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PAUL STAPFER
(P honoraire de la Faculté des lettres 'de l'Université de Bordeaux
-ETUDES
SLHVGOETHF
GOETHE ET L E S S I N G — G 0 ET H E ET SCHILLEFt
WERTHER
IPHIGÉNIE EN TAURIDE - HERM ANN ET DOROTHÉE
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Librairie Armand Colin
Paris, 5, rue de Mézières
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PAUL STAPFER
Doyen honoraire de la Faculté des lettres de Bordeaux
ETUDES
Sfîl GOETHE
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GOETHE ET LESSING — GOETHE ET SCHILLER
WERTHER
IPHIGÉNIE EN TAURIDE — HERMANN ET DOROTHÉE
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Librairie Armand Colin
Paris, 5, rue de Mézières
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Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
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A
r-E^NEST LICHTENBERGER j I Ir J., ta aide de toutes les études sur Goethe
hommage reconnaissant
P. S.
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Ces Etudes sur Goethe, édition nouvelle, entièrement refaite, se composent :
1° d'un volume publié en 1881 à la librairie Fischbacher, sous ce litre : Goethe et ses deux chefsd'œuvre classiques;
2° de deux préfaces, écrites en 1885 et en 1886, F une, pour la première traduction française de Faust, par Albert Stapfer, quand 1 éditeur Jouaust la réimprima avec des illustrations de Jean-Paul Laurens; l'autre, pour la traduction de Werther par l'fme Bacliellery, illustrée par Lalauze, chez le même éditeur, qui n'existe plus, mais dont la librairie Flammarion a Vhéritage.
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/<^Î^EMIÈUE PARTIE
LA LITTÉRATURE
\$Vi^'3)É SON TEMPS
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1
GŒTIIE ET LESSING
Avant d'étudier les principaux chefs-d'œuvre de Gœthe, on essaiera de donner une idée d'ensemble de son caractère et de son génie, en le comparant aux deux hommes de lettres les plus illustres de l'Allemagne, dans le dernier quart du XVIII0 siècle : à son grand précurseur, Lessing; à son grand contemporain, Schiller.
Le plus grand homme de l'Allemagne littéraire, Gœthe à part, est Lessing. Schiller a peut-être un nom plus illustre, surtout à l'étranger; mais, pour l'initiative originale, l'activité utile, l'influence, Schiller pourtant n'est pas son égal.
Lessing, prince des critiques, Gœthe, poète souverain, sont les vrais fondateurs de la littérature classique allemande.
L'inégalité de fortune, la différence des conditions
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matérielles de la vie établil entre Lessing et Gœthe un premier contraste, qui ne doit point passer inaperçu, car il est de grande conséquence.
Lessing était pauvre; du commencement à la fin de sa carrière, il n'a cessé de sentir l'aiguillon de la nécessité, duris w'gens in rébus e'gestas. Le besoin de vivre le stimulait au travail et le métier d'auteur était son gagne-pain. La pauvreté est dure pour les natures fières, car elle contraint l'homme à dépendre des autres hommes, non seulement de ses égaux, mais souvent aussi de ses inférieurs, d'ignorants et de sots qu'il méprise. La fierté de Lessing eut beaucoup à souffrir de ce genre d'humiliation. De là une certaine amertume qui se mêle à sa force, une antipathie instinctive contre tout ce qui s'élève au-dessus du niveau commun par la seule vertu du hasard ou des préjugés, un tempérament révolutionnaire, une rudesse démocratique et plébéienne de caractère, de langage, de mœurs. Gœthe, au contraire, n'a jamais connu la fortune adverse. Il n'a jamais eu à peiner, à lutter, pour conquérir sa place au soleil. Dès le début, son existence s'annonce facile et heureuse, et bientôt l'amitié d'un prince vient l'accoutumer jusqu'à sa mort à traiter les grands d'égal à égal. La continuité de l'aisance, du bien-être, de même que la persistance du mauvais sort, ne peut manquer d'agir très profondément sur le caractère et l'humeur. Aucun moraliste ne refusera de rattacher à ce train régulier et fortuné d'une vie passée presque tout entière dans l'intimité de personnes illustres une bonne partie au moins de
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la sérénité olympienne de Gœthe, de ses goûts aristocratiques, de son aversion pour la foule et pour les tumultes populaires.
Lessing est un combattant. Ses poésies elles-mêmes, drames ou fables, sont des armes; je veux dire qu'elles n'ont pas en elles-mêmes leur fin, leur raison d'être, mais qu'elles sont des instruments au service de quelque idée qu'il a surtout à cœur de faire triompher. Gœthe est un artiste pur. Pour lui, l'art est la grande** affaire. Il envisage la réalité au point de vue poétique. De tout événement dont il est spectateur ou dans lequel il a été acteur lui-même, il cherche à dégager le côté intéressant, propre à recevoir une forme artistique. Ses poésies, œuvres de circonstance, personnelles même pour la plupart à l'origine et par le sujet, deviennent impersonnelles par la largeur de l'expression qu'il donne à sa pensée et par l'objectivité dont il se pique. Il se délivre d'un sentiment (lui l'obsède en faisant de sa passion une élégie, un roman, un drame, et, dans le cours delà composition, il en vient à se rendre indépendant de son œuvre, à s'en désintéresser, à s'en détacher à tel point qu'à la fin elle ne semble plus même le toucher. Au fond, Gœthe n'est ni indifférent ni insensible; mais il a toutes les apparences de la froideur, parce que sa plus grande préoccupation est d'être calme, de maintenir l'équilibre de sa propre nature, en communiquant à ses ouvrages cet air de majesté tranquille qui distingue ceux de la belle antiquité et où il fait^ consister le beau idéal. Bref, il y a cette première dif-
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férence entre Lessing et Gœthe, que Gœthe est un homme arrivé, reposé, Lessing un homme en marche et en lutte.
« Il est curieux, disait un jour Eckermann à Gœthe, de voir comment Lessing, dans ses écrits théoriques, dans le LaocorJn, par exemple, ne marche jamais droit vers un résultat, mais nous fait faire une sorte de course philosophique à travers les deux opinions contraires, puis à travers le doute... Nous assistons au travail de la pensée et de la découverte plutôt que nous ne recueillons de larges vues et des vérités propres à exciter nolre propre médilation et à nous rendre nous-mêmes créateurs. » —«Vous avez raison, répondit Gœthe; Lessing a même dit une fois que, si Dieu voulait lui donner la vérité, il refuserait ce présent et préférerait le travail de la recherche... Lessing, fidèle à son naturel polémique, aimait à s'arrêter dans la région des contradictions et du doute. Distingur¡', voilà son affaire, et il était merveilleusement servi dans ce travail par sa grande intelligence. Moi, vous me trouverez tout autre; je ne me suis jamais engagé dans les contradictions; j'ai toujours cherché à niveler les doutes qui s'élevaient en moi, et je n'ai exprimé que les résultats auxquels je parvenais. » Gœthe haïssait la polémique; Lessing s'y trouvait comme dans son élément, il s'y délectait et il en vivait.
La popularité des grands écrivains étrangers dans notre pays dépend surtout de la façon donl ils ont
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parlé de la France et de sa littérature; c'est un sentiment trop naturel pour qu'il soit tout à fait juste de le mettre sur le compte d'un excès de vanité nationale de notre part. Nous aurons toujours un faible pour Henri Heine, par exemple, à cause de sa grande tendresse pour la France, tandis que Guillaume Schlegel — quelques mérites qu'il puisse avoir d'ailleurs — ne cessera jamais de porter chez nous la peine de ses jugements passionnément injustes sur nos grands hommes.
Gœthe et Lessing sont aussi, par suite de leurs sentiments très différents pour notre littérature, très différemment estimés du public français. Des paroles sur Molière comme celles qu'on a recueillies de la bouche de Gœthe, et que nous savons tous par cœur, suffisent pour nous rendre cher celui qui les a prononcées; le nom de Lessing, au contraire, demeure malheureusement associé dans notre esprit au souvenir des témérités de sa critique à l'égard de Corneille et des témérités plus grandes de sa poésie, le jour où il a prétendu en remontrer à La Fontaine dans l'art de composer des fables.
Ce qui, plus que tout le reste, nous charme et nous ravit chez Gœthe, c'est celte ouverture d'intelligence, cette largeur de sympathie, cette curiosité universelle, ce don admirable de comprendre tout, d'aimer tout, de s'intéresser à tout, qui fait de lui non seulement un homme du XIXe siècle, mais le poète du siècle par excellence, l'incarnation la plus parfaite du., génie cosmopolite de notre âge. Lessing est beaucoup
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plus loin de nous. C'est au XVIIIe siècle qu'il appartient encore, étroitement, exclusivement, malgré toute la puissance et la pénétration de son esprit, malgré sa forte et salutaire action sur son époque, malgré le grand pas en avant qu'il a fait faire à ses contemporains. Il est le premier critique de son temps; Voltaire lui-même n'est pas de sa force; mais l'arme dont il se sert avec tant de supériorité est la même, il faut bien le reconnaître, que celle dont s'étaient toujours servis les grammairiens, les rhéteurs, les pédants, les abbés d'Aubignac, les P. Le Bossu de l'ancienne école et toute la postérité d'Aristote : cette arme, c'est la méthode dialectique, la définition, le raisonnement à outrance, appliqués aux choses de sentiment et aux questions de goût.
L'indépendance du jugement esthétique en face de toutes les formules, de toutes les théories, — ce grand principe que Kant devait logiquement établir et que l'auteur de la Critique de l'Ecole des Femmes, avait, en se jouant, éclairé d'une si vive lumière, — Lessing n'y a pas assez réfléchi. Il croit, lui, le libre penseur et le grand émancipateur des esprits, à des vieilleries bien gothiques : il ajoute encore foi à « la parole du maître », à l'autorité d'Aristote dictant pour la république des lettres un code définitif de lois; lui; même il dogmatise et pose des règles absolues en matière de goût. Il n'a pas eu la vision féconde de la diversité infinie des génies nationaux et de l'éternel renouvellement des formes de l'art. Trop intelligent pour ne pas comprendre que chaque peuple, (lue
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chaque âge doit avoir une poésie qui lui soit propre, Lessing n'a prêté à celte vérité si neuve et si riche qu'une attention superficielle et distraite : c'est à d'auIres esprits que le sien qu'elle devait révéler toutes ses conséquences; c'est en d'autres mains que les siennes qu'elle devait faire une révolution, ruiner l'édifice vermoulu de la vieille critique et créer la critique moderne.
Dans ses jugements hostiles sur la littérature française, Lessing s'est montré mauvais historien et encore moins bon philosophe ; mais ce qu'il faut se hâter de dire à la décharge de ce grand homme, c'est que l'heure où il écrivait était absolument inopportune pour porter sur nous le calme jugement de l'histoire et de la philosophie. On était en pleine guerre. L'Allemagne s'était révoltée contre la prétention insupportable du goût français de s'imposer il l'Europe entière et de lui faire la loi. Lessing était l'auteur et le chef de cette légitime insurrection. Que devait-il faire? une seule chose : chasser l'étranger. Il le fit. Si les articles de la Dramaturgie de Hambourg ne relèvent pas toujours de la grande critique, de la critique tranquille et sereine, à la façon des philosophes et des historiens de l'art, ils sont de la critique militante et de la meilleure qu'on ait jamais faite. En matière de critique militante, il n'y a qu'une question à poser : A-t-elle eu gain de cause? a-t elle vaincu l'ennemi?
Lessing est resté maître du champ de bataille ; c'est assez pour sa gloire. La victoire obtenue, l'Allemagne
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mise en possession d'elle-même, Goethe à son tour viendra, régnera en paix dans l'empire que Lessing lui a conquis, tendra la main aux Français, et sera juste.
La littérature allemande n'a pris rang parmi les grandes littératures de l'Europe que fort tard, à une époque où la réflexion avait partout remplacé la naïveté. De là résulte cette conséquence générale, qu'en Allemagne, chez tous les auteurs d'imagination, la critique et la poésie règnent ensemble et se partagent l'empire à peu près également. Gœthe et Lessing sont donc à la fois grands critiques et grands poètes. Mais il y a entre eux celte différence, que Lessing, né critique, est devenu poète par un acte de sa volonté, au lieu que Gœthe, né poète, est devenu critique par entraînement, par la force de l'exemple, et en suivant la pente du génie allemand en général plutôt que celle de son propre génie.
Par nature, Gœthe est un artiste, non point un philosophe. Sa fonction, sa joie est de créer, et cn:/'I', pour lui, c'est donner la forme; il a une antipathie instinctive pour les abstractions, pour les théories, pour la métaphysique. « Toute théorie est grise, dit Méphistophélès ; mais l'arbre précieux de la vie est vert... Un individu qui spécule est comme un animal promené par un génie malin sur une bruyère aride, tandis qu'à l'entour s'étend un gras pâturage. » Et le conseil que Méphistophélès donne à Faust est de se lancer dans le monde pour jouir de la vie.
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Ainsi a fait Gœthe, au moins pendant les années de sa i verte jeunesse et de sa belle activité créatrice. C'est' durant cette époque d'heureuse fécondité que le poète pouvait dire : « Je préfère ignorer toujours les principes d'après lesquels je fais mes ouvrages; que mes compatriotes se replient sur eux-mêmes et pensent aux lois de la pensée, ce ne sont point là mes affaires. » C'est aux œuvres de cette glorieuse période que s'applique l'éloge d'un critique allemand : « Partout, avec Gœthe, vous marchez sur la terre ferme, nulle part vous n'errez sur la mer infinie. » Oui, dans" Iphigénie en, Tauride, dans Hermann et Dorothée, dans les belles et solides parties du premier Faust, dans la meilleure portion des poésies lyriques, bref, dans tous les purs chefs-d'œuvre de Gœthe, on met le pied sur la terre ferme, l'œil se repose sur des contours aussi nets, sur des horizons aussi lumineux que ceux de cette Italie et de cette Grèce classiques où le poète admire la réalisation de son idéal.
C'est le temps de son robuste paganisme, le temps où il adore la forme, où le réel lui suffit, où la nature sert de modèle à son art, où il se restaure et s'égaie sans s'enivrer à la coupe de la vie. Son talent alors est plastique; il a horreur de tout ce qui est vague, indéterminé, nuageux, comme ses maîtres les Grecs, qui faisaient de l'aspiration à quelque chose d'infini un motif de damnation et qui ont précipité dans le Tartare les puissances titaniques où la mythologie personnifiait l'absence de règle cl. de
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mesure Tel a été Grethe pendant la meilleure moitié de sa vie; mais tel il n'a point su rester.
Sous l'influence de Herder d'abord, puis de Schiller, ou plutôt. sous l'influence de la Germanie tout entière, cet esprit fait de lumière et d'activité joyeuse est venu peu à peu pâlir et se refroidir dans les brouillards de la réflexion philosophique. On a beau s'asseoir à la table des Grecs, on a beau s'enfuir au pays où les citronniers fleurissent, on n'est pas né
.impunément en Allemagne Quand la réflexion, chez
Gœthe, eut commencé à prendre le pas sur l'instinct, elle fit en peu de temps des progrès si rapides qu'elle envahit bientôt toute la place. Le poète devint un critique. Il se livra à de profondes méditations; il découvrit « les principes d'après lesquels il faisait ses ouvrages »; il réfléchit longuement sur l'art; « il pensa sur la pensée ». Bref, il prit beaucoup trop conscience de lui-même et de son œuvre, et il se mit à préférer aux fruits d'or, au feuillage vert de l'arbre de vie ces théories incolores dont Méphistophélès se moquait. A l'intuition artistique autrefois si merveilleuse chez lui, à ce don qu'il avait de voir et de saisir d'emblée l'aspect poétique des choses, succéda la froide allégorie, qui fabrique subsidiairement des images pour les idées métaphysiques et morales, et nous eûmes, au lieu des vivantes créations de la belle époque, la suite d'abstractions qui fait du second Fausl un long tissu d'énigmes et de logogriphes il deviner.
1. Voyez, sur ce sujet, les admirables pages de Hegel dans son
Cours d'Esthétique.
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Lessing et Gœthe ont l'un et l'autre écrit pour le théâtre; ils ont fait des drames, et il est même arrivé qu'ils se sont rencontrés dans le choix de leurs sujets, puisqu'ils ont été tentés tous les deux par la légende de Faust.
Si l'on se place au point de vue de la scène, — qui est sans doute le vrai point de vue pour juger les œuvres dramatiques, — on trouvera qu'en fait de composition théâtrale le meilleur artiste n'est point Gœthe. Il n'a rien produit d'égal aux deux premiers actes delWinnade Barnhelm pour l'aisance et la clarté de l'exposition, ni à la tragédie entière d'Emilia Galotti pour la rapidité de l'action et la concentration de l'intérêt. Lessing avait une science profonde du théâtre. Il le connaissait et le pratiquait en homme du métier. Il savait ce que la scène comporte, ce qu'elle demande, ce qu'elle repousse, et il s'en préoccupait. Gœthe, bien qu'il fût directeur de théâtre, ne: paraît pas s'être beaucoup soucié de ces questions techniques. Il n'a point composé ses drames au point de vue de la représentation. Pourra-t-on les jouer? Ce qui est beau à la lecture aura-t il la même valeur sur la scène? Question secondaire aux yeux du poète, à laquelle l'expérience devait ultérieurement répondre, mais qu'il ne se posa jamais en écrivant. Gœt: de Bcrlichingen, Egmont, Ip higéitie, le Tasse, Faust, bref, toutes les tragédies de Gœthe sont de la poésie épique, lyrique, dramatique même quelquefois : c'est de la littérature, ce n'est point, à proprement parler, du théâtre. Gœthe ne se faisait pas illusion sur ce
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qui lui manquait de ce côté : « Je ne suis point né pour être un poète tragique, disait-il; ma nature est trop conciliante : de là vient qu'aucune situation réellement tragique ne peut m'intéresser; car toute situation tragique consiste essentiellement en un conflit non susceptible de conciliation. »
Ajoutons que le théâtre est chose démocratique par excellence : il s'adresse à la foule, il puise ses inspirations dans le grand courant des idées et des sentiments du jour. A cet égard, Lessing, rude plébéien, allant de ville en ville pour tenter la fortune et voyant toute sorte de monde, était peutêtre mieux préparé par sa carrière tumultueuse il deviner le génie du drame et les exigences de la scène que le conseiller intime du grand-duc de SaxeWeimar. Le théâtre dont Gœthe était chargé devint, sous sa direction, une sorte d'académie, une école de littérature, où le public n'était admis qu'à la condition d'observer un religieux silence, d'écouter et de regarder sans mot dire les belles choses qu'on daignait lui faire voir et entendre pour son instruction. « Les étudiants d'Iéna, qui formaient la partie la plus indépendante du public, s'étant permis un jour quelques manifestations bruyantes, Gœthe se leva au milieu du parterre pour annoncer a haute voix qu'il allait faire arrêter par les hussards de garde à la porte du théâtre tous ceux qui troubleraient l'ordre. Une autre fois, pendant une représentation de l'A lanDs de Schlegel, quelques applaudissements éclatèrent; mais, comme l'oeuvre ne plaisait pas au gros des
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spectateurs, dans d'autres parties de la salle on se mit à rire pour protester. Gœthe se leva encore et dit tout haut : « Que personne ne rie ici 1 ! »
Une tyrannie si étrange est évidemment incompatible avec la notion même du théâtre, et ce serait une plaisanterie de venir parler de théâtre national à propos de ce petit musée dramatique où un poète de génie, revêtu de hautes fonctions dans l'Etat et maître souverain de la littérature, prétendait façonner à son gré le goût du public en le morigénant. Odi profanum vulgus est une très mauvaise devise pour un poète dramatique; or, personne n'a eu pour le vulgaire plus de mépris que Gœthe. « La direction du théâtre, écrivait il à un administrateur placé sous ses ordres, agit conformément à ses propres vues et n'a pas le moindre souci de se conformer aux demandes du public. Qu'il soit entendu une fois pour toutes que le public doit être dirigé, will determinirt sein. » Et, dans une lettre à Schiller : « Personne ne peut servir deux maîtres, et de tous les maîtres le dernier que je voudrais choisir est le public d'un théâtre allemand. »
L'homme qui pense et qui parle ainsi peut avoir une réelle supériorité sur son siècle; il peut puiser une véritable force dans la conscience orgueilleuse de cette supériorité; il peut écrire des chefs-d'œuvre que les siècles futurs liront avec admiration, mais il n'exercera jamais d'empire au théâtre, non pas même dans la postérité. Car il faut qu'un ouvrage drama-
1. Devrient, Lewes ; Mézières, les Œuvres de Gœthe expliquées par sa vie, t. II, p. 98.
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tique ait ses racines dans le temps présent; c'est à cette condition seulement que l'arbre grandit dans l'avenir et que les hommes de toutes les générations peuvent goûter ses fruits et jouir de son ombre.
Gœlhe le savait bien, et c'est pourquoi il disait :
« Mes ouvrages ne peuvent pas devenir populaires; celui qui pense le contraire et qui travaille à les rendre populaires, est dans l'erreur. Ils ne sont pas écrits pour la masse... » De là vient la faiblesse du théâtre de Gœthe comme tel. Mais Lessing a réellement tenté de fonder un théâtre national; et si le succès n'a pas couronné l'effort, l'effort au moins a été juste et grand.
Gœthe et Lessing sont deux admirateurs enthousiastes, deux disciples fidèles de l'antiquité, avec cette différence (lue les goûts classiques de Gœthe étaient plus larges, plus accommodants, plus flottants; ceux de Lessing, plus fermes et plus étroits. , Le classicisme de Lessing, très vif, très réel, très sincère, se complique, à la vérité, de deux sentiments ou de deux partis pris qu'on n'a point coutume d'y voir associés : d'une profession de culte pour Shakespeare, et d'une hostilité déclarée contre la littérature française du siècle de Louis XIV. Mais il est aisé de se rendre compte de cette attitude du grand polémiste. Elle lui était commandée parle patriotisme littéraire. L'influence conquérante et despotique du goût français, si menaçante pour l'originalité du génie national, était le grand péril du moment. Pour la combattre, tous les moyens étaient bons.
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Lessing était trop ami de la règle, de la mesure, de la raison, de l'élégance, bref de toutes les qualités classiques, il s'y est lui-même trop soigneusement conformé dans les meilleurs de ses ouvrages pour qu'on puisse croire qu'il y fût insensible quand il les rencontrait dans les chefs-d'œuvre de Molière et de
Racine. Malheureusement, ces grandes qualités, auxquelles notre théâtre tragique doit d'avoir pu passer pour l'héritier direct de celui des Grecs, se trouvent gâtées par certains défauts qui lui appartiennent en propre : le rôle excessif des confidents, par exemple, ou l'abus du langage de la galanterie. C'est à ces côtés anticlassiques de l'art français que le critique allemand s'est attaqué. Il n'a nullement plaidé contre notre théâtre et notre poétique la cause de l'indépendance du génie ; Aristote et ses lois sont, au contraire, ce qui condamne nos poètes. Bien loin que Lessing les trouve imitateurs trop dociles des anciens, leur tort est, à ses yeux, de n'être pas assez grecs, de n'avoir pas réellement compris les doctrines ni suivi les exemples de la pure antiquité.
En même temps, ce classique sévère loue Shakespeare très haut et fait grand bruit de son nom : simple manifestation belliqueuse contre la France. Exalter Shakespeare, c'était abaisser Corneille et Voltaire. Le retentissement de ce grand nom à travers la Dramaturgie n'a pas d'autre signification ; c'est un cri de guerre, voilà tout. Quand Lessing, ne se contentant pas de louer le plus grand génie dramatique de l'Angleterre et des temps modernes, a essayé de le com-
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prendre, il s'est presque toujours mépris. Au lieu de voir en lui simplement, le poète d'une nation, d'une race, et le représentant d'un art nouveau, il s'est ingénié à découvrir dans son théâtre l'observation inconsciente des lois d'Aristote : telle est sa constante préoccupation, j'allais dire sa monomanie.
Lessing était fermé à tout cet ensemble d'idées, de sentiments, d'émotions, de rèveries, de formes artistiques et littéraires qu'on désigne vaguement, mais très intelligiblement, sous la dénomination de romantisme. Il ne voyait dans l'architecture du moyen âge qu'un amas informe de pierres accumulées sans goût. Quand parurent les premières œuvres de Gœthe, — Werther, roman sentimental, Gœtz de Berlichingen, drame imité de Shakespeare, — Lessing se moqua du roman et se fâcha contre le drame : « Le théâtre retourne à la barbarie, disait-il; voilà un homme qui met toute une biographie en dialogues et qui s'écrie : J'ai fait un drame! » On le voit, Lessing est un classique de la vieille roche, conséquent dans ses goûts malgré quelques trompeuses apparences, étroit et ferme, comme je disais.
A ce point de vue comme à tous les autres, Gœthe est bien plus divers, plus ondoyant, plus souple. Les Grecs sont aussi ses dieux; mais ce ne sont point des dieux jaloux. Gœthe n'a aucun fanatisme, pas plus d'admiration exclusive que de religion intolérante. Son culte pour l'antiquité ne le rend ni froid pour Shakespeare, ni injuste pour le théâtre français.
Enfant, il lit Homère dans une traduction illustrée
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où les hommes et les dieux de 1 âge héroïque étaient revêtus de costumes modernes; il commence dès lors il aimer le vieux conteur; il le comprit plus tard. Homère est le seul poète auquel il soit resté invariablement fidèle toute sa vie. Dans sa jeunesse studieuse, il se prend d'une belle passion pour Pindare; il « se plonge » dans Xénophon et dans Platon ; il « aborde » Anacréon, Théocrite. « Les Grecs, disaitil alors, sont mon unique étude », et cependant il écrit Gœtz et Werther. A l'âge des rêves, Ossian, le barde apocryphe du Nord, fascine quelque temps son imagination.
Il y a des hommes qui naissent vieux, pour ainsi dire, qui n'ont pas de jeunesse; il y en a d'autres qui restent et gardent toute leur vie les défauts du jeune âge. Gœthe ne ressemble ni aux uns ni aux autres : le développement de son génie et de son caractère a suivi l'ordre de la nature. Au début de son activité littéraire se place la période de passions orageuses et de rêves infinis que tout jeune homme doit traverser, et, par une fortune singulièrement heureuse, cette période de son existence individuelle coïncide justement avec celle où la littérature allemande en général traversait la même crise.
Vers l'année 1770, l'Allemagne eut en effet son 89 littéraire. A la voix de J.-J. Rousseau et des autres hérauts de la nature et de la liberté, elle s'enthousiasma pour l'indépendance du génie et pour tout ce qui lui semblait primitif, plus ou moins barbare et sauvage,. sans frein, sans loi, sans mesure, sans règle. La
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jeunesse de Gœthe s'est trouvée naturellement en harmonie avec l'effervescence révolutionnaire de cette époque; Lessing, au contraire, déjà sur le retour, n'a eu que delà mauvaise humeur contre tous ces jeunes romantiques, qu'il regardait comme autant de cerveaux brûlés.
Le 14 octobre 1771, jour choisi pour fêter l'anniversaire de Shakespeare, Gœthe, âgé de vingt-deux ans, prononça un discours, à Francfort, en l'honneur du poète anglais.
J'ai encore peu médité sur Shakespeare, disait le jeune déclamateur; l'entrevoir, le sentir dans de sublimes passages, voilà tout ce que j'ai pu faire. La première page que j'ai lue de lui m'a fait son homme pour la vie, et, quand j'eus terminé une de ses pièces, je me trouvai comme un aveugle de naissance auquel une main miraculeuse vient de donner soudainement la vue. Je vis, je sentis de la manière la plus vive que mon existence s'était infiniment agrandie; tout me parut nouveau, une lumière inaccoutumée blessait mes yeux... Je n'hésitai pas un instant à abandonner le drame classique. L'unité de lieu me sembla aussi étouffante qu'une prison; les unités de temps et d'action me parurent des chaînes pesantes pour l'imagination; je m'élançai en plein air et, pour la première fois, je m'aperçus que j'avais des mains et des pieds. Et aujourd'hui que je sens le tort que les hommes de la règle m'ont causé du fond de leur donjon, et que je vois combien d'âmes libres y croupissent encore sous leur joug, mon cœur se briserait si je ne leur déclarais la guerre, si je ne m'efforçais sans trêve d'abattre leurs bastions... Tous les écrivains français et les Allemands infectés de leur goût se sont fait peu d'honneur en cette occurrence comme en bien d'autres. Voltaire, qui dès le principe a fait profession de vilipender toute grandeur, s'est montré ici un vrai
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Tliersite. Si j'étais Ulysse, son dos frémirait sous mon sceptre. La plupart de ces messieurs condamnent surtout les caractères de Shakespeare; et moi je m'écrie : La nature ! la nature ! rien d'aussi naturel que les personnages de Shakespeare... Il a rivalisé avec Prométhée et formé des hommes, trait pour trait, mais de stature colossale... Et comment notre siècle oserait-il juger ce qui est naturel? D'où pourrions-nous connaître la nature, nous qui depuis l'enfance ne sentons en nous et ne voyons rien chez les autres qui ne soit guindé et chamarré?.. Debout! messieurs, sonnez l'alarme, faites sorlir toutes les nobles âmes de l'Elysée du soi-disant bon goût, où elles demeurent assoupies dans un ennuyeux crépuscule, et où elles passent leur vie comme des ombres à se traîner et à bâiller entre des buissons de myrtes et de lauriers.
A ces jeunes emportements de la sève montante et bouillonnante succède, chez Goethe, la période de pleine floraison et de maturité du génie. C'est celle qui vit éclore Iphigénie et les purs chefs-d'œuvre. Gœthe, à ce moment, est classique. Son voyage en Italie a fait de lui un adorateur de l'antiquité. A prendre au pied de la lettre quelques-unes de ses boutades, on pourrait même croire qu'il est devenu exclusif et intolérant. Mais il a beau parler de Dante et du moyen âge avec un mépris affecté, il ne s'en monlre pas moins l'unique émule du grand Italien dans l'épopée fantastique, et il écrit le seul ouvrage de la poésie moderne que l'on puisse comparer à la Divin p. Comédie. C'est même à Rome, dans un jardin de la villa Borghèsc, qu'il composa la moins grecque, la moins antique des scènes du premier Faust, celle qui a pour titre : Cuisine de Sorcière. Renonçant aux
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louanges vagues et superficielles, il définit, — pour la première fois en Allemagne, — dans son roman de Wilhelm Meis/N, le génie de Shakespeare avec précision et profondeur.
En 1794, Gœthe contracte avec Schiller une amitié féconde qui dura jusqu'à la mort de Schiller; son intelligence, si ouverte, s'ouvre davantage encore; son horizon, déjà si large, s'élargit. La troisième et dernière période de son activité littéraire commence ; l'idéalisme classique de Gœthe se complète par un éclectisme universel. L'injure faite à la littérature française par la folle jeunesse de 1770 est magnifiquement réparée. Gœthe traduit pour la scène de Weimar le Mahomet de Voltaire, et l'auteur des Brigands félicite en beaux vers son illustre ami d'être allé choisir en France de nobles modèles pour l'art, dégradé par les excès et les orgies d'une révolution poétique où ils avaient trempé tous les deux.
Cependant l'éclectisme universel du poète ne va pas sans quelques défaillances du jugement, du talent, du goût. Gœthe tombe, à la suite des tragiques français qu'il imite, dans le vice principal du faux classicisme : l'abus de la généralisation dans les sujets, les caractères, les sentiments, le style ; la recherche du mot noble et de la périphrase, sous prétexte de tout idéaliser. La Fille naturelle, tragédie de Gœthe, est écrite dans un style renouvelé du siècle de Louis XIV, auprès duquel celui de Racine paraît bourgeois et familier, et qui est doublement choquant par son affectation d'un pseudo-archaïsme en plein sujet
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moderne. En. même temps, Gœthe corrige Shakespeare ; c'est la plus fâcheuse preuve qu'il ait donnée que son goût si libéral, si intelligemment curieux, n'était pas toujours sûr, et que le génie dramatique lui faisait essentiellement défaut. Il arrange — il dérange — à la mode néo-classique Roméo et Juliette, changeant des scènes, supprimant des rôles entiers, imprimant une majesté factice à une œuvre toute pleine du mouvement tumultueux de la jeunesse et de la passion. Instruit à son école, Schiller refait JJacbeth, substitue aux sorcières de Shakespeare je ne sais quelles déesses de la Destinée... et le directeur du théâtre de Weimar choisit, pour remplir ce terrible rôle, de fraîches jeunes filles parées de costumes élégants! Telles ont été les erreurs de l'éclectisme de Gœthe, mêlé d'une prédilection toujours croissante pour la beauté classique.
Vers la fin de sa vie, le noble vieillard, qui s'intéressait à tout, témoigna une sympathie des plus vives pour la grande rénovation qui, de 1820 à 1830, acheva de s'accomplir dans la littérature française. Il parle de nos poètes et de nos romanciers les plus en vue, notamment de Mérimée et de Victor Hugo, avec une intelligente admiration. Quoi d'étonnant s'il lui est arrivé parfois de se tromper dans la fonction si difficile de juger les contemporains, et si cet octogénaire a pu prendre quelques méchants auteurs pour des génies, quelques ouvrages mort-nés pour des chefs-d'œuvre?
En somme, Gœthe, classique aussi fervent que
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Lessing, mais sans étroitesse ni roideur, a compris, aimé, goûté les beautés les plus diverses : Homère et Ossian, Racine et Shakespeare, Pindare et Byron, Sophocle et Victor Hugo. Dans les fluctuations de ses goûts, il a successivement méprisé le siècle de Louis XIV, détesté le moyen âge, dénaturé Shakespeare; mais jamais, non pas même au temps de l'insolente jeunesse, il n'a renié l'antiquité. Homère, première lecture de son enfance, est resté, sa vie durant, son auteur favori; dans son extrême vieillesse, il le relisait encore et y trouvait des charmes nouveaux.
Ce n'est pas seulement par la richesse des goûts, c'est aussi par la variété des aptitudes et des talents, que Gœthe l'emporte sur Lessing.
Plus exclusivement homme de lettres, Lessing n'avait au fond qu'une passion, celle des livres et de l'érudition qu'on puise dans les livres. Il était né bibliothécaire; il était, par nature,
... De ces rats qui, les livres rongeants,
Se font savants jusques aux dents.
Un artiste ayant offert de le peindre lorsqu'il était enfant, il exigea qu'il y eût dans son portrait « des livres, une masse de livres », et le peintre dut représenter le petit homme tenant un gros volume ouvert sur ses genoux, pendant que l'index de sa main droite montrait une pile d'ouvrages entassés à ses pieds.
Lessing savait fort bien qu'un lettré qui n'est que
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lettré, eût-il lu et retenu tout ce qui a été publié depuis l'invention de l'imprimerie, est un homme fort incomplet. Il a écrit ceci quelque part : « L'expérience qu'on acquiert par les livres s'appelle le savoir; l'expérience qu'on acquiert au contact du monde s'appelle la sagesse. Le plus petit capital de celle-ci vaut mieux qu'une fortune à millions de eelui-lli. » Dans une lettre adressée à sa mère lorsqu'il était jeune homme, il fait l'aveu suivant : « J'ai découvert que les livres pouvaient faire de moi un savant, mais qu'ils n'en feraient jamais un homme. Je me suis hasardé à sortir de ma chambre et à fréquenter mes camarades. Bon Dieu! quelle inégalité j'ai sentie entre moi et les autres! Une timidité rustique, un maintien roide et gourmé, une complète ignorance des manières polies, un air rogue qui faisait croire à chacun que je le méprisais : telles me sont apparues mes belles qualités. »
Ainsi Lessing avait parfaitement conscience de ce qui lui manquait, et, comme il était doué d'une volonté énergique, il résolut de combler les lacunes de son éducation première. Il apprit la danse, l'escrime, l'équitation; il se jeta dans le tourbillon du monde, se mêla à toutes les sociétés, et, recherchant par une préférence de sa raison les hommes qui n'étaient pas de purs littérateurs comme lui, il fréquenta surtout des officiers et des comédiens. Quand le gouverneur militaire de Breslau eut besoin d'un secrétaire, Lessing accepta sans hésiter l'offre qui lui fut faite; il ne voulut pas manquer cette occasion de voir de près les
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camps, les bureaux, les casernes et toutes les choses de la guerre. Lorsqu'un fils de famille, désireux de faire son tour du monde, chercha un compagnon de route, Lessing fut enchanté qu'on s'adressàt à lui; il saisit avec empressement cette chance unique pour sa bourse mal garnie d'acquérir l'instruction générale que donnent les voyages et particulièrement de visiter les principaux musées de l'Europe.
Par malheur, le voyage à peine commencé dut être interrompu, et l'éducation artistique de Lessing resla fort incomplète. Autant l'érudition littéraire déployée dans le Laocoon est étendue, profonde, originale, autant les connaissances du grand critique en matière de beaux-arts sont bornées et de seconde main. Il demeure essentiellement homme de bibliothèque, malgré ses efforts toujours louables et quelquefois heureux pour se rendre accompli en toutes sortes de culture.
Ce que Lessing avait voulu être, ce qu'il s'était efforcé de devenir, - un homme vraiment complet, —
Gœthe l'a été sans effort et comme naturellement.
Jamais, depuis l'antiquité païenne, toute la fleur de l'humanité, pour ainsi dire, ne s'était à ce point épanouie dans un même individu. Semblable dans sa jeunesse au dieu Apollon (c'est le témoignage de ses contemporains), il avait cette beauté physique qui résulte chez l'homme du plein développement de toutes ses forces et du parfait accord de toute sa nature. Gœthe n'est pas un de ces esprits purs tristement captifs dans la prison du corps et aspirant
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à s'en délivrer; aucune lutte intérieure ne vient mettre un pli sur son front ni déranger les lignes de sa sérénité inaltérable. L'esprit et la chair sont en harmonie chez lui comme ils l'étaient dans la plus belle des races humaines, aux jours les plus glorieux de la florissante Grèce. Poète, il a rendu au réel son autorité, il a rappelé au culte et à l'étude de la nature l'art qui tendait à se perdre dans les nuages de l'idéalisme; homme, il a montré dans sa personne physique et morale l'équilibre antique du corps et de l'âme.
Nous venons d'entendre l'humiliant aveu de Lessing à sa mère sur sa rudesse et sa gaucherie naturelle ; écoutons maintenant la mère de Gœthe parlant de son fils :
« Un matin (c'était pendant l'hiver de 1773, Gœthe avait alors vingt-quatre ans), Wolfgang entra dans le salon où je me trouvais avec quelques personnes : « Mère, s'est-il écrié, tu ne m'as jamais vu patiner, et il fait aujourd'hui si beau! » Un moment après, je sonne ma femme de chambre, je demande ma pelisse de velours rouge à agrafes d'or et nous montons en voiture. Arrivés sur le Mein, j'aperçois mon fils lancé comme une flèche et se frayant un passage à travers les nombreux groupes; le froid colorait ses joues d'une teinte pourprée et la poudre que ses beaux cheveux bruns secouaient entourait sa tête d'un nuage. Dès qu'il aperçoit ma pelisse rouge, il fonce de notre côté et le voilà devant la portière me souriant de son air le plus câlin. « Eh bien! qu'est-ce encore, dis-je, et que me veut-on? — Mère, vous avez chaud
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dans la voilure; si vous me prêtiez votre mante? — El tu aurais le front de t'en affubler? — Pourquoi pas? » J'ôte ma pelisse, il l'endosse, ramène sur son bras les plis flottants et repart tel qu'un demi-dieu. Ah! Bettina, si tu l'avais vu! Qu'il était beau ainsi! Je me sentais ravie d'aise et battais des mains comme une folle. Je le vois encore tournant les arches du pont avec une grâce flexible, une élégance! tandis que le vent fouettait derrière lui ses draperies. Ta mère, Bettina, était là sur la glace, et c'était à elle qu'il voulait plaire. »
En 1776, Wieland écrivait : « Je viens de passer neuf semaines avec Gœthe. C'est bien, à tous égards cl par tous les côtés 1, la plus grande, la meilleure, la plus splendide nature que Dieu ait créée... Il n'y a plus de vie possible pour moi sans ce merveilleux enfant, que j'aime comme un fils unique; et, comme il convient à un vrai père, j'éprouve une joie intime à voir qu'il est si beau, qu'il grandit si bien, qu'il me dépasse de la tête, qu'il est déjà ce que je n'ai pu devenir... Non, jamais, dans le monde de Dieu, un tel fils de l'homme ne s'est levé, unissant en lui toute la bonté et toute la puissance de l'humanité. »
Au témoignage de Wieland, ajoutons celui de Jacobi : « Plus j'y songe, plus il me semble impossible que quelqu'un qui n'a ni vu ni entendu ce Gœthe puisse écrire un seul mot de juste sur cette extraordinaire création du bon Dieu. Une heure passée dans sa com-
1. In jedem Betracht und von allen Seiten.
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pagnie suffit pour comprendre combien ce serait chose absurde d'attendre de lui qu'il parle et agisse autrement qu'il ne fait; non que je lui conteste la faculté de se perfectionner encore, mais rien d'autre que ce qu'il est n'est possible avec sa nature, laquelle se développe elle-même comme la fleur croit, comme le grain germe, comme l'arbre épanouit ses rameaux dans l'air et se couronne. »
Gœthe n'est pas un grand homme de lettres seulement; son activité a eu toutes sortes de formes, et rien de ce qui est humain n'a été laissé par lui en dehors de ses expériences personnelles.
En 1792, il veut savoir ce que c'est que la guerre et il accompagne en France l'armée prussienne. Prenant l'épreuve au sérieux, il se transporte sur une hauteur balayée par la canonnade, regarde les boulets s'enfoncer autour de lui dans la terre, et analyse avec tranquillité l'impression nouvelle dont s'enrichit en ce moment son existence.
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Associé, à Weimar, au gouvernement du grandduc, Gœthe a rempli des fonctions publiques. Les sciences physiques et naturelles ne l'ont pas moins occupé que la poésie; ses travaux sur l'optique sont célèbres; ses recherches en botanique, en ostéologie, en anatomie comparée, sont connues et appréciées des hommes compétents. Dans l'Italie même, terre des arts, la satisfaction du sens esthétique ne fait pas oublier à Gœthe l'étude scientifique de la nature; sur le point d'entrer à Rome, il considère en géologue le terrain sur lequel est bâtie la ville éternelle. Il pos-
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sède des connaissances techniques en matière de beaux-arts, il goûte ceux-ci non en littérateur, mais en homme du métier; il dessine, il sculpte, il peint; ce sont les grands artistes plus encore que les grands écrivains de Rome et de la Grèce qui lui ont révélé l'antiquité.
Le sens plastique de Gœthe s'irritait même parfois contre l'écriture et la parole, formes trop immatérielles de la pensée. « Nous devrions, disait-il un jour, moins parler et plus dessiner. Pour moi, je voudrais me déshabituer absolument de la parole et ne parler qu'en dessins, comme la nature créatrice de toutes les formes. Ce figuier, ce petit serpent, ce cocon qui attend tranquillement l'avenir, posé sur la fenêtre, tous ces objets sont des signes d'un sens profond; oui, si nous pouvions bien déchiffrer seulement le sens de ces objets, nous pourrions bien vite nous passer de tout ce qui est écrit et de tout ce qui se dit ! »
En opposition directe avec cette profession de foi, rappelons ce que disait à Faust Wagner, ce type immortel du cuistre : « On se rassasie bien vite du spectacle des forêts et des champs, et je n'envierai jamais les ailes de l'oiseau. Mais être porté par les plaisirs de l'esprit de volume en volume, de feuillet en feuillet, quelle différence! Les nuits d'hiver en deviennent douces et belles, une vie bienheureuse réchauffe tous vos membres. Et s'il vous arrive de dérouler un vénérable parchemin, oh! alors le ciel tout entier semble descendre vers vous ! » Ainsi parle
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Wagner; mais que répond Faust, c'est-à-dire l'homme, l'homme et non pas le simple lettré? « Un parchemin est-il donc la fontaine sacrée où la soif de nolre ûme s'étanchera pour jamais! Mon ami, les siècles passés sont pour nous un livre scellé de' sept sceaux. Ce que vous appelez l'esprit des siècles n'est, au fond, que l'esprit de messieurs les auteurs, dans lequel les siècles se réfléchissent. Ce que l'on ignore, voilà précisément ce dont on aurait besoin, et ce que l'on sait, on ne peut pas s'en servir... Oh! que n'ai-je des ailes pour m'enlever dans les airs! Que n'ai-je en ma possession un manteau magique qui puisse me transporter sur des plages lointaines! »
Le mot homme a deux sens, distingués par la plupart des langues : vir et homo, àvr,p et <xvOPW7tOç, vian et mensch, la virilité et l'humanité.
Pour poursuivre ma comparaison entre Gœthe et Lessing, je trouve Lessing plus viril, et Gœthe plus humain. Il y a du héros chez Lessing. Jamais vie plus vertueuse n'honora la carrière de la littérature. C'est, d'un bout à l'autre, une vie de courageux dévouement et de lutte énergique. Né pauvre, il resta pauvre, parce qu'il donna sans compter à de plus pauvres que lui et parce qu'il repoussa, en Silésie, la tentation de s'enrichir par des moyens qui semblaient licites à beaucoup d'honnêtes gens de son époque, mais que sa conscience réprouvait. Il n'y a qu'une opinion sur le caractère moral de Lessing : c'est un brave homme, dans toute la force du terme.
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La vertu de Gœthe est plus contestée. Elle a des détracteurs amers et des admirateurs fanatiques. Je crois que Gœthe ne mérite ni tout le mal qu'on a dit de son cœur, ni tout le bien qu'on a dit de son caractère. Il a été, dans l'occasion, bienfaisant, charitable, actif même pour le service et le soulagement d'autrui. Mais, aux yeux d'une morale sévère, la charité de Gœthe est viciée dans son principe, parce qu'elle procède uniquement de l'égoïsme. Sa seule règle de conduite en ce monde était de faire de lui-même, selon son expression, « une plus noble créature ». Il partait de sa personnalité comme centre et ramenait tout à soi. Méditant sans cesse sur son propre perfectionnement, il ne faisait du bien à autrui que pour s'améliorer lui-même. Jamais il ne s'oubliait; jamais il ne s'est donné à personne. Or le bien fait dans cet esprit ne justifie pas l'homme aux yeux du juste Juge et ne le rend pas même heureux sur cette terre. «-Ceux-là seulement sont heureux, a dit avec profondeur Stuart Mill, qui ont l'esprit tendu vers quelque objet autre que leur propre bonheur, par exemple vers le bonheur d'autrui, vers l'amélioration de la condition de l'humanité... Aspirant ainsi à autre chose, ils trouvent le bonheur chemin faisant. Demandez-vous si vous êtes heureux, et vous cessez de l'être. Poursuivez quelque fin étrangère au bonheur, et vous respirerez le bonheur avec l'air, sans le remarquer, sans y penser, sans demander à l'imagination de le figurer par anticipation, et aussi sans le mettre en fuite par une fatale manie de le mettre en question. » Est-ce pour avoir
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méconnu cette grande vérité que Goethe, vers la fin de sa vie, faisait ce triste aveu : « Au fond, mon existence n'a été que peine et travail, et je puis affirmer que pendant mes soixante-quinze ans je n'ai pas eu quatre semaines de bien-être »? Ainsi parlait le vieillard dont l'existence avait été si facile et, en apparence, si heureuse.
Qui sait si Lessing, au contraire, moins fortuné aux yeux du monde, n'a pas eu plus de joies réelles? Tous deux ils ont subi de cruelles épreuves domestiques, et tous deux ils les ont vaillamment supportées, cherchant dans le travail une diversion à leurs peines ; mais, dans ses grands deuils, Lessing me touche davantage, parce qu'il me paraît plus simple, moins occupé de prendre une attitude et de faire de l'ell'et. La force de caractère chez Lessing est incontestable et de bon aloi; on a trop vanté chez Gœthe, sous le nom de volonté, une prudence égoïste qui le faisait rentrer en possession de lui-même et qui l'arrêtait en temps utile sur la pente où l'entraînaient ses passions. La volonté de Gœthe l'empêchait de sacrifier son avenir à une amourette; mais elle ne l'empêchait pas de briser le cœur de Marguerite. Un homme qui n'a pour règle de conduite que son propre perfectionnement peut, en effet, trouver les intérêts de son génie et de sa destinée littéraire supérieurs aux injonctions, du devoir.
Pour achever cette comparaison, Gœthe et Lessing étaient l'un et l'autre en dehors de toute croyance
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religieuse particulière, sans que nous soyons autorisés à dire qu'ils fussent absolument sans religion.
Lessing était un grand critique en théologie comme en littérature. Son érudition immense s'étendait jusqu'aux ouvrages des Pères et des docteurs de l'Eglise chrétienne. Il a victorieusement combattu l'étroite orthodoxie protestante de son temps; il n'en fallait pas davantage pour que les protestants libéraux et même les catholiques prétendissent faire de lui leur ami secret ou déclaré. Mais, s'il est aisé de savoir ce que Lessing ne croyait pas, il est beaucoup moins facile de savoir ce qu'il croyait. Le protestantisme libéral se flatte peut-être en prétendant remonter à ce grand homme comme à son fondateur. L'esprit net et droit de Lessing n'éprouvait au contraire que du dédain pour ces pâles compromis qui, sous prétexte de réconcilier la religion avec la philosophie, retranchent de la première ce qui en fait le nerf et la saveur. Il avait plus d'estime pour l'orthodoxie qu'il combattait que pour la théologie nouvelle, « parce que l'orthodoxie contredit franchement la raison, au lieu que la théologie nouvelle essaie de la corrompre ». Dans la critique religieuse comme dans la critique littéraire, Lessing est un homme du XVIIIc siècle; il est aussi ennemi du mysticisme que du romantisme.
Ici encore la nature de Gœthe est plus complexe. Comme artiste, il était païen, il haïssait la croix, signe du christianisme; car la croix lui rappelait l'origine de ce spiritualisme outré qui est la tendance
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de tout l'art moderne, qui répugnait à son sentiment plastique et en face duquel il a tenté de relever la chair humiliée. Le jour où le grand sacrifice s'est accompli sur le Calvaire, l'harmonie parfaite de la matière et de l'esprit, qui avait imprimé à toute l'antiquité, hommes et œuvres, le sceau d'une beauté idéale, fut à jamais rompue, et cette rupture d'équilibre se traduisit dans les mœurs par le mépris du corps', dans l'art par la déchéance de la forme. Or,
Goethe a eu l'ambition téméraire et sublime de rétablir précisément l'équilibre que cette heure sanglante avait détruit.
Mais, s'il haïssait le christianisme en tant qu'artiste, il pouvait, comme homme, trouver dans l'Evangile une bonne nourriture morale pour son àme. « Avec les besoins multiples de mon être, écrivait-il à Jacobi, je ne puis me contenter d'une seule façon de penser. Comme artiste et comme poète, je suis polythéiste; panthéiste, au contraire, en tant que naturaliste. Ma personnalité d'homme moral exiget-elle un Dieu, je sais aussi où le trouver. Les choses du ciel et de la terre forment un règne si vaste que, pour l'embrasser, ce n'est pas trop de tous les organes de tous les êtres réunis. »
A la différence de Lessing, Gœthe a eu ses moments de mysticisme et même de superstition.
Sans se rattacher dogmatiquement à aucun système, ils ont professé tous les deux une sympathique admiration pour la philosophie et pour la personne de Spinoza.
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Un dernier trait de notre parallèle, c'est que ces deux grands hommes étaient, l'un et l'autre, dépourvus à un degré incroyable du goût de la politique et de l'histoire. L'indifférence de Gœthe en matière politique n'a d'égale que celle de Lessing. Dans son théâtre, Lessing supprime l'histoire comme source d'intérêt; dans le sien, Gœthe la traite avec le sansgêne d'un poète trop convaincu peut-être des droits et de la souveraine liberté de l'art.
Ils ont, l'un et l'autre, parlé du patriotisme comme d'un sentiment qui leur était étranger, et dont ils avaient un peu honte de ne point constater l'existence chez eux : leur excuse, s'ils en ont besoin, est surtout dans le morcellement de l'Allemagne au temps où ils vivaient. Lessing, saxon de naissance, célébrait dans des odes le roi de Prusse Frédéric II, envahisseur de sa province; Gœthe, conseiller et ami du grand-duc de Saxe-Weimar, était tout fier, après Iéna, des politesses que lui faisait Napoléon et gardait, suspendu dans son cabinet de travail, le médaillon du conquérant qui avait dépouillé CharlesAuguste de ses Etats.
Mais, dans l'ordre des choses littéraires, l'amour de la patrie, la haine de l'étranger ne manquaient point à Lessing; et le patriotisme, étant une limite en même temps qu'une force, ne pouvait pas convenir à un grand esprit comme Gœthe, chez qui le trait final, dominant, où viennent se fondre et se résumer tous les autres, demeure ce que nous appellerons encore une fois son éclectisme universel.
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II
GOETHE ET SCHILLER
Entre toutes les amitiés célèbres de l'histoire littéraire, celle de Gœthe et de Schiller occupe le premier rang, non seulement à cause de l'éclat exceptionnel de ces deux noms, les plus illustres d'une grande littérature, mais parce que le monde, en ce genre, n'a réellement rien vu d'aussi remarquable.
L'antipathie naturelle et primitive de leurs caractères comme de leurs génies; les circonstances de leur rapprochement; le revirement soudain qui fit passer Schiller d'un sentiment voisin de la haine aux transports de la tendresse et de l'admiration; l'estime affectueuse de Gœthe pour son ami plus jeune, la profonde douleur que sa mort précoce lui causa et le culte qu'il rendit vingt-sept ans encore à sa mémoire ; la solidité d'une affection que n'altéra jamais aucune ombre d'envie, aucun retour de l'ancienne animosité; enfin l'influence que ces deux grands hommes eurent l'un sur l'autre et la glorieuse activité poétique qui fut le fruit de leur union, tout s'accorde pour donner
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à l'histoire de l'amitié de Gœthe et de Schiller un intérêt extraordinaire.
Le 2 février 1789, Schiller écrivait à un ami : « Etre souvent avec Gœthe me rendrait malheureux.
Il n'a pour ses amis les plus intimes aucun épanchement du cœur; il ne se laisse prendre à rien; je crois que c'est un égoïste au suprême degré. Il a le talent d'enchaîner les hommes, de s'acquérir par mille services des amis et des admirateurs; mais lui-même, il sait rester libre : s'il se fait connaître par de bonnes actions, c'est comme un dieu, sans se donner luimême. Je vois dans cette conduite un plan calculé pour se procurer les plus grandes jouissances d'amour-propre. Les hommes ne sauraient souffrir auprès d'eux une pareille nature. Je le déleste donc, bien que j'aime son intelligence et que j'aie de lui une grande idée. Il a éveillé en moi un étrange mélange de haine et d'amour, un sentiment qui ne ressemble pas mal à celui que Brutus et Cassius éprouvaient pour César. »
r « Je n'aimais point Schiller », écrit, de son côté, Gœthe, parlant dans ses Mémoires des années antérieures à 1794; — « je n'aimais point Schiller, parce que son talent, plus vigoureux que mÙr, continuait à propager avec une fougue entraînante les paradoxes moraux et dramatiques dont je venais enfin de m'affranchir. Le bruit qui se faisait à ce sujet en Allemagne, les applaudissements généralement donnés à ces produits bizarres non seulement par les étudiants
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incultes, mais par les dames polies des cours, me causaient de l'effroi. Je craignais de voir tous mes efforts avorter. Volontiers j'aurais renoncé aux arts et à la poésie, car quel espoir avais-je d'enchérir sur ces œuvres de verve aux formes sauvages? J'évitais donc de rencontrer Schiller. L'apparition de son drame de Don Carlos n'était pas faite pour me rapprocher de lui. Je résistai à toutes les démarches des personnes qui avaient des rapports avec lui comme avec'moi, et l'abîme qui séparait nos manières de voir alla s'élargissant chaque jour davantage. »
Les drames de la jeunesse de Schiller, auxquels Gœthe fait allusion dans ce passage, — les Brigands, la Conjuration de Fiesque, Intrigue et Amour, — appartenaient par la violence des doctrines, des passions et du style, à une espèce de littérature que Gœthe avait actuellement en horreur, mais à laquelle il avait lui-même contribué autrefois : la littérature d'orage et d'assaut, Sturm und Drang, comme on l'a j nommée en Allemagne.
L'auteur de Werther et de Gœtz, essentiellement mobile et variable, attentif à se perfectionner luimême par un continuel progrès, curieux d'expériences nouvelles, d'idées nouvelles, de formes nouvelles, avait bientôt abandonné les premiers errements de sa jeunesse : il s'était épris de beauté classique; il avait, dès avant son voyage en Italie, conçu et presque rédigé sa magnifique tragédie antique d'Iphigénie en Tauride; le voyage d'Italie ne fit que parfaire une évolution déjà commencée.
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Si, dès cette époque de sa vie, Gœthe avait eu atteint le haut degré de sagesse qui lui faisait dire beaucoup plus tard : « La jeunesse doit toujours reprendre les choses par le commencement ; le monde, dans son ensemble, a beau progresser : chacun doit traverser comme individu les phases diverses de la civilisation du monde; il y a longtemps que cela ne m'irrite plus... Schiller était très jeune quand il a écrit ses premières pièces ; ce qui est écrit par un jeune homme sera toujours du goût des jeunes gens »... si, dis-je, à l'âge de quarante ans, Gœthe avait pu avoir cette sereine équité, il n'aurait pas trouvé mauvais que Schiller, à son tour, fît œuvre de jeune homme et passât par une phase ou par une crise qu'il avait traversée lui-même. Mais, à son retour d'Italie, ivre de la belle antiquité, plein de mépris pour la littérature tapageuse et violente qui, depuis une quinzaine d'années, restait il la mode en Allemagne, Gœthe éprouva, en voyant le succès des premiers drames de Schiller, le dégoût aristocratique d'un homme que ses voyages ont initié à une civilisation, à une philosophie, à un art supérieurs, et qui retrouve ses pauvres compatriotes continuant de gaieté de cœur à s'enfoncer dans la barbarie. '
« Je n'aimais point Schiller », écrit donc l'auteur d'Iphigénie; « je déteste Gœthe », écrivait l'auteur de Don Carlos, plus ardent, comme toujours, dans l'expression de son sentiment.
Ce que la nature expansive et enthousiaste de
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Schiller délestait dans la personne de Gœthe, c'était cette possession étudiée de lui-même qui réprimait tout mouvement naïf et spontané du cœur. Non que Gœthe lui parût un méchant homme; mais il eût préféré mille fois un démon ennemi du genre humain à ce dieu impassible qui communiquait la lumière et la chaleur au monde sans perdre, en se donnant, un seul de ses rayons; qui excellait dans l'art de s'attacher les hommes par des services faciles en conservant lui-même toute sa liberté. Schiller, en l'année 1788, avait été personnellement l'objet d'un de ces actes souverainement aisés de la munificence de Gœthe sans qu'il se fût cru obligé envers son bienfaiteur à la moindre gratitude. Ministre du grand-duc de SaxeWeimar, Gœthc avait procuré au jeune poète, désireux d'entrer dans l'enseignement après avoir successivement essayé de la médecine et de la magistrature, la chaire d'histoire de l'université d'Iéna.
L'antipathie des deux natures morales était complétée par celle des intelligences et des talents; il est rare, d'ailleurs, qu'on puisse séparer deux choses aussi étroitement dépendantes l'une de l'autre que le génie et le caractère.
Schiller était un idéaliste. L'œil fixé sur le monde de sa propre pensée, il n'observait point la réalité ou l'observait mal; il ne voyait pas les choses telles qu'elles existent, il les reconstruisait d'après quelque idée préconçue, les rêvant toujours plus belles ou, au contraire, plus laides qu'elles ne sont, et ne les regardant qu'au travers de ses rêves. « Nous portons
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dans notre cœur, disait-il lui-même, un autre monde que celui qui existe. Ce que nous connaissons, c'est l'idéal et non la réalité. »
Stoïcien dans la pratique de la vie, Schiller était disciple de Kant, le philosophe du devoir et de la liberté, le moraliste sublime qui disait éloquemment : « Il y a deux choses que je ne me lasse pas de contempler avec admiration : le ciel étoilé au-dessus de ma tête, et la loi morale au fond de mon cœur. » Penseur non moins profond que poète élevé, théoricien de l'art autant ou même plus qu'artiste, il avait un goût dominant pour les abstractions, pour les idées pures; une bonne moitié de son œuvre se compose d'écrits philosophiques.
Dans la famille des. poètes dramatiques, assez nettement divisée en deux branches : les âmes éprises de grandeur héroïque (ce sont les aînés, qui fondent le drame), et les esprits curieux de vérité humaine (ce sont les cadets, qui le perfectionnent), Schiller appartient très évidemment à la branche aînée; il est de la lignée d'Eschyle et de Corneille, non point de celle d'Euripide et de Racine. Faire grand lui paraît plus beau que faire vrai. Les personnages de son théâtre ont de nobles sentiments, disent de belles paroles et font de grandes actions; c'est par là qu'ils sont admirables, ce n'est point par l'exacte analyse des passions générales du cœur ni par la peinture fidèle de caractères particuliers observés dans la nature et minutieusement étudiés. Les Vies des hommes illustres, par Plutarque, étaient une des lectures
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favorites de Schiller; les récits d'héroïsme, les faits et gestes des héros, voilà bien l'aliment qui convenait à sa grande âme.
Le caractère révolutionnaire des trois premiers ouvrages dramatiques de son exubérante jeunesse explique très suffisamment la répugnance qu'ils soulevaient chez Gœthe. Les Brigands sont un défi jeté àJa société, la Conjuration de Fiesque un réquisitoire contre la monarchie, Intrigue et Amour une dénonciation de la noblesse, signalée à la colère et aux vengences d'un peuple robuste et verlueux, comme infâme et pourrie de vices. Gœthe, cela est clair, n'était pas homme à aimer ces violences; mais il me paraît intéressant de chercher ce qui peut lui avoir fait envelopper dans la même désapprobation Don Carlos, dont l'inspiration est déjà différente, plus sereine et plus élevée. Pourquoi donc a-t-il dit de ce drame, dans le passage de ses Mémoires que j'ai cité tout à l'heure : « L'apparition de Don Carlos n'était pas faite pour me rapprocher de Schiller »?
Ce qui déplaisait d'abord à Gœthe dans le drame de Don Carlos, c'était la prétention que l'auteur continuait d'avoir et d'afficher toujours de prêcher aux hommes, du haut de la scène, une morale et même une doctrine. Les poètes dramatiques dont la grande ambition est de représenter non la nature humaine, mais quelque idéal sublime d'héroïsme ou de vertu, sont logiquement amenés à considérer le théâtre comme une sorte d'école destinée à moraliser et à instruire, et Schiller le définissait en effet une chaire
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laïque. Professeur d'histoire et de philosophie, il avait voulu faire dans Don Carlos un cours, à sa façon, de morale sociale et politique.
« Un tel sujet, écrivait-il, paraîtra peut-être à beaucoup de personnes trop abstrait et trop sérieux pour le théâtre; et, en effet, si elles ne s'attendent à rien de plus qu'à la peinture d'une passion, j'aurai trompé leur espoir. Mais il m'a semblé que c'était une entreprise digne d'être tentée que de transporter dans le domaine des beaux-arts des vérités qui doivent être sacrées pour quiconque veut du bien à l'espèce humaine et qui n'ont été jusqu'ici que du domaine de la science, de les montrer animées de lumière et de chaleur, introduites comme des mobiles actifs et vivants dans l'âme de l'homme et y soutenant une lutte énergique contre la passion. Si le génie de la tragédie s'est vengé sur moi de ce que je n'ai pas respecté ses limites, j'aurai du moins déposé dans ce drame quelques idées qui ne sont pas sans valeur. Le lecteur honnête saura les y trouver, et il ne sera peutêtre pas désagréablement surpris de voir confirmés et appliqués dans une tragédie certains principes qu'il aura retenus de Montesquieu 1. »
Gœthe — au moins à l'époque où Schiller publia Don Cargos, qui coïncide avec celle de la pleine floraison de son propre talent — n'avait aucun goût pour la poésie qui se fait didactique afin d'ajouter l'utilité d'une leçon de morale pratique ou de philosophie à
1. Dixième lettre sur Don Carlos. Traduction de M. Bossert.
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l'agrément de la fable. Il aimait mieux « créer qu'édifier ou instruire » ; il cherchait à « mettre des illusions dans nos yeux plutôt que des conseils dans nos âmes » ; il se souciait peu de diriger les cœurs pourvu qu'il enchantât les imaginations, — à la différence de Schiller, qui jamais « ne choisit un sujet pour lui-même, pour l'intérêt poétique qu'il y trouve et les grâces qu'il se promet d'y répandre, mais pour l'idée, le sens moral, la noble et grande vérité dont cette matière peut devenir la transparente enve-, loppe 1 ».
Les prétentions didactiques du drame de Don Carlos n'étaient pas la seule chose qui déplût à Gœthe dans cette pièce. Le marquis de Posa, personnage principal dans l'œuvre de Schiller, est un héros, pis que cela, le héros d'une idée, d'une idée chimérique, dont la réalisation est si difficile et si lointaine, que le noble penseur fait lui-même cet aveu : « Le siècle n'est pas mûr pour mon idéal ; je suis concitoyen des hommes qui vivront un jour. » Or Gœthe, par une lacune singulière de sa riche nature, n'éprouvait point de sympathique admiration pour les héros, notamment pour les héros de cette espèce, rêveurs sublimes offrant leur vie en sacrifice aux chimères que leur grand cœur s'est forgées.
Un homme qui a connu Gœthe intimement, Jean Falk, a constaté la froideur du poète à cet égard dans un passage significatif et d'une grave portée :
1. Ernest Lichtenberger, Etudes sur les poésies lyriques de Gœthe.
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« Tous les personnages en qui éclate la manifestation de l'infini, écrit cet ami de Gœthe, tous ceux qu'une grande idée transporte au-dessus des limites de notre être, le héros, le législateur, le poète inspiré, enthousiasmaient Ilerder (Falk aurait pu dire : Schiller aussi) et laissaient Gœthe indifférent. La sublimité le touchait si peu que des caractères comme Luther et Coriolan lui causaient un certain malaise; il sentait une contradiction secrète entre leur nature et la sienne. » Sainte-Beuve connaissait-il ce passage de Falk? Je ne le pense pas, et, avec Saint-René Taillandier, j'attribue à la seule sagacité de ce merveilleux critique le jugement bien remarquable qu'il a porté sur Gœthe dans un sens tout pareil. « Gœthe comprenait tout dans l'univers, écrit Sainte-Beuve, tout, excepté deux choses peut-être : l e chrétien et le héros. Il y eut là chez lui un faible qui tenait un peu au cœur. Léonidas et Pascal, surtout le dernier, il n'est pas bien sûr qu'il ne les ait pas considérés comme deux énormités et deux monstruosités dans l'ordre de la nature. » Parmi les grands hommes peu sympathiques à Gœthe, Falk cite Coriolan et Luther ; Sainte-Beuve, Léonidas et Pascal. Les noms sont différents, la pensée est la même. C'est toujours le héros et le chrétien que Gœthe ne pouvait comprendre 1.
Naturellement Gœthe appartient, dans la famille des poètes dramatiques, à la branche que j'ai appelée
1. Voyez Correspondance entre Gœthe et Schiller. Edition de
Saint-René Taillandier, t. II, p. 188.
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la branche cadette, celle des poètes qui ont à cœur de peindre la vérité humaine plutôt que la grandeur héroïque. A l'inverse de Schiller, faire vrai lui paraissait plus beau que faire grand. Bien d'autres ont été du même avis, ont eu la même tendance; mais Gœthe, dans cette voie, est allé singulièrement loin. Dans la transformation qu'il a fait subir à certains personnages du monde réel pour en faire des héros de roman, il lui est arrivé maintes fois de leur ôter ce qui les élevait au-dessus de la moyenne de l'humanité et de leur ajouter des imperfections, afin de ramener ces personnes trop rares, trop éminentes, — si réelles qu'elles fussent, — à notre commune stature et à nos sentiments médiocres.
Si nous ne connaissions Charlotte que par le roman de Werther, nous aurions d'elle une idée moins haute que celle où cette noble femme a droit de prétendre par sa raison, sa simplicité et sa droiture parfaites, pures de toute sentimentalité et de toute coquetterie. L'homme qui a été l'original d'Albert était une nature généreuse, sensible, délicate, certainement supérieure au gentleman distingué mais flegmatique que Gœthe a représenté dans son roman. Gœthe luimême, à vingt-trois ans, valait mieux que Werther. Ainsi le poète, loin d'embellir la réalité, lui a fait perdre une partie des avantages qui nous la rendaient estimable : c'est le contraire de la tendance de Schiller et de tous les idéalistes. Dans sa préoccupation excessive du vrai, dans sa défiance exagérée de tout ce qui lui paraissait trop grand, Gœthe est
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même allé jusqu'à dépouiller- de leur auréole certaines figures de héros parfaitement authentiques que lui offrait l'histoire.
Rien de plus instructif sur ce procédé de son génie que la critique du drame d'Egmont.
Gœthe et Schiller, chacun de son côté, bien avant leur rapprochement et leur entente, étaient d'accord avec Lessing pour laisser à la poésie toute latitude possible dans la représentation des personnages et des événements historiques, et ils avaient l'un et l'autre souverainement usé de cette liberté dans
Egmont et dans Don Carlos. Mais quand les poètes dramatiques corrigent l'histoire, c'est généralement pour ajouter à ses tableaux des traits ou des couleurs qui en augmentent l'effet; ainsi l'ont entendu Aristote, Bacon, Lessing, Hegel et tous les grands théoriciens de l'art; ainsi l'ont entendu Schiller, Corneille, Shakespeare et tous les grands poètes; ainsi l'entendait enfin Gœthe lui-même lorsqu'il disait à Eckermann : « Pourquoi donc y aurait-il des poètes, s'ils ne venaient rien ajouter aux récits de l'historien? Le poète doit aller au delà et, quand il le peut, reproduire une nature plus élevée et meilleure. » Mais, dans le personnage d'Egmont, ce n'est point une nature plus élevée et meilleure, c'est une nature inférieure à tous égards que le poète a reproduite.
L'Egmont de l'histoire est un grand caractère. 11 avait le cœur grand, l'esprit grand, l'âme grande, et toutes les vertus dont se fait un grand homme1. C'était
1. Expressions de Corneille. Nicomède, acte II, scène m.
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un patriote et un politique, en même temps qu'un père de famille craignant Dieu, objet lui-même de l'affection pieuse d'une noble femme et de nombreux enfants. Condamné à mort comme hérétique et coupable de rébellion, il recommandait à la pitié de Philippe II sa malheureuse veuve, ses enfants innocents et ses pauvres serviteurs. Quand la hache fut levée sur sa tête, il dit : « Seigneur, je remets mon âme entre tes mains » ; et telle était la vénération que ce juste inspirait au peuple, qu'on regarda comme des reliques les mouchoirs trempés dans son sang.
Avec quelle joie un poète dramatique de la trempe de Corneille ou de Schiller aurait rencontré dans l'histoire ce type de héros, de martyr, et avec quel respect il en eût conservé la tradition dans sa poésie ! Gœthe l'a complètement dénaturé. Son Egmont est charmant, à peu près comme don Juan aussi est charmant. Il est brave, il est bon, il est aimé et populaire; mais ce ne sont pas tant ses qualités solides que ses brillants défauts qui lui gagnent les cœurs. Le principal souci de sa vie est l'amour d'une maîtresse. Sa mort n'a pas d'autre cause que son imprudente légèreté; car jamais homme ne conspira moins sérieusement, ne fut moins dangereux pour le trône d'un despote, moins occupé des intérêts de son pays, moins passionné enfin pour aucune grande cause. Toutes ses idées politiques se résument dans cette petite sentence, bien plate et bien bourgeoise, que ni Philippe II ni Louis XI n'auraient désavouée : « Un citoyen rangé, qui gagne sa vie honorablement et
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diligemment, a partout autant de liberté qu'il lui en faut. » Aussi, lorsqu'à la fin du drame Egmont prétend qu'il meurt, pour la liberté, la plaisanterie parait forte, car on ne s'était pas douté un instant qu'il eût vécu pour elle.
Dans un article du Journal cTléna, Schiller, en 1788, sentant plus vivement que personne l'infériorité du héros de la poésie comparé au héros de l'histoire, jugeait l'œuvre de Gœthe avec une rigoureuse, mais juste sévérité. « Le poète, écrivait-il, en ôtant à Egmont sa femme et ses enfants, détruit tout ce qu'il y a de grave et de réfléchi dans sa conduite. La folle présomption qu'il lui prête diminue pour lui notre estime, sans que cette perte soit compensée par aucune noble émotion du cœur. Au contraire, il la touchante image d'un père vénéré, d'un époux chéri, il substitue celle d'un galant détruisant à jamais le repos d'une jeune fille qu'il n'épousera pas, lui enlevant l'amour qui eût pu la rendre heureuse et causant ainsi le malheur de deux personnes, seulement pour chasser les rides de son front! Et tout cela aux dépens de la vérité historique, que le poete peut bien altérer pour accroître l'intérêt de son drame, mais non jamais pour l'affaiblir. »
Telle était la répugnance esthétique de.Gœlhe pour la sublimité morale, qui enthousiasmait l'âme de Schiller : non seulement il s'abstenait de créer des héros, mais il amoindrissait dans sa poésie les grands hommes qui avaient réellement existé, substituant
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partout à la vérité exceptionnelle de l'histoire la vérité générale et moyenne de l'humaine nature.
En d'autres termes, Gœthe était réaliste, ou plutôt (car rien n'est inexact comme ces dénominations dès qu'elles cessent d'être relatives) il était réaliste pour Schiller et par rapport à Schiller. Contrairement à son grand rival, qui n'était pas encore son ami, il préférait l'étude de la réalité extérieure à la contemplation du monde intime de sa propre pensée et du monde idéal rêvé par l'imagination. L'objet constant, l'objet favori de son observation et de ses recherches, c'était la nature au sens matériel du mot, la nature des choses, natura rerum. Ses travaux sur la botanique, l'anatomie comparée, la géologie, la minéralogie, surtout sur l'optique et sur les couleurs, avaient à ses yeux au moins autant d'importance qu'Iphigénie ou Faust, et plusieurs ont effectivement une valeur considérable. Doué à un degré extraordinaire du talent de regarder et de voir, — si rare chez les lettrés de son pays, qui ont tous, comme Schiller, l'œil subjectif des myopes, — Gœthe était un artiste en même temps qu'un savant : non moins que la découverte des lois de la nature, le spectacle des formes le ravissait.
Dans la culture intellectuelle de Gœthe, si complète d'ailleurs, il y avait deux ou trois lacunes, deux ou trois ordres de connaissances qu'il ignorait, dont il ne se souciait pas, tandis que, — pour augmenter le contraste, — Schiller, moins instruit, à tout prendre, y était passé maître.
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En philosophie, par exemple, Gœthe n'avait aucune doctrine précise; jamais il n'a pris la peine de coordonner ses idées, de fixer quelque part son esprit vagabond, d'établir sa propre conscience. C'était un dilettante, un sceptique; sa prédilection était pour Spinoza; non qu'il fût vraiment entré dans la rigoureuse géométrie de ce puissant système1, mais le panthéisme en général est la philosophie de la nature, du laisser-faire, de la résignation, beaucoup plus agréable aux yeux de Gœthe que celle du devoir et de l'impératif catégorique. La lecture de Spinoza avait illuminé devant lui l'univers d'une clarté magnifique et versé dans son âme un calme délicieux. Sa philosophie pratique était un épicurisme exquis, donnant, il est vrai, pour but à la vie le bonheur égoïste de l'individu, mais mettant au premier rang des conditions du bonheur une activité incessante dans l'exercice du bien et le continuel perfectionnement de l'être moral.
Chrétiens croyants et pratiquants, ni Gœthe, ni Schiller ne l'étaient; mais Gœthe, par sa philosophie de la nature, par son adoration de la forme, par son culte presque religieux pour l'antiquité païenne, réagissait contre l'esprit même du christianisme, au lieu que Schiller restait au moins dans le grand courant de la tradition chrétienne par son spiritualisme élevé. Lewes, le biographe anglais de Gœthe, a dit ingénieusement : « La chute de l'homme était,
1. Voir Caro, la Philosophie de Gœthe.
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aux yeux de Schiller, l'événement le plus heureux de l'histoire; car l'homme était alors passé du règne de l'instinct à celui de la liberté consciente d'elle-même, et la conscience de la liberté avait rendu la moralité possible. Gœthc, au contraire, étant l'homme de l'instinct et de la nature, trouvait que la moralité ne valait pas le prix dont on l'avait achetée. Il eût préféré pour le genre humain une condition si facile et si heureuse que la moralité ne fût jamais devenue nécessaire. Quelque estime qu'il eût pour une bonne police, il estimait davantage encore une société dans laquelle on n'aurait pas eu du tout besoin de police. » Philosophe plus érudit, plus logique et plus sérieux que Gœthe, Schiller avait sur lui un autre avantage : il aimait l'histoire, il la savait, il a laissé un monument classique de son talent d'historien. Pour cette branche importante de l'instruction le goût de Gœthe était médiocre ou nul; il ne l'a pas cultivée.
L'idéalisme de Schiller faisait de lui un chaud partisan du progrès social et politique, un champion dévoué de toutes les causes généreuses. L'Assemblée législative avait reconnu dans l'auteur de Don Carlos un ami de la Révolution, puisqu'elle lui décerna le titre de citoyen français. Plus tard, le noble poète, ému du péril que les excès de la Convention faisaient courir à la liberté, conçut le dessein d'adresser à l'Assemblée la défense de Louis XVI et songea même Ù se rendre à Paris pour y remplir son devoir de citoyen, dût-il payer sa courageuse humanité par le sacrifice de sa vie. En politique, Gœthe était conser-
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vateur ou, pour mieux dire, indifférent. Il avait, sur les devoirs des princes, les idées les plus raisonnables du monde; comme homme prive et comme ministre, il a même daigné être bon, humain et bienfaisant pour les enfants du peuple; mais le peuple pris en masse, les sociétés, les gouvernements, les Etats, dont l'histoire et la destinée parlaient si haut à l'imagination et. au grand cœur de Schiller, n'avaient pour Gœthe aucun intérêt.
La différence physique entre les deux poètes n'était pas moindre que la différence intellectuelle et morale.
Gœthe était beau, d'une beauté à la fois plastique et spirituelle, beau de corps, de stature, de prestance, de physionomie. Sa calme figure se dresse à nos yeux et déjà elle apparaissait aux yeux de ses contemporains
Dans une attitude éternelle
De génie et de majesté
C'est au dieu Apollon qu'il ressemble dans sa jeunesse; dans l'âge mûr, c'est à Jupiter olympien.
Le beau visage de Schiller (car Schiller aussi était beau, mais d'une autre manière) avait l'expression mélancolique et souffrante d'un ascète. Ce grand poète était maladif. On sentait dans toute sa personne l'inquiétude et l'agitation des rêves non satisfaits, des aspirations infinies. Il tenait son corps incliné, et, pendant que le noble maintien de Gœthe le faisait
1. Victor Hugo, Ode Il M. Tbvid, statuaire.
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paraître grand, bien qu'il fût de taille moyenne, Schiller semblait plus petit qu'il n'était en réalité.
Goethe, qui se portait bien, travaillait il jeun le matin; Schiller avait besoin d'excitants, de café, de Champagne, et travaillait la nuit. « Nos natures étaient différentes », disait Gœthe en 1827, dans une de ces conversations familières où il revenait sur le temps passé, ne rappelant aucun souvenir plus volontiers que celui de l'incomparable ami qu'il avait perdu, — « nos natures étaient différentes ; cela était vrai non seulement au point de vue intellectuel, mais au point de vue physique. Une odeur qui faisait du bien à Schiller me semblait un poison. Un jour, je vais chez lui, il n'était, pas là, sa femme me dit qu'il allait rentrer bientôt; je m'assieds à sa table de travail pour prendre quelques notes. J'étais assis depuis quelques instants, lorsque je me sentis je ne sais quel malaise qui augmenta jusqu'à ce qu'enfin je fusse sur le point de me trouver mal. Je ne savais à quoi attribuer cet état extraordinaire, quand je remarquai que d'un tiroir près de moi sortait une détestable odeur. Je l'ouvris, et je le trouvai rempli de pommes pourries. J'allai aussitôt à une fenêtre, et un peu d'air me remit à mon aise. La femme de Schiller, qui entrait, me dit que ce tiroir devait toujours être plein de pommes pourries, parce que leur odeur plaisait à Schiller et qu'il ne pouvait vivre et. travailler sans cela. »
Je ne referai pas l'histoire souvent racontée de 1[1
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rencontre de Goethe et de Schiller en 1794, à Iéna, au sortir d'une séance de la Société d'histoire naturelle ; du sympathique attrait que ces deux grands hommes éprouvèrent tout à coup l'un pour l'autre à la place de l'ancienne répugnance; des relations étroites et ininterrompues qui s'ensuivirent; enfin, du splendide essor de leur génie excité au contact de cette amitié féconde, jusqu'à ce que la mort de Schiller, prématurément enlevé en 1805, vînt exalter jusqu'au lyrisme le sentiment de Gœthe et lui laisser au cœur un éternel regret. Mais je dirai quelque chose de leur mutuelle influence, et je continuerai à dégager des faits les enseignements généraux qu'ils contiennent sur le développement du caractère et du génie de
Gœthe.
Au moment où les deux poètes se rapprochèrent, ils avaient fait, chacun de son côté, avec la poésie, une sorte de divorce : Gœthe, âgé de quarante-cinq ans, s'était adonné aux sciences naturelles; Schiller, àgé de trente-cinq ans, à la philosophie. Leur union réveilla la muse de la poésie allemande momentanément endormie, et ce réveil fut magnifique.
Il fallait évidemment que, sous les différences qui les séparaient, il y eût entre ces deux grands poètes quelque profonde affinité. Le lien qui les unissait, à leur insu, était la haute idée qu'ils avaient de l'art, l'un et l'autre : ils considéraient l'artTion comme une superfluité charmante, un simple ornement de la vie, à la façon des philistins, mais comme le langage le plus
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beau et le plus expressif que l'homme ait inventé pour'manifester l'idée de Dieu, comme un sublime et victorieux effort de l'esprit rivalisant avec la nature dans le concert divin de l'univers. « Il y a, écrit éloquemment M. Bossert, une hauteur d'idées et de sentiments où tous les grands esprits sont d'accord : on a beau gravir une montagne par deux cotés opposés, on se rencontre toujours au sommet. »
La grandeur intellectuelle peut s'allier à une certaine petitesse de caractère. Herder, jaloux de tout ce qui s'élevait autour de lui, en est un exemple fameux. Tel n'était point le cas de Schiller ni de Gœthe. Ce qu'il y a de plus beau dans l'histoire de leur amitié, c'est qu'elle est restée, des deux parts, continuellement pure de tout sentiment mesquin de ce genre. Gœthe pouvait dire avec une noble fierté : « J'ai marché dans beaucoup de chemins, nul ne m'a 1 vu dans celui de l'envie. »
En 1802, le plumitif Kotzebue, vexé de l'accueil que lui avait fait, ou plutôt ne lui avait pas fait la société littéraire de Weimar, résolut de se venger en semant la zizanie entre les coryphées de cette société, Gœthe et Schiller. Son plan, fondé sur une juste connaissance des mauvais côtés du cœur humain, consistait à organiser une fête dans laquelle on ferait l'apothéose de Schiller, où l'on jouerait des scènes de ses principaux chefs-d'œuvre, où l'on couronnerait enfin son buste, et dans laquelle il ne serait pas plus question de Gœthe que s'il n'existait pas. Gœthe vit les préparatifs de la chose avec une par-
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faite indifférence; Schiller ne se prêta point à ce qu'on attendait de lui, et Kotzebue en fut pour ses frais.
En 1797, quand parut !fc1'Inann et Dorothée, Guillaume de Humboldt écrivit d'enthousiasme sur ce poème un long traité, tout un ouvrage, dans lequel, osant partir du chef-d'œuvre nouveau comme d'un type absolu de toutes les perfections, il faisait de la poésie une théorie complète et saluait en Gœthe le prince de l'art moderne. L'auteur de ce livre ne se fit aucun scrupule de soumettre à l'appréciation de Schiller un essai de critique qui divinisait presque son émule et où lui-même n'était pas seulement nommé; le soupçon ne lui vint pas que le juste orgueil du poète ainsi sacrifié et passé sous silence pût être blessé douloureusement. Bien ne fait plus honneur à Schiller que cette candide confiance de Guillaume de Humboldt., et elle se trouva largement justifiée, car elle s'adressait à un homme qui écrivait lui-même : « L'auteur d'Hermann et Dorothée est au sommet de son art et de toute la poésie moderne. »
Schiller, plus jeune et moins illustre, accepta humblement la suprématie de Gœthe, se mit à son école et prit de lui conseil. Il a reconnu avec une touchante modestie, et parfois avec une naïveté qui provoque le sourire, l'ascendant de son grand ami.
Dans une lettre en date du 5 janvier 1798, l'auteur de Wallenstein avoue qu'il est redevable à Gœthe d'un progrès considérable dans la façon de concevoir et de
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développer le sujet de son drame : « Je m'y suis élevé au-dessus de moi-même, écrit-il, et cela grâce aux relations qui nous unissent; car je n'ai pu étendre ainsi au loin les limites de ma nature subjective que par mes rapports continuels avec une nature toute différente de la mienne, une nature objective comme la vôtre, par mon ardent désir de me rapprocher d'elle, par mes laborieux efforts pour la contempler et la comprendre. »
C'était une doctrine favorite de Goethe, — doctrine dangereuse et plus propre à égarer les apprentis qu'à montrer aux maîtres leur voie, — que l'artiste doit dominer son sujet et môme son talent, façonner souverainement la matière dont il a fait choix, comme une chose qui au fond lui est indifférente, et ne point permettre à la sensibilité de venir mêler ses fumées humaines à la flamme divine de l'esprit créateur. Schiller avait docilement suivi la leçon du maître sur ce point, et il lui restait, en 1798, peu de sensibilité humaine à étouffer encore pour devenir un artiste accompli, selon le type de Gœthe, s'il faut en croire la curieuse lettre que voici : « J'espère que vous serez content de l'esprit dans lequel je travaille. Je réussis très bien à tenir la matière en dehors de moi pour ne m'occuper que de la forme. J'ajouterai même que la matière ne m'intéresse presque pas. Jamais encore je n'avais pu réunir en moi tant d'ardeur pour le travail avec tant de froideur pour le sujet. Jusqu'à présent je traite les caractères avec un pur aniour d'artiste; pour deux de mes personnages seulement, je ne puis
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me défendre d'une affection personnelle, qui, je l'espère, ne nuira point à l'effet de l'ensemble. »
Gœthe avait conçu l'idée d'un poème épique sur Guillaume Tell. Il n'y donna point suite et abandonna le sujet à Schiller, qui en fit un drame. C'est à l'influence de Gœthe qu'est dû le caractère du héros, homme de la nature et de l'instinct, non de la réflexion, bon père de famille, honnête et brave montagnard, mais étranger aux considérations générales de politique, de liberté, de patrie.
Faut-il attribuer à une fausse et mauvaise imitation de Gœthe l'indifférence étrange que Schiller, démentant sa propre nature, paraît avoir quelquefois montrée en face des malheurs de son pays? Le fait est qu'en 1796 les Français envahirent une partie de l'Allemagne. La mère de Gœthe, qui habitait Francfort et qui venait de voir l'ennemi occuper sa ville, écrivit à son fils une lettre où elle lui racontait en détail ce grave et douloureux événement. Gœthe prit à la lecture du récit maternel le plaisir d'un lettré lisant quelque joli fragment épistolaire du temps des Séleucides ou des Ptolémées; puis il communiqua le curieux document à Schiller, qui lui répondit dans le même goût : « Nous vous remercions beaucoup de nous avoir envoyé la lettre de votre mère; elle nous a vivement intéressés, non seulement par ce qu'elle contient d'historique, mais par la naïveté du récit et le caractère original du style 1. »
1. Correspondance entre Gœthe et Schiller. Edition Saint-René
Taillandier, t. I, p. 302.
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Si Gœthe eut beaucoup d'influence sur Schiller, Schiller en eut aussi sur Gœthe, un peu moins cependant, comme il convenait, Gœthe étant l'aîné, le plus grand, et une nuance de protection s'étant toujours mêlée à son sentiment pour Schiller, tant que celui-ci vécut.
Le 6 janvier 1798, il faisait cette réponse à une lettre datée de la veille et que nous venons de lire : « Je vous félicite de la satisfaction que vous cause la partie achevée de votre travail... L'heureuse rencontre de nos deux natures nous a déjà procuré plus d'un avantage, et j'espère que cette influence salutaire continuera. Si je vous ai été utile comme le représentant de bien des objets divers, vous m'avez, de votre côté, ramené à moi-même en me détournant de l'observation trop exacte des choses extérieures. Par vous j'ai appris à contempler les diverses phases de l'homme intérieur, vous m'avez donné une seconde jeunesse, vous m'avez fait redevenir poète au moment où j'avais presque entièrement cessé de l'être. »
Ce que Schiller semble surtout avoir communiqué à Gœthe, c'est son goût pour l'esthétique; car nous les voyons, en 1797, disserter longuement et doctement sur la Poétique d'Aristote, sur les différences de l'épopée et du drame, sur les cinq motifs d'action, sur les trois espèces de mondes, enfin sur la question de savoir si Hermann et Dorothée contient quelque motif « rétrograde » et si le « troisième monde » y joue un rôle suffisant. Mais quelle qu'ait pu être la complicité de Schiller dans ces insipides théories, la fatale
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destinée de Gœthe était, d'ailleurs, de plonger tôt ou tard son clair et vif esprit dans les nuages froids de l'abstraction. Il devait faire toutes les expériences, suivre tous les chemins, tenter toutes les formes et toutes les idées. Le pédantisme philosophique, étant un des traits du génie allemand, ne pouvait manquer d'avoir son heure et sa place dans la longue série d'essais dont la vie de Gœthe se compose.
Cette belle existence de quatre-vingt-trois ans est unique dans l'histoire des lettres par la diversité des aspects sous lesquels s'offre à nous l'esprit mobile et curieux qui s'y déroule; mais c'est une chimérique entreprise de vouloir ramener à l'unité tous les caprices de cette diversité ondoyante.
Les autres grands poètes ont leur unité. Ils se perfectionnent logiquement comme Schiller, qui, après avoir jeté sa gourme dans les drames de sa jeunesse, se calme, se rassied, se mûrit, et, de Don Cargos à Guillaume Tell, produit une suite d'ouvrages de plus en plus beaux, mais tous empreints du même caractère et animés du même esprit. Ou bien ils s'altèrent logiquement comme Corneille, qui peu à peu confond la grandeur avec l'énormité et substitue aux héros plus qu'humains de sa première période dramatique les géants antihumains de la dernière. Les.grands poètes deviennent meilleurs ou pires, mais ils ne changent pas leur idéal. Gœthe a changé le sien plusieurs fois.
De Gœtz de Berlichingen, — drame romantique,
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imitation prétendue de Shakespeare parce qu'il est plein de tapage, de trivialités et de désordre, — notre poète s'élève à l'admirable composition (ïlpliigénie, si pure, si calme, si sublime, qu'on la croirait écrite par la plume même de Sophocle revivant de nos jours et devenu chrétien. Il ne faut point assimiler cette métamorphose à celle de Schiller. L'auteur des Brigands se retrouve tout entier dans l'auteur de Guillaume
Tell; l'inspiration est la môme, il n'y a que le jugement de plus et l'enfance de moins. Mais dans Iphigénie il ne reste absolument aucune trace de (;œlz; l'auteur a fait table rase des idées de son adolescence : fond et forme, tout est nouveau.
Le voilà classique; va-t-il rester classique? Non. Les brouillards philosophiques de l'Allemagne prennent bientôt possession de celte lumineuse intelligence, qui, sentant le péril, avait cherché un refuge en Italie et aurait désiré s'y fixer à toujours. Gœthe devient poète symbolique. Lui, l'homme de la réalité, l'observateur de la nature, l'adorateur des formes plastiques, l'artiste par excellence qui avait retrouvé la glorieuse harmonie du corps et de l'âme, de la matière et de l'esprit, perdue depuis le siècle de Périclès et de Phidias, il détruit à plaisir un si-bel équilibre et laisse l'abstraction, l'idée informe et incolore, usurper une place prépondérante dans son imagination et dans ses œuvres.
Le second Faust est le monument principal de cette décadence. Les Allemands se figurent admirer beaucoup cet. ouvrage parce qu'il est pour eux un thème
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à des commentaires sans fin : ils n'admirent que leur propre subtilité s'exerçant sur d'obscures ou insignifiantes énigmes. Je regarderai toujours comme une marque de la bonne santé du goût français la résistance qu'il oppose à ce vaste poème, labyrinthe sans plan, sans architecture, sans divisions logiques; froid comme une nécropole; n'offrant rien de vivant et d'humain où l'imagination puisse s'intéresser; nulle passion, nulle action, nul drame, mais l'immense fouillis d'un bazar en désordre ; qui a sept mille quatre cent quatre-vingt-deux vers, qui pourrait en avoir seize ou dix-huit mille sans aucun risque d'y rien perdre de ses proportions, — qui sont absentes, — et de son unité, — qui n'existe pas.
Le poème de Faust, œuvre de la vie entière de Gœthe, en est aussi l'image ; il est décousu comme elle. S'il est vain de prétendre qu'une profonde unité relie les scènes mal agencées de ce nouveau mystère, qui toujours se déroule et jamais ne se noue, il n'en contient pas moins de très beaux épisodes que tout le monde admire à titre de fragments. Il en est ainsi de Gœthe lui-même. On n'arrive à le goûter comme il faut que le jour où on l'accepte de bonne grâce tel qu'il est, avec les contradictions de son génie et de son caractère, sans se fatiguer à poursuivre le fantôme de l'unité secrète où ces disparates viendraient se fondre. Toute définition succincte de sa nature intellectuelle et morale comporte de si importants corL rectifs qu'ils équivalent presque à la définition opposée.
Par exemple, j'ai parlé de son réalisme; mais quel
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poète fut jamais plus idéaliste que l'auteur d'Iphigénie en Tauride, de Torquato Tasso, de la Fille naturelle?
J'ai dit que Gœthe éprouvait un certain malaise en face de la grandeur morale et qu'il n'aimait pas les héros : quel démenti plus éclatant de cette assertion trop sommaire que la figure sublime d'Iphigénie?
Veut-on d'autres preuves encore du contraire? Le
15 octobre 1825, le poète se plaignait, devant Eckermann, de voir les plus nobles traditions de l'histoire reléguées au rang des légendes par la critique historique ; il disait :
Pour une vérité misérable on en anéantit une grande qui nous rendrait service. Jusqu'à présent le monde croyait à l'âme héroïque d'une Lucrèce, d'un Mucius Scœvola, et par eux il se laissait enflammer, enthousiasmer. Aujourd'hui, la critique historique arrive pour nous dire que ces personnages n'ont jamais vécu et qu'il faut les regarder comme des fictions et des fables, poésies sorties de la grande âme des Romains. Que voulez-vous faire d'une vérité si misérable? Si les Romains étaient assez grands pour inventer de pareilles poésies, nous devrions au moins être assez grands pour les croire vraies. Jusqu'à présent je faisais ma joie d'un grand événement du XIIIe siècle. Lorsque l'empereur Frédéric II était en lutte avec le pape et que tout le Nord de l'Allemagne était exposé sans défense à une attaque, on vit pénétrer dans l'empire des hordes asiatiques ; déjà elles étaient en Silésie; mais arrive le duc de Liegnitz, et par une grande défaite il les terrifie. Ils se tournent alors vers la Moravie; là, c'est le comte de Sternberg qui les écrase. Ces braves m'apparaissaient donc jusqu'alors comme deux grands sauveurs de la nation allemande. Arrive la critique historique pour dire que ces héros se sont sacrifiés fort inutilement, car la horde asiatique était déjà rappelée et elle se serait retirée d'elle-même. Voilà maintenant un
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grand événement de l'histoire nationale dépouillé d'intérêt, anéanti. Cela désespère !
Quiconque en voudra prendre le soin recueillera sans peine d'autres textes plus ou moins contraires à ce que j'ai dit des instincts aristocratiques de Gœthe, de son indifférence en matière de politique et d'histoire, et de son peu de patriotisme. Il protestait luimême contre tous ces jugements. « Croyez-vous donc, disait-il, que je sois indifférent aux grandes idées que réveillent en moi les mots de liberté, de peuple, de patrie? Non. Ces idées sont en nous; elles sont une partie de notre être et personne ne peut les écarter de soi. L'Allemagne me tient fortement au coeur »
Il le prouva bien en 1806. Napoléon, vainqueur de la Prusse, avait environné d'espions le grand-duc de Saxe-Weimar, rétabli dans ses Etats, mais toujours soupçonné. On montra un jour à Gœthe un écrit destiné à être mis sous les yeux de l'empereur et dans lequel Charles-Auguste était accusé, entre autres choses, d'avoir fait visite au duc de Brunswick.
C'en est trop! s'écria Gœthe, l'œil enflammé de colère.
Que veulent donc ces Français?... Depuis quand est-ce un crime de rester fidèle à ses amis, à ses vieux compagnons d'armes dans le malheur?... Certes, ma nature me porte à la contemplation paisible des choses; mais je ne puis voir, sans m'irriter, qu'on demande aux hommes l'impossible...
Le grand-duc fait ce qu'il doit; il se manquerait à luimême s'il agissait autrement. Oui, et quand il devrait à ce jeu perdre ses Etats et son peuple, sa couronne et son sceptre, il faut qu'il tienne bon et ne s'éloigne pas des généreux sentiments que lui prescrivent ses devoirs
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d'homme et de prince. Si sa chute se consomme, nous ferons, nous aussi, notre devoir; nous suivrons notre souverain dans sa misère et nous ne le quitterons pas un seul instant. Les femmes et les enfants, en nous voyant passer dans les villages, ouvriront leurs yeux tout en larmes et s'écrieront : Voilà le vieux Goethe et le grand-duc de Weimar que l'empereur français a dépouillé de son trône parce qu'il était demeuré fidèle à ses amis dans l'adversité, parce qu'il visita le duc de Brunswick, son oncle, au lit de mort, parce qu'il ne laissa pas mourir de faim ses compagnons de bivouac et ses frères!
A ces mots, il s'arrêta suffoqué; de grosses larmes ruisselaient sur ses joues; puis, après un moment de silence :
Je veux chanter pour mon pain ; je veux mettre en rimes nos désastres. Dans les villages, dans les écoles, partout où le nom de Gœthe est connu, je chanterai la honte du peuple allemand, et les enfants apprendront par cœur mes complaintes jusqu'à ce qu'ils deviennent hommes et les entonnent en l'honneur de mon maître en lui rendant son trône.
Voyez, je tremble des mains et des pieds, je n'ai pas été aussi ému depuis longtemps. Jetez au feu ce rapport; qu'il brûle, qu'il se consume jusqu'à ce que tout soit anéanti, jusqu'à ce que la dernière lettre, la dernière virgule, le dernier point se soient évanouis en fumée, et qu'il ne reste plus rien de ce honteux manifeste sur le sol allemand 1 !
La mère de Gœthe disait : « Il n'y a rien de plus grand que quand l'homme se fait sentir dans l'homme. » Nulle part Gœthe n'est plus grand que dans cette page de sa vie.
Mais de telles effusions sont rares chez lui, e son altitude accoutumée est une sévère possession de lui-même, qui ne supprime pas l'émotion intérieure,
1. Relation de Falk. Traduction de Blaze de Bury.
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mais qui en comprime l'apparence. Il a presque toujours été un surveillant attentif en même temps qu'un observateur curieux de sa propre personne. Les passions de son cœur, au moment même où il s'y livrait, étaient pour lui matière à d'intéressantes expériences psychologiques. Au milieu de la diversité de ses innombrables poèmes, il en est un dont il ne s'est jamais détaché, dont la composition l'a occupé toute sa vie, et ce poème c'est lui, c'est la structure et l'édification de son être intellectuel et moral. Si haute était son ambition de toujours élever, selon son expression, « la pyramide de son existence », qu'il en a quelquefois délaissé l'art lui-même, soit pour s'adonner tout entier à des recherches scientifiques, soit pour remplir, avec le plus grand sérieux, des fonctions administratives dans le duché de Saxe-Weimar comme ministre des finances, des travaux publics et de la guerre.
« Quand je reçus mes lettres de noblesse, disait-il vers la fin de sa vie, bien des gens crurent que je me sentirais élevé par elles. Elles n'étaient rien pour moi. J'eus simplement dans les mains ce que depuis longtemps je possédais en esprit. Je me sentais moimême si noble que, si l'on m'avait fait prince, je n'y eusse rien trouvé d'étonnant. »
Gœthe était trop grand pour avoir de la vanité. Il avait de l'orgueil, ce qui vaut beaucoup mieux et ne laisse pas d'avoir son ordre de grandeur. Mais il y a quelque chose d'infiniment plus beau : c'est de s'oublier soi-même dans une grande œuvre ou dans une
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grande cause. Gœthe ne s'est point élevé jusqu'à ce désintéressement sublime. Au sein de son objectivité il reste subjectif, puisqu'il ne nous laisse jamais perdre de vue l'artiste souriant et jouissant de sa toute-puissance d'abstraction.
La naïveté lui manque; il sait trop bien ce qu'il fait. L'intelligence critique fait contrepoids chez lui au génie créateur : équilibre fâcheux, car il est dans la nature du génie de prendre la part du lion et de ne point admettre ces distributions équitables et ces justes tempéraments. Schiller doit à son enthousiasme naïf, à ses passions jeunes, ardentes et généreuses, d'avoir conquis et gardé une popularité que Gœthe dédaignait trop. Ne plaire qu'aux délicats est le fait des talents exquis auxquels manque l'alliage un peu grossier, mais vigoureux, qui sert à l'universelle propagation de la gloire.
Quand je considère, dans la longue carrière de Gœthe, le petit nombre des véritables chefs-d'œuvre et le grand nombre des essais, des fragments, des études, des entreprises commencées à la fois, poursuivies à bâtons rompus ou restées inachevées, je me demande si cet amatenr sans pareil est vraiment un des grands poètes de l'humanité, comme Shakespeare ou comme Molière, et s'il ne serait pas plus justement nommé le plus grand des Alexandrins.
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DEUXIÈME PARTIE
LES CHEFS-D'OEUVRE DE GOETHE
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1
WERTHER
Le roman de Werther est, avec le drame de Gœtz de Berlichingen, le monument principal de la période dite d'Orage et Assaut, caractérisée, dans l'histoire de la littérature allemande comme dans la vie de Gœthe, par le sentiment d'un désaccord pénible entre le cœur de l'homme et la réalité.
A vrai dire, ce désaccord a existé de tout temps, depuis que la félicité naïve de l'âge d'or n'est plus : car il n'est rien d'autre ni rien de moins que la condition même et l'origine de toute la littérature poétique ancienne et moderne, à partir du moment où la poésie s'est retirée des choses réelles pour devenir un idéal rêvé par l'imagination. Mais le sentiment de l'éternelle contradiction entre la réalité et l'idéal a eu, un jour, en Allemagne, au temps de la jeunesse de Gœthe, toute la violence d'une maladie aiguë; cette crise une fois passée, Gœthe a pris parmi les poètes modernes une position absolument unique en récon-
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ciliant la poésie avec le monde réel et en retrouvant l'idéal, à l'exemple des poètes primitifs, jusque dans les trivialités de la vie. La sereine et heureuse idylle d'Hermann et Dorothée, expression parfaite d'une idée si originale, présente avec Werther un contraste complet et vient marquer, vingt-trois ans après cet ouvrage, l'apogée de l'art et du génie de son auteur.
Quelles qu'aient été d'ailleurs les souffrances du jeune Ulerther, on sait aujourd'hui qu'il ne faut point identifier, sans de notables réserves, l'auteur et le héros du livre.
Le parti que Gœthe a tiré d'une aventure de sa propre existence pour la transformer en roman ; l'usage simultané qu'il fit de tel ou tel événement saillant de la chronique contemporaine ; les modifications plus ou moins importantes que les personnages ont dû subir ainsi que les faits, rien de tout cela ne s'écarte de la méthode commune, en cas semblable, à tous les écrivains. S'il s'est fait un bruit extraordinaire autour des circonstances qui ont vu naître Werther, c'est grâce d'abord au soin complaisant que les personnages mêmes de l'histoire, à commencer par Gœthe, ont eu de nous en entretenir ; et c'est ensuite parce que la critique, finalement refroidie pour un tragique petit récit qui passionnait nos grands-pères, a trouvé plus piquant et plus commode à la fois de raconter longuement sa naissance que d'apprécier sa valeur.
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1
Au printemps de l'année 1772, Gœthe, n'ayant pas encore vingt-trois ans révolus, vint de Francfort à Wetzlar, dans l'intention officielle d'y achever ses études de droit, dans le réel dessein d'y poursuivre l'apprentissage savoureux de sa vie d'homme et de poète, et avec le manuscrit de Gœtz de Balichingen au fond de sa malle.
Notre élève en droit étudia la jurisprudence dans Homère, Pindare, ShaliCspeare, Ossian et autres jurisconsultes « de haulte gresse », et se divertit, comme tous les jeunes gens, avec de gais compagnons de son âge. A côté de ces divertissements, il avait ses heures de mélancolie et de rêverie. Le cœur peut-être un peu amusé encore parle souvenir voluptueusement amer de la pauvre Frédérique, il paraît qu'aucune femme ne lui avait plu, lorsqu'il rencontra, le 9 juin, M1Ie Charlotte Buff.
Charmante sans être belle, blonde avec des yeux bleus, gaie et simple, active et sereine, remplissant avec tendresse et autorité, à l'âge de dix-huit ans, le rôle de petite maman auprès de dix frères et sœurs orphelins, Charlotte Buff n'avait pas le genre de qualités physiques, morales, spirituelles, qui inspirent en général les passions violentes; mais elle avait de quoi plaire infiniment à un amateur délicat du sexe, et elle fit d'emblée la conquête de Gœthe.
L'engagement tacite des cœurs liait Charlotte à un
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galant homme nommé Christian Kestner, qu'on appelait déjà publiquement le fiancé, bien que les fiançailles n'eussent pas encore été célébrées dans les formes. Cette situation particulière n'était faite ni pour décourager le sentiment de Gœthe, ni pour irriter sa jalousie; au contraire, elle avait quelque chose de piquant qui en redoublait à ses yeux le charme et l'intérêt. N'ayant pas la moindre envie de se marier, trop clairvoyant aussi et trop honnête pour songer, dans un pareil milieu, au rôle de séducteur vulgaire, le jeune poète se complut à nourrir au dedans de lui une passion indéfinissable, composée d'amour et d'amitié, d'entraînement et de réserve, d'enthousiasme pour une jeune fille idéale et d'estime affectueuse pour son futur époux, — délicieux malaise qui affinait sa sensibilité et enrichissait le trésor de ses expériences psychologiques.
Admis de prime abord dans l'intimité de la famille avec le sans-façon patriarcal de la bourgeoisie allemande, Gœthe fréquenta quatre mois la société de Charlotte, où il se laissa aller à toute l'exubérance de sa nature, tour à tour immodérément joyeux et agité par de sombres pensées, tantôt se mêlant aux jeux bruyants des enfants, comme le plus enfant de la bande, tantôt entamant avec la jeune fille ou avec Kestner quelque conversation trop sérieuse, qui se terminait par une scène plus ou moins pénible d'attendrissement ou de dissentiment passager.
On se promenait ensemble aussi. Deux ou trois fois, comme il revenait de la promenade, Gœthe aperçut,
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errant au clair de la lune, un personnage mélancolique, la taille serrée dans un frac bleu et un gilet jaune, chaussé de bottes à revers bruns. C'était le jeune Jérusalem, attaché d'ambassade. On racontait qu'il aimait éperdument la femme d'un de ses amis, secrétaire de la légation, et Gœthe riait avec Charlotte de cet amoureux transi 1. D'autres propos circulaient sur son compte. Distingué par l'esprit et par la culture, ce fils de pasteur avait eu la naïveté de se figurer que l'aristocratie du mérite pouvait valoir celle de la naissance, et il s'était imprudemment oublié dans des salons nobles où il avait été remis à sa place d'une façon cruellement sensible pour son amour-propre. Un certain soir, en particulier, Jérusalem avait essuyé un véritable auront au thé de je ne sais quel grand personnage.
Le 11 septembre, Gœthe partit de Wetzlar brusquement. Ces fuites précipitées ont été de tout temps dans les principes et dans les habitudes du poète, dès que la sérénité de son âme ou la liberté de son cœur se trouvait trop dangereusement menacée. C'est par la fuite qu'il échappait, par exemple, à l'émotion pénible des adieux; c'est par la fuite qu'il échappa, le 11 septembre 1772, à une passion sans issue qui commençait à devenir beaucoup plus douloureuse qu'agréable.
1. « Lorsque je revenais de la promenade et que je le rencontrais dehors au clair de la lune, je me disais : Il est amoureux.
Lotte doit se rappeler que j'en plaisantais. » (Lettre de Gœthe à
Kestner.)
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Les trois amis avaient eu, la veille au soir, un entretien extraordinairement pathétique sur la destinée des âmes après la mort, sur la chance qu'avaient de se revoir ceux qui s'étaient aimés sur la terre.
Rentré chez lui, Gœthe fit ses paquets, passa une partie de la nuit à écrire et partit dès sept heures du matin, laissant à l'adresse de Kestner un billet où se trouvaient deux incluses pour Charlotte.
Il écrivait à Kestner :
Il est parti, Kestner! Au moment où vous recevrez ces lignes, il sera parti. Donnez à Lotte le billet ci-inclus. J'étais très calme, mais votre conversation m'a bouleversé. Je ne puis, en ce moment, rien vous dire, si ce n'est adieu. Si j'étais resté un moment de plus avec vous, je n'aurais pu y tenir. Maintenant, je suis seul et je pars demain. 0 ma pauvre tête!
Il écrivait à Charlotte (premier billet) :
J'espère bien revenir, mais Dieu sait quand. Lotte, dans quel état vos paroles ont mis mon cœur! Je savais que je vous voyais pour la dernière fois. Non, ce n'est pas la dernière fois, et cependant je pars demain. Il est parti! Quel esprit vous a suggéré ce discours? Puisqu'il m'a toujours été permis de dire ce que je sentais, ah! c'était d'ici-bas que je m'occupais, de votre main que je baisais pour la dernière fois. La chambre où je ne reviendrai plus! le bon - père qui, pour la dernière fois, m'a reconduit! Je suis seul maintenant, et je puis pleurer ; je vous laisse heureux, et je ne sors pas de vos cœurs. Et je vous reverrai; mais c'est comme jamais, puisque ce n'est pas demain! Dites aux chers enfants qu'il est parti. Je ne puis en dire davantage.
(Deuxième billet :)
Mes paquets sont faits, Lotte, et le jour paraît; dans
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un quart d'heure je serai en route. Les gravures que j'ai oubliées, et que vous distribuerez aux enfants, me serviront peut être d'excuse, si j'écris, Lotte, quand je n'ai rien à écrire. Car vous savez tout; vous savez combien j'ai été heureux durant tous ces jours, et je m'en vais chez les plus excellentes gens, mais pourquoi loin de vous? C'est comme cela, et c'est ma destinée... Ayez le cœur toujours joyeux, chère Lotte; vous êtes plus heureuse que cent autres; seulement, ne soyez pas indifférente. Pour moi, chère Lotte, je suis heureux en lisant dans vos yeux la confiance où vous êtes que je ne changerai jamais. Adieu pour la millième fois, adieu. — GOETHE.
A Coblcntz, où il s'arrêta quelques jours avant de retourner à Francfort, Gœthe, reçu dans l'intimité de la famille de La Roche, remarqua que l'aînée des filles, Maximilienne, avait les plus beaux yeux noirs et la plus appétissante fraîcheur qu'il fût possible d'imaginer : cette remarque fit du bien à son cœur endolori et servit à lui rendre moins insupportable sa séparation d'avec Charlotte.
Cependant une tragique nouvelle arrivée de Wetzlar l'impressionna bientôt péniblement : dans le mois qui avait suivi son départ, Jérusalem s'était tué. Il parait que le vent était aux suicides en celte fin d'automne : car on annonçait à Gœthe, presque au même instant, qu'une autre de ses connaissances de Wetzlar, Frédéric de Goué, venait de se brûler la cervelle.
Dites-moi sur-le-champ (écrivit-il il ce propos à Kestner) si cette nouvelle du suicide de Goué se confirme. Pour moi, j'honore de tels actes, je plains l'humanité et laisse les philistins débiter là-dessus leurs commentaires qui
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sentent la fumée des tabagies, et s'écrier : « Voyez-vous? »
Quant à moi, j'espère ne jamais importuner mes amis d'une pareille nouvelle.
Le récit de la mort de Goué était controuvé ; mais le suicide de Jérusalem était trop vrai. Gœthe y ramena fréquement sa pensée, et, vers la fin de novembre, il pria Kestner de lui en envoyer l'exacte relation : car il avait cette curiosité du document humain, qui est propre aux écrivains épris du réel. La note demandée ne se fit pas attendre longtemps; elle arriva par retour du courrier, datée du 2 novembre : Kestner, esprit méthodique et consciencieux, l'avait de lui-même déjà rédigée, avec d'autant plus de soin qu'il avait eu le malheur de jouer, bien innocemment, un rôle dans cette triste affaire. C'est lui qui avait prêté à Jérusalem ses pistolets.
Le roman de Werther est sorti non point successivement, comme on l'a prétendu, mais à la fois, de l'aventure personnelle de Gœthe à Wetzlar et de ce lugubre et trivial fait-divers. Il est très probable que l'idée de raconter au monde les souffrances d'un cœur malade n'était pas encore venue au poète avant la sanglante tragédie d'octobre, et il est certain que l'œuvre n'a vu le jour que vingt-deux mois après (septembre 1774) : il n'y a donc rien dans la chronologie de sa composition qui puisse servir d'appui matériel à la critique d'après laquelle les derniers chapitres de Werther, aboutissant à la catastrophe
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finale, seraient moins le couronnement logique des premiers qu'une sorte de superfétation i.
Quelle que soit la valeur de l'ouvrage, jamais roman intime n'a été conçu et écrit dans des conditions morales plus favorables au plein essor du talent de l'écrivain. Les événements n'étaient pas encore assez loin pour que sa mémoire fùt infidèle ou son imagination refroidie. Gœthe eut soin d'ailleurs de s'entourer de tous les souvenirs propres à l'inspirer, et d'entretenir en son cœur les sentiments convenables à son dessein, comme un peintre sensible au choix des moindres objets exposés à sa vue pendant qu'il compose, ou comme lui-même devait le faire plus tard, lorsque, devenu ambitieux d'imiter la sérénité de l'art grec, il ornera son cabinet de travail des plus purs spécimens de la sculpture antique.
On trouve dans ses lettres de 1772-1773 aux fiancés
1. Alexandre Dumas fils écrit : « Alors (lue Gœthe avait vingtcinq ans, qu'il était non seulement dans toute la sève de la jeunesse hardie, mais encore sous l'émotion de sa rupture avec Charlotte Kestner, dont il comptait bien faire un livre, il portait cette émotion intérieurement, à l'état vague, pendant deux ans" sans savoir quel dénoûment lui donner dans le livre qu'il rêvait. Il fallait qu'à point nommé le jeune Jérusalem, dans des conditions analogues à celles où s'était trouvé Gœthe, se brûlât la cervelle pour le tirer d'affaire... Quand on est un poète d'invention et d'intuition et qu'on a en soi les premiers éléments de Werther, on il'attend pas deux ans que Jérusalem se tue; on devine qu'il se tuera, et l'on demande son dénoûment à la logique de la passion et de l'art, au lieu de l'attendre des événements. » La critique du brillant écrivain, ne s'accordant pas avec les faits, pèche par la, base. Sainte-Beuve s'est également trompé lorsque, opposant la fin au commencement du roman de Gœthe, il a dit : « Le reste, désespoir final, coup de pistolet et suicide, a été ajouté après coup. »
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de Wetzlar, généralement pleines de gaîté et d'amour de la vie, plusieurs traits mélancoliques, presque désespérés, qui ressemblent à des accès volontaires de fièvre wertherienne.
Le jour de Pâques qui sera, je le présume, le jour de vos noces, la silhouette de Lotte sera enlevée de ma chambre et n'y sera de nouveau suspendue que lorsque j'apprendrai qu'elle est mère. Alors commencera une nouvelle époque, et je ne l'aimerai plus; j'aimerai ses enfants, il est vrai, un peu à cause d'elle... Vendredi saint, je voulus faire un tombeau et enterrer la silhouette de Lotte. Mais elle est toujours suspendue au mur, et elle y restera jusqu'à ce que je meure... J'erre dans des déserts où il n'y a point d'eau; mes cheveux sont mon ombre, et mon sang est ma source... Nous avons causé (écrit-il encore à Kestner) de ce qui peut se passer au-dessus des nuages. Je l'ignore; mais ce que je sais, c'est qu'il faut que le Seigneur notre Dieu soit un homme bien froid pour vous laisser Lotte.
L'artiste ici s'échauffe, se monte l'imagination; nous le surprenons en flagrant délit de répétition pure et simple d'un rôle de comédien dans ce curieux passage de ses Mémoires : « Dans une belle collection d'armes que je possédais se trouvait un poignard de grand prix et bien affilé. Chaque soir, en me couchant, je le posais près de mon lit, et, avant d'éteindre la lumière, j'essayais de m'en enfoncer la pointe aiguë, de quelques pouces dans la poitrine. Mais, comme je n'en venais jamais à bout, je finis par me moquer de moi-même, et, renonçant à ces extravagances d'hypocondriaque, je résolus de vivre. »
Si l'on veut savoir combien était forte chez Gœthe la volonté de vivre, combien grande aussi la joie de
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vivre, il faut lire maintenant deux lettres de lui à
Kestner, datées, la première, de Noël 1772, moins de quatre mois, par conséquent, après son départ de
Wetzlar et deux mois à peine depuis le suicide de
Jérusalem ; la seconde, de février 1773, c'est-à-dire du moment où, selon toute apparence, Werther commen-
çait à prendre forme dans l'imagination du poète :
Le matin de Noël. Il fait encore nuit, cher Kestner; je me suis levé pour écrire de nouveau à la lumière, ce qui me rappelle les agréables souvenirs des jours passés; je me suis fait faire du café en l'honneur de la fête, et je vais vous écrire jusqu'au jour. Je me suis éveillé en entendant le gardien de la tour chanter : Gloire à Jésus-Christ! J'aime beaucoup ce moment de l'année et les chansons qu'on y chante, et le froid qui est survenu me rend tout à fait heureux... Hier, j'ai été avec plusieurs braves garçons à la campagne; nous nous sommes beaucoup amusés; c'étaient des cris et des éclats de rire depuis le commencement jusqu'à la fin... En revenant, je me suis arrêté sur le pont : la ville sombre des deux côtés, l'horizon brillant silencieusement, le reflet dans le fleuve, ont produit sur mon âme une impression délicieuse que j'ai retenue avec amour. Je courus chez les Gerock, je demandai un crayon et du papier, et, à ma grande joie, je pus dessiner tout ce tableau, à la fois chaud et crépusculaire, tel que je le sentais dans mon âme.
La lettre de février est plus joyeuse et plus triomphante encore :
Nous avons une glace superbe pour patiner. J'ai exécuté hier des rondes de danse en tous sens en l'honneur du soleil. J'ai encore d'autres sujets de joie que je ne puis pas dire. Soyez contents : je suis presque aussi heureux que deux personnes qui s'aiment comme vous; il y a en moi
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autant d'espérance qu'il y en a chez les amoureux; j'ai même, dans ces derniers temps, pris plaisir à quelques poésies et autres choses pareilles. Ma sœur vous salue, mes demoiselles vous saluent, mes dieux vous saluent, nommément le beau Pâris à ma droite et la Vénus d'or de l'autre côté, et Mercure, le messager, qui aime les coureurs rapides, et qui attacha hier à mes pieds ses belles et divines semelles d'or, qui le portent avec le souffle du vent par-dessus la mer stérile et la terre sans limites. Et ainsi les chers habitants du ciel vous bénissent.
« J'ai encore d'autres sujets de joie que je ne puis pas dire » : allusion très probable à Werther, et preuve décisive que ce roman, — comme c'est d'ailleurs la règle pour toute œuvre née forte et viable, quelle qu'en soit la nature, — a été conçu non dans la tristesse, mais dans la joie.
Le cœur de Gœthe est si léger et son esprit si libre, durant l'année de la composition de Werther, qu'on le voit collaborer aux Nouvelles littéraires de Francfort par une série d'articles fort gais, railler agréablement Wieland dans une farce intitulée les Dieux, les Héros et Wieland, publier son drame de Gœtz, faire enfin les commissions de Kestner et de Charlotte et acheter lui-même pour les heureux fiancés, qui s'unissent solennellement à Pâques, l'anneau d'or nuptial!
II
Que l'excellent Kestner ait éprouvé un vif désagrément du roman de Gœthe, particulièrement du per-
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sonnage dont il avait fourni le modèle; que Charlotte Buff, flattée dans son amour-propre, blessée dans sa modestie et sa pudeur de femme, n'en ait été contente qu'à moitié, c'est chose trop naturelle; mais ce n'est pas une raison pour que nous épousions leur mauvaise humeur. S'il avait plu à Gœthe d'altérer la réalité encore bien plus qu'il ne l'a jugé utile, qu'est-ce que cela pourrait nous faire? Nous n'aurions jamais à nous demander qu'une chose : si le roman est bon.
Mais on s'est tellement accoutumé à prendre Werther pour une confession, qu'on imite volontiers dans leur façon d'apprécier ce livre les deux personnes intéressées, et que la critique se place d'instinct au point de vue de la vérité plutôt biographique que poétique. Il est clair qu'à ce point de vue terre à terre on peut ergoter sans fin sur les faits ; mais la vérité est qu'à voir les choses de haut le poète a remarquablement peu changé l'histoire, et que son œuvre a beau, dans un certain sens, pousser à l'excès l'idéalisme, il y montre déjà la qualité essentielle qui devait caractériser plus tard son talent, et le premier effort heureux d'un art intelligemment réaliste.
Libre à Kestner de s'écrier dans l'indignation de sa généreuse nature : « Etait-il nécessaire de faire de votre Albert un être aussi apathique?... Ce misérable Albert!... Non, je souffre trop d'y penser. » Albert n'est rien moins qu'un misérable, et il est mieux qu'un être « froid, flegmatique et médiocre1 », comme l'a
1. C'est ainsi que le définit Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XI.
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répété une critique trop prompte à se faire l'écho de cette première et naturelle plainte, ou à se figurer t que les procédés de Gœthe, dans l'imitation poétique de la nature, sont semblables à ceux de la plupart ; des romanciers. Au contraire, l'élégant artiste a ^ dédaigné la tentation vulgaire de faire d'Albert ! un simple repoussoir de son héros, une sorte de \ pendant systématique de Werther par ses qualités •' comme par ses défauts. Il a du sang-froid, non de ! l'indifférence; son flegme n'est point de l'apathie. Tête solide mais cœur généreux, il pousse la noble ; confiance en celle qu'il aime et la délicatesse de l'amitié jusqu'à s'éloigner discrètement lorsque Werther vient voir Charlotte, afin d'épargner à celui-ci une présence odieuse et d'importuns discours, dont la parfaite mesure et la parfaite sagesse ne servent qu'à mettre hors des gonds cet exalté qui les traite de lieux communs. Bien loin d'être un individu méprisable,
Albert est un vrai homme d'honneur.
Quant à Charlotte, il paraît que, dans cette scène de l'orage où elle improvise avec tant de présence d'esprit un jeu de société pour faire oublier le tonnerre aux peureux, la vraie Charlotte ne se serait point permis de distribuer aussi lestement de légers soufflets en guise de pénitence à toute personne qui faisait une faute; il paraît encore que, dans cette même scène, au souvenir d'une ode de Klopstock, Mlle Buff n'était pas femme à prononcer le nom de ce poète avec un attendrissement si déclamatoire; il paraît enfin (et cela est fort vraisemblable) qu'elle
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n'eût jamais souffert qu'un jeune homme qui la voyait pour la première fois couvrît sa main de baisers et de larmes, et que ce même jeune homme osât bientôt s'autoriser des imprudences de sa coquetterie pour se croire l'objet d'une secrète inclination. Mais ce dernier changement était nécessaire pour passionner le récit, et les deux autres sont aussi insignifiants que l'est, par exemple, la coloration en noir des yeux bleus de la Charlotte réelle. Celle du roman est, en somme, à peine moins charmante, et n'est pas moins vraie que celle de l'histoire. Son originalité consiste dans l'équilibre gracieux avec lequel elle maintient en harmonie les deux moitiés de son existence, consacrées la première aux soins du ménage, la seconde aux choses de l'esprit, sans que l'idée lui vienne seulement que l'une puisse faire tort à l'autre, que les comptes de la lessive et la confection des confitures la rendent moins digne de sentir la belle poésie, ou que son enthousiasme pour les beaux-arts la laisse moins capable de tenir le livre de la blanchisseuse, de tailler et de distribuer des tartines aux enfants.
Werther, pour son malheur, est loin de posséder cet heureux et sain tempérament de Charlotte. Sa fougueuse aspiration vers l'idéal a violemment rompu l'équilibre de sa vie intérieure; il souffre trop cruellement du désaccord entre ce qu'il rêve et ce qu'il voit. Si seulement il pouvait supporter les déboires inséparables du commerce des hommes et de l'exercice d'un métier, les injustices du sort, l'égoïsme du monde, le mensonge des compliments, l'écœurante
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banalité des conversations, l'arrogance d'un supérieur imbécile et les vexations de l'amour-propre ; s'il pouvait supporter ces choses aussi aisément que Charlotte supporte les mille petits dégoûts de la vie domestique, Werther ne trouverait pas si difficile de vivre! Mais, n'ayant point la force morale de soutenir lé poids de toutes ces misères, il n'a pas l'esprit d'en comprendre la nécessité. Il s'emporte en indignations puériles contre l'homme et la société. Il se consume en stériles rêveries. Tous les contacts qu'il a avec le monde exaspèrent de plus en plus son cœur ulcéré. Un amour sans espoir achève de mettre au vif cette plaie saignante et de désemparer sa raison perdue : nulle autre issue pour le pauvre affolé que le suicide.
Nicolaï, dont le rationalisme plat s'amusait à coudre au roman de Werther un dénouement comique ; SainteBeuve, qui, avec plus de sérieux, eût voulu que le héros se guérît lui-même par raison et par volonté, ne semblent, ni l'un ni l'autre, avoir bien compris à quel point la maladie du jeune idéaliste était profonde et incurable. « Le pauvre homme ne se doute pas, disait Gœthc de Nicolaï, que le mal est sans remède, et qu'un insecte mortel a piqué dans sa fleur la jeunesse de Werther. »
Il n'y a point, quoi qu'en ait prétendu la critique, défaut d'harmonie entre le début et la fin ; Gœthe n'a pas changé de modèle, s'inspirant d'abord de son propre cœur et de ses souvenirs, puis ajoutant après coup, pour finir l'idylle en tragédie, l'épilogue du
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désespoir et du suicide de Jérusalem. La conclusion est logiquement contenue dans les prémisses : il fallait que Werther mourût et qu'il hâtât sa mort, l'excessive susceptibilité de sa nature de sensitive le rendant impropre à porter les conditions de la vie.
Le héros de Gœthe était selon le cœur des hommes de sa génération.
On le vit bien au succès prodigieux du livre, aux torrents de larmes qu'il fit couler, aux suicides mèmes qu'il provoqua par un de ces dangereux vertiges où la fiction poétique, puisée dans l'imitation des choses contemporaines, devient à son tour le modèle et l'inspiratrice des mœurs qu'elle ne voulait que peindre. Le frac bleu et le gilet jaune de Werther furent longtemps à la mode, ainsi que la robe blanche et les nœuds rose pâle avec lesquels Charlotte apparaît pour la première fois au lecteur dans la scène délicieuse du goûter des enfants.
Nous avons quelque peine aujourd'hui à comprendre un tel enthousiasme. Le roman de Werther nous semble un peu vieilli; les défauts trop sensibles dont l'ouvrage est semé font date et sentent le XVIIIc siècle finissant. Il reste toutefois dans ce petit livre assez de passion sincère et d'éloquence pour que, si sa lecture ne nous cause plus d'émotion profonde, on puisse encore y prendre plaisir. Pour qu'un roman d'amour ne meure pas tout à fait avec les circonstances qui lui ont donné la vogue, il faut qu'après avoir parlé très haut à l'imagination des contempo-
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rains, il continue à parler tout bas au cœur de l'homme : Werther remplit assez bien cette condition. En outre, quand on a lu dans l'histoire à quels excès ridicules se portait la sentimentalité de l'époque, on trouve que l'auteur, loin d'avoir exagéré le romanesque et le déclamatoire, s'est presque montré plus sobre et plus raisonnable que la réalité.
La composition de Werther décèle la main d'un vrai poète, comme celle d'un philosophe attentif aux secrètes influences qu'exercent sur le moral de l'homme les objets environnants dont ses sens sont immédiatement affectés.
C'est par une chaude journée de printemps que
Werther rencontre Charlotte. L'ivresse de la vie l'inonde en cette saison où la nature ressuscitée resplendit dans sa gloire; la célèbre lettre du 10 mai est un hymne triomphal à l'Amour tout-puissant qui a créé et qui soutient cet univers. En ce même renouveau, Werther est un lecteur fervent d'Homère ; sa plume et son crayon s'éprennent de tableaux primitifs, tels, par exemple, que celui-ci, qui ressemble à un premier croquis de la plus charmante scène d'Hel'mann et Dora thée :
Dernièrement, étant arrivé à la fontaine, j'y trouvai une jeune servante qui avait posé sa cruche sur la dernière marche de l'escalier et attendait la venue d'une compagne pour l'aider à se la mettre sur la tête. Je descendis :
« Voulez-vous que je vous aide, mon enfant? » dis-je en la regardant. Elle devint toute rouge. « Oh! non, mon-
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sieur, dit-elle. — Sans façon. » Elle arrangea son coussinet et je l'aidai; elle me remercia, et remonta les degrés.
Les yeux du jeune artiste cherchent alors partout les images de « l'aimable simplicité du monde naissant », et son cœur disposé à la bienveillance en rencontre partout. Il aime l'ombre des tilleuls qui couvrent de leurs vastes rameaux la petite place devant l'église. Assis sur une charrue, il crayonne un bout de haie, un groupe d'enfants, une porte de grange. Il reçoit les confidences du jeune garçon de ferme amoureux de la fermière devenue veuve, et il est ravi de l'accent naturel et sincère que ce paysan met dans l'expression de son amour.
L'été avance, et bientôt les nuages s'amoncellent dans son âme troublée. La nature, qui l'avait d'abord bercé dans ses bras comme une bonne mère, se présente maintenant à lui sous l'image d'un monstre destructeur et dévorant. (Lettre du 18 août.)
Werther, comme Gœthe, s'éloigne de Charlotte le 10 septembre. L'hiver se passe pour lui dans le vain apprentissage d'une fonction publique à laquelle répugne sa nature indépendante, et dans les mortifications qu'il essuie au sein d'une société aristocratique.
Incapable de demeurer en place, il retourne en juillet auprès de Charlotte, désormais mariée et perdue pour lui, mais toujours aimée sans remède, et dès lors il s'agite dans une atmosphère de plus en plus lourde et chargée d'orages.
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Le mois de septembre apporte l'indignation et le deuil dans l'âme de cet amant de la nature : la femme du pasteur a fait abattre des noyers séculaires sous lesquels il s'était assis avec Charlotte ! La mort frappe, sous ses yeux, d'innocentes créatures. L'amour du garçon de ferme pour la fermière, dégénéré en passion violente, a entraîné celui-ci à une tentative brutale qu'un honteux renvoi a punie.
Octobre arrive, les soleils deviennent courts; le crépuscule, précurseur de la nuit, épaissit ses ombres dans l'âme de Werther, et c'est alors que le radieux l-Io-mère est supplanté dans sa prédilection par Ossian, le barde du Nord, le poète des bruyères fouettées par le vent et la pluie et des spectres errants à la pâle clarté de la lune.
Le 12 décembre, un débordement subit de la rivière inonde la vallée chérie de Werther. L'amour a fini par pousser au crime le garçon de ferme déjà coupable d'égarement : il a tué un rival dans un accès de jalousie, et Werther apprend avec épouvante qu'on songe à invoquer son témoignage dans cette horrible affaire. Ces mots lugubres : « Il ne peut être sauvé », que quelqu'un prononce à propos du criminel, font tressaillir l'amant de Charlotte comme son propre arrêt de mort. « Enfin, sur le bord de la rivière, il rencontre un homme, vêtu d'un costume étrange, qui cherche des fleurs au cœur de l'hiver, et il découvre dans ce malheureux un ancien commis du père de Charlotte, auquel la beauté de celleci a inspiré une passion insensée, qui a osé le lui
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dire, et qui a perdu, du même coup, sa place et sa raison 1. »
Werther se tue, le jour le plus sombre de l'année, à une époque que Gœthe, ami de la lumière, détestait, et qu'il passait dans une sorte de torpeur, attendant avec impatience le moment où le soleil reconquiert, minute à minute, le terrain envahi par l'ombre.
Telle est, dans le tableau romanesque où le peintre a mis au premier plan l'histoire d'un pauvre cœur malade, la beauté symbolique de ce qu'on peut appeler le paysage.
III
L'art de la composition, le style, l'éloquence, la vérité du sentiment, se rencontrent dans d'autres romans d'amour. Leur présence dans Werther ne suffit donc point pour expliquer une vogue unique, prodigieuse, dont l'étendue et la durée dépassent singulièrement les proportions du succès promis à toute
œuvre bien faite. L'histoire entière du roman ne compte pas un seul chef-d'œuvre dont l'importance historique prime celle du petit volume de Gœthe : c'est que ce mince récit d'une aventure assez vulgaire en somme est au fond un de ces ouvrages rares, comme il en paraît deux ou trois par siècle, qui enrichissent réellement le trésor de l'esprit humain.
La Nouvelle Héloïse, publiée treize ans avant Werther,
1. Mézières, les Œuvres de Gœthe expliquées par sa vie, t. I, p. 129.
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avait été déjà un événement dans la littérature européenne, et Rousseau avait fait école en Allemagne plus tôt qu'en France, où son influence fut d'abord moins littéraire que politique.
Entre l'âme allemande et l'âme rêveuse du philosophe de Genève il existait des affinités presque nationales. C'est Rousseau qui mit à la mode les deux grands sentiments destinés à révolutionner la poésie : le culte enthousiaste de la nature dans les acceptions diverses de ce mot, et la revendication passionnée de l'égalité des hommes entre eux, avec les bonnes et les mauvaises conséquences que ce principe renferme. C'est lui aussi dont l'influence, quelquefois pernicieuse, inocula aux hommes de sa génération certaines maladies morales, comme la manie du suicide, que le moraliste condamne bien en dernière analyse, mais non sans avoir fait son apologie dans une page éloquente qui donne, disait Voltaire, « appétit de mourir ».
L'inconvénient du roman français était sa longueur et l'ennui pesant d'un style constamment tendu et déclamatoire qui le rend illisible aujourd'hui. rVerther nous a donné la monnaie de ce lingot, ou, — si l'on préfère une autre image du même genre, — nous avons dans Werther une pièce d'or, portative et commode, qui représente avantageusement le lourd sac d'écus de La Nouvelle Héloïse.
Le héros de Gœthe est une miniature perfectionnée de celui de Rousseau. Il adore comme lui la nature; elle est pour son âme une divinité, une maîtresse sur
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le sein de laquelle il se console des rigueurs de l'autre, et il s'écrie quand il va mourir : « Prends le deuil, ô nature! ton fils, ton ami, ton amant approche de sa fin ! » Il aime dans l'humanité tout ce qui se rapproche de la nature; voilà pourquoi il chérit les enfants et se sent attiré vers les paysans, vers le peuple, victime innocente des usurpations sociales. Il aime dans les arts tout ce qui se rapproche de la nature; voilà pourquoi il hait les règles pédantesques, tient les livres en défiance et borne ses lectures aux grands poètes primitifs, antérieurs à la civilisation.
Comme le héros de Rousseau, celui de Gœthe a soif d'égalité; mais ce n'est pas en abaissant à son niveau les supériorités anciennement établies, à l'exemple des pires disciples de Jean-Jacques, qu'il pourra jamais se satisfaire; c'est en conquérant, à côté des heureux de la naissance, la place où son mérite a droit. Il n'aspire qu'à monter et n'a point de basse jalousie. Tout ce qui est beau, tout ce qui est noble dans l'ancien ordre de choses, il veut l'introduire dans le nouveau, et d'abord la pureté, la délicatesse, la ferveur dans l'expression de la passion, réservées jusqu'alors aux amants d'illustre origine comme un privilège de l'aristocratie.
Werther, l'étudiant bourgeois, voue à Charlotte un culte semblable à celui que les chevaliers vouaient à leurs belles. Sa maîtresse est pour lui une sainte, et son cœur devient vraiment un sanctuaire où rien de grossier ne peut être reçu depuis qu'une flamme si Dure rayonne sur l'autel. « Elle m'aime! s'écrie-t-il
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un jour qu'elle l'a regardé avec intérêt. Oh! combien je me deviens cher à moi-même! combien je m'adore depuis qu'elle m 'aime! » L'amour de la femme ainsi compris et senti est, plus encore que celui de la nature, une religion. Le vocabulaire exalté de l'amant de Charlotte n'avait rien d'absolument nouveau, mais son application à un fils et à une fille de la bourgeoisie était chose toute nouvelle.
Dans un article enthousiaste ou, comme on l'a spirituellement appelé, dans une sorte d'hymne entonné à la louange de Werther, Emile Montégut a dit avec tendresse : « L'idéalité dans la passion et dans le sentiment, la délicatesse d'âme dans l'amour, la perception fine et subtile de la beauté morale, cette chose enviable qui éclate dans l'amour de Tristan et d'Yseult, de Roméo et de Juliette, et qui était le privilège bien réel des classes élevées par la féodalité, cette idéalité de sentiment, plus précieuse que la grandeur et les couronnes, ce cher Werther l'a conquise pour nous. »
Il faut aimer Werther pour ce don précieux, il faut admirer Gœthe qui a écrit Werther; mais il ne faut pas oublier ce que le génie naissant du poète dut, en 1773, au grand initiateur français.
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II
IP^tfàEOTE EN TAURIDE
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1
LE DRAME
Les crimes, depuis cinq générations, naissaient les uns des autres dans la famille maudite dont Tantale, Pélops, Thyeste et Atrée, Agamemnon, Oresle ont été les chefs successivement. Le meurtre appelait fatalement le meurtre, le sang était lavé dans le sang : Agamemnon expiait dans un guet-apens, sous la hache de sa femme, le sacrifice d'Iphigénie, leur fille ; Clytemnestre, égorgée par Oreste, vengeait Agamemnon... Montrer comment a pris fin cette malédiction d'une race condamnée à tourner dans un cercle de représailles qui semblait sans issue, tel est le sujet du drame composé dans les temps modernes par Gœthe, dans l'antiquité par Euripide.
Une légende raconte qu'Iphigénie, sur le point d'être sacrifiée à Aulis, fut miraculeusement soustraite par Diane au couteau de Calchas déjà levé sur elle. Enlevée sur un nuage dans les airs, elle fut transportée en Tauride, où elle devint prêtresse de la divinité qui
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venait de la ravir à la mort. La Tauride, ancien nom de la Crimée, était une terre barbare habitée par les Scythes, et le culte de Diane en cette presqu'île sauvage était cruel comme les mœurs de la nation. On immolait aux pieds de sa statue des victimes humaines; tous les étrangers qui descendaient ou qui faisaient naufrage sur celte côte inhospitalière devaient lui être sacrifiés. La prêtresse Iphigénie présidait à cet horrible ministère. Un jour, deux Grecs furent amenés devant elle; c'étaient Oreste et Pylade. Ils étaient venus en Tauride pour dérober, par ordre d'Apollon, la statue de Diane. Du succès de cette entreprise dépendait, selon l'oracle, la délivrance d'Oreste, poursuivi par les Furies depuis le meurtre de sa mère. Le frère et la sœur se reconnurent.
Iphigénie avisa aux moyens de sauver les captifs, de leur livrer la statue et de s'enfuir elle-même avec eux pour retourner en Grèce, sa patrie. Son stratagème était ingénieusement ourdi ; il échoua pourtant. Thoas, roi de Tauride, allait punir par le dernier supplice le crime de ces Grecs fugitifs, traitres et ravisseurs, quand parut Pallas en personne, descendue de l'Olympe pour lui intimer l'ordre de les laisser libres et en paix, telle étant la suprême volonté des dieux.
Euripide a dramatisé habilement cette antique légende.
Gœthe l'a profondément transformée. Il a voulu nous montrer la victoire qu'une âme pure peut remporter, par le seul ascendant de sa beauté morale,
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sur la barbarie des mœurs et sur la violence des passions.
Iphigénie, dans l'œuvre du poète moderne, a civilisé à demi Thoas par sa douce influence; elle a obtenu l'abolition des sacrifices humains en Tauride; à l'heure du péril, quand la tentation se présente de recourir à la ruse, de trahir cette vérité sainte dont le respect scrupuleux est pour elle la première des vertus, elle se sent incapable de tromper, de mentir, et tel est son empire sur le cœur de Thoas, que ce tyran finit par donner son consentement volontaire non seulement à l'évasion d'Oreste et de Pylade, contre lesquels il est irrité, mais encore au départ d'Iphigénie, qu'il aime.
Le sommaire qu'on vient de lire ne donne guère l'idée d'un drame au sens propre du mot, et il faut convenir en effet que l'œuvre de Gœthe n'a pas de quoi satisfaire cette espèce de curiosité, fort légitime au théâtre assurément, qui s'intéresse d'abord au spectacle d'une action extérieure pleine de mouvement et de vie. La pièce d'Euripide est incomparablement plus amusante. Il semble que Gœthe évite avec un soin sévère tout ce qui pourrait trop vivement exciter l'imagination des spectateurs; la reconnaissance du frère et de la sœur, amenée de loin et avec art par le poète grec, est abrégée par Gœthe et presque réduite à cette brusque explosion : « Je suis Oreste ! »
On ne peut même pas dire que l' Iphigénie alle-
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mande présente à un bien haut degré ce genre d'intérêt dramatique spécial à la tragédie moderne, qui réside dans la lutte intérieure d'une âme sollicitée avec force de deux côtés contraires : sans doute, l'héroïne est émue lorsqu'elle se trouve placée entre le mensonge, qui semble devoir sauver son frère avec elle, et la vérité, qui risque de les perdre tous deux; mais l'horreur de cette alternative n'est pas développée et poussée au point où elle prendrait les proportions d'un orage moral. L'âme sereine de la vierge frémit et se trouble un instant, elle n'est pas violemment agitée dans ses profondeurs.
Le drame de Gœthe est composé avec un minimum de matière dramatique. C'est le plus haut effort de l'abstraction spiritualiste au théâtre. Les tragédies de Racine paraissent matérielles et grossières en comparaison; dans le théâtre de Racine, les passions au moins nous rappellent que les personnages ont un corps : au lieu que, dans le drame de Gœthe, les sentiments n'ont pas l'intensité de passions proprement dites, aucune fumée des sens ne vient offusquer la limpidité des idées pures, et nous ne voyons absolument que des âmes. Gœthe lui-même a comparé cette transparence parfaite, qui rend visible le moral seul, à une montre dont le cadran serait en cristal et laisserait voir tous les rouages intérieurs. Qu'on se figure aussi des abeilles travaillant dans une ruche en verre.
Ce drame épuré et clarifié est néanmoins un drame. Je veux dire que ce n'est pas une simple succession
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de monologues lyriques et de dialogues philosophiques ; il y a une action intérieure qui s'avance d'un pas tranquille, mais droit et sûr, vers le dénouement. Ce que Dorante disait de l'Ecole des Femmes : « Les récits y sont des actions suivant la constitution du sujet », on peut le dire, en changeant un mot, de l'Iphigénie de Gœthe : les sentiments y sont des actions suivant la constitution du sujet. Ils sont en effet tout le spectacle, et leur marche est celle même du drame; le calme avec lequel ils se déroulent n'est jamais de l'immobilité. Lente et majestueuse, l'action ne s'interrompt pas un instant. On trouve dans Egmont, pièce plus mouvementée en apparence, des scènes entièrement inutiles pendant lesquelles le drame s'arrête; dans Iphigénie, il n'y en a point.
Ce n'est pas seulement la plus poétique des œuvres dramatiques de Gœthe, c'est aussi la mieux faite. Lorsque, à la fin de l'acte quatrième, Iphigénie récite l'hymne sublime des Parques, qui retrace en vers brefs et rapides la chute de l'orgueilleux Tantale maudit dans sa postérité, le souvenir de cette vieille chanson de son enfance, oubliée depuis le temps où sa nourrice la lui avait apprise, revient naturellement à la mémoire de la jeune fille dans un moment de mortelle angoisse et suspend avec art le dénouement, à l'instant critique où va se décider le sort d'Oreste et le sien. Et lorsque, à l'acte premier, la prêtresse raconte au roi les malheurs et les crimes de sa race, — récit interrompu tout à coup par ce trait vraiment dramatique : « Tu détournes le visage, ô roi! ainsi le
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soleil détourna le sien et fit quitter à son char l'éternelle route... », — ce développement n'est pas un magnifique hors-d'œuvre ; il a pour but de décourager
Thoas de son amour.
Tout, dans le drame de Gœthe, est motivé, tout est mis à sa place; rien n'est superflu, rien n'est excessif; aucun détail ne vise isolément à l'effet, l'esprit reçoit et garde une grande impression d'ensemble. Composition logique autant que poétique, sa forte unité constitue, avec la perfection des vers et la beauté du style, un chef-d'œuvre.
Le drame de Gœthe dérivant de celui d'Euripide, la critique a naturellement disputé sur le caractère plus ou moins grec de l'Iphigénie allemande, et la dispute a montré qu'il régnait sur ce point une étrange confusion d'idées.
Parce que les héros de Gœthe n'agissent guère, on a dit qu'ils étaient grecs; comme si le défaut d'action était un caractère de l'antique tragédie! Parce que les sentiments qu'ils expriment sont modernes, on a dit au contraire qu'ils n'avaient rien de grec; comme si un drame de l'antiquité offert à des hommes de nos jours et récrit non par un archéologue, mais par un poète, avait d'autres sentiments à exprimer que des sentiments modernes!
La vérité est que le drame de Gœthe est grec par certaines qualités de forme : l'économie des moyens, le petit nombre des personnages, la grandeur simple de l'ordonnance, la noblesse, la gravité, la mesure,
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enfin le calme superficiel qui, étant une loi de l'art scénique des Grecs, pouvait recouvrir dans leurs tragédies une tempête de passions indomptées et furieuses, mais n'est pas autre chose, dans l'Iphigénie allemande, que la manifestation harmonique du calme intérieur.
Pour ce qui est du fond même du drame, l'œuvre de Gœthe est moderne, non pas à demi, mais entièrement, et c'est le secret principal de sa singulière excellence. Faute d'être allés jusqu'au bout dans le rajeunissement des sujets antiques, de grands et habiles poètes sont tombés dans une contradiction assez grave : ils n'ont pas seulement donné (ce qui est un anachronisme nécessaire) notre manière nouvelle de penser, de sentir à des personnages de l'antiquité, ils ont mêlé dans le même spectacle des mœurs antiques et des mœurs modernes. C'est la choquante discordance de notre théâtre classique.
Loin d'avoir une couleur trop moderne, comme on le répète à la légère, le tort des tragédies françaises est, au contraire, de n'avoir pas altéré la couleur antique assez complètement ; elles gardent encore trop de ces particularités historiques et locales qu'une critique superficielle leur reproche si étourdiment de n'avoir pas su observer. Comment concilier, par exemple, la coutume cruelle des sacrifices humains, le sang d'Eriphile réellement répandu, avec les façons courtoises et le langage poli des héros de l'Iphigénie de Racine? Comment accorder les raffinements délicats de l'intrigue amoureuse d'Andromaque avec un
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état de civilisation où le vainqueur d'Hector pouvait réduire sa royale épouse en esclavage?
Le sentiment que Gœthe avait de l'harmonie lui a fait éviter cette faute. Son Iphigénie est une personne du XVIIIe siècle sans doute, mais non pas aussi dépaysée qu'on l'a dit au milieu d'une antiquité barbare. La perfection morale qui la distingue n'est pas en flagrante contradiction avec l'état général des mœurs ; prêtesse d'un culte autrefois sauvage, maintenant épuré, habitante d'une contrée inhumaine devenue plus hospitalière, elle est simplement en avance sur une civilisation qui progresse.
Gœthe n'a eu garde de rester au point de vue religieux de l'antiquité. Qu'est-ce en effet que « l'antiquité », et de quel point de vue religieux s'agit-il? Il y a déjà un abîme entre Eschyle et Euripide; combien l'humanité morale n'a-t-elle pas marché depuis lors! Le drame du poète moderne n'est point une froide imitation de l'antique, il en est la continuation vivante. C'est Iphigénie telle qu'un auteur tragique de l'ancienne Grèce la concevrait et l'écrirait aujourd'hui, s'il pouvait profiter de vingt-deux siècles de civilisation pendant lesquels la conscience humaine est devenue plus fine et plus riche. Gœthe, comme André Chénier,
Sur des pensers nouveaux a fait des vers antiques.
C'est la vraie manière d'être grec. La poésie moderne, supérieure à l'ancienne par la richesse des sentiments et des idées, n'a pas à lui emprunter autre
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chose que la pureté des lignes et la noblesse des formes. Cela n'était pas encore parfaitement compris par nos classiques français du XVIIe siècle; mais Gœthe le savait, et le charme singulier de son Iphigénie est produit par l'union harmonieuse de ce qu'il y a de meilleur et de plus délicat dans la morale chrétienne avec la sereine majesté de l'art antique.
L'objet central, ou plutôt l'unique objet de l'intérêt dramatique, est ici la personne humaine. Ce caractère franchement humain du poème de Gœthe le classe parmi les drames dont l'inspiration est toute moderne. Dans la haute tragédie antique, au contraire, l'action était divine ; l'homme n'était que l'exécuteur en sous-ordre d'un drame qui s'accomplissait au-dessus de lui 1.
Mais, — par une singularité bien remarquable, — tandis que l'œuvre de Gœthe est foncièrement moderne, celle d'Euripide est loin d'offrir au même degré le caractère antique, et les personnes qui, voulant opposer en général les deux arts, prendraient pour exemples les deux tragédies, n'auraient pas dans I' Iphigénie en Tauride du troisième poète tragique de la Grèce le meilleur terme de comparaison.
Euripide est un poète de transition, étrangement moderne déjà si on le compare à ses grands prédécesseurs. L'intérêt religieux du drame cède, chez lui, la place à l'intérêt humain. Le conflit d'Apollon et des Euménides, le culte de Diane passent à l'arrière-plan ;
1. Pour le développement complet de cette idée, voyez mon ouvrage sur Shakespeare et les Tragiques grecs.
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l'intervention de Pallas Athèna n'est qu'une machine de théâtre. Les scènes pathétiques où Oreste paraît avec sa sœur constituent la principale beauté du spectacle. Non seulement Apollon et Diane sont personnellement absents de la tragédie d'Euripide, mais leurs noms n'y sont prononcés qu'avec mépris. « Apollon nous a menti! s'écrie Oreste, il a usé de ruse; ces divinités qu'on appelle sages ne sont pas moins menteuses que les songes ailés. » — « J'ai lieu de me plaindre, dit Iphigénie, des lois imposées par la déesse. Elle prend plaisir à se faire immoler des victimes humaines. Non, il n'est pas possible que l'épouse de Zeus, Latone, ait enfanté une divinité si cruellement stupide. » Quant aux Furies, Euripide, pas plus que Gœthe, ne leur donne une forme matérielle; elles sont toutes dans l'imagination et dans la conscience du coupable. Bon pour le vieil Eschyle de faire peur aux enfants et aux femmes avec ces grossières apparitions!
L'Iphigénie de Gœthe abolit en Tauride les sacrifices humains : réforme considérable, hardie, dont elle seule pouvait prendre l'initiative, mais que l'Iphigénie d'Euripide n'aurait certes pas désapprouvée. « Je commence, dit celle-ci, les cérémonies du sacrifice; à d'autres est remis le soin abominable d'égorger les victimes dans le sanctuaire de la déesse... Ce rite, auquel on dit que la déesse se complaît, n'a de beau que le nom... Les habitants de ce pays, habitués à verser le sang des hommes, ont rejeté sur les dieux leurs mœurs inhumaines ; car, pour moi, je ne saurais croire qu'aucune divinité puisse faire le mal. »
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L'Iphigénie de Gœthe a le suprême contentement de pouvoir mettre l'œuvre de ses mains d'accord avec les sentiments de son cœur; de là son calme et sa force, qui la font extérieurement ressembler aux solides figures d'Eschyle et de Sophocle. Cette satisfaction n'est point donnée à l'Iphigénie d'Euripide; quelque chose lui manque dont l'absence est plus pénible que celle de la famille et de la patrie : la paix intérieure. Or l'art moderne n'a pas de trait plus caractéristique que ce désaccord essentiel entre la réalité et l'idéal, entre ce que nous faisons, ce que nous pouvons voir et toucher, et ce que nos cœurs désirent. Il y a dans la tragédie d'Euripide certaines aspirations de l'âme qui ont l'accent profond de la poésie romantique. Quand le chœur des jeunes filles grecques s'écrie : « Que ne puis-je, portée sur des ailes, parcourir l'immensité des cieux!... » ne croit-on pas entendre déjà rêver Faust et se plaindre Werther?
Le paradoxe serait de conclure des remarques précédentes que Gœthe est un ancien, Euripide un moderne; la simple vérité est que ce qu'il y a d'antique chez Gœthe est la forme, l'extérieur; ce qu'il y a de moderne chez Euripide tient davantage au fond des choses.
L'un et l'autre, pour nous intéresser, comptent seulement sur l'élément humain, sur Iphigénie et sur Oreste, sur leurs personnes, leurs caractères, leurs sentiments, leurs destinées. Si un poète de la vieille école théologique avait traité le même sujet, c'est à l'élément Jivin, au contraire, qu'il aurait donné le
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plus d'importance, à l'ordre d'Apollon, au larcin de la statue de Diane, à la retraite définitive des Erinnyes.
Veut-on voir dans le théâtre moderne une seconde floraison, unique et sublime, de la haute tragédie antique? Gœthe n'a point fait ce miracle, il a été accompli par Racine dans Athalie, où la grandeur de Dieu, — qui agit seul, — réduit à néant l'humanité.
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1
LE DÉNOUEMENT
Deux choses, dans l'Iphigénie en Tauride de Gœthe, sont d'une invention tout à fait originale, d'une beauté absolument supérieure : le dénouement de la pièce et le caractère de l'héroïne.
Par le sujet, le drame appartient à cette espèce de tragédies qui n'ont point de nom particulier dans notre langue et dont la conclusion est heureuse ou du moins pacifique. Le poète avait à montrer dans quelles circonstances matérielles et morales une famille, jusque-là maudite, est rentrée en grâce auprès des dieux. Lorsque, par exception, l'issue d'un conflit tragique n'est pas sanglante, il y a deux manières de terminer pacifiquement la tragédie : ou bien la conciliation vient du dehors, opérée par l'entremise d'un pouvoir supérieur qui l'impose de gré ou de force aux antagonistes; ou bien elle naît spontanément de la bonne volonté des personnages
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eux-mêmes et du calme succédant enfin dans leurs âmes à la crise tumultueuse des passions.
Le dénouement des Euménides d'Eschyle est le plus bel exemple qu'il y ait au théâtre du premier mode de conciliation. Les deux grands adversaires, jusque-là engagés dans une lutte implacable, consentent à remettre leur cause au jugement d'Athèna et de l'aréopage. La liberté avec laquelle cette détermination est prise compense, dans une certaine mesure, ce que le jugement même fait peser sur la partie vaincue de contrainte extérieure; cependant la contrainte a le dernier mot, et la contrainte ne peut que subjuguer momentanément les volontés, elle n'a jamais persuadé les cœurs. Aussi le dénouement des Euménides ne met-il pas vraiment fin à la fatalité de malheurs et de crimes qui accable la race de Tantale; plusieurs Furies refusent de s'y soumettre, et la persécution d'Oreste continue.
Le genre de conclusion pacifique le moins heureux consiste dans la soudaine apparition d'un dieu venant d'autorité trancher le nœud gordien; il est clair que la liberté des personnages se trouve absolument annulée par là, sans compter qu'un moyen si facile de se tirer d'affaire dispense le poète de montrer de l'invention et de l'art. Le dénouement dTphigénie en Tauride, par la toute-puissante intervention d'Athèna, est la partie faible et commune de la tragédie d'Euripide. Le pauvre Thoas, tout à l'heure si courroucé contre ces Grecs impies qu'il voulait faire « empaler sur des pieux aigus », baisse maintenant la
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tête et, soumis, fait à la fille de Zeus .cette réponse platement judicieuse : « Puissante Athèna, celui qui entend les ordres des dieux et refuse d'obéir est un insensé. Quoique Oreste emporte la statue de la déesse, je n'ai point de colère contre lui, ni contre sa sœur; car qu'y a-t-il de beau à lutter contre la puissance des dieux? »
Trancher le noeud, ce n'est pas le dénouer; si l'on employait des mots propres, les conclusions dramatiques fondées sur la pression pure et simple d'une force extérieure ne devraient pas porter le nom de dénouements.
Les comédies en général se dénouent, à l'exception, entre autres, du Tartufe, qui finit par un coup d'autorité; mais de tragédies vraiment dénouées il n'y a qu'un très petit nombre, l'usage étant de terminer les conflits tragiques d'une façon violente et meurtrière.
Dans l'antiquité, Œdipe à Colone est un exemple très beau, mais imparfait, de dénouement tragique. Ce qui fait l'extraordinaire beauté du sujet, c'est la réconciliation d'OEdipe avec lui-même, avec les hommes, avec les dieux : ce vieillard, que la fatalité a rendu parricide et incestueux et qui, pour se punir, s'est crevé lui-même les yeux et a pris la route de l'exil, reconnaît enfin qu'il n'est pas coupable et le démontre à tous, puisqu'il ne saurait y avoir crime là où il n'y a point eu participation de la volonté libre et intelligente; en même temps, les dieux lui font grâce et réparent aux yeux du monde, par la gloire de sa mort, le mal qu'ils lui ont causé pendant sa vie.
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Mais, d'autre part, ce qui fait l'imperfection de l'oeuvre de Sophocle, c'est que cette fête de la réconciliation n'est pas complète et garde un coin très sombre. OEdipe, gracié, ne fait pas grâce; il refuse de pardonner à Polynice, dont le crime pourtant ne devrait paraître au jugement éclairé du mourant qu'une conséquence de la malédiction qui pesait sur sa race. En laissant les fils d'Œdipe sous le coup de funestes imprécations que leur père, justifié et calmé, aurait dû logiquement abolir, le poète s'est conformé aux données d'une tradition mythologique trop connue sans doute pour qu'il pût la modifier; mais la conscience morale et le sentiment esthétique ne sont point satisfaits.
Dans le théâtre moderne, la délicieuse tragédie de Bérénice nous offre un modèle de dénouement proprement dit. Titus, passionnément épris de la reine de Palestine, maîtrise, par la raison, son amour, incompatible avec la loi de l'empire; Bérénice, amoureuse de Titus avec non moins de passion, donne elle-même l'exemple du sacrifice par une résolution magnanime qui met fin au plus douloureux combat, et tous deux se séparent, malgré lui, malgré elle. La situation est semblable à celle de J'Iphigénie de Gœthe, puisque, dans les deux tragédies, l'amour s'immole 1 et que Titus consent au départ de la reine, comme Thoas à celui de la prêtresse.
L'œuvre de Gœthe et celle de Racine sont l'une et l'autre des productions exquises de cet art — l'art
1. Remarque et expression de M, Heinrich,
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véritable aux yeux de ces deux fils des Grecs, — qui consiste il être simplement parfait, sans forcer l'invention, sans compliquer l'intrigue, sans charger la composition d'incidents accessoires, ni le style d'ornements étrangers. Mais la tragédie de Racine est plus pathétique et plus touchante, celle de Gœthe plus majestueuse et plus sereine : par le spectacle de la lutte, la première nous intéresse davantage; par celui du calme moral, la seconde nous édifie mieux. L'harmonie générale des deux pièces se résume dans le mot de la fin de chacune d'elles : le dernier mot de Bérénice est un triste et profond soupir; le dernier mot <¥ Iphigénie est un adieu viril et résigné.
Jamais symphonie plus belle et plus grande ne s'est terminée par un accord plus parfait que l'lphigénie en Tauride de Gœthe. Oreste, frappé d'une lumière subite, découvre le sens de l'oracle, et ce sens est humain, clair, palpable, évident :
0 roi, la statue de la déesse ne doit pas nous diviser.
Nous connaissons à présent l'erreur dont un dieu nous enveloppa comme d'un voile, quand il nous ordonna de diriger ici notre course. Je lui avais demandé conseil pour me délivrer de la poursuite des Furies; il me répondit :
« Si tu ramènes en Grèce la sœur qui, sur le rivage de Tauride, est retenue dans le sanctuaire contre sa volonté, alors la malédiction cessera. » Nous l'entendîmes de la sœur d'Apollon, et c'est toi, ma sœur, qu'il désignait! Les liens sévères sont maintenant dénoués; tu es rendue aux tiens, vierge sainte. Touché par toi, j'ai été guéri. C'est dans tes bras que le mal m'a pour la. dernière fois serré de son horrible étreinte; il m'a ébranlé jusque dans la moelle des os, puis il s'est dérobé comme un serpent dans sa caverne.
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Grâce à toi, je recommence à jouir de la belle lumière du jour. Clair et magnifique se révèle à mes yeux le dessein de la divinité. Semblable à une statue sacrée, à laquelle l'immuable destin de la ville est lié par un secret oracle des dieux, Diane t'enleva, toi, génie tutélaire de notre maison; elle te garda dans une sainte et paisible retraite, pour la bénédiction de ton frère et des tiens. Quand tout espoir de salut semblait perdu pour nous sur la vaste terre, toute chose nous est par toi rendue. 0 roi, laisse ton cœur s'incliner vers la paix! N'empêche pas que ma sœur accomplisse maintenant la consécration de la maison paternelle; qu'elle me rende à notre palais purifié, qu'elle replace sur ma tête l'antique couronne... La force et la ruse, gloire de notre sexe, sont confondues aujourd'hui par la sincérité de cette grande âme; sa pure et filiale confiance en ton cœur généreux sera récompensée.
La statue de Diane restant dans la Tauride, aucune violence n'est faite aux droits du souverain, à moins que Thoas ne considère Iphigénie elle-même comme sa propriété. Mais non, il lui a dit en termes formels, au début de la tragédie : « La déesse t'a remise entre mes mains. Comme tu étais sacrée pour elle, tu le fus pour moi. Qu'à l'avenir sa volonté continue à rester ma loi. Si tu peux espérer le retour dans ta famille et dans ta patrie, je t'affranchis de toute obligation; mais si le chemin t'est fermé pour toujours, si ta race est dispersée ou éteinte par quelque affreux malheur, tu m'appartiens alors à plus d'un titre. »
Après Oreste, Iphigénie prend la parole et conjure le roi de tenir sa promesse. Thoas, vaincu, cède de mauvaise grâce. (' Partez donc! J) dit-il brusquement.
Que ce ne soit pas ainsi, ô mon roi! je ne te quitterai pas mécontent et sans recevoir ta bénédiction. Ne nous bannis
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point! Qu'un lien amical d'liospitalité nous unisse, pour que nous ne soyons pas séparés à jamais. Tu m'es cher et précieux, comme me l'était mon père, et cette impression ne s'effacera pas de mon âme. Si, un jour, le plus humble de tes sujets fait résonner à mon oreille le langage que j'avais coutume d'entendre parmi vous, si je vois sur le dernier des pauvres le vêtement de votre nation, je veux le recevoir comme un dieu; je veux lui préparer moi-même un lit, le faire asseoir sur un siège auprès du feu, et ne l'interroger que sur toi. Oh! veuillent les dieux te donner la récompense que mérite ta belle action et ta douceur. Adieu! de grâce, tourne ta face vers nous et réponds-moi par une aimable parole de congé. Alors le vent enflera plus doucement nos voiles, et les pleurs couleront moins amers des yeux de ceux qui se séparent. Adieu! donne-moi ta main comme gage de ton ancienne amitié.
Thoas, réconcilié, tend la main à Iphigénie et lui dit : « Adieu! » Lebt wohl!
Je ne pense pas qu'aucun dénouement du théâtre ancien ou moderne olï're un spectacle plus achevé de calme élévation morale, et procure à l'âme une satisfaction plus complète et plus pure. La dernière scène de la Clémence d'Auguste est sublime, elle n'a pas cette incomparable sérénité. Quelle femme grecque, prisonnière en Tauride, ne se serait contentée d'un mode quelconque de départ? Mais le fait matériel de sa délivrance ne suffit point à Iphigénie; il ne lui suffit même pas d'avoir reçu l'autorisation de partir : sa sensibilité exquise a besoin que cette autorisation soit donnée de bon cœur. Elle parle donc, elle prie
--- avec quelle persuasive éloquence! — jusqu'à ce que le gracieux consentement de Thoas dissipe toute
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ombre de contrainte et qu'un regard aimable illumine le sombre visage du barbare comme l'éclair de la raison et de la liberté morale.
« Je ne suis point né pour être un poète tragique, disait Gœthe, ma nature est trop conciliante; de là vient qu'aucune situation réellement tragique ne peut m'intéresser, car toute situation tragique consiste essentiellement en un conflit non susceptible de conciliation. » Iphigénie en Tauride comportait — par exception, par excellence — un dénouement fondé sur la conciliation. Gœthe ayant fait choix d'un sujet dramatique dont les données étaient toutes en rapport avec les tendances particulières de sa nature, son art se trouvait placé dans des conditions uniques de succès.
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III
L'HÉROÏNE
L'héroïne est sans tache; le mal a si peu d'empire sur elle, que la tentation qui l'assiège est vaincue presque sans combat. Dramatiquement, cette inébranlable vertu est loin, en général, d'être une condition avantageuse, puisque l'absolue perfection morale est moins intéressante, moins vraie que l'humanité faillible et pécheresse; mais l'Iphigénie de Gœthe échappe au vague, qui est l'inconvénient des figures trop idéalisées, par un trait distinctif et vraiment féminin : quelque chose de timide et de tremblant qui se mêle à sa force d'âme et lui ajoute une grâce. D'ailleurs, le poète n'était pas libre de faire Iphigénie plus humaine; la pureté divine de ce grand caractère était dans la logique du sujet renouvelé, tel que son génie l'avait conçu.
Euripide conserve, sans y ajouter foi, le fond religieux de la fable dont il fait une œuvre dramatique; il bafoue à plaisir cette mythologie déjà
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surannée; ses personnages, interprètes non méconnaissables de sa propre philosophie, accusent les dieux de mensonge et de cruauté stupide : mais ces dieux n'en sont pas moins les maîtres de toute l'action, puisque c'est par eux que le drame, après avoir été noué, se dénoue. Il résulte de là qu'Iphigénie joue dans la pièce antique un rôle simplement humain. C'est une femme, c'est une Grecque, c'est une petitefille de Pélops. Elle a les défauts comme les qualités de son sexe et de sa race. Plus habile et plus prompte qu'Oreste et que Pylade, c'est elle qui imagine le plan ingénieux de l'évasion, la ruse qui doit tromper Thoas; elle le met à exécution sur-le-champ avec une adresse amusante, secondée par la niaiserie grotesque du roi scythe, aussi bête qu'un pacha de Scribe, et toute sa conduite provoque ces deux exclamations, l'une d'éloge, l'autre de blâme : « Que les femmes ont l'esprit fécond en ressources! » — « Voyez comme les femmes méritent peu notre confiance! »
Tuer le tyran n'est pas son affaire; elle désapprouve l'entreprise comme une faute, mais elle loue Oreste de cette courageuse pensée. La solitude, la souffrance et l'exil ont aigri son âme, au lieu de la rendre plus patiente et plus forte. Elle souhaite que les vents amènent en Tauride Hélène et Ménélas, pour qu'elle puisse « se venger d'eux à son tour et leur trouver ici une autre Aulis ». Elle ne pardonne ni aux dieux ni à son père. Elle désire la perte d'Ulysse, et elle se réjouit en apprenant la mort de
Calchas.
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L'Iphigénie de Gœthe est toute différente, parce que son rôle d'abord est différent. C'est elle, c'est elle seule, ce n'est point Apollon, ni Diane, ni Athèna, ni aucun dieu, qui guérit les maux du corps et de l'âme, apaise les passions, réconcilie les coeurs : il faut dès lors qu'il y ait dans sa nature quelque chose de plus qu'humain; la vierge sainte doit resplendir d'une pureté céleste, comme le marbre immaculé de la statue sacrée à laquelle Oreste la compare, et devenir elle-même une divinité.
Le bien que cette personne vraiment céleste fait dans la pièce moderne n'est pas le résultat plus ou moins laborieux d'une activité empressée et remuante ; Iphigénie n'est prodigue ni d'entreprises, ni d'inventions, ni même de conseils. Ce n'est point une fée industrieuse, c'est moins encore une amazone. Semblable plutôt à l'astre qui nous réchauffe et qui nous éclaire, la prêtresse du temple de Diane est bienfaisante pour ceux qui l'entourent par voie de simple rayonnement.
Sa beauté a de prime abord inspiré à Thoas un amour, tempéré et contenu aussitôt par l'estime respectueuse qu'impose la supériorité morale. Les Scythes, sous sa bonne influence, se civilisent en même temps que leur roi. Les sacrifices humains deviennent incompatibles avec les mœurs épurées et adoucies. Cependant la barbarie n'est encore qu'à demi vaincue. Thoas, rendu furieux par le sage refus de la jeune fille, qui repousse dignement l'offre de sa main, remet en vigueur l'ancienne loi du pays : le
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sang des étrangers va recommencer à couler aux pieds de la statue de Diane, et c'est à ce moment qu'Oreste et Pylade, arrivés en Tauride, sont faits prisonniers pour inaugurer la reprise de l'abominable rite.
La première fois qu'Oreste voit Iphigénie, il est frappé d'admiration et demande quelle femme lui apparaît, semblable à une habitante des cieux. Cette comparaison, qui chez les Grecs était un compliment banal, a ici une valeur, un sens particulier.
En apprenant de la bouche même de la prêtresse qu'elle est sa propre sœur, Oreste a un dernier et terrible accès de son mal; l'image de la mort, qu'il croit fatale et prochaine, obsède seule sa pensée, et mourir de 'la main d'Iphigénie est à ses yeux le comble de la malédiction qui pèse sur sa race.
Epuisé, il s'endort. Déjà la douce influence d'Iphigénie commence à opérer sur lui comme un charme. Il a une vision dans laquelle il voit les chefs de sa famille se donner la main, Atrée marcher avec Thyeste et s'entretenir familièrement avec lui, leurs enfants se jouer en riant autour d'eux. Peu à peu l'âme agitée d'Oreste se calme si complètement, qu'à son réveil il se sent guéri. « 0 ma sœur, laisse-moi, d'un cœur libre, goûter pour la première fois dans tes bras une joie pure... Elle est vaincue, la malédiction; mon cœur me le dit. Les Euménides s'enfuient, je les entends; elles s'enfuient dans le Tartare et ferment violemment derrière elles les portes de bronze avec le bruit d'un tonnerre lointain. La terre exhale un
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parfum réparateur et m'invite à poursuivre dans ses plaines les plaisirs de la vie et les grandes actions. » La glorieuse victoire remportée, au dernier acte, par la sincérité courageuse d'un grand cœur couronne virilement l'œuvre de salut, qui d'abord était due à la seule influence magique d'une belle âme. La maladie d'Oreste avait pour cause morale la conviction désespérée où il était que la fatalité condamnait toute sa famille à être criminelle; mais il découvre, ô dÔlivrance! une sœur innocente et vertueuse : l'expiation est donc faite, et la malédiction antique a pris fin.
Une femme seule pouvait, dans la doctrine mystique de Gœthe, réaliser ici-bas l'idée divine de la perfection; une femme seule pouvait enlever l'homme au pouvoir de l'enfer, le rendre à l'activité utile qui est sa loi et ouvrir devant lui les horizons célestes. « Le charme éternel de la femme nous élève aux cieux 1. »
C'est le triomphe de l'art du poète d'avoir conservé à son Iphigénie tous les traits d'une femme, bien qu'elle ait l'auréole d'une divinité. Elle ne perd pas une seule des nuances aimables de son sexe. Modeste et réservée, sa droiture inflexible n'est point de la raideur, sa passion du juste et du vrai n'a jamais les allures d'un apostolat indiscret. « Pouvoir dire avec vérité à l'homme puissant des choses qui lui plaisent », tel serait son désir et son plaisir toujours. Mais l'heure est venue de choisir entre le mensonge qui sauve et la vérité qui tue. Pylade, machinateur
1. Conclusion de Faust.
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habile de l'évasion, vient de prescrire à la prêtresse le rôle qui lui revient dans l'entreprise.
Ils ont mis dans ma bouche des paroles prudentes; ils m'ont dicté ce que je dois répondre au roi s'il m'envoie un messager avec l'ordre impérieux de presser le sacrifice. Ah ! je vois bien qu'il faut me laisser conduire comme un enfant. Je n'ai point appris à dissimuler, ni à rien tirer de personne par la ruse. Malheur, ô malheur au mensonge! il ne délivre pas notre cœur, comme toute parole vraie que nous disons; il le serre et l'opprime, il inquiète celui qui le forge en secret; semblable à une flèche qui part et qu'un dieu détourne, il revient en arrière et frappe celui qui l'a lancé... Mon cœur bat, mon âme se trouble en voyant le visage de l'homme que je dois accueillir avec des paroles trompeuses.
Après avoir balbutié devant Arcas quelques phrases équivoques, essai timide et maladroit qui est comme un consciencieux effort de la jeune fille pour faire tout ce qu'elle peut dans un art qu'elle ignore,
Iphigénie revient à elle et prend la résolution héroïque de ne pas trahir plus longtemps la vérité. « La voix de cet homme fidèle m'a réveillée; elle m'a fait souvenir que je laisserai aussi des hommes en ces lieux. »
A quelle distance de l'antiquité nous transporte un sentiment pareil! Envers un barbare, fût-il prince, un
Grec ne croyait point avoir plus de devoirs qu'envers un esclave; jamais un Grec n'aurait pu comprendre l'hésitation d'Iphigénie dans l'alternative où elle est placée, et le choix où elle s'arrête lui aurait paru non seulement absurde, mais impie.
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Rien de plus moderne, en effet, rien de plus délicat : un scrupule de conscience devenu assez lourd pour contre-balancer et mettre en péril la vie de trois justes! Ce conflit tragique d'un genre nouveau n'estil pas bien extraordinaire? Si un ancien eût été incapable d'en concevoir l'idée, combien y a-t-il d'hommes et de femmes de nos jours qui seraient plus incapables encore d'en sentir la réalité en eux-mêmes? Ce qui est peccadille aux yeux d'une femme de bien se change en crime aux yeux d'une sainte. Un simple mensonge pour Iphigénie, quelqu'un l'a très bien dit, « est une dérogation aux lois éternelles, autant qu'une trahison ouverte le serait pour une nature moins haute 1 ».
Elle déclare à Pylade doucement, sans emphase, l'impossibilité où elle se trouve de lui prêter le concours dont il a besoin pour réussir. Dans la discussion qui s'engage entre l'honnête homme et la vierge chrétienne, Pylade représente le devoir relatif aux personnes et aux circonstances, Iphigénie le devoir absolu. Pylade est invincible sur le terrain pratique où il se place; mais Iphigénie n'est pas même abordable dans le for intérieur où elle s'est retirée, le sanctuaire de la conscience. Pylade a parfaitement raison de dire : « C'est le temple qui t'a rendue si sévère; la vie nous enseigne à être moins exigeants pour nous et pour les autres. Notre pauvre nature est si compliquée, le cœur humain a tant de plis et de
1. M. Bossert.
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replis, que personne ici-bas ne peut rester absolument pur et sans reproche. » Pylade a bien raison; mais que vaut cette réponse contre l'intime sentiment d'Iphigénie, si rien ne peut la satisfaire que l'idéal? « Le cœur sans tache, dit-elle, jouit seul de lui-même 1. »
1. Dans un bel article sur ces études, M. Ernest Lichtenberger a fait ici une remarque d'un grand intérêt. Observant que la morale médiocre de l'Iphigénie antique ne fut point celle de toute l'antiquité grecque, et que la haute morale de l'Iphigénie moderne n'est pas chrétienne exclusivement, le savant critique dit :
« Il est vrai que l'Iphigénie d'Euripide accumule sans se troubler mensonge sur mensonge. Mais tous les Grecs n'ont pas la môme aisance dans la ruse ; tous ne méritent pas qu'on leur renvoie le mot qu'Iphigénie adresse à Thoas pour le tromper : " La Grèce ne connaît pas la bonne foi ! » Néoptolème, on l'a remarqué, est aussi inhabile au mensonge qu'Iphigénie; il est animé des mêmes scrupules; les mêmes remords lui dictent une semblable conduite. Au moment où Philoctète, se fiant à ses promesses, va le suivre vers son navire, Néoptolème s'arrête; il hésite; l'embarras de son âme ingénue se révèle dans les paroles qui lui échappent : « Hélas! que ferai-je donc à partir de ce moment?... Tout est fâcheux à celui qui dément son naturel pour faire une action indigne de son caractère... 0 Jupiter! que faire? Me rendrai-je coupable une seconde fois, et en taisant la vérité et en disant d'indignes mensonges? » Plus tard, il se laisse entraîner par Ulysse; mais, peu de temps après, il revient avec l'arc de Philoctète. Son compagnon l'arrête et l'interroge : « Je cours, s'écrie Néoptolème, réparer la faute que j'ai faite tout à l'heure... J'ai trompé un héros par de honteuses fourberies et par la ruse. » Lorsque Ulysse indigné lui dit : « Tu ne songes pas, je l'espère, à rendre cet arc? » — « Si, reprend le généreux fils d'Achille, car je m'en suis emparé par une injustice odieuse. » Et Antigone, dans toute sa conduite, et notamment dans ce passage célèbre, où elle invoque les lois non écrites, toujours vivantes, œuvre immuable des dieux, n'est-elle pas la véritable sœur de l'Iphigénie de Goethe? N'est-elle pas aussi chrétienne qu'elle?
» J'avais noté, en étudiant le drame à ce point de vue, un vers où l'inspiration chrétienne me paraissait plus sensible qu'en tout autre passage :
Ganz unbefleckt geniesst sich nur das Herz.
« Le cœur ne jouit de lui-même que quand il est sans tache »,
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Dans une courte prière, elle supplie les dieux de « glorifier en elle la vérité ». Puis elle révèle tout au roi Thoas : le nom d'Oreste, le but de son voyage, le plan de l'évasion, rapidement, sans rien omettre, comme on fait quand on veut se débarrasser d'une tache difficile et d'un poids très lourd. Soulagée par cet aveu, mais tremblante maintenant sur les conséquences, elle demande à Oreste et à Pylade de le lui pardonner. « Pardonne-moi, mon frère; mon cœur filial a remis tout notre sort dans sa main. J'ai avoué votre projet et sauvé mon âme de la trahison. »
Le Scythe humanisé n'est pas pour Iphigénie une victoire moindre que les Furies d'Oreste mises en fuite. Rendue à sa patrie et à sa famille, elle va pouvoir effacer toute souillure de la maison paternelle et replacer sur la tête de son frère l'antique couronne, parce qu'elle a gardé purs, non seulement ses mains, mais son cœur.
Gœthe a mis au cœur d'Iphigénie un sentiment de reconnaissance pour Thoas, qui fut son bienfaiteur. En refusant de le tromper, ce n'est pas seulement à un mensonge qu'elle répugne, c'est aussi à une ingratitude. Le poète a sagement fait d'atténuer par ce
dit Iphigénie à Pylade. Ce besoin de pureté absolue, cette crainte de toute souillure morale, n'est-ce pas un sentiment presque étranger il l'antiquité? et pourtant, analysez l'expression dont se sert le poète : cette jouissance de soi vers laquelle aspire Iphigénie, n'est-elle pas en désaccord avec le principe même du christianisme? Ce vers ne trahit-il pas, à l'insu de Gœthe, sa préoccupation intime et son égoïsme d'un ordre si rare et si particulier?... »
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trait, additionnel ce qu'il y avait de paradoxal dans le sublime amour de son héroïne pour la vérité; le spectacle d'une vertu trop haute, sans proportion avec notre nature, eût risqué de ne produire qu'un froid étonnement. La bonté paternelle que Thoas, en dehors de sa folle passion, a eue pour Iphigénie, lui confère des droits particuliers à n'entendre que la vérité de sa bouche. Ainsi l'héroïque franchise de la jeune fille devient plus humaine et plus acceptable. C'est une concession que le poète fait à notre faiblesse; il indique un motif secondaire à ceux de ses lecteurs qui ne sont pas capables d'apprécier le motit réel. Mais, au fond, en disant la vérité, Iphigénie n'obéit pas à autre chose qu'au devoir absolu de dire la vérité. Thoas eût-il été sans entrailles et sans cœur, elle n'aurait pas agi autrement; elle ne se serait pas dit qu'un méchant n'avait pas droit à connaître la vérité, le devoir de la dire restant, dans tous les cas, un devoir envers nous-mêmes, et le mensonge une indignité qui avilit notre propre personne.
Sauver la vie de Pylade et d'Oreste n'était pas un devoir. Si la fille d'Agamemnon avait à cet égard conservé quelque doute (car la question devient terrible quand des vies humaines sont en jeu), l'intérêt personnel qu'elle aurait eu elle-même à mentir dissipait toute obscurité, et sa conscience l'avertissait clairement de prendre le parti où l'égoïsme trouvait le moins son compte. L'abnégation est une vertu dont les commandements ne sont point équivoques.
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C'est l'abnégation, en dernière analyse, qu fait la grandeur morale d'Iphigénie. Sa véracité est sublime parce qu'elle est un sacrifice; car le mensonge de Desdemona, qui est un sacrifice, est sublime aussi. Mais jamais Iphigénie n'aurait pu mentir, non pas même comme Desdemona, bien moins encore comme Imogène 1.
La distinction entre mensonge et mensonge, si chère à notre fragilité, si favorable à l'esprit de sophisme, n'a point de prise sur son incorruptible loyauté. Coûte que coûte, il faut obéir à la loi. La maxime stoïcienne : « Fais ce que dois, advienne que pourra », a pris cette forme plus belle sous la plume d'un poète chrétien :
Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux.
Iphigénie fait son devoir, laissant Dieu responsable des conséquences de son obéissance; Dieu, invoqué, l'exauce et « glorifie en elle la vérité H.
Où la souveraineté de la conscience morale a-t-elle été proclamée avec plus d'éclat? Iphigénie est, sur la scène, l'incarnation la plus haute de l' impératif caléflonque.
Si la beauté parfaite est la splendeur du vrai, aucune création poétique de la littérature ancienne ou moderne n'est plus parfaitement belle que l' Iphigénie en Tauride de Gœthe.
1. Desdemona, mourant par la main d'Othello, déclare, pour épargner son mari, qu'elle s'est tuée elle-même; Imogène se déguise en homme et prend un faux nom.
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III
HERMANN ET DOROTHÉE
Dans une petite ville quelconque de la vallée du Rhin demeure un digne aubergiste, mari d'une bonne femme, père d'un brave garçon.
A une lieue de distance un triste cortège passe : ce sont des émigrants que la guerre a contraints d'abandonner leur village. On se porte en foule sur le chemin qu'ils doivent parcourir, autant par curiosité que par compassion; l'aubergiste et sa femme, dès la première nouvelle, ont envoyé dans la voiture leur fils avec des vivres, des vêtements et du linge au secours de ces malheureux.
Le jeune homme revient de cette expédition amoureux d'une jeune fille qu'il a rencontrée dans la troupe des fugitifs. Son excellente mère devine le secret de son cœur, et l'aide à le communiquer au chef de la famille. Celui-ci se fâche d'abord; commerçant parvenu par son travail à une honnête aisance, gros bourgeois de la ville, membre du conseil
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d'administration, il est un personnage, il a des visées plus hautes pour son fils; cependant, comme il est bonhomme, il finit par consentir à ce qu'on prenne des renseignements sur l'étrangère, se résignant à une bru sans fortune, pourvu qu'elle soit riche en vertus.
Deux amis se chargent de cette délicate mission. Les renseignements sont tels que l'amour le plus pur pouvait les souhaiter. Hermann est autorisé à demander la main de Dorothée. Il lui parle; mais dans sa timidité et son trouble il s'exprime d'une façon si peu nette que la pauvre fille croit qu'on lui propose une place de servante chez l'aubergiste. Elle accepte d'ailleurs cet humble engagement, et suit volontiers son futur maître dans la maison paternelle. Là, le malentendu se dissipe. Hermann, ravi, apprend qu'il est aimé de Dorothée, et sous la bénédiction du père et de la mère ont lieu les fiançailles.
D'une matière si commune, on peut même dire si triviale, Gœthe a su former un chef-d'œuvre qui ne le cède à aucun de ceux qu'on admire le plus dans les deux plus parfaites littératures du monde, celle de la Grèce et celle de la France; un chefd'œuvre à la fois exquis et magnifique.
Si toute la beauté du poème d'Hcrmann et Dorothée consistait dans l'expression, il faudrait purement et simplement renvoyer les lecteurs au texte, qui resterait lettre close pour les personnes étrangères à la langue allemande. Mais le style, — suprême achève-
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ment de l'ouvrage et condition indispensable de son existence, — n'en constitue cependant pas l'excellence à lui seul.
La transformation poétique de la matière ellemême, l'art de la composition, la vérité des caractères, le charme des tableaux, sont autant de beautés diverses qu'on peut étudier avec fruit; en outre, n'ya-t-il pas dans ce qu'on appelle sigle certaines parties qui, étant distinctes de la diction proprement dite, peuvent encore subsister dans une traduction et devenir, elles aussi, l'objet d'un commentaire?
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1
LA POÉSIE DU SUJET
L'originalité éminente de Gœthe, sa vraie gloire, l'invention de génie, grâce à laquelle cet « Alexandrin », ce « dilettante » est, en dépit de tout, un grand poète dans toute la force du terme, c'est d'avoir restauré la poésie de la réalité.
Pesons bien le sens de ces mots, et, pour cela, ne craignons pas de remonter un instant jusqu'à la création du monde ou, au moins, jusqu'au déluge.
Quand les temps idylliques et héroïques prirent fin, c'est-à-dire quand la civilisation commença, la poésie assurément ne cessa point d'exister; mais elle quitta le monde réel pour se réfugier dans le monde idéal, elle devint une imagination, rêve de l'âme ou conception de l'esprit : tel a été son caractère constant, essentiel, non seulement dans l'époque moderne, mais dès l'antiquité, une fois passée la courte floraison de la naïveté primitive.
A l'origine, la poésie existait dans les choses elles-
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mêmes, dans les mœurs, les institutions, les coutumes, dans la périlleuse liberté d'une condition sociale où chaque individu faisait ce qu'il voulait — à ses risques, mais tout à son aise, selon la mesure de sa force personnelle, et où la force fondait le droit. L'Iliade d'Homère, les poèmes et les récits de nos vieux conteurs, reproduisent cet état de choses objectivement poétique. Si ces monuments nous paraissent poétiques eux-mêmes, ce n'est point qu'ils soient d'habiles œuvres d'art, c'est qu'ils sont l'image fidèle et naïve d'une réalité pleine de poésie.
L'état poétique du monde n'a qu'un temps. Bientôt succède la prose, pour le plus grand bien des sociétés ; la prose, c'est-à-dire l'organisation politique, la sécurité publique assurée par le sacrifice que chacun fait aux lois d'une part considérable de son indépendance personnelle. Plus de héros, plus de chevaliers, plus d'hommes libres, complets, offrant dans leur personne un abrégé de tous les talents pratiques, de toutes les industries, se suffisant à eux-mêmes et ne devant rien à autrui.
Mais quand la poésie n'existe plus dans les choses, c'est alors qu'abondent les poètes, c'est alors qu'ils excellent. Ne voyant autour d'eux que les ruines des institutions poétiques du passé, ils se replient sur eux-mêmes; un monde nouveau s'ouvre à leur imagination, le monde intérieur, idéal, infiniment plus riche et plus vaste et plus beau que le monde extérieur et réel. De superficielle et naïve qu'elle était autrefois, la muse devient savante et profonde. Elle s'isole tant
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qu'elle peut du milieu prosaïque où elle est plongée, et fuit à tire-d'aile dans les derniers lointains du temps et de l'espace, rêvant un âge d'or, demandant, avec Villon, au xve siècle, où est la nymphe Echo, amante de Narcisse, où sont Héloïse et Abélard, où est cette poétique reine Blanche, « qui chantait à voix de sirène », et, de nos jours, s'écriant avec Musset :
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux?
Des esprits curieux d'innovation tentèrent bien, au xviiie siècle, de rendre aux réalités contemporaines, livrées en proie jusqu'alors à la verve maligne de la comédie et de la satire, droit de cité dans la poésie. On représenta la vie bourgeoise sur la scène tragique, on la mit en idylle et en roman. Mais d'autres préoccupations que celles de l'art et du goût intervinrent et troublèrent le succès de la tentative.
Les théoriciens du drame bourgeois n'étaient que des hérauts de la révolution sociale qui allait éclater, et l'avènement des classes moyennes dans la littérature avait pour fin réelle de préparer leur avènement à la vie politique. La fureur de déclamer, la manie de moraliser et d'instruire, l'esprit d'apostolat philosophique, l'emphase du style et la platitude des doctrines littéraires, tout contribue à faire, de la réaction qui se produisit alors contre les traditions de l'idéalisme classique, une entreprise prosaïque au premier chef. Aussi continua-t-on d'opposer la société à la
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nature, comme deux termes contraires, comme la prose à la poésie.
L'auteur de Paul et Virginie eut l'idée très heureuse de rendre la pastorale plus voisine de nous en choisissant pour ses héros deux aimables enfants du siècle, et non un berger et une bergère de convention, un Dnphnis et une Chloé mythologiques; mais il n'osa faire que la moitié du chemin. L'île de France, qu'il crut devoir encore aller chercher au bout du monde pour y mettre la scène de son roman, était une sorte d'Atlantide, où le poète pouvait tout à son aise réaliser l'âge d'or; l'éloignement des pays compensait la proximité des temps, le lecteur, comme dit Racine1, ne faisant guère de différence entre ce qui est à mille ans de lui et ce qui en est à mille lieues.
Voss, l'auteur de Louise, fut moins timide que Bernardin de Saint-Pierre. Il n'est que juste de lui laisser l'honneur d'avoir conçu, avant Gœthe, l'idée d'un poème dont les personnages, les faits, les sentiments seraient tous empruntés aux réalités les plus familières de la vie domestique; mais la même justice doit faire ajouter aussitôt que Voss a échoué d'une façon ridicule. Sa Louise est un monument de niaiserie, qui n'a plus aujourd'hui d'autre intérêt que de nous fournir un terme de comparaison pour mieux apprécier la merveilleuse création de Gœthe.
L'auteur de Louise a cru faire œuvre de poète, — de poète homérique, — en imitant d'Homère certaines
1. Préface de Bajazet.
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formes de langage, telles que la répétition continuelle des mêmes épithètes accolées aux mêmes substantifs; Gœthe, il est vrai, a fait aussi usage de ces formes, mais avec mesure et discrétion, et elles sont toujours expressives et naturelles chez lui, tandis que chez Voss elles sont plaquées.
L'identité de l'héroïne est le seul lien qui rattache les trois chants dont le poème se compose, et le décousu de la composition n'est égalé que par l'ineffable nullité du sujet. C'est une description fastidieuse du gras matérialisme de la vie bourgeoise allemande dans ses plus vulgaires et insignifiants détails. Les personnages mangent; ils mangent énormément, et toute la journée. Le café, dont ils font un étrange abus, sert sans doute à faciliter cette suite ininterrompue de digestions. Entre les repas, « le vénérable pasteur de Grünau » fume sa pipe ou fait un somme. L'introduction fréquente des actes et du vocabulaire de la piété est le seul moyen que l'auteur connaisse et emploie pour relever la bassesse de pareils tableaux. En dehors de ce cercle étroit et monotone, il n'y a que des platitudes.
Les idées générales du poème sont qu'il est dangereux de s'asseoir sur l'herbe humide, que des fleurs dans une chambre à coucher donnent mal à la tête, ou encore que lorsqu'on s'expose à l'air après le coucher du soleil, une bonne précaution à prendre est de mettre un fichu autour de son cou.
La Louise de Voss eut un très grand succès de son temps, parce que cette idylle sage et honnête présen-
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tait sa propre image à la majorité du bon public; l'Allemagne bien pensante, bien priante, bien nourrie, s'y mirait elle-même dans toute la fleur de sa bêtise.
Gœthe est, en vérité, le premier poète qui découvrit ou qui retrouva la poésie sous la prose des réalilés les plus communes; non pas, assurément, que personne avant lui n'eût su apercevoir l'aspect poétique de certains accidents choisis de la vie ordinaire ; mais le ferme dessein, l'habitude constante de prendre la poésie sur le vif dans la nature même, au lieu de la chercher dans les idées de l'esprit et les rêves de l'imagination, était quelque chose d'entièrement nouveau, faisait date, inaugurait une ère dans l'histoire de la littérature; révolution complète, qui n'était rien de moins qu'une rupture avec toute la tradition, antique et moderne, classique et romantique.
Car c'est peu de dire que Gœthe nous a rendu l'antiquité; avec lui, nous remontons encore plus haut : nous remontons jusqu'à Homère et jusqu'aux poètes des âges primitifs, — moins toutefois cette différence essentielle que la naïveté a disparu sans retour.
Du temps où la poésie existait à fleur même des choses, les poètes n'avaient pas besoin de beaucoup d'esprit pour reconnaître sa présence; à vrai dire, ils ne la voyaient seulement pas, tant leurs yeux en étaient remplis! Ils la réfléchissaient innocemment. Pas plus que les poètes, leurs lecteurs ou leurs auditeurs ne se doutaient qu'il y eût un art; les imaginations crédules ne distinguaient pas l'histoire de
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l'épopée, la vérité de la fiction; la science elle-même se confondait avec la poésie, et l'Iliade était pour ces âmes d'enfants un récit authentique de la guerre de
Troie.
Mais dans notre monde prosaïque, la poésie, disparue ou cachée, n'est plus visible qu'aux yeux qui savent l'apercevoir. Pour qu'elle se dégage du sein des choses et brille aux regards de la foule, il faut un coup de la baguette magique. Ce n'est qu'à force d'esprit qu'un poète peut de nos jours dis&imuler l'esprit qu'il a, pour ne laisser parler que la seule nature. Après vingt-deux siècles de civilisation, il n'est plus possible que ce qu'on appelle le naturel chez un homme cultivé soit autre chose qu'une apparence. L'art le plus consommé connaît seul le secret de la simplicité.
Il n'appartient qu'aux riches et aux grands, dans l'ordre littéraire comme dans l'ordre moral, de se faire pauvres et petits et de revêtir cette ingénuité d'esprit et de cœur à laquelle le royaume des cieux et la royauté de l'art sont promis.
L'idylle ou épopée domestique d"Hermann et Dorothée, — de même que la ballade du Roi de Thulé ou du Pêcheur, de même encore que certaines fables de La Fontaine, — peut ètre comprise et goûtée de tout le monde jusqu'à un certain point, à cause de sa parfaite simplicité; mais cette simplicité étant acquise et savamment étudiée, il n'est donné qu'au petit nombre des connaisseurs d'apprécier pleinement des
œuvres si bien faites. A la culture extraordinaire dont
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elles procèdent doit répondre une culture proportionnée pour qu'on les estime leur vrai prix.
Il ne faut point méconnaître, d'ailleurs, au milieu même du raffinement d'esprit nécessaire à la composition de pareils ouvrages, une certaine inconscience de la j'acuité créatrice, inséparable de toute vraie production du génie. Quelque grande qu'ait été l'intelligence critique de Gœthe, et bien qu'elle balance, à tout prendre, son imagination de poète, elle ne saurait être regardée comme tout à fait égale à l'inspiration qui lui a dicté ses plus beaux chefsd'œuvre. Lisez Hermann et Dorothée, et puis lisez les lourdes dissertations esthétiques de la correspondance de Gœthe avec Schiller, et mesurez la différence!
L'année 1796, où fut conçu le poème dont Schiller devait dire qu' « il atteint le sommet de l'art et de toute la poésie moderne », fut pour Gœthe une année de joies intinies, d'ivresse, de félicité vraiment divine. Les vers coulaient de source, il en écrivait parfois jusqu'à cent cinquante par jour.
« J'ai vu naître cette œuvre, écrit Schiller, et j'ai été presque aussi étonné de la manière dont l'idée en a surgi chez Gœthe que de son exécution. Tandis que nous sommes obligés, nous autres, de rassembler avec effort nos idées et de les soumettre à toutes sortes de tâtonnements, afin de produire lentement quelque chose de passable, il n'a besoin, lui, que de secouer légèrement l'arbre pour en faire tomber à profusion les fruits les plus beaux et les plus savoureux. C'est
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merveille de voir avec quelle facilité il récolte les fruits d'une culture incessante. » Par une heureuse dérogation à l'habitude funeste, antipoétique, qu'il avait de mener de front plusieurs entreprises, Goethe, écrivit Hermann et Dorothée tout d'une suite, sans laisser refroidir l'enthousiasme de l'idée première.7 C'est de verve qu'il transforma en poésie la prose ^ d'un sujet bourgeois, mettant au frontispice de 1 chacun des neuf chants de son poème, à mesure qu'il était terminé, le nom d'une Muse comme une inscrip- ' tion triomphale; il n'eut, selon son propre aveu, clairement conscience qu'après la victoire de toutes les difficultés qu'il avait eu à vaincre.
Il n'est pas superflu d'insister un peu sur ce point; car c'est l'utile correctif d'une remarque précédemment faite sur l'absence de naïveté qui caractérise l'art de plus en plus, à mesure que la civilisation se raffine, et Gœthe offrant dans sa personne l'équilibre parfait de la faculté créatrice et de la faculté critique, il est plus aisé de méconnaître chez lui que chez tout autre poète le rôle capital de l'instinct.
Dans toute œuvre de vraie et sincère poésie, qu'elle soit d'Homère, de Shakespeare, de Racine ou de Gœthe lui-même, il y a quelque chose d'inconscient., d'inspiré, qui diffère de la naïveté proprement dite et qui peut s'allier avec la culture. L'esprit divin souffle où il veut et ne réserve pas ses dons seulement pour les sauvages. Le goût, comme le génie, a toutes sortes de mystérieux secrets qu'il ignore en les employant. Aussi l'analyse faite par la critique des
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I beautés d'un poème, qu'il soit naïf ou non, est-elle une chose absolument indépendante de la connais; sance nette ou confuse que le poète' lui-même a eue de ces beautés. S'il a bien fait, qu'importe à quel point il l'a su? Le critique dans la conscience duquel cette objection vulgaire : « Vous prêtez aux poètes des intentions qu'ils n'ont point eues », fait naitre l'ombre d'un scrupule, ignore le plus fin et le plus beau de son art; il fera sagement de borner son essor aux biographies et aux notices.
Gœthe a su ce qu'il faisait autant qu'un poète peut le savoir; mais si l'élément divin de l'inspiration manquait à Hermann et Dorothée, ce poème ne serait, comme YAchilléide ou le Roman du Renard, qu'un des fruits du dilettantisme de l'auteur, qu'une ingénieuse parodie d'Homère, qu'un pastiche plus ou moins spirituel et brillant, au lieu d'être, — ce qu'il est à nos yeux, — un chef-d'œuvre de l'art et de la poésie.
Une petite ville, de petites gens, une petite histoire, et, dans ce cadre en miniature, l'humanité, les faits primordiaux, les sentiments éternels sur lesquels la famille et la cité sont fondées : telle est, avant toute mise en œuvre, la grande idée poétique d'Hermann et
Dorothée,
Poésie, au sens Je plus élevé du mot, c'est création. Le poème de Gœthe a, dans sa matière même, quelque chose de la grandeur et de la simplicité d'un monde commençant; on y respire à pleins poumons l'air pur et frais des origines.
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A la fin du XVIIIC siècle, un événement de premier ordre dans l'histoire du inonde offrait au poète une occasion unique de reprendre, pour ainsi dire, les choses à leur naissance, et de faire éclore, en pleine civilisation contemporaine, sinon la fleur des temps primitifs, au moins un renouveau plein de verdeur et de jeunesse. La Révolution française venait de passer sur l'Europe comme un de ces terribles météores qui changent la face de la terre, à la fois destructeurs et bienfaisants. Ces deux aspects du phénomène, — la ruine et la résurrection, — se retrouvent dans Hermann et Dorothée, et tous les deux sont poétiques. Au déchaînement de l'orage vient se joindre, comme dans la Symphonie pastorale de Beethoven, l'hymne de la nature ranimée et de l'humanité reconnaissante.
Ces émigrants, que va secourir Hermann et parmi lesquels se trouve Dorothée, sont des victimes de la
Révolution. Combien cette circonstance rehausse la monotonie trop douce et trop fade du principal sujet! Quel fier rugissement autour de cette bergerie! Quel fond de paysage pour notre idylle, que le ciel rougi par la flamme des villages incendiés et l'épouvante des populations fuyant devant la guerre!
Lorsque Hermann, que l'amour rend éloquent soudain, plaide en présence de son père la cause de Dorothée : « 0 mon père, lui dit-il, cette jeune fille n'est point une vagabonde ; ce n'est pas une de ces intrigantes qui courent le pays cherchant des aventures, et dont les artifices font tomber dans leur piège le jeune homme sans expérience. Non; la fata-
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lité de la guerre meurtrière qui ravage le monde et qui a déjà renversé tant de superbes édifices, voilà ce qui l'a chassée elle aussi, la pauvre malheureuse. Au temps où nous sommes, combien ne voyons-nous pas d'hommes illustres et d'une haute naissance devenus des proscrits errants et misérables! Les princes s'enfuient sous un déguisement, et les rois vont vivre en exil,
Fursten fliehen vermummt, undKœnige leben verbannet. »
Vers magnifique, qui associe le destin de Dorothée à celui des rois de la terre et fait tomber sur la pauvre fugitive un reflet de l'éclat suprême dont resplendit à son couchant le soleil de la monarchie.
Au chant II, presque au début de l'œuvre, n'est-ce pas un poétique symbole de la Révolution française que cet incendie, rappelé par le père et la mère d'Ilermann, qui vingt années auparavant avait anéanti l'ancienne ville, n'en laissant subsister que de fumants décombres, sur lesquels l'aubergiste et
Lisette se fiancèrent?
« Alors, raconte la femme, tu me dis ces paroles sérieuses et tendres : Regarde, notre maison est détruite. Reste ici, aide-moi à la relever, et moi, j'aiderai ton père à relever la sienne... Aujourd'hui, je me souviens encore avec joie des poutres noircies par la fumée et du soleil radieux qui éclairait ces ruines; car ce jour-là m'a donné un époux, ce jour d'affreuse désolation m'a donné le fils de ma jeunesse. »
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C'est aussi sur de sinistres débris, c'est au milieu des images de la dévastation et de la mort que le fils de Lisette et de l'aubergiste unit son âme à celle de Dorothée. L'amour est un dieu créateur, une puissance immortelle de résurrection et de vie, qui des cendres du passé reforme l'avenir victorieusement; le jeune couple glorieux, se donnant avec confiance la main en cette heure critique de l'histoire du monde pour fonder une famille nouvelle, prend à nos yeux, les proportions d'un exemplaire sublime de l'homme et de la femme.
La Révolution française n'est pas seulement, dans le poème de Gœthe, un fond de paysage grandiose et pittoresque; elle anime de ses sentiments, elle inspire de son esprit tous les personnages, et, chose bien remarquable, ceux môme qui souffrent à cause d'elle. Dorothée avait été autrefois promise à un jeune homme, que l'enthousiasme pour la liberté, l'ardent désir de prendre part au généreux mouvement qui commençait, entraînèrent à Paris, où il trouva la prison et la mort. Elle aimait ce héros, elle ne s'en cache pas, et ce premier amour nous apprend que le cœur de l'humble fille du peuple sait battre aussi pour les nobles idées qui sont l'honneur de la nouvelle génération, quoiqu'elle pût accuser très directement ces idées d'avoir été la cause de la perte de son fiancé.
L'égalité règne dans le petit monde que peint Gœthe. Le pasteur, le pharmacien, l'aubergiste, le juge, se parlent tous avec la même cordialité et la même courtoisie. Us semblent ne pas avoir l'idée
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d'une distinction que la naissance, la condition sociale ou la fortune pourrait établir entre les hommes.
Quant au riche voisin, à ce premier marchand de la ville, brûlant le pavé avec son landau pour jeter de la poudre aux yeux, ayant un clavecin dans sa belle maison neuve où notre brave Hermann ne se sent point à l'aise, c'est, avec ses deux mijaurées de filles, la seule figure du poème qui ne nous soit pas sympathique; ces trois retardataires sont attachés à l'ancien régime.
Dans un chant décoré par Gœthe du nom de Clio, muse de l'histoire, le juge, cet émigrant vénérable que l'autorité de son état, de son âge et de sa personne a investi d'une suprématie naturelle sur ses compagnons d'infortune, célèbre en accents lyriques l'âge d'or de la Révolution, avant de maudire l'âge de fer qui lui a trop tôt succédé :
« Qui peut nier que son cœur ne se soit épanoui, qu'il n'ait plus librement battu dans sa poitrine, aux premiers rayons du soleil nouveau, lorsqu'on entendit parler du droit commun à tous les hommes, de la liberté qui exalte les âmes, et du bien si doux de l'égalité? Alors chacun espéra vivre d'une vie digne de ce nom; la chaîne sembla brisée à jamais, qui trop longtemps lia tant de peuples esclaves et que l'égoïsme et l'oisiveté tenaient dans leur main Ils sont beaux les instants où le jeune homme entraine sa fiancée dans le tourbillon de la danse, en attendant l'heure de l'union désirée; mais combien plus magnifiques
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étaient les jours où l'homme croyait toucher à l'accomplissement de ses plus nobles rêves! Toutes les langues étaient déliées; vieillards, hommes faits, jeunes gens exprimaient hautement des pensées et des sentiments sublimes. »
Les petites villes sont, par tradition, des objets de raillerie, à cause du ridicule qu'elles se donnent en imitant les manières des capitales, et parce que le voisinage de tout le monde y favorise un babil frivole et indiscret. Mais les petites villes peuvent aussi, par la simplicité relative de leurs mœurs, qui les rapproche de la nature, par l'intimité même et la cordialité de toutes ces bonnes gens qui voisinent, offrir un intérêt poétique invisible à la plupart des yeux, même des yeux de poète, mais non pas au regard de Gœthe, qui disait :
« Qu'on ne prétende pas que l'intérêt poétique manque à la vie réelle; car justement on prouve qu'on est poète quand on a l'esprit de découvrir un aspect intéressant dans un objet vulgaire... Fürnstein a fait un poème sur la culture du houblon, et il n'y a rien de plus joli. Je lui ai conseillé de faire des chansons d'ouvriers, surtout des chansons de tisserand, et je suis persuadé qu'il réussira, car il a vécu depuis sa jeunesse parmi des tisserands; il connaît à fond le sujet, et il sera maître de sa matière. C'est l'avantage des petits sujets. »
Une curiosité purement esthétique avait attiré Gœthe, dès l'enfance, dans la fréquentation des gens
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du commun. Il retrouvait chez eux avec délices cette originalité native qu'étouffe la vie artificielle de la société. Durant ce frais épisode de sa vingtième année, qu'on appelle l'idylle de Sesenheim, il passa souvent des matinées entières dans la chaumière d'un paysan qui lui montrait à faire des paniers avec les roseaux du Rhin. Sa belle-fille racontait, après sa mort, avec quel étonnement elle avait vu parfois le poète s'oublier dans la conversation d'une vieille femme cuisant au four son pain, ou d'un menuisier rabotant une planche. Cette dame du monde ne comprenait pas le plaisir qu'un si grand génie pouvait trouver dans le commerce de pareilles gens. Mais Gœthe, volontiers silencieux devant les beaux esprits qui n'ont d'autres idées que celles de leurs livres, était homme à causer sans ennui avec son cocher, appelant son attention sur chaque objet instructif de la route qu'ils parcouraient ensemble et se délectant de toutes ses remarques '.
Il éprouvait à fond ce que Boileau a dit, que
... La nature est vraie, et d'abord on la sent.
La valeur des conversations se mesure au degré de généralité des sujets dont on cause; les conversations excellentes sont celles où, sans lourde insistance et sans pédanterie, les interlocuteurs touchent aux plus sérieuses questions qui puissent intéresser leur ville, leur pays, l'humanité, le monde; les basses, les fai-
1. Lewes, The life of Goethe.
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bles ont pour défaut l'absence de toute idée générale, et le type infime de la mauvaise conversation est le cancan, qui ne consiste qu'en vains commérages sur le compte des individus. L'intérêt élevé, substantiel de toutes les conversations d'Hermann et Dorothée est une des principales beautés du poème; on pourrait en extraire (et je crois qu'on l'a fait) une suite de maximes solides et variées, applicables à toutes les circonstances de la vie et dignes de composer une sorte de livre d'or de l'humanité.
Mais ce qu'il y a de plus admirable, au point de vue dramatique, c'est que ces paroles si riches de sens ne paraissent ni tirées de l'esprit ingénieux du poète venant se substituer à ses personnages, ni déplacées dans la bouche des petites gens qui les prononcent. Elles sortent tout bonnement des circonstances mêmes qui servent de point de départ aux entretiens. A la fois simples et profondes, elles sont le fruit savoureux, absolument sincère et naturel, de l'expérience de la vie, telle que chacun des interlocuteurs a pu la faire dans l'exercice de son métier spécial. Le cours de leurs existences, de leurs professions si diverses, n'a pas appris tout à fait les mêmes choses au pharmacien et à l'aubergiste; ils n'expriment tous deux qu'une partie, et même fort incomplète, de la vérité morale, celle qu'ils ont personnellement éprouvée et reconnue juste.
Le pasteur est un personnage mieux fait pour représenter, grâce à la nature de ses fonctions, la totalité de la sagesse, et des trois amis c'est lui, en
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effet, dont la parole s'élève le plus haut; mais la jeunesse aimable et souriante que le poète lui a prêtée rétablit entre lui et les deux autres une sorte de niveau, elle humanise une perfection dont l'inconvénient pourrait être d'inspirer plus d'estime et de vénération que d'intérêt. « C'était un jeune homme touchant à l'âge mûr. Il faisait l'ornement de la ville; il connaissait la vie et les besoins de son auditoire. Il était pénétré de la haute valeur des saintes Ecritures, qui nous dévoilent la destinée et les sentiments des hommes, et il connaissait aussi les meilleurs livres profanes. » Cette culture d'honnête homme, mêlant un peu de sagesse humaine aux mystères de la Révélation, élargit singulièrement l'horizon du jeune pasteur de Gœthe et fait de lui un personnage autrement distingué que le père de Louise. « le vénérable pasteur de Grünau ».
Mais, quelle que soit la valeur des idées générales dans Hermann et Dorothée, elle devient peu de chose si on la compare à la valeur des sentiments généraux, Avec quel art, ou plutôt avec quelle félicité d'inspiration, Gœthe a su rassembler dans un poème si court tous les sentiments qui sont la force et l'honneur de l'humanité !
Au premier rang l'amour, l'attraction réciproque des sexes, ayant pour fin le mariage, le bonheur domestique; puis l'amour de la patrie, le dévouement de l'individu à la cause publique; l'amour paternel et l'amour maternel dans leurs nuances les plus délicates; l'amour conjugal, avec sa large et solide
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assiette qui lui permet de supporter de petites oscillations d'humeur; l'amour filial, plus ou moins tendre et abandonné suivant qu'il s'attache au père ou à la mère, mais accompagné dans les deux cas de la plus profonde vénération; les vertus civiques, la sociabilité, la politesse, qui rapprochent les citoyens d'une même ville et les portent à se prêter une mutuelle assistance; la charité exercée envers les hommes à titre de frères; enfin le sentiment de l'honneur personnel, la fière dignité de l'homme et de la femme.
Voilà les fondations solides, éternelles, du merveilleux édifice; c'est par ces sentiments simples et sains que la poésie de Gœthe a ses racines profondes dans le cœur humain, qu'elle est de tous les temps, qu'elle est de tous les peuples, jeune comme celle d'Homère, mais plus riche que celle d'Homère d'une expérience morale de deux mille ans.
Shakespeare a fait usage d'un terme assez curieux pour désigner ce qui est creux et faux, ce qui n'a qu'une vaine apparence : modem, dit-il quelquefois là où tantôt nous dirions vide, et tantôt prétentieux. Indirect, mais expressif hommage rendu à la solide beauté de l'antique! De toutes les œuvres de la littérature moderne, aucune n'est moins moderne, en ce sens, qu'Hermann et Dorothée. Les anciens n'auraient rien compris à nos prétendues imitations de l'antiquité grecque, telles que la Renaissance et le théâtre de Racine les mirent à la mode en Europe; peulêtre auraient-ils un peu mieux goûté le Télémaque? et encore, combien de raffinements et d'afféteries
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modernes dans cet ouvrage, que le XVIIIe siècle admirait trop pour qu'il puisse être vraiment conforme à l'esprit de l'antiquité! La conscience scrupuleuse à l'excès de cette sublime Iphigénie de Gœthe sacrifiant la vie d'Oresteet de Pylade au devoir absolu de dire la vérité, même à un roi barbare, aurait étonné jusqu'au scandale la plupart des Athéniens du ve siècle ; mais, dans Hermann et Dorothée, il n'y a pas un seul sentiment qui ne soit simple, vrai, naturel à tel point que ce poème eût pu se faire comprendre et goûter sans beaucoup d'effort par les contemporains de Sophocle et d'Homère.
C'est ainsi que la poésie de Gœthe relève et honore ce qui est humble : d'une petite ville elle fait un abrégé du monde, et de cinq ou six bourgeois les représentants de l'humanité.
On peut appliquer de tout point à Hermann et Dorothée un jugement que Gœthe portait sur je ne sais quel écrit de Byron : « Tout ici, disait-il, est original, et tout est serré, solide, spirituel. Il n'y a pas un passage faible ; il n'y a pas un endroit gros comme la tête d'une épingle, où manquent l'invention et l'esprit poétique. » Mais si la poésie est partout dans l'œuvre de Gœthe, si elle existe dans les réflexions du pharmacien, dans les boutades de l'aubergiste, aussi bien que dans les scènes délicieuses d'Hermann avec sa mère et avec Dorothée sous le poirier et au bord de la source, elle peut avoir plus ou moins d'évidence, plus ou moins de relief et d'éclat. Objective en
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mainte place du poème, comme dans les pages naïves des poètes primitifs, elle n'y fait alors, pour ainsi dire, qu'un seul et même corps avec la réalité des choses. Par quel secret de l'art l'auteur d'Hermann et Dorothée a-t-il su rejoindre, à travers tant de siècles, les poètes non seulement anciens, mais primilifs, et ressembler au père de toute poésie, au vieil Homère, plus que ne lui a jamais ressemblé personne de sa postérité? Il n'y a pas, en esthétique, de question plus curieuse, j'ose même dire plus amusante à étudier.
Le prosaïsme de notre civilisation moderne vient surtout de la division de plus en plus grande du tra- vail et des industries, grâce à laquelle l'individu, par ses seules forces, par ses seuls talents, ne peut rien et périrait bientôt s'il venait à se séparer de l'outillage puissant qui, sans être manié par ses propres mains, le fait vivre. Pour prendre l'exemple le plus proche, comptez combien d'intermédiaires étrangers, combien d'instruments que vous ne touchez pas, que peut-être même vous ne connaissez pas, ont été nécessaires pour que la côtelette dont vous déjeunez paraisse sur votre table! La cuisine peut, comme toute chose, devenir un objet de poésie, à condition qu'elle soit jusqu'à un certain point notre œuvre personnelle. Les jeunes filles qui dédaignent de mettre elles-mêmes la main à la pâte, trouvant cette besogne au-dessous d'elles, ne se doutent point qu'elles se privent par là d'un charme poétique sensible aux yeux des vrais hommes de goût, et par lequel Gœthe s'est montré subjugué dès le temps de sa belle et
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conquérante jeunesse. N'est-ce pas dans l'emploi de ménagère que Charlotte lui est d'abord apparue, et aucune impression peut-elle se comparer à celle que ce spectacle fit sur lui?
Tant que dure l'état poétique du monde, le héros d'épopée est à la fois chasseur, boucher et cuisinier ; il tue, dépèce et fait rôtir la bête qui sert à son festin. Sa charrue, sa tente, son bouclier, son épée, le vaisseau sur lequel il traverse les mers, le char qui le porte au combat, sont son ouvrage, ou, s'il ne les a pas faits lui-même, il en connaît assez la fabrication pour pouvoir les réparer au besoin.. Le sceptre d'Agamemnon est un bâton de famille que son aïeul a coupé sur la montagne, et qu'il a transmis à ses descendants. Ulysse façonne de ses mains sa couche nuptiale. Nausicaa, fille de roi, va blanchir son linge à la rivière. Dans tout ce qui l'environne, dans tout ce qui sert à son usage, l'homme reconnaît les créations de sa propre activité. Partout éclate la fraîcheur des inventions nouvelles, la fierté de posséder ce qu'on ne doit qu'à soi, la joie triomphante de la conquète
Mais la multiplicité des engins mécaniques et des bras mercenaires ne tarda pas à faire évanouir la poésie des temps primitifs, en paralysant le jeu libre et direct de la personne humaine. Notre existence individuelle dépend aujourd'hui de toute une organisation sociale, de tout un engrenage matériel, qui
1. Hegel, Cours d'esthétique.
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existait longtemps avant nous, que nous n'apprenons à connaître qu'à peine et en faible partie, et dont l'énorme prépondérance réduit à néant le rôle de nos mains.
Il est très vrai que ce progrès même de la machine ne prouve pas autre chose que la puissance de! l'homme, son génie, son glorieux empire sur la nature, aux yeux de l'intelligence qui raisonne; mais le jugement esthétique est de première intuition, il ne procède pas d'une opération logique, et aucune considération rationnelle ne fera jamais que de vigoureux rameurs courbés sur leurs bancs et faisant force de rames, un cavalier lancé au galop de sa monture qu'il maîtrise à son gré, ne soient pas des objets plus poétiques en eux-mêmes qu'une hélice ou qu'une locomotive.
Contemplez maintenant les personnages de Gœthe.
Dorothée, armée d'une longue baguette, touche ses bœufs et dirige avec adresse le puissant attelage; une cruche dans chaque main, elle va d'un pas léger à la fontaine puiser de l'eau. La mère d'Hermann, traversant son jardin, redresse les tuteurs sur lesquels s'appuient les pesants rameaux du poirier et les branches du pommier chargé de fruits ; elle ôte diligemment les chenilles qui rampent sur les choux rebondis. Hermann panse lui-même ses magnifiques étalons; il ne les confie à personne, et le palefrenier . n'est là que pour lui donner un coup de main. « Hermann courut à l'écurie, où les ardents étalons, tran-
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quilles devant leur crèche, mangeaient l'avoine pure et le foin récolté dans les meilleures prairies. Il leur mit le mors luisant; il passa les courroies dans les boucles argentées, attacha les longues et larges brides; puis il conduisit ses chevaux dans la cour, où le valet zélé poussa sans peine la voiture en la prenant par le timon. Tous deux mesurèrent la longueur des traits et attelèrent les chevaux rapides. Hermann prit le fouet, s'assit et fit avancer la voiture sous la porte voûtée. »
Comparons à ces personnages naturellement poétiques ceux de l'idylle de Voss ; ils se font prosaïquement servir par un domestique qui, dans une promenade en bateau, par exemple, dirige l'embarcation, pendant que Louise chante des cantiques à son père. Sans doute ils sont rendus paresseux par leurs copieuses et continuelles collations ; mais remarquons, à ce propos, l'absurdité antipoétique de leurs libations de café, quelle qu'en puisse être l'utilité comne digestif. Le café n'est pas un produit cultivé par leurs mains, récolté sur leur sol; ils l'ont trouvé chez l'épicier, qui leur en a donné pour de l'argent. Mais l'aubergiste du Lion-d'Or boit avec ses amis du vin de sa propre vigne et qu'il a vendangé et mis en fût luimême.
La charité exercée envers les émigrants, dans le poème de Gœthe, est poétique; Hermann, personnellement, se met en frais pour eux et leur apporte des dons en nature : pain, lourds jambons, bouteilles de vin et de bière, chemises, couvertures, vieille robe de
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chambre. La charité prosaïque organise une collecte et souscrit pour vingt francs.
Il y a dans le poème un personnage intéressant, quoique secondaire, dont l'exemple peut encore nous montrer, d'une manière frappante, par quel heureux choix de circonstances Gœthe arrive, sans effort et tout naturellement, à faire renaître au milieu de noire prose contemporaine la fleur de la poésie primitive. Ce personnage, c'est le juge.
Dans l'état actuel de la civilisation, aucune fonction n'est plus prosaïque que celle de rendre la justice. L'initiative personnelle, la libre inspiration du magistrat ne peuvent s'exercer que dans un cercle très étroit de choses accessoires; pour tout l'essentiel, il est strictement assujetti à un code et à une procédure. Vivante incarnation des lois qui ont réglé par un système d'articles abstraits tous les rapports des citoyens entre eux et supprimé la pittoresque indépendance des temps héroïques et chevaleresques, le magistrat moderne nous apparaît comme la personnification même de la prose.
Jadis la justice était poétique. Un sceptre dans la main, siégeant sous le ciel bleu, elle écoutait les plaintes et pacifiait les différends; ou bien, armée de pied en cap, elle se chargeait elle-même du redressement des torts et de l'exécution de la vengeance. « Maintes fois, raconte Joinville, il advint qu'en été le roi allait s'asseoir au bois de Vincennes, après sa messe, et s'accotait à un chêne, et nous faisait asseoir
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f autour de lui. Et tous ceux qui avaient affaire venaient I lui parler, sans empêchement d'huissiers ni d'autres gens. » La loi n'était en ces temps-là que la volonté des hommes forts, bienfaiteurs ou tyrans des peuples.
Il est clair qu'un pareil état de choses est détestable. Les poètes qui font mine de regretter « le bon vieux temps » ne voudraient pas s'y voir en peinture. Mais l'instinct qui, dans l'histoire moderne, leur fait rechercher comme plus poétiques les époques violentes et troublées, est profondément juste ; car alors, les liens de l'ordre social étant relâchés et les lois sans force, la grandeur individuelle a beau jeu. « Lorsqu'un peuple, dit Gœthe par la bouche éloquente de son pasteur, coule des jours heureux sur une terre féconde dont les riches produits, renouvelés chaque année, fournissent abondamment à ses besoins, alors tout va de soi-même. Chacun se croit le plus sage comme le meilleur, et celui qui l'est en effet reste confondu avec les autres, les événements de la vie suivant tout doucement leur cours monotone et tranquille. Mais si le malheur vient à bouleverser le cours ordinaire des choses, s'il renverse l'édifice hospitalier, le jardin et la moisson, s'il arrache à leur demeure l'homme et la femme pour les chasser à l'aventure durant d'affreuses nuits et des jours pleins d'angoisse, oh! c'est alors qu'on reconnaît quel est l'homme vraiment supérieur, et ses paroles pleines d'autorité ne sont pas prononcées en vain. »
La confusion anarchique qui règne dans la troupe des émigrants fournit à Goethe une occasion trè§
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simple de relever le prosaïsme professionnel de son juge et de faire briller au front de ce personnage incolore l'auréole de poésie qui s'attache naturellement à la majesté non des fonctions, mais du caractère.
« Le tumulte s'accroît; des hommes en colère se menacent autour des chariots; les femmes mêlent leurs cris à la dispute. Mais voici qu'un vieillard à la noble démarche s'avance au milieu de la querelle; il réclame la paix, il commande avec l'autorité d'un père, et le silence se fait aussitôt. » Puis il parle. Le calme rentre dans les cœurs irrités; d'un commun accord tous rangent avec ordre leurs bestiaux et leurs chariots. Frappés d'étonnement et de vénération, les témoins de cette scène croient voir un de ces anciens pasteurs de peuples qui guidaient au travers des déserts et des terres inconnues les tribus errantes d'Israël, et ce juge d'une petite bourgade allemande, grandissant tout à coup à leurs yeux et aux nôtres, alteint les proportions épiques d'un Moïse ou d'un
Josué.
Telle est, dans Hermann et Dorothée, la poésie du sujet.
On a souvent dit que Gœthe avait pour la matière qu'il mettait en œuvre une suprême indifférence, se faisant fort par son talent d'artiste de donner au néant lui-même l'existence et la forme. Je le veux bien ; cependant il faut avoir grand soin de ne point confondre Gœthe avec ces virtuoses qui n'ont pas d'autre
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génie qu'une adresse extraordinaire d'exécution, et qui, connaissant à fond toutes les ressources d'une versification et d'une langue, éblouissent les yeux avec des mots comme un jongleur avec des boules ou des bouteilles.
Gœthe méprisait de tout son cœur la rhétorique superficielle des poètes creux qui ne jurent que parla forme. « On ne veut pas voir, disait-il, que la vraie force et l'effet d'une poésie résident dans l'idée, dans le motif. Aussi on écrit des milliers de poésies dont le motif est nul, et qui simulent une espèce d'existence par une versification sonore. »
La poésie d'Hermann et Dorothée n'est pas seulement un effet prestigieux d'arrangement et de diction : c'est une réalité substantielle, inhérente au sujet lui-même, mais cachée, qu'un grand poète comme Gœthe pouvait seul découvrir, qu'un artiste tel que lui pouvait seul nous faire voir. Rompant avec la convention, avec le faux idéalisme, Gœthe regarde attentivement les choses, et sur le terrain de la vie bourgeoise il voit refleurir la poésie du monde primitif; dans les incidents d'une histoire commune il développe à nos yeux tous les sentiments simples et primordiaux de la nature humaine.
Ce poème étonnant est-il une églogue ou une épopée? La question a été vivement débattue, mais il n'y en a pas de plus vaine. Qu'importe aux choses le nom dont on les nomme? et quel surcroît d'honneur peut-il y avoir pour un chef-d'œuvre de l'esprit humain
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à rentrer dans telle ou telle classification de la critique?
Je ne suis pas bien sûr que le Misanthrope et le Tartufe soient des comédies; je ne sais trop quel nom donner à Cymbeline, au Marchand de Venise, à la Tempête; Esther, me dit-on, est une élégie : peutêtre; en concluez-vous la moindre chose contre Racine, Shakespeare, Molière? Si quelqu'un était a blâmer, ce ne pourrait être que les théoriciens de l'art, qui n'ont pas fait leurs catégories assez larges ou assez nombreuses.
Il y a de la poésie épique dans Hermann et Dorothée, il y a aussi de la poésie bucolique; il y a encore de la poésie élégiaque, tragique et même comique ; mais surtout, — et cela doit suffire, — il y a de la poésie.
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II
L'ART DE LA COMPOSITION
Si l'on trouvait que j'exagère l'importance relative d'Hermann et Dorothée parmi les ouvrages de Gœthe, et si l'on me citait Faust comme une conception plus hardie, plus puissante, plus originale, je commencerais par ne pas accorder sans quelques débats la supériorité de Faust, même à l'égard de l'invention; mais enfin, s'il fallait céder sur ce point, je me retrancherais dans un poste invincible : l'absolue perfection de la composition du petit poème. Comme il est décousu ce grand poème de Faust, non seulement dans sa seconde partie, mais même dans sa première! Quel capharnaüm d'idées confuses, contradictoires! Quel manque de dessein suivi et de logique! Comme la légende populaire se fond mal avec le symbole ! Quelle scène puérile que cette cuisine de sorcière! Quel pauvre et ennuyeux hors-d'œuvre que cette nuit de Walpurgis! D'admirables beautés suivent ou précèdent ces froides bizarreries, mais ce ne sont que des
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beautés fragmentaires, et Faust tout entier n'est qu'un fragment. Si le génie créateur est moindre dans llermann et Dorothée (question controversable), au moins est-ce une composition achevée; or, ce qui est achevé satisfait seul l'esprit.
Dans ce poème, deux groupes de personnages attirent notre attention : d'une part, la famille d'Hermann; d'autre part, les émigrants, parmi lesquels se détache Dorothée.
De ces deux groupes, le second est le plus intéressant, le plus sympathique à tous les cœurs, le plus poétique à tous les yeux. Aussi était-il à craindre qu'il n'usurpât la place principale, et que le premier groupe (JJremier puisqu'il contient le héros du poème) ne se trouvât reculé à l'arrière-plan dans l'imagination des lecteurs. L'art de Gœthe a été de maintenir continuellement en relief l'entourage d'Hermann, par la part directe qu'il prend à l'action, et de présenter celui de Dorothée en sous-œuvre, la plupart du temps par des récits. C'est à l'auberge du Lion-d'Or que le poème s'ouvre et qu'il se conclut. Le père et la mère d'Hermann, le pasteur, le pharmacien, sont des peintures complètes, ayant une précision de contours, une vivacité de coloris, que n'égalent pas tout à fait la belle esquisse du juge ni le croquis léger de l'accouchée.
Pour prendre à un autre art une autre comparaison, les personnages de l'émigration sont aux parents et aux amis d'Hermann ce que l'accompagnement est au chant. D'un bout à l'autre du poème gronde, comme
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une basse grave et solennelle, le tumulte de la Révolution et de la guerre; il s'élève plus ou moins, se mariant aux sons de l'idylle, jusqu'à ce qu'il éclate, au finale, dans un accord magnifique de l'orchestre avec la principale voix de la scène. Le premier effet de l'amour sur le cœur pacifique d'Hermann est d'éveiller en lui les sentiments mâles et généreux, et, lorsqu'il joint sa main à celle de Dorothée, c'est comme un défenseur du foyer de ses pères que ce berger d'Arcadie nous apparaît au moment le plus doux de la pastorale; les dernières paroles qu'il prononce, d'une voix sérieuse et ferme, nous laissent la haute idée d'un soldat résolu à prendre virilement les armes pour la patrie et à repousser l'ennemi national.
L'action commence avec la grande chaleur du jour, en été, et se termine à la nuit close; elle a donc une durée de huit à dix heures au plus.
Ce qu'on appelle unité de temps est, comme l'unité de lieu, quelque chose d'indifférent en soi, mais qui ajoute au drame ou au récit une beauté singulière, si, dans un espace ainsi économisé, une action intéressante, bien suivie et complète, peut se développer sans aucune gêne. En toute chose la plus grande habileté est celle qui produit le plus d'effet avec le moins de moyens.
L'unité de temps n'a rien d'admirable dans le Cid, par exemple; elle gâte même assez gravement le chefd'œuvre de Corneille, parce qu',elle fait violence à la quantité tout à fait invraisemblable d'incidents et
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surtout de sentiments resserrés avec peine dans l'espace étroit de vingt-quatre heures par un grand poète, si malheureusement préoccupé d'une règle secondaire de l'art, qu'il allait jusqu'à enfreindre à cause d'elle les règles essentielles de la nature. Corneille ayant toujours eu le goût des sujets extraordinaires, des actions riches en péripéties, des intrigues compliquées, les unités étaient malaisément conciliâmes avec son système dramatique, et l'on doit regretter qu'il en ait subi le joug.
Au contraire, dans Bérénice, Phèdre, Britannicus, et le théâtre de Racine en général, les unités sont une beauté de plus, ou, pour mieux dire, elles sont une beauté nécessaire, en intime harmonie avec tout le reste, une loi intérieure de l'art perfectionné du poète. Cet art consiste à choisir un sujet simple et à tirer tous les incidents dont l'action doit se composer du jeu naturel des passions et du caractère des personnages. Au merveilleux qui étonne succède la vérité, qui touche davantage et ne charme pas moins.
Gœthe a construit son petit poème de la même façon et aussi bien que Racine a construit ses tragédies; c'est le plus bel éloge que je puisse faire de son talent de composition, cet art ayant atteint chez Racine une perfection qu'il n'est pas possible de surpasser.
Il n'emploie dans Hermann et Dorothée aucune de ces machines qui constituent le merveilleux, ingrédient nécessaire des vieilles recettes du poème épique ;
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la seule merveille de l'histoire est que, dans le même jour, Hermann rencontre Dorothée et devienne son fiancé; mais cette promptitude insolite résulte le plus naturellement du monde de la situation même. Si
Hermann ne fait pas diligence, la marche de l'émigration entraînera Dorothée loin de ses yeux, et elle sera perdue pour lui sans retour. La conscience qu'il a de cette nécessité n'est pas le moindre de ses ennuis : « 0 ma mère! s'écrie-t-il, si aujourd'hui même je ne l'amène pas comme fiancée dans notre maison, elle s'éloigne, et le désordre de la guerre et cette fuite aventureuse me l'enlèvent peut-être à tout jamais! »
Le principal obstacle au mariage du jeune homme vient d'un trait du caractère de son père, bourgeois ambitieux et colérique, et cet obstacle est levé par un autre trait du même caractère, par la bonté paterne de ce gros commerçant, égale ou supérieure chez lui aux emportements de l'humeur et de la vanité.
Le nœud particulier qui se forme, au septième chant, par suite du langage équivoque d'Hermann et de l'erreur de Dorothée, croyant qu'on lui offre une place de servante, ce nœud qui ne se dénoue qu'à la fin, ce malentendu qui, avant de s'expliquer, engendre une série d'effets de plus en plus beaux, résulte encore des caractères du jeune homme et de la jeune fille aussi naturellement que la plante sort du germe.
Timide par tempérament et, en outre, dans les circonstances où il se trouvait, ému, troublé, inquiet des conséquences de sa démarche, désespéré à la vue du
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fatal anneau d'or qui brillait au doigt de l'étrangère, Hermann devait s'embarrasser dans sa déclaration, balbutier et rester court. Dorothée, de son côté, étantj bonne et simple de cœur, ayant autant de rectitude que de présence d'esprit, devait venir au secours du jeune homme par la réponse qu'elle lui fait et par la résolution qu'elle prend sans hésiter. Dans sa situation de pauvre émigrante, elle ne pouvait supposer que le fils du riche aubergiste lui offrît sa main, tandis que la proposition d'entrer chez ses parents comme domestique était une chose très vraisemblable et qui n'offensait pas sa modestie. Enfin la joie d'Hermann à l'idée de garder Dorothée près de lui au moins de cette manière, sa crainte de tout perdre par une explication prématurée, devait lui faire saisir des deux mains ce malentendu bienheureux comme une véritable planche de salut 1.
Cette logique intérieure qui naturellement, sans contrainte, sans invraisemblance, tire de motifs purement moraux tous les incidents d'une action courle, rapide et pleine, est le comble de l'art, et c'est là que triomphe, avec Racine, l'auteur d'Hermann et Dorothée. Dans le document original où Gœthe a pris l'idée de son poème, dans une histoire, publiée à Leipzig en 1732, des luthériens expulsés de l'archevêché de Salzbourg, le jeune homme de la ville de Gera, amoureux d'une jeune fille de l'émigration, lui demande par ruse si elle veut bien s'engager au
1. Wilhelm von Humboldt's, /Esthetischc Versuche über Gcethe"s
Hermann und Dorothea.
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service de son père. Prêter à Hermann une semblable ruse eût été un contresens psychologique des plus maladroits en lui-môme et fort grave dans ses conséquences, car il aurait ruiné par la base la beauté profonde de la composition.
Un parallélisme très poétique entre la nature extérieure et les sentiments des personnages règne durant le cours entier de l'action.
Elle se passe en un jour d'été, beau et serein en apparence, mais chargé d'électricité et qui doit finir par un orage. C'est un temps à rendre l'aubergiste plus irritable, le pharmacien plus impatient, Hermann plus agité et plus inquiet. Dès le matin, un vent du midi soulève la poussière. On ne peut sortir sans être en nage, et tous les promeneurs, le visage enflammé, essuient avec leurs mouchoirs la sueur de leurs fronts.
Les mouches abondent et sont féroces. L'aubergiste et sa femme croient, il est vrai, que le temps est sec et qu'il va durer; mais, en météorologie, les gens de la campagne se trompent presque autant que le bureau des longitudes. Qui jamais, plus qu'Hermann et plus que Dorothée, dut croire à la durée, à l'éternité du ciel bleu, en cet instant suprême de l'aprèsmidi où « ils virent leurs images se balancer, réfléchies dans l'azur de la source, et s'incliner l'une vers l'autre, et se saluer amicalement dans le miroir »?
Mais le jour baisse; l'orage se forme à l'horizon. « Hâtons-nous », dit Hermann à sa bien-aimée; et tous deux marchent à grands pas, « admirant les
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blés magnifiques que le vent balance sur leurs tiges et qui égalent presque la haute taille du jeune couple passant au travers ». Les rayons obliques du soleil, s'échappant du bas d'un lourd nuage bordé de cuivre et d'or, projettent sur la plaine une dernière lueur où se dessine la silhouette grandissante des deux amants. Le crépuscule est de courte durée, un voile épais s'étend sur le ciel; bientôt la nuit commence. Hermann et Dorothée sont arrivés sous le poirier, où ils font halte.
Le grand poète, qui vient de faire rayonner toute la pureté du ciel sur le premier rapprochement des deux cœurs au bord de la fontaine, ne va pas recommencer la même scène sous le poirier sans l'éclairer d'un nouveau sourire de la nature. Du milieu des nuages la lune, dans son plein, se dégage tout à coup. Dorothée, après avoir questionné Hermann sur le caractère de ses parents et sur la conduite qu'elle devra tenir pour se rendre agréable à chacun d'eux, vient de lui demander comment elle doit aussi agir envers lui, le fils unique de ses maîtres, qui plus tard deviendra le maître à son tour? Ils s'asseyent sous l'arbre. Après un silence, Hermann répond, en prenant la main de la jeune fille : « Consulte ton cœur, et obéis à toutes ses inspirations. » Il n'ajoute rien, et un second silence a lieu. Enfin Dorothée s'écrie : « Que j'aime cette douce clarté de la lune! » Délicieuse substitution d'objets familière à l'amour! Déjà, près de la source, Dorothée s'était laissée prendre d'une admiration attendrie pour
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l'eau fraîche et ruisselante. Le cœur épanoui par l'amour devient sensible à toutes les impressions, et la bouche, qui n'ose encore lancer à sa véritable adresse le doux verbe aimer, le conjugue avec la nature entière.
Ce beau clair de lune n'a qu'un instant. De profondes ténèbres, traversées par des éclairs sinistres, ne tardent pas à lui succéder. Dorothée est conduite avec précaution par Hermann le long du sentier étroit et rapide qui descend à travers la vigne. Soudain le pied lui manque, elle glisse sur son guide, qui déploie son bras robuste et, raide luimême comme le marbre, sert d'appui sans broncher à la superbe créature, honneur et modèle de son sexe. Mais Hermann est aussi l'honneur du sien; nulle part il ne parait plus grand que dans cette circonstance, où, viril et chaste, il conserve toute sa force physique et morale.
Dès qu'ils sont entrés dans la maison, l'orage éclate, et en même temps a lieu la crise que devait provoquer la prolongation du malentendu entre les deux amants.
Aux premières paroles du facétieux aubergiste, la pauvre fille, croyant qu'on se moque d'elle, rougit de honte et répond avec dignité en maîtrisant son amère douleur. Mais quand le pasteur, qui l'éprouve, a parlé à son tour, elle ne peut plus se contenir et ses vrais sentiments débordent. Son cœur se gonfle, un profond soupir s'exhale de sa poitrine, et ses yeux laissent échapper un torrent de larmes brûlantes. Elle fait avec passion l'aveu de son amour, de peur qu'on
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ne se méprenne sur son compte et qu'on ne l'accuse d'un orgueil déplacé dans son humble condition. Un tel aveu lâché, il ne lui reste plus qu'à partir sur-lechamp. « Rien ne m'arrêtera, je le déclare, ni la nuit épaisse qui couvre la terre, ni le tonnerre que j'entends gronder, ni la pluie qui tombe à grands flots, ni le vent qui mugit avec violence 1 »
Quel caractère que celui de cette jeune fille, dont tous les éléments déchaînés ne peuvent faire fléchir la fière indépendance et la ferme résolution! Quelle symphonie que ce duo de la tempête et de la volonté passionnée ! Mais au dehors « la pluie qui tombe à grands flots » est une bénédiction pour la terre altérée; les pleurs de Dorothée sont aussi un bienfait pour elle, pour Hermann, pour les heureux parents, et cet orage du cœur se termine en moisson abondante de bonheur et d'amour.
C'est un principe de composition, en poésie comme en architecture, qu'aucune partie de l'ouvrage, pas mêmes celles qui semblent de pur ornement, n'ait en elle-même sa raison d'être, mais que chaque détail soit motivé par ce qui précède ou par ce qui suit et concoure à l'effet de l'ensemble. L'auteur d'Hermann et Dorothée n'a point failli à cette grande règle de l'art grec et de l'art français, qui doivent à la logique leur perfection exemplaire. Athalie et le Parthénon ne sont pas mieux construits que ce poème en neuf chants. Rien n'y paraît de trop, et tout est nécessaire.
Pour citer quelques exemples, le faux pas que fait
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(Dorothée en entrant à l'auberge du Lion-d'Or n'est pas seulement l'occasion du beau tableau où nous voyons : Hermann, ferme et respectueux, soutenir un instant le doux fardeau de la jeune fille : il annonce, il prépare la scène de tragi-comédie qui va suivre, et Dorothée, moitié riante et moitié sérieuse, interprète elle-même cet accident comme un fâcheux présage.
Quels récits d'événements antérieurs à l'action furent jamais moins semblables à des hors-d'œuvre que ceux de l'incendie, au deuxième chant, et de la Révolution française, au sixième? Ce que le héros nous révèle de plus intéressant sur son propre cœur et sa propre histoire se rattache par des liens très étroits au premier de ces deux récits; le second, introduction naturelle et nécessaire des faits dont nous sommes spectateurs, mentionne une circonstance caractéristique de la vie de l'héroïne : « Elle était restée avec ses compagnes dans une ferme isolée, pendant que les hommes marchaient à l'ennemi. Tout à coup une petite bande de fuyards envahit la cour, commence le pillage et pénètre dans la chambre des femmes. Un désir effréné les saisit, ils s'élancent sur la troupe tremblante. Elle, sans hésiter, arrache le sabre à l'un d'eux, lui en assène un coup violent et le jette mourant à ses pieds. Avec une mâle intrépidité, elle frappe encore quatre de ces brigands, qui échappent à la mort par la fuite, et sauve ainsi ses compagnes; barricadant ensuite la porte de la ferme, elle reste à veiller les armes à la main. »
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Quelques critiques, préoccupés de cette idée qu'aucun ouvrage parfait n'est sorti de la main des hommes, — ou peut-être saisis de la même impatience qui anima contre Aristide un paysan de l'Attique, — ont blâmé avec empressement cette force physique de Dorothée comme un trait excessif qui fait sortir la jeune fille des conditions de son sexe. Reproche irréfléchi! on oublie que l'époque extraordinaire où l'action se passe veut des caractères exceptionnels, et qu'à la fin du poème, Hermann, la main dans celle de sa vaillante épouse, lui dira : « Qu'à présent ou plus tard l'ennemi vienne nous menacer, c'est toi qui me donneras mes armes. »
L'exemple le plus beau de l'art avec lequel Gœthe compose est l'ouverture du dernier chant.
Une courte invocation aux Muses, la seule qui soit dans tout le poème, nous annonce d'abord que nous touchons au but, mais qu'il nous reste un obstacle à franchir, et elle nous transporte chez les parents d'Hermann. On y attend avec impatience le retour du fils de la maison. La mère ne peut rester en place. Trois fois elle est rentrée dans la salle où le pasteur et le pharmacien sont revenus tenir compagnie à l'aubergiste ; elle se plaint du temps, elle se plaint de la nuit, elle se plaint surtout des deux voisins, qui ont quitté Hermann sans avoir fait pour lui la demande en mariage, sans même avoir parlé à la jeune étrangère. Le maître du Lion-cVOr, non moins nerveux au fond et agacé en outre de toutes ces doléances inutiles,
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gronde sa femme d'aggraver le mal par l'étalage bruyant de son inquiétude.
« Dans des moments comme ceux-ci », — dit alors le pétulant pharmacien tranquillement assis à sa place et n'ayant pas pour s'agiter les mêmes motifs que les parents, — « dans des moments comme ceux-ci, je sais toujours gré à mon cher père (Dieu veuille avoir son âme!) d'avoir si bien extirpé chez moi les racines de toute impatience, que mon caractère n'en a pas conservé le moindre vestige et que depuis lors je sais me posséder et attendre aussi philosophiquement, qu'aucun des sept sages. »
— « Comment donc s'y est-il pris? » demande le pasteur en souriant; et le pharmacien, toujours prompt à parler, raconte en détail le bizarre sermon que, dans une circonstance mémorable de ses premières années, son père lui fit, sur la patience, en prenant pour texte un cercueil.
Toute cette scène est d'un caractère mesquin, à la fois comique et funèbre; on y voit grimacer des visages de mauvaise humeur, des parents énervés, un vieil apothicaire goguenard, et finalement le squelette de la mort.
L'entrée du jeune couple, rayonnant de beauté et de vie, aurait manqué misérablement son effet, si elle avait eu lieu, sans transition, à la suite d'une conversation pareille. Mais, à son tour, le pasteur prend la parole :
« L'image saisissante de la mort, dit-il avec une aimable gravité, ne s'offre pas au sage comme un
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objet d'effroi, ni à l'homme pieux comme un terme. Elle ramène le premier à la pratique sérieuse de la vie et lui enseigne l'action ; chez le second elle fortifie, au milieu de l'épreuve, l'espoir d'une félicité à venir. Pour l'un et pour l'autre, la mort devient la vie. Votre père a eu tort de montrer à votre cœur impressionnable d'enfant la mort seule dans la mort. Il faut présenter au jeune homme le tableau d'une noble maturité, au vieillard il faut offrir celui de la jeunesse dans sa fleur, afin que tous deux reposent leurs regards avec joie sur ce cercle éternel où la vie succède sans cesse à la vie. »
Au même moment la porte s'ouvre : le beau couple paraît. Les parents et les amis d'Hermann s'étonnent de la stature et de la beauté de l'étrangère, qui sont en parfaite harmonie avec celles du jeune homme, et quand ils franchissent ensemble le seuil, la porte semble pour eux lr.op petite.
S'il y a un sublime dans l'art de composer, d'introduire les personnes, de présenter les choses, en voilà un exemple. Connaissez-vous, en littérature, un plus bel effet, et qui soit mieux préparé, que cette entrée des deux amants?
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III
LA VÉRITÉ DES CARACTÈRES
Dans l'œuvre quasi divine de la création poétique, créer des caractères est le suprême effort du génie; c'est la production qui achève les autres et qui donne la vie à tout ce petit monde, dont les riches matériaux et la savante architecture ne seraient sans cela qu'un corps sans âme; c'est le miracle à la suite duquel le créateur peut se reposer en se félicitant du travail de ses mains.
Notre mémoire oublie aisément le plan, le sujet même des ouvrages les mieux faits ; combien y a-t-il d'hommes de lettres capables d'analyser au pied levé les chefs-d'œuvre de la comédie, de la tragédie, du roman? Mais tout le monde conserve le souvenir de certains personnages quand une fois on les a vus agir et entendus parler. C'est uniquement par les caractères que le drame ou l'histoire s'empare de l'imagination avec force et ténacité, en sorte que
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prose ou vers, vérité ou fiction, ce qui est dépourvu de figures caractéristiques ne peut rester vivant dans l'esprit du lecteur.
Les caractères excellents sont rares en littérature.
Ils présentent à la fois des traits individuels, qui leur donnent une physionomie bien distincte entre tous les caractères généralement semblables; des traits communs à telle ou telle nation, à telle ou telle époque, qui leur assignent un lieu et une date; enfin des traits universels, qui les rendent partout reconnaissables et partout intéressants.
Tels sont les personnages de Shakespeare. La tendance de l'art français classique est d'effacer un peu trop les angles et les saillies des individus, afin de montrer l'homme dans l'universalité de sa nature.
Cela devint aussi la tendance de l'art grec; mais avant qu'elle eût commencé à prévaloir, les héros de l'épopée homérique s'étaient signalés par une remarquable richesse de traits individuels.
Les personnages d'Hermann et Dorothée, comparables à ceux de Shakespeare et d'Homère, sont à la fois très originaux et très humains.
Quant à ce qu'ils peuvent offrir de vérité relative il l'époque et à la nation auxquelles ils appartiennent, il ne me semble pas qu'il y ait lieu d'en faire un grand mérite à Gœthe; car cette sorte de vérité ne dépend pas du choix des poètes, ne relève pas de l'art, et la médiocrité aussi bien, que le génie, — mieux peutêtre que le génie, — produit des caractères toujours vrais en ce sens. Quand j'entends vanter dans Hermann
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et Dorothée l'exactitude des mœurs allemandes, j'avoue que l'éloge me touche peu. Il est incontestable que les mœurs sont allemandes; mais ce que j'admire infiniment plus que la couleur locale, c'est le goût supérieur, le sentiment élevé de l'idéal, grâce auquel Gœthe a éliminé les particularités trop exclusives de temps et de lieu qui, n'ayant rien d'humainement intéressant, contractent vite un air d'étrangeté ou de ridicule. Le poème de Voss nous laisse voir à chaque page qu'il est l'œuvre d'un Allemand du XVIIIe siècle : est-ce qu'il en vaut mieux pour cela?
Cependant on se complaît, de nos jours, dans cette façon extérieure et superficielle d'apprécier la poésier. L'aberration de la critique littéraire, chez quelquesuns de ceux de nos contemporains qui la représentent avec le plus d'autorité et d'éclat, c'est de considérer, dans les ouvrages d'imagination, surtout la vérité temporaire et locale, justement celle qui ne demande point de talent pour être observée. Dans Shakespeare et dans son théâtre, par exemple, on nous montre d'abord, on nous montre uniquement l'Anglais du xvie siècle, avec un très grand luxe de descriptions pittoresques, où l'on passe tumultueusement en revue les mœurs et la garde-robe du temps, les coutumes et les costumes, — surtout les costumes. Assortir des couleurs, comme faire carillonner des mots sonores, est sans conteste une occupation bien permise à ceux qu'elle amuse, quoique fort différente de celle qui consiste à exprimer des jugements et des idées; mais à quoi bon le Créateur formerait-il
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un grand poète pour fatiguer nos yeux de ces vains exercices? Le premier venu faisait l'affaire.
L'appréciation d'Hermann et Dorothée, sous la plume tapageuse des critiques dont je parle, se dépenserait toute en peintures détaillées de la vie des campagnes et des petites villes allemandes à l'époque de la Révolution ; peut-être même jugeraient-ils le voyage des bords du Rhin nécessaire pour l'intelligence du chef-d'œuvre. Gœthe voyait déjà poindre avec ennui cette race de philistins bardés d'érudition, qui étouffent la poésie sous la géographie et l'histoire. « Les voilà, s'écriait-il, qui s'avisent de chercher quelle ville de la vallée du Rhin j'ai voulu désigner dans Hermann et Dorothée ! Comme s'il ne valait pas beaucoup mieux que chacun s'imagine celle qu'il préfère ! On veut de la vérité positive, de la réalité topographique, et on perd ainsi la poésie. »
Bien volontiers donc je laisserais aux historiens et i aux géographes l'élément national des caractères dans les œuvres d'imagination, pour m'attacher de : préférence à ce que les personnages présentent d'originalité comme individus, et de vérité en tant i qu'hommes. C'est par ces deux aspects, et c'est par le second plus encore que par le premier, que les ? figures du poème de Gœthe sont poétiquement intéressantes.
Nous connaissons en gros le caractère de l'aubergiste. Il ne me reste à signaler chez lui qu'un trait, le plus comique de tous et le plus important, car il fait
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l'unité du personnage : rattachement excessif à sa propre personne. Le pronom Je règne en souverain dans toutes les paroles du propriétaire du Lion-d'Or. Repassez la suite de son rôle, d'un bout à l'autre vous y entendrez cette note dominante. Le poème s'ouvre par un discours de lui, et son premier mot est : Ich habe. Il lui paraît convenable, dans sa position de fortune, d'envoyer du secours aux émigrants, « car donner est le devoir du riche ». J'ajoute qu'il remplit avec plaisir ce devoir, le cœur chez lui étant bon, et la personnalité qui lui fait ramener toute chose à lui-même, comme au centre du petit monde où il vit, n'étant rien moins qu'un dur égoïsme; mais, quant à lui, jamais il ne ferait un pas pour voir de ses yeux les misères qu'il soulage : « Pour moi, dit-il, je ne voudrais pas être là; l'aspect des malheureux m'afflige. »
Complètement ruiné autrefois par l'incendie qui a détruit la maison de son père, l'aubergiste a refait lui-même sa fortune par son intelligence et par son travail. Hermann, bon garçon assurément, mais nature indolente, sans ambition, sans émulation, une de ces médiocrités honnêtes qui seraient satisfaites de passer leur vie « claquemurées à la maison et blotties derrière le poêle », Hermann lui donne peu de joie. Concevons bien le juste orgueil que devait inspirer à ce digne homme la conscience de son mérite personnel, le dépit légitime qu'il devait éprouver en voyant les goûts de son fils, et n'amoindrissons pas la force sérieuse d'un sentiment qui est
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un des ressorts du drame. La répugnance de l'hôte du Lion-d'Or, à l'idée qu'Hermann serait capable d'épouser une pauvre villageoise, est fondée sur des motifs non moins solides que celle de Wallenstein, quand il apprend qu'un simple fils d'officier recherche la main de sa fille.
« Quoi! s'écrie le héros tragique de Schiller, j'aurais fait tant de sacrifices pour m'élever à la hauteur où je suis, pour laisser derrière moi le vulgaire des hommes, et je terminerais ce grand rôle par une alliance ordinaire?... Elle est tout ce qui survivra de moi dans ce monde. Je veux mettre une couronne sur sa tête, et mourir. »
Faut-il, demande le père d'Hermann, que l'homme croisse sur la terre comme un champignon et meure à la place où il est né, sans laisser aucune trace de sa vie et de ses œuvres? Combien il aurait souhaité que son fils entreprît un voyage! « car celui qui a vu les grandes villes n'aura pas de repos jusqu'à ce qu'il ait embelli la sienne, si petite qu'elle soit ». Quant à lui, six fois déjà le conseil d'administration lui a fait l'honneur de le charger de la direction des travaux pour la restauration de l'église et du grand portail, le récrépissage du clocher, la construction des nouveaux aqueducs; et, dans toutes ses entreprises, il a obtenu l'applaudissement des citoyens. Sa doctrine bien ferme est qu'un fils ne doit point se contenter du degré atteint par son père dans l'échelle sociale, mais qu'il doit s'élever plus haut, « car jusqu'où descendraient bientôt la famille et la cité sans ce
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constant progrès? Qui n'avance pas recule... Si mon père avait fait pour moi ce que j'ai fait pour toi, s'il m'avait envoyé à l'école, si j'avais eu des maîtres, en vérité je serais aujourd'hui quelque chose de mieux qu'aubergiste au Lion-d'Or!
Ja, ich waere was anders als Wirth zum goldenen Lœven! »
Au moment où éclate la colère de l'aubergiste de plus en plus échauffé, toute sa personnalité se gonfle et déborde. Avec quel manque de mesure et de tact, avec quel emportement d'amour-propre il fait sentir à Hermann que, dans la question de son mariage, les convenances du père de famille doivent primer les inclinations du fils :
« Ne t'avise pas de m'amener ici pour bru une fille de paysan, une vachère! Dieu merci, j'ai assez vécu pour connaître les usages du monde; je sais recevoir les messieurs et les dames de façon à ce qu'ils s'en aillent contents de mes manières; je sais me rendre agréable aux étrangers ; c'est bien le moins que je trouve une bru qui ait à son tour des prévenances pour moi et qui me délasse de toutes mes fatigues. Je veux qu'elle me joue aussi du clacevin ; je veux que le beau monde et la meilleure société prennent plaisir à se réunir chez moi, comme on fait le dimanche dans la maison du voisin. »
Il est plutôt avantageux pour Hermann que son père, avant qu'on lui ait formellement demandé d'accepter pour bru une fille pauvre, se soit monté d'emblée à un tel diapason et qu'il ait proféré contre cette bru
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imaginaire, qu'il ne méprise encore qu'en principe, la suprême insulte : die Trulle! car cet excès de violence a comblé la mesure; le gros homme, désormais, ne pourra plus que faiblir et céder.
Quand sa femme, secondée par l'éloquence persuasive du pasteur, puis son fils, dans le langage le plus beau et le plus émouvant, viennent successivement le supplier, sa verve est épuisée; il garde le silence. La courte réponse qu'il fait enfin nous le montre fidèle à son caractère, bon au fond, mais personnel toujours, même dans ses mouvements de bonté : « Ainsi donc, il me faut aujourd'hui faire l'épreuve du danger qui menace tous les chefs de famille, celui de voir la mère trop indulgente favoriser la passion du fils, et les voisins se mettre de la partie, dès qu'il s'agit de tomber sur le père ou sur le mari! Je ne veux pas lutter contre vous tous; à quoi cela me servirait-il ? Je vois déjà venir les scènes de bouderie et de larmes. » C'est uniquement dans l'intérêt de sa propre tranquillité qu'il semble d'abord donner son consentement.
Il ne serait guère possible à Hermann de se contenter de cette forme peu gracieuse, et il s'écrierait comme Iphigénie sèchement exaucée par Thoas : « Que ce ne soit pas ainsi, ô mon roi ! » si l'onction d'un sentiment de piété ne venait rendre douces et graves les dernières paroles de l'excellent père. « Allez, examinez, dit-il au pasteur et au pharmacien qui s'offrent pour prendre des informations, et amenez-moi une fille avec la bénédiction de Dieu; sinon, puisse "mon
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fils oublier cet amour !» Un instant auparavant, la mère d'Hermann venait de dire, dans le même sentiment de foi, que le ciel lui-même avait mis sur le passage du jeune homme la femme qu'il devait épouser.
Heureuses les familles où ce pieux langage est naturel et ne fait que traduire une habitude constante de la pensée! aucun dissentiment sérieux ne saurait longtemps les désunir.
L'expression la plus comique de la personnalité de l'aubergiste se trouve au dernier chant du poème, à l'instant aigu de la crise provoquée par le langage équivoque d'Hermann et par le malentendu de Dorothée.
La jeune fille vient de faire, en face de tous les éléments déchaînés, le serment solennel qu'elle ne restera pas une minute de plus dans cette maison, et elle s'avance vivement vers la porte, que défend à grand'peine la mère douloureusement étonnée. Mais le père se lève, ennuyé : « Voilà donc, murmure-t-il, le salaire de mon excessive indulgence! elle n'a servi qu'à m'attirer tout ce qu'il y a pour moi au monde de plus désagréable; car il n'est rien que je puisse moins souffrir que les pleurnicheries des femmes et ces cris passionnés qui jettent la confusion dans les idées, quand il suffirait d'un peu de jugement pour les éclaircir. Je suis las de toutes ces scènes où je ne comprends rien; tirez-vous en vous-mêmes si vous pouvez. Quant à moi, je vais me coucher. »
Et il se dirigea, dit le poète, vers la chambre ou était
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dressé le lit conjugal dans lequel il avait coutume de se reposer et de dormir :
Wo ihm das Ehbett stand und wo erzu ruhen gewohnt war.
Cette fois encore, la menace n'a rien de bien terrible; car, un instant après, nous voyons le bonhomme embrasser Dorothée en s'essuyant les yeux.
L'hôtesse du Lion-d'Or est peinte avec autant de vérité que son mari.
'.< Les hommes sont violents », dit quelque part celte femme aussi digne d'être appelée die kluge, verstandige Hausfrau que le prudent Ulysse 6 7roMu7]T'.ç 'ÛOUüüëÓÇ, « les hommes sont violents, ils ne pensent jamais qu'aux moyens extrêmes, et le moindre obstacle suffit pour les jeter hors de la voie ; mais une femme est habile à trouver les expédients, à prendre même certains détours pour atteindre adroitement le but. » Avec cet art de découvrir le fond des caractères, que Stuart Mill signale comme un talent féminin par excellence, notre intelligente ménagère connaît si parfaitement son mari et son fils que ce serait de leur part la plus vaine prétention d'espérer lui donner le change sur leurs sentiments véritables. Les emportements du premier ne la déconcertent pas, et pendant qu'Hermann croit tout perdu parce que son père s'est mis en colère contre lui, elle sait bien qu'il fait plus de bruit que de mal; elle l'a étudié depuis longtemps et toujours elle l'a vu, plus excité après son dîner, parler fort et beaucoup sans écouter les autres,
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sans souffrir la contradiction; mais cette fièvre ne dure pas, elle se dissipe avec les fumées du vin. La bonne mère saisit avec une hardiesse ingénieuse, — condilion et garantie du succès, — le moment psychologique d'intercéder auprès du père pour Hermann et pour son amour, et ce moment, c'est l'heure même.
Tout en ce monde est soumis à la loi de la réaction ; le calme succède à la tempête, la réflexion chez les hommes de premier mouvement se fait jour quand la passion s'est refroidie; n'est-il pas naturel, pense d'instinct l'habile femme, qu'une sortie aussi injuste contre mon brave Hermann soit suivie d'un peu de repentir secret? Allons donc sans retard en recueillir le fruit. « Nous aurons recours, ajoute-t-elle, aux deux amis encore attablés en cet instant auprès de ton père, et le sage pasteur surtout nous aidera. »
La mère et le pasteur ont un coup d'œil également pénétrant; ils lisent avec la même facilité, l'un et l'autre, dans le cœur du père et dans celui du fils; mais le pasteur est versé dans la connaissance des saintes Ecritures et des meilleurs livres profanes ; la mère, simple femme, n'a pas d'autre science que celle de l'esprit naturel et du cœur.
La clairvoyance de la tendresse maternelle : voilà le trait que Gœthe a fait ressortir, avec une admirable fidélité de pinceau, dans la scène si touchante de la mère et du fils sous le poirier. La femme de Schiller racontait que l'auteur, lisant un soir à haute voix cette incomparable scène, se sentit lui-même tellement ému qu'il ne put retenir ses larmes.
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Hermann, le cœur deux fois meurtri par son amour et par les paroles violentes de son père, s'est éloigné de la maison beaucoup plus que de coutume, rêvant pour son chagrin un abri solitaire. Sa mère se met à sa recherche; elle comprend qu'il souffre et veut le consoler. Un instinct sûr la guide en haut de la colline, au pied de cet arbre séculaire qui domine la contrée; c'est là qu'elle surprend son fils, profondément absorbé dans ses pensées, les yeux rouges et gonflés de pleurs. Il n'aurait pas besoin de rien dire, elle sait tout, mais la parole soulage, et avec une indicible douceur elle l'invite à parler. Il fait alors un éloquent discours, dont la conclusion est qu'il veut s'engager comme soldat. Les raisons qu'il donne pour partir, le sac au dos, dans un si grand péril de sa patrie sont sérieuses, solides, sans réplique ; personne ne pourrait ni ne voudrait les réfuter; mais la bonne et intelligente mère, die kluge, verstandige Hausfrau, ne s'y laisse pas prendre :
Mon fils, quel changement s'est opéré chez toi? Tu ne parles plus à ta mère comme hier, comme toujours, librement et avec franchise, et tu ne lui dis pas toute ta pensée.
Si une autre personne que moi entendait maintenant ton langage, séduite par tes paroles et par tes discours belliqueux, elle te donnerait hautement son approbation et louerait ton dessein comme le plus généreux que puisse former un homme; mais moi, je te blâme, car, vois-tu, je te connais mieux. Il y a dans ton cœur de tout autres pensées, et tu me les caches. Car, je le sais, ni le tambour, ni la trompette ne te séduisent, ni le désir de faire briller un bel uniforme aux yeux des jeunes filles. Si brave que tu sois, ta vocation est de garder la maison et de travailler
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paisiblement à la culture de la terre. Ainsi révèle-moi sans détour le motif de cette subite résolution.
Hermann confesse alors que ce qu'il vient de dire n'était, en partie du moins, que des mots destinés à cacher la pensée amère qui lui remplit le cœur. Cette arrière-pensée, il l'a déjà laissé entrevoir en terminant tout à l'heure son discours par ces paroles significatives : « Que mon père dise ensuite si le sentiment de l'honneur n'est pas vivant dans ma poitrine, et si je n'ai pas aussi de hautes ambitions! » Pleurant et sanglotant sur le sein de sa mère, il lui avoue maintenant toute la peine que son père lui a causée. C'est le commencement de la confidence, ce n'en est pas encore le point essentiel. Si le cœur d'Hermann est si impressionnable aujourd'hui, c'est qu'une autre blessure l'a rendu sensible. Vaguement et en termes généraux, le jeune homme finit par s'écrier qu'il a besoin d'une femme. Voilà le second pas. Sa mère lui épargne le dernier : « Mon fils, je crois que ton choix n'est plus à faire : celle que tu aimes, c'est la jeune fille fugitive à qui tu as parlé ce matin. » — « 0 ma bonne mère! vous l'avez dit. »
Existe-t-il une peinture plus touchante de l'amour maternel, et n'est-ce pas pour cette scène délicieuse que semblent écrits les vers célèbres de La Fontaine :
Qu'un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur;
Il vous épargne la pudeur
J)e les lui découvrir vous-même,
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Je poursuis ma revue des caractères du poème de
Gœlhe.
Le pharmacien est un petit vieux. Nulle part cette indication ne nous est expressément donnée, mais elle résulte avec évidence des faits et gestes du per-';¡if sonnage. De l'air extérieur des gens, Gœthe ne nous dit rien ou nous dit peu de chose; d'après ce qu'il nous apprend de leur moral, notre imagination construit leur physique. L'âme, dans sa poésie, façonne le corps à son image. Il est clair, par exemple, que l'aubergiste est un gros homme, au tempérament sanguin et apoplectique. Quant au pharmacien, il est petit, car il est insinuant, il se glisse comme un furet le long des haies, des jardins et des granges, il s'assied à moitié dans une voiture dont le conducteur ne lui inspire pas toute confiance, prêt, au moindre péril, à s'élancer légèrement dehors et à se retrouver debout sur ses deux jambes; et il est vieux, car à tout propos il parle du passé, préférant les anciennes mœurs aux usages actuels.
Comme tous les autres personnages qui jouent dans le poème un rôle actif, le pharmacien est bon; du moins, c'est un bonhomme. Je sais fort bien qu'il est célibataire endurci, et qu'en toute circonstance la conservation de sa chère personne est à ses yeux la chose principale; mais cette prudence égoïste, qui est une simple loi de la nature humaine, se concilie parfaitement avec la bienveillance, la serviabilité, l'esprit de sacrifice et de support, qui est une condition de la vie en commun. Dans la petite société idéale
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que peint Gœthe, il n'y a point de place pour l'égoïsme pur, autrement dit, pour la méchanceté. Chacun des personnages ayant d'ailleurs une physionomie disLincte, la bonté est chez tous le trait fondamental.
La bonté tempère l'humeur irritable de l'aubergiste et brille en sa femme sans aucun mélange; elle adoucit les ressentiments de ce juge violemment chassé de son pays; elle préserve de toute amertume l'expérience du pasteur, et c'est elle qui respire encore jusque dans l'égoïsme inoffensif et la misanthropie sans aigreur du pharmacien 1.
Il est vrai qu'il se félicite, en ces jours de sauve-quipeut général et de bouleversement, de n'être ni mari ni père, de n'avoir que lui seul à soigner et à sauver; mais ce n'est point par insensibilité aux maux d'autrui qu'il tient ces propos sans conséquence, que l'aimable sagesse du pasteur aurait corrigés avec un sourire et que le sentiment grave dont le cœur d'Hermann est rempli pouvait seul juger dignes d'une réponse sévère. Je me figure, au contraire, ce bon petit vieillard comme sensible à l'excès, et je ne veux pour preuve de son extrême sensibilité que l'impression produite sur lui par le spectacle de l'émigration. « Après tout ce que j'ai vu, dit-il, la joie ne me reviendra pas de sitôt. Qui pourrait raconter une telle succession de misères? » et son imagination encore tout émue retrace du lamentable cortège le tableau le plus pathétique.
Le véritable égoïste ressemble au colimaçon, ani-
1. Essai sur Hermann et Dorothée de Gœthe, par J.-J. Weiss, licencié ès lettres, agrégé d'histoire, 1850.
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mal casanier, paresseux, solitaire1; mais notre ami, « le voisin bavard », par son obligeance empressée, par son besoin d'agitation, d'ingérence et d'ubiquité, rappelle plutôt la mouche du coche. Il a plus de zèle que d'adresse. Hermann, qui ne s'y trompe pas, se hâte de demander que « monsieur le pasteur » veuille bien se joindre à lui, lorsqu'il s'offre pour aller recueillir des renseignements sur l'étrangère. Ce serait se méprendre bien injustement sur ses intentions que d'attribuer les paroles suivantes à un dessein malicieux de mettre des bâtons dans les roues : « Hâtezvous lentement, c'était la devise de l'empereur Auguste. La jeunesse a besoin qu'on la dirige Je questionnerai les gens au milieu desquels la jeune fille a vécu; on ne m'abuse pas facilement, moi; je sais peser la valeur des mots. » Et lorsque les deux compagnons ont aperçu, par l'ouverture de la haie, la belle jeune fille emmaillotant l'enfant de l'accouchée, moins confiant que le pasteur, qui s'enthousiasme à première vue : « L'apparence, dit le pharmacien d'un air important et circonspect, l'apparence est souvent trompeuse. Je ne puis me fier à l'extérieur, car j'ai maintes fois reconnu la vérité du proverbe : Avant d'avoir consommé un boisseau de sel avec une nouvelle connaissance, demeure prudemment sur tes gardes... Cherchons donc, avant tout, de braves gens qui connaissent la jeune étrangère, et qui puissent nous donner sur elle des détails. » Il n'y a pas plus de malignité que de
1. Je renvoie non à l'histoire naturelle, mais à la jolie fable
(TAfiiault.
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sagesse vraie dans tout ce babil ; n'y voyez autre chose que le plaisir de remuer sa langue, de remuer son corps, et de jouer un rôle.
Le personnage est comique à la façon de ceux de Molière, qui est assurément la meilleure : je veux dire qu'il n'a garde de se moquer ironiquement de luimême, mais qu'il est sérieux et convaincu. La naïveté avec laquelle il ignore sa propre nature est son trait le plus excellent. Il se vante d'avoir été guéri à jamais de l'impatience par une leçon de son père, et lorsqu'il revient de voir passer la troupe des fugitifs : « Voilà, dit-il, comme sont les hommes, et ils se ressemblent tous; chacun va regarder, bouche béante, le malheur arrivé à son voisin... Personne ne réfléchit qu'un peu plus tôt, un peu plus tard, un sort semblable peut l'atteindre. Je trouve cette légèreté impardonnable, mais elle est dans la nature de l'homme. » L'étourdi ne se souvient déjà plus qu'il était, lui qui prêche si bien, du nombre des badauds, et que son blâme retombe sur lui-même !
Hermann est, de sa nature, aussi réservé que le pharmacien est expansif. Mais, comme à tous les caractères de ce genre, il lui arrive, sous l'empire d'un grand sentiment ou d'une vive émotion, de sortir momentanément de cette réserve et d'ouvrir une écluse au trop-plein de son cœur; la grave éloquence à laquelle il s'élève, dans ces moments-là, forme le contraste le plus complet avec la loquacité habituelle du voisin. Chose curieuse : si l'on fait l'addi-
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tion de tous les discours prononcés par chacun des interlocuteurs du poème, on trouvera qu'Hermann est de beaucoup celui qui parle le plus, et néanmoins l'impression qu'il nous laisse est celle d'un homme silencieux, timide, concentré en lui même; tant les circonstances le transportent au-dessus de sa nature, et tant est riche et fin le pinceau d'un poète qui dans ses personnages sait unir, sans qu'on les confonde, la physionomie passagère de la passion avec la constante habitude du caractère! Cette adresse à distinguer la passion d'avec le caractère appartient à ce qu'il y a de plus rare dans l'art dramatique, et c'est un des traits tout à fait supérieurs et originaux du génie de Shakespeare.
Hermann s'entend mal à rendre à son père ces témoignages extérieurs d'amour et de respect auxquels tient l'aubergiste, aisément dupe des apparences; il faut que sa mère elle-même lui souffle à l'oreille de gagner la faveur paternelle par quelques paroles d'affection. Faute de savoir protester de sa tendresse avec emphase, peu s'en faut que cet excellent fils ne soit méconnu par ce père superficiel, comme Cordelia par le roi Lear. Mais si les paroles manquent à l'expression de sa piété filiale, ce ne sont point' les preuves effectives qui lui ont jamais fait défaut : « Lorsque j'étais enfant, si mes camarades s'avisaient de se moquer de mon père ; si, le dimanche, quand il sortait de l'église avec une démarche imposante, ils venaient à tourner en ridicule le ruban de son bonnet ou les fleurs de cette robe de chambre
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qu'il ne voulait jamais quitter et qu'il a donnée aujourd'hui, je serrais le poing avec colère, je m'élançais sur eux en fureur et frappais avec une rage aveugle, sans regarder où tombaient mes coups. Ils avaient le nez en sang, ils pleuraient et n'échappaient qu'à peine à mes coups de pied et mes coups de poing furibonds. »
On a lu, au chapitre sur « la poésie du sujet », que la valeur des sentiments généraux développés dans
Hermann et Dorothée constituait surtout la solide beauté du chef-d'œuvre de Gœthe. De ces divers sentiments, l'amour est naturellement celui qui occupe la place principale; mais ce qui est bien digne de remarque, comme une exception très rare et tout à fait extraordinaire, c'est que nul autre ne présente à un plus haut degré ce caractère de beauté solide.
L'amour, dans la littérature moderne, est une passion personnelle à l'excès, avec témérité, osant faire valoir contre les puissances les plus respectables du monde moral le droit imaginaire du cœur. Roméo et Juliette s'aiment au mépris de la volonté de leurs familles et périssent victimes d'un sentiment immodéré sur lequel la raison n'a point de contrôle. Ferdinand, personnage de Schiller, défendant contre son père la fiancée de son choix, prononce ces paroles impies : « Mon père, il y a une région dans mon cœur où le nom de père n'a jamais pénétré, ne vous avancez pas jusque-là. » Werther se tue parce que Charlotte, étant mariée et vertueuse, ne peut pas lui appartenir, et toute la postérité de Werther, venant
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à se heurter contre quelque obstacle du même genre, blasphème Dieu et maudit la société.
Mais l'amour, loin de rendre Hermann hostile à aucun principe qu'on doive révérer, fortifie en lui tous les sentiments raisonnables et vertueux qui font la dignité de l'homme.
Sa piété filiale, mise à une rude épreuve, n'en devient que plus tendre et plus respectueuse; c'est après avoir essuyé les injures de son père qu'il dit à sa mère en pleurant sur son sein : « Honorer mes parents fut de bonne heure mon plaisir et ma joie; jamais personne ne m'a paru meilleur et plus sage que ceux à qui je dois le jour et dont j'ai reçu les ordres aux jours difficiles de l'enfance. »
Hermann aime d'autant plus profondément que son cœur, moins banal, s'est ouvert à l'amour plus tard; mais la passion ne l'a pas envahi au point de lui ôter le jugement, la mesure, la possession de luimême ; elle n'affecte pas chez lui ces grands airs de sentiment infini coutumiers aux héros de la poésie romantique. La sagesse des anciens ou, pour mieux dire, la sagesse de l'homme tel qu'il doit être, — de l'homme exemplaire et normal, fait à l'image de Dieu, — respire en ses discours comme dans sa conduite. Avant de contenter le plus doux de ses vœux, il désire se montrer un fils raisonnable, donner à ses parents une bru sans reproche. Il soumet donc son choix à l'expérience des amis de son père, le sage pasteur et le vieux pharmacien, jurant de s'en rapporter entièrement à leur décision. Sans doute, il ne
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craint pas que la moindre chose puisse manquer aux perfections morales de sa bien-aimée; mais d'autres causes pourraient rendre le mariage impossible : si, par exemple, la jeune fille était déjà promise... Comme on sent bien qu'en ce cas-là Hermann ne ferait pas comme Werther! Il chercherait dans les travaux des champs, peut-être dans le service militaire, une distraction à sa douleur profonde, mais guérissable ; il ne commettrait pas l'amère sottise de se tuer.
L'idée du devoir sous la forme de l'activité utile s'offre à l'esprit d'Hermann dès l'instant où il aime; elle s'impose à lui de nouveau avec plus d'énergie encore lorsqu'il devient heureux fiancé. Ce n'est donc pas seulement pour oublier Dorothée, — si cet oubli avait été nécessaire, — qu'on l'aurait vu se conduire en homme d'action : c'est pour la mériter que sur-lechamp il veut agir. Tout n'est pas vain bruit de paroles dans le discours belliqueux dont sa mère pénètre si bien l'exagération passionnée, et où il déclare sa résolution de s'engager : car d'abord l'espérance, à ce moment d'angoisse, lui échappe; l'état où il vient de voir la plus belle et la plus aimable à ses yeux des créatures humaines le remplit d'une violente animosité contre l'ennemi national qui l'a réduite à ce degré de misère; mais surtout l'amour lui inspire des sentiments courageux et virils. « Un amour vrai, dit le pasteur, transforme tout à coup l'adolescent en homme. » Hermann rougit soudain de sa vie casanière, relativement vulgaire et médiocre; il aspire à quelque chose de plus noble, et la première ambition qu'il con-
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çoitest la plus élevée que puisse formerungrand coeur : se dévouer au service de la patrie et de l'humanité. ** Cette métamorphose opérée par l'amour n'est pas seulement morale, l'être physique lui-même est transfiguré. « Quand le beau jeune homme entra dans la chambre, le pasteur jeta sur lui un coup d'œil pénétrant et considéra sa figure et tout son maintien avec le regard de l'observateur habile à interpréter l'expression des physionomies. Puis il sourit et lui dit avec bienveillance : « Comme vous voilà changé ! Jamais sur votre front je n'avais vu tant de sérénité ni tant d'animation dans vos yeux. Vous paraissez rempli d'une douce joie, comme un homme qui vient de répandre ses dons parmi les pauvres et de recevoir leurs bénédictions. » L'Stnpur produit sur Hermann le même effet que la diffusion du Saint-Esprit sur les apôtres; elle le rend éloquent, et son père étonné lui dit avec ironie : « 0 mon fils, comme elle s'est déliée la langue qui durant tant d'années fut collée à ton palais et était si lente à se mouvoir! »
Hermann semble, une fois, pousser l'expression du sentiment de l'amour jusqu'aux confins du romantisme, lorsqu'il dit à sa mère : « Combien de fois, quand le sommeil salutaire ne venait me visiter que quelques instants, ai-je attendu, la nuit, les rayons de la lune et, le matin, ceux du soleil! Hélas! je me trouve si isolé! Ma chambre, la cour, le jardin, les champs qui couvrent la pente du coteau, tout n'est à mes yeux qu'un désert. » C'est le vers de Lamartine :
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé!
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Ce fils, pourtant si tendre, ajoute : « L'affection d'une mère même ne me console pas de ma tristesse; l'amour, quand il forme ses liens, dénoue en même temps tous les autres. » Mais la passion, dans ce langage, ne franchit pas les limites posées par la raison, et la pieuse mère qui sait que « l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme1 » n'a garde de s'en formaliser. Si le cœur d'Hermann est malade, il ne l'est que de la manière déterminée par la providence de Dieu pour que l'homme cherche instinctivement la compagne dont il a besoin et revienne à la vie en complétant son être. C'est une de ces crises prévues dans le cours d'une existence normale, qui non seulement ne prouvent rien contre la santé, mais qui n'auraient pas lieu si la santé manquait.
Hermann est un fils authentique de la nature. Il ne sait rien des mièvreries sentimentales de la littérature de son temps; il ne rêve pas, il ne s'analyse pas complaisamment lui-même, il ne fait pas sur tout ce qu'il éprouve un commentaire perpétuel. Mais il a besoin d'une femme, d'une compagne, et il dit à sa mère la chose comme elle est. Certes, il pouvait sans honte l'avouer tout bas à sa mère, après avoir fait hautement, devant son père et les deux amis, cette belle déclaration de principes provoquée par les propos légers du vieux célibataire :
Voisin, je suis loin de penser comme vous, et je ne puis
1. Livre de la Genèse.
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approuver votre langage. Celui-là est-il un homme estimable qui, dans le bonheur comme dans l'adversité, ne s'occupe que de soi, sans partager ses joies ni ses peines, sans en éprouver même le désir? Pour moi, c'est dans des jours comme ceux-ci que je me déciderais plutôt à me marier; car il y a mainte bonne fille qui a besoin de la protection d'un mari, et L'homme, à son tour, a besoin de rencontrer dans la douleur le regard consolant d'une femme. -i
Est-ce la nature qui parle ainsi, ou la raison la plus éclairée et l'éducation la plus haute? Nous pouvons dire simplement que c'est la nature. Quand sa véritable voix se fait entendre, quand ses sentiments ne sont point faussés en passant par un organe infidèle ou malade, son langage est le même que celui de la sagesse et de la vertu. »
Dorothée est le parfait complément d'Hermann. Dans ce personnage, comme dans celui de la mère, Gœthe s'est abstenu, avec un tact supérieur, des niaiseries mille fois rebattues où la poésie, égarée par les préjugés conventionnels du monde, se laisse retomber si facilement quand elle représente une femme. On se sent le cœur affadi à l'idée de tous les insipides lieux communs que le premier venu des poètes bucoliques n'aurait pas manqué de rééditer dans la personne de Dorothée : timidité virginale, pudeur effarouchée, faiblesse physique, vive sensibilité du cœur et des nerfs, avec un développement médiocre de l'intelligence et du cerveau; autant d'absurdités ou de banalités, que le grand sens de
Gœthe écarte avec dédain.
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La rigueur d'un temps où l'on vit vite a mûri la jeune fille et en a fait une femme; cette évolution de la nature est complètement terminée chez elle, de là son calme et sa force. Le jeune homme, lui, est en pleine crise. Son équilibre en soutire, et s'il ne perd ni la tête ni le cœur, au moins est-il violemment ému. Le digne Hermann a une raison droite, un sens moral très ferme, beaucoup de gravité et de sérieux; mais il manque d'esprit, comme un homme trop plein de son sujet. Dorothée a de l'esprit et du meilleur, de celui qui consiste, d'une part, à ne rien perdre de vue, à penser à tout, au milieu môme de la plus grande préoccupation; d'autre part, à conserver l'avantage des positions défensives, en ne répondant que le nécessaire, en faisant les questions qu'il faut, en regardant venir sans jamais s'avancer.
Avec quelle dextérité, quelle aisance charmante, elle sait obtenir sur le caractère de ses futurs maîtres les renseignements dont elle a besoin! et avec quelle lourdeur le naïf Hermann s'engage dans une critique à fond des défauts de son père! N*on par irrévérence, le bon fils ; mais par un besoin irrésistible que luimême il avoue de répandre son cœur devant sa bienaimée. Trois fois il est sur le point de faire sa déclaration ; trois fois. il est arrêté par le regard de la jeune fille « dans lequel il n'y avait que l'expression sereine d'une sagesse qui commandait de parler sagement .».
Sa troisième tentative a lieu quand Dorothée, assise avec lui sous le poirier, remarque qu'aux rayons de la lune on voit distinctement les maisons de la ville ;
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en particulier, au-dessous d'un toit, une fenêtre dont il lui semble qu'on pourrait compter les carreaux. « Cette maison que tu aperçois, dit Hermann, c'est la nôtre. C'est là que je te conduis, et cette fenêtre sous le toit est celle de ma chambre... qui deviendra peutêtre la tienne. » C'était hardi pour un jeune homme timide; mais, cette fois encore, il se trouble en rencontrant le regard tranquillement interrogateur de l'étrangère assez étonnée; aussi s'empresse-t-il d'ajouter : « car nous ferons des changements dans la maison ».
La force d'âme et la présence d'esprit, traits fondamentaux du caractère de Dorothée, rehaussent singulièrement, par le contraste, l'effet de la scène où la fière jeune fille, sous le poids d'émotions extraordinaires et de circonstances exceptionnelles, s'abandonne et livre son cœur tout entier. C'est la scène capitale du rôle; mais je n'ai pas à revenir sur les parties déjà commentées, et je puis terminer ici cette revue des principaux personnages du chef-d'œuvre de Gœthe.
Aucun d'eux, pas plus le pasteur que les autres, n'est l'organe des sentiments personnels du poète. Tous parlent et agissent selon leurs caractères, sans que l'auteur intervienne pour son propre compte dans ce qu'il leur fait penser, faire ou dire. Ce sont les créatures de sa fantaisie, il les tient à distance et ne les associe pas à l'honneur de son intimité. Ils sont meilleurs ou pires que lui, pires quelquefois, meilleurs souvent; jamais ils ne sont lui.
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Il y a de très grands poètes qui n'ont pas voulu ou qui n'ont pas pu séparer ainsi leurs personnes de leurs œuvres. Admirables pour d'autres raisons, Schiller et Corneille, Dante et Virgile, Byron et Victor Hugo ne le sont point pour leur objectivité; mais il n'y a jamais eu d'artiste médiocre avec cette faculté si rare. C'est la marque absolument unique des maîtres; c'est la seule partie de l'opération poétique qui justifie pleinement la comparaison, — sans cela plus ou moins vaine, — du génie, créateur d'âmes, avec la Divinité.
Non seulement Gœthe ne s'est pas élevé du premier coup à cette magistrale puissance d'abstraction, mais l'impersonnalité dont il s'est piqué plus tard et qu'on s'est trop habitué, d'après lui, à vanter comme le trait le plus caractéristique et le plus glorieux de son génie, ne doit pas être admise ni louée sans réserve. La contradiction est sensible entre cette prétention du poète à l'objectivité et le célèbre aveu de ses Mémoires :
« Toutes mes œuvres ne sont que des fragments d'une grande confession. »
J'entends bien qu'il s'est victorieusement affranchi des passions de son cœur en les étudiant comme quelque chose d'extérieur à lui et en les prenant pour thèmes non de simples effusions lyriques, mais de véritables représentations objectives; j'accorde très volontiers que, pour se dédoubler ainsi, il faut un esprit rare, une force étonnante : toujours est-il que l'écrivain a généralement puisé dans sa propre histoire
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la matière de cette suite continue d'essais qui composent la série volumineuse de ses productions. Ce sont des fragments, et c'est une confession perpétuelle : jamais l'œuvre de Gœthe n'a été mieux définie que par ces mots de Gœthe lui-même.
Confession Werther, confessions Faust et Prométhée, confession encore Iphigénie, ce monument de la majorité morale du poète achevant de se calmer et de mûrir sous la douce influence de Mme de Stein.
Mais Hermann et Dorothée n'est point une confession ; c'est un poème purement objectif, sans la moindre allusion à la vie de l'auteur, sans la plus légère empreinte de sa personnalité morale, sans autre date enfin que celle du court instant où son génie s'est épanoui dans sa fleur. Voilà pourquoi c'était le seul de ses ouvrages que Gœthe pût relire dans sa vieillesse avec une complète satisfaction. Le sentiment personnel d'un poète, chose subjective, fait date et risque tôt ou tard de donner à son œuvre un air d'étrangeté ou de vétusté; la sereine représentation des choses mêmes offre seule, contre les retours de la mode et du goût, une garantie de jeunesse et de vérité éternelles. L'artiste est un magicien dont la plus grande habileté consiste à reproduire si naturellement la nature, que le spectateur illettré, ne voyant point sa main, oublie son existence et doute peut-être de son talent, de même que l'insensé dont parle la Bible méconnaît ou nie Dieu, parce qu'il n'est visible que dans ses œuvres.
L'idée de création n'étant guère séparable de l'idée
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d'abondance et de fécondité, on peut se demander s'il y a des auteurs vraiment objectifs sans cette variété inépuisable dans l'invention des caractères, dont Shakespeare est resté le plus magnifique exemple. Il faut avouer qu'à cet égard Gœthe n'est point l'égal de Shakespeare; mais s'il n'a pas la richesse du poète anglais, au moins possède-t-il une souplesse, une facilité qui le distingue avantageusement de certains artistes au génie étroit, chez lesquels l'impersonnalité du pouvoir créateur n'est qu'une prétention, une trompeuse apparence.
Afin de passer pour des dieux supérieurs et, pour ainsi dire, étrangers à l'œuvre de leurs mains, de faux artistes affectent une raideur, une impassibilité dure et féroce qui n'a rien de commun avec l'objectivité véritable, et qu'ils exagèrent jusqu'à s'interdire la représentation de l'émotion. Il est manifeste qu'une pareille attitude n'est qu'une manière d'être comme une autre, une singularité, une pose, une humeur particulière et non moins subjective que les effusions les plus banales de la sensibilité la plus personnelle.
L'auteur d'Hermann et Dorothée n'est pas tombé dans cette puérile aberration. Rien de ce qui est humain ne lui paraît indigne de devenir l'objet de son art. Il peint Hermann pleurant dans les bras de sa mère, parce que le jeune homme a dû pleurer ainsi, et la représentation est si vraie que les lecteurs s'attendrissent à ce spectacle; que dis-je? le poète lui-même s'attendrit; lisant à haute voix la scène qu'il vient d'écrire, il ne peut retenir ses larmes.
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Larmes humaines, mais surtout larmes divines d'artiste; larmes de joie que fait couler la contemplation d'un ouvrage qu'on a vraiment fini et dont on peut dire qu'il est bon et parfait. :
Si le statuaire de la fable frémit d'effroi le premier à l'aspect du bloc de marbre d'où son ciseau a fait sortir un Jupiter armé de la foudre, Gœthe pouvait pleurer avec plus de raison devant son pur et touchant tableau de l'entretien d'un fils et d'une mère ; il pleure, mais il ne mêle pas ses larmes à celles de ses personnages. Il est ému, n'en doutez pas, jusqu'au plus profond de son être; mais il cache son émotion aux yeux du public comme un sentiment de grand prix qui deviendrait vulgaire et s'avilirait en se manifestant. C'est le feu intérieur qui vivifie tout, mais dont le lecteur profane doute ou qu'il nie, parce qu'il ne l'entend pas pétiller et qu'il n'en voit pas la fumée.
Aucun mouvement indiscret de la personne du narrateur, pas le moindre frisson de la nature sensible, pas l'ombre d'une réflexion morale, — ni un geste, ni une ride, ni le plus léger pli — ne vient troubler la sérénité inaltérable de la représentation. La matière que le poète met en œuvre semble faire aussi peu partie de lui-même que le bloc de marbre taillé à coups de ciseau par le sculpteur. — Voilà le sommet absolu de l'art. En dehors de ce point unique où réside la perfection, il n'y a que des à peu près, qui peuvent être charmants, qui peuvent même être sublimes, mais qui ne satisfont point le véritable artiste, plus épris d'une perfection constamment
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2 égale à elle-même que d'un sublime mêlé d'accidents et de chutes. L'artiste ne peut goûter de plein contentement et de repos divin que dans la pure et sereine beauté de la vérité objective.
L'auteur d' Hermann et Dorothée domine sa propre création avec l'aisance souveraine qui le distingue en toute circonstance, et dont le charme, plus délicat peut-être dans ce poème que partout ailleurs, résulte du spirituel usage qu'il a su faire d'un procédé ingénieux : l'emploi de certains archaïsmes de phrase, grâce auxquels son style revêt, par instants, un caractère voulu et fortement marqué d'imitation littéraire, frisant le pastiche et la parodie.
L'introduction des tournures homériques dans la petite épopée de Gœthe n'a pas d'autre utilité ni d'autre sens : c'est la part d'ironie nécessaire qui, se mêlant à l'œuvre comme le levain se mêle à la pâte, lui enlève cette gravité lourde où s'empêtrent les écrivains convaincus et naïfs trop sérieusement attachés à leur sujet, et la rend légère et piquante au goût; c'est le sourire de bonne compagnie au moyen duquel le poète nous avertit discrètement qu'il n'est pas dupe et qu'il n'écrit pas pour les badauds, que ses personnages sont des marionnettes dont il tient les fils entre ses mains, et que les faits qu'il raconte ne sont pas réellement arrivés.
Il faut beaucoup d'art pour employer avec mesure et convenance l'élément humoristique, de même qu'il faut beaucoup de culture pour l'apprécier.
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La gravité naturelle à l'homme s'offense de l'humour, et le malin plaisir qu'un auteur trouve parfois à se détacher de son ouvrage jusqu'à s'en moquer doucement fera toujours l'étonnement et le scandale des simples. Le petit nombre des gourmets littéraires comprendra seul que Gœthe a doublé le prix de son chefd'œuvre en unissant aux plus solides qualités du fond l'aimable légèreté de la forme, qui délivre l'esprit de l'étreinte du sérieux.
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IV
LA BEAUTÉ DES FORMES
Le style est le pouvoir de donner du relief aux idées. ou aux choses. Ce relief s'obtient par des moyens divers, selon la diversité naturelle des talents.
La couleur en est un ; par l'éclat des images certains écrivains font briller aux yeux tous les objets qu'ils montrent. La clarté parfaite en est un autre; par le soin d'exprimer leur pensée mathématiquement pour ainsi dire, avec une transparence idéale et sans autre lumière que celle de la logique, d'autres écrivains captivent l'entendement pur, autant que les premiers enchantent l'imagination du lecteur. La vivacité, l'entrain, la verve est encore un moyen, et l'un des plus pratiques, d'attirer et de retenir notre attention distraite. De quelque façon que ce soit, il faut nous intéresser, il faut que les idées ou les choses nous soient présentées avec une force d'expression qui leur donne prise sur nos esprits naturellement rebelles et paresseux.
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Si un auleur est inhabile à relever ainsi la matière par un talent de forme, acquis ou naturel, en vain il écrira irréprochablement : sa correction même nous ennuie; il n'a point de style. On peut dire du style, avec plus de vérité encore, ce que Platon a dit de la poésie : c'est la puissance qui fait passer du non-être à l'êlre quoi que ce soit. Sans le style, idées et choses demeurent dans la pâle et froide région de l'inci,(.;(.,,
Dans cette longue nuit qui n'aura point d'aurore,
Avec le fruit conçu qui meurt avant d'éclore
Et qui n'a pas vu le soleil t.
Le style de Gœthe, dans Hermann et Dorothée, donne l'impression des objets avec un tel relief, que l'art de la sculpture peut servir de terme de comparaison à une manière aussi plastique d'écrire. Sans doute, ce grand poète s'entend aussi à peindre, mais la couleur chez lui demeure subordonnée au dessin; la netteté des lignes, la saillie des formes et des contours est par excellence son talent, et c'est moins le pinceau du peintre qu'il faudrait figurer dans sa main comme un enblème que le ciseau du sculpteur.
Il y a, dans le style de Gœthe, une certaine sévérité qui achève de le rendre analogue à l'austère élo(Iuence de la pierre ou du marbre : ce style fait ressortir la chose même dans sa vérité nue, sans tous les ornements accessoires dont la poésie est généralement si prodigue. L'auteur d'Ilermann et Dorolhô' n'abonde pas en comparaisons comme Dante, ni en
1. Lamartine, Premières méditations.
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métaphores comme Shakespeare; rarement il nous dit à quoi ressemblent les objets ou les personnages de son poème, mais il sait nous les faire si bien voir tels qu'ils sont, que toute image explicative serait une richesse superflue. Le début célèbre du septième chant n'est pas une exception à cette règle.
Comme le voyageur qui, avant le coucher du soleil, a fixé une dernière fois ses regards sur l'astre près de disparaître, en voit ensuite flotter l'image dans le bois obscur ou sur le flanc du rocher; de quelque côté qu'il se tourne, toujours il voit courir devant lui et se balancer le disque d'or : ainsi voltigeait devant Hermann l'image charmante de la jeune fille; légèrement elle paraissait suivre le sentier à travers les blés.... Mais tout à coup, quelle surprise le saisit! Non, ce n'est pas une illusion, c'est la réalité; c'est
Dorothée en personne ! Elle portait une cruche dans chaque main et marchait à pas rapides vers la fontaine.
L'image ici ne fait qu'un avec la réalité. Hermann se trouve réellement dans l'état de rêverie et de demihallucination décrit par le poète; au moment même où Dorothée apparaît corporellement à ses yeux, il a l'imagination pleine de son idée, ét c'est avec le saisissement profond, d'un homme dont le rêve se réaliserait qu'il voit l'ombre se changer en corps.
L'artiste qui travaille, comme fait le sculpteur, une matière dure, lourde, encombrante, chère en outre, est heureusement assujetti par les conditions mêmes de son art à un style toujours sobre et significatif; au heu que le bavardage, l'abus de parler pour parler, est la tentation perpétuelle de l'écrivain auquel l'expression de sa pensée ne coûte ni effort ni dépense. J'es-
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time que, s'il y avait plus de gravité dans les écrits des anciens que dans les nôtres, cela tient en grande partie à ce que la matière même qui servait de véhicule à leurs idées était quelque chose de moins banal; les signes qu'on gravait avec un poinçon sur des tablettes de cire appartenaient encore presque au style lapidaire; on aurait eu honte d'inscrire sur du parchemin ou sur du papyrus tant de choses que la pâte de chiffons souffre sans pudeur.
Gœthe entretint longtemps l'espérance de se perfectionner assez dans les arts du dessin pour donner aux créations de son esprit une forme absolument plastique; il lui fut très pénible d'y devoir renoncer. La vanité de la parole et de l'écriture lui causait par moments des accès de dégoût. Il regrettait alors la langue des hiéroglyphes. « Je voudrais, disait-il, ne parler qu'en dessins, comme la nature, créatrice de toutes les formes, - »
Lorsqu'il relut Homère à Palerme, et qu'en face des paysages de la Sicile l' Odyssée devint pour lui, selon son expression,'« une parole vivante », la forte simplicité du style des anciens lui apparut comme une révélation et resta dès lors son idéal. « Un bandeau est tombé de mes yeux, écrivait-il de Naples2. Jusqu'ici les descriptions, les comparaisons d'Homère n'étaient pour moi que des beautés poétiques; je ne savais pas à quel point elles sont naturelles. Oui, les fictions les plus étranges du vieux poète ont un naturel dont je
1. Entretiens avec Eckermann. — Voyez page 30 de ce volume.
2. Lettre à Herder, 16 mai 178b.
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ne m'étais jamais avisé avant de me trouver au milieu même des réalités qui les ont inspirées. Une identité aussi complète de la nature et de la poésie confond nos habitudes modernes. Les Grecs représentaient les choses tout simplement : nous, c'est l'effet des choses que nous prétendons représenter; un objet, par exemple, est-il horrible ou gracieux, les Grecs se contentaient de le faire voir et le laissaient produire, par lui-même, l'impression d'horreur ou de grâce que nous cherchons à insinuer dans le style de nos descriptions. De cette préoccupation des modernes est née l'exagération, la manière, l'affectation, l'enflure. Quand on vise à l'effet, on ne croit jamais pouvoir le faire trop sentir. »
La mesure, qualité distinctive du style des classiques, est un fruit de cette bonne éducation de l'esprit qui le fait s'attacher d'abord à ce qu'il y a d'essentiel dans chaque chose et négliger le reste. Lapart de réalité que tout objet renferme est nettement circonscrite dans des limites précises ; mais ce que l'imagination, la sensibilité, la réflexion y ajoutent, est arbitraire et indéfini*.
Werther voit Charlotte, l'aime, désespère et se tue ; cette situation peut donner lieu à un nombre restreint de tableaux intéressants et à une série sans fin ni terme de commentaires lyriques. Les effusions de Werther, logiquement, n'ont point de bornes; il n'y a aucune raison intérieure de composition et d'art pour qu'un pareil débordement s'arrête, et cette absence de limitation nécessaire est le caractère prin-
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cipal du romantisme dans son contraste avec le génie classique. — Hermann, au moment de demander la main de Dorothée, appréhende un échec : cette appréhension est naturelle, et les deux ou trois raisons sur lesquelles il la fonde sont justement celles qu'il doit énumérer, la situation étant donnée. Les plus grandes beautés du poème sont ainsi des beautés de déduction ; Gœthe s'enferme, non moins rigoureusement que Sophocle ou Racine, dans le cercle étroit que la logique trace autour de lui.
« L'art de la composition » dans le chef-d'œuvre de Gœthe est un point qui a été traité au second chapitre de notre étude. Il reste à faire voir comment les éléments lyriques du poème, c'est-à-dire les sentiments des personnages, sont presque toujours traduits pour les sens sous des formes pittoresques.
L'auteur ne s'égare pas dans les développements indéterminés du lyrisme, il va droit au fait, au réel, à la manifestation extérieure. Tout, dans Hermann et Dorothée, est forme, mouvement et action. Les sentences assez fréquentes dont le poème est semé ne contredisent pas cette remarque : ce ne sont point des réflexions personnelles inspirées aux interlocuteurs par une contemplation complaisante d'euxmêmes; ce sont des vérités pratiques et d'un usage universel, comme en débitaient les anciens.
Il y a, dans les œuvres mêmes de Gœthe, plus d'un personnage auquel nous pouvons penser sans que notre imagination nous le représente nécessairement dans quelqu'une des attitudes décrites par l'auteur.
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Tels sont Werther et Faust, telle est Iphigénie. Ce n'est pas que le talent ait manqué au poète pour rendre ces personnages visibles aux yeux de la pensée ; c'est que, chez eux, le monde intérieur est trop riche pour qu'aucune forme puisse l'enclore et l'encadrer exactement. L'esprit l'emporte, et voilà pourquoi leurs noms nous remettent en mémoire plutôt des idées ou des sentiments que des corps. Mais il n'est pas possible de songer à Hermann, encore moins à Dorothée, sans les voir, parce qu'ici l'équilibre est parfait entre le moral et le physique, et parce que ces heureux et simples enfants de la nature ne possèdent pas de richesses spirituelles qui soient d'assez grand prix pour laisser quelque trace dans notre souvenir en dehors des circonstances matérielles où ils se présentent à nous naïvement. D'Iphigénie, de Faust, de Werther, nous nous rappelons surtout les paroles; d'Hermann et de Dorothée surtout les mouvements, les gestes et les poses. Que se disent-ils à la fontaine et sous le poirier? Presque rien. Nulle part ils n'entonnent un duo explicite d'amour. Toute la force de leur sentiment s'exprime dans une suite de tableaux inoubliables; muette éloquence qui parle aux yeux.
Le poète décrit l'amour par ses effets, méthode bien préférable à la monotonie d'une analyse directe et beaucoup plus intéressante pour l'imagination. Si Hermann, dès sa première apparition, étonne par sa beauté ses anciennes connaissances, c'est que déjà l'amour a transformé son être. L'amour communique
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à sa parole, froide et rare dans les circonstances ordinaires, une chaleur, une abondance inusitées. Dans la scène avec sa mère, combien son cœur, « plus impressionnable que de coutume », ne nous amuset-il pas davantage par ses épanchements à côté du vrai sujet, par sa velléité d'ardeur militaire et patriotique, qu'il ne pourrait le faire par une confidence immédiate! Et, dans son entretien avec Dorothée, combien l'abandon avec lequel il lui parle des défauts de son père, —abandon mêlé d'une subite frayeur de voir cette critique mal interprétée par elle, — n'est-il pas un langage d'amour plus expressif et plus piquant que ne pourrait l'être une déclaration en forme et passionnée!
Les personnages du poème de Gœthe, — semblables en ce point, comme en tant d'autres, aux fils de la nature et de l'antiquité, — ne se laissent pas absorber assez profondément par leurs préoccupations morales pour devenir inattentifs et indifférents aux choses extérieures. Nos deux amoureux, cheminant ensemble, remarquent la beauté des blés et se réjouissent de la perspective d'une riche moisson. La mère d'Hermann, allant à la recherche de son fils, au sujet duquel elle est inquiète, n'oublie pas, en traversant son jardin, de rendre quelques soins aux arbres fruitiers, aux légumes, « car une bonne ménagère ne fait jamais un pas inutile ). Sortie de son enclos, elle franchit le fossé sec, gravit au soleil un sentier escarpé, arrive au milieu des vignes, admire d'abord « les grosses grappes violettes de chasselas et de muscat qu'on
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met sur la table au dessert », puis « les raisins plus petits dont le reste de la colline était couvert et dont on faisait un vin excellent ». De là, montant toujours, elle atteint un champ de blé et jette un regard de satisfaction sur les magnifiques épis d'or. La quantité d'objets divers qui l'occupent successivement nous fait toucher du doigt la longueur de sa course, et ce long, ce fatigant chemin parcouru est la mesure physique dont le poète se sert pour rendre sensible à nos yeux l'intensité de la sollicitude maternelle.
Bien des traits d'imagination dans le poème de Gœthe ne sont que la menue monnaie de son talent de peindre. J'en citerai quelques-uns, pour montrer comment l'auteur d'Hermann et Dorothée préfère toujours a*ix termes abstraits et généraux les expressions qui parlent aux sens par leur vivacité, leur précision, leur familiarité pittoresque. Les images que la lecture des vers de Gœthe éveille dans nos esprits ne sont point des figures de rhétorique, des équivalents plus ou moins vrais, plus ou moins ingénieux de l'objet qu'il faudrait faire voir; elles sont cet objet même, sans intermédiaire et sans détour.
L'aubergiste du Lion-d'Or rêve pour son fils une fiancée à laquelle les riches parrains réservent leur argenterie; abondamment pourvue de la toile d'un tissu fin et solide préparée de longue date par sa mère, elle devra fournir elle-même le linge de la table et du lit. « Car la femme pauvre finit par être méprisée de son mari, et il regarde comme une servante celle qui
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est entrée comme une servante avec son petit paquet. » C'est aussi avec son petit paquet que Dorothée, an dernier chant, se dirigera vivement vers la porte lorsqu'elle se croira insultée.
Dans la maison verte, badigeonnée à neuf, qui est à l'angle de la place, Hermann endimanché, frisé, est allé sans joie faire sa cour. Minna, la fille du marchand, est assise au clavecin et chante du Mozart. Quand elle a fini, les assistants s'extasient, selon l'usage, et Hermann, ne voulant pas rester muet, demande naïvement qui étaient ce Tamino et cette Pamina dont il vient d'entendre répéter les noms. Tout le monde se tait, le sourire aux lèvres. « Mais le père me dit : Pas vrai, mon ami, nous ne connaissons qu'Adam et Eve? — Alors personne n'y tint plus; les jeunes filles éclatèrent de rire, les jeunes gens aussi, et le vieux se tenait le ventre. » Hermann, décontenancé, rentre au toit paternel, suspend dans Varmoire sa redingote et aplatit ses cheveux avec ses doigts.
Dans une description, comme dans un portrait, la ressemblance, la vie tient souvent à un détail. « On a jeté, raconte le pharmacien faisant le tableau de l'émigration, la couverture de laine et le crible sur l'armoire, le lit dans la huche, les draps sur le miroir... Le danger ôte à l'homme le sentiment de ce qu'il fait. Sauvant les choses insignifiantes, abandonnant les objets précieux, ces malheureux avaient encombré leurs chariots de vieilles planches, de futailles vides, de cages d'oies. » La valeur du détail pittoresque est ici considérablement rehaussée par celle de la remarque
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psychologique. Une autre chose que le moraliste sait bien, c'est qu'il faut que les enfants s'amusent toujours, et c'est pourquoi il nous montre ceux de la pauvre troupe fugitive barbotant dans le ruisseau.
Le grand récit du pharmacien, au premier chant, est un modèle achevé de description poétique.
On est allé beaucoup trop loin quand on a prétendu que, depuis le Laocoon de Lessing, l'A B C de l'art poétique est qu'un poète doit s'abstenir de toute description. Telle n'est point du tout la conclusion de ce lumineux ouvrage sur « les limites de la peinture et de la poésie »; mais, ce qui est vrai, c'est que, s'il était connu et compris comme il devrait l'être, bien des descriptions fastidieuses, dont le roman abuse, nous seraient épargnées.
Lessing sépare le domaine du poète de celui du peintre. Tous deux ont également le pouvoir de représenter les choses, l'un à l'imagination, l'autre aux yeux ; mais les objets spéciaux de leurs représentations diffèrent, comme les procédés mêmes de leurs arts.
La peinture et les arts du dessin en général appartiennent à la catégorie de l' espace ;\& poésie, à celle du temps, ainsi que la musique : première différence fondamentale, qui ne saurait manquer d'entraîner une suite de distinctions essentielles. Les arts du dessin emploient des lignes, des formes, des couleurs, qui se continuent dans l'espace et dont la combinaison produit un effet simultané ; la poésie et la musique usent de signes qui se succèdent dans le temps et que nous perce-
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vons les uns après les autres. Lessing donne le nom de corps aux choses dont les parties, visibles toutes à la fois aux yeux, occupent l'espace les unes à côté des autres, et il dit que les corps sont proprement l'objet de la peinture; quant à ces autres choses dont les parties, successivement aperçues par l'imagination, viennent les unes après les autres dans le temps, elles sont, dit Lessing, l'objet par excellence de la poésie, et il les appelle actions.
Définition un peu trop étroite, qu'il est bien facile d'élargir en disant que la poésie peut généralement représenter tout ce qui est successif.
Et voilà le genre de description où elle excelle, parce qu'elle seule en est capable : la description d'objets en mouvement, passant les uns après les autres devant l'œil de l'esprit. Elle est vouée à une défaite certaine lorsqu'elle essaie de lutter avec la peinture dans la représentation d'un objet physique immobile — paysage, animal ou corps quelconque — composé d'un grand nombre de traits qui doivent être simultanément aperçus. Le poète a beau faire, il ne peut pas obtenir de notre imagination qu'elle embrasse d'un seul coup ce qu'on lui présente pièce à pièce, parce qu'il y a contradiction entre la coexistence des parties dont l'objet décrit se compose et la suite des signes que le langage emploie; mais la poésie prend sa revanche et triomphe dans la représentation des choses successives, où la peinture est impuissante : Joute bonne description poétique est le récit d'une suite de faits.
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'1 Telle est la vérité, extrêmement riche en conséquences, que démontre l'auteur du Laocoon avec la rigueur logique d'un raisonnement irréfutable et, ce qui vaut mieux, avec la sensible évidence des preuves matérielles. — Je reviens au tableau des émigrants. c De loin, raconte le pharmacien, on ne voyait d'abord qu'un long nuage de poussière à l'horizon. La distance diminue; peu à peu l'œil distingue une troupe encore confuse de piétons, de voitures, de bestiaux s'étendant à perte de vue de colline en colline. Pour atteindre la route que suit le lugubre cortège, les curieux doivent descendre au fond d'une vallée, puis remonter, et pendant ce trajet le spectacle des émigrants leur échappe. Ils arrivent enfin, et voient passer tout près d'eux une partie de l'interminable défilé. Ce bizarre entassement d'objets sans valeur, —vieilles planches, futailles vides, cages d'oies, hottes et corbeilles remplies de choses inutiles que portent, en se traînant péniblement, des enfants et des femmes, — voilà ce qui frappe d'abord leurs regards étonnés.
Ainsi s'en allait tout ce monde, sans suite et sans ordre, à travers la route couverte de poussière. L'un voulait ralentir la marche de ses chevaux épuisés, l'autre pressait la course des siens. Du milieu de cette foule s'élevaient mille bruits confus : des femmes et des enfants criant qu'on les écrase, des troupeaux qui beuglent, des chiens qui hurlent; des vieillards et des malades qui gémissent en sentant leurs lits vaciller sur le haut des voitures surchargées.
Tout à coup, au bord d'un monticule, la roue d'un chariot pressé par la foule sort de l'ornière, crie; le chariot verse, ceux qui s'y trouvaient poussent un cri de frayeur et sont
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lancés à une grande distance dans le champ. Heureusement pour eux! car les coffres et les armoires, entraînés dans la chute et tombés plus près, les auraient infailliblement écrasés. Cependant la voiture est brisée; les malheureux restent sans secours; leurs compagnons passent, uniquement occupés d'eux-mêmes et entraînés par le torrent.
Nous accourons, et nous trouvons de pauvres malades, qui pouvaient à peine supporter leurs souffrances quand ils étaient chez eux et dans leur lit, gisant maintenant sur la terre nue, couverts de blessures, exposés aux rayons ardents du soleil, étouffés par la poussière et poussant des cris de douleur.
Ce tableau graduel où triomphe l'art du poète, le peintre ne saurait nous l'offrir, parce qu'il lui est interdit de représenter une succession d'images.
La peinture et la poésie ne peuvent rivaliser l'une avec l'autre qu'en demeurant chacune dans les limites de son domaine particulier. Egalement habile à choisir les objets réservés au poète seul et à éviter ceux qui n'appartiennent qu'au peintre, l'auteur d'Hermann et Dorothée ne s'égare jamais dans ces longues descriptions de paysages, ni dans ces portraits détaillés du physique des individus, où tant d'écrivains gaspillent un talent dont il faut parfois admirer les éclatantes richesses pour en regretter d'autant plus la dépense inintelligente et maladroite.
Gœthe n'a fait aucune description du lieu où se passe l'action de son poème. C'est par des procédés bien plus efficaces qu'il montre à notre imagination tout ce qu'elle doit voir.
Deux fois nous parcourons en sens inverse la belle propriété de l'hôte du Lion-d'Oî, : premièrement, avec la
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mère d'Hermann, lorsqu'elle monte, aux feux de midi, à travers les vignes et les blés, à la recherche de son fils; en second lieu, avec les amants, lorsqu'ils descendent, par la nuit et l'orage, le long du même sentier escarpé et que l'héritier de tous ces biens guide avec précaution les pas incertains de l'étrangère. Deux fois nous passons par la petite porte qui relie le jardin à la portion du domaine située hors des murs, et « qu'un ancêtre, bourgmestre de la ville, avait fait autrefois, par faveur spéciale, percer à travers les remparts ». Deux fois nous nous asseyons avec Hermann sous le vieux poirier, point central et culminant du poème.
| « Un gros poirier s'élevait au haut de la colline, marquant la limite des propriétés de l'aubergiste. Quelle riiain l'avait planté, personne ne le savait. On le voyait de loin dans la contrée, et ses fruits étaient renommés. Les moissonneurs avaient coutume, à l'heure de midi, de prendre leur repas sous son ombre, et les bergers s'y abritaient lorsqu'ils veillaient sur leurs troupeaux. » Voilà le vénérable témoin d'un amour digne des mœurs patriarcales. C'est du pied de cet arbre séculaire qu'Hermann, contemplant sans joie ses campagnes, ses vignes, ses granges, ses jardins, sa maison, déclare à sa mère qu'il faut un autre bien pour satisfaire son cœur; c'est au pied de ce même arbre qu'il se repose quelques heures plus tard avec la bien-aimée. Comme nous le connaissons, à présent, le chemin de l'auberge au poirier, du poirier à l'auberge! Et combien le récit des choses en
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mouvement n'a-t-il pas plus de pouvoir qu'une description immobile pour faire palpiter la nature à nos yeux! ,t
Le peintre, ne pouvant fixer sur sa toile qu'un instant de l'action, doit choisir le plus riche de sens; le poète, ne pouvant représenter qu'un aspect fugitif des corps, doit choisir l'expression la plus significative dans sa brièveté.
L'unité d'épithète est la règle posée par Lessing, qui, s'appuyant sur l'exemple d'Homère, remarque que ce père de tous les poètes, narrateur circonstancié des actions, peint les corps d'un seul trait. Mais, la règle posée et sa raison comprise, il convient d'en abandonner l'application au génie et au goût. Les objets successifs que la poésie fait passer devant l'imagination du lecteur ne doivent pas tous paraître et disparaître avec la même rapidité. Si une juste intelligence des conditions de son art interdit au poète de trop s'appesantir sur les détails d'un même tableau, il ne lui est pas commandé non plus de s'en tenir rigoureusement à un trait. Libre à lui d'étendre un peu sa description, pourvu (c'est la condition suffifisante et nécessaire) que notre imagination puisse toujours embrasser d'une seule vue l'objet isolé qu'on lui présente.
« Comme je suivais la nouvelle route, raconte Hermann, j'aperçus un lourd chariot aux solides brancards, traîné par deux bœufs, les plus grands et les plus forts du pays étranger. A côté du chariot marchait
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d'un pas ferme une jeune fille. Une longue baguette à la main, elle poussait devant elle et dirigeait habilement le puissant attelage. »
Voilà un tableau très simple dont les parties, bien qu'elles ne soient pas successives, n'ont rien de confus et sont saisies et retenues toutes à la fois sans peine par les yeux de l'esprit.
Telle est la première image de Dorothée que le poète offre au lecteur; l'impression que nous recevons d'abord est celle de sa taille, de sa force et de son adresse; il ne faut pas être une petite demoiselle pour diriger aisément ce lourd chariot et ces grands bœufs.
Le cinquième chant contient une description assez longue de la toilette de la jeune fille : « Un corset rouge bien lacé enserre sa poitrine aux belles formes ; un jupon noir lui ceint étroitement la taille ; les plis de sa chemisette encadrent avec grâce son menton arrondi et l'ovale de son doux visage, qui respire la franchise et la sérénité. Ses longs cheveux, tressés en nattes épaisses, sont fixés avec des épingles d'argent. De son corsage descend une robe bleue dont les plis élégants caressent dans la marche ses pieds délicats. »
Voilà encore un tableau qui représente un objet physique isolé. On pourrait, au premier abord, le prendre pour un exemple de la hardiesse quelquefois heureuse avec laquelle un poète, sortant, par exception, des limites de son art, tente un empiétement sur le domaine du peintre; mais ce serait une erreur. La
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description de la toilette de Dorothée n'est pas un tableau poétique destiné à produire l'illusion, et notre imagination n'est point invitée à s'en faire une idée d'ensemble, ce qu'elle trouverait peut-être un peu difficile; c'est un simple signalement fourni par Hermann au pasteur et à son compagnon, qui en ont absolument besoin; car il faut qu'ils puissent reconnaître l'étrangère, et le costume est le signe auquel on distingue le plus aisément et le plus sûrement une personne. Les descriptions des poètes didactiques sont de même nature que ce passage. L'auteur des Géorgiques donne à l'agriculteur, en beaux vers, des renseignements très utiles; mais il ne prétend pas que notre imagination puisse reconstruire avec facilité dans un seul et vivant tableau le poulain généreux ou la génisse féconde dont il a dépeint minutieusement la robe et détaillé par une longue analyse tous les caractères partiels.
Aux désignations superficielles du costume, l'amoureux Hermann mêle quelques mots bien sentis sur les traits et sur la physionomie de Dorothée : il parle de son menton « arrondi », de son visage « ovale », de son expression « douce, franche, sereine ». Cela n'est-il pas un peu vague? Oui, sans doute; et si les deux voisins n'avaient eu pour trouver la jeune fille que ces indications-là, ils auraient pu la chercher longtemps; mais quand il s'agit de beauté physique, l'absence d'indications précises, la liberté laissée à l'imagination des lecteurs devient la première loi du poète qui sait son métier. La beauté physique, mélange
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harmonieux d'une quantité de choses que la vue doit embrasser toutes à la fois, est ce que le poète est le plus radicalement incapable de présenter aux yeux à la façon du peintre.
Rien cependant n'abonde davantage dans les écrits en prose ou en vers que les descriptions de ce genre; on nous montre le nez, la bouche, les yeux, le front, les sourcils, la fossette, tous les traits du visage enfin, et l'on croit qu'on nous a fait voir le visage. La couleur s'obtient par des métaphores : les lis et les roses, la neige et le carmin, l'or, l'ivoire, l'albâtre et l'ébène. Si cette boutique de parfumerie pouvait nous représenter quelque chose, ce ne serait jamais qu'une poupée de cire assez laide. Il vaut infiniment mieux dire comme Virgile : pulcherrima Dido, « Didon était très belle ». Des indications légères et sommaires suffisent pour mettre notre imagination en mouvement; Homère loue les bras blancs, la blonde chevelure d'Hélène : c'est assez. Gœthe, de même, n'a qu'un mot sur le buste bien dessiné de Dorothée, sur son menton gracieusement arrondi, sur l'ovale de sa franche et douce figure. Hermann n'essaie pas de décrire sa bouche, mais il dit : « Cette bouche, dont un baiser et un oui me rendraient à jamais heureux; un non, ma «heureux à jamais. »
« Poètes, s'écrie Lessing, peignez-nous le plaisir, l'attrait, l'amour, le ravissement que produit la beauté, vous aurez peint la beauté elle-même. » Et le grand critique cite un exemple, mémoralle entre tous, du pouvoir qu'a la poésie, et la poésie seule, de peindre
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la beauté par ses effets; c'est le passage suivant de > l' Iliad.-. :
« Hélène s'enveloppa d'un voile éclatant de blancheur et s'élança hors de son appartement... Elle n'était point seule; deux de ses femmes la suivaient : ./Ethra, fille de Pitthée, et Clymène aux grands yeux. Elles atteignirent bientôt la porte Scée. Sur cette porte était assis Priam, et avec lui les anciens du peuple, Panthoüs et Thymœtès, et Lampus, et Clytius, et Hicatéon, rejeton de Mars, et Ucalégon et Anténor, tous deux pleins de sens. Ils avaient cessé de prendre part à la guerre à cause de leur vieillesse; mais ils étaient bons discoureurs et semblables aux cigales, qui, posées sur un arbre de la forêt, font entendre leur voix grêle. Tels étaient donc les chefs des Troyens assis sur la tour. Or, dès qu'ils virent Hélène s'avancer vers la tour, ils s'adressèrent mutuellement à voix basse ces paroles ailées : Il ne faut point s'étonner que les Troyens et les Grecs aux belles cnémides endurent depuis si longtemps des maux pour une telle femme. Elle ressemble par sa beauté aux déesses immortelles. »
— « Est-il rien, demande Lessing, qui puisse nous donner une plus vive idée de la beauté que de voir la froide vieillesse reconnaître qu'elle valait bien une guerre qui coûta tant de sang et tant de larmes? »
Il y a dans Hermann et Dorothée un passage qui ressemble à un souvenir de cette page immortelle d'Homère.
Par l'ouverture d'une haie, le pasteur et le pharma-
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cien ont aperçu une belle jeune fille assise, emmaillotant un enfant, et grâce au signalement donné par Hermann, ils ont reconnu Dorothée :
fi « Je ne m'étonne pas, dit le pasteur en la regardant attentivement, qu'elle ait ravi notre jeune ami, car elle peut soutenir l'examen de l'homme expérimenté.... Je vous le dis : Hermann a rencontré une jeune fille qui répandra la joie sur tous les jours de sa vie et qui sera pour lui, dans tous les temps, la femme vaillante et fidèle. Un corps aussi parfait renferme certainement une belle âme, et la robuste apparence de la jeunesse promet une vieillesse heureuse. »
Le pasteur de Goethe n'est pas un vieillard, mais il est « plein de sens », comme Ucalégon et Anténor; l'élogç de la beauté de Dorothée prend une grande signification dans sa bouche.
t L'éloquence indirecte de l'effet produit est le langage le plus expressif que la poésie puisse employer, et ce n'est pas seulement la beauté physique de Dorothée que Gœthe nous fait connaître par ce moyen, c'est encore sa beauté morale.
Dans la foule tumultueuse des émigrants, l'esprit d'anarchie et de discorde fait partout éclater ses cris, à l'exception du petit groupe tranquille où règne Dorothée. Chacun ne pense qu'à soi : avec un égoïsme brutal, on voit périr de malheureux blessés, et l'on passe outre; avec une stupide imprévoyance, les hommes poussent leurs chevaux et leurs bœufs au travers du réservoir d'eau potable, et les femmes y lavent leur linge. Mais Dorothée est la providence,
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l'ange secourable de ses compagnons de misère. Pour eux, sa fierté naturelle s'abaisse jusqu'à demander à l'étranger « cette aumône qu'il donne de mauvaise grâce afin de se débarrasser du pauvre ». Le besoin des autres la force de parler. Elle intercède pour une femme qui vient d'accoucher et pour son nouveau-né qui repose tout nu dans ses bras. C'est la femme d'un homme riche; mais la ruine publique égalise toutes les fortunes, et la condition même de cette femme du monde la rendait peut-être d'autant plus incapable de se tirer d'affaire. Dorothée a eu grand'peine à la sauver. * Elle dit, et sur la paille où elle était couchée, Hermann voit la malade qui se soulève péniblement toute pâle, et le regarde. Aussitôt il choisit pour la jeune fille le meilleur de ses provisions, et un instant après il lui abandonne tout, persuadé que, par ses mains, la distribution sera faite avec intelligence.
C'est encore pour ses compagnons de misère que Dorothée va chercher loin du village une eau pure. Lorsqu'elle les quitte, après leur avoir rendu tous les services qui sont en son pouvoir, l'accouchée lui donne sa bénédiction ; les enfants s'attachent à sa robe et ne veulent pas laisser partir « leur seconde mère M.
C'est une assez jolie victoire pour Dorothée d'attendrir jusqu'aux larmes le récalcitrant aubergiste; mais l'effet le plus puissant que sa beauté produise est de rendre muet le pharmacien, qui ne trouve pas une seule parole à prononcer en sa présence. Il s'efface dès qu'elle entre en scène; et longtemps avant la fin du
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dernier chant, quand sa grande et noble figure domine toutes les autres, « le voisin bavard » ne souffle plus mot.
Le maximum de beauté plastique, le plus haut degré de ressemblance que la poésie, sans procéder comme les arts du dessin, puisse offrir avec eux, a été atteint par Gœthe dans la succession de tableaux où il nous fait voir Hermann et Dorothée à la fontaine.
Le roman de Werther en contenait déjà la première idée et la première esquisse. « A l'entrée du bourg, écrit Werther, est une fontaine où je suis enchaîné comme par un charme... On suit la pente d'une petite colline, et l'on se trouve devant une grotte ; on descend une vingtaine de marches, et l'on voit l'eau transparente filtrer au travers du rocher. Le petit mur qui forme l'enceinte, les grands arbres qui la couvrent de leur ombre, la fraîcheur du lieu, tout cela vous captive et vous cause un secret frissonnement. Il ne se passe point de jour où je n'aille m'asseoir là pendant une heure. Les jeunes filles de la ville viennent y puiser de l'eau, fonction d'une simplicité primitive que remplissaient jadis les filles mêmes des rois. Assis à cette place, je ressuscite par la pensée les mœurs patriarcales; je me souviens que c'était au bord de la fontaine que les jeunes gens faisaient connaissance et qu'on arrangeait les mariages... Dernièrement je me rendis à la fontaine, etc.1. »
1. Pour la suite de cette citation de Werther, voy. p. 90.
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Les images et les formes antiques, objets des contemplations intérieures de Werther dans ses heures de rêverie près de la fontaine, me remettent en mémoire huit vers célèbres de Leconte de Lisle, où l'on peut admirer un bel et rare exemple de morceau descriptif d'une clarté parfaite, bien qu'il se compose d'un certain nombre de traits offrant à l'imagination non un panorama déroulé peu à peu, mais un seul et unique tableau :
Et les femmes marchaient, géantes, d'un pas lent,
Sous les vases d'airain qu'emplit l'eau des citernes,
Graves et les bras nus, et les mains sur le flanc.
Elles allaient, dardant leurs prunelles superbes,
Les seins droits, le col haut, dans la sérénité
Terrible de la force et de la liberté,
Et posant tour à tour dans la ronce et les herbes
Leurs pieds fermes et blancs avec tranquillité 1.
Voilà un bas-relief solide comme du marbre, et.ce n'est pas tout à fait ainsi que nous apparaît Dorothée lorsqu'elle se dirige à travers les blés vers la fontaine. Elle marche vite, et elle porte dans chaque main une cruche à anse, ce qui est assurément moins sculptural; les deux cruches ne sont même pas d'égale grandeur : mais la succession rapide des images que la poésie a coutume de faire passer devant l'œil de l'esprit offre précisément cet avantage à l'écrivain de rendre acceptables beaucoup de traits que les arts plastiques ne sauraient admettre.
1. Poèmes barbares, KaÏn.
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« Dorothée descendit avec Hermann au bas des
larges degrés, et tous deux s'assirent sur le petit mur qui entourait la source. Elle se pencha sur l'eau pour puiser. Hermann prit l'autre cruche et se pencha comme elle. Et ils virent leurs images se balancer, réfléchies dans l'azur de la source, et s'incliner l'une vers l'autre et se saluer amicalement dans le miroir.
Laisse-moi boire, dit le jeune homme gaiement. Elle lui présenta la cruche. Puis ils se reposèrent tous deux, familièrement appuyés sur les vases. »
Quand ils se lèvent pour partir, Dorothée prend les deux cruches par l'anse et monte les degrés. Hermann, obligeamment, offre d'en porter une. Elle refuse, pour deux raisons, l'une physique, l'autre morale : l'équilibre établi rend la charge moins lourde, et celui qui sera tout à l'heure son maître ne doit pas la servir.
Voilà, dans l'espace d'une douzaine de vers, cinq ou six tableaux différents; mais ce sont des tableaux poétiques par excellence : délicieux pour l'œil de l'imagination, ils ne plairaient pas autant s'ils étaient présentés matériellement aux yeux du corps.
L'image souriante des deux amoureux, réfléchie dans le miroir de l'eau, risquerait de faire, en peinture, une grimace ridicule; et comment un peintre ou un sculpteur pourrait-il nous donner la sensation de l'équilibre avec deux cruches de grandeur inégale, à moins de nous montrer moins d'eau dans la grande que dans la petite? que ferait-il de ce grand garçon montant l'escalier, à la suite de
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Dorothée, les bras ballants et les mains vides? Leconte de Lisle a pu, par exception, sculpter en vers de véritables statues; mais l'exception ne détruit pas la règle générale, et l'instinct plastique de Goethe demeure subordonné à un sens de la poésie, grâce auquel son style ressemble à celui du statuaire par la puissance et l'éclat du relief, sans que son art imite d'un art trop différent la méthode ni les formes.
Le poème d'Hermann et Dorothée emploie, nous l'avons vu, beaucoup de tours et de mots que leur grande conformité avec le langage naïf d'Homère a fait taxer trop sévèrement d'imitation toute factice, de pur et simple jeu d'esprit. J'ai dit plus haut la raison d'être de cet artifice ingénieux. Avouons cependant que la critique conserverait une partie de sa justesse s'il y avait, dans l'œuvre de Gœthe, contradiction enlre le fond et la forme, entre les sentiments, les idées, les faits, les caractères, et leur expression.
Cette contradiction choque dans la Louise de Voss. Mais, ici, l'absolue simplicité du fond des choses, leur vérité de tous les temps, leur humanité de tous les lieux rendait naturel et presque nécessaire un style renouvelé du patriarche de la poésie.
A
Iphigénie en Tauride, Hermann et Dorothée sont les deux chefs-d'œuvre classiques de Gœthe. De tous les grands ouvrages de la poésie moderne, ce sont peutêtre les plus purs et par l'inspiration morale et par l'exécution. Aucune défaillance de l'âme ni de la
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main n'a souillé d'une tache ou du moindre défaut la chaste et ravissante beauté de' ces deux marbres.
Mais la sublimité morale d'Iphigénie repose sur une base trop étroite, et l'œuvre entière est trop raffinée pour pouvoir charmer d'autres lecteurs qu'un nombre extrêmement petit de délicats.
Le second poème est supérieur en somme, parce que, en faisant les délices de l'homme de goût, il a de quoi toucher — jusqu'à un certain point — la masse grossière et illettrée.
Infidèle une fois, par bonheur, à ce qu'il y avait de faux dans ses principes et de mauvais dans ses habitudes, Gœthe a écrit de suite et de verve les neuf chants d'Hermann et Dorothée, au lieu de les composer lentement par morceaux et de les reprendre à froid comme les chapitres de Wilhelm Meister ou les scènes de Faust; il n'a pas confessé dans cet ouvrage, comme dans ses autres productions, les faiblesses amoureuses de sa vie; enfin, il l'a rendu capable d'intéresser tout le monde, doctes et ignorants, philistins et artistes, lui, l'homme dédaigneux de la grande et large publicité, faisant son chef-d'œuvre le plus fin et le plus exquis d'un conte populaire qui parle au cœur des petites gens.
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IV
FAUST
1
Le Faust de Gœthe a sa source dans une légende du xvie siècle d'une grande simplicité.
Un homme, un savant docteur, a fait un pacte avec le diable : aux termes de ce pacte, il aura le diable à son service pendant vingt-quatre ans pour satisfaire tous ses désirs; de son côté, il s'engage à renoncer à Dieu. L'échéance arrivée, il meurt et devient la proie de l'enfer.
Cela est net, à la portée de toutes les intelligences; l'imagination peut varier à l'infini les détails de l'histoire, mais l'histoire elle-même est des plus simples, et ce qui achève de lui donner la naïveté parfaite d'un récit populaire, c'est qu'elle est vraie. Le docteur Jean Faust a réellement vécu. On cite les dates, les lieux de sa naissance, des prodigieux ou scandaleux exploits de sa vie, et de sa mort terrible.
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L'aventure peut aussi, sans devenir moins claire et moins satisfaisante, recevoir une conclusion heureuse. C'est ainsi qu'elle s'est terminée pour le clerc Théophile, héros de la littérature du moyen âge, qui avait vendu son âme au diable, mais qui se repentit et fut sauvé. La damnation par le péché, ou le salut par la repentance : point d'autre conclusion pour la droite logique du peuple chrétien.
La plupart des lecteurs du chef-d'œuvre de Gœthe appartiennent naturellement à cette honnête moyenne d'esprits qui, ayant hérité des croyances traditionnelles, raisonnent encore instinctivement comme raisonnaient leurs pères. Comment ne seraient-ils pas déconcertés lorsque, après avoir lu la première partie de Faust, qui n'est qu'un fragment interrompu, ils parcourent la seconde pour voir comment cela finit, et qu'ils arrivent à l'étrange conclusion de tout le poème? Faust pèche, il ne se repent pas, et il est sauvé! On a beau prétendre que la philosophie n'a rien à faire dans l'interprétation de Faust, il faut évidemment expliquer avant tout ce paradoxe étonnant, aucune intelligence — même sommaire et superficielle — du poème, et par suite aucun plaisir de l'esprit, n'étant possible sans cette première et indispensable clarté.
Gœthe avait rejeté le christianisme, n'en gardant que la partie poétique, la mythologie. Il se faisait du monde une idée plus voisine du système panthéiste que d'aucun autre. On sait, d'une part, que la lecture de Spinoza l'avait souverainement éclairé et calmé; d'autre part, on comprend qu'il ne faut point attendre
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d'un amateur tel que notre poète une doctrine philosophique rigoureusement enchaînée dans toutes ses parties. La morale de Fichte pourra donc très bien se marier à la métaphysique de Spinoza dans sa pensée. Dieu, pour lui, c'est l'activité créatrice répandue dans tout l'univers. Le bien est la loi et le but du monde; le mal n'a point d'existence positive, il n'est, dans l'ensemble de l'œuvre divine, que la négation passagère et finalement impuissante du bien, le retard ou l'obstacle d'un jour opposé à sa réalisation, une sorte d'antithèse nécessaire pour donner au bien sa réalité et son prix, de même que, sans les ténèbres, la lumière n'aurait ni valeur ni senR 1. Et voilà pourquoi Gœthe ne pouvait pas prendre au sérieux son diable, comme les vieux poètes des siècles de foi. Quel que soit l'apparent succès du Tentateur dans l'entreprise de la perdition de Faust, et ce succès eût-il même paru encore beaucoup plus triomphant, il était de toute impossibilité que la victoire restât réellement au mal, c'est-à-dire au néant.
I Méphistophélès a parfaitement conscience de son impuissance radicale et définitive en face de l'universel progrès du monde, puisqu'il se nomme luimême « une partie de la force qui en voulant le mal fait le bien », et puisqu'il dit à Faust : « Il faut avouer que jusqu'ici il n'y a pas grand ouvrage de fait. Ce qui s'oppose au rien, le réel, quelques peines que je me sois données, je n'ai jamais pu l'entamer. Flots, t
e 1. Voyez Caro, La philosophie de Gœthe. I
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tempêtes, bouleversements, incendies, rien n'y fait; la terre et la mer rentrent toujours dans l'ordre! Et cette damnée semence, principe des animaux et des hommes, pas moyen d'avoir prise sur elle! Combien n'en ai-je pas détruit! et toujours il circule un sang jeune et nouveau ! » Le mal ainsi compris fait partie intégrante du plan divin; le Malin devient non seulement une créature, mais un serviteur de l'Eternel; et par le fait, c'est à titre de serviteur — irrévérencieux, il est vrai, et frondeur de l'œuvre divine, — ce n'est point à titre de puissance indépendante ou révoltée, que Gœthe, dans un prologue imité du livre de Job, introduit Méphistophélès en présence du Seigneur.
Père très débonnaire, le Seigneur lui déclare qu'il n'a contre lui aucune haine; au contraire, il n'a pas de collaborateur plus utile :
Le Malin fut toujours très précieux pour moi.
Sous la matière qui l'accable,
L'homme risque parfois de perdre tout ressort
Et de changer sa vie en un sommeil de mort.
J'aime donc à lui voir un compagnon semblable
Qui l'excite au combat, l'éveille quand il dort,
Et fasse auprès de lui sa besogne de diable 1.
1. Je cite, en la retouchant un peu çà et là, la 'plus ancienne traduction française du premier Faust, celle d'Albert Stapfer, dont la partie lyrique est versifiée. Cette traduction, qui parut d'abord dans les OEuvres dramatiques de Gœthe en cinq volumes in-8° publiés, de 1821 à 1823, par les éditeurs Bobée et Sautelet, a été réimprimée trois fois : d'abord, en 1828, par Ch. Motte, sous la forme d'un grand in-fo, avec dix-sept dessins d'Eugène Delacroix; puis, en
1885, dans un volume grand in-8°, illustré par Jean-Paul Laurens, chez Jouaust; enfin, tout récemment, chez Flammarion, dans la, petite collection des chefs-d'œuvre littéraires.
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*
f La gageure que le Seigneur fait avec Méphistopliélès, et dont Faust est l'enjeu, ressemble à ces jeux de prince dans lesquels un maître qu'on n'ose pas contredire se fait la partie belle et met de son côté toutes les chances. En vérité, le diable serait bafoué avec trop peu de peine, l'esprit malin démentirait son nom, s'il ne souriait pas d'avance à sa propre défaite, s'il était assez nigaud pour se promettre autre chose qu'un amusement de sceptique dans la tentation du docteur Faust, rendue extraordinairement difficile par ce défi peu sérieux du Tout-
Puissant :
i
j Va, détourne, si tu le peux,
-¡Détourne cet esprit de sa source première;
Fais-le suivre avec toi le chemin tortueux
r Des ennemis de la lumière;
Mais sois confus, s'il faut reconnaître à la fin
Qu'égaré dans la nuit et dans l'erreur grossière
i Le juste garde encor l'amour du droit chemin.
f Voilà donc le minimum dont le Seigneur se contentera! le sens du bien persévérant dans l'âme du pécheur au milieu de ses égarements : telle est la raison suffisante de son salut.
Il faut prendre garde de confondre ce sentiment avec le repentir chrétien. Faust ne perd pas son temps à regrelter le mal commis; c'est, comme l'a si bien dit M. Mézières, dans une activité toujours nouvelle qu'il cherche la rançon de ses erreurs et de ses fautes. Le repentir a sa source dans la conscience de la gravité du mal, et la gravité du mal est une notion
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étrangère à la philosophie de Gœthe, un sentiment que son âme panthéiste et surtout païenne n'a ' jamais éprouvé ni même bien compris.
Le diable jouant avec Dieu une partie si inégale devait nécessairement la perdre, et il est permis de trouver que Faust est sauvé à bon marché.
Cependant, si l'on veut réfléchir à la petite quantité de bien, de mérite positif et réel, qui suffisait, — au point de vue métaphysique, — pour balancer victorieusement tous les efforts de l'esprit du néant, on pourra trouver, au contraire, que Faust ne marchande pas la vertu et qu'il déploie, pour la plus grande gloire de Dieu, une énergie morale très supérieure au peu qui était strictement nécessaire. Tout compte fait, Faust est un héros, —à la mode de Gœthe naturellement, c'est-à-dire occupé uniquement de luimême, absorbé dans son propre perfectionnement, faisant le bien non par amour d'autrui ni pour le bonheur de se donner, mais par amour de soi et pour la satisfaction de se sentir meilleur : il n'en est pas moins vrai que Faust a une noble ardeur et un bel idéal.
Qu'on le compare à Don Juan, non pas au Don Juan romantique et moderne, — refait précisément selon le type de Faust, — mais au Don Juan primitif et, pour ainsi dire, classique : celui-là est bien la propriété du diable; Dieu n'aurait pas commis l'imprudence de risquer un pari à son sujet. Et Don Juan n'est pas une exception. Bien d'autres personnages purement diaboliques existent dans la littérature : lago, Tartuffe, la femme de Macbeth, etc. Il y a,
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dans l'art comme dans la vie, des créatures humaines qui font le mal pour le mal, qui, égarées dans la nuit et dans l'erreur, ont perdu tout amour de la lumière et de la voie droite et appartiennent ainsi, sans contestation possible, à Satan.
Faust n'est point de cette famille de damnés. Dans ses égarements, c'est toujours Dieu qu'il cherche; Dieu, c'est-à-dire le souverain bien, la science absolue où sa raison voudrait se reposer, le bonheur infini où son cœur aspire. Le mal, sous les formes diverses qui le tentent, n'est pour lui qu'une série d'expériences et d'essais pleins d'audace par lesquels sa grande âme exigeante et hautaine poursuit le contentement qu'elle n'a pas rencontré dans le train médiocre d'une sagesse ordinaire.
Il se sert de Méphistophélès qui s'est mis à ses ordres, comme d'un moyen original, séduisant par sa nouveauté, de faire peut-être un pas de plus vers la solution des doutes, vers l'apaisement des inquiétudes, qui le tourmentent; mais jamais maître ne différa plus superbement de son valet, et tout en subissant, par une sorte d'abandon désespéré de luimême, sa maudite influence, il conserve, pour ce vil ministre du mal, le mépris d'un cœur fier, l'horreur instinctive d'un enfant de Dieu. Avec quelle hauteur de dégoût, de pitié, Faust répond à Méphistophélès affectant de ne pas comprendre ses fins et de ne voir, dans sa soif ardente de vie sensuelle subitement éveillée, qu'un désir vulgaire de libertinage :
« Ne me comprends-tu pas? Il ne s'agit point ici de
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plaisir. Je me voue au vertige, à l'amère volupté d'aimer et de haïr tout ensemble, de me baigner dans mes larmes comme dans une source fortifiante.
Mon cœur, guéri de la fièvre du savoir, ne doit plus se fermer désormais à aucune sorte de sensation.
Tout ce qui est départi à l'humanité, je veux l'éprouver dans le plus intime de mon être; bien et mal, joies et douleurs, je veux descendre dans tous les bas-fonds, monter à toutes les cimes, accumuler dans mon sein tout ce qui est humain ; je veux, élargissant ainsi ma nature, confondre ma propre existence dans celle de l'humanité, pour vivre de sa vie et me perdre avec elle ! »
Oui, Dieu pouvait aimer, oui, Dieu pouvait sauver ce pécheur dont le doute est une recherche ardente, dont le désespoir est une prière, dont les chutes dans les profondeurs du mal sont une exploration pleine d'angoisse des gouffres obscurs de l'infini, dont l'alliance avec l'esprit de ténèbres ne fut que le mouvement de dépit d'un amant passionné du jour, et qui par son besoin d'activité en tous sens, — activité du corps, de l'esprit et du cœur, développée au dedans de lui jusqu'à la perfection de l'être et répandue au dehors sur l'humanité, — se montre participant de la nature divine.
C'est pourquoi, à la fin, le chœur des anges chantera : « Il est sauvé, affranchi du mal, le noble membre du monde des esprits ; celui qui s'évertue par de constants efforts, nous pouvons le délivrer. » Le drame de Faust, considéré dans son ensemble,
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n'est en somme que l'apprentissage de la vie humaine, et l'instruction morale qui s'en dégage est identique au fond à celle dont le roman de Wilhelm
Aleister donne en ces termes la formule : « Le devoir d'un éducateur n'est pas de préserver les hommes de toute erreur, mais de conduire celui qui erre, et la sagesse de l'éducateur consiste à lui faire vider la coupe de son erreur jusqu'au fond. » Faust, désabusé et calmé par l'âge, finira par reconnaître la vérité de cette autre parole du Wilhelm Meister : « L'homme ne trouvera jamais le bonheur jusqu'à ce que son aspiration illimitée se pose à elle-même des limites. » Il ne se bornera pas à cultiver son jardin comme Candide, il remplira ses devoirs d'homme et de citoyen, revenant, après de longues erreurs, à son point de départ, à cette sagesse médiocre dont il s'est écarté dans les jeunes transports de son inexpérience, mais qui est tout bonnement la condition de la santé morale, du seul vrai et solide bonheur que l'homme puisse goûter ici-bas.
Ce coup d'œil sur l'ensemble du poème de Faust, cet aperçu général de la philosophie de Gœthe, ne prétend assurément pas fournir une explication suffisante d'un ouvrage, qui, de l'aveu même de son auteur, — visiblement très satisfait d'intriguer la postérité jusqu'à la consommation des siècles, — demeure « incommensurable », autrement dit, incompréhensible dans une bonne mesure. On n'a voulu donner ici que le minimum d'exégèse strictement indispensable pour que Faust ne restât pas entre les
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mains du lecteur comme une apocalypse fermée de sept sceaux. Ce drame, même dans sa première partie, la seule qu'on relise pour son agrément, est le plus chargé de pensée philosophique qui soit jamais sorti du cerveau d'un poète. C'est en vain qu'on proteste de n'en vouloir admirer que les beautés proprement dramatiques; l'imagination ne saurait s'y plaire sans quelque intelligence des idées abstraites qui ont présidé à sa conception.
Il
Le. poème de Faust est l'œuvre de la vie entière de Gœthe. Commencé ou du moins rêvé presque dès son enfance, — s'il est vrai qu'un spectacle de marionnettes représentant la légende populaire du docteur Jean Faust mit de très bonne heure son imagination en branle, — il ne fut achevé que peu avant la mort du vieillard plus qu'octogénaire.
Un premier fragment fut publié en 1790. L'année 1808 vit paraître la première partie de la tragédie, le vrai Faust, complet par rapport au fragment de 1790, mais encore fragmentaire par rapport à l'œuvre totale. La seconde partie parut enfin de" 1827 à 1832. Il est clair que l'unité doit manquer à une entreprise aussi longue, où la jeunesse et la vieillesse ont mis chacune leur caractère, qui n'a pu naturellement se poursuivre qu'avec de notables intermittences; s'il y a quelque chose de surprenant, ce n'est pas que
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l'œuvre capitale de Gœthe pèche sensiblement par l'harmonie des parties qui la composent, c'est qu'on Puisse y retrouver à la rigueur l'ombre d'un dessein suivi, d'une pensée dominante, d'une correspondance entre le commencement et la fin.
t Toute vie d'homme a ses époques climatériques, et toute œuvre de poète porte intérieurement sa date ; mais il y a, dans la vie et dans l'œuvre de Gœthe, une série de métamorphoses et de recommencements qui sont quelque chose d'autre et quelque chose de plus radical que la simple évolution régulière de la plupart des hommes et des poètes.
| Le Guillaume Tell de Schiller est en germe dans ses Brigands; du Cid à Suréna le génie de Corneille faiblit, mais son idéal demeure le même : il n'en est pas ainsi de l'auteur de Faust. Gœthe ne se développe pas seulement, il se transforme ; il change trois fois son idée fondamentale de l'art. Shakespearien d'abord dans son Gœtz et dans son Werther, épris de vie bruyante, de mouvement tumultueux et de passion, il se tourne au milieu de sa carrière vers les divinités classiques; c'est alors qu'il sculpte son Iphigénie dans un marbre aussi pur que celui de Sophocle, et qu'il raconte dans le style même d'Homère l'idylle ravissante et magnifique d'Hermann et Dorothée. Finalement, de poète grec il se change en mage de l'Orient avec la décadence de l'âge; il verse dans l'allégorie et dans le symbolisme ; les pensées du vieillard deviennent des énigmes, et ses créations des abstractions personnifiées.
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Or, à chacune de ces trois périodes bien distinctes correspondent, dans le Faust, des styles très différents. Tout le monde sait que le second Faust n'est qu'un froid et obscur labyrinthe peuplé de fantômes métaphysiques; mais, déjà, dans le premier, quel défaut d'accord et quelles disparates! Telle scène, comme le premier monologue de Faust et son premier entretien avec Wagner, ou encore comme cette scène de la fin du drame intitulée Jour sombre, où Faust éclate en transports de rage contre Méphistophélès 1, appartient par l'élan impétueux de la passion à la plus jeune verve du poète : elle est contemporaine de Werther et de Gœtz\ telle autre, comme le second monologue de Faust ou comme son apostrophe dans la forêt à l'Esprit de la terre, est le produit d'une pensée plus calme et d'un art plus discipliné : on y sent la haute sagesse et la majesté de langage caractéristiques de l'époque de maturité qui vit naître Iphigénie en Tauride.
Cependant il fallait que la fable dramatique de Faust suivît son cours: il fallait que le destin du héros s'accomplît, et, comme l'ouvrage n'avançait qu'avec une lenteur extrême, il devait résulter, des profondes
1. Seule de toute la tragédie cette scène est en prose. On a voulu voir dans cette singularité une intention profonde du poète. Mais il faut remarquer qu'écrite de très bonne heure et peut-être comtemporaine de la première esquisse de Gœt: (1771), la scène en question ne fut pas comprise dans le fragment publié en 1790. Il est donc beaucoup plus naturel de supposer que, si elle ne parut pas alors, c'est que le poète avait le dessein de la mettre en vers, et que s'il la publia telle quelle en 1808, c'est qu'il ne voulait plus s'en donner la peine.
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métamorphoses successives du poète, d'assez fortes anomalies : c'est ainsi, par exemple, que Faust, au moment où il va se tuer (scène écrite longtemps après les premiers fragments du poème, quoiqu'elle ouvre presque la tragédie), paraît relativement tranquille, raisonnable et de sens rassis, déjà convalescent de la fiévreuse agitation qu'il avait montrée au début et qui semblait seule pouvoir motiver cet acte de désespoir.
Evidemment l'art le plus consommé ne serait jamais parvenu à fondre en un ensemble harmonieux un poème aussi lentement construit de pièces et de morceaux, composés sous l'inspiration du moment, à bâtons rompus, dans un ordre de hasard qui ne pouvait rester celui de la succession des scènes; d'ailleurs, il n'était pas dans la nature de Gœthe de se préoccuper beaucoup de ce défaut. Ses petites compositions ou celles qui sont relativement courtes ont seules une perfection achevée ; il n'y a guère de suite dans ses ouvrages de longue haleine. Génie essentiellement fragmentaire, il érigeait même en théorie, en règle d'art et de sagesse, son impuissance éprouvée à composer de grands ensembles. « Défiezvous d'une grande œuvre, disait-il à Eckermann. Quelle dépense, quelle tension des forces intellectuelles ne faut-il pas d'abord pour ordonner en soimême et pour organiser un grand ensemble ! Et quelle force, quelle vie tranquille et sans trouble ne faut-il pas ensuite pour procéder à l'exécution et pour fondre tout d'un seul jet!... Si l'on s'est trompé dans le dessin
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de l'ensemble, le travail entier est perdu... Au contraire, si le poète porte chaque jour sa pensée sur le présent, s'il traite immédiatement et quand l'impression est toute fraîche le sujet qui est venu s'offrir à lui, alors ce qu'il fera sera toujours bon... Toutes les poésies doivent être des poésies de circonstance. »
Les conversations et les lettres de Gœthe abondent en confidences sur son Faust, dont la plupart font bon marché de la suite et de l'unité du poème. « Vraiment, ç'aurait été joli, disait-il encore à Eckermann, si j'avais voulu rattacher à une seule idée, comme à un maigre fil traversant tout le poème, les scènes si diverses, si riches de vie variée, que j'ai introduites dans Faust!... Je recevais dans mon âme des impressions de mille espèces; je n'avais plus, comme poète, qu'à donner à ces impressions une forme artistique, qu'à les disposer en tableaux, sans me soucier d'enchaîner ces tableaux entre eux. » Et, trente ans avant cet aveu, en 1797, époque où le poète se remit à son Faust, abandonné depuis la publication du fragment de 1790, voici ce que Gœthe écrivait à Schiller :
Je me suis décidé à reprendre Faust, et, sinon à l'achever, du moins à l'avancer d'un bon bout... Je vais me mettre à nwji^aise avec cette composition barbare, où je compte effleurer plutôt que remplir les conditions de l'art... Je prendrai soin que chaque partie soit agréable, intéressante et donne à réfléchir; pour l'ensemble, qui restera toujours un fragment, je bénéficierai des théories nouvelles sur la poésie épique.
Ce passage de la correspondance de Gœthe, signifi-
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catif entre tous, exprime à merveille son état d'esprit dans l'année où il écrivit la Dédicace de son poème. Il était alors enthousiaste de la Grèce et de l'art classique; il venait d'achever Hermann et Dorothée : on comprend qu'il lui en coûtât de revenir à ce Faust « barbare », à cette légende du Nord fantastique et grotesque, à cette interminable rapsodie qui, étant de sa nature sans fin et sans fond, ne devait jamais procurer à son âme d'arliste la sensation délicieuse des œuvres parfaites et achevées. Il fallut toute la douce et féconde influence de Schiller pour décider Gœthe à faire ce grand effort et à vaincre sa répugnance. Mais quelles hésitations! quel manque d'entrain et de verve ! quelle facilité à se laisser distraire! et comme déjà les froides méthodes de l'analyse et du raisonnement usurpent chez le grand poète, qui a franchi le milieu de sa vie, la place de l'imagination créatrice!
Il entame avec son ami Schiller une longue discussion, d'une lourdeur et d'une puérilité assommantes, sur les limites de la poésie épique et de la poésie dramatique. Un jour, il reçoit la visite d'un autre de ses amis, arrivant d'Italie avec une impression toute fraîche des admirables monuments que lui-même est allé y voir autrefois; une conversation animée s'engage sur l'art, et Gœthe, rappelé au culte de sa chère antiquité, laisse de nouveau son Faust et écrit un essai sur le Laocoon.
Les Prolégomènes sur Homère, dans lesquels Wolf mettait en pièces l'unité de l'Iliade, le remplissent
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d'un enthousiasme naïf, parce qu'il croit y trouver la confirmation de ses propres vues sur la manière de composer de grands ensembles et la justification esthétique du décousu de son éternel poème.
Le Prologue sur le théâtre, écrit comme la Dédicace en 1797, n'a, quoi qu'on en ait pu dire, aucun rapport avec l'action de Faust ; c'est un simple hors-d'œuvre, une « poésie de circonstance » inspirée à Gœthe par l'expérience qu'il avait acquise comme directeur du théâtre de Weimar, mais qui n'a rien de spécialement utile à cette place et qui pourrait servir d'introduction à n'importe quel spectacle sérieux aussi bien qu'à la tragédie qu'il précède.
Il y a toute apparence que si l'épisode d'Hélène, qui est un des « morceaux choisis » du second Faust, avait été prêt pour l'impression en 1808, Gœthe l'aurait inséré dans la première partie de son drame sous forme d'entr'acte, de vision ou de n'importe quoi, et franchement il y eût fait un peu meilleure figure que le Songe d'une nuit de Walpurgis, « intermède » destiné d'abord à l'Almanach des Muses, puis fourré sans façon dans le Faust par un caprice subit de ce grand farceur olympien qui se moquera bientôt de son art et de ses lecteurs au point de vider tous ses vieux tiroirs dans les dernières pages du Wilhelm Meisterl Gœthe raconte dans ses Mémoires que son professeur de dessin, OEser, directeur de l'Académie des beauxarts de Leipzig, prenait plaisir à mystifier le public par des peintures décoratives d'un sens énigmatique et obscur. Il plaça un jour dans le vestibule de la salle
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des concerts une figure de femme approchant des mouchettes d'un flambeau : pourquoi ces mouchettes? pourquoi ce flambeau? Les bonnes gens se creusaient la tête, se perdaient en mille conjectures, et OEser s'amusait de la diversité de leurs explications. — Le commencement de la sagesse pour tout commentateur de Faust, c'est de bien se persuader que Gœthe s'y est permis plus d'un divertissement du même genre. Il ne lui déplaisait nullement de n'être pas compris, il souriait même avec une évidente complaisance à la pensée de tous les vains efforts qui seraient faits pour pénétrer jusqu'au fond du sens de son poème. « Comme un problème insoluble, aimait-il à dire, Faust excitera toujours la curiosité et la réflexion. » Sans doute, il faut, contre le préjugé commun, maintenir en thèse générale qu'un poète n'est point obligé de connaitre clairement les beautés de ses propres ouvrages, et qu'il est même préférable qu'il ne s'en rende pas un compte trop distinct, puisque cette inconscience obscure et féconde est le génie lui-même, le génie inspiré ; mais de cette considération, fort juste, en elle-même, ni Gœthe ni son Faust ne seraient bien fondés à se trop prévaloir.
La réflexion, chez Gœthe, a pris de bonne heure le pas sur l'instinct ; dès lors elle n'a cessé de se développer jusqu'à l'exagération finale. Il n'est pas possible à la meilleure volonté du monde de se représenter un tel artiste comme ayant jamais eu l'ignorance naïve des beautés qu'il médite avec tant de science, qu'il exécute avec tant de soin ; et Faust est un poème philosophique
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où l'idée a trop visiblement précédé et choisi sa forme pour que le poète puisse être admis à prétendre qu'il n'a point su ce qu'il voulait dire. Personne ne devra donc s'étonner de voir Gœthe abandonner quelquefois la position commode qu'il avait prise vis-à-vis des curieux qui le questionnaient sur Faust, et, après avoir fait bon marché de la suite des idées dans son poème, affirmer au contraire à Eckermann que toutes les parties en étaient « rivées », ou bien écrire à Guillaume de Humboldt dans la dernière de toutes ses lettres :
Voilà plus de soixante ans que j'ai conçu Faust ; j'étais jeune alors, et j'avais déjà dans l'esprit, sinon toutes les scènes avec leur détail, au moins toutes les idées de l'ouvrage. Ce plan ne m'a jamais quitté.
III
En 1805, à l'un de ses correspondants qui demandait des nouvelles de Faust, Gœthe, après avoir dit où son poème en était, indiqua dans sa lettre comme la clef même du drame « le pacte entre Faust et Méphistophélès, et les conditions de ce pacte, d'où procède toute la suite ».
C'est un passage capital, en effet, et d une grande portée.
Si jamais il m'arrive (dit Faust à Méphistophélès) de me reposer avec satisfaction sur un lit de paresse, qu'à l'instant je sois anéanti! Si jamais il m'arrive de prendre tes
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séductions mensongères pour la réalité du bonheur et de m'oublier moi-même au sein des jouissances, que ce jour soit le dernier de ma vie! je te propose le défi.
MÉPHISTOPHÉLÈS. — Tope !
FAUST. — Voici ma main. Si jamais je dis au moment qui passe : « Suspends ton vol, tu es si beau » alors tu peux me charger de chaînes, alors je consens à m'engloutir dans l'abîme, alors la cloche des morts peut sonner, alors tu es affranchi de ton service.
Le sens de ce pacte est clair, et c'est le pari même du Seigneur contre Méphistophélès qui s'y trouve répété sous une nouvelle forme.
Si Faust pouvait perdre la soif d'idéal, d'absolu, d'infini, qui atteste sa nature divine, au point de goûter une satisfaction complète dans quelqu'un des plaisirs de la terre que Méphistophélès lui aura procurés, il cesserait d'être un enfant de Dieu, égaré, mais encore capable de retour. Il mériterait de périr absolument, corps et âme. L'idée est simple, grande, féconde; elle pénètre le drame; elle constitue le fond du caractère de Faust, dont l'inquiétude, loin d'être calmée par l'art diabolique de Méphistophélès, va toujours en s'exaspérant, qui ne jouit nulle part, non pas même dans les bras de Marguerite, d'une volupté sans amertume, et qui prononce avec mélancolie ces paroles, devise de tous les dégoûtés de ce monde :
Je passe avec ivresse du désir à la jouissance, et au sein de la jouissance je regrette le désir.
Cependant, on ne saurait prétendre que le pacte de Méphistophélès et de Faust ait la valeur d'un mobile
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essentiel, d'un ressort important de l'action : car Faust l'oublie et s'oublie lui-même lorsque, dans les pre- miers transports de sa passion pour Marguerite, il parle d'un ravissement éternel, d'un bonheur qui l'élève au niveau des dieux; et Méphistophélès, de son côté, oublie de prendre Faust au mot et de s'emparer contre lui de ces paroles imprudentes.
Le poète ne paraît pas plus se souvenir du pacte infernal que du pari engagé au ciel; l'un et l'autre ne sont plus rappelés par lui qu'une seule fois, à l'extrême fin de la seconde partie : il essaie alors de rétablir entre la conclusion et le début de son vaste poème un semblant de correspondance, mais dans l'intervalle il n'y avait pas songé. Et voilà pourquoi Gœthe était bien aise de se dérober aux questions indiscrètes; voilà pourquoi on rencontre dans sa conversation et dans ses lettres beaucoup moins d'éclaircissements instructifs sur Faust que de boutades du genre de celle-ci, d'ailleurs charmante et non moins pleine de sens et d'esprit que d'humeur :
Les Allemands sont des gens bizarres! Avec leurs pensées profondes, avec les idées qu'ils cherchent et qu'ils introduisent partout, ils se rendent vraiment la vie trop dure. Eh! ayez donc une fois enfin le courage de vous laisser aller à vos impressions, de vous laisser récréer, de vous laisser émouvoir, de vous laisser élever et instruire, enflammer et encourager pour quelque chose de grand, et ne pensez pas toujours que tout serait perdu si l'on ne pouvait découvrir au fond d'une œuvre quelque idée, quelque pensée abstraite !
Ne croirait-on pas entendre Molière disant par la
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bouche du défenseur le plus fin et le plus sensé qui fut jamais des principes delà vraie critique : «Laissonsnous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d'avoir du plaisir. »
^ Il faudrait en effet plaindre le lecteur qui se demanderait, en assistant à la tragédie si poignante et si .délicieuse de Marguerite, comment s'accordent toutes les parties de cette dramatique histoire avec le prologue dans le ciel ou avec la scène du pacte. Non seulement il n'y a pas lieu d'infliger à Goethe un blûme morose pour avoir oublié plus ou moins les ressorts métaphysiques de son drame, mais on doit le féliciter franchement d'avoir surtout voulu, selon ses propres expressions, « représenter dans Faust une vie pleine de variété et de mouvement, et non tout ramener à une vérité philosophique ». Au poète, trop disposé à se perdre dans l'empyrée des idées pures, le bouffon du Prologue sur le théâtre donne un bon conseil, que
Gœthe a suivi : « Lancez-vous au. milieu de la vie humaine. Chacun vit de cette vie-là, un petit nombre la connaît, et c'est le peu que vous en montrez qui fait tout le charme de vos ouvrages. »
fi,
! IV
^ Le principe favori de la critique contemporaine, c'est que tout commentaire d'une œuvre poétique est scabreux et court le risque de n'être qu'un jeu frivole
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ou un travail stérile, excepté celui qui s'appuie exclusivement sur le terrain solide de l'histoire et de la biographie. Aucune méthode ne nous semble aujourd'hui plus intéressante ni plus sûre que celle qui cherche dans les faits l'explication des œuvres. Gœthe nous invite d'une façon particulièrement formelle et pressante à la lui appliquer. « Toutes mes œuvres, a-t-il dit, ne sont que les fragments d'une grande confession. » Il déclare que la première partie de Faust est consacrée presque tout entière à la peinture d'émotions intimes et personnelles, et il écrit dans ses Mémoires, à propos du docteur, héros de la légende : « Moi aussi j'avais parcouru le cercle entier des connaissances humaines et j'en avais bientôt reconnu la vanité ; j'avais pris la vie par tous les côtés, et j'étais revenu de mes expériences plus mécontent et plus tourmenté. »
Les années de jeunesse, où Gœthe écrivit les scènes les plus vivantes de son drame, sont naturellement celles où il a le plus vécu, où l'activité du corps, de l'esprit, du cœur et des sens, a été chez lui le plus intense et le plus vive.
Une des premières curiosités de son intelligence, ce furent les sciences occultes, la magie et l'alchimie, pour lesquelles la mystique demoiselle de Kletlenberg lui avait communiqué son enthousiasme. Comme Faust, il s'absorba dans un gros in-folio intitulé : Opus Mago-Cabbalisticum et 1lieosophicum ; il étudia Paracelse, Basilius Valentinus, Helmont, Starkey, Welling, etc., chercha la pierre philosophale, ne la
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découvrit pas, mais, semblable aux enfants du laboureur, fit la conquête d'un vrai trésor au lieu de la chimère qu'il poursuivait : car le goût passionné des sciences naturelles s'empara de lui à cette occasion et ne le quitta plus de sa vie. Désormais, il saura à la fois rêver sur la nature comme il convient à un poète, et arrêter sur elle le ferme regard du savant; il portera dans ses courses de montagne l'esprit observateur du géologue, du botaniste; mêlé aux étudiants d'Iéna, on le verra suivre les leçons d'un professeur célèbre sur l'anatomie et l'ostéologie, et les notions acquises dans ce cours, fécondées par son génie, le conduiront lui-même à d'illustres découvertes.
Le premier monologue de Faust et son premier entretien avec Wagner ont un accent de jeunesse, de sincérité, de passion, où l'on sent une fraîche et récente expérience. C'est encore le souvenir demeuré présent de son séjour à l'université de Leipzig qui inspira au poète la fameuse scène où Méphistophélès, dans la robe de Faust, critique successivement, devant un écolier ébahi, tous les enseignements dont se compose le cercle des études universitaires. Une phrase des Mémoires est la répétition presque textuelle de l'opinion du diable sur le cours de logique :
« Je vis bientôt que le cours de philosophie ne m'apprenait rien de nouveau. Je trouvais, par exemple, fort étrange que la logique me fît décomposer, recomposer et décomposer encore des opérations de l'esprit que j'étais habitué dès l'enfance à exécuter avec la plus grande facilité. »
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Dans un des plus magnifiques passages du poème,
Faust, assis au soleil couchant sur une hauteur d'où il découvre la plaine éclairée des derniers feux du jour, dit à Wagner qui l'accompagne :
Regarde comme au loin sur le gazon les cabanes étincellent aux lueurs ardentes du couchant. Le soleil penche et s'éteint, le jour expire; mais il se hâte d'aller éclairer d'autres contrées et d'y porter une nouvelle vie. Oh! que n'ai-je des ailes pour m'enlever dans les airs et suivre cet astre le longue sa carrière que rien n'interrompt jamais! Je verrais dans un éternel crépuscule se balancer le monde à mes pieds; je verrais s'enflammer toutes les hauteurs, toutes les vallées s'obscurcir, et tous les torrents changer en vagues d'or leurs vagues argentées... En vain la montagne oppose il ma course ses défilés sauvages ; déjà mes yeux étonnés plongent sur la mer, elle ouvre devant moi ses golfes brûlants. Le dieu seinble-t-il vouloir disparaître, un second élan, et je poursuis ma route; je continue de boire à longs traits sa lumière éternelle ; devant moi le jour, et la nuit derrière moi; le ciel au-dessus de ma tête, et sous mes pieds les flots de l'Océan... Charmant rêve, tant qu'il dure! Mais l'esprit a beau déployer ses ailes, le corps, hélas n'en a pointa y ajouter. Et pourtant, il n'est personne qui n'ait senti battre son cœur, quand, au-dessus de nous, perdue dans les espaces azurés, l'alouette nous envoie les éclats de son chant matinal; quand, par delà la cime des rochers couverts de sapins, l'aigle plane les ailes étendues, et quand la grue traverse les plaines et les mers pour regagner les lieux qui l'ont vue naître.
Faust, ici, ne fait que traduire en vers éclatants et sonores ce que Gœthe avait dit en son propre nom dans une lettre datée de Suisse, lorsqu'il fit un premier voyage dans les Alpes avec les frères Stolberg, et ce que Werther redit de son côté dans l'immortel
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roman qui remonte à la même époque de la vie du poète. Ces ardeurs consumantes de Faust, ces aspirations infinies, Gœthe les a donc éprouvées lui-même et manifestées simultanément dans sa correspondance et dans ses œuvres.
On peut même signaler dans Faust jusqu'à des impressions d'enfance, puisque les tableaux populaires qui s'y trouvent sont retracés, dit-on, d'après les souvenirs qu'avait laissés à Gœthe Francfort, sa ville natale.
Quant aux amourettes, qui naturellement constituent par rapport à son développement poétique la plus importante série de ses aventures et de ses expériences, elles sont nombreuses dans la vie de Gœthe. Celle qui est si connue sous le nom d'idylle de Sesenheim passe pour avoir eu la part principale dans la création de Marguerite. Les traits essentiels de cette captivante figure, — candeur, douceur, dévouement entier et absolu, — sont en effet ceux mêmes de Frédérique Brion, la fille du pasteur. Mais d'autres jeunes filles ont eu leur influence sur l'œuvre d'un poète sensible comme Gœthe au « charme éterne de la femme », et dans sa poésie pas plus que dans sa vie il n'est resté fidèle à un seul souvenir.
Marguerite est le nom d'une jeune ouvrière qu'il avait aimée à Francfort. Annette avait reçu il Leipzig, avant Frédérique à Sesenheim, ses serments d'éternel amour. En 1774, c'était le tour d'Elisabeth Schœnemann, — après Charlotte, après Maximilienne de la Roche, après toutes celles que j'ai nommées et celles
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que je n'ai pas nommées, — Elisabeth Schœnemann dite Lili, dont Gœthe a écrit ceci, dans ses Mémoires :
« Lili a été en réalité la première femme que j'aie profondément et véritablement aimée », mais ceci, dans une lettre à Mme de Stein : « Hier soir j'étais couché, déjà à moitié endormi, lorsque mon domestique m'apporte une lettre; la tête lourde, je lis que Lili est mariée; je me retourne et je me rendors. »
Durant sa grande passion pour Lili, Gœthe avait pris pour confidente de ses peines amoureuses la jeune comtesse Auguste de Stolberg, qu'il adorait et qu'il tutoyait sans la connaître. Voici ce qu'il lui écrivait, un soir :
Journée pénible et triste : en me levant, j'étais bien. J'ai écrit une scène de mon Faust, ensuite j'ai perdu deux heures, après quoi je suis allé faire ma cour à une jolie fille dont tes frères t'auront parlé, et qui est bien la plus singulière créature que je connaisse. J'ai mangé, dans une compagnie où je dînais, une douzaine de petits oiseaux, aussi vrai que Dieu les a créés; puis, je me suis promené sur le fleuve en dirigeant moi-même le canot (j'ai la fureur d'apprendre à naviguer); puis, j'ai joué deux heures au pharaon, et me suis attardé deux heures à converser avec de braves gens, et maintenant me voici à ma table pour te dire bonsoir. Et cependant, que d'angoisses et de troubles! Comment te dire ce que j'éprouvais au milieu de ces distractions? Je n'ai pas cessé de souffrir; j'étais comme un rat qui a mangé de l'arsenic : il court dans tous les coins, absorbe toute humidité, dévore tout ce qu'il rencontre sur son passage, tandis qu'une flamme intérieure, une ardeur mortelle, inextinguible, lui consume le sang1.
1. Henri Blaze de Bury, les Maîtresses de Gœthe, p. 228; lettre citée par Alexandre Dumas fils dans son étude sur Faust.
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La scène de Faust que mentionne cette lettre est apparemment celle de la taverne d'Auerbach, où l'on trouve une certaine chanson de rat empoisonné qui se tordait et sautait d'angoisse, « comme s'il eût l'amour au corps ». Et c'est ainsi que Gœthe se délivrait de ses peines de cœur : il en faisait le drame de Marguerite et, en même temps, la chanson du Rat!
On ne court vraiment pas le risque de plaisanter dans un sujet sérieux en parlant un peu légèrement des amourettes de Gœthe. Sans doute l'amour a joué un très grand rôle dans sa vie et dans sa poésie, comme la lumière et la joie de son âme, le foyer tout-puissant où s'échauffait sa verve, le stimulant divin de son activité créatrice; mais les amours furent tous des caprices passagers et fort peu douloureux, qui n'ont causé ni sa propre souffrance, ni, en général, celle des rieuses jeunes filles qu'il a courtisées, et dont personne n'aurait songé à lui faire un crime si, par une exception déplorable, la plus sympathique de toutes justement, celle qui fut l'original de Marguerite, n'avait eu la naïveté de croire en lui et de lui garder sa foi jusqu'à la mort.
Longtemps on avait cru, sur le témoignage de Werther, que l'année 1772-1773, où Gœthe aima Charlotte, avait été pour lui une de ces violentes crises morales qui ébranlent trop profondément la pauvre machine humaine pour que, du jour au lendemain, l'équilibre puisse être rétabli. La publication de la correspondance de Gœthe et de Kestner, en 1854, prouva un premier point : c'est que Gœthe s'était
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consolé très vite et très complètement. Une autre publication, celle des Nouvelles littéraires de Francfort, journal auquel Gœthe collaborait durant sa grande passion pour Charlotte, a prouvé quelque chose de plus : c'est que le besoin d'une consolation ne s'était jamais fait sentir, Gœthe n'ayant jamais été vraiment désolé. Les articles pleins de pétillante gaieté et de malice qu'il écrit, précisément alors, de la même plume qui racontait le désespoir de Werther, montrent un cœur constamment joyeux, dispos et maître de lui '.
Bien moins encore que les tourments tragiques de la passion, Gœthe connaissait l'aiguillon amer du remords. Il note avec satisfaction dans ses Mémoires, pour l'édification morale du lecteur, qu'après ses torts envers Frédérique il s'était senti dans un état plus agréable qu'à l'époque « où il n'avait encore aucune faute à se reprocher ». Il a fait des vers galants à la louange de l'inconstance :
Qu'il est doux le baiser de Fanny, quand la lèvre
Du baiser d'Amanda garde encor le parfum !
et il a dit en prose, plus poétiquement : « C'est une sensation délicieuse que celle d'un nouvel amour qui naît en nous lorsque l'ancien n'est pas encore tout à fait expiré. Ainsi, à l'heure où le soleil se couche, on aime à voir la lune se lever de l'autre côté de l'horizon, et l'on jouit de la double clarté des deux astres. »
1. Voir, sur cette publication, un piquant article d'Arvède
Barine dans la Revue politique et littéraire du 8 décembre 1883.
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V
La Marguerite de Faust est une des plus heureuses créations de la poésie. Ce personnage, fondu d'un seul jet à l'époque où le génie de Gœthe était en pleine sève, ne présente pas le défaut d'harmonie qu'il faut attribuer, dans les autres figures principales, à la longue durée de la composition du poème.
Il y a, dans la littérature dramatique, des femmes admirables par une singulière puissance de voir clair en elles-mêmes et de s'analyser qui ne les abandonne pas, même au milieu de la passion; l'originalité de Marguerite consiste, au contraire, dans sa candeur profonde, dans une ignorance du mal si entière, si naïve, que sa chute dans l'amour coupable et jusque dans le crime ne peut faire, à nos yeux, tomber la moindre fleur de sa couronne d'innocence.
Oui, maîtresse de Faust, meurtrière de son propre enfant, Marguerite demeure dans nos souvenirs comme le type même de l'innocence. Il n'appartient qu'aux poètes souverains d'accomplir de pareils miracles, de même qu'il n'appartient qu'à eux de transformer en grande tragédie une histoire aussi triviale que celle de la séduction d'une pauvre fille. C'est, par une observation très délicate de la vérité que ces triomphes sont rendus possibles; Gœthe, pour faire agir et parler sa naïve enfant, n'a pas eu à dépenser moins d'esprit que Racine pour prêter à ses intelligentes
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figures de femmes les fins et ingénieux discours où leur âme s'explique elle-même avec une si savante éloquence.
Voyez-la devant la cassette qu'elle découvre avec surprise dans son armoire : si elle n'hésitait pas à l'ouvrir, cette précipitation trahirait une certaine grossièreté de nature; si elle hésitait trop, cette perplexité serait l'indice d'une conscience avertie, que la tentation doit toujours trouver sur ses gardes et qui ne saurait succomber sans lutte. Elle n'a qu'un instant d'hésitation, juste ce qu'il faut pour conserver sa grâce en laissant voir son ignorance; elle ouvre la cassette, et aussitôt la voilà toute à la joie de se parer et d'être belle. La parure développe chez elle le sentiment de la coquetterie, dont le germe existait, discrètement indiqué; mais Marguerite, qui se sait jolie, est trop candide pour croire que sa beauté puisse être conquérante sans la parure.
Quand Méphistophélès lui donne le cynique conseil de prendre un galant, elle ne se récrie pas à cette proposition déshonnête, comme ne manquerait pas de le faire une vertu éprouvée ou une vertu hypocrite ; elle répond avec simplicité : « Ce n'est pas l'usage du pays. » Elle cultive, sans songer à mal, des amitiés aussi compromettantes que celle de sa voisine, dame Marthe. La première flatterie d'un cavalier entreprenant l'impressionne jusqu'au fond de l'âme, et jamais œuvre de l'enfer ne fut plus facile que celle de sa séduction. Mais cette facilité même est son excuse, car vraiment elle n'a pas su ce qu'elle faisait. « Hélas !
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tout ce qui m'a entraînée était si bon et si charmant! »
Marguerite aime comme doit aimer une femme aussi purement et complètement femme, un être tout instinct et tout cœur, rêvant beaucoup, mais réfléchissant à peine. « Pensez quelquefois à moi un petit moment ; moi, j'aurai tout le temps de penser à vous. »
Elle se donne sans réserve et avec bonheur. Le savoir, l'esprit, l'éloquence du grand homme qu'elle aime l'éblouissent, tandis que Faust, au contraire, se sent attiré vers elle par la sainte ignorance qui rapproche cette ingénue de la nature; c'est une heureuse idée d'avoir cherché dans cette opposition de deux extrêmes une raison secrète d'affinité. La pensée ne saurait venir à Marguerite d'accuser jamais Faust des souffrances qu'elle endure pour lui et par lui. Elle n'accuse personne : ni elle-même, elle est trop innocente; ni la Providence, elle est trop pieuse; ni les hommes, elle est trop bonne et trop douce. Pourquoi l'a-t-on condamnée? Que veulent dire ces chaînes, ce cachot? Quelle action a-t-elle donc commise, et « qui leur a dit de lui donner un pareil sens? » Elle n'y comprend rien, sa raison s'y perd, la voilà folle.
La scène de la prison et de la folie est la plus pathétique qui soit au théâtre en ce genre.
Déjà Shakespeare avait touché une corde bien sensible en mettant des chansons immodestes dans la bouche d'Ophelia devenue folle ; rien ne semblait pouvoir être plus navrant que le spectacle de cette vierge chantant avec des éclats de rire ce qui lui
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aurait fait horreur si son intelligence l'avait compris : mais la folie de Marguerite est plus dramatique que celle d'Ophelia, parce que Marguerite n'est pas une simple victime du sort, sans responsabilité comme sans tache. Elle a commis un infanticide, mais avec une telle inconscience de ce qu'elle faisait qu'une action si fatale équivaut presque à la pure passivité d'Ophelia. Ses hallucinations entrecoupées de lueurs qui semblent un retour à la raison; son demiréveil à la voix du bien-aimé; l'étreinte passionnée dont elle l'embrasse, et tout à coup la nouvelle obsession des images du crime, de la mort, du supplice, de la sépulture; les appels désespérés de Faust et la force d'inertie qu'elle oppose à tous ses efforts : tout cela constitue la scène la plus pénétrée d'horreur et de pitié qu'aucun poète tragique ait jamais écrite.
Nos cœurs se serrent douloureusement quand la folle crie au secours de son enfant noyé par ellemême; nous sentons les larmes venir quand elle dit à son amant : « Je vais te décrire les tombeaux que tu dois élever demain. Donne la meilleure place à ma mère, mets mon frère tout près d'elle, moi un peu à l'écart.... mais pas trop loin, n'est-ce pas? et mon enfant à ma droite; nul autre que lui ne doit être couché près de moi. » Mais le sublime du pathétique se trouve atteint, lorsque, au milieu d'une dernière vision qui lui représente son jour de noces, hélas! et sa couronne..., l'infortunée murmure à l'oreille de Faust ce vers d'une tendresse ineffable et d'une
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pudeur exquise : « Ne dis à personne au moins que tu as été déjà chez Marguerite. »
Si le salut de Faust .a besoin d'explication, celui de Marguerite, absoute d'une seule voix par la conscience unanime du genre humain, n'a plus qu'à recevoir sa consécration suprême de la sentence du divin juge et de l'applaudissement des anges.
VI
Le personnage de Méphistophélès n'a point la belle unité du précédent, et ne pouvait l'avoir.
Création étincelante d'esprit, Méphistophélès est le hardi paradoxe d'un grand artiste assez avisé pour comprendre qu'avec un thème d'une difficulté insurmontable mieux vaut se jouer librement que tenter d'inutiles efforts : car il aurait fallu à la fois conserver les données essentielles de la légende, faire du diable un être métaphysique pouvant convenir aux idées de la philosophie moderne en général, du panthéisme de Gœthe en particulier, et lui prêter enfin des traits assez humains, assez individuels, pour qu'il pût avoir une physionomie amusante et vivante. Gœthe n'a pas cherché entre ces éléments divers, contradictoires, un accord introuvable; acceptant de bonne grâce les termes d'un problème qu'il savait insoluble, il a voulu seulement y déployer et y divertir sa verve.
Assurément, il n'y a rien à répondre au critique judicieux qui viendrait nous objecter qu'un démon
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pourvu d'ailes aussi puissantes, de griffes aussi redoutables que Méphistophélès, possesseur en outre d'un manteau magique au moyen duquel il peut transporter où bon lui semble sa personne et celles de ses bons amis, se trouve embarrassé pour peu de chose lorsque, après le meurtre de Valentin, il a peur de la justice criminelle, ou lorsqu'il ne sait comment faire pour tirer Marguerite de sa prison; mais il y aurait beaucoup de naïveté à se croire ici plus malin que Gœthe, qui a très bien vu la contradiction et ne s'en est pas plus soucié que l'auteur de Gargantua mariant dans ses fictions gigantesques la réalité au merveilleux, sans s'inquiéter de leur harmonie.
Comme Rabelais, Gœthe, pour le plus grand plaisir des lecteurs de bon goût, tend plutôt à réduire chez Méphistophélès l'élément fantastique, au profit de l'observation morale et de la vérité humaine. Les scènes de Faust où le diable paraît en qualité de puissance surnaturelle sont en somme peu nombreuses, et quelques-unes d'ailleurs portent avec une particulière élégance la marque originale du génie de leur auteur.
Jamais artiste n'avait encore représenté le prince du monde infernal, non plus que Dieu le Père, d'une main aussi légère, aussi spirituelle. La lourdeur est un caractère commun aux inventions naïves des mystères du moyen âge et aux conceptions sublimes d'un Klopstock ou d'un Milton; une Divinité qui veut trop être prise au sérieux fait sur l'esprit une impression pénible ou ridicule et s'expose à la parodie par une juste revanche. Mais comment parodier un Roi
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> des enfers et un Père éternel a^ssi peu graves que ceux » de notre poète, un Diable humoriste et un Dieu bon enfant, qui s'acquittent galamment eux-mêmes de leur propre exécution comique et s'entretiennent des affaires du monde avec une familiarité souriante? Par cette ironie pleine de gaieté et de grâce, Gœthe affranchit l'esprit de ses lecteurs de l'importune obsession des idées sérieuses, en même temps qu'il déploie une imagination poétique d'un tour aisé et libre qui ne s'était épanouie encore avec cette matinale fraîcheur que chez l'Arioste et chez Homère.
Dans son habit écarlate galonné d'or, le petit manteau de soie sur l'épaule, la plume de coq au chapeau, la longue épée au côté, le diable fait homme est charmant.
Que d'esprit et même que de bon sens dans ses discours! Comme il est habile, prudent, modéré! Quel conseiller sage et plein d'expérience ! Les sentences de grand prix se pressent sur ses lèvres : « L'univers n'est fait que pour Dieu. Il s'y contemple dans l'éclat d'une éternelle lumière. Nous, il nous a créés pour les ténèbres; mais pour vous, mortels, ce qui convient, c'est la succession du jour et de la nuit. » — « Toute théorie est grise; mais l'arbre précieux de la vie est vert... Courage donc, plus de vaines rêveries, et lance-toi dans le monde! Je te le dis, un individu qui spécule est comme un animal qu'un génie malin promènerait sur des bruyères desséchées, tandis qu'à l'entour s'étendent de gras pâturages. » Quelle vérité, d'autant plus frappante qu'elle s'exprime plus
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brutalement, dans l'infaillible méthode indiquée à, Faust pour se rajeunir et pour vivre vieux : « Transporte-toi sur l'heure au milieu des champs, prends une bêche, et remue la terre; emprisonne ton corps et ton esprit dans une sphère étroite et bornée; sache te contenter d'une nourriture simple; vis avec les bêtes, comme une bête; et le sol où tu récoltes, ne dédaigne pas de le fumer toi-même : c'est le meilleur moyen, crois-moi, de rester jeune jusqu'à quatrevingts ans! » Et quelle autre vérité cruelle dans ce coup droit porté à la conscience de Faust, que trouble l'idée de porter un faux témoignage sur le décès du mari de Mme Marthe : « 0 saint homme ! sera-ce donc la première fois de votre vie que vous aurez porté un faux témoignage? N'avez-vous pas donné, d'un ton doctoral, mille définitions du monde et des éléments qui le composent, de l'homme et de ce qui se passe dans sa tête et dans son cœur? N'avez-vous pas défini Dieu lui-même, avec assurance et le front levé? Or, descendez dans votre conscience, et vous serez forcé d'avouer que vous en saviez autant là-dessus que sur la mort de M. Schwerdtlein! » Sophisme assurément, mais sophisme qui fait réfléchir. Quelle verve de raison plus encore que de scandale et de paradoxe Méphistophélès déploie dans l'excellente scène de l'écolier, et comme on lui sait gré de confondre cet imbécile qui n'aspire à rien de moins qu'à la science universelle! Enfin, quelle comédie délicieuse que celle où il berne à plaisir la frivole et immorale voisine de Marguerite !
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Non, quoi qu'en ait dit Gœthe lui-même, Méphistophélès n'est pas la pure incarnation de l'Esprit du néant et du mal ; il y a trop d'agrément et de profit dans son commerce pour que nous puissions consentir à ne voir en lui qu'un mauvais génie. Sans doute son fond est l'infernale malice; mais, en personne habile, il mêle à cette malice certaines bonnes qualités destinées à lui donner une saveur succulente et des éléments substantiels.
Parfois même sa nature de diable s'éclipse totalement; c'est l'esprit personnel du poète, ou la haute sagesse du chœur antique, qui s'exprime alors par sa bouche.
On sait que deux amis de Gœthe, Herder et surtout Merck, lui avaient inconsciemment fourni certains traits de la physionomie physique et morale de Méphistophélès ; leur humeur sarcastique, jointe à un sens pratique qui les rendait hommes d'avis sûr et d'utile conseil, répondait assez bien au caractère de diable officieux. Mais Méphistophélès est aussi, et davantage encore, une moitié de Gœthe, l'autre moitié de sa nature étant représentée par Faust. C'est Gœthe ironique dans son opposition avec Gœthe enthousiaste; c'est Gœthe esprit positif, cœur sec, calculateur exact et terre à terre, dans son contraste avec Gœthe abandonné aux passions généreuses qui échauffent l'âme agrandie et la ravissent au ciel; c'est Gœthe, enfin, de tendre amant de Marguerite devenu son bourreau et son meurtrier, par un féroce amour de lui-même qui lui fait sacrifier sans pitié ni
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remords la pauvre petite victime aux intérêts supérieurs de sa liberté et de sa gloire.
Méphistophélès a sans doute raison quelquefois, mais comme a raison la prudence égoïste contre les élans généreux du cœur, comme a raison l'esprit qui voit clair dans un horizon borné contre l'âme dont la vue se trouble en voulant sonder l'infini. La forme habituelle de son langage est l'ironie, qui insulte tout, détruit tout et ne crée rien. Si Dieu est celui qui est, le diable est « celui qui nie ». Il est l'ennemi de l'œuvre divine en même temps que de la race humaine, ennemi méprisant et froid, qui ne fait pas aux hommes l'honneur de les haïr, s'amuse même à leur rendre de faux services, à les guider dans la courte erreur de cette vie mortelle par les conseils spécieux de sa sagesse négative, et, ne se passionnant jamais ni pour rien ni contre rien dans ce monde, ricane, en parfait humoriste, à la pensée du néant de l'univers.
VII
Des trois personnages principaux, Faust, le premier en importance, n'est pas le meilleur au point de vue de la composition et de l'art;.mais c'est le plus intéressant, le plus riche, celui où le poète a le plus versé de son génie et de son âme.
Un défaut capital rend le héros du drame insaisissable à toute représentation plastique, qu'il s'agisse de la scène ou des arts du dessin : Faust n'a point
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d'âge ; il est tantôt jeune et tantôt vieux, sans que les changements par où il passe nous fassent voir et suivre soit l'ordre régulier de la nature, soit l'effet magique du sortilège destiné à intervertir cet ordre.
Il a beau s'affubler d'une barbe de vieillard dans son premier monologue, son cœur ardent, son esprit enthousiaste, lui donnent à ce moment-là plus de jeunesse qu'à aucun autre de sa tragique histoire; et il a beau avoir bu chez la sorcière le philtre qui devait le rajeunir, c'est un sage mûri par la vie, apaisant ses passions au sein de la nature, qui discourt avec une pompe et une gravité solennelle dans le monologue de la forêt.
Faust, en effet, c'est Gœthe lui-même aux époques successives de sa vie : or, comme il était très jeune quand il a fait parler pour la première fois le vieux docteur, comme plus tard il n'a pas absorbé de philtre pour se rajeunir en même temps que son héros, il en résulte un défaut d'accord entre les sentiments que celui-ci exprime et l'âge qui lui est attribué; mais ce défaut s'efface d'ailleurs et s'oublie, au milieu de la quantité de contrastes heureux qui se mêlent dans le caractère de Faust et qui en composent la richesse 1.
Il n'existe pas dans la littérature dramatique de personnage plus intégralement homme; l'humanité a bien en lui son plus complet représentant. Si le lecteur hésite à m'accorder ce point, cela vient, selon toute vraisemblance, de ce que Faust expie les méfaits poé-
1. Voir Ernest Lichtenberger, le Théâtre de Gœlhe, leçon d'ouverture.
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tiques de sa trop nombreuse postérité. La multitude de Fausts au petit pied qu'a fait pulluler le romantisme, à l'imitation du héros de Gœthe, nous a dégoûtés du type original; mais il deviendra superflu de montrer combien le vrai Faust est supérieur à sa descendance dégénérée, si l'on fait voir sa supériorité comme homme sur Hamlet, le plus illustre de ses ancêtres.
L'histoire d'Hamlet est celle d'une décadence intellectuelle et morale. Quelle que soit, à l'origine, la noblesse de ses pensées et de ses sentiments, il est visible que, succombant sous le poids d'une tâche trop lourde pour ses forces, le jeune héros de Shakespeare perd l'une après l'autre et la raison et la vertu. Né avec des qualités viriles, il devient, par le malheur des circonstances, incapable de toute énergie de la main et de la volonté, exemple affligeant et magnifique de la faiblesse et del'irrésolution humaines. Hamlet, en définitive, est un malade, et c'est un cas pathologique que Shakespeare étudie dans son chefd'œuvre, comme dans tant d'autres de ses tragédies.
Faust possède dans sa plénitude la santé de l'intelligence. Aucun soupçon de folie ou seulement d'absence momentanée de ses facultés mentales ne saurait l'effleurer. Il est libre, responsable et tout à son -1 affaire, voulant ce qu'il veut, faisant ce qu'il fait.
En aucun moment son sang-froid n'est plus remarquable qu'à l'heure de la conclusion du pacte avec l'Esprit malin. Le peu de surprise qu'il manifeste quand Méphistophélès paraît à ses yeux, la façon méprisante
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dont il lui parle, le courage tranquille avec lequel il propose lui-même et débat les termes du défi, enfin l'espèce de curiosité indifférente qui le fait s'embarquer sans émotion dans une si scabreuse aventure : tout cela ne compose-t-il pas un caractère admirablement fort et maître de lui? Gœthe a eu soin de rassembler les circonstances propres à nous donner l'impression du calme et de la force qui remplissent, à cette heure solennelle, l'âme de Faust. Toute velléité de suicide a disparu. Sa promenade avec Wagner, en ce dimanche de Pâques où les hommes et la nature sont en fête, l'a réconcilié avec la vie; un retour des pieux sentiments de son enfance l'a réconcilié avec le Ciel. Il a dit aux paysans qui l'acclament pour son courageux dévouement dans la dernière épidémie : « Prosternez-vous devant Celui qui est là-haut; lui seul enseigne à faire du bien, lui seul est la source de tout bien. » Rentré seul dans son cabinet d'étude, il constate avec une satisfaction ineffable que l'amour de Dieu et l'amour des hommes viennent de renaître dans son cœur apaisé. Il se met au travail, il entreprend la traduction du premier chapitre de l'Evangile selon saint Jean, et c'est ce moment que le poète choisit pour introduire Méphistophélès, pour poser, débattre et faire accepter les clauses du contrat infernal.
Est-il possible d'indiquer plus clairement que Faust signe le pacte en pleine connaissance de cause, avec tous les avantages d'une position éprouvée et solide? Il défie le diable en homme assuré de gagner son pari ;
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et par le fait, qui donc pourrait sérieusement prétendre qu'il l'a perdu? Les succès de Méphistophélès ne sont qu'apparents et superficiels; au fond, il n'a aucune prise sur l'âme de Faust, et c'est son âme qu'il faudrait corrompre et changer pour que l'enfer eût la victoire '.
Le héros de Gœthe ne se jette point avec avidité sur la vie nouvelle que le Tentateur lui offre; il en essaie, comme quelqu'un qui fait sans enthousiasme une expérience douteuse.
« Nous visiterons d'abord le petit monde, puis le grand », lui a dit Méphistophélès, marquant ainsi la division générale de tout le poème, dont la première partie ne nous promène en effet que dans un très petit monde; mais les débuts ne sont pas faits pour l'encourager. Dans la taverne d'Auerbach, où le diable le conduit d'abord pour lui présenter le spectacle d'une vie heureuse et facile, Faust ennuyé n'ouvre la bouche que pour dire qu'il voudrait bien s'en aller.
La cuisine de la sorcière le remplit d'irritation et de dégoût. S'il s'enflamme pour Marguerite d'un désir impatient et brutal, c'est par l'effet purement physique de la drogue que l'infâme magicienne lui a fait boire; mais cette disposition ne dure guère. Introduit
1. M. Ernest Lichtenberger, le maître de toutes les études sur
Gœthe et particulièrement sur Faust, m'avertit ici que pour faire du héros un personnage si consistant et si ferme, j'ai dû solliciter un peu les textes. Je le crois humblement, et je n'en ai guère de repentir. J'aurai appliqué d'instinct une doctrine qui m'est chère sur le ministère de la critique, qui est d'édaircir et de mettre en ordre les inventions plus ou moins confuses du génie.
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dans la chambre de Marguerite en l'absence de la jeune fille, Faust y fait paraître, à côté d'un transport très court d'ivresse sensuelle, des sentiments élevés et délicats qu'on demanderait en vain, dans les mêmes circonstances, au Saint-Preux de la Nouvelle Héloïse. L'œuvre de la séduction à peine commencée, il s'enfuit, épouvanté de ce qu'il a entrepris, dans la solitude de la nature. Méphistophélès a fort à faire pour le ramener, et Faust ne cède enfin que par une sorte de résignation courageuse à suivre la destinée qu'il s'est choisie lui-même.
Il pèche, mais jamais pécheur ne trouva moins de satisfaction dans son péché et ne détesta davantage le démon par qui le mal existe. Conception hautement originale et nouvelle, qui est par excellence la part du génie dans la création de Gœthe : car toute la poésie avant lui, — depuis le drame puissant, mais grossier, de Marlowe, jusqu'au roman contemporain de Klinger, — n'avait eu garde de changer ici la légende et d'imaginer qu'il pût y avoir autre chose à faire, — le pacte une fois conclu avec le diable, — que de bien soûler le docteur Jean Faust, et puis, de le damner.
Naturellement, Faust a ses heures de mélancolie et de rêverie. Il ne serait pas un homme complet, si cet élément poétique pouvait manquer à son être moral. C'est lui qui, par son apostrophe à la lune, « mélancolique amie », par sa méditation grandiose en face du soleil couchant, donne, pour ainsi dire, la note à Chateaubriand, à Byron, à Lamartine, à toute la
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poésie du xixc siècle. En vrai fils de Rousseau, il adore la nature. Il y retrempe son corps et son âme; elle est pour lui une source d'apaisement divin et d'émotions quasi religieuses : car, plongé et ravi en elle, il se sent plus que partout ailleurs en communion intime et directe avec le principe éternellement actif de la vie dans l'univers.
Mais l'homme digne de ce nom ne doit point s'absorber tout entier dans la solitude, la contemplation, l'extase, et Faust n'est rien moins qu'un rêveur. On se trompe quand, voulant établir à cet égard une division tranchée entre la première et la seconde partie du poème de Gœthe, on dit que le second Faust représente et glorifie l'activité humaine, tandis que le premier se renferme dans la peinture de la spéculation philosophique et de la passion. Le fait est que, dès l'origine, Faust nous apparaît, sinon comme un homme d'action, au moins comme un philosophe aux yeux duquel l'action est la première loi de l'homme en cette vie. « L'homme, dit-il, ne peut montrer ce qu'il vaut que par une activité sans relâche. » Et encore : « Heureux celui dont la mort ceint les tempes d'une couronne de lauriers sanglants dans l'éclat de la victoire! » Lorsqu'il traduit le premier verset de l'Evangile selon saint Jean, il rejette, les unes après les autres, les versions : Au commencemént était la Parole; — Au commencement était l'Intelligence; — Au commencement était la Force, pour s'arrêter définitivement à celle-ci : — Au commencement était l'Activité.
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Ni par principe, ni par nature, ni par goût, Faust n'est un pur spéculatif. Jeune, il a vaillamment lutté avec son père contre l'épidémie qui ravageait la contrée, payant de sa personne et mettant sa science au service des malheureux paysans; mais c'est en cette science, hélas! qu'il n'a plus foi, et son désespoir, manifesté dès les premiers mots qu'il prononce, est « de ne savoir rien qui vaille, rien de vraiment utile à enseigner aux hommes pour améliorer leur condition misérable ».
Gœthe a écrit quelque part : « Comment peut-on apprendre à se connaître soi-même? Jamais par la contemplation de soi-même, mais par l'action. Efforce-toi de faire ton devoir, et tu sauras tout de suite ce qui est en toi. » Son devoir, Faust n'apprendra guère à le faire qu'au terme de sa longue expérience ; ce qu'il essaie d'abord, c'est la jouissance, . ou plutôt c'est la vie avec toutes ses sensations de douleur comme de plaisir, d'amertume comme de volupté. Il veut goûter tout ce qui est humain, joies et peines, biens et maux; et voilà pourquoi, en un jour d'audace, il se précipite dans le tourbillon du monde, du « petit monde » d'abord, puis du « grand ». La science, étudiée dans les livres et les laboratoires, a fini par devenir à ses yeux l'occupation la plus vaine et la plus stérile; un savant qui n'est que savant lui a dès lors fait l'effet d'une créature si ridiculement incomplète, d'une existence si chétive et si manquée, que, dans l'intérêt même de sa propre culture et de son développement intellectuel et moral, il veut
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s'échapper à tout prix de son étroit cabinet d'étude. Il essaiera donc de la vie, il sera homme, et c'est par l'action, — d'abord sous la forme du plaisir et de ses conséquences, puis sous la forme plus noble et plus belledu dévouement utile, — que Faust, toujours avide de science, entreprend de pénétrer à l'avenir dans la connaissance des choses et de lui-même.
Si l'on veut mesurer à quel point Faust est un homme complet, c'est à Wagner qu'il faut le comparer.
Wagner n'est pas un homme, c'est un cuistre. Quand Faust, se sentant revivre au milieu de la foule bruyante et joyeuse qui fête le dimanche de Pâques, s'écrie : « Ici, je redeviens homme! ici, j'ose l'être! » Wagner exprime le dégoût affecté du pédant pour ces plaisirs grossiers. Le contact des paysans lui répugne ; ce violon de village, ces cris, ces chants, ces hurlements plutôt, blessent la sensibilité de ses longues 'oreilles. Cet « âne chargé de livres », comme l'eût appelé Montaigne, ne connaît pas de passe-temps plus profitable et plus délicieux que l'étude de ce que les hommes ont écrit. Il a un respect naïf pour les vieux parchemins, et il se flatte de remonter aux sources, parce qu'avec la sage méthode critique d'un érudit de la bonne école il sait distinguer et chercher les documents de première main.
« Un parchemin, répond Faust avec une admirable éloquence, est-il donc la fontaine sacrée où la soif de notre âme s'étanchera pour jamais?... Mon ami, les
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siècles passés sont pour nous un livre scellé de sept sceaux. Ce que vous appelez l'esprit des siècles n'est, au fond, que l'esprit de messieurs les auteurs dans lequel les siècles se réfléchissent. Quelle pitié que toute cette écriture! Le premier coup d'œil suffirait pour vous faire fuir à cent lieues.... Oh! que n'ai-je des ailes pour m'enlever dans les airs! que n'ai-je en ma possession un manteau magique qui puisse me transporter sur des plages lointaines! »
Non moins niais que l'écolier dont Méphistophélès se moque, Wagner estime qu'il « sait beaucoup de choses », et il espère un jour « tout savoir ».
Son cœur, aussi petit que son esprit, est incapable de comprendre le sentiment de malaise qu'éprouve Faust lorsque les paysans lui font une ovation pour les services qu'il leur a rendus à l'heure du fléau meurtrier. Pendant que la vanité de Wagner ne se montre sensible qu'aux applaudissements, pendant qu'il envie à son maître le bonheur d'être appelé grand homme, savant médecin et bienfaiteur, Faust s'accuse de charlatanisme, presque d'assassinat, en songeant à tous ceux que sa demi-science a envoyés dans l'autre monde. La science incomplète — et toute science humaine a des bornes très étroites — n'est, à ses yeux, qu'une forme présomptueuse et téméraire de l'ignorance. « Ce qu'on ignore, voilà précisément ce dont on aurait besoin, et ce qu'on sait, on ne peut pas s'en servir. »
Wagner est un rat de bibliothèque; il vit et il mourra au milieu de ses chers bouquins. Faust, aspi-
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rant à développer la totalité de sa nature d'homme, tourne résolument le dos à ses cornues et à ses livres et se lance dans la vie, non pas, encore une fois, comme un libertin qui veut jouir pour se dédommager du temps consumé dans l'étude, mais comme un philosophe qui veut éprouver et consolider l'édifice de ses connaissances spéculatives par l'expérience directe de la réalité.
Sa ferme et fière attitude n'est pas indigne de rappeler celle de Descartes, qui se jeta dans la vie pratique et se fit soldat parce que les sciences ne lui suffisaient point.
VIII
Il en est du personnage principal de l'œuvre de
Goethe comme de l'œuvre elle-même : on est déconcerté, à première vue, par ce qu'il y a d'incohérent, d'inaccoutumé et d'étrange dans le caractère du héros comme dans la composition du poème; mais, à chaque lecture nouvelle, on découvre la valeur singulière de mainte chose qui avait d'abord échappé ou déplu, et finalement on reconnaît que Faust est un de ces grands chefs-d'œuvre de l'art qui n'épuisent jamais la curiosité, ne lassent point l'attention et ne peuvent qu'augmenter indéfiniment de prix à mesure qu'on les étudie et qu'on les comprend davantage.
L'ouvrage est mal construit, cela est sûr; on ne sait ce que c'est : drame, épopée, mystère, confession, ou suite de monologues lyriques et de scènes dialo-
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guées? Partout l'unité manque, au style, à l'action, aux caractères, celui de Marguerite excepté. Nul lien entre les scènes; le drame fait de longues pauses, puis, brusquement, il saute comme à pieds joints pardessus des périodes ou des événements considérables, laissant l'imagination du lecteur remplir les lacunes comme elle peut.
A ces vices de composition s'ajoutent les défauts du sujet lui-même, dont le principal et le plus irrémédiable est la contradiction de la vieille légende, base nécessaire de la fable dramatique, avec les idées philosophiques entièrement nouvelles que cette légende doit désormais symboliser. Il faudrait ou une naïveté rare ou un parti pris d'admiration à toute épreuve pour se plaire aux froides bizarreries qui sont, dans le Faust de Gœthe, l'imitation obligatoire de l'ancienne histoire merveilleuse.
La cuisine de la sorcière est dure à digérer. La nuit de Walpurgis est un obscur et lourd cauchemar, à travers lequel les allusions satiriques du poète et les notes des commentateurs sur les bains de siège du libraire Nicolaï et ses applications de sangsues à l'anus ne réussissent à répandre ni la clarté ni l'agrément. Mais ces défis mêmes jetés à l'intelligence et à la patience du lecteur sont une des causes de l'intérêt de curiosité qui s'attache à l'ouvrage; on ne veut pas admettre que l'auteur de tant de choses admirées ait pu trouver parfois plaisant de ne dire que des sottises, et l'on cherche le sens profond des moindres caprices de sa plume.
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Faust ajoute ainsi à toutes ses autres séductions l'attrait irritant d'une foule de petites questions toujours ouvertes à côté du grand problème, éternellement insoluble, de notre destinée.
Les œuvres qui prennent le plus sûrement possession de la faveur des hommes sont celles qui, excitant à la fois la pensée et le rêve, la raison et la fantaisie, joignent à un tableau de la vie humaine suffisamment large et ressemblant le charme de quelque chose de mystérieux et de surnaturel. Tels sont, entre tous les chefs-d'œuvre poétiques, Hamlet, Don Juan, et surtout Faust. La puissante impulsion donnée par le poème de Gœthe à l'activité des esprits dans les genres les plus divers est sans doute quelque chose d'unique. Existe-t-il en littérature un autre ouvrage qui ait mis en mouvement, autant que Faust, l'art et la philosophie, les poètes, les critiques, les musiciens, les peintres?
Gœthe est, essentiellement, le poète exquis de la réalité. Dans Faust il est, en outre, le poète du ciel et des enfers, et généralement il déploie dans ses peintures du monde invisible, comme dans sa représentation du monde réel, la même distinction souveraine, qui est partout le cachet original de son style.
Mais quand on s'est promené quelque temps dans les régions fantastiques peuplées par les Esprits, quand on a contemplé et sondé l'idée philosophique et morale qui constitue le fond intelligible du poème, c'est à la partie purement humaine et dramatique
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qu'on revient avec un plaisir toujours nouveau; ce qu'on ne se lasse pas d'admirer, c'ést l'espèce de pouvoir créateur qu'aucun poète n'a possédé au même degré que Gœthe : celui qui consiste, non à imaginer des choses nouvelles et extraordinaires, mais à faire éclore sans effort et comme naturellement, de toutes les vulgarités de l'existence les plus plates, les plus prosaïques, les plus laides, une fleur de poésie.
Cette grande œuvre, qui n'aspire à rien de moindre qu'à être l'épopée de la vie humaine, contient une amusante richesse de détails, et l'esprit s'y répand jusque dans les plus petites choses, ainsi qu'on voit dans les recoins d'une majestueuse cathédrale gothique rire des caricatures et des polissonneries. Comme ils sont réels, les étudiants de la taverne d'Auerbach! comme leur gaieté d'écoliers va droit à la chose qui les intéresse par-dessus tout, c'est-à-dire, pour répéter le mot naturaliste que Gœthe emploie crûment, droit à la « cochonnerie »! Quelle franchisq-jaulitaipe-que celle du brave et rude soldat Valentin! Quelle sensibilité à l'honneur du pays et de la famille, et comme elle est tragique dans sa trivialité cette grossière injure qu'il crache en expirant à la face de sa malheureuse sœur Marguerite! Quelle intensité de vie dans cette scène du début où des promeneurs de toute espèce se répandent à travers la campagne, et quelle idée spirituelle d'avoir mis en contraste ces images variées d'une existence facile et joyeuse avec les efforts désespérés de Faust pour deviner l'énigme de la vie!
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Ecoutez seulement les propos des bourgeois :
Je ne connais pas de plus grand plaisir, les dimanches et les jours de fête, que de parler guerre et batailles. Pendant que loin de vous, dans la Turquie, les peuples sont aux prises et s'échinent d'importance, vous êtes tranquillement, à votre fenêtre, à boire votre petit verre et à regarder le long de la rivière filer les bateaux; puis vous rentrez le soir chez vous, gai comme pinson et bénissant le Ciel des temps de paix qu'il vous accorde. — Mon cher voisin, je vous en offre autant : qu'ils se fendent le crâne, et que tout aille sens dessus dessous chez eux, je m'en moque, pourvu qu'à la maison les choses demeurent dans l'ancien ordre.
C'est avec la même sagesse doucement et pacifiquement égoïste que s'exprime, dans Hermann et Dorothéc, le prudent pharmacien. Gounod, dans son charmant opéra, a fait une place d'honneur à ce petit bijou ; voulant ensuite au « chœur des vieillards » opposer le
« chœur des guerriers », il a naturellement prêté à ceux-ci des accents héroïques : la symétrie de la composition musicale réclamait peut-être ce contraste. Mais les soldats de Gœthe, un peu moins magnanimes que ceux de l'opéra français, puisqu'ils ne parlent guère d'imiter la mort glorieuse de leurs aînés, s'expriment avec une vérité plus caractéristique lorsqu'ils chantent gaillardement :
Bourgades munies
De tours, de remparts!
Fillettes jolies
Aux malins regards!
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Vers vous je m'élance Et monte à l'assaut; La peine est immense, Mais le prix la vaut.
D'une ardeur guerrière On nous voit courir, Pour jouir et plaire Comme pour mourir.
Chaudes escalades! Moments courts et doux! Filles et bourgades
Se rendent à nous.
La peine est immense, Mais le prix la vaut ; Et qui porte lance
Le gagne bientôt!
Comme tout poème digne d'être traduit, le chefd'œuvre de Gœthe est intraduisible; la beauté extraordinaire de la forme, l'éblouissante variét6 des rythmes, la perfection magistrale de la versification, rendent particulièrement impossible une traduction de Faust.
Dans un vers de poète et d'artiste il y a deux choses distinctes : l'idée pure, qui s'adresse à l'entendement, et la forme sensible, qui affecte l'âme tout entière; on peut traduire l'idée, parce qu'étant immatérielle, le signe qui la transmet à l'intelligence n'a point d'importance en lui-même; mais la valeur de la forme est inappréciable, elle réside dans une certaine combinaison de sons qui ne saurait subir la moindre modification sans une altération profonde de l'effet produit, et qui ne peut évidemment pas sub-
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sister telle quelle en passant d'une langue dans une autre. Si les mots sont les signes précis des choses, les sons, en poésie comme en musique, sont les centres d'association d'une quantité d'idées vagues et de sentiments obscurs dont l'excitation constitue la partie la plus délicate et la plus intime du plaisir qu'on éprouve à lire un grand poète.
Ajoutez que la puissance de la poésie est double : elle se compose de ce que qu'elle exprime et de ce qu'elle suggère. Or, les idées et les sentiments suggérés peuvent être de plus grand prix que les autres; et, dans ce qui est exprimé, la partie intelligible (souvent la moins importante) peut seule être traduite, la partie sensible ne saurait l'être. On voit le peu qui reste d'un poète dans une traduction : tout au plus le squelette, si la pensée a une valeur*substantielle et indépendante de la forme, comme c'est le cas pour Faust.
Cependant un traducteur habile pourra donner de l'original vivant une image, sinon exacte, au moins qui ne lui soit pas trop cruellement inférieure, s'il comprend de quelle haute importance est la façon de dire, et s'il possède certaines parties de l'artiste et de l'écrivain. Un traducteur qui aurait non seulement du talent, mais du génie, pourrait même, en s'appliquant à l'œuvre d'un poète moindre que lui, faire mieux que son modèle. Jamais il ne le reproduira exactement, cela est impossible; mais il fera mieux, si, pour les mêmes idées, son génie lui inspire des formes et des sons d'un effet plus puissant sur l'âme du lecteur.
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Assurément il faut éviter les contresens, même en matière de poésie; mais le traducteur d'un poète doit aussi comprendre la valeur relative des idées du texte, et bien se persuader qu'il n'y a pas de pire contresens que de traduire Sophocle, Racine ou Gœthe en mauvais style.
Quand le Faust de Gœthe, sous son premier costume français, eut fait son apparition dans le monde, le vieux poète adressa au jeune traducteur, Albert Stapfer, un compliment en vers, intitulé : Ein Gleichniss (Une Similitude), qu'il inséra, en 1828, dans le deuxième cahier de son journal l'Art et l'Antiquité, et qu'on a essayé de traduire ainsi :
Dans les champs, l'autre jour, quelques fleurs je cueillis
Et je les apportai, pensif, en mon logis.
Entre mes doigts brûlants les pauvres fleurs séchées
Tenaient, dans le chemin, leurs corolles penchées.
Arrivé, je les plonge en un vase plein d'eau.
Quel changement subit! Voilà que de nouveau
Chaque tête se dresse, et (surprenant prodige!)
Un éclat vif et frais colore chaque tige.
A mes regards enfin leur aspect devint tel
Qu'on les croirait encor sur le sol maternel.
Ainsi m'arriva-t-il quand j'entendis naguère
Mon poème parler une langue étrangère.
FINfH
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TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE
GŒTHE ET LA LITTÉRATURE DE SON TEMPS
I. — Goethe et Lessing 3 Il. — Gœthe et Schiller ................. 37
DEUXIÈME PARTIE
LES CHEFS-D'ŒUVRE DE GŒTHE
J I. — Werther 73
II. — Iphigénie en Tauride ...... 97 i. Le drame 90 H. Le dénouement.. 111 m. L'héroïne. 119
III. — Hermann et Dorothée 131 i. La poésie du sujet ....... 134 h. L'art de la composition..... 163 m. La vérité des caractères. • *• • • • 177
IV. La beauté des formes. i r . ,... 209
IV. — Faust ............. \ L L I.' . ~J .. 237