'Elvire. Ce n'est plus, comme au début, une
1. Acte V, se. iii.
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femme indignée qui réclame la foi jurée, mais une Elvire attendrie qui vient tenter auprès de son époux une pieuse démarche. L'accueil glacé que lui fait Don Juan est peut-être un souvenir de cette scène de Dorimon 1 au cours de laquelle le trompeur, poursuivi par Amarante, feint de ne pas la reconnaître. Mais la transformation est complète. Le silence du héros de- Molière devant les prières d'Elvire en dit bien plus long sur la sécheresse de son cœur que les plaisanteries faciles du Don Juan de Dorimon, traitant Amarante de folle, et l'appelant ironiquement Lucrèce. D'une part, ce sont les cris et les protestations ordinaires d'une fille trompée; de l'autre, c'est la prière émouvante, si triste et si grave, de la femme trahie qui pardonne à l'homme qu'elle a aimé et qu'elle aime encore assez pour désirer le sauver avec elle. Le texte banal de Dorimon se transforme en une scène dont l'émotion sobre, profonde se mêle à une fine observation psychologique.
Le souper de Don Juan qui suit aussitôt n'a pas conservé les longueurs habituelles, mais seulement quelques-uns des lazzi de l'Arlequinade : l'arrivée de la statue ne diffère guère des versions précédentes; le repas est très abrégé et les discours que le Commandeur tient dans Dorimon et dans Villiers sont supprimés. Molière a simplement retenu et entremêlé quelques détails empruntés à ses multiples modèles : c'est ainsi que le valet, invité à chanter, s'en défend comme il l'a déjà fait dans la pièce de Dorimon.
Le dernier acte est le plus original de la pièce, le seul qui n'ait pas son équivalent dans les œuvres antérieures, Molière l'a presque entièrement créé de lui-même : il contient le tableau de l'hypocrisie de Don Juan. Cependant, cette fois encore, Molière a trouvé l'idée première de ce trait dans les deux pièces de- Dorimon et de Villiers. Ceux-ci n'ont fait, sans doute, qu'entrevoir cet aspect du personnage; mais il n'est pas douteux qu'ils n'aient eu, si vague soit-elle, la conception d'un Don Juan hypocrite. Ils n'ont tiré de cette idée qu'un faible parti; ils l'ont
1. Acte IV, sc. vin.
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indiquée en passant, simplement pour fournir au libertin un moyen criminel de se débarrasser d'un adversaire gênant. Ils n'ont pas soupçonné l'ampleur que pouvait prendre le caractère de Don Juan ainsi transformé, à quelle virtuosité perverse il pouvait atteindre. Mais ce détail sans valeur apparente, qu'un autre eût négligé, a évoqué en Molière la vision d'un Don Juan s'élevant dans le mal bien au-dessus de tous ses aînés, substituant la perversité pateline et d'autant plus dangereuse de Tartuffe à la méchanceté ouverte du grand seigneur. C'est dans quelques vers assez significatifs pour être retenus qu'il est allé prendre ces traits les plus originaux et les plus vigoureux de la physionomie de son héros. Don Juan, vêtu de l'habit de pèlerin et jouant au saint personnage dit à dom Philippe :
Vous savez que les dieux défendent la vengeance,
Mais pour en obtenir une entière assistance,
Il faut les supplier avec humilité
De donner à nos vœux ce qu'ils ont souhaité.
(Villiers, III, sc. v.)
Il s'empare ensuite de l'épée déposée par son ennemi et jette le masque avec la brutalité de Tartuffe mettant Orgon hors de sa propre maison. Certes, cette scène n'annonce pas encore le comédien habile qui trompe l'ingénuité de son père et se pare du masque de la religion pour se refuser à touté réparation d'honneur envers Elvire et ses frères. Il y aurait même quelque témérité à affirmer qu'elle seule a suffi à inspirer à Molière la pensée d'achever ainsi le portrait de Don Juan. Il avait d'autres motifs, personnels et généraux, de charger de la sorte le personnage; mais il a trouvé dans Villiers l'idée évocatrice à laquelle les autres raisons se sont juxtaposées : rencontrant dans les pièces qu'il avait sous les yeux, et qu'il imitait de si près, l'indication d'un élément jusqu'alors négligé et qui convenait si bien aux besoins de sa polémique contre les dévots, il a vu aussitôt le parti qu'il pouvait en tirer et qu'il en a tiré en effet.
Quoi qu'il en soit, c'est dans cette dernière partie de sa pièce que Molière s'est le plus écarté de la tradition et qu'il a le plus
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ajouté aux œuvres antérieures. Après une scène — originale aussi — où l'on voit apparaître un spectre voilé qui vient donner au coupable un dernier avertissement, la statue entraîne rapidement Don Juan, sans lui accorder le nouveau délai d'un second repas.
A n'en regarder que la trame, le Don Juan de Molière apparaît ainsi comme un composé assez hétérogène d'éléments empruntés à quatre sources, amalgamés sans unité, transposés hâtivement et souvent sans autre motif que de sembler vouloir éviter l'accusation de plagiat par un bouleversement arbitraire des divers incidents de l'intrigue. L'auteur a l'air d'avoir écrit son œuvre en feuilletant ses modèles, prenant tantôt à l'un, tantôt à l'autre, changeant la place des scènes, mettant au premier acte ce qui était au deuxième dans Dorimon et dans Villiers1 ; au second, ce qu'ils avaient placé au quatrième2; au quatrième ce qu'ils avaient mis au premier3, et cela sans que le développement naturel et logique de la pièce exigeât, ni même justifiât toujours ces changements arbitraires. Pour quelle raison a-t-il avancé au premier acte l'aventure — simplement mise en récit, d'ailleurs — de Don Juan et d'une jeune mariée? Pourquoi avoir avancé au troisième acte la rencontre avec la statue, dont la place régulière est dans la dernière partie de la pièce où elle termine les aventures du héros?
Et en dehors même de ces modifications, combien l'agencement des scènes entre elles trahit la hâte, la négligence! Rarement, elles sont amenées l'une par l'autre, réunies par une dépendance nécessaire, subordonnées au développement normal des événements. On dirait une succession de tableaux dont l'ordre pourrait sans inconvénient être interverti. Certains
1. Par exemple, le portrait de Don Juan est à l'Acte II dans Dorimon et dans
Villiers, à l'Acte 1 dans Molière.
2. La scène avec les paysannes.
3. L'entrevue de Don Juan et de son père.
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même se suivent dans un tel désordre que la pièce a l'air d'avoir été écrite sans plan préconçu : Don Juan sauve Don Carlos au moment même où il vient de faire avec un pauvre une rencontre humiliante pour son amour-propre, si bien que la seule scène où il se montre sympathique suit immédiatement et sans nécessité logique celle-là même 0\1 il est apparu plus répugnant et plus méprisable qu'il ne l'a jamais été. Par quel motif bizarre l'entrevue bouffonne avec M. Dimanche succède-t-elle à la rencontre avec la statue et est-elle suivie elle- même de la scène entre Don Juan et son père? Elvire revient faire auprès de son époux une seconde tentative de conversion sans y être amenée par une nécessité extérieure résultant de la marche des événements, par des circonstances nouvelles la forçant à une démarche qui reste sans effet sur l'évolution de la pièce.
C'est le reproche capital que l'on peut adresser à la composition du Festin de Pierre : la marche de la pièce ne suit pas une progression régulière; les diverses parties n'en sont pas solidaires; chacune est indépendante de la précédente. Il se trouve, par exemple, que la scène où Don Juan joue l'hypocrisie succède immédiatement à celle où il vient de recevoir à sa table la statue du Commandeur qui l'a quitté sur une parole de menace. En bonne logique, ou Don Juan effrayé doit se convertir, ou par amour-propre et endurcissement persister dans son attitude; mais ce n'est pas au moment où Dieu s'est manifesté à lui sous une apparence sensible qu'il peut s'amuser à parodier le ton et les gestes d'un croyant : c'est vouloir être sciemment la dupe de son propre jeu.
La pièce n'est pas seulement incohérente, faite de pièces et de morceaux mal rapportés, les événements s'y passent en un temps indéterminé et dans des lieux fort divers : la scène est en Sicile, d'abord dans un palais, on ignore lequel, comment Don Juan y est arrivé et ce qu'il y fait. Il serait plus vraisemblable que ce palais fût une hôtellerie où Don Juan aurait fui la poursuite d'Elvire. Au second acte on est dans une campagne au bord de la mer; au troisième, dans une forêt où il est assez
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singulier de rencontrer le mausolée du Commandeur. Le quatrième acte se passe dans l'appartement de Don Juan où Elvire, informée on ne sait trop comment de son retour, vient relancer son époux. Au cinquième acte nous sommes de nouveau soudainement transportés à la campagne : Don Juan y rencontre son père, puis don Carlos, puis un spectre et finalement la statue, sans qu'on puisse comprendre par quelle suite de circonstances ces divers personnages se sont donné rendez-vous dans un tel endroit.
Mais ce qui est plus grave que cette indécision dans la con- texture de l'œuvre, c'est le caractère disparate qu'elle a conservé de son passage en Italie. En Espagne elle était très franchement religieuse; il s'en dégageait une impression unique, très vive et que n'affaiblissait pas un très discret élément comique. En Italie c'est cet élément qui domine. Dorimon et Villiers à leur tour ont donné à la pièce une allure parfois tragique. Dans la rapidité de sa composition Molière n'a pas choisi nettement entre ces différents caractères. Son Don Juan demeure un mélange un peu confus : ici bouffonnerie avec les facéties de Sganarelle et de La Violette; là mystère religieux avec l'intervention surnaturelle de la statue, d'un spectre de femme voilée et de l'image du Temps armé de sa faux; tantôt drame très humain dans l'abandon d'Elvire; tantôt pamphlet social dans la satire des hypocrites. Molière n'a pas su dépouiller la pièce des oripeaux bariolés qu'elle apportait du dehors ni lui donner une allure déterminée; trop d'éléments contraires entrent dans sa composition et n'ont pas été démêlés. Elle déroute, oscillant des lourdes plaisanteries et du jargon de Pierrot aux graves admonestations de don Louis; des lazzi d'un laquais aux douloureux reproches d'une épouse; tout cela en désordre, en hâte, Sganarelle empiffrant un morceau alors que la prière d'Elvire retentit encore aux oreilles et que l'on entend déjà dans la coulisse résonner les pas du Commandeur.
Cependant, dans ce mélange hétérogène où se mêlent à doses différentes la comédie bouffe, la comédie de mœurs, la comédie de caractère, le drame religieux, une chose domine, qui donne
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à l'œuvre sa véritable unité : c'est le sentiment de la réalité. C'est par là que Molière diffère vraiment de ses devanciers et que dans son imitation il reste original. S'il n'a pas suffisamment échappé à l'influence de Cicognini et du scénario italien, et s'il a conservé certains détails bouffons peu en harmonie avec l'ensemble, ces détails ont été assez considérablement réduits pour que la note comique soit, somme toute, peu sensible. Les pitreries du Zanni ont été remplacées par les réflexions de Sganarelle, dont le bon sens un peu vulgaire et les raisonnements naïfs expriment si fidèlement l'âme d'un homme du peuple. Les bergers et les bergères de pastorale qui font des rondes et distillent de jolies préciosités, deviennent des paysans du cru gaulois avec leur patois incorrect, leurs allures gauches, leurs observations étonnées. Il ne faut pas voir de simples facéties destinées au parterre dans les niches et les taloches dont Pierrot assaisonne l'amour, dans sa façon d'exprimer sa jalousie : « Ternigué! J'aime mieux le voir crevée que de te voir à un autre », et dans les consolations de l'infidèle : « Va, va, ne te mets point en peine, si je sis madame, je te ferai gagner queuque chose et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous ». Encore que la gaucherie de ce ton et de ces allures ne soient pas chose absolument nouvelle sur notre théâtre, que Cyrano, notamment dans son Pédant joué 1, ait déjà fait parler les villageois comme on parle au village, il y a là une recherche de la couleur locale dont les Cicognigni, les Dorimon et les Villiers ne s'étaient guère plus préoccupés que le poète espagnol lui- même quand il mettait des gongorismes dans la bouche de Tisbea et d'Aminta.
Mais, si l'on étudie les suppressions, les développements, les substitutions, l'ensemble des modifications apportées par Molière, on s'apercevra davantage que tous ces changements tendent à donner à l'œuvre celte vérité si complètement absente des comédies italiennes. La tentative de violence sur la fille du
1. Acte II, scènes n et III. —Acte V, scènes vin et ix. — C'est it la même pièce que Molière a emprunté une scène fameuse des Fourberies de Scapin.
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commandeur, la mort de celui-ci, l'assassinat de dom Philippe, ces enlèvements, ces attentats, ces équipées sanglantes et mélodramatiques qui rappellent le théâtre de cap et d'épée ont disparu. L'intrigue de dom Philippe et d'Amarille, ces amours romanesques qui sentent la Pastorale ont été également supprimées. Les diverses scènes avec les paysans ont été condensées; elles sont devenues plus naturelles et plus vraies. L'élément surnaturel est réduit aux plus étroites proportions; on sent bien que Molière l'aurait supprimé s'il l'avait osé et s'il n'avait risqué, ce faisant, de compromettre le succès de sa pièce par la disparition des scènes qui plaisaient le plus à la foule. Il a donc conservé l'intervention de la statue; mais elle ne reste plus guère sur la scène; le deuxième repas est supprimé; le premier est très court; l'enlèvement miraculeux du libertin se fait rapidement, sans discours, après quelques paroles très brèves de la statue et de Don Juan. Toute cette partie fantasmagorique de la fable, essentielle dans le Burlador, si importante et si développée encore dans les pièces italiennes et les imitations françaises, n'est plus ici qu'un élément accessoire, extérieur au drame et sans lien naturel avec les autres événements.
Dans les pièces antérieures ces péripéties surnaturelles n'étaient pas en contradiction avec les autres parties du drame : on se sentait enveloppé dès le début dans une atmosphère supra- terrestre. On était en plein mystère ou en pleine féerie. Le dénouement merveilleux était la conséquence logique de l'ensemble des événements. Chez Molière, au contraire, nous ne cessons d'être en pleine réalité jusqu'au moment où la statue s'anime. Il se produit alors un brusque changement dans la tonalité de l'œuvre, et .l'on est gêné par cette fin conventionnelle, peu sincère, que la tradition imposait encore, mais qui n'était plus en harmonie avec le caractère nouveau de la pièce. L'intervention finale de la statue semble même d'autant plus invraisemblable que le Commandeur n'a pas été tué sous nos yeux, mais à une époque antérieure. Molière a si bien senti la chose que, pour faire accepter ce merveilleux de convention, il l'a rendu
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allégorique : quand la statue apparaît pour entraîner le coupable aux enfers, elle a été précédée d'une femme voilée, fantôme qui représente sans doute Elvire, ou qui, peut-être même, symbolise toutes les victimes du libertin. Le Temps, avec sa faux, la suit, pour préciser le sens de l'allégorie et annoncer la mort de Don Juan.
Ce n'est pas seulement par ces suppressions et ces modifications importantes que Molière a transformé complètement le sens de la légende; c'est aussi par les éléments qu'il y a ajoutés. L'intrigue de Don Juan et d'Elvire introduit dans la fable un drame d'une réalité douloureuse, emprunté non plus à l'imagination mais à la vie : c'est l'histoire éternelle de la femme •séduite, abandonnée, aimant encore celui qui l'a déshonorée, parce qu'il est celui par qui elle a eu la révélation de l'amour. La scène du pauvre, les discussions philosophiques de Don Juan et de Sganarelle, la fausse dévotion du héros, toutes choses tellement transformées qu'on peut à bon droit les déclarer originales, ont pour résultat de faire entrer à son tour dans la réalité l'élément religieux qui dans les œuvres précédentes ne sortait pas du domaine surnaturel; et ce n'est pas là une des moindres innovations de Molière.
La religion prend dans sa pièce une nouvelle forme; elle n'apparaît plus seulement comme un phénomène merveilleux qui échappe à la raison et s'adresse à l'imagination naïve de la foule. C'est sous son aspect le plus humain qu'elle nous est présentée : nous voyons en elle une institution qui, pour avoir une origine divine, n'en est pas moins devenue entre les mains des hommes, -en même temps qu'un instrument de moralisation, un moyen commode d'exploiter la crédulité humaine, une source d'erreurs et de maux non moins que de biens et de vérités. Dans le Burlaclor, Dieu est une puissance fantastique agissant au-dessus et en dehors des lois naturelles, rétablissant à l'occasion par le miracle l'harmonie momentanément troublée dans le monde moral; nul ne songe à mettre en doute ses procédés, à contester son pouvoir et l'authenticité des dogmes qui rétablissent. Chez Molière, Dieu lui-même est discuté et auda-
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cieusement nié; il intervient moins pour punir le vice comme le- Deus ex machina de la vieille comédie, que pour permettre à l'auteur de marquer de nouveaux traits le caractère du héros, et de rattacher celui-ci à un milieu social contemporain, au monde- de ces incrédules et de ces libres penseurs en rupture de ban avec la morale et avec la religion que le xvn° siècle a appelés les Libertins.
L'entrevue de Don Juan et de M. Dimanche, imaginée tout entière par Molière, concourt au même résultat : elle nous révèle un nouveau coin de cette réalité à travers laquelle la pièce nous promène. Elle nous montre le gentilhomme aux prises avec des. embarras d'argent, pressé de dettes, et dupant ses créanciers.
Le procédé est général : tous les éléments, bouffons, surnaturels, romanesques, tendent à disparaître pour faire place à une peinture plus fidèle de la vie. Si l'on pénètre dans les détails, dans les moindres actions et les moindres paroles des différents personnages, on a cette même impression de vérité se substituant à la fantaisie : que l'on se rappelle la charge devenue célèbre et tant de fois renouvelée, de Passarino, de Briguelle, de Philippin déroulant sur la scène et lançant jusqu'au parterre l'interminable liste des victimes de don Juan; ce détail burlesque disparaît pour la première fois et se transforme en un sage avertissement donné par Sganarelle aux trop crédules paysannes. A une facétie de tréteaux est substitué l'acte d'un brave homme, dont le seul défaut est d'être trop timoré.
De même, tandis que la peinture de moeurs est absente des comédies italiennes et de leurs imitations, elle tient la première place dans la pièce de Molière. Les différentes classes de la société y figurent : au premier rang, le grand seigneur égoïste et exploiteur, au second le bourgeois crédule et exploité, et, bien au-dessous, l'homme du peuple, pauvre hère complaisant que l'on tond à merci, dont on prend la femme et que l'on remercie à coups de bàton,
Mais c'est dans le caractère de don Juan qu'apparaît surtout cette évolution de la fable vers une représentation plus exacte de la réalité. Le monstre difforme et sans nuances de Dorimon et
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de Villiers devient un gentilhomme du XVIIe siècle, peint sous ses différents aspects, mélange de séduction et de vice, attirant et repoussant à la fois, beau, brave, intelligent, impatient de toute contrainte, âpre à jouir de la vie, méprisant ses semblables et les sacrifiant, sans scrupules à la satisfaction de ses instincts égoïstes. Comme toute physionomie vraiment vivante, celle-ci ne se livre pas entière; elle semble réserver quelque chose, que les lignes du dehors n'expriment pas, un mystère qui inquiète et déconcerte. Il faut pour le pénétrer l'observer de près, analyser les détails successifs des traits qui le composent. A l'inverse des portraits antérieurs où chaque trait surajouté ne faisait qu'empâter davantage la physionomie, ici il n'est pas un détail nouveau qui ne varie l'expression sans rien enlever à l'unité de l'ensemble. L'incohérence que l'on observe quand on suit la trame de la pièce, l'absence de cohésion entre les différentes parties n'apparaissent plus si l'on isole don Juan des incidents de l'intrigue. On voit alors que l'unité de l'œuvre n'est pas dans sa structure extérieure, mais qu'elle est dans le développement du caractère, c'est-à-dire intérieure.
Cette vérité de la figure, dont la complexité a pu paraître à certains contradictoires, est au contraire si saisissante que beaucoup ont voulu y voir un portrait individuel. Michelet1 a cru reconnaître en Don Juan le marquis de Vardes, un des plus fameux parmi ces grands seigneurs libertins dont la cour foisonnait aux environs de 1660, ce « Don Juan espion » si fâcheusement mêlé en 1662 au complot malpropre qui avait pour but de discréditer Madame et de perdre La Vallière dans les faveurs du Roi. Ce délateur de femmes, d'abord embastillé et exilé ensuite vingt ans dans les marais d'Aigues-Mortes, eut une fin aussi basse et aussi misérable que celle du vrai Don Juan est fière et
1. Michelet, Histoire de France, Louis XIV et la Révocation de l'Edit de Nantes, chap. v, Don Juan.
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courageuse. Sainte-Beuve1 voit plutôt dans Lionne et dans Retz les originaux du portrait. Un critique allemand, M. Zeidler 2, croit au contraire trouver cet original dans le chevalier de Lorraine, cet extraordinaire Henri de Guise sur le compte duquel nous aurons tantôt l'occasion de revenir. D'autres veulent que le modèle qui aurait servi au pinceau de Molière soit le comte de Guiche, ce «jeune et hardi » débauché qui, au dire de Mme de Lafayette, « ne trouva rien de plus beau que de tout hasarder » pour compromettre Henriette d'Orléans. Pour d'autres encore, Don Juan serait plutôt ce brave et brillant duc de Lauzun qui épousa secrètement la grande Mademoiselle.
Ces attributions diverses prouvent que les traits du héros ne manquent pas de vérité, puisqu'on a prétendu les retrouver chez ses contemporains; elles montrent aussi par leur contradiction même que le modèle n'est nullement identifié. A vrai dire, ni Michelet, ni Sainte-Beuve, ni Zeidler n'ont apporté d'argument décisif établissant que l'original de Don Juan soit Vardes, le chevalier de Lorraine, Lionne ou Retz. Ce que les Mémoires nous apprennent d'eux ne convient ni plus ni moins au héros de Molière que ce qu'ils nous révèlent de maint autre. Si, dans le caractère de Don Juan, plusieurs traits rappellent Vardes, les mêmes traits ou d'autres analogues font songer à Guiche, à Henri de Lorraine et à toute une légion de gentilshommes du même monde et du même temps. Pour rendre vraisemblable une assimilation, il faudrait trouver quelques traits suffisamment significatifs, communs à don Juan et à un seul personnage contemporain. Arguer de l'immoralité notoire d'un grand seigneur pour voir en lui le modèle de Molière ne signifie rien à une époque où tout le monde à la cour, à commencer par le Roi, donne l'exemple du libertinage. On ne saurait pas plus assimiler Don Juan à Vardes, parce que ce dernier avait de la bravoure, de l'agrément, de l'adresse, aimait les « tours de chat et les petites noirceurs » qu'à Bussy parce qu'il était impie, ou à
1. Sainte-Beuve, Port-Royal, t. III, p. 193 et sui".
2. Zeitschrift für vergleichende Lilleralurgeschichte, 1896, t. IX, p. 88 et suiv.
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Henri de Guise parce qu'un mariage ne lui coûtait pas plus qu'une conversion. De quelque nom qu'ils s'appellent, ces grands seigneurs ont les mêmes vices et les mêmes qualités. Ils sont tous des Don Juan, et le héros ressemble également à tous.
Cependant, pour la première fois en 1880, dans un article du Molière-Museum ', M. Schweitzer estime avoir rencontré, entre Don Juan et un personnage auquel nul n'avait songé jusqu'ici, ces traits précis de ressemblance qui doivent permettre enfin une identification incontestable. Le nom de cet original du portrait surprendra sans doute au premier abord, et l'on aura même quelque peine à le reconnaître. Ce serait en effet un prince du sang royal qui se dissimulerait sous le pseudonyme de Don Juan, et Molière serait allé prendre jusque sur les marches du trône le modèle dont la cour lui offrait de si nombreux exemplaires. Ce modèle serait le propre frère du grand Condé, Armand de Conti, gouverneur de Guyenne.
Les motifs donnés par le critique allemand en faveur de sa thèse sont les suivants : Molière avait été au Collège de Clermont le camarade du prince; celui-ci reçut ensuite le comédien quand il séjourna en Languedoc dans sa tournée à travers la France; puis, soudain, il se convertit, se brouilla avec son ancien protégé et écrivit mème contre les spectacles. M. Schweitzer cite une lettre extraite de sa correspondance avec l'abbé de Ciron et dans laquelle il parle de sa conversion. Cette lettre présente avec la profession de foi que Don Juan fait à son père, après sa fausse conversion, une telle ressemblance que M. Schweitzer y voit le modèle dont Molière se serait servi.
Ces raisons me paraissent sans valeur. Molière n'a eu, en réalité, que peu de relations avec Conti dont le séparaient et le rang et l'àge. Le prince était né en 1629, Molière en 1622. A seg!: ans d'intervalle, des écoliers ne sont pas condisciples. Il faut donc en finir une bonne fois avec cette légende de la camaraderie du prince et du comédien. Je reviendrai tout à l'heure
1. Moliere und seine Bühne. — Moliere im Elternhaus und in der Schule
(mai 1880, p. 133 et suiv.).
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surleurs rapports en Guyenne et les consequences qu'ils purent avoir pour le sujet qui nous occupe. Le rapprochement entre la lettre de Conti et le discours de Don Juan ne prouve rien. Toute personne qui se convertit après une vie d'egarements donne ä peu pres les memes raisons : regrets de l'existence passee, intervention de Dieu qui a remis l'egare dans le droit chemin, le tout suivi d'actions de gräce rendues ä la bonte céleste et d'un engagement ä reparer les desordres anterieurs par une conduite édifiante. 01', il n'y a rien de plus dans la lettre du prince ni dans les paroles de Don Juan. Est-il besoin d'ajouter que Molière n'avait pas sous les yeux la correspon- dance de Conti avec le Pere de Ciron lorsqu'il écrivait sa piece. Que vaut alors ce rapprochement?
Cependant, tout recemment, dans ses melanges de litterature et d'histoire M. Gazier a repris la meme these en l'appuyant sur de nouveaux arguments. Le savant critique montre d'abord le lien certain qui unit Don Juan ä Tartuffe et la place que tien- nent ces deux pieces dans la vie et dans l'oeuvre de Moliere. Exaspéré par la violence des attaques dechainees contre lui depuis YEcole des femmes et par les difficultes qui lui etaient suscitees, apercevant partout des ennemis de son genie, Moliere tombait dans le delire de la persecution. 11 en serait arrive ä ne plus voir chez les Devots que des niais comme Orgon, ou des hypocrites comme Tartuffe. Le premier coup porte contre eux n'ayant abouti qu'ä faire interdire sa piece, il redoubla dans Don Juan en modifiant quelque peu sa tactique. Cette fois, sa ven- geance n'aurait plus ete seulement collective et anonyme; elle aurait pris comme objet une personnalite en vue, symbolisant tout le parti. Les rancunes de Moliere se seraient ainsi amassees sur une seule tete, sur celle d'un homme contre qui manifestement ses griefs devaient 6tre plus particulierement vifs et nombreux.
1. Melanges de littérature et d'histoire, Armand Colin, 1904, p. 1-28. — Je dois declarer que ces pages sur les sources du Don Juan de Moliere etaient dejä ecrites depuis longtemps lorsque l'article de M. Gazier a paru. Sa demonstration ne m'a pas convaincu. Elle a, du moins, sur les autres, l'avantage de reposer sur une argumentation documentee, serree, seduisante surtout par son originalité.
Elle vaut qu'on s'y arrete et qu'on la discute de pres.
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Or, et c'est ici la premiere objection que me semble soulever l'opinion de M. Gazier, il n'apparait pas que Conti merität cette animosite. Sans doute apres une conversion aussi retentissante que subite, le prince quiavait d'abord fait bon accueil ä Moliere cessa de le proteger, et en 1657 il defendit ä sa troupe de porter son nom, comme elle l'avait fait jusqu'alors. Le mal, il faut l'avouer, n'est pas bien grave; c'est un dommage negatif que le prince a porte auxcomedienset, sauf en cette circonstance. jamais, que nous le sachions, Moliere n'a eu ä se plaindre de son ancien protecteur. Les attaques de celui-ci contre la comedie et les come- diens sont posterieurs ä Tartuffe et ä Don Juan, et de meme que les sermons de Bourdaloue sur « l'hypocrisie » et sur «les divertissements du monde», elles sont dans une certaine mesure, une reponse ä ces deux pieces. Si forte donc que füt la rancune de Moliere, il est peu admissible qu'ä huit annees de distance elle ne füt pas encore 6teinte. Et dans l'intervalle, non seulement Molière avait repare le dommage qu'avait pu lui causer la deci- sion du prince, mais il s'etait suscite bien d'autres inimities et avait eu ä lutter contre bien d'autres adversaires, plus agressifs' et plus dangereux. S'il lui fallait quelqu'un pour satisfaire sa vengeance, certes il devait trouver dans la cabale contre YEcole des femmes et contre le Tartuffe plus d'un ennemi envers qui sa haine etait encore toute chaude.
Mais, toute raison de rancune mise de cöte, Conti ne justifie pas suffisamment par sa personne le choix qu'aurait fait Moliere. Ce prince contrefait, destine d'abord ä l'état ecclésiastique, n'6voque guere l'image du brillant cavalier auquel ne resiste aucune femme. Sans doute, ses moeurs etaient löin d'etre irre- prochables : il avait des dettes, et entretenait, quoique marie, la femme d'un president ä la cour de Bordeaux! Mais il y a loin de lä ä « l'épouseur ä toutes mains », au seducteurqui trompe pay- sannes et grandes dames, enleve de jeunes mariees et force la barriere des cloitres pour y arracher ä Dieu la femme qu'il desire. A l'inverse de celle de Don Juan et de bien d'autres, la conversion de Conti avait ete sincere. Nul ne pouvait en douter et il n'y avait aucune raison pour qu'elle ne le füt.pas. Ce prince
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du sang, gouverneur de province, n'avait interet ä tromper personne, ni a jouer l'hypocrisie. Un homme de son rang n'avait pas ä se gener. L'intéret de Don Juan, au contraire, est manifeste. Quelle que füt la perfidie des intentions de Moliere, il ne pouvait y avoir aucune assimilation possible sur ce point entre le prince et son heros.
Ainsi, non seulement les griefs du comedien contre son pre- mier protecteur etaient assez legers et assez anciens pour qu'il y eüt prescription, mais si l'on compare Don Juan ä son pretendu modele, on ne trouve entre eux que des ressemblances gene- rales, vagues, aucun trail commun caracteristique. Et cela est si vrai qu'aucun des contemporains n'a songe au rapprochement. Certes, la malignite publique s'amusait assez ä chercher et au besoin ä inventer les originaux des portraits dont la mode faisait alors fureur. Moliere lui-meme n'y echappa point, et M. Gazier l'a fort justement constate. 11 est meme possible qu'en plus d'un cas il ait songe ä faire des peintures individuelles. S'il l'avalt fait pour Don Juan, la qualite du personnage vise. l'audace d'une pareille entreprise auraient provoque maint commentaire. Or, personne, pas meme l'auteur du malveillant libelle, n'a soup- conne une semblable intention. Conti, lui-meme, ne s'est pas reconnu dans Don Juan. Aucun mot dans son Averlissement aux sentences des peres de l'eglise sui, la comedie et sur les spectacles n'autorise ä supposer qu'il se soit cru caricature par Moliere. Si l'interesse lui-meme, si personne au xvne siecle n'a soupçonne l'intention de Moliere, et n'a vu dans Conti l'original de Don Juan, nous qui n'avons plus sous les yeux que le portrait, pre- tendrons-nous y reconnaitre le modele? Ce modele, d'ailleurs, etait tel que Moliere, avec toute sa temerite, n'eut jamais ose le portraiturer. Conti avait beau, en 1665, n'etre plus en faveur aupres du Roi; Louis XIV avait beau permettre a Moliere bien des audaces, la personne des princes du sang demeurait sacree, et un comedien ne se füt point permis d'attenter en eux ä la majeste royale.
Ainsi rien n'etablit que Moliere ait voulu se venger de Conti en composant don Juan, et tout, au contraire, tend ä prouver
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qu'il ne pouvait avoir une semblable intention. Si son Don Juan avait 6t6 au xvne siecle un individu Isole, si la societe n'en avait pas offert d'innombrables modèles, il y aurait quelque interöt ä chercher dans le milieu contemporain l'original qui aurait pu l'inspirer. Mais ce n'est pas le cas; les Don Juan composent au xvne siecle en France une classe veritable, au caractere si uniforme qu'ils ne se différencient guere les uns des autres. Le heros de Moliere ne ressemble ä aucun en particulier, mais ä tous en general. On l'amoindrirait en voyant en lui non pas le reprösen- tant d'une espèce, mais une figure individuelle. S'il a des traits qui se retrouvent chez Vardes, chez Guiche, chez Bussy et dans beaucoup d'autres gentilshommes, c'est qu'appartenant au meme milieu, vivant comme eux, ayant leur morale et leurs idees, il embrasse chacun dans sa vaste et large personnalité. 11 reunit les caracteres communs ä tous : ceux qui les groupent dans un meme genre, et non pas ceux qui les différencient et les particularisent.
En general, quand nous ne possédons pas la preuve certaine qu'un écrivain a voulu peindre une personnalité déterminée, quand aucun des contemporains n'a soupçonné semblable intention, nous devons conserver une prudente reserve. Si la mali- gnit6 publique a vite fait de decouvrir ou d'inventer les modèles réels ou imaginaires dont l'auteur dramatique a pu s'inspirer, quand quelques vagues traits de ressemblance semblent auto- riser un rapprochement, le critique doit resister ä ce meme entrainement auquel le pousse un desir d'ailleurs legitime de vérité et de précision : l'une et l'autre peuvent s'exclure. Voir dans Tartuffe, dans Alceste, dans M. Jourdain de simples indi- vidualites, c'est non seulement restreindre leur signification et leur valeur representative : c'est les meconnaltre et les dena- turer. Sans doute, quand il peignait Tartuffe et Don Juan, Moliere reproduisait des traits qu'il avait notes autour de lui dans la réalité. Tel detail qui l'avait frappe 6tait reproduit par lui parce qu'il lui semblait caractéristique d'un etat general. Ces traits-Ià, nous aurons peut-Atre l'occasion d'en signaler plus d'un. Mais il ne faut pas oublier que tous ces personnages sont con-
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temporains d'un äge qui va produire les heros de Racine : si vivants qu'ils soient, ils sont surtout des abstractions animees; ils sont formes d'elements empruntes ä une foule innombrable et anonyme : Harpagon n'est pas un avare, c'est l'avarice;
TartufTe n'est pas un hypocrite, mais l'hypocrisie; et Don Juan n'est ni Conti, ni Vardes, ni Lionne, ni Matha, ni Manicamp : il est tous ceux-la ä la fois et bien d'autres encore, car il n'est pas un libertin : il est ä certains egards le libertinage meme '.
Aussi faut-il rappeler ce qu'a ete le milieu des libertins, pre- eiser dans quelle mesure Don Juan se rattache ä eux. Cet examen n'est pas moins necessaire pour comprendre le sens de la piece de Moliere et son importance comme peinture sociale que pour penetrer le caractere du heros2.
1. J'avoue que moi-meme, il y a quelques annees, au cours d'une visite faite en Bourgogne au chäteau du caustique et medisant auteur de l'IIistoii-e amou- reuse des Gaules, je fus tente, en parcourant ces salles, toutes pleines encore des portraits de ses nombreuses amies, de voir en lui le modele auquel aurait song'e Moliere. Plus tard, en etudiant la vie d'Armand de Guiche, cet arriere- petit-fils de la belle Corisande, si debauche, si denue de scrupules, et, en meme temps, si follement brave, j'eus la meme pensee; mais quand, poursui- vant mon enquete, j'en Jus arrive aux aventures d'Henri de Guise, il me parut que Moliere avait du plutöt se proposer de peindre cet inlassable epo.useur. Cependant je voulus eclairer davantag'e ma conviction et je continuai ma pro- menade ä travers cette longue galerie de figures seduisantes et perverses qui peuplaient entre 1651 et 16iO les salons du Louvre, puis ceux de Versailles, En toutes je retrouvai l'image de Don Juan : mais aucune ne me presenta quelques traits plus personnels et plus particuliers qui m'eussent autorise ä choisir entre elles : il me parut alors que tous avaient pose sous les yeux du maitre etqu'il n'avait point specialise son choix. Ce fut la conclusion ii laquelle je m'arretai et ä laquelle je m'arrete aujourd'hui encore.
2. Pour cette question du Libertinag'e en France au xvii, siecle, je renvoie ä l'etude inachevee de Grousset (OEuvres posthumes de R: Grausset, p. 63-124) et au livre de Perrens : Les Libertins en France au XVII. siecle (chez Leon Maillev, Paris, 1896). J'ai consulte aussi avec fruit : Sainte-Beuve, Port-Royal, t. HI, p. 303; — Paul Janet, la Philosophie de Moliere (Revue des Deux Mondes, 15 mars . 1881); — Brunetiere, Jansenisles et Carlesiens (Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1888); — Le meme : la Philosophie de Moliere (meme revue, 1er aoüt 1890);
la Philosophie de Bossuet (meme revue, 1er aoüt 1891).
On trouvera plus bas l'indication des textes originaux que j'ai utilises.
On pourrait m'objecter que ce tableau du Libertinage comprend une periode
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Des les premieres annees du xvne siecle, le Jesuite Lessius', un peu plus tard, le Pere Garasse 2, dans la suite le Pere Mer- senne 3, Pascal4, Nicole3, Bossuet 6, Bourdaloue7, La Bruyere 8, d'aulres encore 1, signalent ä maintes reprises comme dangereux
de cinquante ans environ; que les textes dont je me suis servi sont d'epoques fort clifferentes, tandis que la piece de Moliere est d'une date determinee. Le libertin, tel que Moliere l'a connu et peint dans Don Juan, c'est-ä-dire le libertin de 16G5, n'est pas le libertin qu'avait stigmatise le P. Garasse en 1623. L'objec- tion n'a pas de valeur quand on regarde de pres les faits et les hommes : le portrait de Garasse ne differe que par la lourdeur et la grossierete des traits des esquisses que tracera Bossuet; la correspondance de Guy-Patin, les Histo- riettos de Tallemant, les innombrables details qui se trouvent dans les Memoires, nous presentent du libertin une image semblable ä cinquante ans d'intervalle : les mceurs, les sentiments, les actes ne diflerent guere. C'est un etat d'esprit qui dure et dont les manifestations sont identiques Ü travers le temps : le " grand seigneur mechant homme H de 1665 a les memes vices, le meme atheisme, la meme philosophie que son aine de 1620. Et plus tard encore, La Bruyere ne trouvera pas pour le peindre des traits nouveaux.
Je dois ajouter, — et cette observation est importante, — que je ne me pro- pose pas ici une etude comph'te du Libertinage. Cette etude sortirait de mon stijet. Je n'ai pas it analyser rinlluence, plus profonde qu'il ne semble peut-etre au premier abord, exercee par le Libertinage sur l'evolution des idees au XVII0 siecle, sur Pascal, sur Descartes, notamjuent. J'ai voulu seulement dans les conceptions de certains libertins et dans leur conduite, mettre en relief ce qui avait pu frapper Moliere et ce qu'il a retenu pour la peinture de son Don Juan. Il m'a donc paru necessaire de montrer : 1° que les Libertins se racla- ment de la Nature; 2° que plusicurs d'entre eux, et c'est it ceux-l;i precisement que song'e Mn)icre, n'ont au fond d'autre ])hilosophie que rego'isine, le mepris des droits de leurs sPlllblablcs et ramour des plaisirs; 3° qu'ils nient Dieu et frondent l'Eglise, moins par conviction que par impaticnce d'une autorite qui gene leurs dereglements, sauf it feindre une conversion retentissantc le jour oü ils trouvent plus prudent et plus commode de se mettre ä l'abri de la religion.
Tel est, en sommc, le tibcrtinag'e de Don Juan, le grand seigneur mechant homme et ego'isle.
1. De Providentia Numinis et animi immortalitate libri duo, adl'e1'sus atheas et politicos (1613).
2. Doctrine curieuse des Beaux-Esprits de ce siècle (1623).
3. La Vérité des sciences contre les Sceptiques et les Pyrrhoniens (1638).
4. Pensées, passim.
5. Cf., notamment, la 456 !<'ttrc.
6. lor sermon Sur la Providence (1656); — 2e sermon Sur la Providence (1662); — sermon Sur la Divinité de la Religion (1665); - sermon Sur le 1 " Dimanche de l'Avent (1666); — Oraison funèbre d'A. de Gonzague (1685).
7. Sermon Sur l'Hypocrisie (1691).
8. Çhap. des Esprits forts.
9. Il est bien probable notamment que les Méditations de Descartes et la corres- pondance afférente n'ont d'autre but que de " veng'er Dieu » des attaques des Libertins.
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pour la religion et la morale certains individus désignés sous le nom de libertins, que leurs adversaires accusent à la fois d'athéisme et de dérèglement. Les attaques multiples dont ils sont l'objet de la part des représentants les plus illustres et les plus divers du catholicisme prouvent qu'ils ont tenu dans la société du XVIIe siècle une place importante et exercé une influence dont les pouvoirs publics eux-mêmes n'ont pas été sans s'alarmer.
Leur nom de libertins ' indique assez par lui-même ce qu'on leur reprochait : ils affectaient de s'affranchir, de se libérer de toute obéissance envers une autorité étrangère et supérieure à celle de leur conscience. Ils proclamaient l'indépendance de l'individu envers toute règle imposée du dehors, envers toute discipline politique et religieuse établie par le pouvoir de l'État, de l'Église ou de la tradition.
Historiquement, ils venaient d'Italie, d'où leur influence s'était répandue à la faveur des circonstances dans la France du xvie siècle. Un de leurs plus rudes et de leurs plus lourds adversaires, le P. Garasse, l'a bien vu2 : ce sont les ouvrages et les doctrines de Pomponace, de Paracelse, de Machiavel, de l'Arétin, de Cardan, pour ne citer que les plus fameux, qui ont donné l'impulsion première à un mouvement d'idées dont les Rabelais, les Montaigne, les Charron ont été chez nous, avec plus de prudence dans la forme et plus de pénétration dans le fond, les adeptes et les propagateurs.
Philosophiquement, c'est dans l'évolution des idées provo-
1. Le P. Bouhours définit ainsi le mot « Un homme impie qui ne croit rien... quelquefois une personne qui hait la contrainte, qui suit son inclination, qui vit à sa mode, sans néanmoins s'écarter des règles de l'honnêteté et de la vertu.... » (Remarques nouvelles sur la langue française, 3e édit., 1692, p. 389.)
Il faut noter que, dans la première partie du siècle, le mot ne se dit pas seulement d'un esprit fort, mais, d'une façon plus générale, de toute personne qui tend à s'affranchir de la règle et de l'autorité (cf. le Dictionnaire de Pli. Monet,
1633). Dans la deuxième partie du siècle, le mot ne s'applique plus qu'aux libres-penseurs. C'est le sens qu'il a chez Molière, chez Bossuet, chez Bour- daloue, chez La Bruyère.
2. Ouvrage cité, 1. IX. — On trouve une première manifestation du rôle des
Libertins dans une secte fondée en 1625 dans les Pays-Bas par un nommé
Quintin, originaire de Picardie.
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quée par le mouvement intellectuel de la Renaissance qu'il faut chercher leurs origines : les découvertes géographiques qui ébranlent la croyance en un Dieu créé et mort en un coin obscur de cet univers, étranger dans sa plus vaste étendue au christianisme; l'ivresse des chefs-d'œuvre antiques qui révèlent les splendeurs et les gloires d'une civilisation ignorante de la morale du Christ; les progrès des sciences qui montrent dans les textes sacrés des contradictions avec les faits de la nature; toutes ces causes s'ajoutant aux perturbations politiques, aux guerres civiles et religieuses, à l'affaiblissement de l'autorité spirituelle du souverain Pontife, provoquent une tendance générale à se soustraire à la domination séculaire de l'Eglise. On nie la suprématie d'un dogme qui ne satisfait plus les exigences de cette toute-puissante faculté dont l'homme vient de prendre conscience, la raison. Celle-ci ne trouve plus dans la foi une base solide. En même temps les scandales de la cour romaine ayant enlevé à l'ancien dogme une partie de sa force morale, les Protestants d'abord, cherchent en dehors du catholicisme; les libertins ensuite, en dehors de la religion même le fondement de la croyance.
A cet égard les libertins sont les ancêtres des philosophes du XVIIIe siècle. Ils sont libres-penseurs; ils sont athées; et c'est pour cette raison que les jésuites, les jansénistes et tous les défenseurs de la religion se sont unis pour les combattre. Le père Garasse voit en eux des « athéistes qui nient Dieu et blasphèment contre lui » ; il leur reproche de prétendre au droit de penser librement, et de nier les mystères au nom de la raison1. Il s'ingénie à réfuter leurs attaques contre la vérité des livres sacrés et se raille de leur prétendu esprit scientifique2. Bossuet croit devoir justifier contre eux la Providence divine qu'ils accusent d'injustice et démontrer cet ordre de l'univers qu'ils s'efforcent de nier 3. C'est vraisemblablement pour saper par la base même tout l'édifice de leur doctrine que Pascal s'acharne
1. Cf., notamment, le livre III.
2. Cf. le livre V.
3. Cf. le 2e sermon Sur la Providence.
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dans ses Pensées à rabaisser la raison humaine et à l'humilier au-dessous de la foi.
Cet accord de tous les chrétiens dans la lutte contre un même ennemi prouve bien que l'on vit dans le Libertinage un péril pour la religion plus encore que pour la morale. Si le P. Garasse, si Bossuet censurent les mœurs des libertins, ils voient surtout en eux des ennemis de la foi, et le cri d'alarme qu'ils poussent est plus encore un cri de croyants inquiets que de moralistes effarouchés. Et d'ailleurs, la vie que menaient nombre de libertins était irréprochable. La Mothe Le Vayer, ce Pyrrhonien aimable et modéré qui fut précepteur de Louis XIV, méritait par sa vertu d'être surnommé le Plutarque français. Gassendi tout en réhabilitant la philosophie d'Épicure, vivait comme un sage.
Il peut donc sembler étonnant que Molière ait si bien associé dans son Don Juan la corruption morale au libertinage intellectuel qu'il a tout l'air de faire découler l'une de l'autre. En fait, il n'en est rien; il les a simplement unis comme il les avait vus coexister souvent dans la réalité, sans établir entre eux un lien nécessaire. L'accusation, naturelle sous la plume d'un Garasse, serait d'autant moins vraisemblable de la part de Molière, qu'il avait lui-même fréquenté chez Ninon de Lenclos et qu'il était lié avec maints libertins de marque, tels Chapelle et Desbarreaux. Les doctrines des libertins n'étaient pas d'ailleurs pour lui déplaire et ses sympathies allaient à eux, plutôt qu'à leurs adversaires. S'il a si vivement attaqué le grand seigneur athée, et débauché c'est que celui-ci n'est pas un libertin sincère.
Et, en effet, à côté des philosophes et des sages du parti pour lesquels le Libertinage était une doctrine d'affranchissement intellectuel à l'égard des dogmes, maints personnages se réclamaient plus ou moins sincèrement d'un système, dont certaines théories semblaient leur permettre de se libérer non pas seulement de toute autorité religieuse, mais aussi et surtout de toute discipline morale. Combien de gentilshommes et aussi de grandes dames dont l'inconduite défrayait la chronique scandaleuse, manifestaient par des gamineries inconvenantes une incroyance
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plus légère que rationnelle1. La conviction philosophique n'entrait pour rien dans ce Libertinage. Les libertins de mœurs ne raisonnent guère; ils sont ignorants, peu versés en théologie; ils ne fondent pas leur scepticisme sur la critique; ils ne sont sceptiques en religion que parce qu'ils sont sceptiques en morale. S'ils ont chassé Dieu de leur cœur, c'est que Dieu les gêne; c'est que le dogme contient des règles qui s'opposent au libre exercice de leurs passions et de leurs vices.
La confusion entre les vrais libertins et ces sceptiques superficiels, ces débauchés irrévérencieux était facilitée par les principes même, sur lesquels reposait le Libertinage. En 1647, Gassendi, dans son De vita et moribus Epicuri, avait réhabilité la philosophie d'Épicure et dans son Syntagma philosophicum il donnait comme fondement à sa propre philosophie le sensualisme. Avant lui, les philosophes du xvic siècle, et notamment Rabelais, Montaigne avaient placé non plus dans une vérité révélée, mais dans l'obéissance aux lois de la nature les vrais principes de la sagesse et les règles de la conduite 2.
Or si ces théories n'empêchaient pas les honnêtes gens qui les professaient de vivre sagement, elles devinrent pour d'autres qui les dénaturèrent un prétexte commode à justifier leurs dérèglements. Il y a toujours eu ainsi de tout temps et dans tous les partis des individus qui ont mis sous le couvert de doctrines sincères et raisonnables des sentiments intéressés et des passions mauvaises. Ce fut le cas au XVIIc siècle pour un grand nombre de débauchés, coureurs de femmes, piliers de tavernes, qui trouvèrent ingénieux et commode d'abriter leurs vices sous le cou-
1. Telle la Palatine, s'amusant à brûler avec Condé un morceau du bois de la vraie croix. Telle aussi Mme Deshoulièrcs baptisant des chiens.
2. « Nous ne sçaurions faillir il suivre Nature ", dit Montaigne. " Nature donne toujours des lois plus heureuses que ne sont celles que nous nous donnons.... Elle est un doulx guide, mais non pas plus doulx que prudent et juste.... » (Cf. Essais, 1. III, chap. XII et XLVI.) — Charron donne comme fondement il la sagesse la prud'hommie, dont, « le ressort, c'est la loy de nature, c'est-à-dire l'équité et raison universelle » (t. II, chap. m). — Le P. Garasse,, dans le livre VI, entreprend particulièrement les Libertins sur leur théorie de la Nature et combat cette proposition, " qu'il faut suyvre la Nature, notre bon guide, qu'il ne faut pas estre ennemy de la Nature ".
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vert de la philosophie de la nature et de l'épicurisme. Le Libertinage des mœurs prit volontiers comme masque le Libertinage de la pensée. Entre les deux la différence devint peu sensible, insaisissable. On les confondit d'autant plus que les défenseurs du dogme chrétien, aussi bien que les débauchés avaient intérêt à la confusion, ceux-ci, pour donner à leurs désordres l'apparence d'un système et les légitimer; ceux-là pour rendre le libre examen et l'athéisme responsables des vices et des crimes de certains libertins. Le P. Garasse et après lui Bossuet se complaisent à étaler les turpitudes de ces derniers en établissant un rapport de cause à effet entre leur doctrine et leur conduite 1. On prit même l'habitude d'englober dans le parti des libertins tout individu dont l'irrévérence à l'égard des choses sacrées s'accompagnait de mauvaises mœurs2; si bien que dès 1623 le P. Mer- senne évaluait à 50 000 pour Paris seulement, le nombre des libertins. Sous le règne de Louis XIII, malgré quelques procès retentissants 3; plus encore sous la Régence, où grâce aux troubles intérieurs ils jouirent d'une impunité absolue, et durant les premières années du règne de Louis XIV, les libertins, sincères ou non, étaient extrêmement nombreux dans toutes les classes de la société. D'ailleurs, en dehors de toute croyance religieuse ou philosophique, les mœurs étaient déplorables, et ce ne sont pas seulement les gens d'Eglise qui en gémissent, ce sont aussi les libertins eux-mêmes, tel Guy Patin lançant l'anathème « à ce siècle pervers où l'on ne voit plus de règle nulle part... à ce siècle, la lie des siècles... inférieur à celui de Juvénal et de Domitien4. » L'étalage extérieur de cette inconduite fut tel que
1. Cf. à ce propos, outre le P. Garasse, Bossuet : " Rien n'a paru plus insupportable à l'arrogance des libertins que de se voir continuellement observée par cet œil toujours veillant de la Providence divine.... Ils ont voulu secouer le
joug de cette Providence... afin d'entretenir dans l'indépendance une liberté indocile, qui les porte à vivre à leur fantaisie, sans crainte, sans retenue et sans discipline ". (le" sermon Sur la Providence.)
2. La chose est si vraie qu'en dépit de son premier sens, le mot libertin a fini dès le xv)n° siècle par ne plus signifier que débauché.
3. En 1619 eut lieu le supplice de Vanini; en 1621 celui de Jean Fontanier; en 1622 le procès de Théophile de Viau.
4. Cf. les lettres du 25 novembre 1659, du 26 septembre 1664 et du 18 juin 1666.
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Louis XIV, qui avait cependant des raisons personnelles d'être indulgent aux vices des autres, se montra plus sévère pour les libertins qu'on ne l'avait été jusqu'alors : certains furent exilés; d'autres mis en prison.
Le spectacle de cette immoralité, dont l'aristocratie surtout était gangrenée, devait pour bien des raisons attirer l'attention de Molière. En peignant les libertins sous le nom de Don Juan ce n'est pas aux libres-penseurs qu'il en voulait, mais à ces grands seigneurs qui, sous le couvert d'une certaine philosophie et d'une certaine indépendance intellectuelle, se livraient aux plus scandaleux excès. Après avoir joué la vanité suffisante, la frivolité et le vide intellectuel de ces jeunes marquis qui encombraient de leur verbiage bruyant et affecté la cour et la ville, il ne pouvait négliger cet autre type de gentilhomme, dangereux et non plus seulement ridicule : le gentilhomme à la fois athée et corrompu qui ne refuse « à ses sens rien de ce qu'ils réclament de nous », « ce moucheron de taverne, ce Sardanapale » comme l'appellent à la fois Garasse et Sganarelle; ce ravisseur de femmes, à la façon de Bussy qui enleva un jour Mme de Miramion, « la plus fameuse dévote du temps »; cet épouseur sans vergogne, comme Henri de Lorraine qui se livre aux plus folles orgies dans l'abbaye d'Avenay avec ses deux cousines Anne et Bénéditede Gonzague, épouse secrètement la première, fait annuler son mariage, se remarie avec la comtesse de Bos- sut, l'abandonne, épouse en troisième noces Mlle de Pons, et entre temps, ne peut rencontrer un jolie femme sans devenir son amant, qu'elle soit duchesse, comme Mme de Montbazon, de robe comme Mme de Canuel ou courtisane comme la Nina Bar- carole qu'il fréquente à Rome lors de sa folle équipée dans la révolte de Masaniello 1. « Dame, demoiselle, bourgeoise il ne
1. Cf. Bernardin, Hommes et mœurs au XVIIe siècle. Un héros de roman : Henri II de Lorraine, duc de Guise, p. 291-360, et V. Cousin, la Jeunesse de Mme de Longue- ville, p. 226-228.
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trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui. » Ainsi pensait son parent, le vieux Charles IV, duc de Lorraine, qui épousait la fille d'un apothicaire de Mlle de Montpensier, promettait ensuite successivement mariage à une demoiselle de St-Rémy, à la fille d'un apothicaire lorrain, à une chanoinesse et à la princesse de Cantecroix.
Les grands seigneurs de cette sorte « ne croient non plus ni! ciel ni enfer. Ce sont des « enragés, des chiens, des diables, des Turcs, des hérétiques ». Tel ce La Peyrère. familier de Condé,. qui changea plusieurs fois de religion et mourut sans avoir fait un choix définitif1. Tels encore, Retz, Matha, Brissac, Vitri,. Fontrailles, qui chargent l'épée haute le crucifix en criant : « Voilà l'ennemi » ; Manicamp, Guiche, Bussy (que l'on rencontre partout où il y a une impiété à commettre et une débauche à faire) qui tous trois font liesse un vendredi saint avec accompagnement de violon, de chants obscènes et irreligieux 3; tel surtout ce chevalier de Roquelaure, au dire de Tallemant, « le plus grand blasphémateur du royaume », qui baptisait des chiens et criait au tonnerre, un jour d'orage : « Mordieu, tu penses mefaire peur! 4 » Ces scandales étaient publics, les héros ne s'en cachaient pas; souvent, ils en tiraient gloire.
Ces libertins devaient d'autant plus tenter le génie de Molière qu'il les connaissait de près, les ayant vus chez Ninon. Les peindre tels qu'ils étaient, non plus en caricaturant quelques travers superficiels, mais en mettant à nu le fond de leur âme, en découvrant « la bête brute, le pourceau d'Épicure » mal dissimulé sous de brillants dehors; les faire connaître non pas dans les pages intimes de mémoires et de lettres, à travers les anathèmes d'un sermon, mais les montrer vivant et agissant, développant leurs doctrines et étalant leurs infamies sur la scène, avec l'illusion de la réalité, voilà ce qui séduisit Molière.
1. Cf. Guy Patin, lettres du 13 septembre et du 18 novembre 1656, du
9 avril 1658, cité par Perrens.
2. Retz, Mémoires, t. II, p. 491 (édit. des Grands Écrivains), cité par Perrens.
3. Perrens, p. 179.
4. Id., p. 176.
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Ce qu'il voulut représenter ce fut plutôt l'insensibilité morale, la méchanceté du grand seigneur que son amour des plaisirs, et même de la débauche. Si le marquis n'avait été épicurien qu'au sens d'Horace, s'il n'avait songé qu'à courir les mauvais lieux et à séduire les femmes, Molière lui eût été indulgent; ce qu'il ne lui a point pardonné c'est la sécheresse de son cœur, la vilenie de sa conduite, l'étalage impudent des sentiments et des actes les plus répréhensibles. Le comédien, bon camarade, aimé de sa troupe, hait ce gentilhomme égoïste et féroce dont le moi orgueilleux absorbe l'humanité, qui sacrifie à ses plaisirs famille, amis, religion, morale; qui fermé à tout sentiment de pitié et d'amour, sème autour de lui la corruption, le déshonneur et les larmes 1 - Aussi, Moliere fera-t-il del'égoïsme et de la méchanceté le fond même du caractère de Don Juan.
L'auteur du Festin de Pierre venge ainsi la bourgeoisie honnête des dédains d'une aristocratie dépravée et mauvaise; et cette revanche, il l'a prise d'autant plus volontiers que le grand seigneur libertin, quoi qu'on en ait dit, le blessait dans sa philosophie et dans sa morale. On s'y est trompé, en ne prenant garde qu'aux côtés sympathiques du caractère de don Juan : nous verrons qu'ils sont peu nombreux et peu importants; ils tiennent à la nature même du personnage et n'engagent pas les sentiments de Moliere à son égard. On a représenté aussi que Molière ayant été lui-même du clan des libertins n'avait pu vouloir peindre l'un d'eux franchement antipathique et odieux, que s'il avait attaqué une catégorie de ses contemporains c'était non pas les libertins, mais bien leurs adversaires, les dévots. On allègue que Don Juan ne devient repoussant que lorsqu'il prend le masque de Tartuffe.
En réalité, Molière, et ce n'est pas la moindre originalité de
1. Dans sa peinture du séducteur, Molière ne fit-il pas intervenir aussi des griefs personnels? Certes, sans ajouter foi aux assertions si manifestement malveillantes contenues dans le pamphlet de la Fameuse comédienne, et sans croire que Madeleine Béjart ait été la maîtresse de l'abbé de Richelieu, de
Lauzun et d'autres libertins du grand monde, il faut reconnaître que Molière souffrait profondément de la coquetterie de sa femme et de la cour que lui faisaient les marquis.
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sa conception, a peint et réuni en un seul et même personnage certains libertins et certains dévots qu'il avait vus souvent confondus dans la réalité. Et c'est au nom des mêmes principes qu'il les a attaqués.
Qu'il ait été ou non le disciple de Gassendi, Molière n'en a pas moins professé la philosophie de la nature dont se réclamaient depuis le xvie siècle les libertins de toute marque. Avec La Fontaine, il est au XVIIC siècle le plus direct héritier de l'esprit de Rabelais, de Montaigne et de la Renaissance en général, en tant qu'elle est une émancipation de la nature contre toutes les entraves extérieures. Son éducation, son milieu, sa vie de bohème, tout devait le rendre favorable anx théories naturistes. Il avait traduit Lucrèce, il fréquentait Chapelle, Luillier, le salon de Ninon. Dans la plupart de ses œuvres, il a pris la défense des droits de la nature méconnue par les hommes et montré les périls auxquels on s'expose en voulant la contrarier. Qu'il s'agisse de mariage, de médecine, d'éducation, il a toujours soutenu ses prérogatives. Il l'a représentée victorieuse de tous les efforts tentés pour soumettre ses lois incoercibles à l'arbitraire des conventions sociales, des mœurs, des modes, et de toutes les contraintes humaines.
Mais son naturisme était fait de sagesse et de tempérament. Rien n'était plus contraire à ses idées et à ses goûts que l'excès en quoi que ce fût. Il était avant tout un modéré. Suivre la nature ne signifiait pas pour lui s'abandonner à toutes les faiblesses des sens et céder complaisamment à tous leurs entraînements. Il avait de la nature une conception moins matérielle et moins grossière. Comme Descartes, il l'identifiait avec la raison ; et il l'entendait à la façon de Boileau, qui ne voyait pas en elle la mère des instincts brutaux et déréglés, mais la modératrice intelligente des fantaisies et des excès, la sage conseillère de la conduite et de la pensée.
Cette conception d'un esprit dont la philosophie peu élevée, mais humaine, était faite du sens de la vie et de sens commun, ne pouvait s'accommoder de la façon dont beaucoup de libertins entendaient et pratiquaient la loi de nature. Entre les débor-
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dements des uns et la modération de l'autre, il ne pouvait y avoir entente ni sympathie. Molière, qui aimait à suivre la coutume, les « communs usages », à ne pas heurter l'opinion moyenne, qui respectait les idées reçues et mettait la vérité dans cette morale du juste milieu qui a toujours été le fond de la sagesse française, Molière voyait dans les Bussy, les Vardes, les Roquelaure, des adversaires à combattre. Ils heurtaient sans cesse les règles admises, les convenances, les croyances de la foule; ils étaient frondeurs en morale comme en religion, ils l'étaient même en politique ; ils n'observaient en rien les principes de la raison et les volontés de cette nature dont ils se réclamaient indûment. Ils la dénaturaient au contraire et la discréditaient auprès des honnêtes gens. Ils étaient les Tartuffes du Libertinage avant d'être les Tartuffes de la religion, et, logiquement, ils devaient tomber d'une hypocrisie dans l'autre. Après avoir paré leurs débauches du prestige de la philosophie, ils les abriteront sous le couvert de l'Église. Libertins d'abord, dévots ensuite, ils s'éloignaient également de l'idéal réalisé au XVIIe siècle par l'honnête homme qui observe en tout une sage mesure, fuit le fracas et les grimaces des opinions excessives, tient la balance entre l'austérité et le relâchement, et ne gâte aucune chose
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
Libertins et dévots également ennemis de la sage et douce nature, voilà les deux partis extrêmes entre lesquels se partage la société française au xvii, siècle. Et il ne pouvait en être autrement. Les premiers devaient faire naître les seconds, les contrastes s'appelant dans l'ordre social et dans l'ordre moral comme dans l'ordre naturel. Le mouvement religieux dont la première partie du xvii, siècle a vu l'épanouissement, ces fondations d'ordres, ces prédications, ces ouvrages d'édification et de controverse sont des témoignages encore vivants de la renaissance de la foi, du réveil d'un sentiment que le scepticisme du xvie siècle n'a pas profondément entamé. L'oeuvre des de Bérulle, des François de Sales, la création de l'Oratoire, la nais-
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sance, le développement si rapide et l'influence si profonde du Jansénisme ne s'expliquent pas seulement par le besoin de relever le catholicisme matériellement et moralement diminué par la Réforme. Cette ardeur religieuse est aussi la conséquence du Libertinage qui s'est répandu parmi l'aristocratiè intellectuelle et mondaine. Elle est une réaction contre la contagion d'impiété et de corruption. A la liberté, à la licence même des athées le parti dévot opposera la sévérité de sa discipline ; il exagérera le rigorisme et l'austérité, et soulèvera parfois par son intransigeance les protestations des Cléantes, des Philintes, de tous ces modérés dont était Molière.
Certes, les intentions et la conduite de gens comme les Arnaud, les Nicole, les de Sacy, les Lamoignon, les Longueville, comme la Reine-mère et ses familiers, ne sauraient être suspectées de faux zèle et d'hypocrisie. Malheureusement, à ces personnages qui furent l'honneur du catholicisme français s'en mêlèrent d'autres dont la dévotion put légitimement paraître suspecte et qui firent retomber sur les honnêtes gens du parti quelque peu du discrédit qui s'attachait à elles-mêmes.
Chose curieuse, en effet, mais naturelle, en somme, ce fut dans la classe même des libertins que la dévotion recruta ses plus fervents adeptes. Scrupules du diable qui vieillit et se fait ermite, sans dépouiller complètement en changeant d'habits son premier personnage; appréhension devant l'inconnu qui s'ouvre; crainte immédiate du bras séculier de l'Église; toutes ces raisons s'unissaient pour ramener bien des âmes à Dieu. Beaucoup ont été tirés, comme la Palatine, de leur « longue défaillance » par l'excès même et le dégoût des plaisirs; et ce sont ceux qui ont été le plus profondément corrompus qui s'en iront finir leurs jours dans la solitude du cloître. Quelques-unes de ces conversions furent retentissantes et sincères; telles celles de Condé, de Conti, de la duchesse de Longueville. Beaucoup furent suspectes : si les théories et la conduite des libertins ne les menaient pas toujours au bûcher, elles les brouillaient souvent avec les pouvoirs publics : Bussy devait se retirer dans ses terres de Bourgogne; Saint-Évremond se réfugier en Angleterre, et
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Vardes était mis à la Bastille. De là des retours à Dieu dont la sincérité n'égalait pas toujours la ferveur : Henri de Lorraine, l'homme aux trois femmes, fit un beau jour étalage d'une grande piété : il devint marguillier de sa paroisse, et, le 16 août 1655, il envoyait le pain bénit à l'église des Carmes 1. Mme de Motteville raconte que Brancas se donnait à lui-même de « sévères châtiments » peut-être à la manière de Tartuffe, et qu'il se convertit pour conserver les bonnes grâces de la Reine-mere 2. Retz avoue avec cynisme la façon dont il en usait : « Je pris, dit-il, une ferme résolution... d'être aussi homme de bien pour le salut des autres, que je pourrais être méchant pour moi-même 3 ». Il avait pris aussi la résolution de « faire le mal par dessein, ce qui est... le plus criminel devant dieu... mais le plus sage devant le monde ». Le P. Garasse n'a pas manqué de signaler cette hypocrisie des libertins : « Il ne passera grand' fête qu'ils ne s'en aillent confesser et recevoir le sacré corps de notre seigneur devant tout le monde, afin qu'on les remarque 4 ». Le mal se perpétua à travers le règne; quand Louis XIV devint dévot, il s'accrut encore. La chapelle se vida un jour où, malicieusement, le capitaine des gardes annonça que le Roi n'y viendrait pas. La religion n'est plus ici qu'un abri commode pour se livrer sans scandale aux plaisirs, satisfaire sans danger ses passions et s'attirer même l'appui d'un parti puissant.
Était-il possible de discerner ces faux dévots des vrais? De part et d'autre, les manifestations extérieures de la religion, les seules que voit le public, étant semblables, la distinction était difficile. Sans doute, si beaucoup de libertins finissaient tôt ou tard dans la dévotion, beaucoup de dévots n'avaient jamais été libertins. Mais, ce que Bourdaloue, dans son sermon sur l'hypocrisie, disait des Jansénistes, que, « pour donner crédit à leurs nouveautés, ils prenaient tout l'extérieur de la piété la plus rigide... revêtus de la peau de brebis, ils étaient au fond, des
1. Cf. Bernardin, ouvrage cité.
2. Cf. Perrens, p. 171.
3. Mémoires, t. 1, p. 217, cité par Perrens.
4. Doctrine curieuse, VIII,
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loups ravissants», ne pouvait-on le dire de beaucoup de dévots? Et Moliere était-il si mal fondé à prêter au parti tout entier une duplicité qu'un homme d'église lui-même — un Jésuite, il est vrai, — attribuait aux plus manifestement sincères d'entre les croyants !
Molière avait d'ailleurs de bonnes raisons de confondre dans une même antipathie les dévots de toute sorte, faux et vrais Les uns et les autres répugnaient par les exagérations de leurs pratiques, à cette conception de la religion facile et accommodante qui était la sienne. Sa philosophie, hostile aux excès du Libertinage, l'était encore davantage aux excès du zèle religieux. Au fond, il ne distinguait guère ceux qu'animait une piété réelle de ceux qui n'agissaient que par simagrées et par grimaces. Dans le conflit éternel entre la morale humaine, douce et complaisante des indépendants et la morale rigide des Bossuet, des Arnaud et des Bourdaloue, Molière est avec les premiers. Les vrais croyants, selon lui, ont une foi discrète, tempérée, fort éloignée de ces austérités rigoureuses qu'il estime trop contraires à la nature et à la « droite raison » pour n'être pas simulées. Toute dévotion qui n'est « humaine ni traitable » est « faste insupportable », « dehors plâtré d'un zèle spécieux ». Le dévot sincère comprend la religion à la façon dont Philinte comprend la vertu. C'est une compagne accommodante et facile que l'on peut conduire sans l'effaroucher dans les salons à la mode et dans les cabarets. Mais la religion austère, le calice d'un Pascal, seront assimilés au zèle hypocrite de quelque Harlay, cet archevêque de Paris qui devait refuser plus tard au cadavre de Moliere une place en Terre Sainte et mourut lui-même d'apoplexie dans les bras de sa maîtresse.
Il serait donc oiseux de rechercher si dans sa lutte contre la dévotion, 'Moliere en a voulu aux Jansénistes ou aux Jésuites1. Si tel vers du Tartuffe :
Laurent, serrez ma haire, avec ma discipline
1. Cf., notamment : Lacour, Tartuffe par ordre de Louis XIV. M. Lacour prétend que Louis XIV, non seulement avait approuvé la pièce, mais l'avait
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•semble viser les austérités des premiers, d'autres visent les compromis de conscience des seconds :
L'art de rectifier le mal de l'action
Avec la.pureté de notre intention.
Si don Juan, dans sa feinte conversion, fait songer à ces retours à Dieu un peu bruyants dont retentirent les murs de Port-Royal, les allusions à la doctrine de Lessius sur le meurtre sont évidentes dans ces paroles adressées par le nouveau converti à Don Carlos :
« Je m'en vais passer tout à l'heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand couvent: mais je vous déclare pour moi que ce n'est point moi qui veux me battre; le ciel m'en défend la pensée et si vous m'attaquez, nous verrons ce qui en arrivera 1. » D'ailleurs tous les dévots, de quelque secte qu'ils fussent, se sentirent attaqués dans Tartuffe comme dans Don Juan. Monseigneur Hardouin de Péréfixe, le président de Lamoignon, Bourdaloue, Bossuet, tous, Jansénistes, Jésuites et autres furent d'accord sur ce point et virent dans Molière non pas l'adversaire d'un parti mais l'ennemi commun de l'Église tout entière2.
La société pour lui comprenait deux catégories : d'une part les « honnêtes gens », ces modérés de la vertu et de la religion; de l'autre, les ennemis de la raison : libertins et dévots, prompts à toutes les exagérations, dépassant les bornes naturelles du
commandée contre la nouvelle secte, la dévotion ne se distinguant pas pour lui du jansénisme.
C'est aussi la thèse soutenue par M. l'abbé Davin, dans ses articles sur les sources de Tartuffe (Le Monde, nos du 2, 13, 15, 22, 27 août, 15 et 19 septembre 1873).
1. Acte V, se. iii. — Cf. Pascal, Septième Provinciale.
2. Récemment, M. Raoul Allier, dans son étude si documentée et si originale sur la Cabale des Dévots, a cru découvrir parmi les membres de la Société du
Saint-Sacrement les originaux de Tartuffe et de Don Juan. Sa solution est séduisante, vraisemblable; elle prouve, du moins, qu'il y a eu, entre 1660 et 1665, un parti dévot solidement organisé. Est-ce à celui-là seulement qu'en a voulu
Molière? Je persiste à croire que sa peinture a un caractère plus général : ni
Bourdaloue, ni Bossuet ne s'y sont trompés. Ce n'est pas le peintre d'une secte qu'ils ont condamné dans Molière, mais l'écrivain qui s'en est pris à tous les dévots et à la religion elle-même.
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plaisir comme les justes limites de la piété, également peu sincères dans leurs théories philosophiques et dans leurs croyances religieuses. C'est eux qu'à deux reprises il a attaqués, une première fois dans Tartuffe, où il a représenté le libertin d'Église, une seconde fois dans Don Juan, où il a peint le libertin grand seigneur, l'un et l'autre débauchés, corrompus, le premier avec les précautions, les mines en dessous, les feintes papelardes d'un .homme obscur et pauvre qui doit se cacher pour satisfaire ses ^^pétits, et ne peut faire l'amour qu'à la dérobée; le second, Vavec le cynisme, l'éclat et la forfanterie d'un gentilhomme bien né, puissant, qui peut impunément étaler ses vices au grand jour de la vie publique.
C'est donc se méprendre que de voir dans Tartuffe et dans Don Juan deux œuvres d'intention distincte, dirigées contre deux classes opposées : celle-ci contre les libertins ; celle-là contre leurs adversaires naturels, les dévots. En fait, Molière, au nom des idées qui lui étaient le plus chères, au nom même d'une certaine réalité, a flagellé simultanément dans ces deux pièces la dévotion et le libertinage. Son Tartuffe est un Don Juan de sacristie, comme son Don Juan finit pas être un Tartuffe de cour.
Outre, ces raisons générales, à la fois philosophiques et objectives, d'attaquer les libertins et les dévots, Molière en avait d'autres, plus immédiates et plus personnelles. Dès l' École des femmes, les ennemis que ses attaques lui avaient faits, Précieuses ridiculisées, Marquis bafoués, dévots inquiétés par les audaces de sa peinture, s'étaient entendus pour l'accuser à la fois d'abaisser son art, et d'attenter à la morale. Dans ses Nouvelles Nouvelles, De Visé s'était fait l'écho des clameurs soulevées de toutes parts. Molière répondit une première fois dans la Critique de l'École des femmes. Mais, dès lors, la lutte était engagée entre la cabale et lui, et il n'était pas homme à lâcher l'adversaire après une simple escarmouche. Tartuffe ne fut pas autre
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chose qu'une violente riposte, un coup droit porté contre l'ennemi puissant qu'il sentait derrière toutes les attaques dont il était l'objet. Ce fut la continuation, l'aggravation des hostilités, et il ne s'en tint pas là : on sait les influences qui, malgré le bon vouloir du Roi, interrompirent les représentations de Tartuffe. Suspendue en 1664, la pièce ne put être reprise que cinq ans plus tard, en 1669. Le sujet de Don Juan fut, à n'en pas douter, pour Molière, une occasion de prendre sa revanche, en dirigeant contre l'ennemi un nouveau coup plus franc encore que le précédent : accuser ces dévots si scrupuleux sur les choses de la religion, si prompts à s'effaroucher des actes les plus innocents, d'être ceux-là même qui, naguère, scandalisaient la cour et la ville par l'étalage indécent de leurs déportements et par le cynisme de leur impiété, faire suspecter la sincérité de leurs remords, attribuer leurs conversions tapageuses à des raisons de prudence et d'habile politique, à un stratagème ingénieux pour continuer moins bruyamment, mais sans danger, les mêmes débauches, c'était là un coup de maître audacieux; Molière le tenta et, cette fois, faillit réussir.
C'est qu'en le portant, il ne satisfaisait pas seulement sa vengeance; il pensait s'assurer l'appui du Roi et flatter ses secrels désirs. Tartuffe et Don Juan appartiennent tous deux à la période de la plus haute faveur de Molière. C'est l'époque du Mariage forcé, de la Princesse d'Elide, celle où il travaille aux amusements de Louis XIV, celle où le monarque l'utilise à la fois pour ses plaisirs, et aussi, semble-t-il, pour satisfaire certaines arrière-pensées. C'est le Roi qui désigne au Comédien M. de Soyecourt dont le portrait est aussitôt intercalé dans le deuxième acte des Fâcheux. C'est lui qui commande à Molière les hardiesses des attaques portées contre les marquis dans l'Impromptu de Versailles. En même temps, il soutient son amuseur favori contre les ennemis qui l'attaquent. Il adresse des remontrances au duc de la Feuillade qui avait blessé Molière au visage pour se venger du Tarte à la Crème de la Critique. Il tient sur les fonts-baptismaux un enfant du Comédien pour répondre à l'accusation portée contre lui d'avoir
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épousé sa propre fille v. Dans la lutte violente que provoquent Tartuffe et Don Juan, il est manifestement du parti de Molière ; bien plus, il semble encourager ses attaques contre les dévots. Il voit dans Tartuffe une satire des Jansénistes qu'il n'aime pas 2, il justifie d'un mot Don Juan, et répond au libelle de Rochemont en prenant à ses gages la troupe de Molière.
L'époque de Tartuffe et de Don Juan est aussi celle où Louis XIV, tout entier aux fêtes et aux plaisirs, est importuné par les remontrances de sa mère et la mauvaise humeur des Dévots. Anne d'Autriche se plaignait que son fils ne se confessât et ne communiât plus guère 3. En 1694, pour la Pentecôte, Monsieur lui ayant demandé s'il communierait, il lui répondit que « Non, et ne ferait pas l'hypocrite comme lui qui allait à confesse parce que la Reine-mère le voulait' ». Il exilait la vertueuse duchesse de Navailles qui avait fait griller les fenêtres de l'appartement des filles de la reine.
En écrivant Tartuffe, Moliere savait donc bien que sa peinture ne déplairait pas au monarque; l'audace même avec laquelle, dans son deuxième placet, il s'adresse à lui quand l'influence du parti eut triomphé, le menaçant presque, s'il n'obtenait satisfaction, de renoncer à écrire 5; le ton général dont il y parle des dévots, prouvent qu'il comptait sur son appui, on pourrait presque dire sur sa complicité. En renouvelant l'attaque dans Don Juan, et surtout en la faisant d'une position différente, il ne pouvait ignorer qu'il plairait doublement : ici, en effet, il attaquait non plus simplement les dévots, mais les libertins que le Roi n'aimait guère davantage. Louis XIV avait été à maintes reprises gêné jusque dans ses amours par l'intervention aussi audacieuse qu'insolente de
1. Larroumet, La comédie de Molière (Molière et Louis XIV).
2. « Le roi, dit Brossette, haïssait les Jansénistes, qu'il regardait la plupart, comme les vrais objets de la comédie de Molière. » (Tartuffe, édit. des Grands
Écrivains, p. 295, n. 2.)
3. Mémoires de Fouquet, II, p. 169.
4. Journal d'Ormesson, II, p. 144.
5. « Il est très assuré qu'il ne faut plus que je songe à faire de comédie si. les Tartuffes ont l'avantage.... »
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quelques-uns d'entre eux : c'était Brienne, Guiche, courtisant Mlle de la Vallière, Guiche surtout, qui compromit ensuite Madame, et reçut l'ordre de quitter la cour. C'était encore le chevalier de Grammont, se mettant en travers d'une intrigue avec Mlle de la Motte Houdancourt et qu'il envoyait en exil. C'était enfin Vardes imaginant avec la comtesse de Soissons la vilaine affaire des lettres Espagnoles, où la liaison du Roi avec la Vallière était dénoncée à la Reine 1.
Louis XIV avait aussi des raisons politiques de détester les libertins. Leur philosophie même choquait ses principes de despotisme. Il ne pouvait être favorable à un parti qui proclamait l'indépendance de l'homme envers l'autorité et qui ne s'en tenait pas à la spéculation : les événements de la Fronde, qui laissèrent toujours dans son cœur un ressentiment profond, avaient eu pour héros nombre de ces libertins, aussi impatients de secouer le pouvoir royal que le pouvoir de l'Église. Louis, qui ne pardonna jamais à Saint-Evremond, même après la mort du Cardinal, cette lettre au duc de Créqui où il critiquait la politique de Mazarin, devait garder au fond du cœur une rancune contre ces révoltés qui, entre deux chansons à boire, composaient des libelles contre le Ministre et contre la Reine, et n'avaient aucun respect pour les « livrées même du Roi2 ». Le jour où il fut le maître, il ne perdit aucune occasion d'humilier ces grands, à cause desquels il avait dû fuir sa Capitale. Il les contraignit à quitter leurs manoirs et leurs terres; il les logea dans les combles de son Palais de Versailles et s'en fit une innombrable cour de laquais. Lui-même il les désigna souvent aux moqueries de Molière, qui, sûr de son appui, n'en oublia aucun, depuis les « messieurs du bel air )) jusqu'aux chevaliers d'industrie. En faisant rire aux dépens des uns, et en représentant les autres comme dangereux et malfaisants, Molière faisait sa cour et servait le Maître.
1. Cf. l'Histoii-e galante de M. le comte de. Guiche et de Madame, pamphlet paru en 1667. — Cf. Saint-Simon, Mémoires, VIII, p. 598 et suiv. — Cf. aussi, Lair,
Louise de la Vallière et la jeunesse de Louis XIV, p. 77 et suiv.
2. Retz, Mémoires, t. 11, 491.
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Dans le Festin de Pierre, il fut d'une rare habileté : il montra au public que ces libertins et ces dévots, que le roi haïssait également, n'avaient, en dépit des apparences, et sous deux noms différents, qu'un seul et même visage. C'était dans l'élite même du Libertinage que se recrutaient ces dévots dont les pudibonderies affectaient de s'effaroucher des amours juvéniles de Louis XIV. Ils ne valaient pas mieux que ces débauchés dont ils condamnaient les scandales, car ils étaient ou avaient été des leurs. Ils continuaient, mais avec plus de discrétion et de prudence, assaisonnant leur dévergondage d'un vice plus odieux, l'hypocrisie.
Le Festin de Pierre prend ainsi une signification riche et complexe : il contient l'arrière-pensee de Molière sur les libertins et sur les dévots; il flatte les sentiments intimes du Roi; il satisfait les haines du comédien et du plébéien.
En même temps, Don Juan apparaît non plus seulement comme un individu, mais comme le produit de tout un état de mœurs et d'idées dont les origines remontent en France au siècle précédent, à l'étranger, plus haut encore, et dont l'influence s'étendra sur l'avenir. Il contient donc, outre un fond permanent, qui appartient à l'humanité, et les traits qu'il doit à ses devanciers, un ensemble de caractères très précis qui font de lui un représentant fidèle de l'aristocratie française au xvne siècle. Il annonce aussi le roué de l'âge suivant, qui procède et naît de lui.
Il est l'héritier des grands débauchés de la Renaissance italienne par la prédominance du sens individuel, par la tendance à développer sa personnalité aux dépens d'autrui, en s'affran- chissant de ces lois générales imposées par la conscience ou par le pouvoir de l'Église et de l'État, qui établissent entre les hommes un équilibre de devoirs et de droits. Là est le fond de son libertinage. Celui-ci ne ressemble pas plus au libertinage qui croit pouvoir sincèrement se libérer d'une foi que la raison
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n'admet plus, qu'à l'indépendance juvénile et fougueuse du Burlador. Sans doute, Don Juan lui donne une allure de système : il imagine des motifs pour le défendre; il en fait le résultat de théories réfléchies qu'il érige en dogmes. Il va, en ce sens, plus loin que les philosophes du XVIIe siècle qui, s'ils séparent la religion et la morale, les conservent toutes deux. Pour lui, il les supprime également, parce qu'en réalité et sans qu'il l'avoue, elles le gênent. Il chasse de sa conscience un Dieu et des principes qui contrarient ses instincts ; il trouve plus conforme à leurs exigences de tirer de lui-même ses règles de conduite. Le libertinage intellectuel naît donc chez lui du libertinage moral. La philosophie qu'il substitue ainsi à la foi est un bas sensualisme qui fait des sens le mobile et la fin dernière de ses actes. C'est un pseudo-système naturiste, qui aboutit à substituer à la morale universelle des honnètes gens une morale fondée sur l'instinct individuel; qui lui fait voir dans ses semblables une matière dont il tire le plus de jouissances possible et qu'il rejette quand il est rassasié. Il est, au fond, tout imprégné de cet égoïsme, de cet « amour-propre » féroce qui pénétra si profondément la société française du xvii, siècle que La Rochefoucauld a pu, sans paradoxe, ramener à lui le principe de toutes les actions humaines. Cet amour de soi, ce mépris des autres constituent les éléments essentiels de la méchanceté de Don Juan.
Sganarelle termine le portrait qu'il fait de son maître par ce trait qui résume et contient tous les autres : « un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ». Grand seigneur et méchant, voilà tout Don Juan. Il est méchant dans toutes ses actions et envers tout le monde : envers le pêcheur qui l'a sauvé ; envers son père, envers la femme qui s'est déshonorée pour lui. Mais sa méchanceté n'est pas roturière. Ce n'est point celle d'un goujat. C'est celle d'un gentilhomme raffiné, d'un fils de ce siècle, qui, témoin de tant de guerres religieuses et étrangères, a superficiellement adouci dans les salons des Précieuses, et vicié, au contact des Italiens amenés par les Médicis, la rudesse des camps.
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Aimable et brillant dans ses dehors, Don Juan a une grâce -qui fascine. Mais sa politesse est artificielle; le fond de sa nature est la dureté. Il appartient à cette jeunesse qui, tout en fréquentant chez Arténice et en tressant des fleurs à la guirlande de Julie, est demeurée « terrible, féroce, sans mœurs ». Il y a un vernis sur sa méchanceté. Elle n'est pas brutale; elle est recherchée, perverse; elle combine l'orgueil du gentilhomme qui, s'étant par dédain fait une loi de ne jamais partager les sentiments de l'humanité, a atteint une insensibilité absolue, et le septicisme du blasé qui demande à la réalité plus qu'elle ne " donne au vulgaire, qui ne met pas le plaisir dans la banale satisfaction des désirs et des passions, mais dans quelque chose d'extérieur à leur principe et à leur objet.
Cette méchanceté se manifeste surtout dans le sentiment qui semble le plus l'exclure, car il suppose plus qu'un autre l'abandon et parfois le sacrifice de soi-même : dans l'amour. Mais ce que Don Juan aime ce n'est pas la femme, ce sont les jouissances dont elle est l'occasion. A l'inverse de ses devanciers, il n'est pas entraîné vers l'amour par les mouvements spontanés de l'instinct. Il se domine toujours. Chez lui, la volupté est sans tendresse et sans effusion ; elle est froide et réfléchie; le cœur en est absent. S'il bat trop vite chez le Burlador, chez lui, il bat lentement, et l'esprit n'en est jamais la dupe. S'il n'a pas encore le sadisme du roué qui a intellectualisé la débauche, déjà ses sens n'entrent que pour une partie dans son libertinage. Leurs satisfactions, identiques, en somme, pour le manant comme pour le roi, lui semblent d'une qualité vulgaire; il les relève par d'ingénieuses inventions. C'est son esprit surtout qui est corrompu. S'il n'était que sensuel, il reviendrait aux femmes qui lui ont procuré le plus de volupté et il ne professerait pas que « lorsqu'on est maître une fois, il n'y a plus rien à souhaiter ». Il fait fi de ces joies simples et fades; il lui faut le piment de conquêtes difficiles, d'intrigues compliquées, de rencontres inattendues : une jeune mariée, confuse et vibrante des premières initiations; une fille des champs fraîche et gaillarde, le voile pudique d'une religieuse,
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voilà ce qui excite sa sensualité, en ouvrant à son imagination des visions lubriques. Il faut aussi, pour satisfaire son goût dépravé qui demande à l'amour autre chose que lui-même, le spectacle du désespoir de ses victimes, l'excitante saveur de leurs remords et de leurs larmes.
Mais dénaturer l'amour n'est pas son seul vice. A l'inverse du Burlador, ce jeune fou dont la seule corruption est de tromper les femmes, le Don Juan de Molière est d'une perversité plus générale et plus complexe. Non seulement il est insensible à " tous les sentiments humains, mais il a une méchanceté agressive : il aime à faire souffrir, il jouit des scandales qu'il provoque, il trouve le mot qui offense et qui laisse une incurable blessure. Il s'amuse à choquer les scrupules de son valet; l'ahurissement du pauvre garçon l'excite à des fanfaronnades d'athéisme et d'immoralité. Il crée le mal pour se livrer à des expériences dont il suit les phases avec curiosité : il place un pauvre entre sa conscience et son intérêt, et se divertit du conflit. Sa méchanceté devient même un art savant quand il imagine de demander à l'hypocrisie la volupté subtile de faire le mal en passant pour vertueux.
Don Juan apparaît ainsi comme une anomalie, comme un « monstre dans la nature » parce qu'il détourne les choses de leur fin naturelle, au profit de son égoïsme. Il corrompt tout ce qu'il touche. Il souille l'amour; il profane la famille, la religion; il désohonore la charité. C'est le libertin prématurément revenu des élans de la jeunesse qui introduit le calcul dans le plaisir, et substitue à l'enthousiasme des sens une méthode et des principes de débauche.
Cependant, il ne s'élève pas aussitôt à cette perversité compliquée. Il se développe graduellement, faisant dans le mal des découvertes nouvelles à mesure qu'il en use les jouissances. Il est en perpétuel progrès, et il s'arrête seulement à la limite que son siècle n'était pas assez corrompu pour franchir.
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Ce développement — chose nouvelle que n'avaient conçue ni Tirso ni les auteurs Italiens — est, dans une certaine mesure, conforme à la réalité. Molière semble en avoir emprunté l'idée à la vie même de ces libertins qu'il peignait. Ceux-ci passent généralement par trois phases : tout d'abord ils sont licencieux; puis, pour justifier leurs déportements, ils se réclament de la libre pensée; et, finalement, pour se mettre à l'abri de tout danger, ils feignent d'être touchés de la grâce et de revenir à Dieu. Ce sont là précisément les trois phases que traverse Don Juan et les trois aspects sous lesquels le montre Molière. On a prononcé à ce propos le mot d'évolution 1. Peut-être n'est-il pas absolument juste : toute évolution est. une transformation plus ou moins lente. Or, Don Juan ne se transforme, ni ne change : il progresse dans le mal suivant le sens de sa nature et les nécessités de sa situation; ou, plutôt, les trois aspects sous lesquels il nous apparaît sont présentés l'un après l'autre, séparément, suivant une gradation ascendante et logique. Don Juan est plus odieux à la fin dans son attitude de libertin hypocrite qu'au début dans son rôle de libertin licencieux; et il est naturel qu'il ait commencé par la franche débauche avant d'arriver à l'hypocrisie. Mais l'homme qui commence par épouser une religieuse, puis l'abandonne, n'est pas un de ces débutants auxquels il reste beaucoup à faire pour descendre les derniers degrés du mal.
Molière a ainsi fait, sous son nom, en trois tableaux le portrait complet du libertin. Dans le premier, qui remplit les deux premiers actes, il a peint Don Juan sensuel, courant, par-dessus l'obstacle des mœurs, des lois et des principes de la conscience, à l'assouvissement d'inlassables désirs : c'est la période où le monde n'est pas assez vaste pour satisfaire les besoins de son cœur ou, plus exactement, les exigences de ses instincts et les caprices de sa fantaisie. — Le deuxième tableau (actes III et IV) est celui du libertin en rupture de ban avec la famille, avec Dieu, avec la société, affichant un scepticisme universel sur
1. Jules Lemaître, Don Juan ou le Festin de Pierre (impressions de théâtre, ire série, p. 57-67, 6° édit., (1888). Faguet, Notes sur le théâtre contemporain, p. 350-358 (1888).
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lequel il fonde son droit à jouir sans contrainte de la vie. Cette phase est la suite naturelle de la précédente, la révolte des sens devant aboutir à celle de la raison. Dans le dernier tableau (acte V) Molière a peint l'hypocrisie : c'est la ressource suprême du coupable acculé aux extrémités, et le dernier jeu d'une imagination subtile qui cherche à renouveler par des inventions perverses la source de ses émotions.
Cette large peinture condense la vie entière du grand seigneur libertin et en déroule successivement sous nos yeux les trois périodes principales.
Dans la première, Don Juan est tout à l'amour. C'est en lui qu'il espère apaiser la soif de jouissances qui brûle son corps et son âme. Il est au xvii, siècle le premier héros qui se soit livré tout entier à cette passion, et en ait exalté la souveraineté. Dans les romans, l'amour n'a été qu'une froide galanterie, qu'un jeu de salon; chez Corneille une faiblesse dont la raison s'ingénie à triompher. Don Juan en fait sa pensée absorbante, le mobile et le but de toutes ses actions, la fin suprême de sa vie. Il le tire de la réserve et de la décence qui l'entouraient jusqu'alors, il l'étalé avec impudeur, il fait de ses désordres et de ses scandales un sujet de gloire. Dès le principe, il est plus corrompu que son devancier espagnol. Non seulement il a déjà fait de nombreuses dupes, mais il n'a reculé ni devant le sacrement ni devant la sainteté d'un cloître pour avoir l'une d'elles : dona Elvire. Il ne la séduit pas sur la scène, car, chose curieuse, ce séducteur, dont la vie court de conquêtes en conquêtes, ne triomphe d'aucune femme sous nos yeux. On aimerait cependant à voir par quels savants procédés il s'est rendu le maître d'une âme aussi pure ; par quelle feinte il a su se faire passer pour tout ce qu'il n'est pas : pour tendre, pour confiant, pour loyal, pour capable d'un sentiment profond et éternel. Quelle comédie de passion et de vertu a-t-il jouée pour tromper une telle amante? Molière a-t-il reculé devant la difficulté de montrer un Don Juan conquérant une Elvire? A-t-il craint d'être obligé de le rendre trop attrayant, trop sympathique, pour justifier une telle victoire? ,, Et n'est-il pas plutôt dans la vérité humaine que les cœurs
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droits ne puissent percer à jour les scélérats et deviennent fatalement leurs dupes? Que l'amour n'a égard ni au mérite ni à la vertu? Le manège savant auquel Elvire a dû succomber, Don Juan l'expose d'ailleurs complaisamment, car ce héros s'analyse plus qu'il n'agit; il aime à se déshabiller devant le public, à mettre à nu ses sentiments, à disséquer lui-même son âme. C'est par ses paroles plus que par ses actions qu'il manifeste son caractère. Il ne se découvre pas à son insu, par ces mouvements spontanés où la nature se trahit, mais volontairement et dogmatiquement, comme s'il faisait connaître un autre que lui. Il est surtout, un théoricien du vice. Il agit par réflexion, suivant des idées préconçues et étudiées et non point par entraînement, par un penchant irraisonné et instinctif.
Voyons-le donc dans ses théories et demandons-lui à lui- même de nous apprendre sa conception de l'amour. Elle semble être au premier abord toute vibrante des ardeurs d'un cœur juvénile et généreux, d'une âme enivrée de passion, qui poursuit éternellement de conquêtes en conquêtes l'insaisissable idéal que son rêve a conçu et que la réalité ne satisfait jamais. A y regarder de plus près, quelle duperie! Ce chercheur d'idéal, que Musset concevra, n'a ici qu'une chair impatiente de sensations nouvelles, qu'un esprit en mal de découvertes imprévues. Sa doctrine est celle de l'amour sans lendemain ni engagement, soustrait à la tyrannie de la fidélité et à la fatigue de l'habitude. Elle s'appuie sur les plus brillants sophismes : elle fait l'apologie de l'inconstance et de la trahison sous couleur d'hommage rendu à l'éternelle beauté. L'ambition de ce conquérant n'est qu'un insatiable besoin de jouissances, et ce nouvel Alexandre n'est qu'un cynique Épicurien. « Conserver des yeux pour voirie mérite de toutes les femmes, rendre à chacune les hommages et les tributs » qu'elle mérite, qu'est-ce autre chose que la théorie mal déguisée de l'amour léger et perfide qui se dégage de tous ses devoirs 1.
1. La verve et l'esprit brillant de la tirade de Don Juan ont pu faire illusion sur la nature de ses sentiments. C'est le grand seigneur mondain qui parle. Il ne faut pas se laisser duper par les artifices de son langage,
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Et, en effet, Don Juan ne voit dans l'amour que des expériences curieuses à tenter. Il substitue à la volupté trop prompte de la possession, celle plus longue et plus variée de la séduction; aux plaisirs naturels et simples de la première, il préfère la stratégie compliquée de la seconde. Là il déploie tout son art : comme le joueur d'échecs se passionne aux combinaisons des pièces, il jouit de son jeu; il aime à se regarder faire, à suivre ses manœuvres; il calcule ses effets, mêle la galanterie à l'attendrissement, la douceur au pathétique, exprime avec conviction ce qu'il n'éprouve pas ; il se grime en un comédien du sentiment et, sous son fard, il se donne des émotions pimentées : il se complait au triomphe de son esprit sur la vertu qui se défend, sur la pudeur qui hésite; il s'amuse des ravages qu'il cause progressivement dans un cœur, des avantages qu'il y remporte, de la chute graduelle des résistances. Quand il a ainsi joui de sa victime, quand de pièges en pièges il l'a conduite à ses fins, il l'abandonne et passe à une autre, les inclinations naissantes étant à ses yeux tout le beau de l'amour. L'inconnu seul l'attire et il est aussitôt rassasié de la femme qui ne lui réserve plus rien.
Le plaisir que lui donne la conquête s'assaisonne d'un sentiment plus subtil et plus égoïste : la jouissance de la passion inspirée. Il goûte le charme de se faire aimer sans aimer lui- même, de troubler les cœurs en restant insensible; habileté savante qui lui permet de combattre sans offrir de prise et de se retirer de la lutte sans dommage. Dans cet échange qu'est l'amour, il reçoit et ne donne rien. C'est un joueur déloyal qui joue sans risques et à coup sûr. Las du jeu, il se retire sans regarder les ruines qu'il laisse derrière lui.
C'est dans ce rôle de mauvais payeur que Molière le montre pour la première fois en action : ce conquérant nous apparaît d'abord dans la posture piteuse d'un fugitif; il lui faut subir l'assaut d'Elvire abandonnée qui l'a rejoint et réclame des explications. Il est curieux de le voir se tirer de l'aventure- Il est d'abord d'assez méchante humeur, car il n'aime pas les gêneurs; puis, la vue d'Elvire en équipage de campagne blesse son goût
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d'homme du monde : il ne voit plus que cet appareil négligé qui emporte, s'il en reste, les derniers souvenirs de son caprice. Plus coquette, Elvire eût peut-être fait quelque impression sur lui. Simple et négligée, toute à sa douleur, elle lui parait ridicule. Aussi il ne se met point en frais d'excuses et de protestations, il n'essaie point, par de faux serments, de panser la blessure qu'il a faite. L'ardent chercheur d'amour de naguère trahit le fond de son àme : la sécheresse et la froide méchanceté. Il imagine une odieuse comédie : il feint l'interdit, et adresse à sa victime cette injure de lui faire répondre par son laquais. Il, goûte ainsi la joie d'humilier la femme qu'il sait amoureuse de lui. Son dilettantisme s'arrête d'ailleurs à cet outrage. Il pourrait pousser plus loin la cruauté, reprocher à Elvire sa naïveté d'avoir cru en lui, énumérer devant elle la liste de ses conquêtes — la liste fameuse que Passarino lance au parterre, — lui déclarer qu'elle y tient le vingt-cinquième rang, et lui demander ironiquement si elle s'en contente; il pourrait ricaner de ses larmes, lui conseiller de se tuer de désespoir, et de le faire devant lui. Il n'a pas encore atteint cette profondeur dans le mal où le sadique tombera un siècle plus tard.
Du reste, sa pensée a autre chose à faire qu'à s'occuper encore d'Elvire. Pressé d'en finir avec elle et de se délivrer de ses plaintes importunes, il joue pour la première fois l'hypocrisie, hypocrisie de langage et d'attitude sans doute, où l'ironie tient une large part : il invoque les scrupules de conscience; il craindrait d'offenser le ciel en conservant plus longtemps une femme déjà promise à Dieu. En réalité, un nouveau désir le tourmente : l'amour légitime d'Elvire pourrait-il tenir contre les félicités perverses qu'une rencontre fortuite promet à son imagination?
Le hasard l'a mis en présence de deux fiancés dont la mutuelle tendresse a éveillé ses désirs. Que les jeunes gens eussent été indifférents l'un à l'autre, il fût lui-même resté insensible : ce qui l'a excité c'est le bonheur dont ils paraissaient jouir ; son caprice est né de la jalousie et du dépit. Au plaisir de la conquête et du changement, il ajoute maintenant la volupté du mal pour lui-même. Il ne poursuit plus une contrefaçon de l'amour, il le
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dévie de son but. Peu lui importe au fond de posséder la jeune fille entrevue : il n'a pour elle aucune inclination ; mais il se promet un plaisir délicat à briser l'attachement de deux êtres et à introduire le désespoir là où régnait la joie. A son goût blasé il faut désormais la souffrance d'autrui. Les excitations dont il avait jusqu'ici besoin pour relever l'amour n'étaient qu'amusement d'amateur; elles tournent maintenant à la cruauté. Le personnage n'est plus seulement le galant habile contre lequel les femmes doivent se tenir en garde; il devient un être malfaisant et dangereux.
Cependant son libertinage n'arrivant jamais à réaliser les prouesses qu'il imagine, son entreprise avorte. Mais la vue d'une paysanne lui fait aussitôt oublier son premier projet. On peut s'étonner que ce raffiné soit séduit par les charmes épais d'une Vénus de village. Quel plaisir cet homme de cour entrevoit-il dans la conquête trop facile d'une Jeanneton? C'est chez lui une perversion de plus, un raffinement nouveau : ce grand seigneur, qui n'a jusqu'alors connu que des femmes du monde et leurs grâces fardées, est attiré par ce parfum de chair saine et savoureuse, par cet épanouissement de beauté fruste mais naturelle que n'ont fanée ni les poudres ni les fards. Il contemple en connaisseur surpris de l'imprévu de sa découverte cette taille opulente et ces lèvres charnues; il flaire là des voluptés encore inconnues, des surprises pour sa sensualité. C'est un mets plantureux qui le reposera des mets délicats dont il est fatigué. Il découvre aussi un autre plaisir à tenter cette conquête : pour un homme qui a jusqu'ici triomphé dans les salons par les moyens un peu usés des petits maîtres, voilà une belle occasion de varier sa manière. Il n'implore pas la faveur qu'il désire; il ne se perd pas en langueurs ni en soupirs. Il le prend de haut, en grand seigneur qui condescend. Nous sommes loin des fadeurs et des préciosités du Burlador. « Tournez-vous un peu, s'il vous plaît.... Haussez un peu la tête.... Ouvrez-les yeux entièrement... Que je voie un peu vos dents.... » Il a tout l'air d'estimer un cheval de prix. Il a trouvé d'ailleurs le genre d'éloges un peu grossiers qui convient à une personne sans esprit et sans culture.
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Aussi, loin de « traiter les choses dans les belles manières », il prend le « roman par la queue » et « en vient de but en blanc au contrat ». A cette aventure qui, comme la précédente, reste sans résultat, s'arrête la peinture du débauché. Don Juan va désormais apparaître sous un autre aspect.
Ce n'est plus le libertin de mœurs, c'est le sceptique, c'est l'impie qui se manifeste; sa corruption, qui a commencé par les sens, finit par l'esprit. Là est sa plus grande originalité. C'est par l'athéisme qu'il se distingue vraiment de ses ancêtres italiens et espagnol. Mais ici, il faut s'entendre : de même que l'on a vu souvent en Don Juan le chercheur de l'éternel féminin, on a voulu en faire un apôtre de la pensée libérée de superstition, le défenseur des droits de la raison contre la tyrannie du dogme, le rêveur humanitaire qui substitue au culte de Dieu l'amour de ses semblables. Nous avons déjà expliqué les idées de Molière à ce propos, et ce qu'il pensait au fond des libertins à la façon de Don Juan : le libertinage intellectuel de celui-ci n'est ni rationnel ni sincère. Il n'est qu'un prétexte pour s'affranchir des devoirs qu'impose la croyance en Dieu, et s'abandonner sans scrupule, sous le couvert d'une philosophie de contrebande, à l'égoïsme des instincts. Il est en même temps fait d'orgueil et de dédain pour la foi du vulgaire : il serait plaisant qu'un Don Juan eût les mêmes croyances qu'un Sganarelle! Qu'il crût comme lui au « moine bourru M ! Il y a dans son incrédulité du Voltairianisme avant l'heure : Dieu est bon pour le peuple et pour les sots. Un grand n'en a que faire. Son scepticisme est une opinion aristocratique. Il est superficiel, sans fondement solide : c'est la négation du marquis qui dédaigne d'aller au fond des choses et qui fait de la métaphysique comme il fait de la musique, sans avoir jamais appris, parce qu'un homme de qualité
Sait juger sans étude et raisonner de tout.
Don Juan n'argumente pas, il n'appuie son scepticisme sur aucune démonstration historique ou dogmatique; il nie Dieu comme il nie la médecine, parce que la foule imbécile et faible
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y croit. Il partage l'incroyance de ces philosophes italiens dont l'Arioste a dit « qu'ils ne croyaient pas au-dessus de leur toit». Sa croyance à lui, c'est que « deux et deux font quatre ». C'est le mot de Maurice de Nassau à son lit de mort, mot arrogant et niais du sceptique qui ne croit que ce qu'il voit, qui nie le mystère parce que son sensualisme superficiel voit dans lès sens la seule source de la connaissance.
Aussi, lorsque, tout à l'heure, Don Juan, après un haussement d'épaules, constatera par lui-même que la statue hoche la tête, il cherchera une raison au phénomène : le merveilleux n'existant pas et tout ne s'expliquant que par des causes naturelles, il mettra sur le compte d'un éblouissement passager la vision dont il a été le témoin. Il lui faudra cependant se rendre à l'évidence et reconnaître qu'en dehors des phénomènes positifs, il y a place pour l'inconnu.
C'est ce que, avec son bon sens naïf et sa logique vulgaire, mais sûre, d'homme du peuple qu'aucun sophisme n'a gâté, Sganarelle démontre par avance à son maître. Et il n'y a pas lieu ici de s'indigner avec le sieur de Rochemont, que Molière ait choisi un tel porte-paroles pour plaider une cause aussi sacrée : la simple sagesse d'un Sganarelle trouve instinctivement, pour prouver Dieu, l'éternelle raison invoquée par toutes les religions : la nécessité d'une cause première, en dehors de laquelle tout se constate mais rien ne s'explique. Et il n'est pas besoin d'un docteur, d'un Ariste ou d'un Cléante pour trouver cela. Le vilain, « avec son petit jugement, voit les choses mieux que tous les livres », et Molière a jugé inutile de recourir à un philosophe pour établir cette vérité que le parti-pris orgueilleux d'un grand peut seul nier « que le monde n'est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit ».
Pour simple et puérile que soit dans la forme la démonstration de Sganarelle, elle laisse coi Don Juan. Le gentilhomme est pris de court; son valet l'a confondu. Il ne répond rien parce qu'il n'a rien à répondre; mais un habile comme lui se tire toujours d'affaire par un expédient. A défaut de raisons et d'arguments, il a l'ironie, et Sganarelle ayant trébuché, il triomphe par un
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mot d'esprit : « Voilà ton raisonnement qui a le nez cassé ». Mais ce n'est qu'un mot, et il sort vaincu du débat, en sauvant seulement les apparences.
Il en est de même dans la scène fameuse avec le Pauvre : elle scandalisa fort les contemporains et, à vrai dire, le cynisme dans, l'impiété, poussé à ce degré, ne peut être un sujet d'édification. Don Juan raille un malheureux sur le peu de profit qu'il tire de ses prières et l'ingratitude du ciel à son égard. Mais son scepticisme gouailleur reçoit une première leçon de la résignation confiante du misérable. Il en reçoit une seconde plus significative encore : à trois reprises, il essaie de corrompre le pauvre diable en lui promettant un louis s'il consent à jurer; l'autre refuse et, d'un mot sublime : « Je préfère mourir de faim », cet humble croyant abaisse devant la grandeur morale de sa foi l'impiété de l'athée, entouré de tout le prestige de la naissance, de la fortune et de l'éducation. Don Juan battu, mais toujours fier, veut cependant avoir le dernier mot : il ferait beau voir qu'un gentilhomme comme lui fût humilié par un croquant! il donne quand même le louis, mais en ajoutant, pour ne pas s'en dédire : « Je te le donne pour l'amour de l'humanité n.
Faut-il voir dans ce mot une première manifestation de la religion de l'humanité, de l'amour de l'homme pour lui-même, de la charité universelle et sans condition? une critique du culte intéressé d'un Dieu qui paie au double le bien fait en son nom? Un Don Juan charitable et philanthrope n'est guère .conforme à la conception de Molière, et il ne faut pas s'abuser sur le sens de ce terme « humanité ». Il n'a pas la généralité et l'ampleur que lui donnera le xixe siècle. Il oppose simplement l'homme à Dieu, la créature au Créateur. Ce n'est pas l'instinct social et altruiste qui parle par la bouche de Don Juan, cet individualiste et cet égoïste, c'est le dédain pour la divinité qui s'exprime. Par ce mot qui, au fond, n'est encore qu'un expédient, Don Juan se révèle l'héritier des sceptiques arrogants de la Renaissance pour qui l'amour de l'homme ne sert qu'à masquer un sentiment d'orgueil et de révolte contre Dieu.
Quand, après cela, Don Juan met l'épée à la main pour sauver
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son propre ennemi, ce n'est pas l'amour du prochain qui l'inspire, mais cet honneur chevaleresque, mélange de bravoure et de fierté, que les gens de son espèce conservent au milieu des pires infamies, comme la dernière épave des vertus de leurs ancêtres. Ce mouvement, qui est surtout un beau geste, est le seul qui puisse rendre le héros sympathique. Dès lors, il va s'enfoncer davantage dans le mal. Après le débauché et l'impie, c'est le mauvais fils que nous allons voir.
Entre temps, Molière esquisse un nouvel aspect du personnage : celui du grand seigneur qui ne paie pas ses dettes. L'espèce n'en était pas rare, et de nombreux témoignages contemporains nous montrent avec quel sans-gêne les plus illustres gentilshommes traitaient leurs créanciers : Mme de Sévigné s'écriait, en apprenant que de Retz avait versé à titre d'acompte 1 100 000 écus : « Il n'avait reçu cet exemple de personne et personne ne le suivra 1 ». A maintes reprises, les prédicateurs ont dû rappeler les courtisans au devoir de s'acquitter. Dans son sermon sur Vhonneur (1666), Bossuet faisait allusion à « ces vanités qui ne permettent, pas même de payer ses dettes ». Bour- daloue rappelait dans le sermon sur l'aumône que le commencement de la charité est de payer ses domestiques et ses fournisseurs. Dans son sermon sur la pénitence, il stigmatisait « les injustices, les duretés criantes envers de pauvres créanciers que l'on désole, envers de pauvres marchands aux dépens de qui l'on vit, envers de pauvres artisans que l'on fait languir ». Et il prononçait un sermon sur le devoir de la restitution. Dans son sermon pour la fête de VEpiphanie, Fénelon constatait qu'aux yeux des gens du monde, « le dernier des devoirs est celui de payer ses dettes ». L'habitude était donc universelle, et, en traçant le portrait du grand seigneur, Molière ne pouvait négliger un trait aussi important1.
1. Lettres : lettre du 27 juin 1678.
2. Il ne serait pas non plus sans intérêt de rappeler, à propos de la scène de
M. Dimanche, l'anecdote rapportée par Boursault dans sa correspondance, au sujet du duc de la Feuillade et du marchand de chevaux Gaveau. — Cf. Le
Moliériste de juillet 1884, t. VI, p. 101 et suiv.
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Il reprendra plus tard le personnage dans le Bourgeois gentilhomme et en fera un fripon. Ici, ce n'est encore que le fils de famille qui tire des lettres de change sur la fortune paternelle et laisse traîner ses notes chez les fournisseurs, type assez banal que Molière renouvelle par la verve prestigieuse avec laquelle il lui fait berner son créancier. Le grand seigneur a beau être cynique, il reste séduisant : non seulement il ne paie pas ce bon M. Dimanche, mais il s'amuse à ses dépens avec tant de bonne humeur et un tel entrain qu'on lui pardonne presque sa malhonnêteté, en faveur de son esprit. Mais, si dupé qu'il soit, le bourgeois a cependant sa revanche dans l'humiliation de ce gentilhomme qui, tout en le bafouant, est réduit à le cajoler. Dans cette posture peu digne de sa naissance, Don Juan est sans doute amusant, mais il est surtout méprisable.
Le personnage se complète ainsi graduellement. Il devient odieux dans l'entrevue avec son père. Ici la comédie passe soudainement au tragique. Elle hausse le ton et prend dans le discours de Don Louis une allure cornélienne. Mais ce n'est pas seulement le père outragé qui vient exhaler sa douloureuse indignation, c'est le porte-paroles des rancœurs de Molière lui- même, du plébéien exaspéré contre cette noblesse dure aux humbles et insolente, que la justice du Roi allait bientôt poursuivre dans de solennelles assises i. La chaleur de l'accent, la violence de la satire ne sont pas d'un indifférent : c'est l'auteur qui parle dans cette virulente diatribe.
Pris de court, comme d'habitude, et ne sachant que répondre, Don Juan s'en tire par une observation dont l'ironique courtoisie double encore l'impertinence : « Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler ». Et, son père parti, il pousse ce cri où s'exprime toute sa dureté : « Eh, mourez le plus tôt que vous pourrez, c'est le mieux que vous puissiez faire ».
Cette dureté s'affirme davantage au cours de la deuxième rencontre avec Elvire dont la prière si touchante, débordante d'un amour si pur, mais si profond encore, n'obtient qu'une
1. Ce fut le 31 août 1665 que commencèrent les Grands Jours.
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réponse indifférente. Cependant, un sentiment plus répugnant se fait jour chez Don Juan. Cette plainte sans apprêt, cet air languissant ont ranimé en lui quelques restes de son ancien feu. Son désir renaît sous l'excitation de causes artificielles : ce n'est plus pour elle que la femme est recherchée; c'est pour un mouvement, un mot, un détail de toilette qui ont provoqué une pensée luxurieuse. Elle n'est plus l'objet de l'amour, elle n'en est que l'occasion ou le prétexte. Là est le germe du sadisme qui dénature l'amour en lui assignant un but contraire à sa vraie fin, et en le subordonnant à d'autres sentiments : le spectacle de la souffrance émeut la sensualité du débauché, au lieu de toucher sa pitié; il est excité par la vision qu'une attitude douloureuse offre à son imagination.
Don Juan devance ici son siècle eL devient le précurseur du roué. Non seulement il laisse loin derrière lui les folies du Burlador, mais il ajoute à sa propre corruption une subtilité qui répugne.
Cette impression va se préciser dans la dernière manifestation de sa perversité. Successivement débauché, athée, fils dénaturé, blasé en quête de sensations, il finit par l'hypocrisie. Pour achever de se rendre odieux, le grand seigneur se tartuffie. Ce dernier trait de caractère ne laisse pas que de surprendre d'abord, comme une chose non seulement inattendue mais illogique. On ne conçoit guère un Don Juan, le héros aux passions débordantes, cyniquement étalées et exaltées, se transformant en un cuistre furtif. Le Sévillan à mine altière prenant soudain un ton radouci, baissant les yeux et jouant au dévot, semble en contradiction avec lui-même. L'hypocrisie est vice de petites gens, de faibles, pour lesquels elle est une arme de défense, ou au besoin d'attaque. Elle n'est pas vice de grands : la Qualité dispense de la précaution de dissimuler.
Mais Don Juan n'est pas hypocrite à la façon de Tartuffe. Celui-ci l'est, non seulement par sentiment de sa faiblesse et par besoin de mordre dans les jouissances que la vie lui étale, mais que sa condition et sa pauvreté lui défendent d'espérer; il l'est d'instinct, par fausseté naturelle. Chez Don Juan rien de tel :
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l'hypocrisie n'est qu'un jeu, un expédient, un moyen ingénieux et passager d'atteindre à certaines fins. Elle est empruntée, artificielle. Ce n'est qu'un vêtement de dessus qui tient mal à la personne. En réalité, Don Juan n'est pas hypocrite; il joue de l'hypocrisie, ce qui n'est pas la même chose. Il s'en sert quand sa situation devient si critique que la dévotion lui apparaît comme un port de salut. C'est un refuge où il s'abritera contre les tempêtes qui éclatent autour de lui. Poursuivi par ses créanciers, menacé par son père qui pourrait bien, avec quelque lettre de cachet, arrêter ses débordements, attaqué jusque dans sa vie par les frères d'Elvire, Don Juan se sent traqué de toutes parts, acculé à une extrémité sans issue. Seule, une conversion devant laquelle s'apaiseront les haines peut le tirer d'affaire : c'est une ressource désespérée qui oblige à des feintes, à des précautions incommodes pour un homme habitué à en prendre à son aise et à agir ouvertement; mais c'est une ressource sûre, un « bouclier » à l'abri duquel on peut être impunément le plus méchant homme du monde, car, la profession d'hypocrite joint à l'avantage d'obtenir le pardon des anciennes fautes, celui plus précieux de pouvoir conserver de « douces habitudes » qui deviendraient sans cela dangereuses. De là le changement de tactique : Don Juan se divertira désormais à petit bruit.
En prenant ainsi le masque religieux pour déjouer les poursuites de ses ennemis et pour persévérer dans le mal, il venge et justifie l'auteur persécuté de Tartuffe. Avec lui, la fausse dévotion apparaît comme la conséquence fatale du libertinage, comme la dernière ressource du débauché aux abois, qui ne veut pas abdiquer. Il y arrive par une fatalité des événements à laquelle il n'échappe pas, comme y arrivent autour de lui une infinité de gentilshommes réduits à la même nécessité de demander à l'Église l'oubli du passé et un sauf-conduit pour l'avenir.
A cette nécessité pressante des faits s'ajoute une logique intérieure qui, en dehors de toute raison, de prudence et d'habileté, doit amener Don Juan à l'hypocrisie. Si les circonstances expliquent sa ruine morale définitive, des raisons psychologi-
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ques la justifient et la rendent vraisemblable. L'hypocrisie est le point culminant auquel il est naturel qne don Juan s'élève. C'est la dernière phase de son développement. Revenu des jouissances faciles et toujours en quête d'émotions plus rares, le libertin les trouvera là. Il y jouira non plus seulement du mal lui-même, plaisir en somme banal, mais de mille choses plus subtiles : son orgueil se satisfera dans la critique des actions d'autrui et l'admiration de soi-même; sa haine s'assouvira sournoisement, avec des airs de pardonner; sa méchanceté goûtera un régal délicat à tromper les gens sur le fond de son cœur et de sa pensée. Quelle revanche à prendre sur Elvire et sur son père! L'honnête femme sera obligée de bénir la main qui la fera souffrir, de s'incliner devant les pieux motifs au nom desquels on la torturera. Le fils naguère maudit goûtera le plaisir exquis de déshonorer le nom qu'il porte au moment même où il édifiera son père par le spectacle de sa piété. L'hypocrisie devient ainsi un instrument perfectionné à produire le mal et la volupté, à tirer l'une de l'autre, avec le raffinement de passer pour vertueux et bon aux yeux de sa victime.
Ce n'est pas, d'ailleurs, spontanément et du premier coup qu'un vice aussi ingénieux s'épanouit dans l'âme de don Juan. Il s'y prépare depuis longtemps. Il en a déjà fait un premier essai au début, dans son entretien avec Elvire; au second acte, pour enjôler Charlotte, il invoque le ciel auquel il ne croit pas. Il s'est ainsi exercé à l'avance au joli métier qu'il embrasse in extremis pour se tirer d'affaire ; et cela explique qu'il s'y comporte aussitôt non pas comme un apprenti, mais comme un maître. Il sait donner à son repentir une note juste, sans gestes excessifs, sans exagération de ton; il qualifie comme il convient ses erreurs passées, se juge sévèrement, sans déclamation suspecte; et sa demande d'« une personne qui lui serve de guide pour marcher sûrement dans le chemin où il va entrer » semble si spontanée que non seulement elle dupe son père, qui ne demande qu'à le croire, mais que Sganarelle, payé pour le connaître, y est pris lui-même. Car s'il faut avoir la confiance naïve d'Orgon pour ne pas percer à jour les procédés par trop gros-
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siers de Tartuffe, l'homme le plus méfiant aurait de la peine à découvrir une arrière-pensée sous les dehors si francs et si naturels dont se recouvre le mensonge de Don Juan. Le déguisement atteint avec lui la perfection. La confusion est ici absolue entre la vraie et la fausse dévotion, et le discernement serait impossible, même pour le public, si Don Juan ne prenait- soin d'avertir bien vite Sganarelle qu'il joue la comédie. Il fait au valet stupéfait la théorie de l'hypocrisie comme il lui a fait celle du libertinage : il étale les dessous du parti, ses mobiles, ses procédés, les merveilleux avantages qu'il offre à ses adeptes; il montre la puissance de la corporation que soutiennent même les âmes vraiment pieuses.
C'est le développement du premier placet au roi ; ce sont parfois les mêmes termes ; mais le plaidoyer se transforme ici en réquisitoire. C'est la révélation faite devant le public et non plus dans une lettre justificative, de tous les vices qui s'abritent sous « un habit respecté ». Jamais plus parfait tableau n'a été fait. Molière s'y est complu; il y a mis tout son art et aussi toute sa malice. L'attitude du dévot, ses roulements d'yeux et ses airs mortifiés, ses sentiments secrets, sa fausse humilité, sa feinte douceur, ses rancunes sournoises et irréconciliables, son ingéniosité à se débarrasser de ses ennemis, à satisfaire ses passions et ses intérêts, sous le couvert des intérêts du ciel, Don Juan n'oublie aucun des traits du modèle.
Par une habileté suprême, Molière unit dans cette magistrale tirade, au développement naturel du caractère de son héros, l'expression de sa haine et de ses rancunes contre les Dévots. Le morceau est, comme on l'a dit, une sorte de parabase, dans laquelle il sommet au jugement du public les procédés de ses ennemis, et défend la légimité de ses griefs. Mais, alors que la parabase antique demeure sans lien avec le reste de la pièce, dans cet exposé où il est le porte-paroles de Molière, Don Juan achève de se peindre lui-même. Il ne lui reste plus qu'à passer de la théorie à l'application, et à mettre en pratique sa nouvelle méthode. C'est ce qu'il fait aussitôt.
Don Carlos, frère d'Elvire, venant lui demander raison du
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•déshonneur fait à son nom, il l'éconduit en des termes empruntés au vocabulaire des bons Pères : il n'a que le ciel et son salut à la bouche. Il met dans cette comédie une intention ironique: il s'amuse franchement, et se fait une joie maligne d'exaspérer son adversaire par ces pieux motifs qui ferment la bouche à toute raison et imposent silence à l'honneur lui-même.
C'est le dernier degré auquel descend Don Juan, et il ne saurait aller plus bas. Quand le châtiment arrive, il meurt bravement, sans remords, ferme jusqu'au bout dans le mal et constant avec lui-même.
On a adressé bien des critiques à cette figure du héros : si vigoureuse qu'elle soit, elle a paru manquer de netteté. Don Juan est tantôt sympathique, tantôt odieux. Molière semble l'avoir peint parfois avec un secret penchant pour une secte à laquelle il avait plus ou moins appartenu lui-même, parfois, au contraire avec une manifeste antipathie. Ce cavalier, tour à tour brillant, brave, généreux même, puis égoïste, menteur, hypocrite, mêlant les qualités et les vices les plus contradictoires, déconcerte par son absence d'unité. Aussi les uns ont-ils voulu voir en lui un caractère fier, rebelle au joug, enivré d'indépendance et d'idéal, que les dernières scènes dégradent maladroitement, en le transformant contre toute vérité et pour des raisons de polémique étrangères à la pièce. D'autres ont estimé au contraire que toute la première partie du rôle est accessoire, que sa véritable signification est dans la transformation subite de la fin. Molière n'aurait même écrit son œuvre que pour aboutir à cette métamorphose inattendue de Don Juan en faux dévot et prendre ainsi contre la cabale sa revanche de l'échec de Tartuffe, sans se soucier des invraisemblances et des contradictions qu'il mettait dans son portrait.
Ces contradictions n'existent que si l'on voit dans le héros un personnage de convention, tracé d'après un plan préconçu et non pas un être réel, multiple et divers comme son milieu.
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Replaçons Don Juan dans la vie, et ce qui déconcerte en lui sur la scène apparaît comme la reproduction exacte de la réalité C'est parce qu'il est trop vrai qu'il a pu sembler invraisemblable. Pour le comprendre, il ne faut pas le regarder avec un recul de deux siècles, en l'isolant de son entourage. Si on le conçoit comme un produit de l'imagination, on cherche en vain entre les éléments qui le composent cet accord et cette symétrie absolue qui ne sont pas dans la nature. Don Juan est complexe, changeant, parce que les personnages qu'il incarne n'ont pas cette unité artificielle que nous sommes habitués à demander aux héros de théâtre. Les grands seigneurs dont il est l'image offraient la même opposition de vertus et de vices; ils étaient sujets à ces mêmes changements de conduite qui choquent dans une pièce régulièrement construite, mais semblent naturels dans le monde. Le gentilhomme ment, trompe, hante les mauvais lieux, prend aux petits leur argent, leur femme, et les bat de surcroît. Il ne croit ni à Dieu ni à diable ; il joue à l'esprit fort et au philosophe, et le jour où ses escapades l'ont réduit aux abois il joue un autre jeu et se convertit. Il descend même plus bas que Don Juan : il fait le métier d'escroc, d'espion, il se compromet dans de sales intrigues, il se souille dans des orgies crapuleuses, il outrage la morale et la religion dans des manifestations publiques et scandaleuses; mais, dans son infamie, il conserve sa fierté et sa noble allure ; sous le manteau de Tartuffe, il garde encore de la race. Il est courageux, prompt à tirer l'épée pour défendre son honneur, assister un ami ou servir le roi. Il ne recule pas devant la mort et l'affronte même témérairement. Guiche se signalait en Flandre en 1655; et, au passage du Rhin, en 1672, il se jetait le premier à la nage clans le fleuve. Bussy était célèbre par ses duels. Le grand seigneur est recherché pour son esprit; les femmes l'aiment. Répugnant si on l'observe de près, il est au premier abord sympathique et même attirant.
Tel est Don Juan : que l'on oublie un moment la convention théâtrale, la légende, et il apparaîtra ce qu'il est vraiment : une figure mobile et non figée, parce qu'elle est copiée sur des
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modèles vivants. Son ancêtre le Burlador, qui, comme lui, représente un certain milieu, est composé d'éléments plus simples et moins dissemblables; c'est que le but de Tirso n'était pas de l'analyser. Il s'est contenté de peindre une figure en surface, dont les traits sont tout extérieurs. Chez Molière, au contraire, la peinture du caractère est la partie essentielle de la pièce. Aussi offre-t-elle la variété souvent disparate qui est le propre de la vie; elle n'est pas une; ou plutôt, son unité est plus intime que visible ; il faut, pour l'apercevoir, bien connaître cette réalité dont elle est la représentation.
On découvre alors que, sous ses multiples manifestations d'apparence contradictoire, le caractère est identique à lui- même ; les traits qui le constituent, si hétérogènes qu'ils semblent être, ont entre eux une harmonie profonde : qu'il joue au dévot, ou blasphème ouvertement; qu'il berne M. Dimanche, enjôle une paysanne; qu'il raille son père, ou mette l'épée à la main pour sauver son propre ennemi, Don Juan demeure le même homme : le. grand seigneur aux dehors brillants, chevaleresque à l'occasion, et au fond irrémédiablement perverti. C'est par là qu'il est original et qu'il appartient non plus seulement à la littérature, mais à l'histoire. Il symbolise l'aristocratie française du xviie siècle, avec ses passions, ses mœurs, ses qualités et ses vices. Il est, sur son époque, un document non moins précis et plus vivant que les Sermons, les Lettres, les Mémoires des contemporains. Il condense en lui ce que nous trouvons épars dans les multiples écrits du temps; il prend ainsi une ampleur et une signification jusqu'alors inconnues : au débauché conçu par un moine espagnol, au dément grossièrement caricaturé par Dorimon et par Villiers, Molière a substitué une figure représentative de son siècle.
Cette transformation capitale n'est pas la seule. Jusqu'alors, Don Juan nous a été montré sans antagoniste, concentrant sur lui toute l'attention. Ses victimes n'étaient que des figures à
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peine entrevues, telles dofia Isabella ou cloiia Ana, ou de naïves paysannes trop aisément dupes de ses déclarations. Pour la première fois, Molière lui oppose une femme qui partage avec lui l'intérêt, et attire à elle toute la sympathie. En la créant, il a grandi la personnalité de Don Juan. A ses amours vulgaires et brutales, il a ajouté un amour d'une qualité rare. Un Don Juan doit rencontrer sur son chemin d'autres femmes que des duchesses qu'il viole dans les ténèbres ou des paysannes qu'il enjôle par un compliment. Il doit arriver un jour où il désirera une femme distinguée entre les autres, une créature d'élite.
Qu'adviendra-t-il pour l'un et pour l'autre de cette rencontre? Quelle influence une telle femme pourra-t-elle exercer sur Don Juan? Ouvrira-t-elle son cœur au véritable amour? Fera-t-elle germer quelque tendresse dans son âme insensible? Et lui, quelle transformation fera-t-il subir à cet être bon et aimant? Souillera-t-il son âme après avoir souillé son corps? ou bien tous deux sortiront-ils de l'aventure sans s'être mutuellement pénétrés, tels qu'ils étaient avant, l'un aussi corrompu, l'autre aussi pure?
C'est cette dernière conclusion que Molière a adoptée. Elvire n'agit pas sur Don Juan; elle ne traverse sa vie que pour mettre plus en relief sa perversion : si on peut excuser le Burlador de tromper et d'abandonner une Tisbea, on ne peut pardonner à Don Juan de trahir une Elvire. Ici l'influence de Molière sur ses successeurs a été prépondérante : la plupart ont vu après lui qu'à côté des femmes banales et faciles, il importait de placer dans la destinée de Don Juan une vraie femme, et de faire de ses amours avec elle l'événement essentiel, le moment critique et décisif de sa vie. Mais d'autres donneront à cette femme une influence qu'Elvire n'a pas pu prendre. Le Don Juan de Molière est trop corrompu et trop orgueilleux pour subir l'action de qui que ce soit.
Aussi, dans la conception française, Elvire apparaît-elle surtout comme l'antithèse de Don Juan. En elle s'oppose à l'amour dépravé et volage, l'amour chaste et profond; à l'amour sarcas- tique qui rit et blesse, l'amour qui pleure et console. En face de
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la frivolité, Elvire incarne la constance; en face de l'égoïsme et de la méchanceté, l'abnégation et la bonté. Elle n'aime qu'une fois, de toute son âme, non pas avec l'emportement et les invectives d'une Hermione, mais avec la tendresse de Monime, avec l'ardeur discrète d'une La Vallière. Comme celle-ci, elle se plaint doucement, sans éclat ni orage, et elle précède au couvent la triste victime de Louis. Elle aime non pour elle-même, non pour la satisfaction de ses sens, mais pour le bonheur de l'élu. Elle aime en s'oubliant. A Don Juan elle a tout donné avec une ferveur religieuse, parce qu'elle a cru en lui. Elle a succombé sans avoir péché, parce qu'elle a aimé en toute vérité, parce qu'elle n'a compris sa faute qu'après avoir connu l'indignité de son amour. Et même alors la charité surmonte sa douleur et son dégoût; le cœur saignant, elle ne voit plus dans la ruine de son bonheur qu'une consolation : sauver celui-là même qui l'a trahie, torturée, blessée dans la foi qu'elle avait en lui. Elle ne cherche pas à reconquérir l'amant qu'elle a perdu, à recommencer le roman interrompu; son amour est désormais si pur et si désintéressé qu'elle ne songe plus qu'à ramener le coupable à Dieu. Sa conversion serait le signe du pardon céleste ; non pas qu'elle ait des remords de l'avoir aimé; elle en a de s'être trompée; elle a honte d'avoir sacrifié son honneur à uii tel homme. Mais il demeure celui qui a fait battre son cœur; elle l'aime encore.
Cette figure se détache au milieu de la foule si variée et si originale des amoureuses de Molière. A côté de l'amour tendre et encore naïf de Marianne et de Lucile, de l'amour sage et sérieux d'Henriette, de l'amour frivole de Célimène, de l'amour rusé d'Agnès, Elvire incarne l'amour profond et triste, l'amour presque tragique qui, même coupable, inspire le respect. Devant elle les facéties de Sganarelle se taisent; Don Juan se sent embarrassé. Il suffit qu'elle paraisse pour que la pièce hausse le ton et prenne une allure plus grave,
Autour de Don Juan et d'Elvire se meuvent d'autres personnages transmis à Molière par les auteurs italiens et français, et plus ou moins retouchés par lui. Ce sont les paysans et les paysannes, bien différents de leurs ainés par leur réalisme; c'est
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Sganarelle, auquel Molière a conservé les traits essentiels de ses modèles, mais en les corrigeant si bien qu'il a fait entrer dans la réalité un personnage de convention, un type banal que la comédie italienne se transmettait depuis l'antiquité sans le modifier. Sganarelle n'est ni un pitre à la façon d'Arlequin, ni un goujat avili comme Philippin et Briguelle. Il est plus voisin de Catalinon; il joue comme lui dans la ¡pièce le rôle de défenseur timide de la morale. Il n'a pas cependant les manières élégantes du valet espagnol, son langage fleuri, son bel esprit. Sa religion est moins grave, plus grossière; elle est faite surtout de la croyance aux loups-garous. C'est un paysan encore fruste qui, sorti trop tard de son village, s'est mal frotté d'érudition et se croit philosophe : il cite Aristote, à propos du tabac, mêle le ciel, Épicure et Sardanapale.
Mais si naïve que soit sa foi, et si superficielle que soit sa science, c'est un honnête homme et un homme de sens. Il a horreur de la conduite de Don Juan, et sa clairvoyance avisée lui fait deviner tout ce qu'il y a de captieux dans les arguments que le grand seigneur apporte à défendre ses vices : « Vous tournez les choses, lui dit-il, d'une manière qu'il semble que vous avez raison, et cependant vous ne l'avez pas1 ». Il se hasarde même à argumenter contre son maître, et si ce dernier a trop facilement le dernier mot, c'est lui, en réalité, qui le bat avec ses raisonnements lourds, triviaux, mais solides et marqués au coin de la sagesse. Il a beau avoir le respect instinctif du gentilhomme, il sent qu'il est des choses qu'un marquis lui- même ne doit pas se permettre. Il n'admet pas qu'on se joue des sacrements de l'Église, que l'on s'attaque à Dieu. « C'est bien à vous, s'écrie-t-il avec indignation, petit ver de terre, petit myrmidon que vous êtes, à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent. Pensez-vous que, pour être de qualité, vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis 2! » Il est sensible aux nobles sentiments, à la
1. Acte I, se. II,
2. Id.
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douleur d'autrui : l'attitude d'Elvire l'émeut ; il s'apitoie sur le sort de Pierrot : « Eh monsieur, laissez-là ce pauvre misérable, c'est conscience de le battre1. » L'hypocrisie de Don Juan le confond. Sa bonté native ne cesse de se révolter contre la méchanceté de son maître : à tout propos, il lui fait entendre la vérité; il va même plus loin : il cherche à sauver ses victimes en les mettant en garde contre lui.
Mais la crainte détruit ses bonnes intentions et lui fait oublier sa saine morale. Son maître lui inspire de l'effroi comme un être redoutable et malfaisant : M Je t'ai fait cette confidence avec franchise, dit-il à Guzman, mais s'il fallait qu'il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirais hautement que tu aurais menti 2. » Dès que Don Juan hausse la voix, il se tait, approuve, feignant de prendre à son compte des sentiments qu'au fond de son cœur il réprouve. Toutefois, son approbation même est suspecte et se manifeste sous une forme ironique : « C'est fort bien fait à vous, et vous le prenez comme il faut ». « Il n'est rien de tel en ce monde que de se contenter3, » dit-il, non sans malice. Il est vrai qu'il engage le pauvre à jurer un peu; mais on ne peut lui en vouloir de cette lâcheté qui le fait mentir à sa conscience. Don Juan est seul responsable des désaveux que se donne le pauvre garçon ; c'est sur lui qu'en retombe l'odieux.
A ces qualités d'une vertu moyenne, faite surtout de la droiture instinctive que les sentiments naturels donnent à l'homme simple, se mêlent les défauts traditionnels : il fuit quand son maître est attaqué; il est intéressé : à l'imitation de Passarino il regrette ses gages que Don Juan emporte en enfer. Il est peut- être moins glouton, mais tout aussi gourmand et aussi expert en l'art de dérober les bons morceaux que ses devanciers. Mais ce ne sont là que peccadilles, défauts superficiels qui n'entament pas le fond de la nature. Sganarelle demeure en réalité une exception parmi ses congénères. Il n'est pas de la famille de ces valets fripons, toujours prêts à favoriser les vices de leurs
1. Acte II, sc. m.
2. Acte I, se. i.
3. Acte I, se. II.
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maîtres et à duper les bonnes gens, tels que le théâtre italien les a transmis au nôtre. Il n'a rien d'un Scapin ni d'un Mascarille : il n'a ni leur effronterie, ni leur esprit d'intrigue, ni leurs façons de laquais de grande maison. Il ne s'est pas encore corrompu dans les antichambres.
Ainsi en passant des auteurs italiens à Molière, les différents personnages de la pièce subissent tous, chacun conformément à sa condition, une même transformation. Ils ne sont plus de simples mannequins, copiés d'après des modèles convenus, ni des créations arbitraires de l'imagination. C'est de la réalité qu'ils tirent leur vie. Alors même qu'ils se rattachent à la tradition, ils y ajoutent des éléments de vérité qu'ils ont empruntés à leur milieu.
Une nouvelle évolution s'opère donc dans la légende : en passant d'Espagne en Italie, la signification religieuse et morale de la pièce avait été effacée ou dénaturée, tandis que le côté plai- sant, insensible dans l'œuvre espagnole, prenait plus d'importance. Avec Molière ce caractère s'atténue; les traits de mœurs remplacent les lazzi; l'élément surnaturel, dont les Italiens avaient fait un ingénieux artifice théâtral, n'est plus qu'un bagage encombrant que la pièce traîne encore avec elle. Avec ce souci habituel à tous les écrivains classiques de peindre des sentiments et des mœurs, Molière, dans Don Juan, comme,dans toutes ses comédies sérieuses, devait négliger ce qui s'adressait à l'imagination, pour développer ce qui s'adressait à la raison.
Désormais, la légende va suivre un double courant, qu'elle modifiera plus ou moins suivant les pays qu'elle traversera : sous l'influence italienne, elle ne sera plus qu'un prétexte à farces de tréteaux, à plaisanteries à moitié improvisées où la verve des auteurs se donnera carrière; elle tombera même, singulière destinée, à des jeux de marionnettes, à des Pupazzi de théâtre en plein vent. Par contre, grâce à Molière, les aventures de Don Juan, dégagées des éléments merveilleux ou grotesques-,
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étrangers à la représentation de la vérité, serviront à exprimer non seulement les différentes conceptions qu'à travers les temps et les pays l'homme aura de l'amour, mais d'une façon plus générale ses sentiments, ses idées et toute sa philosophie de la vie.
Certes, la conquête de la femme restera toujours l'idéal suprême que poursuivra Don Juan; mais le héros deviendra surtout pour ses interprètes une occasion de traduire soit leurs opinions personnelles, leurs rêves ou leurs désillusions, soit les tendances et les doctrines de leur siècle. Don Juan sera, à la fois, leur porte-paroles et celui de la foule anonyme qui l'entoure. Il incarnera chaque âge, chaque race, les mœurs de ses contemporains, la grandeur ou la bassesse de leur idéal.
Alors même qu'ils s'affranchiront de la conception de Molière, les nouveaux interprètes de la légende, sous peine de la ravaler aux vulgarités italiennes, lui conserveront quelque chose de la large signification qu'elle a prise en France. Il serait, certes, erroné de prétendre retrouver dans les innombrables Don Juan qui vont se succéder à travers l'Europe, les traces du Don Juan français. Mais bien des germes qu'il porte en lui se développeront chez plusieurs de ses descendants. En Angleterre, le Don John de Shadwell est un représentant de l'aristocratie anglaise dans la deuxième partie du xvir' siècle, de même que le Don Juan de Molière représentait à la même époque l'aristocratie française. Le Lovelace de Richardson sera comme lui, et plus que lui encore un artiste dans l'art de la séduction. En Italie, (ioldoni, sous l'influence de la pièce française, réduit encore la part du merveilleux dans le sujet. Da Ponte, tout en s'inspirant davantage des comédies italiennes, emprunte à Molière le personnage d'Elvire et conserve à son Don Juan le charme extérieur, le ton si séduisant, les allures de grand seigneur du Don Juan français. L'Espagne elle-même, dans des créations postérieures, mêlera à son Burlador des souvenirs du Festin de Pierre. L'Allemagne le traduira ou l'imitera. Enfin, au xixc siècle, le Romantisme, tout en concevant un Don Juan plus philosophe et plus mystique; tout en le transformant en une sorte de
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rêveur idéaliste, se réclamera à maints égards du Don Juan de Molière. Musset ne développera-t-il pas le lyrisme qui est déjà dans son cœur, quand il expose avec un tel enthousiasme sa théorie de l'inconstance? Ne prendra-t-il pas dans cette théorie la première idée de la course sans fin après la fugitive Beauté. N'est-ce pas Molière aussi qui, le premier, a imaginé de faire aimer le héros par une de ses victimes?
D'une façon plus générale, à partir de Molière, à la fable sur- - Naturelle que l'Espagne a créée, se substitue une œuvre plus- humaine, plus voisine de la réalité. La légende se transforme en une peinture d'e mœurs qui embrasse parfois — dans le Don Juan de Byron, notamment, — non seulement une catégorie restreinte d'individus, mais tout un état social. D'autre part, le héros acquiert de plus en plus -une valeur psychologique : ce n'est plus-un simple libertin, type en somme assez banal, mais une personnalité complexe qu'on ne peut embrasser, si l'on n'étudie attentivement son développement progressif. C'est pourquoi il prend, à partir de Molière, une tendance à s'analyser, se décrivant ainsi lui-même, et peignant avec lui tout le milieu qu'il représente.
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LES « DON JUAN » FRANÇAIS APRÈS MOLIÈRE
(XVIIe ET XVIIIe SIÈCLE).
Le Don Juan de Thomas Corneille une adaptation en vers du Don Juan de Molière. — Le Don Juan de Rosimond : un grossissement caricatural. — Programme-annonce d'une imitation du Festin de Pierre, de Molière, jouée en province. — Le Donjuanisme au XVIIIe siècle : il ne se rencontre dans aucune pièce sérieuse inspirée par la légende. — De quelques œuvres qui l'incarnent : L'homme à bonnes fortunes, de Baron; — le Séducteur, du marquis de Bièvre; — La jeunesse du duc de Richelieu, de Monvel; — Les liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos; — Les étapes de la corruption en cent ans. — Influence de Clarisse Harlowe sur la peinture du Roué. — Raisons pour lesquelles le XYllle siècle français a méconnu la légende de Don Juan. — Les pièces des théâtres de la Foire : le Festin de Pierre de Le Tellier, et ses imitations. — Représentations nombreuses données par les différentes troupes foraines. — Don Juan sur les théàtres de marionnettes.
Nous avons vu comment le Festin de Pierre dut être retiré de la scène après la quinzième représentation. Il ne fut repris que le 17 novembre 1841 au théâtre de l'Odéon 1. Pendant tout le cours du XVIIIe siècle, il a subi en France la défaveur qui s'est attachée au théâtre de Molière en général. A l'étranger, au con- traire, l'œuvre de Molière se répandait de bonne heure, et grâce à elle surtout, Don Juan prit place dans la littérature universelle.
Si elle n'inspira pas toujours directement les écrivains postérieurs, elle suggéra à nombre d'entre eux la pensée de recourir aux premières pièces; elle servit à faire connaître le Burlador
1. Pour cette reprise du Don Juan de Molière, cf. le Moliériste, t. I, p. 24.
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et les œuvres italiennes et fut ainsi à travers le monde comme le principal agent de diffusion de la légende.
En France même, pendant les premières années, l'impression laissée par le Festin de Pierre fut si vive qu'il provoqua des imitations et suscita des œuvres nouvelles. En 1673, Thomas Corneille en écrivait une version en vers, expurgée et adoucie, version qui fut jouée avec succès sur le théâtre de la rue Guénégaud en 1677. Dans le Nouveau Mercure galant de Visé constatait que « certaines choses qui blessaient, chez Molière, la délicatesse des scrupuleux » ayant disparu, l'œuvre corrigée, sans rien perdre des beautés de l'ancienne, en avait acquis de nouvelles. Molière se trouvait ainsi mis au point par Thomas Corneille. Plus modestement et plus justement, celui-ci déclara dans sa préface qu'il n'avait fait que mettre en vers son modèle, en adoucissant certaines expressions et en modifiant plusieurs scènes au troisième et au cinquième acte, modifications dont il prenait à son compte les défauts. Avec ces remaniements, le Festin de Pierre, par un hommage rendu à la mémoire de son véritable auteur, continua à être joué sous le nom de Molière. La veuve de ce dernier et le correcteur trouvèrent en même temps leur bénéfice à cette reprise de l'œuvre, car ils se partagèrent les deux cents écus d'or dont fut payé par la troupe de la rue Mazarine l'achat du nouveau Festin de Pierre 1.
En dehors de la transformation de la prose en vers, — vers faciles et inégaux, fermes et même vigoureux quand l'auteur se contente de rythmer la prose de Molière, plats et vagues quand celle-ci ne le soutient pas — quels furent exactement les changements que Corneille fit subir au texte de Molière? L'œuvre originale ayant scandalisé par ses audaces, Corneille se proposa de la faire accepter en retranchant ce qui avait alarmé les consciences. Ses corrections ont donc porté surtout sur le troisième acte et sur le dernier, c'est-à-dire sur les scènes ou s'étalent le plus impudemment l'athéisme de Don Juan et son irrévérence envers les choses sacrées.
1. Cf. Despois, Le théâtre français sous Louis XIV, p. 42.
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Dès l'acte premier (scène m) Thomas Corneille a supprimé l'exclamation ironique : « Sganarelle, le ciel! » Dans le troisième acte, il a écourté la discussion religieuse entre le' maître et le valet, retranché la profession de foi de Don Juan : « Je crois que deux et deux sont quatre » et ses plaisanteries sur la chute de Sganarelle et de son raisonnement. Dans le même acte, la scène du Pauvre a complètement disparu, et si, dans l'acte V, la tirade sur l'hypocrisie est conservée, la partie où Don Juan met en pratique sa nouvelle méthode est supprimée. Enfin, au cri de Sganarelle, déjà retranché par Molière : « Mes gages, mes gages! » est substituée une petite morale aussi sèche que banale.
L'auteur a jugé opportun de remplir les vides laissés par ces suppressions. Atténuant le caractère de l'athée, il a insisté davantage sur celui du débauché. Son Don Juan tente une conquête nouvelle, celle d'un ingénue de quatorze ans, ingénue d'âge plus que de cœur, sœur cadette d'Agnès, à la recherche du mari qui la sauvera à la fois du couvent et de la tutelle d'une tante acariâtre. C'est dans le bois où, chez Molière, il rencontre le Pauvre, que Don Juan aperçoit ce morceau friand. La jeunesse de la fille excite son désir :
... Je gage
Que vous n'avez encore que quatorze ans au plus.
— C'est comme il vous les faut,
observe malicieusement Sganarelle. Quant à la pauvrette, elle se laisse prendre aux promesses du séducteur. La tante survenant, Sganarelle, qui a repris la robe de médecin, distrait son attention par une consultation fantaisiste, inspirée à la fois du Médecin malgré lui et du Malade imaginaire. Les deux amants, pendant ce temps, combinent un plan de mariage qu'au cinquième acte les révélations de Sganarelle et l'intervention de la Statue feront échouer. Cette partie nouvelle, sinon originale, de la pièce est, avec un développement maladroit donné à la deuxième entrevue de Don Juan et d'Elvire, la seule correction importante que Thomas Corneille ait fait subir au texte de Molière.
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Sous ce déguisement, l'œuvre fit fortune, et, jusqu'au milieu du XIXe siècle, le public français ne vit plus au théâtre que cette copie retouchée et atténuée de l'expressive figure du héros de Molière. Don Juan, athée prudent, put étaler impunément le scandale de ses mœurs devant des spectateurs qu'il n'effrayait plus par la hardiesse de ses idées.
Cependant, entre ce nouveau Don Juan pour âmes pieuses et celui de Corneille, un Don Juan athée avait encore figuré sur la scène. En 1669, l'acteur Rosimond donna au théâtre du Marais une pièce en vers intitulée : Le nouveau Festin de Pierre, ou VAthée foudroyé. Ce sous-titre est emprunté à la pièce de Dori- mon à laquelle il fut ajouté en 1665. Rosimond, dans sa préface, donne la raison qui lui fit à son tour traiter le sujet : sa troupe était la seule, à Paris, à ne l'avoir point encore représenté! Question d'amour-propre ou plutôt de gros sous, chaque théâtre voulait avoir son Don Juan! On démarquait celui du voisin, on changeait quelques noms, on modifiait quelques détails, on retouchait le personnage du héros, mais on avait soin de conserver les plaisanteries du valet, et surtout les machines de la fin qui assuraient le succès. Quand le génie n'était pas de la partie — et il n'en fut qu'avec Molière — toute l'originalité consistait à charger davantage les détails fournis par le prédécesseur.
L'œuvre de Rosimond est un composé étrange où se trouvent amalgamés à doses différentes des éléments empruntés à Dori- mon, à Villiers, à Molière, au scenario italien, et à l'imagination de l'auteur. Ces derniers sont d'ailleurs les moins nombreux, et ils ne sont pas les plus heureux.
Comme chez Molière, la pièce commence par l'abandon d'Elvire qui s'appelle ici Léonor : c'est le valet Carrille qui annonce directement à la jeune femme la trahison de son maître. Aux explications que demande sa victime, Don Juan répond avec brutalité que, son amour étant mort, il ne saurait
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être plus longtemps fidèle. Puis, en compagnie de deux autres débauchés, il se dispose, comme le Don Juan de Dorimon et de Villiers, à fuir, dans de nouveaux pays, les dangers que ses escapades lui font courir à Séville. Les jeunes gens font naufrage et, au sortir de l'eau, Don Juan aperçoit deux paysannes, Paquette et Thomasse, qu'il enjôle tour à tour et berne simultanément, comme il faisait chez Molière, avec moins d'agrément et d'esprit toutefois. Mais il arrive ici à ses fins et, quand ses dupes viennent réclamer le mariage, il s'excuse assez plaisamment de ne pouvoir les épouser toutes les deux. Il les console d'ailleurs par une promesse de trois cents ducats destinés à réparer la brèche faite à leur honneur. Entre temps, il aide un de ses amis à enlever une jeune fille enfermée dans un temple et, pour cela, il imagine de brûler le temple lui-même. Poursuivi par des archers, il les met en fuite; puis il rencontre le tombeau du commandeur qu'il a naguère tué. Il l'invite à sa table, et tandis qu'il festoie avec ses amis, causant d'amour et de plaisir, la statue frappe et entre. Semblable à la statue de Villiers, elle adjure le libertin de se convertir, le menace du châtiment céleste, et foudroie même sous ses yeux ses deux compagnons de débauche. Cet avertissement est sans effet : Don Juan demeure inébranlable. Il se rendra à l'invitation que l'ombre lui adresse et, en attendant, comme chez Villiers, il viole une jeune bergère. Fidèle au rendez-vous du commandeur, il le brave de nouveau, et, malgré la voix de ses amis, qui, du fond des enfers, l'invitent à se repentir, il meurt indomptable et presque grand dans sa perversité.
Cette fin, directement inspirée de Villiers, ne manquerait pas d'allure si Don Juan y était plus simple dans sa fermeté; si on ne sentait de sa part un endurcissement voulu, et le désir d'en imposer. Comme le héros de Dorimon et de Villiers, le héros de Rosimond crie trop haut son courage et son obstination. Il procède d'ailleurs davantage du Don Juan des deux imitateurs de Giliberto, que du Don Juan de Molière. Il a conservé de ce dernier une teinte d'hypocrisie. Mais il n'est hypocrite qu'en passant, dès le début, sans autre raison qu'un raffinement de
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jouissance et de méchanceté. Son hypocrisie ne se borne pas à la religion que, prudemment, elle laisse presque de côté. Elle .est l'art plus général de duper les gens sous les dehors de la vertu :
Couvrir ses actions d'une belle apparence,
Se masquer de vertu pour perdre l'innocence,
Être bon dans les yeux, et méchant dans le cœur,
Professer l'infamie et défendre l'honneur....
Et si l'on aime enfin, parer toujours ses feux
Du prétexte brillant d'un sentiment pieux l.
Telle est sa profession de foi. Il est aussi athée; et son athéisme unit le doute systématique, le scepticisme froid et raisonneur du Don Juan de Molière, à l'impiété blasphématrice du Don Juan de Villiers. Comme le premier, il discute, argumente, cherche à démontrer que les Dieux n'existent pas. Il établit une vraie controverse, non pas avec son valet, mais avec un gentilhomme qui lui fait de la morale, et l'invite à redouter le
pouvoir des Dieux :
Hé! pour voir ce qu'ils sont, il ne faut que des yeux,
lui réplique-t-il.
L'adroite politique en masque le caprice.
La faiblesse de l'homme appuya l'artifice,
Et sa timidité s'en faisant un devoir,
Sans aucune raison forgea ce grand pouvoir2.
La religion repose, à ses yeux, sur la faiblesse des uns et l'imposture des autres. Pour lui, il se prouve sa force en montrant le poing au ciel et en criant bien haut son incrédulité. Il n'a pas l'impiété calme et dédaigneuse du Don Juan de Molière. Son athéisme tourne à l'invective et aux bravades. Il est surtout une attitude : l'apparition de la statue, ses objurgations et ses menaces, l'avertissement qu'elle lui donne en frappant ses amis,
1. Acte 1, scène v.
2. Acte III, scène iv.
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le laissent insensible, l'enfoncent même davantage dans son orgueilleuse révolte.
Toutefois, cet athéisme bruyant prend ses précautions. A l'imitation du Don Juan de Dorimon et de Villiers, le Don Juan de Rosimond, sans souci du temps ni des lieux, outrage les Dieux et .non pas Dieu. Il brûle un lieu sacré, mais ce n'est ni une église, ni même un couvent : c'est un temple. Au fond, il est de l'école des Don Juan italiens et se réclame des mêmes principes qu'eux. Il professe la philosophie de la Nature. Il a sans cesse son nom à la bouche, et ne connaît d'autre morale que ses prescriptions :
Songez que la Nature est tout ce qui nous mène,
Que, malgré la raison, son pouvoir nous entraîne...
Que l'on ne doit souffrir rien que ses sens pour guides,
Qu'il les faut assouvir jusqu'au moindre désir 1.
La nature n'est pour lui que le libre épanchement de la sensualité, le triomphe de l'instinct et la déroute de la raison. Au nom de ces théories, il se livre, avec moins de retenue encore que ses devanciers, à toutes les impulsions d'un cœur corrompu, qui met dans les jouissances de la chair l'unique but de la vie. Il séduit, trompe, viole, sans s'arrêter à l'intention comme le Don Juan de Molière. Ce n'est pas la seule Léonor, c'est Paquette, c'est Thomasse, c'est Amarille qui sont les victimes presque simultanées de ses promesses ou de sa brutalité. Il ne met pas à les conquérir l'art délicat du héros de Molière et il les quitte avec plus de cynisme encore. Pour excuser sa trahison envers Elvire, Don Juan invoquait des scrupules de conscience ; avec Léonor, il ne cherche pas d'excuse : il la quitte parce qu'il a assez d'elle: dès le moment où elle a eu la faiblesse de se donner à lui, il a été-las de sa personne :
Le bien dont on jouit ne cause plus d'ardeur 2.
1. Acte III, scène iv.
2. Acte I, scène m.
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Et comme la pauvre femme invoque ses serments, il déclare effrontément qu'il lui en eût fait bien davantage s'il l'eût fallu, avec l'intention de ne pa-s les tenir. Le personnage se dégage ici des sentiments de courtoisie auxquels obéit tout amant infidèle et qui lui font adoucir, fût-ce par un mensonge, la cruauté de sa trahison. Il la rend plus blessante par sa grossièreté. Aux plaintes touchantes de Léonor, il répond par un outrage : qu'elle se console en fai-sant comme lui, et en changeant d'amant :
Sans tant vous affliger, ayez recours au change;
C'est ainsi qu'aisément l'un de l'autre on se venge
Il met dans tous ses actes cette affectation d'immoralité. Comme Dorimon et Villiers, Rosimond a cédé à la tentation malencontreuse de le noircir jusqu'à l'invraisemblance, erreur dans laquelle bien d'autres tomberont par le désir maladroit de créer un Don Juan toujours plus corrompu que ses prédécesseurs. Par une sorte de surenchère, on s'ingénie à lui prêter, dans la débauche et dans le mal, des conceptions de plus en plus extravagantes, qui font plus d'honneur à la subtilité de ses créateurs qu'à leur souci de la vérité. Ici Don Juan devient incendiaire; puis, son imagination en mal d'inventions nouvelles, de jouissances inconnues, lui fait entrevoir un raffinement délicat dans le métier de voleur : arrêter les gens, jouir de leur effroi, voilà un jeu riche en émotions :
Oui, dès demain, je veux voler pour mon plaisir.
Je m'en fais, dans mon âme, un charme inavouable,
Et dans la vie, il faut être de tout capable 2.
Comme ses devanciers, le nouveau Don Juan est brave. Il l'est, nous l'avons vu, jusqu'à la démence : rien ne l'effraie; l'approche du danger, la certitude d'un châtiment épouvantable excitent son courage et sa fureur. Plus le ciel signale son cour-
1. Acte I, scène III.
2. Acte V, scène v.
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roux, plus il se cabre dans sa résistance. Il trouve même, en face de la mort dont il est menacé, d'assez nobles accents :
Hé bien, quand d'y mourir je courrerais hasard,
C'est faire un peu plus tôt ce qu'on ferait plus tard,
Puisque c'est un tribut que la nature impose.
Le trépas en tout temps est toujours même chose;
Ce passage se doit regarder sans effroi,
Il n'offre rien d'affreux à des gens comme moi....
Mais aux cœurs dégagés de la timidité,
La mort n'a rien d'étrange en sa nécessité....
Mille fameux guerriers en exposant leur vie
Craignent-ils au combat de se la voir ravie?
Et si l'on y faisait tant de réflexions,
Verrait-on mettre au jour tant de belles actions?
Non, sans s'inquiéter si notre destinée
Dans les plus grands périls peut être terminée,
Entrons dans la carrière, allons jusques au bout,
Et laissant faire au sort, affrontons toujours tout1.
Malheureusement, il gâte ces sentiments par trop d'affectation
■et par un insupportable bavardage. C'est un raisonneur que rien ne lasse, un pédant de l'immoralité. Ses maximes odieuses,
-sa philosophie intarissable de libertin controversiste fatiguent à la fin. La juste mesure et le tact lui font décidément trop défaut.
A côté de lui son valet Carille rappelle le Briguelle et le Philipin de Dorimon et de Villiers. La sagesse avisée de Sganarelle se transforme chez lui en froids et plats sermons. La lâcheté légendaire du laquais devient un mélange de poltronnerie grotesque et de forfanterie; la gourmandise dégénère en gloutonnerie vorace. Le côté bouffon du personnage est exagéré. Mais sa malice persiste, et parfois ses bon mots. Bien que croyant, il est irrévérencieux envers les choses sacrées. Il invite la statue sur un ton badin :
J'aurai soin qu'on vous fasse une excellente chère,
Qu'on tienne le vin frais et qu'il soit du meilleur,
Et boirai quatre coups avec vous de bon cœur 1.
1. Acte V, scène v.
i. Acte III, scène VII.
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Quand le commandeur fait signe de la tête, il explique ce mouvement avec une ironie irrespectueuse :
Peut-être la statue a le démon au corps,
Ou bien que l'on la fait agir par les ressorts1.
Telle fut, en France jusqu'au Romantisme, la dernière œuvre sérieuse directement inspirée par la légende de Don Juan.
Nous ne citerons que pour mémoire le programme-annonce d'une représentation du Festin de Pierre donnée « en province au xvne siècle » sans indication d'auteur, de date, ni de lieu. Ce programme est reproduit dans le tome V de la collection des Grands Écrivains 2, d'après un manuscrit appartenant à M. Gariel, conservateur de la bibliothèque de Grenoble. Il est intitulé : « La Description des superbes machines et des magnifiques changements de théâtre du Festin de Pierre, ou Y Athée foudroyé, de M. de Molière ». Ce sous-titre a été vraisemblablement emprunté à la pièce de Dorimon. La date exacte de cette nouvelle œuvre est certainement antérieure à 1669, année où fut représentée la pièce de Rosimond, puisque, dans l'avant-propos, l'œuvre de Molière y est dite le dernier Festin de Pierre. C'est donc une imitation du non Juan de Molière, et, autant que le sommaire contenu dans le programme nous permet d'en juger, une imitation à la fois servile et prudente.
Le premier acte semble reproduire exactement le modèle. Il en est de même du second, où la paysanne Mathurine prend le nom de Thomasse. Le même changement de nom a lieu chez Rosimond. Ce nom de Thomasse figure d'ailleurs aussi chez Molière. Dans le troisième acte, la controverse religieuse entre Don Juan et Sganarelle a dû subir des atténuations, et l'argumentation du valet être renforcée, si l'on en juge par cette indication : « L'opiniâtreté de Don Juan dans son athéisme est combattue par de fortes raisons ». Dans le quatrième acte,
1. Acte III, scène VII.
2. Appendice a Don Juan, p. 25G et suivantes.
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l'ordre des scènes est interverti : l'entrevue de Don Juan et de son père précède la scène de M. Dimanche, interversion qui se trouve aussi chez Thomas Corneille. La deuxième entrevue de Don Juan et d'Elvire est reportée à l'acte suivant. Au cinquième acte, les modifications sont plus importantes : la deuxième entrevue de Don Juan et de son père est supprimée et remplacée par une scène entre Elvire et un de ses frères, « qui lui conte comment Don Juan lui a sauvé la vie ». Celui-ci arrive ensuite avec Sganarelle à qui il fait sa théorie de l'hypocrisie. Après quoi, il trompe les deux paysannes qu'il console en leur promettant de les marier richement. Nous avons vu une idée analogue chez Rosimond qui pourrait bien s'être inspiré de l'imitateur anonyme de Molière. La deuxième rencontre de Don Juan et d'Elvire a lieu ensuite. Elvire est toujours accompagnée de son frère, et, au lieu de prier le ciel pour la conversion du libertin, « elle tâche d'avoir satisfaction de lui ». La pièce se termine comme chez Molière.
Les indications données par le programme permettent de croire que l'on avait particulièrement insisté sur la décoration : au premier acte, on voyait un magnifique jardin et un superbe palais; au deuxième, la mer et des rochers. Le quatrième acte se passait dans une « chambre aussi superbe qu'on en puisse voir ». Au cinquième, la décoration était « un théâtre de statues à perte de vue ». Les machines et le merveilleux final étaient très soignés : « l'ombre par un vol qui surprendra » semblait remonter en l'air. Il est probable aussi que les facéties de Sganarelle étaient développées à l'imitation des farces italiennes. Ces modifications s'expliquent naturellement par la nécessité d'adoucir ce qui avait fait retirer à Paris le Festin de Pierre. Ainsi atténuée, l'œuvre, sans que nous sachions d'ailleurs si Molière y a eu quelque part, put être jouée sans péril sur les théâtres de Province. Le fait qu'elle fut représentée, même avec ces corrections, autorise à croire que l'interdiction dont elle avait été frappée à Paris n'avait pas été officielle1.
1. Le Moliériste d'avril 1886 (t. VIII, p. 11 et suiv.) donne un autre programme- annonce du Festin de Pierre, conservé à la bibliothèque de la ville de Toulouse.
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Après ces imitations plus ou moins directes de l'œuvre de Molière, la légende va subir au XVllle siècle une singulière déviation. Sous l'influence de causes diverses, délaissée par la haute comédie, elle ira demander asile aux théâtres de la Foire. On peut s'étonner de cette destinée misérable subie par la fable de Don Juan, peu après que Molière en a tiré un des drames les plus puissants et les plus significatifs, non pas seulement de son théâtre, mais de la littérature. Du négateur audacieux, de l'hypocrite effrayant au baladin qui fera rire les badauds chez les « Danseurs du Roy », la chute est profonde. Par un phénomène curieux, ce n'est pas seulement en France, mais en Angleterre, en Allemagne, comme en Italie que la même décadence lamentable se produit. Comment le xvine siècle, dont le libertinage religieux et moral a singulièrement dépassé la corruption du siècle précédent, n'a-t-il pas mis dans une transformation de la légende et dans la création d'un nouveau Don Juan l'expression de ses mœurs aimables et corrompues, de sa philosophie sceptique et destructive?
Mais si, en dehors des bouffonneries grossières applaudies aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent, la littérature du xvme siècle semble avoir ignoré le Trompeur de Séville, en réalité, les personnages dont le héros sévillan peut être considéré comme le prototype vont renaître bien des fois sous des noms différents. Le siècle qui a produit le Roué devait être entre tous le siècle du Donjuanisme, mais d'un Donjuanisme
Ce programme-annonce est celui d'un ballet, composé d'après la pièce de
Thomas Corneille, par le sieur de Lastre, maître de danse de la Troupe Royale de Chambord. C'est par cette troupe que le ballet, qui ne porte pas de date, a été dansé. Le programme contient des indications assez curieuses sur la mise en scène. On y voit, à l'acte 111, " quatre des statues qui accompagnent le tombeau, se détacher, par des pas de désespoir et des figures pleines de leur douleur, exprimer l'horreur de l'assassinat commis en la personne du commandeur et sembler faire des vœux au ciel pour la punition d'un tel assassin. » —
A la fin, deux machines admirables montraient : l'une, Don Juan englouti dans les enfers, et l'autre, la statue s'envolant dans les Cieux.
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énervé et malade. La licence effrénée de la Régence, la brutalité, des mœurs à peine déguisée par l'élégance perverse des manières et la délicatesse perfide du ton, la sensualité qui se dégage à la fois des boudoirs, des hôtels discrets dissimulés dans la verdure de la banlieue parisienne et des orgies tapageuses où se complaît la société du Temple, l'impiété de moins en moins contenue de l'aristocratie, toute cette atmosphère de corruption exhale un Donjuanisme raffiné et vicieux. Au XVllle siècle, Don Juan est partout, s'il n'est nommé nulle part : à côté des amours quintessenciées des Lindor et des Dorante1, des tendres ingénuités de Chérubin, des sentimentalités précieuses des Damon2, l'amour, sans les préjugés de la morale et sans les liens du sentiment, l'amour fondé sur les seuls besoins de la nature physique, « contact grossier de deux épidermes et échange passager de deux fantaisies », étale ses audaces impudiques dans des sociétés où les nouveaux Don Juan rédigent des codes de lubricité 3.
Sans tomber toujours dans les subtilités maladives du marquis de Sade dont le cas relève surtout de la pathologie mentale, le libertinage tend de plus en plus à devenir intellectuel : c'est la poursuite de voluptés où n'entrent pas les satisfactions du cœur, où les sens ne s'assouvissent que dans les créations bizarres et inquiétantes de l'esprit. L'amour n'est plus que la science de la corruption. Il se joue dans les stratagèmes d'une tactique compliquée : tantôt il use de violence et de brutalité; tantôt il imagine sur le cœur de la femme des expériences dont la subtilité cruelle arrache à l'une d'elles ce cri : « Oh! scélérat! » Son triomphe n'est pas la conquête de la femme : c'est son humiliation et sa douleur. Le Don Juan séduit sans même désirer, pour le plaisir de faire une victime, d'inspirer des remords, de blesser la jalousie d'un amant. Sa méchanceté est faite de raffinements
1. Cf. en général les personnages de Marivaux.
2. La Chaussée (La fausse antipathie).
3. Cf. l'Ordre de la félicité, la Coterie au titre significatif des « Antifaçonniers »; celle d'Aphrodite; — cf. à ce sujet le chapitre curieux des Goncourt dans La femme au XVIIIe siècle : l'Amour, p. 131 et suiv.
Cf. aussi les Mémoires de Casanova.
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effrayants : elle ne se contente plus de se mêler à l'amour; elle en est la raison d'être et le but; elle en fait un art féroce avec tout un système de règles d'une ingéniosité horrible. Dans La nuit et le moment1 Clitandre aide une belle à se venger d'une infidélité de son amant; puis il lui vante les mérites de l'infidèle, rallume l'amour qu'elle avait pour lui, et la laisse ainsi désespérée de la trahison qu'il lui a sournoisement fait commettre. Dans Le hasard du coin du feu 2 M. de Clairval refuse à Célie le mot d'amour que sa pudeur attend pour se donner; il la prend de force afin de lui infliger la honte d'être possédée malgré elle, et sans être aimée.
Cette conception égoïste et sèche de l'amour que les Roués vont mettre à la mode par un dédain affecté pour les faiblesses du cœur se rencontre, dès la fin du xvnc siècle, dans l'œuvre d'un compagnon de Molière, Baron, mort en 1729 1. Celui-ci, dans son Homme à bonnes fortunes, comédie en trois actes et en prose, représentée en 1686, a peint un nouveau type de Don Juan, un Don Juan de boudoir, un petit-maître sans envergure, qui n'a même pas assez d'étoffe pour avoir des vices. Moncade est un joli garçon, frivole et fat, qui affiche le mépris des femmes, s'amuse à provoquer leur jalousie, à courir d'aventure en aventure, sans y être poussé par la fougue des sens, ni par la curiosité de son imagination, mais par la vanité de passer pour un homme à succès et d'être appelé « la coqueluche de Paris ». Ce n'est au fond qu' « un petit freluquet aux airs impertinents 4 », qui se donne des allures de bourreau des cœurs parce que ses cheveux parfumés ont tourné la tête de quelques coquettes. Incapable d'un sentiment profond ou violent, superficiel et léger, content de lui et dédaigneux des autres, s'il rappelle encore le petit marquis de Molière, il porte déjà tous les germes de cette méchanceté élégante et froide qui deviendra le vice propre de la société mondaine sous la Régence.
1. Crébillon fils.
2. Id.
3. De son vrai nom Michel Boyron.
4. C'est ainsi que l'appelle la servante Marton.
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Les œuvres libertines qu'a fait naître la corruption des mœurs au xvni'' siècle ne sont pas seulement plus nombreuses que les autres; elles sont souvent, il faut bien le reconnaître, plus gracieuses, plus fines et plus pénétrantes. Les unes sont une peinture sans voiles des vices à la mode et de la débauche du jour; les autres, par une réaction voulue contre le mal, ont une intention morale : elles peignent le vice pour le combattre et en montrer les dangers. Telles d'entre elles, Les Liaisons dangereuses, notamment, sont un pamphlet violent contre la société contemporaine. Ces dernières ne sont pas seulement le reflet des mœurs ambiantes; elles ont subi une influence étrangère. Elles ont été écrites sous l'impression du succès très vif qu'obtint à la fin du xviii® siècle le roman de Richardson, « Clarisse Har- lowe ».
La littérature anglaise a réalisé dans le héros de cet ouvrage, Lovelace, un type nouveau de séducteur presque aussi fameux que Don Juan et qui est devenu comme celui-ci le symbole même du libertinage '. Mais, si les deux personnages se ressemblent par un égal amour de la corruption, par une égale impatience de toute discipline, par une méchanceté que n'adoucit aucun sentiment humain, et par un mépris égoïste des droits d'autrui, on ne peut dire que l'un ait vraiment influé sur l'autre, ni que Richardson, sans échapper complètement au
1. Cf., sur Don Juan et Lovelace, Taine : Littérature anglaise, t. IV, p. 114.
Ce n'est pas sans raison que j'introduis ici l'analyse de Clarisse Harlowe, qui serait plus naturellement placée au chap. VIl, dans mon étude sur le Don Juan anglais : Clarisse Harlowe, qui n'a eu en Angleterre aucune influence sur l'évolution de la légende- de Don Juan, a eu en France, au contraire, au XVIII" siècle, une influence décisive sur ses destinées. Le succès du roman de Richardson a
. empêché les écrivains français de reprendre le thème de Don Juan. C'est d'après le type de Lovelace qu'ils ont conçu et peint le libertin. C'est de Richardson qu'ils se sont inspirés. Je ne pouvais parler du Séducteur, du marquis de
Bièvre; de La jeunesse du duc de Richelieu, de Monvel, sans avoir préalablement parlé de leur modèle : Clarisse Harlowe. *
Pour le succès de Clarisse Harlowe, cf. VÈloge de Richardson, de Diderot.
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souvenir de Don Juan, ait songé à faire tme nouvelle incarnation du héros espagnol.
Sans doute, Richardson s'est proposé d'analyser un certain état moral de l'aristocratie anglaise à la fin du xvme siècle, comme Molière avait représenté les mœurs d'une partie de la noblesse française au milieu du XVlle siècle. Sans doute, Richard- son a voulu, comme Molière, stigmatiser ce genre de corruption qui profite des avantages du rang et de l'expérience pour se permettre tous les attentats sur la faiblesse d'autrui. Sans doute, il y a dans le roman anglais une leçon morale analogue à celle que contient la légende de Don Juan, et le coup d'épée qui termine les tristes exploits de Lovelace venge la vertu et l'innocence outragées, comme le fait dans la fable de Don Juan la statue du commandeur. Mais le romancier anglais n'a pas écrit son interminable roman par lettres avec l'intention de reprendre sous une forme nouvelle la légende du Trompeur de Séville. Il n'y a point de rapport entre les aventures surnaturelles du Burlador et les événements naturels, se déroulant tous dans un milieu exclusivement anglais, qui composent la vie galante de Lovelace. Richardson a conçu et réalisé le type de Lovelace, pour des raisons particulières à son temps, et dans lesquelles le souvenir du Don Juan de Molière et de tout autre Don Juan n'entre vraisemblablement que pour une faible part.
A dire vrai, il n'y a historiquement aucun lien entre le roman anglais et des œuvres issues de la fable du Convive de pierre. Non seulement les deux sujets n'ont entre eux aucune parenté, mais les héros mêmes des deux aventures sont, à certains égards, l'antithèse l'un de l'autre. Alors que Don Juan prodigue à l'infini et disperse sur une multitude d'objets son amour de la séduction, Lovelace, au contraire, le condense et le ramasse sur une seule personne.
Mais cette distinction très nette entre la fable espagnole et le roman anglais étant établie, les deux héros réalisent deux genres de corruption qui, à bien des égards, se ressemblent suffisamment pour qu'on les ait maintes fois confondus. Les noms de Don Juan et de Lovelace se présentent simultanément sur
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les lèvres quand on veut exprimer le séducteur parfait, et on ne les distingue guère l'un de l'autre, alors qu'en réalité s'ils sont de la même race, il ne sont pas de la même famille. Il n'est donc pas sans intérêt de les opposer l'un à l'autre, de préciser les ressemblances qui les unissent, les différences plus grandes qui les séparent.
Séduit par la beauté de Clarisse Harlowe dont l'orgueilleuse sagesse, non moins que les charmes, excitent son désir, Lovelace attire dans ses pièges la jeune fille, en l'obligeant à fuir avec lui la cruauté de ses parents. Après une interminable succession d'intrigues et de stratagèmes qui se heurtent tous contre la vertu et la vigilance de sa victime, il ne vient à bout de son honneur que par un odieux attentat dont la honte et la douleur conduisent la jeune fille au tombeau. Lui-même, après de violents remords, est tué en duel par un cousin de Clarisse. Il trouve ainsi une mort digne d'un coureur d'aventures, plus vraie, mais mois dramatique et moins effrayante que la fin surnaturelle de Don Juan.
Nous n'avons pas à étudier ici ce roman qui, à ses intentions morales, joint la peinture la plus exacte et la plus intime faite jusqu'alors d'une aristocratie rigoriste, intéressée, entêtée dans ses préjugés et son esprit de caste; d'une bourgeoisie aux idées étroites, et d'un monde corrompu de valets, de soubrettes et de filles publiques. Dans ce tableau aux innombrables personnages, les deux héros, Clarisse et Lovelace ressortent en pleine lumière, opposés par un vigoureux contraste. Tous deux orgueilleux et volontaires; mais elle, vertueuse sans faiblesse, hautaine dans sa pureté, également obstinée à défendre son cœur contre la contrainte de ses parents, et son honneur contre les entreprises de Lovelace. Celui-ci, corrompu, dur, poursuivant ses projets avec une froide ténacité qu'amusent les difficultés et qu'excitent les résistances.
Comme Don Juan, il emploie pour arriver à ses fins toutes les ressources de la séduction, et il ne recule pas devant la violence; mais il est plus complexe et plus profond. Don Juan n'est guère, dans le principe, qu'un instinctif dominé par l'exubé-
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rance de la sensualité. Chez Molière, sa corruption s'est compliquée; elle est devenue réfléchie et plus experte. Lovelace est plus raffiné encore : il achève de substituer aux plaisirs simples et brutaux des sens, les voluptés plus variées et plus savoureuses que lui suggère son esprit inventif. Il a le goût, des combinaisons savantes, préparées de loin et conduites avec art. Ce sentiment était déjà chez le Don Juan de Molière; comme celui-ci, Lovelace célèbre la volupté des lentes conquêtes, le plaisir de faire tomber dans ses pièges une femme qui résiste. «Tune connais pas, dit-il à son ami Belfort, ce qu'il y a de délicat et d'exquis dans une intrigue; tu ne sens pas la gloire de dompter ces esprits superbes, ces belles si réservées et si vigilantes; tu ne connais pas les transports qui réjouissent le cœur d'un génie inventif et fécond, qui médite en silence sur le choix des trames qui s'offrent à son imagination pour envelopper une beauté hautaine1. »
Pour ces pratiques, il dispose de tout un personnel d'agents subalternes, de valets, d'entremetteurs, de tenanciers de tripots, mécaniques passives qu'il fait mouvoir avec une dextérité sans égale. Tout, chez lui, est calcul, calcul lointain, compliqué, profond. Le bien même qu'il fait n'est qu'une amorce pour duper les honnêtes gens, et il lui arrive d'épargner une victime, de se donner les allures d'un cœur généreux et sensible afin de mieux endormir les méfiances.
Un sang-froid et une présence d'esprit que rien ne déconcerte, lui permettent de se mouvoir à son aise à travers la complication de ces trames. Il n'y voit pas, à la différence de Don Juan, un simple divertissement. Don Juan est un passionné qui a tourné au dilettantisme. C'est un amateur qui se plaît aux jeux de la séduction; mais il ne s'attarde pas à sonder les cœurs, à analyser leurs passions, pour s'en rendre maître. Lovelace est un psychologue qui aime à pénétrer les mobiles cachés, qui
1. T. IV, lettre 17. — Je renvoie, pour les citations, à la première traduction française complète : c'est celle de Letourneur, publiée en 1785 et 1786 à Genève, chez Barde, Manget et Cle et dédiée à Monsieur, frère du Roi. Elle comprend
14 volumes in-16.
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recherche la satisfaction de conduire les événements et de gouverner les hommes par des ressorts invisibles, en leur laissant l'illusion d'agir par eux-mêmes i. Tous les actes des Harlowe, toutes les décisions de Clarisse, en apparence spontanées, sont en réalité le résultat nécessaire du travail souterrain auquel il se livre. Son orgueil se complaît à affirmer ainsi la supériorité de son esprit; car il y a surtout de l'orgueil dans sa folie de l'intrigue, dans son désir de mener ses semblables.
L'orgueil est au fond de toutes ses passions; il est le caractère distinctif de sa personnalité. Déjà sensible chez Don Juan, il s'épanouit dans le cœur de Lovelace; il y devient prédominant, presque exclusif. S'il veut triompher des résistances de Clarisse, ce n'est pas seulement parce qu'il l'aime, c'est parce que son orgueil est engagé à vaincre la seule personne qui lui ait résisté. Il veut humilier la vertu de la jeune fille, il ne lui pardonne pas de consentir à l'épouser, moins par amour pour lui ou par considération de ses mérites, que par nécessité. L'obligation de l'obtenir d'elle-même ou de la volonté de ses parents, et de ne pas la devoir au seul succès de ses ruses est insupportable à sa vanité. Aussi diffère-t-il le mariage pour infliger à sa victime l'humiliation d'avoir été sa maîtresse avant d'être sa femme.
Ce sont les blessures de cet orgueil, si grand qu'il ne pourrait souffrir aucune supériorité même de la « part des premiers hommes de l'Europe * » qui le conduisent à la cruauté. Il n'est pas cruel de tempérament; il l'est quand sa vanité a souffert. Mais alors, il l'est avec des raffinements et des calculs terrifiants; il accumule d'effrayantes rancunes; il se plaît à combiner d'atroces vengeances pour les griefs réels ou imaginaires dont son amour-propre a été blessé. Il se compare, en ces cir-
1. « J'enflamme ou refroidis ses passions (il s'agit du frère de Clarisse) autant qu'il convient à mes vues; je fais mouvoir à mon gré l'automate sur les fils que tient ma main et que règle ma volonté.... Par cette machine dont je tiens continuellement les ressorts, je m'amuse à les jouer tous » (t. I, lettre 31).
2. T. XII, lettre 33. — Cf. aussi ce qu'il dit de Clarisse : « Je ne saurais lui pardonner ses vertus, il n'y a pas moyen de supporter le fardeau du sentiment d'infériorité extrême dont elle m'accable (t. VIII, lettre 16).
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constances, « au loup furieux, revêtu de la peau du mouton1 ». Sentiments de pitié, objurgations d'un compagnon de débauche moins endurci que lui, spectacle attendrissant de la douleur et de la vertu, tout demeure impuissant à ébranler son cœur. Il apparaît par moments comme un génie du mal, d'autant plus dangereux que l'emportement de la passion ne le domine jamais, et qu'en présence de la fureur ou de la détresse de ses adversaires, il reste calme, dirigeant ses coups avec précision, choisissant le point faible où il frappera mortellement.
Ce monstre redoutable est cependant séduisant. S'il dépasse Don Juan dans le mal, il lui est supérieur par les qualités : son intelligence, son esprit, son élégance, sa bravoure, son adresse dans tous les exercices atteignent un degré auquel les plus parfaits des humains ne parviennent guère. Il a même ce que n'a pas Don Juan, une distinction morale, un sentiment de « respectability » bien anglais. En toutes choses, sauf en amour, c'est un homme d'honneur et il se pique de l'être : il évite de blesser l'opinion d'autrui, de heurter les usages, de scandaliser les croyances. S'il ne pratique pas les devoirs religieux, il n'est pourtant pas athée. « Je n'ai jamais été assez fou, dit-il, pour douter d'une Providence 2. » S'il est sceptique, c'est plus envers les hommes qu'envers Dieu. Il l'est par expérience de la vie, et non par système. Il respecte la foi et les pratiques religieuses ; il traite de mauvais goût toute raillerie sur les choses sacrées. « Je regarde, dit-il, comme le dernier degré d'une mauvaise éducation de plaisanter sur des sujets que le monde a généralement en vénération et qu'il appelle divins.... Quand j'étais à Rome, jamais il ne m'est arrivé de me conduire indécemment à des cérémonies qui étaient fort étranges pour moi; car je voyais des personnes qui en étaient vivement affectées.... Je me suis toujours déclaré contre ces libertins sans cervelle et sans fonds qui ne pouvaient faire valoir leurs prétentions à l'esprit que sur deux sujets auxquels tout homme, qui a le bon esprit, dédaignerait
1. " J'aime la vengeance, dit-il, et je hais l'amour parce qu'il est mon maître (t. I, lettre 31).
2. T. XIV, lettre IV.
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d'avoir recours : l'impiété et l'obscénité 1. » Il y a là chez lui dédain d'homme de goût et de bon ton pour les impertinences vulgaires des esprits forts. Comme Don Juan, qui donne aux pauvres par élégance humanitaire, Lovelace est à l'occasion généreux : il vient en aide à d es fermiers dans la détresse ; il dote une jeune paysanne.
Mais ce qui le distingue surtout de son émule c'est qu'il est capable d'aimer : Don Juan aimant une femme et fixant son cœur, ne serait plus Don Juan. Lovelace, au contraire, aime Clarisse. Sans doute, son amour est mêlé et combattu de nombreux sentiments : d'égoïsme, d'orgueil, de méchanceté, de haine même; mais il n'en est pas moins profond, exclusif, violent. Il le dépeint lui-même en citant trois vers de Dryden.
« Les âmes violentes sont en proie à des flammes orageuses, leur amour est un feu qu'irrite le souffle de toutes les passions, qui monte avec l'orgueil et qu'attise la vengeance 2. »
Après la mort de Clarisse, les remords le déchirent, la douleur l'égaré, il va de pays en pays, de cour en cour, chercher en vain une consolation et un oubli que rien ne peut lui donner. Il meurt repentant, le nom de Clarisse sur les lèvres.
Les deux héros représentent donc chacun une conception différente du libertinage. S'ils ont des traits communs en assez grand nombre, ils ne sont pas dépravés de la même façon. Don Juan incarne surtout l'inconstance. Quelques modifications qu'il ait reçues dans la suite, il demeure toujours le Burlador, le trompeur primitif. La facétie de Passarino lançant au public la liste de ses victimes symbolise sa conception de l'amour. Chez lui, point d'esprit de suite, de calcul, de passion durable : des entraînements subits, des engouements sans lendemain. Le Donjuanisme, en dépit de tous les raffinements, réalise un mode d'amour superficiel, ou plutôt il est la négation même de l'amour : il ignore les troubles qui le précèdent, les mille sentiments contraires qui l'accompagnent : abandon de soi-même, jalousie, ivresse de la possession ; les déchirements ou les dégoûts qui le suivent.
i. T. XI, lettre XXV.
2. T. I, lettre XXXI.
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Cette frivolité, qui est l'essence même du Donjuanisme, n'est pas dans le caractère de Lovelace. Celui-ci ne court pas après de multiples aventures; il n'en poursuit qu'une, mais avec une inébranlable ténacité. Il prépare un plan infernal, le développe et l'exécute avec une rigoureuse logique, enserrant lentement sa proie dans ses réseaux, sans lui laisser d'issue possible. Il unit dans ses machinations l'habileté et le sang-froid du politique qui combine les événements, la pénétration du psychologue qui joue avec les passions humaines et les fait servir à ses projets, la décision de l'homme d'action qui marche avec certitude à son but. Il n'utilise ces terribles moyens qu'en vue de la perte d'une femme, mais il est capable des plus extraordinaires entreprises : il pourrait être un conducteur de peuples. Il se compare fièrement à César et se vante de n'avoir manqué que de l'occasion favorable pour « figurer avec éclat dans son siècle 1. »
Il dépasse donc de bien loin Don Juan : à la fougue irréfléchie du Burlcidor, à la perversité élégante et sceptique du héros de Molière, il substitue une science profonde et compliquée du mal. Sous le vernis de sa politesse mondaine, se cachent une méchanceté et un égoïsme qui sont sans doute des caractères communs aux libertins de tous pays, mais qui sont élevés chez lui à un degré que nul autre n'a encore atteint.
Nous avons constaté que le roman de Richardson fit fureur en France. Ce ne fut pas une des manifestations les moins curieuses de l'influence exercée par la littérature anglaise sur la nôtre au XVIIIe siècle. Ce succès provoqua des imitations. En 1783 2, le marquis de Bièvre, de son vrai nom Maréchal, petit-fils du chirurgien de Louis XIV, et plus connu par ses calembours que
1. T. I, lettre XII.
2. Le 4 novembre, à Fontainebleau devant la Cour, et le 8 novembre à
Paris. La pièce avait été lue cinq ans auparavant, en 1778, à la Comédie-Fran-
çaise, qui la reçut avec correction.
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par son théâtre, fit représenter une comédie en vers en cinq actes sous ce titre signicatif : le Séducteur.
Cette pièce, qui est un produit curieux de l'état moral dans lequel agonise l'ancien régime, est directement inspirée de Clarisse Harlowe. Dans la préface de l'édition de 1784, l'auteur a reconnu ce qu'il doit à Richardson ', et précisé ses propres intentions : « Dans une époque, dit-il, où la séduction semble être devenue l'objet d'une étude profonde, j'ai pensé qu'il n'était pas inutile pour les mœurs de mettre au jour quelques-uns des secrets de cet art terrible ». Et c'est en effet une peinture des dangers de la séduction, à laquelle les cœurs simples ne peuvent résister sans le secours de l'expérience, que le marquis de Bièvre s'est proposé d'offrir à l'édification de ses contemporains.
Son héros, le marquis, cherche à entraîner hors de-sa famille une innocente jeune fille dont il convoite la dot. Ses ruses, ses mensonges, ses procédés pour entrer dans les bonnes grâces d'Orgon, père de Rosalie, pourbrouiller celle-ci avec son fiancé et son père, son ingéniosité à se jouer et à tirer parti de l'inclination de deux jeunes femmes, Orphise et Mélise, à duper deux amis qui ont la naïveté de croire en lui, cela, avec l'aide d'un valet philosophe, et pour n'aboutir en fin de compte qu'à faire découvrir son infamie au moment d'atteindre le succès, tel est le sujet d'une pièce aussi plate qu'ennuyeuse.
Le séducteur n'est ni un passionné, ni un sensuel. C'est un virtuose qui s'est fait une spécialité de gagner les cœurs ; il professe la science de l'amour; il instruit ses amis de la façon de mener une conquête, de réduire une belle et de la quitter ensuite. Il met toute son ingéniosité et tout son amour propre à faire des victimes, à conduire de front plusieurs intrigues, à évincer des rivaux, à diriger les fils d'une entreprise difficile, et à faire mouvoir les ressorts des passions dans des cœurs différents : c'est un homme d'expérience qui connaît à fond l'art de se comporter en toute circonstance avec une femme, et qui a des procédés pour chaque cas : il sait comment on en use avec
1. « Il est sensible que je dois à l'auteur de Clarisse quelques traits, quelques situations même, de cette comédie, et surtout le caractère principal. »
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une jeune fille, avec une fiancée, avec une femme mariée, avec une veuve; il est expert à détruire les préventions et à inspirer la confiance. C'est en même temps un gredin pratique, habile à tirer parti de sa science dans des vues intéressées.
Il y a en lui du Don Juan : son amour de la sédùction est un des éléments essentiels du Donjuanisme; mais, c'est un Don Juan dégénéré qui introduit la cupidité et les préoccupations matérielles là où le vrai Don Juan n'agit que pour la satisfaction de ses sens et par amour de son art. Il n'a plus cette ardeur et cet enthousiasme de joueur passionné qui caractérisent son aîné : il les remplace par l'habileté froide d'un homme que l'expérience a mûri et blasé. Son adresse le rend plus dangereux encore que Don Juan; aussi, est-ce pour faire connaître les gens de son espèce et préserver ainsi les âmes ingénues, que le vertueux marquis de Bièvre l'a transporté sur la scène.
. Une intention morale analogue se retrouve quelques années plus tard dans une œuvre de Monvel jouée en 1796 à la Comédie-Française : La jeunesse du duc de Richelieu ou le Lovelace français1. Ici encore, sous l'influence de Clarisse Harlowe, réapparaît le dessein d'éclairer les femmes sensibles sur la perfidie des enjôleurs du grand monde, avec quelque chose de nouveau : une satire de l'ancien régime. Monvel a heureusement choisi son héros, ce brillant et léger duc de Richelieu, si brave, si séduisant, qui, dès l'âge de quatorze ans, annonçait déjà par ses succès à la cour les prouesses amoureuses qui illustrèrent sa longue vie. C'est un épisode purement imaginaire de sa jeunesse que l'auteur a mis au théâtre : l'aimable duc, entre deux campagnes, a séduit une honnête bourgeoise, Mme Michelin, tendrement aimée de son époux, estimée dans son quartier, et
1. La jeunesse du duc de Richelieu, ou le Lovelace français, comédie en prose et en cinq actes par les citoyens Alexandre Duval et Monvel, représentée pour la première fois au théâtre de la République, nivôse an V.
Monvel, de son vrai nom Jacques-Marie Boute (1743-1811), fut il la fois acteur et auteur, — exilé de France en 1781, il y revint sous la Révolution dont il fut un des plus fougueux champions. Entre autres pièces, il en fit, en 1791, jouer une dont le titre indique assez les tendances les Victimes cirées.
Monvel fut le père de Mlle Mars.
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fort digne de l'être. Mais cette âme sensible dont l'affection sans doute un peu prosaïque du loyal Michelin n'a pas réalisé l'idéal, s'est laissé prendre aux serments et à la belle mine du grand seigneur. Celui-ci se divertit à cette conquête d'une femme de petite condition dont la candeur ménage à ses sens blasés des surprises que ne leur offre plus la corruption trop savante des dames de la cour. Il traite sa victime avec cynisme et cruauté, s'amusant de ses scrupules et de ses remords, imaginant de la mettre en présence d'une rivale, de jouir de sa confusion et la réduisant, après une scène de violence, assaisonnée de toutes les inventions d'un esprit aussi subtil que malfaisant, à se donner elle-même la mort, de désespoir et de honte.
En dehors de cette aventure, le héros est conforme à la tradition historique. C'est l'homme qui mène de front la guerre, la politique et l'amour; dirige sous main de nombreuses et louches intrigues; dicte à plusieurs secrétaires à la fois, tout en recevant une maîtresse et en écrivant sous ses yeux à une autre. Ses amours sont aussi multiples que variées. Tel le Don Juan de Molière, « il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui » : « princesses du sang, femmes de la cour, de robe ou de finance, petites bourgeoises, simples grisettes, tout lui convient; il les déshonore toutes avec une impartialité qui lui a fait dans le monde la plus haute réputation 1 ». Il séduit même les maitresses de ses valets; mais ce qu'il préfère, ce qui le met en goût, ce sont les aventures rares, les vertus qui hésitent, les pudeurs qui s'alarment, les pleurs qui coulent. « Ah! de la retenue dans le caractère, une vertu, des remords qui l'emporteraient sur l'amour que j'ai inspiré ! cela me pique 2! ! » Il va chez les femmes qui lui ferment leur porte, non par amour, mais par amour-propre. Il lui faut des ruptures saillantes, bien pénibles et bien scandaleuses. Le Burlador aime l'amour pour l'amour; déjà le Don Juan de Molière a besoin de stimulants pour le relever; pour le duc de Richelieu, il n'a plus aucun prix par lui- même, il ne vaut que par les excitants qui le pimentent. A cette
1. Acte l, scène vi.
2. Acte II, scène ii.
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perversité s'ajoute un sentiment que Don Juan ignore, l'ambition. Il se sert de la femme pour réussir : « Je suis jeune, j'ai de l'ambition, on ne réussit dans le monde que par les femmes, c'est donc aux femmes qu'il importe de plaire; on ne pique leur amour-propre qu'en leur offrant des obstacles à surmonter ; on ne les captive qu'en leur présentant des rivales à vaincre. C'est ce qui m'oblige à multiplier mes triomphes' ».
Il se pique, on le voit, de psychologie féminine, et comme Don Juan, s'il aime les femmes, il les méprise encore davantage. Comme Don Juan, aussi, et plus que Don Juan, il assaisonne son libertinage de méchanceté : c'est un mauvais sujet, fier de l'être et de passer pour tel. Pour justifier sa fâcheuse réputation, il imagine cent scélératesses : il fait enfermer une belle qui lui résiste, compromet une autre en envoyant son carrosse stationner toute une nuit à sa porte, se vante partout des complaisances d'une femme qui ne lui a jamais accordé la moindre faveur, et quand il l'a suffisamment déshonorée, il la punit de sa fidélité conjugale en tuant son mari. IL se plaît à pénétrer dans l'intimité des ménages heureux pour le seul plaisir de troubler un bonheur innocent2. Sa méchanceté s'exerce mème aux dépens des hommes. Il s'amuse à faire disgracier les gens en place, sans autre motif que le régal d'assister à leur déconvenue.
Ce libertin à grande allure qui mène les affaires de l'État, commande les armées, intrigue avec les maîtresses du roi, se pousse par les femmes et se divertit entre temps des maux qu'il cause aux petites gens, n'est, dans l'intention de Monvel, qu'un type représentatif, chargé de tous les méfaits des gens de sa caste. Sous son nom, comme jadis Molière peignait le grand seigneur libertin sous le nom de Don Juan, c'est la noblesse tout entière, ce sont les mœurs de l'ancien régime, la cruauté, la dépravation, l'esprit d'intrigue des grands qu'a voulu flétrir
1. Acte II, scène vi.
2. Cf. Molière, I, 2. » Je ne pus souffrir d'abord de les voir si bien ensemble; le dépit alluma mes désirs, et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence... »
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le farouche révolutionnaire. Sa pièce est plus encore un pamphlet qu'une peinture.
Mais l'œuvre qui réalise plus qu'aucune autre tout ce que la dépravation morale a pu enfanter de subtil et de féroce, et qui symbolise vraiment le Donjuanisme malsain du XVIIIe siècle est un roman qui parut en 1782 à Amsterdam et à Paris sous ce titre : Les liaisons dangereuses, lettres recueillies dans une société et poursuivies pour l'instruction de quelques autres, par Choderlos de Laclos1. Ici, c'est la complicité d'un homme et d'une femme unis pour créer le mal, conduire tout doucement au déshonneur les âmes les plus innocentes et provoquer les plus épouvantables catastrophes. C'est la pénétration de l'intelligence, le sang-froid, l'expérience des cœurs, la pratique de la vie s'amusant à triompher de la jeunesse, de l'ignorance, de la candeur. C'est le plaisir de la corruption sans autre but qu'elle- même, mêlé à la satisfaction haineuse d'humilier et d'avilir l'être dont la supériorité morale semble une offense pour le vice.
Valmont, au milieu d'innombrables aventures, mène de front deux intrigues plus sérieuses : aidé de sa complice, Mme de Merteuil, il cultive l'amour inconscient d'une jeune fille de quinze ans pour un jeune homme aussi naïf qu'elle. Lentement, il échauffe ce cœur et l'amène au degré où la jeunesse et la pudeur ne sont plus des armes suffisantes contre l'impulsion des sens et les curiosités de l'imagination. Au moment précis où la vierge désire ce qu'elle ne soupçonne pas encore, il se substitue à l'amant et prend de force un bien que la faiblesse et la sur-
1. Nous n'avons pas il étudier ici en lui-même ce roman dont le succès de scandale fut considérable parmi les contemporains, mais seulement dans ses rapports avec le Donjuanisme. Les modèles dont l'auteur se serait servi auraient, au dire de Stendhal (Vie d'H. BrÛlard), appartenu à la Société de Grenoble.
On s'amusa d'ailleurs à chercher des originaux auxquels l'auteur n'a vraisemblablement jamais songé. Comme le marquis de Bièvre, comme Monvel, Laclos prétendait faire œuvre morale et « réveiller l'attention publique sur les vices en faveur desquels elle semblait se relâcher ,. — Sur Laclos, cf. deux livres récents :-M. Dard, Un acteur caché du drame révolutionnaire; le général Choderlos de Laclos (chez Perrin, 1904), et Fernand Causs)", Laclos (Société du Mercure de
France, 1905).
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prise empêchent de défendre. Mais la souillure physique n'est que l'accompagnement accessoire de la corruption morale. C'est celle-ci qui seule intéresse le héros : il souille le cœur de sa victime en lui racontant des aventures scandaleuses qu'il met sur le compte de sa mère, jugeant excellent ce moyen de dépravation, « car celle qui ne respecte pas sa mère ne se respectera pas elle-même t ».
D'ailleurs cette séduction d'une fillette ignorante n'est qu'un passe-temps où l'amour-propre du séducteur ne trouve pas matière à se satisfaire. Il lui faut des victoires plus difficiles et plus dignes de son habileté : il n'est pas homme à se contenter de « ne recueillir pour fruit de ses travaux que l'insipide avantage d'avoir eu une femme de plus 2 » et en cela, il laisse loin derrière lui les libertins du XVIIe siècle. Il aime dans la séduction, non pas la seule défaite des sens, mais l'humiliation de la vertu, le sacrifice des sentiments les plus délicats et les plus solides, l'immolation des croyances religieuses, de la sainteté du foyer, de l'amitié. Il s'attaque en même temps à une femme dont la piété et l'honneur sont éprouvés, et le plus vif plaisir que lui promet la victoire est de faire tomber les obstacles devant lesquels s'arrêterait la perversité la plus consommée. Son amour-propre et son orgueil mettent leur satisfaction à contraindre un cœur vertueux à désirer la faute qu'il condamne.
Le séducteur trouve ainsi dans les douleurs et dans les catastrophes dont il entoure l'amour plus de volupté que dans l'amour lui-même. Une âme dont aucune mauvaise pensée n'a jusqu'alors troublé la pureté, va connaître le désordre des passions, les luttes déchirantes entre l'amour qui s'insinue et le devoir qui résiste. Et quelle ingénieuse stratégie pour en venir là! Quelle virtuosité dans l'art de corrompre! Valmont joue la tendresse, la passion, le désespoir; il feint de demander à Dieu l'oubli et le repos; tour à tour pressant et soumis, audacieux et timide, il s'amuse à engager peu à peu sa victime sur une
1. Lettre GX.
2. Lettre XXIII.
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pente qu'elle ne pourra remonter; il observe ses hésitations, ses frayeurs, ses maladresses; il les provoque pour mieux en jouir. A l'inverse de Don Juan, quand il est sûr de sa victoire, il manœuvre sans hâte, avance, recule, s'arrêtant au moment de toucher au but. Il veut faire sentir à la femme le prix des sacrifices qu'elle consent, lui laisser le temps des regrets et des remords, et la faire tomber quand même. Il prolonge avec délices l'agonie de sa vertu; et quand elle a succombé, moins encore par faiblesse que par l'espérance de rendre heureux son vainqueur, de le guérir de ses erreurs passées; quand elle croit en lui, à son relèvement moral; brusquement, il rompt par une lettre insultante où il découvre avec cynisme la longue comédie qu'il a jouée.
Le roué n'a plus seulement ici la méchanceté du libertin. Il se révèle un manieur d'âmes de première force. Il a pénétré tous les secrets du cœur féminin; aucune des retraites où se dérobe la finesse de la femme ne lui demeure cachée. Il sait l'art de lui arracher les sentiments qu'elle dissimule, et ceux-là même qu'elle ignore encore. Il sait tout ce qui peut agir sur sa volonté; il excelle à la conduire, à provoquer ses impressions, à les changer, à la mener de l'indifférence à la curiosité, de la curiosité au désir, du désir à la passion. Il s'impose à elle, profite de ses faiblesses, tourne à son avantage les armes qu'elle lui oppose et sait se faire aimer pour ses vices même. Sa force naît de son expérience, de son immoralité et de son sang-froid. Jamais il ne se trahit. C'est un acteur qui joue tout le temps et ne cesse de régler son attitude. Il combine ses gestes et ses intonations. Il reste si bien étranger aux sentiments qu'il dissimule et au personnage qu'il représente, qu'en un moment où il lui faudrait exprimer l'abandon et l'ivresse des sens, il lui arrive de ne pou- voir le faire par l'effet même de l'attention qu'il apporte à son Jeu'.
Valmont est en somme un séducteur plus subtil et plus pervers que Don Juan : celui-ci fait de la séduction moins un but
1. Lettre CXXV.
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qu'un moyen amusant d'arriver à la possession. Sans doute, avec Molière, il ne court plus de but en blanc à la satisfaction de son caprice; il connaît l'art savant de « mener doucement une jeune beauté où il a envie de la faire venir ». Et par là, il devance Valmont. Mais si les manœuvres qui précèdent la conquête sont pour lui « tout le beau » de l'amour, il ne néglige pas de cueillir les fruits de sa victoire. Pour Valmont, ils n'ont plus de prix, dès que la lutte est terminée. L'un met toute sa gloire dans le nombre de ses triomphes amoureux, l'autre ne poursuit que les victoires difficiles. Don Juan recherche dans l'amour l'assouvissement d'un instinct dont il est l'esclave; Valmont n'y voit qu'un instrument de domination et la satisfaction de sa vanité. Il ne désire pas les femmes qu'il attaque, il sent son amour-propre engagé à venir à bout de leurs résistances. Il veut se prouver sa force et affirmer sa supériorité en se faisant le maître de leurs sentiments et de leurs actions. Héritier de Don Juan par l'égoïsme, la méchanceté, et la science de la corruption, il est l'ancêtre de Julien Sorel par la prédominance de la volonté et de l'orgueil.
Plus encore que le Séducteur du marquis de Bièvre et le duc de Richelieu, Valmont incarne ainsi les mœurs d'une société blasée et agonisante, à la recherche d'émotions que les sens émoussés ne lui donnent plus. Le soin qu'elle a mis à fuir les vulgarités pour s'élever au rare et à l'exquis, cet excès de recherche qu'elle a porté même dans les vêtements et dans les meubles, l'ont amenée à des raffinements où elle a perdu le goût de la vérité et du naturel. Elle a introduit dans l'amour les mêmes subtilités : l'attraction des cœurs, l'échange des sympathies sont devenues des banalités dont elle rougit. Elle s'est pervertie à quintessen- cier toute chose, et, ne trouvant plus dans la réalité les mets propres à satisfaire son goût, elle a inventé des poisons compliqués dont elle est morte lentement, l'âme aussi pourrie que le corps.
On voit les progrès que la société française a faits en un siècle dans l'art de la corruption depuis L'homme à bonnes fortunes de Baron jusqu'à La jeunesse du duc de Richelieu et aux Liaisons
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dangereuses. Avec Valmont, le XVIIIe siècle finissant atteint l'extrême limite de la dépravation : le libertinage ne pouvant aller plus loin dans le même sens, va s'engager dans des voies différentes. Par un soudain revirement, le xixc siècle, sous des influences nouvelles, verra naître un Donjuanisme épuré et mystique.
Mais toutes ces œuvres ne sont que du Donjuanisme dénaturé.
Don Juan est au fond un personnage simple : pressé de satisfaire une nature impatiente, il ne s'attarde pas dans les interminables subtilités où se complaisent les Richelieu, les Valmont, séducteurs à long terme qui subordonnent le but aux moyens. Il y a dans le libertinage du XnIle siècle quelque chose de maladif : une impuissance physique de jouir qui répugne au véritable- Don Juan. L'amour n'est plus le plaisir des sens, — ceux-ci semblent atrophiés et impuissants; — c'est l'esprit seul qui entre en jeu et tire la volupté d'inventions compliquées, de recherches étranges, de créations artificielles.
Aussi le xvin'* siècle n'a-t-il guère repris la légende du Bur- lador que dans des imitations sans valeur, ou dans des farces sans portée. Il y a à cela d'autres raisons encore. Elles tiennent à la nature même de la légende et à l'irréligion du XVIIIe siècle. Après la pièce de Molière, vite interdite et supprimée, et sous l'influence malheureuse des acteurs italiens, la fable de Don Juan ne fut plus considérée par le public que comme un mélange d'aventures mi-extraordinaires, mi-bouffonnes, n'ayant aucun lien avec la réalité; simple distraction des yeux et des oreilles où l'esprit n'avait point de part. On ne vit pas que la fable, à travers son mélange de merveilleux et de comique, contenait les éléments d'une des peintures les plus universelles et les plus vraies qu'un écrivain puisse faire de l'homme. On la ravala à n'être qu'une parade sans vraisemblance dans laquelle les lazzi d'Arlequin et les foudres de la Statue faisaient oublier le héros véritable.
Au XVIIIe siècle, la haute comédie, celle qui peint le milieu et
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les mœurs, tend de plus en plus à s'affranchir des vieilles et banales intrigues importées d'Italie. Elle les laisse aux scènes foraines, au théâtre italien, où un public peu difficile sur la qualité de son plaisir s'amuse toujours des mêmes types conventionnels et des mêmes facéties. Sans rapport apparent avec le milieu comtemporain et la vie, la fable de Don Juan fut ainsi naturellement bannie de la comédie sérieuse et se réfugia dans les théâtres qui offraient au public les amusements multiples du chant, de la danse, de la féerie, le tout mêlé de farces et de grossièretés. Un héros qui fait sa compagnie d'un valet grotesque, et festoie avec une statue animée, ne fut plus considéré comme un personnage réel, mais comme un masque moitié bouffon, moitié terrible, de la famille des Matamoros, des Francatripa et des Polichinelle. C'est bien ainsi, nous l'avons vu, que les acteurs de la Commedia dell' arte avaient compris les aventures de l'indomptable Sévillan, et il fallut tout le génie de Molière pour retirer la légende de la voie où ils l'avaient engagée. Mais le sort fâcheux fait à la pièce de Molière et le succès toujours constant des comédies italiennes, ramenèrent le sujet à ces arlequinades où triomphait la verve bouffonne de Dominique, d'Octave et autres acteurs de tréteaux.
Il était d'ailleurs difficile qu'il en fût autrement à une époque où la leçon morale et religieuse contenue dans la légende ne pouvait rencontrer que des sceptiques et devait provoquer des sourires ironiques. Un tel sujet était bien le dernier qui pût convenir au xviii, siècle. Les contemporains de Voltaire et de Diderot ne pouvaient prendre au sérieux le châtiment de Don Juan entraîné aux enfers par une statue vivante, et devaient réléguer cette fable parmi les amusements dont les badauds et les enfants faisaient leurs délices. Seule, eût pu réussir une conception du sujet qui, achevant d'éliminer le côté merveilleux déjà réduit par Molière, eût développé le côté humain du héros, en insistant davantage sur ses sentiments de révolte contre toute autorité, contre la société, la famille et Dieu. Mais cette conception eût été à la fois trop grave pour la scène française et trop dangereuse encore.
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Le XVIII6 siècle aurait pu, il est vrai, peindre surtout en Don Juan le débauché, ou en faire le prototype du roué comme Molière en avait fait le prototype du libertin. Il ne l'a pas fait, non seulement parce que la nature de la légende du Convive de Pierre et le discrédit du théâtre de Molière ne l'ont pas permis, mais parce que grâce au succès de la littérature anglaise, le héros de Richardson s'est substitué à Don Juan dans la faveur du public.
Pour ces différentes raisons, la légende du Convive de Pierre ne fut plus interprétée en France que par les acteurs de la comédie italienne, et par les acteurs forains. Les premiers reprennent avec des modifications sans importance, le thème développé dans le scenario de l'ancien théâtre italien. Le dimanche 17 janvier l-j la nouvelle troupe italienne rappelée en France par Philippe d'Orléans après la mort de Louis XIV, et réinstallée à l'hôtel de Bourgogne, redonna pour la première fois le Festin de Pierre en italien, distribué, au dire des frères Parfaict et de Desboulmiers, en cinq actes ; en trois actes, suivant de Léris 1. On sait que l'ignorance où étaient les spectateurs du XVIII6 siècle de la langue italienne obligea le directeur de la troupe, Luigi Riccoboni, plus connu en Italie sous le nom de Lelio, à donner des pièces en français et à modifier son répertoire. Il est donc probable que le nouveau scénario ne réussit qu'à moitié, d'autant plus que les théâtres forains, comme nous allons le voir, avaient pris pour leur compte le sujet, et le représentaient avec un grand succès. Le canevas italien fut donc abandonné et repris seulement le 4 mai 1743 avec des changements nouveaux et un spec-
1. Parfaict, Dictionnaire des théâtres (1750), article FESTIN DE PIERRE. — Desboulmiers, Histoire anecdotique et raisonnée de l'ancien théâtre italien (1759), t. VIl, p. 333. — De Léris, Dictionnaire portatif, historique et littéraire des thédtres,
Paris, 1754, article- FESTIN DE PIERRE. — Maupoint (Bibliothèque des théâtres, p. 138) dit aussi que la pièce est en trois actes. — L'auteur en était Lelio
(L. Riccoboni). Cf. Beauchamps, Recherches sur les Théâtres de France (t. 111, p. 270).
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tacle destiné à en assurer le succès1. La pièce, celte fois, était traduite en français.
Mais ce furent surtout les théâtres de la foire qui assurèrent au XVIIIe siècle la vogue de la légende. En 1713, un auteur peu connu, originaire de Château-Thierry, Le Tellier2, fit jouer à la foire Saint-Germain, par la troupe qu'Octave, de son vrai nom J.-B. Constantini, ancien acteur de la comédie italienne, avait reconstituée avec les débris de la troupe d'Alard aîné, une pièce en vaudevilles, intitulée le Festin de Pierre 3. La pièce réussit et, au dire des frères Parfaict, fut reprise plusieurs fois « toujours avec assez d'applaudissements ». Elle subit d'ailleurs de légères modifications au cours de ses différentes interprétations. Elle comprenait trois actes, suivis d'un divertissement dans lequel Don Juan apparaissait dans les enfers. Cette dernière scène parut irrévérencieuse à l'autorité qui la fit d'abord supprimer, mais la sentence fut révoquée peu de jours après4. Lors de la première représentation, le personnage de Don Juan était joué par un acteur célèbre, à la fois auteur dramatique et marchand de tableaux, J.-B. Raguenet, qui débuta dans ce rôle au jeu d'Octave et y fut très applaudi.
La pièce est inspirée de toutes les œuvres antérieures et plus
1. Parfaict, Dictionnaire des Théâtres, article cité.
2. Outre le Festin de Pierre, Le Tellier a composé : les Pèlerines de Cythère (1713),
Arlequin, Sultane favorite (1714), La descente de Mezzetin aux enfers (1715).
3. Pour cette pièce, cf. Bibliothèque nationale : manuscrits, fonds français, n° 9312, et le Dictionnaire des Théâtres, article cité, ainsi que les Mémoires pour servir à l'histoire des spectacles de la Foire (t. I, p. 153).
On pourrait objecter que la pièce de Le Tellier étant une sorte d'opéraboude, doit plutôt être rattachée il l'étude sur la légende de Don Juan dans la musique. On touche ici à une question assez délicate et plus générale : celle de l'attribution il la littérature ou il la musique de ces œuvres, moitié littéraires, moitié musicales, si abondantes à partir de Quinault, et dans tout le cours du xviu6 siècle, sur la scène française. En réalité, elles appartiennent à l'un et il l'autre genre, et le critique littéraire ne saurait omettre dans l'histoire du théâtre ni les opéras de Quinault ni ceux de Favart. En ce qui concerne la pièce de Le Tellier, on peut d'autant moins hésiter il la faire entrer dans la littérature que si les vers en sont bien de l'auteur, il n'en est pas de même de la musique. Les paroles, comme il arrive pour la plupart des œuvres du même genre, étaient chantées sur des airs à la mode, connus du public.
4. Cf. Parfaict, Mémoires pour servir à l'histoire des spectacles de la Foire, t. 1, p. 153.
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particulièrement des canevas italiens. Le ton en est bouffon, et si le personnage de Don Juan y est moins sacrifié que dans les scenarii de la Comme dia dell' arte, à son valet Arlequin, celui-ci n'en conserve pas moins le rôle principal. La scène du repas a toujours l'importance démesurée que les Italiens lui ont donnée, et les mêmes facéties la remplissent. Les grands rôles de femmes ont disparu. Seules les pêcheuses et la jeune mariée réapparaissent, cette dernière sous le nom de Colombine.
La musique qui accompagne les paroles est un mélange assez cocasse de tous les airs à la mode, airs tendres, airs bouffons, airs tragiques, s'adaptant aux différentes situations et aux sentiments variés des personnages. C'est le procédé usité de. nos jours dans les revues de fin d'année et certains opéras- bouffes : quand Don Juan échoue évanoui sur la plage, la pêcheuse qui le recueille chante, sur l'air pitoyable du Grand Apollon :
Que je sens mon cœur attendri
Par pitié de ce malheureux.
Et Don Juan, revenu à lui, répond sur l'air joyeux de Vogue la galère :
Échappé de l'orage,
Je rends grâces au sort.
Ailleurs, Don Juan présente la statue du Commandeur sur l'air funèbre de le Prince d'Orange est mort :
Reconnais un grand seigneur
Que mon bras a mis par terre,
tandis qu'Arlequin, obligé par son maître d'inviter la statue à dîner, le fait sur le ton dolent de L'on me mène aux Feuillantines :
Fais-nous aujourd'hui l'honneur,
Grand bretteur
Dont la mine me fait peur,
De venir chez nous sans suite
Manger une carpe frite.
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Et comme le Commandeur accepte en baissant la tête, Arlequin effrayé va répéter la chose à son maître; il chante en mimant le mouvement de la statue :
Ah! le diable d'homme,
Je suis confondu!
Monsieur voilà comme
Il m'a répondu !
Il aime la carpe....
L'effet comique produit par le contraste de cette musique bariolée et des paroles grotesques auxquelles elle sert d'accompagnement, avec la gravité du sujet, explique le succès de cette œuvre, dénuée d'ailleurs d'originalité. Ce contraste est plus marqué dans la scène du festin : ici, le comique repose sur l'opposition entre le sérieux de la statue et la menace suspendue sur la tête de Don Juan, d'une part; et, de l'autre, les lazzi d'Arlequin caché sous la table; le tout accompagné des trémolos ou des rigodons de l'orchestre.
Quant à l'intrigue, l'auteur en a supprimé toute la partie sérieuse et tragique : la séduction des femmes de qualité, la mort du Commandeur, pour nous transporter aussitôt sur le rivage de la mer oÜ, telle la poétique Tisbea, une pêcheuse, entourée de ses compagnons et de ses compagnes, chante les douceurs de son état. Une tempête qui éclate soudain dépose à ses pieds Arlequin et Don Juan. La bonne mine de ce dernier jette aussitôt le trouble dans le cœur de la jeune fille qui, sur l'air des Folies d'Espagne, avoue sa défaite :
Cruel amour quelle est donc ta puissance?
Je ne suis plus maîtresse de mon cœur.
De son côté, Don Juan, revenu à lui, regarde avec admiration la pêcheuse qu'il montre en connaisseur à Arlequin :
Vois-tu ce minois, cette taille,
Qui dans mes filets vient tomber?
Et l'autre de répondre :
Ma foi, vous allez la gober
Comme une huître à l'écaillé.
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Mais la jeune fille veut savoir qui est le beau naufragé, et elle interroge Arlequin. Celui ci lui déclare fort sérieusement que Don Juan est son frère 1. Comme la bergère crie à l'invraisemblance il lui explique ainsi la chose :
Je m'en vais vous dire pourquoi
Mon cadet est plus blanc que moi.
Lonlarirette
On l'a fait de jour, moi de nuit.
Lon lan la de riri 2.
Et il cherche à mettre la pauvrette en garde contre le trompeur. Peine perdue! la pêcheuse a déjà rejoint le beau cavalier auquel elle offre l'hospitalité de sa demeure et de son cœur. Pendant ce temps, une noce champêtre arrive en dansant et en chantant. Don Juan, à qui la pêcheuse n'a désormais plus rien à refuser, revient, remarque Colombine la mariée, qu'il enlève à la faveur d'une partie de Colin-Maillard, pendant que Pierrot, le marié, a les yeux bandés.
Cet acte est, en somme, la reproduction, avec quelques lazzi nouveaux, des scènes champêtres bien connues. La vulgarité et la grossièreté même n'en sont pas toujours absentées : ce sont les jeux de Colombine faisant de ses deux doigts les cornes sur le front de Pierrot, et l'amusant sur l'air d'Une jeune Non nette tandis qu'elle tend par derrière sa main à Don Juan qui la baise.
A l'acte suivant, Arlequin énumère sur un tableau les méfaits de son maître, raconte la mort du Commandeur et jette au public la liste des victimes de Don Juan, quand celui-ci le surprend et le poursuit l'épée à la main. Dans sa fuite, Arlequin arrive auprès de la statue équestre du Commandeur, entourée d'autres figures de marbre. A leur blancheur, il les prend pour des boulangers et leur demande protection :
Ah, messieurs, sauvez-moi des coups
De mon maître en courroux,
Je vous paierai pinte à six sous.
1. Un détail semblable se trouve dans le texte de Cicog'nini (I, 11).
2. Le personnage d'Arlequin était habillé de noir et portait un loup de même couleur.
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Don Juan le tire en riant de son erreur, et cherche à le rassurer :
Reconnais le Commandeur
Que mon bras a mis par terre....
Ne vois-tu pas qu'il est mort?
Que c'est là son effigie?
— Hélas! s'il n'était pas mort
Il serait encore en vie
lui répond Arlequin, sur l'air de M. de la Palice est mort.
Don Juan, s'approchant alors de la statue, la raille de la somptuosité de son monument et lui donne quelques coups de son
-épée; puis il ordonne à Arlequin de l'inviter à dîner. Le second acte se termine par une scène dont l'idée première est empruntée à Dorimon : la pêcheuse et la mariée viennent reprocher à
Don Juan sa trahison sur l'air de Vous m'entendez bien :
Vous n'êtes qu'un perfide amant
Qui méritez un châtiment.
Quand on est si volage....
DON JUAN.
Eh bien?
LA MARIEE.
Doit-on prendre pour gage,
Vous m'entendez bien?
DON JUAN.
Je ne suis point un inconstant
Et je vous aime tendrement,
Par un contrat en forme
Toutes deux....
Arlequin achève, en se sauvant avec son maitre :
Attendez-nous sous l'orme,
Vous m'entendez bien.
Avec le 3e acte recommencent les lazzi de la comédie italienne, et la fin de la pièce ne fait plus guère que reproduire l'intrigue et les facéties du canevas de Biancolelli. Arlequin joue au bilboquet, Don Juan lui demande de divertir son ennui, et
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comme le valet ne lui offre d'autre distraction que son propre jeu, il demande à souper. Le repas est assaisonné d'interminables et grossières facéties : Arlequin répand de l'eau sur son maître, retire sa chaise au moment où il va s'asseoir, fait la salade avec l'huile de la lampe, et la retourne sur la nappe avec « ses mains 1. Le Commandeur arrive enfin et, avec lui, la bouffonnerie devient macabre :
Ami, je commence à croire
Qu'on aime à boire
Chez les morts....
Puisque Pluton permet d'être à table,
Dieu de la table,
Je verrai le trépas d'un œil fier et serein
Et là-bas, comme ici, je boirai de bon vin,
chante Don Juan, sur l'air de la Mort d'Achille. Il reprend aussi, en la parodiant, l'idée féroce du héros de Biancolelli, de boire à la santé de la fille de son hôte; mais Arlequin s'y reluse en ces termes peu respectueux pour le Commandeur :
Voulez-vous m'obliger à boire
A la fille de ce magot?
Le « magot », apparemment blessé, s'en va alors, en refusant la lumière que Don Juan lui offre, et invite à son tour le maître et le valet.
Après un intermède plein de sous-entendus grossiers entre un paysan, la petite Fanchon et Arlequin qui vole un fromage à la crème et s'en barbouille le visage, la scène nous transporte soudain dans une chambre ornée d'objets lugubres au milieu desquels apparaît la statue. Arlequin épouvanté chante :
Flon, flon, nous y sommes!
Qué, qué, nous y voilà!
La vilaine carcasse !
Quel visage est-ce là?
Comme il fait la grimace !
1. Cette facétie, qui nous parait plutôt malpropre, semble avoir été au xvme siècle un usage assez répandu. Je sais par une tradition authentique
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Le plat traditionnel de serpents est servi aux invités :
Oh! la pitoyable cuisine,
soupire Arlequin, tandis que la statue veut saisir la main de Don Juan :
Dites que vous avez la gale
Et que vous reviendrez demain,
insinue le prudent et facétieux valet. Don Juan n'en est pas moins entraîné dans un gouffre de feu, et Arlequin se sauve au milieu des tonnerres et des éclairs en réclamant ses gages. Il revient peu après pour adresser au public le discours suivant :
Vous voyez la fin misérable
D'un débauché ;
Mais mon maître était un bon diable,
J'en suis fâché.
Hélas! si j'avais pu prévoir
Son aventure,
Je l'aurais bien pourvu ce soir
D'onguent pour la brûlure.
Cette plaisanterie assez plate termine ce drame héroï-bouffon. La marche parallèle du comique et du tragique, les effets burlesques qui naissent de leur contraste, sont poussés ici plus loin encore que dans les parodies antérieures du Burlaclor.
Le succès de la pièce de Le Tellier est attesté par les imitations nombreuses, agrémentées de variantes qui en furent faites. En 1714, on la jouait de nouveau sous le titre de : le Festin de Pierre, comédie mise en prose par « M. de Molière, comédien du Roy, réduite en vers par M. Thomas Corneille, et mise en vaux-de-villes par M. Saint-A. 1.... représentée par les troupes des sieurs Octave et Dolet à la foire Saint-Germain, l'an de
<jue Mlle Contât, la fameuse actrice, avait coutume, dans les soupers fins, de retourner ainsi la salade avec ses mains, les bras nus jusqu'aux coudes.
1. Le manuscrit porte ici entre parenthèses (Le Tellier).
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grâce 17141 ». La nouvelle version de la pièce est divisée en cinq actes; certaines scènes sont interverties et plusieurs des airs sur lesquels les couplets sont chantés ont été changés. A la fin, les dernières plaisanteries d'Arlequin sont supprimées et remplacées par ces vers :
C'est ainsi qu'un libertin
Verra finir son destin.
En dehors de ces modifications et de quelques autres sans importance, la pièce de 1714 est une reproduction fidèle de celle de 1713.
L'année suivante, au mois d'août, on jouait encore à la même foire, sous le titre de Don Joan ou le Festin de Pierre, une variante de la pièce de Le Tellier débutant par les lazzi d'Arlequin avec Pierrot et Fanchon, et la scène du Colin-Maillard. Le reste est encore une copie à peine modifiée de la version de 17132. Les représentations et les imitations continuèrent par la suite assez nombreuses. En 178L notamment, on joua un amalgame composé d'éléments assez discordants, empruntés pour la plus grande partie aux pièces de Dorimon et de Villiers, et pour quelques scènes, à l'opéra de Le Tellier : c'était le jeu du Colin-Maillard, la scène où, du haut d'un escabeau, Arlequin fait au public le portrait de son maître, et après la disparition de Don Juan dans un gouffre de feu, les regrets du valet de n'avoir point apporté de l'onguent contre la brûlure. L'auteur de ce remaniement est un acteur inconnu qui a intitulé sa pièce : « le Grand festin de Pierre, ou l'Athée foudroyé, tragicomédie en cinq actes, corrigé et mis en ordre avec de nouvelles scènes par le sieur (nom effacé), comédien 3 ».
En l'année 1787, au théâtre des Associés4, fondé trois ans auparavant par un pitre célèbre connu sous le surnom de Beau- visage, on donnait un Grand festin de Pierre, ou V l'A thée foudroyé,
1. Cf. Bibliothèque nationale, manuscrits, fonds français, n° 9251.
2. Cf. Bibliothèque nationale, manuscrits, fonds français, n° 25,480.
3. Bibliothèque nationale, manuscrits, fonds Soleinnc, no 9272.
4. Campardon, les Spectacles de la Foire, t. I, p. 26.
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dans lequel un acteur fort goûté du public, Pompée jouait le rôle de Don Juan. Il s'y faisait surtout admirer par le nombre et la richesse des costumes qu'il y étalait 2. Cette pièce est vraisemblablement la même que celle de 1781.
Les différentes troupes foraines se passaient d'ailleurs le sujet. En 1721, l'acteur Lalauze, qui avait ouvert un spectacle à la foire Saint-Germain avec Restier le père, ayant échoué avec une série d'opéras-comiques, reprit d'anciennes pièces, parmi lesquelles le Festin de Pierre3. Parmi les innombrables versions qui en furent données pendant tout le cours du XVIIIe siècle, il convient de citer la pantomime que, le lundi 19 septembre 174G, joua, à la foire Saint-Laurent, la troupe des « danseurs et sauteurs de corde », dirigée par Jean Restier et Jean-François Colin. Elle était accompagnée de spectacles et l'on y tira un grand feu d'artifice 4. Quelques années plus tard, la troupe des « Grands danseurs du Roy », que le fameux Nicolet avait installée en 1759 sur le boulevard du Temple, donna plusieurs représentations du Festin de Pierre inspirées, s'il faut en croire l'auteur de l'Almanach forain, de la pièce de Le Tellier et de celle de Rosimond°. Ce n'étaient d'ailleurs que des parades dans lesquelles les danses et les chants se mêlaient aux pitreries et aux tours de force les plus inattendus. C'est ainsi qu'au cours d'une de ces représentations, tandis qu'Arlequin était occupé à manger un poulet, un Monsieur du balcon lui en soutira une cuisse
1. De son "l'iIi nom Jean-Etienne-Bernard Lecat.
2. Quand on donnait /1' Grand Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, joué par
Pompée, le directeur S ii n c, ancien Arlequin des grands danseurs du Roy, faisait l'annonce lui-même, et criait, « Prrrenez vos billets! Monsieur Pompée jouera ce soir avec toute sa garde-robe.... Faites voir l'habit du 1er acte! » Et l'on montrait l'habit du 1er acte. « Entrez, entrez.... Monsieur Pompée changera douze l'ois de costume. 11 enlèvera la fille du Commandeur avec une veste à brandebourgs, et sera foudroyé avec un habit à paillettes. » (Brazier, Chronique des petits théâtres de Paris. Edition de Georges d'Heylli, 1883, t. J, p. 93.)
3. Cr. Parfnict, Mémoires poui- servir à l'histoire des spectacles de la -foii-e, t. 1, p. 224.
4. Cf. Parfaict, Dictionnaire des Théâtres, article cité, et Heulhard, la Foire
Saillt-Laurent, p. 225.
5. Cf. le recueil des Spectacles des foires et des boulevards de Paris, ou Calendrier historique et chronologique des théâtres forains. Voir notamment les années
1773, 1774, 1770, 1777, 1778, 1786.
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avec le bout de sa canne. Les voisins, écœurés par une telle gourmandise, s'écartèrent de lui. Mais, il n'en continua pas moins son jeu jusqu'au moment où Arlequin s'en aperçut et lui dit : « Pourquoi donc, monsieur, voulez-vous manger mon souper? — Faquin, reprit l'inconnu, n'en ai-je pas payé ma part en prenant mon billet à la porte? » Et ce disant, il s'élança sur le théâtre en faisant deux ou trois sauts périlleux. C'était un compère, un équilibriste fameux, nommé Joseph Brunn J.
En mème temps que la troupe de Nicolet, l'Ambigu-Comique, fondé en 1770 par Audinot, donnait, le 15 septembre 1777 2, une représentation assez curieuse du Festin de Pierre. Elle était intitulée : Le Vice puni, ou le nouveau Festin de Pierre, en trois actes, par M. Arnould. Ce M. Arnould3 travaillait pour les théâtres forains, et notamment pour l'Ambigu-Comique, dont il fut quelque temps directeur avec Audinot. Il avait fait entre autres pièces un Testament de Polichinelle, un Robinson Crusoé, un Riquet à la Houppe, et une parodie de l'Ipht»génî(,, de Gluck. Son Don Juan reprenait le vieux thème tant de fois traité, mais avec adjonction de scènes nouvelles. Arlequin y paraît au premier acte avec un baril sur le dos, à la recherche d'une auberge. Il vient de quitter Don Juan qui a tué le Commandeur, après avoir séduit sa nièce. Arlequin interroge un paysan qui perce le baril et boit à même, puis lui apprend que tous les paysans des environs sont invités au mariage d'une jeune fermière avec un villageois nouvellement arrivé et que personne ne connaît. La noce paraît sur ces entrefaites et Arlequin reconnaît son maître dans le marié. Mais, des archers surviennent en même temps à la poursuite de Don Juan. Pour les dépister, celui-ci leur dit qu'Arlequin doit être l'homme qu'ils recherchent. Arlequin se sauve et, à l'acte suivant, reparaît avec son maître. Ici, se place une scène imitée de Molière, mais bizarrement transformée : un malheureux en haillons vient demander l'aumône à
1. Cf. Almanach forain de 1776.
2. Cf. Almanach forain de 1778.
3. Arnould-Mussot, né à Besançon en 1734, mort en 179o. Cf. Campardon : les Spectacles de la Foire, t. I, p. 20.
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Don Juan, et lui apprend que la mauvaise conduite d'un fils unique l'a réduit à ce triste état. Don Juan reconnaît son père dans le pauvre; il rougit de sa misère et veut se débarrasser du vieillard en lui donnant sa bourse; mais le père indigné refuse et se retire en maudissant son fils. La pièce se poursuit et s'achève ensuite conformément à la tradition.
En même temps, par une fortune commune à bien des sujets et des personnages de la comédie sérieuse et de la tragédie, les aventures de Don Juan et du Convive de Pierre alimentaient en France, tout comme à l'étranger, le répertoire des théâtres de marionnettes. La fable renfermait les éléments qui cOlilviennent à ce genre de spectacles goûtés du public populaire. Par une contradiction très humaine, la foule aime à rire des vilains tours d'un galopin, dont son honnêteté instinctive approuve ensuite le châtiment. Que Guignol se livre à mille fredaines pendables dont la moindre est de rosser les gendarmes, on sera de cœur avec lui pour crier ensuite: Bravo! quand le diable l'emportera aux enfers. Le sujet de Don Juan répondait à cet état d'âme du public des théâtres forains. Il contenait de quoi satisfaire sa malice et son honnêteté. Les crimes de Don Juan, les bons tours d'Arlequin, les archers bernés et battus, quelle belle matière à divertir des gardes-françaises et des soubrettes ! Et à la fin, ce Commandeur justicier qui venait rétablir les droits de la vertu outragée et châtier le vice trop longtemps impuni, donnait pleine satisfaction aux exigences de la Morale.
Aussi, VAImanach forain de 1777 signale-t-il aux Marionnettes des foires Saint-Laurent et Saint-Germain plusieurs représentations de Don Juan. Plus tard encore, en 1793, le théâtre des PanLagoniens donnait un Grand Festin de Pierre avec un titre emphatique destiné à rehausser le sujet comme nous voyons encore le Guignol de nos Jardins publics prendre le nom plus pompeux de Grand Guignol
Le succès de la fable donjuanesque sur les théâtres des Boulevards ne finit pas avec le xviii, siècle. Le Convive de Pierre
1. Cf. Mag-nin, Histoire des Marionnettes, p. 178, de l'édition de 1862.
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survécut à l'ancien régime, et dès les premières années du xixe siècle, on le retrouve encore au Théâtre des jeux forains, salle Montansier, dans ces galeries du Palais-Royal élevées à la fin du siècle précédent par le duc de Chartres, et devenu bien vite le rendez-vous de la société élégante. Les marionnettes des Boulevards s'y installèrent et ne tardèrent pas à remplacer les poupées de bois par des enfants qui mimaient la pièce, tandis que de grandes personnes disaient les paroles dans la coulisse Un moment abandonné, ce spectacle redevint à la mode en 1810 sous la direction de Mme Montansier, et prit, le 20 octobre de la même année, le nom de Théâtre des jeux forains.
Le 11 avril 1811, on y joua un Grand Festin de Pierre, scène foraine en trois parties et à grand spectacle par M. Rivière. La mise en scène était faite par M. Brunei, qui jouait en même temps le rôle de Don Juan, et la musique était arrangée par M. Cunissy2. Cette pièce n'est guère que la reproduction des pièces de Dorimon et de Villiers avec plusieurs emprunts faits à Molière, à Thomas Corneille et à Le Tellier. Dans la première partie, on voit Don Juan pénétrant par la ruse chez Elvire qui vient sous les auspices de son père, Dom Pierre, de célébrer ses fiançailles avec don Carlos. Le traître, découvert, n'échappe qu'en tuant le Commandeur. Les facéties d'Arlequin déroutent les archers lancés à sa poursuite, et les deux fugitifs arrivent dans un bois où vit un ermite. Don Juan change d'habits avec celui-ci, et, rencontrant ensuite don Carlos qui le recherche, il se débarrasse de son adversaire en lui dérobant par surprise son épée. Dans la deuxième partie l'auteur a placé la scène du naufrage qu'il a enrichie de facéties nouvelles : c'est ainsi qu'Arlequin arrive en nageant, et en tenant à la main un parapluie. Cette partie contient aussi la séduction de la pêcheuse; l'enlèvement de la femme de Pierrot pendant le jeu de Colin-Maillard3;
1. Cf. Petits spectacles de Paris, année 1786, p. 13; cf. aussi Magnin, p. 179.
2. Cf. Bibliothèque nationale, cote Y th. 8030. - Cette pièce a été imprimée chez Mme veuve Duménil-Lesueur, rue de la Harpe, 78, en avril 1811.
3. Ici encore, lazzi nouveaux : Don Juan donne une bourse à Pierrot et passe sous son bras pour embrasser la mariée.
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la rencontre de la Statue dans une forêt' ; l'invitation et le premier dîner2 accompagné des lazzi d'Arlequin : la statue frappe à intervalles réguliers trois coups à la porte; à chaque coup Arlequin sursaute et retine brusquement un biscuit qu'il portait à la bouche; enfin il l'avale d'un seul coup. Dans la troisième partie, Don Juan commence par chercher à violenter une jeune bergère dont Arlequin tient la mère occupée. Mais des flammes qui sortent de tous côtés sauvent l'innocenter C'est ensuite le repas chez le Commandeur, qui a subi quelques modifications : dona Elvire revient d'abord déposer des fleurs sur la tombe de son père; Don Juan l'aperçoit, est touché par son abandon, et cherche à la séduire. La jeune fille se sauve en l'accablant de reproches, et comme le galant veut la poursuivre, la statue l'arrête, descend de son tombeau et l'invite à prendre part au repas qu'elle lui a préparé. Don Juan refuse, et à la vue de cette inscription que la statue fait apparaître : Tremble, scélérat, ta dernière heure est arrivée, il s'élance sur le Commandeur l'épée à la main; mais l'arme lui échappe et il est entraîné dans un gouffre. Une scène finale inspirée des scenarii italiens représente les enfers avec des diables et des monstres vomissant des flammes. Le Commandeur arrive en poussant devant lui Don Juan, qui tombe d'abord évanoui. Revenu à lui, il cherche à se sauver, mais les diables l'arrêtent et c'est en vain qu'il implore le pardon de ses fautes. Les démons le tourmentent, et il est englouti sous une pluie de feu.
Cette œuvre, qui mêle, comme ses devancières, la féerie, la
1. Comme dans les pièces inspirées de la Commedia dell' arte, Don Juan ordonne ii Arlequin de lire l'inscription ; Arlequin allègue qu'il ne sait pas lire.
Don Juan s'approche alors, et lit : « Ci-gît la cendre vénérée de celui qui mérita tes autels; l'assassin est Don Juan H. Cette lecture le met en fureur, et il tend à son tour il Arlequin une inscription ainsi conçue : " Je t'invite à souper ce soir; y viendras-tu? » Il faut noter, pour l'intelligence de cette scène, que la statue ne parle pas et ne s'adresse il Don Juan qu'en faisant apparaître des inscriptions.
2. Ce diner de Don Juan a lieu, non pas chez lui, mais chez un restaurateur,
M. Flicautot. Au cours du repas, la statue donne à Don Juan ce premier avertissement sur une inscription : " Le temps fuit, la mort vient; repens-toi. »
3. Cette scène est empruntée, avec quelques modifications, à Thomas Corneille,
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musique, le drame et la bouffonnerie, clôt en France la série des pièces foraines sur la fable du Festin de Pierre. Certes, la légende réapparaîtra encore au cours du xixe siècle dans des pièces moitié tragiques, moitié comiques, dans des pantomimes sans paroles qui continueront la tradition des âges précédents. Mais des influences différentes vont agir sur la manière de concevoir le héros et c'est une nouvelle période de son histoire qui commence dès lors.
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VI
SUITE DE L'ÉVOLUTION DE LA LÉGENDE
DANS LES PAYS LATINS
Don Juan à la fin du X VIle siècle et au XVIIle. — La Yenganza eii el Si»l.,iilet-o de don Alonso Cordova y Maldonado. — Le Don Juan de Zamora : " No kay cleuda lue no se pague y combidado de piedra n. — La légende en Italie après
Giliberto et Cicognini. — Le Convitato di Pielra de Perrucci. — Une grande lloraison de scenarii; leur double source : le Convitato de Cicognini et )c
Convitalo de Perrucci. — Le Don Giovanni Tenorio, ossia il Dissoluto de Goldoni.
— Il saggio amico d'Albergati.
La fortune si rapide et si diverse que fit la légende de Don Juan en dehors de son pays d'origine ne pouvait manquer d'avoir son contre-coup sur ses destinées en Espagne même; mais cette action en retour ne fut ni immédiate, ni très sensible, jusqu'à la période romantique, tout au moins. Par un phénomène assez curieux, et imputable sans doute à l'insuccès que semble avoir eu, dans la Péninsule, le drame de Tirso, la fable n'a pas fructifié sur le sol où elle est née. Alors que le Don Juan de Molière est traduit dans la plupart des langues et colporté à travers l'Europe, jusqu'en Portugal', l'Espagne, sans l'ignorer absolument, n'en donne aucune traduction et ne s'en inspire que pour lui emprunter quelques traits du caractère d'Elvire. Et, à vrai dire, le héros sceptique que la France avait imaginé,
1. En 1783 et en 1785, on joua en Portugal une pièce inspirée de la pièce de
Molière qui avait pour titre : Comedia nova illtitlilada 0 Convidado de Pedra ou
Don Joao Tenorio o Dissoluto.
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ne pouvait figurer sur la scène espagnole, où le type du débauché pouvait seul être repris.
Or, sur un thème devenu aussi banal, et que le théâtre de Lope, de Tirso, de Calderon et de tant d'autres avait en quelque sorte épuisé, il était difficile d'innover. Aussi, tandis qu'en France, en Angleterre, en Allemagne et ailleurs, les aventures du héros sévillan fournissent au drame, à la comédie, à la musique, une matière inépuisable et toujours goûtée du public, la littérature espagnole du xvii, et du xviii, siècle demeure à peu près étrangère à l'évolution de la légende. Pendant ces deux siècles, elle n'a produit que deux œuvres, deux imitations du Barlador, dont l'une, complètement ignorée du public, n'a jamais été imprimée et dort encore actuellement dans le rayon des manuscrits de la Bibliothèque royale de Madrid.
C'est un drame intitulé la Venganza fin el sepulcro, comedia en tres actos de don Alonzo Cordova y Maldonado 1. Cette pièce ne porte aucune date, et on ne connaît de l'auteur que son nom. Elle appartient vraisemblablement aux dernières années du xviie siècle. Elle est manifestement inspirée du Burlador, et du Burlador seul; mais l'auteur a profondément modifié et dénaturé l'œuvre de Tirso.
Don Juan et le marquis de la Mota se disputent tous deux la main de dona Ana et leur rivalité fait tout le sujet de la pièce. Celle-ci a donc, à l'inverse du Burlador, une unité d'action parfaite. Les multiples aventures de Don Juan sont supprimées ou rapidement résumées au début, dans un récit que le héros fait de sa propre vie. Les nombreux personnages de toutes conditions qui interviennent dans les autres drames, disparaissent. Seuls sont conservés, outre Don Juan, le marquis et dona Ana, le commandeur d'Ulloa, le valet Colochon, une suivante et des gens de justice.
Don Juan ayant, par hasard, rencontré, au cours d'une pro-
1. Elle se trouve résumée dans SchœfJ'er : Geschichlc des spanisclwn national
Drainas, 1890, t. II. Elle a été étudiée pour la première fois dans l'Homenaje
//' Mi,iiéiicle: y Pelayo, t. 1, p. 253-268, par José Franquesa y Gomis. J'en ai fait, de mon côté, copier le manuscrit à la Bibliothèque royale de Madrid.
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menade, la fille du commandeur d'Ulloa, doua Ana, l'aborde et se fait connaître à elle comme le plus affreux chenapan que l'Espagne ait produit. Après ce séduisant portrait, il offre sa main à la jeune fille atterrée. Doua Ana, déjà fiancée au marquis de la Mota, espère, par une imprudente promesse, se débarrasser de ce dangereux importun. Mais celui-ci la prend au mot et la poursuit jusque dans sa demeure, où il est accueilli par le Commandeur, qui a été l'ami de son père, et où il rencontre le marquis qu'il met au courant de la promesse de doua Ana.
Celle-ci, cependant, se rétracte, l'éconduit et, comme dans son obstination à la posséder cette nuit même, il tente de pénétrer de nouveau chez elle sous un déguisement, le Commandeur lui défend sa porte; un combat s'ensuit, et le vieillard est tué. Le marquis de la Mota, accouru au bruit de la lutte, est, comme dans le Burlador, pris pour le meurtrier, et emprisonné, tandis. que le coupable se répand en protestations dévouées et jure à dona Ana de la venger.
La jeune fille n'est pas la dupe de ces mensonges : elle se rend dans la prison du marquis pour savoir de lui la vérité, et lui confirmer son amour. Don Juan, toujours attaché à ses pas, la rejoint peu après; mais à la faveur d'une épaisse mantille, elle peut Itti dérober ses traits et se retirer avec sa servante sans avoir été reconnue. Don Juan, dont la méfiance reste en éveil, fait suivre les deux femmes par Colochon ; puis il annonce au prisonnier son mariage avec dona Ana pour le lendemain, et l'invite brutalement à lui éviter à l'avenir tout sujet de jalousie.
Cependant dona Ana s'est réfugiée dans une église où Don Juan, averti par Colochon, cherche à la rejoindre. Une des chapelles de cette église se trouve contenir le cénotaphe du Commandeur, avec une inscription empruntée au Burlador :
Aguardo aqui de un traydor
Que Dios vengança me de.
(J'attends ici que Dieu me venge d'un traître.)
Don Juan se moque de la menace et invite la statue à venir
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chez lui souper et vider ensuite leur différend dans un combat singulier. La statue accepte d'un mouvement de tête et se rend aussitôt à l'invitation. Le dîner a lieu. Don Juan, d'abord ému, reprend vite son calme et sa gaieté, tandis que Colochon se livre à des facéties entremèlées de mouvements de terreur. Des chanteurs se font entendre, comme dans le Burlador, engageant le libertin à se méfier de la fragilité des plaisirs de ce monde 1. Le souper achevé, la statue invite à son tour son convive. Celui-ci promet d'être exact, et demande où aura lieu le duel. « Dans ma chapelle, dit le marbre, et, en attendant, bon courage! — J'en eus toujours, réplique Don Juan; si je n'ai pas craint mille ennemis vivants, comment en craindrais-je un mort 2! » Mais avant d'aller au dîner du Commandeur, Don Juan veut hâter son mariage avec doua Ana. Pressée de tenir sa parole, celle-ci déclare qu'elle n'épousera que le vengeur de son père. « Nul autre que moi n'est capable de vous venger de moi3 », lui réplique-t-il. Après ce cynique aveu, il met en fuite le corré- gidor qui, à l'appel de dofia Ana, est venu avec de nombreux soldats s'assurer de sa personne. Puis, fidèle à sa parole, il se rend auprès du tombeau. Là, de mauvais présages l'assaillent : son haleine est oppressée, son cœur se serre, une voix lui crie : « Aujourd'hui la justice te convie à ta dernière nuit4 ». Il entre cependant, salue la statue et se met à table; les mets habituels de vipères et de scorpions lui sont servis, tandis que des chants se font entendre pour la deuxième fois :
Hombre tu plaijo llegó :
Esta es tu ora postrera.
(Homme, ton terme est arrivé; voici ton heure dernière.)
1. Los placeres de este bida
Son engaÜo.
(lIe journée. La pièce n'est pas divisée en scènes.)
2. Si non temo
A mil enemigos bivios
Como a uno y esse muerto
Podré temei-. (II" journée.)
3.... pensad
Que si yo de mi no os bengo
No ay quien os pueda bengar. (IIIe journée.)
4. Oy a la noche postrera
La justicia te combida. (IIIC journée.)
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Sur ces entrefaites, le corregidor, remis de son alerte, fait cerner l'église oü il a vu entrer Don Juan et vient lui-même l'y arré- ter. Le spectacle qu'il voit le glace de terreur : Don Juan, épou- vanté, cherche en vain á manger; les voix mystérieuses répétent:
Hombre tu plago llegó
Esta es tu ora postrera.
... Muera
Quien biviendo no bivio.
(Homme, ton terme est arrivé; voici ton heure dernière. Qu'il meure, celui qui, vivant, n'a pas vécu.)
Par une suprême bravade, le libertin réclame cependant le duel promis. « C'est l'affaire de Dieu de me venger 1 », lui répond la statue, et aussitôt les flammes engloutissent le coupable. Le corregidor, après avoir tiré la morale de ce châtiment, va raconter au marquis et à dona Ana les événements merveilleux dont il a été le témoin. Les deux jeunes gens se marient enfin, et Colochon jure de se faire chartreux.
A l'inverse du Burlador et de la plupart des pièces du théâtre espagnol, la Venganza en el sepulcro est peu chargée d'incidents, et fort simple. Elle n'a pas d'autres qualités. L'intrigue est plate, sans invention, sans intérêt. Elle ne progresse, ni ne se renouvelle. Ce sont toujours les mêmes instances menaçantes de Don Juan auprès de dona Ana, les mêmes terreurs et les mêmes efforts dilatoires de celle-ci, les mêmes plaintes impuissantes du marquis au fond de son cachot. Le châtiment de Don Juan — d'ailleurs semblable à celui du Burlador — n'est que le résultat de la vengeance privée du Commandeur, en même temps qu'un expédient imaginé par lui pour délivrer sa fille de la poursuite obstinée de son meur-. trier. Il n'est plus la punition miraculeuse, voulue par Dieu, des nombreux crimes du débauché. La valeur morale du drame
i. Es de Dios
1Ii benganija.
Dans le texte, le b est généralement substitué au v.
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s'en trouve diminuée. En outre, Don Juan meurt dans l'épouvante, mais sans se repentir, aussi ferme dans sa perversité que. le Don Juan italien.
Des trois héros de l'aventure, le marquis de la Mota et dona Ana sont d'aimables et tendres jeunes premiers, sagement amoureux l'un de l'autre, qui ne savent plus que gémir le jour où un fou furieux entre brutalement dans leur existence et vient, sans crier gare, interrompre leur félicité. Don Juan a subi une telle transformation qu'il en est méconnaissable : il a tout d'abord perdu le trait essentiel de son caractère : ce n'est plus le libertin volage, courant de conquêtes en conquêtes, trompant toutes les femmes, oubliant aussitôt une dupe pour en faire une autre. Loin de là : il s'attache obstinément à venir à bout des résistances de la seule dona Ana, pour laquelle il semble bien avoir plus qu'un simple caprice, sinon un véritable amour. C'est du moins un sentiment violent qui le possède tout entier, et lui fait dédaigner de plus faciles victoires; mais ce sentiment est sans tendresse : il désire la jeune fille avec une brutalité impérieuse, mêlant sans cesse des menaces à ses protestations et s'emportant en fureurs jalouses. Le Burlador séduisait par sa grâce charmante, ses flatteries et ses tendres propos : lui, au contraire, prend l'attitude et le ton d'un spadassin mal élevé; il se flatte de dompter les cœurs par l'effroi qu'il inspire. Pour se faire aimer de dona Ana, il commence par lui étaler ses crimes et ses exploits sanglants : ce ne sont que gens massacrés, troupes mises en déroute, femmes violées. Il fait ainsi sa cour en agrémentant de quelques gongorismes ce long tissu de scélératesses. On dirait un capitan revenu de campagne, qui, le poing sur la hanche, la moustache retroussée, l'air conquérant, enjôle une fille par ses gasconnades et ses galanteries de caserne. Il y a en lui du matamores; ses déclarations amoureuses ont la fadeur précieuse et l'emphase de ce Miles gloriosus. Comme lui, il ne cesse de vanter sa bravoure et ses actions d'éclat : aux Pays- Bas, il a empêché quatre cents ennemis de débarquer; à Tolède, c'est tout le cortège d'une noce qu'il a mis en fuite; une foule innombrable qui, dans une querelle, a eu l'imprudence de
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prendre le parti de son adversaire, a été dispersée par son bras. Il s'indigne qu'on ose lui comparer le Cid j :
Si je tire mon épée,
Si je tire ma cape,
Un escadron, un bataillon entier
Ne sont rien pour me résister2.
En somme, ce héros de cape et d'épée, cet énergumène fanfaron n'est qu'un fils très dégénéré du Burlador. Il a perdu l'aimable frivolité du héros de Tirso dont il dénature par sa brutalité et ses rodomontades la perversité séduisante.
Cette conception nouvelle du personnage, grossi, déformé, sans nuances, sans vérité psychologique, ni valeur représentative, se retrouve encore en Espagne dans une pièce restée moins obscure que celle d'Alonso de Cordova.
Dans la première partie du XVIIIC siècle, un imitateur de Cal- deron, don Antonio de Zamora, gentilhomme de la chambre et officier du secrétariat du gouvernement des Indes, remit sur la scène le sujet du Burlador sous un titre un peu différent, mais qui indique l'intention de conserver la leçon morale du drame de Tirso : « No ay deuda que no se pague y Combidado de piedra » (Il n'y a pas de dette qui ne se paie, ou le Convié de pierre). Imprimé à Madrid en 17443, ce drame fut représenté sans doute quelques années auparavant à une date inconnue4. Il est directement inspiré du Burlador, dont il n'a conservé
1. Que fue el Cid para conmigo
No bes que es poco blasón
Para ser comparación
De mi balor. (lrc journée.)
2. Porque si saco la espada
Porque si la capa tercio
Un escuadron, todo un tercio
Para resistirme es nada. (Ire journée.)
3. La pièce est la cinquième du t. Il de l'édition publiée en 1744 chez le libraire Hip. Rodriguez.
4. Castil-Blaze donne la date de 1725 sans indiquer de référence.
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cependant ni la grandeur religieuse de la dernière partie, ni la grâce délicate des scènes champêtres. Des aventures de cape et d'épée, des vengeances terribles, des emprisonnements, des duels, des meurtres compliquent et dénaturent une intrigue où s'entrechoquent les intérêts et les passions de multiples personnages. Demoiselles et courtisanes, rufians, étudiants, grands seigneurs, monarque, son père même, il n'est personne que Don Juan n'offense, déshonorant et trahissant les unes, bravant et outrageant les autres, trompant, violant, tuant, accumulant tous les crimes avec une démence furieuse.
Comme le Durlador, il a quitté Naples après avoir abusé d'une jeune fille dont le fiancé, Don Filiberto, le poursuit jusqu'en Castille. Il doit lui-même épouser la fille du commandeur d'Ulloa, dona Ana, qu'il n'aime pas et qu'il dédaigne pour une autre beauté, dona Beatriz de Fresneda. Mais, à la nouvelle de son escapade, le commandeur, ayant retiré sa parole, le voilà, par un revirement où le dépit et l'orgueil semblent avoir plus de part que l'amour, subitement épris de la femme qu'on lui refuse. Il délaisse brutalement Beatriz et ne songe plus qu'à tirer vengeance du malencontreux Italien qui a fait rompre son mariage. L'ayant rencontré chez son ancienne fiancée, il s'apprête à le frapper, quand l'intervention du commandeur détourne son épée : c'est le vieillard qui est tué, pour avoir voulu sauver non plus l'honneur de sa fille, mais la vie de son hôte.
Les crimes de Don Juan ont ainsi en peu de temps suscité contre lui de redoutables ennemis. Doiia Beatriz, qui l'aime encore, remet à Dieu le soin de sa vengeance; mais don Filiberto le provoque en champ clos et, de son côté, dona Ana, dont l'amour n'est cependant pas éteint par la mort de son père, paie pour le tuer le propre frère de dona Beatriz, un rufian peu scrupuleux, don Luis de Fresneda. Celui-ci a déjà des griefs personnels contre Don Juan qui l'a doublement offensé en déshonorant sa sœur et en le blessant lui-même, au cours d'une algarade avec des étudiants. Aidé d'un vieux serviteur du commandeur d'Ulloa, il tente d'assassiner Don Juan, mais c'est lui qui tombe frappé par l'épée de son ennemi.
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La poursuite de don Filiberto n'a pas plus de succès : le tournoi dans lequel il se mesure avec Don Juan est interrompu par l'intervention du roi, avant qu'aucun des deux adversaires ait remporté la victoire.
Les vengeances humaines ayant échoué, c'est le ciel qui, conformément à la tradition, punira le criminel. Ironiquement invitée à dîner par Don Juan, la statue, que la piété de doua Ana a fait élever dans l'église de Saint-François à la mémoire de son père, a accepté l'invitation. En vain, elle cherche une première fois à convertir le pécheur. Celui-ci ne répond à ses exhortations qu'en essayant de violer dona Ana. Cette tentative de viol pourrait bien être un souvenir de Giliberto, dans la mesure où nous pouvons en juger par l'imitation de Villiers, chez qui Don Juan violente une paysanne dans les mêmes cir- ' constances. Ici, il s'adresse à la fille même de sa victime : il est en progrès. Après cet attentat, il ne craint pas de se rendre au dîner du commandeur. Des squelettes vêtus de noir, des plats de serpents, des voix qui chantent dans l'obscurité et font entendre ces paroles menaçantes :
Mortel, prends garde que quoique
Le châtiment de Dieu tarde
Il n'est pas de terme qui n'arrive,
Ni de dette qui ne se paie
annoncent l'approche du châtiment. La statue s'apprète en effet à précipiter Don Juan en enfer, quand il a un cri d'effroi et de repentir : « Que Dieu me sauve l'âme, s'il me prend la vie 2 ». Et il meurt en emportant l'espoir du pardon.
Ce dénouement modifie assez maladroitement la conclusion du Burlador et détruit la signification religieuse de la légende. La solution théologique que le premier drame donne à la délicate question du repentir et du salut est renversée, si Don Juan est sauvé; et la morale ne gagne rien au pardon d'un homme
1. Mortal advierte que aunque
De Dios el castigo tarde,
No hay plazo que no se llegue,
Ni deuda que no se pague. (IIIC journée.)
2. Dios mio, haced, pues la vida
Perdi, que el alma se salve. (III' journóe.)
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dont les regrets tardifs et intéressés ne sauraient racheter une longue existence de crimes.
Dans cette intrigue touffue et prolixe, Zamora fait évoluer un Don Juan dont la seule originalité est d'exagérer jusqu'à l'invraisemblance le caractère de son modèle. C'est une nouvelle déformation imposée au type légendaire par ce désir, que nous avons tant de fois signalé, de créer une figure plus expressive, en poussant plus au noir les traits primitifs. Ici, l'exagération produit un personnage contradictoire et détraqué, une sorte de maniaque dangereux, une brute frénétique.
En amour, il est toujours le trompeur volage, curieux de nouveauté, vite rassasié, mêlant au désir égoïste et sensuel des jouissances physiques, le mépris de la femme. Il viole sans scrupules, moins encore par bestialité que par dédain d'un bien dont il n'estime pas le prix. Son valet, Camacho, lui reprochant d'avoir déshonoré une femme de qualité, il lui répond que le mal fait, il n'y a guère de différence entre une fille noble et une vilaine'. Il quite Beatriz sans excuses ni consolations, en se riant de ses larmes. Il violente dona Ana après avoir tué son père, et au moment même où il prétend l'aimer : amour sans respect ni tendresse; amour sauvage, que pimente le plaisir de se venger et de faire souffrir.
Ces sentiments ne sont guère nouveaux; ce qui l'est davantage, c'est l'inconséquence qui s'y mêle : l'inconstance de Don Juan a de bizarres retours de fidélité; s'il trahit et s'il oublie, c'est, à l'inverse de ses aînés, pour revenir à celles-là même qu'il a délaissées : amant de Beatriz et fiancé de doua Ana, il les quitte l'une et l'autre pour des amours d'outremer; il reprend ensuite la première, l'abandonne encore en apprenant la rupture de son mariage avec la seconde, à laquelle il retourne finalement. Le trompeur aimable de Tirso, le sceptique ironique et calme de Molière s'est transformé en un éner- gumène extravagant dont les inconséquences ne se justifient que par la folie furieuse dont il est possédé.
t. Y hecho el yerro, qué mas tiene
El ser noble que villana? (Tre journée.)
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Insolent et batailleur, prompt à s'offenser et à punir, un rien le met hors de lui : il cherche querelle à des étudiants dont les cris de joie l'importunent; il rudoie et menace son père, brave le roi lui-même, qui veut le faire arrêter, essaie de tuer Don Filiberto, alors que les lois du duel tiennent son affaire en suspens, frappe le Commandeur sans avoir l'excuse de lutter pour sa vie, outrage la statue, dont aucune épigraphe injurieuse n'offense son honneur, et va la braver dans sa chapelle en dépit des tonnerres et des éclairs qui signalent la colère du ciel. Cet étalage de violence qui ne va pas sans forfanterie s'écroule subitement, par une dernière inconséquence, à l'heure du châtiment. Le bravache tremble alors, crie merci plus par peur que par remords, et termine ainsi misérablement la série de ses forfaits.
De nombreux personnages inutiles sont mêlés aux multiples aventures de" ce spadassin hâbleur et déséquilibré. Ils compliquent l'intrigue et détournent à leur profit une partie de l'intérêt qui devrait aller au seul Don Juan, dont le rôle se trouve amoindri.
Les uns sont empruntés aux drames antérieurs; les autres sont des créations originales. Parmi ces derniers, le rufian, Don Luis de Fresneda, et les étudiants ne paraissent avoir été imaginés que pour donner à l'humeur querelleuse de Don Juan plusieurs occasions de se manifester. La chanteuse Pispireta, courtisane vulgaire, remplace la poétique Tisbea. Don Filiberto n'est qu'un Octavio plus agité; don Diego, un père plus insignifiant et moins digne que celui du Budado1'; le roi, un monarque fantasque qui promet et refuse vengeance à dona Ana, emprisonne et met en liberté Don Juan, organise et interrompt sans motif son tournoi avec don Filiberto.
Deux figures ressortent au milieu de ce groupe banal, mais toutes deux ne sont que des copies1. L'une, dofia Beatriz, est
1. Les deux héroïnes de Zamora ne sont pas sans avoir quelques ressemblances avec celles de l'auteur anglais Shadwell : doiia Beatriz a la douceur, la résignation et la tendresse de Leonora; doiia Ana s'acharne à sa vengeance comme Maria. — Cf. plus loin, p. 349. — Il ne faudrait pas en conclure qu'il y ait eu imitation : la pièce de Shadwell n'a certainement pas passé en Espagne.
Mais les deux auteurs s'inspirent de souvenirs communs.
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manifestement inspirée d'Elvire : elle a conservé quelque chose de l'amour profond et pur, de la douceur résignée et si digne de l'héroïne de Molière. Comme celle-ci, elle découvre, sans y être préparée, l'infamie de l'homme à qui elle s'est donnée et qui l'abandonne, en ajoutant à la trahison la cruauté de l'ironie. Semblable à son aînée, plus blessée qu'irritée, plus disposée au pardon qu'à la vengeance, elle va chercher dans un couvent le calme du cœur et l'apaisement de sa souffrance. Mais Don Juan lui réserve un nouveau coup : la mort de son frère. Si peu intéressant que soit ce dernier, et si brutalement qu'il l'ait jadis traitée un soir où il découvrit ses amours, ses griefs cèdent à son affection et elle éclate en imprécations vengeresses contre le meurtrier. Quand Dieu punit celui-ci, don Diego la recueille et la prend sous sa tutelle.
La seconde victime de Don Juan, dona Ana — car, par une invention originale, le héros, si peu séduisant qu'il soit, est ici aimé de deux femmes, — rappelle la Chimène du Cid. Elle a vu son père frappé par la main même de l'homme qu'elle aime et qui lui est fiancé. La piété filiale l'emportant sur son amour, elle va se jeter aux pieds du roi pour lui demander justice; et comme le monarque diffère le châtiment, elle invoque pour venger sa querelle l'appui d'un autre bras., Elle reçoit ensuite chez elle Don Juan, comme Chimène a reçu Rodrigue, et elle aussi se laisse toucher par les prières et les paroles de tendresse que lui adresse son amant. La ressemblance, d'ailleurs, ne va pas plus loin. Le débat, si poignant chez Chimène, entre le respect filial et l'amour disparaît ici ; on devine seulement que dona Ana aime encore Don Juan, mais son devoir triomphe aisément de sa passion; elle soudoie même un assassin pour punir le meurtrier, et quand celui-ci a reçu son châtiment, elle accorde sa main à don Filiberto, qui n'oublie pas moins allègrement pour elle sa fiancée d'Italie.
L'absence de vérité psychologique habituelle au théâtre espagnol dépasse dans la pièce de Zamora les bornes de l'invraisemblance. Il y avait bien quelque originalité à faire aimer Don Juan par deux de ses victimes; mais l'auteur n'a su tirer
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aucun parti de l'intérêt que ce double amour pouvait ajouter à la personne du héros. La peinture de mœurs disparaît dans la confusion de l'intrigue. Quant à l'élément comique, il est à peu près nul.
Le valet Camacho est une mauvaise copie de Catalinon dont il n'a ni la finesse ni la foi naïve. Il fait sur la statue des plaisanteries qui rappellent les facéties d'Arlequin : le commandeur demeurant immobile et sans manger à la table de Don Juan, « Il déclare que le pain dur lui fait mal à une dent, dit-il en riant;... le médecin lui aura prescrit un régime 1... »
L'intervention même de la statue est maladroitement entourée de circonstances profanes qui dénaturent le caractère merveilleux de son apparition : tandis qu'elle quitte Don Juan après de longs et inutiles conseils, le rufian Fresneda se glisse à la dérobée et blesse légèrement son ennemi d'un coup de pistolet. Ainsi s'efface l'impression religieuse qui donnait au drame de Tirso sa portée morale et sa beauté : l'élément surnaturel n'est plus, comme dans les farces italiennes, qu'un moyen de frapper la curiosité, une machine à spectacles, avec tonnerre et éclairs.
La pièce de Zamora, privée d'intérêt religieux et de force comique, n'offrant pas comme celle de Molière une valeur documentaire sur la société contemporaine, n'est, en somme, qu'une confuse comédie d'intrigue où des inventions bizarres se mêlent à de maladroits emprunts. Cette œuvre traînante et plate est la dernière que la légende a inspirée à l'Espagne jusqu'au drame fameux de Zorilla.
Tandis que, dans son pays d'origine, la fable du Convive de Pierre, ne renaît ainsi après le Burlador que dans deux drames obscurs, elle produit en Italie une riche floraison de pièces, plus
1 • Dice que le duele un diente
Y esta un pan duro...
Le habrá mandado el doctor
Que se arregle. (IIC journée.)
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nombreuses toutefois, que vraiment intéressantes. Les Italiens qui ont été les premiers agents de la diffusion de la légende, dans leurs pièces de la Commedia sostenuta et de la Commedia delTArte, n'ont pas cessé depuis le milieu du XVlIe siècle de reprendre un sujet qui convenait si bien à la nature de leur théâtre et au goût du public. Mais, comme nous l'avons vu, le drame de Don Juan n'avait réussi chez eux qu'après avoir perdu son sens religieux pour dégénérer en une arlequinade polissonne. Ce fut sous cette forme que les auteurs italiens reprirent la légende. Tandis qu'en Espagne, en France, en Angleterre, le sujet conservait ou reprenait sa gravité primitive et n'alimentait pas moins la haute comédie que la comédie bouffe, en Italie il ne reparut guère, jusqu'au jour où Goldoni s'en empara, que dans des farces vulgaires qui n'appartiennent plus à la littérature. Les troupes ambulantes de comédiens le promenèrent sous ces oripeaux à travers les villes de la péninsule, sans iritroduire dans le vieux thème d'autres nouveautés que quelques facéties encore inédites. Le tragique séducteur et la statue surnaturelle allèrent ainsi de tréteaux en tréteaux, à la suite de Polichinelle et d'Arlequin. Les pièces où il figurait ne furent pas rédigées pour la plupart et ne méritaient pas de l'être. Ce n'étaient que des scenarii, aujourd'hui presque tous perdus, sans qu'il y ait lieu de regretter beaucoup leur perte.
Avaient-ils une source commune et quelle était cette source? A en juger par ceux qui nous sont parvenus, tous, avec plus ou moins de modifications, dérivaient des premières comédies italiennes et plus particulièrement de celle de Cicognini. Dans la suite, quand la pièce espagnole fut plus répandue, quand les pièces françaises furent connues1, les auteurs italiens subirent l'influence de ces œuvres nouvelles et leur firent des emprunts.
Des comédies de cette période une seule présente quelque intérêt. C'est le Convitato diPielra d'Andréa Perrucci,de Palerme,
1. En 1696, dans la traduction en 4 volumes des œuvres de Molière, de
N. di Castelli, se trouve le Festin de Pierre, de Molière, sous ce titre Il Convitato di Pietra. La traduction de la pièce faile sur l'édition de Hollande contient la . scène du pauvre.
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opéra tragica in prosa, joué pour la première fois en 1678, repris en 1684 et refondu en 1690 par le même auteur sous l'anagramme d'Enrico Prendarca'. Perrucci, disciple de Cicognini, comme lui imitateur des Espagnols, appartient à cette période de l'art théâtral italien qui, tendant de plus en plus à mêler la comédie populaire à la comédie littéraire, se complaît dans les aventures extraordinaires, les intrigues embrouillées, les équivoques prolongées, la pompe et la préciosité du style, la beauté des métaphores et le mordant de la plaisanterie 2.
Le Convitato de Perrucci justifie, par l'abondance du développement, la richesse verbale du dialogue, l'emphase et la recherche du ton, la définition que l'auteur lui-même donne de la comédie contemporaine dans son traité de l'art dramatique. L'invention porte toute sur le choix des détails. Le développement de l'intrigue reste à peu de chose près tel qu'il est chez Cicognini.
La pièce comprend trois éléments distincts : une partie, de beaucoup la plus considérable, imitée du Convitato di Pietra de Cicognini; quelques détails directement tirés du Burlador et plusieurs scènes qui ne se rencontrent dans aucun modèle antérieurement connu. Cette partie, d'ailleurs peu importante, semble originale.
Les personnages ont subi quelques modifications : Passarino. s'appelle Coviello; Fighetto et Pantalon sont fondus en un seul personnage : Pollicinella. Brunetta devient Pimpinella; et la pêcheuse, qui reprend son nom espagnol de Tisbea, a une servante du nom de Rosetta. Comme chez Cicognini, la scène se
1. Cf. Allacci, p. 128 de la 2" édit. de la Drammaturgia. — Perrucci fut aussi un théoricien de son art. Il a écrit un traité Dell' arte rappresentativa prémédita ed ail' iniprovviso, Naples, 1699.
Le texte sur lequel j'étudie la pièce est celui de 1706. Il se trouve à Bologne à la B. U. et porte le titre suivant : Il Convitato di Pietra, opera tragica ridotta in miglior forma e abbellita del dottor Enrico Prendarca, dedicato al molto illustre-
Signore il Dott. D. Mario Manzani della città di Reale, in Napoli, a spese di
Tomaso Aiccardo, MDCCVI, con licenza de' Superiori.
2. - Le comedie moderne più allettano e gradiscono con le gale moderne, tenendo sospesi gli animi con le stravaganze degli avvenimenti, viluppo dell' intreccio, equivoci continuati, metafore bellissime e sali mordaci. (Perrucci,. op. cit., p. 47.)
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passe d'abord à Naples, puis à Séville; mais le naufrage, c'est- à-dire la fin de l'acte II, se passe dans l'île de Majorque.
Perrucci a emprunté à Cicognini sans les modifier dans leur ensemble les aventures de Don Juan à Naples avec la duchesse Isabella ; l'arrivée soudaine du roi et la fuite du coupable sauvé gràce à l'intervention de son oncle, par un mensonge. Toutefois, un dialogue plus abondant, des détails plus nombreux allongent cette première partie de la pièce. Interrogé par son oncle sur les circonstances de 'l'attentat, Don Juan le raconte avec prolixité, se montrant plus résolu et moins inquiet des suites de l'aventure qu'il ne l'est chez Cicognini. Il prend même un ton provocateur : « Voici, s'écrie-t-il en brandissant son épée, et mon Dieu, et ma loi l,» En même temps, il fait de l'esprit, il raille non sans malice : Isabella éplorée se plaignant qu'il lui ait ravi l'honneur : « Le plaisir a été réciproque », lui répond-il 2; et à son oncle qui lui reproche l'outrage fait au roi dont il a renversé le flambeau : « Qu'avait-il besoin d'aller de nuit espionner les actions des autres 3? »
Quant au vieillard, il devient sermonneur : il adresse à son neveu un fastidieux discours sur l'honneur; il lui cite l'exemple d'Hercule hésitant entre le vice et la vertu; il lui rappelle le sang illustre qui coule dans ses veines, et, finalement, il l'aide à fuir par un balcon sans lui faire les adieux puérils qu'il lui adresse chez Cicognini. La duchesse Isabella n'est pas moins prolixe : questionnée par Don P-ietro, elle lui fait un interminable récit de l'aventure de la nuit 4.
L'auteur passe ensuite les scènes v et vi de son modèle, scènes qu'il reprendra un peu plus loin, et continuant à suivre Don Juan, il nous le montre à la recherche de son valet Coviello. Celui-ci se plaint que son maître le fasse courir nuit et jour et le fatigue comme une mule de médecin, quand Don Juan
L Questa sarà il mio Dio; questa sarà la mia legge (I, 3).
2. M'involasti l'onore. — Fu reciproco il diletto (I, 1).
3. E che importava a lui andar di notte investigando l'attioni altrui? (I, 3).
4. Les quatre premières scènes de Perrucci correspondent aux quatre premières scènes de la pièce de Cicognini.
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parait. Après de nombreux lazzi imités de Cicognini, entre le maître et le valet qui ne se reconnaissent pas, Don Juan raconte à Coviello la ruse qui lui a permis de jouir des faveurs d'Isabella : il avait observé le manège du duc auprès d'elle; il a imaginé d'entraîner le duc au jeu, l'y a laissé et est allé prendre sa place auprès de sa maîtresse. Après avoir écouté le récit de cette supercherie, Coviello s'amuse aux dépens de son maître en jouant, à la faveur de la nuit, le rôle de deux personnages : le sien, et celui d'un officier de police envoyé à la poursuite de Don Juan. Toute cette partie de la scène, pleine d'entrain et de. -traits d'un comique assez heureux, a été ajoutée par Perrucci au texte de son modèle '.
L'auteur revient ensuite à Cicognini et reprend les scènes qu'il avait passées plus haut : elles contiennent la fausse accusa- sation portée par don Pietro contre le duc Ottavio et l'entrevue entre la duchesse Isabella et le roi 2. Toutefois, au lieu de consoler et de plaindre la jeune fille, comme il le fait chez Cicognini, le monarque lui adresse de vifs reproches sur sa légèreté. Perrucci s'est ici inspiré plus directement du texte de Tirso 3. Après quoi il reproduit la conversation entre Ottavio et son valet 4. Mais le duc, lui aussi, est devenu plus verbeux et plus emphatique que son modèle : il célèbre en termes poétiques et pompeux le lever de l'aurore; il maudit le jeu qui l'a empêché d'être exact au rendez-vous de son amante. Il se dispose enfin à aller s'excuser auprès d'elle quand don Pietro vient lui faire part de l'ordre d'arrestation dont il est porteur, et lui conseille de fuir au plus vite 5. Resté seul, l'infortuné, dans un long monologue, ajouté au texte de Cicognini, gémit sur son malheur, se plaint de l'inconstance de la fortune, et de l'influence maligne des astres.
Le naufrage de Don Juan, recueilli par la pêcheuse Tisbea, reproduit avec quelques modifications le texte de Cicognini :
1. Cicognini, acte I, se. VII; Perrucci, acte 1, se. v et vi.
2. Cicognini, acte 1, se. v et vi; Perrucci, se. VII et vra.
3. Burlador, I, 7.
4. Cicognini, se. vui; Perrucci, se. ix.
5. Cicognini, sc. ix; Perrucci, x.
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la pêcheuse redevient précieuse comme dans le Burlador et son monologue sur les douceurs de la liberté, sur le bonheur qu'elle goûte dans sa chaumière, plus chère à son cœur que tous les palais des rois, rappelle le gongorisme et l'érudition de son aînée espagnole. Elle méprise les trésors de Crassus1, la table d'Héliogabale, la magnificence de Cléopâtre, de César et d'Alexandre 2. Sa servante Rosetta l'interrompt, et toutes deux se lamentent sur la tempête qui bouleverse la mer quand Don Juan et Coviello apparaissent, trempés, sur la plage. Cette scène rapide est de l'invention de Perrucci. Les naufragés rendent grâces au ciel; Coviello regrette, comme Catalinon, que le ciel n'ait pas mis du vin à la place de l'eau; Don Juan oublie tout pour ne plus voir que la beauté de Tisbea, et un gracieux dialogue s'échange entre le jeune homme et la jeune fille :
« 0 ma beauté, vous êtes peut-être Vénus qui vient à mon [secours? — Et vous êtes sans doute le soleil qui sort du sein de Thétis? — Que d'amants se changeraient en poissons pour tomber dans votre filet ! — Que d'amantes se changeraient en ondes pour vous tenir dans — Je sors de l'eau pour me plonger dans le feu. [leur sein! — Je suis venue pêcher, et me voilà prise.
— Les perles empruntent à vos dents leur blancheur.
— Le corail serait plus beau s'il empruntait son éclat à vos lèvres. — Maintenant je peux dire qu'amour est pêcheur.
— Maintenant, je reconnais que la déesse d'amour est née de la — Si vous désirez pêcher, voici mon cœur. [mer. — Si vous désirez le rivage voici mon sein.
— Dites moi, vous êtes peut-être Doris ou Galathée?
— Faites-moi un aveu : êtes-vous le soleil, ou Orion sortant de [l'onde 1? »
1. C'est le nom que donne le texte. Peut-être faut-il lire : Crésus.
2 Burlador, 1, 10; Cicognini, 1, 10; Perrucci, 1, 11. Le monologue de Tisbea chez Perrucci est mêlé de vers.
1. D. J. — Bella! forsi voi Venere siete, che mi date soccorso.
T. — E voi siete il Sole forsi, che lasciate il seno di Teti.
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A l'imitation de son maître. Coviello courtise la servante Rosetta : cette scène nouvelle remplace ici la scène entre le docteur, Brunetta et Pantalon, que nous Io retrouverons plus loin.
Son désir satisfait, Don Juan abandonne Tisbea, moins brutalement d'ailleurs qu'il ne le fait chez Cicognini, et en mettant sa trahison sur le compte de la destinée 1. Les plaintes de la jeune fille trahie reproduisent plus longuement et surtout avec plus d'emphase les lamentations de ses deux aînées italienne et espagnole 2.
A l'acte II, passant d'abord la scène i de Cicognini, entre, Don Juan et Ottavio, scène quril reprendra dans la suite, Perrucci nous transporte à Séville où le duc nouvellement arrivé se rencontre avec le roi de Castille3. Le monarque lui demande la cause de son départ de Naples et quand il a écouté le long récit de sa mésaventure, il lui promet son appui. Le commandeur, don Consalvo Olloa, revient sur ces entrefaites de son ambassade et fait au roi une description de Lisbonne aussi emphatique que fantaisiste. Cette partie ne diffère que par la longueur du développement, du texte de Cicognini '.
Don Juan, à son tour, arrive à Séville et se félicite auprès de Coviello de sa bonne fortune qui le conduit dans une ville aussi agréable et où il se promet toutes sortes de plaisirs. Coviello l'invite à se méfier de la patience céleste, qu'il finira par lasser;
D. J. — O quanti amanti si trasformerebbero in pesci per inciampar al vostro filo!
T. — O quant' anime si trasformerebbero in onde per havervi nel seno.
D. J. — Scampo dall' acque per sommerzermi nel foco.
T. — Vengo per predare e rimango predata.
D. J. — Le perle apprendono da' tuoi denti la bianchezza.
T. — I coralli saranno piü belli, apprendendo piü vaghezza da' vostri labri.
D. J. — Hor si che posso dire che Amore sia pescatore.
T. — Hor si che confesso che dal mare nacque la Dea d'Amore.
D. J. — Se bramate predare, ecco il mio cuore.
T. — Se bramate il lido, ecco il mio seno.
D. J. — Ditemi, sete forsi Dori o Galatea?
T. — Confessatemi, siete il Sole, o Orione dal mar qui sorto?... (I, 13).
1. Cicognini, 1, 13; Perrucci, 1, 15.
2. Burlador, 1, 17; Cicognini, 1, 13 (2e partie); Perrucci, 1, 15 (fin).
3. Cicognini, II, 2; Perrucci, 11, 1.
4. Cicognini, II, 2 (2" partie); Perrucci, II, 2.
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mais Don Juan se soucie bien du ciel! N 'a-t-il rien lui-même à se reprocher? Qu'il s'occupe de ses affaires et non de celles des autres1. Cette impiété joviale et facétieuse ne rappelle ni la violence déclamatoire du Don Juan de Villiers, ni le mordant scepticisme du Don Juan de Molière. Elle s'exprime avec une bonne humeur qui donne une allure aimable et presque séduisante à là corruption du héros de Perrucci.
L'auteur revient alors à la scène i du texte de Cicognini, à la rencontre de Don Juan et d'Ottavio. Ici, toutefois, les jeunes gens ajoutent à leurs compliments un éloge de Séville qui n'est pas dans le modèle italien, mais qui est inspiré du Burlador2. Le duc vante surtout les dames de la ville, dont la beauté surpasse celle de Cléopâtre, de Sémiramis, de Pénélope, de Pallas elle-même. Il annonce ensuite à son ami la nouvelle de son prochain mariage avec donna Anna, en lui faisant de sa fiancée un portrait si séduisant que Don Juan n'a plus d'autre désir que de posséder la jeune fille. L'arrivée d'un page, porteur d'une lettre de donna Anna à l'adresse du duc, vient à point pour servir ses projets. Il prend la lettre, la lit, puis la remet au duc à qui il emprunte son manteau. Ces scènes sont plus directement empruntées à Tirso qu'à Cicognini qui a supprimé l'histoire de la lettre 3.
Perrucci intercale ensuite une scène comique entre le docteur, sa fille et Pollicinella. C'est un souvenir d'une scène de Cico-
1. Che mi vai raccontando tu di Cielo?... Egli dcvo emendare le sue imper- fettioni, poiche tiene un sole che s'ecclissa; una luna ch' é scema; stelle che presagiscono maligni inHussi... ma... come posso od'endere il Cielo s'egli é da moi tanto lontano?... E ch'egli bada a gli affari suoi; e non have alt.ro che pensare se non a me?... (II, 3).
Cc< Que me parles-tu du Ciel?... Qu'il corrige ses propres défauts, lui dont le soleil a des éclipses, la lune son déclin, les étoiles leurs malignes influences....
Mais comment offenser le ciel s'il est si loin de moi?... Qu'il s'occupe de ses affaires! N'a-t-il pas à penser à d'autres qu'à moi? »
2. Burlador, II, 5; Perrucci, II, 4. Dans le Burlador, les jeunes gens parlent des femmes de la ville en les désignant par leurs noms; les détails sont beaucoup plus précis.
3. Burlador, 11, 6, 9; Perrucci, II, 5, 6. Ici, Don Juan feint d'avoir trouvé la lettre dans les mains de son valet; il le gourmande et le menace, en dépit de ses protestations.
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gnini mais un souvenir assez lointain : les plaisanteries et les devinettes auxquelles se livrent les personnages de Cicognini sont supprimées. Le docteur se contente d'annoncer à sa fille qu'elle va épouser le serviteur d'un maître opulent. Don Juan ne tarde pas à revenir avec Coviello qui lui adresse sans succès quelques sages avertissements ; puis il pénètre chez donna Anna pendant que des musiciens font entendre une sérénade3. Ces détails semblent empruntés au texte de Tirso, que l'auteur dans toute cette partie de la pièce suit de plus près que le texte de Cicognini. Le duc arrive sur ces entrefaites, fait un éloge emphatique de donna Anna; mais après avoir en vain sonné à sa porte, il se retire en croyant la jeune fille occupée par le retour de son père \
Ce qui suit est imité de Cicognini : c'est la lutte de Don Juan et du commandeur, la mort de ce dernier, le retour du duc et de Don Juan qui échangent de nouveau leurs manteaux, les plaintes de donna Anna qui vient demander justice au roi, l'ordre de celui-ci de donner dix mille écus à qui livrera le meurtrier, ordre que publie le valet Pollicinella. Toutefois, Perrucci a introduit dans les détails quelques changements qui modifient l'allure générale de ces scènes et l'impression qu'elles laissent. Cicognini avait atténué très sensiblement l'élément tragique et développé les bouffonneries de Fighetto et de Passa- rino. Perrucci, au contraire, supprime les plaisanteries entre les deux valets et donne beaucoup plus d'importance aux détails dramatiques : le commandeur, en mourant, exhale de longues plaintes3; sa fille vient d'abord gémir sur son cadavre, en termes emphatiques et précieux, invoquant la foudre et les furies vengeresses 6; puis, une seconde fois, elle pleure auprès du roi, compare son père à Énée, son ravisseur à Tarquin et elle-même à Lucrèce 7.
1. Acte I, sc. XII.
2. Burlador, II, 8; Cicognini, 11, 3; Perrucci, Il, 8.
3. Burlador, If, 14; Perrucci. 11, 9.
4. Burlador, II, 15; Cicognini, 11, 4; Perrucci, II, 10.
3. lJ, 1.
6. II, 12.
7. Cicognini, 11, 11; Perrucci, 11, 16.
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Don Juan, qui s'est enfui, met à l'épreuve comme dans
Cicognini, mais beaucoup plus rapidement, la fidélité de son valet; puis il enlève la jeune Pimpinella pendant qu'elle danse avec Pollicinella *.
Le troisième acte est aussi inspiré du texte de Cicognini : mais ici encore, quelques modifications importantes ont été introduites. Le valet Coviello, excédé des crimes de Don Juan, se décide à le dénoncer au duc Ottavio. Celui-ci, indigné, soufflette Coviello en le chargeant de transmettre, avec un cartel, ce soufffet à son maître. Don Juan relève le défi; mais, en attendant, il s'est enfermé, par prudence, dans le temple où se trouve le mausolée du commandeur, le roi ayant déclaré cet asile inviolable. Les soldats, lancés à sa poursuite, doivent donc se contenter de cerner le monument. Ce détail nouveau est à retenir, car il a inspiré à Goldoni une longue et fastidieuse scène.
Don Juan se rend cependant au festin de la statue où il fait bonne contenance, bien qu'il se plaigne qu'on lui serve des mets dignes de Thyeste et de Procuste. La statue l'entraîne, et son valet vient raconter sa fin au roi et au duc Ottavio. Une scène finale imitée de Cicognini nous montre ensuite le coupable subissant dans les enfers les derniers supplices 2.
1. Cico--iiini, II, 13, 15, 16, Perrucci, II 18, 19, 20.
2. Voici le tableau des scènes de cette dernière partie, imitées de Cicognini Cicognini, III, 1 : Perrucci, 111, 1. — Perrucci, 2 (scène nouvelle dans laquelle Pimpinella raconte sa mésaventure il son père et à Pollicinella). — Cicognini, 2 Perrucci, 3 (moins les facéties de Passarino dans la rencontre avec la statue). — Cicognini, 5 : Perrucci, 4 (Pollicinella confie ses soupçons au duc). — Perrucci, 5 (scène nouvelle : Coviello dénonce Don Juan au duc). — Cicognini, 4 Perrucci, 6 (le duc dénonce Don Juan au roi; avec quelques détails nouveaux). — Cicognini, 7 : Perrucci, 7 (le dottore, sa fille et Pollicinella viennent demander justice au roi). — Perrucci, 8, lrc partie nouvelle (Coviello transmet à Don Juan le cachet du duc). — Cicognini, 5 : Perrucci, 8, 2- partie (le repas de Don Juan et du valet; arrivée de la statue). — Cicognini, 5 (suite) : Perrucci, 9 (1er festin de Don Juan et de la statue). — Perrucci, 10 (scène nouvelle entre le dottore et Pollicinella). — Perrucci, 11 (scène nouvelle : profession de foi amoureuse de Don Juan). - Perrucci, 12 (scène nouvelle entre le dottore, sa fille et Pollicinella). — Cicognini, 8 : Perrucci, 13 (le repas du commandeur). — Perrucci, 14 (scène nouvelle : regrets du roi de n'avoir pu encore s'emparer de Don Juan). — Cicognini, 10 : Perrucci, 15 (récit de la fin de Don Juan). — Cicognini, 11 : Perrucci, 16 (Don Juan aux enfers).
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Quelques épisodes comiques se mêlent à cette dernière partie : le docteur, pour consoler Pollicinella, lui promet d'augmenter la dot de sa fille et lui fait un éloge lyrique de la Corne : elle est symbole d'abondance et signe de force, elle est en grand honneur chez les rois et chez les dieux. Jupiter s'est transformé en taureau, Bacchus a pris la forme d'un bélier, Diane celle d'une biche ' .
La pièce de Perrucci est donc surtout une réédition de celle de Cicognini avec des souvenirs du Burlador. Mais le ton comique de la pièce italienne est, sinon effacé, du moins très atténué. Le nouveau Convitato est plus un drame qu'une comédie. Cependant, l'originalité de Perrucci est moins dans ce retour à la tradition première, moins aussi peut-être dans les détails qu'il a imaginés, que dans la virtuosité avec laquelle il allonge et embellit le texte de son modèle. Traitant celui-ci comme un canevas, il le développe avec une faconde prestigieuse. On dirait un écolier passé maître dans l'art de l'amplification, dont l'imagination inventive se joue avec son sujet. Les dialogues si brefs, les monologues si secs de Cicognini se déroulent chez Perrucci en d'interminables tirades, harmonieuses, presque éloquentes, d'une extraordinaire richesse de mots, toutes pailletées d'épithètes, pleines de traits étincelants et finissant toujours par un couplet chanté, de deux vers au moins, qui achève la pensée dans un mouvement lyrique.
L'érudition, la préciosité se mêlent dans ces développements où la verve coule inépuisable, empruntant à l'histoire, à la mythologie, aux sciences et aux arts mille comparaisons, mille rapprochements imprévus. Les astres, les Dieux, les grandes figures de l'antiquité, les savants, les philosophes, les femmes célèbres, tout un monde hétérogène et bizarre défile dans les déclamations emphatiques de Don Juan, d'Ottavio, de Tisbea, du roi lui-même.
1.... Num del zielo non l'e sta cornud : Zove se feze un Tor, Bac un Mouton,
Diana una zerula, anzi nel ziel si dimostra cornuda... Quanti re han porta piu le corna che la corona; e questa voz de corn vol dire alter che fortez? Dunque cornud vol dir fort. El doze de Venetia per adornament port en test el corn ducal; a Zippo zeneroso Romano non le nacque un corn e che l'esser cornudl' é la piü bela cos del Mon (acte III, se. x).
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C'est un délire d'imagination à travers lequel Don Juan apparaît comme un fanfaron de l'amour, compagnon joyeux et exubérant, irrésistible par son entrain, s'enivrant de ses triomphes et plus encore de ses paroles, emportant les cœurs dans le flux de ses déclarations, se jouant du ciel comme des femmes, avec plus d'ironie que d'impiété, toujours souriant, railleur, aimable, étourdissant de mouvement, de jeunesse et de vie 1.
La pièce de Perrucci, reprise et retouchée par son propre auteur, a, comme celle de Cicognini, donné le jour à plusieurs pièces de la Commedia dell' Arle. Récemment, M. Benedetto
Croce a découvert et déposé à la bibliothèque nationale de la ville de Naples 2 un scenario très développé sans nom d'auteur,
1. Voici une jolie profession de foi amoureuse de Don Juan : au moment de se rendre à l'invitation du commandeur, Coviello effrayé cherche à retarder son maître. Il lui dit :
COVIELLO. — Dimme, sior D. Giovanni, si nce fosse na cecata che ve paréria?
Sarria cosa de satesfattione?
D. J. — Come cieca l'amerei al certo, perché la stimerei tutta amore, et essendole una volta entrato nel cuore, non haverei dubbio che potesse amar altri, havendo chiuse le porte del euore che sono gli occhi.
Cov. — E se fosse senza diente?
D. J. — Saria mia gran fortuna, mentre non haverebbe il mio cuore il timore di poter esser morsicato.
Cov. — ... E se fosse sorda?
D. J. — Questa al certo sarebbe lo scopo de' miei pensieri, essendo sicuro che non darebbe orecchio alle suppliche d'altri amanti.
(Dites-moi, Seigneur Don Juan, si vous rencontriez une aveugle, seriez-vous satisfait? — Je l'aimerais certes, car je l'estimerais tout amour, et une fois maître de son cœur, je n'aurais pas à craindre qu'elle pût en aimer d'autres, ayant closes ces portes du cœur qui sont les yeux. — Et si elle n'avait pas de dents? — Ce serait un grand bonheur, car je n'aurais pas à craindre qu'elle me déchirât le cœur. — Et si elle était sourde? — Elle serait certainement le but de mes pensées, car je serais bien sûr qu'elle ne prêterait pas l'oreille aux prières d'autres amants.)
Il aimerait aussi une muette, parce que « l'Amour veut des actes et non des paroles » (mi parlerebbe sempre cogli atti : se vuole atti e non parole Amore); une chauve, parce qu'elle serait le symbole de sa destinée : « il vivrait libre des liens de l'Amour, son amante étant privée de cheveux » (viverei libero dalle catene amorose, ritrovandosi il mio bene privo de' crini). Il aimerait même une bossue : il l'appellerait « un Atlas de beauté, et dirait qu'elle a un ciel de grâces sur les épaules » (direi che fosse un' Atlante di bellezza : un cielo di gratie su gli omeri) (acte III, se. xi).
2. Il fait partie de deux volumes de scenarii et occupe le n° 14 du 2° volume.
— M. B. Croce a bien voulu en faire copier pour moi le manuscrit.
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de la fin du XVIIc siècle. C'est une copie faite par l'acteur A. Passanti pour le comte de Casamarciano. Ce scénario est cité dans le Giornale storico della Letteratura italiana (t. XXIX, p. 211). Il a été sommairement étudié par M. Simone Brouwer dans le numéro de juillet 1897 de la Rassegna critica della Letteratura italiana.
Cette pièce n'est pas autre chose qu'un résumé du drame de Perrucci, mais d'une version antérieure à celle que nous avons analysée1. Quelques personnages changent de nom et de qualité : Rosetta est l'amie de Tisbea et non plus sa servante; elle remplace en même temps la jeune Pimpinella. Le dottore est doublé de Tartaglia, père de Rosetta. Le Pozzolano remplace le Pantalone de Cicognini, rôle qui était tenu dans Perrucci par Pollicinella. Celui-ci est domestique de Don Juan, et Coviello celui du duc Ottavio.
La suite de l'intrigue de Convitato de Perrucci est rigoureusement observée et les modifications apportées au texte de Cicognini sont conservées. Toutefois le scenario n'est qu'une bouffonnerie : l'auteur a augmenté le nombre des scènes comiques, et allongé celles qui étaient déjà dans son modèle. C'est ainsi que la scène entre Don Juan et Tisbea est surtout remplie par les lazzi de Pollicinella et du Pozzolano. Le premier questionné par la pêcheuse sur la condition de Don Juan et la sienne propre, lui fait la même réponse que dans Cicognini : Ils sont tous deux frères jumeaux : l'un s'appelle le grand Don Juan, et l'autre, Don Giovannino 1. Sur quoi Don Juan, indigné, le poursuit avec un bâton. A l'acte II, après la mort du commandeur, Pollicinella heurte le cadavre et fait une cabriole comme dans les scenarii tirés de la pièce de Cicognini. Ce n'est plus par trahison, mais par une simple étourderie (inavve- dutamente) que Pollicinella dénonce à Ottavio les crimes de son maître. D'autre part, les plaisanteries imaginées par Cicognini et
1. Faute de connaître la pièce de Perrucci, M. S. Brouwer voit dans le scenario une imitation du Convitato de Cicognini.
2. Lui esserli fratello nati tutti ad un parto, e chiamarsi D. Gíovanni grosso, e lui Don Giovannino (acte 1, se. xm et xiv).
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qui ont disparu de la pièce de Perrucci ne se retrouvent pas non plus dans le scénario. Celui-ci n'a conservé ni les lazzi de Passa- rino bernant Fighetto qui veut lui faire avouer la culpabilité de son maître, ni la.longue épreuve à laquelle Don Juan imagine de soumettre la fidélité de son serviteur, ni l'échange d'habits entre le maître et le valet, ni l'arrivée des archers et la scène bouffonne qui s'ensuit. La scène des devinettes entre le dottore, sa fille et le fiancé a disparu aussi.
Ce scenario indique donc qu'à côté de la filiation des pièces de la Commedia dell'Arte issues du Convitato de Cicognini, il s'en est formé en Italie une seconde, se rattachant directement à la pièce de Perrucci. La pièce de Giliberto, au contraire, qui a été, en France et en Allemagne, le point de départ d'une riche lignée, ne semble avoir rien produit dans son propre pays. C'est ce que prouve encore un scenario découvert par M. Simone Brouwer dans le lot de manuscrits qui contient cet Ateista fulminato dont nous nous sommes occupés Ce scénario, qui est aussi de la fin du XVIIC siècle, ressemble d'assez près au scenario tiré de la pièce de Perrucci. Il s'écarte cependant davantage du texte original. Les personnages de Tartaglia et de Covielle ont disparu. Le Pozzolano s'appelle Capellino ; Rosetta devient Spinetta, et Pollicinella, Zaccagnino. Quant aux autres, ils ont conservé leurs noms. La suite de l'intrigue est la même. Notons seulement que plusieurs scènes du premier scénario ont disparu, notamment celles entre don Pietro et Isabella, entre le Pozzolano et Pollicinella. Les détails sont généralement moins abondants : la scène entre Don Juan et la pêcheuse est à peine esquissée; l'entrevue d'Ottavio et du roi de Castille, l'arrivée de Don Gon- zalo, l'invitation de la statue, et d'autres parties encore, sont très abrégées. Par contre, la scène du meurtre du commandeur, les plaintes de donna Anna sont plus développées. Dans la dernière partie de la pièce, le héros apparaît aussi dans les enfers, mais ce n'est plus lui que l'on entend gémir sur ses souffrances;
1. Il est le 24e de la collection. Cf. le texte, dans le Rendiconti della Reale Acca- demia dei Lincei (année 1901, Serie Quinta, vol. X, fasc. Il et 12, p. 430 à 435).
— N° 4 186 à la Casanatense de Rome.
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ce sont les démons qui font entendre un chant plein de menaces à son adresse :
« Tu n'es plus digne de voir les étoiles, — Tu ne mérites plus que d'être plongé dans le feu éternel, — Esprit cruel, ministre de crimes et de méchancetés, — Monstre inique sorti de l'enfer. — Elles crient vengeance au ciel ces femmes — A qui tu as ravi l'honneur en te moquant d'elles. — Monstre plus cruel que les anthropophages, — Il n'est pas de dette ici qui ne se paie 1. » Ce dernier vers est la traduction exacte de deux vers qui reviennent à plusieurs reprises dans le Burlador et qui en résument la morale.
En dehors de ces œuvres qui nous sont parvenues, complètes ou résumées, nous avons conservé de nombreux souvenirs de pièces semblables et de leurs représentations en différentes villes.
A Bologne, à la Scala, on joua, pendant l'automne de 1709, Il convitato di Pietta 2. Le 6 décembre 1739, au même théâtre, on joua un Gran convitato di Pietra, opera in prosa. A l'occasion de cette représentation, les spectateurs de la haute société, les gonfaloniers et les sénateurs notamment, envoyèrent aux acteurs des plats chargés de mets 3. En Italie, comme en France, le titre habituel ne suffisait plus et la pièce devenait pompeusement le Grand Festin de Pierre. Le 17 septembre 1746, aux For- magliari, une troupe jouait encore un Convitato di Pietra, devant les princesses de Modène, qui firent des cadeaux aux acteurs A Padoue, une pièce du même genre se jouait avec un grand
1. Non sei piu degno di mirar le stelle,
Ma merti sol di star nel foco eterno,
Spirto crudel ad opre infauste, e felle,
Iniquo mostro uscito dall' Inferno.
Chiaman vendetta al Ciel quelle donzelle,
A cui l'honor togliesti, e farne scherno,
Mostro pia fiero delli Antropofaghi.
Non é debito qui, che non si paghi.
2. Pour ces représentations à Bologne, cf. Corrado Ricci : I Teatri di Bologna nei secoli XVII e XVIII, Bologne, 1888. La représentation ci-dessus est indiquée
Appendice I, p. 403.
3. Anecdote rapportée, d'après Barilli (VIII, 166), par Ricci, p. 449.
4. Journal de Barilli (septembre 1756), cité par Ricci, p. 460.
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succès dans la deuxième partie du xviii, siècle. Une anecdote rapportée dans le Compendio storico degli avvenimenti accaduti nella ciltà di Padoa o ad essa appartenenti, scritto da Girolamo Polcaslfo padovano, en fait foi 1. Le 16 mai 1788, la compagnie Pellandi termina la série de cinquante représentations comiques par une pièce intitulée Avviso ai Maritali, qui eut un tel succès qu'on dut la redonner le soir des adieux, malgré les antiques prérogatives du Grand convive de Pierre?. Cet engouement du public italien pour la légende de Don Juan est universel, quelle que soit la forme sous laquelle cette légende lui est présentée : comédies ou pièces en musique. Et ce succès ne s'arrète pas au xviii, siècle. Il dure encore au xixc. Le Giornale delle Teatri comici, signale du 11 au 19 novembre 1820, neuf représentations consécutives d'un Convitato di Pietra, par la troupe Perotti au théâtre San Luca à Venise. Cette pièce n'était plus une version des anciens scenarii, mais un arrangement de la pièce de Molière et de celle de Thomas Corneille. L'annonce la donne comme une représentation nouvelle de l'acteur Bon, et comme une version « tirée du théâtre français ». L'arrangeur, au dire du Journal, « a su tirer de Molière et de Thomas Corneille les parties les plus intéressantes et en faire une bonne comédie qui réussit3 ».
Mais, comme nous aurons l'occasion de le voir, ce fut surtout l'opéra qui assura en Italie la fortune de Don Juan. A l'occasion du Carnaval, à Venise notamment, des opéras-bouffes furent
I. Manuscrit de la bibliothèque communale de Padoue, B., P., 817. — CI'. aussi
E. Mazzoni, Appunti per la Storia dei teatri Padovani, nella seconda meta dell'
Secolo XVIII, Padoue, 1891. - Anna Bolim, Notizie sulle rappresentazioni dram- maliche a Padoa dal 1787 al 1797, Ateneo Veneto, XXIV à XXV, t. II-III fase. 1 à 3, Venise, 1902. Et, du mème auteur, Notizie sulla Storia del Teatro a Padoa nel secolo XVI e nella prima metà del XVII, Ateneo Veneto, XXII,
1899.
2. Con plauso universale l'han devuta replicare (VAvviso ai marilati) anche in questa ultima sera (16 mag-gio 1788) a dispetto del diritto inveterato e antico del Gran Convitato di Pietra.
3. Don Giovanni o il Convitato di Pietra, rappresentazione nuova dell' attore
Bon, tratta del teatro francese. Beneficiata del primo attore Luigi Romagnoli.
De Molière e Cornelio seppe il bravo riduttore prendere i punti più interessanti, e con essi formare una buona commedia che piacque.
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composés en assez grand nombre sur le sujet du Convitato di Pietra, avant même le Don Juan de Mozart. En dehors du ballet de Gluck joué à Palerme en 1758 et repris plus tard à Turin, à Naples et à Milan, un anonyme écrivait à l'occasion du Carnaval de Venise de 1777 un livret comique en deux actes que Calegari mettait en musique. La même année, Filistri faisait un livret en deux actes pour Righini. La comédie de Cicognini inspirait à Gian-Battista Lorenzi une farce que Tritto mettait en musique et qui fut jouée pendant le carnaval de 1783 à Naples, au théâtre des Florentins, puis reprise plus tard à Rome en 1787 au théâtre della Valle. Cette farce n'avait de nouveau que le rôle de Polichinelle, valet de Don Juan1. L'année suivante, au Carnaval de Venise, nouvel opéra-bouffe d'Albertini. En 1787, à Venise encore, Giuseppe Foppa composait un Nuovo convitato di Pietra dramma-tragi-comico, en deux actes, mis en musique par Francesco Gardi. La même année, toujours à Venise, G. Bertati écrivit pour Gazzaniga le livret d'un opéra en deux actes, il Convitato di Pietra, dont da Ponte devait s'inspirer peu après. En 1788, Gœthe, alors à Rome, écrivait à Zelter que l'on y jouait tous les soirs un opéra sur Don Juan qui faisait courir tout le monde, même les enfants, amusés de voir griller Don Juan dans les enfers. Cet opéra est inconnu. Farinelli suppose que c'est peut-être la farce en un acte écrite par Giuseppe Diodati pour Vincenzo Fabrizi2.
Ces innombrables pièces, musicales ou autres, ont ceci de commun qu'elles sont toutes des fantaisies bouffonnes dans lesquelles la gravité du sujet a entièrement disparu, pour faire place aux facéties habituelles de la Commedia dell' Arte. La plupart ne font que reproduire, souvent avec assez de fidélité, la pièce de Cicognini. Toutes se répètent l'une l'autre. Aussi la découverte des scenarii perdus n'offrirait vraisemblablement que peu
1. Cf. Scherillo, Storia letteraria dell' Opera buffa napolitana, Naples, 1883, p. 242.
2. Ces opéras sur Don Juan devant faire l'objet d'une étude spéciale, je me contente de les signaler sommairement ici pour montrer le succès de la légende en Italie, et le caractère essentiellement comique qu'elle y a conservé.
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d'intérêt. On peut affirmer qu'à peu de chose près, ils étaient tous identiques, et se rattachaient aux mêmes sources.
Il nous faut donc arriver au Don Juan de Goldoni pour voir la légende renaître en Italie dans une œuvre sérieuse et vraiment littéraire.
Le Don Juan de Goldoni fut joué pour la première fois à Venise pendant le Carnaval de 1736 sous le titre de Don Giovanni Tenorio ossia il dissoluto, Commedia. La pièce comprend cinq actes. Elle est en vers blancs, les sentiments déshonnêtes et les maximes d'impiété choquant moins, au dire de l'auteur, quand ils sont embellis et adoucis par la poésie. Goldoni semblait prédestiné à traiter un sujet qui depuis un siècle faisait le divertissement de ses compatriotes : enfant, il lisait avec passion Cicognini1; étudiant, il fit une escapade, en compagnie d'une troupe de comédiens dont le directeùr s'était illustré dans le rôle de Don Juan; il en avait même conservé le surnom de « Florinde des macaroni o parce qu'il s'avisa un jour, par distraction, de manger les macaroni d'Arlequin 2.
Une sorte d'amour-propre national semble en même temps avoir poussé Goldoni à faire représenter sur la scène italienne un nouveau Don Juan : les pièces de la Commedia dell' Arte, qui faisaient les délices du public, lui paraissaient indignes d'un pays policé 3 et il voulut donner à sa patrie une œuvre qui pût rivaliser avec celle de Molière.
Comme l'écrivain français, il prétendit faire du sujet une peinture de la réalité, le débarrasser de tous les éléments merveilleux qui le mettaient en dehors de la vie commune et le rendaient étranger non seulement à la vérité, mais même à la vraisemblance. Il alla plus loin dans ce sens que Molière, auquel il reproche dans sa préface d'avoir conservé la statue animée et
J. Cf. Mémoires, t. 1, chap. i.
2. Id., t. I, chap. VI.
3. Mémoires, t. I, chap. xxix.
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son festin. Il supprima toute cette partie surnaturelle du sujet : la statue n'apparut plus que comme un marbre immobile dont l'inutile présence était la dernière concession aux exigences de la tradition. La mort de Don Juan garda cependant quelque chose d'extraordinaire : si le héros n'était plus entraîné aux enfers par le commandeur, il était frappé de la foudre. Le phénomène, comme on le voit, n'est contraire ni à la raison, ni aux lois de la physique. Cependant les circonstances qui l'entouraient lui laissaient un caractère surnaturel : Don Juan n'était pas foudroyé au cours d'un orage, accidentellement, mais par un ciel serein, et pour avoir blasphémé Dieu. Goldoni a cherché à excuser cette atteinte à la vérité dans une œuvre où tout devait être humain et réel, par des causes historiques et morales : les livres sacrés offrent des exemples analogues, et leur autorité justifie une dérogation aux lois de la nature. En outre, il fallait que le méchant fût puni, mais de façon que son châtiment pût « être un effet de la colère de Dieu et provenir aussi d'une combinaison de causes secondes dirigées par les lois de la Providence 1 ». Cette combinaison avait donc l'avantage d'accorder la science et la religion. Ingéniosité dont l'auteur semble fort satisfait, qui, s'il faut l'en croire, ne déplut pas trop au public et dont le sujet seul eut à souffrir. Mais de cela, Goldoni ne se douta guère2.
A cette première transformation, il en ajouta une autre : jusqu'alors, et en Italie surtout, la légende était mêlée d'éléments comiques qui dégénéraient souvent en bouffonneries grossières. Goldoni retrancha ces éléments dont le succès n'était dû qu'à « l'ignorance et à la bassesse du public 3 ». Arlequin et les autres masques disparurent; Don Juan n'eut plus de valet, conseiller avisé et plaisant; les lourdes facéties des paysans
1 .Mémoires, t. I, chap. xxxix.
2. Cependant, Goldoni semble avoir compris que sa pièce n'était pas digne du succès qu'elle obtint. Il ne voulait pas lui donner place dans son théâtre et, s'il faut l'en croire, il ne la fit imprimer qu'après en avoir découvert une édition subreptice parue à Bologne, où elle était « horriblement maltraitée ,. -
3. Avis au lecteur.
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furent remplacées par les amours d'un berger et d'une bergère de pastorale.
Ainsi dépouillée de ses éléments religieux et de ses éléments comiques, la pièce changea de caractère et ne ressembla plus guère à ce qu'elle avait été jusqu'alors. La transformation eût pu être heureuse, si Goldoni, allant plus loin dans la voie tracée par Molière, avait fait du sujet une peinture de caractère ou de mœurs, et si la vérité qu'il prétendait substituer aux fantaisies de la légende avait été empruntée au milieu contemporain. Il eût représenté, sous les traits de Don Juan, le libertin italien du XVIIIe siècle et son tableau aurait pu offrir quelque intérêt pour l'histoire de la littérature et des mœurs. Mais, Goldoni, peintre des petites gens, ne pouvait guère comprendre un grand seigneur, comme Don Juan. Aussi, la vérité qu'il a introduite dans sa pièce n'a-t-elle rien de général ; elle n'embrasse ni un pays ni un temps; c'est une vérité occasionnelle, anec-. dotique; un simple fait divers.
La pièce n'est, en effet, qu'une longue allusion à un événement dont l'auteur fut le héros et dont les principaux personnages dissimulent à peine, sous leur nom, des individus mêlés quelque temps à la vie de Goldoni, et Goldoni lui-même. Il s'est représenté sous les traits du berger Carino, nom qui, à une lettre près, était le diminutif du sien, Carlino. La bergère Elisa n'était autre qu'Elisabeth Passalacqua, une actrice dont il avait été l'amant et qui l'avait impudemment berné en compagnie d'un acteur dissolu nommé Vittalba. Ce dernier, changeant de qualité, sinon de caractère, devenait dans la pièce, Don Juan. Les termes mêmes dont la Passalacqua s'était servie pour essayer de tromper Goldoni le jour où il la surprit avec Vittalba, la scène de protestations et de larmes qu'elle lui avait faite, la menace de se tuer, par laquelle elle avait su le toucher; enfin la vengeance de l'amant dupé, tout cela fut si fidèlement reproduit, que la Passalacqua, chargée du rôle d'Elisa, refusa d'abord de le jouer et ne s'exécuta que sous la menace d'être renvoyée de la troupe. Elle joua d'ailleurs « en perfection » et les spectateurs ravis de reconnaître sur la scène une aventure qui était
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devenue publique et avait défrayé leur malignité, firent bon accueil à une œuvre dont les allusions étaient si transparentes1.
Ces aventures étaient intercalées dans une intrigue qui mêlait à de nombreux emprunts faits à la pièce espagnole plusieurs inventions de l'auteur. Comme dans le Burlador, la scène se passe en Andalousie : Don Juan, qui a quitté Naples après avoir, non plus possédé par ruse, mais simplement trahi donna Isabella, rencontre dans les environs de Séville la bergère Elisa à laquelle il offre aussitôt son cœur et sa main. Le galant ne sort pas ici d'un naufrage : des brigands l'ont dépouillé de son bagage et mis dans l'état d'accepter l'hospitalité de la paysanne. Celle-ci n'a rien de l'ingénuité de Tisbea : c'est une bergère qui a plus d'une fois, en gardant ses brebis, déchiré sa robe d'innocence; elle a eu de nombreux amants qu'elle a trompés sans scrupules; et c'est au moment même où elle vient de jurer au berger Carino un éternel amour qu'elle offre à Don Juan l'abri de sa chaumière, flairant dans le grand seigneur un parti avantageux. Mais la rouée a trouvé son maître : elle a naïvement pris pour monnaie de poids la parole du gentilhomme ; quand elle présente son billet, le trompeur la renvoie à une prochaine échéance, et la quitte en lui laissant en gage son cœur et ses larmes. C'est un dépôt dont Elisa sait par expérience le prix! Aussi songe-t-elle à garder Carino pour s'assurer un amant « à tout événement ». Malheureusement, Carino a tout vu et tout entendu ; il veut abandonner l'infidèle qui se jette à ses pieds, joue la vieille comédie du désespoir, lui rappelle leur amour et lui fait de nouveaux serments; puis, devant
1. Cf. Mémoires, t. 1, chap. xxxvm et xxxix.
Dans son compte rendu de la Bibliografia Goldoniana, par A.-G. Spinelli
(Giornale Storico della Letteratura ilaliana, t. V, année 1885, p. 272), le professeur A. Neri écrit : « L'episodio allegorico non ha gia sug'gerito la commedia ma bensi questa quello ". Cette affirmation peut surprendre : il s'agit de l'entendre. Le savant professeur n'a pas voulu dire, j'imagine, ce qui serait trop manifestement contraire à la vérité et à la vraisemblance, que la comédie a suggéré l'épisode de la Passalacqua; mais que Goldoni, ainsi qu'il le dit au chapitre xxxix de ses .Mémoires, n'a raconté dans le chapitre XXXVIII son aventure avec la comédienne que pour en faire une sorte de préface à son Don Juan.
C'est à l'occasion de cette pièce qu'a été fait le récit de l'incident.
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,son impassibilité, tire un poignard et feint de s'en frapper. Carino est vaincu et reconquis.
Pendant ce temps, Don Juan a gagné Séville, où sa mauvaise étoile lui fait rencontrer, sous le costume d'un jeune cavalier, Donna Isabella qui a pris ce déguisement pour mieux le poursuivre. Arrêtée, elle aussi, par des brigands, elle n'a dû son salut qu'à l'intervention du duc Ottavio, neveu du roi, à qui elle a raconté son aventure et qui lui a promis son appui. A la vue de Don Juan, elle accable le traître de reproches, et comme il feint de ne pas la reconnaître, elle met l'épée à la main et l'oblige à se défendre. L'arrivée du commandeur de Lojola, ami de la famille Tenorio, interrompt le combat. La jeune femme le met au courant et le prend pour juge. Don Juan joue l'indignation, prétend qu'il ignore ce que lui veut ce cavalier inconnu. Mais les plaintes d'Isabella ont eu leur écho. Le ministre du roi, don Alfonso, vient réclamer de Don Juan des explications. Le trompeur persiste dans son mensonge : il a bien à Naples une fiancée, donna Isabella, qu'un duel l'a momentanément obligé à quitter; mais le gentilhomme qui le poursuit est une fausse Isabella. Mis en sa présence, il paie d'audace et accuse si éner- giquement le pseudo-cavalier d'usurper un nom qui n'est pas le sien qu'Isabella, dans l'impossibilité de prouver la vérité, se retire sans avoir obtenu satisfaction.
Don Juan ne sort de ce danger que pour rencontrer de nou,veau Elisa, qui n'a pas renoncé à lui et le presse de hâter leur mariage. Par bonheur, le naïf Carino, toujours attaché aux pas de son amante, voit clair enfin dans le jeu de la perfide : il met Don Juan au courant de ses trahisons et fournit ainsi au séducteur un excellent prétexte pour se débarrasser de la volage bergère. Celle-ci, désespérée et confuse, cherche à recommencer .avec Carino la scène qui lui a naguère réussi. Mais cette fois elle prodigue en vain ses serments et ses larmes : Carino ne sera plus sa dupe.
Quant à Don Juan, ces fâcheuses aventures ne l'ont pas corrigé. Reçu à la table du commandeur, il profite d'un moment -d'absence de son hôte pour faire la cour à donna Anna, déjà
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fiancée au duc Ottavio. La jeune fille alléguant qu'elle n'est plus libre, il l'invite cyniquement à se passer du consentement de son père et à se donner à lui; et, comme donna Anna s'indigne, il devient plus pressant, et la menace de la tuer si elle lui résiste. Aux cris de sa fille, le commandeur accourt : à la vue de l'infamie de son hôte, il tire son épée; mais son bras débile le trahit et il tombe frappé à mort. Don Juan va chercher refuge dans une chapelle où le roi, en reconnaissance de services rendus, a fait naguère élever une statue au commandeur1. Dans cet asile inviolable, le débauché est pris comme une bête au piège. Don Alfonso a fait cerner le monument, pensant bien que la famine viendra à bout de l'assassin. Celui-ci ne perd cependant pas courage. Aidé d'Elisa, qui espère le reconquérir en le sauvant, il se dispose à fuir quand Isabella se dresse devant lui. En vain veut-il l'écarter : de tous côtés on accourt, et le fugitif doit regagner sa prison. Il cherche alors à attendrir ses geôliers, et il est si insinuant qu'il y réussit presque. A voir « son humble attitude et les si belles larmes qui coulent de ses yeux », donna Anna se trouble, son courroux disparaît et fait place à l'amour. Don Juan triomphe déjà quand un courrier du roi de Naples vient à propos dévoiler sa fourberie. Donna Anna se ressaisit et c'est en vain que le trompeur essaie de l'enjôler de nouveau. Se sentant irrévocablement perdu, Don Juan laisse éclater son désespoir et sa fureur; malgré les conseils de Carino qui, sans qu'on sache pourquoi, vient in extremis lui faire de la morale, il maudit la mère qui l'a enfanté et outrage les dieux. La foudre éclate alors, et précipite le criminel dans la terre entr'ouverte pour le recevoir. Carino va raconter cette fin aux autres personnages et, comme le Burlador et les pièces italiennes, le drame finit par un mariage : Ottavio renonce à donna Anna qui ne l'a jamais aimé et il épouse Isabella. Quant à Elisa, elle tente une fois encore de se rabattre sur Carino, mais le berger a perdu confiance. Elisa restera décidément fille : le vice est ainsi puni et la vertu récompensée.
1. C'est au Convitato di Pietra de Perrucci que Goldoni a emprunté cette idée.
Cf. plus haut, p. 304.
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Tel est ce drame, moitié réel, moitié imaginaire, où des incidents de la vie de l'auteur se mêlent si bizarrement à l'ancienne intrigue gauchement modifiée du Burlador 1, d'où disparaît tout ce que l'élément religieux donne de grandeur et de puissance à la pièce espagnole, sans que rien subsiste de l'intérêt très différent qu'une fidèle peinture de mœurs assure à l'œuvre de Molière.
Les caractères ont subi des changements non moins importants, sinon toujours fort heureux. A côté des pseudo-bergers, des Carino-Goldoni et des Élisa-Passalacqua, l'Isabella espagnole devient une audacieuse jeune fille, qui, semblable aux héroïnes du Tasse et de l'Arioste, se déguise en homme, met l'épée à la main et lutte contre son propre amant pour lui faire confesser sa trahison. Donna Anna, la fugitive apparition du poète espagnol, a ici un rôle plus actif, et si le revirement qui s'opère dans son Cœur, si le passage de la colère à la pitié, de la haine à l'amour, ne sont qu'indiqués, l'indication est ingénieuse et d'autres en profiteront. Bien que Goldoni n'en ait tiré aucun parti, c'est une conception favorable à une analyse psychologique de rendre donna Anna amoureuse de Don Juan, d'imaginer un conflit entre son cœur et sa conscience, et de renouveler ainsi la cas de Chimène, mais de Chimène éprise d'un homme qu'elle méprise et qui n'a, pour se faire pardonner et aimer, ni la justification du devoir accompli, ni l'excuse de son mérite.
Le personnage qui a le plus souffert des changements imaginés par Goldoni est Don Juan lui-même. Dans toutes les créations antérieures, il a de l'allure et de la grandeur; sa perversité est surhumaine, sans petitesse ni vulgarité. Il apporte dans le vice une puissance qui étonne et le fait secrètement admirer : il a l'héroïsme du mal. Chez Goldoni, il descend au niveau des séducteurs vulgaires; c'est une âme triviale et mesquine, dont la corruption est sans envergure. Ce n'est plus le caballero qui
1. On peut se demander, par exemple, pour quelle raison Goldoni a remplacé le naufrage de Don Juan par une attaque de voleurs. Serait-ce qu'une histoire de brigands semble plus vraisemblable en Italie? Ou bien est-ce en souvenir d'une aventure du même genre dont il fut lui-même la victime ?
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tient tête à la mort et défie Dieu, le marquis libertin dont la méchanceté épouvante l'imagination; c'est un débauché sensuel et matois; un enjôleur de femmes qui n'a pas la franchise de ses vices, « un jouisseur » avide de plaisirs faciles, qui aime la vie et a peur de la mort, un menteur doucereux, fécond en inventions; un mélange singulier de perfidie, de souplesse et aussi de sentimentalité tendre et câline.
En peignant sous son nom l'acteur Vittalba, Goldoni a représenté la fausseté de l'homme qui se grime dans la vie comme sur la scène, et conserve dans la réalité le masque de son métier. Du Burlador cynique, il a fait un comédien : Don Juan avait jusque-là le courage de sa perversité ; il mentait pour séduire, mais, la conquête faite, il dédaignait les consolations hypocrites, partait brusquement, ou, plus brutalement encore, avouait à sa victime la mort de son amour. Maintenant ses tromperies se font lâches et sournoises : quand il a tout obtenu et qu'il est las, il continue à duper sur ses sentiments ; il se retire avec douceur, sans éclat, en s'apitoyant et en versant des larmes; il semble craindre de se compromettre. Autant ses prédécesseurs mettaient d'affectation à faire parade de leur impudence, à étonner le monde par leurs exploits, autant il se dissimule et a peur d'être deviné. Poursuivi par Isabella, il n'ose pas l'éconduire franchement, il se détourne, prétend ne pas la connaître; il discute, ergote sur son identité, la somme de prouver son accusation, et finalement feint de la croire folle. Il joue d'ailleurs son rôle avec une habileté consommée, usant à propos de toutes les ressources que l'art de son modèle lui fournit : enfermé dans la chapelle, ce n'est pas l'épée à la main et en bravant la mort qu'il cherche son salut; il préfère des moyens moins dangereux et plus subtils. C'est un homme avisé et il estime que la diplomatie vaut mieux que les coups. Il a deviné un brave cœur, un peu naïf, dans le ministre du roi, ce don Alfonso qui vient le sommer de se livrer à la justice, et aussitôt il parlemente; d'abord il s'excuse de son crime : L'amour seul et le vice en sont responsables ; puis à qui profitera sa mort? Ne vaut-il pas mieux s'arranger? Donna Anna est compromise :
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qu'elle lui accorde sa main, et voilà son honneur hors d'affaire. Ce raisonnement, mêlé de serments et de remords, touche son auditeur. Donna Anna se laissera-t-elle aussi convaincre? Elle arrive, prête à la vengance; mais son courroux ne tient pas devant la comédie variée que lui joue Don Juan. Le voilà repentant, tendre, passionné, éploré; sa voix tremble, ses yeux se mouillent; il sait qu'un cœur de femme résiste mal à la pitié : nouveau Rodrigue, il tend à donna Anna son épée pour qu'elle l'en frappe : qu'il meure d'une main adorée, il ne perdra du moins que la vie et conservera l'honneur; mais qu'avant de mourir, il obtienne un regard de son amante. Ce Don Juan caressant et cajoleur perd tout ce qui, chez ses devanciers, retenait la sympathie. Sa fin est encore plus lamentable : comme un criminel de bas étage qui voit arriver avec terreur le châtiment, au lieu de se relever en présence de la mort, il s'effondre devant elle : il pleure, il supplie encore, il maudit ses juges et le ciel, entremêlant les prières et les invectives. Il meurt ainsi, sans dignité, lâchement, en ne laissant pour sa personne qu'un sentiment de mépris et de dégoût.
L'Italie n'a donc pas porté bonheur à la fortune de Don Juan : après avoir dénaturé la légende religieuse du Burlador dans des bouffonneries de mauvais goût, elle ravale le héros lui-même et fait de l'indomptable Sévillan un acteur dissolu, un personnage médiocre même dans le mal, un fantoche, qui ne s'élève jamais au dessus d'une corruption vulgaire, par la grandeur de ses vices, ni par l'énergie de sa volonté.
Après la pièce de Goldoni, la légende de Don Juan n'inspire plus à la littérature italienne d'œuvre sérieuse, au moins durant tout le cours du XVIIIc siècle. Tout au plus pourrait-on rattacher, comme l'a fait Masi 1, et plus récemment E. Filippini2, non pas
1. La vita, gli amici e i tempi di F. Albergati-Capacelli, Bologne, 1878, p. 364.
2. « Per lo svolgimento drammatico della leggenda Dongiovannesca », dans la Rassegna critica della Letteratura italiana, 1899, anno IV, nos 3-6, p. 63 et suiv.
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au sujet de Don Juan lui-même, mais au caractère du héros uni des principaux personnages d'un drame de F. Albergati-Oapa- celli, l'ami et l'imitateur de Goldoni. Dans son Saggio amico■ écrit en 1770, Albergati met en scène sous le nom de don Florio, Cirilli un gentilhomme napolitain dont les mœurs rappellent celles de Don Juan. Ce don Florio, ne pouvant arriver à séduire- une jeune'comtesse qui se trouve être l'hôtesse du marquis Onesti, fiancé de sa sœur, imagine un subterfuge pour pénétrer la nuit dans la chambre de la belle et jouir par la force de ses faveurs. Son stratagème est découvert à temps, et il doit quitter aussitôt le pays. Cette aventure offre quelque ressemblance avec l'équipée de Don Juan à Naples. Quant au libertin, son dévergondage, son mépris de l'honneur féminin, son manque de scrupules sur les moyens choisis pour arriver à ses fins amoureuses : hospitalité violée, portes forcées, emploi de la ruse et de la violence, font de lui un digne frère du trompeur de- Séville. Mais là se bornent les rapports qu'il est possible d'établir entre le drame d'Albergati et la légende de Don Juan.
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VII
LE DON JUAN ANGLAIS AU XVH' SIÈCLE
ET AU XVIIIe SIÈCLE
Transformations que la légende de Don Juan devait subir en passant des pays latins dans les pays du Nord. — Par quels côtés de son caractère Don Juan convenait à l'Allema,--ne et à l'Angleterre. — Circonstances qui ont favorisé la diffusion de la légende en Angleterre : les mœurs et la littérature sous la
Restauration. — Le Donjuanisme anglais : son caractère. — The Wild goose- chase, de Fletcher. — The Tragedy of Ovicl, d'Aston Cokain : scènes empruntées au Convitato de Cicognini et au scenario italien. — The Libertine, de Shadwell : une imitation du Don Juan de Rosimond; une nouvelle conception du héros : une brute féroce et sanguinaire. — Parodies et pantomimes : The libertine destroyed. — Don Giovanni in London or the Libertine reclaimed, de Moncrieff. —
Don Juan et le drame populaire de Punch and Jiidy.
Née dans les pays latins, la légende de Don Juan porte les caractères de son lieu d'origine et du premier milieu où elle s'est développée : l'élément surnaturel se manifestant non pas seulement sous la forme d'un spectre immatériel, indécis, simple vision d'une imagination craintive ou malade, mais sous celle d'une statue de marbre animée, figure précise et tangible, ne pouvait guère être conçu que dans les contrées où le catholicisme repose, plus qu'ailleurs, sur le culte des représentations matérielles de la divinité et sur l'intervention miraculeuse des saints et autres agents supérieurs dans la vie de l'homme. En outre, si ce débordement de la sensibilité, qui est la marque originelle du Don Juan méridional, si cet étalage impudent d'une vie tout entière consacrée aux plaisirs, étaient naturels
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dans des pays où l'amour s'affiche sans fausse pudeur au grand jour de la vie publique, les mœurs plus contenues des peuples du Nord semblaient au contraire ne pouvoir s'en accommoder. De même que Faust, le mystique chercheur de la vérité métaphysique, et Hamlet, ce rêveur tourmenté, incapable d'action, n'ont pas produit de descendants dans les régions où les idées abstraites et les songes s'effacent devant les réalités concrètes et le besoin de dépenser en mouvements physiques les ardeurs d'un sang plus chaud, de même Don Juan, en quête de toutes les satisfactions de la chair, attaché non pas à la vaine poursuite d'une beauté irréelle, conception chimérique de l'imagination, mais à la conquête de toutes les réalisations vivantes de la beauté féminine, ce Don Juan que l'Espagne, l'Italie et la France devaient naturellement concevoir, ne semblait pas convenir à des tempéraments plus froids et à des esprits plus spéculatifs.
Cependant, la légende contenait de nombreux éléments qui, en se modifiant suivant les exigences du milieu, pouvaient s'adapter aux caractères des peuples très différents chez lesquels elle pénétra. En Espagne déjà, et plus encore en Italie et en France, Don Juan n'est pas seulement un mâle impétueux, chasseur avide du gibier féminin : c'est un esprit affranchi de principes et de règles, détaché des obligations et des croyances qui sous le nom de lois, de mœurs, ou de dogmes, contraignent les individus et consacrent le pacte social. Dès le'principe, dans la catholique Espagne, Don Juan a rompu le contrat qui lie l'homme à ses semblables; il s'est soustrait aux devoirs créés par la collectivité pour imposer à chacun de ses membres le respect des droits de tous. De là, à se détacher des principes fondamentaux, religieux ou philosophiques, qui servent de soutien dans tous les pays et dans tous les temps, à la morale et aux lois, il n'y a pas loin. Logiquement, Don Juan doit aboutir au scepticisme et à l'individualisme. Mais, dès le moment où, s'élevant au-dessus des seules préoccupations sensuelles, il devient philosophe, raisonne et discute, se crée une morale et une religion à son usage, il prend droit de cité chez les peuples qui viennent de rejeter le séculaire principe d'autorité pour lui
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substituer la liberté d'examen, et qui ont remplacé le consentement général et la tradition par les droits de l'individu.
Don Juan devait ainsi entrer naturellement dans le pays de Faust, du jour où, comme le célèbre docteur, il, a cherché en lui et non plus dans une vérité révélée et supérieure, le fondement de sa croyance et de sa conduite. Dès lors, il ne sera plus absorbé par la seule poursuite des voluptés physiques; son idéal ne sera plus limité à l'amour ; il voudra sonder tous les mystères : celui qui se dérobe au fond du creuset de l'alchimiste, et celui que dissimule le regard de la femme.
D'autre part, si en Espagne Don Juan n'est qu'un trompeur, plus ardent et plus léger que méchant et corrompu, il ne tarde pas dans la suite à devenir le débauché vicieux dont les passions brutales et terribles, le cœur moins chaud et plus sec révèlent plus de maturité et plus de profondeur dans le mal. L'enjôleur si expansif qu'est le Don Juan espagnol eût certes été dépaysé en Angleterre; mais l'égoïste à froid qu'il était devenu devait tout naturellement pénétrer et s'acclimater dans le pays de Rochester.
Sans doute, il y a une opposition fondamentale entre la nature tout en dehors du Don Juan méridional et le caractère renfermé de l'Anglais. Le premier épanche sans cesse au dehors la violence de ses sentiments intérieurs; chez le second les émotions, sans être ni moins vives ni moins brutales, restent plus intimes. Celui-ci met sa pudeur à dissimuler ce que celui-là étale au grand jour. Cette antithèse se manifeste surtout dans la conception de l'amour : l'Anglais a entouré de mystère un sentiment que les hommes du Midi se font une vanité d'afficher. Ni en Espagne, ni en Italie, ni en France, un Don Juan n'est mal vu du public : il excite la sympathie des femmes, bien loin de provoquer leur haine ni leur courroux. Elles lui savent gré de ne vivre que pour elles et de rendre à leurs charmes un inlassable hommage. Les hommes le détestent, mais par jalousie : ils ne le méprisent pas. Loin de le disqualifier, son vice le fait valoir : c'est un vice bien porté, dont il se pare et tire vanité. Les Anglais, au contraire, le dissimulent; chez eux un Don Juan
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fait scandale. Ils ne le tolèrent que s'il est discret. Sans doute, comme nous allons le voir, leur littérature n'a pas toujours eu cette réserve; mais c'est une exception. Eux-mêmes, ils désavouent ces œuvres dont ils rougissent. En dehors de l'époque de la Restauration, en dehors de Lovelace et du héros de Byron, la littérature donjuanesque n'a guère fleuri en Angleterre : les œuvres inspirées de la légende du Burlador ou représentant des types analogues, y sont plus rares que partout ailleurs.
Cependant, par bien des côtés, le caractère de Don Juan convenait au tempérament anglais : sa tendance individualiste, son mépris des sentiments et des droits d'autrui, son égoïsme même devaient, en passant en Angleterre, revêtir une forme différente; mais, en réalité, ces sentiments étaient plus adaptés encore à leur nouveau milieu qu'à l'ancien. Peu de races ont eu, à un si haut degré que la race anglo-saxonne, le culte de la personnalité humaine : plus qu'ailleurs, les lois proclament en Angleterre le respect du citoyen et maintiennent ses droits; tout, dans l'éducation et dans les mœurs, tend à accroître l'énergie de l'enfant d'abord, de l'homme ensuite, à élargir le moi, à former des individus. Cet épanouissement de soi-même, qui ne peut guère se faire qu'aux dépens d'autrui, ce débordement de l'activité personnelle, cette tendance à subordonner à ses intérêts, à ses passions le reste de l'humanité, sont un des traits essentiels du caractère donjuanesque. Ajoutons que la méchanceté, qui est aussi un des éléments de ce caractère, se retrouve dans un très grand nombre de personnages du théâtre anglais. La méchanceté perd seulement chez eux cet air aimable et léger, superficiel et railleur qu'elle a en France, ces allures perfides et rusées qu'elle revêt en Italie; elle est lourde, brutale, sans grâce ni finesse.
Ces raisons expliquent qu'en dépit du puritanisme, la légende du trompeur de Séville ait franchi le détroit. Par une rencontre, heureuse pour ses destinées en Angleterre, Don Juan y pénétrait à une époque digne entre toutes de le comprendre. Jamais les mœurs ni la littérature anglaise n'ont offert le spectacle d'une dépravation comparable à celle qui régnait sous Charles II et
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Jacques II, pendant la période connue sous le nom de Restauration. Par une réaction sans mesure contre le rigorisme étroit et persécuteur du Protectorat, dès le retour des Stuarts, la liberté d'abord, puis la licence, et bientôt la plus effrénée débauche s'introduisirent dans tous les rangs de l'aristocratie anglaise. La cour devint le théâtre d'un dévergondage dont le roi et son frère donnaient impudemment l'exemple. Les maîtresses de Charles, les Castlemaine et les Stewart, ne conservèrent même pas dans leur tenue le décorum dont ne se départirent jamais à la cour de France les maîtresses de Louis XIV. L'amour des plaisirs prend chez tous un caractère à la fois brutal et crapuleux. La poursuite de la femme se mélange de violences et d'orgies. Les plus grands seigneurs ont des mœurs de portefaix : l'injure ordurière, les propos et les facéties de corps de garde sont l'accompagnement habituel des fètes où se plaisent les favoris du roi. Le vice n'a plus de délicatesses ni de séductions; l'amour descend du boudoir à la taverne; il a une odeur de vin et de sang.
La grossièreté se double d'éooïsme : ivrogne, assassin, courant les filles des rues aussi bien que les filles d'honneur de la reine, le gentilhomme mêle à ses plaisirs débraillés, à ses goujateries de manant, une sécheresse de cœur qui annoncerait celle du roué, si elle en avait l'élégance. Au milieu de ses orgies, il reste calme et froid; il boit, il viole, il tue, sans cesser d'être maître de lui. Il est pratique et n'oublie pas le soin de sa fortune : il ménage les grands, intrigue, se pousse. Coureur de dots et coureur de places, sans scrupules, sans honneur, il s'est fait une règle de vie fondée sur un système philosophique dont Hobbes est le théoricien. Supprimant le fondement métaphysique de la morale, comme échappant à la vérité expérimentale; ramenant toute connaissance à la sensation; faisant de l'égoïsme le principe des actions et la base de la sagesse humaine, s'auto- risant de l'instinct pour justifier tous les excès et n'admettant, pour régler les conflits, que le droit de la force, il a créé à son usage tout un code sur lequel il s'appuiera pour légitimer ses crimes et les défendre, s'il le faut, au nom de principes plus
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rationnels, à l'en croire, que ceux établis par lès prêtres et les législateurs.
Les Mémoires de Grammont, avec plus de réserve et d'agrément; ceux de Samuel Pepys, avec plus de lourdeur et d'exactitude, nous présentent le tableau répugnant de cette corruption 1. Les histoires et les anecdotes abondent, révélatrices d'un état -de mœurs où le scepticisme de l'esprit, l'insensibilité de l'âme -s'unissent pour inventer de monstrueux plaisirs. Les héros de .ces saturnales sont les amis du roi, parfois ses rivaux; les appartements de la cour, du salon au cabinet de toilette, le foyer des théâtres, les boutiques des marchands, les tripots et les maisons suspectes, les châteaux de province, tout endroit est bon pour leurs exploits. Ils forment des compagnies de débauche, telle cette société des Balleurs (ballers) où, s'il faut en •croire Pepys, hommes et femmes dansaient à l'état de nature et « se livraient à tous les débordements imaginables ». Les plus .célèbres d'entre eux sont Buckingham, qui assassina un jour le mari de sa maîtresse 2, tandis que celle-ci tenait la bride de son -cheval; Thomas Thynne, qui détroussait les passants attardés pour se refaire de ses pertes de jeu; Sedley; Buckhurst qui se promenait ivre et tout nu dans les rues de Londres; Killigrew, dont Pepys a pu dire : « Malheur à la femme qui passait à portée -de ses mains libertines »; Kœnigsmark, qui faisait assassiner par .trois bravi étrangers un rival encombrant; Aubrey de Vere, comte d'Oxford, qui, pour venir à bout d'une actrice rebelle, l'épousait -devant deux musiciens de son régiment, l'un servant de témoin, l'autre déguisé en prêtre, bon tour dont se divertit fort le roi 1. Mais le plus fameux de ces libertins est sans contredit Rochester,
1. Pour cette histoire, cf. : les Mémoires du chevalier de Grammont, par
Hamilton; — Samuel Pepys's Memoirs; — les Mémoires de la cour d'Angleterre, par Mme Dunois; — les Satires de Rochester; — la Vie de Rochester, par Gilbert Burnet; — les Lettres de Saint-Evremond; — et parmi les œuvres modernes : Macaulay, History of England, chap. II et III; — Forgues, John Wilmot,
.-:omte de Rochester (Rev. des Deux Mondes, 15 août et 1er septembre 1857); —
Taine, Littérature anglaise, t. III, chap. t.
2. C'était le comte de Schrewsbury (cf. Grammont;.
3. Cf. les Mémoires de la cour d'Angleterre, par Mme Dunois, t. II, et les
Mémoires de Grammont.
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dont les hauts faits dans la débauche et dans le crime ne sont égalés que par l'impudeur de ses poésies licencieuses ; Rochester, qui, pendant cinq ans, s'enivra tous les jours, qui se déguisait en mendiant ou en porteur de chaises pour suivre de basses intrigues et « mettre de la variété dans ses plaisirs » ; Rochester, qui, ne sachant plus quel passe-temps nouveau introduire dans son existence de blasé, imagina de se faire diseur de bonne aventure, charlatan, de s'installer chez les bourgeois de la Cité et d'y séduire leurs femmes; Rochester, qui, pour refaire sa fortune, enleva, un soir qu'elle rentrait avec son grand-père, la jeune Elisabeth Mallet, une des plus riches héritières du royaume, enlèvement qui n'était pas son coup d'essai, car une fois déjà — au temps où il s'était fait aubergiste, et tenait une taverne suspecte — il avait enlevé la femme d'un vieil avare avec 150 guinées appartenant au mari, lequel se pendit de désespoir; Rochester enfin qui, élevant ses pratiques à la hauteur d'un système philosophique, érigeait en maximes ses vices, se faisait l'apôtre du sensualisme, discutait avec les gens d'Église sur la religion, « simple attrape pour les nigauds », sur la morale évangélique, « en opposition en ce qui touche les rapports des deux sexes, avec la nature, et inconciliable avec les lois imprescriptibles de l'humanité 1 », et se vantait de convertir les fidèles à l'athéisme et à l'immoralité. Tels étaient les plus glorieux représentants de cette jeunesse frivole, débauchée, sceptique, de ces « Cavaliers » qui exhumèrent les cadavres en décomposition de Cromwell et des siens pour les jeter à la voirie.
La littérature contemporaine fut digne d'eux : sèche, licencieuse, abondante en chansons obscènes, en poèmes pornographiques, en œuvres de toute nature, fables, tragédies, comédies où Dieu, la vertu, le bien sont bafoués; où aucun des principes les plus sacrés de la conscience humaine, aucune des lois de la pudeur ne sont respectés. Tous les auteurs de poésies légères, de satires, de chansons, Sedley, Mulgrave, Dorset, Rochester, rivalisaient d'impudicité. Dryden lui même, tout grand qu'il est,
L Cf. la Vie de Rochester, par Burnet, citée par Forgues.
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n'est pas à l'abri de la contagion. Le théâtre n'est qu'une accumulation de drames horribles, d'inventions extraordinaires, de crimes rares, de débauches répugnantes et malpropres. Les personnages ne sont que des libertins, des escrocs, des assassins, tous violents à froid, dénués de sens moral, professant avec cynisme les opinions les plus révoltantes. Que l'on ouvre le répertoire de Wycherley, de Dryden, d'Etheredge, de Shadwell, de Congreve, de Farquhar, partout on rencontre quelqu'un de ces maniaques de la corruption. Ils constituent, hommes et femmes, la plus abominable réunion de chenapans que l'imagination d'aucun peuple ait jamais conçue. La raison, le senti- ment leur semblent étrangers; sensualité et égoïsme, voilà toute leur psychologie. Et ils ne se contentent pas de vivre crapuleu- sement; ils dogmatisent sur le crime, et doublent la dépravation de leurs sens de celle de leur esprit. L'un vend sa maîtresse après avoir crûment détaillé ses charmes à un compagnon de débauche1. Un autre imagine l'amusement de se faire passer pour impuissant et de démontrer ensuite le contraire aux nombreuses femmes que la curiosité lui amène 2. Celui-ci fait la théorie de l'infidélité et fixe le délai d'un mois comme terme extrême de la constance 1. Celui-là est faussaire et suborneur4. Tous, gentilshommes et roturiers, ils unissent la bassesse et la grossièreté des gens du peuple au raffinement vicieux des petits maîtres. Tous justifient la définition que donne d'eux une femme qui les connaît de près : « querelleurs, ivrognes, blasphémateurs et le reste ¡¡... »
Un tel milieu convenait plus qu'aucun autre au Donjuanisme, et en réalité ces innombrables personnages, dont le théâtre de la Restauration nous étale les turpitudes, sont autant de Don Juan, mais de Don Juan sans élégance; ils ont perdu la grâce
1. Wvcherlêv, Love iii a wood, le personnage de Dapperwit.
2. Wycherley, The country Wife, le personnage de Horner.
3. Dryden, Mock Aslrologer, le personnage de Wildblood.
4. Cf. le personnage de Mirabel dans The Way of the World, de Congreve. —
Cf. encore des types comme celui du jeune Hanter de Crowne, celui de Surly surtout dans The Courtly Nice-, celui de Manly dans The Plain-dealer.
5. Lady Brute dans The Provoked Wife, de Vanbrugh.
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sous laquelle se dissimulaient les passions violentes de leur devancier français. Leur Donjuanisme est brutal et repoussant; à l'amour, ils mêlent l'orgie et le meurtre; il leur faut des cruautés horribles, des excès démesurés; leurs voluptés ont un relent des bouges de Whitechapel. Puant l'ivresse et le meurtre, vomissant dans ses hoquets jurons et obscénités, ignoble, féroce, sans scrupule, tel est, de quelque nom qu'il s'appelle, le Don Juan anglais.
Aussi, quand il arriva de France en Angleterre, le héros n'était-il pas un nouveau venu. Il existait partout dans la littérature comme dans la société. Déjà même, avant que la légende du Burlador fût connue, une pièce des premières années du xviie siècle représentait un personnage dont les mœurs ont avec celles du Trompeur de Séville de curieuses analogies. En 1621, Fletcher, dans the Wild Goose-chase (la Chasse à l'oie sauvage), avait déjà peint, sous les traits de Mirabel, un de ces débauchés cyniques dont la littérature de l'âge suivant devait fournir de si nombreux modèles1. Mirabel (the Wild goose) est un monsieur qui a voyagé (a travelled monsieur) et qui, au cours de ses voyages, a eu maintes bonnes fortunes, courant en Italie et en Espagne la brune, dans les pays du Nord la blonde, proclamant bien haut ses victoires, affichant ses trahisons, se posant en blasé à qui les femmes n'en remontrent pas, se riant de leurs pièges et finissant un beau jour par se laisser prendre dans les filets de l'une d'elles, Oriana, qu'il a jusqu'alors dédaignée. Ce Mirabel, « dont les amours sont des vagabonds qui frappent à toutes les portes, goûtent à chaque plat, et ne se fixent jamais », est surtout
1. Il est bon de rappeler, d'ailleurs, que sous le règne de Charles Ier, les poètes comme Carew, Cowley, Suckling et d'autres, n'ont rien à envier pour leurs obscénités aux écrivains de la Restauration. Le scepticisme qui sera à la mode avec la génération suivante existe déjà : en face des puritains, des Fox et des
Bunyan, lord Herbert de Cherbury écrit en 1024 son De T-eritale.
2. His loves are wanderers, they knock at each door,
And taste each dish, but are no residents (I, 1).
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un fanfaron du libertinage. Il affiche une sorte de psychologie féminine, pleine de mépris pour la femme; il veut passer pour l'homme qui a beaucoup vécu et pour lequel serments et trahisons sont également sans valeur. Il est le digne devancier des héros de Wycherley et de Shadwell par la brutalité affectée de son langage, par le cynisme avec lequel il expose ses théories et ses procédés à une jeune fille qui lui rappelle ses promesses. Ce qu'il lui a juré, il l'a juré à bien d'autres; cela est sans valeur : ce sont « fautes vénielles, qui ne poussent pas près de la conscience1 », de pures bagatelles (trifles). Pourquoi d'ailleurs prendrait-il à sa charge une femme quand tant d'honorables époux lui fournissent les leurs en le remerciant pardessus le marché? Le croit-on par hasard entiché d'une vierge? S'il avait du goût pour un tel plat, où en trouverait-il2? Et sur ces mots il tire un registre de sa poche, l'ouvre sous les yeux d'Oriana : il contient le nom de toutes les femmes, jeunes filles ou « prétendues telles » qui furent ses conquêtes. « A toutes, dit-il, j'ai fait serment de les épouser, tout comme à vous, sous la même réserve, chose bien superflue d'ailleurs ! car, hélas ! elles n'eurent aucun scrupule et je jouis de leurs faveurs à ma guise; puis je les abandonnai. Quelques-unes se sont mariées depuis et sont redevenues aussi pures que des vierges;... les autres sont de belles et sérieuses femmes 3. » Contentons-nous de noter en passant la grossièreté d'un tel discours s'adressant à une jeune fille. Ce qu'il importe de signaler c'est que, par une coïncidence curieuse, l'auteur anglais ait eu, lui aussi, trente ans avant Cico-
1. They are things indifferent, whether kept or broken;
Mere venial slips. that grow not near the conscience (II, 1).
2. Thou think' st I am mad for (enrag6 pour) a maidenhead; thou art cozened.
Or, if I were addicted to that diet,
Can you tell me where I should have one?
3. Dost thou see this book here? (Shows a book).
Look over all these ranks; all these are women.
Maids and pretenders to maidenheads; these are my conquests;
All these I swore to marry, as I swore to thee,
With the same reservation, and most righteously
Which I need not have done neither; for, alas, they made no scrupule,
And I enjoyed' em at my will, and left' em :
Some of' em are married since, and were as pure maids again,
Nay, o'my conscience, better than they were bred for;
The rest, fine sober women.
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gnini, l'idée de la fameuse liste; je dis coïncidence, car il n'est pas probable qu'il ait existé, avant 1621, une pièce italienne,. scenario comique on drame religieux, contenant le même trait et que Fletcher aurait pu connaître; d'autre part, ni Cicognini, ni aucun auteur de scenarii n'ont vraisemblablement connu la pièce anglaise 1.
Quant au Burlador, il fut longtemps ignoré en Angleterre malgré les relations de toute nature qui unissaient les deux nations, et bien que la littérature anglaise, dans la première partie du xvii, siècle, se soit plus inspirée de la littérature espagnole que de tout autre. L'Angleterre n'a pas échappé à cette tendance générale qui porte à cette époque les écrivains de tous les pays à s'adresser à l'Espagne. Cette nation, malgré ses premiers revers et les germes de décadence qu'elle porte en elle, est encore la grande nation européenne; son influence littéraire rayonne à travers le monde, répandue et soutenue par l'éclat de ses armes. Comme les autres peuples, l'Angleterre connut sesnouvellistes et ses auteurs dramatiques, et leur emprunta d'innombrables modèles, sujet's de pièces, personnages, intrigues. Sans doute, il ne faudrait pas exagérer cette influence; elle est plus formelle que foncière; elle porte sur le côté extérieur du drame; les caractères et les mœurs n'en sont pas affectés; à travers des aventures et des imbroglios espagnols, ceux-ci restent profondément anglais 2.
1. La pièce de Fletcher a été imitée par Farquhar dans The Inconstant or the- way to win him (l'Inconstant ou le moyen de le vaincre), adaptation en prose
(1702). La pièce de Fletcher fut reprise en 1747.
2. Don Quichotte avait été traduit par Shelton en 1612 peu après, en 1619, les Novelas exemplares étaient traduites à leur tour. Les auteurs de tragédies et de comédies du commencement du siècle vont chercher dans Cervantès, Lope de Vega, Tirso de Molina, des sujets et des héros. Beaumont et Fletcher tirent de Don Quichotte, The Coxcomb, The history of C'ard<'n;a ; des Novelas exemplares,
The Queen of Corinth, The Island princesse des Los Milagros del Desprecio et des.
Locos de Valencia, The Scornful Lady et The Pilgrim. A la Fuerza de la Sangre et a la Gitanilla de Cervantès, Th. Middleton emprunte, en 1623, The Spanish Gipsie.
A El castigo del Penseque, de Tirso, James Shirly prend, en 1634, The Opportu- nity ; et dans la suite du xvii- siècle, les emprunts de même nature sont incessants Thomas St. Serfe, Crowne, s'adressent à Moreto; George Bigby, comte de Bristol, qui fut ambassadeur du roi Jacques à Madrid, s'inspire de Calderon.
Sur les indications mêmes de Charles II, sir Samuel Tuke emprunte à Los EmpeÍÏos:
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Quoi qu'il en soit, et en dépit de cette riche importation d'œuvres espagnoles en Angleterre, il est certain que le Burlador y fut ignoré. Ce fut par l'Italie et par la France que les Anglais connurent Don Juan. L'Italie leuravait déjà fourni de nombreux sujets de pièces; les pastorales avaient eu à Londres un grand succès; R. Fanshawe, Settle, John Dancer avaient traduit le Pastor Fido et YAminta; Machiavel était lu et imité ; W. Haughton lui empruntait The Devil and his Dame. Les mystères religieux joués dans les églises n'étaient pas moins connus que les Auto- sacramentales espagnols1.
En 1662, trois ans après le Don Juan de Molière, et quatre ans environ après celui de Dorimon, sir Aston Cokain (ou Cockayne2), qui avait déjà placé en Italie le sujet de sa pièce de Trappoline credulo principe ; qui,parlait l'Italien et avait beaucoup voyagé dans la Péninsule, introduisait dans sa Tragedy of Ovid un épisode manifestement emprunté à la légende du Convive de pierre. Dans cette pièce, où un grand seigneur du nom de Bas- sanes, après avoir tué l'amant supposé de sa femme, oblige celle-ci à prendre dans ses mains le cœur sanglant du mort, un capitaine italien du nom d'Hannibal, exilé pour ses débauches et ses crimes, rencontre un jour, en compagnie de son valet Cacala, un homme pendu à un gibet. Il a l'idée bizarre de l'inviter à souper. Le mort, après avoir incliné la tête, répond : « Je viendrai3 », ce qui- provoque l'effroi de Cacala, personnage dont la pusillanimité et la gourmandise rappellent les mœurs de Passa-
da seis lioras, de Calderon, The adventures of five hours; Richard Fanshawe traduit deux pièces d'Antonio de Mendoza. Killigrew, Wycherley, Steele, Centlivre s'inspirent de Calderon; Dryden, enfin, imite les imbroglios espagnols, l'esprit précieux, le gongorisme de Lope et de Calderon, et de ce dernier il tire son
Evening's love.
Pour cette question de l'influence espagnole en Angleterre au xvie et au
XVIIe siècle, cf. Ticknor, Histoire de la littérature espagnole, t. II; — Sismondi,
Littératures du Sud de l'Europe, t. 1; — Lewes, The Spanish Drama, t. 1; — Klein,
Geschichle des Dranuis, t. IX et X; — Farinelli, Spanische Studien, XX, 1894; —
Ward, t. Il et III de VEnqlish dramatic littérature, édition de 1899.
1. Cf. Klein, ouvrage cité (Ward, t. I, p. 41).
2. The dramatic works of su' 'Aston Cokain, édition de J. Maidment et
W.-Il. Logan, 1874, t. Il.
3. l'Il corne! (acte IV, se. iv).
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rino, d'Arlequin, et de Briguelle. Hannibal se moque de la terreur de son valet, et regagne son gîte où son repas l'attend. A peine est-il à table qu'on frappe à la porte ; Hannibal ordonne à Cacala d'aller ouvrir. Le valet reste immobile de crainte : « Es- tu sourd ou muet? lui demande le capitaine. Est-ce une attaque d'apoplexie? Allons, rassieds-toi et bois un verre de vin ». On frappe de nouveau. Cette fois, sur la menace d'être roué de coups, Cacala va ouvrir; mais il revient aussitôt, pale, tremblant et tombe en défaillance. « Il a le haut mal 2», s'écrie Hannibal, qui, entendant frapper pour la troisième fois, se décide à ouvrir lui-même la porte. Il aperçoit le pendu, exact à l'invitation. Sans paraître étonné, le capitaine lui demande son nom et ce qu'il désire : ;< Je m'appelle Helvidius, répond le mort, et je viens souper avec vous3 ». Et il rappelle au capitaine l'invitation que celui-ci lui a adressée. Le capitaine s'excuse de son oubli, prie son convive de s'asseoir et de manger. Puis il ordonne à Cacala de lui servir à boire; mais le valet, toujours épouvanté, reste tapi dans un coin, malgré ces paroles rassurantes du pendu : « Je ne suis pas assez mal élevé pour faire du mal à qui m'accueille bien' ». Hannibal, mis en belle humeur, boit à la santé du mort et à celle de sa maîtresse : « Qu'elle soit encore vivante ou qu'elle vous tienne compagnie dans les Champs Elysées3 ),. Après quoi, il s'excuse de ne pas lui offrir un meilleur dîner, et ordonne de nouveau à Cacala de s'asseoir et de manger. Le valet obéit en tremblant et met sa serviette sur sa tête pour ne pas voir le spectre. Le repas fini, le mort se lève et invite à son tour le capitaine pour le lendemain : « C'est une plaisanterie, dit Hannibal. — C'est sérieux, répond le spectre,
1. 'Yhat'? art thou deaf,
And hearest me not? Or dumb, because thou speak' st not?
Ari apoplexy, sure, hath seized upon thee
Sit down again and drink a glass of wine. (IV, 6.)
2. This idle rascal, sure, the falling sickness
Hath got of late (IV, 6.)
3. My name Helvidius is.
I come to sup with you.
4. I shall not be so rude, where I find welcome, to do a mischief (IV, 6).
5. To your fair mistress' health, whether alive, or your companion i' th'
Elysian groves! (IV, G.)
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vous serez le bienvenu. — Où cela? — Au gibet. — J'irait. » « Quant à moi, déclare Cacala, mon ventre est plein, je ne pourrais absorber un œil de mouton 2. » Le spectre se retire sur ces mots, et Cacala, resté avec son maître, supplie celui-ci de ne pas le laisser dormir seul.
Le lendemain, le capitaine se rend à l'invitation et cherche à rassurer Cacala, qui voudrait bien ne pas l'accompagner. Le valet craintif et facétieux cherche à dissuader son maître de son projet en lui inspirant des inquiétudes sur le repas qui les attend : « Au lieu d'une tête de veau et d'un bon morceau de lard il va vous donner le crâne à moitié pourri d'un malfaiteur, à la place d'une bonne tranche de venaison, la hanche salée de quelque gredin exécuté ; au lieu de vins de Grèce, le pus que distillent les corps pourris de pendus 3». Mais le capitaine l'entraîne au gibet où arrive aussitôt le spectre. Après quelques mots de bienvenue, on s'assied à la table. Celle-ci est couverte d'un drap noir; les serviettes sont de même couleur, ce qui provoque l'étonnement de Cacala, mais le spectre lui explique que c'est la seule couleur en usage chez Pluton ; puis il boit à la santé de la maîtresse du capitaine. Les langues se délient et à la demande d'Hannibal, le mort raconte pour quelle raison il a été pendu : il avait volé une statue d'or élevée au poète Ovide. De son côté Hannibal lui explique les motifs de son exil : à l'instigation d'une sorcière, il avait arraché un enfant du ventre de sa mère. Ces confidences achevées, le spectre offre à ses hôtes un bal masqué. Au son de la musique entrent Éaque, Rhadamante, Minos, Alecto, Tisyphoneet Megtera.
1. SPEC. — I pray you dine with me to-morrow.
HAN. — You jest!
SP. — I am in earnest! You shall be most welcome!
IIAN. — Where?
SP. — At the gibbet.
RAN. — I'll come (IV, G).
2. Now my belly's full, I cannot forbear
To cast a sheep's eye at him. (IV, 6.)
3. Instead of a calf's head and glorious bacon,
A skull half rotten of some malefactor...
And in the place of a brave side of venison,
The salt haunch of some executed bawd;
And in the room of grecian wines, the moisture
That doth distil from their hang'd putrified bodies. (V, 3.)
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Ils dansent ensemble puis entonnent un chant funèbre où ils dénoncent la folie de l'athée et font prévoir les supplices terribles qui l'attendent. Le chant fini, ils se jettent en effet sur le capitaine qu'ils entraînent malgré ses protestations. « Qu'il s'enfonce dans les ombres infernales du triste royaume de Pluton, dit le spectre; on ne vit jamais dans les enfers âme plus impie; ses méfaits, ses rapts, ses meurtres, sa vie corrompue y recevront un châtiment éternel et digne d'eux 1 ». Sur ces mots le pendu disparaît et Cacala, resté seul, tout effrayé de ce qu'il vient de voir, se propose d'aller trouver une des maîtresses du capitaine, la courtisane Floretta, pour l'engager à changer de vie.
Cette aventure, arbitrairement introduite dans une tragédie toute faite de pièces et de morceaux, a des rapports manifestes avec le scénario italien que nous possédons et la pièce de Cico- gnini. Certains détails de l'invitation à dîner : la réponse du pendu, la peur de Cacala, les moqueries et les explications de son maître; la plus grande partie du premier repas : les coups frappés par le spectre, le refus du valet d'aller ouvrir, son prompt retour et son trouble, l'entrée du pendu précédé par le capitaine, l'assurance et la bonne humeur de ce dernier, le toast qu'il porte à la santé de la maîtresse du mort, ses excuses de ne pas lui servir un plus copieux repas, tous ces détails, à quelques modifications près, sont des emprunts certains aux pièces italiennes. Il en est de mème de l'invitation adressée par le mort, du refus de Cacala de s'y rendre, des plaisanteries du valet sur la couleur de la nappe et des serviettes. Les traits nouveaux sont sans doute assez nombreux; mais la différence tient surtout à ce qu'un pendu est substitué à la statue de pierre. Cokain connaissait peut-être la vieille fable allemande des Convives du gibet relatée pour la première fois par le dominicain Simon Grùnau dans sa chronique prussienne 2, et s'en est sans doute inspiré.
1 . Down to the infernal shades
Of griefly Pluto's kingdom let him sink!
A fouler soul was never seen in hell,
Where's witchcrafts, rapes, murders, and vicious life
Will find a suitable endless punishment! (Acte V, sc. HI.)
2. Cf. edit. Perlbach, Philippi et Wagner, 1889, Traktat 19, cap. 6, et Grimm,
Legend.es allemandes, n° 335.
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Mais ce fut seulement quelques annees plus tard, avec le Libertine de Thomas Shadwell, que la legende de Don Juan penetra reellement en Angleterre. Shadwell I appartient a cette triste pleiade d'auteurs dramatiques contemporains des derniers StuarLs. II a transporté sur la scene les moeurs licencieuses de son temps, et son theatre est un des produits les plus curieux que nous possedions d'un etat moral fait de scepticisme, de seche- resse et de corruption. Le ferocite de ses heros, leurs crimes, leurs debauches, la grossierete des propos, aussi bien chez les femmes que chez les hommes, font de ses oeuvres, qui ne manquent d'ailleurs, ni de vigueur, ni de verite, ni meme parfois d'originalite dans la peinture des caracteres, un des tableaux les plus repoussants que la littérature nous ait laisses d'une soc.iete humaine.
II avait eu maille a partir avec Dryden qui l'attaqua violem- ment dans sa satire de Jlac Flecknoe, or a satire on the true Blue Protestant Poet 1'. S. et dans the second part of Absalon and Archipolel. II fut aussi satirise par Rochester, qui etait son com- pagnon de debauches et qui l'a represente sous les traits d'un bon vivant « gras, obscene et ivrogne ». II connaissait notre litterature a laquelle, ainsi que la plupart de ses contemporains, il a fait de nombreux emprunts, s'inspirant notamment des Precieuses ridicules dans son Bury-Fair; des Fâcheux, clans the Sullen Lovers or the Impertinents; de l'Avare dans the Miser.
Son Libertine est de l'année 167G. C'est une tragedie en cinq actes, en prose, avec melange de vers 2, dediee a William, due, marquis et comte de Newcastle, et qui fut jouee a Londres au theatre des « Royal Highness Servants ». Dans la preface, Shadwell reconnait qu'il a emprunte les caracteres de son hcros et
1. 1040-1692.
2. Le dialogue est en prose; les chants ct certaines longues tirades, conte-
nant des professions de foi, sont en vers.
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de ses amis 1, mais que l'intrigue de la piece, jusqu'a la fin du quatrieme acte, est nouvelle. Sans doute, pas plus en Angleterre qu'en France et qu'en Espagne, il ne faut prendre au serieux de telles affirmations; ici, cependant,le mensonge est d'une rare impudence, la piece anglaise etant en majeure parlie faite d'em- prunts.
Ces emprunts viennent de trois sources au moins, et rien n'est plus aise, tant l'auteur y a mis peu de scrupules, que de relrouver ses modeles. Celui auquel il doit le plus. est Rosi-' mond2, qui lui a fourni, non seulement les elements essentiels du caractere de Don Juan, mais plusieurs autres personnages et une bonne partie des situations et des evenements dans les- quels il a engage son heros 3. Comme chez Rosimond, Don Juan, ou plutot Don John, a deux compagnons de debauche, don Antonio et don Lopez. II est aime d'une femme qui le poursuit de sa tendresse et lui pardonne, malgre ses trahisons et ses outrages; elle porte le m6me nom que l'heroine de Rosimond, Leonora, et rappelle, comme celle-ci, l'Ehire de Moliere. C'est le valet du libertin qui, ici encore, met l'épouse trahie au courant des infidélités de son maitre et la renseigne sur les moeurs du per- sonnage; quand la malheureuse vient demander raison au cou- pable lui-meme, c'est dans les mSmes termes que Don John se justifie, ou plut6t se debarrasse de sa trop aimante moitie. Shad- well a encore emprunte a Rosimond l'enlèvement d'une reli- gieuse, l'incendie d'un temple, la situation comique de Don Juan en proie a plusieurs femmes qui le reclament pour epoux, le repas offert a la statue en presence des deux amis du heros, les adjurations du mort, les professions de foi philosophiques
1. Shadwell n'a garde de dire a qui; il n'est pas malaise de le decouvrir.
2. Sur Shadwell et Rosimond, cf. J. Fagerstrom, ivagi-a anteckningar em Don
Juansagans dramatiska bearbetning under sjutton de seklet, 1877.
3. Shadwell n'a rien emprunté directement à Molière. Tout ce qui dans sa pièce rappelle le Don Juan de ce dernier se trouve aussi dans la pièce de Rosi- mond, et, sur ces points particuliers, les ressemblances étroites entre l'Anglais et l'imitateur de Molière prouvent manifestement que le premier s'est inspiré du second, et non pas de Molière lui-même. Il ne faut pas s'en étonner :
Shadwell, en 1676, ne devait connaître que de nom le Don Juan de Molière, qui fut imprimé pour la première fois en 1682.
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des libertins, leurs discussions avec leur invité d'outre-tombe, leur endurcissement farouche jusqu'à l'heure du châtiment. Comme chez Molière et chez Rosimond, le commandeur, qui devient ici le Gouverneur de Séville, a été tué antérieurement.
La plupart des autres événements sont empruntés à la pièce de Cicognini et à celles de Dorimon et de Villiers. A Cicognini, Shadwell a pris la ruse de Don Juan se substituant à Ottavio auprès de sa fiancée, à la faveur d'un changement de manteaux, le tumulte qui en résulte, et la mort, non plus ici du père de la jeune fille, mais de son frère. A Cicognini encore, ou plutôt aux imitateurs français de Giliberto', il doit les scènes entre les archers et le valet, la fuite sur mer du criminel et la tempête. Il doit aussi à Dorimon et à Villiers la rencontre de Don Juan avec un ermite, l'enlèvement des bergères et, jusque dans ses détails, toute la scène de l'invitation adressée par Don Juan à la statue. Un trait, enfin, pourrait bien lui avoir été fourni par Cokain : le toast ironique de Don Juan à la maîtresse de son hôte 2.
En somme, une très grande partie de la pièce anglaise est une imitation des pièces antérieures. Il faut cependant être juste pour Shadwell : les éléments originaux sont assez nombreux : il a imaginé, après la tempête, de faire descendre son héros et ses deux amis dans la demeure hospitalière du seigneur don Francisco, près de deux jeunes filles qui doivent se marier le lendemain même. Comme bien on pense, don John ne laisse point perdre la nuit qui sépare encore Clara et Flavia du jour de leurs noces, et les initie toutes deux, avant l'heure, aux douceurs de l'hymen. En une autre circonstance, il se fait amener et viole une vieille fille. Enfin l'auteur a réuni deux idées qu'il a trouvées séparément, l'une chez Rosimond, l'autre
1. Les détails du texte anglais rappellent plutôt les pièces françaises que celle de Cicognini.
2. Ce trait se trouve sans doute dans le scénario de Biancolelli; mais il n'est pas tout à fait le même : Don Juan boit à la fille du commandeur, non à sa maîtresse.
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chez les imitateurs français de Giliberto. Il a montré son héros poursuivi à la fois par deux femmes : l'une qui l'aime et veut le racheter; l'autre qui le hait et cherche à venger sur lui la mort de son frère et de son amant.
L'imagination de Shadwell s'est complue surtout à modifier par les plus extravagants détails les scènes qu'il a empruntées à ses devanciers. Tous sont inspirés d'une même intention : dramatiser les événements au cours desquels se manifeste le caractère de don John. C'est ainsi que, dans Rosimond, Don Juan met le feu à un couvent pour enlever une religieuse ; mais l'aventure se passe dans la coulisse : Shadwell la reprend et la met sous nos yeux : on voit flamber le couvent; on entend les cris des religieuses épouvantées; quatre d'entre elles apparaissent, et aussitôt don John et ses amis se ruent sur elles et s'efforcent de les entraîner. Dans la scène de la tempête, le changement n'est pas moins curieux : au milieu des tonnerres et des éclairs apparaissent des démons; le feu prend au navire et, pendant que les matelots affolés s'efforcent de l'éteindre,.- don John et ses compagnons s'emparent d'une embarcation d'où ils écartent malgré ses supplications le valet Jacomo; puis ils se sauvent lâchement, tandis que le navire et l'équipage s'abîment dans les flots.
La partie merveilleuse et la partie comique de la légende ont été transformées plus complètement encore : la première est dénaturée et surchargée d'incidents horribles : les apparitions de fantômes se répètent, les fantômes eux-mêmes se multiplient; toutes les victimes de don John viennent faire un cortège macabre à la statue de don Pedro et défilent devant leur bourreau en l'accablant de reproches et de menaces. Quant à l'élément comique, tel du moins que les auteurs italiens et français l'avaient conçu, il a disparu : la bonne humeur et la gaîté joyeuse de Don Juan au milieu de ses pires escapades, les facéties de Passarino, les lazzi d'Arlequin, les plaisanteries avisées de Sganarelle, toute cette verve, parfois spirituelle, souvent vulgaire, mais presque toujours amusante, s'en est allée; il n'en subsiste qu'un comique épais qui sent les fumées de la taverne, l'odeur
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du gin, et qui semble tout embrumé des brouillards de la cité. Il est, en mème temps, devenu froid, brutal, féroce même ; c'est un comique qui ne rit plus et qui fait peur; il a pris une allure tragique; car le procédé de Shadwell est partout le même : il complique, dramatise, pousse au noir les couleurs moins sombres des œuvres qu'il imite. Ce procédé lui est d'ailleurs commun avec tous ses contemporains. A la simplicité et à la délicatesse de l.'art français qui sous-entend plus qu'il n'exprime, qui répugne à étaler sous les yeux du public la brutalité de certains actes, l'art anglais préfère des intrigues surchargées, une suite d'événements horribles, de meurtres, d'attentats, sans respect pour les yeux ni pour les oreilles. Le même goût se trahit dans la représentation des passions et la peinture des caractères.
La transformation que Shadwell a fait subir à Don Juan est à cet égard significative : le héros est à ce point chargé qu'il pourrait passer pour fou et nous demeurerait inintelligible si nous l'isolions du milieu social et des mœurs dramatiques qui l'expliquent. Ce n'est plus seulement l'homme aux passions ardentes ou le blasé, curieux de renouveler sans cesse ses émotions et ses plaisirs, le révolté en rupture de ban avec les contraintes sociales, le sceptique dédaigneux des croyances, le sadique violentant la nature pour en tirer des jouissances subtiles ; don John est tout cela à la fois, mais il l'est à un degré jusqu'alors inconnu et il est surtout quelque chose de plus : un mélange, en apparence contradictoire, mais au fond bien anglais, de sens violents et d'un esprit calme, se prêtant mutuellement leurs ressources et multipliant ainsi les voluptés. Une volonté froide, servie par un tempérament effréné, tel est le Don Juan anglais.
A un libertin de cette envergure il faut une variété et une intensité d'émotions dont ses devanciers n'avaient pas besoin : la femme n'est pour lui qu'un élément de plaisir, essentiel mais non pas unique; il ne vit pas obsédé par elle, dans le seul désir de la posséder; ses sens ne sont pas à ce point exclusifs : il n'a pas spécialisé la volupté. Il la demande à l'ivresse, au vol, au meurtre, au viol. Il n'aime que les grosses débauches, les jouis-
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sances ignobles, sauvages; il ne raffine ni ne subtilise. C'est une brute sanguine, épaisse, qui recherche l'énorme, le monstrueux. Il ne goûterait pas l'exquis, le compliqué ; il lui faut des mets lourdement épicés ; son palais est émoussé par l'abus du gin. A chaque nouveau verre, il se verse une liqueur plus forte. Ses prédécesseurs savaient modérer la méchanceté instinctive de leur cœur. Avec lui, la cruauté n'a plus de bornes; elle devient forcenée. On se rappelle les jolies scènes, déjà gâtées par Rosimond, au cours desquelles le Don Juan de Molière se joue si élégamment de la naïveté de deux paysannes. Shadwell a remplacé celles-ci par six jeunes femmes, toutes bien réellement épousées par Don John et qui, avec de grands éclats, viennent réclamer leurs droits d'épouses. Après s'être un moment moqué d'elles, le héros livre à ses deux compagnons ses malheureuses dupes, et une abominable scène de viol s'accomplit presque sous les yeux du spectateur. Une des victimes se tue de douleur et de honte au milieu des plaisanteries de ses bourreaux. Mais cette atrocité obscène ne suffit pas à la fureur de Don John : désireux de tenir compagnie à ses amis, au cours de leur éro- tique besogne, il ordonne à son valet de lui amener la première femme qu'il rencontrera dans la rue : c'est une vieille fille horrible que Don John, non sans faire la grimace, viole comme les autres.
Il faitmieuxencore, rien ne pouvant assouvir sa démence d'éro- tomane sanguinaire. Le Don Juan de Molière ajoutait à sa trahison envers Elvire le régal de la berner avec ses prétendus scrupules religieux; celui de Rosimond, moins raffiné, l'invitait, pour se consoler, à prendre un amant : don John renouvelle le conseil plus crument encore, mais l'ironie ne lui suffit pas : Léonora se trouvant mal, il lui donne en guise de cordial un poison, et il regarde froidement mourir la pauvre créature, la seule qui l'ait jamais aimée et qu'il tue pour la punir de son amour même. Jadis, Don Juan épousait une femme et se fiançait à deux autres. Maintenant, don John en épouse six et se fiance seize fois en un mois. Don Juan prenait des bergères, des dames nobles, mais dans le mystère de leur alcôve, et en y mettant
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quelques formes. Don John les viole dans une église, la sainteté du lieu relevant par le contraste la banalité d'un acte qui lui est devenu si familier.
Sans doute, il y a de la forfanterie dans ses excès : il se pique au jeu, et met son point d'honneur à distancer les autres, à justifier l'admiration qu'ils éprouvent pour ses talents. Il s'attribue même des aventures imaginaires dans le seul désir d'étonner son entourage : après un viol et deux assassinats simultanés, son valet Jacomo se permettant de timides remontrances, il lui impose silence en lui racontant qu'il a encore trouvé le temps de violenter une femme sur le tombeau de son propre père. Don Juan tuait malgré lui, pour défendre sa vie; déjà chez Villiers, il s'exerçait à l'assassinat. Don John est un boucher qui immole victimes sur victimes, qui accumule les meurtres, tuant don Pedro et tous les siens « depuis la racine jusqu'aux branches 1 » : don Ottavio, l'amant de Maria, son frère, Maria elle-même, sa suivante Flora, Léonora, don Francisco, sans compter ceux qu'il blesse et estropie.
Mais ces tueries d'hommes et de femmes ne sont que jeu pour lui : à l'assassinat et à l'empoisonnement il ajoute le parricide et le sacrilège. Ses devanciers se contentaient d'outrager leur père; lui, il le tue, et l'insulte encore après sa mort : le fantôme du vieillard s'étant dressé devant lui pour arrêter le cours de ses crimes : « Morbleu, s'écrie-t-il, mon père vivant! — Non, non, barbare meurtrier, réplique le spectre, je suis mort. — A la bonne heure j'avais peur que ce vieux ne vînt redemander son bien ; si c'est ce que vous voulez, il est trop tard, il est dépensé. — Monstre, vois ces blessures. — Je les vois ; bien portées et bien faites ». Et comme le fantôme l'invite au repentir et le menace du courroux céleste, il le traite de fou2.
1. I'd fight with all your family one by one, and cut off root and branch, to enjoy vour sister (acte V),
2. D. J. — 'Sdeath! What's here? My father alive?
GHOST. — No, no! inhumane murderer, I am dead.
D. J. — That's well; I was afraid the old gentleman had come for his estate again; if you won'd have that, 'tis too late; 'tis spent.
GHOST. — Monster! behold these wounds.
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Chez Rosimond, il manifeste le désir de voler, s'en promettant un régal nouveau; ici, il passe de l'intention à l'acte et, pour relever encore la chose, il va voler dans un lieu saint les objets sacrés. Mais la liste de ses forfaits est si longue qu'ils finissent par inspirer autant de fatigue que de dégoût. Il semble avoir fait la gageure d'épuiser toutes les horreurs humaines; et, ce qui le rend encore plus repoussant, c'est qu'il se pique d'agir par système.
Héritier direct du Don Juan de Rosimond, et digne émule des Rochester et autres théoriciens de la débauche, il prétend fonder son inconduite sur la philosophie de la nature. Nous retrouvons ici la filiation qui le rattache à ses ancêtres italiens, à ces plus ou moins authentiques disciples de Machiavel, dont les Jésuites allemands signalaient déjà les perfides et dangereuses maximes, à ces soi-disant philosophes naturistes, qui, sous le couvert d'un libertinage intellectuel, introduisirent en France plus encore que la liberté de la pensée, la liberté des mœurs.
Dès le début, Don John se pose nettement en apôtre de la nature : elle seule est la vérité, le guide infaillible en dehors duquel, morale, conscience, religion, tout n'est qu'erreur 1. C'est elle qui proclame le triomphe des sens sur la raison2. Nous avons déjà entendu les mêmes doctrines, mais don John y ajoute un autre élément qu'il emprunte aux philosophes contemporains, à Hobbes notamment : c'est une conception déterministe du monde. Il expose son système dans une conversation ave,c un ermite dont il s'amuse à railler les croyances et à qui il veut démontrer l'illusion dans laquelle il vit. Toutes nos actions sont déterminées, lui dit-il, nul n'est libre; l'intelligence dépend des sens qui, eux-mêmes, dépendent des objets. C'est, on le voit, le mélange du déterminisme et du sensualisme : la sensation est la seule source de connaissance; les
D. J. — I do; they were well meant and well perform'd, I see.
GHOST. — Repent, repent of all thy villainies....
D. J. — Thou art a foolish ghost! (Acte II.)
1. The only certain guid, infallible Nature. (Acte I.)
2- By nature's order, sense should guide our reason.
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sensations ne dépendent pas de nous ; elles nous sont imposées du dehors; or ce sont elles qui gouvernent l'intelligence, laquelle, à son tour, dirige la volonté; donc, la volonté n'est pas libre 1. Le héros ne manque pas de tirer parti de ce sytème pour légitimer ses débordements : nous sùivons chacun nos tempéraments que nous n'avons pas faits; à celui-ci ils ordonnent une chose, à celui-là une autre; « si nous sommes mauvais, c'est la faute de la nature qui nous fit ainsi 2 ». Il revient fréquemment sur cette idée, car, tel le Don Juan de Rosimond, il est raisonneur et aime à étaler ses doctrines, discutant avec ses amis, avec le pèlerin, comme Rochester discutait avec Gilbert Burnet, avec la statue elle-même qui vainement s'efforce de le ramener au bien.
A ce pédantisme dogmatique, il ajoute un caractère bien anglais : l'humour. 11 assaisonne ses plus abominables forfaits d'une ironie froide, d'un engouement caustique : s'il séduit deux jeunes fiancées c'est afin, dit-il, que leurs époux ne soient pas « gènés par leur virginité 3 ». Une de ses victimes se poignardant sous ses yeux : « Voyez ma chance, s'écrie-t-il; si je n'avais épousé qu'elle, maintenant je serais veuP! » Échappé au naufrage avec ses amis, il est recueilli par un ermite qui les réchauffe et leur donne un cordial. « Merci, lui dit don John, mais il me faudrait quelque chose de plus. — Quoi donc? — Une jeune et gaillarde courtisane3. » Et comme le saint homme pousse des exclamations indignées, il le plaisante sur ses hypocrites et pieuses débauches. L'inscription de la statue de don Pedro
Can that blind faculty, the will, be free,
1. \N'lien it depends upon the understanding? ...
The understanding never can be free
For what we understand, spite of ourselves, we do.
All objccts are ready form'd and place'd t'our hands;
And these the senses to the mind convey
And as those represent them, this must judge.
How can the will be free, when th' Understanding,
On which the will depends, cannot be so? (Acte III.)
2. Our Constitutions tell us one thinp', and yours another; and which must we obey? If we be bad, 'tis Nature's fault, that made us so. (Acte III.)
3. Troubled with them. (Acte III.)
4. Now see my Providence; if I have been marry'd to none but her, I had been a widower. (Acte II.)
5. It is a whore; a fine, young, buxom whore. (Acte III.)
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porte ces mots : « Ci gît don Pedro, gouverneur de Séville, cruellement assassiné par l'impie scélérat Don John, contre lequel son sang crie encore vengeance ». « Laisse-le crier, » répond don John 1. Il a même des plaisanteries macabres. La statue le reçoit entourée des fantômes de toutes ses victimes. « Je crois, s'écrie-t-il à ce spectacle, qu'il a vidé tous les tombeaux des environs pour nous recevoir2. » Son ironie n'est pas seulement funèbre ou polissonne, elle est souvent cruelle : quand il quitte avec ses amis le navire incendié, c'est en vain que Jacomo le supplie de ne pas l'abandonner : « Tu as souvent voulu me quitter, lui dit-il : voici maintenant l'heure de te satisfaire 3 ». Et il le repousse impitoyablement.
Mais ce ton gouailleur, cynique à froid, fait le plus souvent place à des injures populacières, à des menaces féroces : c'est Jacomo qui lui serl de plastron, la pusillanimité et les hésitations du drôle le mettant en fureur : il le menace tantôt de le « découdre du nombril au menton 4 », tantôt de lui scier la trachée-artère, de lui couper la langue ou même de le brûler vif'.
Cette bête féroce est naturellement d'un courage indomptable. Don John aime les débauches que le danger assaisonne : « Plus le danger est grand, plus grand est le plaisir6 ». Il pousse la bravoure jusqu'à l'invraisemblance, la mesure étant la qualité qui lui manque le plus. « Y eût-il sur ma route des légions de spectres et de diables, ils n'arrêteraient pas un instant ma course au plaisir7. » C'est en vain que la statue le menace des flammes étert-
1. Here lies don Pedro, governor of Seyil, barbarously murder'd by that impious villain don John, 'gainst whom his innocent blood cries still for vengeance. — Let it cry on! (Acte IV.)
2. I think he was robbed all the graves hereabouts of their dead, to wait upon us. (Acte V.)
3. You have been often leaving me : now shall be the time we'll part.
Farewell. (Acte HI.)
4. I will rip you from the navel to the chin. (Acte III.)
5. Peace, villain I shall cut that tongue out. (Acte III.)
Peace, dog ; or I shall slit your wind-pipe. (Acta III.)
If I hear more of your morality, I will carbonade you. (Acte 1.)
6. The,more danger, the more delight. (Acte I.)
7. Were there
Legions of ghosts and devils in my way,
One moment in my course of pleasure I'd not stay. (Acte IV.)
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nelles, qu'elle fait apparaître successivement devant lui les spectres de toutes ses victimes qui viennent crier vengeance : il les raille, les brave, les insulte; quand, finalement, au milieu d'un chœur de démons qui danse autour de lui une sarabande infernale mêlée de chants effrayants \ la statue lui demande s'il n'éprouve aucun remords, il répond : « Si tu pouvais changer mon cœur, oui; avec celui que j'ai, non 2». Et même lors- qu'Antonio et Lopez sont engloutis à ses yeux il brave encore la statue : « Ne pense pas m'effrayer, fou, je mettrai en pièces ton corps de marbre, et renverserai ton cheval3 ». Et en présence de la mort, il finit sur ces mots où éclate son obstination fanfaronne mais superbe : « Ce sont choses que je vois avec étonnement, mais sans crainte; tous les éléments seraient-ils confondus,... des mers de soufre m'entoureraient-elles,... que je ne sentirais ni crainte, ni remords. En ce dernier instant je défie ta puissance; je reste indomptable et méprise toutes tes menaces.
Ton meurtrier se dresse devant toi : fais-en ce que tu voudrasl. »
Est-il rien de plus anglais que cette ténacité orgueilleuse et:
1. 1" diable :
Prepare, prepare; new guests draw near, And on the brink of hell appear.
2' diable :
Kindle fresh flames of sepultur there. Assemble, all ye friends.
Wait for the dreadful ends
Of impious men, who far excell
All the inhabitants of hell.
Le chœur des démons :
Let' em come, let' em come To an eternal dreadful doom; Let' em come, let' em come,
Etc. (Acte V.)
2. Couldst thou bestow another heart on me, I might; but with this heart
I have, I cannot. (Acte V.)
3. Think not to fright me, foolish ghost; I'll break your marble body in pieces, and pull down your horse. (Acte V.)
4. These things I see with wonder, but no fear.
Were all the elements to be confounded, And shuffled all into their former Chaos; Were seas of sulphur flaming round about me, And all mankind roaring within those fires, I could not fear, nor feel the least remorse; To the last instant, I would daro thy power. Here I stand firm, and all thy threats contemn Thy murderer stands here, now do thy worst. (Acte V.)
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froide qu'aucun danger n'ébranle, qui menace et brave encore à l'heure de l'écroulement suprême?
A cette figure bestiale et horrible, à ce héros démesuré, effrayant, s'oppose, suivant la tradition, la figure ridicule du valet. Avisé, pleutre et gourmand, Jacomo n'a ni l'honnêteté, ni la sage philosophie de Sganarelle. Au contact de don John, il a acquis une absence de scrupules et une paillardise que ses devanciers laissaient à leurs maîtres. Léonora s'étant évanouie dans ses bras, il risque sur ses charmes un œil libertin, et cherche à profiter de l'occasion que lui offre le trouble de la jeune femme. Il lui propose même impudemment de la consoler des infidélités de don John. Quand ce dernier et ses dignes compagnons enlèvent un groupe de bergères, il se met de la partie, non sans calmer ses scrupules par cette belle excuse : « Si je dois être pendu, que ce soit au moins pour quelque chose 1 ».
Nous ne dirons rien des amis de don John, trop fidèlement copiés sur leurs modèles français, avec cette seule différence qu'eux aussi exagèrent encore dans leurs théories déterministes et sensualistes, comme dans la folie de leurs débauches, le caractère de leurs devanciers. C'est ainsi que l'un d'eux, don Antonio, a violenté ses deux sœurs, et que l'autre, Lopez, est l'assassin de son frère aîné.
Les personnages de femmes, ceux de Léonora et de Maria notamment, sont sinon les plus originaux, du moins les seuls intéressants de la pièce : la première, touchant exemple de fidélité conjugale, constante, en dépit de toutes les trahisons, tendre et dévouée, malgré les brutalités et les outrages; mourant victime de son amour et, dans les angoisses même de la mort, songeant encore à sauver la vie de l'époux qui l'a empoisonnée, en le mettant en garde contre les poursuites de ses ennemis. La seconde acharnée à venger sur don John la mort d'un frère et d'un amant, se déguisant en homme, soudoyant des assassins, bravant tous les périls pour satisfaire sa ven-
1. If I be hang'd, I had as good be hang'd for something. (Acte IV.)
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geance. Toutes deux, par une antithèse assez heureuse, symbolisent l'une l'amour, l'autre la haine.
A côté d'elles, et sans parler des six femmes dont les réclamations collectives et le viol odieux ne sont dans la pièce que des hors-d'œuvre mi-bouffons, mi-tragiques, Shadwell a encore imaginé de placer deux sœurs, Clara et Flavia, qui appartiennent à une catégorie de jeunes filles qu'on trouve fréquemment dans la littérature dramatique contemporaine' : sortes de« demi-vierges » déjà trop renseignées, et impatientes d'en venir aux réalités. Elles supportent avec peine la condition de « poules en cage2 » que leur font les mœurs espagnoles, et envient le sort des Anglaises qui vivent à leur guise sans duègne revêche ni mari jaloux. L'arrivée de don John a tôt fait de mettre en mouvement l'imagination et les sens de ces fringantes personnes, déjà vaincues avant même que le galant ait entrepris leur conquête. Il est vrai que, la chose faite, elles auront des remords et iront pleurer dans un couvent leur déshonneur et leur abandon.
Telle est l'œuvre qui fit connaître à l'Angleterre la légende de Don Juan. Peu originale dans ses inventions, faite en grande partie d'imitations et d'emprunts, elle modifie cependant le caractère du héros dans la mesure où elle l'a adapté aux mœurs locales. En passant de France en Angleterre, don Juan a subi ainsi une déformation de même nature que celle qui a déshonoré l'Alceste de Molière devenu sous les traits du capitaine Manly une sorte de loup de mer sans éducation, dont la haine pour l'humanité se manifeste en jurons, en coups, en brutalités de matelot en bordée3. Passant d'une société polie et qui, jusque dans ses excès, sauvegardait la décence et conservait les formes, dans une société dont la dépravation se doublait de grossièreté,
1. Cf. le type devenu légendaire de miss Hoyden gémissant d'être sous clef tandis que la levrette peut courir toute la journée. (Vanbrugh, The Relapse.)
Cf. aussi dans Tite pi-oook(,d wife, du même Vanbrugh, le personnage de Belinda; dans The Country wife, de Wycherley, le caractère de la fausse ingénue, et le personnage de miss Prue dans Love for love, de Congreve.
2. A spanish wife has a worse life than a coop'd chicken. (Acte 111.)
3. Le Plain Dealer, de Wycherley, écrit en 1674, fut probablement joue la memo année que le Libertine de Shadwell.
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Don Juan a pris une crudité de ton ordurière; ses débauches sanglantes sont d'une ignominie qui convenait sans doute au goût très émoussé denses contemporains, mais qui nous écœure. Il est le digne produit d'un milieu et d'une littérature qui ont laissé une tache dans l'histoire d'Angleterre et dont l'influence, d'ailleurs, ne fut pas durable. L'esprit de la Restauration est mort de ses propres excès. Dans la suite, quand le puritanisme et la pudibonderie eurent repris leurs droits; quand surtout ce respect du « qu'en dira-t-on M et de la bienséance qui s'accommode fort bien d'une corruption de fait et place la vertu moins dans les actes que dans les apparences; quand la « respectability », en un mot, fut redevenue une vertu nationale, le personnage de Don Juan, sans disparaître de la littérature anglaise, se modifia avec les moeurs : il dissimula désormais, sous la correction de ses dehors, la violence de son tempérament.
La pièce de Shadwell, tombée aujourd'hui dans un complet oubli, n'a inspiré en Angleterre aucune imitation1. Des parodies, des ballets, des vaudevilles ont bien été joués à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du xixc. Contrairement à ce qui a été dit2, ces œuvres ne sont pas inspirées du Libertine de Shadwell, mais des pièces espagnoles, italiennes et françaises. L'une est intitulée : « Don Juan, or the libertine destroyed, a tragic pantomimical entertainment in two acls » (Don Juan ou le libertin exterminé, pantomime tragique en deux actes). Comme chez Tirso, Don Juan, à la faveur d'un déguisement, pénètre chez la fiancée de don Ferdinand, donna Anna, mais il ne tue plus simplement le père de la jeune fille, il frappe aussi
1. Toutefois, comme nous le verrons plus tard, il la fin du XVIIe siècle, le fameux musicien Purcell introduisit dans le drame de Shadwell des airs et des chansons, qui sont demeurés inédits.
2. Les nouveaux éditeurs de Byron (Ernest Hartley Coleridge, chez John
Murray, à Londres, 1903, Poetry, t. VI, p. 11, note 2) prétendent que ces pantomimes sont imitées de Shadwell. Ils ont négligé de lire soit le scénario des pantomimes, soit la pièce de Shadwell elle-même.
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Ferdinand de son épée. Il met ensuite à la voile, en compagnie de son valet Scaramouche, pour échapper à la justice; fait naufrage et reçoit l'hospitalité de deux femmes de pêcheurs qu'il courtise simultanément comme il le fait chez Villiers, puis il tue d'un coup de fusil le mari de l'une d'elles. Après cet exploit, et conformément à la tradition, il enlève une jeune mariée. Il se réfugie ensuite dans la cathédrale de Séville où se trouve le tombeau du père de donna Anna, gouverneur de la ville. L'invitation et les deux dîners accompagnés des facéties habituelles du valet sont empruntés aux modèles antérieurs. Avant de subir son châtiment, Don Juan se livre à un attentat nouveau, odieux et macabre : il foule au pied le squelette du gouverneur. Sur ce dernier forfait le tonnerre gronde, la terre s'ouvre et il en sort des démons qui emportent le misérable.
Le scenario de cette pantomime est d'une date inconnue. Le British Muséum en possède quatre exemplaires : trois identiques entre eux sont de 1787. Cette version fut jouée au Royalty theatre (Well Street, Goodman's Fields). Elle est de Charles Antony Delpini. Mais Delpini n'est point l'auteur véritable du scénario qui est fort antérieur. En effet, dans la préface du quatrième exemplaire qui porte la date de 1790, Delpini a écrit : « Le conte aujourd'hui offert au public fut pour la première fois donné (produced) par M. Garrick, il y a plusieurs années, sur les planches du théâtre de Drury Lane, où il fut maintes fois représenté avec le plus grand succès ». Garrick étant mort en 1779, la pantomime est donc antérieure à cette date. L'auteur en est inconnu : ce pourrait bien être Garrick lui-même, mais la pièce ne figure pas dans le catalogue de ses œuvres. La musique qui acompagnait les paroles est de Gluck. L'édition de 1790 porte que les choeurs et les chansons sont de William Rewe qui, après avoir été organiste dans une petite ville du Devon- shire, entra en 1787 au Royalty-Theatre, où il fit en 179~ une adaptation de l'Orphée et Eurydice de Gluck.
La version de 1790 diffère en certains endroits des trois autres. C'est d'après elle que nous avons résumé la pièce. Dans les textes de 1787, Don Juan s'amuse à lancer à Scaramouche les os
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du squelette;, jeté à terre par celui-ci, il cherche en vain à échapper aux démons qui l'entourent, s'agenouille et demande grâce à Pluton.
Cette pièce eut un assez vif succès et fut souvent reprise : outre les représentations signalées par Delpini, celles de 1787 au Royalty theatre et de 1790 au Drury-Lane theatre, elle fut encore jouée en 1801 aux Sedler's Wells; en 1809 au Covent-Garden theatre. Elle fut même représentée et imprimée à Boston en 1795 1. Un acteur célèbre, Joseph Grimaldi, y tenait le rôle de Scaramouche. Cet acteur était l'ami de Byron, et comme nous le verrons, la pantomime où il se faisait applaudir a peut-être donné au poète l'idée de traiter le sujet de Don Juan.
Une autre pièce, sorte de vaudeville en deux actes où le dialogue en prose est mêlé de chansons souvent grivoises et cyniques, fut jouée en 1820. Elle a pour titre : Don Giovanni in' London, or the Libertine reclaimed (Don Juan à Londres, ou le libertin corrigé). Son auteur est William Thomas, plus connu sous le pseudonyme de Moncrieff. On y distingue çà et là une intention satirique, à l'adresse des hommes de loi notamment. C'est d'ailleurs, comme l'indique le titre : « operatic extravagant », une fantaisie extravagante qui mêle la mythologie à la réalité. Don Giovanni apparaît d'abord dans les enfers où, grâce à la politesse de ses manières, on s'est contenté de le rôtir légèrement. Il a séduit toutes les diablesses et Proserpine elle-même2. Les jalousies et les querelles dont il est cause finissent par être telles que Pluton le renvoie sur la terre. Il croise dans la barque de Caron trois femmes de boutiquiers avec lesquelles il se sauve, et qu'il ramène à Londres, au grand désespoir de leurs maris. Il retrouve dans cette ville son ancien domestique, Lepo- rello. Celui-ci a amené avec lui toute les victimes de son maître et a épousé la plus fameuse d'entre elles, donna Anna, dont il a plusieurs enfants. Quant à la jeune mariée, enlevée jadis le jour de ses noces, elle est maintenant fruitière et crie du matin au soir :
1. Cette édition reproduit le texte de celle de 1790.
2. Moncrieff s'est-il souvenu de la facétie d'Arlequin dans le scénario? « S'il descendait aux enfers, il séduirait Proserpine! »
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« Greens! Greens! » (Légumes verts; Légumes verts!) Ses rides et son teint jaune épouvantent son ex-ravisseur qui songe à de plus fraîches amours. Ayant justement rencontré dans une mascarade au Leicester-square la pupille d'un magistrat, la jeune Constantia, fiancée à un M. Finnikin qu'elle déteste, il l'enlève, avec son consentement; mais les deux fugitifs sont arrètés et séparés.
Don Juan doit rendre raison à M. Finnikin avec qui il a un duel bouffon. L'honneur satisfait, notre héros toujours volage courtise la femme même du tuteur de Constantia. Cette sage personne, très dévouée à sa pupille, imagine un stratagème qui doit réformer le libertin et lui inspirer pour la jeune fille un amour fidèle : elle se laisse surprendre par son mari en conversation galante avec Don Juan, et l'époux outragé, se prêtant à la ruse, poursuit pour adultère le coupable à qui il réclame dix mille livres de dommages et intérèts. Leporello lui-même, désireux de corriger son maître, se met du complot. Habillé en avocat ainsi que Constantia, il s'entend avec celle-ci pour extorquer à Don Juan ses économies et lui annonce ensuite qu'en dépit de l'habileté de ses défenseurs il a été condamné à payer les dix mille livres. Comme il est insolvable, le pauvre héros doit faire trois mois de prison, après quoi il jure de se dédommager largement de ses longs jours de tempérance. Mais Leporello veille, et un soir que Don Juan passe à Charing-cross devant la statue équestre du roi Charles, il enfourche le cheval et menace le libertin de le renvoyer en enfer. Don Juan, qui a cru reconnaître le Commandeur, promet de s'amender et épouse finalement Constantia.
En dehors de ces pièces héroï-comiques, le succès de la légende du Burlador auprès du public anglais eut une répercussion assez curieuse 1 : un héros anglais aussi fameux sur
1. Il est bon de noter que, dès 1714, f'e Festin de Pierre, de Molière, avait été traduit à Londres par John Ozell, puis de nouveau à Berwick en 1770.
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les théâtres forains que le sont Polichinelle en Italie et Guignol en France, Punch, s'est lui-même transformé au contact de Don Juan. Dans le drame dé Punch and Judy, publié en 1828 par Pagne-Collier, sous le titre de The Iragical comedy of Punch and Judy, Punch est devenu une sorte de Don Juan populaire. Il ne se contente plus, suivant ses anciennes habitudes, de s'enivrer et de rosser les gens, il tourne au libertinage. La seule Judy ne lui suffit plus, et il se déclare capable de tenir tête à vingt-deux femmes. Ce dévergondage n'étant pas du goût de son épouse légitime, il lui fend le crâne, bat ses parents qui ont l'imprudence de la défendre, et quitte le domicile conjugal pour courir les aventures. Toutes les femmes, sauf trois, cèdent à ses désirs. Il en séduit dans tous les pays, dans le Nord et dans le Midi. Ses exploits galants s'accompagnent comme ceux de Don Juan de sanglantes équipées. Il occit les frères, les pères et les maris de ses victimes jusqu'au jour où, arrêté et sur le point d'être exécuté, il séduit la maîtresse même du bourreau, pend ce dernier et tue à coups de bâton le diable qui veut s'emparer de lui 1.
Je ne cite que pour curiosité la pièce de Congreve, Love for love [Amour pour amour], (1695), qui contient (acte 1, se. v) une imitation directe de la scène de M. Dimanche Un jeune dissipe, Valentin, reçoit une sorte de courtier d'affaires plus ou moins louche, M. Trapland, il qui il doit de l'argent.
L'accueil qu'il lui fait, ses amabilités empressées, le flot de paroles sous lesquelles il l'empêche de placer un mot, tout cela rappelle la comédie jouée par
Don Juan à son créancier. Mais, chez l'Anglais, la scène est grossière : Valentin oblige M. Trapland à avaler rouge-bord sur rouge-bord, et le plaisante grossièrement sur ses amours avec une veuve.
1. Pour ce Don Juan populaire, cf. Magnin, Histoire des Marionnettes, p. 261 et suiv., et le texte mème de Pagne-Collier.
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VIII
DON JUAN EN ALLEMAGNE
HAUPTACTIONEN ET PUPPENSPIELE
A l'imitation de l'Italie, l'Allemagne déforme la légende en bouffonneries. —
Traductions et imitations du Don Juan de Molière et du Don Juan de Th. Corneille. — Les Hauptactionen : raisons de leurs succès; leur caractère; leurs différentes sources : Molière, Dorimon-Villiers, les Italiens. — Leur filiation.
— Passage de la légende d'Italie dans le Tyrol. — La pièce de Zuotz. — Le
Sleinerne Gastmahl de Kurz-Bernardon et la pièce perdue de Prehauser.
— Ses sources. — La pièce de F. Schônemann et les représentations viennoises au xvin'' siècle. — Le Laufner-don Juan de Salzbourg. — Ses sources.
— Les Puppenspiele. — Leur multiplicité. — Les pièces d'Augsbourg, de Strasbourg et d'Ulm. — Leurs sources; leurs rapports. — Le Puppenspiel tyrolien recueilli par Erich Schmidt. — Les Puppenspiele au xixe siècle.
Don Juan a ainsi évolué en passant en Angleterre conformément aux mœurs d'un pays qui, au milieu du XVIIC siècle, était tout préparé par les circonstances à lui faire bon accueil. Il s'y corrompit davantage : sa corruption devint brutale et féroce.
En Allemagne, par un phénomène inverse, le héros devait au contraire s'épurer avec le temps, s'élever au-dessus des plaisirs matériels et grossiers jusqu'à la poursuite mystique de la Beauté. Ce furent les pays germaniques qui les premiers conçurent le Don Juan romantique et transformèrent le Donjuanisme en une conception supraterrestre de l'amour. Sans doute cette transformation du sens primitif de la légende et du caractère de son héros ne fut pas immédiate : elle fut même assez lente. Il en a été de la fable du Convié de Pierre comme de celle du
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docteur Faust, qui, avant d'inspirer Gœthe, avait pendant de longues générations fourni un thème inépuisable aux représentations de Puppenspiele (Marionnettes). De même, pendant un siècle et demi, Don Juan ne connaîtra en Allemagne d'autre scène que les théâtres populaires sur lesquels ses aventures lourdement caricaturées figurent à côté de celles du fameux docteur qui vendit son âme au diable.
Ainsi que dans celle de Faust, il y avait dans la légende de Don Juan l'antithèse, vague dans le principe, qui se précisa dans la suite, mais fut lente à se dégager, entre les sens et l'esprit, entre l'idée et la matière, antithèse qui devait assurer sa fortune dans les pays germaniques. Le mélange des grossièretés de la chair avec les sentimentalités de l'âme et les spéculations de l'esprit, se rencontre plus qu'ailleurs chez le peuple allemand, dans les mœurs, dans la littérature, dans l'art. La fable espagnole lui offrait les contrastes qu'il aime : l'association des appétits matériels et des rêves métaphysiques, du tragique et du bouffon, de la foi et du scepticisme. L'opposition du libertinage sensuel de Don Juan et de la passion épurée d'Elvire; de la gravité religieuse du drame et des facéties de Catalinon, de Passarino ou de Sganarelle, ces cousins de Hans Wurst, devait satisfaire le goût du public qui retrouvait dans la pièce espagnole les caractères, les mœurs, les procédés scé- niques même auxquels son propre théâtre l'avait accoutumé.
Aussi, avant même que le romantisme germanique s'emparât du héros et le transformât, avant que l'Allemagne conçût et réalisât l'idée de l'associer à Faust, elle l'accueillit tel que la France et l'Italie le lui transmettaient. Dès la fin du XVIIe siècle, et pendant tout le cours du XVIIIe, elle l'a applaudi sous les différents avatars que la littérature et la musique lui ont fait subir. Mais si l'on excepte la création originale de Mozart, mélange de sentimentalité germanique et de volupté latine, jusqu'au xixe siècle la légende de Don Juan n'a produit en Allemagne que des traductions ou des arlequinades du même genre que les bouffonneries de la Commedia dell'Arte et de nos théâtres de la foire. C'est dans la musique que le génie allemand au XVIIIe siècle
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a incarné sa conception du héros libertin. Il ne l'a exprimée dans la littérature que sous une forme caricaturale, ou s'est contenté de reproduire les interprétations que l'étranger lui apportait.
C'est ainsi que le Don Juan de Molière passa de bonne heure en Allemagne où il eut une meilleure fortune que dans son pays d'origine. Il y trouvait un milieu disposé à le recevoir : l'influence française, prépondérante en Allemagne, avait rendu la littérature allemande, à la fin du xviie siècle, tributaire de la nôtre. Notre littérature dramatique, notamment, plus encore que l'anglaise et que l'italienne, jouissait de la faveur publique. Nos classiques étaient traduits et joués dans les différentes cours; des théâtres français s'étaient établis et donnaient avec succès des pièces en français dans le Hanovre, en Bavière, dans le Palatinat, en Prusse, et ailleurs encore. En 1674 on jouait Molière à Dresde, en 1679 à Heidelberg; en 167Q un recueil de ses comédies paraissait à Francfort. En 1694 une édition publiée à Nüremberg, chez Daniel Tauber, contenait pour la première fois, sous le titre de Vas steinerne Gastmaht la traduction du Festin de Pierre *, triste traduction, sans doute, où, au milieu des platitudes, abondaient les contresens et même les non-sens 2. La fameuse édition de 1695, connue sous le titre d'Histrio gallicus comico-satyricus sine exempto 3 », et attribuée à Johannes Vel- then, contient aussi Don Juan sous le titre de : Des don Pedro Gastmahl (le Festin de don Pierre), qui corrige heureusement le non-sens du titre français. En général d'ailleurs, cette traduction est supérieure à la première, et elle a été faite sur l'édition de 1682 non cartonnée.
En même temps que paraissaient ces premières éditions, l'acteur Johannes Velthen, entre autres représentations de
1. C'est la première de la l'e partie. Le traducteur n'a fait connaître que ses initiales : J. E. P.
2. M. Elirhard (les Comédies de Molière en Allemagne, p. 81 et 82) en relève un certain nombre. En voici un qui semble prouver que le traducteur avait sous les yeux un texte mal établi, ou qu'il a lui-même mal lu : il traduit la réflexion de Charlotte : u Si j'avais su ça tantôt, je n'aurais pas manqué de les laver avec du son » ; u Hâtte ich es zuvor gewusst, würde ich nich ermangelt haben sie mit Fleiss abzunwaschen " (les laver avec soin).
3. A Nuremberg chez D. Tauber.
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pièces de Molière, jouait à Dresde en 1684 devant l'électeur Jean-Georges III le Festin de pierre sous le titre assez bizarre de Die stadua der Ehre (la Statue de l'honneur'). En 1690, au cours du carnaval, il donne à Torgaù la même pièce sous un titre différent : Don Juan oder des don Pedro Todtengastrnahl (Don Juan ou le festin des morts de Don Pedro). Par la suite, les représentations de Don Juan se succédèrent en différents endroits : à Hanovre notamment, pendant le carnaval de 1693 ; à Nüremberg en 1710, sous le titre de der Gottlose Don Juan aus Molière (le Don Juan athée de Molière)2.
Au milieu du XVIIIC siècle, l'illustre acteur Schrœder qui, tout enfant, avait figuré dans un ballet inspiré du Festin de Pierre, puis joué le rôle de Sganarelle en 1750. s'attaqua à celui de Don Juan lui-même, dans lequel il avait vu applaudir son maître Ekhof. Il convient d'ajouter que Schrœder n'était qu'un interprète infidèle de Molière. Il adaptait les rôles de l'auteur français au goût allemand 3.
Le Don Juan de Molière ne fut pas le seul Don Juan français représenté en Allemagne. L'imitation de Thomas Corneille, qui, en France, ne tarda pas à remplacer sur la scène l'original, passa aussi sur les théâtres d'outre-Rhin. Lorsque la cour palatine se fut établie à Mannheim, des comédiens français y furent appelés, et parmi les pièces que cette troupe dite « Troupe des comédiens français de S. A. S. Electorale » joua entre les années 1730 et 1743, figure le Festin de Pierre de Thomas Corneille4.
1. Cf., pour ces représentations, Furslenau, Zur geschichte der Musik und des
Theaters am Hafe der Churfûrsten von Sachsen, Úresde, 1861.
2. Cf. Richard-Maria Werner, Der Laufner don Juan, Hambourg et Leipzig,
1891, p. 71.
3. Pour ces représentations de Schrœder, cf. Brunier, L.-I. Schrœder, Leipzig,
1864, et Annalen des Theaters, Berlin, 1789, t. V.
4. Cf. J.-J. Olivier, les Comédiens français dans les cours d'Allemagne, t. 1, p. 15 et suiv.
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Ainsi, dès la fin du XVIIe siècle, et pendant tout le cours du XVIIIe, les différentes scènes allemandes ont vu de nombreuses représentations du Don Juan français plus ou moins fidèlement traduit ou adapté. Mais ce sont surtout les pièces dites Hauptactionen et les Puppenspiele qui ont servi à la diffusion de la légende. Le succès de ces dernières surtout, a été général dans tous les pays de langue allemande, et il persiste de nos jours encore. La floraison des marionnettes sur le sujet du Convié de pierre n'a jamais été aussi riche qu'au xixe siècle, et il n'est petite ville, dans l'Allemagne du Sud en particulier, où enfants et grandes personnes ne s'amusent des facéties d'Hans Wurst ou de Kasperl, et des menaces de l'esprit de don Pietro 1.
Dès le début du XVIIIe siècle, la légende alimente les théâtres improvisés, à Vienne notamment, dans le Tyrol, dans le Wurtemberg et dans toute l'Allemagne méridionale. La plupart de ces pièces sont aujourd'hui perdues, et il ne saurait en être autrement. Ce n'étaiten général que des canevas sur lesquels s'exerçait l'imagination des acteurs. Les titres en sont à peu près uniformes : « das steinerne Gastmahl oder die redende stadua » ; — « don Ped?'o's Gastmahl » ; — « das steinerne Gastmahl » ; — « das steinerne Todten Gastmahl »; etc. A peu de différences près, ces œuvres se ressemblaient : elles conservaient les mèmes personnages, les mêmes événements et ne variaient même pas toujours les monotones lazzi du valet. Celles d'entre elles qui nous sont parvenues nous consolent aisément de la perte des autres. Au point de vue littéraire., leur valeur est nulle. Il n'y faut chercher ni peinture de mœurs, ni peinture de caractères, ni esprit. Elles n'offrent qu'un faible intérêt historique, s'étant sans cesse répétées les unes les autres. Leur seul mérite est d'avoir inspiré à da Ponte et à Mozart l'idée de traiter le sujet2.
Elles remontent à différentes sources : les unes, les moins
1. Dans un voyage que j'ai fait en Autriche en 1902, j'ai vu à Gmùnden un programme de Puppenspiele, où figurait un Convive de pierre.
2. Mous montrerons plus tard les rapports entre le Don Juan de Mozart et les
Hauptactionen de Vienne et de Salzbourg.
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nombreuses et les moins intéressantes, dérivent du Don Juan de Molière dont elles ne sont qu'une parodie : telle est cette bouffonnerie au titre interminable qui fut jouée à Dresde au théâtre de la cour, le 11 janvier 1752 :
Das steinerne Todten-Gastmahl
Oder
Die im Grabe noch lebende Rache
Oder
Die aufs höchste gestiegene endlich übelangekommene Kühn und
Frechheit.
In der Person des don Juan, eines spanischen Edelmanns, mit Arle- quin, einem geplagten Kammerdiener eines liederlichen'Herrn und von Geistern erschreckten Passagiers.
(Le festin des morts de pierre, ou la vengeance au delà du tombeau, ou l'audace et l'impudence poussées au dernier degré et tournant mal, en la personne de Don Juan, gentilhomme espagnol, avec
Arlequin, valet malheureux d'un maître dissolu, personnage1 tourmenté par des esprits).
Le rôle d'Arlequin était tenu par un acteur du nom de Johann
Christoph Kirsch 2.
Telle est encore cette bouffonnerie accompagnée de musique que jouait en 1774 et en 1775 à Hambourg E. H. Freeze, fameux directeur d'un théâtre de marionnettes 3. Tel est enfin ce mélange comique de Molière et de Tirso que l'on joua longtemps à Vienne de 1783 à 1821, sous le titre de : Don Juan, oder der stei- nerne Gast, Lustspiel in vier A ufzugen nach Molière und dem spa- nischen des Tirso de Motina (Don Juan, ou l'hôte de Pierre, comédie en quatre actes d'après Molière et l'espagnol de Tirso de Molina)4.
1. Le mot « passagiers » n'est pas clair. Il n'est pas douteux qu'il soit au génitif et qu'il doive être rattaché au mot « Herrn ". Quant au sens du terme, il semble bien qu'il faille le prendre dans l'acception populaire de " individu, type, pèlerin ", comme nous disons en français « un drôle de type », « un drôle de pèlerin ".
2. Engel, Deutsche Piippenkomödien, t. III, Preface, p. 15.
3. Engel, ibid., t. XII, Preface, p. 13.
4. Cf. Zeidler, Die Ahnen Don Juan, dans le Wiener Zeitung, 1886, n° 135.
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Mais si, comme nous venons de le voir, les traductions et imitations françaises ont contribué à répandre en Allemagne la légende, il n'est pas douteux qu'elle y a pénétré aussi par l'Italie. Le Tyrol et la Basse-Autriche ont, dès les premières années du XVIIIC siècle, donné le jour à toute une floraison de pièces de source italienne que des troupes ambulantes ont ensuite transportées dans l'Allemagne du Nord ; mais actuellement encore c'est dans les États du Sud qu'elles continuent à être représentées avec le plus de succès. Cette introduction de la légende par l'Italie n'est d'ailleurs qu'un des nombreux cas des rapports déjà anciens entre les littératures allemande et italienne. Les nouvellistes italiens ont de bonne heure fourni des sujets au théâtre allemand, et, au XVIIe siècle, les pièces de la Commedia dell'A rte avaient en Allemagne un tel succès qu'à la cour de Charles-Théodore, électeur palatin, les seigneurs eux- mêmes figuraient dans des arlequinades où ils tenaient les rôles de Pierrot, de Briguelle et d'Arlequin 1. En 1666, lors du mariage de Léopold d'Autriche, on ne joua à Vienne que des comédies italiennes, à l'exception d'une seule qui était espagnole *. D'autre part, la découverte assez récente 3 d'une pièce jouée en 1673 dans l'Engadine nous montre la marche que la légende a suivie, partant d'Italie et arrivant dans le Tyrol en quelque sorte par une voie géographique.
A Zuotz, la-ville la plus importante alors de la Haute-Enga- dine, des jeunes gens appartenant aux meilleures familles du pays donnaient toutes les années au moment du carnaval des représentations, de pièces moitié comiques, moitié morales, composées d'après des souvenirs et ne visant guère à l'origina-
1. Cf. les intéressants détails donnés à ce sujet par J.-J. Olivier, les Comédiens français dans les cours d'Allemagne, t. 1, p. 48.
2. Cf. Zeitschrift für Rom. phil., 1880, t. IV, von Flugi (Latinische dramen im XVII Jahrh.) citant le Dr Marcus Landau, Die italienische Literatur am osterreichischen Hofe, p. 2.
3. 1880.
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lité. Une de ces œuvres dont le manuscrit détérioré a été retrouvé et en partie publié dans la Zeitschrift fur r01nanische Philologie, par M. A. von Flugi t, est une imitation manifeste de la pièce de Cicognini.
Elle porte le titre suivant, accompagné d'indications sur la .date de la représentation et le nom de l'auteur: Tragicomedia hagida in Zuotz anno 1673 die 23 et 24 Febru. Componigda dal molto Illmo signur cap° Fadrick Viezel. Jnua vain represchantô VAmur et Moardt, desparattiun dalg cunt Othavo e quella cun ottras chiossas da spass et biffunarias traunter sint
Les principaux personnages de ce drame sont : Dondoardo, .nom bizarre et peut-être corrompu, qu'il faut lire, sans doute, don Odoardo et qui correspond à don Juan; Isabella, la même que chez Tirso et Cicognini ; le comte Othavo, le don Octavio de Tirso et de Cicognini ; don Alfonso, père d'Isabella ; 'Trafoldin, valet de Dondoardo ; Tristant, valet du comte Othavo ; Laura, suivante d'Isabella; un docteur, le dottore de Cicognini ; un chef de justice et un personnage nouveau, don Claudio paré du titre de majordomo, ami d'Othavo. Les autres personnages .de Tirso et de Cicognini ont disparu.
Isabella, après avoir avoué à sa suivante sa passion pour Othavo, reçoit celui-ci dans sa chambre tandis que des musiciens lui donnent une sérénade. Dondoardo, qui a aperçu la jeune fille, s'éprend d'elle subitement, et grâce au manteau et au chapeau d'Othavo dont il a pu s'emparer, pénètre dans son appartement. Reconnu par Isabella, il s'enfuit et tue don Alfonso qui lui barre le passage. Il accuse ensuite du meurtre le comte Othavo. Celui- ci le provoque à un duel où il est vaincu. Isabella survenant et trouvant son amant étendu sur le sol se saisit de son épée et s'en transperce. A ces différentes morts dont il est l'auteur, Dondoardo ajoute encore celle de Claudio, ami d'Othavo, chargé
1. T. IV, p. 483-490.
2. Tragi-comédie jouée à Zuotz les 23 et 24 février 1673, par la troupe du
-très illustre seigneur Cap. Fadrick Viezel, où sont représentées l'amour et la mort, la disparition du comte Othavo, avec d'autres agréments et plaisanteries qui s'y mêlent.
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par ce dernier, simplement blessé, de les venger lui et sa maîtresse. Tant de crimes finissent par épouvanter Dondoardo. Il veut fuir quand l'esprit d'Alfonso, « pâle et enveloppé d'un linceul », se présente à lui. A cette vue Dondoardo, par amour- propre, se ressaisit : il se vante d'avoir tué quatre-vingt-dix-neuf personnes et de compléter bientôt la centaine. Puis il invite l'esprit à souper; l'esprit accepte, se rend au festin qui est ici très court, et invite à son tour Dondoardo :
Ce soir, ô Dondoardo,
Tu m'as invité à diner avec toi;
Demain, je t'invite à dîner avec moi.
Seront présents à ce repas
Le majordome et Isabella'.
Trafoldin, qui n'est pas rassuré, réclame ses gages, mais Dondoardo l'oblige à l'accompagner. Au repas apparaissent en effet les esprits de don Alfonso, de don Claudio et d'Isabella. D'autres esprits entourent Dondoardo et l'emportent dans les flammes, tandis que Trafoldin, resté seul, réclame en vain ses gages. Une dernière scène représente Dondoardo dans les enfers, criant ses tourments et les donnant en exemple aux jeunes gens de mauvaise vie. Quelques épisodes comiques inspirés de Cicognini et dont Trafoldin est le héros, sont intercalés dans ces événements : le valet obligé de monter la garde pendant que son maître pénètre chez Isabella fuit au premier bruit qu'il entend, et raconte ensuite qu'attaqué par les domestiques de don Alfonso, il a laissé son épée dans le corps de l'un d'eux et brisé son casque sur la tête de l'autre. Dondoardo, pour mettre sa discrétion à l'épreuve, joue avec lui la comédie du Barizel, et le drôle épouvanté au seul mot de torture, avoue les crimes de son maître.
Cette œuvre est donc une réminiscence assez précise du Con-
Quaista saira, o Dondoardo,
. M'hest invidó' a tschnaer con te,
Damaun t'invida a tschnaer con me ;
Saron preschaints eir ad a quella
Al majordomo et Isabella.
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vitato di pietra. Soit que l'auteur n'ait pas eu le modèle sous les yeux, et ait écrit sa pièce de souvenir, soit qu'intentionnellement il ait voulu abréger l'intrigue de Cicognini, il a supprimé de nombreux épisodes. Il a fait de Dondoardo non pas un débauché, mais un assassin, et sur ce point, sa conception ressemble à celle de la plupart des imitateurs de Giliberto. La pièce n'a d'ailleurs aucune valeur. Il est bien improbable qu'elle ait été connue en dehors du milieu très restreint où elle a été jouée. Elle n'a pu avoir, par conséquent, aucune influence sur l'évolution de la légende en Autriche. Mais elle apparaît comme une étape, curieuse à signaler, de sa marche d'Italie en Allemagne.
Don Juan a dû être directement apporté dans l'Allemagne du Sud au commencement du XVIIIe siècle, ou même à la fin du xvn% par quelque troupe italienne. La plupart des pièces que nous possédons dérivent en effet d'une autre source que du Don Juan de Molière. Les rares indications historiques qui nous sont parvenues, confirmées par la comparaison avec le texte des deux pièces françaises de Dorimon et de Villiers, permettent d'établir que ces œuvres se rattachent à la filiation de Giliberto et de Clcognini. Parmi les versions qui en furent jouées, avec des variantes diverses, quelques-unes ont survécu, grâce auxquelles il est possible de reconstituer sinon avec certitude, du moins avec probabilité, leur origine et leur histoire.
Une des plus anciennes parmi ces pieces est ä Vienne, ä la Stadt-bibliothek 1. Elle est intitulee : Das steinerne Gastmahl, oder die redende statua, samt Arie welche von Banns Wurst singet nebst denen Versen des Eremiten und denen Verzweiflungsversen des don Juan bey dessen unglilckseeligen Lebens-Ende (Le Festin de pierre, ou la statue parlante, avec les couplets que chante Hans Wurst, et les vers dits par l'ermite, et les stances désespérées de
1. M. le professeur von Weilen a bien voulu ën faire une copie à mon intention.
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don Juan, au moment de sa fin malheureuse). Cette pièce n'a ni indication de date, ni nom d'auteur, mais elle figure dans un catalogue récemment dressé des innombrables pièces composées ou jouées par un célèbre auteur et acteur comique viennois du milieu du XVIIIe siècle, Joseph Félix von Kurz1. Ce von Kurz, né à Vienne dans les premières années du XVIIe siècle2, se fit connaître à la scène dès 1730 dans des Hauptactionen sous le nom de Bernardon, personnage à la fois sot et impudent, cousin germain du Scapin italien et du Hans Wurst allemand. Les pièces composées par von Kurz étaient en partie improvisées ; elles étaient accompagnées de musique ; le comique et le tragique s'y mêlaient. Son Convive de Pierre appartient à ce genre d'œuvres composites et disparates où excellait la comédie viennoise. Le texte de la Stadt-bibliothek est postérieur à 1730, et sans doute même à 1737, car jusqu'à cette époque Kurz joua en province. Il.appartient, soit à la période du premier séjour que l'auteur fit à Vienne entre 1737 et 1742, soit à celle de son deuxième séjour entre 1734 et 1760. Il est plus probable que la pièce est de 1740, époque du grand succès de Kurz. L'orthographe même du texte et les caractères de l'impression appartiennent plutôt à la première partie du XVIIIe siècle qu'à la seconde.
Cette œuvre se rattache très vraisemblablement à une pièce antérieure aujourd'hui perdue que jouait en 1716 dans les faubourgs de Vienne une troupe d'acteurs allemands dirigée par un Italien, pièce traduite et arrangée par le célèbre acteur Gottfried Prehauser qui tenait le rôle de don Philippe 3. La présence simultanée de ce personnage qui ne se rencontre que dans les
1. Cf., pour ce catalogue, Grundriss von K. Gœdeke, année 1893, t. V, p. 303 et suiv. La pièce est signalée p. 304, n° 25. Elle se trouve indiquée aussi dans une note de la page 48 des Theater IFtens, t. I, 1899, de von Weilen.
2. Cf. Allg. deutsche Biographie. Article sur von Kurz genannt Bernardon; —
F. Raab : Johann Joseph Felix von Kurz, genannt Bernardon, ein Beitrag zur
Geschichte des deutschen Theaters in 180a Jahrundert, Francfort, 1899; — Von Weiten,
Euphorion, annee 1899, t. VI, p. 350 et suiv. — En 1768, Kurz jouait ä Cologne une piece intitulee Der Kavalier und die Dame, oder die zwei gleicher edlen
Seelen, piece qui etait suivie d'un Maschinen-ballet Don Juan. Cf. von Weiten, art. cite, p. 361.
3- Cf. Richard-Marie Werner, Der Laufner don Juan, Preface, p. 71.
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dérivés de la pièce de Giliberto, dans l'œuvre de Prehauser et dans celle de Kurz prouve que ces deux dernières sont sœurs, et nous pouvons juger de celle qui est perdue par celle qui nous a été conservée. Il n'est même pas impossible, et je le crois pour mon compte, que la pièce inscrite au répertoire de Kurz soit celle de Prehauser. Kurz, en effet, a joué d'autres comédies de cet auteur, et alors que le nom de Bernardon figure à la place ou à côté de celui de Hans Wurst dans les œuvres de sa composition, il ne se trouve pas dans la pièce qui nous occupe.
Celle-ci est un canevas assez développé dans lequel sont intercalés tout au long des vers chantés par Hans Wurst (acte Ier), un interminable monologue en vers d'un ermite, et des stances plus interminables encore que débite Don Juan à son heure dernière (acte III). La pièce est en trois actes. Les personnages sont :
DON PIETRO, père de donna Anna.
DONNA ANNA.
DON PHILIPPE, son fiancé.
DON JUAN, gentilhomme criminel, amoureux de donna Anna.
HANS WURST, son domestique.
SGAPIN ; UN ERMITE; UN OFFICIER; UN HÔTELIER; UNE HÔTESSE; PAYSANS,
PAYSANNES, BERGÈRES.
ACTE PREMIER
La scène se passe sur une place devant la maison de don Pietro. Après un monologue de Don Juan sur les caprices de donna Anna, celle-ci s'avance avec don Philippe (scena amorosa) qu'elle autorise à venir la voir chez elle le soir même. Don Juan, qui a entendu leur duo d'amour, exprime sa jalousie et jure d'empêcher leur union. Il part à la recherche d'Hans Wurst tandis que celui-ci, une lanterne à la main, vient précisément à sa rencontre. Après quelques lazzi, le maître et le valet se reconnaissent et Don Juan confie à Hans Wurst son intention d'enlever donna Anna et de tuer don Philippe. Il lui ordonne de faire le guet pendant qu'il mettra son projet à exécution. En dépit des prudents conseils de Hans Wurst, il pénètre en effet
1
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dans la chambre de la jeune fille. Resté seul, Hans Wurst chante des couplets bouffons sur la folie des amoureux qu'il compare à différents animaux. Un tumulte dans la maison interrompt son chant et il se sauve pendant que Don Juan paraît l'épée à la main, poursuivi par don Pietro. Un combat s'engage, et le vieillard tombe mortellement frappé. Avant d'expirer, il a le temps de nommer à sa fille son meurtrier que don Philippe, survenant sur ces entrefaites, jure de punir. Cependant pour échapper aux conséquences de son crime, Don Juan oblige Hans Wurst à changer de vêtements avec lui. Le valet, sous les habits de son maître, se donne pour le gouverneur de la ville et trompe ainsi les gardes naïfs envoyés à la poursuite de l'assassin de don Pietro.
ACTE II
Dans une forêt des bergères racontent le naufrage auquel ont échappé deux étrangers. Ceux-ci paraissent, jurant de renoncer désormais au plaisir; mais, à la vue des jeunes filles, Don Juan tombe amoureux de l'une d'elles, Diana, qu'il entraîne derrière la scène et qu'il abandonne ensuite. Ses pas le portent dans un coin de la forêt où un ermite chante les douceurs de la solitude et la fragilité des biens de ce monde. Il écoute le récit que Don Juan lui fait de ses aventures, et l'engage au repentir. Le libertin feint de l'écouter et le suit dans sa grotte d'où il ressort peu après vêtu des habits du saint homme. Il raconte en riant à Hans Wurst qu'il l'a tué, par pitié pour son grand âge. En dépit de ses protestations, Hans Wurst est contraint d'enterrer le cadavre. Sur ces entrefaites, arrive don Philippe à la poursuite de Don Juan. A la vue de son ennemi celui-ci prend l'attitude de la méditation, écoute les confidences que lui fait don Philippe et lui conseille le pardon des injures en laissant au ciel le soin de le venger. Don Philippe touché s'agenouille pour prier. Aussitôt Don Juan s'empare de l'épée qu'il a déposée à ses côtés, se fait reconnaître de lui et le tue. Après quoi, il ordonne à Hans Wurst d'enterrer son cadavre comme il a fait pour celui de l'ermite.
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Tout en se lamentant sur la méchanceté de son maître, le valet obéit. Don Juan reprend ses habits de gentilhomme et tous deux quittent la forêt. Leurs pas les conduisènt dans une hôtellerie où Hans Wurst apprend que l'on prépare un repas de noces. Les paysans l'invitent lui et son maître à ce festin. Une troisième fois, et sans transition, le lieu de la scène change : Hans Wurst et Don Juan sont en présence de la statue de don Pietro qui porte sur son piédestal l'inscription suivante :
Celui qui a pris ma vie w'échappera pas à ma vengeance
Après quelques réflexions ironiques sur cette menace, Don Juan ordonne à Hans Wurst d'inviter la statue. Celle-ci répond : « Oui », tandis qu'un éclair traverse les airs. Hans Wurst en tombe d'effroi. Mais son maître le rassure et l'entraîne à l'auberge.
ACTE III
Une noce passe, dansant et chantant. Don Juan et Hans Wurst sont installés à une table chargée de mets. Pendant qu'ils mangent, on frappe. C'est l'esprit de don Pietro qui entre et s'assied. Don. Juan, au milieu des lazzi de frayeur d'Hans Wurst, l'invite à boire et boit lui-même à la santé de donna Anna. Le repas fini, l'esprit invite à son tour Don Juan, puis se retire. La noce pénètre à ce moment dans la salle et Don Juan enlève la mariée, la jeune Amaryllis. La scène est ensuite transportée sur une place publique où Scapin joue du tambour et promet 300 écus et 20 têtes de bandits à qui découvrira le meurtrier de don Pietro. Hans Wurst, qui a entendu, se propose de trahir son maître. Mais ce dernier l'observe en cachette et fond sur lui l'épée haute. Hans Wurst lui jure qu'il plaisantait et le suit en maugréant au dîner de don Pietro. Les paysans reviennent, déplorant la perte de la mariée ; la sœur de celle-ci les console en leur annonçant qu'elle est retrouvée, et tous sortent avec des cris joyeux tandis que l'obscurité tombe. Don Juan et Hans
f. Der mir das Leben hat genommen
Wird meiner Rache nicht entkommen.
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Wurst, munis de torches, se rendent au cimetière où une table noire chargée de serpents et d'une tête de mort les attend. Autour sont assis des fantômes. Don Pietro les reçoit, et invite à plusieurs reprises Don Juan à se repentir. Le jeune homme refuse d'abord, brave l'Esprit, puis de cruels remords le saisissent et il déplore son long aveuglement, ses folies et ses crimes. Il souhaite que sa vie et sa fin servent d'exemple à la jeunesse. Pour lui, il va mourir condamné à la damnation éternelle et maudissant le jour qui l'a vu naître. Déjà un feu le dévore. Il appelle les furies et un esprit infernal l'emporte.
L'analyse de cette pièce nous montre les éléments divers qui la constituent; ils sont de trois sortes: les plus nombreux se trouvent déjà dans les pièces de Dorimon et de Villiers. Ce sont la marche générale et les événements les plus importants de l'action : au premier acte, le duo d'amour de don Philippe et de donna Anna; la scène jalouse de Don Juan, son entrée fur- tive chez la jeune fille pendant que le valet fait le guet, la mort de don Pietro, la douleur de sa fille, le serment fait par don Philippe de le venger, le troc d'habits de don Juan et de Hans Wurst et la façon audacieuse dont ce dernier berne les archers. Au deuxième acte, la scène entre Don Juan et les bergères, le monologue de l'ermite, la comédie hypocrite que Don Juan joue avec celui-ci d'abord, avec don Philippe ensuite, puis l'assassinat de ce dernier ; enfin la rencontre avec la statue. Au troisième acte, maints détails du premier repas, l'arrivée de la noce villageoise et l'enlèvement de la fiancée, le repas chez l'esprit, les vaines exhortations de celui-ci et les bravades de Don Juan. Notons en passant que la pièce de Vienne ressemble davantage à celle de Villiers qu'à celle de Dorimon : c'est ainsi que Don Juan assassine don Philippe et que, dans les deux repas, l'auteur reproduit à peu de chose près les détails donnés par Villiers.
D'autres éléments rappellent la comédie de Cicognini et le scenario de Biancolelli. Ce sont les lazzi de la lanterne (acte Ier) et la scène fameuse, bizarrement intercalée par l'auteur de la pièce viennoise entre les deux dîners de Don Juan et de l'Esprit,
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dans laquelle Scapin promet une récompense au dénonciateur du meurtrier de don Pietro
Enfin l'auteur a introduit quelques modifications de son cru: il a tout d'abord supprimé la scène entre Don Juan et son père, apporté quelques changements de détail dans les scènes où figurent les bergères et la jeune mariée, ainsi que dans les deux repas. Il a ajouté des dialogues comiques entre Hans Wurst et une hôtesse, de longues stances finales qui ne sont pas sans rappeler les regrets et les avertissements de Dondoardo dans la pièce jouée à Zuotz2. Enfin Don Juan ne se contente pas de dépouiller l'ermite, il le tue.
Les personnages ont subi aussi quelques changements : outre la suppression de don Alvaros, le paysan Philémon et la paysanne Macette sont remplacés par un hôtelier et sa femme. Amaryllis redevient donna Anna comme chez Cicognini, et passe son nom à la mariée ; Philippin, le valet, s'appelle Hans Wurst ; quant à don Pedro son nom s'italianise et se change en Pietro. Enfin l'auteur a ajouté le personnage de Scapin qui rappelle le Fighetto de Cicognini.
La pièce est donc un dérivé direct, soit de Villiers, soit de Giliberto lui-même, amalgamé de quelques éléments empruntés à Cicognini. Je croirais volontiers qu'elle remonte à Giliberto. Il n'est sans doute pas impossible que Kurz ait eu entre les mains la pièce du dramaturge français ; mais la liste de ses œuvres ne contient qu'un petit nombre de pièces directement empruntées à la France, et il s'en trouve beaucoup, au contraire, traduites de l'italien. En outre, la pièce arrangée par Prehauser qui, si elle n'est pas celle que jouait Kurz, était certainement connue de lui et l'a inspirée, avait été apportée par une troùpe venue d'Italie; le nom de Pietro, celui de Scapin, les nombreux emprunts faits à Cicognini confirment encore cette origine italienne.
1. Comme dans le scénario, comme dans le Convitato de Perrucci, Don Juan boit aussi à la santé de donna Anna.
2. Goldoni termine aussi sa pièce par des regrets et des imprécations du même genre.
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L'introduction en Allemagne de la pièce de Giliberto plus ou moins transformée s'explique au début du XVIIIe siècle par la nature même de cette pièce, qui convenait particulièrement au goût du public et qu'il était facile d'accommoder au gènre alors si fort à la mode des Hauptactionen. Ces œuvres hétérogènes, moitié écrites, moitié improvisées, mélanges bizarres de drames et de bouffonneries, de féeries, de chants, de danses, qui empruntaient en les déformant leurs sujets aux théâtres de tous les pays, étaient pour la pièce italienne un admirable milieu d'adaptation. Le Convilato di pietra contenait déjà ces éléments tour à tour dramatiques, merveilleux, bouffons, ces personnages grotesques et surnaturels, ces interventions mystérieuses d'agents d'outre-tombe, ces roucoulements tendres d'amoureux transis et ces facéties grossières, qui constituaient la trame habituelle des œuvres hybrides applaudies sur toutes les scènes allemandes. Et c'est ce qui explique le succès qu'obtint la pièce italienne, succès dont témoignent les nombreux avatars qu'elle subit.
Il suffisait de peu de chose pour la germaniser: l'adaptateur n'eut qu'à renforcer l'élément merveilleux; ajouter quelques éclairs, des fantômes, remplacer par un esprit la statue, représentation trop matérielle du mort, donner plus d'importance à la partie musicale, aux chants, aux danses, faire un peu plus de changements à vue et transformer le personnage principal, le valet. Au canevas négligemment développé, il mêla des tirades de vers plus soignés. Ainsi arrangé, le Convié de pierre devint une véritable Hauptaction. L'intérêt ne résida plus dans la peinture du caractère de Don Juan qui fut transformé et devint bien plus un criminel, un assassin de haut parage qu'un volupteux en quête de sensations amoureuses. Ses aventures galantes ne furent plus que la trame de la pièce. L'intérêt fut ailleurs. Il fut dans la féerie, dans le merveilleux des scènes au cimetière ; dans la partie mélodramatique du sujet, dans les enlèvements et les assassinats ; dans la variété et le brusque changement des décors : c'est ainsi qu'un même acte se passait d'abord dans une forêt, puis dans un village; soudainement, apparaissait une forêt diffé-
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rente de la première, avec un ermitage ; puis successivement une ville, une auberge, un cimetière1.
Mais, la germanisation de la pièce consista surtout dans la transformation du zani de la comédie italienne, du souple et malicieux Arlequin, qui devint le lourd et grossier Hans Wurst. Ce type populaire de laquais gourmand et pleutre, mélange de ruse finaude et de niaiserie, se substitua tout naturellement au Philippin de Villiers et au Sganarelle de Molière. Comme ses aînés, il avait un bon sens vulgaire et un souci de sa sécurité qui faisait un plaisant contraste avec la témérité de son maître. Mais il perdit leur finesse : à leurs vives réparties, à leurs facéties souvent spirituelles, il substitua de pesantes railleries et parfois même des grossièretés ordurières. Son esprit s'épaissit; il amusa le public par sa lenteur à comprendre, par la stupidité de ses calembours, par sa goinfrerie répugnante. La place que, dès la fin du XVIIc siècle, Hans Wurst avait prise dans les hauptac- iio?ien, où il jouait le premier rôle et où son personnage était tenu par l'acteur le plus en vogue, devint si importante dans les différents Convié de pierre qu'il finit, comme Arlequin l'avait déjà fait dans les pièces de la Commedia dell' Arle, par effacer le rôle de son maître et accaparer tout l'intérêt'de l'action. Les événements traditionnels de la légende s'atténuèrent et disparurent même devant les seuls épisodes qui permettaient à Hans Wurst de développer ses plaisanteries.
La pièce de Kurz ne fut pas la seule inspirée par la comédie de Gilibert02. Il nous est parvenu plusieurs titres et sommaires
1. Cf. le lie acte; le Ille n'est pas moins varié.
2. On a rattaché à la légende-de Don Juan une pièce manuscrite du même
Kurz, Juan ciel Sole, drame fantastique avec lequel la pièce espagnole n'a en réalité aucun rapport. Il s'agit d'un gentilhomme qui, victime innocente des adultères de sa mère, Elvire, a tué son vrai père, son père putatif, une de ses sœurs, en a séduit une autre et finit par périr lui-même écrasé par la chute du cénotaphe de sa mère, après l'évocation effrayante, au milieu d'éclairs et de tonnerres, des esprits de ses nombreuses victimes.
On a pu rapprocher la fable de Juan del Sole de celle de Don Juan Tenorio, parce que tous deux ont le même prénom et, après de graves fautes, périssent châtiés par un agent d'outre-tombe. Mais les éléments essentiels de la légende de Don Juan sont absents de celle de Juan del Sole. Celui-ci est un meurtrier et non un séducteur. C'est sous l'empire d'une fatalité supérieure et sans que
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de pièces, des pièces entières même, soit de la même époque, soit plus récentes, qui ont avec le Convitato di pietra une parenté plus étroite encore que l'Haul)taction de Kurz. Nous avons notamment l'indication d'une œuvre à intention morale.intitulée : Schrecken-Spiegel ruchlosen Jugend, oder das lehrreiche Todtengast- mahl des don Petro (Le Miroir d'épouvante pour jeunes gens dissolus, ou le Festin des morts édifiant de don Petro), qui porte la date de 1735 ; et une autre indication beaucoup plus curieuse, car elle contient, avec d'autres détails, la liste des personnages. C'est le programme d'une pièce jouée à Hambourg le 6 octobre 1741 et reprise en 1747 par la troupe de l'acteur Johann Friedrich Schonemann1. Cette pièce, que l'imprésario, ignorant sa véritable origine, déclare « tirée du français de M. de Voltaire », sans doute pour en assurer le succès sous le couvert de ce nom illustre, était suivie d'un divertissement donné par Arlequin. Elle avait en même temps un but édifiant que le directeur de la troupe signalait à son public : « C'est une de ces pièces, disait-il, où se lient ensemble la gaîté, la terreur et la richesse d'enseignement. Dans la personne de Don Juan est représentée aux yeux la jeunesse légère, une vive conception des plus grands vices, de manière à les faire détester, et la fin malheureuse du héros est à faire frémir ». A cette réclame morale, destinée aux gens qu'aurait pu effaroucher le choix du sujet, s'en ajoutait une autre à l'adresse du public avide des spectacles à décors et des féeries : « Outre divers autres changements convenables, la scène sera décorée d'un magnifique monument de don Pedro tué par Don Juan ». Mais le plus intéressant à retenir est la liste des
sa responsabilité soit engagée qu'il est criminel. Alors que la morale de la fable espagnole' s'adresse aux jeunes débauchés qui remettent à trop tard le soin de leur salut, la leçon de la fable allemande s'adresse plutôt aux mères coupables. Enfin, si l'on voit bien apparaître, dans la pièce de Kurz, les esprits des victimes de Juan del Sole, on n'y retrouve ni le meurtre du commandeur, ni l'invitation à la statue, ni le fameux souper, c'est-à-dire aucune des parties les plus caractéristiques de la fable de Don Juan.
1. Cf. Hans Devrient, Johann Friedrich Schönemann und seine Schauspielergesellschaft. Ein Beitrag zur Theatergeschichte, des 18. Jahrhunderts, Hamburg' et
Leipsig, 1895, p. 32-33 (lle fascicule des Theatergeschichtliche Forschungen de
B. Litzmann).
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personnages : Don Alvarès, père de Don Juan, Don Juan, son fils, don Pedro 1, Amaryllis, sa fille; don Philippe, amoureux d'Amaryllis; Arlequin, sous le nom de Philippin, valet de Don Juan ; un ermite, un aubergiste, une aubergiste ; paysans et paysannes, gardes. Ces noms prouvent manifestement que la pièce de Johann Friedrich Schônemann rappelait celle de Villiers plus fidèlement encore que ne le faisait celle de Kurz, puisque dans celle-ci Hans Wurst a pris la place de Philippin et que le père de Don Juan a disparu. La présence d'un aubergiste et de sa femme prouve aussi que l'auteur avait accommodé son sujet au goût de ses compatriotes.
D'autres représentations de pièces analogues, moitié écrites, moitié improvisées, ne cessèrent d'être données au cours du XVIIIe siècle en différentes villes et principalement à Vienne. Otto Yahn2 signale notamment un Don Juan oder das stei- nerne Gastmahl qui fut joué jusqu'en 1772 pendant l'octave des Morts. En même temps, la légende transformée en une sorte de mystère religieux servait à un autre spectacle annuel que l'on donnait à la même époque. La scène du cimetière avec l'esprit de don Pietro et des revenants constituent la partie principale de ce drame, qui fut joué de 1707 à 1769, année où il fut remplacé par une pièce tirée du Macbeth de Shakespeare 3.
Le Muséum de Salzbourg possède une pièce manuscrite de la fin du XVIIIe siècle dont l'étude n'est pas sans intérêt pour l'histoire de la légende en Allemagne. Elle est intitulée : « Donn Joann, ein Schauspill in IV Aufzigen verfast von Herrn appen Beter Metastasia, K. K. Hofboeten (Don Joan, spectacle en 4 actes, composé par Mr l'abbé Pierre Metastase, poète de la cour impériale et royale*). Le texte de Salzbourg est une copie faite en 1811 par un nommé Franz Kastner, membre d'une société
1. Dans ces pièces, le nom du commandeur s'orthographie tantôt Petra, tantôt Pedro, tantôt Pietro.
2. Mozart, t. IV, p. 344, Leipzig, 1859.
3. Stéphanie (Préface de son arrangement du Macbeth de Shakespeare), cité par Ehrhard : les Comédies de Molière en Allemagne, p. 279.
4. Cette pièce a été publiée et longuement étudiée par Richard-Maria Werner dans son opuscule Der Laufner Don Juan, Hambourg et Leipzig, 1891.
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populaire d'acteurs appelés Schiffsleute von Laufen. Cette compagnie ayant dû soumettre à la censure à partir de 1798 les. pièces qu'elle jouait, en fit faire des copies. Celle de Kastner fut faite sur un vieux texte de souffleur. Bien que portant la date de 1811, elle est donc la reproduction d'un original plus ancien.
L'attribution de la pièce à Métastase est évidemment fantaisiste, Métastase n'ayant jamais écrit de Don Jaan; mais elle s'explique par une confusion naturelle, le poète italien ayant eu nombre de ses œuvres jouées à Salzbourg. Comme il est mort en 1782, Kastner n'a pu lui imputer la paternité du Laufner don Juan que si celui-ci remonte à une époque antérieure. La pièce est donc manifestement de la dernière partie du XVIIIe siècle. L'auteur véritable en est inconnu.
Elle se rattache directement, comme nous allons le voir, à la même filiation que la pièce de Vienne. Elle est, comme celle-ci, une sorte de Hauptaction dans laquelle, cependant, l'élément comique et même bouffon s'est développé encore aux dépens des autres. La langue que parle le valet est le dialecte des paysans du Salzkammergut; les personnages sont ceux de la pièce d& Vienne, moins les bergers, les mariés et Scapin. Donn (sic) Pietro y est appelé « généralissime » (Feldherr). La scène se passe- à Madrid. La suite générale de l'intrigue est la même que dansla pièce de Kurz. Elle se rapproche même beaucoup plus par- certains détails importants de cette dernière que des autres pièces- issues de Giliberto. La scène entre Don Juan et son père a disparu. Don Juan assassine l'ermite et don Philippe, et les fait tous deux enterrer par son valet. L'auteur a reproduit la scène du cabaret, et les stances finales de Don Juan. Il a cependant introduit quelques modifications importantes : il a supprimé la proclamation de Scapin, le récit du naufrage, la séduction des bergères, l'enlèvement de la mariée. Il a ajouté au début plusieurs scènes originales qui rappellent — bien que d'assez loin — certains détails du Burlador. Le roi d'Espagne, après avoir célébré en vers la puissance de son royaume, annonce les vic-,toires remportées par don Pietro et déplore le chagrin que celuici éprouvera quand il apprendra que Don Juan a tué en duel son,
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fils don Alonzo. Pour lui, il pardonne au coupable qui a juré de -s'amender. Don Pietro revient de son expédition, fait au monarque un récit de ses exploits, inspiré du récit de l'ambassade chez Tirso ou chez Cicognini et, en récompense, est nommé -gouverneur de Barcelone. Le roi promet en outre — autre souvenir de Tirso ou de Cicognini — de donner à sa fille, donna Anna, un époux digne d'elle. Don Pietro, informé du meurtre de son fils, refuse à Don Juan, en dépit de ses prières, de lui pardonner : le sang seul le paiera du sang versé. Don Juan, rendu furieux par le refus du vieillard, jure de se venger en enlevant -donna Anna.
A ces détails, l'auteur en a ajouté d'autres, absents de la pièce de Kurz et qui sont, eux aussi, empruntés à Tirso ou à Cicognini : c'est la supercherie de Don Juan, profitant d'une lettre interceptée pour se substituer au fiancé de donna Anna, et dans la dernière partie, l'ordre donné au valet d'accompagner l'Esprit avec une lumière. Mais ce qui est plus curieux, c'est que le Laufner don Juan contient deux traits qui se trouvent déjà l'un dans YAgiunta al convitalo di Pietra, de Biancolelli, l'autre dans la pièce de Le Tellier. Le premier est un ordre de Don Juan au' laquais d'aller chercher une échelle pour pénétrer chez donna Anna; le second, c'est l'erreur du valet entrant dans le cimetière et prenant pour des garçons meuniers les statues de pierre qui entourent le tombeau de don Pietro. Enfin, — faut-il voir dans ce trait une simple rencontre ou une réminiscence des Plaideurs de Racine? — tandis que, surles ordres de son maître, le valet invite la statue, il répète stupidement non seulement les termes de l'invitation, mais encore les injures que lui adresse -don Juan impatienté :
D. J. — Don Pietro.
LE VALET. — Don Pietro.
D. J. — Mon maître Don Juan....
LE VALET. — Mon maître Don Juan....
D. J. — Qui a eu l'honneur de vous tuer....
LE VALET. — Ah! c'est un honneur d'être tué par vous?
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D. J. — Tais-toi, canaille, et continue.
LE VALET. — Tais-tois, canaille, et continue.
D. J. — Que dis-tu, chien?
LE VALET. — Que dis-tu, chien?
D. J. — Animal, si tu ne cesses pas de répéter ce que je dis, je te pique mon épée dans le ventre 1 ....
Ce Don Juan est donc une nouvelle combinaison des éléments antérieurs. Comme dans toutes les pièces allemandes, la partie qui se rattache à la filiation de Giliberto est la plus importante; mais elle est moins considérable que dans la pièce de Kurz. D'autres détails, de sources différentes, sont venus s'y ajouter. L'auteur inconnu semble ainsi avoir fondu, comme le faisait à peu près à la même époque da Ponte, des éléments empruntés à la France, à l'Espagne et à l'Italie. Toutefois, s'il est naturel qu'il se soit, comme ses prédécesseurs, inspiré d'un dérivé de Giliberto, de Cicognini, de Tirso même, il serait surprenant qu'il ait connu la pièce de Le Tellier, qui n'a jamais été imprimée et n'est pas sorlie de France. Les deux auteurs ont certainement emprunté le détail qui leur est commun à une même source. Nous avons vu, en effet, que les Italiens continuèrent à jouer en France au xvmesiècle un Don Juan dans leur langue. Ce fut d'autre part la troupe de Constantini qui représenta la pièce de Le Tellier inspirée des scenarii italiens antérieurs. Le détail se trouvait donc vraisemblablement dans quelque scenario qui passa en Allemagne, et cette supposition est d'autant plus probable que
1. DONN JOANN. — Donn Pietro.
BEDIENTER. — Donn Pietro.
D. J. — Mein Her der Donn Joann.
B. — Mein Her der Donn Schonn.
D. J. — Der die Ehre gehabt hat, dich zu ermorden.
B. — So ist dös ä ehr wen mä ain umb Bringt.
D. J. — Schweyg kannälj, und mache fort.
B. — Schweig kanälj und mache fort.
D. J. — Was sagst du Hund.
B. — Was sagt du Hund.
D. J. — Bestie, so du mir nicht nach sprichst, so stich ich dir den Degen durch den Leib... (Acte III, sc. i.)
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nous aurons bientôt l'occasion de montrer dans un Puppenspiel un autre trait recueilli aussi par Le Tellier.
Dans la pièce jouée par les Schi/fsleute von Laufen, le rôle du valet et l'élément comique tiennent la même place que dans les autres Hauptactionen. Don Juan n'est plus guère qu'un monomane du crime, une machine à tuer, qui assassine même une cabaretière dont la note fantastique l'a exaspéré. Son laquais, personnage anonyme, occupe sans cesse la scène de.ses plaisanteries. Elles sont du reste fort plates et d'un goût douteux. Lui-même est un rustre, niais, hébété, qui ne comprend jamais ce que fait ni ce que dit son maître, et n'a guère conservé de ses prédécesseurs que la pleutrerie et la gourmandise. Il prend l'ermite qu'il rencontre dans la forêt pour un ours, et se livre à son sujet à toute une série de calembours : « Qui êtes- vous, lui demande-t-il? — Un Waldbruder (un frère de la forêt). — C'est un Waldluder (une charogne de la forêt), répète-t-il. — Je. me nourris, dit l'ermite, de Ilausche tuurgel und Krauter (de racines chevelues et d'herbes). — Il se nourrit, répète Hans Wurst, de Schuster und Schneider (de cordonniers et de tailleurs) 1. » Et la plaisanterie continue, lourde et monotone. Devant le corps de don Philippe, traîtreusement assassiné par son maître : « Quel excellent boucher vous auriez fait! » s'écrie-t-il 1. Ses facéties n'épargnent même pas l'esprit de don Pietro. Comme celui-ci lance des éclairs : « Il a le feu au corps 3 », fait-il observer, en homme qui ne prend même plus au sérieux les miracles dont il est témoin.
Avec cette œuvre sans originalité, bouffonnerie pesante à l'adresse d'un public vulgaire, la légende évolue vers les spectacles puérils que les théâtres de marionnettes ont donnés dès la fin du XVIIIe siècle et pendant tout le cours du XIXe. Don Juan a subi le même sort que Faust, avec lequel l'imagination populaire aime à le confondre et que de graves écrivains lui associeront dans la poursuite d'un idéal analogue, après de semblables désenchantements.
J. Acte 11, se. II.
2. Mein Herr, gab än guten Mözger ab. (Acte II, sc. v.)
3. B. — Der Kerl hat Feuer in Leib. (Acte III, sc. i.)
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Nous ne le suivrons pas dans les détails de cette nouvelle transformation : la monotonie du sujet, la répétition incessante des mêmes scènes, des mêmes plaisanteries, dans des œuvres qui sont toutes la copie de deux ou trois modèles que la pauvreté d'imagination de leurs imitateurs n'a pas su renouveler, rendraient fastidieuse et superflue une étude de la légende ainsi déviée. Des allusions locales, quelques faits divers empruntés aux événements du jour, viennent seuls varier l'uniformité de ces pièces populaires. Elles se rattachent indirectement au rameau italien de Giliberto et de Cicognini. Nous nous contenterons d'étudier d'un peu près les plus anciennes, celles dont la riche filiation du xixe siècle est issue.
Les joueurs de marionnettes qui, dès le moyen âge, représentaient des sujets où se mêlaient des épisodes de l'Ancien et du Nouveau Testament, des aventures romanesques, des événements contemporains, le tout assaisonné de grosses plaisanteries, ne pouvaient négliger un thème devenu, grâce aux Hauptac- tionen, aussi populaire que celui de Don Juan. Le sujet, dénaturé, convenait à merveille à leur théâtre : féerie, démons, esprits, assassinats, lutte d'un gendarme niais et d'un habile fripon, tout était réuni pour satisfaire aux nécessités du genre. A Vienne on joue le Convive de Pierre sur le théâtre de Wieden, à la Léopoldstadt; à Hambourg, en 1774, une troupe mettait sur la scène une pièce tirée de Molière; à Hanovre, dans l'hiver de 1777 à 1778, un montreur de marionnettes du nom de Storm donnait des représentations de Don Juan sous le titre de Don- schan.q der desparate Ritter (Don Juan, le chevalier dissolu) 2. Dans les dernières années du XVIIIe siècle, la troupe ambulante de Schütz et Dreher jouait dans l'Allemagne du Nord, à Berlin et à Breslau notamment, un Don Juan qui alternait avec un Faust et des sujets tirés de la Bible : Aman et Esther, Judith et Holopherne. Ces représentations continuèrent au commencement du xixe siècle et obtinrent en 1804 un grand succès à Berlin3.
1. Pour cette histoire des marionnettes en Allemagne, cf. Th. Magnin, Histoire des Marionnettes, chap. VII, p. 277 et suiv.
2. Cf. Engel, ouvr. cité, t. XII, p. 14 de la Préface.
3. Ibid.
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La plupart de ces œuvres, dénuées de toute prétention littéraire et en grande partie improvisées, nous ont été transmises par des canevas ou par la simple tradition orale. Quelques-unes recueillies et sténographiées par des auditeurs, ou copiées sur les textes des impresarii, ont été intégralement conservées. Les plus anciennes ont été publiées dans le tome III de la revue de Scheible, dos Kloster, en 18461. Ce sont trois Pnppenspiele joués l'un à Augsbourg, l'autre à Strasbourg, le troisième à Ulm, sans indication de date ni d'auteur. Ils sont probablement du commencement du xix" siècle et dérivent de la même source que les Bauptactionen dont nous avons parlé. Ils n'en diffèrent guère, d'ailleurs : Don Juan y est plus criminel que débauché, son valet est un bouffon niais dont les sottises remplissent la scène. Le merveilleux et le comique se mêlent, provoquant tour à tour la terreur et le rire par des apparitions soudaines d'esprits, de diables, d'anges, et les grossiers lazzi de Hans Wurst.
Les deux premières de ces œuvres, celles d'Augsbourg et de Strasbourg, rappellent de très près les pièces françaises de Dorimon et de Villiers, celles de Vienne et de Salzbourg. C'est toujours la même intrigue amoureuse de don Philippe et d'Amaryllis interrompue par la jalousie de Don Juan; l'assassinat de don Pietro; la fuite du meurtrier et de son valet dans une forêt où ils rencontrent eL dépouillent un ermite; le meurtre de don Philippe à la suite d'une comédie hypocrite jouée par Don Juan; la rencontre avec la statue; l'invitation; le repas, et la fin merveilleuse du coupable. Mais sur ce thème général toujours identique, et devenu banal à force d'être reproduit, des variations de détail assez importantes ont été introduites, curieuses, moins pas leur intérêt propre que par les indications qu'elles fournissent pour suivre en Allemagne l'évolution de la légende sur les théâtres forains. Aussi, en dépit de ce qu'il peut y avoir de fastidieux dans une telle étude, est-il à propos de comparer entre elles ces pièces : nous établirons ainsi avec plus de précision leur origine respective; nous verrons ce qu'elles ont apporté de nouveau au
1. P. 699 à 765.
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vieux fonds commun et les transformations que subit avec elles le sujet.
La pièce d'Augsbourg débute par une scène qui n'est pas sans quelque analogie avec la première partie du Laufner Don Juan. Don Pietro, gouverneur de Barcelone, refuse d'accorder sa fille à Don Juan et celui-ci en conçoit un dépit qui le pousse à enlever la jeune fille à son fiancé don Philippe. Les Puppenspiele d'Augsbourg et de Strasbourg reproduisent ensuite la conversation des deux amants, surprise par Don Juan qui confie à son valet son intention de s'opposer au bonheur des deux jeunes gens. Hans Wurst accueille ce projet par des plaisanteries ironiques sur la folie des amoureux. Dans la pièce d'Augsbourg comme dans celle de Salzbourg, c'est après avoir intercepté un message adressé à don Philippe que Don Juan imagine de se substituer à ce dernier.
Avant l'exécution de ce projet, la pièce de Strasbourg contient une scène absente jusqu'ici de toutes les pièces allemandes et qui est, avec d'importantes modifications, empruntée directement aux pièces françaises de Dorimon et de Villiers. Cette scène se retrouve aussi dans des dérivés postérieurs. C'est une entrevue entre Don Juan et son père don Alvaro. Le fils demande au vieillard de l'argent, sur son refus le soufflette, puis brise son coffre-fort et le vole. Il revient ensuite à son plan d'enlèvement,. et dans les deux pièces il envoie, ainsi que dans le Laufner Don Juan, Hans Wurst querir une échelle.
Celui-ci revient et se livre à des lazzi divers : dans le Puppen- spiel de Strasbourg il cherché son maître dans l'obscurité comme il le faisait dans la pièce de Vienne. Dans celui d'Augsbourg le diable lui apparaît et lui fait peur.
Après la tentative avortée d'enlèvement, et le meurtre de don Pietro, le Puppenspiel d'Augsbourg combine les détails du Laufner Don Juan et de la Hauptaction de Kurz : comme dans, celle-ci, Don Juan oblige Hans Wurst à changer d'habits avec
1. Toutefois une scène semblable pouvait se trouver dans la pièce jouée en.
1741 et en 1747 à Hambourg, dont il ne nous a été conservé qu'un programme
Le nom du père de Don Juan y figure. Cf. plus haut, p. 375 et 376.
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lui, puis lui ordonne, ainsi que dans le Laufner Don Juan, d'aller chercher une corde pour franchir les murs de la ville. Cette partie, et notamment un dialogue plaisant entre Hans Wurst et les soldats, a disparu du Puppenspiel de Strasbourg.
La scène avec l'ermite présente aussi de notables différences dans les deux Puppenspiele : dans celui d'Augsbourg l'ermite, ■comme dans la pièce de Kurz, célèbre les joies de sa vie solitaire; -dans celui de Strasbourg, il raconte une tempête qui a sévi pendant la nuit, et va au secours des naufragés.
Pendant son absence, Hans Wurst paraît, fait un récit bouffon de son naufrage, retrouve son maître et monte sur un arbre pour -examiner le pays. De là il aperçoit l'ermite qu'il prend d'abord pour un ours et à propos duquel il se livre à une série de jeux de mots qui rappellent d'assez près ceux du Laufner Don Juan. Dans les deux Puppenspiele comme dans les Hauptactionen, Don Juan demande ensuite à l'ermite de changer d'habits avec lui, mais, dans le texte d'Augsbourg, Hans Wurst apprend maladroitement au solitaire les crimes de son maître; et pour parer aux conséquences de cette imprudente révélation, Don Juan tue l'ermite'. Après quoi il revêt ses vêtements, puis il le fait 'enterrer par Hans Wurst. Dans la pièce de Strasbourg, l'ermite -emmène Don Juan dans sa caverne, et lui donne un manteau à lui sous lequel Don Juan se propose de détrousser les passants 2. La scène du meurtre de don Philippe est semblable dans les deux Puppenspiele, et ne diffère guère des pièces antérieures.
Dans la pièce de Strasbourg paraît ensuite une bergère qui célèbre les délices de sa condition dans un monologue bouffon, parodie des stances poétiques de Tisbéa. Une princesse qui arrive, lui demande son chemin, et tandis que les deux jeunes filles s'entretiennent, Don Juan les surprend, enlève la princesse et revient peu après, annoncer que, comme elle lui résistait, il l'a
1. Dans le scenario italien, tiré de la pièce de Perrucci, le valet révèle aussi par une imprudence à Ottavio les crimes de son maître. Cf. plus haut, p. 304.
2. Dans le Nouveau Festin de Pierre de Rosimond, dans le Libertine de Shadwell,
Don Juan imagine aussi de se faire voleur. De même dans les pièces hollandaises.
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assassinée.... Cette scène n'existe pas dans le Puppenspiel d'Augsbourg, mais elle y est remplacée par une scène comique dans une auberge, entre Hans Wurst et une cabaretière, scène qui rappelle un épisode semblable de la pièce de Vienne et de celle de Salzbourg. Toutefois, le Puppenspiel ajoute un détail curieux qui se trouve aussi dans le vaudeville français de Le Tel- lier1 : la cabaretière demande à Hans Wurst comment il se fait qu'il soit noir tandis que son maître est blanc. « C'est qu'il est né le jour et moi la nuit, » répond Hans Wurst2.
Une noce entrant dans l'auberge, Don Juan enlève la mariée, ainsi qu'il le faisait déjà dans les pièces antérieures. Cette scène est absente du texte de Strasbourg.
Après diverses facéties entre la cabaretière et Hans Wurst, Don Juan, qui est revenu, aperçoit une statue et apprend de la cabaretière que c'est celle de Don Pietro. Il apprend aussi qu'on a donné l'ordre d'arrêter le meurtrier. Cette nouvelle remplit Hans Wurst d'effroi. Mais son maître l'oblige à inviter la statue, qui répond avec un bâton de feu.
Dans le Puppenspiel de Strasbourg, Don Juan, après avoir assassiné la princesse, franchit les murs d'un cimetière où il aperçoit la statue, raille la splendeur du monument comme nous le lui avons vu faire chez Tirso, chez Cicognini et ses dérivés, puis oblige Hans Wurst à lire l'épitaphe. Le valet, la lisant de travers, il la lit à son tour, et se met en colère à propos des menaces qu'elle contient à son endroit. Il invite la statue et envoie Hans Wurst à la recherche d'une hôtellerie pour y commander le repas. Pendant ce temps, l'esprit cherche à l'amener à de meilleurs sentiments. Mais il ne répond à ses leçons que par des railleries. L'esprit l'invite alors lui-même à dîner.
Tandis que dans le Puppenspiel d'Augsbourg nous assistons au premier repas de Don Juan; aux facéties de Hans Wurst,
1. Je vois dans ce rapprochement une preuve de plus de l'existence en Allemagne d'un scenario italien, semblable au scenario dont s'est servi Le Tellier.
2. WHIRTIN. — Ia, jetzt sag- mir Du, warum ist Dein Herr so weisz und Du so schwarz?
HANS WURST. — Narr, weil der bei Tag geboren ist und i bei Nacht. (Acte II, sc. III.)
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renouvelées de celles des scenarii italiens; à l'arrivée de l'esprit et à son départ, le texte de Strasbourg nous transporte aussitôt chez le commandeur : une table garnie de deux vases et d'une tête de mort attend Don Juan, et la statue invoque le ciel en sa faveur.
Les deux versions se rapprochent ensuite : ce sont les mêmes exhortations de l'esprit à don Juan, les mêmes réponses ironiques de celui-ci ; l'arrivée des démons. Dans la pièce de Strasbourg, cependant, apparaît un ange, qui, lui aussi, exhorte Don Juan au repentir. Le misérable, un moment touché, doute finalement du pardon céleste, et appelle les furies qui l'entraînent. Hans Wurst, qui s'est d'abord sauvé, revient, regrettant d'avoir perdu sa part du festin. Il chasse ensuite deux diables qui essaient de le tenter.
Il résulte de ce parallèle que les deux pièces d'Augsbourg et de Strasbourg ressemblent d'assez près aux textes de Vienne et de Salzbourg. Elles contiennent aussi des éléments qui ne se trouvent pas dans ces derniers. La pièce d'Augsbourg rappelle par endroits les scenarii italiens et le vaudeville de Le Tellier. La pièce de Strasbourg se rattache directement aux pièces, de Dorimon et de Villiers par la scène de Don Juan avec son père. L'identité des noms est même à noter : le don Alvarès des auteurs français devient don Alvaro chez les Allemands, qui italianisent le nom espagnol comme ils l'ont fait pour don Pedro. Donna Anna a aussi disparu pour redevenir Amaryllis. La version stras- bourgeoise rappelle en outre en deux endroits : dans le monologue de la bergère etdans la rencontre de Don Juan avec la statue, le texte de Tirso et celui de Cicognini. Dans les deux pièces, les parties originales sont peu nombreuses : la nouveauté est toute dans le développement des scènes comiques, l'introduction de lazzi et de jeux de mots généralement grossiers.
Cependant les deux Puppenspiele ont chacun un caractère différent: celui d'Augsbourg est une charge bouffonne. Tout s'y transforme en caricatures : sentiments, situations, caractères. Don Juan, qui semble aimer réellement Amaryllis (ou plus exactement, par une singulière corruption, Maryllis), parle à
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Hans Wurst avec admiration de ses jolies joues rouges, de sa toilette, de son beau linge, et Hans Wurst, ironique, l'invite à la regarder le matin, au saut du lit, « semblable à un tableau noir sur lequel on a effacé la craie1 ». Les plaisanteries de Hans Wurst et ses mots, souvent orduriers, 'même au moment où le surnaturel intervient, abaissent la pièce au niveau d'un public grossier. L'auteur, dans sa débauche d'esprit, ne cherche guère la finesse. Hans Wurst compare la statue à une vierge de cent quatre-vingt-un ans et, en pénétrant dans le cimetière, il se donne du cœur avec un petit verre de « spiritus confessionis ». La caba- retière, à qui Don Juan demande s'il faut l'appeler madame ou mademoiselle, répond qu'elle est encore « yacante2 ».
La version de Strasbourg, tout en conservant une large place aux bouffonneries de Hans Wurst, exagère au contraire les couleurs sombres de la pièce et fait de Don Juan, plus encore que les pièces de Dorimon et de Villiers, une brute féroce. Dès le début, éconduit par Amaryllis, il profère contre elle et son amant les plus violentes menaces : il l'enlèvera, dût-il lui en coûter à lui-même la vie. Il ne tue plus seulement ses ennemis, mais même les femmes qui lui résistent. De plus, il devient voleur, force le coffre-fort de son père, et se propose de se faire détrousseur de grand chemin. Par contre, plusieurs épisodes comiques ont disparu, notamment la scène entre Hans Wurst et la garde, si féconde en facéties et en jeux de mots.
Cette charge tragique est encore forcée dans le Puppenspiel d'Ulm qui, assez différent des deux précédents, se rapproche davantage, cependant, de celui de Strasbourg. Il débute par les plaintes d'un vieillard, gémissant des chagrins que lui cause son fils. Celui-ci ne tarde pas à arriver, demande à son père de l'argent, et, sur son refus, le tue. C'est la scène du Puppenspiel de Strasbourg aggravée. Ce forfait accompli, l'assassin se réfugie dans une forêt où il rencontre non plus une princesse, mais sa
1. HANS WURST. — Ihre schönen rothen Wangen! ... Kommen's aber in der Früh zu ihr, so schaut sie g'rad aus, wie' ne Hechentafel, wo der Wirth d'Kreiden d'rauf ausg' loscht hat. (Acte II, sc. i.)
2. WIRTHIN. — Ich bin noch ledig'en Standes. (Actc III, sc. in.)
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propre sœur, qui va à Paris (?) pour le faire emprisonner. Il la tue aussi, ainsi que l'ermite qui refuse de lui prêter ses vêtements, fait enterrer par Hans Wurst les deux cadavres, et, après ces beaux exploits, va dans une hôtellerie située près d'un cimetière pour voir si les esprits lui apparaîtront. Il voit en effet l'esprit de son propre père : effrayé, il appelle les furies qui l'emportent aux enfers.
Le texte de cette pièce n'est qu'un résumé très bref et peut- être incomplet : toute la partie des amours de Don Juan a disparu. Il n'est plus question d'Amaryllis, de don Philippe, du meurtre de don Pietro ; les aventures avec les bergères, avec la mariée, le naufrage, tous ces éléments si importants sont supprimés. Don Juan n'est plus autre chose qu'un parricide et un fratricide.
En dépit de leurs différences, ces trois pièces ont en commun des caractères essentiels. Le libertinage de Don Juan s'y atténue de plus en plus. Le trait le plus significatif de sa physionomie s'efface. Il devient une sorte de boucher sanguinaire dont les crimes effrayants, alternant avec les lourdes facéties de Hans Wurst, font vaciller la pièce du mélodrame à la bouffonnerie. Les apparitions et les changements à vue ajoutent le plaisir des yeux aux émotions tragiques et comiques. Ces marionnettes ne différent donc guère des Hauptactionen dont elles sont sorties et qu'elles se contentent d'imiter en les poussant à la charge. Comme leurs modèles, elles sont originaires de la Basse-Autriche1. Dans une quatrième pièce dont le texte a été publié par M. Eric Schmidt2 les allusions au Tyrol sont assez nombreuses.
Ce dernier Puppenspiel se trouve à Innsbruck dans une collection privée. L'écriture du texte est assez ancienne; il est du reste facile d'en fixer l'époque, car dans la scène n de l'acte II, Hans Wurst demande si les Français sont partis et si Bonaparte fait la paix. La pièce est donc de la fin de 1800, ou du commencement de 1801, au moment où Moreau, après avoir battu les Autrichiens à Hohenlinden, occupait le Tyrol et sa capitale et
1. Il y est question notamment de monnaies autrichiennes.
2. Erich Schmidt, Volksschauspiele aus Tirol (Sonderabdruck aus dem Archiv für das Studium der neueren Sprachen, Bd. XCVIII, Heft, 3/4), Braunschweig, 1897.
M. Schmidt a bien voulu m'adresser la brochure contenant, avec cette pièce, un Puppenspiel sur Faust.
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ou Joseph Bonaparte négociait avec M. de Cobentzel la paix qui fut signée en février 1801 à Lunéville.
Ce Puppenspiel est assez différent des précédents et l'on y constate davantage encore l'élimination progressive des amours de Don Juan au profit de la féerie et surtout des scènes bouffonnes où figurent les gens de justice. Cette partie prend ici un développement anormal ; elle absorbe le reste de la pièce. L'auteur ne songe plus qu'à divertir son public au moyen de ces interrogatoires ridicules où des juges niais sont bernés par des accusés malins. De transformations en transformations, le rapide épisode comique imaginé par Cicognini en est arrivé à devenir l'élément essentiel de la fable. Dès le début, tandis que Hans Wurst fait le guet devant une maison où son maître a un rendez- vous avec la fille d'un vieil avare, un greffier vient l'interroger sur Don Juan. Hans Wurst lui raconte d'invraisemblables his- toires, et finit par le chasser d'un coup de pied. Après la tentative d'enlèvement de donna Anna et le meurtre de don Pietro, l'auteur a intercalé, sans souci d'interrompre la suite de son intrigue, une scène qui est un souvenir de Molière. C'est la visite d'un créancier qu'éconduit Hans Wurst. Délivré de cet importun, Don Juan doit en subir un autre, le juge, qui vient l'interroger et lui pose une série de questions stupides : « Comment vous nommez-vous ? lui demande-t-il. — Comme mon père. — De qui descendez-vous? — D'Adam, comme les autres hommes. — Où êtes-vous né? — Dans une chambre, je crois. » Cet homme est fou, observe le magistrat, et il poursuit: « Quand vous levez- vous? — D'habitude, avant midi. — De quoi vivez-vous? — De nourriture et de boisson. — Monsieur, on m'a dit que vous auriez tué cetté nuit un très brave homme innocent? — Moi! Ai-je l'air si meurtrier? Y a-t-il du sang collé sur moi? — On me l'a dit1, » réplique naïvement le juge à qui Don Juan finit par persuader qu'il était le meilleur ami de la victime.
1. RICHTER. — ... wir nennen sie sich dan?
D. J. — Gerade wie mein Vater....
..............................
R. — Wo kommen sie dan her?...
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Ayant échoué de ce côté, le représentant de la loi s'avise de faire arrêter tous les suspects aux portes de la ville. Un sourd se présente, dont l'infirmité fournit matière aux quiproquos habituels en pareil cas. Don Juan et Hans Wurst paraissent ensuite, ayant troqué leurs vêtements: le maître habillé en valet suit son laquais habillé en maître ; mais, ainsi placé, il est incommodé par les incongruités bruyantes et odorantes du drôle qui se pavane, se fait passer pour comte de Trient, puis sottement raconte au greffier qu'il connaît Don Juan et consentira à le livrer moyennant 20 ducats. Sur les menaces de son maitre, il ajoute qu'il a voulu plaisanter, mais le greffier, pris de soupçons, les invite tous deux à le suivre au poste1. Don Juan trouve moyen de se sauver, tandis que Hans Wurst, interrogé de nouveau par le juge, se fait passer pour seigneur d'un grand nombre de villages des environs d'Innsbruck, en assaisonnant ses réponses de jeux de mots et de basses plaisanteries. Don Juan revient sur ces. entrefaites, prend le 'juge à part, sous prétexte de lui révéler un secret, et le poignarde. Il se sauve ensuite avec Hans Wurst dans un cimetière où le poursuivent des soldats stupides. La dernière partie ne diffère guère des pièces déjà étudiées que par quelques facéties inédites de Hans Wurst. Don Juan meurt en maudissant l'heure de sa naissance, sa vie de débauches, et en appelant les démons.
k
D. J. — Von Adam kom ich her wie all andern Leut.
R. — ... -,N-o sind sie dan gebohren?
n. J. — Ich glaub in einem Zimmer....
R. — ... der hat den Kopf verloren!
Wenn stehn sie Morgens auf?
D. J. — ... Gevöhnlich vormittag.
R. — ... von was leben sie dan?
D. J. — Von Essen und von Trinken....
............
H. — Mein Herr, man hat gesagt, sie hätten heute Nacht
Einen recht braven .Mann unschuldig urngebraeht.
D. J. — ...
Sieh ich so mörderisch aus, oder klebt Blut an mir?
R. — Man hat mir so gesagt... (Acte II, sc. v.)
1. On reconnaîtra ici un souvenir lointain de Cicognini.
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Cette longue pièce, qui n'a pas moins de six actes, est la plus plate et la plus grossière de celles dont les théâtres de marionnettes divertissent encore le public allemand. Peu ont poussé aussi loin la déformation des éléments originels et constitutifs de la légende1. Elle ne semble pas, cependant, avoir eu de l'influence sur les pièces postérieures et elle constitue dans l'histoire des Puppenspiele une œuvre isolée.
Les marionnettes mises sur la scène pendant tout le cours du xixe siècle se rattachent en effet — sauf celles qui ont été composées sous l'influence directe de l'opéra de Mozart — au rameau des Puppenspiele de Strasbourg, d'Augsbourg et d'Ulm. Celles notamment qu'ont recueillies Engel et Kralik, et celles qui se jouent actuellement en Autriche rappellent exactement, et sont parfois la répétition textuelle des vieilles pièces du commencement du siècle, que les impresarii de ce spectacle, si fort goûté du public, se sont fidèlement transmises.
Le Don Juan oder der steinerne Gast qu'Engela publié en 18752 est un mélange des deux pièces de Strasbourg et d'Augsbourg, mélange dans lequel le texte de Strasbourg entre pour une part beaucoup plus large. Quelques transformations sans importance, quelques éléments inédits ont été introduits. Don Pietro y est dit Statthalter de Séville ; don Alvaro, surnommé Pantolfius — surnom qui fournit à Hans Wurst l'occasion de faire quelques calembours sur le mot pantoufle — n'est plus le père de Don Juan, mais son cousin. On y voit aussi une invocation au diable .manifestement inspirée de la légende de Faust qui, dans la suite, à partir de la pièce de Nicolaus Vogt, et surtout de la tragédie de Grabbe, a tendu de plus en plus à se confondre avec celle de Don Juan. Hans Wurst, tourmenté de la situation où les crimes de Don Juan l'ont réduit, déclare que, s'il voyait le diable, il ferait un pacte avec lui. Il prononce sans y prendre garde le mot : Perlikke — et le diable se montre soudain. Il veut obliger Hans Wurst à lui vendre son âme et cherche à le tenter en faisant
1. Il faudrait en excepter toutefois les Puppenspiele issus du Don Juan de
Mozart, et qui sont d'une date plus récente.
2. Carl Engel, Deutsche Pllppenkomödien, Oldenburg, 1875, t. III.
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paraître un saucisson géant. Mais Hans Wurst, en dépit de sa gourmandise, résiste, finit par trouver le mot qui doit faire disparaître le démon : Perlakke, et est lui-même enlevé parle saucisson enchanté. Des scènes de chasseurs, lancés dans la forêt à la poursuite de Don Juan; quelques détails inédits dans la scène du festin, au cours duquel Don Juan prend une coupe qui se transforme en sablier, une carafe qui se change en un tas de terre, une tarte qui devient une tête de mort; le récit final de la mort de Don Juan et le mariage de Hans Wurst avec la caba- retière, sont les seules innovations apportées aux pièces précédentes.
Une autre version en 5 actes, intitulée : Don Juan der vierfache Môrder, oderdas Gastmahl um Mitternacht auf dem Kirchhofe 1 (Don Juan le quadruple assassin ou le Festin de minuit au cimetière), rappelle à peu de chose près les précédentes. Toutefois Hans Wurst a changé de nom et pris celui d'un bouffon non moins populaire que lui, Kasperl. Don Petro est gouverneur de Madrid. Don Philippe est dit marchand espagnol (spanischer Kaufmann) ; on y voit Don Juan réclamer à son père l'héritage de sa mère, afin de courir le monde. Il ne veut pas être « cul-de-plomb » (Offensitzer) comme son père ; à son retour il l'intéressera par ses récits de voyage. Le vieillard refusant de lui donner le moindre argent, il le tue.
Enfin, dans un texte sténographié en 1883 par Kralik et fai- ' sant partie du répertoire d'une troupe de la Basse-Autriche (Don Juan le sauvage, ou le Festin nocturne, ou l'Hôte de pierre, ou le Jeune Jean de pierre2), on retrouve encore le même thème et les mêmes plaisanteries 3. Don Pedro devient le père de Don
1. Cf. Engel, Deutsche Puppenkomodien, t. III, p. 69 et suiv. Le Ve acte seul est complet, le texte ne contient que des extraits des autres actes; l'acte Ier notamment commence à la scène vi.
2. Don Juan der Wilde oder das nächtliche Gericht oder der steinerne Gast, oder Junker Hans vom Stein (Deutsche Puppenspiele, herausgegeben von Richard
Kralik und Joseph Winter, Vienne, 1885).
3. Notamment cette facétie grossière à laquelle le public semble avoir pris goût : des ennemis de son maitre traitant Don Juan de demi-âne (halber Esel),
Kasperl réplique qu'il est un une entier (ganzer Esel). Le mot est déjà dans la pièce de Strasbourg, mais Don Juan y est comparé à un taureau,
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Juan. Quant à donna Anna substituée à Amaryllis, elle est la femme de don Philippe qui est lui-même le frère de Don Juan. L'ermite semble avoir des réminiscences d"Hamlel ; il interroge une tête de mort sur ce qu'elle fut, et discourt sur le néant de la vie 1. Kasperl est plus niais et surtout plus grossier dans ses lazzi qu'il ne l'a été jusqu'ici. Il frappe à la porte de don Pedro et le monologue suivant s'engage: « Qui est là dehors ? — Celui qui n'est pas dedans. — A qui appartiens-tu? — A mon père. — Qui est ton père? — Un homme. — Comment s'appelle-t-il? — Exactement comme moi.— Et toi comment t'appelles-tu? — Exactement comme mon père 2. » Pendant le repas Kasperl renouvelle la vieille facétie de la salade ; mais ici il la jette par terre et la foule aux pieds pour la rendre plus tendre. Il n'a plus aucune crainte de l'esprit qui n'est pour lui qu'un croquemi- taine bon à effrayer les enfants.
La légende continue ainsi son évolution en se déformant davantage avec les années. Les œuvres innombrables qu'elle ne cesse de produire en Autriche, dans les environs de Vienne et dans le Tyrol surtout, ne diffèrent pas plus entre elles que ne dînèrent sur nos théâtres d'enfants les aventures de Guignol et de Polichinelle 3. Signalons toutefois un autre rameau issu du
1. Début de l'acte II.
. 2. GRAF. — Wer ist denn drauszen.
KASPERL. — Der nit drin is.
G. — ... Wem gehörst du zu?
K. — ... Mein Vater.
G. — Wer ist sein Vater?
K. — A Mannsbild.
G. — ... wie heiszt denn sein Vater?
K. — '" grad so wie i.
G. — ... Wie heist hernach denn du?
K. — Grad so wie mein Vater. (Acte I.)
3. Notamment les représentations de l'acteur Schviegerling (mort en 1891) qui jouait un Don Juan oder der steinerne Gast; — celles de la troupe de Wiepking dans l'Allemagne du Nord et le Holstein; — celles plus récentes encore et tout à fait contemporaines d'un Don Juan oder der geladene Gast uni Mitternacht
(Don Juan ou l'Hôte de minuit).
Cf. encore dans VEupliorion, 1900, t. VII, p. 139 et suiv. Beitrage zur Kenntniss des Puppentheaters, les listes de représentations suivantes
En 1885, au théàtre de Hudolph Storch, un Don Juan oder das Todtengastmahl am Friedhofe.
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Don Juan de Mozart, rameau plus récent et moins fécond que le précédent. Nous aurons l'occasion de l'étudier postérieurement.
En 1886-87, chez Albin K., un Don Juan.
En 1886-89, chez Karolinc Kirsch, un Don Juan oder derTod als Gast (Don Juan ou le Mort invité).
En 1898, chez la même. un Don Juan oder das Todtcngastmahl am Friedhof
(Don Juan ou le Festin des morts au cimetière).
En 1898, chez Franz Leipert, un Don Juan.
En 1898, chez Emma Grùttner, un Don Juan oder der Sohn der Hôlle (Don Juan ou le Fils de l'Enfer).
Cf. aussi les représentations signalées par Engel (t. III, Préface, p. 21), en 1874, à Dresde, dans la baraque foraine de la veuve Ma,--nus : Die Riickkehr von Barcellona oder das Todtengastmahl (Le retour de Barcelone ou le Festin des morts), grande pièce chevaleresque en 4 actes, suivie d'une danse espagnole. Les personnages sont les mêmes que dans les pièces antérieures : Don Pedro, Don Juan, Don Philippo, Donna Amaryllis, Don Alvaro, un ermite; le valet s'appelle Franz.
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IX
LE DON JUAN HOLLANDAIS
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La légende de Don Juall ne produit en Hollande que des imitations de Dorimon, de Villiers et de Molière. — Le Don Jan of de Gestrafte Vrygeest, de Van Maater.
Une imitation du Don Juan de Molière. — La pièce d'Adriaan Peys De llJaeltyt Van Don Pederas Geest of de Gestrafte Vrygeesl. — Le De Gestrafte t'ry- geest, de F. Seegers. — Le Don Pedroos Geest of de Gestrafte Baldaadigheid, de
Fr. Ryk. — Le De Gestrafte Vrygeest, de Ryndorp.
Tandis qu'elle évoluait ainsi dans les littératures septentrionales où elle était importée à la fois de France et d'Italie, la légende de don Juan ne pouvait manquer de passer par les Pays- Bas. On sait la part importante de ce pays dans la publication des œuvres de Molière. En ce qui concerne plus particulièrement le Festin de Pierre, l'édition la plus précieuse et la plus complète est celle d'Amsterdam de 1683. Plus tard l'éditeur George de Backer, de Bruxelles, réimprimait la pièce avec des variantes. Dans le cours du XVIIIe siècle, elle fut publiée dans les nombreuses collections des œuvres complètes qui parurent à la Haye, à Amsterdam et ailleurs encore. D'autre part, le Festin de Pierre de Villiers était pour la première fois imprimé à Amsterdam par les Elzévir en 1660, et le Festin de Pierre de Dorimon, par une supercherie maladroite, était publié en 1674 par les Elzévir à Amsterdam sous le nom de Molière, publication qui était reprise en 1679 par Daniel Elzévir et en 1683 par Henry Wetstein avec la même fausse attribution.
Ainsi les principaux Don Juan qui avaient paru sur la scène
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française étaient connus et édités en Hollande où ils ne pouvaient manquer de susciter des traductions et des imitations, sinon des œuvres vraiment originales. C'est ce qui eut lieu à la fin du xvn° siècle et au commencement du XVIIIC. Les écrivains hollandais s'approprièrent les pièces françaises qu'ils avaient publiées, en les accommodant plus ou moins aux mœurs de leurs contemporains. L'invention fut de leur part assez pauvre, presque nulle ; elle se borna à résumer d'un côté, à développer de l'autre, à fondre ensemble des éléments d'origines diverses, à ajouter quelques traits locaux, à charger et à caricaturer encore les rôles de Don Juan et de son valet. Ces imitations furent toutes en vers et elles se copièrent plus ou moins l'une l'autre.
On peut les rattacher à deux sources différentes : les unes sont directement inspirées de Molière; les autres de Dorimon et de Villiers. Il en est aussi qui, puisant aux deux sources à la fois, intercalent dans le Festin de Pierre de Dorimon et de Villiers, un certain nombre de scènes empruntées au Festin de Pierre de Molière 1.
A la première catégorie appartient le Don Jan of de Gestrafte Vrygeest (Don Juan ou le Libertin puni) de Von Maater, publié en 1719 à Haarlem. L'auteur, dans son imitation en vers, a suivi d'assez près, mais non littéralement, le texte de Molière. Il a reproduit exactement l'ordre des scènes en ayant soin d'abréger certains passages qui lui ont paru de nature à froisser les susceptibilités de ses lecteurs. Il déclare lui-même dans sa préface qu'il a atténué le caractère du libertin, et qu'il a pris avec le texte de son modèle une «liberté poétique » (poetische Vryheid).
Les abréviations portent sur les deux tirades de Don Juan sur l'inconstance et sur l'hypocrisie.. Voici ce que devient la première sous la plume de l'imitateur : « Quoi, vous voulez donc que le premier objet venu nous attache et nous tienne enchaîné éter-
1. Il est prudent, à ce propos, de se méfier des indications généralement
■erronées et incomplètes données par Lacroix dans sa Bibliographie Moliéresque
(édition de 1875, p. 162).
Ces pièces ont été étudiées par Worp Nederlandsche Don Juan Dramas, dans
Ja Taal en Letteren, 1898, t. VIII, p. 409-413.
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nellement 1 Je vous avoue que je trouve cette prétention étrange. Non, je ne me lierai jamais aussi étroitement à une seule femme ; je la rejetterai lorsqu'une autre s'offrira.à moi. La constance dans l'amour ni le lien solide du mariage ne sont jamais entrés dans ma pensée. Oui, je veux aimer et voler de l'une à l'autre. Je • tâche de tromper par toutes les ruses celle qui me charme. La passion que-la nature a mise en nous, quand elle est trop contenue par le mariage, étouffe et s'affaiblit. C'est pour cela que je caresse aujourd'hui l'une, demain l'autre. Mon ambition égale celle d'Alexandre : la sienne allait à la guerre, la mienne va à l'amour 1. » Quant à la tirade, sur l'hypoerisie, Van Maater la résume prudemment en ces quelques mots : « Tout le monde est rempli d'hommes de ce genre, il en est même bondé. L'hypocrisie est aujourd'hui un vice à la mode; la mode est une vertu, si scandaleuse qu'elle soif. » Le reste de la traduction, même dans les scènes de paysans, est suffisamment fidèle. L'auteur a substitué au nom trop français de M. Dimanche, celui de Gœdhals, tandis que Sganarelle s'appelle Krispyn.
Les autres pièces sont des imitations plus ou moins fidèles de Dorimon et de Villiers. Ces pièces furent nombreuses. Dans sa préface Von Maater en signale plusieurs comme ne rappelant que de fort loin Molière, « tandis que le personnage de Don Juan y choque toutes les convenances ». La plus ancienne est celle
1. DON JAN.
Wat! wilt gy dan dat ons het eèrste voorwerp bind'
En eeuwig houd' geboeid : 'k beken Krispyn ik vind
Dat vreemd : neen! 'k zal my no'oit zo vast aan een verknochten
Dat, als ik van een tweede ommin worde aangevochten,
Ik die verwerpen zou; standvastheid in de min
Of echten Huwlyksband quam nooit in mynen zin.
Ja 'k wil beminnen, en van de een na de andre vliegen
'k Zoek die my bekoort arglistig te bedriegen.
Dedrift, die ons Natuur heeft ingestort, te naauw
Bestooten door den Echt verdooft en wordt heel flaauw,
En daarom streel ik nu eens de eene en"morgen' de ander,
Myn Eerzucht strekt zo ver als die van Alexander,
De zyne tot. den Kryg, de myne tot de Min
Dioon verwint myn hert, Kupido mynen zin. (Acte I, sc. II, p. 6-7.)
2. DON JAN.
En waarom niet Krispyn? daar heel de Waereldbol
Met zulke Menschen-is vervuld, ja zelfs propvol
Schynheiligheid is tans een ondeugd naar de Mode,
De Mode is zelf een Deugd, hoe schandelyk. (Acte V, sc. 14-P" 76.)
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d'Adriaan Peys, publiée en 1699 à Amsterdam sous le titre suivant: De Maeltyt von don Pederos Geest of de Gestrafte Vrygeest, triœrspel (Le Repas du spectre de don Pedro ou le Libertin puni, tragédie).
Adriaan Peys s'inspire visiblement et presque uniquement soit de Dorimon, soit de Villiers, mais il ne les traduit pas. Tout d'abord, il supprime une grande partie de la pièce de ses modèles: les aventures de Don Juan avec don Philippe et Amaryllis et le rôle du pèlerin. Son texte est donc un abrégé des textes français. Les aventures du héros se bornent à l'outrage fait à son père, à la tentative d'enlèvement d'Amarylle et au meurtre de don Pedro, au naufrage, aux scènes de paysans, à la rencontre avec la statue et aux deux repas. Encore, dans ces parties, l'imitateur s'inspire-t-il seulement de ses modèles en les modifiant assez souvent dans le détail.
Il change d'abord les noms de plusieurs personnages : le père de Don Juan s'appelle don Ferdinand. Les paysans et paysannes Teeuws, Damon1, Mansette2, Silvia 3. S'il supprime les froides scènes d'amour entre Amarylle et don Philippe, il développe davantage les détails de l'attentat commis par Don Juan sur la jeune fille: les cris, les supplications, la résistance désespérée d'Amarylle, les menaces et les brutalités du ravisseur mettent presque sous les yeux du spectateur une scène de viol dans toute sa crudité. De même, si la poursuite comique des archers, le changement d'habits avec le pèlerin, les fades conversations des bergères disparaissent, les scènes entre le fiancé et la fiancée et l'enlèvement de la jeune paysanne prennent plus d'importance.
Le libertin, Don Juan, est plutôt un fils insolent et un vicieux endurci dans le mal qu'un débauché. C'est la charge grossière d'un modèle qui n'exagérait que trop lui-même les traits empruntés aux types antérieurs. Il ne se contente plus d'outrager son père et de le frapper au visage, il le traite de vieux fripon, le
1. Ce nom se trouve indiqué au vers 1180 du texte de Villiers comme étant celui de l'amant de la bergère Belinde.
2. C'est la Macette de Villiers.
3. C'est le nom de la mariée chez Villiers.
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menace de fouler aux pieds ses cheveux blancs, de le couper en morceaux et de le traverser de son épée. Au lieu d'écartée simplement le paysan qui cherche à défendre sa femme, il le tue. A la statue qui l'adjure de songer à son salut et de regretter ses crimes, il répond insolemment qu'il est fier d'enseigner à la jeunesse, par son exemple, tout ce que l'homme est capable de faire contre ses semblables et contre Dieu : le viol, l'inceste, le vol, l'incendie, l'assassinat. C'est par là qu'il compte assurer l'immortalité de son nom. Ce goujat répugnant, sans noblesse, ni distinction, a de singulières inconséquences. Alors que chez Villiers, les dangers qu'il a courus dans la mer lui inspirent un repentir naturel de ses fautes et un désir de se convertir qui s'évanouit plaisamment à la vue du premier cotillon, dans la pièce de Peys c'est avant le naufrage, après la tentative sur Amarylle et le meurtre de don Pedro, que Don Juan, pris soudain de violents remords, parait pénétré de sentiments édifiants, non point passagers, mais qui persistent pendant plusieurs scènes.
Son valet Flippyn est aussi la caricature du Philippin de Villiers. Ses plaisanteries sont plus lourdes, son appétit plus glouton. Il ne veut pas suivre Don Juan sur la mer pour ne pas laisser son père, sa mère, sa sœur, ses tantes, son petit chien et ses amis. Comme Passarino, regrettant le macaroni napolitain, il adresse des adieux émus au tabac et à la bière de Hollande. C'est en ces termes qu'il invite la statue : « Petit spectre, ne te fâche pas : Don Juan, mon maître, qui n'a pas mangé depuis deux jours, pas plus que son fidèle serviteur, t'invite, spectre plein d'esprit, à venir diner avec lui 1 ». Et sans attendre l'arrivée du mort, il prend un acompte sur le repas. Les leçons de son maître l'ont profondément corrompu. Il n'a ni la moralité, ni la sagesse de Sganarelle. Il fouille, pour le voler, le cadavre du berger Damon, et ne trouvant rien sur lui, il le raille de s'en aller sans argent dans le royaume des morts.
1. O Geesie word niet quaet, nouw ik jou kom genaecken.
Lief Geesje Broer Don Jan, myn Meester wiens gelyck niet veel en leeft,
Die in een dag of twee, niet veel gegeten heeft.
Als ook syn trouwe Knegt, die doet u lieden weeten,
O Geestelyck Geest, dat gij by hem koomt eeten. (Fin de l'acte II, p. 16.)
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Cette œuvre, sèche, sans mesure dans l'expression des sentiments et dans la peinture des caractères, a inspiré plusieurs imitateurs : Seegers, Ryndorp, Ryk, qui se sont en même temps directement adressés à Villiers, à Dorimon, à Molière et se sont plus ou moins copiés les uns les autres.
La pièce de F. Seegers intitulée : De Geslrafte Vrygeesl, truer spel (Le Libertin puni, tragédie), a été publiée en 1720 à Amsterdam. Les personnages sont empruntés les uns à Villiers, les autres à Molière. Le père de Don Juan conserve le nom de don Ferdinand que lui a donné Peys. Le valet s'appelle Crispyn, tandis que Flippyn tient le rôle de M. Dimanche. La fille de don Pedro s'appelle Léonor comme chez Rosimond et son amant change son nom de don Philippe contre celui de don Alfonsus. Elvire, Pierrot, Charlotte, le Pèlerin et les archers réapparaissent sans modification importante. L'auteur commence par une conversation imitée, mais non traduite de Villiers, entre le père et le valet de Don Juan sur les méfaits de ce dernier Don Juan survenant, don Ferdinand lui adresse des reproches plus véhéments et surtout plus longs que ceux de son modèle français. La réponse du libertin, sa profession de foi d'indépendance reproduisent aussi en les développant les scènes correspondantes de Dorimon et de Villiers2. L'auteur emprunte ensuite à Molière le mot impie de Don Juan importuné par les menaces de son père : « Eh, mourez le plus tôt que vous le pourrez 3 », et reproduit, en l'abrégeant, la fameuse théorie sur l'amour. Après quoi, il revient au texte de Dorimon et de Villiers dont il imite, et parfois même traduit les scènes du début entre Amarylle et don Philippe 4. Don Juan, qui les écoute, laisse éclater sa jalousie et se promet d'interrompre leur félicité en pénétrant de nuit chez la jeune fille.
La violence faite à Léonor, la mort de don Pedro que don
1. Villiers, 1, 4.
2. Ici, 1, 5.
3. Molière, IV, 5.
4. 1, 1. Le texte hollandais est ici plus voisin du texte de Dorimon que de celui de Villiers. 1
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Alfonsus jure de venger, la poursuite ridicule des archers bernés par le valet, en un mot, tout le second acte des pièces de Dori- mon et de Villiers est fidèlement imité par l'auteur hollandais.
Au troisième acte réapparait le pèlerin qui, au lieu de parler de ses voyages, chante en strophes lyriques un hymne de reconnaissance à la nature1. Don Juan et Crispyn arrivent sur ces entrefaites, ce dernier déguisé en médecin. Ici reprend l'imitation du texte de Molière2. Crispyn raconte à son maître qu'il a acheté très cher à un aubergiste un habit de médecin, et qu'il a ensuite soigné un grand nombre de paysans. Don Juan se moque de lui et de la médecine en substituant des détails gros- siers aux fines ironies de Molière 3. Il s'arrête d'ailleurs prudemment au point où, chez Molière, son scepticisme passe de la médecine à la religion.. Après que Crispyn lui a raconté, à peu près dans les mêmes termes que chez Dorimon 4, comment il s'est échappé de la ville en faisant peur aux archers, paraît un cavalier poursuivi par trois brigands. Don Juan met l'épée à la main et sauve le nouveau venu en qui il reconnaît Elvire. Celle- ci lui reproche amèrement sa trahison ; il essaie de se justifier en parlant de ses scrupules religieux. Indignée, elle veut le percer de son épée; mais il la désarme et elle s'éloigne en le menaçant de la foudre céleste. Toute cette partie n'est qu'un amalgame de détails empruntés, les uns à Dorimon, les autres à Molière, sans autre originalité que la substitution, au frère d'Elvire, d'Elvire elle-même 5. Après le départ de la jeune femme, l'auteur continue à s'inspirer successivement du texte de Molière, puis de ceux de Dorimon et de Villiers. Don Juan se moque de la lâcheté de Crispyn qui a fui pendant le combat. Le valet
1. Dorimon, Villiers, 1, 2.
2. III, 6.
3. Il parle de purges, de coups de lancette, d'examen d'urines, etc.
4. Dorimon, III, 2.
5. Il est curieux de noter que Goldoni a eu aussi l'idée de faire déguiser en homme l'épouse trahie de son héros, qui la sauve d'une attaque de brigands.
Goldoni n'ayant certainement pas connu la pièce hollandaise, et aucune œuvre italienne antérieure ne contenant cette particularité, il ne faut voir dans la rencontre des deux auteurs qu'une coïncidence qu'explique en partie le souvenir commun de Molière.
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allègue comme excuse que l'habit de médecin lui a donné la colique1. Don Juan lui expose alors ses nouveaux projets : il n'éprouve plus aucun amour pour Elvire et il a l'intention de s'expatrier. Que Crispyn se mette donc en quête d'un vaisseau. A cet ordre inattendu Crispyn déclare qu'il n'a pas l'intention de courir le monde, et il annonce à Don Juan la mort de son père. Cette nouvelle émeut un moment le fils coupable; mais il se ressaisit vite, et voyant un pèlerin endormi, il l'éveille, et l'oblige à changer d'habits avec lui. Après quoi il est rejoint par don Alfon- sus qu'il abuse à la faveur de son déguisement, et qu'il tue, ainsi qu'il le fait dans la pièce de Villiers 2.
Le quatrième acte débute par une scène de paysans dont le langage imite d'assez près le patois de Pierrot et de Charlotte dans le Don Juan de Molière. Don Juan et Crispyn, échappés au naufrage, se plaignent de leur infortune et Don Juan jure de renoncer à sa vie de plaisir, quand, apercevant Sjarlotte, il oublie aussitôt son vœu. Après ce retour au texte de Dorimon et de Villiers 3, Seegers revient de nouveau à Molière dans la déclaration que Don Juan fait à la paysanne4. Il traduit librement le texte français, en substituant quelques plaisanteries dans le goût hollandais aux plaisanteries de Molière. La scène de jalousie que Piro fait à sa fiancée, le lazzi du soufflet que lui lance Don Juan et que reçoit le valet, sont directement inspirés de l'auteur français5. Don Juan, pour enjôler Sjarlotte, lui fait un tableau idyllique du bonheur qu'ils goûteront ensemble, ce qui inspire à Crispyn des réflexions comiques sur la polissonnerie de son maître et la naïveté des femmes, réflexions assez semblables à celles que Briguelle fait chez Dorimon 6. Les danses de paysans qui suivent sont aussi tirées du texte de Dorimon, avec de légères modifications 7 : l'auteur a imaginé notamment
1. Cf. Molière, III, 6.
2. Dorimon et Villiers, III. 2, 3, 4, 5.
3. Dorimon, IV, 2, 3. — Villiers, IV, 2, 5.
4. II, 2.
5. II, 3.
6. Acte IV, sc. v.
7. Dorimon, IV, 6. Ces danses ne sont pas chez Villiers.
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de faire chanter une paysanne. Piro survient au milieu de la fète, raconte que le seigneur lui a pris sa fiancée et tous courent pour rattraper le ravisseur. Il est trop tard. Sjarlotte, dupée, reproche à Don Juan sa trahison, mais l'autre lui déclare cyniquement qu'il ne la connaît pas. L'auteur s'est contenté ici de condenser les scènes vu et vin du IVe acte de Dorimon. Les reproches que Crispyn adresse à son maître sur sa conduite, la rencontre avec le tombeau, la lecture de l'épitaphe, l'invitation à la statue rappellent de très près les deux textes français et plus encore celui de Dorimon que celui de Villiers 1.
A l'acte V nous sommes de nouveau avec Molière2. Don Juan explique à Crispyn l'aventure avec la statue par « une vapeur et un faux jour ». Il menace son valet de le tuer s'il continue à l'importuner. Sur ces entrefaites paraît M. Flippyn, le M. Dimanche de Molière. Le texte hollandais n'est plus ici que la traduction du texte français. Mais la pièce devient ensuite un peu plus originale. N'osant pas reproduire la profession d'hypocrisie de Don Juan, mais désireux cependant d'en conserver quelque chose, Seegers a imaginé un assez naïf compromis entre sa crainte du scandale et son désir de respecter son modèle. Don Juan installé chez un aubergiste se fait servir à dîner, et comme on lui offre de la viande, il fait pieusement observer que c'est Quatre-Temps. « Sans doute, dit l'hôte, mais les voyageurs ont toujours la permission de manger de la viande. — Je n'use jamais de cette permission, répond le faux dévot, car on ne saurait vivre sans suivre les perscriptions de l'Église » ; et il demande du poisson et des légumes.
Crispyn est dupe de cette comédie. Comme chez Molière son maître le détrompe très vite, et l'invite à manger avec lui. La scène du repas est un mélange d'éléments empruntés les uns à Molière, les autres à Dorimon. Comme chez le premier, le valet empiffre un morceau, et son maître, feignant de croire
1. C'est ainsi que le texte hollandais traduit littéralement la menace que
Don Juan fait à la statue de la briser en morceaux, et la réflexion que fait à ce propos Briguelle. (Dorimon, IV, 9.)
2. Acte IV, se. i.
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qu'il a un abcès, demande une lancette pour le percer. Comme chez le second, il entretient Don Juan d'une jeune fille qui a demandé de ses nouvelles. L'arrivée de la statue, ses remon- rances, les bravades de Don Juan, l'ordre qu'il donne à son valet de chanter pour amuser son hôte, les nouvelles adjurations de celui-ci, le refus insolent du coupable de revenir à Dieu, le châtiment final, toute cette dernière partie reproduit, parfois jusqu'à la traduction, le texte de Dorimon J. La pièce se termine par un résumé des paroles que Sganarelle prononce chez Molière après la disparition de son maître 2.
La pièce de Fr. Ryk, dont le titre diffère un peu du précédent :
1. Acte V, se. vin.
2. Tableau comparatif des pièces de Seegers, de Villiers, de Dorimon et de
Molière.
SEEGERS VILLIERS DORIMON MOLIÈRE
Acte I, se. 1 Acte l, se. i Acte l, sc. 4
— — <2 — — 5 — — 5
— — 3 Acte IV, sc. 5 et
A. I, sc. 2.
- — 1 - - 2 — - 1
- - 5 — — 3 — — 3
Acte II, sc. 1 Acte II, sc. 1 Acte II, se. 1
2 2 — — 2
— — 3 — — 3 — — 3
— — 4 — — 4 — — 4
— 5 — - 5 — — 5
— — 6 — — 6 — — 6
— — 7 — - - 7 — — 7 et 8
Acte III, sc. 1 Acte III, sc. 1 Acte III, sc. 1
(l19 partie Acte III, sc. 1
— se. 2 ) 2' — Acte III, se. 2 (début) Acte III, sc.2(début)
/ 3e Acte III, sc. 2-4 — — 3 et 4 — 1, -3 r 1 début — — 5
— — 5 1 fin AetcIII, sc. 2 (in) ActeIIJ,sc.'2(fin)
3
— — 6 et — — 4 — — 3
— — 8 - — 5 — — 4
Acte IV, sc. 1 Acte n< sc. l — — 2 Acte IV, sc. 2 et 5 Acte IV, sc. 2 et 3 — — 2 — — 3 — — 3 — — 4 (fin) — — 5
— — 5 Acte V, sc. 3 — — 6
7 — — 7 et 8
— — 8 — — 7 et 8 — — 9
Acte V. sc. 1 Acte IV, sc. l
— - 2 et 3 - 2 et 3
( ire partie Acte V, sc. 2 ( <2°. — Acte V, sc. 1 — IV, sc. 7 lr0 partie Acte V, sc. 2 et 7 — — 2 et 8
6 I c Acte V, sc. 6
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Don Pedroos Geest of de Gestrafte Baldaadigheid, Toonespel [Amsterdam, 1721] (Le Spectre de Don Pedro ou la Témérité châtiée, drame), n'est la plupart du temps qu'une copie de la pièce de Seegers. Le père de Don Juan s'appelle don Alvaro et le vieux paysan, Filémon, comme chezVilliers. Sganarelle, changeant de sexe, devient une servante d'auberge. Au début, le texte de Dorimon est suivi de très près; le développement des scènes entre le père et le fils, entre Don Juan et le valet, qui remplissent le Ier acte, est moins long que chez Seegers. Au lIe acte, les scènes comiques entre Crispyn et les archers sont d'une bouffonnerie plus chargée et plus réaliste.-Le développement est aussi plus bref. Les actes suivants, sauf d'insignifiantes variantes, reproduisent le texte de Seegers.
La pièce de Ryndorp est intitulée : De Gestrafte Vrygeest, Zinnespel (Le Libertin puni, pièce allégorique telle qu'elle a été représentée sur les théâtres de Leyde et de la Haye; — Leyde, 1721). Elle se distingue des précédentes en ce que l'auteur, laissant de côté Molière, s'est uniquement inspiré du texte de Vil- liers qu'il suit assez fidèlement. Il imite au début le dialogue entre Amarylle et sa suivante, celle-ci annonçant le retour de don Philippe (ici don Filippo), celle-là se désolant de l'opposition que son père fait à son mariage. Don Filippo survient, et raconte longuement sa victoire sur les Africains en un récit qui rappelle par endroits celui de Rodrigue dans le Cid. La conversation amoureuse des deux jeunes gens, l'échange de leurs serments que Don Juan écoute en aparté, et tout le reste du Ier acte ne font que reproduire la scène française avec des modifications de détail sans importance. Toutefois, comme dans la pièce de Peys, dont Ryndorp s'est ici inspiré, la scène de l'attentat de Don Juan sur Amarylle est mise en action, et beaucoup plus développée qu'elle ne l'est chez Villiers. Le valet Flippyn en conçoit lui-même une telle indignation qu'il souhaiterait avoir assez de courage pour tuer son maître.
Au IIe acte, l'imitateur hollandais s'est comporté avec le texte français comme l'ont fait en Allemagne les auteurs d'Hauptac- tionen et de Puppenspiele. Il a très longuement développé et
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lourdement chargé les scènes du prévôt et des archers, insistant sur le fanfaronnerie, la lâcheté et la stupidité de ces derniers.
Au lUe acte le monologue du pèlerin diffère de l'original : au lieu de parler de ses courses errantes et de la joie paisible de la solitude, le saint homme disserte des vices qui torturent les hommes, et de l'orgueil, le plus grand de tous. Les facéties de Flippyn, obligé par son Inaître à s'expatrier, ses adieux à son chien, au vin et à la bière sont imités sinon traduits de la pièce de Peys.
Au IVe acte, sauf deux scènes d'amour entre la bergère Silvia et le berger Damon, sauf une invitation à déjeuner adressée à Don Juan par le paysan Teeuwis qui a obligeamment fait sécher les vêtements des naufragés, sauf aussi quelques facéties nouvelles dans l'invitation du valet à la statue l'imitation du texte de Villiers est aussi fidèle que dans les trois actes précédents.
Au dernier acte, l'auteur a assaisonné de plaisanteries locales la scène du repas : Flippyn se plaint que le canard soit mal plumé; il absorbe goulûment un pâté, met de la choucroute dans sa poche. Une transformation semblable a lieu dans l'énu- mération que le valet fait à la bergère Silvia des victimes de son maître. C'est un tableau dont les traits réalistes rappellent la manière des peintres flamands : Anna la louche; la grosse Antoinette, Catherine qui vend de la viande chaude, Mme Charlotte, une vierge de cinquante ans, etc. 2, Comme dans la pièce de
1. Notamment les détails qu'il donne sur le lieu du repas : « C'est chez le paysan Teeuwis, il faut prendre le chemin à droite; vous frapperez à la porte; un enfant vous ouvrira.... »
2. Il me paraît intéressant de citer cette liste complète, dans son réalisme grossier, mais savoureux :
Ik heb'er een party hier in dees rol geschreven :
Voor eerst; schoone Amaril, die was nitmuntend schoon,
Uit Madagasker wierdze een koning aangeboön.
Panvette, deezen naam wierd haar met recht gegeven,
J'en ai écrit une partie sur ce rouleau :
D'abord la belle Amaril, elle était extrêmement belle ;
Elle fut offerte à un roi de Madagascar.
Panvette3, ce nom lui fut donné à bon droit,
3. En hollandais, Pan : poêle ; vet : gras.
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Peys, Don Juan, avant d'enlever la fiancée, tue le paysan Damon, et Flippyn, fouillant ensuite le cadavre pour le dépouiller, le plaint d'aller sans obole sur les bords du Styx. La dernière partie est tout entière imitée de Villiers. Le valet termine en proposant l'exemple de son maître aux fils de famille « qui ne
Als men haar zoende zou men aan haar lyf vast kleven, Nu volgt scheele Anna, 6! die zag zo drommels scheel, Zy had een minnaar die was purper, blaauw, en geel. Kuische Suzanna, die kreeg met haar vyftien jaaren, Twee kleine grommen van na Bilderdam te vaaren. De schoone Nectaris konvinkels Jochems maat,
Met een sjampuutje om gaan leiden, straat aan straat. Styn met de kinderen, dees kon behendig loopen,
Om mans te hebben in het gros by heele hoopen.
De dikke Antonet is vanden ouwen trant,
Eeerst juffrouw KoJombyn, nou alias Amarant. Helena, Adriane, en Saar, de drie godinnen,
In Paris oordeel, zyn by haar naar drie zottinnen. Kaat met de messen, maakelares in warm vleisch, Een stoter voor het pond. 't is een siviele prys. Madam la fof Charlot, een maagd van vyftig jaren, Om kolebakkers Jan zyn goudbeurs te bewaren.
Hier heb je Pieternel, Jan, Jaap, Kees, Piet, en Louw, Daar is zy by bekend gelyk de ruiten vrouw.
Zoet Geesje, swarte Teun, endeftige Marye,
En tienmaal meer als dit papier zou kunnen lyen, Wat dunkje van den held, of hy zyn kunst verstaat?
(Acte V, sc. iv, p. 57-58.)
Si on voulait l'embrasser on se collerait à son corps
Maintenant vient Anne la louche, ah! elle était diablement louche, Elle avait un amant de couleur pourpre, bleu et jaune.
Suzanne la pudique; à l'âge de quinze ans
Elle a eu deux petits enfants pour avoir voyagé à Bilderdam'.
La belle Kectaris compagne de Jochem.
2
...............
Styn avec ses enfants; elle manœuvrait si adroitement Qu'elle pouvait avoir des maris en gros, par tas
La grosse Antoinette est vieux style;
Auparavant mademoiselle Colombine, maintenant Amarante. Hélèna, Adriane et Sarah, les trois déesses
Du Jugement de Paris, ne sont que trois sottes comparées à elles. Catherine aux couteaux, marchande de viande chaude :
Un stooter 3 la livre, le prix est modique.
Madame Charlotte, la veuve, vierge de cinquante ans,
Digne de garder le porte-monnaie de Jean le Charbonnier.
Voici encore Pieternel. connue Comme la dame de carreau,
Chez Jean, Jacques, Corneille, Pierre et Laurent.
La douce Geesje, Teun la noire, Marie la noble;
Et dix fois plus encore que ce papier n'en pourrait contenir. Qu'est-ce que vous dites du héros? Est-ce qu'il sait pratiquer soù art?
1. Ville imaginaire : littéralement : la digue des fesses.
2. Vers peu intelligible.
3. Ancienne monnaie de 12 centimes 1/2.
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font que boire avec les courtisanes jusqu'à ce qu'ils soient saouls comme des porcs 1 ».
Ces différentes imitations dont la seule et assez pauvre originalité consiste dans une certaine couleur locale donnée aux scènes champêtres, à la conversation et aux plaisanteries des personnages de petite condition, ne sont pas sorties du pays qui les a produites, et n'ont, dans l'histoire de la légende, qu'un intérêt purement documentaire.
C'est un trait commun aux pièces tirées de la fable de Don Juan dans les pays germaniques pendant tout le cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, que leur pauvreté littéraire. OEuvres d'imitateurs maladroits, souvent grossiers, ou bien arlequinades à l'usage du vulgaire, elles constituent dans l'histoire du Donjuanisme un chapitre à côté.
Par contre, sous l'influence du Romantisme, le xix'! siècle va produire en Allemagne des œuvres qui renouvelleront à la fois le thème, la portée morale, sociale et philosophique du sujet, et la conception que les siècles précédents avaient eue de Don Juan. Le héros sera placé dans des circonstances différentes; les mobiles de ses actions changeront et elles prendron t elles-mêmes une autre valeur. Il ne conservera plus du passé que son invincible tendance à vivre pour l'amour.
1. Hoor dart'le Zoontjes, die niet doet als banketteeren,
En by de hoertjes jou drinkt dronken als een zwyn,
Zo jy je niet bekeerd, jou eind zal ook zo zyn.
Let op liet voorbeeld dat men u hier af komt malen
Zo jy je niet bekeerd, de duivel zal je halen.
Dit zyn myn lessen; en, voor 't all,erlaast besluit,
Trek van myn heer zyn dood een levend voorbeeld UIT.
Cf. Villiers, IV, 8.
Enfans qui maudissez souvent et père et mère,
Regardez ce que c'est que bien vivre et bien faire.
N'imitez pas Don Juan, nous vous en prions tous,
Car voicy sans mentir un beau miroir pour vous.
On voit quelle couleur grossière se substitue chez Ryndorp aux teintes incolores du texte français.
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X
LES PRÉCURSEURS DU ROMANTISME
1° EN ALLEMAGNE
Evolution de Don Juan vers le Romantisme. — Les étapes de cette transformation. — Les causes qui la précipitent : association de la légende de Faust à celle de Don Juan. — Raisons de cette association analogie des sujets, des caractères : comparaison de Faust et de Don Juan. — Influence de la littérature Sturm und Drang sur la légende de Don Juan. — Le Steinerne Gast du comte Benzel-Sternau. — Der Fârberhof oder die Buchdriickerei in Main:, de Nicolas Vogt. — Union bizarre des personnages de Faust et de Don Juan et de leurs légendes. — Intention philosophique de l'œuvre. — Multiplicité des éléments qui la composent. — Son extravagance. — Nouvelle étape de Iii: légende vers le Romantisme : le Don Juan d'Hoffmann. — Une transformation fantaisiste du type légendaire. — Son influence sur le Romantisme français.
C'est en Allemagne qu'est née la conception d'un Don Juan s'élevant au-dessus de la poursuite des réalités matérielles de l'amour, pour atteindre à une Beauté parfaite conçue par l'ima" gination, vainement et douloureusement cherchée à travers toutes les incarnations terrestres de la femme. Cette transformation était nécessaire et logique. Nous avons vu jusqu'ici combien, dans sa marche à travers les pays et les temps, Don
Juan avait été un personnage représentatif des idées et des mœurs. Le xixe siècle, comme le XVIIC et le XVIIIe, devait se refléter en lui, avec ses transformations morales et sociales, et lui donner un caractère conforme à son idéal.
Les bouleversements de la vie publique, les changements dans les institutions et dans les idées qui suivirent chez tous les
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peuples la révolution politique accomplie en France, eurent leur contrecoup sur la littérature en général et sur la légende de Don Juan en particulier. Les causes multiples qui donnèrent presque simultanément naissance à travers l'Europe à des œuvres portant toutes, quel que fût leur pays d'origine, des caractères communs, ne pouvaient manquer de modifier la vieille conception du héros. Les aspirations généreuses dont furent saisis à la"fois les nations et les individus, l'espoir d'un état parfait où l'humanité communiant dans la fraternité et la liberté verrait régner sur la terre un nouvel âge d'or, ces belles chimères et les désillusions qui les suivirent enfantèrent une littérature pleine de héros aux désirs déçus, toujours inquiets, tourmentés, ardents dans leurs aspirations et stériles dans leurs actes. Don Juan, le héros pratique épris des réalités, que ne dupent ni vains espoirs ni vaines poursuites, semblait ne pas pouvoir trouver sa place dans un milieu étranger aux contingences de la vie, parmi des personnages qui évoluent artificiellement dans le domaine du rêve.
D'autre part, le libertin joyeux, débordant de vie, ami des plaisirs, de la bonne chère, pouvait-il s'accommoder de ces pâles figures d'anémiques désespérés, de poitrinaires tristes et languissants? Pour s'adapter au Romantisme, le fougueux Trompeur de Séville devait subir la transformation la plus complète que les âges lui aient jamais imposée. Cette transformation n'était d'ailleurs pas en contradiction absolue avec son tempérament, et nous avons vu que chez Molière il était déjà l'amant enthousiaste de la Beauté.
Sous les influences nouvelles qu'il subit, cette course à l'amour va continuer, mais en changeant de nature : Don Juan ne recherchera plus dans la possession une volupté physique et passagère; il ne se proposera plus de renouveler et d'exciter sans cesse par le changement ses émotions sensuelles. Il portera en lui une image de la beauté féminine, et il en poursuivra à travers le monde la conquête, croyant la rencontrer dans chaque femme aimée, et chaque fois déçu, recommençant son inutile poursuite. Le libertin grossier devient ainsi un amant mystique,
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épris d'une idée, d'un fantôme. Dans cette recherche impuissante d'un bien que la réalité ne possède pas, il ne connaît plus- les plaisirs ardents que goûtait son ainé à chaque conquête- nouvelle. Ses amours sont sans joie ; il va de désenchantement en désenchantement, sanS pouvoir satisfaire jamais son désir, victime pitoyable de sa chimère. Quand il aura compris l'impossibilité de réaliser sa vision, une tristesse immense, un scepticisme douloureux ravageront son âme : n'ayant pu assouvir,. comme le faisait l'ancien Don Juan, son besoin de jouissances, parcequ'il a placé son idéal en dehors de l'humanité, il aboutira à la révolte et au désespoir. Il portera en lui-même son enfer et les supplices de ses désillusions lui seront un tourment plus cruel que la morsure des flammes, dans lesquelles la statue de pierre le précipitait jadis.
Il deviendra ainsi le compagnon de Faust, de Werther et der René. Comme eux il connaîtra d'abord les élans du cœur et de l'imagination. Il sera emporté par les mêmes désirs de liberté et d'amour. Lui, naguère libertin et égoïste, sans croyance, entraîné par la seule satisfaction de ses instincts, il goûtera, l'ivresse des illusions et des enthousiasmes, puis, comme ses frères romantiques, il finira dans le doute.
Cette évolution du héros ne se fera pas d'un seul coup. Avant d'arriver au Don Juan de Musset, ce mélange d'idéalisme candide, de grâce languissante et de désespérance maladive, le- personnage passera par plusieurs étapes et gardera longtemps encore le sens de la vie et le goût des réalités. Il sera encore une créature de chair avant de devenir l'âme dolente qui court après « le vague objet de ses vœux ».
Ainsi, bien loin d'avoir été soudaine, la transformation remonte au contraire assez haut et, chose curieuse, elle a son point de départ dans un phénomène en apparence secondaire, mais qui eut une influence déterminante sur la marche de la légende en Allemagne et, par suite, sur son développement dans les autres. pays.
La légende a commencé son évolution vers le Romantisme le- jour où les analogies entre la fable de Don Juan et celle de-
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Faust, et les ressemblances entre les deux personnages frappèrent les auteurs et le public. Dès lors, le héros espagnol a subi les mêmes avatars que le héros germanique. On a associé d'abord leurs deux légendes, puis on les a fondues, et cette fusion s'est trouvée facilitée par ce fait que les aventures de Faust et celles de Don Juan ont servi et servent encore de thème .à d'innombrables Puppenspiele, dans lesquels le valet Hans Wurst joue de part et d'autre le principal rôle. Ce sont les même troupes qui représentent en même temps les deux sujets. Les spectateurs prennent ainsi l'habitude d'unir les héros des deux fables, et les auteurs sont naturellement conduits à les associer. ,
Cette union était d'ailleurs légitime; non seulement les deux légendes avaient en Allemagne une fortune identique, mais les sujets offraient maintes analogies. Dans les deux cas il s'agit d'un homme damné pour avoir demandé à la vie les jouissances qu'elle ne comporte pas, et avoir voulu pénétrer, soit dans le domaine des sens, soit dans celui de l'intelligence, au delà des limites que Dieu a imposées à la nature humaine. Faust et Don Juan sont tous deux entraînés aux enfers pour un double crime : le crime de la chair et le crime de l'esprit. Leur corps a péché pour s'être livré à des plaisirs défendus; leur âme pour avoir sondé les mystères fermés à l'homme et avoir nié Dieu.
De part et d'autre se rencontrent plusieurs détails et un certain nombre d'éléments surnaturels semblables : des histoires d'amour, la séduction de filles innocentes et de petite condition, la vaine tentative de la femme pour sauver le séducteur, son abandon, un duel et une mort d'homme, le chàtiment merveilleux du coupable emporté aux enfers, le tout mêlé d'incidents comiques au milieu desquels évoluent des personnages de valets et de paysans.
Les caractères de Faust et de Don Juan ont aussi de nombreux points communs : ils pèchent l'un et l'autre par esprit de révolte et d'orgueil; ils prétendent s'élever au-dessus des lois, et se soustraire aux règles communes ; ils veulent atteindre l'absolu, l'un dans la science, l'autre dans la volupté. Tous deux ont une imagination ardente, des passions tumultueuses, de vastes
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désirs1. Faust est tourmenté comme Don Juan par l'attrait des satisfactions charnelles et le besoin d'aimer 2. Don Juan, comme. Faust, méprise les croyances de la foule, et aboutit à l'athéisme.
Toutefois leur point de départ diffère, et ils suivent une marche inverse. Faust a d'abord cherché le bonheur dans la science, et c'est après la faillite de sa raison qu'il s'adresse aux sens et à l'amour. Don Juan commence parla licence de la chair pour finir par la révolte de l'esprit. Par leurs rêves, par leurs déceptions, tous deux sont frères. Aussi était-il logique qu'ils eussent un sort semblable et que l'un n'échappât point à la transformation que subissait l'autre. Faust devenant romantique, Don Juan devait le devenir avec lui : après les avoir associés sur les mêmes théâtres, dans des pièces de même nature, l'Allemagne allait les unir plus étroitement et, par une conception assez étrange, fondre leurs deux personnes en une seule.
En s'associant ainsi à Faust et en s'acheminant avec lui vers le Romantisme, Don Juan subissait l'influence de la littérature dite Sturm und Drang. Non pas qu'aucun des grands poètes- de cette période ait pris la légende de Don Juan comme thème de ses élucubrations. Elle n'a inspiré ni Klinger, ni Gœthe qui traitent le vieux sujet national de Faust. C'est un des derniers en date et un des moindres parmi les écrivains du Sturm und Drang qui a songé à utiliser le sujet étranger de Don Juan. Le comte Benzel-Sternau, plus connu par son roman satirique du Veau d'or, publia en 1808 un long et fastidieux roman en quatre volumes intitulé : Der steinerne Gast, eine Biographie,, von dem Verfasser des golden en Kalbs (Le Convié de pierre,. biographie par l'auteur du Veau d'or). Ce titre, qui rappelle les innombrables pièces allemandes sur la légende de Don Juan, ne tient guère ses promesses. L'histoire traditionnelle n'a influé que dans une assez faible mesure sur l'œuvre de Benzel-Sternau.
1. FAUST. — A moi ce que l'humanité n'a jamais connu, à moi l'univers que- j'embrasserai tout entier.
DON JUAN. — Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs.
2. Heureux celui qui trouve la mort après une danse échevelée, au milieu des plaisirs dans les bras d'une jeune fille! — Je vais sans cesse du désir à la. jouissance et même au milieu des jouissances je brûle de désirs nouveaux.
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Celle-ci est plutôt une satire de la société aristocratique contemporaine qu'une incarnation nouvelle de la fable espagnole. C'est l'histoire d'un certain comte, plus tard prince de Sonne- wenden qui, après de multiples aventures criminelles et galantes, arrive par des moyens ténébreux à faire périr un rival détesté. Dans un dernier chapitre fort mélodramatique, il vient visiter dans une cathédrale la tombe de ce rival. Mais le remords -s'empare soudain de lui, « le jugement de Dieu lui déchire la poitrine » et il s'enfuit épouvanté. Sur ces entrefaites il rencontre la statue de marbre noir qui décore le mausolée d'un certain Gartach, autre scélérat de son espèce. Cette vue achève sa conversion et, renonçant à ses erreurs passées, le comte va s'enterrer dans le château de ses pères.
Le sujet de ce roman, produit tardif et inférieur de la période -Sturm und Drang, ne rappelle donc pas plus les aventures du héros espagnol que celles de maints autres débauchés. La fin ■seule du comte de Sonnewenden, ou du moins sa rencontre avec une statue, est inspirée de la légende de Don Juan. On peut sans doute s'étonner que les Sturm und /)mm/er n'aient pas été davantage attirés par un héros qui s'était mis, par tempérament -et par système, en dehors des mœurs bourgeoises et des conventions vulgaires, et devait plaire ainsi à des écrivains dont l'imagination fougueuse s'était arrachée aux vieilles habitudes d'imitation où se traînait la littérature allemande, pour chercher en elle-même, dans ses élans et ses enthousiasmes souvent désordonnés, la source de l'inspiration. Mais si les Sturm und Dî-ânge?- ont pour la plupart négligé Don Juan, leurs conceptions n'ont pas laissé d'agir sur les interprétations postérieures du héros comme elles ont agi sur celles de Faust, et les poètes qui ont mêlé les deux légendes sont les disciples directs de ces précurseurs du Romantisme1.
1. Je ne citerai que pour mémoire le roman en prose paru sans nom d'auteur en 1805, à Penig (Saxe), Don Juan der Wiistling (Don Juan le forcené), tiré de la pièce de Tirso. Cette œuvre est accompagnée d'une autorisation donnée par l'évêque de Calones, Juan Ivanez d'Almeyda, recommandant au lecteur un livre q'Ui peut agir par l'exemple et faire ce qu'on ne pourrait obtenir par de simples avertissements.
Cette œuvre morale, restée inconnue et que je n'ai pu me procurer; malgré
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Le premier qui eut l'idée de cette combinaison et qui fit un seul et même personnage des deux héros est un auteur dramatique de la fin du XVIIIC siècle et des premières années du xixe. C'est Nicolas Vogt1, né à Mayence en 1756 et mort en 1836, qui écrivit un Gustave Adolphe, mélange bizarre de drame et d'épopée, et des scènes dramatiques (Rheinische Bilder), où il faisait apparaître Faust et Shakespeare. Il écrivit en 1809 un vaste poème intitulé : die Ruinen am Rhein (Les Ruines des bords du Rhin), une des œuvres les plus extravagantes qui soient sorties d'un cerveau humain. La seconde partie de ce poème, der Fiirberhof oder die Buchdruckereiin Mainz (la Cour du teinturier, ou l'Imprimerie à Mayence) 2 est un drame inachevé en 3 actes dans lequel l'auteur a combiné les personnages de Faust et de Don Juan et confondu leurs aventures.
Dans la préface de cette pièce, Vogt a eu soin d'expliquer ses intentions : il s'est proposé de symboliser dans Faust la lutte entre le Bien et le Mal, le Ciel et l'Enfer, le Christianisme et le Paganisme ; de peindre en lui l'homme puissant et volontaire qui, pour posséder tous les trésors du monde, donne son âme au diable; puis de le transporter sous le nom de Don Juan dans les situations les plus riantes de la vie. En d'autres termes, le héros devait s'appeler Faust tant qu'il demandait à la science la réalisation du bonheur, et Don Juan quand il la demandait à la volupté. Pour réaliser cette œuvre hybride et qu'il croyait ingénument gigantesque, Vogt avait recours à tous les arts : la musique, la peinture, la décoration. La mythologie et l'histoire elles-mêmes s'unissaient à la poésie pour exprimer cette vaste synthèse d'idées et de sentiments qui embrassait l'humanité
toutes mes recherches, ne tient aucune place dans l'évolution de la légende.
Elle se trouve signalée dans le Kloster de Scheible, Stuttgart, 1846, p. 673.
1. Sur Vogt, cf. Dr R. Warkentin : Nachklänge der Sturm und Drang Periode, in
Faustdichtungen des 18 und 19 Jahrhunderts, Munich, 1896.
2. La première partie a pour titre : Die Briider (Les frères). Le poème a été publié à Francfort en 1809, chez F.-L.-B. Mohr.
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entière. La partie musicale était empruntée à Mozart et à Haydn ; Raphaël, Michel-Ange et les grands peintres de la Renaissance fournissaient les tableaux allégoriques qui servaient de cadre à l'action.
La scène débute dans les enfers, où Méphistophélès propose aux démons, impuissants à assurer la défaite de la Croix, un moyen nouveau et infaillible : l'imprimerie, qui, répandant en tous lieux les écrits mauvais, conduira les hommes à l'irréligion. L'esprit du mal a déjà choisi l'agent de cette invention. Il est d'une beauté à séduire toutes les femmes; il a une curiosité et une ambition sans limites. Depuis longtemps il demande l'aide du démon. Cet homme habite Mayence, et s'appelle Faust.
Après ce prologue, l'auteur nous transporte dans l'atelier d'orfèvre de Faust 1, qui gémit de son métier et se plaint de s'être lié par une promesse de mariage à une jeune fille, alors que toutes les femmes lui sourient. Il aspire à régner sur le monde par la richesse, par la beauté, par le savoir et invoque à son aide la science. Dans une auréole, et au milieu des chœurs de la Création de Haydn, lui apparaissent sainte Hildegarde, sainte Catherine, sainte Élisabeth et sainte Cécile, représentant les quatre facultés : la Théologie, la Philosophie, la Jurisprudence et la Poésie 2. Chacune d'elles lui apporte la sagesse et la vérité; mais aucune ne le satisfait. Il s'adresse à la Nécromancie qui lui apporte te livre magique contenant la clé de la vraie science. Pendant que, resté seul, il se laisse aller à des rêves orgueilleux de domination, survient son amante Christine, qui lui reproche tendrement de vivre toujours dans ses livres et d'oublier leur amour. Elle l'avertit en même temps que son père, irrité contre lui, a l'intention de le tuer; et elle l'engage à fuir. Le vieillard arrive en effet l'épée à la main, provoque Faust qui le tue pendant que Wagner, le valet, se meurt de peur dans un coin. Christine revient au bruit avec SchÕffer et des domesti-
1. On voit que l'auteur suit la tradition qui identifie Faust, le magicien légendaire, avec Johann Fust, l'orfèvre de Mayence qui, de concert avec Schôffer et
Guttenberg, inventa l'imprimerie.
2. Dans Gœthe, Faust ne s'adonne pas à la poésie, mais à la médecine.
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ques et gémit sur le meurtre de son père. Schôffer cherche à la consoler, lui offre de l'épouser et jure de la venger.
On constate dès ce début la fusion des deux légendes et le procédé naïf de combinaison imaginé par l'auteur : il consiste à faire succéder alternativement des éléments empruntés à la fable de Faust et à celle de Don Juan. C'est d'abord Faust à la poursuite de la science qui lui donnera l'empire du monde; puis, sous les noms de Faust, de Wagner, de Schüffer et de Christine, nous retrouvons Don Juan accompagné d'un serviteur poltron, trahissant donna Anna, tuant son père en duel et poursuivi lui-même par Octavio. Le thème de Faust reprend ensuite avec quelques variantes. Le jeune homme appelle le diable à son secours, pour échapper à la vengeance de ses ennemis. Des démons apparaissent et l'emportent au sommet du Blocksberg. Là, nous assistons à une scène de sorcellerie inspirée de Gœthe. Des sorcières préparent l'encre d'imprimerie dans un chaudron magique où elles font bouillir avec un mélange de sang de dragon, de suc de vipère, de graisse de pendu, une feuille de l'arbre de la science du Bien et du Mal, un morceau du bâton avec lequel Caïn tua son frère, et le denier de Judas. Après quoi, le Blocksberg se transforme en un jardin ; les potences deviennent des arcs de triomphe ; le chaudron, une table chargée de mets exquis; les sorcières, de jolies femmes qui demandent à Faust émerveillé ce qu'il désire : « Je veux, dit-il, égaler les dieux, par la richesse, la gloire et la science1 ». Méphistophélès lui promet, en échange de son âme, de réaliser son souhait. Le pacte conclu, le Blocksberg et les sorcières reprennent leur premier aspect.
A l'acte suivant, nous sommes de nouveau en pleine légende donjuanesque : Faust et Wagner arrivent auprès du tombeau du bourgmestre Zum Jungen, père de Christine, et l'on entend dans une église le Requiem de Mozart. Faust demande à Wagner quel est le cadavre contenu dans le tombeau et ordonne à son compagnon de lire l'épitaphe. La statue s'anime
1 - FAUST. — Durch Gold, durch Ruhm und Wissenschaft
\Vollt' ich den Göttern gleichen. (Acte I, sc. iv.)
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alors, adresse la parole à Faust qui, l 'épée à la main, oblige Wagner épouvanté à lui répondre Il invite ensuite la statue à dîner et, pour échapper aux amis du mort qui sortent de l'église en vètements de deuil, il change d'habits avec Wagner et se sauve. La famille du bourgmestre paraît et, l'opéra prenant la place du drame, on entend successivement le sextuor du Don Juan de Mozart, puis un duo, tiré aussi de Mozart, entre Schôffer et Christine.
Faust, qui a désormais pris le nom de Don Juan, et Wagner devenu Leporello, se retrouvent en Castille où l'auteur reproduit les scènes champêtres de Mazetto et de Zerline et l'enlèvement de la paysanne par Don Juan. Nous entrons dès lors dans la partie la plus fantaisiste du drame qui devient une sorte de conte des Mille et une Nuits d'une extravagante invraisemblance: Don Juan surprenant sur une terrasse l'infante de Castille, Elvire, toute enivrée d'amour par les senteurs du printemps et le livre qu'elle lit, lui chante la sérénade de Mozart qu'il fait suivre d'une déclaration enflammée. Elvire s'abandonne, lorsque survient son père, le roi don Alonzo, qui annonce à sa fille la destruction de l'armée espagnole par les Maures. Toutefois, le royaume peut encore être sauvé si l'infante consent à épouser le prince des Asturies. Elvire refuse en avouant qu'elle a au cœur un autre amour. Don Juan, mis au courant, ordonne à Méphistophélès de le faire triompher des Maures, se félicitant de réaliser ainsi deux de ses passions, l'amour et l'ambition. Les Maures sont en effet battus, et Don Juan, vainqueur, défile triomphalement suivi, d'un pompeux cortège. En attendant qu'il épouse l'infante, une fête superbe lui est donnée. Mais le grand Inquisiteur a des soupçons. Il a découvert chez ce héros mystérieux des livres de nécromancie. Il arrive au milieu des danses, la croix à la main, et soudain les danseuses se changent en sorcières, semblables à celles peintes par Teniers1. Don Juan est arrèté, on entend la musique du finale de Mozart, qui accompagne un grand tableau vivant.
1. L'auteur fait sans doute ici allusion à la Tentation de saint Antoine de
Tèniers qui est au musée de Berlin.
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Le Ille acte combine de nouveau des emprunts aux deux fables avec des inventions non moins bizarres que les précédentes : Don Juan, enfermé dans un cachot, regrette sa jeunesse, Christine, les douces joies de sa vie bourgeoise, et maudit sa folle prétention d'avoir voulu s'égaler à Dieu. Il s'endort ainsi, et, pendant son sommeil, au milieu d'un décor représentant la Sainte Pétronille du Guerchin et Y Annonciation de Raphaël, lui apparaissent dans une gloire céleste, aux accords d'une sainte musique, son ange gardien et Christine. Il s'éveille à leur appel, prie Dieu et se repent. Mais Méphistophélès survient, le raille de sa nouvelle attitude et lui promet de le sauver du bûcher, s'il consent à jeter loin de lui la croix qu'il tient entre les mains. Don Juan promet et s'avoue vaincu par le diable. Il renonce à Dieu dont il assurera la défaite en répandant à travers le monde l'Imprimerie. L'Inquisiteur vient sur ses entrefaites le chercher pour le conduire au bûcher. Il y marche arrogamment en repoussant les consolations du prêtre. Méphistophélès le sauve en effet; puis il lui fournit les moyens de battre les Espagnols et de faire prisonniers Alonzo et Elvire. Les Sarrasins reconnaissants le proclament émir dans une fête solennelle qui est un nouveau prétexte à défilés, à danses, à tableaux vivants, le tout sur la musique de l'Enlèvement au Sérail. Elvire, désespérée, est ensuite conduite au harem de Don Juan qui, assis au milieu de houris, préside un somptueux festin. Tandis que des chœurs de jeunes filles dansent devant lui, l'esprit du bourgmestre lui apparaît et l'engage vainement à se repentir. Les diables sortent de terre, les femmes fuient, des flammes jaillissent, et Don Juan est entraîné dans les Enfers. Au fond de la scène, la Jérusalem céleste apparaît avec l'archange Michel tenant la croix, et des anges font entendre le dernier chœur de la Création d'Haydn.
Ainsi s'achève par le triomphe du Ciel sur l'Enfer, du Bien sur le Mal, cette pièce symbolique, remarquable surtout par la disproportion entre les intentions de l'auteur et le résultat obtenu. En personnifiant successivement sous les noms de Faust et de Don Juan l'esprit du Mal dans ses différentes
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manifestations intellectuelles et charnelles, Nicolas Vogt a cru faire une puissante synthèse de tous les désirs, de toutes les passions qui tourmentent l'homme, de tous les triomphes dont sa raison s'enorgueillit et qui, finalement, consomment sa chute et sa misère. L'immensité du sujet, l'incohérence de l'exécution, la confusion d'un plan qui utilisait toutes les productions du génie humain pour servir de milieu et de cadre au développement de l'action, ont abouti à une œuvre qui, en dépit de ses hautes prétentions philosophiques, n'est guère qu'une féerie fantastique et puérile. C'est un des premiers et non des moins vains parmi les efforts si souvent impuissants de la littérature romantique, pour substituer à la réalité et à la vie les fantaisies de l'imagination.
Cette idée de peindre ainsi en Faust et en Don Juan fondus ensemble, les angoisses et les audaces de l'esprit humain à la poursuite du savoir, les tourments de la chair en quête d'impossibles voluptés, devait être reprise dans la suite en Allemagne encore, où, en dépit des insuccès répétés qu'elle y a subis, elle a longtemps tenté l'imagination des poètes et des critiques. C'est Rosenkranz, c'est Kalhert, c'est Hebbel dans ses Tagebûcher 1 qui rapprochent les deux légendes et conseillent de les unir. C'est Grabbe, c'est Lenau qui, au lieu de fondre en un seul personna-e, ainsi que l'a fait Vogt, Faust et Don Juan, les associent et les opposent. Le génie allemand, naturellement porté à réaliser en symboles vivants, les abstractions et les idées, semble s'être complu à personnifier ainsi et à représenter sous les traits des deux héros légendaires les passions sensuelles et les aspirations de l'intelligence.
Ainsi s'explique l'influence que la légende de Faust et celle de Don Juan ont exercée l'une sur l'autre en Allemagne pendant
1. Cf. notamment ce que disent Hebbel (Tagebücher, Band IV, p. 227, édit. de 1903) et Karl Rosenkranz, qui à deux reprises est revenu sur la question des rapports entre Faust et Don Juan : d'abord en J829, dans son étude sur le Magicien prodigieux, de Calderon (Uber Guiderons Tragodie von ivtindet,thiltigen Magus, ein Beitrag zur Verstiindniss der Faustichen Fabel, Halle, 1829, p. 74); et une autre fois dans son livre ZH/' Geschichte der deutschen Literatur, Kônisberg', 1836, chap. ix : Zu/' Literatur der Faustdichtung, p. 147-149.
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tout le cours du xixe siècle. Cette influence a été telle que certains écrivains, sans songer à réunir dans une même œuvre Faust et Don Juan, ont consciemment ou non prêté à l'un le caractère et les sentiments de l'autre. Dans cet échange, Don Juan a plus reçu de son émule qu'il ne lui a donné. Si le sévère docteur, après avoir vainement demandé à l'intelligence la réalisation de l'idéal supra-terrestre qui le hante, s'adresse à ses sens, il ne devient jamais un véritable Don Juan. Il ne promène pas, comme celui-ci, de femme en femme son désir et sa curiosité ; il ne se vante pas d'en avoir conquis « mille et trois » ; il idéalise aussitôt son besoin d'amour, et le concentre sur un seul objet. Par contre, sous son influence, Don Juan perd cette légèreté et cette inconstance qui sont le propre de son tempérament; ses désirs charnels s'immatérialisent. Il devient un rêveur qui, sous des formes concrètes et objectives, poursuit une image intérieure, toujours la même. A cette poursuite il consacre une énergie supra-humaine; il met en œuvre des qualités physiques et intellectuelles qui le mettent à part et l'isolent dans la nature. Il a une puissance en quelque sorte magique et démoniaque qui lui permet de fasciner les femmes et de renverser sans peine les adversaires qui prétendent l'arrêter.
Ce Don Juan qui, de concert avec Faust, se transforme ainsi en héros romantique, n'a été en somme qu'entrevu et esquissé par Vogt. Grabbe et Lenau en Allemagne, Musset en France, lui donneront son expression définitive. Mais c'est Hoffmann qui, pour la première fois, l'a nettement conçu. Avec lui Don Juan perd véritablement le caractère que la tradition a jusqu'alors consacré. Sous l'empire de son imagination extravagante, Hoffmann, l'enlevant à la réalité, en a fait un personnage mystique et fictif qui, incarne à la fois, les rêves de son créateur et ce désir d'infini, ce cruel besoin d'un insaisissable devenir qui sont l'essence du Romantisme. Hoffmann l'a vu à travers ses hallucinations et en prétendant analyser le vrai Don Juan, il a simplement fait passer dans le héros son âme de poète et substitué à la vérité ses fantaisies de visionnaire.
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C'est dans le premier recueil de ses œuvres, dans la première partie des Fantasiesslùcke in Callot's manier (Fantaisies dans la manière de Callot), publié pour la première fois à Bam- berg en 1814 et composé dans cette ville entre les années 1809 et 1813, qu'Hoffmann a fait paraître son Don Juan, sous le titre suivant : « Don Juan — eine fabelhafte Begebenheit, die sich mit einem reisenden Enthusiasten zugetragen » (Don Juan, aventure fabuleuse arrivée à un Enthousiaste en voyage). L'auteur, dans une lettre adressée à son ami Théodore fait le récit d'une représentation du Don Juan de Mozart à laquelle il a assisté du fond d'une loge attenant à sa chambre d'hôtel, dans un de ces étatsd'âme « intermédiaires entre la veille et le sommeil » qu'il a plus d'une fois décrits et au cours desquels il se laissait complaisam- ment aller à substituer le rêve à la réalité. Dès l'ouverture de l'Opéra, transformant aussitôt le sens de l'œuvre de Mozart, et lui découvrant une profondeur, un infini que l'auteur n'a jamais songé à lui donner, il attribue à la musique de Don Juan un symbolisme qu'il analyse : c'est la lutte entre la vie humaine avec ses joies, et les puissances infernales. Toute l'œuvre lui apparaît ainsi comme un contraste entre des forces contraires qui se combattent ou s'attirent. En même temps, obéissant à sa tendance générale à abstraire ses regards et sa pensée de tout ce qui pouvait obscurcir sa vision intérieure, il efface les multiples détails du spectacle et établit un rapport intime d'âme à âme entre la chanteuse qui incarne donna Anna et lui-même. Il arrive ainsi à substituer à la véritable donna Anna, à celle qu'a conçue le musicien, celle qu'il conçoit lui-même, une donna Anna idéalisée; et s'élançant plus loin encore dans son rêve, il identifie cette donna Anna avec l'actrice qui n'est. que son interprète 2. Le
1. Theodor Gottlieb von Hippel.
2. Dans la lro série des Kreisleriana, Hoffmann célèbre le chant et le jeu d'une actrice dans l'opéra de Don Juan : " Quiconque a été, dit-il, une fois assez heureux pour entendre chanter par Mlle Amélie la grande scène de donna
Anna dans Don Juan, comprendra qu'une seule heure au piano avec elle
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chant, les traits, l'expression et les jeux de physionomie, le costume même de la chanteuse se trouvent être la réalisation objective de l'idée qu'il s'en fait. En définitive, il s'incarne lui-même dans la donna Anna qui joue et chante devant lui.
Le procédé est le même à l'égard de Don Juan qui lui apparaît d'une beauté fascinatrice et méphistophélique : il absorbe l'acteur dans le personnage et lui prête le physique, tout l'extérieur que sa propre imagination attribue à Don Juan. C'est à travers ce mirage qu'il suit la représentation jusqu'au moment où il sent dans la loge la présence d'une forme vivante dont il ne s'occupe pas d'abord, mais en laquelle il reconnaît à la fin de l'acte donna Anna elle-même.
Une conversation s'engage entre l'actrice et lui; elle a deviné qui il était et elle vient lui parler de la pièce, de la musique, de l'enchantement des sons. Rappelée par la cloche, elle se retire, et la pièce reprend : c'est le repas joyeux de Don Juan, la plainte désespérée d'Elvire, l'arrivée de la statue, « puissant colosse de marbre, devant lequel Don Juan n'est qu'un pygmée t}), et la disparition du héros emporté par les esprits infernaux, tandis que donna Anna, pâle, les jeux éteints, la voix tremblante, écoute les dernières fadeurs d'Octavio.
Ému, hors de lui, Hoffmann regagne sa chambre; mais le garçon l'appelle à la table d'hôte où il lui faut écouter les banalités des convives sur la pièce qu'ils viennent d'entendre, leurs critiques niaises sur le jeu passionné de la chanteuse, trop grave, trop sombre, pas assez frivole et gaie à leur goût. Exaspéré par ce bavardage, il se retire d'abord dans sa chambre, puis dans la loge vide où il se met à rêver tout seul à la pièce et aux personnages.
Dès maintenant il est aisé de voir combien Hoffmann modifie les conceptions antérieures de Don Juan, de donna Anna, et le sens général de la légende. Nous avons montré que le XVIIIe siècle n'avait vu dans celle-ci qu'une amusante série d'aventures
répande un baume céleste sur les blessures que m'ont faites toutes les fausses notes de la journée ».
1. « Der gewaltige Marmorkolosz, gegenden Don Juan pygmäisch da steht ».
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galantes terminées par une scène de féerie. Certes cette conception ne tenait aucun compte de la profonde signification religieuse de la fable espagnole; elle ne négligeait pas moins la portée morale que lui avait donnée Molière pour la réduire à n'être plus qu'une bouffonnerie foraine. Les Italiens et les Allemands, plus encore que les Français, avaient ainsi ravalé le sujet. Nous verrons que, seul en son siècle, Mozart a entrevu sous les facéties d'Arlequin, les joyeux tours de Don Juan, et les menaces macabres de la statue, des sentiments, des passions, des caractères et des événements graves. Mais Mozart lui-même, tout en relevant le sujet, n'a pas échappé à l'influence générale de son siècle et n'a nullement fait sortir la légende de la voie où l'avaient engagée les Italiens et dans laquelle l'Allemagne l'avait maintenue. Dans son opéra — opéra-bouffe en deux actes, ne l'oublions pas1, — il représente un Don Juan bon vivant et gai compagnon. Il ajoute seulement au Don Juan des Italiens un trait original, conforme à la fois à son propre tempérament, et à la conception que le XVIIIe siècle a souvent eue de l'amour : Don Juan devient avec lui sentimental et tendre. Il demeure un libertin aimable. Ce n'est pas un personnage fatal et sombre torturé par un idéal impossible à atteindre. De même, donna Anna est la vertueuse fiancée du fade Octavio, la fille affectionnée qui poursuit la vengeance de son père. En elle rien de profond, de mystérieux; et surtout il n'y a dans son cœur aucun amour pour Don Juan.
A cette façon d'entendre le sujet, Hoffmann en substitue une autre fort différente, créée de toutes pièces par son imagination et, fort arbitrairement, il attribue à Mozart une interprétation qui lui est personnelle. Il dramatise, assombrit, fait du libertin écervelé un homme fatal et méphistophélique; de la jeune première qu'est donna Anna, une femme ardente, ravagée par
1. Nous reviendrons plus tard sur les libertés inconcevables que, depuis
Castil-Blaze, on a prises, en France notamment, avec le Don Juan de Mozart.
Grossie, amplifiée de nombreux éléments étrangers, la charmante opérette, représentée pour la première fois à Prague le 29 octobre 1787, a fini par devenir un copieux opéra en cinq actes.
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une passion contre laquelle luttent douloureusement sa pureté et son sentiment du devoir. Par cette première transformation, il donne aux caractères une gravité profonde et mystérieuse, une mélancolie et une exaltation maladives qui rappellent les René, les Manfred, les Lara, tandis que la légende changeant une fois de plus de signification, symbolise un de ces conflits entre l'homme et le destin, si chers aux imaginations romantiques.
Mais l'auteur pousse plus loin encore l'évolution du sujet vers le Romantisme. Dans une seconde partie du conte, il analyse à l'intention de Théodore, le caractère de Don Juan et celui de donna Anna, dont se précise et s'achève ainsi la. métamorphose. Don Juan représente à ses yeux un double idéal de beauté physique et morale ; il est poussé par une flamme intérieure, dont l'homme vulgaire ne peut concevoir l'ardeur, à rechercher tout ce qui doit apaiser l'intensité de ses désirs. C'est l'amour surtout qui les calmera, l'amour plus que tout autre sentiment, exaltant l'homme et le pénétrant jusqu'au plus intime de lui-même. Aussi est-il naturel qu'il coure de femme en femme pour étancher cette soif qui le brûle, jusqu'au jour où il rencontrera donna Anna, image de la Beauté et de la Pureté, destinée par le ciel à révéler à Don Juan ce qu'il y a de divin en lui et à réaliser son idéal. Mais cette rencontre est trop tardive : Don Juan ne peut plus être satisfait que par la joie diabolique de perdre donna Anna avec lui. Il l'embrase d'un feu infernal, il fait pénétrer en elle un égarement voluptueux qui la dévore au point que son cœur torturé, déjà blessé par la mort de son père et l'obligation d'épouser l'insignifiant Octavio, aspire, pour être calmé, à la mort de celui qu'elle aime.
Nous retrouvons dans cette conception tous les caractères des héros romantiques; l'antithèse est absolue entre le Don Juan historique et ce Don Juan imaginaire. Les procédés de la métamorphose sont d'ailleurs fort simples : don Juan est grandi; ses travers deviennent des qualités; ses vices, des vertus; ce qu'on lui imputait à faute est exalté. La tradition, respectée jusqu'alors, veut qu'il soit un voluptueux appliqué à la pour-
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suite des seules jouissances physiques; désormais ce n'est plus l'amour des plaisirs qui l'entraîne, c'est un désir infini qui le place dans une relation immédiate avec le surnaturel1. Ses tromperies et ses trahisons deviennent une victoire remportée sur la conception vulgaire de la vie, sur les banalités de l'amour bourgeois. Ce n'est plus par la violence ou par de mensongères promesses de mariage qu'il triomphe : de lui jaillit l'étincelle qui va embraser le cœur de la femme prédestinée. Ses déréglements le conduisaient au crime : c'est maintenant le démon jaloux qui lui tend des pièges dans ses aspirations sublimes. Il était odieux : il devient sympathique, attirant; il fascine.
Cette interprétation, nous l'avons dit, ne peut se réclamer de Mozart que par la plus flagrante méconnaissance du sens et de la nature de l'œuvre du collaborateur de da Ponte. Ce n'est pas au reste la seule fois qu'Hoffmann a transfiguré de la sorte l'œuvre de son maître préféré. Déjà dans le Chevalier Glück il déclare que « le monde entier est dans cet opéra, qu'on y voit passer les esprits de l'enfer » ; c'est, dit-il, « le pressentiment de l'infini ». Il e'n fait une vaste allégorie, le triomphe du surhumain, du merveilleux qui habite le fond de notre esprit. L'imagination naturellement grossissante d'Hoffmann s'est livrée ici à un de ses jeux coutumiers. Il faut se garder de chercher dans sa fantaisie une inspiration, même lointaine, du Don Juan de Mozart : c'est en r.éalité une élucubration essentiellement originale et personnelle, simplement provoquée par une audition de cet opéra.
Si le conte d'Hoffmann, de peu d'importance par lui-même, ne relève véritablement d'aucun modèle antérieur, par contre il a exercé sur les conceptions ultérieures du type de Don Juan une influence prépondérante. De lui date la réhabilitation, l'exaltation même du personnage, devenu le symbole de l'aspiration de l'homme vers la suprême beauté. Ce héros douloureux, tourmenté par la lutte entre ses désirs et les misères de la réalité; cette victime d'un besoin d'amour supra-terrestre, cet amant
1. Jene unendliche Sehnsucht, die uns mit dem Uberirdischen in unmittelbaren Rapport setzt.
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fatal dont la passion embrase et tue, que nous allons retrouver chez les romantiques, est déjà tout tracé dans la vision extravagante d'Hoffmann. Cependant, les Allemands moins que les Français ont subi cette influence. Grabbe, qui a connu le Don Juan d'Hoffmann, s'en inspire beaucoup moins que Musset. C'est que la gloire d'Hoffmann pâlissait déjà chez ses compatriotes quand elle commençait à briller chez nous de son plus vif éclat. Aussi dans la plupart des œuvres que la fable du Trompeur de Séville a inspirées en France au xixe siècle, retrouve-t-on des souvenirs plus ou moins directs de la conception d'Hoffmann. Celle-ci marque dans l'histoire de la légende une étape vraiment décisive. C'est l'ancienne et classique représentation du person- nage qui disparaît à tout jamais. Don Juan transformé, idéalisé,
héros intellectuel,, philosophe, moral, -ne rappeH'e pflus'guère son > premier ancêtre, l'insouciant caballero aux folles équipées: Il est * chez Hoffmann la- première incarnation vraiment romantique du type, il est même beaucoup plus romantique qu'il ne le sera chez Byron. Alors qu'Hoffmann, 'dans son rapide portrait, esquisse tous les traits que ses imitateurs reprendront et accentueront sac? lès modifier, Byron oscille encore entre l'anGienné conception et la nouvelle. li a vraisemblablement ignoré le Don -Juan allemand, ou à coup sûr il-ne s'en est pas inspiré. Son héros est toujours, et surtout, ufi être de chair, très s.ensuelr positif,-. beaucoup plus qu'une âme inquiète. Ilrest une transition entre le Don Juan classique et ,le Don Juan romantique. Celui d'Hoffmann est tout moderne; celui de Byron n'a pas entièrement dépouillé le vieil homme. C'est pourquoi, en dépit de la disproportion entre là fantaisié légère du visionnaire allemand " et, l'œuvre maîtresse du poète anglais, la première a exercé sur l'évolution de la légende au xixe siècle une action beaucoup plus efficace que la seconde. -
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XI
LES PRÉCURSEURS DU ROMANTISME
2° EN ANGLETERRE : LE DON JUAN DE BYRON
Raisons qui ont amené Byron à composer un Don Juan. — Influence de ses lectures, de la pantomime de Delpini, du milieu et du temps le séjour à Venise; la vie facile et les amours du poète. — Beppo et Don Juan. — Etat d'âme de Byron quand il commença Don Juan. — Motifs qu'il a donnés de son choix. — Le type de Don Juan convenait à l'objet qu'il se proposait et à son propre caractère. — Les divers moments de la composition du poème. — Conception nouvelle du sujet : transformation du fond et de la forme. — Absence d'unité intérieure et de plan. — Unité intime. — Influence de la vie de Byron sur la composition de Don Juan. — L'autobiographie; l'expression des idées, des sentiments, des croyances, des rancunes de l'auteur. — La satire. — Son caractère et sa portée : satire humaine, européenne et anglaise. — Pessimisme de Byron dans la première. — Banalité de la seconde. — Précision et acrimonie de la troisième. —Vices et travers que Byron reproche il ses compatriotes. — Le ton de l'œuvre. — L'humour du poète. — Tristesse et scepticisme. — Le caractère du héros. — Les phases de son évolution. — En quoi il diffère de ses aînés. — Son romantisme. — Don Juan et Byron. — Les personnages de femmes : leur nouveauté et leur variété. — Intentions de Byron en les peignant. — Banalité de sa psychologie féminine. — La femme sensuelle. — L'anglaise. — Arrière-pensée de Byron sur les rapports de l'homme et de la femme, sur l'amour légal et l'amour libre. — Sens profond du poème. — Impression qu'il produisit sur l'opinion publique- — Son peu d'influence. — Sa place isolée dans l'histoire de la légende.
On s'est étonné — et Taine semble n'avoir vu dans ce choix que le caprice d'un poète à court de héros — que l'auteur de
Childe-llarold ait eu l'idée de chanter Don Juan. Si nous en croyons Stendhal 1 , ce fut la lecture d'un poète satirique véni-
1. Stendhal, Racine et Shakespeare : Lord Byron en Italie, p. 284.
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tien, Buratti, qui donna à Byron l'idée d'écrire Beppo et Don Juan. Ce Buratti avait été signalé à Byron par Silvio Pellico. « Ne pouvant faire jouer ses comédies, il les écrivait sous forme de satires et, tous les six mois, le gouverneur de Venise l'envoyait en prison. » Ces satires, fort violentes, circulaient sous le manteau et faisaient les délices de la société vénitienne. La comtesse N. prêta son recueil au poète, qui, « d'abord, n'y comprit rien ». Mais, par la suite, plus accoutumé à l'italien, il pénétra le sel des railleries de Buratti et « l'ivresse qu'allumaient dans les cœurs » les vers de ce dernier l'excita lui-même à tenter la chance d'un succès analogue-.
Il n'y a pas lieu de mettre en doute l'anecdocte. Eut-elle sur Byron l'influence que lui attribue Stendhal? On peut le croire, si l'on voit en Don Juan une continuation de Beppo, dont le sens satirique relève du même esprit que les poésies de l'ironiste vénitien. L'orgueil de Byron, son désir de briller dans une société dont il était l'idole, et de rivaliser avec les poètes à la mode, semblent justifier aussi l'opinion de Stendhal.
A cette époque, le poète se familiarisait avec la littérature italienne, et de préférence avec cette littérature moitié burlesque et badine, moitié licencieuse, que Pulci et Berni avaient mise à la mode au xve siècle. Son Beppo, quoique directement imité d'un poème anglais t, tirait sa véritable inspiration du genre ber- nesque. L'auteur avait lu les Animaux parlants de l'abbé Casti2, le Richardet du cardinal poète Forteguerri 3, et s'il n'est pas sûr qu'il ait connu dès lors dans le texte original ce Morgante Jlag- giore de Pulci qu'il devait traduire un peu plus tard, alors même qu'il composàit Don Juan" il connaissait l'Orlando in Roncesvalles de. sir J. H. Merivale paru en 1814 5 et inspiré du Morgante Maggiore. Peut-être, bien qu'il n'en dise rien, avait-il
1. John Hookham Frere's (Whistlecraft) jeu d'esprit.
2. Cf. Personal Memoirs of Pryse Gordon, t. II, p. 328.
3. Cf. Quart. Review, avril 1819, article d'Ug-o Foscolo : Narrative and Romantic poems of the Italians.
4. Il y travaillait en février 1820, alors qu'il venait d'achever les quatre pre-
miers chants de Don Juan. Cf. lettre à Murray, du 7 février 1820.
5. Cf. l'avertissement au Morgante Maggiore.
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lu aussi les fragments du Ilforgante Maggiore que le même poète avait traduits dans le Monthley Magazine en 1806. Ce qui est certain, c'est qu'en 1818, il avait lu Berni, car, dans une lettre à Murray du 25 mars de cette année, s'il reconnaissait que Whistlecraft avait été son modèle, il déclarait que le véritable original était Berni, le « Père de cette littérature, ».
Ainsi Byron, par les lectures qu'il faisait depuis qu'il était à Venise, subissait peu à peu l'influence de ce genre sceptique et léger, fait de persiflage et de gravité, de sincérité et de cynisme, qu'il allait lui-même adopter et substituer aux accents mélodramatiques de ses œuvres antérieures. Don Juan, comme Beppo, est né de cette littérature.
D'autres raisons purent aussi lui inspirer l'idée de traiter à sa façon la,vieille légende. Il était depuis deux ans à Venise lorsqu'il commença son poème, et nulle part peut-être, en Italie, on ne jouait plus fréquemment, soit à l'Opéra, soit sur les scènes de la Commedia dell' Arte, le Convitato di Pietra. Bien que les pages mutilées de sa correspondance et de son journal n'en fassent pas mention, Byron a dû assister à plus d'une représentation de « son ancien ami Don Juan que chacun, dans la pantomime, a pu voir envoyer au Diable 2 ».
Il connaissait depuis longtemps cette pantomime de Don Juan or the libertine destroyed qui, jouée pour la première fois par Garrick au théâtre de Drury-Lane, avait été refondue par Charles Antony Delpini, et reprise au Royalty theatre en 1787. Depuis, cette farce en deux actes qu'accompagnai Lune musique de Gluck avait été donnée à maintes reprises par un acteur célèbre, Joseph Grimaldi, qui tenait le rôle de Scaramouche. En 1809 notamment, celui-ci jouait au Covent-Garden theatre, où il comptait parmi ses familiers et ses protecteurs Byron qui, lors de son départ en 1816, lui fit cadeau d'une tabatière en argent3.
1. Berni is the father of that kind of writing.
2. I'll therefore take our ancient friend don Juan.
We all have seen him in the pantomime
Sent to Devil somewhat ere his time.
(Ch. I, str. 1. — Edit. Tauchnitz.)
3. Cf. Memoirs of J. Grimaldi, 1846, t. II, p. 81, 100, 107.
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Mais, en dehors de ces causes immédiates, le poème doit vraiment sa naissance à des causes plus générales et plus profondes : ce sont les circonstances de temps et de milieu, le moment de la vie, l'état d'âme du poète lorsqu'il entreprit son œuvre. Depuis deux ans 1 il avait, pour la seconde et la dernière fois, quitté l'Angleterre à la suite de douloureux événements intimes qui devaient lui laisser une incurable rancune : séparation d'avec sa femme, saisies, menaces de prison, attaques furieuses du monde retourné subitement contre lui après l'engouement passager pour Childe-Harold. Mis à l'index, calomnié dans son honneur, blessé dans ses intérêts, humilié dans son orgueil, et ajoutant à ses griefs réels ceux que son imagination forgeait, Byron quitta son pays brûlant de haine contre tout ce qui était anglais et lui rappelait les blessures dont son cœur devait toujours saigner. Débarqué sur le continent, il commence une époque toute nouvelle de son existence tourmentée. La traversée de la Belgique, la descente du Rhin, un séjour en Suisse sur les bords du Léman et dans l'Oberland, ses lectures, ses relations avec Shel- ley, l'aspect des glaciers et l'impression que firent sur lui les grandioses spectacles de la nature — impressions dont le troisième chant de Childe-Harold et Manfred sont le saisissant reflet, — ce changement si complet d'existence, de milieu et d'idées, sans calmer sa rancune contre ses compatriotes, transforma en un mélange de mélancolie et d'amertume les premiers élans de son indignation.
Plusieurs poèmes inédits qu'il composa en même temps que Manfred sont déjà pleins du mépris hautain, du scepticisme ironique et de la tendresse sentimentale dont les œuvres composées en Italie offrent le curieux mélange2. En octobre 1816, six mois
1. Avril 1816.
2. Cf. pour ces poemes : Th. Moore, Letters and Journals of Lord Byron with notices of his life, 1833, t. I, p. 503 et suiv.
Could I remount the river of my years
To the first fountain of our smiles and tears...
et les stances à sa soeur : '
My sister my sweet sister! if a name
Dearer and purer were, it should be thine.
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après son départ d'Angleterre, Byron arrivait à Milan, et, après un court passage à Vérone, s'installait à Venise. La vie qu'il mena pendant plusieurs années dans cette ville de plaisirs, l'influence du climat, des habitants, des mœurs, devaient agir profondément sur sa conduite et sur ses écrits. Au sortir de l'Angleterre gourmée, impitoyable aux scandales bruyants, engoncée dans une vertu revêche, Byron, victime du « cant » et de la « respectability », entrait dans un monde aux mœurs relâchées et aussi complaisant pour les pêchés de l'amour que la pudibonderie anglaise affectait d'en être effarouchée. L'immoralité vénitienne était telle que le poète lui-même en fut dans les premiers moments étonné : filles précoces ; femmes aux nombreux amants ; maris indulgents ou complices; public s'amusant des intrigues et les encourageant; l'amour étalé dans les salons, les salles de bal, les théâtres, enveloppé du mystère des nuits passées en gondoles sur les canaux, ou parfois ensanglanté du poignard jaloux d'un amant trahi; partout flottait une atmosphère de volupté et de vice. Les ardeurs d'un soleil plus chaud, les souvenirs d'un passé de drames mystérieux, de splendeur artistique, de vie ardente, tout rendait la corruption à la fois plus violente et plus irrésistible. Sorti de la géhenne où l'avait emprisonné la sévérité de ses compatriotes, Byron s'épanouissait dans ce milieu de liberté où tout incitait au débordement des sens, où les plaisirs sollicitaient d'eux-mêmes un homme jeune, beau et illustre. Le poète délivré d'une épouse austère et jalouse, affranchi d'une société où la fidélité conjugale passait pour un dogme, fréquenta des femmes réputées vertueuses quand elles n'avaient qu'un amant, simplement légères (wild) quand elles en prenaient deux, trois, ou même davantage -
Il résista d'autant moins à la contagion que son tempérament le portait à aimer, que dès son enfance son cœur cherchait l'amour avec une violence passionnée que le mariage était loin d'avoir apaisée. Aussi, à peine était-il installé à Venise que, cédant à ses instincts et au besoin de s'étourdir, d'oublier ses
1. Cf. Lettre du 2 janvier 1817 à Murray.
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chagrins, il était repris par cette fièvre de plaisir qui, une fois déjà dans son château de Newstead, lui avait fait commettre les plus extravagantes folies. Il s'éprit d'abord de la femme du marchand chez lequel il logeait. Marianne avait les yeux noirs, fendus en amande, le nez aquilin, la bouche petite, le teint pâle; un charme oriental émanait de sa personne 1. Ses amours avec le poète durèrent jusqu'au jour où une paysanne rencontrée sur les bords de la Brenta vint supplanter la jolie marchande. Marguerite Cogni aima Byron avec la fureur d'une Médée et une jalousie qui lui faisait mettre en pièces les lettres du poète, injurier et battre les femmes dont elle se méfiait, et la poussa un jour à se jeter dans le Grand Canal 2. Ces amours passionnées n'étaient pas les seules auxquelles s'abandonnât Byron. Cette période de son existence ne fut qu'une série de plaisirs faciles, de liaisons dans toutes les classes de la société, une fureur de libertinage pour laquelle son panégyriste habituel ne trouve d'autre excuse que le désir de guérir son cœur malade 3.
Comme si ce débordement des sens était un stimulant pour son génie, jamais le poète ne fut plus en possession de sa vigueur intellectuelle que durant ces années de dissipation4. Parmi les nom- breux ouvrages qu'il écrivit alors, il composa Beppo, cette œuvre où le persiflage, la raillerie mordante et familière remplacent pour la première fois les accents hautains et tragiques de Childe- Harold et de Manfred; Beppo, cette esquisse de Don Juan, cette première satire, légère encore et rapide, que le poète va reprendre et développer. Déjà, ce sont les allusions ironiques à la vanité des choses humaines, à l'amour, à la perfidie et à la coquetterie des femmes, à la jalousie des maris; un mélange déconcertant d'aventures risquées; de réflexions sur l'homme, ses joies et ses misères; d'allusions personnelles aux sentiments
1. Cf. Lettre du 16 novembre 1816.
2. Cf. le récit fait par Byron de ses aventures avec Marguerite Cogni,
Mémoires de Moore, t. II, p. 81 et suiv.
3. Cf. Moore, t. Il, p. 80.
4. Shelley en fut frappé et, dans son poème de Julian and Maddalo, il peignit sous les traits du comte Maddalo, la violence des passions et le génie surhumain de Byron.
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et aux malheurs de l'auteur lui-même; de critiques du liberti- nage italien, de la pudibonderie et du pédantisme anglais; d'équivoques; de jeux de mots; de plaisanteries et d'accents douloureux; d'humour et de sincérité; toute un amalgame d'éléments disparates : satire, peinture de mœurs, observations générales et privées; le tout encastré sans suite ni raison dans une intrigue sans cesse oubliée, reprise, abandonnée de nouveau, simple prétexte à lancer sur l'humanité une pluie de traits amers. Don Juan en raccourci, tel était Beppo.
Le ton de ce petit poème plut à une société éprise de Buratti, et le succès obtenu fut pour Byron un encouragement à entreprendre sur un thème semblable une œuvre de plus longue haleine. Dans une lettre du 19 septembre 1818 à Thomas Moore, le poète déclare en termes formels cette relation entre Don Juan et Beppo : « J'ai fini, dit-il, le premier chant d'un poème dans le style et la manière de Beppo, encouragé par le succès de celui-ci. Il s'appelle Don Jiiaîi, : ce sera une satire doucement facétieuse de toute chose' ». Dans une lettre du 24 septembre à Murray, il répète que le nouveau poème sera dans le style de Beppo.
La vie libre de Byron à cette époque, l'influence des mœurs relâchées de la société vénitienne, les ressentiments du passé que n'ont pas calmés des voluptés artificielles, ce mélange d'ivresse et d'amertume, voilà donc ce qui a produit Beppo et Don Juan. Ces deux œuvres, la seconde surtout, sont le fidèle reflet des multiples et contradictoires sentiments qui agitaient alors l'âme de leur auteur : soif de plaisirs, orgueil endolori, rancune contre les hommes, leurs lois, leurs mœurs, leurs opinions et leurs préjugés. Le poète qui, plus qu'aucun autre, n'a cessé de s'exprimer lui-même dans ses œuvres, était alors dans cet état psychologique où l'homme sent davantage le besoin de se raconter, de confier sa vie, ses émotions, ses douleurs et ses joies. Ses lettres de cette époque en font foi. Dès le mois de
1. I have finished the first canto of a poem in the style and manner of Beppo, encouraged by the good success of the same. It is called Don Juan and is meant to be 11 little quietly facetious upon every thing.
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juillet il songeait à écrire ses mémoires et il entreprenait bientôt une autobiographie qui était presque achevée à la fin d'août. En môme temps, il travaillait au premier chant de Don Juanl.
Cependant, si ces raisons expliquent que le poète, pendant son séjour à Venise, ait éprouvé le désir d'écrire une œuvre où il mettrait, plus encore peut-être que dans les précédentes, ses idées, ses sentiments actuels et toute sa personnalité, elles n'expliquent pas que Byron, pour faire cette nouvelle confession, ait choisi le sujet de Don Juan. Childe-Harold, Manfred, Conrad, types imaginaires, pouvaient aisément incarner les états d'âme réels ou les rêves de leur auteur, et devenir les poétiques et idéales personnifications de son moi; mais Don Juan, type légendaire, dont le caractère et les aventures étaient connus, consacrés par une longue tradition, ne semblait pas pouvoir s'adapter aux caprices arbitraires d'une création nouvelle et devenir la doublure d'une autre personnalité. Don Juan est un de ces héros dont les traits généraux et essentiels ont été une fois fixés. Ils ont beau représenter les différents milieux qu'ils traversent d'âge en âge; malgré des modifications de détail, ils demeurent éternellement eux-mêmes : leur individualité est trop forte et trop caractéristique pour s'effacer et n'être plus que le simple reflet d'autrui.
En outre, les événements au milieu desquels se déroule l'existence du Burlador n'appartiennent pas au domaine de la réalité. Leur étrangeté surnaturelle peut encore convenir dans une certaine mesure à un personnage qui, tout en étant, comme le héros de Molière, très vrai et très humain, n'en est pas moins un type général abstrait et non pas un individu ; une création de l'imagination et non la copie exacte d'une personnalité concrète et vivante. Mais, ces événements ne sauraient devenir le cadre où doit se mouvoir un héros qui est surtout le portrait de son créateur, et dont les aventures sont empruntées à la vie même de celui-ci. Qu'un Tirso, un Molière, un Shadwell aient pu introduire dans une intrigue irréelle une peinture de la
1. Cf. les lettres du 10 et du 17 juillet, du 20 août 1818, il Murray
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réalité, la chose s'explique, leur réalité demeurant anonyme et impersonnelle. Nous avons vu combien, au contraire, Goldoni avait été gêné, et quelle œuvre hybride il avait composée en voulant mêler à la légende des événements qui lui étaient personnels. Les deux éléments étaient manifestement trop contradictoires. L'antinomie était plus irréductible encore entre la conception nouvelle que Byron avait du sujet, et les exigences de la tradition. Il n'y avait rien de commun entre la légende merveilleuse de Don Juan et l'existence du poète; entre le caractère de ce dernier et celui de son héros.
Comment donc, au lieu de créer une fois de plus de toutes pièces le personnage dont il avait besoin pour se peindre encore lui-même, et exprimer le trop-plein de son âme, Byron est-il allé emprunter au théâtre un héros qui convenait si peu à son objet? Le poète en a donné plusieurs raisons. Elles sont incomplètes et insuffisamment précises. Dès le début, il s'écrie : « J'ai besoin d'un héros... Chaque année et chaque mois en produisent un nouveau... mais ils ne conviennent pas à mon poème. Je choisis mon ami Don Juan 1. » Plus loin il explique pourquoi, à l'inverse de Pulci, un de ses modèles, il n'a pas pris un sujet fantastique : il lui fallait un sujet moderne, plus approprié aux circonstances2. Sans doute, sa muse dédaignant les fables et chantant les réalités3, la fiction ne pouvait lui convenir; mais quelle singulière prétention de nous présenter Don Juan comme une actualité! Le poète a-t-il senti le paradoxe? je ne sais; mais il l'a résolu avec le sans-façon dédaigneux qui lui était habituel. Il a modifié le caractère du héros, écarté la vieille intrigue espagnole toujours respectée jusqu'alors dans son développement général; il a transformé le sens et la portée de
1. I want a hero...
... every year and month sends forth a new one...
But can't find...
Fit for ni3, poem...
So... I'll take my friend Don Juan.
(Ch. I, st. 1, 5.)
2. I chose a modern subject as more meet.
(Ch. IV, st. 6.)
3. My Muse by no means deals in fiction :
She gathers a repertory of facts.
(Ch. XIV, st. 13.)
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l'œuvre. Ayant ainsi complètement renouvelé dans la forme comme dans le fond la légende primitive, il a pu déclarer sérieusement qu'il traitait un sujet moderne.
Ce n'est point, cependant, par simple boutade qu'il a choisi Don Juan. A plusieurs reprises il a indiqué le but qu'il s'était proposé en écrivant son œuvre : il a voulu faire une revue générale, une satire de l'humanité, et l'esprit qui l'inspire est un esprit d'ironie et de scepticisme. Or, à y regarder de près, Don Juan, pour peu qu'on le transformât, convenait merveilleusement à cet objet: depuis son origine, le héros avait suivi une évolution qui devait transformer un jour le simple débauché en un chercheur d'aventures, toujours en quête d'une sensation nouvelle. Il était devenu l'homme — et Molière, le premier, l'avait ainsi conçu — qui d'abord jeune, ivre de voluptés, use vite la vie et se blase sur les plaisirs qu'il peut en tirer. La vulgarité des joies humaines lui est bientôt apparue ; il conçoit un profond mépris pour ses semblables et pour toutes les créations de leur génie. Mais le Don Juan de Molière est encore un marquis enfermé dans les limites en somme étroites de la vie française et d'une société aristocratique. Ce marquis connaît la cour, un peu la ville ; il n'a qu'entrevu le peuple; il n'est pas sorti du sol natal; il n'a pas étudié l'homme de tous les pays. Son expérience est courte; sa psychologie est incomplète, et il n'a même pas éprouvé toutes les passions.
Nécessairement, Don Juan devait un jour aller plus loin, élargir le domaine de ses observations : c'est à travers le monde entier, à travers l'infinité des sentiments qui agitent le cœur humain sous tous les climats qu'il devait conduire ses recherches. Cette vaste enquête lui serait une occasion d'étudier les multiples représentants de l'humanité. A chaque épreuve nouvelle son scepticisme se fortifierait, son ironie deviendrait plus mordante devant le néant des choses humaines; et un jour, enfin dégoûté, désespérant de rencontrer jamais l'idéal rêvé, il finirait sa course dans l'isolement ou dans la banale retraite d'un mariage de convenance.
Cette conception n'était possible qu'à une époque où les
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circonstances politiques, les idées philosophiques, les aspirations plus hautes des individus et des peuples pousseraient l'homme à chercher en tous lieux la réalisation du bonheur longtemps et vainement entrevu par lui. Il retomberait ensuite d'une chute plus rude dans la réalité, quand il n'aurait rapporté de son investigation que la preuve définitive de la bassesse de ses semblables dans toutes les conditions, sous tous les gouvernements, sous toutes les latitudes. Ce chercheur d'abord enthousiaste, devenu bien vite un blasé, d'autant plus aigri contre les hommes qu'il aurait plus espéré d'eux, ce poète ivre de toutes les émotions des sens et de l'esprit, cet amant de la nature et de la beauté, ce philanthrope épris de liberté, de justice, transformé en un sceptique douloureux, n'était-ce pas une image de Byron lui-même? De Byron tel qu'il fut ou tel qu'il crut être. Et le poète en quête d'un héros dans lequel il incarnerait ce qu'il était devenu, depuis que de nouvelles épreuves et un long séjour en Italie avaient encore modifié son caractère et ses sentiments, pouvait-il trouver un personnage qui répondît mieux que Don Juan à ce qu'il se proposait?
Ils pouvaient courir ensemble les aventures et faire, à la poursuite du bonheur et de la vérité, une revue universelle de l'humanité Don Juan n'était-il pas aussi l'homme éternel, sans cesse recréé, toujours identique sous ses multiples transformations? L'homme qui poursuit ici-bas son rêve, sublime ou vulgaire, rève matériel de plaisir, de fortune, ou rêve idéal de chimériques voluptés.
La statue de marbre ne devenait-elle point aux yeux du poète l'image de l'implacable destinée qui détruit ses illusions? Et pour cette raison encore, Don Juan n'était-il pas Byron avec toutes les passions qui l'avaient agité?
Enfin n'y avait-il pas une ressemblance plus étroite entre le poète et le héros légendaire? L'éternel amoureux qui, dès l'origine, avait fait de la conquête de la femme le but et la seule félicité de sa vie, n'était-il pas du même sang que l'inlassable
1. Cf. à ce propos la si curieuse lettre du 16 février 1821 à Murray.
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amant de miss Parker, de Mary Schaworth, de Marianne, de Marguerite Cogni, de la comtesse Guiccioli et de tant d'autres! Don Juan n'était-il pas aussi le héros individualiste, affranchi des lois et des préjugés, élevé au-dessus des conventions humaines? Ce même orgueil égoïste et dédaigneux qui caractérise déjà le héros de Molière, n'a-t-il pas été toujours le sentiment prédominant dans le cœur de Byron?
Celui-ci devait donc être instinctivement attiré vers Don Juan par la sympathie de nombreux caractères communs. Aussi n'est-ce point Faust qu'il a choisi pour s'y incarner et y exprimer ses rêves et ses désillusions, ses amours et ses haines, toute sa philosophie. Il y avait trop de distance entre le héros allemand et lui : Faust est le rêveur, l'homme d'étude; Don Juan l'homme d'action qui cherche le bonheur non pas dans la poursuite d'une vérité spéculative, mais dans la conquête d'un bien matériel. Byron, de même, n'a cessé de poursuivre un idéal concret : non seulement il a épuisé les jouissances de l'amour, mais il a demandé à l'ambition, à la politique, à la gloire de l'orateur, à la lutte pour la liberté, de satisfaire les aspirations dont il était tourmenté. Son tempérament d'Anglais, son atavisme de marins et de conquérants, devaient faire prédominer en lui l'homme des réalités sur l'homme du rêve et de l'idée.
Aussi les héros dans lesquels il s'est représenté plus ou moins fidèlement sont-ils des hommes qui cherchent à satisfaire par une activité intense les désirs de leur imagination : Childe Harold, Conrad, Mazeppa aiment les courses à travers le monde, les chevauchées dans la steppe, la lutte contre les flots, les combats à cheval, les abordages, les prises et les pillages de villes. Don Juan est de la même race : des amours toujours renouvelées, des aventures étranges, des batailles, des naufrages, la vie du soldat, du marin, du politique, voilà ce qu'il faut pour calmer son insatiable besoin d'agir.
D'autre part, Faust, l'homme du livre, a secoué le joug de la croyance : c'est un révolté intellectuel. Don Juan s'arrache surtout au joug moral et social : son indépendance est plus encore dans sa conduite que dans sa pensée; c'est envers les mœurs
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qu'il est un insoumis. Il en fut de même de Byron dont le scepticisme est plus une protestation contre l'esclavage des pratiques religieuses qu'une révolte de la raison contre la foi.
Telles sont les causes diverses occasionnelles et générales qui poussèrent Byron à reprendre le vieux thème de Don Juan. Il retrouvait assez de lui-même dans le héros — tel que le xixe siècle devait le concevoir — pour se peindre sous son nom comme il s'était peint sous celui de Childe Harold. Le sujet transformé, adapté à des vues différentes, contenait cett,e succession d'aventures, cette promenade à travers les événements et le monde dont l'auteur avait besoin pour sa revue générale des idées et des mœurs.
C'est à Venise, le 6 septembre 1818, que Byron commença Don Juan. Dans une lettre adressée à Moore le 19 septembre, il annonce l'achèvement du premier chant, en même temps qu'il terminait Mazeppa. Il se mit aussitôt au second chant, qu'il achevait à la fin de janvier 1819 Différentes raisons retardèrent ensuite la continuation du poème : ce furent les objections de son éditeur 2 qui hésitait à imprimer l'œuvre intégralement à cause de son immoralité et des attaques personnelles qu'elle contenait; ce furent aussi, outre l'échec des deux premiers chants, les relations nouvelles du poète avec la comtesse Guiccioli 3 et les graves soucis que cette liaison lui causa dès le principe4. Don Juan fut cependant repris après le retour des deux amants à
1. Cf. lettre il Murray, du 20 janvier 1819.
2. Les cinq premiers chants furent publiés par Murray; les suivants, sur le refus de Murray de continuer la publication, par John Hunt.
3. Byron la rencontra pour la première fois dans l'automne de 1818, chez la comtesse Abrizzi. Ce fut par l'intermédiaire de la comtesse Benzoni qu'il se lia
.. avec elle à Venise. Leurs relations devinrent continues à partir du mois d'avril 1819.
4. En juin 1819, Byron avait quitté Venise pour rejoindre à Ravenne la comtesse malade. De cette ville, il écrivait à Murray : « Vous me demandez si j'ai l'intention de continuer Don Juan. Comment le saurais-je? Quel encouragement me donnez-vous tous avec votre sotte (nonsensical) pruderie! » (Lettre du
2 juillet.) -
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Venise, dans la seconde quinzaine du mois de septembre 1819. Moore ayant alors visité le poète, le trouva écrivant le troisième- chant 1. Le 28 octobre, il avait achevé une centaine de stances, bien qu'il composât en' même temps la Vision du Dante 2. Au. commencement de décembre, il avait achevé 200 stances3 et le chant était terminé le 10 du même mois 4. La dernière partie avait été écrite à Ravenne où Byron était allé rejoindre la comtesse. Il avait, comme on le voit, mis plus de temps à composer ce chant que les deux précédents. Les critiques dont il était l'objet, non seulement de la part des revues et du public, mais encore de ses- amis, furent la principale cause de cette lenteur. Trouvant cechant trop long — il comprenait 228 stances — il le coupa en deux 1). Les nouveaux chants réunis n'avaient d'ailleurs guère- plus de développement qu'un seul des deux premiers 6.
Le poème subit alors une interruption, due à la fois aux critiques qui en furent faites et aux soucis causés au poète par les démêlés de la comtesse et de son mari i. Byron travaillait en même temps à d'autres ouvrages. Il traduisait le Morgante Maggiore de Pulci, commençait Marina Faliero, Sardanapale,. les Deux Foscari, Cam, etc. Cependant cette première interruption du poème ne fut que de courte durée. Byron, qui s'était promis de ne point le continuer, ne se tint point parole, et dans une lettre du 9 décembre de la même année à Thomas Moore il annonçait qu'il travaillait à un cinquième chant de Don Juan dont il avait achevé 149 stances.
On était alors en plein mouvement révolutionnaire : à Naples, dans la Romagne, soufflait un vent de révolte. Byron s'attacha avec enthousiasme à la cause de la liberté et adressa un envoi de fonds au gouvernement napolitain avec une lettre enflammée..
1. Cf. Mémoires, t. II, p. 143.
2. Cf. la lettre du 28 octobre 1819 à M. Hoppner et celle du 29 octobre à.
Murray.
3. Cf. lettre du 4 décembre à Murray.
4. Cf. lettre du 10 décembre au même.
5. Cf. lettre du 7 février 1820 au même, datée de Ravenne.
6. Le premier comprend 222 strophes et le deuxième 216. Le poète les jugeait trop longs aussi (cf. lettre du 21 février 1820 à Murray).
7. Cf. lettre du 13 juillet 1820 à Moore.
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Mais, au milieu de l'effervescence générale, il ne travaillait pas moins : il continuait Sardanapale, Caïn, écrivait Francesca de Rimini, une tragédie sur Tibère, sans abandonner Don Juan. Dans son journal du 27 février 1821, il signale qu'il a composé le matin au lit une stance du cinquième chant qu'il était en train de terminer4. Il semblait même avoir à ce moment l'intention de pousser assez loin son œuvre dont le plan se précisait dans son esprit, mais l'échec de la Révolution italienne, l'exil dont furent frappés le père 2 et le frère de la comtesse Guiccioli, les dangers que Byron courut à ce moment, interrompirent de nouveau le poème qui faillit, cette fois, demeurer définitivement en suspens. La comtesse Guiccioli avait lu les premiers chants parus dans une traduction française; malgré sa liaison passablement scandaleuse avec le poète elle ne fut pas insensible à l'immoralité de «es vers : elle demanda et obtint que l'œuvre fût abandonnée. Le 6 juillet, Byron écrivait à Murray que, cédant aux désirs de la comtesse, il ne continuerait pas Don Juan.
Le poème semblait donc terminé avant d'être achevé. Mais le sujet tenait trop à cœur à l'auteur; il y mettait trop de lui-même pour que cet abandon fût sincère. C'étaient ses amours et ses haines, toutes ses rancunes et toutes ses aspirations, qu'il exprimait dans ces vers, et on lui demandait de les renier! C'était l'œuvre capitale de sa pensée à laquelle il lui fallait renoncer!
La soumission de Byron ne pouvait être que momentanée, et la mort seule devait interrompre un poème qui, plus que Childe Harold, plus que Manfred, était fait de la vie et de l'âme de son auteur. Même après la promesse faite à la comtesse Guiccioli, Byron ne cessa de revenir à ce qu'il avait écrit. Ayant reçu en août la visite de son ami Shelley, alors que les derniers événements l'avaient plongé dans un état inquiétant de fatigue physique et de dépression morale, il lui lut le dernier chant composé, pour lequel l'auteur de Promélhée fut saisi d'admiration 3. En même temps, il s'occupait avec son éditeur de la
1. Cf. lettre du 16 février 1821 à Murray.
2. Le comte Gamba.
3. Cf. Shelley, lettre du 15 août 1821.
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publication du poème 1, le défendait contre les critiques, affirmait la vérité de sa peinture 2, déclarait qu'en relisant Don Juan, il le trouvait excellent, et exprimait d'amers regrets de ne pas le continuer, car il avait en tête le plan de plusieurs chants, et comptait promener son héros à travers de nouveaux pays 3.
Avec de tels sentiments, Byron devait nécessairement revenir tôt ou tard il son sujet. Il s'y remit en effet dès le mois de juin, •et le 8 juillet il annonçait de Pise à Murray qu'il aurait vraisemblablement trois ou quatre nouveaux chants prêts pour l'automne. Byron avait gagné sa cause. Il lui avait suffi de promettre à sa grande amie que Don Juan serait désormais plus décent et plus sentimental4. Dès lors il rattrapa le temps perdu. En août le huitième chant était terminé 5 et il commençait le neuvième, qui était presque achevé à la fin du même mois6. Les autres suivirent rapidement. Ayant quitté Pise7, où il les avait composés, pour Gênes8, dans les premiers jours de l'automne 1822, le poète s'occupa de les publier. Il chargeait de cette édition M. Hunt, son collaborateur du Libéral avec Shelley 9. En mars 1823 il terminait le seizième chant. Des circonstances décisives devaient l'empêcher d'aller plus loin.
La lutte de la Grèce pour son indépendance commençait alors à agiter toute l'Europe. Elle ne pouvait laisser indifférent l'apôtre enthousiaste de la liberté que se proclamait Byron.
1. Cf. lettre du 31 août ii Murray. Le poète manifeste sa mauvaise humeur à propos des fautes d'impression dont l'édition est pleine, et des suppressions
<iue l'on a faites.
2. Cf. lettre du 23 août à Murrav.
3. Cf. lettre du 4 septembre au même.
4, Provided always it was to be more guarded and decorous and sentimental in the continuation than in the commencement. — Cf. aussi la lettre du
27 aout 1822 a Moore.
5. Cf. lettre du 8 août 1822 il Moore.
6. Cf. lettre du 27 août au même.
7. Byron avait rejoint à Pise la comtesse Guiccioli, auprès de son père, en octobre 1821.
8. Il dut quitter Pise à .la suite des soupçons dont il était devenu l'objet et des perquisitions faites chez lui à propos d'une querelle avec un sergent- maior.
9. Cf. lettre du 25 décembre 1822 à Murray.
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Depuis son premier voyage, son imagination ne cessait de se reporter vers le « blue Olympus ». Son attrait pour la Grèce, le désir d'attirer sur lui l'attention, de jouer au héros, le poussaient également à partir. Dès les premiers jours d'avril 1823, il entrait en relations avec le capitaine Blaquière, chargé par le comité qui s'était constitué à Londres d'aller étudier sur place la situation. Dès lors, il ne fut plus occupé que de la question hellénique et de son propre départ. Le poète qui disait un jour à Moore que la littérature n'était point sa vocation, et qui n'avait cessé d'ambitionner, aussi bien en Angleterre qu'en Italie, un rôle politique, se retrouvait homme d'action. Il abandonna la poésie pour se lancer avec passion dans sa nouvelle aventure. En juillet, il quitta Gênes en compagnie du comte Gamba, frère de la comtesse Guiccioli, et se rendit d'abord à Céphalonie. Il y resta longtemps, attendant les événements, et étudiant l'état de la Grèce. Ce ne fut qu'en décembre qu'il put tromper la surveillance de la flotte turque, et débarquer à Missolonghi.
La prolongation de son séjour dans les îles Ioniennes avait fourni matière à de malicieuses interprétations : on avait prétendu qu'au lieu de se livrer à d'héroïques occupations, le poète, confortablement installé dans une délicieuse villa, travaillait à Don Juan. Moore lui avait transmis ces bruits dont il s'indigna fort. Dans une lettre dictée de Missolonghi et datée du 4 mars 1824, il répondait à son ami qu'il n'avait continué ni Don Juan ni aucun autre poème. « La poésie, disait-il, à ce propos, au comte Gamba, doit être l'occupation d'un homme oisif ; dans les affaires sérieuses, elle serait ridicule1. » Le 18 avril, la fièvre qui emportait Byron interrompait définitivement le poème. Cependant, avant de quitter l'Italie, le poète avait eu le temps d'écrire les premières strophes d'un dix-septième chant qu'il emporta avec lui quand il partit pour Céphalonie. Trouvées dans sa chambre à Missolonghi, ces stances, au nombre de quatorze, furent
1. Poetry should only occupy the idle, and in more serious affairs it would be ridiculous. " (Memoires du comte Gamba, cites par Moore, t. II, note de la page 471.)
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remises à M. Hobhouse et ont été publiées pour la première fois en 1903 par le dernier éditeur John Murray i.
1. T. VI des Poésies, p. 608-612. Le manuscrit est entre les mains de lady Dorchester, fille de M. Hobhouse. Ces strophes n'ayant pas encore été traduites, je crois intéressant d'en faire pour le lecteur une traduction :
I. — Le monde est plein d'orphelins : d'abord ceux — qui sont tels au sens strict du mot; — mais maint arbre isolé s'élève plus haut — que d'autres serrés dans les méandres de la forêt.; — puis ceux qui ne sont pas destinés à perdre — leurs tendres parents, à peine éclos à la vie — mais seulement la tendresse de leurs parents, — perte qui ne les laisse pas moins orphelins de cœur.
II. — Viennent ensuite ceux que l'on appelle « fils uniques ». — Ils ont beau grandir, ils ne sont jamais que des enfants, puisque le vieux dicton — déclare qu'un fils unique est un enfant gâté. — Mais sans aller trop loin, c'est une loi, à mon avis, — que si leur éducation, par un excès de sévérité ou de douceur — dépasse les extrêmes limites de l'affection ou de la crainte — les malheureux (qu'ils souffrent dans leur cœur ou dans leur esprit) — quelle que soit la cause de leurs souffrances — ils sont bien réellement orphelins.
III. — Mais, pour en revenir à un sens plus exact — (autant que les mots font l'exactitude), notre notion habituelle — d'orphelins nous fait voir tout de suite une école paroissiale, — un enfant à demi mort de faim, une épave sur l'océan de la vie, — un « homme mulet », comme disent les Italiens; — un sujet de compassion ou de quelque sentiment plus triste encore; — mais, tout bien examiné, on peut admettre que les plus riches orphelins sont les plus dignes de pitié.
IV. — Trop tôt, ils sont à eux-mêmes leurs propres parents : que sont — en effet tuteurs, gardiens, et les autres,— en comparaison des créateurs naturels? Ainsi — l'enfant noble en tutelle, un pupille de la chambre étoilée — (je prends le premier exemple qui me vient à l'esprit) — est comme un caneton élevé par dame poule — il effraye, surtout si c'est une fille — la vieille volaille, quand il court tête baissée vers l'eau.
V. — Il est un argument banal — qui coule naturellement de toutes les lèvres, — quand on présente une vérité nouvelle : — « Si vous avez raison, alors, chacun a tort ». —■ Supposons qu'on retourne cet argument — si souvent, si hautement, si longuement allégué : — « Si vous avez tort, chacun a raison », — aurait-on jamais vu tout le monde si parfaitement quitte?
- VI. — Aussi solliciterai-je une libre discussion — sur tous les sujets (peu importe la question ou la personne), — car à mesure que les âges succèdent aux âges, — le dernier est enclin à accuser le premier — d'avoir posé sa late sur une pelote, — sans souffrir des' piqûres, parce qu'il ne les sentait pas : — ce qui était un paradoxe est devenu une vérité ou quelque chose d'approchant : exemple, Luther.
VII. — Les sacrements ont été réduits à deux — et les sorcièrés à néant, bien qu'un peu tardivement — puisqu'il n'y a que peu de temps que le fait de brûler des femmes âgées — a été déclaré un pur acte d'impolitesse, — malgré la grande humanité de Monsieur Mattew Halès; — pourtant, à-mon avis, certaines vieilles femmes, non pas des sorcières, mais des chiennes qui créent —_ des querelles dans les familles, comme certains le savent ou l'ont su — devraient être encore rôties quoique légèrement.
VIII- — Le grand Galilée fut privé de la vue du soleil — pour l'avoir déclaré
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Bien qu'inachevée, l'œuvre était assez avancée pour avoir toute sa signification. Les intentions de l'auteur étaient réali-
immobile; pour l'empêcher de parler — et de dire comment la terre tournait autour de l'orbite solaire, — on mit l'embargo sur ses jambes on l'empêcha de marcher; — notre homme était bien près de mourir, quand on voulut bien commencer — à admettre que son crâne n'avait aucun besoin de calfatage. — Mais maintenant, il semble avoir raison; son idée est juste :—■ c'est assurément une consolation, pour ses cendres.
IX. — Pythagore, Locke, Socrate... (mais on remplirait — des pages aussi inutilement qu'on l'a déjà fait, — des cruels châtiments infligés à toutes sortes de sages — qui, chacun durant sa vie, furent tenus pour fâcheux!) — les grands esprits vont plus vite que leurs contemporains : — il faut qu'ils s'y résignent et à bien d'autres choses peut-être; — le sage est assuré, lorsqu'il ne pourra plus la toucher, — d'avoir une obligation posthume sur la postérité.
X. — Si un semblable destin attend tous les géants intellectuels, — nous petites gens qui suivons une plus humble carrière, — nous devons certes être plus patients devant les petites difficultés de la vie. — Pour ma part c'est ce que je veux faire, du moins de mon mieux. — Ah! si j'étais seulement moins bilieux, mais au diable! —Chaque jour quand je me dispose à devenir « totus teres ", stoïque, sage — le vent change et j'entre en fureur.
Xl. — Je suis calme, quoique je n'aie jamais eu d'égalité d'âme; — je suis modeste, quoiqu'avec une légère assurance; — je suis inconstant aussi, quoique d'une certaine façon " idem souper >, ; — patient, mais peu endurant; —gai, mais parfois plutôt enclin à pleurer; — doux, mais de temps à autre une sorte « d'hercules furens , ; — aussi suis-je bien persuadé que si la même peau — ne recouvre qu'un homme au dehors, elle en recouvre deux ou trois au dedans.
XII. — Notre héros était resté au chant seizième — dans une douce, situation au clair de lune, — bien faite pour mettre un homme il même de montrer sa foret;— morale ou physique : en cette occasion, — sa vertu triompha-t-elle, ou à la lin — sa faiblesse (car il était d'une race prompte à s'enflammer) — c'est plus que je ne m'aventurerais à le dire; — à moins que quelque beauté ne me corrompe par un baiser.
XIII. — La chose restera problématique, comme toute chose; — le matin vint et avec lui le déjeuner, le thé, les rôties — dont chacun prend sa part mais que personne ne chante. — La compagnie dont la naissance, la fortune, le mérite ont déjà coûté — plusieurs cordes à ma tremblante lyre — était réunie avec notre hôtesse et mon hôte; — les invités entrèrent un à un; l'avant-der- nière, Sa Grâce, — le dernier, Don Juan avec son visage virginal.
XIV. — Que vaut-il mieux rencontrer? un esprit, ou personne? — Ce serait difficile il dire; mais Juan avait l'air — d'en avoir combattu plus d'un; — il était pâle et fatigué; ses yeux supportaient bravement — la lumière qui brillait à travers la fenêtre gothique; — Sa Grâce aussi avait comme un air penaud; — elle semblait pâle et frissonnait comme si elle avait — veillé, ou rêvé plus que dormi.
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sées, et la fin n'aurait fait que prolonger le poème sans apporter d'élément nouveau. Tel qu'il est, l'ouvrage ne manque guère que d'une conclusion. Au point où elles sont interrompues, les aventures de Don Juan n'auraient été que la continuation du passé, la vie la plus variée ne pouvant, en somme, que se répéter elle-même. Les événements humains se déroulent dans une série de cercles plus ou moins semblables. Sous tous les climats, les hommes ont, au fond, les mêmes passions, les mêmes vices, et, arrivée à un certain degré, leur étude n'apprend rien qui ne soit déjà connu. Don Juan aurait pu continuer à faire des différents pays de l'Europe le champ de ses observations : il se serait blasé davantage, mais il n'aurait pu que constater l'identité de l'homme avec lui-même. Eût-il trouvé le Français plus enthousiaste et plus frivole que l'Anglais compassé; l'Allemand plus sentimental et plus matériel, que nous eût-il révélé d'inédit sur le caractère de ces peuples et surtout sur l'âme du poète dont il n'était lui-même que le reflet? Et quand, fatigué de promener ainsi par le monde sa curiosité, il aurait voulu se fixer et donner une conclusion à son existence vagabonde, quelle aurait été sa fin? Byron lui-même n'en savait rien quand il mourut, et l'on comprend son embarras. Une vie comme celle de son Don Juan pouvait se terminer de trois façons : brutalement, au cours d'une équipée militaire ou amoureuse; dans la banalité d'un mariage de raison, ou dans un célibat orgueilleux et morose. Don Juan eût sans doute dépassé l'âge où la première de ces fins est vraisemblable. Entre les deux autres, le choix aboutissait à une égale platitude. Peut-être vaut-il mieux pour le héros que ses aventures se soient arrêtées à une escapade nocturne.
D'ailleurs, la conception du sujet ne comportait guère de composition régulière et systématique, formant un tout complet, avec commencement, suite et fin. Un lecteur non informé qui lirait le Don Juan de Byron avec le souvenir des Don Juan antérieurs chercherait en vain le thème connu, la vieille intrigue, les personnages consacrés : donna Anna, Elvire, la statue du Commandeur. En vain chercherait-il à retrouver Don Juan lui-
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même sous le pseudonyme qui dissimule Byron. Il verrait une 'longue suite d'événements inconnus et un héros sans filiation directe avec ses prétendus ancêtres; il verrait surtout de la peinture de mœurs, de la philosophie, de la satire, des digressions, des récits, des portraits, des réflexions personnelles : il ne reconnaîtrait plus l'ancienne légende.
C'est que tout a changé : sujet, intrigue, personnages. Dans un cadre nouveau, l'auteur a mis un nouveau tableau. A une -oeuvre dramatique, il substitue tout d'abord un poème divisé en un nombre indéterminé de chants, comprenant une moyenne de cent à cent cinquante strophes. Il prend son héros dès sa -naissance, et le suit pas à pas à travers les mille incidents de son existence, chaque aventure n'étant qu'un prétexe à peindre et à satiriser l'humanité, à faire connaître les idées de l'auteur sur toutes choses : morale, religion, politique, littérature.
Don Juan naît de parents peu faits pour s'entendre et qui ne -tardent pas à divorcer. Son éducation pédantesque, rigide, sous l'autorité d'une mère bigote, d'esprit étroit, a pour couronnement naturel une scandaleuse aventure avec une femme mariée. A seize ans, Don Juan, encore ignorant de l'amour, est déniaisé par la trop ardente épouse d'un vieux barbon. Découvert dans le lit de la dame, il se sauve, non sans endommager d'un coup de poing le nez du mari. Cette affaire ouvre les yeux de la mère qui comprend enfin que son fils a besoin de -connaître la vie autrement que dans les livres expurgés de son précepteur. Don Juan part donc sous la conduite du pédant; mais une tempête vient à propos débarrasser le jeune homme de son encombrant mentor, et après mille dangers de mort, le dépose lui-même évanoui sur une île inconnue. Quand il revient à lui, une jeune fille est à ses côtés. C'est la fille d'un pirate, la tendre Haydée, dont le cœur s'est ému de pitié d'abord, -d'amour ensuite à la vue du joli naufragé. Une idylle exquise s'engage et se prolonge entre les deux jeunes gens jusqu'au jour où le retour inattendu du père vient briser un bonheur qui n'a pas su rester innocent. Don Juan enchaîné est transporté
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sur un navire en compagnie d'autres captifs, tandis que son amante meurt de l'avoir perdu.
Conduit à Constantinople pour y être vendu, Don Juan est remarqué par une favorite du sultan. Il est acheté et introduit sous des vêtements féminins dans le gynécée. Après une aventure assez leste, au cours de laquelle le héros ne justifie que trop la jalousie de la sultane, il se sauve avec un compagnon d'esclavage, officier dans l'armée de Souwaroff.
Les deux fugitifs vont rejoindre les Russes sous les murs d'Ismaïl. Don Juan se distingue par ses exploits dans la prise de cette ville, et arrache à la mort une jeune Turque. Sa bonne mine, la gloire qu'il s'est acquise le font choisir par le général pour porter à l'impératrice Catherine le bulletin de victoire. L'heureuse nouvelle dont il est le messager et plus encore sa gràce, sa renommée, l'élégance de son uniforme touchent le cœur de la souveraine, et il devient son favori.
Bientôt, fatigué par les exigences amoureuses de Catherine, il va se reposer en Angleterre, sous prétexte d'accomplir une mission secrète. Il arrive à Londres, dans ce séjour si vanté de la vertu et de la liberté. Reçu et fêté par la haute société anglaise, il découvre bien vite les vices profonds que cache une façade de « respectability ». Il ébauche quelques aventures qui s'arrêtent à une escapade amoureuse, la nuit, dans un château. La satire des mœurs anglaises une fois achevée, Byron aurait vraisemblablement transporté son héros dans un autre pays, en France ou en Allemagne, et l'histoire eût continué sans plus de variété.
Telle est en quelques mots l'inconsistante intrigue dans laquelle se déroule le poème. Il ne reste rien, ou peu de choses, de la vraie légende. Non seulement tous les éléments surnaturels ont disparu, mais la trame même a été modifiée, aussi bien dans l'ensemble que dans les détails. A peine pourrait-on retrouver quelques réminiscences du thème primitif dans la lutte de Don Juan avec le mari de sa première maîtresse'. Mais
1. Ch. 1.
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la scène tragique où le héros espagnol tue le père de sa victime est remplacée ici par un pugilat bouffon, au cours duquel le seul sang versé est celui qui coule du nez de l'époux endommagé. Un souvenir plus direct, encore que les circonstances soient bien changées, est le récit de la tempête et du naufrage de Don Juan échouant évanoui sur une côte lointaine, et reprenant ses sens dans les bras d'une belle inconnue1. En dehors de ces épisodes, rien n'est resté dans le poème byronien de la fable donjuanesque.
Ce renouvellement complet du sujet était la conséquence de la signification différente qu'il avait prise. Ce n'était ni dans un drame, ni dans une légende irréelle empruntée au passé que Byron pouvait faire entrer à la fois le tableau satirique de la société européenne au début du xixe siècle, et l'exposé de ses propres opinions sur les sujets les plus divers. Une peinture aussi contemporaine que la sienne, des allusions aussi personnelles ne pouvaient s'accommoder d'une fable surnaturelle. En outre, la conception du sujet était trop vaste, trop diffuse pour les limites étroites d'une pièce de théâtre. Il fallait une composition flottante, imprécise, qui permit à la fantaisie de l'auteur de s'exprimer à tout propos et à toute heure. Il est naturel que Byron ait fait de Manfred un drame : ici c'est un état d'âme nettement défini, c'est une crise qu'il analyse; mais dans Childe Harold, dans Don Juan, c'est une série d'états, c'est une succession de tableaux qu'il présente ; c'est surtout une confession quotidienne qu'il fait à son lecteur.
Aussi, ne faut-il chercher dans le poème ni plan préconçu, ni intrigue régulièrement conduite. Quand il commença à écrire, Byron savait bien sans doute ce qu'il voulait faire, mais il n'avait nullement arrêté la suite des événements et des épisodes qui constitueraient la trame de son œuvre. Il ignorait l'enchaînement de son récit, il ne savait pas, lorsqu'il racontait les amours de son héros dans une île de la mer Ionienne, où le caprice de son imagination le transporterait ensuite. En
1. Ch. II.
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février 1821, c'est-à-dire trois ans après avoir commencé son poème, Byron ne pouvait dire encore comment il le terminerait1. A Murray qui lui demandait le plan de son œuvre, il répondait : « Je n'en ai pas, je n'en eus jamais; mais j'eus ou ai des matériaux2 ». Il écrivait quand il était en verve, s'inspirant des circonstances actuelles et des incidents de sa vie. Pour s'excuser d'une de ses nombreuses digressions, il dit simplement : « C'est ma manière. Tantôt à propos, tantôt hors de propos, j'écris ce qui me vient à l'esprit, sans tarder. Ce récit ne prétend pas être une narration, mais une simple base aérienne et fantastique pour y bâtir des choses communes avec des lieux communs3. » Ailleurs, il reprend : « Sans grand souci de ce que l'on appelle la gloire, mais suivant le regard que je jette sur ce qui convient ou non à mon sujet, et sans me fatiguer par aucun effort à versifier, je bavarde comme je causerais avec quelqu'un, dans une promenade à cheval ou à pied 4 n. Il composait donc au gré de sa fantaisie 5, sans avoir jamais su quelle serait l'étendue de son poème, ni à quel moment il l'arrêterait. Tantôt il comptait écrire cinquante chants6, tantôt une centaine7; ailleurs il parle de cent cinquante. Tous ces chiffres étaient évidemment jetés en l'air, mais ils prouvent l'indécision du poète. Dans sa lettre du 16 février 1821, à laquelle il faut sans cesse revenir, car elle
1. Cf. lettre du IG février 1821 à Murray.
2. Cf. lettre du 12 août 1819.
3. 'T is my way,
Sometimes with and sometimes without occasion
I write what's uppermost, without delay;
This narrative is not meant for narration,
But a mere airy and fantastic basis,
To build up common things with common places.
(Ch. XIV, st. 7.)
4. With no great care for what is nicknamed glory,
But speculating as I cast mine eye
On what may suit or not may suit my story,
And never straining hard to versify,
I rattle on exactly as I'd talk
With any body in a ride or walk.
(Ch. XV, st. 19.)
5. I have written from the fulness of my mind, from passion, from impulse, from many motives (lettre du 6 avril 1819 ii Murray).
6. Cf. lettre du 6 avril 1819.
7. Cf. ch. XII, st. 55.
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renferme ce qu'il a dit de plus précis sur ses intentions, il déclare que le cinquième chant n'est encore que le commencement du poème. Il ignore le temps qu'il lui faudra pour l'achever, il ne sait même s'il pourra l'achever 1.
La composition était si lâche qu'il transposait parfois certaines parties, supprimait, ajoutait, intercalait2. Les stancès à Wellington, par lesquelles débute le neuvième chant, étaient primitivement au commencement du troisième. Le 6 juillet 1821 il écrivait à Murray son intention de supprimer dans le cinquième chant, sur les désirs de M. Hobhouse, la stance sur les amours de la reine Sémiramis et de son cheval. Cette stance fut cependant conservée 3. Une autre fois, il effaçait six stances pour satisfaire aux scrupules de son éditeur4.
L'œuvre est donc sans unité extérieure, mais elle a une unité intime qui réside dans l'intention satirique et morale dont elle est inspirée d'un bout à l'autre. On peut la diviser en deux parties d'un caractère un peu différent, correspondant chacune à une étape de la vie de Byron et à des influences contraires exercées sur lui. La première, qui comprend les cinq premiers chants, est la partie la plus licencieuse, celle où l'amour tient la plus large place. Elle fut interrompue, nous l'avons vu, à la demande de la comtesse Guiccioli. Le poème de Caïn, dans lequel il peignait le doute, la révolte religieuse et morale, ayant été condamné sur ces entrefaites, Byron protesta contre le scandale soulevé en fondant avec Hunt le Libéral et en reprenant Don Juan. Mais, dans cette seconde partie, l'amour ne tenait plus la première place. Les attaques contre les mœurs ,et les opinions du monde, contre le cant surtout, redoublaient de violence et d'amertume. Du cinquième au sixième chant, le caractère du poème s'est modifié : le Donjuanisme s'atténue, la satire sociale prend plus d'importance et s'envenime.
1. To how many cantos this may extend, I know not, nor whether (even if
I live) I shall complete it.
2. Cf. lettres du 1er février et du 8 novembre 1819 à Murray.
3. C'est la 6le du ch. V.
4. Cf. lettre du 23 avril 1820 à Murray.
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Composée à plusieurs années d'intervalle, irrégulièrement, sous les impressions successives d'un voyage, d'une lecture, d'une conversation, de chagrins passés et présents, l'œuvre est ainsi le produit, non pas simplement d'une idée générale et préconçue, mais des multiples et contradictoires influences qui ont agi pendant quatre ans sur le poète.
Peu d'écrivains furent aussi prompts que l'auteur de Don Juan à subir l'action du dehors et à transporter dans leurs vers l'écho des émotions dont ils étaient agités. L'imagination de Byron transformait en poésie toutes choses : événements, idées, sentiments : « Comme les vagues finissent par se briser sur la grève, ainsi les passions parvenues à leurs dernières limites se résolvent en poésie », a-t-il dit en parlant de lui-même1. Aussi n'est-il pas sans intérêt, ni sans importance, pour l'intelligence de Don Juan, de rechercher les multiples circonstances qui ont influé sur la composition de chaque chant, et dont les traces se retrouvent aisément si l'on suit parallèlement, si l'on confronte en quelque sorte avec la vie de Byron les différentes étapes de son poème.
Nous avons dit au milieu de quels événements fut commencé le premier chant : Byron était dans une de ces crises de plaisir plus artificiel que réel, dans lesquelles il trouvait surtout un moyen de s'étourdir. Ses liaisons frivoles et éphémères, les études auxquelles il se livrait à Venise sur les mœurs des Italiennes qui le recevaient chez elles, non seulement comme « amico di casa », mais encore comme « amico di cuore », et lui fournissaient des observations qu'il utilisait pour son poème 2, ont manifestement inspiré la peinture légère qu'il a faite de l'amour dans le premier et dans le deuxième chants. C'est l'amour sensuel et facile, tel qu'il s'épanouissait sous le ciel vénitien,
1 • As on the beach the waves at last are broke,
Thus to their extreme verge the passions brought
Dash into poetry... -
(Ch. IV, st. 106.)
2. Cf. lettre du, 21 février 1820, à Murray.
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l'amour ardent, spontané, que provoque un coup d'œil, une robe effleurée, et qui se vautre impudemment dans le lit conjugal, à la barbe d'un époux ridicule. C'est cet amour aussi, dans lequel l'amant jeune et faible, presque ignorant encore du mystère, joue le rôle de Sigisbée, tient l'éventail, porte le shall, sans arrêter ses services à la porte de l'alcôve; tandis que l'amante, moins novice, aime avec la fougue d'un tempérament que les mœurs, ni le climat n'ont jamais contraint. Dans le poème elle s'appelle Julia, dans la réalité Marianne ou Marguerite Cogni. C'est en passant de l'une à l'autre que Byron racontait les aventures de Don Juan et de l'épouse d'Alfonso, qu'il écrivait ces strophes ironiques et voluptueuses où il raillait le mariage et célébrait l'inconstance : « La philosophie m'a dit à l'oreille : Pense à tous les nœuds sacrés! J'y penserai, ma chère Philosophie, mais vois ses dents! vois, ô ciel, ses yeux1.... » — l( Ce que les hommes appellent inconstance n'est rien de plus qu'une juste admiration pour l'objet favori que la prodigalité de la nature recouvre de jeunesse et de beauté2. »
En même temps, une influence très différente agissait sur le poète, plus lointaine et moins directe, mais plus profonde : c'était le souvenir toujours douloureux de ses chagrins conjugaux, l'amertume contre une femme dont la rigidité s'était si peu accommodée des caprices de son époux. Aussi, tout à sa rancune encore fraîche, la peignait-il sous les traits de dona Inez, la femme aux principes fixes et « mathématiquement carrés », raisonnable, sage, pieuse, sans faiblesse, également supérieure par ses connaissances et par ses vertus, parfaite et insupportable par sa perfection même 3. Il lui opposait son
1. But soon Philosophy come to my aid
And whisper'd, « Think of every sacred tie! »
« I will, my dear Philosophy! » I said,
« Buf then her teeth, and then, oh, Heaven! her eye!
(Ch. II, st. 210).
2. which
Men call inconstancy is nothing more
Than admiration due where nature's rich
Profusion with young beauty covers o'er
Some favour'd object...
(Ch. II, st. 211.)
3. Ch. I, st. 10-18. — Byron avait déjà songé une première fois à mettre dans un de ses ouvrages lejportrait de sa femme. Il avait commencé, étant'en Suisse,
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époux, aussi passionné et irrégulier qu'elle était elle-même froide et austère1. Il racontait leur mésintelligence en s'inspi- rant des souvenirs de son propre divorce2 : querelles intimes, griefs réciproques, intervention des amis et des parents gâtant encore les affaires3; abandon du foyer par l'épouse convaincue de la folie de son mari', opinion du monde déchaîné contre celui-ci, calomnies, outrages dont on l'abreuve 1). Ces souffrances qu'il exprimait dans ses vers, il les épanchait en même temps dans ses lettres. Ne semblent-elles pas écrites le même jour, ces lignes datées de Venise au moment où il composait son premier chant : « J'aurais pardonné le poignard et le poison, tout, hors les affronts dont on m'a accablé de sang-froid quand je restais seul au coin de mon foyer avec mes pénates brisées autour de moi6 », et cette stance si douloureuse : « Quels que fussent ses défauts ou ses mérites, pauvre homme, il eut bien des sujets de chagrin.... Ce fut un pénible moment que celui où il se trouva seul auprès de son foyer désolé, où tous ses dieux domestiques gisaient brisés autour de lui 7? »
En même temps les embarras financiers dont il eut à souffrir à tant de reprises 8, les emprunts usuraires qu'il dut contracter à sa majorité et dont les soucis le poursuivirent même après son
un roman sur Le mariage de Belphégor. La femme du héros était la sienne propre et il l'avait peinte sous les mêmes traits que dona Inez. Apprenant sur ces entrefaites que lady Byron était malade, il jeta au feu son manuscrit. (Cf. Mémoires de Moore, t. 1, p. 502).
1. Ch. I,.st. 10 et suiv.
2. Id., st. 23, 26.
3. Id., st. 32.
4. Id., st. 27 et 36. Rapprocher la strophe 27 d'une observation de lady Byron déclarant à Moore qu'elle avait cru un moment son mari fou.
5. Ch. I, st. 29, à rapprocher de la partie des mémoires relative à la séparation de Byron et à son départ de l'Angleterre sous les anathèmes de ses compatriotes.
6. Lettre à Moore du 19 septembre 1818.
7. Whate'er might be his worthlessness or worth,
Poor fellow! he had many things to wound him.
It was a trying moment that which found him
Standing alone beside his desolate hearth,
Where all his household gods lay shiver'd round him.
(Ch. I, st. 36.1
8. Il ne fut sauvé de la prison que par son titre de lord.
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mariage, lui inspiraient de vives attaques contre les usuriers C'étaient aussi les souvenirs de son éducation étroite et pédante, ses rancunes contre les hommes de loi 2, contre les critiques et les revues3, qui se pressaient sous sa plume et mêlaient à la volupté des descriptions une tristesse sarcastique.
Écrit au sortir de nuits de débauche, sous l'impression d'un passé récent, ce premier chant est ainsi une succession de peintures licencieuses et de réflexions douloureuses, dont le contraste émeut et déconcerte. Tantôt le poète, tout entier à ses plaisirs, chante l'amour avec folie; puis, soudain, l'image du passé assombrit le présent, et la strophe commencée en riant s'achève dans un sanglot. La main libertine qui vient de peindre Don Juan caché sous les draps de Julia trace ces lignes plaintives : « Mes jours d'amour sont morts; les charmes des jeunes filles, des femmes et à plus forte raison des veuves ne pourront plus m'abuser comme jadis.... L'ambition fut mon idole; elle a été brisée sur les autels de la douleur et du plaisir.... Maintenant, comme la tête de bronze du moine Bacon, j'ai dit : « Le Temps est, le Temps fut, le Temps n'est plus. La brillante jeunesse est un chimique trésor que j'ai dépensé de bonne heure, épuisant mon cœur à aimer, ma tête à faire des vers 4. »
Les circonstances et les sentiments sous l'empire desquels le poète écrivit le deuxième chant ne diffèrent guère. On y trouve confondus les impressions du moment qui lui font glorifier l'inconstance ;j, les souvenirs joyeux d'un voyage qu'il fit à
1. Ch. I, st. 125.
2. Id., st. 189.
3. Id., st. 209, 210.
4. My days of love are over; me no more
The charms of maid, wife, and still less of widow,
Can make the fool of which they mad before.
Ambition was my idol, which was broken
Before the shrines of Sorrow and of Pleasure.
..................
Now, like Friar Bacon's brazen head, I've spoken,
« Time is, Time was, Time's past : » — a chymic treasure
Is glittering youth, which I have spent betimes —
My heart in passion, and my head on rhymes.
(Ch. I, st. 216 et 217.)
5. Ch. II, st. 211-213.
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Cadix après son premier départ d'Angleterre; la description attendrie de la ville, « des filles si douces, ou plutôt des femmes- si gracieuses que leur démarche fait palpiter le cœur1 », les détails d'un naufrage si exactement rapportés que ses détracteurs l'accusent de plagiat, accusation à laquelle il répond (c que- son Don Juan est presque tout entier de la vie réelle, soit la. sienne, soit celle de gens qu'il a connus 2 ». Et ici, il s'inspire en effet du récit que son grand-père, le marin fameux par ses- naufrages, surnommé : «Jacques Mauvais-Temps » (Foul-Wea- ther-Jack), avait publié à l'âge de dix-sept ans. Ce sont encore des retours sur ses soucis d'argent, des attaques contre les juifs qui l'ont saigné3, maints détails de sa vie : une allusion à une intrigue dans un bal masqué4, à. la façon dont il conversa un. jour à Séville à l'aide d'un dictionnaire, avec une jeune fille qu'il aimait 5.
Le troisième chant, — divisé ensuite en deux, — fut composé- à Ravenne et à Venise, au moment où commençaient ses relations avec la comtesse Guiccioli. Il porte les marques nombreuses des chagrins qui le tourmentaient : la comtesse tombait malade; son mari, d'abord indifférent, imaginait de se- faire payer sa complaisance par une demande de mille livres- sterling6; des histoires fâcheuses couraient sur la moralité du poète que l'on accusa d'avoir causé la mort d'une jeune fille séduite et abandonnée par lui; des soucis de santé s'ajoutant à ces graves ennuis, il se sentit si découragé à la fin de l'année 1819. qu'il songea un moment à revenir en Angleterre7. Il écrivait à. la comtesse des lettres pleines de tristesse et de résignation : « Je suis devenu, disait-il, un citoyen du monde; tous les pays- me sont indifférents! » En même temps, les revues redoublaient
1. And such sweet girls, — I mean, such graceful ladies,
Their very walk would make your bosom swell. (Ch, II, st. 5).
2.'Cf. lettre du 23 août 1821 à Murray.
3. Ch. II, st. fia.
4. Id., st. 209.
5. Id., st. 163, 164.
6. Mémoires, t. II, p. 125 et suiv. ; à rapprocher des éloges ironiques qu'il fait dans son poème, de l'avarice, ce good old gentlemanly vice.
7. Cf. Mémoires, t. II, p. 156.
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leurs attaques contre Don Juan : on accusait l'auteur de calomnier les femmes, d'outrager la morale1. Loin de secouer son chagrin, Byron s'y enfonçait davantage; il recherchait les lectures dont le ton était conforme à son état d'âme. C'est ainsi qu'il se mit à lire l'Agathon de Wieland. Le scepticisme douloureux dont déborde le roman de l'écrivain allemand, les désillusions personnelles qu'exprime son œuvre, trouvaient un écho dans la souffrance du poète anglais.
Le troisième et le quatrième chants, écrits sous de telles impressions, sont les plus tristes qui soient sortis de la plume de Byron : c'est la fin lamentable des aventures de Don Juan et d'Haydée, la mort touchante de' la jeune fille; ce sont les réflexions mélancoliques sur les misères de la vie, la disparition des êtres aimés, la fragilité de l'amour et de l'amitié « sans lesquels la vie n'est qu'un vain souffle », sur le bonheur de ceux que la mort fauche dans leur jeunesse 2, sur le néant de toute chose 3. Les attaques des critiques arrachent au poète des cris ■de douleur et de colère : tantôt il répond à ceux qui l'ont accusé de comploter contre la religion et la morale de sa patrie4; tantôt il raille le caractère des poètes contemporains, leur versatilité, leurs flatteries, leurs mensonges5; tantôt il prend l'offensive : il satirise avec âpreté Coleridge, Southey, Words- worth dont il vient de lire Benjamin le Charretier (Benjamin the Waggoner) On trouve mème dans ses vers le souvenir de ses insomnies et de ses hypocondries, des soifs violentes qui le brûlaient et lui faisaient absorber jusqu'à quinze bouteilles d'eau de Seltz en une nuit, sans qu'il pût se désaltérer7. Ce sont aussi des incidents insignifiants à distance, mais dont l'impression a été assez forte sur le moment pour qu'il les ait notés. A
1. Cf. Mémoires, t. II, p. 157.
2. Cf. lettre du 10 décembre 1819 à Murray et ch. IV, les premières st. et les st. 11 et 12.
3. Ch. IV, st. 103.
4. Ch. IV, st. 5.
5. Ch. lI!, st. 78 et suiv.
6. Id., st. 98.
7. Ch. IV, st. 52, 53; à rapprocher de ce qu'il dit à ce propos dans une lettre
.du 2 février 1821.
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la suite de plusieurs visites au monument de Gaston de Foix et au mausolée du Dante, il décrit la colonne élevée au vainqueur de Ravenne et le tombeau où repose le poète florentin. Le souvenir d'un séjour dans la Troade lui suggère des réflexions sur l'existence de Troie; une lecture de la description de Tripoli par un voyageur 1 lui inspire la description de l'intérieur du palais de Lambro dans le troisième chant. Comme il travaille à la traduction du Morgante Maggiore, il consacre une strophe 2 au ttujet du poème italien. Les infortunes d'une troupe d'acteurs vendue aux Barbaresques par son impresario lui donne l'idée d'une anecdote semblable3.
Dans le cinquième chant, on retrouve les mêmes influences et le même procédé de composition : des anecdotes, des détails sans importance sont mêlés aux pensées les plus profondes et les plus mélancoliques. C'est, pêle-mêle, une allusion à une indigestion dont il a souffert la nuit précédente 1; à un assassinat commis sous ses fenêtres ; à la fâcheuse aventure de la reine Caroline accusée de relations coupables avec son chambellan Bergami6, dont l'opinion publique était alors occupée; à un compliment que lui adressa Ali-pacha sur la finesse de ses mains 7; c'est encore un souvenir attendri à ses premières amours pour Mary Duff et Mary Chaworth à propos du nom de Marie 8; de tristes réflexions sur l'inconstance de la fortune, sur le peu de valeur des sentiments humains9, et le mystère impénétrable de la mort 10. Les réalités pénibles que le poète trouvait dans l'amour de la comtesse Guiccioli, au lieu du rêve idéal qu'il avait conçu, imprégnèrent d'amertume toute cette partie du poème : dès lors, à la suite de l'interruption que la pudeur effa-
1. Cf. lettre du 25 août 1821 à Murray. Il s'agit du récit d'un M. Tullv.
2. Ch. IV, st. 6.
3. Id., st. 80 et suiv.
4. Ch. V, st. 32, et Journal de 1821.
5. Id., st. 33, et lettre du 9 décembre 1820.
6. Id., st. 60.
7. Id., st. 106, et Mémoires, t. 1, p. 157.
8. Id., st. 4.
9. Cf. tout le début du ch. 'v.
10. Ch. V, st. 38 et suiv.
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rouchée de la comtesse et les événements firent subir à l'œuvre, celle-ci prit de plus en plus un caractère sarcastique, qu'expliquent les souffrances diverses éprouvées par Byron : blessures dans son amour, désillusions causées au libéral enthousiaste par l'échec de la révolte en Romagne, perte d'un procès, menaces de prison, divorce de la comtesse, attaques répétées de la critique, mort de sa fille Allegra1. Byron affiche, à partir de ce chant, plus de scepticisme, plus de mépris pour l'homme, pour ses sentiments, pour ses idées, pour toutes les créations de son génie. On sent réapparaître l'influence des lectures qu'il avait faites en Suisse2 et des relations qu'il y avait nouées, notamment avec Shelley, renié comme lui par les siens, bouillant de révolte et de haine. A l'ironie légère, succèdent une misanthropie grincheuse, des violences dignes de l'auteur de Prométhée, un scepticisme hautain inspiré de Wieland. Une ironie plus àpre devient la tonalité générale des derniers chants.
Ceux-ci sont toujours remplis des mêmes détails de l'existence journalière du poète : il lit un ouvrage en trois volumes qui vient de paraître en 1820 à Paris, l'Essai sur L'histoire ancienne et moderne de la Nouvelle Russie, par le marquis de Castelnau; et il a aussitôt l'idée d'écrire le récit du siège d'Ismaïl. Il emprunte à une anecdote qu'on lui raconte sur le duc de Richelieu, fondateur d'Odessa, l'histoire de la jeune Turque sauvée par Don Juan. Les événements contemporains lui fournissent aussi de nombreux sujets de satire. C'est la tyrannie du ministre d'État Londonderry; ce sont les misères de l'Irlande 3; le prétendu attentat dont fut victime à Paris Wellington et l'affaire Marinet4 ;
1. Cf. lettre du 14 mai 1821 à Moore : « Depuis l'année dernière, j'ai perdu un procès de grande importance; j'ai causé un divorce; j'ai eu mes vers dénigrés par Murray et les critiques; les administrateurs ont refusé un placement avantageux pour ma fortune en Irlande; ma vie a été menacée le mois dernier,... finalement mil belle-mère a été sauvée il y a quinze jours et ma pièce condamnée il y en a huit. Ce sont les dix-huit infortunes d'Arlequin. " Cf. aussi la lettre de Shellcy du 7 août 1821. Il constate l'état de dépression et la fatigue de Byron. Son estomac ne digère plus; il a la fièvre.
2. Les œuvres de J.-J. Rousseau entre autres.
3. Ch. VIII, st. 125.
4. Ch. IX, st. 2.
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un voyage de Georges IV en Irlande et le froid accueil que ce prince reçut à son retour1. Ce sont surtout des allusions à des faits personnels : à un article de Jeffrey2, à un ancien séjour en Écosse, dont il avait gardé une impression profonde 3, aux souvenirs du manoir de ses pères qu'il décrit longuement à la fin du quinzième chant; à une légende du château de Newstead4 relative à un fantôme qu'il crut voir lui-même en 1814; aux relations qu'il eut à Athènes en 1810 avec la plus jeune des trois filles de son hôte, Katinka, dont il a donné le nom à une des suivantes de la sultane. Ce sont enfin ses griefs contre la société anglaise qui lui fournissent une matière toujours plus abondante, à mesure qu'il avance dans la composition du poème.
Les aventures de Don Juan ne sont ainsi qu'un fil conducteur, souvent abandonné, d'ailleurs, pour permettre au poète de grouper les multiples observations que lui suggèrent à la fois sa propre vie et le spectacle de la vie des autres. C'est le procédé déjà employé dans Childe Haroid. A certains égards, le poème est donc une autobiographie. Il est en grande partie écrit sous l'influence des événements présents ou passés; mais il est surtout composé avec les idées et les sentiments les plus intimes de son auteur. La vie intérieure de Byron le remplit plus encore que sa vie extérieure. Il est la représentation fidèle de son moi, un document précieux qui découvre à nu sa véritable personnalité.
Celle-ci présente un double aspect : l'un artificiel et conventionnel, tout en façade. Le poète joue un rôle, affecte des émotions et des désirs inaccessibles au vulgaire, se livre de parti pris à des actes extravagants, s'entoure de crânes, achète des ours, s'écrie un jour, à la vue d'un yatagan : « Je voudrais connaître
1. Ch. XII, st. 79.
2. Ch. X, st. 11, et lettre du 8 juin 1822 à Moore."'-
3. Ch. X, st. 18 et 19.
4. Ch. XVI, st. 36 et suiv.
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l'impression d'un homme qui a commis un meurtre 1 ». C'est le héros tout en attitudes et en gestes; tel qu'il est représenté dans la plupart de ses portraits, les cheveux en désordre, l'air inspiré, drapé dans un manteau flottant2. C'est le grand homme sur son piédestal, le demi-dieu qui du sommet de la Jungfrau, ou du nuage dans lequel Lucifer l'enlève, domine le monde et déclame. C'est un être en dehors de l'humanité par ses passions, ses anomalies, ses vices même; personnage de légende qui cherche à faire croire que sa vie contient des drames et des misères sans nom, que son passé est un mystère effrayant qui échappe à la commune mesure. C'est là le Byron traditionnel, celui que le public connaît et qui a exercé sur les romantiques une si profonde influence. C'est celui que le poète a peint dans la plupart de ses œuvres : le Byron tel qu'il rêvait d'être, et, tel que son imagination le concevait : le superbe contempteur des hommes, l'esprit sublime emporté par d'irréalisables aspirations, tourmenté par d'indicibles désespoirs, le héros de hauts faits merveilleux, tour à tour l'incarnation de la Douleur, de la Révolte, du Doute et de l'Action. C'est ainsi qu'il s'est représenté dans Childe Harold, l'exilé dédaigneux et mélancolique de la société des hommes; dans Manfred, ce nouveau Faust, maître des éléments, de la vie, de la mort même, et victime douloureuse de sa propre pensée; dans Caïn, le tragique révolté; dans Lara, dans Conrad, le corsaire aux fantastiques exploits, à la destinée mystérieuse. Tous ces personnages, mélange bizarre de chimère et de réelle grandeur, ne montrent que l'aspect le plus arrangé et le plus théâtral de la physionomie du poète.
A côté de ce Byron d'apparat, il en est un autre plus naturel, tout en contrastes, fait de petitesses, de défauts et de rares qualités, tourmenté surtout par une sensibilité maladive, dominé par des passions contraires et démesurées : un orgueil, rare
1. Cf. Mémoires de Moore, t. 1, p. 178.
2. Cf. notamment le portrait qui le représente à l'âge de dix-sept ans; le portrait, peint par R. Westall, où il est accoudé, pensif, l'œil rêveur et profond; le portrait aussi de Phillips qui le représente en Albanien, avec de sombres nuées et un éclair dans le fond de la toile.
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même chez un grand homme, et qui, enfant, le fit fondre en larmes quand pour la première fois on lui donna le titre de lord 1; l'ambition de jouer un rôle prépondérant dans le monde et de faire parler de lui 1; une rancune implacable contre quiconque avait blessé son amour-propre3; avec cela de la générosité, une pitié sincère pour les opprimés, un empressement charitable à assister les gens dans la peine 4; la haine du mensonge,. de la tyrannie, une affection profonde pour ses amis et sa fille 5 ; par-dessus tout un besoin d'amour moitié sensuel, moitié mystique, tour à tour tendre et violent, chaste et voluptueux.
Cette âme passionnée fut aussi une âme inquiète, incapable de se plier à une règle, de supporter la contrainte des mœurs et' des lois, une âme versatile et contradictoire, tantôt affectant l'impiété et l'immoralité, tantôt se scandalisant de la licence6, et protestant de son respect pour la religion7 ; à la fois expansive et renfermée, simple et hautaine ; passant de l'amertume à l'enjouement; de la familiarité à la déclamation; donnant au corps qu'elle animait, suivant le mot du poète Moore, les attitudes les plus diverses, depuis celle de Jupiter jusqu'à celle de Scapin8.
Ce tempérament agité et complexe fut encore exagéré par la
1. Mémoires, t. 1, p. 21. Cf. aussi sa fureur contre une personne qui le plaignait de sa claudication (1, p. 14).
2. il songea d abord à des succès oratoires et voulut jouer un rôle politique :
cf. son discours à la Chambre des lords sur l'Irlande (aHil 1812), son attitude dans le soulèvement de la Romagne, et sa lettre à l'occasion de l'indépendance hellénique. Il ne se résigna que comme un pis-aller à la gloire poétique.
3. Cf. notamment la violence de ses pamphlets et de ses attaques contre Southey, contre la femme même de celui-ci. 1
4. Cf. Mémoires de Moore, t. 1, p. 243.
5. Cf. l'anecdote rapportée par la comtesse Guiccioli et citée par Moore, t. 11, p. 379. Cf. aussi la douleur que lui causa la mort de ses amis Wingfietd et Matthew et celle de Shelley. « Uno pallore mortale si sparse sul suo volto; le forze gli mancarono, e cadde sopro una sedia d'appoggio. Il suo sguardo era fisso e tale che mi fece temere per la sua ragione. » (Moore, t. II, p. 381.)
6. Cf. lettre du 21 février 1820 il Murray sur les mœurs vénitiennes.
7. A plusieurs reprises, Byron a regretté de n'avoir pas de croyances déterminées et déclaré qu'il avait plus de confiance dans les croyants que dans les athées (cf. Mémoires, t. II, p. 429). — Cf. aussi ses entretiens à Céphalonie avec le Dr Kennedy, les réflexions morales citées par Th. Moore il la fin des. Mémoires et la lettre du 4 mars 1822.
8. A genius taking upon himself all shapes, from Jove down to Scapin. (t. II, p. 403).
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.vie. Devenu boiteux à la suite d'un accident qui suivit de près sa naissance, Byron ne se consola jamais de cette infirmité. Ayant perdu son père de bonne heure, il fut élevé par une mère dont l'humeur s'accommodait si mal avec la sienne qu'un jour ils se soupçonnèrent tous deux d'avoir voulu mutuellement s'empoisonner. Plus tard, ce furent des embarras d'argent, des blessures d'amour-propre, un isolement complet dans la société aristocratique à laquelle il appartenait et où il n'avait point d'amis; une entrée humiliante à la Chambre des lords; des peines d'amour; des échecs littéraires, un mariage malheureux qui lui valut, outre les chagrins intimes, l'hostilité hai- * neuse de ses compatriotes et l'obligea à s'exiler de son pays. La fatalité maligne qui le poursuivait depuis son enfance et qui, avant sa naissance, pesait déjà sur sa race, ne le quitta même pas lorsqu'il chercha à se faire à l'étranger une vie nouvelle. Victime de son ascendance, de lui-même, des événements, du cant de ses concitoyens, Byron ne cessa de souffrir1. Il y eut sans cesse entre son caractère, ses aspirations et les misères de sa vie une opposition dont le résultat fut de l'aigrir et d'exagérer sa tendance à se montrer pire qu'il n'était, à transformer sa haine de la fausse vertu en ostentation de vice, son indépendance d'esprit en scepticisme, son besoin d'aimer en libertinage; la fierté de sa naissance et la conscience de son génie en orgueil.
C'est ce Byron, personnage multiple et fuyant qui, plus ou moins consciemment, s'est peint en Don Juan. Ce héros n'est plus, comme ses aînés, la copie d'une chimère; il est le portrait d'un êlre réel et très complexe. Il a bien conservé quelque •chose du séducteur fatal, du Childe Harold voluptueux et blasé, du vainqueur généreux, du Conrad qui sauve les femmes dans les villes prises d'assaut, du Caïn sceptique. Mais en passant en lui, ces personnages de convention ont pris des traits plus humains et ont perdu une bonne part de leur invraisemblance.
1. Cf., pour la façon dont il exprimait ses douleurs dans l'intimité. les lettres à la comtesse Guiccioli, citées par Moore (t. 11, p. 155 et suiv.), le journal du
9, du 21 janvier et du 2 février de l'année 1821; la lettre du 14 mai 1821 à
Moore, etc.
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Don Juan est une synthèse de tous les états d'âme de Byron, de ses rêves, de son humanitarisme, de sa vanité, de ses déceptions, de ses malheurs et de ses haines. En lui le poète s'épanche et se livre : tour à tour enthousiaste, épris de liberté, d'amour; simple et vrai; triste et tendre; puis, dégoûté, amer et injuste.
C'est .le Byron des pamphlets sur Pope, sur la British Review, et i e Blackwood's Magazine, aussi bien que l'auteur de Manfred et du Giaour; le Byron généreux qui prenait feu pour l'indépendance des peuples, et le Byron exaspéré par l'injustice des siens; le Byron époux et amant volage, et le Byron tendre père; le Byron fanfaron de vice et d'impiété, ennemi des hommes et de Dieu, et le Byron idéaliste, humain, souffrant de ne pouvoir réaliser son rêve de justice. Que l'on regarde de près ce que fut cet homme contradictoire, exalté par les uns, décrié par les autres, que la plupart ne connaissent qu'à travers les imprécations de Caïn et les dédains douloureux de Childe Harold, et on le retrouvera tout entier dans Don Juan.
Ce poème est le commentaire de sa vie et de sa pensée, l'expression sincère des sentiments qu'il éprouvait quand il consentait à rester lui-même, quand il s'adressait à ses amis et qu'il ne paradait point devant le public. A maintes reprises, on y trouve ces douleurs sans artifice ni déclamation dont Moore, Shelley, la comtesse Guiccioli furent maintes fois les témoins : c'est le dégoût des joies de l'amour, le renoncement à toutes les ambitions, la tristesse de sentir son cœur plus vieilli encore que son corps1; ce sont des réflexions mélancoliques sur la. vanité du bonheur humain, sur le peu de durée de la vie et la disparition de toute chose sous la faux impitoyable du temps : « Les générations entières des morts sont emportées; les tombeaux héritent des tombeaux jusqu'à ce que la mémoire d'un siècle ait fui et disparu sous la condamnation de celui qui le suit 2 ». Ce sont
1. Cf. notamment ch. 1, st. 213 et suiv. — Ch. IV, st. 11 et 12. -
2. The very generations of the dead
Are swept away, and tomb inherits tomb,
Until the memory of an age is fled,
And, huried, sinks beneath its offspring's doom.
(Ch. IV, st. 102.)
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encore d'amères allusions aux affections trahies, à ces amis des jours heureux qui « s'en vont comme les feuilles aux premiers souffles de la bise' ». La franchise de l'accent est manifeste. Que le poète soit la dupe de sa douleur et s'exagère la cruauté de ses maux, c'est possible! encore que le cœur de chacun de nous soit la seule mesure des souffrances humaines. Mais il n'y a point ici ces désenchantements voulus, ces désespoirs d'apparat, ces affectations de gémir sans avoir souffert que mirent à la mode les Romantiques. Non certes que Byron, dans Childe Harold, dans Jfanfred, n'ait lui-même chanté des douleurs de commande. Mais, à la différence de ces poèmes où il n'a guère exprimé que de vagues mélancolies et la douleur déprimante de ne pouvoir atteindre un insaisissable idéal, Byron a mis dans Don Juan le souvenir à peu près fidèle des maux dont sa vie avait été tourmentée et non plus le simple reflet de son imagination sur la réalité. Une vraie tristesse s'épanche dans ces vers écrits sous le poids du passé et au milieu des agitations inquiètes du présent.
Le poème n'exprime pas moins les sentiments de bonté et de générosité innées que les déboires et l'orgueil n'effacèrent jamais dans le cœur de Byron. A l'amertume, il mêle sans cesse l'indignation qui bien souvent n'est que l'expression violente de l'amour, ainsi qu'une compassion attristée pour la folie et la méchanceté humaines. Les strophes mélancoliques où il exalte le héros de Cervantès, ce rêveur épris du bel idéal de redresser les torts, de renverser les méchants, de délivrer les opprimés, n'attestent-elles pas la philanthropie du poète, indigné de voir éternellement taxer de folie le dévouement à l'humanité et le sacrifice aux nobles causes 2? S'il y a quelque emphase, n'y a-t-il pas plus encore de sincérité dans les accents qu'il trouve pour chanter son amour de la liberté et les héros qui lui sacrifièrent leur vie3, son espoir de voir les peuples se
1. Let no man grumble when his friends fall off,
As they will do like leaves at the first breeze.
(Ch. XIV, st. 48.)
2. Ch. XIII, st. 8 et suiv.
3. Ch. III, st. 86.
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débarrasser un jour du « harnais » qu'ils portent t, sa pitié pour les faibles 2, sa haine des tyrans qui lui arrache tant de vers enflammés3? Que de tristesse vraie sous l'ironie que lui inspire le spectacle des maux de la guerre! S'il en décrit complaisam- ment les excès, s'il en choisit certains épisodes horribles, c'est moins par recherche du pittoresque, par désir de faire un tableau brillant que pour soulever la réprobation4.
De même, sous la violence de ses attaques contre l'hypocrisie et les préjugés moraux, apparaît son ardent amour de la franchise; sous son affectation de scepticisme, la bonne foi. sinon la certitude de ses opinions philosophiques et religieuses. A maintes reprises il revient sur ses croyances. Celles-ci, il est vrai, comme chez tous les esprits qui n'ont pu s'enfermer dans un système, sont flottantes et contradictoires; il n'admet pas de dogme défini; il ne croit pas en un dieu tel que l'ont conçu les différentes religions; mais la supposition d'un créateur lui semble plus naturelle qu'un concours fortuit d'atomes 5. Il professe une sorte de panthéisme où la poésie, l'admiration de la nature, un mysticisme vague se mêlent à son besoin instinctif d'amour : « Mes autels sont les montagnes et l'océan, la terre, l'air, les étoiles, tout ce qui sort du grand Tout qui a créé l'âme et la recevra dans son sein 6 n.
1. Ch. VIII, st. 50.
2. Ch. VIII, st. 125, 120.
3. " J'apprendrai, s'il est possible, aux pierres à se lever contre les tyrans de la terre. »
For I will teach, if possible, the stones
To rise against earth's tyrants!...
(Ch. VIII, st. 135 et suiv.)
Cf. aussi ch. IX, st. 3 et suiv., st. 23 et suiv., ses vers contre le despotisme.
Le poète se défend d'aduler le peuple, « désireux que les hommes soient aussi délivrés de la tyrannie de la populace que de celle des princes » (st. 25). —
Cf. aussi ch. XIV, st. 82.
4. Cf., dans le chant VIII, les détails du siège d'Ismaïl.
5. Mémoires, t. II, p. 516.
6. My altars are the mountains and the ocean,
Earth, air, stars, — all that springs 'from the great \Nrhole,
Who hath produced, and will receive the soul.
(Ch. III, st. 104.)
Il y a là chez Byron l'influence manifeste de Shelley. Cf. aussi le IIIe chant de Childe Harold.
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Ailleurs, il cherche à expliquer le mystère de la mort; il l'analyse, mais avoue son impuissance à comprendre et à conclure1. En général, il se déclare incapable de fixer son opinion devant la multiplicité des dogmes religieux et des systèmes philosophiques qui se détruisent tous les uns les autres: « Un système en dévore un autre, dit-il, tout comme le vieux Saturne dévorait ses enfants2 ». En même temps, comme bien des incrédules, il n'échappe point à la superstition : le mystérieux le fascine, et il l'admet jusque dans ses manifestations les plus puériles : il a peur des horoscopes, des pressentiments, des dates fatales, des revenants et des spectres! « Je crois, dit-il, qu'il y a un lieu où les spectres apparaissent3 ». Les sombres et hautes salles, les antiques portraits suspendus aux murailles, les tisons qui meurent dans l'âtre, et au dehors le cri lugubre de la chouette le font frissonner la nuit dans son manoir de Newstead comme Chateaubriand enfant tremblait dans les chambres obscures du château de Combourg4.
A ces idées philosophiques et morales, à ces croyances surnaturelles il mêle sans transition, au hasard de sa pensée, ses opinions littéraires et artistiques : c'est un goût éclectique pour les claires marines de Vernet, les doux horizons de Claude Lorrain, les teintes sombres de Rembrandt, les lignes sévères du Cara- vage, la grâce de l'Albane et les jeux de Téniers5. En musique, malgré son admiration pour Rossini, il se moque des fadeurs et de la sentimentalité des Italiens; il avoue sa préférence pour les airs plus virils du Nord, pour les ballades nationales de l'Écosse et de l'Irlande qui exaltent l'imagination et font rêver à
1. Ch. V, st. 38, 39.
2. One system eats another up, and this
Much as old Saturn ate his progeny,
(Ch. XIV, st. 1.)
3. I say I do believe a haunted spot
Exists.
(Ch. XV, st. 96.)
4. Ch. XV, st. 97. Rapprocher aussi les lignes des Mémoires d'outre-Tombe où Chateaubriand parle du fantôme qui errait dans les couloirs de Combourg, et le récit de l'apparition du spectre dans le chant XVI de Don Juan.
5. Ch. XIII, st. 71 et suiv.
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de chimériques patries 1. En littérature il a une tendance voulue à prendre la défense des écrivains mis au ban de l'opinion pour l'immoralité de leurs ouvrages, des poètes érotiques *, de ceux - qui, comme Dryden, exhalèrent dans leurs vers leur haine de l'humanité 3.
Don Juan n'est donc pas seulement une confession morale, c'est une sorte d'auto-psychologie qui met à nu un caractère surtout impulsif, mobile, prompt à l'engouement et à tous les enthousiasmes.
/
Mais à côté de ce Byron naturel et spontané, le poème exprime aussi le Byron, modifié par la vie et par sa propre imagination, qui ne cessa de se dénaturer lui-même et de dénigrer l'humanité. On retrouve dans Don Juan, plus que dans ses autres œuvres, son parti pris de rabaisser les sentiments les plus désintéressés, les idées les plus généreuses, de bafouer les lois, la religion, la famille; et une affectation contraire à relever le mal, à défendre toutes les irrégularités de pensée et de conduite. Comme tous ceux qui ont eu à souffrir des conventions humaines, Byron n'en voit et n'en montre que les mensonges : parce qu'il fut victime de scrupules moraux peut-être excessifs, la vertu ne lui apparaît que comme masque du vice; par réaction contre la morale, il devient apôtre de l'immoralité. En dépit de ce qu'il peut y avoir d'artificiel dans ce côté de son œuvre, celle-ci n'en est pas moins une analyse fidèle de son moi, et par là elle est un document capital pour qui veut connaître le cœur et toute la pensée de Byron.
Mais le poème est quelque chose de plus encore qu'une biographie et qu'une confession. Il a une portée plus haute et plus générale : il est une satire de l'humanité. Cette satire était même, dans la pensée de Byron, l'objet véritable de son œuvre.
1. Ch. XVI, st. 45 et suiv.
2. Ch. V, st. 1, 2.
3. Ch. III, st. 100 (l'allusion it la satire féroce d'Absalon et Architophel contre
Shaftesbury).
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Ce n'est que par habitude et par tempérament qu'il n'a cessé de mêler à la peinture de la société celle de sa propre personnalité. « J'ai l'intention, disait-il, dans sa lettre à Murray du 21 février 1821, de faire faire à mon héros le tour de l'Europe, et de le faire finir à la Révolution française. J'en ferai un cavalier servant en Italie, une cause de divorce en Angleterre, un Werther sentimental en Allemagne, afin de montrer les différents ridicules de la société dans chacun de ces pays et de le représenter lui-même devenant peu à peu avec l'âge gâté et blasé comme il est naturel. » Ailleurs, il dit encore : « Don Juan est une satire des abus des conditions actuelles de la société et non un panégyrique du vice l ».
Cette satire est multiple : individuelle; humaine et sociale; européenne et surtout anglaise. Don Juan est un tableau des plus sombres qui ait été fait de l'homme en général, de ses idées et de ses moeurs, de ses inventions, de son génie, non pas seulement à une époque déterminée et dans un certain pays, mais dans tous les temps et sous tous les climats. Le poète met à nu l'animal humain, soit isolément, soit dans ses rapports avec ses semblables; il découvre les travers et les vices inhérents à sa nature, ainsi que les erreurs et les mensonges introduits par la vie de société et la civilisation.
Il faut observer toutefois que Byron, aristocrate de naissance et de goût, n'ayant guère vécu au milieu du peuple qu'il ne connaît pas, s'en prend surtout à l'aristocratie. Il avait pour cela une autre raison : sa misanthropie est moins fondée sur la haine objective du mal que sur des haines personnelles. Il en veut à la société de ses propres misères; or cette société, cause de ses malheurs, n'est pas la foule anonyme et immense : c'est un milieu restreint, c'est la minorité des gens du monde. « La classe que j'ai choisie pour sujet de mes critiques, dit-il, est une de celles dont il n'existe aucune peinture récente 2 ». « Et c'est
1. Cf. Lettre du 25 décembre 1822 it Murray.
2. The portion of this world which I at present
Have taken up to fill the following sermon,
Is one of which there's no description recent.
(Ch. XIV, st. 15.)
J
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naturel, ajoute-t-il, car, chez elle, tout est en façade; elle n'a rien de profond et de sincère; « elle met sur toute faute une sorte de vernis 1 » ; elle répand de la banalité jusque sur le crime ; ses passions sont factices, son esprit sans sel; les caractères y sont monotones2. C'est donc l'homme que son rang et son éducation élèvent au-dessus du vulgaire, l'homme des classes dirigeantes que le poète a prétendu peindre.
Mais, en fait, le portrait est moins particulier qu'il ne le prétend. Byron avait trop de génie pour ne pas représenter, sous les travers et les ridicules d'une caste, l'homme éternel avec les caractères immuables qu'il conserve dans toutes les conditions sociales. Le portrait qu'il en fait est digne de Pascal, à cette différence qu'il penche plus vers les Pyrrhoniens que vers les Dogmatiques, et que la créature humaine lui apparaît plutôt sous les traits de la « Bête » que sous ceux de l'« Ange o. « S'il s'élève, je l'abaisse », pourrait-il dire comme l'auteur des Pensées, mais sans ajouter : « S'il s'abaisse, je l'élève ». Le parti pris chez Byron est manifeste de ravaler l'homme, de calomnier son cœur, de dédaigner son génie. Il est à ses yeux un composé d'instincts égoïstes et vicieux, de passions brutales, de faiblesse, de méchanceté, de lâcheté et d'envie; c'est un être qui prend à tâche de corrompre les rares qualités qu'il tient de la nature, gâtant toutes choses par la bassesse des sentiments qu'il y mêle, incapable de rien concevoir de grand sans l'avilir aussitôt, d'utile sans le tourner vers le mal; ne sachant rien bâtir qui dure ni qui vaille; fantoche bouffon et malfaisant qui ferait rire s'il ne faisait trop souvent pleurer. Les progrès qu'il a faits dans les sciences et les arts l'enorgueillissent; mais il fait servir à sa propre ruine ses plus belles découvertes : il utilise la poudre pour tuer ses semblables ; il guérit une maladie et en fait naître une autre 3; il découvre des mondes nouveaux, va fouiller les entrailles de la terre, et ces entreprises audacieuses ne lui rap-
1 • A sort of varnish over every fault.
(Ch. XIV, st. 16.)
2. Ch. XIV, st. 16.
3. Cf. ch. 1, st. 126-131, ce qu'il dit de la petite vérole.
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portent que des occasions nouvelles de mort 1. L'intelligence dont il est si fier ne construit rien de solide : le temps détruit ses plus belles inventions; un malaise suffit à l'anéantir; « qui voudrait tirer vanité d'une intelligence qui dépend à ce point du suc gastrique 29 » En réalité l'homme est un aveugle dans l'univers et sa seule science est, suivant le mot de Socrate, de savoir qu'il ne sait rien 3.
Si sa raison est petite, les sentiments dont il se targue ne sont pas moins vains. Le poète analyse son cœur, en montre les tares secrètes; il dépouille les grandes passions de leur appareil brillant pour étaler leurs laideurs. L'amour n'est qu'une source de joies courtes et factices; il aboutit soit au mariage, c'est-à- dire au dégoût ou à la platitude, soit à l'adultère, c'est-à-dire aux soupçons, aux mensonges, aux pires catastrophes. « Amour, s'écrie le poète, tu es le vrai dieu du mal M » L'amitié cache l'intérêt et l'égoïsme, le plaisir subtil de recevoir la confidence des malheurs d'autrui, de donner des conseils et de reprocher les erreurs5. L'amour de la gloire n'est pour les uns que l'espoir du pillage 6, l'appât d'une pension pour les vieux jours 7; pour les autres le désir d'une renommée qui ne laisse après elle qu' « un nom, un mauvais portrait, un buste pire encore » ou le néant8. Le courage n'est que le bruit de la trompette, une griserie factice qui fait de l'homme une bête féroce 9. Et il en est ainsi de tous les sentiments que les moralistes exaltent : l'amour du beau, du bien; le dévouement, la charité sont rare-
1. Ch. I, st. 132 et suiv.
2. Who
Would pique himself on intellects, who use
Depends so much upon the gastric juice ?
(Ch. V, st. 32.)
3. Ch. VII, st. 5. — Cf. aussi le début du ch. X; chant V, st. 13-25; — ch. VIII, st. 68, les vers ironiques sur la civilisation.
4. Oh, Love! Thou art the very god of evil!
(Ch. II, st. 205.)
5. Ch. XIV, st. 47, 48.
6. Ch. VII, st. 49.
7. Ch. VIII, st. 14.
8. A name, a wretched picture, and worse bust.
(Ch. I, st. 218). Cf. aussi Ch. IV, st. 101.
9. Cf. Ch. VIII, les épisodes du siège d'Ismaïl.
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ment sincères; la foi n'est que la peur de la mort la religion, qu'hypocrisie ou bigoterie2; la pudeur qu'une fausse pruderie : « Pourquoi le viol ne commence-t-il pas? » s'écrient à la prise d'Ismaïl quelques matrones rendues impatientes par un long veuvage3. Partout dominent les passions mauvaises : l'intolérance, l'ambition, la cupidité 4.
L'homme ne vaut pas plus par ses opinions : les préjugés, les idées toutes faites le dominent;.il ne pense point par lui-même. Ses jugements lui sont inspirés par ses intérêts, par son milieu, par le simple plaisir de faire un mot5. Les moins sots, ceux qui pensent et qui écrivent, prosateurs et poètes, flattent les goûts du public, lui versent la morale conventionnelle dont son rigorisme de surface a besoin pour cacher ses vices. Quant à ceux dont le génie s'exprime librement, l'humanité les méconnaît.
Les mœurs et les institutions sont pires encore : dès sa naissance l'homme est déformé par l'éducation qu'il reçoit : ses instincts sont comprimés; les vérités lui sont cachées; on ne lui apprend qu'une science de mots, qu'une vertu de convention, toute en dogmes étroits et en formules. Quand la vraie vie s'ouvre à lui, mal préparé à l'affronter, il y entre avec méfiance; il y apporte son habitude de substituer les préjugés, les idées toutes faites, les mensonges, à la réalité. Ou bien, comme il arrive pour Don Juan, son ignorance lui fait commettre les pires sotlises 6. Les mêmes contraintes pèsent sur l'homme fait : les usages et les lois l'enserrent, le torturent, le poussent à la révolte ou l'amènent doucement à l'hypocrisie, et de toutes façons le rendent malheureux. La famille produit divisions et haines : enfants rebelles et ingrats, parents durs, époux désunis 7.
l. Ch. XI, st. 5.
2. Cf. le couplet sur l'hypocrisie, ch. X, st. 34.
3. Wherefore the ravishing did not begin ?
(Ch. VIII, st. 132.)
4. Les raisons personnelles dont nous avons parlé ont fait revenir Byron à maintes reprises sur l'avarice.
5. Cf. le tableau d'une société mondaine chez lady Amundeville (ch. XIII).
6. Cf., dans le chant I, le tableau de l'éducation de Don Juan.
7. Ch. III, st. 59 et suiv.
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Quant aux rapports sociaux, ils sont dénaturés par la préoccupation constante de se duper les uns les autres. La justice qui prétend les régler, aggrave l'iniquité : juges, avocats, gens d'affaires, obscurcissent la vérité : ce sont des « ramoneurs moraux » (moral chimney-sweeper). « Leur balai légal » (legal broom) est revêtu d' « une suie tenace » (endless soot) 1. L'homme n'est, en somme, qu'une pauvre créature incapable de grandes pensées et de grandes actions; les seules passions qui le mènent sont : l'ambition, l'ivresse, l'amour, l'argent. C'est là qu'aboutissent tous ses désirs. Voilà « la sève sans laquelle le tronc de l'arbre de la vie serait dépouillé de ses branches2 ».
Le poète a mêlé à cette satire générale de l'homme une satire plus particulière : c'est celle des différentes nations de l'Europe au xixe siècle. A l'époque où Byron écrit Don Juan, l'Europe est dans un état de crise morale et politique qui explique certaines tendances du poème. La colossale secousse imprimée au vieux monde par la Révolution française semble calmée; les trônes ébranlés ont repris leur stabilité ; l'élan qui un moment a agité les peuples et les a entraînés vers l'affranchissement est arrêté; la tyrannie triomphe à nouveau; la liberté est profanée; toutes les aspirations qui avaient soulevé l'humanité sont étouffées; seules quelques agitations prouvent que le foyer allumé n'est pas véritablement éteint et que la flamme n'attend pour brûler de nouveau qu'un souffle favorable : la Romagne tente de s'affranchir du joug autrichien; la Grèce se soulève; des sociétés secrètes se forment; mais ces mouvements ne font qu'alourdir le joug des rois. Cette victoire du despotisme remplit le poète de pitié pour la foule esclave, et de fureur contre les tyrans de toute nature : rois, grands, riches et nobles, prêtres et soldats qui contribuent à l'asservissement général. Waterloo lui apparaît comme la date fatale où la liberté fit faillite. Aussi prend-il
1. Ch. 1, st. 189, et X, st. 14, 15.
2. Glory, the Grape, Love, Gold, in these are sunk
The hopes of all men, men of every nation;
Without their sap, how branchless were the trunk
Of Life's strange tree, so fruitful on occasion !
(Ch. II, st. 179.)
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de préférence comme cible le vainqueur de Napoléon, Wellington. Dans les coups répétés qu'il lui porte, il y a bien sans doute un désir malicieux de ravaler le héros national, objet de la vénération de ses compatriotes, et une admiration mal déguisée pour le génie du vaincu ; peut-être y a-t-il aussi quelque dépit contre l'homme de guerre qui détourne à son profit l'attention publique ; mais il y a surtout une colère sincère contre le général dont la victoire « a réparé la béquille de la légitimité1 ». « Vous auriez pu, lui dit-il, délivrer l'Europe échappée à l'union de& tyrans et être béni de rivage en rivage. Et maintenant quelle est votre gloire?... Écoutez les cris de votre patrie affamée! Voyez le monde, et maudissez vos victoires 2! » Il prend plaisir à le diminuer, à nier son mérite. Il affirme même qu'il a été vaincu à Waterloo 3. Il ne voit en lui qu'un sot vaniteux dont toute la gloire est faite de croix et de pensions 4.
Après le Duc de fer, l'homme auquel le poète en a le plus est George IV. Il ne pardonne pas à ce prince d'avoir fait de l'Angleterre le champion de la tyrannie au dehors, d'avoir au dedans étouffé la liberté et affamé ses propres sujets 5.
Mais cette révolte de Byron contre ceux qui ont ainsi ramené l'Europe en arrière, ne s'enferme pas dans une satire individuelle. Elle éclate à tout propos en réflexions douloureuses,
1. You have repair'd Legttima.cy's crutch! (Cli. IX, st. 3.)
2. You might have freed fallen Europe from the unity
Of tyrants, and been blest from shore to shore :
And now what is your fame'?...
Go! hear it in your famish'd country's cries! *
Behold the world! and curse your victories!
' (Ch. IX, st. 9.)
3. Ch. VIII, st. 48, 49.
4. Ch. XIII, st. 4, 49; ch. IX, st. 5. — Cf. la fameuse tirade qui commence le. chant IX et le calembour sur le nom de Wellington, prononcé Vilain-ton, comme- dans la chanson de Béranger. — Cf. aussi ch. XI, st. 82, où Byron parle de la. physionomie stupide du duc.
I have seen a duke
(',No matter which) turn politician stupider,
If that can well be, than his wooden look.
5. Ch. VIII, st. 126. " L'Irlande peut mourir de faim; le grand George pèse-
127 kilogr. » (Though Ireland starve, great George weighs twenty stone). —
Cf. encore, ch. X, st. 86 et suiv.
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ironiques ou indignées contre une aristocratie corrompue, intéressée, sans élans généreux; contre un organisme social dans lequel triomphent encore la guerre, les ravages du despotisme, les exactions des rois, la soif des honneurs, les mensonges des lois, des institutions, des croyances.
Byron songeait, nous l'avons vu, à faire le tableau de cette universelle corruption dans tous les états de l'Europe, en promenant successivement son héros à travers chacun d'eux. Il n'a réalisé qu'une partie de son programme : Don Juan, né en Espagne, vit quelque temps dans les îles de la Grèce, en Turquie, en Russie, en Angleterre; il ne fait que traverser l'Europe centrale et ne s'arrête même pas en France. Le tableau reste donc inachevé et, sauf pour l'Angleterre, les traits en sont, il faut l'avouer, vagues et superficiels. L'auteur a peint ce que l'observation rapide du touriste en voyage a pu lui faire connaître ou ce qu'il a puisé dans ses lectures. Il n'a pas pénétré la vie intime, les caractères essentiels et significatifs, les formes spéciales que les passions, les travers et les vices communs à l'humanité prennent dans chaque pays, sous l'influence du climat, des lois, des croyances et des races. Sa peinture ne montre guère que quelques manifestations apparentes des mœurs nationales. En Espagne, il a vu les superstitions d'un catholicisme tout formel, la sensualité des femmes; en Turquie, les drames mystérieux du sérail, les houris et les eunuques : un pittoresque vieilli et conventionnel; en Russie, le despotisme des tzars et la servilité de la noblesse : tout cela aperçu du dehors, en passant, sans recherche des causes, sans étude des phénomènes par lesquels se révèle l'originalité d'un peuple. Aussi cette satire des nations européennes demeure-t-elle la partie la plus vague et la plus banale du poème. Byron y attaque ce qu'il a vu, qui n'est qu'une image imprécise et toute extérieure d'une réalité dans laquelle il n'est pas entré.
Tout autre est la satire des mœurs anglaises. Ici, Byron est dans un domaine qu'il connaît, dans son propre milieu. Il ne s'arrête pas simplement à ce qui frappe l'œil surpris de l'étranger, à une mode, à une particularité extérieure; il met à nu l'âme
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même de la nation et il en révèle les dessous. La satire tourne aussitôt au pamphlet; aussi faut-il se méfier et ne point prendre à la lettre une critique inspirée beaucoup moins par un sentiment désintéressé de moralité que par des griefs privés. Qu'on lise la réponse qu'il adressa aux Remarques sur Don Juan parues dans le Blackwood's Edinburgh Magazine 1, et l'on y verra au ton, à l'énumération des injustices dont il se prétend victime, la violence de ses ressentiments.
Il y avait, d'ailleurs, entre les Anglais et lui une mésintelligence naturelle. A ces rigides observateurs des devoirs familiaux, des conventions sociales, de la dignité extérieure et de la tenue, il offrait le spectacle d'une vie délibérément affranchie de toutes les obligations de la famille et de la société 2. Ce désaccord a exagéré la tendance habituelle du poète à s'insurger contre l'opinion publique. La satire anglaise révèle un désir manifeste de blesser des sentiments particulièrement chers à des âmes puritaines, en exaltant le dérèglement, l'indépendance de la pensée et de la conduite, en raillant la vertu, la religion, la respectabilité, les institutions mêmes qui sont l'orgueil de tout bon Anglais.
La haine de Byron s'épanche avec joie; il se complaît à humilier ses compatriotes, à les faire tomber de leur piédestal devant l'Europe. Comme il les connaît bien, il sait quelles critiques blesseront davantage leur amour-propre. Il porte ses coups là même où ils se croient invulnérables et doivent souffrir le plus d'être frappés. Armé de son balai, le poète ôte les toiles d'araignées qui tapissent les appartements de ses concitoyens 3. Leur défaut national est le cant. C'est la morale des. apparences : une tendance à attacher la honte moins à la faute qu'au scandale, et à donner au mal un air de dignité qui impose.. A l'inverse de l'hypocrisie, qui baisse les yeux et se fait humble,
1. No d'août 1819 (t. V, p. 512 et suiv.). La réponse de Byron est dans les.
Mémoires, t. II, p. 205 et suiv.
2. Cf., il ce propos, les observations de Moore, t. II, p. 134.
3. With a roft besom will I sweep your halls,
And brush a web or two off the walls.
(Ch. X, st. 84.)
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le cant a fière allure; il regarde en face, le front haut; il prend à la vertu son panache et en pare le vice. Il est le pavillon qui dissimule la pire marchandise : sous ses plis se cachent l'intolérance, l'impudeur, l'avidité, la sottise. Il enveloppe toutes choses d'un voile mensonger. Par lui, l'Angleterre dupe tous les autres peuples. C'est ce mal secret que Byron a mis à nu.
Il le représente dès le principe sous une forme symbolique et humoristique qui le rend particulièrement sensible : quand l'étranger arrive à Londres par la route de Douvres, il gravit la « colline du Chasseur » (Shooter's Hill) et découvre soudain, avec admiration, l'énorme capitale qui étale à ses pieds les mille cheminées de ses usines et les innombrables mâts de ses vaisseaux. La ville lui apparaît à ce moment comme un fourneau d'alchimiste, d'où sort la richesse du monde 1. Il contemple cette reine de l'industrie et du commerce, et derrière la fumée qui l'estompe, le coeur ému, il entrevoit l'asile de la liberté et de la sécurité personnelle, le sanctuaire des lois, de la justice, de la chasteté; le temple du confort et du bien-être. « Ici, s'écrie-t-il, est le séjour d'élection de la liberté, ici résonne la voix du peuple que ne peuvent étouffer tortures, prisons, inquisitions.... Ici les épouses sont chastes, pure est la vie ; ici les gens ne font que ce qui leur plaît,... ici les lois sont inviolables,... il n'y a pas de piège tendu au voyageur2.... » Et plein d'enthousiasme il s'avance, quand soudain un couteau brille à ses yeux, et quatre drôles en embuscade lui demandent la bourse ou la vie3. S'il peut sauver l'une et l'autre, l'étranger n'échappera pas aux douaniers et aux aubergistes experts en l'art de dépouiller4. Et peu à peu il découvrira la véritable Angleterre comme il a décou-
1. Ch. X, st. 82 et 83.
2. And here, he cried, is Freedom's chosen station;
Here peals the people's voice, nor can entomb it
Racks, prisons, inquisitions...
Here are chaste wives, pure lives; here people pay
But what they please...
Here laws are all inviolate; none lay
Traps for the traveller.
(Ch. XI, st. 9 et 10.) Cf. aussi la st. Il.
3. Ch. XI, st. 11 et 12.
4. Ch. X, st. 69.
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vert le véritable Londres, non plus la ville de la splendeur et de l'opulence, mais la cité du brouillard, de la boue et de la misère. Sous cette façade de libéralisme et de prospérité qui illusionne le monde, il verra agoniser les anciennes vertus et mourir la vieille gloire 1. Il verra la liberté enchaînée 2, les lois foulées aux pieds, un gouvernement conservateur et tyrannique; une Chambre des communes convertie en « machine à impôts 3 » ; le peuple « écrasé comme du sable par des esclaves à cheval4 » et hors d'état de payer; les petits propriétaires, les gentilshommes de province mécontents et inquiets; seuls les ministres et les commis, nourris par les taxes et s'engraissant du denier public5.
Ainsi, une société qui a exagéré dans ses dehors la sévérité du puritanisme n'a fait, en réalité, que perfectionner l'art de dissimuler le vice sous un décorum solennel et ennuyeux. Le règne de George IV est devenu le règne du cant. Celui-ci est partout : il est dans l'avidité des convoitises0, dans la pudibonderie du langage, et dans la corruption des mœurs 7; dans la pruderie de la femme lente à conquérir, mais dont la conquête est pleine de surprises8; dans les clameurs du monde contre les passions sincères et dans sa complicité indulgente pour les amours discrètes 9 ; dans la vertu lucrative des écrivains moralistes et des critiques 10; dans le pédantisme des bas-bleus Il.
Entraîné par ses rancunes, Byron promène son héros dans ce pays de « faux-semblant » et en découvre les différents aspects. Ce sont les salons avec leur nullité et leur morgue, leurs intri-
1. Ch. X, st. 66.
2. Ch. X, st. 68.
3. « A tax-trap », ch. XI, st. 83.
4. I bave seen the people ridden o'er like sand
By slaves on horseback.
(Ch. XI, st. 84.)
5. Ch. XI, st. 40, 41.
6. Ch. XVI, st. 72 et suiv.
7. Cf., pour l'hypocrisie de l'amour, le chant XII, st. 55-80.
8. Ch. XII, st. 75 et 76.
9. Cf. ch. XII, st. 64, 65, 66, 78.
10. Ch. III, st. 93, à rapprocher de la lettre du 25 décembre 1822 à Murray.
11. Ch. IV, st. 108 et suiv.
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gues, leurs commérages et leurs médisances, les manèges des amoureux, les coquetteries des femmes qui promettent et ne donnent rien; les manœuvres des coureurs de dot; la diplomatie dangereuse des filles à marier et des mères de famille1 ; tout le mélange d'orgueil, de caprice, de mode et aussi ce marchandage spécial qui constitue à Londres l'art d'aimer2.
Après l'amour romanesque et passionné du Midi, Don Juan fait en Angleterre l'expérience d'un amour moitié pédantesque, moitié commercial, qui aboutit au chantage et remplace par les dommages-intérêts le poignard jaloux de l'époux ou de l'amant 3.
Au sortir des salons ce sont les luncheons, les dîners, la vie banale et épuisante des gens du monde, jeunes sans jeunesse, joueurs, buveurs, criblés de dettes qui, « un jour après avoir voté, dîné, bu, joué, couru les mauvais lieux, vont ajouter un nouveau lord au caveau de leur famille4 ». C'est aussi la vie de château, réunion hétérogène de grands seigneurs, de poètes à la mode, de beaux esprits, de magistrats, de grandes dames, de bas-bleus et de coquettes; les uns gourmés et importuns, discutant des affaires de l'État avec une grave banalité, les autres « flirtant » avec décence le jour et se donnant la nuit des rendez-vous; ceux-ci cherchant à placer leurs mots d'esprit, ceux-là médisant et moralisant 5.
La satire est ici plus pittoresque que profonde; les traits en sont malicieux plus qu'acérés : le poète s'amuse avec humour; il déchire en badinant. Il peint toute une galerie de types originaux, citadins et campagnards, en homme bien informé des mœurs provinciales. C'est le châtelain, protecteur dédaigneux des hobereaux et des fermiers de l'endroit; prodigue de sa fortune et de ses amabilités; influent et jaloux de son influence; ami de la liberté et du ministère; défenseur de l'ordre et des
1. Ch. XII, st. 59-61.
2. Ch. XI et XII, passim.
3. Ch. XII, st. 65 et suiv.
4. And having voted dined, drank, gamed, and whored,
The family vault receives another lord.
(Ch. XI, st. 74.)
5. Cf. la fin du chant XIII.
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lois, en même temps que de ses places et de ses émoluments1. A sa table se pressent des « countrymen » hauts en couleur, grands mangeurs et joyeux buveurs; des révérends, « membres corpulents de l'Église, collecteurs de dîmes, et faiseurs de bons mariages2 »; des squires importants, des squiresses cérémonieuses : tout un milieu guindé et susceptible, intransigeant sur ses droits, d'ailleurs vain et ennuyeux.
Byron a représenté là un monde sot et égoïste, enfermé dans ses traditions et ses préjugés, obstinément attaché à ses antiques privilèges, hostile à toute innovation, à toute réforme libérale, sans pitié pour les misères du peuple, aveugle sur les besoins et les aspirations de la société moderne.
A la lisière de cette société étroitement conservatrice vivent les gens de lettres : ceux-ci reflètent l'état de la moralité publique. Leurs œuvres sont honnêtes et ennuyeuses, ils prêchent en vers ou en prose, et « Pégase a pris avec eux un amble psalmo- dique3 ». A leur morale de clergyman, ils mêlent d'interminables descriptions et toute une friperie de colporteurs* qui a remplacé dans le goût public les mâles beautés de Pope et de Dryden. Ces attaques de Byron, légitimes quand elles s'adressent aux bavardages d'un Southey5, sont en général injustes pour les lakistes, pour leur réalisme scrupuleux et sobre, pour leur sensibilité discrète qui a su animer les plus humbles créatures de l'univers. Sans doute, le génie tourmenté de l'auteur de Manfred ne pouvait guère comprendre l'art minutieux avec lequel Wordsworth peint et fait vivre une fleur des champs, la vérité et la fantaisie si gracieusement unies dans ces poèmes où Coleridge décrit les ruines des vieux manoirs et ressuscite les âmes plaintives des héros d'autrefois. L'admirateur de Pope et
1. Ch. XVI, st. 70 et sut.v.
2. There were some massy members of the church,
Takers of tithes, and makers of good matches.
(Ch. XVI, st. 80.)
3. And Pegasus hath a psalmodic amble.
(Ch. XI, st. 57.)
4. Ch. III, st. 93 et 100.
5. Ch. III, st. 97.
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de Milton devait être insensible à ces grâces sobres et délicates. Il le disait dans le pamphlet qu'il avait écrit en réponse aux critiques du Blackivood's Magazine : « La vraie cause de l'état déplorable de la poésie anglaise contemporaine doit être imputée à l'absurde et systématique dépréciation Ide Pope l ').
Mais dans ces critiques il y a autre chose qu'une antipathie naturelle de goût. L'acrimonie du ton révèle la jalousie du poète méconnu envers des confrères en possession de la faveur publique. La satire ne s'attaque pas ici aux idées et aux systèmes, mais aux personnes.
Telle est bien, si l'on veut juger dans son ensemble la valeur de ce vaste pamphlet qu'est le Don Juan de Byron, la conclusion à laquelle il faut aboutir : comme partout ailleurs, le poète a si intimement mêlé tout ce qui intéresse sa personne et sa vie aux idées générales qu'il exprime, que l'œuvre perd toute signification objective. Ses jugements sont toujours obscurcis et déformés par des raisons particulières. Là même où la satire est l'écho des misères humaines, elle ne l'est que dans la mesure où le poète en a souffert lui-même : c'est lui qu'il plaint, en plaignant les hommes, et il interprète moins les revendications de la foule anonyme qu'il n'exhale ses propres rancœurs. Quand il attaque l'éducation puritaine et livresque de la jeunesse anglaise, il ne fait guère que rappeler ses souvenirs d'enfance. Quand il flagelle le cant, la sévérité du monde pour les infidélités au foyer; quand il montre les hypocrisies de la famille, il ne s'inspire que de sa rancune toujours inapaisée contre les injustices de l'aristocratie anglaise à son égard. Satire générale, spectacle à mille tableaux où défilent l'Europe et l'Humanité, Don Juan est bien cela, sans doute, et cela surtout, mais il ne l'est que comme le reflet des sentiments intimes du poète.
Le ton même de l'œuvre en trahit le caractère subjectif; il n'est jamais froid ni indifférent, mais toujours passionné, et la
1. Cf. Mémoires, t. II, p. 209.
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passion s'exprime tour à tour en termes violents, douloureux ou sarcastiques. Tantôt, sous l'ironie se dissimulent des larmes : « Si je ris, dit-il, c'est que je ne puis pleurer1 ». Sa gaîté est factice. Il le sent et s'en excuse : « Quand nous savons ce que nous sommes tous, nous devons gémir sur nous-mêmes; mais toutefois j'espère que ce n'est pas un crime de rire de tout, car je voudrais bien savoir si tout n'est, après tout, autre chose qu'une parade 2 ». Comme tous les grands ironistes, comme tous ceux qui ont sondé le cœur humain et fait le tour des choses, Byron est plus sensible à l'universelle tristesse qui émane de la vie, aux tragédies qu'elle renferme, qu'à la comédie du dehors et des attitudes. Si sa raillerie a l'humour de Swift, elle en a surtout l'âpreté.
Elle excelle aussi à mettre en relief les ridicules par une opposition inattendue du grotesque et du sérieux. Par l'introduction soudaine d'une bouffonnerie, la gravité d'une scène est détruite et une situation tragique réduite aux proportions d'une parade. De même, pour les sentiments : un mot, un détail facétieux, un rappel aux petites misères de la nature, au milieu d'un transport passionné de l'âme, ridiculisent la majesté humaine : tandis que sur le bateau qui l'emporte, Don Juan adresse de tendres adieux à la maîtresse qu'il a perdue, à l'instant même où, déchiré par la douleur, il s'écrie : « Aucun remède ne peut guérir un cœur malade », un plongeon du vaisseau lui donne un haut-lecœur. « 0 Julia, poursuit-il, quel chagrin est comparable au mien! » et aussitôt le mal de mer augmentant : « Pour l'amour de Dieu, donnez-moi un verre de liqueur 3! » La scène continue
1. And if I laugh at any mortal thing,
'T is that I may not weep...
(Ch. IV, s. 3.)
2. When we know what all are, we must bewail us,
But ne' ertheless I hope it is no crime
To laugh at all things — for 1 wish to know
What, after all, are all things — but a show?
(Ch. VII, st. 2. — Cf. aussi les premieres stances du chant XV.)
3. A mind diseased no remedy can physic...
Oh, Julia! what is every other woe?
For God's sake let me have a glass of liquor.
(Ch. II, st. 19 et 20.)
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ainsi, le poète s'amusant à entrecouper les élans amoureux de son héros de crampes d'estomac. Mais, que l'on y regarde de près, la plaisanterie est triste. Quel être pitoyable que celui dont une nausée suffit à interrompre les pathétiques épanchements! A-t-on jamais humilié et bafoué d'une façon plus aiguë l'orgueil humain? A-t-on plus malicieusement étalé la vanité grotesque et la misérable faiblesse de l'homme? Ne songe-t-on pas à ce grave magistrat décrit par Pascal, « qui se gouverne par une raison pure et sublime » et qui, au sermon « où il a apporté un zèle tout dévot », perd soudain sa gravité, parce que le prédicateur est enroué ou mal rasé?
Byron aime cette façon de railler ses semblables et de les ravaler; il recherche ces oppositions à la fois plaisantes et tristes de graves sentiments moraux et de vulgaires troubles physiques; ces associations imprévues de phénomènes disparates dont le contraste, en même temps qu'il fait sourire, évoque de sceptiques réflexions sur la valeur du « roi de la création ». Le rire de Byron n'est jamais si amer que dans ces facéties : il peint au milieu de la tempête le trouble des naufragés : les uns s'enivrent, les autres prient : « rien sans doute n'étant propre à calmer les esprits comme le rhum et la vraie piété 1 ». Tout le mordant de l'ironie naît ici encore du rapprochement de deux phénomènes I contraires : l'un moral, noble; l'autre, bassement physique et grossier; tous deux provoqués par les mêmes circonstances, et aboutissant au même résultat. De même, une chaloupe venant à disparaître avec les neuf hommes qu'elle porte et ses provisions, les survivants adressent des regrets à leurs compagnons, et ils en donnent aussi aux tonneaux de biscuit et de beurre2. Aux gémissements des mourants, aux plaintes des malheureux torturés par la faim, à ce tableau pathétique qui devait inspirer le sombre pinceau de Delacroix, se mêlent des facéties sur la répugnance de Don Juan à manger un morceau de son
I • There's nought, no doubt, so much the spirit calms
As rum and true religion?...
(Ch. II, st. 34.)
2. Ch. II, st. 61.
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précepteur 1 et sur les raisons de prudence qui empêchent les matelots de goûter à la chair succulente, mais contaminée d'un gros contremaître2. L'ode généreuse sur les aspirations de la Grèce vers la liberté, cette ode vibrante de patriotisme n'est que l'œuvre d'un poète rhéteur qui associe aux héros des Thermopyles les filles de Samos; Anacréon à Léonidas3. Partout, c'est la même antithèse, qui transforme en bouffonneries les choses les plus graves : la gloire qu'Ilion doit à Homère est rapprochée de celle qu'Hoyle donna au jeu de whist4. Les plus grands hommes sont rabaissés par le rappel d'un détail familier : Milton, ce prince des poètes, fut fouetté au collège; Shakespeare braconnait; Bacon acceptait des épices3.
Aux scènes touchantes et tendres succèdent des tableaux comiques: la description si gracieuse des amours d'Haydée est suivie d'une mascarade dans un sérail. Parfois le contraste s'exprime en un simple jeu de mots : « Soit stupidité de ceux qui les manœuvraient, soit précipitation ou gaspillage de leur part.... soit cupidité de quelque constructeur, sauvant son âme en fraudant sur la marchandise homicide, il n'y avait aucune solidité dans les nouvelles batteries dressées devant Ismaïl : elles manquaient n'étaient jamais manquées et ajoutaient beaucoup à la liste des manquants 6.
1. Ch. II, st. 78.
2. But he saved himself, because,
Besides being much averse from such a fate,
There were some other reasons : the first was
He had been rather indisposed of late;
And — that which chiefly proved his saving clause —
Was a small present made to him at Cadiz
By general subscription of the ladies.
(Ch. II, st. 81.)
3. Ch. III, st. 86.
4. Ch. III, st. 90.
5. Ch. III, st. 91, 92.
6. Whether it was their engineer's stupidity,
Their haste, or waste, I neither know nor care,
Or some contractor's personal cupidity,
Saving his soul by cheating in the ware
Of homicide, but there was no solidity
In the new batteries erected there;
They either miss'd, or they were never miss'd,
And added greatly to the missing list.
(Ch. VII, st. 27.)
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Cette ironie n'est point inoffensive et les critiques les moins sévères parmi les contemporains du poète ne manquent pas d'en signaler le danger1. Le procédé est des plus habiles pour jeter le discrédit sur la vertu. Afin d'établir que les plus nobles sentiments ne sont que duperie et illusion, que l'amour, le patriotisme, la bravoure, la piété, ne sont qu'instruments d'intrigue, de mensonge et de crime, Byron commence par les peindre d'une façon si séduisante qu'on le croirait lui-même le plus enthousiaste de leurs dévots, jusqu'au moment où, brusquement, il découvre le fond de sa pensée par un sarcasme, un jeu de mots, un détail ridicule. Toute passion n'est ainsi exaltée que pour être aussitôt bafouée. C'est par là que Byron se rattache à la lignée de ces écrivains tantôt violents, tantôt humoristiques, toujours misanthropes, qui depuis Gascoigne et Joseph Hall jusqu'à Shelley, en passant par Ben Johnson, Dryden, Pope, Swift et tant d'autres, ont donné à la littérature anglaise jusque dans ses badinages la sévérité et la tristesse qui la distinguent des autres.
Ainsi il se dégage du poème de Byron une impression très nette de scepticisme et de pessimisme. Incapable de fixer lui- même sa croyance, renonçant à posséder jamais le bonheur qu'il a vainement cherché à travers l'Europe, qu'il a demandé, sans le trouver, à l'ambition, à l'amour, à l'amitié, à la poésie; témoin impuissant de l'échec du libéralisme et du retour de la réaction, Byron conclut amèrement à la faillite de la vertu, à l'impuissance de l'homme à réaliser aucun progrès politique et moral. Ce désenchantement est né chez le poète de la ruine de son idéal. Plus celui-ci fut élevé, plus la déception et le doute qui ont suivi furent profonds, irrémédiables. Pour avoir trop espéré de l'homme et trop attendu de la vie, Byron les a trop méconnus et dénigrés l'un et l'autre.
1. Cf. notamment l'article anonyme publié en février 1822 dans l'Edinburgh
Review, t. XXXVI, p. 413 et suiv.
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Il l'a fait d'abord avec la passion un peu naïve du jeune homme soudainement déçu dans ses rêves : Childe Harold fut l'expression la plus véhémente de cet état d'âme. Dans la suite, le ton devint plus calme. Au contact prolongé de la réalité, les indignations du début s'atténuèrent; elles se changèrent en persiflage; d'abord déclamatoire la douleur devint caustique. Cette seconde phase a produit Don Juan. Celui-ci est un Childe Harold mûri par l'expérience, qui n'estime plus assez ses semblables pour s'indigner contre eux. Childe Harold ne peut pardonner à l'humanité d'avoir détruit son rêve, et il lance contre elle tous les anathèmes. Don Juan, plus sceptique, a pris le parti de jouir de la vie pour n'en point souffrir. Il connaît les hommes et sait ce qu'il est opportun d'attendre d'eux; il ne fait aucun fond sur leurs vertus et s'amuse de leurs vices.
Mais il n'arrive pas dès le principe à ce dilettantisme philosophe. Les aventures le mûrissent; il se transforme au cours des événements, et dans les pays qu'il traverse. L'adolescent fougueux qu'il est au début devient à la fin un homme calme, avisé, qui domine la vie. Cette évolution se fait lentement, en plusieurs périodes.
Don Juan est d'abord un enfant qui porte en lui les sentiments chaleureux de sa race ; comme le héros de la légende espagnole, il est Sévillan et de sang goth. Ce « bambin à la tête bouclée» est déjà un « franc vaurien, malin comme un singe depuis sa naissance1 », de cœur ardent, d'intelligence prompte, bon d'ailleurs et sans vices. A quinze ans, ses sens jusqu'alors assoupis s'éveillent brusquement : l'âge, le tempérament, le climat, l'occasion, tout s'unit pour révéler à Don Juan le mystère d'amour. Il le découvre, sans les souillures ni les bassesses qui accompagnent souvent la première initiation, presque chastement. Son cœur l'entraîne et il ne sait lui-même où il va le mener; la nature l'appelle et il cherche d'où vient la voix qui parle en lui. Timide, inquiet, il fuit dans les bois solitaires le mal inconnu
I • A little curly-headed, good-for-nothing
And mischief-making monkey from his birth.
(Ch. I, st. 25.)
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qui le tourmente. Puis ce sont les soupirs, les rougeurs, les regards à la dérobée, toutes les émotions et tous les embarras que l'amour cause à une âme novice. La sienne s'ouvre comme une âme de vierge, ignorante d'elle-même et des raisons de son trouble. Mais, quand il a une fois « connu l'arbre de la science »
il mord avec furie dans ses fruits. Il aime comme un être vigoureux, sensuel, qui accomplit sa fonction. Sous la force de l'instinct « il nage sans malice dans la volupté ». C'est un « bouillon de jeunesse 1 » qui déborde. L'écolier comprimé, nourri de sages leçons, tout confit dans la morale et la religion, hume désormais le plaisir comme le poulain échappé hume l'espace. Il croit d'abord aimer celle qui fut son initiatrice : mais ce n'est pas une femme qu'il aime, c'est la femme. A peine séparé de Julia, il se console dans les bras d'Haydée. Il n'y a point là chez lui ingratitude, trahison, recherche de voluptés nouvelles : c'est la passion qui s'étale sans voile comme l'enfant étale innocemment sa nudité.
Tel est le premier état d'âme du héros, la première phase de son évolution. C'est l'adolescent en qui la nature s'épanouit librement; c'est un être d'instinct, un peu naïf et tendre que la vie n'a pas encore desséché et que les hommes n'ont pas corrompu.
Mais ses premières aventures, la barbarie des mœurs qui séparent sans pitié les êtres faits pour s'aimer, les malheurs qui s'accumulent, le premier contact avec le mal, tout se réunit pour donner à Don Juan le sentiment de la réalité, pour calmer son tempérament et le mûrir. Déjà sur le navire qui l'emporte captif loin de sa maîtresse, il rencontre un Anglais, prisonnier comme lui, plus âgé et plus accoutumé aux caprices de la fortune. Les discours de ce compagnon, son sang-froid et son indifférence apprennent au jeune héros à estimer plus justement la valeur des choses et des hommes, à calmer ses engouements „ et à moins souffrir de ses déceptions. Mieux informé de la nature des sentiments humains et de leur instabilité, Don Juan ne com-
1. « A broth of a boy. "
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prime pas, sans doute, du premier coup sa spontanéité, la vivacité de ses colères et de ses enthousiasmes : il a, dans le sérail du sultan, des indignations et des scrupules qui font plus honneur à son honnêteté qu'à sa prudence; devant les murs d'Ismaïl, il se conduit avec une fougue et une générosité encore juvéniles. Mais, la cour de Russie qu'il fréquente ensuite, les intrigues auxquelles il est mêlé, la vue des passions qui couvent dans un tel milieu, lui donnent peu à peu l'habitude de se maîtriser, d'obéir plus aux conseils de sa raison qu'aux impulsions de son cœur.
Le voilà désormais guéri de ses premières ardeurs et de ses illusions. Le jeune homme qui ne voyait à la vie d'autre raison d'être que l'amour, est devenu sensible à l'ambition : il cultive les grands, ménage sa fortune. Sa liaison avec Catherine ne ressemble guère aux candides ivresses d'antan : c'est un amour plus pratique encore que sentimental, qui paie moins en voluptés qu'en honneurs; c'est presque un amour de raison dont le héros se repose par d'autres distractions où il perd encore de ses illusions, et un peu de sa vertu. Il devient plus égoïste, plus réservé, et quitte la Russie ayant appris à se dominer et à se conduire, à tirer parti des circonstances et des hommes, à n'être la dupe ni de lui-même, ni d'autrui.
L'Angleterre va achever sa transformation. En ce royaume des affaires et de l'hypocrisie, Don Juan se perfectionne dans l'art de manier ses semblables, d'évoluer sans heurt dans le conflit des intérêts et des passions, de connaître les faiblesses humaines et d'en profiter. Le monde et ses mille pièges, les intrigues des politiques ne le prennent pas en défaut. Désormais maître de sa sensibilité, expert à ne se pas laisser duper par des entraînements où sa raison n'aurait point de part, il manœuvre avec habileté à travers les filets que les coquettes, les mères et les jeunes filles lui tendent de tous côtés. En même temps, il sait ménager chacun et ne blesser personne : affable sans prétention ni fatuité, il impose sa supériorité par le soin même qu'il apporte à la dissimuler, et il tire sa principale séduction de son indifférence apparente à séduire. Son sérieux plaît aux
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hommes, sa modestie charme les femmes. Il excelle dans l'art de s'accommoder aux circonstances et aux personnes et de paraître ce qu'il est opportun qu'il soit. « Calme, distingué, gai mais non bruyant, insinuant sans insinuation; observateur des faiblesses du monde, mais ne le montrant jamais dans la conversation, fier avec les fiers, mais fier avec courtoisie, de façon à leur faire sentir qu'il connaissait son rang et le leur, sans lutter jamais pour la première place il ne la laissait à personne ni ne la réclamait pour lui 1. »
La vie anglaise, on le voit, a déteint sur Don Juan. Il a appris à se renfermer, à garder ses sentiments et ses opinions ou à n'en livrer que ce qu'il juge utile d'en faire connaître. En amour, il est devenu réservé, plus déférent qu'entreprenant, ingénieux à se modeler sur l'idéal d'une femme et à se faire le héros de son imagination. Tour à tour badin et grave, sentimental et léger, il excelle à entrainer tout doucement un cœur à ses fins, sans laisser deviner où il veut en venir. Le voilà transformé en un politique prudent qui joint au tact inné du grand seigneur la finesse d'un diplomate, la pénétration d'un psychologue, le jugement avisé d'un sage, instruit par l'expérience. L'adolescent, tout en dehors et quelque peu naïf, est définitivement mort en lui : l'homme formé par la vie a pris sa place. Désormais sa raison mûrie n'est plus la dupe de son cœur.
Tel est le Don Juan que Byron a conçu et telles sont les étapes de son évolution. C'est, en résumé, un héros généreux, enthousiaste, épris de grands sentiments et de nobles idées; avide de beauté, d'amour, de gloire; aspirant à jouir avec toutes les forces de son être des joies que la nature et la vie offrent à un corps vigoureux, à un esprit ardent; tout prêt à dépenser à travers le monde les passions dont il déborde. Mais la réalité
1. Serene, accomplish'd, cheerful but not loud,
Insinuating without insinuation; s
Observant of the foibles of the crowd,
Yet ne'er betraying this in conversation;
Proud with the proud, yet courteously proud,
So as to make them feel he knew his station
And theirs without a struggle for priority,
He neither brook'd nor claim'd superiority.
(Ch. XV, st. 15.)
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fane les fleurs de poésie qui germaient en lui. Au contact des désillusions, des douleurs, des méchancetés humaines, ses rêves s'envolent, ses ardeurs se calment, son cœur se refroidit. Sa spontanéité naturelle s'efface et fait place au calcul. La raison, le doute, le mépris chassent l'imagination, la foi, l'enthousiasme.
Ce Don Juan dont l'idéal a été graduellement étouffé par les vulgarités de l'existence, reste cependant honnête et sympathique dans ses désillusions et son scepticisme. A l'inverse du héros traditionnel, il n'est pas méchant. Il n'y a plus rien en lui du débauché égoïste que les âges précédents avaient représenté. S'il séduit encore les femmes, c'est spontanément, par sa beauté, par sa jeunesse, par tous les charmes de son corps et de son esprit; il n'exerce envers elles ni violences, ni ruses; il ne cherche pas à les tromper par de faux serments, par des pro- . messes mensongères : il est toujours sincère dans ses amours.
Le Don Juan espagnol, recueilli à moitié noyé par une pêcheuse, séduit sa bienfaitrice en lui offrant de l'épouser et l'abandonne ensuite sans vergogne. Le Don Juan de Byron ne cherche pas à plaire à Haydée : ils s'aiment tous deux en même temps, et d'un même élan de leurs cœurs, sans le vouloir; leur amour finit sans trahison : c'est une force étrangère qui les sépare et, si la jeune fille, plus sensible, meurt du départ de son amant, celui-ci ne la quitte qu'enchaîné, déchiré de douleur et de rage impuissante.
Et c'est là un des traits qui le différencient le plus de ses aînés : ceux-ci étaient incapables d'aimer; lui, au contraire, il aime. L'amour n'est pour lui ni un triomphe de vanité ni un désir passager; c'est un instinct irrésistible qui emporte l'âme et les sens, une loi universelle de la nature à laquelle il obéit sans songer à mal. Aussi, même dans ses amours les moins chastes, y a-t-il une certaine pureté et un fond d'innocence. L'incessant besoin de changement qui tourmentait les autres n'était qu'une forme de la luxure, que la recherche, brutale ou raffinée suivant les cas, d'une nouvelle sensation. Pour lui, ce $ sont des circonstances indépendantes de sa volonté qui le font
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<. aimer en tant d'endroits différents; mais il n'est pas inconstant par tempérament. Il n'y a en lui ni satiété immédiate, ni curiosité perverse : son cœur s'attache et se fixe; en toute femme, il poursuit le même objet : Haydée, Julia et les autres ne sont pour lui que des incarnations à peine différentes de l'amour.
C'est par là qu'il est déjà romantique. Son inconstance n'est qu'un hommage rendu à la Femme. De même que l'artiste n'aime pas pour eux-mêmes les corps différents qu'il admire, mais parce qu'en chacun d'eux est contenu son idéal, de même que son admiration pour l'un ne fait point de tort à son admiration pour l'autre : ainsi ce que Don Juan adore dans chaque femme, c'est une image de la beauté qu'il conçoit : il peut les aimer toutes sans en trahir aucune1.
D'autre part, son amour a des effusions sentimentales et lyriques que ses prédécesseurs ne connaissaient pas. Son idylle avec Haydée est le duo romanesque de deux êtres qui planent , au-dessus de la vie2. Ils vont promener leurs extases au bord de la mer, à l'heure mélancolique où le soleil se couche; ils se chuchotent « ces douces phrases qui sembleraient absurdes à ceux qui ont cessé de les entendre ou qui ne les ont jamais entendues3 ». Don Juan est parfois pensif; il aime les rêveries le soir dans la chambre gothique devant laquelle se balance un saule et où le murmure lointain d'un lac arrive à ses oreilles enveloppé du mystère de la nuit '. Il se complaît dans « ces pensées douces et amères à la fois, qui bannissent le sommeil, font ricaner les gens du monde et pleurer les jeunes gens 5 ». Il a des heures sombres et des tristesses dignes de Werther. Il a en
1. Cf., ch. III, les strophes 211 et 212 dans lesquelles Byron a très nettement exprimé cette conception.
2. Ch. IV, st. 17 et suiv.
3. Sweet playful phrases, which would seem absurd
To those who have ceased to hear such, or ne'er heard.
(Ch. IV, st. 14.)
4. Ch. XVI, st. 15.
5. He meditated, fond
Of those sweet bitter thoughts which banish sleep,
And make the worldling sneer, the youngling weep.
(Ch. XVI, st. 110.)
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même temps ce charme presque fatal des héros romantiques, qu naît à la fois de l'étrangeté de ses aventures, de ses amours orientales dans le sérail et avec une impératrice, de ses exploits au siège d'Ismaïl, du demi-mystère qui entoure sa vie, de sa beauté et de son intelligence. Il excelle dans tous les exercices du corps : il monte à cheval, il chasse, il nage, il danse mieux que personne, il a un art unique de s'habiller; sa tournure, son air sont tels que Psyché elle-même le prendrait pour Cupidon '.
Ces rares qualités, qu'assaisonne pour le goût des femmes un léger piment de libertinage, lui font une resplendissante auréole. Aussi n'a-t-il pas à faire les premiers pas en amour. Ce sont les femmes qui vont à lui. Il inspire naturellement les passions; il attire les cœurs sans effort, sans même le vouloir. C'est Julia qui par ses soupirs et ses regards lui fait deviner ce qu'elle attend de lui. Haydée l'aime avant même qu'il se soit fait comprendre d'elle. Dès qu'il parait à la cour de Russie, « les dam es se parlent à l'oreille, l'impératrice sourit 2 ». — « Les belles jeunes filles rougissent à sa vue, les dames mariées se teintent aussi de couleurs moins fugitives 3. »
Romantique par son lyrisme, par son don fatal d'inspirer l'amour, il l'est aussi parce qu'au lieu de représenter comme jadis un milieu social et un état de mœurs, au lieu d'être l'expression symbolique d'une réalité extérieure et objective, il n'exprime plus que la personnalité de son auteur. Les écrivains du xvIIe et du xvme siècle n'ont rien mis d'eux-mêmes dans son portrait. Qu'ils l'aient copié sur des modèles vivants ou sur des modèles antérieurs, ils ont fait passer en lui des sentiments et des idées empruntés à leur pays et à leur temps. Byron procède inversement : loin de faire de son héros un type général, il en fait la copie très individuelle, plus ou moins ressemblante
1. Ch. IX, st. 45.
2. The ladies whisper'd, and
The empress smiled...
(Ch. IX, Sl. 46.)
3. Fair virgins blusli'd upon him; wedded dames
Bloom'd also in less transitory hues.
(Ch. XI. st. 48.)
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d'ailleurs, de lui seul. Ce sont ses propres sentiments et ses idées personnelles qu'il met en lui. Il lui prête ses goûts, ses sympathies, ses haines, ses dons physiques même, jusqu'à la hardiesse avec laquelle il traversa un jour le Bosphore à la nage. Tout en étant le moins byronien des héros de Byron, Don Juan se trouve être ainsi le plus semblable à Byron.
C'est la raison pour laquelle, contrairement aux Don Juan antérieurs, il est peint sous des traits sympathiques. En s'inspi- rant du portrait traditionnel, l'auteur se fût déprécié lui-même. Il est plaisant, au contraire, de constater que s'il a donné au héros toutes les qualités physiques, morales et intellectuelles qui constituent un homme supérieur et, à peu de chose près, parfait, il lui a laissé les seuls petits défauts qui semblent destinés à rehausser davantage ses mérites, et rendre sa perfection moins sévère et plus humaine.
Si, par ces différents caractères, Don Juan touche au romantisme, il lui manque cependant bien des éléments pour être vraiment romantique. Il n'a pas été conçu en dehors de toute vérité et de toute vraisemblance comme la plupart des héros issus de René et de Werther. En face de ces fantômes, produits d'imaginations en mal de chimères, de ces êtres malheureux sans vraie souffrance, malades sans maladie, dupes de sentiments indéterminés, de mots déclamatoires, incapables d'agir, en face de ces pâles et inconsistantes figures, le Don Juan de Byron se dresse encore dans la ferme attitude d'un mâle vigoureux, d'un homme d'action conscient des contingences et des réalités terrestres, trop sain et trop équilibré pour se laisser aller à un vague mysticisme.
La transformation subie par le héros du poème, la substitution au sujet primitif d'aventures nouvelles, parfois véritables et presque contemporaines, devaient entraîner des changements non moins importants dans le caractère et dans le rôle des femmes que Don Juan rencontre sur sa route. A cet égard, bien
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d'autres écrivains avaient déjà pris avec la fable les plus larges libertés : ni Shadwell, ni Goldoni, pour ne citer qu'eux, ne s'étaient souciés de conserver scrupuleusement les figures féminines que la tradition semblait avoir consacrées. Mais, sous un nom différent, on en retrouve cependant toujours quelqu'une dans leurs pièces. Byron, ici encore, a complètement innové, le sujet qu'il avait conçu ne pouvant s'accommoder d'aucun des personnages de la vieille légende. Les héroïnes du poème sont empruntées aux temps modernes, et aucun lien ne les rattache aux donna Anna, aux Tisbéa, aux Elvire des pièces espagnoles, italiennes et françaises.
Le poète en a peint un certain nombre, qu'il a prises dans divers pays et dans des milieux sociaux différents. Manifestement, il a voulu étudier le cœur féminin en général : jeunes et vieilles filles, épouses, mères, femmes du Nord et du Midi, femmes de la société et femmes de la nature, amoureuses, intrigantes, bas-bleus, il n'en a guère oublié dans sa revue. Ce qu'il en dit n'est ni profond, ni absolument original et plutôt malveillant. Il met en relief la prédominance dans ce sexe du sentiment et même de la sensualité sur la raison ; il note les ruses, les jalousies, les médisances, les mensonges qui constituent, à son dire, le plus clair de la personnalité féminine. Mais tout cela ne nous apprend rien de nouveau sur l'âme de la femme et ne sort guère de la banalité des jugements conventionnels. La psychologie de Byron manque de pénétration et de finesse. Il saisit peu la complexité des sentiments. Il voit mieux les manifestations extérieures des passions que les mouvements intimes du cœur.
Cependant, il établit des distinctions suivant les climats, les conditions et les âges. Il fait des catégories dans les tempéraments et les caractères. Villemain a prétendu que Byron n'a peint qu'une femme, la femme soumise à l'homme, capable de tout pour satisfaire son amour : en fait, le type est moins uniforme, au moins dans Don Juan. Sans doute, dans des poèmes comme le Giaour et le Corsaire, la femme n'appartient guère à la réalité : c'est une créature conventionnelle, toute à son amour
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et d'une simplicité psychologique absolue. C'est la femme telle que la peindra le drame romantique : amoureuse, passionnée, mais dont l'amour est sans nuance et toujours le même.
Dans Don Juan, la peinture de la femme est à la fois plus vraie et plus variée : c'est tantôt la jeune fille telle que la nature l'a faite, étrangère aux mœurs de la société, ignorante de ses contraintes, obéissant spontanément à des instincts qu'elle n'a pas appris à réprimer et dans lesquels elle ne soupçonne aucun mal. C'est la naïve Haydée, la Grecque élevée dans une île déserte, loin des hommes et du monde, pour qui la vue de Don Juan est la révélation soudaine de l'amour. Elle se donne sans coquetterie, sans défense, parce qu'aimer est une loi naturelle et bonne. En dehors de sa passion, la vie n'a plus pour elle de sens et elle meurt soudainement, comme privée de sa raison d'être, quand son amant lui est ravi.
A côté d'elle, Julia est la méridionale à la sensualité ardente, mal contenue par la sévérité des mœurs et la rigueur des lois. Bien qu'Espagnole, elle semble copiée sur ces Vénitiennes perverses dont Byron a tracé le portrait dans une de ses lettres1. C'est la ruse et c'est le mensonge mis au service de l'amour; un art de séduction à la fois instinctif et savant; une impudence déconcertante à nier la faute, à jouer la comédie de la douleur et de l'indignation. C'est la femme se débattant avec toute la violence de ses sens et la souplesse de son esprit contre les contraintes que le mariage oppose à la liberté de sa passion.
Il y a plus de brutalité encore dans le caprice grossier que la
1. " The Italian ethics are the most singular ever met with. The perversion, not only of action, but of reasoning, is singular in the women. It is not that they do not consider the thing itself a wrong, and very wrong, but love (the sentiment of love) is not merely an excuse fort it, but make it an actual virtue, provided it is desinterested, and not a caprice, and is confined to one object.... »
{Les mœurs italiennes sont les plus singulières que j'aie jamais rencontrées. La perversité, non seulement des actes, mais du raisonnement est singulière chez les femmes. Ce n'est pas qu'elles ne considèrent la chose elle-même comme coupable, et très coupable, mais l'amour (le sentiment de l'amour) non seulement la leur rend excusable, mais en fait sur le moment une vertu, pourvu qu'elle soit désintéressée, qu'elle ne soit pas un simple caprice et qu'elle
■demeure limitée à un seul objet.) (Lettre du 25 mars 1817 il Moore.)
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vue de Don Juan inspire à la Sultane. Comprimés pqr la claustration au sérail, ses sens supportent l'abstinence avec une impatience naturelle chez une créature jeune, ardente, habituée à satisfaire tous ses désirs, hors le seul qui lui tienne vraiment au cœur. Plus raffinée et non moins exigeante est la fureur amoureuse de Catherine, la Messaline du Nord : elle est à la fois la femme à tempérament, qui use les hommes, et la femme blasée qui cherche à varier ses sensations en passant du mâle robuste au jeune amoureux sentimentall. Toutes ces femmes, les unes avec une innocente spontanéité, les autres avec la perversité de l'expérience, ne sont au fond que des êtres sensuels, ne vivant que pour l'amour et s'y livrant avec la fougue irrésistible de jeunes animaux accomplissant leur fonction.
Le type change quelque peu en passant en Angleterre. Ici l'animalité se dissimule davantage; l'amour devient moins exclusivement matériel; il s'affine et s'intellectualise. Il n'en est d'ailleurs que plus pervers. Il semble avoir honte de lui- même; il ne s'offre plus avec candeur ou cynisme, mais sournoisement, avec des mines hypocrites. L'Anglaise est vertueuse à la façon d'une sirène 2 : elle a l'art de s'insinuer lentement dans les cœurs, plutôt que celui de les prendre d'assaut. Elle ne montre qu'une moitié de ses attraits, pour faire désirer davantage le reste3, et possède tous les talents qui servent le mieux les intérêts du diable. La grande passion est rare chez elle; la plupart du temps son amour n'est qu'affaire de mode : l'une est coquette, s'amuse au jeu cruel d'allumer les cœurs, et sans jamais dire non, ne dit jamais oui4; l'autre fatigue ses amants de ses caprices et de ses tendres querelles, passe de l'ardeur à l'indifférence, charme et tourmente tour à tours. Celle-ci joue la sentimentalité, celle-là la pruderie. La galerie est innombrable; depuis la jeune fille encore enveloppée du mystère de
1. Cf., dans le chant IX, les amours de Don Juan et de Catherine.
2. Ch. XII, st. 73.
3. Ch. XII, st. 74 et suiv.
4. Ch. XII, st. 63.
5. Ch. XIV, st. 64 et suiv.
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son ingénuité, jusqu'à la matrone expérimentée, aucune n'est oubliée.
Dans la foule, une seule se détache, que le poète a représentée sous des traits plus favorables, mais non sans une arrière-pensée malicieuse : c'est lady Amundeville, la patricienne accomplie, une « Diane d'Éphèse » anglaise, si sage qu'elle met en défaut toutes les insinuations de la médisance. Courtoise avec chacun, sans coquetterie; réservée et digne, elle accueille l'adoration des hommes avec l'indifférence d'une souveraine, et comme un hommage naturel. C'est un marbre d'une pureté immaculée, mais qu'anime un feu intérieur : « tel le volcan qui retient plus profondément sa lave sous la neige 1 », ou telle la bouteille de Champagne, qui, « condensée en un vin glacé, ne -conserve que quelques gouttes de son immortelle rosée.... plus violente que le jus le plus généreux exprimé de la grappe la plus mûre 2 ». Cette chaste épouse d'un homme trop froid et trop occupé pour satisfaire les besoins de son cœur éprouve bientôt pour Don Juan un amour inconscient qu'elle dissimule sous les noms de sympathie et d'amitié. Mais les agaceries d'une coquette au jeune homme, les attentions de celui-ci pour une voisine de table, éveillent en elle une jalousie qui la conduirait tout doucement à la défaite de sa vertu, si l'interruption du poème n'arrêtait en même temps sa chute.
Ce portrait, si flatteur qu'il soit, n'est pas tracé sans une intention ironique : lady Amundeville, la grande dame dont la dignité un peu froide tient à distance les galants, dont la sévérité s'effarouche des allures trop libres d'une amie, n'est pas
1. Beneath the snow
As a volcano holds the lava more
Within.
(Ch. XIII, st. 36.)
2. A bottle of Champagne
Frozen into a very vinous ice,
Which leaves few drops of that immortal rain,
Yet in the very centre, past all price,
About a liquid glassful will remain.
And this is stronger than the strongest grape
Could e'er express in its expanded shape.
(Ch. XIII, st. 37.)
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elle-même insensible. Sous le masque de cette Diane, c'est l'Ève éternellement faible qui se dissimule; fidèle à son époux, indifférente aux hommages, cœur sans tache qu'aucun désir coupable n'a jamais sali, le jour où sous les traits de Don Juan elle verra apparaître l'Amour, elle ira grossir la foule des adorateurs du dieu. En elle, plus encore peut-être que dans les autres, le poète semble avoir exprimé sa philosophie féminine, assez simple et superficielle : sous tous les climats, à tout âge, quel que soit son tempérament, la femme n'est qu'une prêtresse de l'amour : jeune fille, elle le désire vaguement et l'attend sans le connaître encore; quand il lui a été révélé, elle est toujours en quête d'un autel où lui sacrifier. Qu'elle se nomme Julia ou Catherine, lady Amundeville ,ou Haydée; qu'elle soit impératrice, épouse d'un jeune lord ou d'un Bartholo, sultane ou vierge, l'amour la domine et l'absorbe. Sous son joug toutes se courbent et sont égales. Inférieure à l'homme pour le reste, la femme est sa maîtresse dans l'art d'aimer. Don Juan n'est point son séducteur, mais sa dupe. Singulière interversion des rôles! Désormais, l'être égoïste et menteur, c'est la femme. C'est elle qui fait les avanees auxquelles répond Don Juan. Alors que dans la légende primitive, respectée par tous les imitateurs du dramaturge espagnol, elle était la victime ignorante et sans défense du libertin; dans le poème de Byron elle devient un être très expert et très dangereux, contre lequel l'homme doit se défendre.
La société a fait de l'amour moins un accord qu'un conflit. L'homme et la femme ne s'y rencontrent point en alliés mais en adversaires; ils commencent par des escarmouches, continuent par un combat sans merci dont l'un des deux sort vaincu. Ce vaincu c'est généralement l'homme. Il apporte dans la lutte plus de franchise; il ne sait pas user de stratagèmes, et il se trouve vite pris en défaut. La femme, réduite par les lois à ruser, bat son ennemi avec les armes qu'elle tire de sa propre faiblesse. Finalement, l'homme est la victime des instruments qu'il a lui-même fabriqués pour assurer ja domination. L'amour, tel qu'il l'a réglementé, est un défi à la nature : c'est contre ses lois éternelles que l'homme et la femme s'unissent par le mariage,
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« né de l'amour comme le vinaigre l'est du vin 1 », breuvage de tempérance et que le temps aigrit. Grâce aux mœurs et aux lois, l'amour a été avili. Condamné, il se dissimule : c'est un paria honteux, qui vit clandestinement, à force de subterfuges et d'hypocrisie. Rejeté de la société, il prend sournoisement sa revanche et punit le monde de son mépris en semant partout la douleur et le mal.
Tel est, en dernière analyse, le sens le plus profond peut-être du poème. En méconnaissant l'amour, en l'enchaînant, lui, le dieu ami de la liberté, dans des liens tyranniques, la civilisation a fait de l'homme la victime des perfidies de la femme et de celle- ci une esclave avilie, éternellement condamnée au mensonge 2.
Alors que la vieille fable donjuanesque condamne l'homme qui, en dehors d'un pacte légal et religieux, prétend aimer conformément à ses instincts, le poème de Byron, écrit sous l'influence des malheurs conjugaux de son auteur, de sa haine de toute règle, et vraisemblablement aussi des déclamations antisociales de Rousseau, est surtout un réquisitoire tour à tour violent et ironique contre cette union des sexes, dénaturée par l'Église en un sacrement, et par le Code en un contrat. A cette caricature de l'amour qu'est le mariage, le poète oppose l'amour véritable, c'est-à-dire l'amour libre. Il réhabilite ce réprouvé de toutes les religions et de toutes les législations. Tandis que le christianisme a vu en lui le triomphe de Satan, et l'a frappé d'ana- thème, Byron le divinise : devant sa puissance, il courbe les dogmes et les lois; il en fait l'inspirateur des beaux sentiments et des grandes pensées, la source de la poésie, l'ennemi du mensonge et du vice.
1. Marriage from Love, like vinegar from wine (ch. Ill, st. 5).
2. Cf. notamment ch. XIV, st. 23 ct 24.
Alas! worlds fall and woman, since she fell'd
The world (as, since that history, less polite
Than true, hath been a creed so strictly held)
Has not yet given up the practice quite.
Poor thing of usages ] Coerced, compelled,
Victim when wrong, and martyr oft when right,
Condemn'd to child-bed, as men for their sins
Have shaving too entail'd upon their chins,
A daily plague, which in the aggregate
May average on the whole with parturition.
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Cette réhabilitation, jointe à la glorification des idées condamnées par la morale des hommes et au dénigrement systématiqué des institutions humaines; cette transformation de Don Juan, l'antique symbole de la nature égoïste et corrompue victorieuse de la raison, en un symbole de la nature généreuse et féconde, principe de toute vérité et de toute vertu, ce renversement voulu de toutes les traditions produisit sur l'opinion publique un double effet contraire : les étrangers applaudirent à cette nouvelle satire de l'homme, moins violente que les imprécations de Manfred et de Childe Harold, mais non moins profonde. On retrouva, exprimée avec plus de sincérité, la misanthropie des poèmes précédents. Aux déclamations farouches contre la vertu succédait une ironie moins éloquente mais plus mordante; le mal était de nouveau réhabilité, mais sans emphase et avec plus de conviction. Le pessimisme à la mode, étalé d'une façon moins théâtrale, était plus douloureux. Dans son ensemble, le poème apparaissait comme une œuvre énorme, concluant à un universel néant. Il répondait à l'état d'esprit public, au sceptimisme où la faillite des espérances de 89 avait conduit l'Europe intellectuelle. Gœthe, en 1821 1, le jugeait « l'œuvre d'un génie sans bornes », et dans une lettre du 26 mai 1822 à Murray, Byron se félicitait du succès que son Don Juan obtenait auprès des Allemands 2. En Angleterre même, Shelley se montrait enthousiaste. Dans une lettre du 15 août 1821, il affirmait que Don Juan, qui en était alors au Ve chant, mettait Byron au-dessus de tous les poètes contemporains. Le 21 octobre de la même année, remerciant Byron de l'envoi des chants III, IV et V, il déclarait que rien de tel n'avait été écrit en anglais 3. Walter Scott disait, le 19 mai 1824, dans YEdinburgh
1. Kunst und Alterthum (III, 197, edit, de Weimar).
2. The Germans are particularly fond of Don Juan which they judge of as a work of art.
3. Nothing has ever been written like it in English, nor, if I may venture to prophesy, will there be, unless carrying upon it the mark of a secondary and borrowed light....
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Weekly Journal, que l'auteur avait embrassé toute la vie humaine et « fait résonner toutes les cordes de la harpe divine depuis les tons les plus légers jusqu'aux plus puissants et aux plus stupéfiants 1 ».
Mais ces éloges, chez les compatriotes du poète, furent exceptionnels et adressés par des amis. L'opinion anglaise fut presque unanime à protester contre l'immoralité du poème. L'indignation provoquée — dont ta -violence peut étonner à distance — était du reste légitime. L'œuvre blessait les Anglais dans tout ce qui leur était cher : dans leurs traditions, dans leur patriotisme, dans leur respect de la morale et des institutions, dans leur pudibonderie, et plus encore peut-être dans leur amour-propre. Elle les humiliait aux yeux de l'étranger en les démasquant, en mettant à jour ces tares qu'ils dissimulaient' jalousement, en révélant chez eux des vices qu'ils aimaient à critiquer chez les nations étrangères et dont ils tiraient vanité d'être seuls exempts. Les attaques du poète contre la personne du roi, contre Wellington; les nombreuses satires individuelles dont l'œuvre était pleine soulevèrent des clameurs d'indignation. Le Blackwood's Edinburgh Magazine, dans son numéro d'août 1819 critiquant les deux premiers chants, et rendant d'ailleurs justice à la valeur de l'œuvre, c. mélange extraordinaire de force, d'esprit et de gaité », reproche à l'auteur de trahir son roi et son pays 1. Le critique anonyme ne juge pas moins indécentes les allusions à sa femme par lesquelles Byron commence son poème 4. Mais le scandale fut provoqué surtout par les affectations d'immoralité, par le dénigrement voulu de la vertu et l'éloge systématique du vice. Au nom de la pudeur anglaise outragée, on mit au ban de l'opinion le misérable auteur qui se riait avec une abominable gaîté de tous les nobles sentiments, de l'amour, de
1.... He has sounded every string of the divine harp, from its slightest to its most powerful and heart — astounding tones.
2. T. V, p. 512 et suiv.
3. Manly and meanly disloyal to his Sovereign and his country.
4.... for otrenses such as this, which speak the wulul and determined spite of an unrepenting, unsoftened, smiling, sarcastic, joyous sinner, for such diabolical, such slavish vice, there can be neither pity, nor pardon.
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l'honneur, de la religion 1. « Cette œuvre était une insulte qu'aucun génie, si pervers fût-il, n'avait encore osé commettre envers son créateur2. » Southey faisait de Byron un disciple de Satan3; Jeffrey, dans un article de l'Edinburgh Review 4, tout en reconnaissant que l'auteur de Don Juan croyait sincèrement vouloir le bonheur de l'humanité, signalait comme pernicieuse la tendance générale d'un poème plein d'indécence, inspiré par un scepticisme universel et tendant à la négation de la vertu et de l'honneur". Le critique signalait, non sans perspicacité, que le plus grand danger de l'œuvre était non pas dans la perversité des maximes, mais plutôt dans le procédé qui consiste à attribuer cette perversité à des personnages sympathiques. Le poète insufflait son venin en commençant par peindre avec autant de force que de grâce les plus généreuses passions et en montrant ensuite qu'elles sont toutes fondées sur l'intérêt. Rien de plus perfide que cet humour qui consistait à élever un sentiment, puis à l'abimer dans le ridicule par un sarcasme.
De tous côtés les mêmes attaques et les mêmes cris de pudeur blessée accueillaient la publication successive des différents chants. Dans un article du B lackivood' sMagazine (juillet 1821) Don Juan était qualifié d' « indecent poem ». En février 1822, un critique qui signait « Siluriensis », tout en avouant qu'on avait exagéré l'immoralité du poète, condamnait sa façon de traiter légèrement les sujets sérieux. Le même journal protestait avec une indignation comique contre la supposition qu'une œuvre pareille ait pu paraître dans ses colonnes et souiller la boutique de son directeur 6. La British Critic (août 1819, septembre 1821),
1. Cf. article ci-dessus.
2. An insult which no wicked man of genius had ever before dared to put upon his Creator.
3. 11 convient de dire que le jugement de Southey manque d'impartialite.
II y avait entre Byron et lui une vieille querelle. C'est dans sa Vision du Jagement que, a propos surtout de Don Juan, il range Byron dans l'Ecole satanique (The' satanic School). Cf. la reponse de Byron dans la Vision du Jugement et dans la
Preface.
4. Lord Byron's Tragedies, fevrier 1822, t. 36, p. 413 et suiv.
5. The cold-blooded and eager expositions of the non-existence of virtue and honour.
6. Numéro de juillet 1821, t. IX, p. 421.
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la British Review (août 1819, décembre 1821) 1, l' Examiner (31 octobre 1819, 26 août 1821, 14 et 21 mars 1824); la Liiterary Gazetle (juillet 1819, août 1821, juillet, septembre, décembre 1823, avril 1824), la Monthly Review (juillet 1819, août 1821, juillet, octobre 1823, avril 1824); la Quarterly Review (juillet 1822) critiquaient et attaquaient encore, presque sans réserve, l'indécence du poème.
La poésie joignait sa voix à la prose dans ce concert d'imprécations. Dans le numéro de novembre 1819 1 du Blackvood's Edin- burgh Magazine, un auteur qui signait M. N.1 faisait paraître sous le titre de Don Juan unread un petit poème qu'il avait, disait-il, composé le mardi précédent entre onze heures et minuit, tandis qu'il s'était endormi en lisant le Constable Magazine. Ces vers, écrits en dormant, se trouvaient avoir une ressemblance extraordinaire avec un poème de Wordsworth, Yarroiv unvisited.
YARROW UNVISITED
From Stirling castle we had seen
The mazy Forth unravell'd;
Had trod the banks of Clyde and Tay,
And with the Tweed had travell'd;
And when we came to Clovenford,
Then said my « Winsome marrow t,
« Whate'er betide, we'll turn aside,
And see the braes of Yarrow a.
Etc.
DON JUAN UNREAD
Of Corinth castle we had read
The amazing siege unravelled,
Had swallowed Lara and the Giaour,
And with Childe Harold travelled;
And so we followed Cloven-foot
As faithfully as any,
Until he cried « Come, turn aside
And read of Don Giovanni. »
Etc.
Le poème, qui comprend huit strophes, n'est qu'une plate invitation adressée aux honnêtes gens à ne pas lire Don Juan, ce conte honteux (shameless tale), cette moisson de blasphèmes (crops of blasphemy).
1. Byron, dans le Ier chant de Don Juan (st. 209 et 210), ayant écrit plaisamment que pour endormir les scrupules de quelques lecteurs ombrageux, il avait gagné à prix d'or le journal de sa grand'mère, la Revue Britannique, le directeur prit la plaisanterie au sérieux et répondit avec indignation, traitant
Don Juan de « pestilent poem » (British Review, 1819, n" 27, t. XIV, p. 266 et suiv.). — Cf. la lettre du 23 août 1819 à Murray et la lettre à l'Editeur de la
Revue de ma grand'mère, dont Moore a donné de longs extraits, t. II, p. 118.
2. T. VI, p. 194.
3. Sous ces initiales se dissimulait un docteur Scott de Glasgow. Cf. n° de juillet 1821 de la même revue, t. IX, p. 421.
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En février 1822, le même Magazine1 publiait un jugement satirique en vers sur les diverses œuvres de Byron : l'auteur constatait que le poète n'avait pas osé publier sous son nom les deux premiers chants de Don Juan, tant il avait eu honte lui- même de leur inconvenance ; les trois suivants, plus décents, disait-on, étaient, en revanche, beaucoup plus ennuyeux'. D'autres poèmes, non moins.plats, ni moins insolents, parurent encore3.
Ces attaques ne laissaient point Byron indifférent. Elles touchaient au contraire profondément et aigrissaient encore un cœur déjà ulcéré. L'indignation soulevée par le premier chant le surprit et le blessa : dans une lettre à son éditeur Murray \ il peste contre ceux que scandalise le sujet, et affirme que son poème est éminemment moral. Mais le public n'en a pas compris la moralité. Ailleurs5, il déclare avec aigreur qu'il n'a pas l'intention, en écrivant, de plaire à ses compatriotes : il n'a jamais songé à flatter leurs idées ni leur orgueil, et. ne fait pas des livres pour dames. Les observations que lui adressèrent son éditeur et ses amis n'eurent d'autre effet que de le blesser et de l'enfoncer davantage dans ses idées : « Je sais fort bien, écrit-il à Murray, que Don Juan nous brouillera tous, mais c'est mon affaire6 M Et le 1er août, dans une lettre au même, il affirmait son dédain de l'opinion publique et son intention de ne point la suivre. A ces mouvements d'humeur succédaient des heures de découragement : le 28 octobre 1819, tandis qu'il composait le troisième chant, il écrivait à M. Hoppner que l'échec des deux premiers et les attaques du public avaient arrêté son enthousiasme. Un article du Blackwood's Magazine (août 1819), dans lequel on l'accusait de maltraiter les femmes, provoque de sa part une lettre attristée : il se plaint d'avoir été lui-même leur victime, et de leur avoir sacrifié sa vie 7.
1. Blackwood's Edinburgh Magazine, t. XI, p. 162 et suiv.
2. We could sooner snore o'er' em (nous pourrions plus vite ronfler sur eux).
3. Cf. notamment, Blackwood's Magazine, avril 1822, t. XI, p. 456.
4. 1er février 1819.
5. Lettre du 6 avril.
6. Lettre de mai 1819, t. II, p. 98-100.
7. Lettre du 10 décembre 1819 à Murray.
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Bien qu'on eût percé l'anonymat qu'il avait gardé pour publier ses premiers chants, il recommandait à Murray de n'y pas renoncer (lettre du 23 août 1819) et en poursuivant la composition du poème il écoutait davantage la voix de l'opinion. Un M. Saunders, résident anglais à Venise, ayant dit que Don Juan était toute la « Grand' rue » (Grub street), —la rue des mendiants et des poètes miséreux, — Byron, à qui le mot fut rapporté, en fut si affecté que, pendant quelque temps, il ne put écrire une seule ligne 1. Il semble, sans l'avouer, avoir eu des doutes sur la valeur de son œuvre. Il hésita à publier les chants III et IV auxquels il ne trouvait pas l'esprit des premiers et qu'il déclare n'avoir pas écrits « con amore » 2. Il craignait même que la publication de Don Juan ne fît mettre opposition à ses droits sur sa fille 3. En octobre 1820 il songeait à abandonner le sujet. « Je ne suis pas disposé, écrivait-il à Murray, à m'occuper davantage de Don Juan », et il rapportait à l'appui de sa décision une anecdote récente. Une Italienne, qui avait lu Don Juan dans une traduction française, lui ayant fait des compliments mêlés de réserves, il lui répondit que Don Juan vivrait plus que Childe Harold. « Je préférerais, répliqua son interlocutrice, avoir la gloire de Childe Harold pour cinq ans que l'immortalité avec Don Juan 4. » De telles boutades le touchaient, bien qu'il attribuât la sévérité de ses lectrices à la trop grande vérité de son œuvre, et au mauvais goût des femmes qui leur fait préférer à la réalité les fantaisies de l'imagination et l'exaltation romanesque des passions5. S'il renonça à l'idée de laisser le poème
1. Mémoires, t. II, p. 143.
2. Cf. la lettre du 7 février 1820 il Murray : il déclare ces chants aussi convenables (decent) et aussi ternes (dull) que la dernière comédie nouvelle.
« Les clameurs, dit-il, ne m'ont pas refoidi, mais blessé. »
3. Cf. lettre du 8 octobre 1820 it Murray.
4. Lettre du 12 octobre 1820 à Murray.
5. C'est ce qu'il dira un peu plus tard, en parlant de l'opinion de la com- tesse Guieeioli sur Don jHan " The reason arises from the wish of all women to exalt the sentiment of the passions, and to kep up the illusion which is their empire. Now Don Juan strips off this illusion and laug'hs at that and most other things. I never knew a woman who did not protect Rousseau, nor one who did not dislike de Grammont, Gil-Blas and all the comedy of the
passions, when brought out naturally. » (Lettre a Murray, du 26 juillet 1821.)
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inachevé, il atténua du moins le libertinage du ton, si bien que Shelley, parlant du IVe chant, pouvait affirmer qu'il ne contenait pas un mot que le plus rigide défenseur de la dignité humaine pût désirer supprimer
La censure publique ne désarma point cependant et le poète finit par en prendre son parti. Dans une lettre du 25 décembre 1822 à Murray, faisant allusion à un article du Galignani's Messenger très dur pour son oeuvre, il excusait presque le critique obligé de suivre l'opinion de la majorité.
Cette opinion, qui lui fut si sévère en Angleterre de son vivant, ne s'est guère adoucie depuis. Par son attitude, par son affectation à braver les usages dans un pays où le respect de la tradition est considéré comme le fondement de la société, Byron est un isolé, une sorte d'ilote au milieu de ses compatriotes. En outre, son romantisme, ses sentiments factices, sa recherche systématique de l'étrange et du bizarre ne pouvaient être vraiment goûtés par un peuple qui a le culte de la réalité et le mépris des paradoxes.
Pour une raison inverse, le Don Juan de Byron n'eut pas non plus sur le continent le succès de Childe Harold. Le Romantisme français, enthousiaste des héros qui vivent en dehors de la vie, devait être peu touché par les passions encore très matérielles et l'idéal très terrestre du Don Juan anglais. D'autre part, ce poème inachevé et déconcertant, où se mêlent la satire, le lyrisme, le rêve et la réalité, rempli d'intentions obscures, d'arrière-pensées, d'allusions aux aventures privées de l'auteur, et tout inspiré de ses sentiments les plus intimes; cette autobiographie à demi voilée devait être peu intelligible à un public ignorant la vie anglaise et mal renseigné sur un grand nombre de faits qui constituaient la partie la plus originale du sujet.
En somme le Don Juan de Byron ne répondait pas encore à la conception romantique du Héros. De plus, formé d'éléments jusqu'alors inconnus, tout personnels à l'auteur et à son milieu, il ne se rattachait que très artificiellement à la lignée de ses
1. Lettre du 7 août 1821. Cf. aussi la lettre de Byron à Moore après l'achèvement du IXe chant (27 août 1822). 1
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.aînés. Byron ne s'est pas contenté de modifier la matière et la forme premières, transformation qui devait nécessairement se faire le jour où la fable parut trop vieillie et trop invraisemblable; il a entièrement changé la nature du sujet. Il a si délibérément rompu avec la tradition ; il a donné à son poème un caractère si spécial qu'on ne peut lui assigner une place dans la suite des œuvres issues de la pièce espagnole. Son Don Juan ne se rattache à aucun autre, ni dans le passé, ni même dans l'avenir. Il demeure isolé, unique. Il a franchi les limites où la légende, si modifiée qu'elle puisse être, doit rester enfermée pour continuer à être elle-même.
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XII
CONCLUSION
Coup d'œil rétrospectif sur le développement de la légende. — Les trois causes qui expliquent sa diffusion : 1° intérêt de l'élément surnaturel. — Sa disparition graduelle. — 2° Valeur universelle de la morale. — Sa facilité d'adaptation aux temps et aux pays. — 3° Le caractère du héros. — Les différents âges ont pu s'incarner en lui. — Développement de sa personnalité. — Les deux phases qu'elle a traversées : 1° le héros antipathique et dangereux;
2° le héros attirant et sympathique. — Don Juan a symbolisé de tous temps la lutte de l'individu contre la 'société. — Raisons de ce symbolisme. — Signification nouvelle que lui donnent les temps modernes.
Arrivés au terme de la première partie de cette étude, si nous jetons un coup d'œil en arrière sur les destinées de la légende depuis-ses origines jusqu'au jour où le Romantisme en modifie non plus seulement le sens, mais aussi le cadre traditionnel, nous constaterons combien sa diffusion a été rapide et générale. Dès le xviie siècle, la plupart des pays de l'Europe l'accueillent et l'adoptent. Chacun la fait sienne, en dépit des caractères locaux très spéciaux qui la constituaient essentiellement à son origine. Elle semble porter en elle des éléments, assimilables à tous les lieux et à tous les temps, qui lui permettent de traverser indistinctement les âges et les peuples, en s'adaptant à chacun d'eux.
Les raisons de ce cosmopolitisme sont diverses. Tout d'abord, la cause initiale de la propagation de la légende, la cause qui l'a fait sortir d'Espagne et passer en Italie, c'est précisément la
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présence de l'élément surnaturel, d'origine incertaine et déjà lui-même cosmopolite. Sans doute l'Espagne l'avait modifié et l'avait marqué de son empreinte. Il n'était pas resté chez elle tel qu'il était, avant qu'elle l'eût emprunté au dehors, et il devait se transformer encore en sortant de ses frontières. Mais son étrangeté même lui servit de véhicule à travers le monde, parce qu'il offrait à la curiosité universelle un irrésistible attrait. Les aventures de la statue de pierre étaient de nature à intéresser tous les publics, par elles-mêmes, par leur extravagance, en dehors de la leçon morale qu'elles contenaient. Le merveilleux a tenu dans l'histoire de la légende une place si importante que nombre de pièces reposent sur lui seul et lui empruntent tout leur intérêt, et que dans les autres on le conserve, alors même qu'il est devenu artificiel et accessoire. La statue aura beau n'être plus dans le drame qu'un « Deus ex machina » consacré par l'habitude et qui sera sacrifié au rôle prépondérant de Don Juan, pendant longtemps ceux-là mêmes qui remplaceront le plus délibérément le surnaturel par une peinture de mœurs et de caractère, continueront à se servir du Convive de pierre comme d'un appât pour les spectateurs, comme d'un personnage nécessaire sans lequel le sujet n'aurait plus ni signification ni raison d'être, et la fable cesserait à vrai dire d'exister. Si avec le Romantisme la légende a fini par rejeter définitivement cette partie d'abord essentielle d'elle-même, elle lui doit cependant l'existence et son extraordinaire développement.
Nous assistons là à un phénomène curieux, sans doute, mais naturel : dans une fable qui contient la matière d'une peinture psychologique et morale éternellement variée et riche, qui est comme le miroir où toute une partie de l'humanité peut se réfléchir, c'est précisément l'élément extérieur, factice, étranger à toute vérité et à toute vraisemblance, qui a été la première condition de vie et le support des éléments humains et vrais.
Mais, par un retour nécessaire, si la légende de Don Juan s'est, dès le début, répandue à travers le monde, et si l'histoire de son évolution se perpétue de nos jours encore, c'est parce que le conte fabuleux qui en est comme l'armature a pu se combiner
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avec des aventures vraies ou vraisemblables, et qu'il enferme des enseignements sans cesse applicables à la vie quotidienne.
Dès le principe, il en a été ainsi et c'est cette adaptation de la fable à la réalité qui a assuré son succès. Même dans les pièces italiennes et allemandes, une morale très humaine et une certaine psychologie persistent sous les plaisanteries et les lazzi et demeurent l'âme qui fait vivre ces corps artificiels. Cette morale était assez générale et assez souple pour s'assimiler à tous les milieux. Tout en conservant quelques leçons fondamentales et fixes qui ont trouvé leur application, aussi bien en France et en Angleterre qu'en Espagne et en Italie, elle s'est modifiée suivant les circonstances, le public auquel elle s'adressait, et suivant, aussi, les intentions des écrivains.
Elle convenait aux jeunes gens de tous les pays à qui elle enseignait le respect de la femme, la nécessité de refréner leurs instincts et de les subordonner à une certaine discipline. C'est par ces enseignements qu'elle était universelle. En même temps, elle se particularisait. Dans la catholique Espagne, elle s'est surtout enfermée dans les limites d'un problème religieux, tandis que dans la France de 1665 elle a dénoncé à l'indignation publique une classe sans scrupules, redoutable par le rang, le courage, la méchanceté et l'hypocrisie de ceux qui la composent, par leur avidité à épuiser aux dépens de leurs semblables toutes les jouissances de la vie. Et ainsi, suivant toujours les mêmes principes généraux, elle conforme son enseignement aux mœurs des temps et des contrées qu'elle traverse. Par là, elle est à la fois profondément humaine et toujours vivante, toujours actuelle. Cette faculté de rajeunissement et d'adaptation qu'elle porte en elle lui assure une durée indéterminée.
Cependant, la légende a dû sa fortune. moins encore à la valeur de sa morale qu'à la personne de son héros. Si nous avons rencontré à toutes les époques le type de Don Juan en un certain sens toujours semblable à lui-même, nous avons constaté aussi combien il s'était différencié. Nous avons vu des traits locaux et accidentels s'ajouter sans cesse au fonds permanent de son caractère et le modifier. Il a été successivement
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fougueux, superficiel et léger dans les pays de vie ardente et extérieure; brutal, féroce dans les milieux où les vices sont renfermés, profonds; raffiné, dédaigneux, sceptique dans les civilisations dont la corruption est élégante, plus intellectuelle que physique; inquiet, tourmenté dans les périodes de dépression et de névrose. Et ce n'a pas été une des moindres causes de son succès, que cette aptitude à s'adapter à des milieux différents, et à varier avec eux. Il s'est trouvé être ainsi de tous les temps et toujours de son temps.
A cette valeur représentative, il a dû de prendre bientôt dans la légende une place qu'il n'avait point dans le principe. La peinture de son caractère n'était pas dans le Burlador le sujet principal de la fable; et même dans de nombreuses pièces postérieures, Don Juan ne fut pas autre chose que l'occasion d'aventures surnaturelles dont s'amusait la curiosité des spectateurs. Cependant, son rôle était trop important, son moi trop absorbant pour qu'il tardât longtemps à concentrer sur lui seul tout l'intérêt du drame. Devant lui, devant sa forte personnalité, devait s'effacer bien vite la statue du commandeur, avec tout ce qu'elle contenait de symbolisme religieux. Il se dégagea ainsi de tout le fatras merveilleux et bouffon qui l'entourait ou le relégua dans des œuvres accessoires.
En même temps le personnage tendit de plus en plus à se fixer et à se préciser, à devenir exclusivement le héros de l'amour, à diriger vers cette unique fin toutes ses facultés. Il condensa en lui les tendances plus ou moins éparses chez les gens de sa race et il s'affirma comme le prototype d'une espèce dont les individus existaient partout sans se reconnaître à un signe distinctif. Il leur donna un nom. Avec lui, le Donjuanisme se constitua comme une sorte de système et de philosophie de la vie.
S'il ne fut pas dès l'origine ce type spécifique qu'il a fini par devenir, il en contenait déjà tous les germes. Certes l'auteur du Burlador, en peignant sous son nom un jeune fou qui songe plus au plaisir qu'à son salut, n'avait pas l'intention d'incarner en lui une conception spéciale de l'amour. Mais les folies du premier Don Juan sont surtout des folies amoureuses; les trom-
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peries du Burlador s'adressent à des femmes. Dès qu'il arrive en Italie, le personnage se précise dans le même sens. Son indépendance à l'égard des mœurs établies, sa révolte contre son père, contre Dieu, viennent de ce que mœurs, famille, religion sont un obstacle à son inconstance, une entrave à son désir de posséder librement toutes les femmes qui lui plaisent. De même chez Molière, s'il prend une signification beaucoup plus large et plus générale, il n'en demeure pas moins l'homme dont le plus haut idéal serait de devenir l' « Alexandre de l'amour ». Et de plus en plus prédominent chez lui ces caractères essentiels de son tempérament, les seuls qui constituent cet état psychologique et moral qui a fini par prendre son nom.
A mesure que sa personnalité a ainsi éliminé les traits accessoires qui l'encombraient et la surchargeaient, elle a eu une tendance à s'ennoblir. Don Juan n'est plus au xixe siècle un meurtrier, un voleur, un incendiaire comme il l'a été parfois au XVIIe. Il y a eu jusqu'ici dans sa destinée deux périodes : dans l'une il a été considéré comme une force dangereuse, comme un agent de corruption. Dans l'autre, il devient sympathique, attirant, et le Romantisme le réhabilite comme un héros méconnu.
Cette contradiction dans l'interprétation du personnage s'explique aisément. Don Juan a toujours, à travers ses avatars nombreux, affirmé les droits de l'individu en face de ceux de la collectivité. Au XVIIe siècle, dans un état social fondé sur le principe d'autorité, sur la subordination des opinions, des idées, des actes de l'homme à Dieu et au roi, Don Juan, par son indépendance, est un réfractaire. Il est pour la société et les principes sur lesquels elle repose un péril redoutable; il incarne l'esprit de révolte contre les vertus moyennes, contre la morale universelle. Il ébranle les lois et les dogmes généralement admis ; il s'insurge contre les sentiments reconnus par tous comme bons et salutaires; il représente l'amour déréglé triomphant de l'amour régulier, le libertinage intellectuel vainqueur de la foi, l'égoïsme tuant la charité et le respect d'autrui. L'Espagne, l'Italie, la France, l'Angleterre le peignent également sous des
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traits défavorables et le proposent à la jeunesse comme un exemple à éviter.
Le Romantisme, au contraire, exalte l'individu aux dépens de la foule, tourne en dérision ces règles bourgeoises qui sont une entrave au libre essor de la fantaisie et de l'imagination. En morale, comme en esthétique, il affirme pour chacun le droit de se soustraire à une conception objective de la vérité et de la beauté, de n'admettre d'autre critérium que son goût et sa vision intérieure. Il dresse sur un pavois quiconque s'insurge contre les règles collectives, se met en dehors de la vie de famille, des lois de son pays, aime ce que les autres méprisent, et méprise ce qu'ils aiment. A la raison dont les jugements sont universels, il substitue la passion qui est individuelle. Il célèbre l'amour jusqu'alors refréné comme un élément de désorganisation sociale, parce qu'il voit en lui la plus puissante manifestation de l'instinct personnel.
Aussi devait-il accueillir Don Juan, l'incarnation du sens individuel, comme un de ses héros de prédilection. Déjà avec Byron nous voyons systématiquement ravaler les vertus dont le Donjuanisme est la négation : l'amour légal auquel Don Juan se refuse est ridiculisé; le pacte social qu'il rompt au profit de ses passions est présenté comme une tyrannie contre nature.. Son libertinage n'est plus insubordination ni dérèglement : il est la fière indépendance d'une âme libre. La religion à laquelle il ne croit plus n'est qu'un composé de pratiques extérieures et de formules vaines. Son scepticisme est l'affranchissement d'un esprit sincère épris de vérité.
Dans la vieille légende, et dans la légende renouvelée par le Romantisme, ce sont donc les mêmes forces qui se trouvent en conflit : d'une part l'humanité; de l'autre, l'individu. Jusqu'au xix, siècle, la fable défend la morale humaine, c'est-à-dire tout cet ensemble de croyances, de principes, de préjugés mème qui constituent la conscience de l'homme, contre la prétention d'un seul à se créer une morale indépendante Le Romantisme célèbre en Don Juan le héros qui substitue son idéal propre à la règle commune. Cet antagonisme est peut-être la cause la plus
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profonde du succès de la légende et de son éternelle actualité. Et que l'on ne s'étonne pas de voir la fable du Burlador arriver à symboliser ainsi un des conflits les plus graves dont souffre l'humanité. Ce qui distingue Don Juan entre les autres héros, c'est qu'il donne l'amour comme but suprême, comme fin unique à toutes les énergies qui sont en lui, au besoin d'iridépendance qui le tourmente. Or, si l'on y regarde de près, on verra que la façon de comprendre l'amour et de le réglementer a toujours été un critérium de la morale publique et de l'état social. Les législations et les mœurs qui condamnent l'amour, l'asservissent, l'enferment strictement dans le mariage, sont les mêmes qui enchaînent par une série de liens étroits l'individu à la société. Là où l'amour est exalté comme une\force et comme une vertu, là aussi l'individu est affranchi des différentes entraves légales et morales. Dans leur façon de concevoir les rapports de l'homme et de la femme, les civilisations ont condensé et exprimé toute leur philosophie de la vie.
C'est ce qui donne au personnage de Don Juan sa vaste signi-. fication; c'est ce qui fait qu'il n'a cessé d'évoluer dans la mesure où, autour de lui, se transformaient les mœurs. Nous sommes arrivés à un tournant de cette évolution : no-us avons vu, au début du xixe siècle, le personnage décrié de l'âge classique, âge de tempérament et de règle, s'élever dans l'estime des écrivains et du public à mesure que les sentiments qu'il représente sont eux-mêmes réhabilités. L'évolution continuera dans tout le cours du siècle et suivra une marche parallèle à celle des idées. Quand l'amour ne sera plus seulement exalté, mais élevé à la hauteur d'une religion mystique, quand le Héros ne sera plus seulement un homme affranchi des lois et du pacte social, mais un être détaché des liens de la terre et vivant au-dessus de l'humanité dans une sorte d'empyrée, Don Juan ira chercher y dans un monde imaginaire l'idéal que les contingences terrestres ne peuvent satisfaire. Et plus tard, quand une réaction violente contre les rêveries du Romantisme fera retomber la littérature, l'art et la pensée vers une réalité grossière, Don Juan, descendant lui-même des hautes régions où il a un moment plané,
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redeviendra subitement un débauché sans vergogne, fort épris de la matière et de jouissances vulgaires. Il n'apportera même plus dans le vice l'élégance de ses lointains ancêtres ; il dépouillera le gentilhomme raffiné; il sera un bellâtre commun et intéressé, expert surtout à tirer parti de ses bonnes fortunes : \ Don Juan Tenorio s'appellera Bel-Ami. Plus tard encore, quand la physiologie pénétrera dans la littérature, le fringant cavalier de jadis que la statue vengeresse emportait aux enfers appa- ^ raitra sous les traits d'un « vieux beau » épuisé, qu'une paralysie générale emportera au tombeau.
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INDEX BIBLIOGRAPHIQUE
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE ESPAGNOLE
Pauvre et vague; souvent erronée.
Don Manuel de la Revilla. El tipo legendario de Don Juan Tenorio y sus manifestaciones en las modernas literaturas. — Obras de don M. de la Revilla : Estudios literarios, Madrid, 1883, 431 et suiv. Étude générale et superficielle des différents Don Juan et plus particulierement de celui de Zorilla.
Don Felipe Picatoste. Estudios litera- rios : Don Juan Tenorio, Madrid, 1883. Comparaison entre Don Juan, Don Quichotte et Hamlet, précédée d'une étude sur les origines de la légende.
F. Pí y Margall. Observaciones sobre el carácter de Don Juan Tenorio. (OpÚsculos de Pí y Margall, Madrid, 1884.) Analyse du caractére du Don Juan de Tirso, de Moliere (rabaissé et méconnu), de Zamora, de Byron, de Dumas, de Zorilla.
Dofia Blanca de los Rios. Don Juan en la literatura y en la musica (Espafta moderna, t. XII, décembre 1889). Contient une liste incomplète des écrivains et des musiciens qui ont traité le sujet de Don Juan..-- "
Discurso de contestacion del marqués de Valmar. Réponse au discours de réception de Zorilla à l'Académie espagnole dans le t. VIII des mémoires de l'Académie royale d'Es-
pagne. — Bibliographie donjuanesque.
Don Joaquin Hazafias y la Rua. Génesis y desarrollo de la leyenda de Don Juan Tenorio (Séville, 1893). Petit opuscule sur les origines suivi d'un résumé incomplet sur la diffusion de la légende.
BIBLIOGRAPHIE ITALIENNE
Simone Brouwer. Don Giovanni nella poesia e 'nell' arte musicale (Naples, 1894). Étude d'ensemble superficielle.
Simone Brouwer. Ancora Don Giovanni dans la Rassegna critica della lettera- tura italiana (Naples, 1897), fasc. 7-4 et 7-8. Nouvelles recherches sur les origines et longue bibliographie, parfois insuffisamment contrôlée.
Arturo Farinelli. Don Giovanni. Note critiche. Giornale storico della lettera- tura italiana, 1896, t. XXVII, fasc. 79 et 80. Deux articles substantiels sur les origines et la diffusion de la légende. Précieuses indications bibliographiques. — Cuatro palabras sobre Don Juan. Homenaje à Menéndez y Pelayo (Madrid, 1899), t. 1,.-205 et suiv. Complément des deux articles parus en 1896 dans le Giornale storico della letteratura italiana. Nouvelle bibliographie et nouvelles recherches sur les légendes d'où
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serait sortie la fable de Don Juan, notamment, sur la légende de Leonzio.
BIBLIOGRAPHIE FRANÇAISE
Castil-Blaze. Molière musicien (Paris, 1852), t. 1 (passim). Renseignements morcelés, incomplets, erronés en général.
V. Heinrich. La légende de Don Juan et ses diverses interprétations (Lyon, 1858).
Désiré Laverdant. Les Renaissances de Don Juan (Paris, 1864). Analyse et recueil des conceptions les plus saillantes de Don Juan.
Magnabal. Don Juan et la critique espagnole (Paris, 1893). Traduction, avec introduction, des trois articles espagnols de Don Manuel de la nevilla; de Pi y Marg-all; de Don Felipe Picatoste.
Revue Encyclopédique du 16 avril 1898.
Article général et sommaire sur la légende.
BIBLIOGRAPHIE ALLEMANDE
Dr A. Kahlert. Die Sage vOn Don Juan dans das Kloster von Scheible, 184G, 667 et suiv. Résumé incomplet, avec analyse des principales œuvres de la légende, notamment des pièces de Tirso, de Cicognini, de Molière, de Goldoni, de Gliick, de Righini, de Mozart.
Mähly. Die Sage von Don Juan dans Die Grenzboten (Leipzig, 1876), 35 Jahrg, t. 11, 121 et suiv. Petit article.
Fr. Helbig. Die Don Juan Sage, ihre Entstehung und Fortentwicklung dans lf,'es ter mannes illustrirte deutsche Mo- natshefte, mars 1877, n° 246, 637 et suiv. Résumé assez abondant de l'histoire de la légende jusqu'au milieu du xix, siècle.
C. Engel. Die Don Juan Sage auf der Bühne (Leipzig, 1877, et Oldenhurg, 1887). Resume superficiel et succinct.
M. Koch. Zwei Kapitel aus der Geschichte de;' Don Juan Sage dans la Zeitschrift f. Vgl. Lit. Gesch., 1887, t. I, 392 et suiv. Résumé rapide de l'histoire de la légende, précédé d'indications sur les origines de la fable de Don Juan Tenorio et de celle de Don Juan de Ma n ara.
0. Schcedel. Ein Beitrag zur Don Juan Liltcratur (Pogr, Bensheim, 1891).
Singer. Zur Geschichte der Don Juan Sage. Deutsche Zeitung, annee 1891, n° '6 879. Simple article.
0. Jahn. Mozart (Leipzig, 1891)', t. 11, 369-389. — Étude générale et incomplète des prédécesseurs de Mozart.
Johannes Fastenrath. Étude sur la légende précédant l'édition allemande de Don Juan Tenorio de Zorilla (Dresde, 1898). Étude très inspirée des articles de Farinelli.
Jahresberichte für neuere deutsche Litte- raturgeschichte, A.-Z. Stiefel: Stöffge- schichte, 1898, 1899, 1, 7, 74-79 (Rerlin : Behr's Verlag). Bibliographie d'etudes sur Don Juin.
H. Eschelbach. Die dramat. Bearbeitungen der Don Juan Sage dans Monatsblätter für deutsche Litteratur, 1902, t. VI, p. 128-133. Petit article.
Das Litterarische Echo, janvier 1902, IV Jahr., n° 7. Bibliographie universelle, mais incomplète.
DIVEHS
W. Bolin. Don Juan Studier dans la Finsk Tidskrifl, 1885. Article en suédois.
A. Hellenius. Don JI/an tvpens utveckling inoin literaturen dans Ay illuslrerad Tidning, nos 24, 26, 27, 28, 31 (Stockholm, 1887). Superficiel.
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- ÉTUDES SUR LE TYPE DE DON JUAN ET LE DON JUANISME *
EN FRANCE
Stendhal. L'Amour, 211-226. — Mémoires d'un Touriste, t. 1, 332 et suiv.
X. Marmier. Les Don Juan, Revue de
Paris, 1834, t. VI de la 2e série. Th. Gautier. Histoire de l'Art dramatique en France, 27 janvier 1845, 4e série, 35-38.
Pierre Leroux. Première lettre sur le Fouriérisme dans la Revue Sociale de juin 1846.
Th. Gautier. Feuilleton dramatique du Moniteur du 24 février 1868.
Péladan. La décadence latine, Modestie et Vanité, 104.
A. Dumas fils. Préface de Miremonde de Roujon.
Hayem. Le Don Juanisme (Lemerre.
1886.) Étude psycho-physiologique du Don Juanisme.
Jean Aicard. Don Juan, 89. Préface.
Henri de Bruchard. Notes sur le Don Juanisme. Mercure de France, avril 1898, t. XXVI, 58-73.
E. Larroumet. Le Temps, 17 février 1902. Étude sur le caractère de Don Juan à l'occasion du marquis de Priola.
M. Barrière. L'Art des Passions. (Lemerre, 1904.) Analyse pénétrante et réhabilitation du Don Juanisme.
EN ALLEMAGNE
A. Rauber. Die Don Juan-Sage im Lichte biologischer Forschung (Leipzig,
, 1889). Etude pathologique.
M. Schmidt-Agricola. Das Urbild des Don Juan dans Lilterarische Charakterbilder (Wiesbaden, 1898), 76-84.
Annetta Kolb. Don Juan und Fra Diauolo dansla Wiener Rundschau, 1899, !!I, 25.
H. Pitz. Don Juan. — Leipziger Tageblatt, 1899, n° 14.
R. Lothar. Don Juan und die Wissenschaft, Die Wage, 11, n° 14.
E. Platzhoff. Don Juan als Zeitspiegel,
Der Tag, 1903, 30, V.
DIVERS
S.-W. Hartz. Don Juan and Hamlet
(London, 1837).
Chavès. Don Juan Tenorio dans Paginas Sevillanas, 1894, XXXVI, 15 et suiv.
Rafaël Ginard de la Rosa. Don Juan dans Hombres y cosas (Madrid, 1896).
J. Franquesa y Gomis. Don Juan Tenorio dans la Renaxensa, diari de Calalunya (Barcelone, novembre 1896). Petit article sur le thème de Don Juan Tenorio en Espas'ne.
Ferrari. Don Giovanni nella letteratura e nella vita (Milan, 1892). Conférence.
G. Quaglino. Don Giovanni, Fausto e Loyola dans Dialoghi d'esteta (Milan, 1899).
Ignazio Civelli. Don Giovanni dans
Studi critici (Palerme, 1900).
LES ORIGINES ET LE BURLADOR
BIBLIOGRAPHIE ESPAGNOLE
Cf. les Études citées dans la Bibliographie générale, de : Picatoste; — Don Joaquin Hazaiias y la Rua.
Ticknor. Histoire de la Littérature espagnole (traduite par Magnabal). T. II. 361 et la note. (L'auteur attribue à une pièce de Lope qui n'existe pas [El dinero es quien hace hombre) et
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qu'il confond avec Dineros son calidad, l'origine du Burlador.)
Cotarelo. Tirso deliolina (Madrid, 1893), 115 et suiv. avec la note; — 183 et suiv.
Dona Blanca de los Rios. Le Don Juan Espagnol, dans la Nouvelle Revue internationale, 1900, 134-137. Affirmation de « l'Espagnolisme » de Don Juan.
Dona Blanca de los Rios. Estudio bio- grrifico y critico de Tirso de Molina. L'auteur cherche à établir que le Burlador est bien de Tirso de Molina.
BIBLIOGRAPHIE ITALIENNE
Cf. Études citées de Farinelli et de
Simone Brouwer.
Alessandro d'Ancona. La leggenda di Leonzio dans les Miscellanea di studi critici edita in onore di Arturo Graf (1903). Étude sur l'origine des bal- lades italiennes sur le mort invite à un festin.
BIBLIOGRAPHIE FRANÇAISE
Viardot. Études sur l'histoire des Institutions, de la Littérature, du Théâtre et des Beaux-Arts en Espagne (Paris, 1835). Note de la page 344. Affirmation sans preuve de l'authenticité de la légende.
Castil-Blaze, Molière musicien. T. I, 221. Affirmation sans preuve de l'existence d'un Ateista fulminato antérieur au Burlador.
A. de Latour. Études sur l'Espagne :
Séville et l'Andalousie (Paris, 1855), t. 11, 99 et suiv. Faits sans valeurs cités à l'appui de l'authenticité de la légende.
Vieilcastel. Essai sur le Théâtre espagnol (Paris, 1882), t. 1, 294-295. Quelques mots sur le Burlador.
G. Larroumet. Articles du Temps, 23, 26, 29 juin 1897. Sur le Don Juan de Tirso, le cadre, l'original espagnol.
Gustave Reynier. Les origines de la Légende de Don Juan dans la Revue de Paris du 15 mai 1906, 314-338 1.
BIBLIOGRAPHIE ALLEMANDE
Cf. les Études citées dans la Bibliographie générale, contenant des indications, généralement erronées, sur les origines de la légende.
Jacob Zeidler. Beitriige zur Geschichte des Klosterdramas. — Thanatopsychie. Dans la Zeitschrift fur Vergleichende Litter., 1896, t. IX, 88 et suiv. Étude sur les drames des Jésuites, la légende de Leonzio et ses dérivés.
J. Boite. Ueber den Ursprung der Don Juan Sage dans la Zeilschrift fiir Vergleichende Litter., 1899, t. XIII; 374 et suiv. Étude documentée sur la légende de Leonzio et les ballades européennes sur le mort invité à un festin.
Ottokar Fischer. Don Juan und Leontius dans Studien zur Vergleichenden Lite- ratllrgeschichte von D' Max Koch, 1905, Ve Band, fasc. 2. Étude sur les origines inspirée par les articles de Zeidler, de Boite, de Farinelli.
LES PRÉDÉCESSEURS DE MOLIÈRE
Castil-Blaze. Molière musicien : t. 1,
189 et suiv.
Moland. Édition de Molière, t. III, préface du Festin de Pierre, 357 et suiv.
1. Mon ouvrage était sous presse, lorsqu'à paru cet article. Je n'ai donc pu l'utiliser et je dois me contenter de le signaler ici. Je constate seulement que, comme M. Farinelli et comme moi-môme, M. G. Reynier aboutit à cette conclusion qui doit désormais être tenue pour définitive, que la légende de Don Juan ne repose sur aucun fond historique.
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— Don Juan avant Molière dans le Français du 15 août 1881. Dorimon et Villiers considérés comme les prototypes de Molière.
Arvède Barine. Le mouvement littéraire à l'étranger. Publications allemandes sur Molière. Revue politique et littéraire, 15 octobre 1881, 503-507. Article sur les origines de la légende et plus particulièrement sur le Festin de Pierre de Villiers.
E. Despois et Paul Mesnard. Édition des grands écrivains, t. V, Préface du Festin de Pierre, 3-32.
W. Knorich. Petite Préface au texte du Festin de Pierre de Dorimon, publié dans le Molière-Muséum, 1879, t. 1, 34 et suiv. du 21 cahier. — Préface au texte du Festin de Pierre de Villiers, publié à Heilbronn en 1881 chez Gebr. Henninger.
LE DON JUAN DE MOLIÈRE
EN FRANCE
Voltaire. Vie de Molière avec de petits sommaires de ses pièces, Don Juan ou le Festin de Pierre. Renseignements généraux et superficiels sur les sources, la pièce de Villiers, le Don Juan de Thomas Corneille et celui de Molière.
Cailhava. Études sur Molière, 1802, 211 et suiv. Renseignements vagues et mal contrôlés. — Art de la comédie, t. II, 175 et suiv.
N. Lemercier. Cours analytique de Littérature générale (Paris, 1817), t. Il, 245. Éloge du personnage de Don Juan chez Molière.
Geoffroy. Cours de Littérature dramatique, 1825, t. 1, 269 et suiv. : Le Festin de Pierre. Étude sur le caractère de Don Juan dans Molière et sur Lovelace.
X. Marmier. Op. cit.
G. Planche. Examen du Festin de Pierre dans le t. "X des Études sur les comédies de Molière, parues dans l'Artiste en 1835.
Th. Gautier. Histoire de l'art dramatique en France, 5" série, janvier, 1847, 5, 12, 15.
Jules Janin. Journal des Débats, feuilleton du 18 janvier 1847. Article sur le Don Juan de Molière, à l'occasion de la reprise de la pièce.
Ch. Magnin. Le Don Juan, de Molière au Théâtre français. Revue des Deux Mondes, 1er février 1847, 423 et suiv.
De Latour. Études sur l'Espagne, t. II,
131-141.
Ed. Fournier. A propos du Don Juan de Molière. Revue française, 1858, t. XIII, nos 120 et 121.
Sainte-Beuve. Note manuscrite sur un exemplaire du théâtre de Tirso de Molina, traduit par A. Royer (M. Lévy, 1863) et reproduite par Maurice Tourneux, Les Portraits et la Bibliothèque de Sainte-Beuve dans le Livre d'Or de Sainte-Beuve, 1904. Réflexion sur le caractère du Don Juan espagnol et la transformation que Molière lui a fait subir.
Paul de Saint-Victor. Article sur Don Juan dans la Liberté du 2 mars 1868.
L. Ganderax. Article sur Don Juan dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1886.
Jules Lemaître. Impressions de théâtre,
1886, 1re série, 57-67.
E. Faguet. Notes sur le théâtre contemporain, 350 et suiv. Article du 19 novembre 1888 à propos d'une conférence de M. Jules Lemaître à l'Odéon sur le Don Juan de Molière.
L. Ganderax. Conférence à l'Odéon sur Don Juan le 19 février 1891 (parue dans les Conférences de l'Odéon, t. IV, 1897).
G. Larroumet. Articles sur le Don Juan de Molière dans le Temps du 6 et du 13 août 1900.
Bernardin. Le théâtre de Modère : Don
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Juan ou le Festin de Pierre (conférence faite à l'Odéon) dans Devant le Rideau, 1901, 145-109.
Coquelin. Le Don Juan de Molière.
Revue d:! Paris, du 1er avril 1904.
EN ALLEMAGNE
A. Laun. Moliere und Tilly als Bearbeiter des Don Juan dans les Archiv f. Lit- teraturgeschichte, 1873, 3, 367-390. — Moliere's Werke (Berlin et Paris, 1876), t. VII, 7 et suiv.
Burgtorf. Rostocker Dissert., 1874, u. d.
T. : Étude critique et esthétique sur le Festin de Pierre, comédie de Molière; s. im Uebrigen c. III et IV.
F. Lotheissen. Molière : Sein Leben und seine Werke, 1880, Don Juan, 266-278.
Dr Mahrenholtz. Moliere's Don Juan nach historichen Gesichtspunkten erläutert dans le Moliere-Museum, t. I, 16 du 2" cahier et 69 du 3".
llerrig's Archiv, LXIII, 1-12 et 177-186 (Étude du Dr Mahrenholtz sur les rapports de Molière avec Giliberto et Villiers).
D' Mahrenholtz. Tartuffe und Don Juan :
Die Quellen des Don Juan. Die Tendenz des Don Juan dans Moliere's Leben und Werke (Heilbronn, 1881). Abschnitt VII, cap. v et vi, 172-183.
Dr Mahrenholtz. Molière, 1883, Don
Juan, 116-128.
Gaspary. Moliere's Don Juan dans les Miscellanea di Filologia e Linguistica in memoriam di N. Caix et Ugo Angelo Canello (Florence, 1886), 58-69.
N. Drceger. Moliere's Dom Juan hislo- risch-genetisch neu beleuchtet. (Halle, 1899.) Dissertation.
DIVERS
J. Valera. Estudios criticos sobre litera- tura, politica y costumbres de nuestros dias (Madrid, 1864). Comparaison entre le Don Juan de Molière et le Burlador.
Vesselovsky. Études sur Modère : Don
Juan (Moscou, 1881).
Ed. Thierry. Le Festin de Pierre, deux articles du Moliériste, t. II, nos 22 et 23.
DON JUAN EN FRANCE APRÈS MOLIÈRE (XVII" ET XVIIIe SIÈCLES)
Le Festin de Pierre de Th. Corneille.
Castil-Blaze. Molière musicien, t. I, 2/.4-246.
D" Mahrenholtz. Tartuffe und Don Juan.
Die Don Juan Bearbeitung des Th. Corneille, dans llIoliere's Leben und Werke, (1881). Abschnitt VII, cap. vn, 184 et suiv.
G. Reynier. Thomas Corneille,54,232-244*
Clarisse Harlowe.
Taine. Littérature anglaise, t. IV, 114.
(Don Juan et Lovelace.)
Le Breton. Le Roman au XVIIIo siècle
(Paris, 1898), 184-190.
Laclos.
Le Breton. Le Roman au XVIIIe siècle
(Paris, 1898), 332-337.
F. Caussy. Laclos (1741-1803). Paris, Société du Mercure de France, 1905. 35-66.
L(, Festin de Pierre de Le Tellier.
Castil-Blaze. Molière musicien, t. I, 258-259.
DON ALONZO CORDOVA Y MALDONADO, ZAMORA, GOLDONI
Le Don Juan de Cordova y Maldonado.
José Franquesa y Gomis. Homenaje
á Meiiéndez y Pelayo, t. 1, 253-268.
------------------------------------------------------------------------
Le Don Juan de Zamora.
Magnabal, Don Juan et la Critique espagnole, ch. v, 210-215. (Traduction de l'article cité de don Felipe Picatoste.)
Latour. Études sur l'Espagne, t. II, 129-13 1. -Le Don Juan de Goldoni.
Rabany. De Goldonio, italicss scænæ cor-
rectore (Paris, 1893), 9, 45, 117 (Gol- doni imitateur de Moliere), 119, 120.
Beduschi. Moliere et Goldoni, Véfone,
1899. -
Lüder. Carl Goldoni in seinen Verhältnisse zu Moliere. Oppeln, 1883. Simple dissertation.
SHADWELL. LES PANTOMIMES ANGLAISES SUR DON JUAN
J. Fagerström. Nagra anteckningar em don Juansagans dramatika bearbetning under sjutton de seklet. Lund (Suède), 1877. Comparaison de la pièce de Shadwell et de celle de Rosimond.
Magnin. Histoire des Marionnettes
(Punch and Juddy), 261.
Fritzijiaurice-Kelly. The New Review (novembre et décembre 1895). Deux petits articles sur la fantaisie de MoncriefT.
PUPPENSPIELE
Magnin. Histoire des Marionnettes, 318 et suiv.
Kahlert. Das Kloster von Scheible, t. III, 667-765 (article cite).
Carl Engel. Deutsche Puppenkomödien (Oldenbourg, 1875), t. III (Preface) et t. XII (Preface.)
R. M. Werner. Der Laufner Don Juan, Hambourg et Leipzig, 1891, 69 et suiv.
A., von Weilen. Theater TViens, t. I,
148, 166.
LE DON JUAN HOLLANDAIS
Worp. Nederlandsche Don Juan Dramas. Dans la Taal en Letteren, 1898, t. VIII,
409-413. - '
N. VOGT, HOFFMANN
R. Warkentin. Nachklänge der Sturm und Drangperiode in Faustdichtungen, Munich, 1896. Article documente sur N. Yogt.
G. Ellinger. Hoffmann, sein Leben und seine Werke (Hambourg et Leipzig), 1894, 82-84.
^ '
BYRON
C. C. C. Remarks critical and moral on the talents of Lord Byron, on the ten- dancies of Don Juan, by the author of
Hypocrisy, a satire (C. C. C., id est Colton), 1819, Londres.
J. Aston. A dissertation on Lord Byron,
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his moral character. Don Juan-Cain, 1828.
Beyle (Stendhal). Racine et Shakspeare :
Lord Byron en Italie, 261-285. — Correspondance inédite, t. I, p. 273 et suiv.
Ph. Chasles. Études sur la littérature et les mœurs de l'Angleterre au XIXe siècle, 1850, 162.
Taine. Histoire de la Littérature anglaise, t. IV, 400-418.
De Lescure. Lord Byron, 1867 (peu important)..
Villemain. Études de Littérature ancienne et étrangère, 1868, 394.
.Eberty. Lord Byron, eine Biographie.
Leipzig, 1871, t. 11, 88-124.
Blaze de Bury. Lord Byron et le Byro- nisme. Revue des Deux Mondes du 18 octobre 1872.
K. Elze. Byron's Leben, Berlin, 1881,
414 et suiv.
J. Nichol. Lord Byron, Londres, 1883,
170-180.
0. Weddigen. Lord Byron's Einfluss.
Hanovre, 1884.
0. Schmidt. Rousseau und Byron,
Oppeln, 1890 (passim).
J. Dallois. Études morales et littéraires à propos de Lord Byron (chez F. Didot, 1890), 148-199.
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INDEX NOMINUM
A
Abstemius. De sene mortem differre volente, 48.
Agiunta al Convitato di Pietra, 130.
Ses rapports avec le Laufner — Don Juan, 378.
Aicard (Jean). Don Juan, 89, le Donjuanisme, 5.
Alarcon. La vérité suspecte, imitée par
Lemene, 96.
Albergati-Capacelli. Il Saggio amico,
321.
Albertini. Opéra-comique sur Don
Juan, 311.
Allacci. Drammaturgia, date du Convi- tato di Pietra d'Onofrio Giliberto, 97. Date du Convitato di Pietra d'Andrea Perrucci, 297.
Allg. deustche Biographie. Article sur
Kurz-Bernardon, 367.
Allier (Raoul). La Cabale des Dévots.
L'auteur des Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre, 146. Les originaux du Don Juan de Molière, 200.
Almanach forain. Représentations du Festin de Pierre par des troupes foraines, 277, 278.
Ancona (Alessandro d'). La Leggenda di Leonzio, dans les Miscellanea di studi critici edita in onore di A. Graf, 45.
Andreini (G.-B.), directeur des Fedeli et auteur de la Finta Pazza, des Nozze di Teti e di Peleo, 103.
Annalen des Theaters. Représentations de l'auteur Schrœder, 360.
Aristote. Poétique, IX, 6. Histoire de la statue de l'Argien jlitys, 34.
Arnauld d'Andilly, traducteur de la
Vie des PP. du Désert, 145.
Arnould. Le vice puni ou le Nouveau
Festin de Pierre, 277-278.
Arvède Barine. Les origines de Don Juan, dané*1a Revue politique et littéraire du 15 octobre 1881, 22.
Ateista fulminado (L'), 13, 21, 29.
Ateista fulminato (L'). — Cité par Shadwell. 49, 53, 55, 102. Texte contenu dans le Rendiconti della Reale Accademia dei Lincei, 50, 53, 54, 55, 110.
Athée foudroyé (L'), sous-titre du Festin de Pierre, de Dorimon, 110.
Atheismipoema, seu vulgo Leontius, 39,40.
Aubrey de Vere. Débauché, 328.
Aulnoy (Lettres de Mme d'). Citations relatives aux mœurs espagnoles au HIle siècle, 19, 77, 81, 87.
Avila (Francisco Lucas de), neveu de
Tirso de Molina, 59.
Ayala (Lopez de). Chronique : renseignements sur les d'Ulloa, 28.
B
Barbier d'Aucour, auteur apocryphe des Observations sur une Comédie de
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Molière intitulée le Festin de Pierre, 144, 145.
Barilli. Journal, repn'sontation d'un
CQ/witato di Pielra, 309.
Baron. L'homme à bonnes fortunes, XVI,
248.
Barrière. L'Art des passions, Le Donjuanisme, 5. .,
Beauchamps. Recherches sur les Théâtres de France. Représentation du Festin de Pierre en 1717, 267.
Beaumont et Fletcher. The Coxcomb, The history of Gardenia, The queen of Gorinlh, The Island princess, The Scornful lady, The Pilgrim, 333.
Béjart (Madeleine). Ses coquetteries,
194.
Benzel-Sternau. Der steinerne Gast,
413-414.
Beppo et Don Juan, 429, 433, 434.
Bernardin. Henri II de Lorraine, duc de Guise, 192, 198.
Berni, inspirateur de Byron, 429, 430.
Bertati et Gazzaniga. Il Convitalo di
Pietra, 311.
Bianchi (G.), directeur de la troupe italienne venue à Paris, en 1653, 108, 109, 131.
Biancolelli (Dominique), 109-110. Cf. aussi le Convitato di Pietra des Italiens.
Bien Avisé et Mal Avisé (Moralité de).
Ses rapports avec la légende de Leonzio et celle de Don Juan, 47.
Bièvre (marquis de). Le Séducteur, XVI,
249, 256-258.
Blaclnuood's Edinburgh Magazine (The).
Critique du Don Juan de Byron, 502, 504, 505.
Blackwood's Magazine (The). Remarques sur le Don Juan de Byron, 477. — Réponse de Byron, 482. — Critique du Don Juan de Byron, 503, 505.
Bladé (J.-J.). Contes populaires de la Gascogne. Le souper des morts, 46.
Blasphémateurs (Moralité des). Ses rapports avec la légende de Leonzio et celle de Don Juan, 4.7.
Bòhm (Anna). Notizie sulle rappresentazioni drammatiche a Padoa; Notizie sulla storia del Teatro a Padoa. Repré- spntntions du Convitato di Pietra en Italie au xvm'' siècle, 310.
Boileau. Cité à propos du titre de
Festin de Pierre, 111.
Boisrobert. Les généreux ennemis, 166.
Bölte. U ebeT' der Ursprung des Don Juan, 37, 42, 45, 47.
Bon (l'acteur). Dans un Convitato di Pietra, tiré de Molière et de Th. Corneille, 310.
Bossuet. Sermon sur la Providence, Sermon sur la Divinité de la Religion, Sermon sur le 1" Dimanche de l'Avent, Oraison funèbre d'Anne de Gonzague : Le Libertinage, 186. — 2° Sermon sur la Providence : Le Libertinage. 188. — Sermon sur la Providence : le Libertinage, 191. — Sermon sur l'Honneur : les grands seigneurs endettés, 218.
Bouhours. Remarques nouvelles sur la langue française : définition du mot « Libertins », 187.
Bourdaloue. Sermon sur l'Hypocrisie : le Libertinage, 186. — Les faux dévots, 198. — Sermon sur l'Aumône; Sermon sur la Pénitence ; Sermon sur le devoir de la restitution : grands seigneurs endettés, 218.
Boute (Jacques-Marie), dit Monvel, auteur de La Jeunesse du duc de Richelieu et des Victimes cloîtrées, 258.
Boutelon (Claudio). Sepulcros con estatuas yacendas en la capilla de San Andrés de la catedral de Sevilla dans la Revista de filosofia, literatura y sciencias de Sevilla. El patio de los naranjos de la catedral de Sevilla : renseignements sur les tombeaux des Tenorio et des Ulloa, 23.
Boyron (Michel), dit Baron, auteur de l'Homme à bonnes fortunes, 248.
Braga. Contas tradicianaes do povo por- tuguez romance sur le mort invité à dîner, 47.
Bragance (Don Juan de). Cité comme original du Burlador, 24.
------------------------------------------------------------------------
Brancas, faux dévot, 198.
Brazier. Chronique des petits théâtres de Paris : détails sur la représentation d'un Grand Festin de Pierre, 276.
Brienne, libertin, 204.
Brissac, libertin, 193.
British Critic (The). Critique du Don
Juan de Byron, 503.
British Review (The). Critique du Don
Juan de Byron, 504.
Brouwer (S.). Ancora don Giovanni : l'original du Burlador, 24, 25. — Texte de l'Ateista fulminato, 50. — Le scénario de Passanti, 307. — Texte d'un scénario du Convitato di Pietra, 308.
Brunetière. Jansénistes et Cartésiens;
La philosophie de Molière; La philosophie de Bossuet : Le Libertinage, 185.
Brunier. L. I. Schrœder, 360.
Brunn (Joseph). Dans le Festin de
Pierre, 277.
Buckhurst, débauché, 328.
Buckingham, débauché, 328.
Buratti, inspirateur de Byron, 429.
Le Burlador. Analyse, 13-20; les origines, 20-59; l'auteur, 59-66; date de la composition, 66; la valeur, le sens et la morale de la pièce, 66- 75; le héros, 76-86; les femmes, 86- 89; le valet, 89-91; le roi, les paysans, 91-92; fortune de la pièce en Espagne, 95; son passage en Italie, 95-97, 136; le Burlador et le Convitato di Pietra de Cicognini. 98-104; le Burlador et le Festin de Pierre de Dorimon et de Villiers, 114, 115; le Burlador et le scenario de Bianco- lelli, 127, 132, 133, 134, 135; le Burlador et le Festin de Pierre de Molière, 149-157 ; le Burlador et la Venganza en el Sepulcro, 284; le Burlador et la pièce de Zamora, 289, 290, 292, 293, 295. — Le Burlador et le Convitato de Perrucci. 297, 299, 300, 302, 303. — Le Burlador et le Don Giovanni de Goldoni, 315. Le Burlador et le Laufner — Don Juan, 377, 378, 379.
Burnet (Gilbert). Vie de Rochester : les
mœurs sous la Restauration, 328, 329.
Bussy, modèle apocryphe du Don Juan de Molière, 178, 184, 185. — Son libertinage, 192, 193. — Ses duels, 225.
Byron. Influence de son Don Juan sur l'évolution de la légende : xviii. — Byron et Molière, 233. — Le Don Juan de Byron, 428. — Les motifs de la composition du poème, 428-435. — Les raisons du choix du héros, 435-440. — Les étapes de la composition, 440-445. — Analyse du poème, 448-449. — Le plan, 450-453. — Influence de la vie de l'auteur sur son œuvre, 453-461. — L'autobiographie, 461-469. — La satire, 469-482. — Le ton, 482-486. — Le caractère de Don Juan, 487-494. — Les personnages de femmes, 494-4!)!), — L'amour dans le poème, 499-500. — Les jugements portés sur l'œuvre, 501-507. — Sa place dans l'histoire de la légende, 508.
C
Cabinet (Le). Tiré de la Dama tapada, modèle du Sicilien de Molière, 96.
Cailhava. De l'art de la Comédie; résumé du scenario de Biancolelli, 110. — Études sur Molière : Les sources du Festin de Pierre, de Molière, 149.
Calderon. Le secret à haute voix, De mal en pis, Honneur et malheur du nom, 28. Rien de tel que de se taire, 31. La dévotion à la Croix, 68. L'Alcade de Zalamea, 77, 92. Auteur apocryphe du Tan largo 59-60. Caractère de ses valets, 91.
Calegari. Opéra-comique sur Don Juan,
311.
Calles de Sevilla (Las), traits de majurs sur Séville, 63.
Campardon. Les Spectacles de la foire, indications sur un Grand Festin de Pierre, joué en 1787 au théâtre des Associés, 275. Renseignements sur Arnould, auteur du Vice puni, 277.
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Cardan. De subtilitate, 1. XVIII, source apocryphe de la légende de Leonzio, 43.
Carnoy. Littérature orale de la Picardie,
Le souper du Fantôme, 46.
Casanova. Mémoires, Les mœurs galantes au XVIII" siècle, 247.
Castelnau. Essai sur l'histoire ancienne et moderne de la Nouvelle Russie, inspire à Byron le récit du siège d'Is- maïl, 460.
Casti. Animaux parlants (Les), 429.
Castil-Blaze. Molière musicien, indications erronées sur les origines de la légende, 21 ; sur l'Ateista fulminado, 29; explication du titre de " Festin de Pierre », 110; résumé du scenario de Biancolelli, 129.
Caussy (Fernand). Laclos, 261.
Centlivre, imitateur de Calderon, 334.
Cervantès. El rufian dichoso, 31, 68, 77,
Chapelle, libertin, ami de Molière.
189, 195.
Charles IV, duc de Lorraine, libertin,
193.
Charron. Ses théories sur la Nature,
190.
Chateaubriand. Mémoires d'Outre- Tombe, souvenirs du château de Combourg- rapprochés des souvenirs du château de Newstead dans le Don Juan de Byron, 468.
Ghilde-Harold, opposé à Beppo, 433.
Comparé à Don Juan. 412, 461, 466, 467, 487, 501, 506 507.
Cicognini, 97-98. Cf. aussi Il Convitato di Pietra de Cicognini.
Cinelli. Toscana letterata. Date de la mort de Cicognini, 97-98.
Claramonte (André de), auteur supposé du Tan Largo, 65.
Cogni (Marguerite), amie de Byron,
433, 439, 454.
Cokain (Aston). Trappole creduto principe, 334. The Tragedy of Ovid, 334- 337. Cokain et Shadwell, 340.
Coleridge. Préface de l'Édition du Don Juan de Byron. Le Donjuanisme, 5.
Coleridge. Critique du drame de Bertram,
extraits d'un Ateista fulminado, 29. Coleridge et Byron, 458.
Comedia nova intitulada o Convidado de Pedra, 283.
Congreve. The way of the World, 330.
Love for love, 350, 355.
Conti (Prince de). Avertissements aux sentences des Pères de l'Église sur la Comédie et sur les spectacles : attaques contre le Don Juan de Molière, 144, 183. Conti, modèle apocryphe du Don Juan de Molière, 180-183.
Convitato di Pietra (Il) de Cicognini, xii, 95, 97. — Analyse de la pièce, 98- 107; 109, 113; — le Convitato de Cicognini inspirateur de Giliberto : 114-115, 119; — du scénario, 127, 128, 133, 134; — de Molière, 137, 153, 154, 155, 157, 158, 164, 167. — Emprunts du Convitato au scénario : 135- 136. — Le Convitato de Cicognini et le Convitato de Perrucci, 297-304. — Le Convitato de Cicognini et le Convitato de Passanti, 307. — Le Convitato et The Tragedy of Ovid de Cokain, 337. — Le Convitato et The Libertine de Shadwell, 340. — Le Convitato et la pièce de Zuotz, 364- 366. — Le Convitato et la pièce de Kurz-Bernardon, 37f, 372. — Le Convitato et le Laufner-Don Juan, 378, 379. — Le Convitato et le Puppenspiel de Strasbourg, 385, 386, —et le Puppenspiel d'Eric Schmidt, 390.
COTwitato di Pietra (Il) de Giliberto, 97.
Il 'est la source du Festin de Pierre de Dorimon et de Villiers, 113. — Ses sources, 114-115. — Son caractère, 119, 125. — Ses rapports avec la pièce de Kurz-Bernardon, 372.
Convitalo di Pietra (Il) des Italiens ou scenario de Biancolelli. Son origine, 97, 109, 110. Son passage en France, 108. Son état actuel et son analyse, 126-132. Ses sources, 132-136. Ce qu'il a fourni à Molière, 157-159, 169. Le scenario et The Tragedy of Ovid de Cokain, 337. Le scenario et la pièce de Kurz-Bernardon, 371-372.
Convitato di Pietra (Il) de Perrucci.
Ses rapports avec VAteista fulminato, 55; avec le Burlador, 98. Étude de
------------------------------------------------------------------------
la pièce, 296-306. Perrucci et Goldoni, 304, 317.
Convitato di Pietra différents, joués en Italie au xviit, siècle et au commencement du xixe siècle, 309-310.
Cordova y Maldonado. La Venganza en el Sepulcro, 284-289.
Corneille. Citation du Cid à rapprocher de la fin du sonnet d'Oronte, 152. Les Remontrances de Géronte à Dorante et la tirade de don Louis, 168.
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Costantini dit Mezzetin, auteur de la vie de Scaramouche (Tiberio Fiorelli), 131, 134.
Cotarelo (Emilio). Tirso de Molina,
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Cousin (V.). La jeunesse de Mme de Longueville. Henri de Lorraine, duc de Guise, 192.
Crébillon fils. La nuit et le moment. —
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Croce (Benedetto) (Scenario découvert par), 306.
Cronicas de Sevilla (Las), source apocryphe de la légende de Don Juan, 21, 22.
Crowne. The courtly nice, 330. Imitateur de Moreto, 333.
Cueva. L'Infamador, 13, 20, 31, 33, 57, 72, 75.
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D
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Description des superbes machines et des magnifiques changements de théâtre du Festin de Pierre, ou l'Athée Foudroyé, de M. de Molière, 244-245.
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Don Juan der Vierfache Mörder, 392.
Don Juan der Wüstling, 414-415.
Don Juan oder der geladene Gast um
Mitternacht, 395.
Don Juan oder der steinerne Gast. Joue ä Vienne de 1783 ä 1821, 362.
Don Juan oder der steinerne Gast. Publie par Engel, 391-392.
Don Juan oder das steinerne Gastmahl.
Joue ä Vienne en 1772, 376.
Don Juan, or the Libertine destroyed
351-353, 430.
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Festin de Pierre. Explication de ce titre,
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Le Festin de Pierre de Dorimon et de Villiers, 98, 108, 109, 110. — Analyse des deux pièces, 112-126. — Représentations et impressions, 112-113. — Les sources, 113-115. — Différences entre les deux pièces, 116, 119, 120, 122. — Leurs rapports avec le scenario de Biancolelli, 133- 136; avec le Festin de Pierre de Molière, 154, 155, 150, 159-171; avec le Nouveau Festin de Pierre de Rosi- mond, 239; avec les pièces foraines, 275, 279; avec the Libertine de Shad- well, 340; avec la pièce de Kurz- Bernardon, 371; avec celle de Shô- nemann, 376; avec le Puppenspiel de Strasbourg, 383, 386; Dorimon et Villiers en Hollande, 395; rap-
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ports de leur Festin de Pierre avec la pièce de Peys, 398-400; avec celle de Seegers, 400-404; avec celle de Ryk, 405; avec celle de Ryndorp, 405-408.
Festin de Pierre (Le) de Molière, XII. — Emprunts que lui a faits l'Ateista fulminato, 54. — Influence du Don Juan de Dorimon et de Villiers sur le Don Juan de Molière, 125, 137, 138. — Histoire du Festin de Pierre, 141-149. — Ses sources, 169 171. — Son originalité, 171-178. — Don Juan et les Libertins, 178-192. — Les intentions de Molière, 192-205. — Le caractère de Don Juan, 205-220. — Elvire, 226-228. — Sganarelle,
228-231. — Portée de la pièce et son influence, 231-233. — Son insuccès en France au XVIIIe siècle, 235. — Molière et Th. Corneille, 236-238. — Molière et Rosimond, 239. — Le Festin de Pierre de Molière et le programme annoncé du Festin de Pierre, 244-245. — Le Don Juan de Molière et Lovelace, 252, 253, 254, 255, 256. — Le Don Juan de Molière et le duc de Richelieu, 259, 260. — Le Don Juan de Molière et Valmont, 263, 264. — Le Festin de Pierre de Molière et la pièce de Le Tellier, 274. — Le Festin de Pierre et le Vice puni de M. Arnould, 277. — Le Festin de Pierre et le Grand Festin de Pierre de M. Rivière, 279. — Molière et Zamora, 294. — Le Festin de Pierre traduit en Italie par N. di Castelli, 296. — Molière et Shadwell. 339. — Le Festin de Pierre de Molière en Allemagne, 359, 360, 362, 389. — Le Festin de Pierre- de Molière et le Don Juan de Van Maater, 396, 397. — Le Festin de Pierre et la pièce de Seegers, 400-404.
Festin de Pierre (Le) des Italiens joué en li17, 267.
Festin de Pierre (Le) de Le Tellier, 268-274. — Ses imitations, 274-276. — Ses rapports avec le Laufner-Don Juan, 378, 379. — Avec le Puppenspiel d'Augsbourg, 385.
Figueroa (Cristobal Juarez de). Le
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Filippini (E.). Per lo svolgimento drammatico della leggenda Dongiovannesca : Le Saggio amico d'Albergati-Capa- celli, 320-321.
Fiorelli (Tiberio) dit Scaramouche, dans le Convitato di Pietra, 131, 132, 134.
Fils criminel (Le), sous-titre de la pièce de Dorimon, 110.
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G
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Guiccioli (Comtesse), amie de Byron, 439, 440, 442, 443, 452, 457, 459, 463, 464.
Guiche (Comte de), modèle apocryphe du Don Juan de Molière, 179, 184, 185; son libertinage, 193, 204; sa bravoure, 225.
Guise (Henri de), chevalier de Lorraine, modèle apocryphe du Don Juan de Molière, 179, 180, 185; débauché, 192; faux dévot, 198.
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H
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Molière. Cf. le Festin de Pierre de
Molière.
Moliériste (le). Anecdote du duc de la Feuillade et du marchand de chevaux Gaveau, 218. Reprise du Don Juan de Molière, 235. Texte d'un programme annonce du Festin de Pierre, 245-246.
Moncrieff. Don Giovanni in London, or the Libertine reclaimed, 353-354.
Monet (Ph.). Dictionnaire. Définition du mot « Libertin ", 187.
Montaigne. Essais. Ses théories sur la nature, 190.
------------------------------------------------------------------------
Monthly Review (The). CriLique du
Don Juan de Byron, 504.
Moore (Th.). Letters and Journals of Lord Byron, 431, 433, 434, 440, 441, 443, 444, 455, 457, 459, 400, 461, 463, 464, 477, 482, 496, 504, 506, 507.
Morel-Fatio. Bulletin hispanique, Qu el ques mots sur Don Juan, 62.
Moreto. Desden con al Desden, source de la Ristrosia per Ristrosia, 96; de la Princesse d'Elide, 149.
Morgad (Alonso). Historia de Sevilla, citée au sujet des origines de la légende, 23.
Mozart. Son Don Juan interprété par Hoffmann, cf. Hoffmann. Mozart et les Puppenspiele, 391. Mozart et N. Vogt, 417, 418.
Mulgrave, débauché, 329.
Murray, correspondant de Byron, 432, 434, 435, 438, 440, 441, 442, 443, 451, 452, 453, 458, 459, 470, 501, 504, 505, 506, 507.
Murray (John), dernier éditeur de
Byron, 445.
Musset. Sa conception du Donjuanisme, 3, 5, 411. - Ses souvenirs du Don Juan de Molière, 233.
N
Narbona (Eugenio). Vida del arzobispo don Pedro de Tenorio, 23.
Nassau (Maurice de). Son mot à son lit de mort, 216.
Negri (G.). Istoria delli scrittori fiorentini, date de la mort de Cicognini, 98.
Neri (A.). Compte rendu de la Biblio- grafia Goldoniana par Spinelli, 315.
Nicole, attaque les libertins, 186.
Nicolet, directeur de la troupe des Grands Danseurs du Roy, joue le Festin de Pierre en 1773 et les années suivantes, 276.
Ninon de Lenclos. Molière fréquente son salon, 189, 195.
Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre, 144.
Ochoa. Tesoro de los romanceros. Don Juan Tenorio et Pierre le Cruel, 28.
Octave et Dolet, jouent le Festin de Pierre en 1713 et en 1714, 268, 274.
Olivier (J.-J.). Les comédiens français dans les cours d'Allemagne. Représentations du Festin de Pierre de Thomas Corneille à Manheim, 360. — Représentations de pièces de la Commedia dell'Arte à la cour de l'Électeur Palatin, 363.
Ormesson (Journal d'). Le libertinage de Louis XIV, 203.
Ozell (John), traducteur du Festin de
Pierre de Molière, 354.
p
Pagne-Collier. The tragical comedy of
Punch and Judy, 355.
Palatine (La), libertine, 190.
Parfaict. Histoire du Théâtre français.
Moralité de Bien Avisé et Mal Avisé, 47. — Raison pour laquelle Villiers fit son Festin de Pierre, 112. — Les camarades de Molière l'engagent à écrire un Festin de Pierre, 142. — Histoire de l'Ancien théâtre italien : date de la première représentation en France du Convitato di Pietra des Italiens, 108. — Dictionnaire des Théâtres : renseignements sur une représentation du Festin de Pierre en italien en 1717, 267. — Reprise du scenario des Italiens en 1743, 268. — Représentation d'une pantomime sur Don Juan à la foire Saint-Laurent, 276. — Mémoires pour servir à l'histoire des spectacles de la foire. Le Festin de Pierre de Le Tellier, 268. — Représentations de l'acteur Lalauze, dans le Festin de Pierre, 276.
Parker (Miss) et Byron, 438.
Pascal. Pensées, les Libertins, 186, 188.
------------------------------------------------------------------------
t89. — Septième Provinciale, comparaison avec une citation du Festin de Pierre de Molière, 200. — Pascal et Byron, 471, 484.
Passanti. Scenario tiré du Convitato di
Pietra de Perrucci, 307-308.
Pausanias. Histoire de la statue de
Théogène de Thasos, 34.
Péladan. Décadence latine (la) : le Donjuanisme, 4.
Pepys (Mémoires de). Les mœurs sous la Restauration, 328.
Perez de Gusman (Fernan). Generaciones, semblanzas e obras de los excelentes reges de España. Renseigne- ments sur la famille Tenorio, 23.
Perrens. Les Libertins en France au XVIIe siècle, 185. — Traits de mœurs relatifs à certains Libertins, 193, 198.
Perrucci, 296-297. — Son traité dell'arte rappresentativa, 297. — Cf. aussi Il Convitato di Pietra de Perrucci.
Petits spectacles de Paris, représentations au théâtre des Jeux forains, 279.
Peys (A.). De Maeltyt von don Pederos Geest of de Gestrafte Vrygeest, 398-400.
Phillips. Portrait de Byron, 462.
Picatoste. Estudios literarios : Don
Juan Tenorio, cf. Magnabal.
Pierre le Cruel. Modèle apocryphe de
Don Juan, 24, 27.
Piferrer. Nobiliario de los Reinos y seîiorios de Espana, renseignements sur la famille Tenorio, 23, 26.
Pitre (G.). Novelle popolari toscane.
Ballade sur Don Juan, 44.
Poirters (Adrian). Auteur d'une pièce en vers sur le comte Leontius, 42, 43
Poisson. Ami de Villiers, 113.
Ponte (Lorenzo da), imitateur de
Molière, 232.
Pope, loué par Byron, 481, 482.
Prado (Troupe de). Ses représentations à Paris, 149, 151.
Prehauser (G.). Son Festin de Pierre,
367* 368.
Prendarca (Enrico). Anagramme d'Andrea Perrucci, 297.
Pulci. Son Morgante Maggiore, modèle dont s'est inspiré Byron, 429, 430r 436, 9.
Puppenspiele sur Don Juan, 361-362;
381-394.
Purcell, met en musique The Libertine de Shadwell, 351.
Q
Quadrio. Della storia e della ragione d'ogni poesia. Date de la mort d& Cicognini, 98.
Quarterly Review (The). Critique du.
Don Juan de Byron, 504.
Quintin, fondateur en 1625 d'une secte de Libertins dans les Pays-Bas, 187.
R
Raab (F.). Johann J.-F. Von Kurz, 367.
Raguenet. Dans le Festin de Pierre, de-
Le Tellier, 268.
Rassegna critica della letteratura italiana.
Étude de M. S. Brouwer d'un scenario tiré de Perrucci, 307 ; — étude de Filippini sur le Saggio amico d'Al- bergati-Capacelli, 320. y
Recueil de sujets de pièces tirées-de l'italien (Collection Soleinne), texte du scenario de Biancolelli, 110.
Recueil des spectacles des foires et des Boulevards de Paris. Représentations du Festin de Pierre données par la troupe des « Grands Danseurs du Roy », 276.
Rendiconti della Reale Accademia dei Lincei : texte d'un scenario du Convitato di Pietra, 308.
Réponse aux observations touchant une comédie du sieur Molière intitulée le Festin de Pierre, 147.
Restier et Colin jouent le Festin de
Pierre, en 1746, 276.
Retz (Cardinal de), modèle apocryphe du Don Juan de Molière, 179; libertin, 193; faux dévot, 198, citation des Mémoires, 193, 204.
------------------------------------------------------------------------
Revilla (Don Manuel de la). El lipo legendario de Don Juan Tenorio : origines de la légende de Don Juan, 22.
Rewe (W.). Musique du Libertine des- troyed, 352.
Ricci (C.). I teatri di Bologna, repré- sentations du Convitalo di Pietra, 309.
Righini et Filistri. Opéra-comique sur
Don Juan, 311.
Riccoboni. Histoire du Théâtre italien, renseignements sur des troupes espagnoles établies en Italie au xvie et au XVII" siècles, 96. Caractère du théâtre italien au XVIIe siècle, 103. Renseignements sur la vie de Tiberio Fiorelli, 131. Directeur de la troupe installée en 1717 à l'Hôtel de Bourgogne et arrangeur d'un Festin de P«';'re, 207.
Richardson. Clarisse Harlowe. Don Juan et Lovelace, xvi, 249-256- Lovelace et Le Séducteur du marquis de Bièvre, 257. Lovelace et la Jeunesse du duc de Richelieu, 258.
Richelieu (Abbé de), libertin, 194.
Rivière, Brunel et Cunissy, auteurs d'un Grand Festin de Pierre, 279-280.
Robert le Diable et la légende de
Leonzio, 43.
Robinet. Citation de la Gazette au sujet de l'auteur des Observations sur une comédie de Molière, 148.
Rochemont (Libelle de), 141, 143, 148,
151.
Rochester. Ses débauches, 328, 329.
Ses satires, 328, 338.
Rojas (Fr. de). Obligados y offendidos y gorron de Salamanca, 166.
Romancero général (Il). Aventures de Don Juan de Bragance.
Roman de la Rose. Citation rappelant la fin du sonnet d'Oronte, 152.
Ronsard. Citation rappelant la fin du sonnet d'Oronte, 152.
Roque de Figueroa, directeur de la troupe qui a joué le Burlador, 63.
Roquelaure (Chevalier de), libertin,
193.
Rosenkranz (K.). lieber CaMerons Tragödie von Wunderthätigen Magus. — Zur Geschichte des deutschen Literatur, Union de Faust et de Don Juan, 420.
Rosimond. Note de sa Préface, 151.
Son Nouveau Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, 238-244. Rosimond et Shadwell, 339, 340, 341, 345, 346.
Roullé (Pierre), auteur du Roy glorieux au monde, 145-14G.
Rousseau (J.-J.). Son influence sur
Byron, 460, 500.
Ruzzante introduit l'habitude de mêler les dialectes dans le théâtre italien, 98; ses scenarii transformés en pièces de la Commedia sostenuta, 132.
Ryk. Don Pedroos Geest, 404-405. Ryndorp. De Gestrafte Vrygeest, 405-408.
S
Sade (Marquis de), 247.
Sainte-Beuve. Poi-t-Royal : l'original du Don Juan de Molière, 179. — Les Libertins, 185.
Saint-Evremand. Exilé par Louis XIV, 197, 204. — Ses Lèpres : les mœurs sous la Restauration, 328.
Saint-Paul. Sa théorie de la foi et des
œuvres, 71.
Saint-Simon. Mémoires : Vardes et la comtesse de Soissons compromis dans l'histoire des lettres espagnoles, 204.
Salomone-Marino. Leggende popolari
Siciliane. Texte du Lionziu, 44.
San-Cecilio (El P. Fr. Pedro de). Pa- triarcas, arzobispos y obispos merce- narios y varias materias. Renseignements sur un séjour de Tirso de Molina à Séville en 1625, 63.
Scala (Flaminio). Auteur d'un scenario de la Finta pazza, 96.
Scarron. Écolier de Salamanque (L '.), 166.
Schaworth (Mary) et Byron, 438. Scheible. Das Kloster. Texte de trois
Puppenspiele, 382-388.
------------------------------------------------------------------------
Scherillo. Sto/;ia letteraria dell' Opera buffa napolitana, farce de Lorenzi et Tritto sur le Convitato di Pietra, 311.
Schlegel. Littérature dramatique, t. Il.
Les sources du Festin de Pierre de Molière, 149.
Schmidt (Eric). Valksschauspiele aus
Tirol, texte d'un Puppenspiel, 388.
Schmidt (V.). Die Schallspiele Calde- rons. Caractère donjuanesque de quelques drames de Calderon, 31.
Schceffer (Adolf). Geschiclite des spa- nischen national Dramas. Emprunts de Tirso ü Dineros son Calidad, 34;
résumé de la Venganza en el sepulcro,
284.
Schôneman (J. F.). Son Festin de
Pierre, 375-376.
Schrecken-Spiegel ruehlosen Jugend, 375.
Schrœder. Dans le Festin de Pierre de
Molière, 360.
Schütz et Dreher. Puppenspiele sur
Don Juan, 381.
Schviegerling. Don Juan oder der stei- nerne Gast, 393.
Schweitzer. Moliere im Elternhaus und in der Schule. Don Juan et Conti, 180.
Scott (D'). Auteur d'un poème sur le
Don Juan de Byron, 504.
Scott (Walter). Son jugement sur le
Don Juan de Byron, 501-502.
Sébillot. Contes des Provinces dÀ? France : la Tète de mort qui parle, 46. — Traditions et Superstitions de la Haute- Bretagne : le beau squelette, 46.
Sedley, débauché, 328, 329.
Seegers (F.). De Gestrafte Vrygeest,
400-404.
Selhamer (Cristophe). Tuba tragica, histoire de Leontius, 43.
Serfe (Th. St.). Imitateur de Moreto.
333.
Settle, imitateur des Italiens, 334.
Sévigné (Mme de). Retz et ses dettes, 218.
Shadwell. Extraits de son Libertine par Coleridge, 29. — Passage de sa préface signalant un Ateista fulmi-
nato, 49. — Rapports entre VAteista fulminato et son Libertine, 33. — Shadwell et Zamora, 293. — The Libertine, 338-331. — The Bury-fair, 338. — The Sullen Lovers, 338. The Miser, 338.
Shelley. Julian and Jfaddalo. Portrait de Byron, 433. — Sa visite à Byron en août 1821, 442. — Sa collaboration au Liberal avec Byron, 443; son influence sur Byron, 460, 467 ; son jugement sur le Don Juan de Byron, 501, 307.
Shelton. Traducteur de Don Quichotte,
333.
Shirly. The Opportunity, 333.
Sismondi. Littératures du sud de l'Europe (I). L'influence espagnole en Angleterre au xvie et au XVIIe siècles, 334.
Sommervogel. Bibliographie. Pièces des Jésuites allemands, 44.
Soulié. Recherches sur Molière. Pièces espagnoles figurant dans la Bibliothèque de Molière, 149.
Southey, attaqué par Byron, 458, 463, 481. — Ses attaques contre le Don Juan de Byron, 503.
Soyecourt (Marquis de), portraituré dans les Fâcheux, 202.
Steele, imitateur de Calderon, 334.
Steinerne Todten-Gastmahl (Das). Parodie du Festin de Pierre de Molière, 362.
Stendhal. De l'Amour, Mémoires d'un touriste, le Donjuanisme, 4. — Vie d'Henri Brûlard, les originaux des Liaisons dangereuses, 261. — Racine et Shakspeare, indications sur les motifs de la composition du Don Juan de Byron, 428.
Stéphanie. Indication d'un Festin de Pierre, joué à Vienne de 1707 à 1769 pendant l'octave des Morts. 376.
Storia dei Burattini, marionnettes italiennes sur la légende de Leonzio, 43.
Storia essemplare la quale tretta d'un uomo per nome Leonzio che stava sempre in allegria, 43.
Storm. Donschcuig der desparate Ritter,
381.
------------------------------------------------------------------------
T
Taine. Littérature anglaise, Don Juan et Lovelace, 249. Les mœurs sous la Restauration, 328.
Tallemant. Historiettes, les Libertins, 186. Le chevalier de Roquelaure, 193.
Tan largo me lo fiais, variante du Bur- lador, 27, 59, 60, 62, 64, 65, 75.
Tartuffe (Le). Ses recettes, 142. — Le Tartuffe et le Libelle de Rochemont, 145-146. — Le Tartuffe et la Lettre sur les observations d'une comédie du sieur Molière, 141-148. — Le Tartuffe attaque les Dévots et les Libertins, 199-201. — Répond aux attaques dirigées contre Molière, 201-202.
Tellez (Gabriel). Cf. Tirso de Molina.
Tenorio (Famille).Don Pedro Alonso,26.
Alonso Jorge, amiral de Castille sous Alphonse XI, 26, 27. Alonso Jorge, alguacil mayor de Toledo, 26. Don Juan, 26. Don Pedro, archevêque de Tolède, 26. Don Juan, chef d'office de Pierre le Cruel, 26, 27, 28. Don Juan, chevalier de l'ordre de la Bande et de l'Echarpe rouge, 26.
Thanatopsychus. Pièce des Jésuites, développant la légende du comte Leontio, 39, 43.
Theater-Kalender (1800). Représentations de pièces de Molière sur les théâtres des Jésuites, 40.
Thynne (Thomas), débauché, 328.
Thomassin, dans le rôle d'Arlequin
129.
Ticknor. Histoire de la littérature espagnole. L'influence espagnole en Angleterre au xvie et au XVIIe siècles, 334.
Tirso de Molina. La fuerza lastimosa, 19. El condenado por desconfiado, 31, 62, 63, 69, 72, 73, 74. La Villana de Valecas; la Prudencia en la mujer; el Vergonzoso en palacio: la Venganza de Tamar, 64. Les Cigarrales, 66. Tirso et le Burlador, 59-66. Cf. aussi le Burlador.
Trivelin. Cf. Dominique Locatelli.
Tuke (Samuel). The adventures of five hours, 333-334.
U
Ulloa. Famille historique, 21, 23, 26,
28.
V-W
Valla. De Voluptate. Théories sur le plaisir, 41.
Vanbrugh. The Provoked Wife, 330,
350.
Vanini. Son supplice, 191.
Vardes (Marquis de), modèle apocryphe du Don Juan de Molière, 178, 179, 184, 185; compromis dans l'affaire des lettres espagnoles, 204.
Vega (Lope de). L'Arauque dompté, 20.
La Boba para los otros y discreta para sí; La Estrella de Sevilla; El Caballero de Olmedo, 27. El cardinal de Belen; Don Diego de Alcala; El mejor alcade el rey, El triunfo de la humildad y soberbia abatida, 30. La Fianza satisfecha, 31, 68. Dineros son calidad, emprunts faits par Tirso de Molina á cette piéce, 34-37, 58. El marqués de las Navas, emprunts de Tirso á cette piéce, 62. Los Vargos de Castille, 66. La Estrella de Sevilla, 77. El Bastardo Mudarra, 77. Amar sin saber d quien, 79, 81. El mejor alcade el rey, caractére du vieux Sancho, 80, 92. La Moza de cantaro, 81, 91, 152. Les Caprices de Bélise; Le chien du jardi- nier, 91. La Niña boba, source probable de la Finta pazza de Flaminio Scala, 96. La Discreta enamorada, source de l'École des maris, 149.
Velthen (Johannes). Histrio gallicus comico-satyricus sine exemplo, 359. — Die stadua der Ehre, 360. — Don Juan oder des don Pedro Todtengastmahl, 360.
Verdadero Don Juan Tenorio (El). Renseignements sur les Tenorio, 23.
Viardot. Études sur l'histoire des insti-
------------------------------------------------------------------------
tutions, de la littérature, des théâtres et des beaux arts en Espagne : les sources du Budador, 20.
Viau (Théophile de). Son procès, 191.
Viezel (Fadrick). Tragicomedia hagida in Zuotz, 364-366.
Villemain. Son jugement sur les femmes dans Byron, 495.
Villiers, comédien de l'hôtel de Bourgogne, 97. Cf. aussi le Festin de Pierre de Dorimon et de Villiers. Epitre à Corneille, 109, 112, 151. Villiers et Zamora, 291.
Vinot et La Grange, éditeurs du
Festin de Pierre de Molière, 143.
Visé (De) attaque Molière dans ses Nouvelles Nouvelles, 201 ; juge le Don Juan de Th. Corneille dans le Nouveau Mercure galant, 236.
Vitaet mors sceleratissimiPrincipis Domini Joannis. Pamphlet considéré à tort comme une source possible du Burlador.
Vitri, libertin, 193.
Vogt (N.). Der Färberhof oder die
Buchdückerei in Mainz, 415-420.
Von Leontio, einem Grafen Welcher durch Machiavellllln verfürt, ein erschreckliches End genommen, 37.
Ward. English dramatic litterature. L'in- fluence Espagnole en Angleterre au XVIe et au xvne siècles, 334.
Warkentin (R.). Nachklänge der Sturm und Drang PeriQde, 415.
Weilen (Von). Theater TViens, la pièce de Kurz, 367. — Euphorion, t. VI, article sur Kurz, 367.
Werner. Der Laufner-Don Juan, 360, 367, 376. /
Westall (R.). Portrait de Byron, 462.
Whistlecraft, inspirateur du Beppo de Byron, 429, 430.
Wieland. Agathon (L'). Son influence sur Byron, 458, 460.
Wordsworth. Benjamin the Waggoner, attaqué par Byron, 458, 481. Yarrow unvisited, 504.
Worp. Nederlandsche Don Juan Dramas,
396.
Wycherley. Love in a wood, 330. The Country wife, 330, 350. The PlainDealer, 330, 350. Imitateur de Cal- deron, 334.
X Y
Yahn (Otto). Mozart, 376.
Z
Zamora. No ay deuda que no se pague y Combidado de piedra, 289-295.
Zeheutner (Paul). Promontorium malai spei. Indications sur les origines de la légende de Leontio, 42-43.
Zeidler (Jacob). Beitriige zur Geschichte des Klosterdramas, indications sur les origines de la légende de Don Juan et sur les pièces des Jésuites, 22, 37, 39,40. L'original du Don Juan de Molière, 179. — Die Ahnen Don Juan, Puppenspiel sur Don Juan, 362.
Zufiiga, historien de Séville, cité à
propos tombeau des d'Ulloa, 23.
-
«
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TABLE DES MATIÈRES
AYANT-PROPOS v
PRÉFACE XI
1
LE DONJUANISME
Son universalité. — Circonstances favorables à son développement. — Variété de ses manifestations à travers les âges et les pays. — De quelques définitions modernes. — Caractères spécifiques qui le constituent. — Leur multiplicité et leur incohérence. — Possibilité de les grouper et de les ramener à quelques traits essentiels physiques et moraux. — Une vitalité et une imagination puissantes sont les conditions premières de son existence. — L'inconstance et l'art de la séduction. — L'égoïsme. — La méchanceté. — L'individualisme. — Valeur symbolique du type. — Intérêt historique, psychologique et moral que présente son étude 1
II
LES ORIGINES DE LA LÉGENDE,
ET LE « BURLADOR DE SÉVILLE »
Première manifestation de la légende : le Burlador de Séville. — La pièce.
— Ses origines. — Les différentes sources : VInfamador de Cueva: Dineros
son calidad, de Lope de Vega; la légende de Leonzio; la fable du mort convié il un festin et les ballades populaires; VAteista fulminado. - L'au-
Leur du Burlador. — La date de la composition. — Valeur de la pièce.
— Sa signification. — Sa morale. — Sa place dans la littérature contemporaine. — Le personnage de Don Juan. — Ce qu'il doit à son milieu.
— Sa conception de l'amour. - Ses sentiments religieux. — Les caractères de femmes. — Le valet. — Les paysans. — Le Burlador contient
en g'erme toutes les œuvres postérieures 13
III
LE DON JUAN ITALIEN
Marche et évolution de la légende d'Espagne en France. — Son passage
en Italie. — Trois dérivés du Burlador. — Le Convitato di pietra de Cico-
------------------------------------------------------------------------
gnini. — Modification du caractère religieux et introduction d'un élément comique. — La pièce perdue de Giliherto. — Introduction de la légende en France par un scenario d'auteur inconnu. — Le Festin de Pierre de Dorimon et de Villiers : une double imitation française de la pièce de Giliberto. — Une nouvelle conception de Don Juan. — Le scenario de Dominique Biancollelli. — Le drame espagnol transformé en arlequinade. — Emprunts réciproques du scenario et des pièces de la comédie régulière. — Influence de l'Italie sur la légende et le caractère de Don Juan 95
IV
« DON JUAN OU LE FESTIN DE PIERRE », DE MOLIÈRE
La première représentation. — Le retrait de la pièce. — Le libelle de Rochemont et les Réponses. — Les sources de la pièce Molière n'a pas connu le Burlador; emprunts faits à Cicognini et au scénario; les deux pièces de Dorimon et de Villiers sont les sources les plus abondantes auxquelles a puisé Molière. — La part de l'imitation et celle de l'originalité ; en quoi Molière a-t-il été créateur? — Transformation de la légende : l'élément comique et l'élément surnaturel; la peinture de mœurs. — Le décousu de l'intrigue. — L'unité est dans le rôle de Don Juan. — Don Juan n'est pas un portrait individuel : hypothèses de Michelet, de Sainte-Beuve, de M. Zeidler, du docteur Schweitzer, de M. Gazier. — Don Juan et les Libertins. — Le libertinage au xviii, siècle. — Les véritables intentions de Molière expliquées par sa philosophie, par ses rancunes, par ses intérêts. — Molière et la cabale des dévots. — Molière et Louis XIV. — Analyse du caractère de Don Juan : les trois aspects sous lesquels Molière l'a peint : le débauché, l'athée, l'hypocrite. — Contradiction apparente des différents éléments du portrait. — Son unité véritable : une image de la réalité.— Elvire : importance et signification de son rôle. — Sganarelle et ses prédécesseurs. — Portée générale du Don Juan de Molière. — Son. influence sur l'évolution de la légende 141
V
LES « DON JUAN » FRANÇAIS APRÈS MOLIÈRE
(XVIIe ET XVIIIe SIÈCLE)
Le Don Juan de Thomas Corneille : une adaptation en vers du Don Juan de Molière. — Le Don Juan de Hosimond : un grossissement caricatural. — Programme-annonce d'une imitation du Festin de Pierre de Molière, jouée en province. — Le Donjuanisme au xviii, siècle : il ne se rencontre dans aucune pièce sérieuse inspirée par la légende. — De quelques œuvres qui l'incarnent L'homme à bonnes fortunes, de Baron; — le Séducteur, du marquis de Bièvre; — La jeunesse du duc de Richelieu, de Monvel; — Les liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos; — Les étapes de la corruption en cent ans. — Influence de Clarisse Harlowe sur la peinture du Roué. — Raisons pour lesquelles le XVIIIe siècle français a méconnu la légende de Don Juan. — Les pièces des théâtres de la Foire :
le Festin de Pierre de Le Tellier, et ses imitations. — Représentations nombreuses données par les différentes troupes foraines. — Don Juan sur les théâtres de marionnettes ..................................... 235
------------------------------------------------------------------------
VI
SUITE DE L'ÉVOLUTION DE LA LÉGENDE
DANS LES PAYS LATINS
Don Juan à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe. — La Venganza en el Scpulcra de don Alonso Cordova y Maldonado, — Le Don Juan de Zamora : " No hay deuda que no se pague y combidado de piedra ». — La légende en Italie après Giliberto et Cicognini. — Le Convitato di Pietra de Perrucci. — Une grande floraison de scenarii; leur double source : le Convitato de Cicognini et le Convitato de Perrucci, — Le Don Giovanni Tenorio, ossia il Dissoluto de Goldoni. — Il saggio amico d'Albergati 283
VII
LE DON JUAN ANGLAIS AU XVIie SIÈCLE
ET AU XVIIIe SIÈCLE
Transformations que la légende de Don Juan devait subir en passant des pays latins dans les pays du Nord. — Par quels côtés de son caractère Don Juan convenait à l'Allemagne et à l'Angleterre. — Circonstances qui ont favorisé la diffusion de la légende en Angleterre : les mœurs et la littérature sous la Restauration. — Le Donjuanisme anglais : son caractère. — The Wild Goose-Chase, de Fletcher. — The Tragedy of Ovid, d'Aston Cokain : scènes empruntées au Convitato de Cicognini et au scenario italien. — The Libertine, de Shadwell : une imitation du Don Juan de Rosimond; une nouvelle conception du héros : une brute féroce et sanguinaire. — Parodies et pantomimes The libertine destroyed. — Don Giovanni in London or the Libertine reclaimed, de Moncrieff. — Don Juan et le drame populaire de Punch and Judy 323
VIII
DON JUAN EN ALLEMAGNE
HAUPTACTIONEN ET PUPPENSPIELE
A l'imitation de l'Italie, l'Allemagne déforme la légende en bouffonneries.
— Traductions et imitations du Don Juan de Molière et du Don Juan de Th. Corneille. — Les Hauptactionen : raisons de leurs succès; leur caractère; leurs différentes sources : Molière, Dorimon-Villiers, les Italiens. — Leur filiation. — Passage de la. légende d'Italie dans le Tyrol. — La pièce de Zuotz. — Le Steinerne Gastmahl de Kurz-Bernardon et la pièce perdue de Prehauser. — Ses sources. — La pièce de F. Schônemann et les représentations viennoises au xvme siècle. — Le Laufner-don Juan de Salzbourg. — Ses sources. — Les Puppenspiele. — Leur multiplicité. — Les pièces d'Augsbourg, de Strasbourg et d'Ulm. — Leurs sources; leurs rapports. — Le Puppenspiel tyrolien recueilli par Erich Schmidt. — Les Puppenspiele au xixe siècle ................................... 357
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IX
LE DON JUAN HOLLANDAIS
La légende de Don Juan ne produit en Hollande que des imitations de DOrllnon, de Villiers et de Molière. — Le Don Jan of de Gestrafte Vrygeest, de Van Maater. Une imitation du Don Juan de Molière. — La pièce d'Adriaan Peys : De Maellyt Van Don Pederos Geest of de Gestrafte Vrygeest. — Le De Gestrafte Vrygeest, de F. Seegers, — Le Don Pedroos Geest of de Gestrrifte Baldaadigheid, de Fr. Ryk. — Le De Cestrafte Vrygeest de Ryndorp... 395
X
LES PRÉCURSEURS DU ROMANTISME
1° EN ALLEMAGNE
Evolution de Don Juan vers le Romantisme. — Les étapes de cette transformation. — Les causes qui la précipitent : association de la légende de Faust à celle de Don Juan. — Raisons de cette association : analogie des sujets, des caractères : comparaison de Faust et de Don Juan. — lulluence de la littérature Sturm und Drang sur la légende de Don Juan. — Le Steineme Gast du comte Benzcl-Sternau. — Dei, Fiirberhof oder die fc Buclidruckerei in Main:, de Nicolas Vogt. — Union bizarre des personnages de Faust et de Don Juan et de leurs légendes. — Intention philosophique de l'œuvre. — Multiplicité des éléments qui la composent. — Son extravagance. — Nouvelle étape de la légende vers le Romantisme :
le Don Juan d'Hoffmann. — Une transformation fantaisiste du type légendaire. — Son influence sur le Romantisme français 409
XI
LES PRÉCURSEURS : DU ROMANTISME
2" EN ANGLETERRE LE DON JUAN DE BYRON
Raisons qui ont amené Byron à composer un Don Juan. — Influence de ses lectures, de la pantomime de De]pini, du milieu et du temps : le séjour à Venise; la vie facile et les amours du poète. — Beppo et Don Juan. — État d'âme de Byron quand il commença Don Juan. — Motifs qu'il a donnés de son choix. — Le type de Don Juan convenait à l'objet qu'il se proposait et il son propre caractère. — Les divers moments de la composition du poème. — Conception nouvelle du sujet : transformation du fond et de la forme. — Absence d'unité intérieure et de plan. — Unité intime. — Influence de la vie de Byron sur la composition de Don Juan. — L'autobiographie; l'expression des idées, des sentiments, des croyances, des rancunes de l'auteur. — La satire. — Son caractère et sa portée : satire humaine, européenne et anglaise. — Pessimisme de Byron dans la première. — Banalité de la seconde. —■ Précision et acrimonie de la troisième. — Vices et travers que Byron reproche à ses compatriotes. — Le ton de l'œuvre. — L'humour du poète. — Tristesse et scepticisme. — Le caractère du héros. — Les phases de son évolution. — En quoi il diffère de ses aînés. — Son romantisme. — Don
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Juan et Byron. — Les personnages de femmes : leur nouveauté et leur variété. — Intentions de Byron en les peignant. — Banalité de sa psychologie féminine. — La femme sensuelle. — L'Anglaise. — Arrièrepensée de Byron sur les rapports de l'homme et de la femme, sur l'amour légal et l'amour libre. — Sens profond du poème. — Impression qu'il produisit sur l'opinion publique. — Son peu d'influence. —
Sa place isolée dans l'histoire de la légende 428
XII
CONCLUSION
Coup d'œil rétrospectif sur le développement de la légende. — Les trois causes qui expliquent sa diffusion : 1° intérêt de l'élément surnaturel.
— Sa disparition graduelle. —2° Valeur universelle de la morale- Sa facilité d'adaptation aux temps et aux pays. — 3° Le caractère du héros.
— Les différents âges ont pu s'incarner en lui — Développement de sa personnalité. — Les deux phases qu'elle a traversées : 1° le héros antipathique et dangereux ; 2° le héros attirant et sympathique. — Don Juan a symbolisé de tous temps la lutte de l'individu contre la société. — Raisons de ce symbolisme. — Signification nouvelle que lui donnent les temps modernes . 509
INDEX BIBLIOGRAPHIQUE...,
INDEX NOMINCM 525
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COUI'OMMI ERS
Imprimerie P"Ui BRODARD.