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OEUVRES COMPLÈTES ILLUSTRÉES
DE
EMILE ZOLA
— ÉDITION NE VARIETUR -
THEATRE
THÉRÈSE RAQUIN I LES HÉRITIERS RAROURDIN — ÎLE BOUTON DE ROSE
SUIVI DE
LE NATURALISME AU THÉÂTRE NOS AUTEURS DRAMATIQUES
PARIS BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER - EUGÈNE F&SQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
1906 Toai dtolt» tittrriê.
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THEATRE
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OEUVRES COMPLETES ILLUSTRÉES DE EMILE ZOLA
— ÉDITION NE VARIETUR —
THEATRE
THÉRÈSE RAQUIN
LES HERITIERS RAROURDIN — LE BOUTON DE ROSE
SUIVI DE
LE NATURALISME AU THÉÂTRE NOS AUTEURS DRAMATIQUES
PARIS
BIBLIOTHÈQUE- CHARPENTIER EUGENE FASQUELLE, ÉDITEUR
14, RUE DE GRENELLE, 11
1906 Tous droits réservés
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Les trois pièces que je réunis clans ce volume n'ont eu aucun succès. Thérèse Raquin a été jouée neuf fois; les Héritiers Rabourdin, dix-sept; le Bouton de rose, sept. Le public de la première représentation a écoulé Thérèse Raquin jusqu'au bout, dans une stupeur pleine de malaise, et, s'il n'a protesté que par deux ou trois coups de sifflet timides, c'est, m'a-t-on dit plus tard, que je l'avais rendu malade. On alaissé passer les H entiers Rabourdin sans trop les bousculer; pour cette fois, le mépris suffisait sans doute. Quant au Bouton de rose, il a soulevé de telles clameurs, de telles huées, un déchaînement de fureur si tempétueux, que l'artiste, chargé de dire mon nom, a dû le lancer au petit bonheur, dans l'orage. Une partie de la salle hurlait : « Pas l'autour ! pas l'auteur ! » Mon nom aurait été une indécence, que les honnêtes gens qui étaient là ne se seraient pas fâchés avec une indignation de pudeur plus vigoureuse.
Et je ne parle pas de la critique. J'ai collectionné précieusement tous les articles publiés, j'ai créé pour chaque pièce un dossier, que j'ai mis à mûrir dans mon grenier. Un jour, je compte en secouer la poussière et faire un petit travail. Certaines citations, avec le temps, pourront prendre de l'intérêt.
Voilà les faits. J'ai voulu les constater et dï-esser moi-même le procès-verbal. Lorsque j'ai commencé à écrire mes romans, il y a eu contre eux, dans le public et dans la presse, des violences pareilles. Pendant dix années, on m'a traité en paria : ni talent d'aucun sorte, ni même de la simple honnêteté. Je me contentais de sourire, je me sentais le plus fort, parce que je travaillais et que je savais nettement où je voulais aller. On ne tue pas un livre. On peut chercher à l'enterrer sous le silence ou sous le scandale, mais il ressuscite à son heure, il a quand même le succès qu'il doit avoir. Malheureusement, au théâtre, les conditions changent. Une pièce sifflée est une pièce tuée. 11 faut des circonstances extraordinaires pour qu'elle soit reprise un jour dans de bonnes conditions, et qu'un nouveau public casse le jugement du premier, s'il y a lieu. C'est pourquoi la lutte au théâtre est si difficile, si pleine de périls, lorqu'on veut y apporter des idées neuves. La moindre blessure reçue devient mortelle. Une foule, toute une salle de quinze cents à deux mille spectateurs, vous ferme brutalement la bouche. Il n'y a qu'à s'incliner. On n'a pas à compter sur les réflexions
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THÉÂTRE
du lendemain, la conquête lente des esprits, le mouvement de prosélytisme que détermine un livre original. Si l'on n'a pas du coup pris le public en masse, il faut renoncer à l'accoutumer, à le séduire tête par tête. Une seule protestation est possible: publier la pièce sifflée et attendre.
C'est à quoi je me décide, je publie mes pièces sifflées et j'attends. Elles sont trois, les trois premiers soldats d'une armée. Lorsqu'il y en aura une vingtaine, elles sauront se faire respecter. Ce que j'attends, c'est une évolution dans notre littérature dramatique, c'est un apaisement du public et de la critique à mon égard, c'est une appréciation plus nette et plus juste de ce que je suis et do ce que je veux. J'aibeaucoup d'entêtement cl de patience. On a bien fini par lire mes romans, on finira par écouter mes pièces.
EMILE ZOLA.
Paris, lor juin 1878.
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THÉRÈSE RAQUIN
DRAME EN QUATRE ACTES
Représenté pour la première ibis à Paris, sur le théâtre de la Renaissance,
le M juillet 1873.
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PRÉFACE
J'estime qu'il est toujours dangereux de tirer un drame d'un roman. Une des deux oeuvres est fatalement inférieure à l'autre, et souvent cela suffit pour les rapetisser toutes deux. Le théâtre et le livre ont des conditions d'existence si absolument différentes, que l'écrivain se trouve forcé de pratiquer sur sa propre pensée de véritables amputations, d'en montrer les longueurs et les lacunes, de la brutaliser et de la défigurer, pour la faire entrer dans un nouveau moule. C'est le lit de Procuste, le lit de torture, où l'on obtient des monstres à coups de hache. Puis, je ne sais, un artiste doit avoir la pudeur et le respect de ses filles aimées, belles ou laides; quand elles sont venues au monde avec sa ressemblance, il n'a plus le droit de rêver pour elles les hasards d'une seconde naissance.
"Vis-à-vis de moi-même, j'ai donc commis une vilaine action en portant Thérèse Raquin au théâtre. La vérité est que j'ai longtemps hésité ; et, si j'ai fini' par céder, c'est en obéissant à des questions particulières, qui me serviront tout au moins de circonstances atténuantes. D'abord, des critiques, qui s'étaient montrés terriblement sévères pour le roman, lors de son apparition, m'avaient formellement mis au défi d'en tirer un drame; le livre, pour eux, était une ordure, ils le traînaient galamment dans le ruisseau, ils déclaraient que le jour où de pareilles infamies s'étaleraient sur les planches, les spectateurs éteindraient la rampe de leurs sifflets. Je suis très curieux de ma nature. Je ne déteste pas les belles batailles, et, dès ce moment, je me promis de voir ça. Il y avait provocation. Mais il m'eût semblé puéril d'obéir seulement à cette envie de mettre la critique dans son tort. J'étais sollicité par un intérêt plus haut. Il me semblait que Thérèse Raquin offrait un excellent sujet de drame, pour risquer à la scène une tentative, dont je rêvais parfois. Je trouvais là un milieu comme j'en cherchais un, des personnages qui me satisfaisaient pleinement, en un mot des éléments tels que je les demandais et tout prêts à être employés. Cela me décida.
Certes, je n'ai point l'ambition de planter mon drame comme un drapeau. Il a de gros défauts, et je suis plus sévère pour lui que personne; si j'en faisais la critique, il ne resterait qu'une chose debout, la volonté bien nette d'aider au théâtre le large mouvement de vérité et de science expérimentale, qui, depuis le siècle dernier, se propage et grandit dans tous les actes de l'intelligence humaine. Le branle a été donné par les nouvelles méthodes scientifiques. De là, le naturalisme a renouvelé la critique et l'histoire, en soumettant 1 homme et ses oeuvres à une analyse exacte, soucieuse des circonstances, des milieux, des cas organiques. Puis, les arts et les lettres ont subi à leur tour l'influence de ce grand courant; la peinture est devenue toute réelle, notre école de paysage a tué l'école, historique; le roman, cette étude sociale et individuelle, d'un cadre si souple, sans cesse élargi, a pris la place entière, absorbant peu à peu les genres littéraires classés par les rhétoriques d'autrefois. Ce sont là des faits que personne ne saurait nier. Dans l'enfantement continu de l'huma-
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THÉÂTRE
nité, nous en sommes à l'accouchement du vrai. Et là est la seule force du siècle. Tout marche de front dans une époque. Quiconque voudrait retourner en arrière ou s'échapper de côté, serait écrasé sous la poussée générale. C'est pourquoi je suis absolument convaincu de voir prochainement le mouvement naturaliste s'imposer au théâtre, et y apporter la puissance de la réalité, la vie nouA'elle de l'art moderne.
Au théâtre, toute innovation est délicate. Les révolutions littéraires sont lentes à s'y faire sentir. 11 est logique que là soit la dernière citadelle du mensonge, dont le vrai ait à faire le siège. Le public, pris en masse, n'aime pas à être dérangé dans ses habitudes, et les jugements qu'il porte ont la brutalité d'un arrêt de mort. Seulement, il arrive un moment où le public devient à son insu complice des novateurs; ce moment est celui où, pénétré lui-même par le souffle nouveau, las des éternelles histoires qu'on lui conte, il éprouve un impérieux besoin de jeunesse et d'originalité.
Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que le public en est là, aujourd'hui. Le drame agonise, si une nouvelle sève nu le rajeunit. 11 faut du sang à ce cadavre. On dit que l'opérette et la féerie ont tué le drame. Cela est faux, le drame meurt de sa belle mort, il meurt d'extravagances, de mensonges et de platitudes. Si la comédie reste debout, dans cet effondrement de notre scène, c'est qu'elle tient davantage à la vie réelle, c'est qu'elle est vraie souvent. Je défie les derniers des romantiques de mettre à la scène un drame à panaches ; la ferraille du moyen âge, les portes secrètes, les vins empoisonnés et le reste, feraient hausser les épaules. Le mélodrame, ce fils bourgeois du drame romantique, est encore plus mort que lui dans les tendresses du peuple; ses sensibleries fausses, ses complications d'enfants volés et de papiers retrouvés, ses,gaseonnades impudentes, l'ont fait prendre en mépris à la longue, à ce point qu'on se lient les côtes, lorsqu'il tente de ressusciter. Les grandes oeuvres de 1830 resteront comme dos oeuvres de combat, des dates littéraires, des efforts superbes, qui ont jeté bas le vieil échafaudage classique. Mais, maintenant que toutest par terre, les capes et les épées sont inutiles; il est temps de faire des oeuvres de vérité. Remplacer la tradition classique par la tradition romantique, ce serait ne pas savoir profiter de la liberté qu' nos aînés ont conquise. 11 ne doit plus y avoir d'école, plus de formule, plus de pontife d'aucune sorte; il n'y a que la vie, un champ immense où chacun peut étudier et créer à sa guise.
Je ne fais pas ici une.thèse pour ma cause. J'ai la conviction profonde, — et j'insiste sur ce point, — que l'esprit expérimenta] et scientifique du siècle va gagner le théâtre, et que là est le seul renouvellement possible do notre scène. Que la critique regarde autour d'elle, et qu'elle me dise de quel côté elle attend un secours quelconque, un souffle de vie qui remette le drame debout. Certes, le passé est mort. Il faut aller à l'avenir; et l'avenir, c'est le problème humain étudié dans le cadre de la réalité, c'est l'abandon de toutes les fables, c'est le drame vivant de la double vie des personnages et des milieux, dégagé des contes de nourrice, des guenilles historiques, des grands mots bêtes, des niaiseries et des fanfaronnades de convention. Les charpentes pourries du drame d'hier tombent d'ellesmêmes. La place doit être nette. Les recettes connues pour nouer et dénouer une intrigue ont fait leur temps; il faut, à cette heure, une large et simple peinture des hommes et des choses, un drame que Molière aurait pu écrire. En dehors de certaines nécessités scéniques, . ce que l'on nomme aujourd'hui la science du théâtre, n'e^t que l'amas des petites habiletés des faiseurs, une sorte de tradition étroite qui rapetisse la scène, un code de langage convenu et de situations notées à l'avance, que tout esprit original refusera ônergiquement d'appliquer.
El, d'ailleurs, le naturalisme balbutie déjà au théâtre. Je ne veux citer aucune oeuvre; mais, parmi les drames représentés pendant ces dernières années, il en est beaucoup qui contiennent en germe le mouvement dont je signale l'approche. Je laisse de côté les pièces des débutants; je parle surtout de certains drames écrits par dos auteurs dramatiques, vieillis dans le métier et assez habiles pour pressentir la transformation littéraire qui s'opère. Ou le drame mourra, ou le drame sera moderne et réel.
C'est sous l'influence de ces idées que j'ai tiré un drame de Thérèse Raquin. Comme je l'ai dit, il y avait là un sujet, des personnages et un milieu, qui constituaient, selon moi, des éléments excellents pour la tentative que je rêvais. J'allais pouvoir faire une étude purement humaine, dégagée de tout intérêt étranger, allant droit à son but; l'action n'était plus dans une histoire quelconque, mais dans les combats intérieurs des personnages; il n'y avait plus une logique de faits, mais une logique de sensations et de sentiments ; et le dénouement devenait un résultat arithmétique du problème posé. Alors, j'ai suivi le roman pas à pas; j'ai enfermé le drame dans la même chambre, humide et noire, afin de ne rien lui ôter de son relief, ni de sa fatalité; j'ai choisi des comparses sots et inutiles, pour mettre, sous les angoisses atroces de mes héros, la banalité de la vie de tous les jours; j'ai tenté de ramener
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THÉRÈSE RAQUIN
continuellement la mise en scène aux occupations ordinaires de mes personnages, de façon à ce qu'ils ne « jouent » pas, mais à ce qu'ils « vivent » devant le public. Je le confesse, je comptais, et avec quelque raison, sur le côté poignant du drame, pour faire accepter aux snectateurs ce vide de l'intrigue et cette minutie des détails. La tentative a réussi, et j'en suis plus heureux pour mes drames futurs que pour Thérèse Raquin; car je publie celui-ci avec un vague regret, avec une envie folle de changer des scènes entières.
La critique a été passionnée; elle a discuté mon oeuvre violemment. Je ne m'en plains [ g Jç| ;e i'en remercie. J'y ai gagné d'entendre l'éloge du roman dont la pièce est tirée, ce •. i roman que la presse a si maltraité à son apparition; aujourd'hui, le roman est bon, et c'est ! le drame qui ne vaut rien; espérons que le drame vaudrait quelque chose, si je pouvais en tirer une nouvelle oeuvre qu'il s'agirait de déclarer détestable. Puis, en matière de critique, il faut savoir lire entre les lignes. Comment voulez-vous, par exemple, que les vieux champions de 1830 soient tendres polir Thérèse Raquin? Passe encore si ma mercière était une reine et si mon assassin portait un justaucorps abricot;il faudrait aussi qu'au dénouement Thérèse et Laurent pussent s'empoisonner à l'aide d'une coupe d'or pleine de vin de Syracuse. Mais fi de cette arrière-boutique ! fi de ces petites gens qui se permettent d'avoir un drame chez eux, à leur table couverte d'une toile cirée ! Il est certain que les derniers des romantiques, même s'ils avaient trouvé quelque talent dans mon oeuvre, l'auraient nié absolument, avec la belle injustice des passions littéraires. Il y a eu ensuite les critiques de croyances opposées aux miennes; ceux-là, très loyalement, ont essayé de me prouver que j'avais tort de me fourvoyer dans un sentier cjui n'est pas le leur ; je les ai lus avec attention, ils ont dit d'excellentes choses, et je tâcherai de profiler des observations justes qui m'ont particulièrement frappé. Enfin, j'ai à remercier les critiques tout sympathiques, ceux qui ont mon âge et mes espérances; car, cela est triste à dire, on ne trouve que rarement des appuis parmi ses aînés; il faut grandir avec sa génération, être poussé par colle qui vous suit, arriver avec l'idée et la forme de son temps. En somme, voici le bilan de la critique sur Thérèse Raquin : on a parlé de Shakespeare et do Paul de Kock,et il y a, entre ces deux noms, une assez large place pour que je puisse m'y loger à l'aise.
11 me l'esté à témoigner publiquement toute mu reconnaissance à M. Hippolyte Hoslein, qui a bien voulu donner à mon oeuvre son hospitalité tout artistique. J'ai trouvé en lui, non pas un entrepreneur de spectacles, mais un ami, un confrère d'esprit large et original. Sans lui, Thérèse Raquin restait longtemps encore au fond de mes tiroirs. Il fallait, pour l'en faire sortir, cette rencontre inespérée d'un directeur croyant, comme moi, à la nécessité de renouveler Je drame, en s'adressant aux réalités du monde moderne. Pendant qu'une opérette enrichissait un de ses voisins, il a été vraiment beau de voir M. Hippolyte Hoslein, en plein été, vouloir perdre de l'argent avec mon drame. Je lui en garderai une éternelle gratitude.
Quant aux artistes qui ont interprété mon oeuvre, ils ont eu un des plus vifs succès qu'on ait constatés depuis longtemps au théâtre. J'ai même goûté là une grande joie, heureux de les voir réaliser ma pensée avec cette ampleur, et de leur avoir donné l'occasion de déployer toutes les ressources de leur beau talent. Madame Marie Laurent a véritablement créé le rôle de madame Raquin; j'y suis personnellement pour peu de chose, et c'est elle qui a trouvé tout cet admirable personnage du quatrième acte, cette haute figure du châtiment implacable et muet, ces deux yeux vivants cloués sur les coupables et les poursuivant jusque dans l'agonie. La bonhomie du premier acte, la douleur maternelle du second, l'effroyable crise dti troisième, elle a tout rendu en très grande artiste, et ce rôle restera comme une de ses créations les plus surprenantes. Mademoiselle Dica-Petit a été une Thérèse toile que je désespérais d'en trouver une; elle s'est fait un talent nouveau, elle a surpris ses admirateurs 'eux-mêmes en jouant ce personnage complexe, cette nature de femme ardente qui est un monde, qui va de l'amour fou à la haine farouche, en passant par l'hypocrisie, le dégoût, la terreur, toutes les secousses des passions et des sentiments humains. Elle a eu des cris de vérité qui ont enlevé la salle. Désormais, elle est au premier g rang, au rang des actrices originales et puissantes. Un rôle terrible restait à jouer, celui de Laurent, et M. Maurice Desrieux a su porter le poids en artiste hors ligne; il a été tour à tour ce gros garçon fainéant et prudent qui aime Thérèse « parce qu'elle ne lui coûte rien », cet amant que sa maîtresse rend fou jusqu'à faire de lui un meurtrier, et plus tard ce misérable affiné par la souffrance, devenu poltron, se détraquant de plus en plus, roulant jusqu'à l'hallucination et jusqu'à un second crime qui doitleguérirdupremier.Ilaparticupèrement eu, au troisième acte et au quatrième, des hébétements effroyables, des rugissements de bête blessée, toute la mimique de la folie naissante, battant le crâne d'un homme. Et ce n'est pas seulement ce terrible.trio, la mère et les deux meurtriers, qui ont tenu hautement la scène, l'ensemble de l'interprétation était tel, que les rôles épisodiques ont pris
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THÉÂTRE
un relief sur lequel je n'osais compter. M. Grivot a composé avec une rare intelligence le bout du rôle de Camille, de cet être chétif, gâté et entêté, et il en a merveilleusement accusé les mesquineries bourgeoises, la pauvreté physiologique; M. Montrouge a fait du vieil employé Grivet un type inoubliable de vérité comique, cela avec une mesure, un tact, une finesse s'arrêtant juste à la limite de la caricature, qui témoigne d'un véritable esprit littéraire, et dont je le remercie infiniment; M. Reykers s'est mis réellement dans la peau d'un commissaire de police eh retraite, à ce point qu'il en avait la tête, la démarche, la voix, jusqu'aux tics et à la bonhomie brusque de la profession; enfin, mademoiselle Blanche Dunoyer a été l'espiègle sourire de ce drame noir, la chanson de la seizième année alternant avec les sanglots déchirants de Thérèse, et c'est d'une façon exquise qu'elle a conté l'histoire de son prince bleu.
Je dis ce qu'un capitaine devrait dire à ses soldats au lendemain d'une bataille : — Merci à tous ces grands artistes, c'est par eux seuls que j'ai vaincu.
Paris, 25 juillet 1873.
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THÉRÈSE RAQUIN
PERSONNAGES
LAURENT MM. MAURICE DESRIEUX.
CAMILLE . GllIVOT.
GRIVET MoHTROUUE.
MI CHAUD REYKERS.
MADAME RAQUIN M 1» 05 MARIE LAURENT.
THÉRÈSE RAQUIN DICA-PETM.
SUZANNE. DUXOYER.
Une grande chambre ù coucher, passage du Pont-Neuf, servant en même temps de salon et de salle à manger. Elle est haute, noire, délabrée, tendue d'un papier gris déteint, garnie de pauvres meubles dépareillés, encombrée de cartons de marchandises. — Au lond, une porte flanquée d'un buffet, à gauche, et d'une armoire, à droite. — A gauche, au second plan, en pan coupé, un lit dans une alcôve et une fenêtre donnant sur un mur nu; au premier plan, une petite porte, et, sur le devant de la scène, une table a ouvrage. — A droite, au second plan, la rampe d'un escalier tournant descendant dans une boutique; au premier plan, une cheminée garnie d'une pendule a deux colonnes et de deux bouquets de ileurs artiilclelles sous verre; des photographies sont pendues des deux côtés de la glace. — Au milieu de la chambre, une table ronde couverte d'une toile cirée. — Deux fauteuils, l'un bleu, l'autre vert; des chaises.
Le décor reste le même pendant les quatre actes.
ACTE PREMIER
Huit heures. — Une soirée d'été, après le souper. — La table est encore servie; la fenêtre reste entr'ouverte.
Une grande paix, une grande douceur bourgeoise.
SCÈNE PREMIÈRE
LAURENT, THÉRÈSE, MADAME RAQUIN, CAMILLE
Camille pose, assis dans un, fauteuil, à droite. Il est en habit, se tient avec la raideur d'un bourgeois endimanché. — Laurent peint, debout à son chevalet, devant la fenêtre. — Sur une chaise basse, à côté de Laurent, Thérèse accroupie, rêve, le menton dans la main — Madame Raquin achève de desservir la table.
CAMILLE, après un silence. — Puis-je parler? ça ne te dérange pas?
LAURENT. — Pas du tout, pourvu que tu te tiennes tranquille. '
..AMILLE. — Après le souper, si je ne parle pas, ,,e m endors... Tu es heureux de te bien porter, lu peux manger de tout....Je n'aurais
pas dû reprendre de la crème. Elle me fait du mal. J'ai un estomac de quatre sous... Tu aimes beaucoup la crème?
LAURENT. — Mais oui, c'est doux, c'est très bon.
CAMILLE. —■ Cm connaît tes goûts, ici. On à" fait de la crème exprès pour toi, bien qu'on' sache qu'elle m'est contraire. Maman te gâte... N'est-ce pas, Thérèse, que maman gâte Laurent?
THÉRÈSE, sans, lever la tête. — Oui.
MADAME RAQUIN, emportant une pile d'assiettes. — Ne les écoutez pas, Laurent. C'est Camille qui m'a révélé que vous préfériez la crème à la vanille, et c'est Thérèse qui a voulu la glacer avec du sucre en poudre.
CAMILLE. — Tu es une égoïste, maman.
MADAME RAQUIN. — Comment ! je suis une égoïste...
CAMILLE, à madame Raquin qui sort en souriant. — Oui, oui... {A Laurent.) Elle t'aime, parce que tu es de Vernon, comme elle. Tu te
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THÉÂTRE
rappelles, quand nous étions petits, les sous qu'elle nous donnait...
LAURENT. — Tu achetais des tas de pommes. CAMILLE. — Et toi, tu achetais des petits couteaux... C'est une heureuse chance de nous être retrouvés à Paris. Ça m'empêche de m'ennuyer. Oh I je m'ennuyais, je m'ennuyais à mourir. Le soir, quand je rentrais du bureau, c'était d'un triste, ici 1... Est-ce que tu y vois encore clair?
LAURENT. — Pas beaucoup, mais je veux finir.
CAMILLE. — Il est près de huit heures. Ces soirées d'été sont d'un long !... J'aurais voulu être représenté avec du soleil. C'aurait été plus joli. A la place de ce fond gris que tu copies, tu aurais mis un paysage. Mais c'est à peine, le matin, si nous avons le temps d'avaler notre café au lait, avant de nous rendre à notre administration... Dis donc, ça ne doit pas être bon pour la digestion, de rester assis, sans remuer, après le repas?
LAURENT. — Tu vas être délivré, c'est la dernière séance.(MadameRaquin rentreel débarrasse complètement In table, qu'elle essuie.)
CAMILLE. — Puis, le matin, tu aurais eu un jour beaucoup plus beau. Nous n'avons pas le soleil, mais il donne sur la muraille d'en face. Ça éclaire la chambre... Maman a eu une drôle d'idée de venir louer dans le passage du PontNeuf. C'est humide. Les jours de pluie, on dirait une cave.
LAURENT. — Bah I pour faire du commerce, on est bien partout.
CAMILLE. — Je ne eus pas. Elles ont, en bas, la boutique de mercerie qui les distrait. Seulement, moi, je ne m'amuse pas dans la boutique.
LAURENT. — L'appartement est commode. CAMILLE. — Pas tant que ça I Nous n'avons qu'une chambre pour maman, outre cette pièce où nous mangeons, et où nous couchons. Je ne parle pas de la cuisine, un trou noir, grand comme un placard. Rien ne ferme, on gèle. La nuit, il vient un courant d'air abominable par cette petite porte qui donne sur l'escalier. (Il montre la petite porte, à gauclie.)
MADAME RAQUIN, qui a achevé son ménage. — Mon pauvre Camille, tu n'es jamaisTcontent. J'ai fait pour le mieux. C'est toi qui as voulu venir être commis à Paris. J'aurais repris, à Vernon, mon commerce de mercière. Quand tu as épousé ta cousine Thérèse, il fallait bien se remettre au travail pour les enfants qui pouvaient arriver.
CAMILLE. — Eh 1 moi, je~comptais habiter une rue où il passerait beaucoup de monde. Je me serais mis à la fenêtre, j'aurais regardé les voitures. C'est très amusant... Tandis que, lorsque j'ouvre la croisée, ici, je n'aperçois que la grande muraille d'en face et le vitrage du passage, au-dessous de moi; la muraille est noire, le vitrage est tout sale de poussière et de toiles d'araignées... J'aime encore mieux nos fenêtres de Vernon, d'où l'on voyait la Seine qui coulait toujours, ce qui n'était pourtant pas drôle.
MADAME RAQUIN. —Je t'ai offert de retourner là-bas.
CAMILLE. — Ma foi, non ! maintenant que j'ai retrouvé Laurent à l'administration... Je ne
rentre que le soir, après tout; ça m'est bien égal que le passage soit humide, si vous vous yplaisez. MADAME RAQUIN. — Alors, ne me taquine plus sur ce logement. (On entend le tintement d'une sonnette. ) Il y a du monde à la boutique, Thérèse; tu ne descends pas?... (Thérèse paraît fie pas entendre et reste immobile.) Attends, je vais aller voir. (Elle descend par l'escalier tournant).
SCÈNE II
LAURENT, THÉRÈSE, CAMILLE
CAMILLE. — Je ne veux pas la contrarier, mais le passage est très malsain. J'ai peur d'une bonne fluxion de poitrine qui m'emporterait. Je ne suis pas fort comme vous autres, moi... (Un silence.) Dis donc, est-ce que je ne pourrais pas me reposer? Je ne sens plus mon bras gauche.
LAURENT. — Situ veux... Je n'ai que quelques coups de pinceau à donner.
CAMILLE. — Tant pis ! je ne peux plus tenir, je vais marcher un peu... (Il se lève, remonte, descend la scène et s'approche de Thérèse.) Je n'ai jamais compris comment fait ma femme pour rester si tranquille, sans bouger un doigt, pendant des heures. C'est énervant, quelqu'un qui est toujours dans la lune. Ça ne t'agace pas, toi, Laurent, de la sentir comme ça, à côté de toi... Voyons. Thérèse, remue-toi donc I Est-ce que tu t'amuses, là?
TnÉRÈSE, sans bouger. — Oui. CAMILLE. — Je te souhaite bien du plaisir. Il n'y a que les bêtes qui s'amusent ainsi... Quand son père, le capitaine Degans, l'a laissée chez maman, elle avait déjà des yeux noirs toutgrands ouverts, qui me faisaient peur... Et le capitaine donc ! c'était un homme terrible. Il est mort en Afrique, sans avoir remis les pieds à Vernon... N'est-ce pas, Thérèse?
THÉRÈSE, sans bouger. — Oui. CAMILLE. — Si tu crois qu'elle s'écorchera la langue !... (Il l'embrasse.) Tu es une bonne femme tout de même. Depuis que maman nous a mariés, nous n'avons pas eu une querelle... Tu ne m'en veux pas? THÉRÈSE. — Non.
LAURENT, frappant sur l'épaule de Camille avec son appuie-main. — Allons, Camille, je ne te demande plus que dix minutes... (Camille s'assoit.) Tourne la tête à gauche... Bien, ne remue plus. v-t^l
CAMILLE, après un silence. — Et ton père, pas de nouvelles?
LAURENT. — Non, il m'a oublié. D'ailleurs, je ne lui écris jamais.
CAMILLE. — C'est drôle, tout de même, entre un p ère et un fils. Moi, je ne pourrais pas. *|
LAURENT. — Bah I le père Laurent avait des idées à lui; il voulait que je fusse avocat, pour plaider les continuels procès qu'il a avec ses voisins. Quand il a su que je mangeais l'argent des inscriptions à courir les ateliers, il m'a coupé les vivres... Ce n'est pas si amusant d'être avocat.
CAMILLE, — C'est une belle position pourtant Il]faut avoir du talent, et l'on est bien payé. LAURENT. — J'avais rencontré un de mes
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THÉRÈSE RAQUIN
anciens camarades de collège qui est peintre. Je m'étais mis à faire de la peinture comme lui.
CAMILLE. — H fallait continuer; tu aurais peut-être la décoration aujourd'hui.
LAURENT. — Je n'ai pas pu. Je crevais la faim. Alors, j'ai envoyé la peinture à tous les diables, et j'ai cherché un emploi.
CAMILLE. — Enfin, tu sais toujours dessiner. LAURENT. — Je ne suis pas fort... Ce qui me plaisait, dans la peinture, c'est que le métier est drôle et pas fatigant... Ah ! que je l'ai regretté, ce diable d'atelier, dans les premiers temps, lorsque j'allais à mon bureau ! Il y avait un divan, où j'ai dormi de grasses après-midi. Nous avons fait de jolies noces, va !
CAMILLE. — Est-ce que vous preniez des modèles?
LAURENT. — Certainement. Il venait une blonde superbe... (Thérèse se lève lentement et descend à la boutique.) Nous avons effarouché ta femme.
CAMILLE. — Ali ! bien, si tu t'imagines qu'elle écoutait 1... C'est une pauvre tête. Mais elle me soigne à la perfection, quand je suis malade. Maman lui a appris à faire des tisanes.
LAURENT. —Je crois qu'elle ne m'aime guère. CAMILLE. — Oh ! tu sais, les femmes... Est-ce que tu n'as pas fini? LAURENT. — Si, tu peux te lever. CAMILLE, se levant et venant regarder le portrait. — Fini, tout à fait fini?
LAURENT. — 11 n'y a plus que le cadre à mettre.
CAMILLE. — 11 est très réussi, n'est-ce pas? (Il va se pencher au-dessus de l'escalier tournant.) Maman 1 Thérèse 1 venez donc voir, Laurent a fini !
SCÈNE III
LAURENT, CAMILLE, MADAME RAQUIN,
THÉRÈSE
MADAME RAQUIN. — Comment, il a fini ! CAMILLE, tenant le portrait devant lui. — Mais oui... Venez donc 1
MADAME RAQUIN, regardant le portrait.—Ah 1 c'est ça ! La bouche surtout, la bouche est frappante... Tu ne trouves pas, Thérèse? > Ï$M
THÉRÈSE, sans s'approcher. — Si. (Elle va à la fenêtre, où elle s'oublie, le front contre la boiserie.)
CAMILLE. — Et l'habit donc I mon habit de noces que je n'ai mis que quatre fois !... Le collet a l'air d'être du vrai drap. .
MADAME RAQUIN. — Et le coin du fauteuil 1 CAMILLE. — Etonnant 1 du vrai bois I... C'est mon fauteuil, nous l'avons apporté de Vernon; il n'y a que moi qui m'en serve. (Montrant l autre fauteuil.) Celui de maman est bleu.
MADAME RAQUIN (1), à Laurent qui a rangé son chevalet et sa boîte à couleurs, et qui est passé a droite. — Pourquoi avez-vous mis du noir sous 1 oeil gauche?
LAURENT. — C'est l'ombre. CAMILLE, posant le portrait sur le chevalet, appuyé au mur, entre l'alcôve et'Ja fenêtre. —
Ce serait peut-être plus joli sans ombre; mais n'importe, j'ai l'air distingué; on dirait que je suis en visite.
MADAME RAQUIN. — Mon cher Laurent, comment vous remercier? Vous n'avez pas même accepté que Camille payât les couleurs.
LAURENT. — Eh ! c'est moi qui le remercie d'avoir bien voulu poser.
CAMILLE. — Non, non, ça ne peut pas se passer comme cela... Je vais aller chercher une bouteille de quelque chose. Que diable ! nous arroserons ton oeuvre.
LAURENT. — Oh 1 ça, si tu veux... Moi, je vais prendre le cadre. C'est aujourd'hui jeudi, il faut que M. Grivet et les Michaud trouvent le portrait pendu à sa place. (Il sort. Camille aie son habit, change de cravate, met un paletot que lui donne sa mère, et fait mine de suivre Laurent.)
SCENE IV
THÉRÈSE, MADAME RAQUIN, CAMILLE
CAMILLE, revenant. — Quelle liqueur pourraisje bien prendre?
MADAME RAQUIN. —11 faudrait quelque chose
que Laurent aimât. Ce cher enfant est si bon !
Il me semble qu'il est de la famille maintenant.
CAMILLE. — Oui, c'est un frère... Si je prenais
une bouteille d'anisette?
MADAME RAQUIN. — Crois-tu qu'il aime l'anisette? Un vin fin vaudrait peut-être mieux, avec des gâteaux.
CAMILLE, à Thérèse. — Tu ne dis rien, toi... Te rappelles-tu s'il aime le malaga?
THÉRÈSE, quittant la fenêtre et descendant la scène. — Non, mais je sais qu'il aime tout. Il mange et il boit comme un ogre. MADAME RAQUIN. — Mon enfant... CAMILLE. — Gronde-la. Elle ne peut pas le souffrir. Il s'en est bien aperçu, il me l'a dit; c'est désagréable... (A Thérèse.) Je n'entends pas que tu te mettes en travers de mes amitiés. Qu'as-tu donc à lui reprocher?
THÉRÈSE. — Rien... Il est toujours ici. 11 déjeune, il dîne. Vous lui passez les meilleurs morceaux. Laurentpar ci, Laurentpar là. Çam' agace, voilà tout... Il n'est pas si drôle, c'est un gourmand et un paresseux.
MADAME RAQUIN. — Sois bonne, Thérèse... Laurent n'est pas heureux. Il habite sous les toits, il mange trèslmal à sa crémerie. Je suis" satisfaite, quand je le vois bien dîner et bien se chauffer chez nous. Il se met à l'aise, il fume, et ça me fait plaisir... Il est seul au monde, le pauvre garçon.
THÉRÈSE. -— Faites ce que vous voudrez, après tout. Dorlotez-le, cajolez-le... Vous savez que je suis toujours contente
CAMILLE. —■ J'ai une idée, je vais prendre une bouteille de Champagne ; ce sera tout à fait ' bien.
MADAME RAQUIN. — Oui, une bouteille de Champagne payera convenablementle portrait... N'oublie pas les gâteaux.
CAMILLE. — Il n'est pas huit heures et demie. Nos amis ne viennent qu'à neuf heures... Ils
(1) Thérèse, Camille, madame Raquin, Laurent.J
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•u
THÉÂTRE
seront joliment surpris de trouver du Champagne ! (Il sort.)
MADAME RAQUIN, à Thérèse. — Tu vas allumer la lampe, n'est-ce pas? Je descends à la boutique.
SCENE Y
THÉRÈSE, PUIS LAURENT
Thérèse, resiée seule, demeure un instant immobile, regardant autour d'elle, respirant enfin. Jeu muet. Elle descend la scène, s'étire dans un geste de lassitude et d'ennui. Puis elle entend Laurent entrer par la petite porte, à gauche, et elle sourit, frémissante d'une joie subite. — Pendant celte scène, la nuit, se fait de plus en plus.
LAURENT. — Thérèse...
THÉRÈSE. — Toi, mon Laurent... Je sentais que lu allais venir, mon cher amour. (Elle lui prend les mains, et l'amène sur le devant de la scène.) 11 y a huit jours que je ne l'ai vu. Je t'ai attendu foules les après-midi. J'espérais que tu t'échapperais de ton bureau... Si tu n'étais pas venu, j'aurais fait quelque sottise... Dis, pourquoi es-tu resté huit jours? Je ne veux plus. Nos poignées de main, le soir, devant les autres, sont si froides.
LAURENT. — Je t'expliquerai...
THÉRÈSE. — Tu as peur ici, tu es bien enfant, va ! Nulle part nous ne serions aussi cachés. (Elle élève la voix et fait quelques pas.) Est-ce qu'on peut supposer que nous nous aimons? est-ce qu'on viendrait jamais nous chercher dans celte chambre?
LAURENT, la. ramenant et la prenant dans ses bras. — Sois raisonnable... Non, je n'ai pas peur de venir ici..
THÉRÈSE. — Alors, tu as peur de moi, avouele... Tu crains que je ne t'aime trop, que je ne dérange ta vie.
LAURENT. — Pourquoi doutes-tu de moi? Ne sais-tu pas que tu m'as pris jusqu'à mon sommeil? Je deviens fou, moi qui me moquais des femmes... Ce qui m'inquiète, Thérèse, c'est que tu as éveillé, au fond de mon être, un homme que je ne connaissais pas. Alors, parfois, c'est vrai, je ne suis pas tranquille, je trouve que ce n'est pas naturel d'aimer comme je t'aime, et j'ai peur que cela ne nous mène plus loin que nous ne voudrions.
THÉRÈSE, la tête appuyée à son épaule. — Ce sera une joie sans fin,une longue promenade au soleil.
LAURENT, se dégageant, vivement. —N'as-tu pas entendu un pas dans l'escalier? (Ils écoutent tous les deux.)
THÉRÈSE. — C'est l'humidité qui fait craquer les marches. (Ils se rapprochent.) Va, aimonsnous sans crainte, sans remords. Si lu savais... Ah ! quelle enfance! J'ai été élevée dans les tiédeurs de la chambré d'un malade... LAURENT. — Ma pauvre Thérèse ! THÉRÈSE. — Oh ! oui, j'étais malheureuse... Je restais des heures entières accroupie devant le feu, à regarder stupidement bouillir des tisanes. Si je bougeais, ma tante grondait. Tu
comprends, il ne fallait pas réveiller Camille... -| J'avais des paroles bégayées, des gestes trem- " blants de petite vieille ; je semblais si maladroite. que Camille se moquait de moi. Et je me sentais robuste, mes poings d'enfant se serraient par fois, j'aurais voulu tout casser... On m'a dit que ma mère était fille d'un chef de tribu en Afrique. Ça doit être vrai; j'ai rêvé trop souvent de m'en aller par les chemins, de me sauver et de courir les routes, pieds nus dans la poussière. J'aurais : demandé l'aumône comme une bohémienne... Vois-tu, je préférais l'abandon à leur hospitalité. ' (Elle a élevé la voix; Laurent, effrayé, traverse la scène et prête de nouveau l'oreille.)
LAURENT (1). — Parle plus bas, tu vas faire monter ta tante.
THÉRÈSE. — Eh ! qu'elle monte ! Tant pis pour eux, si je mens !... (Elle s'assoit à demi sur la table, les bras croisés.)le ne sais plus pourquoi j'ai consenti à épouser Camille. C'était un mariage prévu, arrêté. Ma tante attendait que nous eussions l'âge. J'avais douze ans qu'elle me disait déjà : « Tu l'aimeras bien, tu le soigneras bien, ton cousin. » Elle voulait lui donner une garde-malade, une faiseuse de tisanes. Elle adorait cet enfantehétif qu'elle avait vingt fois disputé à la mort, et elle m'avait dressés à être sa servante...Moi, je ne protestais pas. Ils m'avaient rendue lâche. L'enfant me faisait pitié. Lorsque je jouais avec lui, mes doigts enfonçaient dans ses poignets comme dans de l'argile... Le soir du mariage, au lieu d'entrer dans ma chambre, qui était à gauche de l'escalier, j'entrai dans celle de Camille, qui était à droite. Et ce fut tout... Mais toi, loi, mon Laurent...
LAURENT. — Tu m'aimes?... (Il la prend dans ses bras et la fait lentement asseoir sur une chaise, à droite de la table.)
THÉRÈSE. — Je t'aime, je t'ai aimé le jour où Camille t'a poussé dans la boutique, tu te souviens, lorsque vous vous êtes reconnus à votre administration... Je ne sais comment cela est arrivé. Je suis fière, je suis emportée. J'ignore de quelle façon je t'aimais, je te haïssais plutôt. Ta vue m'irritait, me faisait souffrir. Dès que tu entrais, mes nerfs se tendaient à se rompre, et je cherchais cette souffrance, j'attendais ta venue. Quand tu peignais, malgré mes sourdes révoltes, j'étais clouée là, à tes pieds, sur ce tabouret.
LAURENT. — Je t'adore... (Il s'agenouille devant elle. )
THÉRÈSE. — Pour tout plaisir, chaque jeudi, cet innocent de Grivet venait régulièrement, suivi du vieux Michand. Tu les connais, ces soirées du jeudi, avec leurs éternelles parties do dominos ; elles ont failli me rendre folle. Et les jeudis se succédaient sans fin, avec le même écrasement -imbécile... Mais, maintenant, je suis orgueilleuse et vengée. Je goûte des joies mauvaises, lorsque nous sommes autour de cette table, après le repas, à échanger des paroles amicales ; je brode, de mon air revêche, tandis que vous jouez aux dominos; et, au milieu de cette paix bourgeoise, j'évoque mes chers souvenirs... C'est une volupté de plus,mon Laurent. LAURENT, croyant entendre du bruit, et se levant, effrayé. — Je t'assure, tu parles trop haut, tu nous feras surprendre. Je te dis que ta tante
(1) Thérèse, Laurent.
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THÉRÈSE RAQUIN
15
va monter.. (Il écoule au-dessus£cle l'escalier tournant, et traverse la scène.) Où est mon chaTHÉRÈSE
chaTHÉRÈSE se levant tranquillement. — Bah ! tu crois qu'elle va monter? (Elle va jusqu'à l'escalier, et revient en baissant la voix.) Oui, tu as raison, il est prudent que tu t'en ailles. Mais je désirais m'entendre avec toi pour demain... Tu viendras, ri'est-cepas? à deux heures. LAURENT. — Non, ne m'attends pas, ce n'est pas possible.
THÉRÈSE. —Pas possible... pourquoi? LAURENT. — Mon chef s'est aperçu de mes sorties continuelles; il m'a menacé de me faire renvover, si je m'absentais encore.
THÉRÈSE. —Alors nous ne nous verrons plus... Tu romps avec moi. C'est à cela qu'aboutit ta prudence... Ah ! misère ! lu es lâche, vois-tu.^
LAURENT, la prenant entre ses bras. — Non, nous pouvons nous faire une existence tranquille. Il no s'agit que de chercher, que d'attendre les circonstances... Souvent j'ai fait le rêve de l'avoir à moi toute une journée; puis, mon désir grandissait, je voulais un mois de bonheur, une année, la vie entière... Ecoute, la vie entière à nous aimer, la vie entière à être ensemble. Je quitterais mon emploi, je me remettrais à faire de lit peinture. Toi, tu t'occuperais à ce que tu vomirais. Nous nous adorerions toujours, toujours... N'est-ce pas que lu serais heureuse?
THÉRÈSE, souriante, pâmée sur sa. poitrine. -— Oh ! oui, bien heureuse.
LAURENT, se séparant d'elle, d'une voix plus basse. — Si tu étais veuve pourtant...
THÉRÈSE, rêveuse. — Nous nous marierions, nous ne craindrions plus rien, nous réaliserions notre rêve.
LAURENT. — Je ne vois plus dans l'ombre que les yeux qui luisent, que tes yeux qui me rendraient l'on, si je n'avais de la sagesse pour deux. Et il faut nous dire adieu, Thérèse.
THÉRÈSE. — Tu no viendras pas demain? LAURENT. — Non, aie confiance. Si nous restons quelque temps sans nous voir, dis-toi que nous travaillons à notre bonheur. (Il l'embrasse et sort vivement par la petite porte.)
THÉRÈSE, seule, après un instant de rêverie. —■ Veuve.
SCENE Y\
THÉRÈSE, MADAME RAQUIN, PUIS CAMILLE
MADAME RAQUIN. — Comment, tu es encore sans lumière !... Ah ! la rêveuse !... Attends, la lampe est prête, je vais l'allumer. (Elle sort par la porte du fond.) .
CAMILLE, arrivant avec une bouteille de Champagne et un paquet de gâteaux. — Où êtes-vous donc?... Pourquoi n'avez-vous pas de lumière?
IHERESE. — Ma tante est allée chercher la lampe.
CAMILLE, tressaillant. — Tu es là, tu m'as fait peur... tu pouvais bien me dire cela d'une voix plus naturelle... Tu sais bien que je n'aime pas qu on plaisante dans l'obscurité.
THÉRÈSE. — Je ne plaisante pas. CAMILLE. — Je venais justement de l'apercevoir, toute blanche comme un fantôme... C'est bête, ces farces-là... Maintenant, si je m'éveille, cette nuit, je vais croire qu'une femme blanche se promène autour du lit pour m'étrangler... Tu as beau rire.
THÉRÈSE. — Je ne ris pas. MADAME RAQUIN, entrant avec la lampe. — Qu'est-ce qu'il y a donc? (La scène s'éclaire. )
CAMILLE. — C'est Thérèse qui s'amuse à me faire peur.... Un peu plus je laissais tomber la bouteille de Champagne... C'aurait été trois francs de perdus.
MADAME RAQUIN. — Tu ne l'as payée que trois francs? (Elle prend la bouteille de Champagne.)
CAMILLE. — Oui, je suis allé jusqu'au boulevard Saint-Michel, où j'en avais vu affiché à ce prix-là, chez un épicier... Il est aussi bon que celui à huit francs. On sait bien maintenant que ces marchands sont un tas de farceurs, et qu'il n'y a que l'étiquette qui change... Voici les gâteaux.
MADAME RAQUIN.—Donne, je vais tout mettre sur la table pour que monsieur Grivet et les Michaud en aient la surprise en entrant... Passemoi deux assiettes, Thérèse. (Elles disposent la bouteille de Champagne entre deux assiettes de gâteaux. Thérèse va ensuite s'asseoir devant sa table ■ à ouvrage et se met à broder.)
CAMILLE. — Monsieur Grivet est l'exactitude même. Dans un quart d'heure, à neuf heures sonnant, il sera ici... Soyez aimable avoc lui, n'estce pas? 11 n'est que sous-chef, mais il peut, à l'occasion, me donner un bon coup d'épaule... C'est un homme très fort, sans qu'on s'en doute. Les anciens, de l'administration affirment que, depuis vingt ans, il n'a pas été en retard d'une minute... Laurent a tort de dire qu'il n'a pas inventé la poudre.
MADAME RAQUIN. — Notre ami Michaud est aussi très exact. A Vernon, quand il était commissaire de police, et qu'il montait le soir, à huit heures précises, vous vous souvenez? nous le complimentions toujours.
CAMILLE. — Oui, mais depuis qu'il a sa retraite, et qu'il s'est retiré à Paris, avec sa nièce, il se dérange. Cette petite Suzanne le mène par le bout du nez... C'est tout de même agréable, ■d'avoir des amis et de les recevoir une fois par semaine. Plus souvent, ça coûterait trop cher... Ah ! je voulais vous dire, avant qu'ils arrivent : j'ai fait un projet, en chemin.
MADAME RAQUIN. — Quel projet? CAMILLE. — Tu sais, maman, que j'ai promis à Thérèse de la mener passer un dimanche, à Saint-Ouen,ravant les mauvais temps... Elle ne veut "pas sortir dans les rues avec moi. Les rues, c'est pourtant plus amusant que la campagne. Elle dit que je la fatigue, que je ne sais pas marcher... Enfin, j'ai pensé que nous ferions peut-être bien d'aller dimanche à Saint-Ouen, et d'emmener. Laurent avec nous.
MADAME RAQUIN. — C'est cela, mes enfants,. allez à Saint-Ouen. Je n'ai plus d'assez bonnes jambes pour vous accompagner; mais l'idée est excellente... Cela t'acquittera tout à fait pour le portrait envers Laurent.
CAMILLE. — Il est drôle, Laurent, à la cam(1)
cam(1) Thérèse.
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•16
THÉÂTRE
pagne !... Tu te rappelles, Thérèse, quand il est venu avec nous, à Suresnes? Il est fort comme un Turc, ce farceur-là ; il saute les fossés pleins d'eau, il lance des grosses pierres à des hauteurs étonnantes. A Suresnes, aux chevaux de bois, il imitait le postillon- qui galope, les claquements du fouet, les coups d'éperon ; si bien que toute une noce qui était là, riait aux larmes. La mariée en a été malade positivement... N'est-ce pas, Thérèse?
TnÉRÉsE. — 11 avait assez bu au dîner pour être drôle
CAMILLE. — Oh ! toi, tu ne comprends pas qu'on s'amuse... S'il n'y avait que toi pour me faire rire, ce serait une rude corvée que d'aller à Saint-Ouen... Elle s'assoit par terre, et elle regarde couler l'eau... Après tout, si j'emmène Laurent, c'est que ça me distrait... Où diable est-il allé chercher son cadre? (On entend la sonnette de la boutique.) C'est lui. Monsieur Grivet a encore sept minutes.
SCÈiNE VII
LES MÊMES, LAURENT (1)
LAURENT, tenant un cadre à la main. —Ils n'en finissent plus dans cette boutique... (Regardant Camille et madame Raquin qui causent bas.) Je parie que vous complotez encore quelque douceur.
CAMILLE. — Devine.
LAURENT. — Vous m'invitez à dîner pour demain, et il y aura une poule au riz. MADAME RAQUIN. — Gourmand ! CAMILLE. — Mieux que cela... Je mène, dimanche, Thérèse à Saint-Ouen, et tu viens avec nous... Veux-tu?
LAURENT. ■— Comment, si je veux ! (Il prend le portrait sur le chevalet, et se fait donner un marteau par madame Raquin.)
MADAME RAQUIN. — Surtout, vous serez prudents... Laurent, je vous confie Camille. Vous êtes fort, je suis plus tranquille quand je le sais avec vous.
CAMILLE. •— Elle m'ennuie, maman, avec ses continuelles terreurs. Figure-toi que je ne puis aller au bout de la rue, sans qu'elle s'imagine des choses atroces... C'est désagréable d'être toujours traité en petit garçon... Nous irons en fiacre jusqu'aux fortifications; comme ça, nous n'aurons qu'une course à payer. Puis nous suivrons la route, nous passerons l'après-midi dans l'île, et nous mangerons le soir une matelote au bord de l'eau... Hein? est-ce convenu?
LAURENT, sur le devant de la scène, fixant la toile dans le cadre. —■ Oui... Mais on pourrait compléter le programme. CAMILLE. — Comment? LAURENT, en jetant un regard à Thérèse. — En ajoutant une promenade en canot.
MADAME RAQUIN. •—Non, non, pas de canot. Je ne serais pas tranquille.
THÉRÈSE. — Si vous croyez que Camille se hasardera sur l'eau... Il a bien trop peur. CAMILLE. — Moi, j'ai peur ! LAURENT. —• C'est vrai, j'oubliais que tu as
peur de l'eau. A Vernon, quand nous barbotions, en pleine Seine, tu restais sur le bord, frissonnant... Allons, nous supprimons le canot. CAMILLE. — Mais ce n'est pas vrai I mais je n'ai pas peur !... Nous irons en canot. Que diable! vous finiriez par me faire passer pour un imbécile. Nous verrons qui sera le moins crâne de nous trois... C'est Thérèse qui a peur.
THÉRÈSE. — Eh ! mon pauvre ami, tu es déjà tout blême.
CAMILLE. — Moque-toi de moi... Nous verrons, nous verrons.
MADAME RAQUIN. —■ Camille, mon bon Camille, renonce à cette idée, fais cela pour moi.
CAMILLE. — Maman, je t'en prie, ne me tourmente pas... Tu sais bien que cela me rend malade.
LAURENT. — Eh bien ! ta femme décidera. THÉRÈSE. — Il arrive des accidents partout. LAURENT. — C'est vrai... Dans la rue, le pied peut glisser, une tuile peut tomber.
THÉRÈSE. — D'ailleurs, vous savez, moi, j'adore la Seine.
LAURENT, à Camille. — Alors, c'est convenu, tu as gain de cause... Nous irons en canot.
MADAME RAQUIN, à part, à Laurent. — Mon Dieu ! je ne puis dire combien cette promenade m'inquiète... Camille est d'une exigence... Vous avez vu comme il s'emportait.
LAURENT. — N'ayez donc pas peur, je serai là... Ah I je vais accrocher le portrait. (Il accroche le portrait au-dessus du buffet.)
CAMILLE. — Il sera dans un bon jour, n'est-ce pas? (On entend la sonnette de la boutique. La pendule sonne neuf heures.) Neuf heures, voilà monsieur Grivet.
SCÈNE YIII
LES MÊMES, GRIVET
GRIVET. — J'arrive le premier... Bonsoir, mesdames et la compagnie.
MADAME RAQUIN. — Bonsoir, monsieur Grivet... Voulez-vous que je vous débarrasse de votre parapluie? (Elle prend le parapluie.) Estce qu'il pleut?
GRIVET. — Le temps menace. (Elle va pour poser le parapluie à gauche de la cheminée.) Pas dans ce coin, pas dans ce coin ; vous savez, mes petites habitudes... Dans l'autre coin. Là, merci.
MADAME RAQUIN. — Donnez-moi vos caoutchoucs.
GRIVET. — Non, non, je les rangerai moimême. (Il s'assoit sur une chaise qu'elle lui avance.) Je fais mon petit ménage, hé I hé 1 J'aime que tout soit à saplace, vous comprenez... (Il pose ses caoutchoucs à côté du parapluie.) De cette façon, je ne suis pas inquiet.
CAMILLE. — Et vous ne dites rien de neuf, monsieur Grivet? ,
GRIVET (1), se levant et venant au milieu. — Je suis sorti à quatre heures et demie du bureau ; j'ai mangé à six heures à la crémerie d'Orléans; j'ai lu mon journal à sept heures au café Saturnin; et, comme c'était jeudi aujourd'hui, au
(1) Thérèse, Laurent, Grivet, madame Raquin, Camille .
(1) Thérèse, Laurent, madame Raquin, Camille.
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Thérèse Raquin.
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THÉRÈSE RAQUIN
19
Beu d'aller me coucher à neuf heures, selon mon Habitude, je suis venu ici... (Réfléchissant.) C'est Rien tout, je crois.
! LAURENT. — Et vous n'avez rien vu, en venant ici? ' T1 .. H GRIVET. — Si fait, pardonnez-moi... Il y avait Beaucoup de monde dans la rue Saint-AndréHes-A.rls. J'ai dû changer de trottoir... Ça m'a Hontrarié... Vous comprenez, le matin, je vais Hu bureau par le trottoir de gauche, et, le soir, je Reviens par l'autre trottoir... W MADAME RAQUIN. — Le trottoir d e droite. ■ GRIVET. — Non, permettez... (Minant l'acmon.) Le matin, je vais comme ça, et le soir, ! Kuand je reviens... M LAURENT. — Ah ! très bien. m GRIVET. — Toujours le trottoir de gauche, jfn'est-ce pas? Je tiens ma gauche, vous savez, lomme les chemins de fer... C'est très commode Ijpour ne pas se tromper dans les rues. |i LAURENT. — Mais que faisait-il, ce monde, |Siir le trottoir?
gl GRIVET. — Je ne sais pas, comment voulezIgfous que je sache?
WL MADAME RAQUIN. — Quelque accident, sans fflapoute.
Il GRIVET. — Tiens ! c'est vrai, ça devait être min accident... Cette idée ne m'était pas venue... Ilpla foi ! vous me tranquillisez, en me disant que ajfc'étaitun accident. (Il s'assoit devant la table, à '$ggauche.)
tiH MADAME RAQUIN. — Ah ! voici monsieur aSolichaud.
SCENE IX
LES MÊMES, MICHAUD, SUZANNE
Suzanne se débarrasse de son châle et de son chapeau et va causer bas avec Thérèse, toujours | assise devant la table à ouvrage. Michaud » donne des poignées de main à tout le monde.
S MICHAUD. —Jejlcrois que jeïsuis en retard...
mil s'arrête devant Grivet qui a tiré sa montre et
WBui la lui présente d'un air triomphant.) Je sais,
jneuf heures six... C'est la faute de cette petite.
mil montre Suzanne.) Il faut s'arrêter à toutes les
■boutiques. (// va pour mettre sa canne à côté, du
wuarapluic de Grivet.)
wi GRIVET. — Non, pardon, c'est la place de mon
Ibarapluie... Vous savez bien que je n'aime pas
Bfca... Je vous ai laissé, pour votre canne, l'autre
■soin de la cheminée.
H MICHAUD. — Bien, bien, ne nous fâchons pas.
H CAMILLE, bas à Laurent. — Dis donc, je crois
■lue monsieur Grivet est vexé, parce qu'ii y a du
Btnampagne. Il a regardé trois fois la bouteille, et
Ml n a rien dit. C'est étonnant qu'il ne soit pas
■plus surpris que ça.
M MICHAUD se retournant et apercevant le chamUpagne.
chamUpagne. Ah ! fichtre !... Vous voulez donc nous
■renvoyer sur la tête. Des gâteaux et du eham■pagne
eham■pagne ■ •
B .:pM"v-ET. — Tiens ! c'est du Champagne... J'en
■ai bu quatre fois dans ma vie.
■ MICHAUD — Quel saint fêtez-vous donc? l,in r -vT RATIN- — Nous fêtons.le'portrait
■ do Camille que Laurent a terminé ce soir... (Elle
prend la lampe et va éclairer le portrait.) Regardez. (Tous la suivent, sauf Thérèse qui reste à sa table à ouvrage, et Laurent qui s'appuie à la cheminée.)
CAMILLE. — Il est frappant, n'est-ce pas? J'ai l'air d'être en visite. MICHAUD.—Oui, oui.
MADAME RAQUIN. — C'est encore tout frais, on sent la peinture.
GRIVET. — C'est donc ça... Je sentais une odeur... La photographie a l'avantage de ne pas avoir d'odeur.
CAMILLE. — Oui, mais quand la peinture est sèche...
GRIVET. — Ah ! certainement, quand la peinture est sèche... Ça sèche encore assez vite... Il y a.pourtant une boutique, rue de la Harpe, qui a mis cinq jours-à sécher.
MADAME RAQUIN.—Alors, monsieur Michaud, vous le trouvez bien? I MICHAUD. — Il est très bien, tout à fait bien. (Tous reviennent, et madame Raquin remet la lampe sur la table.)
CAMILLE. — Si tu nous donnais le thé, maman... Nous boirons le Champagne après la partie de dominos.
GRIVET, se rasseyant. —Neuf heures un quart... Nous aurons à peine le temps de faire la belle.
MADAME RAQUIN. — Je ne vous demande que cinq minutes... Reste, Thérèse, puisque tu es souffrante.
SUZANNE, gaiement Je me porte bien, moi.
Je vais vous aider, madame Raquin. Ça m'amuse de faire la femme de ménage. (Elles sortent par la porte du fond.)
SCENE X
THÉRÈSE, GRIVET, CAMILLE, MI CHAUD, LAURENT
CAMILLE. — Et vous ne savez rien de neuf, monsieur Michaud?
MICHAUD. — Non, rien... J'ai mené ma nièce broder au Luxembourg... Ah ! si, ma foi, il y a du neuf ! il y a le drame de la rue Saint-Andrédes-Arts.
CAMILLE. — Quel drame?... Monsieur Grivet, en venant, a vu beaucoup de monde dans cette rue.
MICHAUD. — Ça ne désemplit pas depuis ce matin... (A Grivet.) La foule regardait en l'air, n'est-ce pas?
GRIVET. —Je ne pourrais pas dire, j'ai changé de trottoir... Alors, c'était bien un accident? (// met une calotte et des bouts de manche qu'il sort.de sa poche.)
MICHAUD. — Oui, on a trouvé à l'hôtel ;de Bourgogne, dans la malle d'un vogageur qui a disparu, une femme coupée en quatre morceaux.
GRIVET. -— Est-ce possible 1 en quatre morceaux I Comment peut-on couper une femme en quatre morceaux
CAMILLE. — C'est épouvantable ! • GRIVET. — Et moi qui passé par là !... Je me souviens, maintenant ; on regardait en l'air... Est-ce qu'on voyait quelque chose, en l'air? MICHAUD. — On voyait la fenêtre de la
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20
THÉÂTRE
chambre où la foule prétend qu'on a trouvé la '! malle... Mais le fait est faux; la fenêtre de la | chambre en question donne sur la cour. LAURENT. — L'assassin est arrêté? MICHAUD. — Non. LTn de mes anciens collègues, qui conduit l'instruction, me disait ce matin qu'il marchait en pleine obscurité. (Grivet ricane en hochant la tête.) La justice aura beaucoup de mal.
LAURENT. — Mais l'identité de la victime a été établie?
MICHAUD. — Non. Le cadavre était nu, et la tète ne se trouvait pas dans la malle. GRIVET. — On l'aura sans cloute égarée. CAMILLE. — Grâce, cher monsieur ; Elle me donne la chair de poule, votre femme coupée en quatre morceaux.
GRIVET. — Eh ! non, c'est amusant d'avoir peur, quand on est parfaitement sûr qu'on ne court aucun danger. Les histoires de monsieur Michaud, du temps qu'il était commissaire de police, sont très drôles... Vous vous rappelez le gendarme enterré, dont les mains passaient, dans un plant de carottes? 11 nous a raconté ce crime-là, l'automne dernier... Ça m'a beaucoup intéressé... Que diable ! ici, nous savons bien qu'il n'y a pas des assassins derrière notre dos. C'est la maison du bon Dieu... Dans un bois, je ne dis pas. Si je traversais un bois avec monsieur Michaud, je le prierais de se taire.
LAURENT, à Michaud. — Vous pensez donc que beaucoup de crimes restent impunis?
MICHAUD. — Oui, malheureusement; les disparitions, les morts lentes, des élouftements, des écrasement sinistres, sans un cri, sans une tache de sang. La justice passe et ne voit rien... Il y a plus d'un meurtrier qui se promène tranqu'illemen t an soleil, allez !
GRIVET, ricanant plus haut. — Vous voulez rire... Et on ne les arrête pas?
MICHAUD. — Si on ne les arrête pas, mon cher monsieur Grivet, c'est qu'on ne sait pas qu'ils ont tué.
CAMILLE. — Alors, la police n'est pas bien faite?
MICHAUD.— Eh ! si, la police est bien faite; mais elle n'est pas tenue à l'impossible... Je vous répète qu'il y a des assassins fort heureux, vivan t grassement, aimés et respectés... Vous avez tort de branler la tête, monsieur Grivet...
GRIVET. — Je branle la tête, je branle la tête, laissez-moi donc tranquille'!
MICHAUD. — Peut-être avez-vous un de ces hommes dans vos connaissances et peut-être lui serrez-vous la main tous les jours.
GRIVET. — Ah ! non, par exemple, ne dites pas cela. Ce n'est pas vrai, vous savez bien que ce n'est pas vrai... Si je voulais, je vous raconterais aussi une histoire...
MICHAUD. — Racontez-la, votre histoire. GRIVET. — Certainement... Celle de la pie voleuse. (Michaud hausse les épaules.) Vous la connaissez peut-être, vous connaissez tout... Il était une fois une servante qui fut mise en prison pour avoir volé un couvert d'argent. Deux mois plus tard, on retrouva le couvert dans un nid de pie, en abattant un peuplier. C'était une pie qui était là voleuse. On relâcha la servante... Vous voyez bien que les coupables sont toujours punis.
MICHAV/D, ricanant. — Alors, on a mis la pi? I en prison? |
GRIVET, se fâchant. — La pie en prison ! la pi > : en prison :... Est-il bête, ce Michaud !
CAMILLE. — Eh I non, ce n'est pas ce que mon. ■; sieur Grivet a voulu dire. Vous le troublez. '
GRIVET.—• La police est mal faite.voilà tout... { C'est immoral. .-•
CAMILLE. — Est-ce que tu crois que l'on tuo -j comme ça, sans qu'on le sache, toi, Laurent? '$ LAURENT. — Moi?... (// traverse la scène, en ne jj dirigeant lentement vers Thérèse.) Vous ne voyez, ; pas que monsieur Michaud se moque de vous., < Il veut vous effrayer, avec ses histoires. Coin- '■'!, ment pourrait-il savoir ce qu'il dit n'être su par personne... Et, s'il y a des gens adroits, tant mieux pour eux,après tout!... (Près de Thérèse.) Tenez, madame est moins crédule que vous.
THÉRÈSE. — Certes, ce qu'on ne sait pas n'existe pas.
CAMILLE. — N'importe, j'aurais mieux aimé qu'on causât d'autre chose. Voulez-vous? eau- ' sons d'autre chose.
GRIVET. — Moi, je veux bien ; causons d'aulm chose.
CAMILLE. — Tiens, on n'a pas monté les chaises de la boutique... Venez donc m'aider. (Il descend.)
GRIVET, se levant en grommelant. — Il appelle ça causer d'autre chose, aller chercher des chaises.
MICHAUD. — Venez-vous, monsieur Grivet? GRIVET. — Passez le premier... La pie en prison ! La pic en prison ! a-t-on jamais vu !... Pour un ancien commissaire de police, vous venez de vous donner là un bien grand ridicule, monsieur Michaud. (Ils descendent tous les deux.) LAURENT, prenant brusquement les mains de Thérèse, baissant la voix. — Tu jures de m'obéir?
THÉRÈSE, de même. — Oui, je t'appartiens, '' fais de moi ce qu'il te plaira.
CAMILLE, d'en bas. — Eh ! Laurent, grau il fainéant, tu nepouvais donc pas venir chercher la chaise, au lieu de laisser descendre ces messieurs. LAURENT, haussant la voix. — Je suis resté pour faire la cour à ta femme. (A Thérèse, doucement.) Espère. Nous vivrons heureux à jamais l'un et l'autre.
CAMILLE, d'en bas, riant. — Oh ! ça, je te lo permets... Tâche de plaire à Thérèse.
LAURENT, à Thérèse. — Et souviens-toi de <:o que tu as dit : ce qu'on ne sait pas n'existe pas... (O)i entend des pas dans l'escalier.) Prends \ garde ! (Ils se séparent vivement. Thérèse reprend '•- son altitude rechignée devant sa table à ouvrageLaurent passe à droite. Les autres personnages ■ remontent, chacun avec une chaise, en riant aux éclats.
CAMILLE, à Laurent. — Farceur, va ! Est-il drôle, cet animal !... Tout ça, c'était pour ne p.'S ; se donner la peine de descendre. .. GRIVET. — Enfin, voici le thé.
SCÈNE XI
LES MÊMES, MADAMERAQUIN.SUZANNB entrant avec le thé.
MADAME RAQUIN, à Grivet qui tire sa montre. — Oui, j'ai pris un quart d'heure... Asseye;-
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THÉRÈSE RAQUIN
21
•ous, nous allons rattraper le temps perdu. Grivet s'assoit à gauche, sur le devant; derrière i» se place Laurent. Le fauteuil de madame taquin est à droite; Michaud se met derrière elle, înfin, au fond, au milieu, Camille s installe dans vi fauteuil. — Thérèse ne quille pas sa table à uvrage. Suzanne va la rejoindre, quand le thé est
CAMILLE, s'asseyant. — Là, me voilà dans mon niteuil... Donne la boîte de dominos, maman.
GRIVET, avec béatitude. — C'est un plaisir... ,e jeudi, quand je m'éveille, je me dis : « Tiens ! 'irai ce soir jouer aux dominos chez les Raquin.» 5h bien ! vous.ne sauriez croire...
SUZANNE, l'interrompant. — Voulez-vous que e vous sucre, monsieur Grivet?
GRIVET. — Avec plaisir, mademoiselle, vous Stes charmante. Deux morceaux, n'est-ce pas?... Reprenant.) Eh bien ! vous ne sauriez croire...
CAMILLE, l'interrompant. — Est-ce que tu ne
Iiens pas, Thérèse? MADAME RAQUIN, lui donnant la boîte de doùnos.—Laisse-la.Tu sais qu'elle es t souffrante... Ule n'aime pas jouer aux dominos... S'il vient uelqu'un à la boutique, elle descendra. CAMILLE. — C'est contrariant, quand tout le londe s'amuse, d'avoir devant soi quelqu'un ui ne s'amuse pas... (A madame Raquin.) 'oyons, t'assoiras-tu, maman?
MADAME RAQUIN, s'asseyant. — Oui, oui, me voilà.
CAMILLE. — Vous y êtes bien tous? MICHAUD. — Certainement, et je vais, ce soir, vous battre à plate couture... Madame Raquin, votre thé est un peu plus fort que celui de jeudi dernier... Mais monsieur Grivet disait quelque chose.
GRIVET. — Moi, je disais quelque chose? MICHAUD. — Oui, vous aviez commencé une phrase. ;
GRIVET. — Une phrase, vous croyez... C'est bien surprenant.
MICHAUD. — Je vous assure, n'est-ce pas? madame Raquin. Monsieur Grivet disait : « Eh bien ! vous ne sauriez croire... »
GRIVET. —« Eh bien ! vous ne sauriez croire... Non, je ne me souviens plus, plus du tout... Si c'est une plaisanterie que vous faites, monsieur Michaud, vous savez que je la trouve médiocre. CAMILLE. — Vous y êtes bien tous?... Alors, commençons. (Il vide bruyamment la boîte de dominos. Un silence, pendant lequel les joueurs mêlent les dès et se les partagent.)
GRIVET. — Monsieur Laurent n'en est pas, et il lui est défendu de donner des conseils... Là, on en prend sept... On ne fouille pas, on ne fouille pas, entendez-A'ous, monsieur Michaud?... (Un silence.) Ah ! c'est à moi la pose, j'ai le double-six!
ACTE DEUXIÈME
Dix heures. — La lampe est allumée. Une année s'est écoulée, sans rien changer a la chambre. Même paix,
même intimité. Madame Haquln et Thérèse sont en deuil. g
SCENE PREMIERE
rilÉRÈSE.GRI VET, LAURENT, MI CHAUD, MADAME RAQUIN, SUZANNE
Les personnages sont assis comme à la fin de l'acte précédent : Thérèse, devant sa table à ouvrage, l'air rêveur et souffrant, sa broderie sur les genoux; Grivet, Laurent et Michaud, à leur place, devant la table ronde. Seul, le fauteuil, de Camille est vide. — Un silence, pendant lequel madame Raquin et Suzanne servent le thé, en répétant exactement leurs feux de scène du premier acte.
! LAURENT. — Il faut vous distraire, madame Raquin... Donnez-moi la boîte de dominos. SUZANNE, — Voulez-vous que je vous sucre, monsieur Grivet. , GRIVET. — Avec plaisir, mademoiselle. Vous êtes charmante. Deux morceaux, n'est-ce pas?... 11 n y a que vous pour me sucrer. LAURENT, tenant la boîte de dominos. — Ah ! voici les dominos... Assevez-vous, madame Raquin. (Madame Raquin s'assoit.) Vous vêtes bien tous? .
MICHAUD. — Certainement, et je vais, ce soir,
vous battre à plate couture... Laissez-moi mettre un peu de rhum dans mon thé. (Il se verse du rhum.)
LAURENT. — Vous y êtes bien tous?... Alors, commençons. (Il vide bruyamment la boîte de dominos. Les joueurs mêlent le jeu et se le partagent.)
GRIVET. -— C'est un plaisir... Là, on en prend sept... On ne fouille pas, on ne fouille pas, entendez-vous, monsieur Michaud?... (Un silence.) Non, aujourd'hui, ce n'est pas à moi la pose !
MADAMERAQUIN, éclatant brusquement en sanglots. — Je ne puis pas, je ne puis pas... (Laurent et Michaud se lèvent, et Suzanne vient s'adosser au fauteuil de madame Raquin.) Quand je vous vois tous.comme autrefois, autour de cette table je me souviens, mon coeur se fend... Mon pauvre Camille était là.
MICHAUD (1). — Sacrebleu! madame Raquin soyez donc raisonnable !
MADAME RAQUIN. — Pardonnez-moi, mon vieil ami, je ne puis pas... Vous vous rappelez comme il aimait à jouer aux dominos. C'est lui qui renversait la boîte. Laurent vient de faire
(1) Thérèse, Laurent, Grivet, madame Raquin, Suzanne, Michaud.
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THÉÂTRE
son geste... Et quand je ne m'asseyais pas assez vite, il me grondait. Moi, j'avais peur de le contrarier, ça le rendait malade. Ahl nos bonnes soirées... Et, maintenant, son fauteuil est vide, voyez-vous Ij
MICHAUD. — Chère dame;vous manquez de courage. Vous finirez par vous mettre au lit.
SUZANNE, embrassant madame Raquin. — Je vous en prie, ne pleurez pas. Ça nous fait tant de peine I
MADAME RAQUIN. — Vous avez raison, je dois être forte. (Elle pleure.)
GRIVET, repoussant son jeu. — Alors, il vaut mieux ne pas jouer. C'est malheureux que ça vous fasse cet effet-là... Vos larmes ne vous rendront pas votre fils.
MICHAUD. — Nous sommes tous mortels. MADAME RAQUIN. — Hélas 1 GRIVET. — Si nous venons chez vous, c'est dans l'intention de vous donner quelque distraction.
MICHAUD."—11 faut oublier, ma pauvre amie. GRIVET. — Certainement. Que diable ! ne nous attristons pas... Nous jouons à'deux sous la partie, hein ! voulez-vous?
LAURENT. — Tout à l'heure. Laissez à madame Raquin le temps de se remettre... Nous pleurons tous notre cher Camille.
SUZANNE. — Entendez-vous, chère dame? nous le pleurons tous, nous le pleurons avec vous. (Elle s'assoit à ses genoux.)
MADAME RAQUIN. — Oui, vous êtes bons... Ne m'en veuillez pas, si j'ai troublé la partie.
MICHAUD. — On ne vous en veut pas. Seulement, depuis un an que l'aiTreux accident est arrivé, vous devriez vous être fait une raison.
MADAME' RAQUIN. — Je n'ai pas compté les jours. Je pleure parce que les larmes me montent »aux yeux. Excusez-moi... Je vois toujours mon pauvre enfant roulé dans les eaux troubles de la Seine, et je le vois tout petit, quand je l'endormais entre deux couvertures. Quelle affreuse mort 1 Comme il a dû souffrir !... J'avais un pressentiment sinistre, je le suppliais d'abandonner cette idée de promenade sur l'eau. 11 a voulu faire le brave... Si vous saviez comme je l'ai soigné, au berceau ! Pour le sauver d'une fièvre typhoïde, je l'ai tenu trois semaines sur mes genoux, sans dormir.
MICHAUD. — Votre nièce vous reste. Ne la désolez pas, ne désolez pas l'ami généreux qui l'a sauvée, etdont l'éternel désespoir sera de n'avoir pu également ramener Camille sur la rive... Votre douleur est égoïste, vousmetlez deslarmes dans les yeux de Laurent. LAURENT. — Ces souvenirs sont cruels. MICHAUD. — Eh ! vous avez fait ce que vous avez pu. Quand le canot a chaviré, en rencontrant un pieu, je crois... un de ces pieux qui servent à tendre les «filets pour les anguilles, n'est-ce pas?...
LAURENT. ■— C'est ce que j'ai pensé. La secousse nous a jetés à l'eau tous les trois.
MICHAUD. — Enfin, quand vous êtes tombés, vous avez pu saisir Thérèse...
LAURENT. — Je ramais, elle était à côté de moi, je n'ai eu qu'à la prendre par ses vêtements. Lorsque j'ai replongé, Camille avait disparu... Il était à l'avant du canot, il trempait
ses mains dans la rivière, il plaisantait, il disait 3 que le bouillon était froid... ; -a
MICHAUD. — Ne remuez pas ces souvenirs qui :' ijjs vous font frissonner... Vous vous êtes conduit v^ comme un héros, vous avez plongé à trois re- t prises. ij
GRIVET. — Je crois bien... 11 y avait, le len- j demain, un article superbe dans mon journal. On '] y disait que monsieur Laurent méritait une ] médaille. Ça donnait la chair de poule, rien qu'à 1 lire comment les trois personnes étaient tombées ,| dans la rivière, pendant que leur dîner les atten- A dait au restaurant... Et, huit jours plus tard, 'j quand on a retrouvé ce pauvre monsieur Ca- I mille, il y a encore eu un article... (A Michaud.) ; Vous vous souvenez, c'est monsieur Laurent ."J qui est venu vous chercher pour reconnaître le • corps avec lui. (Madame Raquin éclate de nouveau en sanglots.)
MICHAUD, d'un ton fâché, baissant la voix. — Vraiment, monsieur Grivet, vous auriez bien pu vous.taire. Madame Raquin se calmait. Vous donnez-là des détails...
GRIVET, piqué, baissant la voix. — Mille pardons, c'est vous qui avez commencé à raconter - l'accident... Puisqu'on ne joue pas, il faut bien dire quelque chose.
MICHAUD, élevant la voix peu à peu. — Eh ! vous avez cent fois cité l'article de votre journal ! C'est désagréable, vous comprenez... Maintenant, madame Raquin en a encore pour un ' bon quart d'heure à pleurer.
GRIVET, se levant cl criant. — C'est vous qui avez commencé.
MICHAUD, de même. ■— Eh ! non, morbleu ! c'est vous !
GRIVET, de même. — Dites tout de suite que je suis ridicule !
MADAME RAQUIN. — Mes bons amis, ne vous disputez pas... (Ils remontent la scène en mâchant de sourdes paroles.) Je vais être sage, je ne pleure plus... Ces conversations me soulagent. J'aime à parler de mon mal, et cela me rappelle ce que je„vous dois à tous... Mon cher Laurent, donnezmoi votre main. Vous êtes fâché?
LAURENT, s'approchant. — Oui, contre moi, qui n'ai pu vous les rendre tous les deux.
MADAME RAQUIN, tenant la main de Laurent. — Vous êtes mon enfant, et je vous aime. Je prie chaque soir pour vous, qui avez voulu sauver mon fils. Je demande au ciel-de veiller sur votre chère existence... Allez, mon fils est làhaut, il m'entendra, et c'est à lui que vous devrez votre bonheur. Chaque fois que vous aurez quelque joie, dites-vous que c'est moi qui ai prié et que c'est Camille qui m'a exaucée. LAURENT. — Chère madame Raquin ! MICHAUD. — C'est bien, cela, c'est très bien ! MADAME RAQUIN, à Suzanne. — Et maintenant, petite, retourne à ta place. Tu vois, je le fais pour toi, je souris.
SUZANNE. •— Merci. (Elle se relève et l'embrasse.)
MADAME RAQUIN, se remettant lentement au jeu. — A qui la pose?
GRIVET. — Vous voulez bien, ah ! c'est gentil !... (Grivet, Laurent et Michau'd se rassoient à leurs places.) A qui la pose?
MICHAUD. — A moi... Voilà. (Il pose un domino.)
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THÉRÈSE RAQUIN
23
SUZANNE, qui s'est approchée de Thérèse. — 3onne" amie, voulez-vous que je vous parle du
h'ince bleu? .
THÉRÈSE. — Le prince bleu?
SUZ\NNE prenant un tabouret cl s asseyant ,rès ÎU Thérèse. — C'est toute une histoire !... le vais vous la conter à l'oreille; mon oncle n a >ns besoin de savoir. Imaginez-vous que ce eune homme... C'est un jeune homme. Il a un îabit bleu et des moustaches très fines, chaàines qui lui vont tout à fait bien.
THÉRÈSE. — Fais atten tion, ton oncle t'écoute. [Suzanne se lève à demi et regarde les joueurs.)
MICHAUD, avec colère, à Grivet. — Mais vous avez boudé au cinq, tout à l'heure, et maintenant vous mettez cinq partoutGRIVET.
partoutGRIVET. boudé au cinq... Faites excuse, vous vous trompez. [Michaud proteste, la partie ymtinue.)
SUZANNE, se rasseyant, reprenant à demi-voix. — Je me moque bien de mon oncle, quand il
Ioue aux dominos !... Ce jeune homme venait ous les jours au Luxembourg. Vous savez, mon mcle a l'habitude de s'asseoir sur la terrasse, au roisième arbre à gauche, près du kiosque des journaux... Le prince bleu s'asseyait au quatrième arbre. Il mettait un livre sur ses genoux, et il me regardait, en tournant les pages... (Elle s'arrête de temps à autre, en jetant des regards furtifs sur les joueurs.) i ')i^}0.
THÉRÈSE. — C'est tout? ' "■; ; v;
SUZANNE."— Oui, c'est tout ce qui s'est passé au Luxembourg... Ah ! j'oubliais. Un jour il m'a sauvée d'un cerceau qu'une petite fille lançait vers moi à fond de train. Il a donné une grande lape au cerceau pour le diriger d'un autre côté. Ça m'a.fait sourire, j'ai songé aux amoureux qui se jettent à la tète de chevaux emportés. Le prince bleu a dû avoir la même idée : il s'est mis à sourire aussi, en me saluant.
THÉRÈSE. — Et le roman s'arrête là?
SUZANNE. — Mais non, il commence là... Avant-hier, mon oncle était sorti, je m'ennuyais beaucoup, parce que notre bonne est très bête. Pour m'amuser, j'avais monté la grande lunette d'approche; vous la connaissez, celle que mon oncle avait à Vernon. On voit à plus de deux lieues... Vous savez qu'on aperçoit de notre terrasse tout un bout de Paris. Je regardais du côté de Saint-Sulpice... Il y a de très belles statues, au pied de la grande tour.
MICHAUD, se fâchant, à Grivet. — Eh bien ! quoi ! c'est du six, marchez donc.
GRIVET. — C'est du six, c'est du six, je le vois bien, parbleu ! mais il faut que je calcule. (La partie continue.)
THÉRÈSE. — Et le prince bleu?
SUZANNE. — Attendez donc !... Je voyais des cheminées, oh ! des cheminées, des champs, des
Iocéans de cheminées I Quand je tournais un peu la lunette, toutes les cheminées marchaient, se précipitaient les unes sur les autres, défilaient au pas de course, comme des soldats. La lunette en était toute pleine... Tout d'un coup, voilà que 1 aperçois, entre deux cheminées, devinez qui?... le prince bleu ! THÉRÈSE. — C'est donc un fumiste, ton prince? -
SUZANNE, se levant. — Eh ! non... Il était sur une terrasse comme moi, et le plus drôle, c'est
qu'il regardait comme moi dans une lunette. Je l'ai bien reconnu; il avait son habit bleu, avec ses moustaches. THÉRÈSE. — Et il demeure? SUZANNE. — Mais je ne sais pas. Je ne l'ai vu que dans la lunette d'approche, vous comprenez. C'était sans doute très loin, très loin, du côté de Saint-Sulpice. Quand je regardais avec mes yeux, je ne distinguais que du gris, avec les taches bleues des toits d'ardoises... J'ai même failli le perdre. La lunette a bougé, il m'a fallu refaire un voyage épouvantable sur la mer des cheminées... Maintenant, j'ai un point de repère, la girouette d'une maison voisine de la nôtre.
THÉRÈSE. —• Tu l'as revu? SUZANNE. — Oui, hier, aujourd'hui, tous les jours... Est-ce que je fais mal? Si vous saviez comme il est petit et mignon dans la lu nette d'approche ! Il est à peine haut comme ça; on dirait une image; je n'en ai pas peur du tout... Puis, je ne sais pas où il est, moi ; je ne sais pas même si c'est bien vrai, ce qu'on aperçoit dans la lunette. C'est tout là-bas... Quand il fait comme ça (elle fait le signe d'envoyer un baiser), je mo redresse, et je ne vois plus que du gris. Je puis croire, n'est-ce pas? que le prince bleu n'a pas l'ait ça (elle répète le geste), puisqu'il n'est plus là, puisque j'ai beau écarquillor les yeux...
THÉRÈSE, souriant. —■ Tu me fais du bien... (Regardant. Laurent.) Aime ton prince bleu toujours en rêve.
SUZANNE. — Ah '. mais non !... Chut : a partie est finie.
MICHAUD. — Allons, à nous deux. La belle, monsieur Grivet.
GRIVET. — A vos ordres, monsieur Michaud. [Ils mêlent le jeu.)
MADAME RAQUIN, poussant son fauteuil à droite. — Laurent, puisque vous êtes debout, auriez-vous l'obligeance d'aller me chercher la corbeille où je mets ma laine? Elle'doit être sur la commode de ma chambre... Prenez une lumière.
LAURENT. — C'est inutile. (Il sort par la porte du fond.)
MICHAUD (1). — Vous avez là un véritable fils. 11 est d'une complaisance...
MADAME RAQUIN. — Oui, il est très bon pour nous. Je le charge de nos petites commissions; cl, le soir, il nous aide à fermer la boutique.
GRIVET. — L'autre jour, je l'ai vu qui vendait des aiguilles, comme une demoiselle de magasin... Eh! oh! une demoiselle de magasin avec delà barbe '. (Il'ril,Laurent rentre vivement, l'oeil hagard, comme s'il était poursuivi; il s'appuie un instant contre Varmoire.)
MADAME RAQUIN. — Eh'bien ! qu'avez-vous? MICHAUD, se levant. — Vous êtes malade? GRIVET. — Vous vous êtes cogné? LAURENT (2). —Non,rien, merci... Un éblouissoment. (Il descend la scène d'un pas mal assuré.) MADAME RAQUIN. — Et la corbeille? LAURENT. — La corbeille... Je ne sais pas... Je ne l'ai pas.
(1) Thérèse, Suzanne, Grivet, Michaud, madame Raquin.
. (2) Thérèse, Suzanne, Grivet, Michaud, Laurent, madame Raquin.
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2.1
THÉÂTRE
SUZANNE. — Comment! vous, un homme, I vous avez eu peur !
LAURENT, essayant de rire. — Peur? peur de quoi?... Je n'ai pas trouvé la corbeille.
SUZANNE. — Attendez, je la trouverai, moi '. Et si je rencontre votre revenant, je vous l'amène. (Ellesort.)
LAURENT, se remettant peu à peu. — Vous voyez, case passe.
GRIVET. — Vous vous portez trop bien. C'est le sang qui vous tourmente.
LAURENT, tressaillant. ■— Oui, le sang me tourmente.
MICHAUD, se rasseyant. — Il vous faudrait des tisanes rafraîchissantes.
MADAME RAQUIN. — En effet, je vous vois agité depuis quelque temps; je vous ferai un peu de vigne rouge... (^1 Suzanne qui rentre et qui lui donne la corbeille.) Ah ! tu l'as trouvée.
SUZANNE (1). -— Elle était sur la commode... (A Laurent qui est lentement passé à gauche.) Monsieur Laurent, je n'ai pas vu votre revenant. Je lui aurai fait peur.
GRIVET. — Elle est d'un esprit, cette petite ! (On entend la sonnette de la boutique.)
SUZANNE. — Ne vous dérangez pas. Je vais servir. (Elle descend.)
GRIVET. — Un trésor, un vrai trésor... (A Michaud.) Nous disons que j'en ai trente-deux et que A'ous en avez vingt-huit.
MADAME RAQUIN, après avoir cherché dans la corbeille qu'elle a posée sur la cheminée. — Non, je ne trouve pas la laine dont j'ai besoin... Il faut que je descende. (Elle descend.)
SCÈNE II THÉRÈSE, LAURENT,GRIVET,MICHAUD
GRIVET, se levant à demi, baissant la voix. — Eh ! la partie a failli être compromise tout à l'heure. Ce n'est plus aussi gai qu'autrefois, ici.
MICHAUD, de même. — Que voulez-vous? quand la mort passe dans une maison... Mais rassurez-vous, j'ai trouvé un moyen de ramener nos bons jeudis d'autrefois. (Ils jouent.)
THÉRÈSE, bas à Laurent qui s'est rapproché d'elle. — Tu as eu peur, n'est-ce pas?
LAURENT, de même. -—■ Oui... Veux-tu que je vienne, ce soir?
THÉRÈSE. — Attendons, attendons encore. Ayons de la prudence jusqu'au bout.
'LAURENT. —H y aun an que nous sommes prudents, un an que je ne t'ai revue. Ce serait si facile. Je rentrerais par la petite porte. Nous sommes libres, maintenant. Nous n'aurions pas peur, ensemble, dans ta chambre.
THÉRÈSE. — Non, ne gâtons pas l'avenir... Nous avons besoin de beaucoup de bonheur, Laurent. En trouverons-nous jamais assez !
LAURENT. —Aie confiance. Nous nous calmerons aux bras l'un de l'autre, lorsque nous serons deux contre l'effroi... Quand viendrai-je?
THÉRÈSE. — La nuit de nos noces. Et elle ne tardera pas, vois-tu. Le dénouement est proche... Prends, garde, voici ma tante.
MADAME RAQUIN, qui est remontée. — Thérèse, descends donc, ma fille. On a besoin de toi en bas. (Thérèse sort d'un air accablé. Tous la suivent des yeux.)
SCENE III
LAURENT, GRIVET, MICHAUD, MADAME RAQUIN
MICHAUD. — Avez-vous observé Thérèse, tout à l'heure? Elle baissait la tête, elle était très pâle.
MADAME RAQUIN. — Je l'étudié chaque jour, ses yeux se cernent, ses mains sont agitées de tremblements fébriles.
LAURENT. —Oui,elle aaux jouescetteflamme rose des poitrinaires.
MADAME RAQUIN. — Vous m'avez fait remarquer ces symptômes alarmants, mon cher Laurent, et maintenant je les vois qui grandissent... Aucune douleur ne me sera donc épargnée !
MICHAUD. — Bah ! vous vous inquiétez à tort., C'est nerveux. Elle se remettra.
LAURENT. — Non, elle est frappée au coeur. Il y a comme un adieu dans ses longs silences, dans ses sourires pâles... Ce sera une lente agonie.
GRIVET. — Vous n'êtes guère consolant, mon cher. On devrait l'égayer, cette bonne Thérèse, | au lieu de la promener dans des idées funèbres. MADAME RAQUIN (1). — Hélas ! mon ami, Laurent dit vrai, la blessure est au coeur. Et elle ne veut pas être consolée. Chaque fois que j'essaie de lui faire entendre raison, elle est prise d'impatience, de colère même. Elle se réfugie dans sa douleur comme un animal blessé. LAURENT. '■—Il faut nous résigner. MADAME RAQUIN. — Ce sera le dernier coup... Je n'ai plus qu'elle, je comptais sur elle pour me fermer lès yeux. Si elle s'en allait, je resterais seule au fond de cette boutique, je mourrais dans un coin... Ah ! tenez ! je suis bien malheureuse, je ne sais quel vent de malheur est entré chez nous. (Elle pleure.) i. GRIVET, timidement. — Alors, on ne joue j plus?
MICHAUD. —Attendez donc, fichtre!... (Il se lève) Voyons, je veux chercher un remède. A l'âge de Thérèse, que diable ! on n'est pas inconsolable... A-t-elle beaucoup pleuré, après l'affreuse catastrophe de Saint-Ouen?
MADAME RAQUIN. — Non, elle pleure très difficilement... Elle avait une douleur sourde, un accablement d'esprit et de corps, comme lorsqu'on a beaucoup marché. Elle semblait étourdie... Elle était devenue très peureuse. LAURENT, tressaillant. — Très peureuse ! MADAME RAQUIN. — Oui... Une nuit, je l'entendis pousser des cris étouffés', j'accourus... Elle ne me reconnaissait pas, elle balbutiait...
LAURENT. — Quelque cauchemar... Et elle parlait? que disait-elle?
MADAME RAQUIN. — Je n'ai pu comprendre. Elle appelait Camille... Le soir, elle n'ose plus monter ici sans lumière. Le matin, elle est toute lasse, elle se traîne, elle a des gestes fatigués, des
(1 ) Laurent, Grivet, madame R aquin, Michaud.
(1) Thérèse Laurent, Grivet, Michaud, Suzanne, madame Raquin.
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THÉRÈSE RAQUIN
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eeards vides qui nie navrent... Je sais bien lu'elle s'en va, qu'elle veutrejoindre mon pauvre t
"MICUAUD. — Eh bien ! chère dame, ma petite r nciuête est faite, je vous dirai tout net ce que
3 pense Mais d'abord, qu'on nous laisse. - £
LAURENT. — Vous voulez rester seul avec 1
îadame Raquin? , '
MICHAUD.— Oui. . i GRIVET, se levant. — Bien, nous vous laissons.
Revenant.) Vous savez que vous m'en devez f
[eux, monsieur Michaud... Vous m'appellerez. ( e suis à vos ordres. (Laurent et Grivet sortent
>ar la porte du fond.) 1
SCÈNE IV
Ii MICHAUD, MADAME RAQUfN ]
MICHAUD. — Allons, ma vieille amie... Je suis : n peu brutal... MADAME RAQUIN. — Que me conseillezous?... Si nous pouvions la sauver ! MICHAUD, baissant la voix. — 11 faut marier liérèse. MADAME RAQUIN. — La marier !... Ah ! vous ues cruel !... Je croirais perdre mon pauvre Candie une seconde fois.
MICHAUD. — Dame ! je ne fais pas du sentinent, moi !... Je suis un médecin, si vous vouez.
MADAME RAQUIN. — Non, c'est impossible... mis voyez ses larmes. Elle repousserait une >areille pensée avec indignation. Mon fils n'est )as oublié; vous me feriez douter de votre déli- | :alèsse, Michaud... Thérèse ne peut se marier j ivec Camille clans le coeur. Ce serait une profa- ; lation.
MICHAUD. — Si vous dites de grands mots !... ; Une femme qui a peur, le soir, de monter toute j
iseule dans sa chambre, a besoin d'un mari, que ; j MADAME RAQUIN. — Et cet étranger que [ nous introduirions dans notre intérieur ! Toute j ma vieillesse en serait troublée. Nous pourrions : mire un mauvais choix, déranger le peu de paix, i qui nous reste... Non, non, qu'on me laisse j mourir avec mon deuil autour de moi. (Elle s'as- | soit dans son fauteuil, à droite.) i MICHAUD. — Sans doute, il faudrait chercher j |im brave coeur qui fût à la fois un bon mari polir i (Thérèse et un bon fils pour vous, qui remplaçât rtout à fait Camille, en un mot... Enfin, tenez... [Laurent ! '
j MADAME RAQUIN. — Lui !] I MICHAUD. — Eh oui ! quel joli couple ça gérait !... Ma vieille amie, tel est le conseil que je Brous donne : il faut les marier ensemble. I MADAME RAQUIN. — Eux, Michaud ! I MICHAUD. — J'étais sûr que vous alliez vous (récrier... C'est un projet que je caresse depuis [longtemps. Réfléchissez,- croyez-en ma vieille [expérience. Si, pour mettre une joie dernière dans votre vieillesse, vous vous décidiez à marier Thérèse, à la sauver de ce lent chagrin qu i la tue, où trouveriez-vous pour elle un meilleur mari que Laurent? MADAME RAQUIN. — Il me semblait qu'ils étaient frère et soeur.
MICHAUD. — Eh ! songez à vous ! Je vous veux tous contents, moi 1 Le bon temps reviendra. Vous aurez encore deux enfants pour vous fermer les yeux.
MADAME RAQUIN. — Ne me tentez pas... Vous avez raison, j'ai bien besoin d'un peu de consolation. Mais j'ai peur que nous ne fassions le mal... Mon pauvre Camille nous punirait de l'oublier sitôt.
MICHAUD. — Qui parle de l'oublier? Laurent a toujours son nom à la bouche... Ça ne sort pas de la famille, que diable !"
MADAME RAQUIN. —Je suis bien vieille; mes jambes ne vont plus; je ne voudrais pourtant que mourir tranquille.
MICHAUD. —• Allons, vous êtes convaincue... C'est la seule façon de ne pas introduire un étranger dans votre intérieur. Vous ne faites que resserrer des liens d'amitié. Et je vous veux grand'mère, avec des bambins qui grimperont sur vos genoux... Vous souriez, je savais bien que je vous ferais sourire.
MADAME RAQUIN. — Oh ! c'est mal, c'est mal de sourire. J'ai l'âme pleine de trouble, mon ami. Mais eux, ils ne voudront jamais. Ils ne pensent guère à ces choses.
MICUAUD. — Bah ! nous allons mener l'affaire rondement.. Ils sont trop raisonnables pour ne pas comprendre que leur mariage est nécessaire au bonheur de cette maison. C'est dans ce cens qu'il faut leur parler... Je me charge de Laurent. Je le déciderai, en fermant la boutique avec lui. Pendant ce temps, vous direz la chose à Thérèse. Et nous les fiançons ce soir même.
MADAME RAQUIN, se levant. — Je suis toute i tremblante.
MICHAUD, — Tenez, la voici, je vous laisse.
SCÈNE Y
MADAME RAQUIN, THÉRÈSE
[ MADAME RAQUIN, à Thérèse, qui entre l'air j abattu. — Qu'as-tu encore, mon enfant? De la : soirée, tu n'as dit un mot. Je t'en supplie, tâche | d'être un peu moins triste. Fais cela pour ces i messieurs... (Thérèse a un geste vague.) Je le sais, \ on ne commande pas à sa tristesse... Est-ce que 1 tu souffres?
j THÉRÈSE. — Non... Je suis bien lasse. i MADAME RAQUIN. —. Si tu souffrais, il faudrait le dire. Ce serait mal, de te laisser aller,sans vouloir qu'on te soignât... TU as des palpitations peut-être? des élancements dans la poitrine,. n'est-ce pas?
THÉRÈSE. — Non. Je ne sais. Je n'ai rien... 11 me semble que tout s'endort en moi.
MADAME RAQUIN. — Chère enfant... Tu mecauses bien du chagrin, avec tes silences, tes abattements. Je n'ai plus que toi.
THÉRÈSE. — C'est vous qui me conseillez i d'oublier?
i MADAME RAQUIN. — Je n'ai pas dit cela, je
Ï ne puis dire cela... Mais j'ai le devoir de tinter - i roger, de ne pas l'imposer mon deuil, de savoir s'il est pour toi une consolation... Réponds-moi,. avec franchise. > THÉRÈSE. — Je suis bien lasse.
MADAME RAQUIN. — Je veux que tu me ré-
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i.6
THÉÂTRE
pondes... Tu vis trop seule, tu t'ennuies, n'est- ] ce pas? A ton âge, on ne peut pleurer éternelle- ] meut.
THÉRÈSE. — Je ne sais ce que vous voulez dire. 1
MADAME RAQUIN. — Je ne dis rien, je t'interroge, je cherche où est ton mal.... Vivre toujours - < avec une femme en larmes, ce n'est pas gai, je le comprends. Puis, cette chambre est bien grande, bien noire, et peut-être désires-tu... THÉRÈSE.—Je ne désire rien. MADAME RAQUIN. — Ecoute, ne te fâche pas, c'est une vilaine idée, qui nous est venue... Nous avons songé à te remarier.
THÉRÈSE. — Moi! jamais, jamais! Pourquoi doutez-vous de moi?
MADAME RAQUIN, très émue. — Je le leur disais bien, elle ne peut l'avoir oublié, il est toujours dans son coeur... C'est, eux qui m'ont poussée... Et ils ont raison, vois-tu, mon enfant. La maison est trop triste. Tout le inonde nous fuirait... Va, tu ferais bien de les écouter. THÉRÈSE. — Jamais !
MADAME RAQUIN. — Si, remarie-toi... Je ne me rappelle plus les choses convaincantes qu'ils i m'ont dites. J'étais de leur avis. Je me suis ! ' chargée de te décider... Je vais appeler Michaud, j si tu veux. 11 saura mieux parler que moi.
THÉRÈSE. — Mon coeur est fermé, il n'entendrait pas. Qu'on me laisse tranquille, je vous en prie... (Elle passe à gauche.) Me remarier, grand Dieu, et avec qui?
MADAME RAQUIN.—Ils ont eu une bonne idée, ils ont trouvé quelqu'un... Michaud est en train, en bas, de parler à Laurent.
THÉRÈSE. — Laurent ! C'est à Laurent que vous avez songé I.... Mais je ne l'aime pas, je ne veux pas l'aimer !
MADAME.RAQUIN. •— Je t'assure, ils ont raison. J'étais de leur avis... Laurent est presque de la famille. Tu sais combien il est bon, combien il nous est utile. Au premier moment, j'ai été blessée comme toi, il me semblait que c'était mal. Puis, en réfléchissant, j'ai pensé que tu serais moins infidèle à la mémoire de celui qui n'est plus, en épousant son ami, ton sauveur.
THÉRÈSE. — Mais moi qui pleure! moi qui veux pleurer !
MADAME RAQIIN. •— Je plaide contre tes larmes elles miennes... Vois-tu, ils désirent que nous soyons heureuses. Ils m'ont dit encore que j'aurais deux enfants, que cela mettrait autour de moi quelque chose de'doux et de gai qui m'aiderait à attendre paisiblement la mort... Je suis égoïste, j'ai besoin de te voir sourire... Consens, fais cela pour moi.
THÉRÈSE. — Ma chère souffrance... Vous savez que j'ai toujours été résignée, que je n'ai jamais voulu que vous satisfaire.
MADAME RAQUIN. — Oui, tu es une bonne fille... (Essayant de sourire.) Ce sera mon dernier printemps. Nous nous arrangerons une.existence et l'on aura moins froid chez nous. Laurent nous aimera bien... Tu-sais que je l'épouse un peu, moi aussi. Tu me le prêteras pour mes petites commissions, pour mes lubies de vieille femme.
THÉRÈSE. — Chère tante... J'avais bien . compté pourtant que vous me laisseriez pleurer en paix.
MADAME RAQUIN. — Tu consens, n'est-ce pas?
THÉRÈSE. — Oui.
MADAME RAQUIN, très émue. — Merci, ma fille, tu me rends bien heureuse. (Allant tomber sur une chaise, à droite de la table. ) O mon pauvre enfant, mon pauviie mort, c'est moi qui t'ai trahi la première/j
SCENE VI
THÉRÈSE, MADAME RAQUIN, MICHAUD, '■ PUIS SUZANNE, GRIVET ET LAURENT
MICHAUD, bas à madame Raquin. ■— Je l'ai décidé; mais,,fichtre ! ça n'a pas été sans peine. 11 faitcelapourvouSjVous comprenez; j'ai plaidé votre cause... Il va monter, il met les clavettes aux boulons de la devanture... Et Thérèse?
MADAME RAQUIN, bas. — Elle consent aussi. (Michaud va rejoindre Thérèse, à gauche, au. fond, et cause bas avec elle.)
SUZANNE,-arrivant, suivie de Grivet; et. continuant une conversation commencée. — Non, non, monsieur Grivet, vous êtes un égoïste, je ne danserai pas avec vous à la noce... Comment, vous ne vous êtes pas marié pour ne pas déranger vos petites habitudes?
GRIVET. — Certainement, mademoiselle. SITZANNE. — Fi ! le vilain homme !... Vous entendez, pas un bout de contredanse, pas grand comme ça. (Elle va rejoindre Thérèse et Michaud.)
GRIVET. — Toutes ces petites filles croient que c'est amusant de se marier. J'ai essayé cinq fois... (A madame Raquin.) Vous vous souvenez, la dernière fois, c'était avec cette grande demoiselle sèche .qui donnait des leçons. Les bans étaient publiés, tout allait pour le mieux, lorsqu'elle m'a avoué qu'elle prenait du café au lait le matin. Moi, je déteste le café au lait, je prends du chocolat depuis trente ans. Cela aurait bouleversé mon existence, et j'ai rompu... J'ai bien fait, n'est-ce pas?
MADAME RAQUIN, souriant. — Sans doute. GRIVET. — Ah ! lorsque l'on s'entend, c'est un plaisir... Ainsi Michaud a vu tout de suite que Thérèse et Laurent étaient faits l'un pour l'autre.
MADAME RAQUIN, gravement. — Vous avez raison, mon ami. (Elle se lève.) g^GRIVET. — Comme dit la chanson :
Il faut des époux assortis Dans les liens du mariage...
(Regardant sa montre.) Diable ! onze heures moins cinq... (Il s'assoit à droite, met ses caoutchoucs et prendson parapluie.)
LAURENT (1), qui vient de remonter, s'approcha.nl de madame Raquin. —Je viens de causer de votre bonheur avec monsieur Michaud. Vos enfants désirent vous rendre heureuse... chère mère...
MADAME RAQUIN, très émue. — Oui, appelezmoi votre mère, mou bon Laurent.
(1) Suzanne, Michaud, Thérèse, madame Raquin, Laurent, Grivet. .
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THÉRÈSE RAQUIN
27
LAURENT. — Thérèse, voulez-vous que nous fassions à notre mère une existence douce et
paisible? ^T
THÉRÈSE. Je le veux. Nous avons une
tâche à remplir.
MADAME RAQUIN. — O mes enfants !... (Prenant
(Prenant mains de Thérèse et de Laurent, et les gardant dans les siennes.) Epousez-la, Laurent; faites qu'elle ne soit plus si triste, et mon fils vous remerciera... Vous me donnez bien de la joie. Je demanderai au ciel qu'il ne nous en punisse pas.
ACTE TROISIÈME
Trois heures du matin. —La chambre est parée, toute hlanche. Grand feu clair. Une lampe allumée. Rideaux blancs au lit, couvre-pieds garni de dentelles, carrés de guipure sur les sièges. De gros bouquets de roses partout, sur le buffet, sur la cheminée, sur la table.
SCÈNE PREMIÈRE
THÉRÈSE, MADAME RAQUIN, SUZANNE, MICHAUD, GRIVET
Thérèse, madame Raquin et Suzanne, en toilette de noce, entrent par la porte du fond. Madame Raquin et Suzanne n'ont plus leurs châles ni leurs chapeaux. Thérèse est en soie grise; elle va s'asseoir à gauche, d'un air las. Suzanne reste à la porte et se débat un instant contre Grivet et Michaud, en habit noir, qui veulent suivre les dames.
SUZANNE. — Mais non, mon oncle 1 mais non, monsieur Grivet I On n'entre pas dans la chambre de la mariée ! C'est inconvenant, ce que vous faites là. (Michaud et Grivet entrent quand même.)
MICHAUD, bas à Suzanne.—Tais- toi donc, c'est une farce... (De même à Grivet.) Vous avez le paquet d'orties, monsieur Grivet?
GRIVET. — Certainement, depuis ce matin, dans la poche de mon habit... Ça m'a même beaucoup gêné à l'église et au restaurant. (Il s'approche sournoisement du lit.)
MADAME RAQUIN, avec un sourire. — Allons, messieurs, vous ne pouvez assister à la toilette de la mariée.
MICHAUD. — La toilette de la mariée I Ah ! chère dame, quelle charmante chose !... Si vous aviez besoin de nous pour les épingles, nous vous aiderions. (Il rejoint Grivet.)
SUZANNE, à madame Raquin. — Jamais je n'ai vu mon oncle si gai. Il était rouge, rouge, au dessert.
MADAME RAQUIN. — Laisse-les- rire. Un soir de noces, il est permis de s'amuser. A Vernon, on en fait bien d'autres. Les mariés ne peuvent fermer l'oeil de la nuit.
GRIVET, devant le lit. — Fichtre 1 ce lit est B d un moelleux!... Touchez donc, monsieur MiB chaud.
I MICHAUD. — Bigre ! il y a au moins trois g matelas... (Bas.) Vous avez fourré les orties
■ dedans?
■ GRIVET, de même. — Juste au beau milieu.
B MICHAUD, éclatant de rire. — Ha ! ha ' vous
■ êtes trop farce, positivement.
GRIVET, riant également. — Ha ! ha ! elle est réussie,'celle-là, n'est-ce pas?
MADAME RAQUIN, souriant. — Messieurs, la mariée attend.
SUZANNE. — Voyons, vous en irez-vous? Vous êtes agaçants, à la fin !
MICHAUD. — Bien, bien, nous partons.
GRIVET, à Thérèse. — Madame, nos compliments, et uue bonne nuit.
THÉRÈSE, se levant et se rasseyant. — Merci, messieurs.
GRIVET, serrant la main de madame Raquin en se retirant. — Vous ne nous en voulez pas, chère clame?
MADAME RAQUIN/'— Comment donc, mon vieil ami, un soir de noces 1 (Michaud et Grivet s'en vont lentement en pouffant de rire.)
SUZANNE, fermant la porte derrière eux. ■— Ne revenez plus surtout... Il n'y a que le mari qui ait le droit de venir, et encore, lorsque nous le lui permettrons.
SCEîsE H THÉRÈSE, MADAME RAQUIN, SUZANNE
MADAME RAQUIN. — Tu devrais te déshabiller, Thérèse ; trois heures vont sonner.
THÉRÈSE. — Je suis brisée de fatigue... Cette cérémonie, cette promenade en voiture, ce repas qui n'en finissait plus... Laissez-moi là un instant, je vous en prie.
SUZANNE. — Oui.'il faisait une chaleur dans ce restaurant ! J'avais mal à la tête, mais ça s'est dissipé dans le fiacre... (A madame Raquin.) C'est vous qui devez être lasse, avec vos mauvaises jambes ! Le médecin vous a pourtant bien défendu de tant vous fatiguer.
MADAME RAQUIN. — Une émotion terrible pourrait seule m'être fatale, et, aujourd'hui, je n'ai que des émotions douces à avoir... Les choses se sont bien passées, n'est-ce pas? C'était convenable.
SUZANNE. — Le maire avait l'air tout à fait comme il faut. Quand il s'est mis à lire dans son petit livre rouge,le marié a baissera tête... Monsieur Grivet a fait une signature superbe sur le registre.
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28
THÉÂTRE
MADAME RAQUIN. — A l'église, le prêtre a été bien touchant.
SUZANNE. — Oh ! tout le monde pleurait. Je guettais Thérèse ; elle n'avait pas envie de rire, Thérèse, je vous assure... Et, l'après-midi, que de inonde sur les boulevards ! Nous sommes bien allés deux fois de la Madeleine à la Bastille. Les gens nous regardaient d'un air drôle... La moitié de la noce dormait en arrivant à ce restaurant des Batignolles. (Elle rit.)
MADAME RAQUIN. — Thérèse, tu devrais te déshabiller, mon enfant.
THÉRÈSE. — Encore un instant, causez encore un instant.
SUZANNE (1). — Voulez-vous que je vous serve de femme dechambre?... Attendez... Maintenant, laissez-moi faire. Comme ça, vous ne vous fatiguerez pas.
MADAME RAQUIN.—Donne-moi son chapeau. SUZANNE, étant le chapeau et le donnant à madame Raquin qui va le serrer dans l'armoire. — Là, vous voyez que vous n'avez pas besoin de vous remuer... Ah ! pourtant, il faut que vous vous leviez, si vous voulez que je retire la robe. THÉRÈSE, se levant. — Comme tu me tourmentes 1
MADAME RAQUIN. —; Il est tard, ma fille. SUZANNE, dégrafant la robe, ôtanl les épingles. • —r- Un mari, ça doit être terrible. Une de mes amies qui s'est mariée, pleurait, pleurait... Vous ne vous serrez presque pas, et votre taille est très mince. Vous avez raison de, porter des corsages un peu longs... Ah ! voilà une épingle, par exemple ! qui tient joliment. J'ai envie d'aller chercher monsieur Grivet. (Elle rit.)
THÉRÈSE. — Le frisson me prend. Dépêchetoi, ma chère.
SUZANNE. — Nous allons nous mettre devant le feu... (Elles traversent toutes rfe«a)(2).Tiens ! vous avez un accroc dans votre volant. Elle est magnifique, votre soie; elle se tient debout... Ah I ' que vous êtes nerveuse, bonne amie ! Vous frémissez comme Thisbé, sous mes doigts. Thisbé, c'est une chatte que mon oncle m'a donnée. Je prends bien garde pourtant de ne pas vous faire de chatouilles.
THÉRÈSE. — J'ai un peu de fièvre. SUZANNE. — J'en suis à la dernière agrafe, allez !... (Elle enlève la robe et la remet à madame Raquin.) J'ai fini... Je vais vous coiffer pour la nuit, maintenant, voulez-vous?
MADAME RAQUIN. — C'est cela. (Elle sort par le fond en emportant la robe.)
SUZANNE, après avoir fait asseoir Thérèse devant le feu. — Vous voilà déjà toute rouge. Vous étiez tantôt pâle comme une morte. THÉRÈSE. — C'est le feu qui me saisit. SUZANNE, derrière elle, la décoiffant. ■— Baissez un peu la' tête... Vous avez des cheveux superbes... Dites, bonne amie, je voudrais vous questionner; je suis très curieuse, vous savez; les petites filles aiment à se renseigner... Votre coeur bat bien fort, et c'est pour cela que vois tremblez, n'est-ce pas?
THÉRÈSE. — Mon coeur n'a pas dix-sept ans comme le tien, ma chère.
SUZANNE.—Je ne vous fâche pas, au moins?...
Toute la journée, j'ai pensé que si j'étais à votre : place, je serais bien sotte, et alors je me suis promis de voir comment vous vous y prendriez pour votre toilette de nuit, afin de ne pas avoir l'air gauche, quand viendra mon tour... Vous êtes un peu triste, mais vous avez du courage. Moi, j'ai peur de sangloter comme une bête.
THÉRÈSE. — Le prince bleu est donc un prince terrible?
SUZANNE. — Ne vous moquez pas... Cela vous va bien d'être décoiffée; vous ressemblez à ces reines qu'on voit sur les images... Pas de nattes, n'est-ce pas? rien qu'un chignon.
THÉRÈSE. — Oui, noue simplement les cheveux. (Madame Raquin rentre et prend un peignoir blanc dans l'armoire.)
SUZANNE, la recoiffant. — Si vous me promettiez de ne pas rire, je vous dirais ce que j'éprouverais à votre place... Je serais contente, oh ! mais contente comme je ne l'ai jamais été. Et, avec cela, j'aurais une peur atroce. Il me semblerait marcher sur des nuages, entrer dans quelque chose d'inconnu, de doux et de terrifiant, avec une musique très douce, des parfums très suaves. Et j'avancerais dans une lumière blanche, poussée malgré moi par une joie si frissonnante, que je croirais en mourir... N'est-ce pas ce que vous ressentez?
THÉRÈSE. — Si... (D'un ton plus bas.) De la musique, des parfums, une grande lumière, tout le printemps de la jeunesse et de l'amour. SUZANNE. — Mais vous grelottez encore. THÉRÈSE. — J'ai pris froid, je ne puis me réchauffer.
MADAME RAQUIN, venant s'asseoir au coin de . lafcheminée, — Je vais faire tiédir ton peignoir. (Elle présente le peignoir au feu.)
SUZANNE, reprenant. — Et quand le prince bleu'attendrait, comme attend monsieur Laurent, je mettrais quelque malice à le laisser s'impatienter. Puis, lorsqu'il serait à la porte, oh ! alors, je deviendrais stupide, je me ferais toute petite, toute petite, et je tâcherais qu'il ne me trouve plus... Je ne sais plus ensuite, j'ai des soldeurs quand j'y songe.
MADAME RAQUIN, retournant le peignoir, soiiriant. — Il ne faut pas y songer, Suzanne. Les enfants n'ont donc que les poupées, les fleurs et les maris en tête I
THÉRÈSE. — La vie est plus rude. r~ SUZANNE, à Thérèse. — Est-ce que ce n'est pas ce que vous éprouvez?
THÉRÈSE. — Si... (D'un ton plus bas.) J'aurais voulu ne pas me marier, l'hiver, dans cette chambre. A Vernon, en mai, les acacias sont en fleurs, les nuits sont tièdes.
SUZANNE. — Vous voilà coiffée. (Thérèse et madame Raquin se lèvent.) Vous allez mettre votre peignoir tout chaud.
MADAME RAQUIN, aidant Thérèse à mettre le peignoir. — Il me brûle les mains.
SUZANNE. — Vous n'avez plus froid, j'es■ père?
THÉRÈSE. — Merci.
SUZANNE, la regardant. — Ah 1 vous êtes gentille, vous avez l'air d'une vraie mariée, dans ces denlelles.
MADAME RAQUIN. — Maintenant, nous allons teiaisser seule, mon enfant.
(1) Thérèse, Suzanne, madame Raquin.
(2) Madame Raquin, Suzanne, Thérèse.
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THÉRÈSE RAQUIN
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THÉRÈSE (1). — Seule, seule... Attendez... Il me semble que j'ai encore quelque chose à vous
''MiDXME RAQUIN. — Non, ne parle pas; iévite de parler, moi, tu vois bien. Je ne veux pas te mettre en larmes. Si tu savais quel effort l'ai dû faire, depuis ce matin ! J'ai le coeur serré, et pourtant je dois être, je suis heureuse... Tout est fini. Tu as vu comme notre vieil ami Michaud est gai. Il faut être gaie.
THÉRÈSE. — Vous avez raison, j ai la tête malade. Au revoir.
MADAME RAQUIN. — Au revoir... (Revenant.) Dis-moi, lu n'as pas de chagrin, tu ne me caches pas quelque souffrance?... Ce qui me soutient, c'est la pensée que nous avons fait ton bonheur... Tu aimeras ton mari, qui mérite notre tendresse à toutes deux. Tu l'aimeras comme lu as aimé... Non, je n'ai rien à te dire, je ne veux rien te dire. Nous avons fait de notre mieux, et je te souhaite beaucoup de joie, ma fille, pour toutes les consolations que tu me donnes.
SUZANNE. — On dirait que vous la laissez avec une bande de loups, celte pauvre Thérèse, au fond d'une caverne. La caverne sent bon. 11 y a dos roses partout. C'estdoiïx et gentil comme dans un nid.
THÉRÈSE. — Ces fleurs ont coûté cher, vous avez fait des folies.
MADAME RAQUIN. — Je sais que tu aimes le printemps ; j'ai voulu en mettre un petit coin dans ta chambre, la nuit de tes noces. Tu pourras y faire le rêve de Suzanne, croire que tu visites les jardins du paradis... Tu souris, vois-tu. Sois heureuse, au milieu de tes roses. Au revoir, ma Rïïc. (Elle l'embrasse.)
SUZANNE. — Et moi, vous ne m'embrassez pas, bonne amie? (Thérèse l'embrasse.) Vous voilà rodevenue toute pâle. C'est le prince bleu qui approche... (Regardant autour d'elle avant de sortir.) Oh ! c'est terrible, une chambre comme ça, pleine-de roses.
SCENE III
LAURENT, THÉRÈSE
Thérèse, restée seule, revient avec lenteur s'asseoir près du feu. Un silence. Laurent, encore en toilette de noces, entre doucement, ferme la porte et s avance d'un air gêné.
LAURENT. — Thérèse, mon cher amour... THÉRÈSE, le repoussant. — Non, attends, j'ai froid. '
LAURENT, après un silence. — Enfin, nous voila seuls, ma Thérèse, loin des autres, libres de nous aimer... La vie est à nous, cette chambre est a nous, et tu es à moi, chère femme, parce que je t ai conquise, et que tu as bien voulu te donner .(Il cherche à l'embrasser.) λ * HÉ?ESE- k repoussant. —Non, tout à l'heure, je suis toute frissonnante.
que je les réchauffe dans mes mains. (Il s'agenouille
s'agenouille elle et essaye de lui prendre les pieds, qu'elle retire.) C'est que l'heure est venue, vois-tu. Rappelle-toi. Il y a un an que nous attendons, un an que nous travaillons à cette nuit d'amour. Il nous la faut, n'est-ce pas? pour nous payer toute notre prudence et tout ce que tu sais, nos souffrances, nos angoisses...
THÉRÈSE. — Je me rappelle... Ne reste pas là. Assieds-toi un instant. Nous causerons.
LAURENT, se relevant —Pourquoi tremblestu? J'ai fermé la porte, et je suis ton mari... Jadis, quand tu venais, tu ne tremblais pas, tu riais, tu parlais haut, au risque de nous faire surprendre. Maintenant, tu parles à voix basse, comme si quelqu'un nous écoutait derrière ces murs... Va, nous pouvons élever la voix et rire, et nous aimer. C'estnotrenuitdenoces,personne ne viendra.
THÉRÈSE, avec épouvante. — Ne dis pas Cela, ne dis pas cela... Tu es plus pâle que moi, Laurent, et ta langue balbutie à dire ces choses. Ne fais pas le brave. Attends que nous osions, pour nous embrasser... Tu as peur d'avoir l'air d'un imbécile, n'est-ce pas? en ne me prenant pas un baiser. Tu es un enfant. Nous ne sommes pas des mariés comme les autres... Assieds-toi. Causons. (Il passe derrière elle, s'accoude à la cheminée, pendant qu'elle reprend d'un autre ton de voix, familier et indiffèrent.) Il a fait beaucoup de vent aujourd'hui.
LAURENT. — Un vent très froid. Il s'est un peu calmé, l'après-midi.
THÉRÈSE. — Oui, il y avait des toilettes sur les boulevards... N'importe, les abricotiers feront bien de ne pas se presser de fleurir.
LAURENT. — Les coups de gelée, en mars, sont très mauvais pour les arbres fruitiers. A Vernon, tu dois te souvenir... (Il s'arrête. Tous deux rêvent un instant,)
THÉRÈSE, à voix basse. — A Vernon, c'était, l'enfance... (Reprenant son ton de voix familier et indifférent.) Mets donc une bûche au feu. 11 commence à faire bon, ici... Crois-tu qu'il soit quatre heures?
LAURENT, regardant la pendule. — Non, pas encore. (Il passe à gaucJie et va s'asseoir à l'autre bout de la pièce.)
THÉRÈSE. — C'est étonnant, la nuit est longue... Est-ce que tu es comme moi? Je n'aime guère aller en fiacre. Rien n'est plus stupide que de rouler pendant des heures. Ça m'endort... Je déteste aussi manger au restaurant. - LAURENT. — On n'y est jamais aussi bien que chez soi.
THÉRÈSE. — A la campagne, je ne dis pas. LAURENT. — On mange d'excellentes choses, à la campagne... Tu te rappelles, les guinguettes, au bord de l'eau... (Il se lève.)
THÉRÈSE, se levant brusquement, d'une voix rude. —Tais-toi! Pourquoi lâches-tu les souvenirs? Je les écoute malgré moi battre dans ta tête et dans la mienne, et la cruelle histoire se déroule... Non, ne disons plus rien, ne pensons plus. Sous les mots que tu prononces, j'en entends d'autres; j'entends ce que tu penses et ce que tu ne dis pas... N'est-ce pas? tu en étais à 1 accident? Tais-toi ! (Un silence.)
LAURENT. — Thérèse, parle, je t'en conjure. Ce silence est trop lourd. Parle-moi...
THÉRÈSE, allant s'asseoir à droite, les mains
(1) Madame Raquin, Thérèse, Suzanne.
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30
THEATRE
serrées aux tempes. — Ferme les yeux, tâche de l'anéantir.
LAURENT. — Non, j'ai besoin d'entendre le son de ta voix. Dis-moi quelque chose, ce que tu voudras, comme tout à l'heure, que le temps est mauvais, que la nuit est longue...
THÉRÈSE. — Je pense quand même, je ne puis pas ne pas penser. Tu as raison, le silence est mauvais,etles motsme jailliraientdes lèvres... (Essayant de sourire, d'une voix gaie.) La mairie était toute froide, ce matin. J'avais les pieds glacés. Mais je me les suis réchauffés sur un calorifère, à l'église. Tu l'as vu,le calorifère? Il était près de l'endroit où nous nous sommes mis à genoux.
LAURENT. — Parfaitement... Grivet est resté planté dessus pendant toute la cérémonie. H avait un air de jubilation, ce diable de Grivet ! il était fort drôle, n'est-ce pas? (Ils se forcent tous les deux pour rire.) ■ j
THÉRÈSE. — L'église était un peu noire, à cause du temps. As-tu remarqué la dentelle de la nappe de l'autel? C'est de la dentelle à dix francs le mètre, au moins. Je n'en ai pas de si belle dans mon magasin... Des odeurs d'encens traînaient, si douces qu'elles me faisaient mal... J'ai cru d'abord que nous étions seuls, au fond de cette grande église vide, et cela me plaisait. (Sa voix s'assombrit peu à peu.) Puis, des voix ont chanté. Tu as dû remarquer, dans une chapelle, de l'autre côté de la nef...?
LAURENT, hésitant. — J'ai aperçu du monde avec des cierges, je crois.
THÉRÈSE, prise d'une terreur croissante. — C'était un enterrement. Quand je levais les yeux, j'avais en face de moi le drap noir, avec la grande croix blanche... (Elle se lève et recule lentement.) La bière a passé près de nous. Je l'ai regardée. Une pauvre bière, courle, étroite, toute mesquine; quelque misérable mort, souffreteux et malingre... (Elle est arrivée près de Laurent et se heurte à son épaule. Ils tressaillent tous les deux. Puis, elle reprend, d'une voix basse et ardcnte.)Tu l'as vu à la Morgue, toi,Laurent? LAURENT. — Oui.
THÉRÈSE. — Paraissait-il avoir beaucoup souffert?
LAURENT. — Horriblement. THÉRÈSE. — Il avait les yeux ouverts, et il te regardait, n'est-ce pas?
LAURENT. — Oui... 11 était atroce, bleui et gonflé par l'eau. Et il riait, le coin de la bouche tordu,
THÉRÈSE. — Il riait, tu crois... Dis-moi, dismoi tout, dis-moi comment il était... Dans mes nuits d'insomnie, je ne l'ai jamais vu nettement, et j'ai une rage, une rage de le voir.
LAITRENT, d'une voix terrible, secouant. Thérèce. —Tais-toi ! réveille-toi !... Nous nous endormons tousles deux. De quoimeparlesrtu? Et si j'ai répondu, j'ai menti. Je n'ai rien vu, rien, rien... Quel jeu imbécile jouons-nous donc là, nous autres !
THÉRÈSE. — Ah 1 je sentais que les mots monteraient malgré nous à nos lèvres. Tout nous a ramenés à lui,les abricotiers en fleurs,les ginguettes du bord de l'eau, les bières mesquines qui passent... Va, il n'est plus pour nous de causerie indifférente. Il est au bout de toutes nos pensées.
LAURENT. — Embrasse-moi.
THÉRÈSE. — J'entendais bien que tu ne me " parlais que de lui et que je ne te répondais que sur lui. Ce n'est pas notre faute, si l'affreux récit s'est déroulé en nous, et si nous l'avons achevé à voix haute.
LAURENT, cherchant à la prendre dans ses bras. — Embrasse-moi, Thérèse. Nos baisers nous guériront. Nous nous sommes mariés pour nous calmeraux bras l'un de l'autre... Embrasse- ; - moi, et oublions, chère femme.
THÉRÈSE, le repoussant. — Ne me tourmente pas, je t'en supplie. Un moment encore... ' Rassure-moi, sois bon et gai comme autrefois. ■(■Un silence. Laurent fait quelques pas; puis il sort vivement par la porte du fond comnié pris d'une idée subite.)
SCÈNE IV
THÉRÈSE, seule.
Il me laisse seule... Ne me quitte pas, Laurent, je suis à toi... Il n'est plus là, et me voilà seule, maintenant... La lampe baisse, je crois. Si elle allait s'éteindre, si j'allais rester dans le noir... Je ne veux pas être seule, je ne veux pas qu'il fasse nuit... Aussi pourquoi lui ai-je refusé ce baiser? Je ne sais ce que j'avais, mes lèvres étaient froides comme de la glace, et il me semblait que ce baiser me tuerait... Où peut-il s'en être allé?... (On frappe à la petite porte.) Grand Dieu ! voilà l'autre qui revient, à présent ! qui revient pour ma nuit de noces ! L'avez-vous entendu? Il frappe contre le bois de lit, il m'appelle sur l'oreiller... Va-t'en, j'ai peur... (Elle reste frissonnante, les mains sur les yeux. On frappe de nouveau, et. peu à peu elle se calme, elle sourit.) Non, ce n'est pas l'autre, c'est mon cher amour, c'est mon cher passé... Merci pour ta bonne pensée, Laurent. Je reconnais ton appel. (Elle va ouvrir, Laurent entre.)
SCÈNE V
LAURENT, THÉRÈSE
Ils répètent exactement les mêmes jeux de scène qu'au commencement de la scène V de l'acte premier.
THÉRÈSE. — Toi, mon Laurent !... (Elle se pend à son cou.) Je sentais que tu allais venir, mon cher amour, je songeais à toi. 11 y a longtemps que je n'ai pu te tenir comme cela, à moi toute seule.
LAURENT. — Souviens-toi, tu m'avais pris jusqu'à mon sommeil. Et je rêvais comment ne nous séparer jamais... Cette nuit, ce beau songe est réalisé, Thérèse : tu es là, pour toujours, sur ma poitrine...
THÉRÈSE. -— Ce sera une joie sans fin, une longue promenade au soleil.
LAURENT, — Embrasse-moi donc, chère femme.
THÉRÈSE, se dégageant brusquement des bras de Laurent, avec éclat. — Eh bien ! non, eh bien ! non... A quoi bon jouer cette comédie du passé? Nous ne nous aimons plus, c'est clair. Nous avons tué l'amour. Est-ce que tu crois que je no
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THÉRÈSE RAQUIN
| sens pas glacé entre mes bras? Tenons-nous lanquilles. Ce serait cruel et ignoble. i
I LAURENT. —.Tu es à moi, je t'aurai, je te gue- i Irai malgré toi de tes peurs nerveuses... Ce qui irait cruel, ce serait de ne plus nous aimer,, de fe trouver qu'un' cauchemar à la place du Jbnheui' rêvé... Viens, mets encore tes bras à Son cou. t
■ THÉRÈSE. — Non, il ne faut pas tenter la
RuITrancé. ,-..,.■
I LAURENT. — Comprends donc combien il est ndicule, après nous être aimés si hardiment ici, l'y passer une nuit pareille... Personne ne vienI
vienI avec effroi. —Tu as déjà dit cela,
ffie le répète pas, je t'en supplie... 11 viendrait
Reul-être.
i LAURENT. — Veux-tu donc me rendre fou?...
mille passe à gauche, et il marche vers elle.) Je t'ai
jfehetée assez cher, pour que tu ne te refuses
SB THÉRÈSE, se débattant. — Grâce !... Le bruit Se nos baisers l'appellerait... J'ai peur, vois-tu, ■l'ai peur !... (Laurent va l'étreindre dans ses mrus, lorsqu'il aperçoit le portrait de Camille, Jmendu au-dessus dubuffet.)
LAURENT, terrifié, reculant, montrant du doigt '<■ portrait. — Là, là... Camille...
THÉRÈSE, revenant d'un bond se placer iler"ière lui. — Je te disais bien... J'ai senti un iouffle froid derrière mon dos... Où le vois-tu? j LAURENT. —Là, dans l'ombre. THÉRÈSE. •— Derrière le lit? LAURENT. —• Non, à droite... 11 ne bouge pas, 1 nous regarde longuement, longuement... 11 isl comme je l'ai vu, blafard, boueux, avec son sourire à un coin de la bouche.
THÉRÈSE, regardant. — Mais c'est son portrai t [|uc lu vois ! LAURENT. — Son portrait... THÉRÈSE. — Oui, la peinture que tu as faite, tu sais bien?
(LAURENT. —Non, je ne sais plus... C'est son lorlrait, lu crois... J'avais vu ses yeux remuer. Tiens ! je les vois remuer encore... Son portrait, h bien ! va le décrocher. Il nous gêne, à nous egarder si fixement. THÉRÈSE. — Non, je n'ose pas. LAURENT. — Je t'en prie, va. THÉRÈSE. — Non.
LAURENT. —■ Nous le retournerons contre le mur, nous n'aurons plus peur, nous pourrons nous embrasser peut-être.
THÉRÈSE. — Non... Pourquoi n'y vas-tu pas toi-même?
LAURENT. —■ C'est qu'il ne me quitte pas des yeux... Je te dis que ses yeux remuent ! Ils me suivent, ils m'écrasent... (Il s'approche lentement.) Je baisserai la tête, et quand je ne le verrai plus... (Il décroche le portrait dans iln mouvement dé rage.)
SCÈNE VI
LAURENT, MADAME RAQUIN, THÉRÈSE
MADAME RAQUIN, sur le seuil de la porte. — Qu'ont-ils donc? j'ai entendu des cris.
LAURENT, tenant toujours le portrait, le contemplant malgré lui. — 11 est affreux... Il est là, comme lorsque nous l'avons jeté à l'eau.
MADAME RAQUIN, s'avançant en trébuchant. — Dieu juste fils ont tué mon enfant !... (Thérèse, éperdue, pousse un cri de terreur. Laurent, épouvanté, jette le portrait sur le lit, et recule devant madame Raquin qui balbutie : ) Assassin, assassin !... (Elle est. prise de spasmes, chancelle jusqu'au lit, veut se tenir à un des rideaux qu'elle arrache, cl reste un instant adossée au mur, haletante et terrible. — Laurent, poursuivi par j ses regards, passe à droite et se réfugie auprès de Thérèse. )
LAURENT. — C'est la crise dont elle était menacée. La paralysie monte et la prend à la gorge.
MADAME RAQUIN, s'avançant de nouveau, faisant un effort, suprême. — Mon pauvre enfant... Les misérables, les misérables !
THÉRÈSE. — L'horrible chose !... Elle est tordue comme dans un étau. Je n'ose lui porter secours.
MADAME RAQUIN, rejelêe en arrière, terrassée, s'affaissant sur une chaise, à gauche. —Misère '.... je ne peux... je ne peux plus... (Elle reste raide et muette, les yeux ardemment fixés sur Thérèse et Laurent qui frissonnent.) THÉRÈSE. — Elle se meurt. I LAURENT. — Non, ses yeux vivent, ses yeux I nous menacent... Ah ! que ses lèvres et ses ! membres soient de pierre !
ACTE QUATRIÈME
^nuii'i'i*1"' 08' T La c,mmbre a repris son humidité noire. Rideaux sales. Ménage abandonné, poussière, torchons uuoiies sur les sièges, vaisselle traînant sur les meubles. Un matelas roulé est jeté derrière un rideau du lit.
SCÈNE PREMIÈRE
THÉRÈSE, SUZANNE
Elles travaillent, assises devant la table à ouvrage.
à droite.
THÉRÈSE, gaiement. —.Alors, tu as appris
enfin où demeure le prince bleu... L'amour ne rend donc pas sotte comme on dit.
SUZANNE. —Je ne sais pas, je suis très futée, moi... Vous comprenez, àlalongue, ça ne m'amusait plus du tout, de voir mon prince d'une demilieue, toujours sage comme une image... Entre nous, il était trop sage, beaucoup trop sage.
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32
THEATRE
THÉRÈSE, riant. — Tu aimes donc les amou- | reux méchants?
SUZANNE. — Je ne sais pas... Il me semble qu'un amoureux dont on n'a pas peur, n'est pas un amoureux sérieux. Quand j'apercevais mon prince tout là-bas, je ne sais où, dans le ciel, au milieu des cheminées, je croyais voir un de ces anges de mon livre de messe qui ont des nuages sous les pieds. C'est gentil, mais ça finit par être bien ennuyeux, allez !... Alors, le jour de ma fête, je me suis fait donner un plan de Paris par mon oncle.
THÉRÈSE. — Un plan de Paris ! SUZANNE. — Oui... Mon oncle a été un peu étonné... Quand j'ai eu le plan, oh ! j'ai fait des travaux, des travaux considérables ! J'ai tiré des lignes avec une règle, j'ai pris des distances avec un compas, j'ai additionné, j'ai multiplié. Et, lorsque je croyais avoir trouvé la terrasse du prince, je plantais une épingle dans le plan ; puis, le lendemain, je forçais mon oncle à prendre la rue où devait se trouver la maison.
THÉRÈSE, gaiement. — Ma chère, elle est. jolie, ton histoire. (Regardant la pendule et devenant très sombre.) Cinq heures déjà... Laurent va i rentrer.
SUZANNIC. — Qu'avez-voUs? Vous étiez si gaie tout à l'heure !
THÉRÈSE, reprenant. — Et c'est ton plan qui t'a donné l'adresse du prince bleu?
SUZANNE. — Ah ! bien oui, il ne m'a rien donné du tout, mon plan ! Si vous saviez où mon plan m'a menée !... Un jour, il m'a conduite devant une grande vilaine maison, où l'on fabrique du cirage; un autre jour, devant, un atelier de photographie; un autre jour, en face d'un séminaire ou d'une prison, je ne sais plus... Vous ne riez pas? C'est drôle pourtant... Est-ce que vous êtes malade?
THÉRÈSE. — Non... Mon mari va rentrer, je songeais... Quand tu seras mariée, tu le feras «ncadrer, ce bienheureux plan !
SUZANNE (1), se levant et venant, à droite, en passant derrière Thérèse. — Mais, puisque je vous dis qu'il ne m'a servi à rien t... Vous ne m'écoutez donc pas?... Une après-midi, j'étais allée au marché aux fleurs de Saint-Sulpice; je voulais des capucines pour notre terrasse... (Sur le devant de la scène.) Savez-vous qui je vois au milieu du marché?... le prince bleu, chargé de fleurs, avec des pots dans ses poches, des pots sous ses bras, des pots dans ses mains. Il a eu l'air très bête, avec ses pots, lorsqu'il m,'a aperçue... Puis, il m'a suivie; il ne savait comment se débarrasser de ses pots, il m'a dit. que tous ces pots-là étaient pour sa terrasse. Puis, il est devenu l'ami de mon oncle, il lui a demandé ma main, et je l'épouse, voilà... J'ai fait des cocottes avec le plan, et je ne regarde plus que la lune, le soir, avec la lunette... M'avez-vous écoutée, bonne amie?
THÉRÈSE. — Oui, et ton histoire est un beau conte... Tu es donc toujours dans le ciel, toujours dans les fleurs, toujours dans le rire. Ah ! chère fille, avec ton bel oiseau bleu, si tu savais... (Regardant la pendule.) Cinq heures, il est bien cinq heures, n'est-ce pas? Il faut que je mette la table.
SUZANNE. —Je vais vous aider... (Thérèse 5s;|H
lève. Suzanne l'aide à mettre la table; trois co <-r^H
verts.) (1) Je suis une sans-coeur d'être si g; it-:9j
chez A'ous, lorsque je sais que votre bonheur (si; '']M
attristé par la cruelle situation de cette pauv o: Jfl
madame RàqUin... Comment va-t-elle, aujonr. ' .i*fl
d'hui? .m
THÉRÈSE. — Elle est toujours muette, to-i.-<|H
jours immobile, mais elle ne paraît pas souffrir. 3|
SUZANNE. — Le médecin l'avait prévenue,,'^»
elle se fatiguait trop... La paralysie a été impU|S
toyable. C'est comme un coup de foudre qui TajJ8
changée en pierre, cette chère dame... QuaiHUïÉS
elle est là, raide dans son fauteuil, la tête droilol'^a
et blanche, les mains pâles sur les genoux, je crois j:|a
voir une de ces statues de terreur et de deuil, qui: ij
sont assises au pied des tombeaux, dans 1 es 'M
églises ; et j'ai le coeur tout épouvanté, je ne sais |ï
pourquoi... Elle ne peut lever les mains, n'est-ce |
pas? 1
THÉRÈSE. — Les mains sont mortes comme i j|
les jambes. J
SUZANNE. — Ah! Seigneur! c'est une pitié !... i m
Mon oncle croit qu'elle n'entend plus, qu'elle ne \.M
! comprend plus. Il dit que ce serait un grand ! 3
bienfait pour elle que de perdre l'intelligence. J J
THÉRÈSE, — Il se trompe, elle entend, elle j J
comprend tout. L'intelligencs est restée lucide, j'-S
les yeux vivent. J
SUZANNE. — Oui, il m'a semblé que ses yeux il
avaient grandi. Ils sont énormes, maintenant; ils ||
sont devenus noirs et terribles, dans ce visage <s
mort... Je ne suis pas peureuse, et, la nuit, j'ai ? |
des frissons, en pensant à cette pauvre clame. r,|
Vous savez, ces histoires de gens enterrés vi- M
vants? Je m'imagine qu'on Ta enterrée toute h;|
vive, et qu'elle est là, au fond d'une fosse, avec j |
un gros tas de terre sur la poitrine, qui l'empêche i.3
de crier... A quoi peut-elle songer tout le long de ;J
la journée? C'est affreux d'être comme cela, cl !"$
de penser toujours, toujours... Mais vous êtes si jg
bons pour elle ! ï$
THÉRÈSE. — Nous-ne faisons que notre de- j$
voir. ' Û
SUZANNE. — Et il n'y a que vous, n'est-ce 'fi
pas? qui compreniez le langage do ses yeux. \■*
Moi, je n'y entends rien ; monsieur Grivet, qui se i '
pique de saisir ses moindres souhaits, répond :."
tout de travers. C'est encore heureux, qu'elle
vous ait à côté d'elle; elle ne manque de rien... \:<
-Ah ! mon oncle le dit bien souvent : « Les Ra- ..-"
. quin, mais c'est la maison du bon Dieu I » La
joie reviendra, vous verrez. Le médecin a quelque .
espoir? [:,
'THÉRÈSE. — Bien peu. %
SUZANNE. —■ La dernière fois, j'étais là, et il a «
pourtant dit que la pauvre dame pouvait re- jcouvrer
jcouvrer voix et l'usage de ses membres. ;
THÉRÈSE. — Il n'y faut pas compter... Nous r
n'osons y compter. _ ■■
SUZANNE. — Si, si, espérez:.. (Elles ont achevé, ;■
de mettre la. table, et elles viennent sur le devant de !
la scène.) Et monsieur Laurent, on ne le voit \
plus ici? :
.THÉRÈSE (2). — Depuis qu'il a quitté son ad- \
ministration et qu'il s'est remis à la peinture, 1 \
i part le matin et ne rentre souvent quelesoir... i' j
-
<1) Suzanne, Thérèse.
(1) Thérèse, Suzanne.
(2) Suzanne, Thérèse;
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Marie Laurent dans Madame Baqtdn.
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THÉRÈSE RAQUIN
35
ivaille beaucoup, il veut envoyer un grand bleau au prochain Salon.
SUZANNE — Monsieur Laurent est devenu en comme il faut. Il ne rit plus si haut, il a l'air slingué .Vous ne vous fâcherez pas, au moins.'' Ii bien ! autrefois, je ne l'aurai pas voulu >ur mari, tandis que, maintenant, il me plaiit... Si vous me promettiez le secret, je vous rais quelque chose.
THÉRÈSE. — Je ne suis guère bavarde. SUZANNE. — Ça, c'est vrai, vous gardez tout i vous... Sachez .donc qu'hier, comme nous issions rue Mazarine, devant l'atelier de votre ari, mon oncle a eu l'idée de monter. Vous ivez que monsieur Laurent ne A'eut pas qu'on lie le déranger. Il ne nous a pourtant pas trop lal reçus... Mais vous ne vous imagineriez iniais à quoi il travaille.
THÉRÈSE. — Il travaille à un grand tableau.
SUZANNE. — Non, la toile du grand tableau 3l encore toute blanche. Nous l'avons trouvé ntouré de petites toiles sur lesquelles il a fait es ébauches, des esquisses de figures. Il y avait i des tètes d'enfants, des têtes de femmes, des êtes de vieillards... Mon oncle, qui s'y connaît, été frappé d'admiration; il prétend que votre lari est, tout d'un coup, devenu un grand cintre ; et il ne doit pas le flatter, car autrefois [ se montrait bien sévère pour sa peinture... loi, ce qui m'a surprise, c'est que toutes les êtes ont un air de ressemblance. Elles resîmblenl...
THÉRÈSE. —• A qui ressemblenI.-elles?
SUZANNE, hésitant. — J'ai peur de vous faire e la peine... Elles ressemblent à ce pauvre moneur Camille.
THÉRÈSE, tressaillant.—Ah! non... Vous vous tes imaginé cela.
SUZANNE. — Je vous assure... Les têtes d'enants, les tôles de femmes, les têtes de vieillards, outes ont quelque chose qui rappelle la peronne que je viens de nommer. Mon oncle les îoudrait plus colorées. Elles sont un peu blaÎirdes,
blaÎirdes, elles ont un rire, à un coin de la ouche... (On entend Laurent à la porte.) Voici olre mari, ne dites rien. Je crois qu'il veut vous lire une surprise, avec foutes ces têtes.
SCENE II
LAURENT, SUZANNE, THÉRÈSE
LAURENT. — Bonsoir, Suzanne... Vous avez nen travaillé toutes les deux? 'THÉRÈSE. — Oui.
I LAURENT. — Je suis harassé. (Il s'assoit mracment sur une chaise, à gauche. ) SUZANNE. — Ça doit vous fatiguer de peindre ou t debout? LAURENT. — Je n'ai pas travaillé aujourd'hui, e suis aile jusqu'à Saint-Cloud à pied et je suis ovenu de même. Ça me fait du bien... Est-ce pie le dîner est prêt, Thérèse? THÉRÈSE. — Oui. SUZANNE. — Je vais m'en aller.
'hmrW 8n f_+Tvn«0ncl,e a Pr0mis de venil> te pas! l'attendre... Tu ne nous gênes
SUZANNE. — Eh bien ! je descends à la boutique
boutique je veux vous voler des aiguilles à tapisserie, dont j'ai besoin... (Au moment où elle va descendre, la sonnette tinte.) Tiens ! une cliente I Ah bien ! elle va être servie, celle-là 1 (Elle descend. )
SCÈNE III
LAURENT, THÉRÈSE
LAURENT, montrant le matelas laissé au pied du lit. — Pourquoi n'as-tu pas caché ce matelas dans le petit cabinet? Les imbéciles n'ont pas besoin de savoir que nous faisons deux lits. (Il se lève.)
THÉRÈSE. — Tu n'avais qu'à le cacher ce matin. Je fais ce qui me plaît.
LAURENT, d'une voix rude. — Femme, ne commençons pas à nous quereller. La nuit n'est pas encore venue.
THÉRÈSE. — Eh 1 si tu te distrais dehors, si tu te lasses à marcher des journées entières, tant mieux ! Je suis paisible, vois-tu, lorsque tu n'es pas là. Dès que tu arrives, l'enfer se rouvre... Laisse-moi, au moins, sommeiller le jour, puisque la nuit ne nous appartient plus.
LAURENT, d'une voix plus douce. — Tu as la voix plus rude que moi, Thérèse.
THÉRÈSE, après un silence. — Est-ce que tu vas amener ma tante pour le dîner?... Tu ferais bien d'attendre que les Michaud fussent partis; je tremble toujours, quand elle est là, devant eux... Depuis quelque" temps surtout, je lis clans ses yeux une pensée implacable. Tu verras qu'elle trouvera quelque moyen de bavarder.
LAURENT. — Bah 1 Michaud voudrait voir sa vieille amie. Je suis moins tranquille encore lorsqu'il va dans sa chambre... Que veux-tu qu'elle lui conte? Elle ne peut lever le petit doigt. (Il sort par la porte du fond.)
SCÈNE IV .
THÉRÈSE, MICHAUD, SUZANNE, i>uis LAURENT ET MADAME RAQUIN, dans son. fauteuil, rigide cl muette, les cheveux blanchis, toute vêtue de noir. ■
MICHAUD. — Eh ! eh ! le couvert est mis.
THÉRÈSE. — Mais oui, monsieur Michaud. (Elle prend dans le buffet un torchon, un saladier et une romaine; elle s'asseoit à gauche, étale la torchon sur ses genoux, et épluche la romaine, pendant la fin de cette scène cl le commencement de la suivante.)
MICHAUD. — Vous êtes toujours bons là.hein ! vous autres? Ces amoureux ont un appétit d'enfer... Mets ton chapeau, Suzanne... (Regar' dont autour de lui.) Et cette bonne madame Raquin, comment va-t-elle? (Laurent entre, poussant madame Raquin dans son fauteuil; il la roule jusqu'à la table, devant un couvert, à droite.) Ah ! la voici, la chère dame !
SUZANNE (1), embrassant l'impotente. — Nous vous aimons tous bien, il faut prendre courage.
(t) Thérèse, Laurent, Michaud, Suzanne, madame Raquin.
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THÉÂTRE
MICHAUD. — Ses yeux brillent, elle est contente de nous voir... (A madame Raquin.) Nous < sommes de vieilles connaissances tous les deux, n'est-ce pas? Vous vous souvenez, quand j'étais commissaire de police... C'est à l'époque du crime de la Gorge-aux-Loups, je crois, que nous nous sommes connus. Vous devez vous rappeler, cette femme et cet homme qui avaient assassiné un roulier, et que je suis allé arrêter moi-même dans leur taudis... On les a, pardieu ! guillotinés à Rouen.
SCÈNE V
THÉRÈSE, LAURENT, MICHAUD, SUZANNE, MADAME RAQ.UIN4GRIVET
GRIVET, qui a entendu les derniers mots de Michaud. — Ah ! ah ! c'est l'histoire du roulier, je la connais. Vous me l'avez racontée, et elle m'a beaucoup intéressé... Monsieur Michaud a un flair pour découvrir les coquins !... Bien le bonsoir, mesdames et la compagnie.
MICHAUD. — Comment ! vous, à cette heure, monsieur Grivet?
GRIVET. — Oui, je passais, et je me permets une petite débauche; je viens faire un bout de causette avec cette chère madame Raquin... Vous alliez vous mettre à table, je ne vous dérange pas?
LAURENT. — Nullement. GRIVET. — C'est que nous nous entendons si bien tous les deux !... Un seul regard, et je comprends.
MICHAUD. — Alors, vous devriez bien me dire ce qu'elle veut, à me regarder toujours fixement. GRIVET. — Attendez, je lis dans ses yeux comme dans un livre... (Il s'assied devant madame Raquin, lui touche le bras cl attend qu'elle ait lentement tourné la (éVe.)Là! causons ainsi que deux bons amis... Vous avez quelque chose à demander à monsieur Michaud? Non, n'est-ce pas? Rien du tout, c'est ce que je pensais... (A Michaud.) Vous vous donnez une importance ! Elle n'a pas besoin de vous, vous l'entendez; c'est à moi qu'elle s'adresse... (Se retournant vers madame Raquin.) Hein ! que dites-vous? Bien, bien, je comprends : vous avez faim.
SUZANNE, penchée sur le dossier du fauteuil. — Vous voulez que nousnousretirions, chère dame? GRIVET. — Pardieu ! oui, elle a faim... Et elle m'invite àfaire une partie ce soir... Mille pardons, madame Raquin, mais je ne puis accepter, vous savez mes petites habitudes. Ce sera pour jeudi, je vous le promets.
MICHAUD. — Eh ! elle ne vous a rien dit, monsieur Grivet; où prenez-vous qu'elle vous a dit quelque chose?... Laissez-moi la questionner à mon tour.
LAURENT, à Thérèse qui se lève. — Surveille ta tante. Tu avais raison, elle a dans les yeux une lueur terrible. (Il prend le saladier dans lequel Thérèse a épluché la salade, et va le poser sur le buffet, ainsi que le torchon.)
MICHAUD. — Voyons, ma vieille amie, vous savez que je suis tout à votre disposition. Qu'avez-vous à me regarder de la sorte? Si vous pouviez trouver un moyen d'exprimer ce que vous souhaitez...
SUZANNE. — Vous entendez ce que dit mon oncle, vos désirs seraient sacrés pour nous.
GRIVET. — Eh ! je l'ai expliqué, ce qu'ellt veut. C'est Clair.
MICHAUD, insistant.— Ainsi, vous ne pouvez vous faire entendre?... (A Laurent qui s'est approché de la table.) Voyez donc, Laurent, de quelle étrange façon elle continue à me regarder. LAURENT. — Non, je ne vois rien d'extraordinaire dans ses yeux.
SUZANNE. — Et vous, Thérèse, qui saisisse? j' ses moindres volontés? i
MICHAUD. — Oui, aidez-la, je vous en prie. ; Interrogez-la pour nous. :.
THÉRÈSE. — Vous vous trompez. Elle ne ' désire rien, elle est comme à l'ordinaire... (Elle s'approche, s'appuie à la table, en face de madame Raquin, et ne peut supporter l'éclat de ses yeux.) N'est-ce pas? vous ne désirez rien... Non, rien, je vous assure. (Elle recule, elle revient à gauche. )
MICHAUD. — Allons, peut-être monsieur Grivet a-t-il raison.
GRIVET. — Pardieu ! je vous laisse aller, moi ; [ mais je sais ce qu'elle dit : elle a faim et elle m'invite à faire une partie.
LAURENT. — Pourquoi n'aceeptez-vous pas?... Monsieur Michaud, vous ne seriez pas de trop. MICHAUD. — Merci, je suis occupé ce soir. THÉRÈSE, bas à Laurent. — Par grâce, ne le retiens pas une minute de plus.
MICHAUD. — Au revoir, mes amis. (Il va pour sortir.)
GRIVET. — Au revoir, au revoir. (Il se lève ci suit Michaud.)
SUZANNE, qui est restée près de madame Raquin. — Ah ! voyez donc !
MICHAUD, de la rampe de l'escalier. — Quoi? SUZANNE. —-Voyez donc, elle remue les doigts. (Michaud et Grivet poussent un cri d'élonnemenl et viennent entourer le fauteuil de la paralytique.) THÉRÈSE (1 ), bas à Laurent. — Malheur à nous ! Elle a fait un effort surhumain... C'est le châtiment. (Ils restent à gauche, côte à côte, terrifiés.)
MICHAUD, « madame Raquin. — Mais vous redevenez jeune fille. Voilà vos doigts qui dansent la gavotte maintenant... (Un silence pendant lequel madame Raquin continue son jeu de scène. en fixant sur Thérèse et Laurent des yeux terribles.) Eh ! regardez, elle a réussi à soulever sa main et à la poser sur la table.
GRIVET. — Oh ! oh ! nous sommes donc une i coureuse, nous avons des mains qui se prb, mènent partout.
THÉRÈSE, bas. — Elle ressuscite, grand Dieu : La vie remonte dans cette statue de pierre. t LAURENT, de même. — Sois forte... Les mains
l ne parlent pas.
SUZANNE. — On dirait qu'elle trace des signes i du bout du doigt.
3 GRIVET. — Oui, qiie fait-elle là, sur la toile
l cirée? e MICHAUD. — Elle écrit, vous le voyez bienElle
bienElle de faire un T majuscule. s THÉRÈSE, bas. — Les mains parlent, Lauren ! I'
GRIVET. — Elle écrit, c'est pardieu vrai.-. s
e (1) Thérèse, Laurent, Michaud, madame RaquirSuzanne,
RaquirSuzanne,
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THÉRÈSE RAQUIN
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< l madame Raquin.) Allez tout doucement, je tâcherai délire... (Après un silence.) Non, recommencez, je n'ai pas suivi... (Après un nouveau silence) C'est étonnant, je lis : « Théière ... Elle veut sans doute du thé. '
Suz VNNE. — Mais non, monsieur Grivet, elle a écrit le nom de ma bonne amie Thérèse.
MICHAUD. —Vraiment, monsieur Grivet, vous ne savez dons pas lire... (Lisant.) « Thérèse et... » Continuez, madame Raquin.
LAURENT, bas. — Main vengeresse, main déjà inorle qui sort du cercueil, et dont chaque doigt devient une bouche... Elle n'achèvera pas. je la clouerai là, avant qu'elle achève ! (Il fait le geste de prendre un couteau dans sa poche.)
THÉRÈSE, le retenant, bas. — Par pitié, attends, lu nous perds !
MICHAUD. — C'est parfait, je comprends. « Thérèse et Laurent... » Elle écrit vos noms, mes amis.
GRIVET. — Vos deux noms, parole d honneur! C'est surprenant.
MICHAUD, lisant.—« Thérèse et Laurent ont... » Qu'ont-ils donc ces chers enfants?
GRIVET. — Eh bien ! elle s'arrête... Allez donc, allez donc 1
MICHAUD. — Finissez la phrase, encore un petit effort... (Madame Raquin regarde longuement Thérèse et Laurent; puis elle tourne la tête avec lenteur.) Vous nous regardez tous. Oui, nous voulons connaître la fin de la phrase... Elle reste un instant immobile, jouissant de l'effroi des deux meurtriers; puis elle laisse glisser sa main.) Ah ! vous avez laissé retomber votre main !
SUZANNE, touchant la main. — Elle est de nouveau collée au genou comme une main de pierre. (Tous trois forment un groupe derrière le fauteuil et causent vivement.)
THÉRÈSE, bas. — J'ai cru voir le châtiment... La main se tait, nous sommes sauvés, n'est-ce pas?
LAURENT, de même.—Prends garde, ne tombe pas, appuie-toi à mon épaule... J'étouffais.
GnrvET, continuant la conversation à voix haute. — C'est fâcheux qu'elle n'ait pas fini la phrase.
MICHAUD. — Oui... Je lisais couramment. Que pouvait-elle vouloir dire?
SUZANNE. — Qu'elle est heureuse des soins que Thérèse et son mari lui prodiguent.
MICHAUD. — Cette petite a plus d'esprit que nous. « Thérèse et Laurent ont un coeur excellent... Thérèse et Laurent ont toutes mes bénédictions. » C'est pardieu là la phrase entière ! i\ est-ce pas? madame Raquin, vous leur rendez justice, à vos enfants... (A Thérèse et Laurent.) Vous êtes deux braves coeurs, vous méritez une fière récompense dans ce monde ou dans l'autre.
LAURENT Vous feriez comme nous.
GRIVET. — l]s sont tout récompensés. Savezvous nu on les appelle les tourtereaux dans le quartier?
MICHAUD. — Eh ! c'est nous qui les avons mariés... Venez-vous, monsieur Grivet? Il faut les laisser dîner, à la fin... (Revenant près de madame Raquin.) Prenez patience, chère dame ; eues ressusciteront, ces menottes, et les jambes
aussi, C'est un bon signe d'avoir pu remuer les doigts ; la guérison est proche... Au revoir !
SUZANNE, à Thérèse. — A demain, bonne amie.
GRIVET, à madame Raquin. — Là ! je le disais bien que nous nous entendions à merveille... Ayez bon courage, nous reprendrons nos parties du jeudi, et nous battrons monsieur Michaud, à nous deux, oui, nous le battrons... (En s'en allant, à Thérèse et à Laurent. ) Au revoir, tourtereaux... Vous êtes deux tourtereaux. (Pendant que Michaud, Suzanne et Grivet s'en vont par l'escalier tournant, Thérèse sort un instant par le fond et rentre avec une soupière.)
SCENE VI
THÉRÈSE, LAURENT, MADAME RAQUIN
Pendant celte scène, le visage de madame Raquin reflète les sentiments qui l'agitent : la colère, l'horreur, la joie cruelle, la vengeance implacable. Elle suit de ses yeux ardents les meurtriers, elle est de tous leurs emportements et de tous leurs sanglots.
LAURENT. — Elle nous aurait livrés. THÉRÈSE. — Tais-toi, laisse-la tranquill (Elle sert de la soupe dans l'assiette dt Laurent cl dans la sienne.)
LAURENT, s'asseyant à la table, au fond. — Est-ce qu'elle nous épargnerait, si elle pouvait parler?... Michaud et Grivet souriaient d'un air singulier, en parlant de notre bonheur. Tu verras qu'ils finiront par savoir... Grivet avait son chapeau sur l'oreille, n'est-ce pas?
THÉRÈSE, allant poser la soupière devant la cheminée, — Oui, je crois.
LAURENT. — Il a boutonné sa redingote, et il a mis ime main dans sa poche, en s'en allant. A l'administration, il boutonnait ainsi sa redingote, lorsqu'il voulait se donner de l'importance... Et de quel air il a dit : « Au revoir, tourtereaux... » Il est terrible et sinistre, cet imbécile.
THÉRÈSE, revenant. — Tais-toi, ne le grandis pas, ne le mets pas dans nos cauchemars.
LAURENT. — Quand il tourne la bouche, tu sais, de son air stupide, ça doit être pour se moquer dé nous... Je me défie de ces gens qui font les bêtes... Je t'assure qu'ils savent tout.
THÉRÈSE. — Ils sont bien trop innocents... Ce serait une fin, s'ils nous livraient; mais ils ne verront rien, ils continueront à traverser notre vie atroce de leur pas tranquille de bourgeois satisfaits... (Elle s'asseoit à la table, à gauche.) Causons d'autre chose. Quelle rage as-tu de revenir toujours sur ce sujet, quand elle est avec nous?
LAURENT. — Je n'ai pas de cuiller... (Thérèse
va chercher une cuiller dans le buffet, la lui donne
et se rassoit.) Tu ne la fais pas manger, elle?
THÉRÈSE. — Si, quand j'aurai fini ma soupe.
LAURENT, goûtant la soupe. — Elle ne vaut
rien, ta soupe, elle est trop salée... (Il repousse
son couvert.) C'est une de tes méchancetés, tu
sais que je n'aime pas le sel. '
THÉRÈSE. — Laurent, je t'en prie, ne me
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THÉÂTRE
cherche pas querelle... Je suis très lasse, voistu. Tout à l'heure, l'émotion m'a brisée.
LAURENT. •— Oui, fais-toi languissante... Tu me tortures à coups d'épingle.
THÉRÈSE. — Tu veux que nous nous querellions, n'est-ce pas? ■ - "
LAURENT. ■— Je veux que tu ne me parles pas sur ce ton.
THÉRÈSE. — Ah ! vraiment... (D'une voix rude, repoussant « son tour son couvert.) Eh bien ! à ton aise, nous ne mangerons pas encore ce soir, nous nous déchirerons, et ma tante nous entendra. C'est une fête que nous lui donnons tous les jours, maintenant.
LAURENT. -— Est-ce que tu ne calcules pas tes coups?... Tu m'épies, tu tâches de me toucher au vif de mes plaies, et tu es heureuse quand la douleur me rend fou.
THÉRÈSE. — Ce n'est pas moi qui ai trouvé la soupe trop salée, peut-être. Le plus ridicule prétexte le suffit, la moindre impatience en toi est grosse de rage... Dis la vérité, tu es heureux de te disputer toute la soirée, d'hébéter tes nerfs pour pouvoir dormir un peu la nuit. LAURENT. — Tu ne dors pas plus que moi. THÉRÈSE. •— Oh ! tu m'as fait une existence affreuse. Dès que le jour baisse, nous'^frissonnons. Celui que tu sais est là, entré nous... Quelles agonies dans cette chambre ! j» ; ; LAURENT. ■—C'est ta faute. •&'•■ THÉRÈSE. — Ma faute !... Est-ce ma faute si, au lieu de la grasse vie que tu rêvais, lu ne t'es préparé qu'une vie intolérable, pleine de frissons et de dégoûts?|g3p'? '
LAURENT. — Oui, c'est ta faute. THÉRÈSE. ■— Laisse donc ! Je ne suis'pas une imbécile ! Crois-tu que je ne te connaisse pas? Tu as toujours spéculé. Quand tu m'as prise pour maîtresse, c'était que je ne te coûtais rien... Tu n'oses me démentir... Oh \j vois-tu, je te hais !
LAURENT. — Est-ce moi ou toi, en ce moment, qui cherche une querelle?
THÉRÈSE. •— Je te hais !.., Tu as tué Camille ! LAURENT, se levant et se rasseyant. — Tais-toi toi !... (Montrant madame Raquin.) Tout à l'heure, lu me disais de me taire devant elle. Ne me force pas à te rappeler les faits, à raconter une fois de plus toute la vérité en sa présence.
THÉRÈSE. — Eh ! qu'elle entende, qu'elle soulTre ! Est-ce que je ne souffre pas, moi?... La vérité est que tu as tué Camille.
LAURENT. — Tu mens, avoue que tu mens... Si je l'ai jeté à la rivière, c'est que tu m'as poussé à ce meurtre. THÉRÈSE. — Moi, moi !
LAURENT. -— Oui, toi; ne fais pas l'ignorante, ne me force pas à te faire confesser les choses de force-.. J'ai besoin que tu avoues ton crime, que tu acceptes ta part de complicité. Cela me tranquillise et me soulage.
THÉRÈSE. — Mais ce n'est pas moi qui ai tué Camille.
: LAURENT. — Si, mille fois si !...' Tu étais au bord de l'eau, et je t'ai dit tout, bas : « Je vais le jeter à la rivière. » Alors, tu as consenti, tu es entrée dans la barque... Tu vois bien que tu l'as tué avec moi. THÉRÈSE. — Ce n'est pas vrai... J'étais folle,
je ne sais plus ce que j'ai fait, je n'ai jamais voulu : I le tuer. I
LAURENT. — Et, au milieu de la Seine, quand | j'ai fait chavirer la barque, est-ce que je ne t'; i *1 pas avertie?... Tu t'es cramponnée à mon cor, 3 tu l'as laissé se noyer comme un chien. ï
THÉRÈSE. — Ce n'est pas vrai, c'est toi qm l'as tué !
LAURENT. — Et, dans le fiacre, quand nous j ..-: sommes revenus, est-ce^ que tu n'as pas mis 1Ï \ il main dans la mienne? Ta main me brûlait jus- • ;- qu'au coeur. \.\
THÉRÈSE. — C'est toi qui l'as tué ! «
LAURENT. — Elle ne se souvient plus, elle \, fait exprès de ne plus se souvenir... Tu m'a? .' grisé de tes caresses, ici, dans cette chambre. - i Tu m'as poussé contre ton mari, tu voulais qu'on t'en débarrassât. Il te déplaisait, il grelottait 11 fièvre, disais-tu....11 y a trois ans, est-ce que je pensais à tout cela, moi? Est-ce que j'étais un : coquin? Je vivais en honnête homme, je ne faisais de mal à personne... Je n'aurais pas écrasé : une mouche.
THÉRÈSE. — C'est toi qui l'as tué ! LAURENT. — Deux fois tu as fait de moi une brute cruelle... J'étais prudent, j'étais paisible. ] Et vois, maintenant, je tremble devant un trou ; d'ombre comme un enfant poltron. J'ai les nerfs aussi détraqués que les tiens, moi que le sang étouffait... Tu m'as mené à l'adultère, au meurtre, sans que je m'en aperçusse; et, aujourd'hui encore, quand je me retourne, je reste stupide devant ce que j'ai fait; je vois, avec un frisson, passer dans un rêve les gendarmes, la cour d'assises, la guillotine... (Il se lève.) Va, tu ' as beau te défendre, la nuit, tes dents claquent de terreur. Tu sais bien que, si le spectre venait, il t'étranglerait la première.
THÉRÈSE, se levant. — Ne dis pas cela..- C'est toi qui Tas tué! (Tous deux quittent lu ; table.)
LAURENT (1). — Ecoute, il y a de la lâcheté à refuser ta part du crime. Tu veux rendre ma charge plus lourde, n'est-ce pas? Puisque tu me pousses à bout, je préfère en finir... Je suis tout à fait calme, tu vois.,. (Il prend son chapeau.) Je vais aller tout conter chez le commissaire du quartier.
THÉRÈSE, raillant. — C'est une bonne idée. LAURENT. — Nous serons arrêtés tous les deux, nous verrons ce que les juges penseront de ton innocence.
THÉRÈSE, avec éclat. — Crois-tu me faire peur? je suis plus lasse que toi... C'est moi qui vais aller chez le magistrat, si tu n'y vas pas.
LAURENT. — Je n'ai pas besoin que tu m'ac compagnes, je saurai tout dire;
THÉRÈSE. — Non, non... A chaque querelle, lorsque tu ne trouves plus de bonnes raisons, tu as cette menace à la bouche. Aujourd'hui, je veux que ce soit sérieux... Ah ! bien, je n'ai pas ta lâcheté, je suis prête à te suivre sur Téchafaud... Allons, marche, je t'accompagne. (Elle ce avec lui jusqu'au petit escalier.)
LAURENT, balbutiant. — Comme tu voudras, allons ensemble chez le commissaire. (Il descend, Thérèse reste appuyée à la rampe, immobile, écoulant; elle est prise peu à peu d'un frisson
(1) Thérèse, madame Raquin, Laurent.
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THÉRÈSE RAQUIN
39
"épouvante. — Madame Raquin a tourné la tête, a face éclairée d'un sourire farouche.)
THÉRÈSE. — H est descendu, il est en bas... 5st-ce qu'il aurait le courage de nous livrer... Je e veux pas, je vais courir derrière lui, le prendre ar le bras, le ramener ici... Et s'il crie dans la ne s'il dit tout aux passants... J'ai eu tort, mon )ieu ' de le pousser à bout. J'aurais dû être plus aisonnable... (Ecoutant.) Il s'est arrêté dans la loutique.la sonnette se tait. Que peut-il faire?... 1 remonte, ah ! je l'entends, qui remonte. Je avais bien qu'il était trop lâche... (^lcec éclat.) je lâche ! le lâche I . , ■ ,
LAURENT, venant s'asseoir, a droite, devant la able à ouvrage, brisé, le front dans les mains. — e ne puis pas... je ne puis pas...
THÉRÈSE, s'approchant, d'une voix railleuse. i- Eh"! te voilà déjà de retour? Que t'a-t-on lit?. . Tiens, tu n'as pas de sang dans les veines, ai me fais pitié. (Elle passe entre la cheminée et «Laurent, et vient se placer en face de lui, les WSoings appuyés à la table à ouvrage.) H LAURENT (1), à voix plus basse. — Je ne puis Bas...
H THÉRÈSE. — Tu devrais m'aider à porter V affreux souvenir, et tu es plus faible que ftioi... Comment veux-tu que nous puissions Bublier?
B LAURENT. —■ Tu acceptes donc maintenant ma part du crime?
H THÉRÈSE. — Eh ! oui, je suis coupable, si^tu Heux, je suis plus coupable que toi. J'aurais dû Braver mon mari de tes mains... Camillelétait
ËEon.
m LAURENT. —■ Ne recommençons pas, je t'en I Hupplie... Quand le délire me prend, tu jouis de Hon oeuvre. Ne me regarde pas, ne souris pas. De t'échapperai lorsque je voudrai... (Il sort ■une petite bouteille de sa'pochc.) J'ai là le pardon, ■le sommeil paisible, Deux gouttes d'acide prusBiquc suffisent pour me guérir. B THÉRÈSE. — Du poison !... Ah ! bien, tu es ■irop lâche, je te défie de boire... Bois donc, «Laurent, bois donc un peu, pour voir... B LAURENT. — Tais-toi I Ne me pousse pas Sapa van tage.
pf THÉRÈSE. — Je suis tranquille, tu ne boiras Hjbas-" Camille était bon, entends-tu, et je voudrais que tu fusses à sa place dans la terre. (Elle WËpasse à gauche.) M LAURENT (2). — Tais-toi I H THÉRÈSE. — Tiens, tu ne connais pas le Mfcoeur des femmes. Comment veux-tu que je ne »c haïsse pas, maintenant que te voilà couvert Bju sang de Camille?
Bj LAURENT, allant et venant, comme pris d'halmMucination. — Te tairas-tu!... J'entends des gEoups de marteau dans ma tête. Elle me brisera «e crâne... Quelle est encore cette infernale invenMP°n> a avoir des remords, maintenant, et de g|b eurer 1 autre tout haut ! Je vis éternellement
Kit niiau ne^a-?e1tte heure" D faisait ceci- « *ai»ait cela, il était bon, il était généreux. Ah 1 miMsere, je deviens fou... L'autre habite avec nous.
Kni f»°c fi ma chalse" se met a table Près de KM. H n«ubles. Il a mangé dans mon
Bjassietle, u y mange encore Je «
suis lui, je suis Camille... J'ai sa femme, j'ai son couvert, j'ai ses draps, je suis Camille, Camille, Camille...
THÉRÈSE. — Tu joues bien le jeu-cruel de le peindre dans tous tes tableaux,
LAURENT. — Ah ! tu sais cela, toi... (Baissant la voix.) Parle bas, c'est une terrible chose, mes mains ne sont plus à moi. Je ne puis plus peindre, toujours l'autre renaît sous mes mains.... Non, ces mains-là, ces deux mains-là, ne sont plus à moi. Elles finiront par me livrer, si je ne les coupe. Elles sont à lui, il mêles a prises. THÉRÈSE. — C'est le châtiment. LAURENT. ■— Dis-moi, est-ce que je n'ai pas la bouche de Camille?... Tiens, as-tu entendu? je viens de dire cette phrase comme Camille l'aurait prononcée. Ecoute : « J'ai sa bouche, j'ai sa bouche... » Hein ! c'est bien cela. Je parle comme lui, je ris comme lui. Etilestlà, toujours là, dans ma tête, qui tape de ses poings fermés... ^THÉRÈSE. — C'est le châtiment. '1 LAURENT, avec éclat. — Va-t'en, femme, tu me rends fou... Va-t'en, ou je te... (Il la jette à' genoux devant la table et lève le poing. )
THÉRÈSE, agenouillée. — Tue-moi comme l'autre, va jusqu'au bout... Camille n'a jamais levé la main sur moi, Toi, tu^es un monstre... Mais".tue-moi donc comme l'autre !... (Laurent, affolé, recule et remonte au fond; il s'assoit près de l'alcôve, la tête entre les mains. Pendant ce temps,'madame Raquin parvient à faire glisser de la table un couteau, qui va tomber devant Thérèse. Au bruit, celle-ci, occupic à suivre Laurent des yeux,tourne lentement la tête; elle regardetoùr à tour le couteau et madame Raquin.) C'est vous qui l'avez fait tomber. Vos yeux s'allument comme deux trous de l'enfer... Je sais bien ce que vous voulez dire... Vous avez raison, cet homme me rond l'existence intolérable. S'il n'était pas toujours là à me rappeler ce que je veux oublier, je serais paisible, je m'arrangerais une vie douce... (A madame Raquin, en ramassant le couteau.) Vous regardez le couteau,n'estce pas? oui, je tiens le couteau et je ne veux pas que cet homme me torture davantage... Il a bien tué Camille qui le gênait...yi me gêne, moi I (Elle se lève, gardfint le couteau au poing.)
LAURENT (1), qui redescend du fond en cachant dans sa main la petite bouteille de poison. — Faisons la paix, finissons de manger, veux-tu?
THÉRÈSE. — Comme tu voudras... (A part.) Jamais je n'aurai la patience d'attendre la nuit. Ce couteau me brûle la main.1
LAURENT. — A quoi songes-tu? Mets-toi à table... Attends, je vais te servir à boire. (Il verse de l'eau dans un verre.)
THÉRÈSE, à part. — J'aime mieux en finir, tout de suite. (Elle s'approche, le couteau levé, Mais elle voit Laurent verser le poison dans le verre, et elle lui prend lejbras.) Que verses-tu
donc là, Laurent?^,^^ Z '.!3 LAURENT, voyant à son tour le couteau.
Pourquoi levais-tu le bras?... (Un silence.)
Lâche le couteau.
THÉRÈSE. — Lâche d'abord le poison. (Ils se
regardent d'un air terrible; puis ils laissent
tomber le couteau et la bouteille.)
LAURENT, s'affaissant sur une chaise. — Au
■ !i! S™ Raciuln. Laurent, Thérèse. (2) Thérèse, madame Raquin, Laurent.
(i) Thérèse, Laurent, madame. Raq;uin.
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m
THÉÂTRE
même moment, chez tous les deux, la même pensée, l'horrible pensée...
THÉRÈSE, même jeu. — Souviens-toi, Laurent, de quels ardents baisers nous sommes partis. Et nous voilà face à face, avec du poison, avec un couteau !... (Elle jette les yeux sur madame Raquin, et se lève en poussant un cri.) Vois donc, Laurent.
LAURENT, se levant, se tournant vers madame Raquin avec épouvante. — Elle était là, à nous regarder mourir.
THÉRÈSE. — Mais ne la vois-tu pas remuer les lèvres 1 Elle sourit... Ah ! quel terrible sourire !
LAURENT. — Et voilà qu'un frisson l'anime, maintenant.
THÉRÈSE. — Elle va parler, je t'assure qu'elle va parler.
LAURENT. — Je saurai l'en empêcher. (Il va s'élancer sur madame Raquin, lorsque celle-ci se met lentement debout. Il recule, il passe à droite, en tournant sur lui-même.)
MADAME RAQUIN (1), debout, d'une voix basse et profonde. — Assassin de l'enfant, ose donc frapper la mère !
THÉRÈSE. — Oh ! grâce ! ne nous livrez pas à la justice !
MADAME RAQUIN Vous livrer ! non, non...
J'ai eu l'idée de le faire, tout à l'heure, lorsque mes forces me sont revenues. Je commençais à
(i) Thérèse, madame Raquin, Laurent.
écrire, sur cette table, votre acte d'accusation ; mais je me suis arrêtée, j'ai pensé que la justice humaine serait trop prompte. Et je veux assiste!' à votre lente expiation, ici, dans cette chambre, où vous m'avez pris tout mon bonheur.
THÉRÈSE, sanglotant, se jetant aux pieds de madame Raquin.—Pardonnez-moi... Les larmes m'étouffent... Je suis une misérable... Si vous ; vouliez lever votre talon, je vous livrerais nui tête, là, sur le carreau, pour que vous l'écrasiez... Pitié, ayez pitié !
MADAME RAQUIN, s'appuyant à la table, haussant peu à peu la voix. — De la pitié I en avezvous eu pour ce pauvre enfant que j'adorais?... Ne m'en demandez pas pour vous; je n'ai plus de pitié, car vous m'avez arraché le coeur... (Laurent tombe à genoux, à droite.) Non, je ne vous sauverai pas de vous-mêmes. Je laisserai les remords vous heurter l'un contre l'autre comme des.bêtes affolées... Non, je ne vous livrerai pas à la justice. Vous êtes à moi, à moi seule, et je vous garde.
THÉRÈSE. — L'impunité est trop lourde... Nous nous jugeons et nous nous condamnons. (Elle ramasse le flacon d'acide prussique- boit avidement et tombe foudroyée, aux pieds mêmes de madame Raquin. Laurent, qui lui a arraché le. flacon, boit à son tour, et va tomber à droite, derrière la table à ouvrage et les chaises.)
MADAME RAQUIN, se rasseyant lentement. — Ils sont morts bien vite 1
FIN DE THÉRÈSE RAQUIN
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LES HÉRITIERS RAROURDIN
COMÉDIE EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre Cluny, le 3 novembre 1874.
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PRÉFACE
J'ai lu soigneusement tout ce que la critique a écrit sur les Héritiers Rabourdin. J'avais e désir de mfrnslruire. J'étais prêt à me corriger des erreurs qu'on allait me signaler. Je lésirais une leçon profitable, des conseils dictés par l'expérience, une étude de mon cas îramatique, complète, raisonnée, magistrale. Et voilà que j'ai reçu la plus abominable ( raclée » qu'on puisse rêver. Pas de raisons, des coups de bâton. L'un m'a mordu, l'autre n'a jeté sa plume entre les jambes pour me faire tomber, tandis qu'un troisième me fendait le crâne à coups de poing, par derrière. Les critiques du bon sens criaient : « Tue ! » et les critiques romantiques répondaient : « YASSomme ! » Ah ! tu veux savoir ce que nous pensons ie toi, tu souhaites qu'on te juge, tu attends de nous une opinion motivée ! Eh bien ! voici an croc-en-jambes, et voici, une pluie dé taloches, et voici encore quelques coups de pied lans les reins. C'est parfait, je suis à cette heure suffisamment éclairé.
J'avoue que, d'abord, cet accueil m'a émotionné.Cen'était plus deladiscussion, c'était du massacre. Un débutant, tout neuf de sa province, qui débarquerait au théâtre avec quelque monstre dramatique, ne serait certainement pas accueilli par de telles huées. On lui accorderait au moins un coin de talent quelconque, on lui laisserait une espérance. Moi, j'étais appréhendé au collet,jugé,fusillé; je n'avais plus qu'à me coucher sur les morceaux de ma pièce et à faire le mort. Cette grande critique théâtrale, que l'étranger nous envie, comme chacun le sait, cette école qui maintient si haut le goût public, et qui, par son rôle de bonne conseillère, a déjà doté la France de plusieurs dramaturges de génie, cette institution littéraire, en un mol, me chassait de la scène d'un seul, coup de sa férule impeccable. Pendant vingt-quatre heures, j'en suis resté meurtri, la tête basse, très honteux de moi, me lemanclant si j'oserais jamais reparaître en public.
Cependant, malgré mon respect religieux pour la critique, des besoins de comprendre ie sont bientôt éveillés en moi. J'étais écrasé, pulvérisé, fini, anéanti,.cela était certain; je ■ a avais ni style, ni idées, ni talent d'aucune sorte, je le comprenais le premier; mais enfin aurais voulu quelque chose de moins sommaire, un mot d'explication, une parole pour j avenir. La critique a-t-elle entendu me fermer le théâtre à jamais? J'en ai peur. J'ai relu les articles, j'ai réfléchi, et je confesse qu'il me faudra faire preuve d'un entêtement déplorable pour tenter de nouveau la fortune des planches. On n'a pas mis en avant une seule circonstance atténuante. Je n'ai pas eu les consolations que l'on accorde au dernier des vaudevillistes siffles. Une bousculade, rien de plus. Vous nous gênez, ôtez-vous de là. Et surtout ne revenez plus. Il y a des poètes de mirlitons, des fabricants de pièces à tarit la scène, des auteurs suspects, qui sont nés, paraît-il, pour faire du théâtre. Moi, pas. Quand ] essaye, je commets une action si monstrueuse, qu'on parle de me conduire au poste de police voisin. Si tout ce qu'on a éditeur les Héritiers Rabourdin veut dire quelque chose,
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u
THÉÂTRE
ce quelque chose est un congé formel, une menace de prendre des triques, le jour où j'aura s ji l'audace de récidiver. *!
Je crois que la critique, celle fois, a vraiment dépassé le but. Elle a frappé trop fort poi i f frapper juste. Je parle de la critique dans son ensemble, car il est des poêles et des écrivaii s "i de talent, égarés dans l'ingrat métier de critique, qui ont eu la bonne grâce de me lendie i amicalement la main, au milieu de la bagarre. Je les en remercie. Mes autres juges avaieii J tous sortis leurs gourdins des grands jours. Certes, ce n'est pas la passion qui me déplai . ;1 J'admets très bien les gourmades littéraires. Seulement, ce qui me plonge dans une slup. - $ faction profonde, c'est la parfaite innocence de ces messieurs en face de mon oeuvre et de : 4 ma personnalité. On les aurait placés en présence d'un Mohican ou d'un Lapon, apportai]: y de son pays quelque joujou barbare, qu'ils n'auraient pas ouvert des yeux plus ignorant-, -.)3 ni émis sur le mécanisme du joujou des jugements plus extraordinaires. Pas un d'eux iv i | paru se douter un instant que j'avais fait, dans les Héritiers Rabourdin, une tentative dra- ^ matique d'un genre particulier. Us n'ont pas même essayé de se rendre compte pourquoi mi ri pièce est ce qu'elle est, et non ce qu'ils voudraient qu'elle fût. Le comble est qu'ils sont allés : ' jusqu'à découvrir que j'avais imité tout le monde. Là seulement ils se sont arrêtés, sans se demander quelles raisons aA^aient pu m'entêter dans le parti-pris d'imiter tout le monde. M'ont-ils cru réellement assez naïf et assez ignare pour ne pas savoir quel sujet je choisissais ? Ai-je l'habitude de détrousser mes confrères? Ne me connaît-on pas, suis-je un débutant d'hier, et la franchise de mes emprunts à Molière et à un autre poète comique, que je nommerai plus loin, ne devait-elle pas mettre la critique sur ses gardes? La pièce est telle que' je l'ai voulue, qu'on en soit certain. OEuvre bonne ou mauvaise, peu importe; mais oeuvre ,. raisonnée, avant tout.
Puisque la critique a, volontairement ou non, passé à côté des Héritiers Rabourdin. sans discuter le point de vue auquel je m'éiais placé, je suis réduit à expliquer ici ce que j'ai entendu faire. Certes, j'aurais beau jeu, si je voulais simplement me défendre d'avoir pris pour sujet l'éternelle cupidité humaine, la comédie d'un groupe d'héritiers attendant l'ouverture d'un testament. Dans toutes les littératures, à toutes les époques, chez tous les auteurs comiques, celle comédie a été écrite, est écrite et sera écrite. Je n'ai fait que continuer une tradition que bien d'autres continueront après moi. Le drame de l'adultère n'est-il pas autrement usé, et n'y a-t-il pas des écrivains qui ne vivent absolument que sur ce drame, étudié dans toutes ses données, sans qu'on songe à leur reprocher leur pauvreté d'invention?
Mais je n'ai aucun besoin de cet argument. J'avoue que mon intention très arrêtée a été d'écrire un pastiche; j'entends un pastiche particulier, et fait dans un certain but d'expérience. J'ai voulu, en un mot, remonter aux sources de notre théâtre, ressusciter la vieille | farce littéraire, telle que nos auteurs du xvn° siècle l'ont empruntée aux Italiens. Afin que \ nul n'en ignore, j'ai pris à Molière des tournures de phrases, des coupes de scènes. Je me i suis surveillé à chaque ligne pour que ma pièce restât simple, primitive, naïve même, si ! l'on veut. Une intrigue ténue comme un fil, pas un seul des coups de scène à la mode de nos jours, des peintures de caractères, une situation se développant avec ses péripéties jusqu'au dénouement, et ce dénouement amené par la logique même des faits sans expédients d'aucune sorte. Le seul rajeunissement que je me sois permis a été d'habiller les personnages comme nous et de les mettre dans notre milieu. J'ai entendu faire du .réel contemporain avec le réel humain qui est de tous les temps.
J'insiste sur ce point de départ. Il n'est pas une scène dans la pièce, je le répète, qui n'aurait dû ouvrir les yeux de la critique et lui inspirer le soupçon qu'elle avait devant elle une protestation contre la façon dont nos auteurs comiques gaspillent l'héritage de Molière. Qu'a-t-on fait de ce beau rire, si simple, si profond dans sa franchise, de ce rir-y vivant où il y a des sanglots? Nous avons, à cette heure, la comédie d'intrigue, un jeu de patience, un joujou donné au public. Elle règne comme type parfait, elle a imposé un code dramatique d'après lequel tout devient longueur. Vous posez un personnage, longueur; vous cédez à une fantaisie littéraire, longueur. Et le pis est qu'elle a habitué le public à de! telles histoires compliquées, que le public s'ennuie, en effet, lorsqu'on ne complique pas assez les histoires. Aujourd'hui, on conseillerait certainement à Molière de mettre le Misanthrope en un acte. Nous avons encore la comédie sentimentale, une larme niaise entre deux couplets de vaudeville, un genre bâtard qui fait la joie des âmes sensibles. Mais nous avons surtout la comédie à idées, le sermon mis au théâtre, l'art dramatique consacré à l'amélioration de l'espèce. C'est là le triomphe de l'époque. Nos auteurs ont abandonné le côté humain pour ne voir que le côté social. Us étudient des cas sociaux particuliers, de façon que leurs pièces, au bout de dix ans, sont démodées, incompréhensibles pour les nouveau:, spectateurs. Us se'Jiornent à la petite guerre des préjugés du moment, ils ne tentent pas
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absolu ils ne cherchent que les vérités relatives sans éprouver le tourment de ces traits
Iernels'de vérité qui éclatent chez les maîtres. Jamais les maîtres n'ont prêché, jamais i n'ont voulu prouver quelque chose. Us ont vécu, et cela suffit à faire de leurs oeuvres éternelles leçons. ,,,,.« , •■• ..,.„., , .
Voilà où on est l'héritage de Molière, et voila pourquoi j ai rêve de remonter jusqu a ce odèle Glorieux. Je suis indigne, je le sais. Mon essai n'a, si l'on veut, que le mérite d'avoir ,é tenté. 11 n'en méritait pas moins, je crois, l'estime de la critique. J'espérais un examen, non sympathique, du moins poli et sérieux. Et j'ai dit avec quelle brutalité la critique est jetée sur moi et sur ma pièce. Maintenant, on peut s'imaginer sans peine quelle a dû
,re ma stupeur. _ ,,.,.,,.. T.
D'ailleurs, plusieurs de mes amis eux-mêmes ont hésite a m applaudir. Une larce î avais écrit une farce ! Eh ! oui, une farce, pourquoi pas? Je ne me sens pas compromis,. > vous jure. Les tréteaux sont plus larges et plus épiques que nos misérables scènes où la ie éloulïe. Les tréteaux en plein air, les tréteaux sous le ciel, avec une farce franche, une
I'ce violemment enluminée, une farce donnant un rire à la laide grimace humaine, se périt lanl toul, « blaguant » la mort ! Tel a clé mon rêve. J'aurais voilu pour ma farce la ico publique, une tente do toile, avec une grosse caisse et un trombone à la porte. Je voyais jouée par des pitres, au milieu de culbutes, dans le tohu-bohu d'une foule se nan'l le ventre. Alors on l'aurait comprise, peut-être; on ne m'aurait pas fait l'injure de comparer à un vaudeville. La farce n'esl-elle pas immense? Elle est la liberté illimitée la satire. Sous le masque que le rire fend, on voit l'humanité pleurer. Aussi la farce t-ellc toujours tenté les hommes aux fortes épaules : Aristophane, Shakspearc, Rabelais, obère. Ceux-là sont des farceurs. Je sais bien que notre temps sifflerait ces génies, s'ils se produisaient un beau soir sur ie de nos scènes parisiennes. Que Molière donre demain le Malade imaginaire ou Georges undin, il sera conspué par la critique entière; on lui reprochera, clans le premier de ces icfs-d'oeuvre, de n'avoir mis que des tisanes, et de n'aveir peint, dans le second, que des ■edins et des gredinos.Même dernièrement, à une reprise de Georges Damlin,]e beau monde ^ la Comédie-Française a failli se révolter. 11 faut tout le respect de la tradition pour îposer ce rire superbe qui n'a peur de rien. En province, on ne peut jouor Molière. Je .mnais des avoués et des huissiers de petite ville, qui, lorsqu'ils viennent l'été à Paris en rillégiaturo, ont bien soin de consulter l'affiche, avant de mener leurs épouses à la ^oiuérlie-Française, afin que ces dames ne s'y rencontrent pas avec l'auteur do Tartufe. Molière rcslf> suspect. Et ce qui m'exaspère, dans tout cola, c'est le respect hypocrite mur les maîtres. Oh ! les maîtres ! il n'y a que les maîtres 1 imitez les maîtres ! Avisez/cus un jour d'écouter ce conseil-là, faites une tentative, et vous verrez de quelle façon m vous arrangera. La vérité est que les maîtres épouvantent. Un jeune homme arrive à aris; il rêve la gloire d'auteur dramatique; il va frapper à la porte d'un de nos critiques es plus consciencieux; et il lui dit:«Je suis plein de bonne volonté. Indiquez-moi quel théâtre je dois étudier. Dès demain, je me mets au travail. » Vous croyez, peut-être, que lolro critique répondra : « Etudiez le théâtre de Molière. » Ah bien ! oui. Il dira, avec la ïonviclion de donner un conseil excellent et pratique : « Etudiez le théâtre de Scribe. »• Voilà où nous en sommes.
Je no voudrais pas mêler ma querelle personnelle aux réflexions que m'inspire l'étal, actuel de notre théâtre. Certes, je comprends à merveille qu'il faut des spectacles à la foule; je comprends également qu'il serait injuste de se montrer sévère à l'égard des hommes qui consentent à fabriquer au jour le jour les quelques douzaines de pièces dont Paris a besoin pour passer son hiver. Cela rentre dans ce qu'on appelle l'article de Paris. On taille, on colle, on coud, on vernit, et l'on a des babioles charmantes qui durent une saison. Pour confectionner ces pièces-là, un atelier est nécessaire. Il est indispensable d'avoir des patrons communs, de pénétrer le fin. du métier, de savoir ce qui plaît aux clients. Dès lors, il y a tout un manuel a consulter. On doit connaître Scribe par coeur. Il vous enseignera dans quelle proportion l'amour doit entrer dans une comédie; ce qu'on peut y risquer de scélératesse'; ce quelle façon on escamote un dénouement et de quelle autre on modifie un personnage a un seul coup de baguette. 11 vous apprendra, en un mot, ce « métier » du théâtre que Aïonere ignorait, mais que la critique déclare aujourd'hui de toute nécessité, si l'on aspire •a i nonneur do faire rire ou de faire pleurer ses contemporains. Tout cela est parfait, utile, i™ ^ vr1'? Tien" Pubhc> on effet, ne peut plus supporter que les pièces d'une digestion îmmtaiale. II repousse tout ce qui ne sort pas de l'atelier dont je parle plus haut. Maïs il y a : ,IP ,", JeSi gai'Ç°ns CIU 1 ne peuvent s'astreindre au travail en commun. Ceux-là ont la folie ,","•■ oeuv!;cs personnelles; ils ne fabriquent pas pour une mode, ils tâchent de créer I •- cies siècles. Sans doute, leur présomption est grande; sans doute encore, ils n'arrivent
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THÉÂTRE
jamais à se satisfaire. Seulement je les estime dignes de respect, et je trouve odieuse ].i 'i-1 critique qui s'égaye de leur chute et qui a le besoin mauvais de les envoyer au bagne de 1» a fabrication courante. J
Et voyez quel manque de logique, dans les reproches qu'on m'a faits, à propos des 1 Héritiers Rabourdin. A entendre certains critiques, je suis un esprit détraqué qui n'accepte >| aucune règle;, je rêve de mettre le feu aux oeuvres de Scribe, je méprise ouvertement les ' 1 conventions, je mûris je ne sais quel plan d'un théâtre abominable. Or, d'autres critiques $ m'ont accusé de m'enfoncer clans la convention jusqu'au cou, d'être en retard de deux cents ' "<| ans sur le mouvement dramatique, d'avoir ressuscité une comédie mangée aux vers. Et ces ; À derniers ont failli comprendre ce que j'ai voulu faire. Que conclure, en face de deux affirma- >-Jj lions si opposées? D'abord, que les critiques ne sont pas toujours d'accord entre eux. i ';§ Ensuite que, si je suis un révolutionnaire en présence des oeuvres imbéciles, je m'incline '[ !| avec le plus profond respect devant les oeuvres des maîtres. J'aime les maîtres, comme il i§ faut les aimer, pour leur vérité. Je les aime, jusqu'à vouloir qu'on, remonte droit à eux, en '|j passant par-dessus la tête des nains dont les cabrioles amusent la foule. En cette matière, | je nie le relatif du talent, je n'accepte que l'absolu du génie. ?;
Je n'écris*point cette préface pour défendre mon oeuvre. Si elle a quelque force en elle, elle se défendra toute seule, plus lard. Aussi ne chercherai-je pas à répondre point par . '; point aux violences qu'elle a soulevées. Je n'ai qu'une préoccupation : examiner mon cas, afin d'en tirer une leçon, s'il est possible, pour les jeunes écrivains qui tenteraient comme moi la vérité au théâtre. Parmi les reproches qu'on m'a adressés, il en est trois qui suffiront -,- à caractériser l'esprit général contre lequel je me suis heurté. Ces trois reproches sonlceux-ci: ma comédie manque de gaieté; on n'y rencontre aucun personnage sympathique; la situation reste la même pendant les trois actes. J'admets qu'il y ait là trois gros défauts, au point de vue dramatique moderne. 11 est évident que si l'on compare la pièce, ainsi qu'on . • l'a fait, à certains vaudevilles contemporains, on la trouvera naïve,, trop simple et trop rude à la fois. Mais je n'accepte pas cette comparaison. Mon but a été autre, je le répète une fois encore. Je nie que dans Molière il y ait de la gaieté, j'entends de la gaieté telle qu'on en demande aujourd'hui. Dandin à genoux devant sa femme l'ait saigner le coeur; Arnolphc aux petits soins pour Agnès mouille les yeux de pitié; Alceste inquiète et Scapin donne peur. Sous le rire, il y a des gouffres. Je nie également que Molière se soit jamais inquiété de tempérer ses cruautés d'analyse, en peuplant ses pièces de personnages sympathiques; à part son éternel couple d'amoureux, qui est une concession à la mode du temps, tous les types qu'il a créés sont humains, c'est-à-dire plutôt mauvais que bons. Dans l'Avare, d'un bout à l'autre, on se trahit et on se vole. Dans le Misanthrope, tous les personnages sont louches, si bien qu'on dispute encore pour savoir où est le véritable honnête homme de la pièce. Je ne parle pas des farces, où il n'y a que des sots et des sacripants. Enfin, je nie que Molière ait jamais soupçonné le besoin de compliquer une comédie pour la rendre plus intéressante; son théâtre est d'une nudité magistrale; une intrigue unique s'y développe large- ; ment, logiquement, en épuisant le long du chemin toutes les vérités humaines qu'elle ren- ■' contre. Je sais bien que, de nos jours, les faiseurs de vaudevilles déclarent que Molière ne savait pas un mot de théâtre. On devrait pousser la franchise jusqu'au bout et confesser nettement que Molière attriste, effraye et ennuie. Ce serait la stricte vérité.
On dira que nous ne sommes plus au xvne siècle, que notre civilisation s'est compliquée, et que le théâtre, aujourd'hui, ne peut avoir la même formule qu'il y a deux cents ans. Cela est hors de doute. 11 ne s'agit point d'un décalque. Il's'agit simplement de retourner à la ; source même du génie comique en France. Ce qu'il est bon de ressusciter, ce sont ces peintures larges de caractères, dans lesquelles les maîtres de notre scène ont mis l'intérêt dominant de leurs oeuvres. Ayons leur beau dédain pour les histoires ingénieuses ; tâchons de ; créer, comme eux, des hommes vivants, des types éternels de vérité. Et restons dans lu j réalité contemporaine, avec nos moeurs, nos vêtements, notre milieu. Il y a certainement là une formule à trouver. Ce serait, à mon avis, cette formule naturaliste que j'indiquais dans ma préface de Thérèse Raquin. Certes, le problème n'est point facile. C'est même parce que la formule m'échappe encore, que j'ai songé, en attendant, à tenter un décalque, les Héritiers Rabourdin, aA'ec l'espoir que le commerce des maîtres me mettrait sur la voie du vrai. Pour moi, ma comédie n'est qu'une étude, une expérience. A part quelques bouts de scène, elle est en dehors de la formule que je cherche.
Maintenant, il est temps de dire où j'ai pris les Héritiers Rabourdin. La critique, qui connaît sur le bout du doigt les répertoires des petits théâtres, m'a jeté à la figure des poignées de vaudevilles. Elle en a exhumé de stupéfiants, dont j'ignorais jusqu'aux titres; je dois confesser que je suis d'une grosse ignorance en cette matière. J'ai tout simplement pris l'idée première de ma pièce dans Volpone, comédie de Ben Jonson, un contemporain
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m qVesDeare Pas un critique ne s'est avisé de cela. Il est vrai que la chose demandait i^mie érudition, quelque souci des littératures étrangères. A présent que j'ai indiqué la iivcp ie conseille aux critiques consciencieux de lire Volpone. Us y verront ce que pouvait ro une comédie au temps de la renaissance anglaise. Je ne connais pas de théâtre plus larrrmnl audacieux. C'est une crudité splendide, une violence continue dans le vrai, une PP admirable dé satire. Imaginez la bête humaine lâchée, avec tous ses appétits. Et quand sonee au public qui applaudissait ce rire terrible ! Certes, il n'avait rien de commun, les nerfs ni les muscles, avec nos petits bourgeois qui viennent, gantés de blanc, digérer l'aise dans un fauteuil d'orchestre. Vous pensez bien que j'ai expurgé Ben Jonson. Ma imédie pour laquelle on a épuisé les expressions de dégoût, est une berquinade à côté > Volpone. H y a surtout, dans ce dernier, une scène belle jusqu'à l'épouvante, que je imale aux délicats : un des héritiers vient offrir au faux moribond sa femme, sa propre mine les médecins ayant décidé qu'une jolie fille était nécessaire pour guérir le malade, ans aucune littérature, on ne trouverait un pareil soufflet donné aux passions. Sans doute, faut accepter les affinements de son époque; mais quel artiste n'a pas éprouvé un regret, i souvenir de ces beaux siècles libres et naïfs, qui ont vu croître toutes les floraisons hardies
! l'esprit? . , ..
11 me reste à réclamer hautement mon titre de romancier. Quand la critique dramatique a t d'un débutant : « C'est un romancier », elle a tout dit. Cette phrase, sous sa plume,
Knifie que les romanciers sont incapables d'écrire pour le théâtre. Je trouve le dédain do îrilique singulier. Les romanciers ont fait la gloire littéraire de ce siècle. Lorsqu'un d'eux .il bien tenter de porter ses facultés au théâtre, la critique ne devrait avoir pour lui que is encouragements. Certes, si le théâtre, à notre époque, jetait un vif éclat; si les oeuvres
Iprésentées étaient des chefs-d'oeuvre; si les auteurs-dramatiques donnaient à l'art qu'ils présentent tout le resplendissement désirable; enfin, s'il n'y avait pas place pour une (naissance, je comprendrais qu'on nous repoussât. Mais les planches sont vides, mais, pelles que soient nos chutes, elles n'égaleront jamais celles des hommes du métier ! Nous je saurions faire tomber le théâtre plus bas qu'il ne l'est actuellement. Alors pourquoi ne as autoriser tous nos essais? Ce que nous voulons, en somme, c'est l'art agrandi. Nous ichons d'apporter un sang nouveau, une langue correcte, un souci de la vérité. Les romanFers, qui sont les princes littéraires de l'époque, honorent nos scènes encanaillées, lorsqu'ils signent y mettre les pieds. I Je le répèle, ma cause n'est pas isolée. J'ai plaidé ici pour tout un groupe d'écrivains. Je i'ai pas l'orgueil de croire que ma mince personnalité a suffi pour soulever tant de colères. le suis un bouc émissaire, rien de plus. On a frappé en moi une formule plutôt qu'un homme, ia critique voit grandir devant elle un groupé qui s'agite fort et qui finira par s'imposer, jîlle ne veut pas de ce groupe, elle le nie; car, le jour où elle lui reconnaîtrait du talent, elle erail perdue. Il lui faudrait accepter l'idée de vérité qu'il apporte avec lui, ce qui la forceail à changer son critérium. Ce n'est pas ma pièce, je le dis encore,.qu'on a exécutée : c'est Et formule naturaliste dont elle paraît procéder. Et je ne veux pour preuve du parti-pris je la critique, que sa mauvaise foi clans le compte rendu de la première représentation. Pas in critique n'a confessé que les Héritiers Rabourdin avaient été vigoureusement applaudis. s ce propos, je citerai un mot profond, que me disait, à la sortie du théâtre, un illustre écrijain ; il me serrait la main, il ajoutait pour tout compliment : « Demain, vous serez un jrancl romancier. » Le lendemain, en eilet, des gens qui, depuis dix années, me refusent fout talent, exaltaient mes romans pour mieux assommer ma pièce. Je rapporterai ici un tutre mot, terrible celui-là, prononcé par un romantique impénitent qui a entre les mains Ino feuille de grande publicité, dont il a fait une boutique politique et littéraire; il endocfrinait son critique dramatique.il me désignait à ses foudres, en répétant tranquillement, à laute voix, sans se gêner : « Il a trop de talent, il est dangereux; il faut l'enrayer. » Je n'ai Ben mis dans ma pièce de plus abominablement cru, de plus sanglant contre la vilenie Humaine. 1 D'ailleurs, qu'importait le succès? Jamais moins qu'aujourd'hui le succès n'a été une jrouve du mérite des oeuvres. Une seule chose m'a touché. Un dimanche soir, je suis allé me mettre au beau milieu de la salle, pleine du public illettré des jours de fête. Le quartier feaml-Jacques était là. Les trois actes n'ont, été qu'un long éclat de rire. Chaque mot était souligne, rien n'échappait à ce grand enfant de public pour lequel la pièce, primitive et paiye de parti-pris, semblait avoir été faite. Les enluminures un peu fortes le ravissaient, la simplicité des moyens le mettait de plain-pied avec les personnages. Le dirai-je? j'ai pute la le première heure d'orgueil de ma vie. [p , "n,ssanl, je liens à remercier M. Camille Weinschenk de sa courageuse hospitalité. u eu clc directeurs auraient osé mettre ma pièce à la scène. Il fallait pour tenter l'aventure
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THÉÂTRE
un esprit littéraire, enclin aux batailles de l'esprit, très décidé à chercher et à trouver tin I ; nouveau. Je tiens également à remercier les artistes qui ont mis tout leur talent et toute;'- leur bonne volonté à interpréter mon oeuvre. Et j'ai surtout à dire un grand merci à made- ' moiselle Reynard, dont la belle humeur pleine de finesse a certainement sauvé les côtô.i périlleux de la pièce, le premier soir. Elle a su rendre le personnage de Charlotte avec une grâce infinie ; elle n'est pas l'effrontée Doriiie classique, elle est l'enfant que j'ai rêvée, moitié paysanne, moitié demoiselle, d'une humeur espiègle, vive, légère, ailée. Quant à M. Mercier, il a interprété avec une bonhomie rusée d'un grand effet ce rôle difficile de Rabourdin: qui est tout de nuances ; son expériences de la scène et son autorité sur le public ont grandement contribué au succès.
Et voilà l'aventure terminée. Un auteur dramatique qui connaît bien son public, nie ;. disait : « Estimez-vous heureux que votre pièce soit allée jusqu'au bout. Il y a cinq ans.; jamais le public n'aurait consenti à entendre tant de vérités à la fois. » Je m'estime doue! très heureux, si j'ai réellement fait faire un progrès à la patience des spectateurs. Je n'ai plus qu'à répondre à un critique, tout sympathique d'ailleurs, qui, parlant de Thérèse Raquin et des Héritiers Rabourdin, concluait en disant que cette dernière pièce était un; pas en arrière; et je réponds qu'à mon âge, dans la période de travail où je suis, il n'y a point de pas en arrière; il y a seulement des pas dans tous les sens, des pas tentés à droite, à gauche, partout où il peut être curieux d'aller.
Maintenant, je fais un gros paquet de tous les articles qui ont paru sur les HéritiersRabourdin. Je noue le paquet avec une ficelle et je le monte à mon grenier. Je ne saurais tirer aucun profit de ce paquet d'injures. Plus tard, il pourra être curieux d'y opérer des fouilles. Pour le moment, il ne me reste qu'à me laver lesniains. Je suis habitué à n'attendre ! aucune récompense immédiate de mes travaux. Depuis dix ans, je publie des romans que je lance derrière moi, sans écouler le bruit qu'ils font en tombant dans la foule. Quand il y y en aura un tas, les passants seront bien forcés de s'arrêter. Aujourd'hui, je m'aperçois que le combat est le même au théâtre. Ma pièce est massacrée, niée, noyée au milieu du tapage de la critique courante. Peu importe. Je pousse mes verrous, je m'exile de nouveau dans le travail.
1er décembre 1874.
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Rabourdin.
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LES HÉRITIERS RAROURDIN
PERSONNAGES
RABOURDIN MM- MERCIER.
CHAPUZOT OIONA.
LE DOCTEUR MOURGUE JACQUIER.
DOMINIQUE BO0BQEOTIE.
ISAAC LBCOEUS.
LEDOUX NtTMAS.
CHARLOTTE M™»» CHARLOTTE REYNARD.
MADAME FIQUET ; . . . BOVEBY.
MADAME VAUSSARD V. ATOLAHC.
EUGENIE JUMA CIERC.
La scène est a Senlis. La mise en scène est prise de la salle. — Le premier personnage inscrit tient la gauche du spectateur.
ACTE PREMIER
c salle à manger bourgeoise do petite ville. — Au fond, par une largo porte vitrée, on aperçoit un jardin clos de murs. Dans le coin, à gauche, un poêle de faïence, à coté duquel se trouve un petit guéridon. Au milieu du panneau, a droite, un buffet à étagère. — A gauche, au second plan, une porte menant à la chambre a coucher de Rabourdin ; au premier plan, un coffre-fort scellé au mur. — A droite, au second plan, une porte menant à la cuisine. — Une table- ronde au milieu; un fauteuil devant la table, faisant face au public; une chaise à gauche; un canapé d'osier, garni de deux coussins de tapisserie, à droite; une petite jardinière montée sur un pied, près du coffre-fort; un baromètre pendu à côté du buffet, sur lequel se trouvent une cave à liqueurs, un plateau, une timbale, des tasses, etc.; plusieurs chaises, dont une marquetée, près du poêle;.un coucou accroché au premier plan, à droite.
x heures du matin, au printemps*
SCÈNE PREMIÈRE CHARLOTTE, RABOURDIN
[RABOURDIN. — Alors, tu es sûre, Charlotte,
caisse est vide?
[CHARLOTTE, devant la caisse ouverte. — Vide, bn parrain, tout à fait vide. (Elle passe à \oilc, pendant que Rabourdin va regarder à son pr dans la caisse.)
i RABOURDIN. — C'est bien singulier. : CHARLOTTE. — Quoi? qu'il rfy ait plus d'araitf\.. (Riant.) Vous êtes drôle, mon parrain i
•" y ?TT a.pas souvent» de l'argent, dans la lisse. (Ils descendent tous deux à l'avant-scène.)
RABOURDIN. — Ne ris pas, Charlotte... Il faut bsolument que je paye à ce juif d'Isaac son
ancienne note, cette armoire Louis XIII qu'il m'a vendue.
CHARLOTTE. — Il attendra. Il n'a pas peur pour son argent, peut-être !... Si je voulais, quand je sors, je vous rapporterais tout Senlis dans mon panier. Eh oui 1 vous êtes le père aux écus. Monsieur Rabourdin, l'ancien drapier de la place du Marché,- à l'enseigne du Grand SaintMartin; diantre ! il a dû se retirer avec dix mille francs de rentes... Les braves gens l ils ne savent pas que la caisse est vide.
RABOURDIN, effrayé, regardant derrière lui. — Chut ! bavarde !.., (Confidentiellement.) Mes neveux et mes nièces me paraissent moins tendres depuis quelques jours.
CHARLOTTE. — C'est grave.
RABOURDIN. —> Ils me laisseraient crever comme un chien, vois-tu. Eux, que j'ai nourris
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THEATRE
pendant dix ans, et qui m'ont grugé jusqu'au dernier sou 1
CHARLOTTE. — Eh ! ils vous rendent, aujourd'hui. Vous serez bientôt quittes... Il faut être juste, mon parrain, vos héritiers sont gentils. Ils se disputent votre héritage à coups de cadeaux, gros et petits... Vous êtes comme un coq en pâte, dorloté, baisé, chatouillé, adoré.
RABOURDIN. — Les gredins 1 ils ont tout pris, et ils veulent le reste !... Si, au dernier écu, je n'avais joué l'avarice, je n'aurais pas eu d'eux un morceau de pain, ni un verre d'eau... Ah ! s'ils se doutaient ! plus de petits plats, ma pauvre Charlotte, plus de cajoleries, plus de vieillesse heureuse ! Je serais « ce vieux filou de Rabourdin ».
CHARLOTTE. — Il faut trouver l'argent du brocanteur, alors.
RABOURDIN. — Trouver l'argent ! tu ne doutes de rien, toi ! Où diable veux-tu que je le trouve?... Si j'emprunte, tout Senlis le saura. Ma pauvre maison croule déjàsous les hypothèques. CHARLOTTE. — Eh ! vos héritiers sont là. RABOURDIN. — Hein ! tu crois que je pourrais... Ils ont beaucoup donné, dans ces derniers temps... Enfin, voyons toujours où nous en sommes. Prends le registre... (Charlotte passe à gauche et va chercher un registre, dans la caisse, pendant que Rabourdin remonte s'asseoir devant la table, sur le fauteuil qu'il a tiré à lui.) Peutêtre qu'en demandant vingt francs à l'un, vingt francs à l'autre... Le tout est de ne pas les égorger.
CHARLOTTE, apportant la chaise placée à gauche, sur laquelle clic s'asseoit, en face de Rabourdin. — Ce que vous avez reçu depuis le premier du mois, n'est-ce pas, mon parrain? RABOURDIN. — Oui.
CHARLOTTE, ouvrant le registre, sur la table. — Voyons... (Lisant,) « Boucharain, le 2, un petit « ballot contenant douze, paires de chaussettes, « six pains de savon, une paire de rasoirs, quatre « foulards et trois mètres de drap pour faire une « redingote. »
RABOURDIN. — Bien, bien... Rien n'est précieux comme ces commissionnaires en marchandises... Mais je le ménage celui-là, Continue.
CHARLOTTE, lisant. — « Veuve Guérard, le 7, un gigot. »
RABOURDIN. — Ensuite. CHARLOTTE. — Ensuite, rien 1 RABOURDIN, se levant. — Comment, rien ! Est-ce que ma nièce Guérard se moque du monde? Un gigot, le 7, et nous sommes au 18 1 A ce prix-là, j'aurai des nièces tant que je voudrai... Etre une nièce Rabourdin, mais cela pose tout de suite une femme dans Senlis ! C'est cent mille francs d'espérances sur la planche.
CHARLOTTE, continuant. — « Lehudier, le 9... »
RABOURDIN, l'interrompant. — Non, saute
les fournisseurs, arrive aux héritiers sérieux, à
ceux que je vois tous les jours. (Il va s'asseoir
sur le canapé.)
CHARLOTTE, lisant.—« Le docteur Mourgue...» RABOURDIN, l'interrompant. — Ce bon docteur 1 Voilà un homme qui entend les malades 1 Et qu'a-t-il donné 1
CHARLOTTE. — Trois pots de confitures, le 7, et deux litres de sirop, le 13. RABOURDIN. — Eh bien, mais c'est gentil,
c'est convenable, n'est-ce pas, Charlotte? ]] |
n'est pas de la famille, on ne peut exiger davan. i'«
tage. _ [■ l
CHARLOTTE, continuant. — « Chapuzot... ,,; «
(S'interrompant.) Votre ancien associé; il n'est '*
pas de la famille non plus, celui-là. |
RABOURDIN, baissant la voix, d'un air effrayé, '■>
— Oh ! celui-là... Un cadavre qui tousse à rendre 1
l'âme, qui a toutes sortes de maux incurables... ; |
Chapuzot a quatre-vingts ans. Je n'en ai que I
soixante, Dieu merci ! Et il veut ma maison ; iî y ; Ê
a trente ans qu'il attend ma maison. ' ;-o|
CHARLOTTE. — Il a donné une haie de fram- jjj
boisiers pour le jardin, trois poiriers, des plants I
de fleurs et de légumes. ,|
RABOURDIN. — Parbleu ! il arrange son jar- ; ?|
din, il se croit déjà chez lui. . '.<
CHARLOTTE, lisant. — « Madame Vaussard... ■> »
RABOURDIN. — Ah ! ma bonne Olympe...
Qu'a-t-elle donné?
CHARLOTTE, lisant. — « Le 5, un rond de serviette en argent; le 15, une timbale. »
RABOURDIN. — C'est juste, j'avais oublié la ' timbale... Je joue de malheur... Cette chère ! Olympe dépense gros en chiffons. Impossible de : : rien demander au mari, un grand bêta d'architecte qui se tue au travail et qui n'a jamais un ■ sou... Autrefois, je leur ai prêté des sommes énormes. '■ ;
CHARLOTTE. — Reste madame Fiquet qui a donné deux cents francs, le 6.
RABOURDIN, se levant. — Cette pauvre Lisbeth ! elle seule sait trouver de l'argent.
CHARLOTTE, se levant. — Bon, la veuve d'un huissier ! Elle vous en a mangé aussi de beaux <■, billets de mille francs, celle-là.
RABOURDIN. — Elle veut trop entreprendre à e la fois. Mais c'est une femme d'expédient, qui j, ferait pousser des pièces de cent sous sur les pavés... Et c'est tout, Charlotte? Pas un neveu, pas une nièce, dans un coin? !
CHARLOTTE, qui a pris le registre sur la table. ; — Il n'y a plus que M. Ledoux, ce jeune homme ■■' qui doit épouser votre petite nièce Eugénie. ' (Montrant le registre à Rabourdin.) Ledoux... un bouquet... un bouquet... et un bouquet. ;
RABOURDIN. — Oui, des bouquets, toujours { des bouquets ! (Il passe à gauche.) Alors, personne 1 Que faire, mon Dieu I Isaac va venir justement à l'heure du déjeuner, lorsqu'ils seront tous là. Je suis un homme ruiné, s'ils ont le moindre soupçon.
CHARLOTTE. — Ne vous tourmentez pas ainsi. > Combien vous faut-il? I
RABOURDIN. — Deux cent soixante-douze ! francs.
CHARLOTTE.—Eh bien! prenez cet argent sur les trois mille francs que ma tante vous a confiés.
RABOURDIN, inquiet. — Sur ta dot t Jamais, jamais 1 J'aimerais mieux gratter la terre avec mes ongles.
CHARLOTTE. — Comme vous vous défendez i Hein 1 pas de bêtises, n'est-ce pas, mon parrain?
RABOURDIN, avec un rire forcé. — Tu me fais rire... Les titres sont dans un petit coin. Veux-tu les voir?... Non,n'insiste pas, c'est inutile. Cet argent est sacré... Bast 1 je trouveraiEst-ce que le déjeuner n'est pas prêt?
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LES HÉRITIERS RABOURDIN
53
CHARLOTTE. — Si, je"vais'mettrellaltable. d lie monte prendre dans le buffet une nappe, d •elle met sur latablc.)
RABOURDIN, allant regarder l'heure au coucou, ]( iroite_ _ Bientôt deux heures. Ils vont arrer (Il se retourne et aperçoit la caisse.) e antre ! c'est imprudent de laisser la caisse ÏJ verte. (Il prend en passant le registre sur la A de; il le cache au fond de la caisse, qu'il re- s< •me, et dont il glisse la clef dans la poche de son c et; puis il redescend à l'avant-scène.) Deux c nt soixante-douze francs. Ce sera dur, Je vais q isser ma robe de chambre jaune ; elle me donne t ie mine de déterré... (Il se dirige vers la porte j sa chambre et revient vers Charlotte.) Est-ce s ie j'ai bonne mine, ce matin? c
CHARLOTTE.—Une mine superbe. I
RABOURDIN. — Tant pis 1... Et les yeux? >
CHARLOTTE. — Excellents, les yeux ! Us rient flambent comme braise. 1
RABOURDIN. — Tant pis, tant pis !... Alors, je I n pas l'air d'un homme à l'agonie? ]
CHARLOTTE. — Vous 1... On ne vous donne- ] it pas vingt ans. s
RABOURDIN. — C'est épouvantable. Tu me urris trop bien, Charlotte. Je rajeunis.'je me ]
Iets sur la paille... Et j'ai faim, je suis capable | manger comme un ogre devant eux !... Je iaurai rien pas un sou, pas un sou ! (Il sort \r la porte de gauche. Charlotte remet le fauuit en place et reporte la chaise à gauche. Domiïpue est entré doucement. Il lient un petit aqucl au bout d'un bâton, qu'il laisse tomber dermrc le canapé. Au bruit, Charlotte se retourne cl Ijetle dans ses bras.) SCÈNE II I CHARLOTTE, DOMINI QUE
I CHARLOTTE, poussant un cri étouffé. — Domiïque !... (Ils s'embrassent.) Toi, à Senlis 1 IDOMINIQUE, lui tenant les mains. — Hein ! Est une fière surprise ! Je n'ai pas voulu écrire... (Ils se séparent et se regardent èmertillês.) Comme te voilà belle, et grande, et t CHARLOTTE. — Comme te voilà beau, et ïand, et fort! I DOMINIQUE. — Cinq ans sans nous voir. Je oensais à toi. I CHARLOTTE. — Oui, cinq ans. Moi, je t'attenf DOMINIQUE. — Va, c'est fini. Je suis un Bunmc, maintenant. J'ai dit là-bas que je reniais au pays. Et je viens te chercher, ma chère ■mme. (Il lui a donné le bras, ils vont lentement xaroilc, et reviennent au milieu de la scène penmnl que Charlotte parle.) • CHARLOTTE. — Mon cher mari... Tu te soul£!îi du,moulm de ma tante Nanon... La bonne pei le Dieu ait son âme !... Quand je descendais EXvLr *£e,d? f?rine' 3e te trouvais au bord ■en eciuso. lulaisaisunelieuepourvenir m'aider lil t wnr d£S "ldf de Pies" Ahl ces gueuses de jies ! Elles étaient tout en haut des peupliers. H™?»Pi mes PPes avec des ficelles pour C;„J.e .n ™ Pas Peur> 3Q montais aussi |»aut que toi; et, d'un arbre à l'autre, nous nous
disions bonjour, en plein ciel... En bas, au fond du grand trou, le moulin faisait tic-tac.
DOMINIQUE, lui embrassant la main. — Oui, je me souviens, je me souviens.
CHARLOTTE. — Et le jour où nous avons emmené la Noiraude, la jument du moulin. Nous sommes allés sur la grand'route, tout loin. Ala montée, tu te rappelles, quand tu m'as laissée seule sur la Noiraude, voilà que je lui donne des coups de talon dans le ventre tet qu'elle part comme une dératée. Tu criais, tu avais peur qu'elle ne me jetât au fossé. Et ça me faisait tant rire, que j'avais pris la jument par le cou, pour rire à mon aise... Il était nuit, quand nous avons entendu, au bout des herbages, le tic-tac du moulin... (Dominique, qui l'a prise dans ses bras, lui baise le cou.) Tu te souviens, tu te souviens !
DOMINIQUE. — Oui, tu étais un garnement... La tante Nanon criait : « C'est un garçon, cette fille-là ! » Et moi, je t'aimais, parce que tu grimpais aux arbres et que tu n'avais pas peur de la Noiraude... Tu es une femme gaillarde, à présent.
CHARLOTTE. — Tu n'as pas l'air peureux non plus, toi.
DOMINIQUE. — Et savante, avec cela ! Tu me jetais des pierres, lorsque je voulais te faire manquer l'école. Si tu avais voulu devenir une demoiselle, tu serais devenue une demoiselle, tout comme une autre.
CHARLOTTE. — Ça m'aurait ennuyée, bien sûr... J'aime mieux être ta femme. C'est juré, d'abord.
DOMINIQUE. — Oui, c'est juré. Nous avons juré ça, un matin, par un beau soleil, derrière une haie... Quand tu voudras, maintenant?
CHARLOTTE. — Eh ! tout de suite, dès que le curé pourra... La tante Nanon m'a laissé trois mille francs en mourant. Je vais redemander ma dot à mon parrain, et nous nous marierons.
DOMINIQUE. — Trois mille francs 1. Tu es riche, toi, Charlotte... Je revenais tout fier. Mais je n'ose plus te dire... CHARLOTTE. — Quoi donc? DOMINIQUE. — J'aifaitdes économies... Trois cents francs, trois pauvres cents francs amassés sou à sou. Je les ai là, dans ma poche.
CHARLOTTE. ■— Mon cher Dominique ! Ce sera pour la chaîne et pour l'alliance... Mon Dieu qu'il fait beau aujourd'hui, et que la vie est bonne !... (Elle lui prend le bras.) Ecoute, voici ce que j'ai rêvé. Je crois que le moulin de la tante Nanon est à louer. Lorsque nous serons mariés, nous irons voir, nous mettrons notre, argent là, et je serai heureuse d'être meunière, d'être toute blanche de farine, comme au temps où je te retrouvais, près de l'écluse. Nous aurons une jument, nos galopins dénicheront des nids de pies. Veux-tu? Nous nous aimerons toujours, toujours, au tic-tac du moulin.
DOMINIQUE, l'embrassant de nouveau sur le cou. — Si je veux!
CHARLOTTE, lui échappant et remontant vers le buffet. — Finis donc, tu m'empêches de mettre la table... Les nièces de mon parrain vont arriver. DOMINIQUE. ^- Je reste, tant pis !
I CHARLOTTE, redescendant avec une assiette qu'elle essuie. — C'est que ces commères bavarderont. J'aurais voulu ne dire qui tu es que plus
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THÉÂTRE
tard, lorsque les choses seront terminées... (Elle pose l'assiette sur la table.) Il y a un moyen. Ecoute. Quand ils seront tous là, tu arriveras carrément, et tu diras à mon parrain, qui ne t'a jamais vu : « Bonjour, mon oncle. »
DOMINIQUE. — Mais il n'est pas mon oncle.
CHARLOTTE. — Ça ne fait rien.
DOMINIQUE. — Il me demandera d'où je sors, quel est mon père, ce que je viens faire à Senlis.
CHARLOTTE. — S'il te demande cela, tu répondras ce que tu voudras, ce qui te.passera par la tête.
DOMINIQUE. — Et cette histoire suffira?
CHARLOTTE. — Parfaitement... Vite, va-t'en par la cuisine, et reviens dans quelques minutes. Voici la clique, (Elle le fait passer par la porte de droite et continue de mettre la table. Les héritiers arrivent successivement.)
SCENE III
CHARLOTTE, CHAPUZOT, LE DOCTEUR MOURGUE, PUIS MADAME VAUSSARD, MADAME PIQUET, EUGÉNIE, LEDOUX.
CHAPUZOT, entrant au bras du docteur et descendant à droite. — Vous dites, docteur, que la variole fait beaucoup de victimes dans Senlis?
MOURGUE. — Sur trente malades, j'en ai une vingtaine atteints par le fléau.
CHAPUZOT. — t'est un joli chiffre... Et les décès, dans quelle proportion?
MOURGUE. — Mais quinze sur vingt, à peu près... Est-ce que vous êtes vacciné, Chapuzot? CHAPUZOT- — Moi, non. Je n'ai pas besoin de ça... On a voulu me vacciner. Ça n'a pas pris. Je suis trop fort. (Il est pris d'un accès de toux qui le renverse sur un canapé.)
MOURGUE. — Vous avez tort de négliger cette toux-là.
CHAPUZOT, se relevant, furieux. —Je ne tousse pas. J'ai quelque chose dans la gorge... Je n'ai jamais avalé une drogue de ma vie, docteur, tel que vous me voyez. Et solide ! Je vous enterrerai tous... Eh ! Eh ! (Il passe à gauche.) J'en ai déjà vu partir pas mal. Senlis se nettoie.
MOURGUE. — Bah ! vous mourrez comme les autres, mon ami. On meurt pour un rien, sans y penser.
CHAPUZOT, baissant la voix et montrant la porte à gauche. — Chut ! Si ce pauvre Rabourdin vous entendait !
CHARLOTTE. — La nuit a été mauvaise... Il s'est levé tard, il s'habille. (Elle entre dans la chambre de Rabourdin. )
CHAPUZOT. — Mauvais symptômes, à son âge, lorsqu'on se lève tard. Enfin, il faut nous faire une raison... (Il s'asseoit sur la chaise à gauche.) Il serait beaucoup plus heureux, s'il était mort. MOURGUE, qui est remonté au fond, près de la porte, pour poser son chapeau sur une chaise. —• Èh ! c'est la belle madame Vaussard.
MADAME VAUSSARD, entrant. — Toujours galant, docteur. (Elle ôte son chapeau qu'elle accroche près du poêle. )
MOURGUE. — Et vous, madame, toujours jeune, toujours superbe, la reine de Senlis! (Il lui baise la main.) lit cet excellent monsieur Vaussard?
MADAME VAUSSARD. — Merci, il est à ]î: J|
maison, il travaille... (Elle descend.) Je vous an- M
nonce ma cousine Fiquet et son pensionnat. ' -1
MOURGUE. — Comment, son pensionnat? ;î
MADAME VAUSSARD, riant, passant à droite. ','
— Oui, sa fille Eugénie et le jeune Ledoux. (i, ..--{
docteur va s'asseoir sur un canapé, tire un journal i '$
et le lit attentivement.) ,|
MADAME FIQUET (1), entrant vivement, un -'J
panier au bras, ôtant son châle et son chapeau, 1
qu'elle pose sur une chaise, près du buffet. — EV,JM
bien ! et notre oncle, il n'est pas encore à table? .'i
CHAPUZOT. — Mais il paraît que Rabourdin 'J
n'a pas fermé l'oeil de la nuit. |
MADAME FIQUET, descendant. — C'est que la; |
goutte l'aura travaillé. (Posant son panier sur h ji
table et allant à madame Vaussard.) Bonjour, ma •:■
cousine, je vous demande pardon. Je suis tout
émotionnée. Je cours depuis ce matin pour une _:
de mes amies; un procès en séparation, dont je '
m'occupe un peu; la pauvre femme n'a pas la :
tête à elle. J'ai les pièces dans mon panier...
Tiens, vous avez là une jolie robe, ma cousine. '
Combien avez-vous payé ça?
MADAME VAUSSARD. — L'étoffe, je ne sais pas au juste. ;
MADAME FIQUET. — J'aurais été curieuse de...; comparer. J'ai là des échantillons. (Elle montre ']■■ son panier.) Ça vient d'une faillite. Je place des ' couponSj'par complaisance. Elle va s'asseoir sur ■ le fauteuil,, derrière la table.) Ah ! mes bons amis, . si vous saviez, que do peine pour mener à bien la ■■ moindre petite affaire ! ' ;
MADAME VAUSSARD, s'asseyant sur une chaise,. '. près du canapé. — Et n'aurai-je pas lo plaisir d'embrasser notre chère Eugénie?
MADAME FIQUET, surprise. — Hein'! Eugénie?
CHAPUZOT. — Oui, votre fille, je la croyais
avec vous. ;
MADAME FIQUET. — Ma fille... C'est vrai, elle
était avec moi... (Se levant et appelant.) Minette :
Minette I
EUGÉNIE, entrant avec. Ledoux. — Nous voici, \ ' maman. Nous étions sous le berceau, au frais. Bonjour, ma tante. (Elle descend embrasser madame Vaussard qui s'est levée.)
CHAPUZOT (2), à Ledoux qui est venu lui donna une poignée de main. — Ah ! la jeunesse !.. Ménagez-vous
LEDOUX. — Je me porte bien, je vous assure. CHAPUZOT. — On no sait pas, on ne sait pas. MADAME FIQUET. — Allons, mes enfants, re- ' tournez au jardin. Faites des bouquets pour -' votre oncle. (Eugénie cl Ledoux sortent. Madame : Fiquet et madame Vaussard s'asseoient de nouveau, l'une sur le fauteuil, l'autre sur la chaise.)
SCÈNE IV
MADAMETFIQUET, MADAME VAUSSARD, MOURGUE
MOURGUE, toujours assis sur le canapé, lisant son journal. —- [Tiens, l'ottoman est eh baisse r d'un franc. :
(1) Chapuzot, madame Fiquet, madame 'Vaussard, j Mourgue. ■ S
(2) Chapuzot, Ledoux, madame Fiquet, Eugéniemadame Vaussard, Mourgue.
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LES HÉRITIERS RABOURDIN
55
MADAME FIQUET. - Je crois que notre oncle 1 iel'areent dans ces fonds-la. . .
MADAME VAUSSARD. - Monsieur Chapuzot, v v"s si notre oncle a de l'ottoman? LHAPUZOT. — Oui, il doit en avoir... (Il se ,ecl prend le milieu) Rabourdin n'a jamais eu flair pour ses placements. Il n'est pas Tort. es deux femmes se sont levées, prises d mquieMADAMB
mquieMADAMB (1). — H a fait une jolie rtune. pourtant.
CHAPUZOT. — Sans doute, je ne dis pas. MADAME VAUSSARD. — Une des belles formes de Senlis. CHAPUZOT. — Oui, oui.
MADAME FIQUET. — Pourquoi branlez-vous i tête? Expliquez-vous? Alors, il est ruiné? CHAPUZOT. — Eh ! non ; il n'est pas fort, voila mt ! Je dis qu'il n'est pas fort !... Quand nous Rions associés, ça me faisait hausser les épaules. ja maison aurait été propre sans moi. Pas deux Kûs d'affaires. J'ai tout gagné. Allez, RabourIn me doit, un beau cierge... (Il remonte et misse à gauche.) Tenez, c'est comme cette caisse. Ih bien ! elle n'est pas à sa place. 11 ne l'a gardée t mise là que pour me vexer. MADAME VAUSSARD, s'approchant. — Elle est îspcctable, cette caisse.
MADAME FIQUET, examinant la serrure. — In l)on système.
MADAME VAUSSARD, riant, — Que peut-il y voir là-dedans?... Tout en pièces de cent sous, i parie. (Elle remonte et. va s'asseoir sur le fauuil.)
MADAME FIQUET. — Bah ! notre oncle a raidi d'aimer l'argent, et la caisse est bien là. Vile lui donne de petites tapes.) C'est une bonne aisse, une caisse heureuse, une caisse fidèle.
CHAPUZOT, qui est resté au fond, ricanant, larchanl à petits pas. — Pour le plaisir que tabourdin tirera de son argent maintenant... ['est-ce pas, docteur?
MOURGUE, sans lever les yeux de son journal.— lertes.
MADAME FIQUET. — Je craignais quelque erle qui l'aurait affecté... (Elle vient fouiller ans son panier, y prend un petit paquet, puis se irige vers la cuisine.) Ah ! j'oubliais, j'ai aporté pour lui une semoule digestive. Je vais lui n préparer un potage. Elle est très rafraîchisanle et d'un goût exquis... (Sur le seuil de la tortc, se retournant.) Vous devriez en manger me assiettée chaque matin, ma cousine, vous lui tenez à avoir le teint clair.
SCÈNE V
CHAPUZOT, MADAME VAUSSARD, MOURGUE
aiADAMEVAussARD,seZfivantftntsçMemereie<reardantsoriir
aiADAMEVAussARD,seZfivantftntsçMemereie<reardantsoriir Fiquet L'intrigante 1...
bile Unira par laver la vaisselle, ici ! Eh ! ehïZ0T' ioujours dans lc f°nd> furetant. — MADAME VaussARn, passant à droite. — Elle
Mourguedam 6 MaUet' CUai>uzot. madame Vaussard,
étoufferait notre oncle, si elle pouvait, avec sa semoule. D'ailleurs, le laitage ne vaut rien pour les vieillards. N'est-ce pas, docteur?
MOURGUE, lisant toujours le journal. — Certainement.
MADAME VAUSSARD, revenant à gauche. — Une femme de rien, qui vit d'on ne sait quoi ! Toujours en robe fripée; pas peignée, à peine débarbouillée.
CHAPUZOT (1), qui est descendu près de la table, à droite. — Cette brave dame, elle a un panier inépuisable. (Soulevant le panier.)Diable ! il n'est pas léger. (Fouillant dans le panier.) Des pots de pommade, des protêts, des billets échus, des échantillons de vins...
MADAME VAUSSARD, fouillant, à son tour. — Des photographies, un prospectus de dentiste, un paquet de vieilles dentelles, des lettres ficelées avec une faveur roso, une adresse do sagefemme, un bracelet en or...
CHAPUZOT, continuant. — Et le spécimen du corset en caoutchouc dont elle parle depuis huit jours... Elle peut ouvrir un bazar. (Il passe à gauche.)
MADAME VAUSSARD (2). — C'est une honte I Si l'on voulait parler. (A Chapuzot.) Enfin, c'est elle qui a fâché le percepteur avec sa femme. (-■I Mourgue.) C'est encore elle qui a marié cette pauvre mademoiselle Reverchon avec ce brutal de pharmacien.qu'elle a été obligée de quitter il y ahui t jours. (Entrent Chapuzot et Mourgue.) Elle bouleverserait Senlis, si on la laissait faire... Il' n'est pas possible que notre oncle avantage cette malheureuse, malgré la bassesse de ses cajoleries.
GiLArozoT. — Moi, je crois, au contraire, qu'il lui laissera tout... Elle compte bien là-dessus pour marier sa fille. La petite est très recherchée. MADAME VAUSSARD. — Allons donc 1 jamais notre oncle ne sera assez fou... N'est-ce pas, docteur?
MOURGUE, lisant toujours le journal. — Sans doute. (Chapuzot retourne en ricanant s'asseoir sur la chaise, à gauche.)
MADAME VAUSSARD. — Ah ! tout le monde n'est pascomme moi ! Je suis bien trop flère. Je tiens mon rang. Ce n'est pas moi qu'on verra jamais à genoux. J'aimerais mieux ne pas avoir le moindre souvenir de mon oncle, que de m'abaisser à «n de ces petits services intéressés qui dégradent la m ain qui les rend.
MADAME FIQUET, rentrant et prenant une assiette dans le buffet.—Maintenant, je vais cueillir des fraises.
MADAME VAUSSARD, montant brusquement et lui arrachant l'assiette. — Laissez ! je vais les cueillir, les fraises ! (Elle sort par le fond.)
SCÈNE VI
CHAPUZOT, MADAME FI QUET, MOURGUE
MADAME FIQUET, stupéfaite, suivant dés yeux madame Vaussard. — Hein 1 Que lui prend-il?... Je les cueille aussi bien qu'elle, les. fraises t... L'intrigante ! (Elle descend.) j s\
(i) Madame Vaussard, Chapuzot, Mourgue. (2) Chapuzot, madame Vaussard, Mourgue.
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56
THÉÂTRE
CHAPUZOT, ricanant. — Dame ! elle se rend utile.
MADAME FICHET. — Une femme comme il faut qui en fait voir de toutes les couleurs à son grand innocent de mari !... La belle madame Vaussard ! Elle a trente-cinq ans, et elle est mûre comme une poire tombée.
CHAPUZOT, se levant, et venant d, elle. — Non, soyez juste, elle est encore très bien et faite pour donner beaucoup d'agrément à un homme.
MADAME FIQUET. — A un homme ! Dites donc aune ville entière. C'est connu. Elle a des jeunes gens dans toutes ses armoires... Je vous dis qu'elle , porte des faux cheveux et qu'elle se peint la figure!... N'est-ce pas, docteur, qu'elle se peint la figure.
MOURGUE, lisant toujours le journal.— Oui, oui, elle se peint la figure.
MADAME FIQUET. — Et vous lui indiquez des huiles et des onguents?
MOURGUE. — Parfaitement, des huiles, des onguents. i
MADAME FIQUET. — D'ailleurs, avec des toilettes comme elle en porte, on a toujours l'air de quelque chose. Elles lui coûtent bon, ses toilettes... Tant mieux ! tant miefux ! Nous verrons sur quoi la belle madame Vaussard finira... Ah! madame donne des dîners, mange aussi bien que le sous-préfet, promène chaque semaine une robe neuve, offre du thé aux jolis jeunes gens 1 C'est parfait ! Elle n'aura pas toujours du pain à manger.
CHAPUZOT. — A moins que Rabourdin ne lui laisse sa fortune.
MADAME FIQUET. — Vous voulez rire ! CHAPUZOT.—Dame! Ses créanciers patientent. Elle a du crédit. Il lui suffit de parler de son oncle pour trouver des prêteurs.
MADAME FIQUET. — C'est cela, de l'escroquerie pure I... Elle a je no sais quels tripotages avec cet usurier d'Isaac, ce brocanteur cpii prête à la petite semaine, et qui bat la contrée pour acheter toutes 1RS vieilleries... Allez, allez, la belle madame Vaussard ne m'inquiète guère.
CHAPUZOT. — Comme vous voudrez... Du moment que vous ne voulez pas voir clair.
MADAME FIQUET. — Vous savez donc quelque chose?
CHAPUZOT. — Eh I vous ne devinez pas qu'elle veut empêcher le mariage de votre fille avec M. Ledoux... Elle était au mieux avec M. Ledoux, l'hiver dernier. Elle le nourrissait de petits fours, dans son cabinet de toilette. MADAME FIQUET. — Si cela était vrai ! CHAPUZOT, remontant. — Tellement vrai, qu'elle est là-bas, en train de cueillir des fraises avec le j eune homme.
MADAME FIQUET, remontant. — Merci, monsieur Chapuzot. Prendre M. Ledoux àf'ma pauvre Minette !... (Regardant dans le jardin.) Je Crois qu'elle lui fait embrasser sa main. Attendez, je vais les guetter par la fenêtre de la cuisine. (Elle sort vivement par la droite.)
SCÈNE VII
CHAPUZOT, MOURGUE
MOURGUE, à Chapuzot qui rit en se rasseyant sur la chaise, à gauche..— Vous finirez par les
faire prendre aux cheveux. (Il plie son journal «; '.wÊ
se lève.) ;. 'Js
CHAPUZOT. —- Tiens t ça m'amuse... Elles sent'"'1m
drôles, quand elles sont en colère. Il faut b;3n a
rire un peu. M
MOURGUE. — En somme, laquelle des do rx <§
héritera, selon vous? .Ê
CHAPUZOT, se levant. — Laquelle des deux.,., vj
Ni l'une ni l'autre donc l Comment ! vous êiesi',a|
encore à croire que Rabourdin laissera son ar-;';7a
gent à ces deux commères ! Il est bien bête, mis _'M
p as à ce point-là. s J|
MOURGUE. — Elles sont ses nièces. » i -'M
CHAPUZOT. — Une grosse femme qui a des; S
appétits d'ogresse, qui deviendraitinsupportaile ;v«
de prétentions, si elle avait de l'argent dans sa - M
poche ! ; /l
MOURGUE. — Elle est sa nièce. -i
CHAPUZOT. — Une vieille suspecte qui pro-^ J
mène dans son panier toutes les affaires véreuses "'$,
de Senlis, qui engloutirait dix fortunes, sans j
qu'on entendît seulement tomber un écu 1 ^
MOURGUE. — Elle est sa nièce, que diable 1 j ^j
CHAPUZOT, exaspéré, passant à droite. — Sa ;
nièce ! sa nièce ! qu'est-ce que ça fait? Est-ce Ï{
qu'on laisse son bien à des nièces î... (Baissant la ï
voix.) A quoi bon des nièces, quand Rabourdin a 4
autour de lui des amis dévoués, des amis de ; |
coeur, cpii ne manquent pas un jour de lui tenir \j
compagnie? "
MOURGUE, confidentiellement.— Vous comptez ■'">.
alors que notre pauvre Rabourdin...? !->,£ .',
CHAPUZOT. — C'est une affaire convenue de- '•'\
puis longtemps. Pensez donc ! il y a quarante \,i
ans que nous nous connaisssons... J'aurai la M
maison... Je pense réinstaller à l'automne. (71 ;.*
est pris d'un accès de toux, qui le renverse sur le i ;
canapé.) '-:.]
MOURGUE, à part. — Oui, à là chute des ; »
feuilles... (Haut.) Soignez ça, entendez-vous. Ça h
vous jouera quelque mauvais tour. M
CHAPUZOT, furieux, se relevant. — Laissez '[
donc ! une simple démangeaison.^ •£
MOURGUE, baissant la voix. — Ecoutez, entre ji
nous, je dois vous prévenir que madame Fiquet P
a une promesse de son oncle. fCHAPUZOT.
fCHAPUZOT. Une promesse?... Ce Rabourdin promet donc à tout le monde?
MOURGUE. — Dame 1 il se fait dorloter, c'est ; son droit. La maison sera au plus tendre.'Wplus [ aimant... Soyez tendre,,Chapuzot. \.
CHAPUZOT. — Vous vous moquez I Je n'irai \ pas tourner un potage, ni cueillir des fraises, i peut-être ! Ah 1 non, docteur, j'ai plus de di- [ gnit-é que cela... (Changeant peu à peu de ton.) La ' vérité est que je n'ai jamais pu voir souffrir per- ' sonne. Rabourdin serait déjà mort sans moi. Voyez, la table n'est seulement pas mise 1 II manque le sel, le poivre, le pain, la serviette... (Il enlève le panier de madame Fiquet et achève de mettre la table.)
MOURGUE, à part, riant. —Ils sont tous grotesques, ma parole d'honneur !... (Il s'assied sur la chaise à gauche.) Moi, je ne bouge pas. J'ai une promesse formelle de Rabourdin. Ce n'est pas moi que l'on surprendra à quelque vilenie. (Il aperçoit Charlotte qui est entrée et qui est allée prendre un des coussins du canapé; Use lève et le lui arrache des mains.) Donnez, ceci est l'affaire du médecin. Vous le mettez toujours .trop
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LES HÉRITIERS RABOURDIN
57
as (Il arrange le coussin dans le fauteuil.)^, n vrai dodo. (A ce moment, Rabourdin parait à a porte de gauche, voûté, cassé, l'air agonisant. Uour"ue donne de petites tapes sur le coussin. Viapuzot coupe du pain. Les autres personnages e présentent de la façon suivante : madame Frimet, à droite, avec un potage, madame Vaussard, m fond, avec une assiette de fraises; Eugénie et ledoux également au fond, avec des bouquets.)
I SCÈNE VIII
IRABOURD1N, CHARLOTTE, MOURGUE, I EUGÉNIE, MADAME VAUSSARD, LE! DOUX, CHAPUZOT, MADAME FIQUET.
■ Tou s. — Ah'J le voici !
S MADAME VAUSSARD ET MADAME FIQUET. — B^otre cher oncle t
■ CHAPUZOT ET MOURGUE. — Ce cher ami !
■ RABOURDIN Merci, merci, mes enfants.
■ MOURGUE, allant le chercher.—Là, venez vous Asseoir, j'ai arrangé les coussins, vous allez être ■comme dans votre lit. (Il l'asseoit dans le fauMeuil.)
■ MADAME FIQUET, s'approchant, à droite de la Mable. — Et vous mangerez votre potage, une ■semoule au lait et au sucre, une vraie confiture... ■C'est moi qui l'ai préparée. (Elle pose le potage Bur la table.)) 3j .1
■ MADAME VAUSSARD, s'approchant, à gauche Mie la table. — Je les ai cueillies pour vous... Billes embaument. (Elle pose les fraises sur la Mable.)
■ CHAPUZOT, s'approchant, en face de la table. — ■Moi, je vous coupais du pain, le croûton, le bout ■e plus cuit.
■ RABOURDIN— Merci, merci, mes enfants.
■ EUGÉNIE (1), descendant avec Ledoux, penWpaul 'lue madame Vaussard et madame Fiquet me'écartent un peu. — Si vous voulez nous per■mettro do vous offrir ces fleurs?
■ RABOURDIN, se mettant debout. — Oh 1 des ■fleurs I... (Il jette un cri étouffé.) Aïe lj'ailes reins ■coupés en quatre.
■ _ MOURGUE, se précipitant, écartant Eugênie"et mLedoux. — Vous le fatiguez... (A Rabourdin.) Je ■tiens les oreillers, n'ayez pas peur.
■ MADAME FIQUET, le soutenant, à droite. — B Appuyez-vous sur mon bras.
■_ .MA:DAMB VAUSSARD, le soutenant, à gauche. — ■M doucement, doucement. ■!
■ CHAPUZOT, qui est remonté derrière le fau■L. ' — Laissez-le glisser peu à peu, sans se■fcousse. 11 y est... (Rabourdin s'asseoit.)
M LOVS-~ Ah Hé voilà assis!
Bttii™ AME F*?™ et MADAME VAUSSARD. — «Notre cher oncle 1'
1^SZ7 rET, Mo™DE" — Ce cher ami ! B^no 1 C J- edoux retournent sournoisement mthnnLJ: '" Zï' Mada™ Vaussard passe les Wvoêt m ° Pharlot<e lui va les poser sur le Wdroit'e ) qUl S° mire ensuiie Par la Vrte de
SCENE IX
MADAME VAUSSARD, MOURGUE, RABOURDIN, MADAME FIQUET, CHAPUZOT.
RABOURDIN, assis. — Je respire. J'ai les jambes si lourdes.
MOURGUE. — Diable ! nous avons une mauvaise mine, ce matin. (Il lui prend le pouls.)
RABOURDIN. — N'est-ce pas, docteur? une bien mauvaise mine. J'ai passé une nuit atroce. MOURGUE. — Le pouls ne dit rien... Voyons la langue... Elle ne dit rien non plus... Je n'aime pas cette absencede symptômes. C'est toujours très grave.
RABOURDIN. —N'est-ce pas, docteur? MOURGUE. — Je vais faire une petite ordonnance. (Il remonte au fond et écrit l'ordonnance sur le guéridon, près du poêle.)
MADAME FIQUET, debout près de Rabourdin. — Bah ! notre oncle vivra cent ans.
CHAPUZOT, assis sur le canapé. — Cent ans, c'est beaucoup.
MADAME VAUSSARD, assise sur la chaise, à gauche. — Les Rabourdin ont l'âme chevillée au corps. ' '
CHAPUZOT, s'échauffant et se levant. — Eh I c'est ridicule ! 11 connaît son état aussi bien que vous... N ' est-ce pas, Rabourdin ?
RABOURDIN, d'une voix dolente. — Oui, oui, mon ami.
CHAPUZOT. —Enfin, il traîne toujours, il est toujours dans les tisanes... Je crois qu'il y a en lui un vice de sang.
RABOURDIN, inquiet. — Mon ami, mon ami...
CnAruzoT. — Ce que j'en dis, ce n'est pas
pour vous effrayer... Là, vous n'êtes pas fort.
Le moindre bobo vous flanquerait par terre.
Vous savez ce qui vous attend, que diable t
RABOURDIN, se fâchant. — Permettez, Chapuzot, je ne suis pas encore mort... Vous êtes insupportable ! (Chapuzot retourne s'asseoir sur le canapé.)
MADAME FIQUET. — Eh ! notre oncle se porte à merveille.
MADAME VAUSSARD. — Il nous enterrera tous.
RABOURDIN, reprenant sa voix d'agonisant. — Non, non, Chapuzot a raison ; je suis bien faible... Ah ! mes pauvres enfants, vous ne me garderez pas longtemps au milieu de vous.
MOURGUE, qui a achevé son ordonnance, redescendant. — Voilà... Vous prendrez, d'heure^en heure, une cuillerée de la potion; puis, après chaque repas, un des petits paquets; puis, le matin, trois des pilules ; puis, tous les deux jours, un grand bain alcalin... Si le mal empirait, envoyez-moi chercher cet après-midi. [il va prendre son chapeau près de la porte.)
RABOURDIN, haussant la voix. — Docteur, je puis manger, n'est-ce pas?
MOURGUE, revenant. — Légèrement, mon ami très légèrement... Au revoir. (Il sort. Madame Vaussard approche la chaise à quelque distance de la table, et se met à éplucher les fraises. Madame Fiquet attache la serviette au cou de son oncle. Chapuzotest toujours assis sur le canapé.)
Idin'E^nfo" 6' madame Vaussard, Ledoux, Rabourdm, Eugénie, madame Fiquet, Chapuzot.
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58
THÉÂTRE
SCÈNE X
MADAME VAUSSARD, 1; RABOURDIN, MADAME FIQUET, CHAPUZOT, PUIS CHARLOTTE.
MADAME FIQUET. -— Le potage va être froid... Voyons, mon oncle, forcez-vous un peuCHAPUZOT.
peuCHAPUZOT. Il ferait mieux de ne pas manger... Hein ! mon pauvre Rabourdin, ça ne va guère, l'appétit?
RABOURDIN. — Heu ! heu ! MADAME FIQUET. — Rien qu'une cuiller, mon oncle, pour nous faire plaisir.
CHAPUZOT, se levant. — Eh ! non, laissez-le tranquille, puisqu'il n'a pas faim. RABOURDIN. — Cependant... CHAPUZOT. — Il n'a besoin que de son lit, c'est visible.
RABOURDIN. — Permettez.-!.... Je n'ai pas faim. Seulement je sens là, dans l'estomac, un creux... (Chapuzot se rasseoit.)
MADAME FIQUET. — Oui, oui, faites un effort. Vous mangerez ce que vous mangerez.
RABOURDIN, mangeant. — Si peu, si peu... C'est fini, cette fois. Bientôt, je ne vous dérangerai plus, je vous laisserai la place.
MADAME VAUSSARD. — Oh ! mon oncle, s'il est permis de dire des choses pareilles ! (Elle lui verse à boire.)
RABOURDIN, mangeanlgloulonnemcnt.—Non, ne vous abusez pas... Je. sens que je m'en vais.
CHAPUZOT, se précipitant pour lui enlever la
lasse. — Rabourdin, vous allez vous faire du
mal. Je vous surveille, moi !... (Rabourdin
l'écarte et boit le restant du potage.) Voyez donc,
■ il a vidé la tasse. ( Il retourne s'asseoir. )
MADAME FIQUET. — C'est qu'il a trouvé ma semoule bonne... Mais plus une bouchée... Buvez-moi ces deux doigts de vin, et je vais appeler Charlotte pour qu'elle enlève le couvert. MADAME VAUSSARD, se levant brusquement, tenant l'assiette de fraises. — Ah ! pardon, je veux que mon oncle goûte mes fraises.
MADAME FrQUET, aigrement. — Il no peut cependant pas s'étouffer pour vous faire plaisir. MADAME VAUSSARD, se fâchant. — Je l'ai bien laissé se bourrer de votre potage, moi ! C'est très indigeste, cette pâtée !... N'est-ce pas, mon oncle, que vous allez manger des fraises?
MADAME FIQUET, bousculant l'assiette. — C'est ce que nous verrons. Je ne permettrai pas qu'on l'oblige à se faire du mal.
• RABOURDIN. — Lisbeth ! Olympe ! je vous en prie... (Madame Vaussard pose devant lui l'assiette de fraises.) Il me semblait qu'avant les fraises...
MADAME VAUSSARD. — Avant les fraises,.. RABOURDIN. — Oui, Charlotte m'avait promis...
MADAME FIQUET. — Quoi donc? RABOURDIF. — Une petite côtelette. C.HAPtTzoT. — Une côtelette ! mais il va se donner une indigestion !
RABOURDIN. — Oh ! toute petite, la noix seulement, rien que pour sucer... J'ai là ce creux dans l'estomac, vous savez; pas Lla moindre faim, mais un creux atroce.
CHARLOTTE (1), entrant à droite, avec la côtelette.— Mon parrain, voici votre côtelette, bien saignante.
RABOURDIN. — Donne, ma fille... Encore ui morceau de pain, Chapuzot.
CHAPUZOT, prenant le pain qu'il a posé debout contre le canapé, et coupant un énorme marceav, à part. — Tiens 1 si celui-là ne l'étouffé pas ! (// se rasseoit.)
CHARLOTTE, passant le morceau de pain à Ri - '„ bourdin. — Et maintenant, mon parrain, faut-il : ,. vous mettre deux oeufs sur le plat? .\
Tous. — Ah ! non, non, par exemple ! : i
RABOURDIN. — Hein? des oeufs sur le plai, ■ pourtant... pas trop cuits, avec une pointe de poivre, c'est léger, ça se digère facilement. Tous, énergiquement. — Non ! RABOURDIN, résigné. —Eh bien ! non, Charlotte... Ils m'aiment bien, ils sentent que ça ne passerait pas. (Attaquantsa côtelette.) Cane pourrait pas passer. Je suis si faible, si faible ! (Char- , lotte sort par le fond. Madame Vaussard va s'asseoir sur la, chaise, à gauche. Madame Fiquet s'asseoit sur la chaise, près du canapé.) CHAPUZOT (2), à part. — Ça va l'achever. RABOURDIN. — C'est de vous voir là, mes enfants. Je m'oublie, en causant: je mange sans y penser... Est-ce qu'Eugénie n'est pas venue, ce matin? Je croyais l'avoir vue.
MADAME FIQUET, surprise. — Hein? Eugénie?
RABOURDIN. — Votre fille? MADAME FIQUET, se levant. — Ah 1 oui, ma fille.... Elle était là. Où a-t-olle pu passer? (Elle va au fond.) Minette 1 Minette !
CHAPUZOT, ricanant. —Il y a longtemps que ; Minette est retournée sous' le berceau avec monsieur Ledoux.
RABOURDIN. —Laissez-la, Lisbeth. (Madame Fiquet revient s'adosser à son fauteuil.) Je suis • content que cette petite vienne sn faire embrasser le bout des doigts dans mon jardin !... ; Ah ! la famille, la famille ! On ne vit bien que j par la famille !
CHARLOTTE (3), entrant par la droite. — Mon parrain, il y a là un jeune homme qui vous demande.
RABOURDIN. —Tu le connais? CHARLOTTE. — Jo ne l'ai jamais tant vu... 11 a un panier.
RABOURDIN, — Un panier... Fais-le entrer. ( Charlotte appelle du geste Dominique, qui entre par la droite, et qui marche droit à Rabourdin, la main tendue. Charlotte traverse au fond, etdescend à gauche, riant et attendant.)
SCÈNE XI
LES PRÉCÉDENTS, DOMINIQUE
DOMINIQUE. — Bonjour, mon oncle. (Madame Vaussard se lève brusquement et accourt .près ùson oncle, que madame Fiquet couvre de sa
(1) Madame "Vaussard, Rabourdin, madame Fiquc, Charlotte, Chapuzot,
(2) Madame Vaussard, Rabourdin, madame Fiquc'., Chapuzot.
(3) Madame Vaussard, Rabourdin, madame Fiquc , Charlotte, Chapuzot.
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LES HÉRITIERS RABOURDIN
59
•orps. Chapuzot s'est également levé, très in'"IUBOURDIN
in'"IUBOURDIN surpris. — Hein !... (Se laissant prendre la main.) Bonjour, mon garçon.
MADAME FIQUET, écartant Dominique. — l'ous êtes chez monsieur Rabourdin.
DOT.IINIOUE, posant son panier à l'avanl,cî'rç.
l'avanl,cî'rç. ! mon oncle Rabourdin, un des
îom'mes les plus respectables de Senlis... (Ecarant à son tour madame Fiquet.) Et vous allez uen, mon oncle? / ,
RABOURDIN, toujours surpris, hésitant. — Très bien, mon garçon... Je veux dire doucement, très doucement.
MADAME VAUSSARD, se penchant, bas. — Quelque intrigant "... Est-ce que vous le confaissez?
confaissez? bas. — Pas précisément... Je ;hnrche à me rappeler sa figure.
DOMINIQUE. — Je suis Dominique, le fils du jrand Lucas.
BABOXTRDIN. — Dominique, le grand Lucas... Certes !
DOMINIQUE. — Vous savez, le grand Lucas, tic la ferme de Pressac.
RABOURDIN. — La ferme de Pressac... Oui, oui.
DOMINIQUE. — El je vais à Paris pour acheter Ses semences. Alors, mon père m'n dit : « Donne [Jonc le bonjour à l'oncle Rabourdin, en passant St Senlis. Tu lui porteras une paire de canards. » Attendez, les canards sont dans mon panier. (Il es prend et. les pose sur la table.) Des canards olimenl gras, mon oncle.
RABOURDIN, se frappant le front. — Parfait ! le grand Lucas, de la ferme de Pressac, qui avait épousé...
DOMINIQUE. — Malhurine Taillandier, la fille il Jérôme Bonnardol.
RABOURDIN. — C'est cela!.. (Il se lève cl lonne une poignée de main à Dominique. Charlotte relient un rire et sort par le fond.) Ah ! mon jievou, que je suis donc heureux, de té voir !... le me disais aussi : Je connais cette fignrc-là. ru ressembles comme deux gouttes d'eau à une de mes pauvres tantes... Tout le monde est gaillard à la forme?
DOMINIQUE. — Merci. Ils vous disent tous bien des choses. (Il prend, son panier et va s'installer sur le canapé, à côté de.Chapuzol.)
RABOURDIN. — Tu es chez toi, mets-toi à ton aise...Noussommesen famille,tous parenta, tous anus. Jo ne suis content que lorsque la maison est pleine. (Il retourne s'asseoir à la table et reprend sa voix de malade.) J'ai bien des consolations à mes derniers moments... Chapuzot, un morceau ue pain, je vous prie. Je vais manger mes fraises. LHAPUZOT, se levant. — Avec plaisir... (Il coupe un gros morceau de pain. A part.) Crève, crevo, mon bon. (Use rasseoit.) A,„, ^AMB 1?I?TJET (2). lui a pris à part maHWV Â"""^ au ioncL ~ Mathurine TaillanîèrCesisrsSà?nnard
TaillanîèrCesisrsSà?nnard est-.ce qye vous connaisMADAME
connaisMADAME bas. — Pas du tout... Le
jeune homme a des yeux qui luisent comme des charbons.
MADAME FIQUET, bas. —Il faudra le surveiller.
CHARLOTTE, entrant par le fond. — Mon parrain, voici monsieur Isaac qui entre dansle jardin.
RABOURDIN, très inquiet, — C'est désagrôablel Nous étions si bien, là, en famille I
CHARLOTTE. — Le voici. (Elle sort par la porte à droite. Madame Fiquet dessert la table.)
SCENE XII
MADAME VAUSSARD, RABOURDIN, MADAME FIQUET, ISAAC, CHAPUZOT, DOMINIQUE.
RABOURDIN, pendant que madame Fiquet lui enlève sa serviette du cou. — Eh ! c'est cet excellent monsieur Isaac ! Ç.a ne va pas, ça ne va pas, mon pauvre monsieur Isaac... Vous êtes fort comme un Turc, vous !
ISAAC. — Vous êtes bien bon. Je ne me porte pas mal. Je venais pour une petito note.
RABOURDIN. -— Une petite note...
ISAAC. — Un ancien compte,, deux cent soixante-douze francs, pour une armoire...
RABOURDIN. — Quoi ! l'armoire ne vous a pas encore été payée? Vraiment, si vous ne me connaissiez pas...
ISAAC. — Oh ! je n'étais pas en peine, monsieur Rabourdin. On sait ce qu'on sait. Je voudrais que vous me dussiez cent fois davantage. (// lui remet la note.)
RABOURDIN. — Deux cent soixante-douze francs... (Il se lève. Madame Vaussard est montée s'asseoir devanllc guéridon, où elle feuillette un album; madame Fiquet achève de desservir la table, Chapuzot cause avec Dominique.) Je ne sais pas si je vais avoir de la monnaie... (Il fouille dans ses poches en se dirigeant vers la caisse.) Je suis pourtant bien sûr d'avoir pris la clef de la caisse sous mon oreiller. (Se fâchant.) Aussi c'est cette écervelée de Charlotte I On ne retrouve rien dans la maison... (Appelant.) Charlotte ! Charlotte !
MADAME FIQUET, s'approchant, allongeant la main pour lâter la poche du gilet. — La clef est peut-être dans votre gilet.
RABOURDIN, fermant étroitement sa robe de chambre. — Ah ! non, non, je me souviens... Elle sera tombée hier de ma poche. Et j'ai une peur : on l'aura balayée et jetée à la rue... (Appelant.) Charlotte ! Charlotte ! (Se fouillant de nouveau.) Mon Dieu, mon Dieu, que c'est contrariant !...(.! Isaac. ) Vous n' êtes pas pressé ? Autrement je vous aurais envoyé ça cel aprèsmidi.
ISAAC. — J'ai le temps. (Les héritiers, flairant un emprunt, tournent tous le dos à Rabourdin. Madame Fiquet, qui a porté la table derrière le canapé, est remontée devaût le buffet. Madame Vaussard met. les bouquets dans des vases, sur le poêle. Chapuzot cause toujours avec Dominique, côte à côte, sur le canapé.)
RABOURDIN (1).—Tant mieux! tant mieux!...
«•me ïw^n^*?1"" Vau*sard, Rabourdin, mam AÏ 2 ' ?Tomini(I«e. Chapuzot.
cC»t?SoU2ÎSulrt'niaaame Fi<Iuet-Rab0-*"'
(i) Madame Vaussard, Rabourdin, Isaac, madame Fiquet, Chapuzot, Dominique.
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60
THÉÂTRE
Quand on ne trouve pas, vous savez, on perd la tête. (Réfléchissant.) Pas le moindre souvenir. Tout se brouille. Va te faire lanlaire !... Chapuzot?
CHAPUZOT, se tournant à regret. — Quoi, mon ami?
RABOURDIN . —^ Vous n'auriez pas la somme sur vous, par hasard?
CHAPUZOT. — Non... (Regardant dans son porte- monnaie.)3'Rï trente-sept sous. Je ne prends jamais d'argent sur moi. Ça embarrasse. (Il reprend sa causerie avec Dominique.)
RABOURDIN. — Vous avez bien raison. Je vous demandais cela en l'air, pour en finir... Asseyez-vous donc, monsieur Isaac. Ce sera peut-être long.
ISAAC. — Merci... Ne vous inquiétez pas de moi.
RABOURDIN. — Nous allons tâcher de trouver la somme, que diable !... Vous dites trente-sept sous, Chapuzot? (Chapuzot gonfle le dos sans se retourner.) Ce ne serait- pas trente-sept francs? Non. Tant pis !... Ma bonne Olympe, vous avez bien quelques louis?
MADAME VAUSSARD, descendant, d'un air contrarié. — Mais non, mon oncle, pas dix francs seulement. J'ai payé ma modiste en venant ici, de sorte que je suis à sec. (Elle remonte.)
RABOURDIN. — Deux cent soixante-douze francs... Nous n'v arriverons jamais... Et vous, Lisbeth?
MADAME FIQUET, descendant avec son panier. — Attendez... Je regardais justement... Quelquefois, j'ai de l'argent qui traîne. L'argent, ça tombe toujours au fond, dans les miettes... Non, voilà trois pièces de quatre sous, avec des centimes, que la boulangère m'a rendus... (Elle remonte.)
ISAAC, s'àvançanl. —Je ne vous cacherai pas que j'ai, ce matin, un petit paiement à faire.
RABOURDIN. — Un petit paiement ! Je sais ce que c'est qu'un petit paiement 1 II faut absolument que je retrouve cette clef... Mon Dieu 1 mon Dieu 1 (Il remonte, la tête entre les mains.)
DOMINIQUE, à part. — Il me fait de la peine, le bonhomme !... (Haut, quittant le canapé.) Vous dites deux cent soixante-douze francs, mon oncle? RABOURDIN, surpris. — Oui, mon garçon. DOMINIQUE, lui remettant trois billets de banque. — Voici trois cents francs. (Tous les héritiers descendent, stupéfaits.)
RABOURDIN (1), tenant les billets. — Ah I ce cher neveu 1 ce brave neveu !... Il a trois cents francs, à son âge ! C'est bien, cela, c'est très bien ! Ça fait honte aux grandes personnes... Embrassez-moi.petit.Tu es un vrai Rabourdin!... Payez-vous, monsieur Isaac.
CHAPUZOT, ricanant, à demi-voix. — Est-ce bête, la jeunesse !
MADAME VAUSSARD, à madame Fiquet, bas. — Décidément, il me déplaît, ce gamin.
MADAME FIQUET, bas. — Queique fripon. ISAAC. — Eh I eh ! les bons comptes font les bons amis... Voici vingt-huit francs, monsieur Rabourdin.
RABOURDIN. — Bien, bien... (Il serre la main
que tend Dominique pour prendre la monnaie, ci met celte monnaie dans sa poche.) Nous compferons, mon garçon, J'ai la mémoire du coeur. La famille, c'est ma vie. (S'attendrissant.) Mes pauvres enfants, vous retrouverez tout après ma mort. (Les héritiers, qui se sont rapprochés, baissent la tête et reculent.)
ISAAC. — Je ne suis pas venu pour cette misère... Je voulais vous proposer des pendules... Vous en désiriez une pour votre chambre à coucher.
RABOURDIN. — Oh ! un caprice. . ISAAC, lui remettant des photographies. — J'ai là des reproductions...
RABOURDIN. — Voyons... (Tenant les photographies.) En effet, voilà de belles pendules... Nous pouvons toujours donner un coup d'oeil à la cheminée... Venez tous, vous me direz votre avis. (Il sort au bras de Dominique. Tous le suivent. Au moment où Isaac va rentrer dans la chambre, il est arrêté par madame Vaussard.)
SCENE XIII
MADAME VAUSSARD, ISAAC
MADAME VAUSSARD, arrêtant Isaac. — Pardon, monsieur Isaac... Etes-vous aussi méchant qu'hier? Vous ne pouvez me refuser le renouvellement de ces billets.
ISAAC. — Je suis désolé, vraiment désolé. Vous avez déjà renouvelé les billets cinq fois... ; Pourquoi ne me faitos-vous pas payer par votre oncle, qui vous aime .tant?
MADAME VAUSSARD, vivement. — Pas un mot de ceci à notre oncle !... (D'une voix pénétrée.) Si je vous ai reparlé des billets, c'est que je pensais qu'après avoir vu notre pauvre oncle...
ISAAC. — Eh 1 eh 1 il est encore gaillard. MADAME VAUSSARD. —Oh 1 gaillard. ISAAC. — Mon Dieu, si l'on était sûr, je renouvellerais bien encore. Je vous avancerais môme les trois mille francs que vous m'avez demandés hier... Vous savez que je ne suis pas un méchant homme... (Il passe à gauche.) Seulement, le père Rabourdin, eh ! eh ! je crois qu'on devra le tuer à coups de bonnet de coton, comme on dit. C'est un malade solide... (Voix de Rabourdin, dans la coulisse : Monsieur Isaac/ Monsieur Isaac .') Pardon, il m'appelle. (Il entre à gauche.) MADAME VAUSSARD, le suivant. — Quel misérable, cet Isaac 1 Attendre ainsi le dernier soupir d'un vieillard.
SCENE XIV MADAME FIQUET, LEDOUX
MADAME FIQUET, à la cantonade. — Reste sous le berceau, Minette. (Entrant, poussant Ledoux devant elle.) Il est inutile que la'pauvre chérie entende... (^1 Ledoux.) Oui, ma cousino vous f aisai t embrasser sa m ain.
LEDOUX. — Je vous assure, madame...
(1) Madame Vaussard, madame Fiquet, Rabourdin, Dominique, Isaac, Chapuzot.
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LES HÉRITIERS RABOURDIN
61
MADAME FIQUET. — Vous êtes ridicule, voilà ,P vous rougissez maintenant ! Je vous parle > cela uniment au point de vue de notre Taire... Oui ou non, épousez-vous toujours ma
\eTO0ux! — J'aime mademoiselle Eugénie, et les espérances que vous m'avez fait entrevoir
réalisent... T
IMADAME FIQUET. — Oh 1 pas de phrases... Je biine à Eugénie cent mille francs de dot. En Etre, si vous êtes gentils tous les deux, je vous lisserai la maison... Vous seriez bien, ici. [ LEDOUX. — Je me permettrai de vous faire bmarquer, madame, que nous n'y sommes pas hcore. Monsieur Rabourdin... j MADAME FIQUET. — Il est au plus mal, mon her... D'ailleurs, cette pauvre Minette ne sauhitattendre davantage. Son onclecomprendra... Foici deux mariages déjà qu'il lui fait manquer, k elle aura bientôt vingt-deux ans. I LEDOUX. — Enfin, je crois qu'il serait bon [attendre...
[MADAME FIQUET. — Le mariage aura lieu en
iptembre, au plus tard. Voyez si cela vous
frange... Nous valons cent mille francs, au bas
lot. Le dernier épouseur de Senlis sait, cela...
h ! rompons, si vous voulez. Nous y gagnerions
lonsicur... (Remontant et désignant son panier.)
'ai là, en note, dos partis : un de cent quatrcingt
quatrcingt un de deux cent vingt mille, un de
leux cent mille...
I LEDOUX. — Eh ! non ! non ! j'épouse. L'afRire est conclue.
■ MADAME FIQUET. — Vous épousez ! L'affaire Bt conclue I Touchez la... Vous pouvez aller ■trouver Eugénie sous le berceau. (Ledoux %rt.) Mon Dieu I que ces enfants me donnent lu mal 1 (Elle s'asseoit sur le canapé.)
SCENE XV
HAPUZOT, RABOURDIN, MADAME FIQUET, DOMINIQUE, PUIS ISAAC ET MA: DAME VAUSSARD.
RABOURDIN, entrant avec Chapuzot, regarant les photographies, pendant que Dominique mraverse au. fond et descend à droite. —Je trouve fe pendule Empire un peu grande... Quel est wotre avis, Chapuzot?
i CHAPUZOT. — Eh ! eh ! j'aimerais à avoir la Bendule Louis XVI,sur ma cheminée. Prenez la end aie Louis XVI, Rabourdin. MADAME FIQUET, se levant. — Non, par xemple ! Je choisis la pendule Louis XV, moi ! m vrai bijou pour la chambre d'une mariée, si ous voulez jamais en faire cadeau à une de os petites-nièces. (Elle remonte à droite, cl met on châle et son chapeau.)
J,!AiC'/ cntrant avec madame Vaussard, qui este au fond, a gauche, occupée à mettre son charXe
charXe gari\iture Louis XV est la plus •hère... Douze cents francs.
RABOURDIN (1). __ Bon Dieu !... (Il rend les 'holographies à Isaac.) Douze.cenis francV; si
je faisais une pareille folie, je croirais ruiner mes héritiers.
MADAME FIQUET ET MADAME VAUSSARD. — Oh ! mon oncle !
RABOURDIN, gagnant la porte avec Isaac. — Et votre dernier prix est vraiment douze cents francs? (Ils disparaissent dans le jardin.)
CHAPUZOT (1), près de la porte, bas. — Il en a une envie folle.
MADAME FIQUET, bas. — Non, non, il deviendrait d'une exigence !... Il faut nous jurer de ne pas courir la lui acheter en sortant d'ici.
MADAME VAUSSARD, bas. — Jurons, je le veux bien.
CHAPUZOT, bas. — Oh ! moi, je n'ai pas besoin de jurer... Méfiez-vous du petit-neveu.
RABOURDIN, du jardin. — Venez-vous, mes enfants? (Ils sortent tous les trois. Au moment où Dominique va les suivre, il est arrêté par Charlotte, qui entre à droite.
SCENE XVI
DOMINIQUE, CHARLOTTE
CHARLOTTE. — Bonjour, mon oncle ! Bonjour, mon neveu !... Hein ! que te disais-je? Vous étiez joliment drôles, tous les doux.
DOMINIQUE. — Eh 1 ton parrain me plaît. Ce pauvre vieux a l'air d'êtro si innocemment la proie de ces gens... Il a été bien embarrassé tout à l'heure, quand cet Isaac est venu. Il avait perdu la clef de sa caisse.
CHARLOTTE. — Ah ! il avait perdu la clef de sa caisse?
DOMINIQUE. — Il fallait voir la figure des autres ! Ils n'avaient pas un sou sur eux... Alors, moi, j'ai fait le crâne, j'ai sorti mes trois cents francs.
CHARLOTTE. — Tu as prêté tes trois cents francs à mon parrain?
DOMINIQUE. — Mais oui... Il m'a dit que nous compterions.
CHARLOTTE, éclatant. — Ah ! non, non, mon parrain ! je ne vous permets pas ça !... (A Dominique.) Aussi, tu es bien godiche, toi !
DOMINIQUE. — Puisqu'il avait perdu la clef de s'a caisse 1 "
CHARLOTTE. —La clef, la clef...Tais-toi, tiens! ça me jette hors de moi.
DOMINIQUE. —- Il me le rendra, cet argent. Je suis bien tranquille.
CHARLOTTE, exaspérée. — Tu es volé, là, comprends-tu?... C'est ma faute. J'aurais dû l'expliquer tout de suite... Mais il faudra qu'il retrouve les trois cents francs, jour de ma vie ! Et je veux ma dot, mes trois mille francs, dès ce soir !
DOMINIQUE. — Chut !... Pas devant le monde.
RABODRDTN, à la cantonade. — Non, décidément, monsieur Isaac, ne comptez pas sur moi... CHARLOTTE, qui est allée le chercher et. qui le ramène violemment par le poignet. — A nous doux, maintenant, mon parrain !
™l™^C»tZ^™A' ISaaC' Rab0Urdin'
(1) Chapuzot, madame Vaussard, .madame Fiquet, Dominique.
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62
THÉÂTRE
ACTE DEUXIÈME
La chambre à coucher de Rabourdin. — Porte au tond, donnant sur la salle à manger; elle est flanquée d'une armoire, à gauche, et d'un lit tendu de rideaux, a droite. — A gauche, au second plan, une fenêtre donnant sur le jardin; au premier plan, une porte. — A droite, au premier plan, une cheminée garnie seulement de deux flambeaux. — Meubles de chambre à coucher, table de nuit à la tête du lit, chaises, etc. Sur le devant de la scène : à gauche, un fauteuil, près d'un guéridon; à droite, un autre fauteuil.
SCÈNE PREMIÈRE
RABOURDIN, CHARLOTTE
CHARLOTTE, ouvrant la porte du fond et amenant violemment Rabourdin par le poignet. — Vous n'avez pas honte, mon parrain ! Prendre les trois cents francs de ce pauvre garçon !
RABOURDIN. — Est-ce que je savais?... Mets-toi à ma place. Il entre, il me dit. : « Bonjour, mon oncle. » Naturellement, j'ai cru qu'il était mon neveu.
CHARLOTTE. — Et vous avez accepté les trois cents francs?
RABOURDIN. — Tiens 1 puisqu'il était mon neveu !
CHARLOTTE. — Vous avez même gardé la monnaie.
RABOURDIN. — Sans doute, puisqu'il était mon neveu ! -
CHARLOTTE. — Vous saviez pourtant que vous ne pourriez rendre cet argent.
RABOURDIN. — Mais puisqu'il était mon neveu !... On ne trompe pas les gens comme ça ! Tu l'exposais, ton amoureux, à toutes sortes d'histoires. Je lui aurais demandé la pendule, parbleu ! (Il passe à gauche.)
CHARLOTTE. — Ne nous fâchons pas... Vous allez toujours me donner ma dot.
RABOURDIN, inquiet. — Ta dot... Tu veux ta dot?
CHARLOTTE. — Dame ! pour me marier. RABOURDIN. — Pour te marier... Parbleu ! j'entends bien... Mon enfant,, c'est une chose grave que le mariage. Il faut réfléchir. Tu es trop jeune, vois-tu.
CHARLOTTE. — J'ai vingt ans. RABOURDIN. — Comme les petites filles grandissent vite ! Vingt ans déjà!... D'ailleurs, là, entre nous, ton prétendu ne me plaît pas. Il a l'air d'un mauvais sujet.
CHARLOTTE. — Lui? Vous le trouviez charmant.
RABOURDIN. —Oh ! charmant... Je suis faible tu sais, pour mes neveux. Mais, du moment qu'il s'agit de toi, de ton bonheur... Il a un regard dont je me méfie. Tu serais malheureuse. (// va s'asseoir sur le fauteuil, à droite. )
CHARLOTTE. — Malheureuse avec Dominique ! Dites donc, mon parrain, ne vous moquez pas !... Je veux ma dot.
RABOURDIN. — Bien, bien, je te la remettrai... le jour de ton mariage.
. CHARLOTTE. — Je veux ma dot tout de suite. I RABOURDIN, feignant dn rire. — Tout de
suite, voyez-vous ça ! Eh bien ! non, mademoi- - selle, vous ne l'aurez pas tout de suite. CHARLOTTE. — Mon parrain... RABOURDIN, se levant H passant à droite. — Tu es ridicule, enfin '. Tu fais les choses en coup ; de vent... Que diable ! on ne reprend pas de l'argent d'une façon si brutale... Je ne sais plus où j'en suis, moi... Et si j'en avais disposé, de ton ; argent?
CHARLOTTE.—Mon parrain... RABOURDIN, larmoyant. — Ils m'ont, tout pris, ma pauvre. Charlotte, ils m'ont laissé nu comme un ver, mes gredins d'héritiers !
CHARLOTTE, le seco:iant. — Ma dot ! ma dot ! RABOURDIN. — Ce sont eux, je te jure. CHARLOTTE. — Un argent sacré, n'e.st-ce pas?... Vous auriez préféré, disiez-vous, gratter la terre avec vos ongles.
RABOURDIN. — Oui, oui, gratter la terre... Oh ! les gueux ! (Il s'asseoit sur le fauteuil, à gauche.)
CHARLOTTE. — Alors, c'est fini, nous n'avons plus un sou. Les trois cents francs de Dominique, escamotés ! Les trois mille francs de ma tante, envolés ! Et vous pensez que je vais accepter cela tranquillement ! Non, par exemple I Je mettrais plutôt le feu aux quatre coins de Senlis. RABOURDIN. — Tu aurais bien raison. CHARLOTTE. — Je ne vous ai pas ruiné, moi ; je ne suis pas une de vos nièces, pour que vous vous vengiez en me prenant mes trois mille francs... (Allant à la porte du fond cl appelant.) Dominique ! (Dominique entre.) Et nous qui voulions louer le moulin. Cet argent était tout notre rêve. ,
SCENE II RABOURDIN, CHARLOTTE, DOMINIQUE
RABOURDIN, se levant.—Là, là, mes enfants, ne vous chagrinez pas... L'argent ne donne pas le honheur... Quel couple de chérubins vous ferez 1
CHARLOTTE, à Dominique. — Tu l'entends?... Va, j'avais deviné. Plus un sou... (A Rabourdin.) Maintenant, mon parrain, je veux tout savoir.
DOMINIQUE. — Parle-lui doucement.
RABOURDIN. — Sans doute, elle me bouscule.;. Moi, quand on me bouscule, je perds la tête.
CHARLOTTE. — Ne plaisantons pas... A qui avez-vous donné les trois mille francs?
RABOURDIN. — A qui?
CHARLOTTE. — Oui, à quelle nièce, à quel neveu? Dans quelle poche dois-je les reprendre: enfin?
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LES HÉRITIERS RABQTJRDIN
63
R ,BOURDIN. - Dame ! faudrait que je pusse , ^™^._.LevieuxChapuzot,peut-être? ., RABOURDIN. — Oui, peut-être. CHARLOTTE. - Cette bique de madame
iquet? ..
RABOURDIN.—Çase pourrait,
CHARLOTTE. — Ou cette chipie de madame
RABOURDIN. -- Eh ! eh ! je n'en mettrais pas main au feu. (Il traverse et remonte la scène. ) CHARLOTTE (1). — Mais parlez, dites un oui u un non bien net'I... (A Dominique.) Crois-tu uc i'aie besoin de patience ! DOM rsiQ UE.—Tu t'emportes, tu te fais du mat. E VBOÏTRDIS, redescendant. — Eh 1 je no sais las ie ne peux pas savoir ! Cent sous d'un côté, ont sous de l'autre, parbleu ! La caisse s'est idée, sans que je devinasse, par quelle fente ! ls étaient une bande à m'emprunter, à me capt-ter, à me voler... Ce que je sais, c'est qu'ils n t emporté jusqu'au dernier liard.
CHARLOTTE. — Voilà. Nous sommes remloursés.
RABOURDIN. — Si je les avais, vos trois mule rancs, je vous 1ns rendrais tout de suite. Je n'ai jamais rien eu à moi. Vous le retrouverez tôt m lard, cet argent... (S'attendrissant.) On re- • :rouvera tout après ma mort. ' CHARLOTTE. — Ah ! non, pas cette farce-là ivec moi ' Je sais ce qu'on retrouvera... Alors, non argent est allé à toute la clique?
RABOURDIN. •— Mes pauvres enfants !
CHARLOTTE. — Eh bien ! toute la clique Jaiera... Jour de ma vie ! ils rendront gorge ou o ne me nomme pas Charlotte... (Asseyant viorm.mcnl Rabourdin sur le fauteuil, à gauche.) Vous d'abord, vous allez vous allonger là-derlans ot ne plus bouger.
RABOURDIN. — Ne me brutalise pas... Pourquoi ne plus bouger?
CHARLOTTE, à Dominique. — Toi, tu vas courir chez les amis, les neveux, 1ns nièce?, et nie les envoyer tout de suite... Tu leur diras que l'oncle Rabourdin est à l'agonie.
RABOURDIN, effrayé. — A l'agonie?
CHARLOTTE. — Oui, àl'agonie !... Ajoute qu'il crache le sang, qu'il raie, qu'il a perdu l'ouïe et la vue.
RABOURDIN. — Mais non, mais non !... Je voudrais savoir...
CHARLOTTE. — Ah ! pas d'explication, n'estce pas? Vous allez trépasser,'c'est convenu... (A. Dominique.)'Vu m'as comprise?
DOMINIQUE. — Oui... Bonne chance. (Il se dirige vers la porte du fond.)
CHARLOTTE. — Non, passe par là. (Elle lui indique la porte de gauche.) Et n'en oublie pas un, envoie-les-moi tous.
DOMINIQUE. — Ils seront ici avant un quart ■a Heure. (Il sort par la porte de droite.)
SCÈNE III RABOURDIN, CHARLOTTE'
CHARLOTTE joignant l'action aux paroles. — A présent, la toilette de> chambre. Il faut un
certain désordre... Les draps de lit tirés et traînant à terre... Des vêtements jfst.es au hasard... Ah ! une chaise renversée près do la porte. Cola fait très bien.
RABOURDIN, qui a regardé ces préparatifs, suppliant. — Si tu mo disais pourtant?...
CHARLOTTE. — Tout à l'heure... Je vais d'abord allumer du feu. (Elle apprête et allume du feu.)
RABOURDIN. — Du feu, en juin 1 Mais j'ai déjà trop chaud, je vais étouffer. Tu me rendras malade. .
CHARLOTTE. — Tant mieux ! RAROURDIN. — Comment ! tant mieux ! CHARLOTTE. — Vous auriez une bonne fièvre que cela avancerait fort nos affaires... lia, songeons maintenant à la tisane. (Elle prend une bouillotte sur la cheminée et la met au feu.)
RABOURDIN, se levant. —Je ne veux pas boire de tisane.
CHARLOTTE. — Laissez donc, vous en boirez... (Ella va regarder sur la table de nuit.) Qu'est-ce que c'est que cela?... Du chiendent, à merveille ! ( Elle met le paquet de chiendent dans la bouillotte. ) RABOURDIN. — Non, non, pas de chiendent ! C'est absurde, du chiendent, lorsqu'on a bien déjeuné ! Ça va mo noyer l'estomac... Je n'en ■ boirai pas, d'ailleurs.
CHARLOTTE. — Vous en boirez, vous dis-je !... (Regardant autour d'elle.) La mise en scène est. encore un peu pauvre. 11 faudrait des bouteilles, des potions, des drogues... Attendez, j'ai mis l'ordonnance du médecin dans le tiroir delà table de nuit. (Elle prend Vordonnance.)
RABOURDIN. — Je te défends d'aller chez le pharmacien.
CHARLOTTE. — Certes, je n'ai pas envie d'y aller... Vous avez toujours un tas de saletés dans votre armoire. Les premières drogues venues feront l'affaire. (Elle passe à gauche. Elle ouvre l'armoire, monte sur une chaise et consulte l'ordonnance.) Voyons... Une potion. En voici une... Des petits paquets. En voici une douzaine intacte parmi vos foulards... Des pilules. Diable ! où mettez-vous vos pilules? Ah !. j'en aperçois une boîte sous vos caleçons... (Elle saute de la chaise.) Et un bain. C'est fâcheux que nous n'ayons, pas un bain... (Elle vient poser les remèdes sur le guéridon.) En attendant, vous allez prendre tout ça.
RABOURDIN, s'approchanl. — Moi 1 jamais ! Es-tu folle? Rêves:tu de m'empoisonner? Des médecines qui sont lasses de traîner dans l'armoire I (Il passe à gauche.) i CHARLOTTE. — Elles n'en sont pas plus mauvaises.
mauvaises. les avez entamées,, vous pouvez '. bien les finir, j'imagine 1 i RABOURDIN. — Non, je me révolte, à la fin.
Tu abuses de la situation, t CHARLOTTE, le poussant de nouveau dans le
fauteuil. — Voulez-vous bien vous rasseoir !... A présent, un peu de désordre clans le col de votrejehemise. C'est cela !... Je vais prendre la couverture de votre lit. (Elle va chercher la couverture.)
RABOURDIN. — Mais j'étouffe, je te dis que j'étouffe 1 J'aurai un coup de sang, c'est sûr. i CHARLOTTE, revenant. — Tant pis l la couverture
couverture de rigueur... (Elle Venveloppe.) Là, | allongez-vous... ( Agenouilléejdevant lui.) Vous
(i) Charlotte, Rabourdin, Dominique.
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64
THÉÂTRE
ne voulez donc plus rentrer dans votre argent, vous faire entretenir par vos héritiers?
RABOURDIN. — Si i si !... Les gueux ! je leur prendrai jusqu'à leur dernière chemise.
CHARLOTTE. — Eh bien ! je vais commencer par vous faire donner cette pendule dont vous avez une si grande envie.
RABOURDIN. — Vrai, j'aurais la pendule.
CHARLOTTE, se relevant. — Vous n'avez qu'à agoniser proprement. Je me charge du reste... La pendule, l'argent, je veux tout. J'entends que vos nièces se souviennent longtemps de moi.
RABOURDIN. — Hein ! ménage mes héritiers. Ne me les égorge pas. Je te les confie.
CHARLOTTE. — N'ayez pas peur !... La tête un peu renversée, les lèvres entr'ouvertes, les yeux fermés, l'air de ne plus entendre et de ne plus voir. Très bien, très bien!... (Reculant et l'examinant.) Oh ! le beau mourant que vous faites ! Vous êtes joliment laid, mon parrain... Attention ! (Allant à la fenêtre.) C'est le Chapuzot.
RABOURDIN. — Le gredin ! va-t-il être content 1
SCENE IV
RABOURDIN," CilARLOTTE, CI-IAPU ZOT
CHARLOTTE, arrêtant Chapuzot et se jetant dans ses bras. — Ah ! mon Dieu ! monsieur, c'est fini, hi ! hi ! lu ! (Elle pleure.)
CHAPUZOT. — Du calme, mon enfant... Tu vois que j'ai tout mon calme, moi !
CHARLOTTE, l'arrêtant de nouveau. —J'étais seule, j'ai eu une peur affreuse. Il m'a fallu le transporter, l'arranger. Et depuis une demiheure, il est là, ha I ha ! ha ! (Elle pleure.)
CHAPUZOT (1 ), se débarrassant d'elle cl venant regarder Rabourdin. — Eh ! il respire encore !... (Emmenant Charlotte à droite, baissant la voix.) Enfin, que ^'est-il passé?
CHARLOTTE. — Ça l'a pris tout d'un coup, après le déjeuner.
CHAPUZOT. — Oui, il a mangé comme un ogre... Des morceaux de pain énormes.
CHARLOTTE. .— Alors il est devenu tout pâle.
CHAPUZOT. — Bien !
CHARLOTTE. —11 avait les yeux retournés... •
CHAPUZOT. — Bien !
CHARLOTTE. — Les joues glacées, la langue pendante...
CHAPUZOT. — Bien I bien !
CHARLOTTE. — Et il ressemblait à un vrai noyé, sauf votre respect.
CHAPUZOT. — Très bien !.. Mais est-ce qu'il n'as pas craché le sang?
CHARLOTTE. — Le sang, bon Dieu ! J'ai craint qu'il ne se vidât comme une cruche... Il ne serait pas capable maintenant de remuer le petit doigt.
CHAPUZOT. — Parfait I (Après un coup d'oeil jeté sur Rabourdin.) Et la voix? comment a-t-il la voix? Très faible, n'est-ce pas?
CHARLOTTE. — Hélas ! mon bon monsieur, il n'a plu.-* parlé.
CHAPUZOT, ravi, très haut. — Dis-tu vrai?.., (Raissant le ton.) J'ai le verbe si haut, que le l'incommode peut-être.
CHARLOTTE. — Non, ne vous gênez pas. 11 a perdu l'oui e et la vue.
CHAPUZOT, s'approchanl de Rabourdin. -- Il n'entend plus, il ne voit plus! Ah! le digne ami, l'excellent ami !... (Revenant vers Charlotte.) Moi qui ai des oreilles d'une finesse, des yeux d'une netteté! Eh! eh! je suis son aîné pourtani, CHARLOTTE. — Ne vous comparez pas à mou parrain. Vous en enterreriez dix comme lui... Quatre-vingts ans, la belle affaire ! C'est à soixante ans que les grosses maladies se déclarer, t et qu'elles vous emportent... (Elle traverse et se place entre Rabourdin et Cliapuzot.) Regardez-le donc, dans son fauteuil, et voyez comme vous vous tenez droit, comme vos jambes sont fermes comme toute votre personne respire la fraîcheur et la santé !
CHAPUZOT. — Tu as raison, petite, je me porte bien. C'est bon, de se bien porter !... Ce. vieux Rabourdin ! Est-il bête de se laisser tomber à co point! (Baissant la voix.) Cette fois, d'après les symptômes, j'ai bien peur...
CHARLOTTE. — Dites que c'est une chose certaine.
CHAPUZOT. ■— N'est-ce pas? Nous pouvons sans crainte nous abandonner à notre douleur.
CHARLOTTE. — Sans aucune crainte, hélas ! CHAPUZOT, venant examiner Rabourdin. — Les yeux morts, plus une goutte de sang... (S'éloignanl, le dos tourné, avec un frisson.) Il est déjà froid.
RABOURDIN, entre ses dents. — Gredin de Chapuzot!
CHAPUZOT, se retournant, effaré. — Hein I n'a-t-il point parlé?
CHARLOTTE, le ramenant vivement à l'avantscène. — Monsieur, on n'a pas retrouvé cette malheureuse clé ; je suis bien embarrassée pour les petites dépenses... Puis, je n'oserais ouvrir la caisse. L'argent est à vous, maintenant.
CHAPUZOT, radieux. — A moi ! C'est vrai, l'argent est à moi !... Chère petite !
CHARLOTTE. — Alors, j'ai pensé qu'au lieu d'enfoncer la caisse...
CHAPUZOT, violemment. — Je ne veux pas qu'on touche à ma caisse !... (D'une voix hésitante, et remontant, pour gagner la porte.) J'avancerai quelque chose, s'il le faut. Mets les factures de côté. Je payerai, oui, je payerai, plus tard... (Redescendant et prenant Charlotte à part. ) Crois-tu qu'il ira jusqu'à ce soir?
RABOURDIN, entre ses dents. — Infâme Chapuzot !
CHAPUZOT, se retournant, terrifié. — Je t'affirme qu'il a remué.
CHARLOTTE. — Eh 1 non, c'est la couverture qui glisse... (Remontant la couverture, bas à Rabourdin.) Tenez-vous donc tranquille !
RABOURDIN, bas. — Je lui saute à la gorge, si tu ne le jettes à la porte ! CHAPUZOT. — Que te dit-il? CHARLOTTE. — Eh t il ne dit rien, mon bon monsieur. Il râle, le pauvre cher homme... (Revenant.) Je vous priais donc de m'avancer quelques centaines de francs...
CHAPUZOT, gagnant la porte. — Non, non, ne
(1 ) Rabourdin, Chapuzot, Charlotte.
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Madame Fiquet.
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LES HÉRITIERS RABOURDIN
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tarions pas d'argent. J'ai trop de chagrin... Je ou s chercher le docteur, pour qu'il nous rasSi" ..Plus tard, plus tard. (7J se sauve, pourlivipar Charlotte.)
SCÈNE V
RABOURDIN, CHARLOTTE
RABOURDIN, se levant d'un bond et allant ourir toute grande la porte que Charlotte vient de réarmer. — Ali ! misérable ! gueux ! scélérat !
I CHARLOTTE, refermant la porte. — Taisezous, il est encore dans la salle à manger. RUJOURDIN. — Laisse-moi me soulager... Rouvrant la porte.) Vaurien 1 coquin ! assassin ! CHARLOTTE, refermant la porte. — Eh ! vous liez tout gâter... Vous voilà.rouge comme une iivoine.
RABOURDIN, descendant la scène, gravement. -J'ai du sang sous lapeau, bien sûr? CHARLOTTE. — Certes. RABOURDIN. — Mes yeux sont vivants? CHARLOTTE. — Très vivants. RABOURDIN. — Et ma langue est à sa place? CHARLOTTE. —Il me semble qu'elle s'acquitte oliment de sa besogne.
RABOURDIN, montrant le poing à la porte. — Canaille '.... (A Charlotte.) Touche-moi un peu,
four voir. Comment me trouves-tu? Suis-je •oid? CHARLOTTE. — Vous êtes d'une bonne chaiiir, mon parrain.
RABOURDIN, soulagé, s'abandonnant. — Ah ! u me fais du bien ! Je renais... Ce brigand de îhapuzot a une façon si convaincue de vous croire mort et enterré ! J'agonisais sous la couverture, j'avais mal partout... Il a dit : « Ma îaisse », ce cadavre 1 Jamais tu ne tireras un sou le cette affreuse carcasse.
CHARLOTTE, qui regarde par la fenêtre. —- Si, ii,';'ayez quelque patience. (Elle revient vivement 't le fait asseoir dans le fauteuil, à droite.)
RABOURDIN. — Je ne fais plus le mort, ça n'attriste.
CHARLOTTE. — Bon ! ...Soupirez un peu, mon parrain... (Rabourdin soupire agréablement.) Ce n'est pas ça, c'est un soupir de demoiselle que vous faites là !... Tenez, plus fort, dans ce genre. Elle jette un soupir douloureux.) Un râle, un seau râle.
SCÈNE VI
GHARLOTTE.MADÀME FIQUET.LEDOUX, RABOURDIN, EUGÉNIE
RABOURDIN, guettant la porte. — Ha 1 mon Dieu ! ha ! que je souffre !
MADAME FIQUET, descendant rapidement la scène, suivie des deux jeunes gens. — C'est donc vrai ! notre pauvre oncle ! Et nous qui allions sortir cour une affaire ! (Elle garde le milieu, après s_ être débarrassée de son panier; Ledoux et
Vuf*?«,*? rSmt V1 'aute™ 1 de Rabourdin, l un a gauche, l'autre à droite )
RABOURDIN. — Ha 1 mon Dieu 1
LUGENIE. — Où avez-vous mal?
LEDOUX. — Est-ce à la poitrine? est-ce au ventre?
RABOURDIN. — Ha ! ha I CHARLOTTE. —■■ Voilà ce qu'il me répond depuis une demi-heure. Il ne jette qu'un cri... Vous voyez dans quel état est la chambre. Une crise abominable. J'ai cru que j'allais devenir folle... Je suis brisée. (Elle s'assied sur le fauteuil, à gauche.)
RABOURDIN. — Ha ! ha ! MADAME FIQUET. — Mais on ne peut le laisser passer ainsi !... Il faut se remuer... (A Charlotte.). N'avez-vous rien fait, des briques chaudes, des cataplasmes, de la tisane?
CHARLOTTE.—Il y a de la tisane devant le feu. MADAME FIQUET. — Vite, alors... Eugénie, donne une tasse de tisane. (Eugénie prend une tasse sur la cheminée et l'emplit de tisane.)
RABOURDIN. — Ha I ha !... Non, rien, je souffre trop.
EUGÉNIE, passant la lasse à sa mère. — Maman, elle est bouillante.
MADAME F'IQUET. — Tant mieux !... Ouvrez la bouche, mon oncle.
RABOURDIN, serrant les lèvres. — Non, je ne puis pas, j'étouffe.
MADAME FIQUET. —Il la boira quand même... (Elle le fait boire malgré lui.) C est vrai, elle était un peu chaude... (A Rabourdin.) Hein ! ça vous réchauffe?
RABOURDIN. — Ha ! ha I MADAME FIQUET. — Eugénie, une autre tasse.
RABOURDIN, épouvanté. —- Je meurs, plus de tisane, par grâce 1
MADAME FIQUET. — Les malades disent tous cela... (S'approchanl du guéridon.) Et sa potion? CHARLOTTE. — Il y a plus d'une heure qu'il ne l'a prise.
MADAME FIQUET. — Bien... (Elle verse de la potion dans une cuiller.) Voilà une drogue qui ne sent pas bon.
RABOURDIN. — Ha ! ha ! MADAME FIQUET, à Ledoux. — Monsieur Ledoux, prenez-lui la tête... (Elle retourne à Rabourdin et lui enfonce la cuiller dans la bouche.) Là.
CHARLOTTE. — C'est aussi l'heure de ses pilules. Vous pouvez lui en donner trois.
MADAME FIQUET, revenant au guéridon. — Parfait. (A Ledoux.) Ne le lâchez pas. (Elle fait glisser les pilules dans sa main.) Il y en a quatre. Ça ne produira que plus d'effet... (Elle retourne à Rabourdin, auquel elle fait prendre les pilules.) Il avale ça comme un ange.
RABOURDIN. — Pouah ! j'étrangle ! (Il tousse violemment.)
MADAME FIQUET. — La tisane, la tisane ! Que fais-tu donc, Eugénie?
EUGÉNIE, lui donnant la tasse de tisane. — Voici, maman.
LEDOUX, qui est allé regarder sur le guéridon. — Il y a là des petits paquets...
CHARLOTTE. — Les petits paquets sont pour mettre dans la tisane.
MADAME FIQUET. — Parfait !... (Ledoux vide
(un petit paquet dans la tasse.) Une drôle de couleur... Ça ne va plus être assez sucré. Regardez donc dans mon panier... Vous ne voyez pas des morceaux de sucre?
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68
THÉÂTRE
LEDOUX, qui est remonté vers la table de nuit. — Deux morceaux, madame. (Il les lui apporte.)
MADAME FIQUET, avec un sourire aimable. — C'est le sucre du café que vous nous avez offert dimanche... (Elle met les morceaux dans la tasse.) Eugénie, aide monsieur Ledoux à le tenii.
RABOURDIN, se débattant. — Je vais mieux, je vais tout à fait bien, laissez-moi !
MADAME FIQUET, après l'avoir fait boire. — Eh 1 il en entrerait encore dix comme cola..
RABOURDIN. — Ha ! mon Dieu ! ha ! ha 1 je suis mort ! (Il laisse tomber la tête. Puis, il s'endort peu à peu.)
EUGÉNKE. — Je crois qu'il est évanoui. LEDOUX. — Il en a assez. CHARLOTTE, se levant. — Oui, il me paraît en avoir assez... Son évanouissement le repose.
MADAME FIQUET. — Sans doute. La tisane lui a fait un bien énorme. Vous voyez, il ne souffle plus. C'est là que je voulais en venir... (A Eugénie et à Ledoux.) Gardez-le, mes enfants, et s'il se plaignait encore, n'hésitez pas, de la tisane !... (Les deux amoureux remontent doucement vers le lit, sans s'occuper davantage de Rabourdin. Madame Fiquet emmène Charlotte à gauche (1).) Quand il s'est vu si près de sa fin, ne vous a-t-il rien confié d'impo; tan t?
CHARLOTTE. — Non... Seulement, il n'a cessé de parler de celte pendule.
MADAME FIQUET. — La pendule Louis XV... Et que disait-il?
CHARLOTTE. — 11 en parlait comme d'une amie, comme d'une personne véritable, qu'il aurait vivement désirée voir à son lit de mort... Elle serait là, près de son lit. Cela le distrairait. Il regarderait les aiguilles marcher, il serait moins seul.
MADAME FIQUET. — Bon. CHARLOTTE. — Il radotait ainsi qu'un amoureux, madame... Je vous dis ces chosps. parce que vous êtes de la famille... 11 est des détails si intimes...
MADAME FIQUET. — Continuez, mon enfant. Je comprends toutes les passions.
CHARLOTTE, très émue. — Enfin, il voudrait qu'elle sonnât sa dernière heure. MADAME FIQUET. — Sa dernière heure... CHARLOTTE. •— Hélas 1 madame, sa dernière heure.
MADAME FIQUET. — Et il laissera son héritage à la personne qui lui donnera la pendule?
CHARLOTTE. — Evidemment, il laissera son héritage à la personne qui... Ah! pour le coup, vous êtes plus futée que moi.
MADAME FIQUET. — L'habitude des affaires. Un mot me suffit. (Appelant.) Monsieur I.edoux !
LEDOUX. — Madame...
MADAME FIQUET, le prenant à part, au milieu du théâtre, pendant que Charlotte remonte vers l'armoire, et qu'Eugénie reste devant le lit. — Cet argent que vous alliez placer, vous l'avez sur vous, n'est-ce pas?... Prêtez-moi douze cents francs. LEDOUX, inquiet. — Permettez...
MADAME FIQUET. — - Une affaire que je voi ? expliquerai et qui assure votre mariage.
LEDOUX, hésitant, regardant Rabourdin. — Alors, vous croyez?...
MADAME FIQUET, montrant Rabourdin. — Eh ! mon cher, regardez-le. L'affaire est claire, les pièces sont là... Vous devez comprendre qu'ù cette heure ma fille n'est pas embarrassée.
LEDOUX. — Voici les douze cents francs. (// lui remet l'argent.)
MADAME FIQUET. — Bien... (A Eugénie et a. Ledoux.) Mes enfants, gardez votre oncle. Je reviens tout de suite.
CHARLOTTE, l'arrêtant au fond, à demi-voix. — Vous allez chercher la pendule?
MADAME FIQUET. — Pas encore... Je veux savoir, je cours chez le docteur.
SCENE VII
CHARLOTTE, LEDOUX, EUGÉNIE, RABOURDIN
EUGÉNIE. — Comme il fait chaud, ici !
LEDOUX. — On étouffe, mademoiselle... Si l'on entr'ouvrait la fenêtre.
EUGÉNIE, traversant, allant à la fenêtre. — Oui, oui.
CHARLOTTE. — Non, pas de courant d'air !
LEDOUX, s'approchanl, à demi-voix. — Nous pourrions aller au jardin, mademoiselle.
EUGÉNIE, regardant par la fenêtre. — Je ne veux pas, je ne veux pas... Enfin, voilà maman dans la rue ! Allons au jardin, monsieur Ledoux. (Ils sortent en se souriant.)
SCENE VIII
CHARLOTTE, RABOURDIN
CHARLOTTE. -—• Des gens commodes, ces amoureux ! On n'a pas besoin do les mettre à la porte... (S'approchant de Rabourdin.) Hé 1 mon parrain !... Tiens ! il ne bouge plus. Serait-il mort pour tout de bon? (Reculant.) Dites, pas de ces farces-là, c'était pour rire. Répondez donc, mon parrain, vous savez bien que j'ai peur des morts. (Rabourdin laisse échapper un ronflement formidable. Elle s'approche, en riant.) Ma parole ! il s'est endormi. 11 ronfle comme un soufflet de forge... Hé I mon parrain 1
RABOURDIN, s'cveillanl en sursaut. — Hein ! quoi? pas de tisane !... Vous m'ennuyez à la fin, je me porte comme le Pont-Neuf 1 (// se lève et passe à gauche.)
CHARLOTTE, riant. — Mon pauvre parrain !
RABOURDIN. — Ah ! tu es seule, méchante gale... Al'avoir fait avaler toutes ces saletés! Pouah !
CHARLOTTE, courant à la fenêtre. — Silence '.
RABOURDIN. revenant à droite. — C'est que cette sieste m'a ragaillardi. J'aurais volontiers fait un petit tour.
CHARLOTTE. — Silence... (Elle- vient le rasseoir.) Les voici avec le docteur.
(1) Charlotte, madame Fiquet, Ledoux, Eugénie, Rabourdin.
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LES HÉRITIERS RABOURDIN
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SCÈNE IX
I\RLOTTE, MADAME FIQUET, MOURTJE RABOURDIN, MADAME VAUSOUROUE, accourant auprès de Rabourdin, V des deux iemmes. — Quoi donc 1 mon bon vous souffriez, et je n'étais pas là I 'A-ROURDIN. — Ali I docteur 1 ouRcreE. — Calmez-vous, me voici, que île ! Je suis tout à votre, chère santé. (Il lui ul le pouls.) ADAME VAUSSARD. — De grâce, docteur, urez-nous. OURGUE, galamment. — Je suis aux ordres a reine de Senlis. [ADAME FIQUET. — Don".ez-nous une bonne IOURGUE. — Tout de suite... (Après un ace.) Mais cela va aussi mal que possible, je UBOURDIN. — Plus mal que jamais. IOURGUE. — Oui, tout à fait mal... (Aux r femmes.) Tranquillisez-vous. (Madame uel, songeuse, s'écarte vers la gauche, pendant madame Vaussard reste près de Rabourdin.) hiAiir.OTTE (î), n'approchant, au docteur. — nus vous dire, monsieur, quels symptômes se t déclarés. louRQUE. — Inutile, mon enfant... Il suffit on ait veillé à ce que mon ordonnance de ce tin fût bien exécu téo. IHARLOTIB. — Certes, monsieur, il a tout ;... C'est alors que la crise s'est produite. IIOURCUE. — Evidemment. Les remèdes nient toujours les malades. N'avez-vous pas ; plume et une feuille de papier? (Charlotte nd sur le guéridon une plume et un buvard elle apporte au docteur.) IABOURDIM. —Encore une ordonnance, docVIOUROUE, écrivant. —- Oh ! presque rien : un op,des pastilles, une eau minérale.un onguent des sangsues... Je vous recommande les sang?s... Vingt-cinq, entendez-vous? RABOURDIN, inquiet. — Non, non. CHARLOTTE. — Vingt-cinq sangsues. C'est mme s'il les avait déjà. MOURGUE, revenant à Rabourdin. — Là, mon n ami, je vous'trouve déjà mieux. Rien ne. gaillardit un malade comme un petit bout ordonnance... A propos, on m'a dit que Chaizot courait après moi. Je l'ai aperçu, en vent ici, nu-tête au soleil, f air fou, riant et autant comme un homme ivre. Son état m'insre de sérieuses inquiétudes. RABOURDIN. — Ce bon Chapuzot... C'est le lagnn de me voir dans un si triste état. MADAME VAUSSARD, à Rabourdin. — Vous nez beaucoup mieux dans votre lit, mon CHARLOTTE, bas à madame Fiquet.—Madame, crois que ce neveu, ce Dominique, pour la penMADAME
penMADAME bas. — Je l'avais oublié ! Et il n'est pas là, c'est vrai 1... Je cours. Pas un mot. (Elle sort par la porte de droite, en évitant d'être vue.)
CHARLOTTE, à part. — A l'autre.
SCENE X
CHARLOTTE, CHAPUZOT,' MOURGUE, RABOURDIN, MADAME VAUSSARD
r™ MOURGUE, courant à Chapuzot qui entre, l'air hébété, balbutiant, chancelant. — Eh ! que disais-je?... (A Charlotte.) Aidez-moi, mon enfant. (Ils amènent Chapuzot à gauche, sur le fauteuil. )
CHAPUZOT. — Rien... ce n'est rien... le soleil... Ah I ce cher Rabourdin ! Ça m'a fait un effet ! Tout dansait. (Il s'asseoit.)
MOURGUE. -- Je vais vous reconduire et vous mettre au lit.
CHAPUZOT. — Moi? allons donc ! Jamais je ne me suis senti si gaillard... Laissez, fermez-lui les yeux, ne vous inquiétez pas de moi... Ouf ! cette joie, ce grand soleil ! (Il s'évanouit.)
MOURGUE.— J'attendais ça... Vite, de l'eau, un linge mouillé. (Il remonte au fond, cherchant.) RABOURDIN, entre ses dents. — S'il'pouvait crever devant moi ! (Gémissant.) Ha ! ha !
MADAME VAUSSARD, près de Rabourdin, à droite.— Mon Dieu, docteur, voilà mon oncle qui passe.
MOURGUE, allant à Rabourdin. — Il faudrait des sinapismes.
CHARLOTTE, près de Chapuzot, à gauche. — Docteur, il ne souffle plus, je crois bien qu'il étouffe.
MOURGUE, allant à Chapuzot. — Je vais le saigner.
MADAME VAUSSARD. — Mais, docteur, vous ne pouvez le laisser mourir ainsi.
MOURGUE, allant à Rabourdin. — Je suis à lui, belle dame.
CHARLOTTE. —■ Dites-moi au moins ce que je dois faire, docteur.
MOUROUE, allant à Chapuzot.—Tout de suite, mon enfant.
MADAME VAUSSARD. — Docteur... CHARLOTTE. — Docteur... MOURGUE, s'arrêtant au milieu et s'épongeant le front. —• Grâce ! La science est impuissante. Je ne puis en sauver qu'un à la fois, i
RABOURDIN, soupirant. — Ha I ha ! Lui si gaillard I s'en aller avant moi 1 (Mourgue s'empresse auprès de Rabourdin, madame Vaussard remonte devant le lit.)
CHAPUZOT, sortant de son évanouissement. — Hein! il parle !
CHARLOTTE. — Voilà les frissons qui vous prennent... Voulez-vous qu'on vous transporte chez vous? (Elle remonte,guettant madame Vaussard.)
CHAPUZOT. — Non, je suis très bien sur ce canapé... (Regardant Rabourdin, à part.) J'attendrai.
CHARLOTTE (1), au fond, bas à madame VausJ—%
VausJ—% Madame Fiquet, Charlotte, Mourgue, Rabourdin, ^Kadame Vaussard.
(1) Chapuzot, Charlotte,madame Vaussara,Mourgue, Rabourdin.
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70
THÉÂTRE
sard. — Madame, je crois que madame Fiquet, pour la pendule...
MADAME VAUSSARD. — Elle n'est plus là, c'est vrai !... Et moi qui m'amuse ! (Elle sort vivement par le fond.)
CHARLOTTE, à part. -— Et de deux... Celle qui rentrera les mains vides, rendra la dot. (Elle remonte et range du linge dans l'armoire.)
'SCENE XI
CHAPUZOT, "CHARLOTTE, MOURGUE, RABOURDIN, PUIS MADAME FIQUET, PUIS ISAAC
MOURGUE, allant de Chapuzot à Rabourdin. — Moi, j'aime mes malades... Chapuzot, mon ami, vous êtes menacé, je vous le dis une fois encore... Voulez-vous qu'on vous couvre davantage, Rabourdin?... Vous ne sauriez croire combien je suis heureux d'être ainsi entre deux de mes plus chers clients !
RABOURDIN. — Le pauvre Chapuzot ! CHAPUZOT. — Le pauvre Rabourdin i MADAME FIQUET (1 ), parlant à la cantonade. — N'entrez pas tout de suite. Je vous appellerai... (A Rabourdin.) Mon oncle, serez-vous bien sage, bien raisonnable?
RABOURDIN. — Je suis doux comme un mouton, ma bonne nièce.
MADAME FIQUET. — M'aurez-vous de la reconnaissance, vous souviendrez-vous à toute heure de votre Lisbeth? RABOURDIN. — Certes. MADAME FIQUET. — Une chose heureuse, que je crains de vous annoncer tout d'un coup.... (A Mourgue.) Docteur, mon oncle peut-il supporter une grande émotion?
MOURGUE. — Une grande émotion... Je serais curieux d'étudier sur lui l'effet d'une grande émotion. (Il lui prend le pouls.) Allez, madame. CHARLOTTE (2), allant se mettre près de Chapuzot. — Attendez, je vais me placer à côté de monsieur Chapuzot, par prudence, dans le cas où l'émotion le gagnerait.
MADAME FIQUET, au fond, sur le seuil de la. porte. — Bien... Je puis agir, n'est-ce pas?... (A la cantonade.) Monsieur Isaac, veuillez entrer. (Entrée d'Isaac, qui porte la pendule. Il s'arrête au milieu de la scène.)
RABOURDIN (3). •— Ah ! la pendule, la chère pendule 1 (Il laregarded'un air ravi.)
CHAPUZOT, entre ses dents. — Ça va lui porter un coup.
CHARLOTTE, à Chapuzot. — Ménagez-vous, tournez la tête.
RABOURDIN, les yeux toujours fixés sur la pendule. — Et elle est à moi, elle couchera dans ma chambre !... Monsieur Isaac, je vous en prie, ne bougez pas.
ISAAC. •— C'est qu'elle me casse les bras. RABOURDIN Quelle finesse de ciselure !
(1) Chapuzot, Charlotte, madame Fiquet, Rabourdin, Mourgue.
(2) Charlotte, Chapuzot, madame Fiquet, Rabourdin, Mourgue.
(3) Charlotte, Chapuzot, Isaac, madame Fiquet, Rabourdin, Mourgue.
MADAME FIQUET, derrière le fauteuil, bas. - i -fl Eh bien ! docteur? ; J
MOURGUE, très grave, tenant toujours le pouts, ."i —Le pouls est pltis vif, la chaleur revient.
RABOURDIN.— Quellepuretédanslesmoindies détails !
MOURGUE. — Parfait, les muscles reprenne.il leur jeu, la vie déborde.
MADAME FIQUET, à part. — Hein ! il irait ; -, mieux !... (Haut.) Posez la pendule sur la che- H minée, monsieur Isaac. (Isaac passe devant ;.' Rabourdin, qui suit la pendule des yeux. ) •"
CHAPUZOT, entre ses dents.—11 est rose comme [•; une fille... La peste ! !
RABOURDIN (1), après qu'Isaac a posé la peu- ; dule sur la cheminée. — De près, oh ! de près ;■ elle est plus désirable encore !
MOURGUE, tenant toujours le pouis ae Rabourdin. — Plus de fièvre, rien qu'un doux frisson, un coeur de quinze ans battant pour la première fois.
RABOURDIN, se tournant vers madame Fiquet. ■ — Merci, Lisbeth.
MADAME FIQUET. — Attendez... (D'une voix ■ navrée.) Elle sonne, mon oncle, elle sonne.
ISAACV <7ui règle la pendule. — Oui, la sonnerie est en bon état.
MADAME FIQUET. — Hélas I mon pauvre ; oncle !... (La pendule sonne.) Un son bien triste, \ mon Dieu !
RABOURDIN. — Une voix d'oiseau... (La pen- v
dule sonne de nouveau.) Une musique de pria- ;:
temps. Elle sonne la vie. . Attendez, je vais la -,'.
régler moi-même. (Il s'oublie et court à la che- \
minée. ) \,
MADAME FIQUET, stupéfaite. — Le voilà i
debout, maintenant ! i
CHAPUZOT, ahuri. — Debout ! (Il a une crise, ;
Charlotte lui tape dans les mains.) '.
MOURGUE. — Très bien... Ce sont les pilules |
qui agissent.
RABOURDIN, très embarrassé, feignant de chanceler. — Pardon... la joie... J'ai cru que je pourrais... Menez-moi à mon lit. Cet effort m'a brisé. (Madame Fiquet et Mourgue le conduisent à son lit et restent auprès de lui. ) \
SCENE XII I
LES MÊMES, MADAME VAUSSARD f
MADAME VAUSSARD, sur le seuil de la porte, à part. — C'est cela, la pendule est sur la cheminée... Quelle gueuse I (Arrêtant Isaac sur h bord de la scène (2). Je pense que, devantla profonde affliction qui me menace, vous ne faites plus aucune difficultépourlerenouvellement des billets.
ISAAC. — Aucune, en effet, madame... Nous ajouterons les petits intérêts d'usage.
MADAME VAUSSARD. — Et vous me prêtes-oi trois nouveaux mille francs.
(i) Charlotte, Chapuzot, madame Fiquet, Raboiicdm, Mourgue, Isaac.
(2) Chapuzot, Charlotte, madame Vaussard, Isaac; et, dans le fond, madame Fiquet et Mourgue, devant le lit oïl Rabourdin est couché.
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LES HÉRITIERS RABOURDIN
71
ISAAC — Oui, je pense pouvoir les prêter... t'irni voir votre mari.
MAD°ME VAUSSARD. - Inutile, il travaille, rous le'dérangeriez... Revenez ici dans une leure J'aurai les papiers nécessaires. (Elle -emonle et l'accompagne jusqu a la porte. Isaac
° CIURTOTTE, qui a entendu, tout en feignant de -'occuper de Chapuzot. — Trois mille francs, ustcmadot!
MOURGUE, toujours devant le lit. — Uui, mon uni, lournez-vous du côté de la ruelle, tâchez de lorniir. (72 descend. Madame Vaussard s'aporochc.)
s'aporochc.) ,
MADAME .FIQUET, descendant la scène, bas a Mourgue. — Un faux espoir, n'est-ce pas? la dernière lueur de la lampe près de s'éteindre?
MOURGUE. — Sans doute. Je reviendrai, dans la soirée, s'il le faut... (Il monte au fond prendre ton chapeau et redescend vers Chapuzot. Charotte est devant le lit. Madame Vaussard et malame Fiquet sont ci droite, à Vavant-scène, où Mes échangent des regards terribles.) Chapuzot, cous devriez aller vous coucher.
CHAPUZOT. — Eh I non, fichtre ! on ne m'éloignerapas... Je consens à prendre l'air au jardin, mais c'est tout,
MOURGUE. — Eh bien ! venez au jardin. (72 veut lui donner le bras.)
CHAPUZOT, se débattant. — Laissez donc, je vous porterais, si je voulais. (72 est pris d'une crise cl manque de tomber. Mourgue l'emporte.)
SCENE XIII
MADAME VAUSSARD, MADAME FIQUET, CHARLOTTE, devant le lit, RABOURDIN, j couché.
MADAME VAUSSARD, furieuse, très haut. — Nous ne devions pas lui faire un tel cadeau. C'est vous qui aviez proposé de jurer...
CHARLOTTE, venant se mettre entre elles. — Eh ! doucement, mesdames, mon parrain s'assoupit, (Elle remonte près du lit dont elle ferme les rideaux.)
MADAME VAUSSARD, continuant à voix basse. — Un simple guet-apens, n'est-ce pas?
MADAME FIQUET, à voix basse. — J'ai été plus alerte que les autres, voilà tout.
MADAME VAUSSARD. — Dites moins délicate. : MADAME FIQUET. — Eh ! vous étiez sur mes talons !... Chacun pour soi... Tant pis, si vos falbalas vous on t empêchée de courir !
MADAME VAUSSARD, haussant la voix peu à peu. — Mes falbalas ! Ah ! des injures maintenant. Je ne vous suivrai pas sur ce terrain... Je trouverai un autre cadeau pour mon oncle.
MADAME FIQUET, haussant la voix peu à peu. — C'est cela.
MADAME VAUSSARD. — Un cadeau plus beau que le votre, moins sot, de meilleur goût.
MADAME FIQUET. — Comme vous voudrez... J e lui en apporterai un plus cher.
MADAME VAUSSARD. — Moi, un plus cher. MADAME FIQUET. — Et moi, un plus cher .encore. l
MADAME VAUSSARD, très haut. — Madame !
. MADAME FIQUET, très haut. — Madame !
CHARLOTTE, venant de nouveau se mettre entre elles. — Eh ! de grâce, allez au jardin... 11 dort.
MADAME FIQUET, prenant Charlotte à part. — C'est cette hypocrite!... Je ne m'en vais pas, si elle reste... (Bas.) Décidez votre parrain en ma faveur, et votre fortune est faite. (Ella remonte.)
MADAME VAUSSARD, prenant Charlotte à part. — L'insolente !... Je ne consens à me retirer que derrière elle... (Bas.) Mon enfant, je compte sur vous, je vous récompenserai.
MADAME FIQUET, devant la porte. — Passez la première, madame.
MADAME VAUSSARD, même jeu. — Madame, passez la première.
CHARLOTTE, les poussant toutes les deux. — Eh ! sortez ensemble.
SCÈNE XIV
CHARLOTTE, RABOURDIN, PUIS DOMINIQUE
CHARLOTTE. — Impossible de respirer avec de pareilles commères sur les bras !
RABOURDIN, passant la tête prudemment, entre
les rideaux Personne... Eh ! Charlotte S
CHARLOTTE. — Quoi, mon parrain? RABOURDIN. — Plus une nièce, tu es sûre? Hein? derrière les fauteuils, sous les meubles?
CHARLOTTE. — Non, non, ils sont tous clans le jardin.
RABOURDIN. — Alors... (72 saule du lit.) Attends, le verrou, pour plus de précaution. (72 va pousser le verrou et. revient en battant des entrechats.) Houp ! houp i ça fait du bien... I-Ioup là ! J'ai les jambes rouillées, ma parole !
CHARLOTTE. —• Prenez garde, ils vont vous entendre.
RABOURDIN. — Tant pis ! j'ai la pendule... (7Z la prend, par la taille et, la force à valser avec lui, en chantonnant.) J'ai la pendule, j'ai la pendule...
CHARLOTTE. — Finissez donc... Je n'ai pas ma dot, moi ! Il faut que le Chapuzot et la Vaussard s'exécutent. (Elle entend frapper à la porte de droite.) Voici Dominique. (7522e va ouvrir la porte. Dominique entre.)
RADOURDIN, qui est allé regarder la pendule. — Ravissante !... II est vrai que je l'ai bien gagnée depuis ce matin.
DOMINIQUE (1), tranquillement. —■ Bile n'est pas encore à vous.
RABOURDIN, se retournant, très inquiet. —- Hein? que dit mon neveu?
DOMINIQUE. — Je dis que je connais le marché conclu entre votre nièce Fiquet et le sieur Isaac. RABOURDIN. — Eh bien !... elle a acheté la pendule douze cents francs?
DOMINIQUE. — Non, elle l'a louée, jusqu'à ce soir, pour dix francs... Vous comprenez, mon oncle... ce soir, vous serez mort.
RABOURDIN, ahuri. — Ce soir, je serai mort... (Comprenant.) Ah ! la gredine ! je la reconnais bien là.
\ (1) Charlotte, Dominique, Rabourdin.
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72
THÉÂTRE
CHARLOTTE, riant. — Mon pauvre parrain !
RABOURDIN, exaspéré. — Je suis volé, je suis assassiné... (Traversant, et allant s'asseoir à droite.) (1) Ecoute, Charlotte, torture-les,ruineles, donne-leur quelque bonne maladie qui les emporte de rage... Je te fais cadeau de la pendule si tu la leur arraches.
(1) Rabourdin, Charlotte, Dominique.
CHARLOTTE. — C'est dit... Mais il faut coutenter d'abord ces excellents parents.
RABOURDIN. — Les contenter !... Pas de mauvaise plaisanterie, n'est-ce pas? (La pendule sonne.) ^«'fci
CHARLOTTE, la main tendue vers la pendule. — Elle sonne votre dernière heure, mon parrain. (Rabourdin se lève brusquement d'un air d'épou. vante. Puis, tous trois sont prisjl'un fou rire.)
ACTE TROISIEME
Le môme décor qu'à l'acte premier.
Au lever du rideau, madame Fiquet et madame Vaussard sont assises aux deux côtés de la table ronde, l'une à gauche, l'autre à droite; la première classe des papiers qu'elle lire de son panier posé a côté d'elle; la second écrit, Chapuzot, adossé contre la caisse, à gauche, cause avec Dominique. Ledoux et Eugénie, cûte a côte sur ie canapé, a droite, parlent à voix basse en se souriant.
SCENE PREMIERE
CHAPUZOT, DOMINIQUE, MADAME FIQUET, MADAME VAUSSARD, LEDOUX, EUGÉNIE. (Toute celle scène se dit à demivoix'.)
MADAME FIQUET, s'arrêtant dans son travail pour prêter l'oreille. — Il me semble que j'ai entendu un gros soupir.
Tous, regardant la porte de la chambre, qui est grande ouverte. — Un gros soupir...
MADAME FIQUET. — Oui, c'est comme un souffle qui m'a passé dans le dos... Attendez. (7?22e se lève et va (i la porte; elle appelle doucement.) Charlotte !
CHARLOTTE, paraissant sur le seuil de la porte. — Chut !
MADAME FIQUET. — Rien de nouveau? CHARLOTTE, d'une voix très basse. — Ah ! Seigneur ! c'est la fin... N'entrez pas, le moindre bruit l'exaspère.
MADAME FIQUET. — Et le docteur est toujours là?
CHARLOTTE. — Oui, oui... Chut ! (Tous les héritiers haussent les épaules et tournent le dos à la porte.)
MADAME VAUSSARD, aigrement, à madame Fiquet, qui vient se rasseoir.—Voici la quatrième fois que vous nous émotionnez pour rien. (7£22es se remettent toutes deux à la besogne.) '
CHAPUZOT. — Ça vous porte un coup, c'est bête.
DOMINIQUE. — Si nous nous asseyions. CHAPUZOT. -— Non, l'air m'a remis, je suis très bien, appuyé do cette façon... (72 caresse la caisse de la main, en parlant.)S& vous disais donc que la maison... (Dominique lui fait signe de parler plus bas.) Oui, oui... la maison... (Il continue à voix basse.)
LEDOUX, tendrement. — Cette journée, mademoiselle, est la plus belle de mon existence.
EUGÉNIE, minaudant. — Ah ! monsieur Ledoux,ah! vraiment!...
LEDOUX. — Je l'ai passée tout entière avec • vous, etvous avez bien voulu me laisser entendre ; que vous m'aimiez. j
EUGÉNIE. — Maman m'a permis cet aveu. j MADAME FIQUET, sans lever la tête. — Tiens ' i elle lui donne à boire... Je viens d'entendre le bruit de la cuiller dans la tasse.
CHAPUZOT, sans regarder la porte. — C'est quelque chose de sucré... Elle a pris le sucrier sur la table de nuit.
MADAME VAUSSARD, sans cesser d'écrire. — Non, dans l'armoire... L'armoire a crié.
EUGÉNIE, continuant, à Ledoux. — Maman m'a autorisée à vous abandonner ma main, depuis que mon pauvre oncle...
LEDOUX. — Vous êtes un ange. (72 lui baise la main.)
EUGÉNIE. — Maman assure qu'à nous deux nous réunirons près de vingt mille francs de rentes. J'ai des projets, ohl des projets. Je veux un salon plus beau que celui de ma tante Vaussard; je veux une femme de chambre; je veux six toilettes par an, une petite voiture, un petit cheval, un petit château...
LEDOUX. — Certes, tout ce qu'il vous plaira, adorable Eugénie... Les bijoux, les dentelles...
EUGÉNIE, très joyeuse. — Oui, oui, des bijoux, des dentelles... (Changeant de voix.) Maman a dit que vous pouviez m'embrasser sur le front.
MADAME VAUSSARD, levant brusquement la tête. — Cette fois...
Tous, se tournant vers la porte. — Hein? MADAME FIQUET, écoutant. — Eh ! non, c'est la petite qui souffle le feu.
CHARLOTTE, entrant d'un bond, traversant la scène, au fond. —: Des serviettes chaudes 1 des serviettes chaudes 1... J'ai laissé le feu s'éteindreLe pauvre homme est glacé ! (Elle entre dans la cuisine.) .
MADAME VAUSSARD, après une hésitation. — Je n'ai plus que quelques lignes à écrire. (Elle se remet à son travail.)
MADAME FIQUET, même jeu. — J'aurais pourtant bien voulu mettre un peu d'ordre dans ce panier.
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LES HÉRITIERS RABOURDIN
73
LEDOUX, à Eugénie. - Votre front est pur comme une matinée de printemps. (72 lem^GÉNiT-'Doucement,..
lem^GÉNiT-'Doucement,.. doucement, pour que nous ne dérangions personne. (1U continuent leur causerie a voix
" CH \PUZOT, haussant légèrement la voix et descendant à l'avant-scène avec Dominique. — Mais non c'est très laid, des bordures de fonte... Je nié/ère le buis... Je mets du buis partout, je lais sabler les allées qui en ont besoin, je donne quelques coups de serpe dans les massifs de hlas... De la sorte, j'ai un joli jardin. .
DOMINIQUE. — Un jardin charmant, en effet.
CHAPUZOT. — Rabourdin n'a jamais eu de goût... (7/s remontent.) Tenez, vous voyez d'ici, a droi te, au bout de la tonnelle, ce grand orme, à l'ombre duquel rien ne pousse. Eh bien ! je le coupe, moi. Dès demain, il ne sera plus là. Je veux pouvoir jouir de mon jardin au soleil... (7/s redescendent.) C'est comme derrière la maison, je vais planter un grand verger. Dans dix ans, je mangerai les plus beaux fruits de Senlis.
CHARLOTTE, traversant la scène et entrant dans la chambre, une serviette pliêe sur les mains. — Elle me brûle... Faites chauffer des serviettes. J'ai allumé trois fourneaux.
MADAME VAUSSARD, d'une voix fâchée. — Eh ! petite, quand vous aurez fini d'aller et de venir !... Vous faites un vent avec vos jupes 1
MADAME FIQUET. — On ferme les portes, au moins.., (Elle se lève cl va fermer la porte de la cuisine.) Nous sommes entre deux airs, nous allons nous enrhumer. (7?22e vient se rasseoir.)
EUGÉNIE, souriant, là main dans celles de Ledoux. — Je rêve une chambre de satin bleu avec des appliques de dentelles... Des fleurs partout...
LEDOUX. — Oui, tout ce qu'il vous plaira, adorable Eugénie.
MADAME FIQUET, continuant l'inventaire de son panier, entre ses dents. — Je n'aurai jamais fini... Nous disons le dossier de cette petite dame, le billet échu de ce jeune homme, la requête du monsieur qui a trouvé sa femme...
CHAPUZOT, à Dominique avec lequel il remonte la scène. — Vous voyez, les murs sont bons, les boiseries ont peu souffert... (72s disparaissent dans le jardin, aussitôt qu'Isaac est entré.)
SCENE II
MADAME FI QUET, ISAAC, MADAME VAUSSARD, LEDOUX, EUGÉNIE, ET CHAPUZOT ET DOMINIQUE, qu'on voit par instants dans le jardin.
_ ISAAC, s'approchanl de madame Vaussard, qui écrit toujours. — Madame...
MADAME VAUSSARD. — Une seconde, monsieur Isaac... Je termine notre petite affaire. (allé continue à écrire.)
MADAME FIQUET, remettant pêle-mêle dans son panier les papiers qu'elle en a tirés. — Tant pis ! je tâcherai d'y voir clair un autre jour...
\(Prenant Isaac à part, à gauche (1).) Venez reprendre la pendule ce soir. ISAAC. — Très bien, madame. MADAME FIQUET. — Si vous voulez même attendre... Vous savez que je marie ma fille. La chère enfant !... (Elle regarde Eugénie, juste au moment où Ledoux l'embrasse.) Les mains et le front seulement, Eugénie...
CHARLOTTE, dans la coulisse. — Quelqu'un 1 Tous, regardant la porte de la chambre à coucher. — Hein 1 quoi I
CHARLOTTE, entrant en scène. — Quelqu'un 1 vite, chez le pharmacien, pour une potion 1
MADAME FIQUET. — Vous nous avez fait une peur I... (Les héritiers ont un geste d'ennui. Chapuzot et Dominique retournent dans le jardin. Ledoux, qui s'est levé, reste appuyé au dossier du canapé. Madame Fiquet continue en baissant la voix.) Eh 1 ne dérangez personne... Au point où en est notre oncle. (Prenant la fiole et allant l'emplir d'eau, à l'aide d'une carafe qu'elle trouve sur le buffet.) A quoi bon dépenser de l'argent, n'est-ce pas? Ça fera absolument le même effet. CHARLOTTE. —- Donnez... (jB22e reprend la fiole et rentre dans la chambre.)
MADAME FIQUET. — Si l'on écoutait les malades, ils avaleraient une pharmacie. (Elle remonte au fond et cause avec Chapuzot et Dominique.)
MADAME VAUSSARD (2), se levant, amenant Isaac à l'avant-scène. — Voici... Mon mari était occupé. Je lui ai fait signer les billets en blanc, et je les ai remplis.
ISAAC. — C'est que je ne suis pas encore bien décidé...
MADAME VAUSSARD. — Comment ! J'ai votre parole ! • '
ISAAO. — Sans doute, j'ai promis... (Regardant la porte de la chambre.) Mais il y a tant de risques à courir. (72 passe à droite.)
MADAME VAUSSARD. — Oh 1 gardez, je ne suis pas embarrassée maintenant. Je trouverai un autre prêteur. Les intérêts sont assez beaux.
MOURGUE, sur le seuil de la chambre. — Plus rien à faire, mon enfant... Attendre simplement le résultat.
ISAAO, retenant madame Vaussard. — Madame... Voici les trois mille francs. (72 lui remet les billets et sort. Chapuzot, Dominique et madame Fiquet descendent la scène avec Mourgue.)
SCÈNE III
CHAPUZOT, MADAME FIQUET, MOURGUE, MADAME VAUSSARD, LEDOUX, EUGÉNIE, ET DOMINIQUE, dans le fond, à gauche, se cachant pour rire.
Tous. — Eh bien?
MOURGUE. —■ Un cas des plus curieux, un mal incompréhensible.
CHAPUZOT. — Vraiment.
(i) Isaac, madame Fiquet, madame Vaussard, Ledoux, Eugénie; et, dans le jardin, Chapuzot et Dominique.
(2) Isaac, madame Vaussard, Ledoux, Eugénie; et, au fond, faisant groupe, Dominique, Chapuzot et madame Fiquet.
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74
THÉÂTRE
MOURGUE. — Un mal sournois montant de tous les membres à la fois, sans que je puisse le ■ flairer au passage.
MADAME VAUSSARD. —Mon Dieu !
MOURGUE. — Un mal extraordinaire, qui m'échappe, à moi, vieux praticien... C'est très grave, très grave, très grave !
CHAPUZOT, s'approchanl du docteur. — La vieillesse, docteur. Je me suis laissé dire qu'à l'âge de Rabourdin, les os grossissent et vous étouffent.
MOURGUE. ■— Très grave, très grave, très grave. (Chapuzot remonte.)
MADAME FIQUET. — Alors, docteur...
MOURGUE. — Je m'y perds, la science a des profondeurs... (Regardant sa montre.) Bigre ! six heures, je vais dîner... Mesdames et la compagnie, tous mes compliments. (72 sort en saluant et en baisant la main de madame Vaussard.)
SCENE IV
CHAPUZOT, DOMINIQUE, MADAME FIQUET, MADAME VAUSSARD, EUGÉNIE, LEDOUX.
DOMINIQUE. — Vous n'allez pas dîner, monsieur Chapuzot?
CHAPUZOT. —■ Non, j'aurai du courage jusqu'au bout... (72 revient s'adosser à la caisse.) Je vous avoue cependant que mon estomac commence...
MADAME FIQUET, reprenant sa place auprès de la table, à gauche, tandis que madame Vaussard reprend la sienne, et droite, — Sans doute, ilest l'heure de manger. Est-ce que tu as faim, Minette?
EUGÉNIE. — Un peu, maman. Je goûterais volontiers... On aurait seulement des gâteaux...
CHARLOTTE, dans la coulisse. — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
Tous, se levant. — Hein 1
CHARLOTTE, dans la coulisse. — Il est mort !
Tous, droits, sans bouger, comme figés. — Mort ! (Un grand silence.)
MADAME VAUSSARD, poussant trois sanglots qu'elle étouffe dans son mouchoir. — Ha 1 ha 1 ha !
MADAME FIQUET. — Je ne puis pas pleurer.
CHAPUZOT. — C'est comme moi.
MADAME FIQUET. — Je garde tout en dedans.
CHAPUZOT. — Comme moi... On souffre bien davantage.
MADAME FIQUET, se dirigeant vers Eugénie. — Pleure, pleure, Minette, ça te soulagera.
EUGÉNIE, pleurant. — Hi 1 hi 1 hi !
MADAME FIQUET. — Que tu es heureuse de pouvoir pleurer ! (A Ledoux.) Menez-la au jardin, monsieur Ledoux, tâchez de la distraire... (Madame Vaussard est passée à droite. Madame Fiquet rappelle Eugénie (1).) Eugénie ! malheureuse enfant, tu n'as plus d'oncle... (Plus bas.) Tu peux te laisser embrasser sur les joues. (Ledoux et Eugénie sortent.)
DOMINIQUE, enlevant la chaise qui se trouve
près de la table. —- Il y a des formalités à remplir, j MADAME VAUSSARD. — Un homme si bon ! I MADAME FIQUET (1), descendant. — Une têt:- I si bien organisée pour les affaires ! i
.CHAPUZOT. — Un ami de quarante ans ! DOMINIQUE. —• Il faudrait aller à la mairie. CnAPuzoT. — Et vous vous souvenez comme.» il était gai, avant que la maladie l'eût rendu in supportable !
MADAME FIQUET. — Il avait des manies attendrissantes. Il me semble encore l'entendre, parler de sa fin prochaine.
MADAME VAUSSARD Et il s'est éteint comme
il le disait, ce grand, ce généreux, cet excellent coeur.
DOMINIQUE, emportant la table qu'il met derrière le canapé. — Nous, devrions songer aussi aux lettres de faire part.
MADAME FIQUET, grimaçant.—Ah ! leslarmes. voici les larmes:.. (Tous trois pleurent bruyamment, étalant leurs mouchoirs.)
DOMINIQUE (1), descendant. — Eh ! calmezvous. Il est mort, c'est fini... Soyons sérieux.
MADAME FIQUET, s'essuyanl les yeux, d'une voix délibérée. — Vous avez raison, soyons sérieux. (Tous trois remettent leurs mouchoirs dans leurs poches.)
CHAPUZOT. — Nous ne sommespas dos enfants. MADAME VAUSSARD. — Nos larmes ne nous le rendront pas.
CHAPUZOT. — Ah ! non, non !,.. Je me charge des lettres de faire part. (72 remonte et s'arrête près du buffet.)
MADAME FIQUET, à Dominique. — Vous, jeune homme, allez faire la déclaration à la mairie.
DOMINIQUE. —• Bien, madame. (72 sort par le fond.)
MADAME VAUSSARD. — Ma robe de deuil esttoute prête, et je cours... (2J2/e sort par le fond.) MADAME FIQUET. — Moi, je vais voir à la cuisine... Il faudra du vin chaud pour la veillée. (7?22e entre dans la cuisine.)
SCENE V
CHAPUZOT, PUIS CHARLOTTE
CHAPUZOT, près du buffet. —■ Voudraient-elles m'éloigner?... Elles sont capables de mettre la maison dans leurs poches, ces commères-là !... (Prenant un couvert sur le buffet.) Tiens, le couvert d'argent que j'ai donné à Rabourdin... Je ne sais pas pourquoi je le laisserais traîner. (72 glisse le couvert dans sa poche, puis il descend en scène.) Il faudra que je surveille le panier de la Fiquet; elle déménagerait les meubles dedans... (Regardant de nouveau autour de lui. ) Et la canne à pomme d'or, je ne la vois pas? Ah ! la voici. (72 va la chercher près de la caisse et revient à petits pas.) Elle m'a bien coûté soixante francs. (Charlotte entre en riant, pendant qu'il cherche à la cacher sous son paletot.) Diable ! le bout dépasse... Je vais toujours dévisser la pomme.
(1) Chapuzot, Dominique, Ledoux, Eugénie, madame Fiquet, madame Vaussard.
(I) Chapuzot, madame Fiquet, madame Vaussard, à l'avant-scène, Dominique, dans le îond.
(1 ) Chapuzot, madame Fiquet, Dominique, madame
Vaussard.
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LES HÉRITIERS RABOURDIN
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(Au moment où il s'efforce a dévisser la pomme, Charlotte le touche à l'épaule. Il a un sursaut de Vcin'ctsereiourne,greloilanl.)limn\RabvxiTdny.... Ah ! c'est toi, petite. Que veux-tu? (72 s ingénie vainement à dissimuler la canne.)
CHARLOTTE. — Maintenant que tout vous appartient, monsieur, j'ai pensé que vous me donneriez cet argent dont je vous ai parlé, au lieu d'enfoncer la caisse...
CHAPUZOT. — Bien, bien... Aurais-tu assez de cinquante francs? ,
CHARLOTTE. — Oh ! non, il y a toutes sortes ' de dépenses... Donnez-moi trois cents francs. CHAPUZOT. — Bon Dieu ! trois cents francs... C'est qu'il me faudrait aller chez moi. CHARLOTTE. — Eh bien? CHAPUZOT. — Dame ! si je m'absentais d'ici, on n'aurait qu'à me voler.
CHARLOTTE. — Ne suis-je pas là? Je vous promets de faire bonne garde.
CHAPUZOT. — Tu ne quitteras pas la caisse?... (72 la pousse contre la caisse.) Tu resteras là? CHARLOTTE.—Je le jure. ! CHAPUZOT, caressant la caisse. -— Hein ! - comme elle est tendre, comme elle est tiède.!... Je cours et je reviens. (72 veut se hâter et trébuche.)
CHARLOTTE. — Doucement, revenez entier. (Charlotte se laisse tomber sur la chaise, à gauche, prise d'un fou rire.) Ha ! ha ! ha !
SCÈNE VI CHARLOTTE, MADAME FIQUET
MADAME FIQUET. — Quoi donc ! J'ai entendu des rires...
CHARLOTTE, pleurant. — Hi ! hi ! hi !
MADAME FIQUET. — C'était vous qui pleuriez?... Les larmes ont de loin un singulier son... La cuisine est dans un désordre ! 11 faudrait du bouillon, du café, quelque chose de chaud, enfin !... (7i72e fouille dans le buffet et en sort une bouteille.) Qu'est-ce que c'est que ça?
CHARLOTTE. — Du rhum, madame.
MADAME FIQUET. — Ma foi, je vais en prendre un petit verre... J'ai l'estomac d'un délabré l (7522e se verse cl boit un petit verre, puis elle se dirige vers la chambre.) Et maintenant, il faut songer...
CHARLOTTE, se levant et passant à droite. —■ Entrez, madame. Vous lui devez bien ces derniers soins... 11 vous a tout laissé.
MADAME FIQUET, sur 2e seuil de la chambre. — Vrai? (Elle revient vers Charlotte.)
j CHARLOTTE. — Aussi vrai que le cher homme n est plus là... ii a fait son testament tantôt, pendant que vous étiez au jardin. C'est moi qui trempais la plume dans l'encrier.
MADAME FIQUET. — Et j'ai tout, le mobilier, la maison, l'argent?
CHARLOTTE. — Tout, madame... J'ai parlé en votre laveur. Vous m'avez promis de ne pas être ingrate. ' F
MADAME FIQUET. — Voilà les demandes d'argent qui commencent, n'est-ce pas? Parce qu on sait que j'ai de la fortune, on veut mettre S*" dans m°s poches? (Elle passe à droite.) ^on, par-exemple. Vous pensiez peut-être que'
j'allais vous entretenir votre vie durant?... Ecoutez, si vous continuez à me servir, je vous donnerai six belles chemises de toile. Ça, c'est sérieux.
CHARLOTTE. — Merci, madame. MADAME FIQUET, traversant et se dirigeant de nouveau vers la chambre. — Et, maintenant, " vous allez m'aider à enlever la pendule.
CHARLOTTE, la suivant. — La pendule... Pourquoi l'enlever? Vous ne l'avez donc pas achetée?
MADAME FIQUET, dédaigneuse. — Certes !
CHARLOTTE, se dirigeant à son tour vers la chambre. — Oh ! moi, je veux bien. Ça vous regarde.. . Allons chercher la pendule.
MADAME FIQUET. — Vous dites cela d'un singulier ton.
CHARLOTTE, revenant à droite. — Non ! non !... Vous payez trop mal les services qu'on vous rend.
MADAME FIQUET. — Voyons, je suis ronde en affaires, je mettrai la douzaine... Qu'y a-t-il? dites-moi tout.
CHARLOTTE. — Non ! mille fois non !... Ça m'est bien égal que vous jetiez votre héritage à la rivière !
MADAME FIQUET. — Hein?
CHARLOTTE. — Qu'est-ce que ça peut me Taire si le testament est cassé?
MADAME FIQUET. — Comment, cassé !
CHARLOTTE. — La clause est formelle, l'héritage est à la personne qui a acheté la pendule.
MADAME FIQUET. — Mais cette clause est stupide ! Mon oncle a toujours eu le cerveau fêlé; tout Senlis en témoignera, s'il est. nécessaire... Je plaiderai ! oui, je plaiderai !... Ce Rabourdin était un être malicieux.
CHARLOTTE. — Dame ! il avait de drôles de moments.
MADAME FIQUET. — Méchant, entêté, hypocrite... Que faire?
CHARLOTTE. — Eh ! c'est fini. Vous n'aurez pas un sou.
MADAME FIQUET, furieuse. — Taisez-vous, sotte ! Quand on est. rompue aux affaires... (Réfléchissant.) Pardi ! voilà le remède... Attendez-moi. Aurez-vous, au moins, l'intelligence de m'attendre?... (En s'en allant.) Mon Dieu ! que celte fille est bête !
SCENE VII
CHARLOTTE, MADAME VAUSSARD
MADAME VAUSSARD, en robe noire, très riche, suivant des yeux madame Fiquet. — Où ma cousine court-elle donc si vite?
CHARLOTTE, la regardant, feignant d'être très émue. — Pardonnez-moi... l'émotion, en vous voyant avec ces vêtements noirs... (Changeant de voix.) Mon Dieu ! que le noir vous va bien 1
MADAME VAUSSARD, se pavanant. — N'est-ce pas?
CHARLOTTE. — Et quelle robe délicieuse !... Les petits volants sont d'un goût 1 (7?22e tourne autour d'elle.)
MADAME VAUSSARD, passant à droite. — J'ai voulu de la soie; la laine était un peu triste... Et les dentelles? Vous ne trouvez pas qu'il y
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76
THÉÂTRE
ait trop de dentelles? (Elle revient à gauche.) CHARLOTTE. — Non, certes. On ne prend pas le deuil pour s'enlaidir.
MADAME VAUSSARD, tristement. — Hélas ! le vrai deuil se porte dans le coeur. (Changeant de voix.) Depuis quinze jours, je m'enfermais avec ma couturière.
CHARLOTTE, tapant dans ses mains. — Adorable ! adorable ! Voilà une toilette qui fera sensation au convoi... (Larmoyant.) Au convoi, madame, au convoi, mon Dieu ! . j VVÏ
MADAME VAUSSARD, tirant un magnifique mouchoir brodé pour s'essuyer les yeux. — Au convoi, ma pauvre enfant !... (Changeant de voix.) Où courait donc ma cousine? Elle avait l'air très émue.
CHARLOTTE. — Dame ! elle a lieu d'être iort inquiète.
MADAME VAUSSARD. — Alors, notre bon oncle?...
CHARLOTTE, confidentiellement. — J'ai promis de vous servir... Il a déclaré dans son testament laisser toute sa fortune à celui de ses héritiers qui aurait la pensée généreuse de l'enterrer avec toute la magnificence possible... Avez-vous cette pensée généreuse, madame?
MADAME VAUSSARD. —• Sans doute, depuis des années... (^1 demi-voix.) Ça va coûter bien cher.
CHARLOTTE. — Oh ! par exemple, tout ce qu'il y a de mieux, tout ce qu'on peut voir de plus réussi... La messe aii grand autel, trois cents francs de cire...
MADAME VAUSSARD, passant à droite. — Trois cents francs, grand Dieu 1... Cent francs suffiront, CHARLOTTE. — Cinq cents francs pour les pauvres.
MADAME VAUSSARD. — C'est une folie !... Il me ruine.
CHARLOTTE. — L'embaumement... MADAME VAUSSARD, passant à gauche. — Le faire embaumer !... Jamais I
CHARLOTTE. — L'embaumement... En tout, trois mille francs. Le testament dit trois mille francs.
MADAME VAUSSARD, abasourdie. — Trois mille francs !... J'aime mieux ne pas hériter.
CHARLOTTE. — Alors, madame, je pense que vous serez satisfaite... Ce jeune homme, ce neveu tombé du ciel...
MADAME VAUSSARD. — Il a dit qu'il allait à l'état civil, le petit misérable !... (Désespérée.) Mais, alors, je suis dépouillée... On pourrait peut-être, en courant... (Tirant un petit portefeuille de sa poche.) Rendez-moi ce service, je vous'en prie.
CHARLOTTE. — Il suffit de commander. MADAME VAUSSARD. — Non, je veux payer tout de suite. Le neveu n'aurait qu'à me devancer... C'est épouvantable, tant d'argent, .pour un mort !
CHARLOTTE, guettant les billets que madame Vaussard tient à la main. — Et Senlis, madame, Senlis qui parlera encore dans dix ans de votre générosité. Jamais Senlis n'aura vu un enterrement pareil. Vous allez être saluée, respectée, célébrée.
MADAME VAUSSARD, avec satisfaction, passant à droite. — En effet, je mériterai quelque égard, je serai accablée de visites... Pour le coup,
la femme du notaire et les deux filles de l'ad n joint crèvent de dépit... (Charlotte lui arrache M les billets.) Prenez garde de perdre les trois milL ffl francs. M
CHARLOTTE, glissant les billets dans son cor- m sage. — N'ayez pas peur, ils resteront là. (Elle §9 va pour sortir, lorsque madame Fiquet entre et la M prend à part.) M
SCÈNE VIII i
MADAME FIQUET, CHARLOTTE,MADAME I VAUSSARD I
MADAME FIQUET, menant Charlotte à droite, | à demi-voix. — J'ai acheté la pendule. C'était | d'une simplicité !... Ce qui est plus ingénieux, i c'est ceci... (Elle lui remet un papier.) Prenez donc. Vous glisserez adroitement ceci dans les papiers de mon oncle.
CHARLOTTE, le papier à la main. — Ceci? MADAME FIQUET. — Mon Dieu 1 que vous êtes bornée !... La facture, comprenez-vous? une facture antidatée, au nom de Rabourdin.
CHARLOTTE. —■ Oh ! madame, cela est fort, plus fort que vous ne le pensez vous-même... N'ayez pas peur, la facture est bien là. (7?22e met la facture dans son corsage.)
MADAME FIQUET. — Bon !... (Regardant madame Vaussard.) Et ma cousine, que dit-elle?
CHARLOTTE. — Elle est radieuse. Elle croit hériter. (7?22e se dirige vers la porte du fond.)
MADAME VAUSSARD, l'arrêtant et baissant la voix. — Que vous disait donc ma cousine?
CHARLOTTE. — Elle s'imagine hériter. La chère dame est dans une joie !... (7?22e se dirige de nouveau vers la porte; puis elle redescend et se place entre les deux femmes.) Je vous engage, mesdames, à ne pas quitter cette pièce. MADAME VAUSSARD. —Ah !... Pourquoi? CHARLOTTE. — Jurez-moi d'être discrètes... Le testament est ici. MADAME FIQUET. — Ici !... Où donc? CHARLOTTE. — Dans la caisse. MADAME VAUSSARD. — Mais la clef était perdue?
CHARLOTTE. — La clef est retrouvée... Mon Dieu I je vous dis tout cela par amitié, je sais que vous n'en ferez pas un mauvais usage... La clef est encore sous l'oreiller de mon pauvre parrain.
MADAME FIQUET. — Sous la tête dû... MADAME VAUSSARD, faisant écho. — Sous la tête...
CHARLOTTE. — Oui, silence et respect ! (Elle remonte^ Les deux femmes se retournent pour la suivre des yeux; et, lorsqu'elle est sur le seuil de la porte, avant de disparaître, elle lève la main, dans un geste d'autorité bouffonne.)
SCENE IX MADAME VAUSSARD, MADAME FIQUET
MADAME FIQUET, à droite, à part. — Cette buse d'Olympe qui compte sur l'héritage 1
MADAME VAUSSARD, à gauche, à part. — Cette pie-grièche de Lisbeth qui se vante d'hériter I
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LES HÉRITIERS RABOURDIN
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MADAME FIQUET, s avançant, haut, avec •onic. — Ma cousine, recevez mes félicitations.
MADAME VAUSSARD, s'avançant, même jeu. — la cousine, je vous présente les miennes.
MADAME FIQUET. — Vous me voyez ravie, îotre oncle a donc su récompenser vos rares
ualités. _ ... i-i
MADAME VAUSSARD.—Je suis enchantée qu U
e soit décidé à reconnaître votre long dévoueuent.
dévoueuent.
MADAME FIQUET. — Eh ! non, ma cousine, ,'est vous qui héritez.
MADAME VAUSSARD. — Non, ma cousine, rous héritez, n'en doutez point.
MADAME FIQUET, passant à droite, à part. — îlle m'agace. , , , „„
MADAME VAUSSARD, a gauche, a part. — Elle •st énervante.
MADAME FIQUET, revenant, se jachant peu à ,e„. — J'admets un instant que je sois héritière. MADAME VAUSSARD, revenant, même feu. — Vous êtes trop modeste... Mais je veux admettre :omme vous que le testament soit en ma faveur. MADAME FIQUET. — Je trouverais peut-êlre 311 moi des mérites suffisants pour expliquer le choix de notre oncle.
MADAME VAUSSARD. — Je découvrirais sans trop de peine les bonnes qualités qui me vaudraient cette distinction flatteuse.
MADAME FIQUET, furieuse. — J'hérite ! Entendez-vous, ma cousine.
MADAME VAUSSARD, passant à'droite, furieuse. — Vous entendez mieux que moi, ma cousine, j'hérite !
MADAME FIQUET. — Vous? laissez, donc ! on m'a récité le testament mot à mot I
MADAME VAUSSARD. — Vous? la belle histoire ! je le sais par coeur !
MADAME FIQUET, montant vers la porte de la chambre. — Voulez-vous des preuves?
MADAME VAUSSARD, 2a suivant. — J'allais vous en offrir. (Madame Fiquet entre vivement dans la chambre, tandis que madame Vaussard s'arrête ù la porte. La première ressort presque aussitôt, terrifiée, tenant la clef.) Eh bien?
MADAME FIQUET, adossée à la porte. — Rien, l'émotion... (Se remettant.) Un enfantillage... (S'approchanl de la caisse.) je connais lesystème. MADAME VAUSSARD, s'effaçant derrière elle. — Il y a souvent des pistolets chargés dans les coffres-forts.
MADAME FIQUET. — Si vous avez peur, allezvous-en... (Elle travaille la serrure.) Ah ! voilà. (Elle repousse madame Vaussard, qui allonge les mains.) Doucement. Nous jurons de ne pas déranger un écu, quelle que soit la teneur du testament? ^ MADAME VAUSSARD, avec fièvre. — Oui, oui, c'est juré... tout ce que vous voudrez... (Religieusement.) Quel éblouissement attend nos yeux ! Quelle splendeur de tabernacle !
MADAME FIQUET, apec passion, tenant la caisse entre ses bras. — Mon Dieu, mon bien, mon tout ! (Elle fait rouler doucement la porte de la caisse. Toutes deux restent un instant muettes, dans une attitude de dévotion profonde. I uis, peu à peu, elles s'effarent.)
MADAME VAUSSARD . Hein?
MADAME FIQUET.— Qu'est-ce donc? MADAME VAUSSARD. — Suis-je aveugle?
MADAME^FIQUET. — Je ne vois rien ! MADAME VAUSSARD. — Pas un rayon, un trou de ténèbres !
MADAME FIQUET. — Un trou noir comme un four !
MADAME VAUSSARD, fouillant dans la caisse. — Mais la caisse est vide !
MADAME FIQUET, même jeu. — Vide !... la caisse est vide !
MADAME VAUSSARD, même jeu. — Rien sur les planches !
MADAME FIQUET, même jeu. — Rien dans les coins !
MADAME VAUSSARD, traversant, la scène, passant à droite. — Dépouillée I -
MADAME FIQUET. — Volée 1 (Elle fouille de nouveau et pousse un cri en trouvant le registre.) Ah ! (Elle se sauve au fond.)
MADAME VAUSSARD, remontant, l'arrêtant. — Faites voir!... Ne mettez rien dans vos poches ou je crie à l'assassin ! (Elle l'amène à l'avant-scène.) MADAME FIQUET. — Laissez donc, je n'ai pas envie de me voler moi-même... Ça doit être tout en billets.
MADAME VAUSSARD.—Enbilletset en titres... Faites voir 1
MADAME FIQUET. — Ne me bousculez donc pas... Là, nous allons regarder ça tranquillement, (Madame Fiquet ouvre le registre. Madame Vaussard se hausse derrière elle pour mieux voir.)
MADAME VAUSSARD. — Il y a quelque chose d'écrit sur la première page.
MADAME FIQUET, lisant. — « Ceci est mon testament... »
MADAME VAUSSARD, répétant. — « Mon testament... »
MADAME FIQUET, continuant. — « Je meurs « profondément touché des soins dévoués que « m'ont prodigués des mains amies... » (S'interrompait) Ceci est pour moi... Ce bon oncle !... Hein ! ma cousine, êtes-vous convaincue? J'hérite!
MADAME VAUSSARD, lui arrachant le registre, lisant à son tour. — « Je ne saurais avoir trop de « reconnaissance pour le parfum de bonne compa« gnie qu'une société aimable a mis autour de mon « lit de mort... » (S'interrompant.) Ce digne oncle ! Voilà qui est à mon adresse, je pense... Ma cousine, que vous disais-je? J'hérite 1
MADAME FIQUET, s'emparant du registre, que madame Vaussard continue à tenir par un coin. — «... Et comme j'entends ne léser en rien mes « héritiers, j'ai dressé ici la liste exacte de leurs « cadeaux... » Se moque-t-il?
MADAME VAUSSARD, tirant à elle le registre dont madame Fiquet continue à tenir un coin. — « ... Afin d'établir la balance entre ce qu'ils « m'ont pris et ce que j'ai su me faire rendre... » Ah 1 mon Dieu 1
TOUTES DEUX, tenant le registre chacune par un côté, lisant ensemble. — « ... Je suis ruiné, et « leur lègue ce qu'ils me doivent encore. »
MADAME VAUSSARD. — Jouée comme un enfant !... (Remontant vers la porte de la chambre.) Oncle sans foi 1 (Elle redescend et reprend le registre à madame Fiquet.) MADAME FIQUET (1). — Dupée 1 moi dupée !...
(1) Madame Vaussard, madame Fiquet.
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THÉÂTRE
(Remontant vers la parle de la chambre.) Ce misérable oncle ! (Elle redescend.)
MADAME VAUSSARD (1), feuilletant le registre. — Que de richesses ! Que de regrets ! Mon nom partout !
MADAME FIQUET, jetant un coup d'oeil sur le registre. — Mon nom à toutes les pages !... (Remontant vers la porte de la chambre, tandis que madame Vaussard va jeter le registre sur le ca/iopé.JEtil a attendu d'être mort pour parler, le lâche!... Ah! si je le tenais! (Un violent élernuemenl part de la chambre. Lesdeux femmes très effrayées se serrent l'une contre l'autre.) Hein! Qu'est-ce que c'est que ça?
MADAME VAUSSARD. —■ Un bruit singulier... On a éternué. (Autre élernuemenl plus violent encore.)
MADAME FIQUET. — Mais il n'est seulement pas mort!... Entrons. (Elle se précipite dans la chambre, suivie de madame Vaussard. Toutes deux reparaissent tenant chacune par une main Rabourdin, vêtu simplement d'un pantalon à pieds et coiffé d'un foulard. )
SCÈNE X
MADAME VAUSSARD, RABOURDIN, MADAME FIQUET
MADAME FIQUET, le tirant à .elle. — Ah ! c'est tout ce qu'on devait retrouver après votre mort !
RABOURDIN, ahuri, suppliant. — Ma bonne Lisbeth...
MADAME VAUSSARD, le tirant à elle. — Ah ! la caisse étaitvide.etvousvousmoquiezdenousl
RABOURDIN. —Ma chère Olympe...
MADAME FIQUET, même feu. — Vous vous faites dorloter depuis dix ans !
RABOURDIN. — Ecoutez...
MADAME VAUSSARD, même jeu. — On vous comble de cadeaux 1
RABOURDIN. — Laissez-moi vous dire...
MADAME FIQUET. — Comment voulezrvous que je marie ma fille, maintenant?
MADAME VAUSSARD. — Comment voulezvous que je paie mes dettes?
RABOURDIN. — Par grâce... Lisbeth ! Olympe !
MADAME FIQUET. — Non, non... Ah ! il vous faut des pendules Louis XVI Et moi je paie comme une bête !
MADAME VAUSSARD, — Ah l il vous faut un bel enterrement, trois cents francs de cire, cinq cents francs pour les pauvres 1
RABOURDIN. — Eli I nullement... Si vous saviez...
MADAME FIQUET.. — Vous vouliez que la pendule sonnât votre dernière heure.
MADAME VAUSSARD. — Vous vous êtes fait embaumer à mes frais !
RABOURDIN, se jâchant. — Mais pas du tout. Que diable ! un mot...
MADAME FIQUET, lui lâchant le poignet et le repoussant. — Tâisez-vous 1... Vous nous avez promis trop longtemps de mourir. Vous êtes mort !
MADAME VAUSSARD, 2e repoussant également.
— Notre oncle est mort, nous n'avons plut, d'oncle !
RABOURDIN, 2es implorant tour à tour. — Voyons,.la paix, mes bonnes nièces... Les petit?: cadeaux...
MADAME.FIQUET. — Plus de cadeaux, entendez-vous !
RABOURDIN. — Les petits cadeaux... MADAME VAUSSARD. —Jamais, jamais ! MADAME FIQUET. — Et moi, j'emporte ce qui m'appartient... (7i72e traverse et monte au fond, à gauche.) Attendez, tout ce que je retrouverai... MADAME VAUSSARD. — Moi aussi. (iî22e traverse et monte au fond, adroite.)
MADAME FIQUET. — D'abord le tire-bouchon et la boîte de petites cuillers. (Elle les prend sur le guéridon et les met dans sa poche.)
RABOURDIN, courant derrière elle. — Lisbeth ! Ah ! non, par exemple !
MADAME VAUSSARD, devant le buffet. — Le rond de serviette... la timbale... (Elle 2es met dans sa poche.)
RABOURDIN, lâchant madame Fiquet pour courir à madame Vaussard. — Olympe, veux-tu bien laisser ça?... Des cadeaux, c'est sacré. (Elle passe à droite. )
MADAME FIQUET, qui est descendue à Vavantscène et qui passe à gauche, se dirigeant vers le canapé. — Ije coussin sous mon bras... (Elle remonte au buffet.) La cave à liqueurs sous mon autre bras.
RABOURDIN, lâchant madame Vaussard pour courir à madame Fiquet. — Finis donc, Lisbeth t Je ne vous laisserai pas sortir d'ici. (72 barre la porte de son coi'ps.)
MADAME VAUSSARD, à gauche, se chargeant des objets. — Le plateau... la chaise... et la jardinière.
RABOURDIN, la poursuivant. — Pas de mauvaises farces, Olympe ! Tu vas casser quelque chose.
MADAME FIQUET, à droite. — Voyons, j'ai encore une main libre. (Regardant autour d'elle et apercevant le baromètre accroché au mur.) Ali I le baromètre 1 (£226 2e décroche.)
RABOURDIN, la poursuivant. — Mon baromètre !
MADAME VAUSSARD, s'échappant. — Adieu, mon oncle ! (Rabourdin tourne sur lui-même sans pouvoir la saisir.)
MADAME FIQUET, s'échappant.—Adieu, mon oncle ! (Même jeu de Rabourdin.)
RABOURDIN, sur le seuil de la porte. — Voleuses 1 voleuses !..; Au secours 1 arrêtez-les 1... (72 revient en chancelant.) Ah t misère, on me ruine !... Je suis ruiné, ruiné, ruiné ! Je n'ai plus d'héritiers !) 72 se laisse tomber sur la chaise, à droite, en se lamentant. Charlotte, qui a assisté à la fin de la scène, de la porte de la cuisine, entre en riant aux éclats.)
SCÈNE XI
RABOURDIN, CHARLOTTE
RABOURDIN. — Ruiné !... C'est toi, petite gueuse, qui m'as ruiné 1
CHARLOTTE, se laissant tomber sur une chaise, près du canapé,prise d'un fou rire:-— Laissezmoi rire... Le rire est si bon I
(i) Madame Fiquet, madame Vaussard..
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LES HÉRITIERS RABOURDIN
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I R -VBOURDIN. — Plus de cadeaux, plus de douceurs, plus rien... Eh ! je ne t'avais pas permis de ( jlcs maltraiter ainsi ! Tu me rends mes héritiers S en morceaux. .
CHARLOTTE. — Riez donc, mon parrain. p
RABOURDIN. — J'ai tout perdu. Ils ne revien- e dront jamais.
CHARLOTTE, se levant. — Eux ! la bonne lus- A ioire !... Je vais vous les ramener humbles, re- ipenlants, caressants. c
RABOURDIN, se levant. -,— Toi? CHARLOTTE. — Eh ! oui, tout de suite, si vous t voulez! Bon Dieu! que seraient-ils donc, vos 1 héritiers, s'ils n'étaient plus les héritiers Ra- ; bourdin? Senlis entier les montrerait au doigt; ( plus u n coup de chapeau, plus la moindre estime, plus le moindre crédit, Comprenez donc que l leur seule position sociale est d'attendre votre : bien ! Que diable, ils ne peuvent se mettre euxmêmes, sur le pavé !
RABOURDIN. — Ma nièce Vaussard était bien furieuse.
CHARLOTTE. — Bast ! Elle ne saurait que dire à ses créanciers... Vous êtes sa garantie.
RABOURDIN. — Jamais je n'ai vu ma nièce Fiquel dans une telle colère.
CHARLOTTE. — Et sa fille, comment la marierait-elle? Vous êtes sa dot, à cette enfant... [Allant au fond.) Elles ne sont pas loin. Elles ne savent comment revenir... Je Arais vous les ramener, vous dis-je. (Elle les appelle de. la main. ) Les voici !
RABOURDIN. — Ah ! j'ai bien besoin d'être un peu gâté. (72 passe sa robe de chambre, qui se trouve jetée sur la caisse, et s'asseoit à droite.)
SCÈNE XII
LES PRÉCÉDENTS, MADAME. FIQUET, MADAME VAUSSARD, PUIS EUGÉNIE, LEDOUX ETISAAC.
CHARLOTTE, bas à madame Vaussard, qui rentre, gênée, défiante, et qu'elle débarrasse des objets dont elle est chargée. —■ Vous avez eu tort, madame. Monsieur Isaac est là. Prenez garde... Je jurerais que votre cousine va manger votre oncle de caresses avant cinq minutes.
MADAME VAUSSARD. — Je ne suis pas plus sotte qu'elle, peut-être. (Elle va chercher un coussin sur le canapé.)
CHARLOTTE, bas à madame Fiquel, qui rentre et qu'elle débarrasse à son tour des objets qu'elle rapporte. — Ah ! madame ! une femme de votre génie ! N'ébruitez rien. Songez à votre demoiselle. Monsieur Ledoux est là. (Montrant madame Vaussard qui s'approche de Rabourdin, un coussin à la main.) Éh ! regardez votre cousine. La voici déjà aux petits soins.
MADAME FIQUET, gardant le coussin dont Charlotte veut la débarrasser. — Bien, bien... Je n ai pas cessé d'aimer notre bon oncle. (Elle se précipite vers Rabourdin et arrive juste à temps pour placer derrière son dos le coussin qu'elle a rapporte. Madame Vaussard cherche un instant ce qu elle peut faire de celui qu'elle lient à la main, et mit par le mettre sous les pieds de son oncle.)
ISAAC, entrant. — Comment ! il est levé !... (Madame Vaussard, inquiète, l'amène à droite.) Serez-vous au moins en règle aux échéances?
MADAME VAUSSARD, bas. — Chut!... Fi! parler de cela, quand vous me voyez encore tout en larmes... Plus tard.
LEDOUX, entrant avec Eugénie. — Déjà en convalescence !... (Madame Fiquel, effrayée, le relient à gauche, au fond.) Et le mariage, et mes douze cents francs?
MADAME FIQUET, 2>as. — Chut !... C'est honteux, lorsqu'un miracle nous rend un parent si tendrementaimé... Plus tard. (Madame Vaussard revient jirès de Rabourdin, derrière lequel se tiennent également madame Fiquel et Eugénie. Ledoux et Isaac sont, au fond, l'un à gauche, l'autre à droite. Charlotte, appuyée au canapé, sourit en regardant la scène.)
RABOURDIN, balbutiant. —Je suis touché, bien touché, mes enfants...
SCENIC XIII
LES PRÉCÉDENTS, MOURGUE, DOMINIQUE, CHAPUZOT .
MOURGUE, tenant un cure-dents dont il se sert à chaque membre de phrase, -r- Tiens ! tiens I tiens ! Ce farceur de Rabourdin... La nature est un fameux médecin. Elle a des profondeurs... J'ai dîné comme un dieu, moi, ce soir. (72 s'approche de Rabourdin.)
DOMINIQUE, à Charlotte, bas. — Voici le Chapuzot.
CHARLOTTE, allant à la rencontre de Chapuzot, qui s'avance péniblement sur deux cannes, et l'amenant à droite, en l'empêchant de voir Rabourdin. — Que vous est-il donc arrivé, mon bon monsieur?
CHAPUZOT. —Rien,rien... Un faux pas. Je suis tombé. On m'a porté chez moi... Je serais plutôt revenu sur les genoux... Voici les'trois cents francs. Cachez-les.
CHARLOTTE, prenant les billets qu'elle met dans son corsage. — Ils sont en sûreté.
CHAPUZOT, apercevant Rabourdin. — Que vois-je? Il ressuscite !... (72 poursuit Charlotte.) Mes trois cents francs.
CHARLOTTE, bas. — Chut !... Vous êtes inconvenant... Plus tard.
MOURGUE, tenant le pouls de Rabourdin. — Parfait ! les émollients ne valaient rien, nous allons soigner ça par les purgatifs.
CHAPUZOT, assis sur le canapé, à part. — J'attendrai (Haut.) Quand le coffre ne vaut rien, docteur, il serait préférable de s'en aller tout de suite,.. N'est-ce pas, Rabourdin? (72 se 2èpe et va se joindre au groupe formé autour de Rabourdin.)
RABOURDIN, se levant, descendant à l'avantscène, suivi des héritiers. — Oui, mon ami, oui... Je ne demande qu'à m'en aller,par un beau soir, entouré de vous tous, au milieu de ma famille. CHARLOTTE, montrant l'argent à Dominique, à droite, où ils font tous deux un couple séparé. — I Et, maintenant, quand le curé voudra !
FIN DES HÉRITIERS RABOURDIN
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Ribalier.
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LE BOUTON DE ROSE
COMEDIE EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Palais-boyal,
le 6 mai 1878.
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PRÉFACE"
Sera-t-il permis à un auteur dramatique sifflé, hué, conspué, de parler tranquillement de son aventure, en brave homme, sans rancune ni tristesse?
En lisant les Contes drolatiques de Balzac, ces chefs-d'oeuvre d'une invention si comique et d'un style si adorablement ouvragé, j'avais été souvent frappé par le conte intitulé : le Frère d'armes. Il me semblait qu'il y avait là le sujet d'une amusante farce, toute une situation dramatique originale.
Voici le conte. Le cadet de Maillé et le sieur de Lavallière étaient frères d'armes. Le premier avait épousé Marie d'Annebault, « laquelle estoyt une gracieuse fille, riche de mine et bien fournie de tout ». Mais le brave Maillé dut partir pour le Piémont, et il eut alors l'idée de confier sa femme à son ami. « Veux-tu avoir la charge de ma femme, la défendre contre tous, estre son guide, la tenir en lesse, et me respondre de l'intégrité de ma teste? » Lavallière accepta, après quelques hésitations, car il sentait le péril de la tâche. Quant à Marie d'Annebault, elle avait[écouté. « Elle avoyt preste l'aureille aux discours des deux amys, et s'estoyt grandement offensée des doubtes do son mary... Il y avoyt, en son soubrire ung malicieux esperit," et, pour aller rondement, l'intention de mettre son ieune gardechouse entre l'honneur et le plaisir, de si bien le requérir d'amour, le tant testonner de bons soings, le pourchasser de resguards si chauds, qu'il feust mlideile à l'amitié au prouffict de la guallantise. »
Voilà donc la situation posée. Et, dès lors, il faut Voir comme Marie tourmente ce pauvre Lavallière UTousiours la ruzée venoyt vestue à la légière,monstrantdesesohan,tillonsdesa beaultéàfaire hennir ung patriarche aussy ruyné par le temps que clebvoytl' estre le sieur de Mathusalem à cent soixante ans. » Je ne puis, à mon grand regret, «ontinuer les citations, et il me faut indiquer avec le plus de discrétion possible la péripétie et le dénouement de l'histoire. Marie en arrive à désirer follement Lavallière. Celui-ci, à bout d'inventions, s'accuse du « mal de Naples ». Lorsque Maillé revient, grâce au mensonge héroïque de son ami, il retouve sa femme intacte « de corps, sinon de cueur »..
Que les lecteurs curieux se reportent au conte de Balzac, d'une saveur si gauloise. Voilà de la farce, et de la farce épique, avec une largeur de fantaisie superbe de belle humeur ! Et même, au fond du récit, il y a je ne sais quel attendrissement profond. Ce pauvre Lavallière est un héros dont la continence balance pour moi les grandes actions des conquérants. Malheureusement, notre époque pudibonde ne tolérerait pas au théâtre un pareil sujet. Il s'agissait de rendre la donnée possible, de trouver une pièce originale tout en partant du même point que Balzac.
Depuis quelques années, cette idée s'éveillait parfois dans un coin de ma cervelle. Je voyais bien Maillé confiant la vertu de sa femme à Lavallière; mais qu'allait-il se passer ensuite entre Lavallière et Marie, puisque je ne pouvais conserver la péripétie de Balzac? Enfm, un jour, je songeais que Lavallière pourrait être amené à voler lui-même le trésor
(1) Cette préface est la reproduction d'un feuilleton du Bien public, où j'étais chargé de la revue dramatique, et où le faisais depuis deux ans uiie campagne en faveur du naturalisme au thêâtred
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86 THÉÂTRE
que son ami l'avait chargé de garder. Et, tout de suite, les trois actes s'indiquèrent : premier acte, le mari confie sa femme à son ami; second acte, l'ami est poussé à abuser de ce dépôt aacré; troisième acte, le mari revient et demande des comptes à l'ami coupable.
C'est ainsi qu'est né le Boulon de rose. Il est aisé de suivre dès lors la construction de la pièce. J'ai cru, pour rendre le sujet plus net, qu'il était bon de prendre ma Valentine au soir même de ses noces, avant que son mari, l'hôtelier Brochard, eût pénétré dans la chambre nuptiale. J'ai cru encore que Valentine devait jouer une simple comédie, passer souriante et fine au milieu de l'intrigue, sans y laisser un seul fil de sa robe blanche. Elle veut uniquement donner une leçon à son mari et à son gardien, en leur faisant une belle peur. La farce achevée, ils sauront qu'on ne garde pas les femmes, que les femmes se gardent toutes seules. C'était moral.
Pourtant, je n'avais pas tout. Mon Ribalier, l'associé de Brochard, le gardien de Valentine, devait croire qu'il avait abusé du fameux dépôt, si je voulais le montrer, au troisième acte, plein de remords et de terreur devant le mari. Là était la difficulté. C'est alors que j'ai inventé le couple Chamorin, une femme de vertu légère, un mari trompé qui tâche de surprendre sa femme en flagrant délit, qui lui fournit même des occasions, pour plaider et obtenir une séparation de corps. Tous deux logent à l'hôtel du Grand-Cerf, dont Ribalier et Brochard sont les propriétaires. Ribalier a trouvé madame Chamorin très tendre, puis il a rompu avec elle. Et c'est madame Chamorin qui prendra la place de Valentine, la nuit, clans une chambre noire; c'est Chamorin qui viendra pour pincer sa femme, et devant lequel Ribalier iuira, en croyant reconnaître Brochard. Dès lors, j'avais mon troisième acte tout prêt : la terreur de Ribalier, l'ahurissement de Brochard no comprenant rien à co qu'on lui dit, les malices impitoyables de Valentine allant jusqu'au bout, enfin, comme explication finale, une poignée de main silencieuse do Chamorin à Ribalier, à l'homme qu'il veut remercier de son dévouement.
Restait à savoir comment j'arriverais à compromettre Valentine aux yeux de Ribalier. C'est ce que j'ai cherché et décidé en dernier lieu. Il fallait que Ribalier, après avoir résisté aux proA'ocaiions ingénues de Valentine, pût croire tout d'un coup qu'il venait d'être joué par une rouée. L'innocente devait se changer en une dessalée qui avait jeté son bonnet par-dessus tous les moulins du pays. Et je voulais en arriver à ce cri de Ribalior : « Comment! tout le monde? mais moi aussi alors ! Tant pis pour Brochard ! » La scène de séduction se retournait, et c'était lui qui attaquait.
L'idée d'une caserne me vint aussitôt. Il me fallait une assemblée d'hommes. J'aurais pu choisir un couvent; mais je crois que la censure se serait fâchée. J'ai donc imaginé que Valentine, fille d'un militaire, élevée par une tante qui tient une pension d'officiers, s'entend avec des officiers qui l'ont connue enfant et qu'elle retrouve, pour faire croire à son gardien que tout un régiment l'a courtisée. Ribalier, stupéfait d'abord, se fâche ensuite, puis finit, sous le coup de quelques verres de Champagne, par vouloir prendre sa part. Je croyais ' curieuse cette succession rapide do sentiments.
Telle est l'histoire du Boulon de rose. J'ai pensé qu'il était bon de raconter comment j'ai été amené à faire cette pièco, et de quelle façon les idées sur lesquelles elle repose se sont présentées à moi. Cela peut intéresser les jeunes gens qui veulent écrire pour le théâtre. D'autre part, je suis bien aise de me prouver à moi-même que je ne suis pas encore complètement imbécile et dévergondé, comme la critique le déclare. Il y aurait une autre histoire extrêmement instructive à raconter, la réception de la pièce au Palais-Royal, les hésitations successives des directeurs et de l'auteur, puis la griserie finale des répétitions, la confiance absolue au succès de l'oeuvre. Je ne voulais pas signer le Boulon de, rose, c'était là une chose convenue, le pseudonyme était même choisi; et si j'ai fait jeter mon nom aux sifflets, c'est qu'il m'aurait semblé lâche de me cacher dans la défaite? Qu'importe au public la cuisine des coulisses? Qu'une comédie réussisse, qu'une comédie tombe, l'autour seul est responsable. Et j'accepte hautement toutes les responsabilités.
Il s'est passé en moi un singulier phénomène, au sujet du Boulon de rose. Je n'avais pas pour la pièce une affection paternelle désordonnée. J'estimais qu'elle était bien faite, que certaines situations avaient de la drôlerie et de l'originalité.. Mon espoir était que le public . de la première représentation comprendrait qu'une pareille farce avait été, pour moi, une simple récréation, prise entre deux travaux d'importance. Et il arrive que le Bouton de rose m'est devenu cher aujourd'hui, tant on s'est montré pour lui d'une brutalité odieuse. Los foules sont féroces. Méritait-il ce déchaînement de fureur? Comment veut-on que j'en aperçoive les défauts, si on me le met en miettes ? Voilà la pièce élargie et grandie. J'entends à présent que le procès-verbal de la soirée du 6 mai accompagne la pièce et dure autant qu'elle dans mes. oeuvres.. Plus tard,, il y aura appel. Les procès littéraires sont toujours susceptibles de cassation.
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LE BOUTON DE ROSE
Comme je suis très curieux des grands mouvements qui se produisent dans les foules, j'ai éprouvé, le lendemain de l'aventure, l'impérieux besoin d'analyser le public de la première représentation.
Avant tout, ce public a eu une déconvenue. Il s'attendait certainement à autre chose. Il voulait un manifeste littéraire, un exemple de comédie naturaliste appuyant la campagne que je faisais depuis deux ans dans le Bien Public. J'aurais donné une pièce à la ComédieFrançaise, qu'il ne se serait pas montré plus exigeant. Il oubliait qu'il était au Palais-Royal, - que le choix l'ait par moi de cette scène indiquait de ma part un simple amusement d'esprit. Enfin, il demandait à l'auteur des Bougon-M acqiiarl une comédie extraordinaire ol tout à fait, hors ligne. Cela était certainement très flatteur, mais bien dangereux.
D'autre part, je me suis rendu compte de l'étonnoment des spectateurs, à la saveur particulière du Boulon de rose. La gaieté n'est pas la même à toutes les époques. Aujourd'hui, il y a au théâtre une gaieté de mots, un entortillement d'esprit, une sorte de fleur parisienne poussée sur le trottoir des boulevards. C'est un esprit fouetté en neige, relevé d'une pointe de musc, un vrai déjeuner de soleil qui plaît dans sa nouveauté et qui, cinq ans plus lard, devient inintelligible. Dès lors, on comprend la grossièreté d'un homme tout franc, arrivant avec un style direct, appelant les ciioses par leur nom, cherchant le rire dans les situations et dans les types.
Puis, le sens de nos anciens contes français est perdu, à ce que jo vois. La verdeur en est trouvée répugnante. Ces mirifiques histoires d'hôtellerie,- où l'on se trompe do chambres et de femmes, paraissent, d'une ordure sans excuse. La pointe de iantaisie qu'elles tolèrent : le départ d'un mari le soir de ses noces pour le marché du Mans, les ruses hardies et salées d'une ingénue, semble monstrueuse, indigne d'un esprit distingué. Ma Valentine, par exemple, a stupéfié, et l'on m'a dit que j'aurais dû expliquer celte innocente,fournie si les fines commères, les petites filles rieuses où la femme perce avec ses diableries, avaient besoin d'une étiquette clans le dos pour être comprises. On m'aurait encore pardonné si j'avais eu de l'esprit, si j'avais fait des « mots ». Hélas ! je n'ai point cet esprit-là, je suis allé carrément mon chemin. Cette franchise des situations cl du style a révolté. Ma vérité a été sifllée, et l'on a hué ma fantaisie.
Donc le public était dans l'attente de quelque chose de prodigieux. Je ne prononcerai pas le gros mot de cabale, parce que je ne crois pas à une entente préalable entre douze cents spectateurs. On m'a pourtant conté une histoire curieuse, un dîner qui aurait eu lieu avant le lever du rideau, et où l'on aurait juré au dessort de siffler ma pièce. Je ne veux voir là qu'une anecdote. Mais s'il n'y a pas eu cabale dans le sens précis du mol, il faut admettre qu'une bonne moitié de la salie faisait des voeux ardents pour que le Bouton de rose tombât. On était venu là comme on va dans la baraque d'un dompteur, avec la sourde onvie do me voir dévorer.
Je me suis fait, paraît-il, beaucoup d'ennemis, aArec mes feuilletons du Bien Public, où la sincérité est ma seule force. On no juge point impunément les pièces des autres pendant deux ans, en toute justice, disant hautement ce qu'on pense des grands et des petits. Le jour où soi-même on soumet une oeuvre aux confrères et au public, on s'expose à des représailles. Le mot n'est pas de moi, il a été prononcé dans les couloirs et je l'ai déjà retrouvé dans quelques articles. Je comprends parfaitement que les vaudevillistes vexés et les dramaturges exaspérés se soient dit : « Enfin, nous allons le juger à l'oeuvre, ce terrible homme ! » Et le public devait même partager cette attente. Je ne récrimine pas, je constate que ma position d'auteur dramatique était certainement plus délicate que celle d'un autre. Un jeune monsieur, à l'orchestre, montrait une clef à ses voisins, disant : «Il faut que le Boulon de rose soif un chei-d'oeuvre, ou sinon... » Cela est typique.
Ce n'est pas tout, le romancier lui-même était en cause. Les succès se paient. Je devais expier, le 6 mai, les quarante-deux éditions de l'Assommoir et les vingt éditions de Une page d'amour. Un romancier faire du théâtre, un romancier dont les oeuvres se vendent à de tels nombres ! Cela menaçait de devenir l'abomination de la désolation. J'allais prendre toute la place, j'étais vraiment encombrant. II s'agissait de mettre ordre à cela. Pour peu que l'oeuvre prêtât le flanc, on la bousculerait et on se régalerait de voir l'heureux-romancier se casser les reins comme auteur dramatique.
Voilà donc de quels éléments la salle était composée : des amis qui exigeaient beaucoup de moi, qui n'admettaient pas que je pusse écrire une oeuvre ordinaire; des ennemis pleins de rancune, désireux dé se venger du critique et do rabattre le triomphe du romancier; enfin un public dont le goû t n'est pas au théâtre tel que je l'entends. Les uns me reprochaient d'aller contre mes théories sur la vérité, les autres de manquer de fantaisie. C'était une confusion incroyable. Et la note comique était donnée par ces étranges justiciers qui, pour m'onscigner la douceur, commençaient par m'étrangler. Il est par terre, tombons sur lui.
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88 THÉÂTRE
Cola le rendra moins sévère pour les autres. A l'avenir, lorsqu'il trouvera une pièce mauvaise, il n'osera plus le dire aussi carrément. Nous voulons qu'il mente, écrasons-le !
Mais je n'ai point encore parlé des spectateurs patriotiques. 11 paraît que j'ai voulu ridiculiser l'uniforme de l'armée française sur la scène du Palais-Royal. Les sifflets ont commencé, lorsque les officiers ont paru, au second acte. Voilà une indignation qui part d'un bon sentiment. Elle m'a stupéfié. Des messieurs, à l'orchestre, qui avaient très bien dîné, m'a-t-on dit, ont cru deA'oir prendre particulièrement la défense de l'armée. Eh ! bon Dieu ! qui songeait à attaquer l'armée? Je la respecte fort, ce qui ne m'empêchera pourtant pas de l'étudier en toute A'érité dans un de mes prochains romans.
En somme, on a écouté le premier acte, on a sifflé le second; et on s'est refusé absolument à entendre le troisième. Le tapage était tel, que les malheureux critiques, ne pouvant saisir les noms des personnages au milieu du bruit et ne comprenant plus rien à l'intrigue, ont fait les comptes rendus les plus fantaisistes du monde. Les uns ont loué le talent de M. Lhéritier qui ne jouait pas dans le Boulon de rose, les autres ont confondu Chamorin avec Ribalier; aucun n'a raconté fidèlement la pièce. Je suis certain que pas un des spectateurs ne connaît le dénouement exact. Excellentes conditions pour juger une oeuvre.
Remarquez que le troisième acte était jugé le meilleur. Au théâtre, on comptait beaucoup sur cet acte. Mais la salle en était arrivée à une exaspération comique. Brochard entre furieux et crie à une servante : « Grande cruche ! » Toute la salle entend : « Grande grue ! » Et l'on siffle. Que faire à cela? 11 y a des moments où la foule entend ce qui fouette sa passion. Dès lors, toutes lés intentions de la comédie se faussaient; ce qui aurait dû faire rire faisait sursauter les gens les moins prévenus. Les quelques mots d'argot dit par Valentine, si innocents et d'intention si drôle, je persiste à le croire, ont éclaté comme dos bombes. La salle menaçait de crouler.
Je suis aujourd'hui, je le répète, sans'rancune ni ■tristesse. Pourtant, j'ai eu, le lendemain, un sentiment de colère bien légitime. Je croyais que, le deuxième jour, la pièce n'irait pas au delà du second acte. Le public payant me semblait deA^oir achcA'er le désastre. J'allai tard au théâtre, et en montant je questionnai un artiste: « Eh bien ? ils se fâchent, là-haut? » L'artiste me répondit on souriant : « Mais non, monsieur, tous les mots portent, la salle est superbe et rit à se tordre. » El c'était A'rai; pas une protestation, un effet énorme. Je suis resté pendant tout un acte, écoutant ces rires, étouffant, sentant des larmes monter à mes yeux. Je songeais à la salle de la A'eillc, je me demandais pourquoi une si inconcevable brutalité, puisque le vrai public ne se fâchait plus. Les faits sont là.
Voici les chiffres des quatre premières recettes faite par le Boulon de rose; la première, 2,300 fr. ; la seconde, 2,500 fr. ; la troisième 1,100 i'r. ; la quatrième, 800 fr. Qu'on étudie ces chiffres. La recette la plus éleA'ée est celle de la seconde représentation. La presse n'aA'ait pas encore parlé, le public Amenait et riait de confiance. Mais, dès le troisième jour, la critique commence son oem're d'étranglement. Une bordée d'articles furibonds atteint la pièce en plein coeur. Le public dès lors hésite et s'écarte d'une oeuvre que pas une A'oix ne défend et que les plus tolérants jettent au ruisseau. Les rares spectateurs qui osent se risquer paraissent bien s'amuser franchement; les effets grandissent à chaque représentation; les artistes, délivrés d'inquiétude, jouent aA'ec un ensemble merveilleux. N'importe, l'étranglement est sûr, le public de la première a commencé l'assassinat et la critique portera le dernier coup. 11 me reste à remercier les artistes, qui se sont montrés si vaillants au milieu do la tempête du 6 mai. Mademoiselle Lemcrcier, dans ce rôle si mal pris de Valentine, a été adorable de grâce et de finesse. Madame Eaivre et mademoiselle Raymonde ont lutté, elles aussi, de talent et de courage. Quant à M. Geoffroy, il portait toute la pièce sur ses larges épaules, avec l'aisance et la bonhomie d'un grand artiste; et je lui suis particulièrement reconnaissant de la ferme.té qu'il a mise à lancer mon nom, au milieu des fureurs de la salle. M. Pellerin, M. Hyacinthe, M. Luguet, M. Bourgeolle, tous ont gagné la partie, lorsque je la perdais; je me sens plein de gratitude pour eux. Et merci enfin aux directeurs du PalaisRoyal qui ont cru au Boulon de rose avec une foi plus ardente que la mienne.
Un dernier mot. Le directeur d'une de nos grandes scènes subArentionnées parcourait les couloirs en disant d'un air rayonnant : « Eh bien ! fera-t-il encore de la critique dramatique? » Certainement, monsieur, j'en ferai encore. Je vous gêne donc bien? L'article où j'ai condamné l'usage que A'OUS faites de votre subvention pèse donc bien lourd sur votre coeur? En quoi un échec, qui m'est tout personnel, modifie-t-il les idées que je défends? Je suis par terre, mais l'art est debout. Ce n'est pas parce qu'un soldat est biessé que la bataille est perdue. Au travail, et recommençons !
12 mai 1878.
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LE BOUTON DE ROSE
PERSONNAGES
RIBALIER JIM. GEOFFROY.
BROCHARD PEMBÏIÏ,
CHAMORIN , HYACINTHE.
PUTOIS LVQUET.
JULES '. BOURQEOTTE.
UN CAPITAINE BELIY.
UN LIEUTENANT GILLET.
UN SEHGENT PETIT.
VALENTINE M>" LEMERCIER.
1-IORTENSE ■ I^AIVRE. •
FRANÇOISE. ItAYMONDE.
ACTE PREMIER
La chambre a coucher de Ribalier. Au lond, au milieu, un lit avec une table de nuit. Dans des pans coupés; a gauche, la fenêtre; Ji droite, la cheminée. Quand la fenêtre est ouverte, on aperçoit au dehors, fixée dans le mur, l'enseigne de l'hôtel, une tête de cerf très cornue, avec ces mots : Au GRAND CERF. — Au second plan : à gauche, la porte du cabinet de toilette; à droite, la porte d'entrée de la chambre. — Au premier plan : a gauche, la porte de l'appartement de Brochard; à droite, la porte de la chambre de Jules. — Une table à gauche, prés de laquelle est nn fauteuil; un canapé, à droite. Sièges. Deux bougies allumées sont posées sur la cheminée.
SCENE PREMIERE
PUTOIS, FRANÇOISE
Au lever du rideau, Putois allume une bouillotte à esprit-de-vin, sur la table. Françoise est penchée à la fenêtre grande ouverte.
FRANÇOISE. — En voilà une vraie noce ! Ah 1 bien, ils s'en donnent !... Dis-donc, Putois, tu les entends? (Des cris et des applaudissements éclatent au dehors.) Je parie que c'est monsieur Ribalier qui danse 1
PUTOIS, regardant la pendule. — Trois heures moins vingt... On ne se couchera pas cette nuit. J'ai les jambes qui me rentrent dans le corps... Vois-tu, ma femme, j'en crèverais, si les bourgeois se mariaient tous les jours.
FRANÇOISE, descendant. — Oh 1 ça n'arrive qu'une fois... Tiens ! ils ont raison de se goberger i H serait beau que les maîtres du GrandCerf, le meilleur hôtel de Tours, ne fissent pas sauter les casseroles et danser les violons pour leur mariage; (Elle -s'approche de Putois.) Dis
donc, Putois, c'est le tour de monsieur Ribalier. Maintenant que son associé, monsieur Brochard, a une femme, il va peut-être se décider, lui aussi.
PUTOIS. —• Il est bien malin... Et un homme qui tient à sa tranquillité! (Il est allé prendre un bol sur la cheminée.)
FRANÇOISE. — Qu'est-ce que tu fais là? PUTOIS. — Le lait de poule de monsieur Ribalier, pardi I... Avec ça que monsieur Ribalier se passerait de son lait de poule 1 II en avale un chaque soir depuis six ans, pour se tenir le teint frais.
FRANÇOISE, devant la cheminée. —■ Et tous ces petits pots?
PUTOIS. — Veux-tu bien ne pas toucher 1 Ce sont les pommades de monsieur Ribalier... Ah 1 il ne vieillit pas.. Un si bel homme !... Ecoute, tu devrais filer, Françoise, parce que tu vas me faire arriver des histoires. Il n'aime pas que les femmes viennent fouiller dans sa chambre, il n'a confiance qu'en moi. (Nouvelles rumeurs au dehors.) FRANÇOISE, sa précipitant à la fenêtre. — Qu'est-ce que c'est? (On entend des rires accompagnant le refrain ; « Allons-nous-en, gens de la
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THÉÂTRE
noce, allons-nous-en chacun chez nous. ») C'est la famille Coquet et la famille Pingat qui s'en Aront.
PUTOIS. — Bon A'oyage ! Ce n'est pas trop tôt.
FRANÇOISE. — Ah ! A'oilà monsieur Ribalier !
PUTOIS. —• Va-t'en, n'est-ce pas? (Françoise ferme la fenêtre et s'esquive derrière le dos de Ribalier. )
SCÈNE II
PUTOIS, RIBALIER
RIBALIER. — Ouf ! je me suis échappé... Quelle corA'ée, bon Dieu ! La mairie, l'église, un repas de quatre heures, dix quadrilles, cinq A'alses et sept polkas dans les jambes ! Et il faut rire, encore ! Autrement, on A'ous prend pour un A'ieux bonhomme.
PUTOIS. — Hein? Monsieur en a sa claque? RIBALIER. — Oui, mon ami, je suis fatigué. Je te l'avoue, à toi :... Tiens ! ôte-moi mon habit... Gredin d'habit ! Vois-tu, c'est là-dessous .qu'il me pince... Il y a A-ingt ans que tu me sors. Tu es mon meilleur ami.
PUTOIS, très ému, lâchant la manche qu'il vient de retirer. — Monsieur, ne dites pas de «os choses là.çam'attendrit.ça m'enlève toutes mes forces. RIBALIER, — Éh bien, non, remets-toi. Tu es très sensible, je le sais... Donne-moi mon A-OS ton. (Putois a emporté l'habit; il revient avec le veston dont il l'aide à passer la première manche.) Mais, mon pauvre Putois, tu dors debout, toi aussi ! Ah ! digne et excellent serviteur !
PUTOIS, très ému, lâchant la seconde manche. — Monsieur, je Arous en prie, ne di tes pas de ces choses-là !
RIBALIER. — Non, non... Enfin ! je respire ! Dire qu'ils rient encore, en bas ! Je leur souhaite de l'agrément. Je vais passer une bonne nuit, par exemple ! Sacrédié ! quel dodo ! oh ! à poings fermés :... Toi aussi, tu A7as bien dormir, n'est-ce pas, Putois?
PUTOIS. — Monsieur est trop bon. Je dors comme une souche.
RIBALIER. — Voyons, il n'est rien A7enu, aujourd'hui?
PUTOIS. —: Si, une lettre pour monsieur Brochard, que j'ai mise dans son ancienne chambre; sa chambre de garçon,
RIBALIER. — Bieh. Il la trouvera... Hein, crois-tu qu'il la lira, cette nuit? PUTOIS, riant. — Ho ! ho ! ho ! RIBALIER. — Veux-tu te taire, farceur !... Tu as tout préparé dans moi! cabinet, n'est-ce pas? (Il se dirige vers le. cabinet.) Et dépêchons ! J'ai hâte d'être couché. (Au moment où il va sortir, Jules paraît rè droite.)
SCÈNE III
PUTOIS, RIBALIER, JULES
Pendant la scène. Putois fait la couverture.
JULES. — Bonsoir, mon oncle;.. Oh ! je vous laisse, vous deA7ez être joliment las !
RIBALIER. — Moi, mon garçon, mais pas du tout I Jamais je n'ai été si gaillard.
JULES. — Toujours vingt, ans, ce cher oncle ! Et pas un cheAreux blanc, et terrible pour les dames :
RIBALIER, avec fatuité. — Oui, oui. JULES. — Depuis que je passe mes Aracances ici, toute la Aille de Tours me parle de vous. Monsieur Ribalier, du Grand-Cerf, eh ! eh \ il en a fait des victimes et il en fait encore !
RIBALIER, — Oui, oui. On exagère... Quand je me suis associé aA7ec Brochard, nous aArons dû nous partager la besogne. Lui, ancien sergentmajor, homme de poigne, s'est chargé du personnel de l'hôtel et des fournisseurs. Moi, éleA'é dans le commerce, je me suis réserve les rapports aA'ccles clients, J'ai toujours été fait pour le monde... Alors, tu comprends, je me montre aimable, j'accueille les A'oyageurs d'un sourire... JULES. — Et vous poussez les choses plus loin à l'égard des voyageuses... Ne dites pas non. Je A'ous ai surpris aA7ec la dame du 17.
RIBALIER. — Ali : la dame du 17 ! (77 étouffe un bâillement.)
JULES. — Allons, bonsoir, je rentre dans ma chambre... Vous êtes trop fatigué, A7OUS dormez les yeux ouverts.
RIBALIER, — Mais non, meis non : Je passerais la nuit... N'est-ce pas? Putois, je disais tout à l'heure que je passerais la nuit A'olon tiers.
PUTOIS. — C'est A'rai, monsieur. (7/ raille tison tour.) Nous passerions la nuit,
JULES. — En ce cas, j'allume un cigare. Vous permettez? (7/ monte cl allume son cigare à l'une des bougies posées sur la cheminée.)
RIBALIER, résigné. — C'est ça, allume un cigare.
JULES. — J'ai quitté le bal derrière vous. Le monde s'en allait. Alors, ma foi ! je. me suis dit : Je vais monter fumer un cigare chez mon oncle. RIBALIER, — Tu es bien gentil... A propos, Jules, tu as dû rencontrer la mariée, à Brétigny? Valentine demeurait là, chez une tante qui tenaitune pension d'officiers. Elle est fille d'un ancien capitaine et a encore, je crois, deux oncles dans l'armée.
JULES. — Oui, nous nous sommes reconnus ce matin. Ça date de deux ans déjà. C'était avant mon entrée à Saint-Cyr, pendant les vacances. RIBALIER. — Cette Valentine, elle est adorable ! Brochard ne mérite guère un amour de femme pareil. Il y a vingt ans que je suis l'ami de Brochard, eh bien ! je n'ai pu encore m'habituer à ses violences. Il blesse tousmes sentiments d'homme bien élevé... Dis donc, tu n'aspas fait deux doigts de cour à Valentine, dans le temps?
JULES. — Non, mon oncle. RIBALIER. — Comment? pas un petit baiser innocent?
JULES.—Mais non.
RIBALIER. —Vrai?... Tant pis ! Je suis l'ami de Brochard, mais je ne le plaindrais pas du tout. Ce serait bien fait. (On entend le craquement d'une porte.) JULES. — Qu'est-ce que c'est que ça? RIBALIER. — C'est la porte de Brochard, là, à côté.
PUTOIS. —La sacrée porte ! J'ai pourtant mis de l'huile. (Il entre dans le cabinet de toilette.)
RIBALIER. — On amène la mariée dans la chambre.'PaiTO'e petite chérie, va !
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LE BOUTON DE ROSE
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JULES. — Eh bien ! c'est agréable ! Mais on ne peut seulement pas remuer dans cette chambre, si les boiseries craquent !
SCENE IV RIBALIER, FRANÇOISE, JULES
FRANÇOISE, à Ribalier. —- C'est un monsieur qui veut A7OUS parler.
RIBALIER, — A une pareille heure ! Dis que je suis couché... Quel est cet original? Tu le connais?
FRANÇOISE. — Oh ! bien sûr ! Je ne puis faire sa chambre, sans qu'il cherche à rire. Il me tient des discours joliment drôles.:. C'est le monsieur du 17, monsieur Chamorin.
RIBALIER, à part. — Lui ! Se douterait-il?
CHAMORIN, entr'ouvrant la porte. — Pardon, je me permets d'entrer...
JULES. — Je A7OUS laisse, mon oncle.
RIBALIER, inquiet, bas à Jules. — Non, reste, mon garçon. (Françoise sort, pendant que Chamorin la suit avec des yeux tendres.)
SCENE V RIBALIER, CHAMORIN; JULES
CHAMORIN. — Pardon, monsieur, c'est pour vous demander un senice. J'étais au bal, ainsi que tous les voyageurs. Alors, j'ai pensé que vous ne donniez sans doute pas.
RIBALIER. — Parlez, monsieur Chamorin. Je suis toujours à la disposition des personnes qui veulent bien honorer ma maison de leur présence.
CHAMOIUN. — Je n'attendais pas moins de votre cour loisie. Depuis un mois que nous sommes chez A'ous, A'ous nous gâtez. Oui, c'est le mot, «vous nous gâtez.
RIBALIER, bas, à Jules. —-11 ne sait rien. Tu peux t'en aller.
JULES. — Adieu, mon oncle. (Il entre dans sa chambre, à droite.)
SCENE VI
RIBALIER, CHAMORIN
RIBALIER. — Veuillez vous asseoir, et dites Aite, car je A7OUS avouerai que je suis un peu pressé.
CHAMORIN, après un silence. — Monsieur, ma femme me trompe.
RIBALIER. — Croyez, monsieur, que je sympathise...
CHAMORIN. — Elle me trompe depuis cinq ans.
RIBALIER, lui donnant une poignée de main. — Ah ! monsieur !... On s'illusionne si souvent dans la vie. ! Votre malheur n'est peut-être pas certain?
CHAMORIN. — Certain, oh ! bien certain 1
RIBALIER, — Pau\7re monsieur ! (Il lui serre la main de nouveau.)
CHAMORIN. —■ Mais non, mais noiij Elle^me
trompe, je le sais, je ne suis pas à plaindre... Vous suivez le raisonnement?
RIBALIER. —- De toutes mes oreilles. CHAMORIN. — Quand j'épousai Hortense... RIBALIER, désespéré. — Soyez bref, je A7OUS en prie.
CHAMORIN. — J'étais très tendre, j'avais le coeur débordant d'une tendresse que les années, aujourd'hui, n'ont pu encore épuiser.
RIBALIER. — Soyez bref... Vous êtes ce qu'on - appelle un homme inflammable.
CHAMORIN. — C'est cela... Eh bien '. Hortense ne m'a pas compris. Elle est pratique, elle s'est plu à fouler aux pieds toutes les fleurs que j'avais dans l'âme. Au bout de la première semaine, j'ai vu que nous n'étions pas faits l'un pour l'autre. Elle comprimait tous mes élans.
RIBALIER. — Allons au fait... Elle A7ons a trompé.
CHAMORIN. — Après trois mois do mariage... Lorsque j'ai su sa trahison, ah '. j'aA7oue que je me suis demandé ce que j'allais faire. Heureusement, j'ai beaucoup de calme. RIBALIER, — Vous aA7ez éclaté? CHAMORIN.—Nonj'ai dissimulé... La trahison d'IIortense a été pour moi un trait de lumière. J'ai A7U là le doigt de la Providence, monsieur. Elle me trompait, je n'avais qu'à la surprendre, à plaider, à obtenir une séparation... C'était parfait, parfait, comprenez-vous?
RIBALIER. — Très bien... Vous étiez content? CHAMORIN. —■ Oh ! content, dites, ravi :... Alors, j'ai dissimulé, j'ai employé toutes mes heures disponibles à guetter ma femme. Il faut vous dire, monsieur, qu'Hortense est une personne très fine. Je suis juste : elle ne vaut pas grand'chose, mais elle est très fine... Je l'ai donc guettée nuit e t jour...
RIBALIER. —Et vous ne l'avez pas surprise? CHAMORIN. — Non, monsieur, je ne l'ai pas surprise... Pourtant, elle persévérait. Moi aussi, je me suis entêté... (Baissant la voix.) J'ai fini, monsieur, par lui fournir des occasions. RIBALIER. — Elle en a profité? CHAMORIN. — Parfaitement. RIBALIER. — Et vous ne l'avez pas surprise? CHAMORIN. —■ Non, monsieur, je ne l'ai pas -surprise. i';ïV-i:i
RIBALIER.—Jamais? CHAMORIN. — Jamais ! (Ils se lèvent.) RIBALIER (1). — Une femme très fine. CHAMORIN. — Oh ! très fine, j'ai eu l'honneur de A7ous le dire... Tenez, je veux vous en donner un exemple. Un soir...
RIBALIER. — Je vous crois sur parole, c'est inutile.
CHAMORIN: —-Rien qu'un exemple. Vous me désobligeriez... Un soir, je pars en voyage. Vous savez, l'éternel piège dont le succès est certain, le mari qui part en voyage et qui revient au milieu de l'a nuit... Il pleuvait, monsieur. Je passe deux heures sous une porte, en face de chez moi. Enfin, je vois entrer mon homme, un de mies meilleurs amis. Je reste encore une heure sous la porte, puis je monte. J'avais la clef, jlouvre doucement, Une chambre toute noire, monsieur ; pas un bruit, rien qu'un petit souffle dans le silence. J'étais stupide. J'allume avec précaution une
I (1) Chamorin, Ribalier.
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THÉÂTRE
bougie et je vois le chignon de ma femme qui dort le nez dans l'oreiller. Personne, absolu- ê ment personne. J'étais stupide. Je me glisse auprès d'Hortense sans la réveiller, et je m'en- c< dors. RIBALIER. — Eh bien ? ti
CHAMORIN. — Ecoutez 1 Le matin, j'étais "\ réveillé par une volée de coups de bâton. Ma femme me surprenait aA7ec la cuisinière... Oui, monsieur, c'était la cuisinière.
RIBALIER. — Ah 1 charmant 1... Vous perdiez la partie.
CHAMORIN. — Le mot est juste, je perdais la partie... Un autre soir...
RIBALIER, à bout de patience. —Non, de grâce ! je saisis parfaitement. Quel service puis-je vous À rendre? ]
CHAMORIN, continuant tranquillement. — i Un autre soir, je laisse Hortense avec le meilleur < de mes amis. Je raconte que je dois passer la i nuit dehors. Mais, au lieu de sortir, je file clans i la chambre à coucher, et je me cache au fond d'un cabinet. Je n'étais pas mal là-dedans. J'ai la faiblesse de m'endormir. Il était très tard déjà, lorsqu'un bruit me réA'eille. Quelle est mon émotion ! J'entends ma femme en conversation criminelle, tout près de moi. Je prends mon temps, je veux pousser la porte du cabinet. Impossible, monsieur, j'étais enfermé I RIBALIER. — Charmant, charmant... CHAMORIN. — Et j'ai passé la nuit là, monsieur, ne A'oulant point me donner le ridicule, devant mon meilleur ami, de taper à la porte du cabinet. Le pis est que je n'ai pu me rendormir. C'est la femme de chambre qui m'a délivré le matin.
RIBALIER. — C'était encore une partie perdue.
CHAMORIN. •— Oui, monsieur, c'était encore
une partie perdue... Le duel dure ainsi depuis
cinq ans.
RIBALIER—Et vous avez toujours été battu?
CHAMORIN. — Toujours, monsieur !... Un
autre soir...
| RIBALIER, s'emportant. -— Ah ! non, c'est assez I...' Qu'est-ce que vous me voulez à la fin? Pourquoi me racontez-vous tout ça?
CHAMORIN, toujours très tranquille. — J'aA7ais amassé une jolie aisance dans la''parfumerie. . Alors, j'ai voyagé. J'ai promené Hortense, habitant ies villes cinq ou six semaines, comptant sur les aventures'des hôtels. Oh ! je ne suis pas découragé, monsieur, je la pincerai, je la pincerai.
RIBALIER. —' Mais, encore un coup, tout ça ne me regarde pas ! J'ai sommeil, finissons-en. Que puis-je faire pour vous? ! CHAMORIN..— Mon Dieu! monsieur, c'est bien simple...' D'abord votre figure me plaît. Oui, vous êtes d'une politesse et d'une distinction qui m'ont gagné tout de suite. RIBALIER. — Je vous en supplie... CHAMORIN. ■— Ma'femme aussi est séduite... (Solennel.) Je ne vous demande pas un dévouement. Non, non, il y a des services qu'on ne peut pas demander... Mais j'ai compté sur vous si j'avais besoin d'un témoin. .Vous trouverais-je à toute heure? &■ V---
RIBALIER. — Eh bien'l oui, comme vous A7oudrez... Nousjm recausèrons. Bonsoir. (Il le reconduit.)
CHAMORIN. — Je vous ai tout raconté. Vous êtes mon ami, maintenant,
RIBALIER. — Sans doute, je vous plains beaucoup. Adieu 1
CHAMORIN. — Permettez I ma femme me trompe, je le sais, je ne suis pas à plaindre... Vous saisissez la nuance?
RIBALIER. — Oui, oui, adieu I
SCENE VII
RIBALIER seul, ruis HORTENSE
RIBALIER.—Enfin 1 il est par ti ! Quelhomme 1... N'importe, me A7oilà prévenu. Il cherche à surprendre sa femme, et je profiterai de l'avertissement. (On entend un craquement.) Qu'est-ce que c'est? Ah 1 oui, Brochard entre dans la chambre nuptiale. PauA7re petite chérie, va 1... (Cherchant.) Où est donc mon foulard? Où diable Putois a-t-il mis mon foulard? (Il disparaît dans le cabinet de toilette. Dès que la scène est vide, on frappe discrètement à la porte d'entrée. SilenceLa porte s'ouvre. Hortense entre avec précaution. Elle est en robe de bal. )
HORTENSE. — Monsieur Ribalier I monsieur Ribalier ! Camille I... Personne, la chambre est A7ide. Ah 1 il est dans son cabinet de toilette, je l'entends. Mon Dieu 1 mon coeur bat... Mon mari sortait du corridor pour rentrer chez lui. Il me croit enfermée dans ma chambre. J'ai dû me faire toute petite contre le mur... Ce bal m'a donné la fièvre. Camille a dansé trois fois avec moi. Quelle bonne grâce 1 quel usage du monde I lui seul était distingué I... Il ne m'attend pas, il va être si heureux, si heureux 1
SCENE VIII RIBALIER, HORTENSE, PUIS PUTOIS
RIBALIER, reparaissant en toilette de nuit, un foulard sur la tête. — Saperlotte I je vais donc pouvoir... (Il aperçoit Hortense.) Hortense 1 Eh bien I c'est le comble I Je ne me coucherai pas cette nuit. (Haut.) Comment, madame, vous ici, à pareille heure?
HORTENSE. — Oui, mon mari me croit enfermée chez moi. J'ai profité du tumulte de cette noce... Ah 1 croyez que j'ai hésité, beaucoup, hésité...
RIBALIER, à part. — Pas assez, fichtre ! HORTENSE, très tendre. — Ah I mon ami... RIBALIER, désespéré. — Madame 1 madame 1 HORTENSE. — Non, appelez-moi Hortense... Mon ami, notre erreur d'un jour ne doit pas aA7oir de lendemain, vous le savez, nous l'avons juré. hi.jii
RIBALIER. — Et nous tiendrons notre serment.
HORTENSE.—Alors, j'ai pensé que vous n'abuseriez pas de ma faiblesse, et je suis venue.
RIBALIER. — Je vous jure que je n'abuserai bas... Mais quelle imprudence 1
HORTENSE. — J'ai voulu vous revoir, j'avais le besoin de vous revoir.
RIBALIER. — Eh bien 1 vous voyez, j'allais me coucher.
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LE BOUTON DE ROSE
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HORTENSE. — J'ai voulu entendre une fois encore le son de votre voix.
RIBALIER. — Oui, je comprends... C'est très gentil.
HORTENSE. — J'ai voulu, — ne vous moquez pas, — j'ai voulu appuyer ma tête à A7otre épaule. Oh ! une petite seconde, rien qu'une seconde... Vous permettez? RIBALIER. — Oui.
HORTENSE, après avoir posé la tête sur son épaule. — On est si bien... Je dormirais là.
RIBALIER, — Oui, oui... (A part.) C'est moi qui dormirais 1
HORTENSE. — Et j'ai voulu m'assurer que vous ne me méprisiez pas... Ah ! dites-le moi, Camille, dites que vous ne me méprisez pas ! (Elle se relève, éclate en sanglots et va s'asseoir près de la table.)
RIBALIER (1), à part. — Allons, bon ! des larmes ! l'éternelle scène ! Jamais je n'en sortirai. La femme après le mari !... (Haut.) Je vous estime, Hortense. Calinez-A7oiis... 11 faut vite remonter dans votre chambre.
HORTENSE. — Comment ! c'est vous qui me parlez ainsi, vous qui, hier encore, A7OUS traîniez à mes genoux ! RIBALIER. — Hier, sans doute... HORTENSE. — Comme A'OUS êtes brutal ! Laissez-moi passer la nuit sur ce fauteuil, je vous regarderai dormir. 5. ;{A-j^;>f"s* ;.;
RIBALIER, — Ne plaisantons pas. Soyez raisonnable, Hortense... Songez donc, si votre mari descendait 1
HORTENSE. — Mon mari fil ne compte pas, mon cher. (Elle se lève, en oubliant son mouchoir qu'elle a posé sur la table.) -i ;>>,
RIBALIER, se fâchant. — Eh bien ! puisqu'il vous faut des explications, je viens de le voir, votre mari, et il m'a tout raconté, et je n'ai pas envie de figurer dans un procès.
HORTENSE. — Ah ! il vous a raconté... Alors, je reste. Vous n'avez aucune crainte, n'est-ce pas?
RIBALIER, suppliant. — Ecoutez, ma chère Hortense, si vous m'aimez, laissez-moi. Il faut que je passe la nuit, des comptes à régler. On n'est pas toujours libre clans le commerce, A7OUS le savez bien. (Putois sort du cabinet de toilette.) HORTENSE. — Vous m'abusez, Camille. RIBALIER, là jyoussant vers la porte. — Je ne mens jamais, mon adorée. Là, filez vite. Vous êtes gentille d'habitude !
PUTOIS, qui a pris sur la table le mouchoir oublié par Hortense. —• Le mouchoir de cette dame, monsieur.
RIBALIER, remettant le mouchoir ù Hortense. — Ah 1 fichtre ! votre mouchoir !... Adieu, mon amour.
HORTENSE. — Vous ne m'aimezplus, Camille, vous ne m'aimez plus.
SCÈNE IX
PUTOIS, RIBALIER
RIBALIER, fermant la porte violemment. — Si jamais on me repince avec toi, par exemple !
PUTOIS. — En voilà une d'expédiée I (Il prépare le lait de poule.)
RIBALIER. — Personne ne viendra plus, j'espère. Trois heures et quart, mon Dieu ! et je suis encore là à piétiner».. Mon lait de poule, Putois?
PUTOIS. — Je Arais le faire, monsieur. RIBALIER, se fâchant. — Comment, tu Aras le faire, animal ! Mais il devrait être fait ! Tu veux donc aussi m'assassiner?
PUTOIS. — Oh ! monsieur, ne dites pas ça ! (H remet le bol et la cuiller sur la table. ) RIBALIER. — Oui, tu veux m'assassiner. PUTOIS. — Ne dites pas ça, retirez ce mot... Vous saA7ez que ça m'ôte toutes mes forces. (//. tombe dans le fauteuil.)
RIBALIER. — Eh bien 1 eh bien ! le voilà qui s'en A*a ! Je n'ai pas assez ménagé sa sensibilité... Voyons. Putois, un peu de virilité, que diable ! J'ai eu tort, je retire le mot. (Il passe derrière le fauteuil cl se trouve de Vautre côté de la table.)
PUTOIS, balbutiant. — Oh ! monsieur ! oh I monsieur !
RIBALIER, qui a versé un verre d'eau. — Tiens, bois, mon garçon... Hein, ça A7a mieux?... (Il prépare le lait de poule avec l'eau de la bouillotte.) Ah ! ces anciens serviteurs 1 des coeurs d'or 1 On n'en fait plus de pareils, la race en est perdue. (^1 Putois.) Te remets-tu? (Il tourne le lait de poule avec la cuiller.) C'est de la vieille roche. C'est solide. Ça fait tout clans une maison. (Il porte le lait de poule sur la table de nuit.)
PUTOIS, se levant. — Je demande pardon à monsieur... Monsieur a-t-il encore besoin de quelque chose?
RIBALIER. — Oui, j'ai besoin de dormir... Vois-tu, Putois, je .ne donnerais pas ma place pour cent ôcus. Se coucher quand on a sommeil, il n'y a point de plus grosse réjouissance. On s'étend, on se roule, on est chez soi, enfin.
PUTOIS. —Je partage l'opinion de monsieur. (17 va à la cheminée, souffle l'une des bougies et prend Vautre.)
RIBALIER, — Mon Dieu ! je ne dis pas, il y a des cas... sans doute... c'est très agréable... Mais, la main sur la conscience, Putois, je ne changerais point ma place contre celle de Brochard. Moi, je vais ronfler à mon aise, tandis cpie lui... Crois-tu qu'il pourra dormir? PUTOIS, riant. — Ho ! ho ! ho ! RIBALIER. — Veux-tu te taire, farceur !... (Putois va poser la bougie sur la table de nuit.) Ah ! qu'on est sage de rester garçon ! Tu as vu comme j'ai congédié cette damo? Si j'avais été marié, jamais je n'aurais pu flanquer ma femme dehors. Comprends-tu? Les femmes, c'est gentil, mais c'est encombrant.
PUTOIS. — Je le sais, monsieur, je le sais. (Il s'approche de la table et souffle la lampe à espritde-vin, sous la bouillotte.)
RIBALIER Dieu me préserve de m'en
mettre jamais une sur les bras ! Et il faut les surveiller, et elles vous fichent dedans ! Va, j'ai entendu de belles histoires, tout à l'heure. J'aimerais mieux faire un an de bagne que d'avoir une femme à garder.
PUTOIS. — Je crois bien. (7/ va écouler à la porte de Brochard.) v v/;
RIBALIER, s'apprêtant à monter sur le lit. — Françoise te donne du souci, mon pauvre gar(1)
gar(1) Ribalier.
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THEATRE
çon. Console-toi, elles sont toutes les mômes. (L'apercevant à la porte.) Qu'est-ce que tu fais là? '
PUTOIS.—J'écoute, monsieur.
RIBALIER, — Comment, tu écoutes?
PUTOIS. — J'écoute si monsieur Brochard n'a besoin de rien.
RIBALIER, allant le prendre par l'oreille. — Veux-tu bien t'en aller, polisson ! Ça ne se faitpas... Bonsoir, Putois. Ne m'éveille pas aA7ant onze heures. i- PUTOIS. — Bonsoir, monsieur.
SCÈNE X
RIBALIER, PUIS BROCHARD
RIBALIER. — Enfin, je A'ais donc m'en donner! (Il ôle sa robe de chambre.) La maison dort, je n'entends plus rien. On ne tousse seulement pas chez Brochard. Ils ont dû éteindre. PauA'repetite chérie, Ara ! (Il boit son lait de poule, souffle la bougie et se couche.) Mon Dieu ! que je suis bien ! (7/ s'endort en balbutiant.) Me marier ! Ah ! non, par exemple !... Pas d'embarras, pas de femme... Pas de femme à garder... (Un silence. On entend Ribalier qui commence à ronfler. La porte d'entrée s'ouvre. Brochard paraît en habit, un boulon de rose à la boutonnière. Il tient un bougeoir. Lascène s'éclaire.)
BROCHARD.—Ildort déjà, cet égoïste... (llpose son bougeoir siir la cheminée et. hausse la voix.) Eh ! Ribalier ! (Il s'approche et- le secoue.) Eh ! Ribalier !
RIBALIER, endormi. — Fiche-moi la paix ! BROCHARD. — Ribalier ! RIBALIER. — Non, non, j'ai sommeil. BROCHARD. — Tonnerre I A7eux-tu répondre? RIBALIER, se débattant. — Hein? qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce que c'est? (Il reconnaît Brochard cl s'assied sur son séant. ) Brochard ! BROCHARD. —Ah ! enfin ! RIBALIER, stupéfait. — Brochard : Qu'est-ce que tu fais là?
BROCHARD. —Je te.réveille, parbleu ! RIBALIER. — Comment ! tu es là? Ca ne se passe donc pas bien? BROCHARD. — Quoi?
RIBALIER, — Ta femme t'a mis à la porte? BROCHARD. ■— Mais non ! Je ne suis pas encore entre dans la chambre.
RIBALIER.—Je croyais avoir entendu... BROCHARD. — Je viens de ma chambre de garçon... Toute une grosse affaire ! Je pars pour le Mans. ^H|ïMj
RIBALIER. — Pour le Mans !... C'est une drôle d'idée, le soir de tes noces !
BROCHARD. — Voyons, réveille-toi et tâche de comprendre.
RIBALIER, se levant et remettant sa robe de ■ chambre. — Je dormais si bien ! Ah ! que c'est dur de se relever, lorsqu'on a fait son trou pour la nuit !... Si je comptais sur toi, par exemple ! On m'aurait dit : « Brochard va venir », j'aurais dit : « Brochard, allons donc ! pas possible ! >s Enfin, c'est clair... Voyons, qu'y a-t-il?
BROCHARD. — Tu sais que la grande foire de la Saint-Jean d'été commence après-demain? RIBALIER. — Oui. Mais je ne A'ois pas...
BROCHARD. — La foire de la Saint-Jean qui. chaque année, nous rapporte un joli magot.
RIBALIER. — Parbleu ! notre fortune est là... Nous nous approvisionnons depuis huit jours.
BROCHARD. — Et tu sais quelle est la pièce indispensable de tout repas, la pièce sans laquelle le plus petit Aigneron refuserait de se mettre à table?
RIBALIER, — Le chapon, pardi ! L'année dernière, on en a mangé, chez nous, trois cent soixante-dix-sept. Cette année, nous doublerons ce hiflre.
BROCHARD. — Eh bien, mon ami, Gaillardin nous manque de parole.
RIBALIER. —- Pas de chapons ! alors nous sommes perdus, ruinés, déshonorés.
BROCHARD. — C'est pourquoi je pars ! J'ai trouvé dans mon ancienne chambre une lettre... RIBALIER. — Oui, je sais. J'aA^ais parié que tu ne la lirais pas.
BROCHARD. — Je l'ai lue. C'est Péquignot qui m'écrit qu'il y aura ce matin dimanche, au marché du Mans, une A'ente de volailles exceptionnelle.
RIBALIER. — Tiens ! tiens ! BROCHARD. — Et il m'aA7ertit que Bourguignon, de la Cloche d'Or, notre rival, doit aller là-bas faire une rafle sur le marché... Alors, je n'ai pas hésité, j'ai juré que nous aurions les chapons. 11 nous les faut, Ribalier, pour notre honneur. La Cloche d'Or ne peut pas battre le Grand-Cerf.
RIBALIER. — Evidemment, BROCHARD. — Je file par l'express de quatre heures.,. Bourguignon arriATera trois heures trop tard.
RIBALIER. — Superbe ! Tu es un homme, Brochard.
BROCHARD. — Oui, un homme d'action. RIBALIER. — Moi, dans ta position, je n'irais pas au Mans... Non, je n'aurais jamais cette forcelà. Il pourrait être question de tous les chapons du monde, je ne lâcherais pas ma femme. BROCHARD. — Les affaires avant tout ! RIBALIER. — Et ta femme, crue va-t-elle dire? BROCHARD. — Valentine est raisonnable. Elle comprendra.
RIBALIER. — Allons, tant mieux ! Pars pour le Mans, mon ami ! (Il remonte et fait le geste de retirer sa robe de chambre.) Moi, je me recouche : et je dors. Tu permets? ! IBROCIIARD, le ramenant. — Je n'ai pas fini... (Un silence.) Je le confie ma"femme, Ribalier: : RIBALIER.—A moi?
BROCHABD. —- Oui, à toi. RIBALIER, riant. —• A moi? Tu plaisantes? On j ne confie pas des poules à un vieux renard de mon espèce. J'en ai trop croqué pour qu'on m'en 3 amène en pension. J'aurais l'air d'une bête.
BROCHARD. — Ribalier ! e RIBALIER. — Que diable ! tout le monde me
t connaît bien, à Tours. Je serais ridicule. Jamais r de la A'ie ! La ville entière rirait de nous deux ! ! BROCHARD, s'emportant. — Je couperai les
s oreilles de ceux qui riront. >i RIBALIER. — Si tu te fâches...
BROCHARD, criant très fort.. — Je te confie e ma femme, Ribalier !
RIBALIER, — Voilà les violences qui commencent. Ça me retourne.
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LE BOUTON DE ROSE
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BROCHABD. — Je te confie ma femme. Tu ( la garderas, tu la surveilleras et tu me la 1 rendras intacte, telle que je la remets entre tes s mains.
RIBALIER. — Bon Dieu ! me A7oilà avec une ; femme sur les bras ! (
BROCHARD. — N'es-tu pas mon ami? Dou- j lerais-tu de toi? RIBALIER, — Non, certes. BROCHARD. — J'ai épousé une orpheline pour ne pas avoir de belle-mère. Entre quelles mains veux-tu que je la laisse, si ce n'est entre les tiennes?
RIBALIER, — Sans doute, mais... BROCHARD, recommençant à crier. — Si tu refusais, je romprais.
RIBALIER, — Ne crie pas si fort, ça me rend malade.
BROCHARD. — Oui, je romprais aA'ec toi. Nous .vendrions, nous liquiderions... Tu acceptes? et de bon coeur?
RIBALIER, anéanti. —J'accepte. BROCHARD.—Et de bon coeur? RIBALIER. — Et de bon coeur... (Timidement.) Dis donc, Brochard, si j'allais au Mans acheter les chapons?
BROCHARD, dédaigneux. — Toi, tu achèterais les chapons?
RIBALIER. — C'est A'rai, je n'ai jamais su acheter... J'en mourrais '. Juste au moment où je m'applaudissais d'être garçon :
BROCHARD, se dirigeant, vers sa chambre. — Je vais appeler Valentine.
RIBALIER, le ramenant. — Attends. Je perds la tête, je ne sais plus où j'en suis. Il me faut des explications, dos instructions. C'est une mission si délicate ! Tâchons de procéder avec ordre. D'abord, es-tu bien certain... ? BROCHARD. — De quoi?. RIBALIER. — Tu me donnes ta caisse à garder, n'estrce pas? et tu me dis : 11 y a vingt lianes dedans. BROCHARD. — Eh bien? RIBALIER. — Tu es sur que les vingt francs v sont? " 1
BROCHARD. — Que veux-tu dire? RIBALIER, — Dame ! si les vingt francs n'y étaient pas, il ne faudrait point me les réclamer.
BROCHARD. — Ribalier, ta vie dissipée a desséché en toi toutes les croyances... Valentine est une fleur.
RIBALIER.. — Tu en es sûr? Ces choses-là, tu sais...
BROCHARD. —A la fin, tu m'ennuies ! RIBALIER. — Bon ! Je n'insiste pas... Tu comprends, c'est ma garantie... Maintenant, sais-tu si on n'a jamais fait là cour à ta femme?
BROCHARD, se fâchant. — Ah ! ça, as-tu fini? . "
RIBALIER. — Mais il faut bien que je sache !... Comment A'eux-tu que je la protège, si j'ignore les dangers qu'elle peut courir?
BROCHARD. — On a dû la marier à un militaire, un capitaine, un lieutenant, je ne sais plus... Elle a grandi au milieu des militaires. RIBALIER. — Tu vois ! BROCHARD. — Défie-toi des militaires. RIBALIER, — Et le Grand-Cerf qui en est plein ! Nous avons tous les officiers du 207e.
(La porte de gauche s'cnlr'ouvrc et l'on aperçoit la tête de Valentine. Elle écoute en marquant sa surprise.)
BROCHARD. — Défie-toi des militaires. (Il s'anime.) Et assez c^.usé. Je pars, je te laisse un dépôt sacré. Tu surveilleras ma femme, nuit et jour, et tu me la rendras...
RIBALIER, ahuri. — Je te la rendrai... BROCHARD. — Intacte, ou je romps avec toi. Nous vendrons, nous liquiderons... (Il lui donne une rude poignée de main.) C'est dit,
RIBALIER, allant s'asseoir ci droite. —- Quel homme '. quel homme ! (Brochard va il la porte de gauche, l'ouvre cl se trouve nez à nez avecValenline.)
SCENE XI
VALENTINE, BROCHARD, RIBALIER
BROCHARD. — Vous étiez là? VALENTINE, baissa.nl les yeux et faisant, la niaise pendant toute la. scène. —- J'arriArais, mon ami... Tout ce bruit m'inquiétait...
BROCHARD. — Vous aArez entendu ce que nous disions?
VALENTINE. —Non, mon ami. BBOCHARD. — Eh bien ! je suis obligé de partir. Oh : une absence d'un jour, je serai de retour demain lundi... Pendant ce temps mon associé Ribalier vous tiendra lieu de père. VALENTINE. — Bien, mon ami. RIBALIER, à part. — Me voilà dans les rôles do père, à présent.
BROCHARD. — Vous serez raisonnable. VALENTINE. — Oui, mon ami. BROCHARD. — Vous ne A'ous ennuierez pas trop?
VALENTINE. —Non, mon ami. BROCHARD. — Vous écouterez tout ce que Ribalier vous dira?
VALENTINE. — Oui, mon ami. BROCHARD, à Ribalier, à demi-voix. — Hein? comme c'est chaste ! comme c'est élevé !... « Oui, mon ami. » — « Non, mort ami »... Un vrai mouton.
. RIBALIER. — Elles sont toutes des moutons. BROCHARD. — Approchez, Valentine.- VALENTINE. —Me'voici, mon ami. BROCHARD. — Avant de partir, je veux vous laisser un gage... [Il prend le bouton de rose à sa boutonnière.) J'ai pris en souvenir ce bouton de rose, qui surmontait le gâteau de Savoie. Jevous demande de le garder là, précieusement, par tendresse pour votre époux. (Il le lui met au corsage, et le montre du geste à Ribalier.) VALENUINE. — Je le garderai, mon ami. BROCHARD. — Maintenant, Valentine, je dépose un baiser sur votre front. (Il continue à lui parler à voix basse, en l'accompagnant jusqu'à la porte de sa chambre. Valentine sort. On frappe à la porte d'entrée.)
RIBALIER, se levant. — Qu'est-ce que c'est? Tout ce monde ne va donc pas débarrasser ma chambre ! Je tombe de sommeil. (Il ouvre, Chamorin paraît en toilette de nuit.) Comment ! c'est encore A7ous? (Brochard passe au fond et desI cend ci droite.)
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96
THÉÂTRE
SCENE XII BROCHARD, RIBALIER, CHAMORIN
CHAMORIN. — Parlez plus bas ! J'ai A7U de la lumière sous la porte, et j'ai frappé. RIBALIER. — Mais que voulez-vous?
CHAMORIN. — Plus bas ! J'étais couché. J'ai entendu ma femme qui marchait dans le corridor... Alors, j'ai pensé à venir A7ous chercher comme témoin.
RIBALIER. — Comme témoin?
CHAMORIN. — Oui... Nous allons battre l'hôtel ensemble, etsi nous trouvons ma femme...
RIBALIER, hors de lui. —■ Ah ! ça ! A7OUS vous moquez de moi I J'en ai assez, je vous en avertis !... C'est incroyable qu'on envahisse ainsi ma chambre. (Il se jette dans le fauteuil, près de la table. ) Je ne bouge plus, je dors là.
CHAMORIN (1), s'excusant. — Une autre nuit, monsieur, une autre nuit, si cela vous dérange trop en ce moment... (Allant à Brochard.) Monsieur, ma femme me trompe.
BROCHARD. — Permettez !... Je suis marié d'aujourd'hui, monsieur.
CHAMORIN. — Elle me trompe, je le sais, je ne suis pas à plaindre.
BROCHARD, se fâchant. — Vous êtes un mauvais plaisant, monsieur. (Ribalier, dérangé par le bruit, quitte le fauteuil et va se recoucher.)
CHAMORIN. — Mais je ne plaisante pas, je A'ous assure... Un soir, je pars en voyage. Vous savez, l'éternel'piège dont le succès est certain, le mari qui part en voyage et qui revient au milieu de la nuit... Il pleuvait, monsieur. Je passe deux heures sous une porte...
BROCHARD, furieux, -r— Et moi, je A7OUS coupe les oreilles si vous continuez. On ne raconte pas des histoires pareilles à un homme, le jour de ses noces...
CHAMORIN, s'excusant. — Monsieur...
BROCHARD, — Vous manquez de tact, taisezA7ous ! (Au bruit de la querelle, la porte de Jules s'ouvre, et le jeune homme paraît.)
(1) Ribalier, Chamorin, Brochard.
SCÈNE XIII
LES PRÉCÉDENTS, JULES
JULES. —■ Qu'y a-t-il? J'ai cru qu'on étranglait mon oncle?
BROCHARD, —Ah! c'est vous, jeune homme... Adieu ! Je pars pour le Mans.
JULES, étonné. — Pour le Mans?
BROCHARD, regardant la pendule. — Bigre ! quatre heures moins un quart. (A Chamorin.) Allons, sortez, monsieur.
CHAMORIN. — Je sors, je sors... (A Jules.) Monsieur, ma femme me trompe...
BROCHARD. —-Mais sortez donc, monsieur !... (Se retournant.) Et veille sur elle, Ribalier !
RIBALIER, endormi, balbutiant. — Je veille, je veille. N'aie pas peur... (Jules les accompagne jusqu'à la porte. Au moment où il va rentrer chez lui, Valentine paraît à la porte de gauche.)
SCÈNE XIV VALENTINE, RIBALIER endormi, JULES
VALENTINE, appelant. -■— Monsieur Jules !
JULES, se retournant. — Mademoiselle Valentine !
VALENTINE, souriante. —■ Chut I (Elle va ouvrir la fenêtre toute grande; on aperçoit l'enseigne, la tête de cerf très cornue. Elle se penche cl regarde.) Il est parti 1 (Tous deux se rapprochent.)
JULES. — Comment, votre mari vous laisse? (Ribalier ronfle. Effrayés, ils se séparent.)
VALENTINE. — Chut I (Ribalier ronfle de nouveau.) C'est mon gardien. Il me surveille... Ah ! ils se mettent deux contre moi, ils me gardent, comme si je ne pouvais pas me garder moi-même. Je me vengerai... Voulez-vous m'aider, monsieur Jules?
JULES. —• Oh 1 de tout mon coeur I Je ne vous ai pas oubliée, je vous aime toujours. (Au moment où il va lui prendre la main, Ribalier ronfle plus fort, et ils se séparent.)
VALENTINE. — Chut I chut 1 A demain ! (Ils se dirigent tous deux vers leurs chambres.)
ACTE DEUXIÈME
Le bureau du Grand-Cerf. — Au fond, par une large baie occupant le centre d'une cloison vitrée, on aperçoit une salle de café. — Au second plan, à droite, la porte d'entrée de la rue; à gauche, une porte donnant dans l'intérieur de l'hôtel. — Au premier plant à droite, un bureau avec un fauteuil; à gauche, une grande armoire à linge. — Un canapé à gauche. — Au fond, également à gauche, des bougeoirs sur une planchette, des clefs accrochées a des files de clous numérotés. — Une lampe allumée est posée sur le bureau. — Le café est éclairé par de3 becs de gaz.
SCENE PREMIÈRE
FRANÇOISE, RIBALIER
FRANÇOISE. —Alors, monsieur, quand j'ai vu madame enfiler si vite le corridor, je l'ai suivie
tout doucement... Depuis ce matin, comme vous me l'avez recommandé, je ne quitte pas ses talons.
RIBALIER. — Très bien !... Alors?
FRANÇOISE. — Alors, monsieur, elle était entrée dans la chambre de ce militaire.
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Françoise et Ribalier.
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LE BOUTON DE ROSE
90
RIBALIER. — Dans la chambre, saperlotte !.... Alors?
FRANÇOISE. — Alors, monsieur, ils riaient làdedans... Oh ! ils se faisaient du bon sang, bien sûr ! (Elle rit.)
RIBALIER.—Ils riaient, ils riaient... Tu trouves ça drôle, toi? Sois convenable, entends-tu S... .Mors?
FRANÇOISE. — Alors, monsieur..-. Dame ! je n'en sais pas plus long, je n'y ai pas mis le nez ! RIBALIER. — Comment ! lu n'as pas pénétré dans la chambre?
FRANÇOISE. — Ah ! ça, non 1 RIBALIER. — Et tu les as laissés ensemble? FRANÇOISE. — Mais oui... Je suis descendue vous dire ce qui se passait,
RIBALIER. — Veux-tu bien A'itc remonter ! Plante-toi à la porte, entre sous un prétexte quelconque et dis-moi tout?
FRANÇOISE. — Je cours, monsieur, je cours I (Elle sort- vivement par la gauche.)
RIBALIER, — Quelle journée ! Pas un quart d'heure de repos ! Toujours dans des transes, toujours en observation 1 Une femme parle à tan t de monde dans une maison commelanôtre!... Ah ! je donnerais beaucoup pour être à demain et voir revenir Brochard. Car je les ai assez pratiquées, je sais que les plus innocentes sont souvent, les plus terribles... Et dire que c'est moi, Ribalier, moi, chargé de si doux larcins, qui, aujourd'hui, ai la mission de garder... Non, si on s'en doutait, ce seraient des gorges chaudes dans toute la ville 1
SCENE II
RIBALIER, PUTOIS, PUIS FRANÇOISE
PUTOIS, arrivant par le fond mystérieusement. — Monsieur !
RIBALIER. — Hein? "
PUTOIS. — Vous m'avez dit de vous répéter tout ce que j'entendrais par rapport à madame I
RIBALIER. — Eh bien?
PUTOIS, baissant la voix. — 11 y en a un, là, dans le café, cpii vient de dire à un autre : « La petite boulotte m'irait comme un gant. »
RIBALIER. — Après?
PUTOIS. — L'autre a répondu : « Faut se méfier... Elle donne dans la cavalerie. »
RIBALIER. — Mais ce n'est pas de madame dont ils parlaient.
PUTOIS. — Peut-être, je ne sais pas.
RIBALIER. — Alors, imbécile, pourquoi me fais-tu peur?
PUTOIS. — Dame 1 vous m'avez dit d'écouter, j'écoute !... Lorsque j'entends causer d'une femme, je pense que c'est de la mienne ou de colle d'un autre.
RIBALIER. — Il a raison... Oh ! ma pauvre tête ! Trompez donc les femmes pendant trente années, pour qu'une gamine vous tienne un jour sur les dents !
FRANÇOISE, accourant. — Monsieur, j'ai rencontré madame qui sortait du corridor... Voici madame^
RIBALIER. — C'est bien... AllezJàTvotre besogne. (Putois et Françoise sortent.)"
SCÈNE III
VALENTINE, RIBALIER
RIBALIER, à part. — Interrogeons-la prudemment,
VALENTINE, gaiement. — Vous ne savez pas? Je viens de retrouver un ancien bon ami. RIBALIER. — Ah !
VALENTINE. — Il appelait Françoise, il avait
un bouton à recoudre... Alors, j'ai A'ite couru
chercher du fil, je suis revenue clans sa chambre...
RIBALIER. — Comment! c'est vous qui avez
recousu le bouton?
VALENTINE, ingénument. — Mais oui... Estce que j'ai mal fait?
RIBALIER. —Non, non.
VALENTINE. — On doit être aimable, n'est-ce pas? dans le commerce. Puis, aA7ec un ancien bon ami, A7OUS comprenez? (Gaiement.) Nous avons ri !... Il m'a embrassée pour la peine.
RIBALIER, terrifié. — Il vous a embrassée !... Vous A7ous êtes laissée embrasser !
VALENTINE. — Sans doute... Est-ce que j'ai mal l'ait?
RIBALIER. — Fichtre !
VALENTINE. — C'était pour me remercier. Un si A'ieil ami !... Le capitaine a quarante ans. Il m'a fait sauter sur ses genoux, chez ma tante i RIBALIER, soulagé. — Ah ! il a quarante ans? VALENTINE. —Mon Dieu ! monsieur Ribalier, si j'ai mal agi, ne me le cachez pas... J'ai promis d e vous écouter e t de A7OUS obéir.
RIBALIER. —Je plaisantais, mon enfant... (7/ la fait asseoir devant le bureau.) Tenez, jetez un coup cl'oeil sur nos livres. Il faut vous mettre au courant... Reposez-vous, ne bougez plus do là.
VALENTINE, feuilletant les livres. — Comme vous A7oudrez, monsieur Ribalier.
RIBALIER, revenant, à part. — Il a quarante ans... Qu'est-ce que ça prouve? J'en ai bien quarante-deux !... Elle se moque peut-être de moi. On ne sait jamais, avec ces ingénues... Le capitaine doit être le militaire que Brochard m'a signalé: L'instant est venu, je crois, de ne plus la quitter des yeux.
SCENE IV
LES* PRÉCÉDENTS, CHAMORIN
CHAMORIN (t), entrant par la gauche, et accrochant la clef de sa chambre. — Tiens,, ma femme n'est pas encore descendue... (Il s'approche et salue Ribalier.) Monsieur..., votre santé est bonne, ce soir?... On vient de m'apprendre que notre couvert est mis dans le petit cabinet. Nous sommes donc chassés de la grande salle?
RIBALIER, très poliment., — Je vous prie d'agréer toutes mes excuses, monsieur... Oui, nous avons un repas de corps. Les officiers du 207° offrent un dîner d'adieu aux officiers du 178e. Et la maison est un peu en l'air.
CHAMORIN. — Oh ! les officiers, quels charmants compagnons ! Nous les adorons, monsieur.
(1) Chamorin, Ribalier, Valentine.
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100
THÉÂTRE
RIBALIER, — Nous allons en avoir soixantedix à table.
CHAMORIN. — Soixante-dix 1 Ma femme et moi, nous les adorons !... (Valentine s'échappe tout doucement par le fond, en voyant que Ribalier ne fait plus attention à elle.) A propos, je suis ravi. Ma femme, A7OUS savez?
RIBALIER, -— Votre femme?
CHAMORIN. — Je suis une piste, oh ! une piste... Cette fois, je n'ai cpi'à allonger la main. Je laisse mûrir... Je la pincerai quand il me plaira.
RIBALIER. — Tant mieux ! tant mieux !... (77 s'aperçoit que Valentine n'est plus là.) Eh bien, elle est partie ! Encore une fugue !
CHAMORIN, le retenant. —11 faut que je A7OUS raconte ça.
RIBALIER, se dégageant. — Je suis occupé. Lâchez-moi donc ! C'est insupportable ! (Il sort par la gauche.)
CHAMORIN. — Je la pincerai ! je la pincerai i
SCENE V
CHAMORIN, FRANÇOISE
FRANÇOISE, arrivant par le fond. — Tiens I monsieur Ribalier n'est plus là?
CHAMORIN. — Non, belle Françoise.. Il n'y a que moi, qui vous aime... Petite, petite, approchez.
FRANÇOISE. — Fichez-moi la paix ! Je n'ai pas le temps de jouer.
CHAMORIN. — Petite... petite...
FRANÇOISE. — Vrai, je n'ai pas le temps... Une autre fois.
CHAMORIN, allant, la prendre par le bras et l'amenant. — Rien qu'une risette... Fais une risette.
FRANÇOISE, riant. — Vous me chatouillez, monsieur... Est-il possible? Avoir l'air si comme il faut et dire tant de bêtises !... Ah ! A7OUS tromT pez joliment A'otre monde 1...
CHAMORIN. — Appelle-moi mon gros bébé.
FRANÇOISE, riant. — Non, non, je ne saurais pas.
CHAMORIN. — Donne-moi des tapes sur la joue et dis-moi : « Petit garçon, vous n'avez pas été sage, vous n'aurez pas de dessert ! »
FRANÇOISE. — Je ne saurais pas, bien sûr !... (Elle lui donne des lapes sur la joue.) Petit garçon, A7ous n'avez pas été sage...
CHAMORIN. — Vous n'aurez pas de dessert...
FRANÇOISE, répétant..— Vous n'aurez pas de d assert.
CK&MORTït,enthousiasmê.—Voilàle bonheur!... Des petits soins, des mots gentils, des caresses enfantines... Ah ! belle Françoise, si tu A7oulais I
FRANÇOISE. — Votre femme ne sait donc pas dire ça?
CHAMORIN. — Ma femme?...Mais elle me comprime ! mais elle empêche tous mes élans ! Elle ne sent pas le côté maternel de l'amour... (Hortense et Jules arrivent par la porte de gauche et restent dans le fond.) Répète un peu : « Mon gros bébé. »
FRANÇOISE, riant. — Mon gros bébé.
CHAMORIN, se jetant à, ses genoux. — Oh 1 Françoise ! tu 5 es la première femme qui^m'ait
compris. Nous fuirons ensemble. Tu vas quitter ton mari...
FRANÇOISE. — Mais A'otre femme, monsieur, votre femme?
CHAMORIN. — Elle ne compte pas. Je la pincerai...
SCÈNE VI
LES PRÉCÉDENTS, JULES, HORTENSE
HORTENSE, s'avançant. — Eh bien ! monsieur, à A'otre aise ! (Françoise se sauve en riant.)
CHAMORIN, toujours à genoux. — Pincé '
HORTENSE. — A genoux deA'ant une servantel Mais, si je demandais une séparation, je l'obtiendrais, monsieur.
CHAMORIN. — Pincé !
HORTENSE. —Je ne demanderai pas une séparation, j'ajouterai simplement ce nouveau grief à A7otre dossier... ReleA'ez-vous. N'étalez pas daA'antage A'otre mauvaise conduite. (Chamorin se relève. )
JULES, bas, à Chamorin. — C'est encore une partie perdue.
CHAMORIN. — Oui, jeune homme, c'est encore une partie perdue.
HORTENSE. — Nous compterons ensemble... Allez A'ous mettre à table. Obéissez.
CHAMORIN. — Oui, ma bonne.
HORTENSE. — Ne me regardez pas en face. Passez deA'ant moi.
CHAMORIN. — Oui, ma bonne. (7/ sort par le fond, très penaud.) [-X-.-J&] -■•:.
SCENE VII r ;; ' HORTENSE, JULES
j3t JULES. — Vous êtes séA'ère, madame.
t HORTENSE, allant accrocher sa clef..— Il faut
bien tenir les hommes... Ah ! monsieur Jules,
quand on ne tient pas les hommes, ils A'ous
tiennent.
JULES. — C'est pour mon oncle que vous dites cela.
HOUTENSE. — Oui... Je suis la plus malheureuse des femmes. Il m'évite, tout est fini.
JULES, se rapprochant et baissant la voix. —■ Si je vous fournissais une occasion...
HORTENSE. — Vous?
JULES. — Seulement, il faudrait être prudente, m'écouter en tout... Chut ! Ne remontez pas dans votre chambre avant de m'aA'oir vu. (Ribalier et Valentine entrent par la. gauche. Horm lense sort par le fond.)
SCÈNE VIII
RIBALIER, VALENTINE, JULES, PUIS PUTOIS
RIBALIEB, à Valentine. — Mais vous serez beaucoup mieux. On étouffe dans la salle... Est-ce que vous n'êtes pas bien ici. (Il la fait asseoir devant le bureau. )
VALENTINE. — Très bien. '} .
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LE BOUTON DE ROSE
101
RIBALIER (1), apercevant Jules. — Tiens I tu es là?... Tu as donc laissé à table ces messieurs du 207e?
JULES. — Oui, je respire un instant. PUTOIS, entrant. — Monsieur, il n'y a plus de serviettes, il vient d'arriA'er encore cinq capitaines.
RIBALIER, — Prends du linge dans l'armoire. PUTOIS. — Mais je ne pourrai pas tout seul. RIBALIER, — Ah I ces anciens serviteurs, on n'en fait plus comme ça. (Il ouvre l'armoire dans laquelle il prend des serviettes qu'il passe à Putois.)
VALENTINE (2), bas, à Jules. — Avez-vous fait tout ce dont nous sommes convenus ce matin?
JULES, bas. — C'est fait, fc VALENTINE. — Vous aA7ez vu tous nos amis? JULES. — Oui.
VALENTINE. — Ceux que j'ai connus à Brétigny, chez ma tante, le capitaine Plumet, le lieutenant Raymond...
JULES. — Et le sergent Robert. VALENTINE, à Jules. — Vous leur avez bien expliqué ce que j'attendais d'eux?
JULES. — Dans les moindres détails... Ils saA'ent leur rôle et la comédie peut commencer. RIBALIER, à Putois. — Tu as ton affaire, va... (Putois sort par le fond. Bas, à Jules.) Tu sais ce que je t'ai dit : veille toujours et. préviens-moi si tu A7oyais rôder quelqu'un,
JULES. — Comptez sur ma vigilance... Je vais rejoindre ces messieurs. (Il sort par le fond.)
SCÈNE IX
RIBALIER, VALENTINE
VALENTINE, assise devant le bureau, en train de feuilleter les registres. — Monsieur Ribalier? RIBALIER. — Ma chère enfant? VALENTINE, souriant. — On m'a raconté de belles histoires sur votre compte. RIBALIER. — Quelles histoires? VALENTINE. — Oui, des dames compromises, des maris furieux; toute la ville de Tours mise en l'air par les ravages que vous faites dans les c cours.
RIBALIER, très flatté. — On exagère, on exagère... (A part.) Elle est charmante.
VALENTINE. — J'ai des détails... La femme du notaire Prégasson, et la veuve du conservateur des hypothèques, et les deux demoiselles Sauvageot, qui tiennent un bureau de tabac.
RIBALIER. — Ah I on vous a dit I De mauvaises langues ! On me fait une réputation I... (A part.) Elle est délicieuse, cette petite 1
VALENTINE, se levant et venant à lui. -.— Dame ! un beau cavalier, un homme bien élevé... RIBALIER, s'inclinant. — Vraiment... VALENTINE. — Rempli d'instruction, d'une élégance native...
^RIBALIER. — Vraiment, vraiment... »$VALENTINE, soupirant. — Toutes les femmes raffolent de vous, monsieur Ribalier. RIBALIER, modeste. — Non ! pas toutes, je
vous assure, pas toutes. (^1 part.) Ces ingénues sont parfois gênantes.
VALENTINE. —Je serais jalouse, si j'étais votre femme. Mais je suis bien tranquille avec mon mari. (Tristement.) Monsieur Brochard n'est pas beau.
RIBALIER. — Brochard? Eh ! il n'est pas mal !
VALENTINE. —■ Ne cherchez pas à me faire plaisir... Il est très laid.
RIBALIER, — Mon Dieu ! très laid... C'est selon les goûts.
VALENTINE, s'appuyant à son épaule. — Il est votre ami. Vous le connaissez bien.
RIBALIER. — Il est mon ami. Et je le connais, je le connais trop I... Un brutal, un homme sans éducation.
VALENTINE. — Oui, oui... Hélas I RIBALIER. — Il vous massacrera... (Il lui prend une main avec laquelle il foue.) Une pauvre chérie comme vous. Car vous êtes charmante, Valentine, A'ous aA7ez une bouche, une taille, un pied !... On ne A'ous a jamais dit cela, mon enfant?
VALENTINE. —Jamais, monsieur Ribalier. RIBALIER, s'allumant de plus en plus. —Je suis le premier, voyez-vous I La belle petite chatte I elle est aussi innocente que fraîche ! Une A'raie * fleur I Et cette main, oh ! cette main, est-elle assez mignonne !
VALENTINE. — Elle vo us plaît? RIBALIER, —■ On la mangerait do baisers. VALENTINE. — C'est permis? RIBALIER. —• Comment ! si c'est permis I VALENTINE. —■ Alors, baisez-la 1 RIBALIER, reculant brusquement. —- Hein?... Pardon !
VALENTINE (1), — Qu'avoz-vousr RIBALIER. —-Rien... Il fait un peu chaud ici.,. (A part.) L'habitude, mon Dieu 1 Scélérat 1
VALENTINE, assise sur le canapé. — Monsieur Ribalier?
RIBALIER. — Mon enfant? VALENTINE. — J'ai des conseils à vous demander. Vous êtes plein d'expérience, et vous me paraissez si gentil... Venez vous asseoir là.
RIBALIER, —■ Merci... J'aime mieux marcher un peu. Il fait très chaud.
VALENTINE. —• Venez donc... Vous n'avez pas peur de moi? Une petite fille I]
RIBALIER, allant s'asseoir, à part. — Suis-je assez ridicule I... Si Tours me voyait !
VALENTINE. — Eh bien t mon mari m'intimide beaucoup. J'éprouve en sa présence un effroi qui me paralyse.
RIBALIER, sévèrement. — Vous avez tort. Brochard est le meilleur homme du inonde, très doux, d'un caractère aimable et facile... VALENTINE. — Il me paralyse. RIBALIER, continuant. — Brochard mérite. toute votre affection. Surtout soyez-lui fidèle. La fidélité, chez la femme, est la première des vertus. Quand une femme manque à ses devoirs, elle commet l'action la plus monstrueuse... (S'embrouillant) car la fidélité est une parure, j. et, sans devoir, il n'y a pas de société possible.
VALENTINE, se rapprochant. — Justement, je veux vous obéir... Mais mon mari m'effraye.
(1) Jules, Ribalier, Valentine.
(2) Ribalier, Putois, Jules, Valentine.
(1) Valentine, Ribalier.
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102
THEATRE
Tandis que A'ous, je ne sais pas, A7OUS me mettez tout à mon aise... Alors si A'ous étiez assez bon, "A'ous m'apprendriez de quelle façon je dois m'y prendre.
RIBALIER, inquiet. — De quelle façon A'ous devez A'ous y prendre?
VALENTINE. —Oui, tenez ! est-ce bien ainsi?... (Elle s'adresse tendrement à lui.) « Mon ami, je meurs d'impatience loin de A'ous. »
RIBALIER. ■— Pas trop mal... La A'oix un peu plus chaude seulement.
VALENTINE, même jeu. — « Mon ami, A'ous êtes toute ma félicité. »
RJBALIER. — Très bien ! (Jules paraît au fond.)
"VALENTINE. — Puis, n'est-ce pas? il faudra que je l'entoure de mon bras... (Elle veut le saisir.)
RIBALIER, reculant. — Non, non. (A part.) Elle est terrible, cette ingénue... Oh ! le danger de l'innocence !
VALENTINE. — Comment? non?... Il faudra que je l'entoure... ■(Elle lui passe le bras autour du cou.) Et je lui dirai : « Je A'ous aime, mon ami. »
RIBALIER, à part. — Je suis à bout de force. Si Tours me A'oyait ! (Jules entre en toussant.)
R IBALIER, se dégageant vivement.— C est t oi ?... Tu arrives à propos. Nous causions. Mon Dieu ! qu'il fait chaud !... (A Valentine.) Ecoutez, mon enfant. Brochard mérite toute votre affection. Surtout, soyez-lui fidèle. La fidélité, chez la femme, est une parure... (A Jules.) Tu A'ois, je lui donnais des conseils. (A.parl.) SauA'é, mon Dieu! ( Valentine se lève cl va se rasseoir au bureau.)
SCENE X
RIBALIER, JULES. VALENTINE, PUIS PUTOIS^.'
JULES. — Nous sommes au Champagne. (Prenant Ribalier à part.) Dites donc, mon oncle, elle aA'ait son bras à votre cou.
RIBALIER. — Tu crois?... Je n'ai pas remarqué. Une preuA7e d'amitié, peut-être.
.JULES. — Elle est ravissante.
RIBALIER, avec feu. — Oh ! raAissante I... Un bijou ! On ferait des folies !
JULES. — Diable': mon oncle, est-ce que je vous ai dérangé?
RIBALIER. — Moi?... Tu me prends donepour un gredin?... Comment I mem meilleur ami m'aurait confié sa femme, et j'irais !... Mais ce serait très mal I
JULES. — Très mal... Seulement, ça se fait tous les jours, r. f."
RIBALIER, —■ Un dépôt sacré ! Une pauA7re petite qui n'a pas do vice pour deux liards ! Jamais, jamais, entends-tu I Brochard peut compter sur moi.
p. PUTOIS, entrant. — Monsieur, ils ont tout bu, ils en veulent encore... Quels trous, ces militaires ! [&■: RIBALIER, — Viens, mon garçon !
(Ils sortent ensemble parla gauche.)
SCENE XI
JULES, VALENTINE, nus UN CAPITAINE, PUIS RIBALIER, Pendant la scène, le café, au fond, se garnit de consommateurs, tous militaires.
VALENTINE, regardant Ribalier s'éloigner, à Jules. — Eh bien, allez donc !
JULES. — Attendez... (Il va dans le fond, échange un salut avec un capitaine qui entre.)
VALENTINE, assise au bureau. — Ah 1 monsieur Brochard, ahl monsieur Ribalier, A7OUS gardez les femmes !
LE CAPITAINE, qui s'est, approché, souriant. — Mademoiselle...'
VALENTINE, souriant, d'une voix rapide. — No vous excusez pas, monsieur, jeA7ous en prie. Vite, à votre rôle !... Attention ! (Ribalier rentre, poussant devant lui Putois, chargé de bouteilles de Champagne. Putois disparaît immédiatement dans le café.)
RIBALIER (1 ), dans le fond, à. pari. — Le capitaine !... Mais il n'a pas trente ans 1 Ah I la menteuse !
LE CAPITAINE. — Chère Valentine... RIBALIER, à pari. — 11 a dit : Chère Valentine...
LE CAPITAINE, continuant. — Vous êtes coiffée à ravir, ce soir. Si nous étions seuls, je vous demanderais une faveur.
VALENTINE, minaudant. — Laquelle, Ferdinand?
RIBALIER, à part. — Ferdinand I LE CAPITAINE. -— Vous nie l'avez déjà accordée une fois... Un baiser sur vos cheA7eux.
RIBALIER. — Ah ! mon Dieu !... 11 faut que je sache le nom de ce militaire. Où est Jules? Où est Jules? (Il sort par la gauche. Valentine et le capitaine le regardent s'éloigner en riant.)
LE CAPITAINE, s'inclinant. — Mademoiselle... VALENTINE. — Merci, monsieur. (Le capitaine sort, un lieutenant entre et s'approche de Valentine qui s'est levée.)
SCENE XII
JULES, RIBALIER, UN LIEUTENANT, VALENTINE, ruis PUTOIS
RIBALIER, amenant Jules par la gauche. — Dis-moi le nom deice capitaine.
JULES. — Quel capitaine?
RIBALIER, — Le capitaine qui cause là, avec Valentine.
JULES. — Le lieutenant... Je ne le connais pas.
RIBALIER. — Non, le capitaine... (Regardant, stupéfait.) Ce n'est plus le même,.elle en a deux !
JULES. •— Ecoutez.
LE LIEUTENANT, à Valentine. — Vous vous souvenez, Titine...
RIBALIER. — Titine ! (Jules le -fait taire.)
LE LIEUTENANT. — C'était l'hiver dernier.-- VALENTINE. —J'aA'ais peur, il faisait si noir !
(i) Ribalier, lé capitaine, Valentine.
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LE BOUTON DE ROSE
103
LE LIEUTENANT. — Notre baiser me brûle encore les lèvres. (Il continue à lui parler et remonte avec elle vers le fond.)
RIBALIER. — Les lèvres 1... Eh bien 1 de mieux en mieux 1 L'autre, ce n'était que les cheveux, au moins ! Mais elle connaît donc toute l'armée?
JULES. — Comment! vous A7OUS fâchez? Vous êtes jaloux?
RIBALIER, — Moi, jaloux ! Elle n'est pas ma femme, Dieu merci !.. Seulement, c'est vexant d'être trompé.
PUTOIS, entrant. — Monsieur, ils en veulent encore !
RIBALIER, à Jules. — Attends-moi. Ne la perds pas des yeux. Je reviens. (Dès qu'il est sorti, Jules va « la porte de droite et introduit un sergent. )
JULES, au sergent. — Vous avez compris? C'est une farce à un bourgeois. (Le sergent cligne de l'oeil et s'approche de Valentine qui est redescendue à Vavant-scène, à droite. Jules sort. Ribalier paraît, poussant devant lui Putois, chargé de bouteilles de Champagne. Putois traverse et s'en va par le fond.)
SCÈNE XIII
VALENTINE, UN SERGENT, RIBALIER
RIBALIER, anéanti. — AA7CC un sergent, maintenant ! La garnison y passera.
LE SERGENT. — Ecoute, ma poule...
RIBALIER, scandalisé. — Oh !
LE SERGENT. — C'est pour s'entendre... Faut convenir de ses mouvements. Tu racontes que ton mari n'est pas à la cambuse?
VALENTINE. —11 ne reviendra que demain.
LE SERGENT. — Alors, je siffle à minuit sous ta fenêtre, et tu descends m'ouvrir comme nous faisions la-bas... C'est dit. (7/s remontent tous les deux. )
RIBALIER. — Voilà qui est complet !... Des baisers l'hiver dernier, des hommes qui sifflent sous sa fenêtre, des rendez-vous hier, des rendezvous cette nuit I Et Brochard qui va revenir !
LE SERGENT, à Valentine. — A tout à l'heure. (Le sergent sort. Des rumeurs s'élèvent dans le café.)
SCÈNE XIV
VALENTINE, RIBALIER, JULES, LE CAPITAINE, LE LIEUTENANT, LES OFFICIERS, PUTOIS. FRANÇOISE.
LES OFFICIERS. :— Du Champagne t du Champagne !
PUTOIS, se précipitant en scène. — Monsieur, ils en demandent encore '
RIBALIER; perdant la tête. —L Monte la cave et qu'ils nous laissent tranquilles ! Mon Dieu ! au moment où j'aurais besoin de toute ma tête, un état-major sur les bras ! Ah ! les tyrannies du commerce ! (Putois est sorti par la droite. Les officiers, riant et causant, le verre en main, se montrent an fond.)
JULES, ironique. — Mon oncle, voyez donc 1 Veillez sur Valentine.
RIBALIER. — Comment ! ils se permettent d'envahir le bureau I... (Allant à la rencontre des officiers.) Messieurs, dans une seconde, on vous sert... Veuillez attendre. (Pendant qu'il arrête un groupe d'officiers, un autre groupe descend à droite et entoure Valentine.)
LE CAPITAINE. — Bien, bien, nous attendrons ici, nous sommes parfaitement... Nous aimons votre société, monsieur Ribalier, nous venons vous offrir une verre de Champagne.
RIBALIER. — Merci, capitaine. Je ne bois pas de Champagne.
LE CAPITAINE. — Vous refusez, vous si courlois ! Jamais Bourguignon, de la Cloche d'Or, ne nous a refusé un verre de Champagne.
RIBALIER, tâchant de repousser les officiers. — Eh bien ! oui, mais dans le café, messieurs. On A'ous sert.
JULES, bas. — Mon oncle, regardez donc ! (Il lui montre le groupe qui entoure Valentine.) LE LIEUTENANT, à Valentine. •— Charmante... UN AUTRE. — Délicieuse... UN AUTRE. —Adorable... RIBALIER, se précipitant. — Messieurs, mes-. sieurs, dans le caré ! Ce n'est point ici l'endroit... (Entraînant Valentine.) Je A7OUS défends d'être aimable. Vous n'êtes pas honteuse?
VALENTINE, ingénument. — Moi, monsieur Ribalier? Pourquoi serais-je honteuse? Il faut bien être aimable dans le commerce. Cela pousse à la consommation.
RIBALIER. — Ah I vous appelez ça la consommation ! Elle est jolie, votre consommation !... (La menant à droite, derrière le bureau.) Je vous défends de bouger de là. Que ce meuble soit le rempart de votre vertu ! Et la parole cpie j'ai donnée, malheureuse 1 Vous voulez donc me déshonorer?
LE LIEUTENANT, qui s'est approché de nouveau. — Délicieuse, adorable... (Il lui sourit, la complimente.)
RIBALIER, à part. — Encore 1 Mais il est donc enragé celui-là 1... (L'écartant.) Pardon, lieutenant... (A Valentine.) Je vais A7OUS faire monter dans votre chambre.
LE CAPITAINE. — Oh I monsieur Ribalier, A'ous n'auriez pas le coeur de priver notre fête de son plus bel ornement... (A Valentine.) Un verre de Champagne, versé par votre main si blanche...
RIBALIER, à part. — L'autre, à présent I Qu'ont-ils donc mangé?... (Haut.) Capitaine,
permettez
LE CAPITAINE. —■ La belle madame Bourguignon, de la Cloche d'Or, daigne nous verser par Tois le Champagne.
VALENTINE, bas à Ribalier. — Laissez donc, vous compromettez le Grand-Cerf. Je dirai à monsieur Brochard que vous perdez le GrandCerf. (Elle remonte, des officiers l'entourent de nouveau.)
RIBALIER, luttant. —- Messieurs, messieurs, ce n'est pas ma femme, c'est la femme d'un ami... Si c'était ma femme.. .(Voyant ses effo ris inutiles, cédant au nombre.) Je suis débordé, ils l'emportent... Jamais Brochard ne voudra me croire. JULES. — Eh 1 riez donc, mon oncle ! Elle est charmante. .
RIBALIER, à voix basse. — Ravissante ! Elle des yeux...
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104
THÉÂTRE
Tous. — Du Champagne ! du Champagne I D
PUTOIS, arrivant chargé de bouteilles. — Voilà ! m
messieurs, le Champagne demandé! (Il verse le tr
Champagne, aidé de Françoise. Rires et rumeurs.) cl
LE CAPITAINE, offrant, un verre de Champagne à Ribalier. ■— Monsieur Ribalier, vous avez n accepté. Nous nous fâcherions, i
RIBALIER, prenant le verre. — Capitaine, c'est (j pour ne pas A'ous désobliger. Ça me fait du J mal... Vous me permettez de le boire à petits coups? o
DES A-OIX. — Une chanson ! une chanson ! D'AUTRES A'Oix. — C'est cela ! bra\'o ! une y chanson ! j.
LE CAPITAINE. — Une ronde militaire... Le r Petit Tonneau ! -\
Tous. — Oui, oui, le Petit Tonneau. ! ]
LE CAPITAINE. ■— Allons, lieutenant, le Petit '_ Tonneau. !
LE LIEUTENANT. — Ma foi ! capitaine, vous m'excuserez, je ne sais bien que le refrain. i
LE CAPITAINE. —Puis,il faut une dame pour chanter ça. Si madame était assez bonne... ;
VALENTINE, se faisant prier. — Oh '. capitaine...
RIBALIER, à part. — Mais je ne \7eux pas, mais je A'ais l'empêcher !
LE CAPITAINE, à Ribalier. — Madame nous l'a chantée un soir, à Bréligny, chez sa tan te, qui était si gaie... Tous les officiers de la pension la fredonnaient.
RIBALIER, à Valentine. — Est-ce conA'enable, au moins, ce Petit Tonneau?
VALENTINE. — C'est très gentil. Vous allez A7oir.
RIBALIER, à part. — Elle sait des chansons bachiques !... Ah ! Brochard ! Brochard ! LES OFFICIERS. — Chut ! silence ! VALENTINE (;l). -— Messieurs, le verro en main ! (Les officiers se rangent autour d'elle, tenant leur verre de Champagne.)
Son joli p'tit tonneau mignon Etait plein d'une liqueur fine. Elle a grisé tout l'biitnillon Sur la grand'rouf de Constantine. PI chu, qu'était un homm' subtil, Aimant ea, mais n'ayant pas d'braise, L'épousa pour trinquer à l'aise Et pour s'en coller dans i'fusil.
Au refrain, messieurs !
LES OFFICIERS.
Y as-tu bu ? Oui, j'y ai bu !
Au tonneau d'ia cantinière
Y as-tu bu ? Oui, j'y ai bul
Au tonneau de la mér' Pichu 1
RIBALIER, scandalisé. — Oh ! oh ! ce Petit Tonneau !
VALENTINE. — Hein? c'est gentil?
RIBALTER. — Trop gentil !... Vous allez remonter clans votre chambre.
LE CAPITAINE. — Par exemple ! Il y a encore deux couplets... Monsieur Ribalier, vous n'avez pas bu?
RIBALIER, ■— A petits coups, capitaine... (Il ~- vide son verre d'un trait, et ajoute à demi-voix.)
(i) Jules, Ribalier, A'alcntine, le lieutenant, le capitaine, et, derrière les officiers, Putois et Françoise.
Dites donc, capitaine, je croyais toutes les savoir, mais je ne la connaissais pas, celle-là. Elle est très drôle... (Putois lui a versé un autre verre de Champagne.)
LE CAPITAINE. -— Monsieur Ribalier, A'ous n'avez pas bu?
RIBALIER. — Je A'ous demande pardon... (Regardant son verre plein.) Tiens, c'est Arai. J'aurais juré...
JULES. — Viciez donc A'otre verre, mon oncle.
RIBALIER, après avoir bu. — Messieurs, c'est pour vous faire plaisir...Excellent Champagne.On le fabrique exprès pour notre maison. Je vous le recommande, messieurs. 11 est gai ; oui, c'est un vin gai... (7/ commence à se griser, Putois remplit son verre. Bas à Jules.) Très drôle, ce Petit Tonneau !
JULES. — Buvez donc ! (Ribalier boit.) LES OFFICIERS. — Le second couplet ! le second couplet 1
VALENTINE. — Voici, messieurs... Seulement il faut que les A'erres soient pleins. (Putois et Françoise remplissent les verres, Ribalier tend le sien.) Attention :
lie régtmcnt n'en souffrit pas.
N'y a qu'un'femme'pour êlr' si chouette I
Jlatin et soir, tous les soldats
Sifflaient leur goutte a sa buvette.
Ell'tapait dans l'oeil au plus chic,
Caporal, sergent, capitaine.
IVlonncau montait d'un grad' par s'maine.
L'colonel raffola d'son cric I
LES OFFICIERS.
Y as-tu bu ? Oui, j'y "ai bul
Au tonneau d'ia canliniérel
Y as-tu bu ? . Oui, j'y ai bu 1 , Au tonneau de la mér' Pichu !
RIBALIER, lancé, répétant les trois derniers vers du refrain.
Y as-tu bu ? Oui j'y ai bu I
Au tonneau de la mér' Pichu 1
Ah ! elle est bonne ! Je ne la connaissais pas du tout. (7? boit.)
VALENTINE, qui a pris une bouteille de Champagne. — Capitaine, voulez-vous me permettre, puisque je suis cantinière?...
LE CAPITAINE. — Comment donc ! Enchanté 1 (Elle emplit son verre.)
RIBALIER, se retournant. — Comment 1 vous A7ersez à ces soldats?
VALENTINE, souriant. -*- Puisque je suis cantinière. it RIBALIER. — Mais je ne puis permettre...
(Bas à Jules.) A-t-elle des yeux ! non, on n'a pas des yeux comme ça ! e- VALENTINE. — Votre verre, monsieur Ribalier?
Ribalier? RIBALIER. — Merci, j'en ai ma suffisance.
ez VALENTINE, souriant. — Allons, votre verre?
RIBALIER. — Je A'ous assure... (A part.) Ah 1 Il les polissons de grands yeux ! (Il tend son verre :.) comme fasciné.)
VALENTINE. — Là, vous êtes obéissant...
ii- (JG7/e verse.) Buvez. (72 boit.) Donnez encore
A'otre A'erre. Je le -veux. (Elle verse.) Buvez. (I
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LE BOUTON DE ROSE
105
- La cantinière 1 Hé
boit et tend de lui-même son verre pour qu'elle le e remplisse de nouveau.) j
DES VOIX D'OFFICIERS. — La cantinière 1 Hé '. par ici !
D'AUTRES VOIX. — On meurt de soif... La s cantinière ! La cantinière !
RIBALIER, qui se grise de plus en plus. — C'est une orgie, une A7raie orgie... Tu sais, quand elle a chanté tout à l'heure :
N'y a qu'un' femm' pour êtr' si chouette,
ça m'a pris là, clans le dos. Je connais ça. Je suis pincé... Ecoute un peu, est-ce que tu sais le Petit Tonneau par coeur?
JULES. — Oui, mon oncle.
RIBALIER. — C'est extraordinaire comme cette chanson m'intéresse... Jules, écoute un peu.
JULES. — Quoi?
RIBALIER. — Tu me la copieras, je veux l'apprendre.
VALENTINE, redescendue à V avant-scène. — Le dernier couplet.
RIBALIER, complètement gris. — Oui, c'est ça, le dernier couplet... Et en choeur, le refrain 1 A'ous n'allez pas là-bas, dans ce coin. Enlevez ça, enleA'oz ça !
VALENTINE.
Si bien qu'un jour le général Voulut goûter de ce liquide. Il en but a se falr' du mal. Mais un général, c'est solide I C'était un vieux très rigolo. Ecoutez, l'histoire est bien bonne, Pichu mort, il la fit baronne, Pour avoir son petit tonneau.
RIBALIER, violemment. — En choeur ! en choeur ! (Lui-même chante, en battant la mesure et en tapant des pieds.)
Tous.
Y as-tu bu ? Oui, j'y ai bu 1
Au tonneau d'ia cantinière 1
Y as-tu bu ? Oui, j'y al bul
Au tonneau de la mèr'Piclml
Voix D'OFFICIERS. —• Bravo ! bravo 1
AUTRES VOIX. — A la reine du Grand-Cerf 1
LE CAPITAINE. —• Nous buA'ons à notre cantinière I
RIBALIER, s'oubliant. — Oui, à notre cantinière 1 (Il boit.) C'est un amour !... Elle est épatante ! Il faut que je lui dise qu'elle est épatantel
JULES, le retenant. — Mon oncle...
RIBALIER. — Je te dis qu'elle est complète.
PUTOIS, dans le fond. — Messieurs, le punch est servi.
LE CAPITAINE. — Et notre cantinière ne nous rerusera pas d'en boire un verre avec nous. ,
VALENTINE. •— Non, certes ! (Elle se dirige vers le fond avec les officiers. On voit le punch flamber dans le café.)
RIBALIER. — C'est cela, du punch, à présent... Elle chante le Petit Tonneau, elle boit du punch. Je te dis qu'elle est complète I... Il ne lui manque plus que de danser...
VALENTINE. — Messieurs, au punch 1 LES OFFICIERS. — Au punch ! (L'orchestre reprend l'air du refrain, Valentine sort en dansant avec le capitaine.) i RIBALIER. — Il né lui mancpie plus rien... Et
allez donc ! (Lui-même dessine quelques pas sur place.)
JULES. — Vous ne venez pas?
RIBALIER. — Oh ! à présent, je n'ai plus besoin de la surveiller.
SCÈNE XV
RIBALIER, PUIS VALENTINE
(Pendant celle scène, le café se vide lentement. Putois éteint les becs de gaz.)
RIBALIER. — Voyons, c'est trop drôle. Récapitulons... Le capitaine, le lieutenant, le sergent. Puis les autres. Tout le régiment... Mais moi aussi, alors ! Je veux en être... Tant pis pour Brochard !
VALENTINE, rentrant par le fond. — Je monte me coucher, monsieur Ribalier.
RIBALIER, la regardant, à part. — Elle est adorable, plus adorable encore... (Il l'amène par la main.) Venez un peu... Et votre menotte, montrez-la?... (7/ la couvre de baisers.) Elle est pleine de fossettes.
VALENTINE. — Tiens I vous la baisez maintenant '.... C'est permis? Vous êtes sûr?
RIBALIER. — Si c'est permis 1 Non, ma parole ! on vous croquerait ! C'est que A'ous avez un petit air I... Hein? vous avez dû joliment vous moquer de moi?
VALENTINE. — Me moquer de A'ous?... Pourquoi donc? Vous m'avez donné les meilleurs conseils,et je les suivrai... Mon mari mérite toute mon affection. Je lui serai fidèle, car la fidélité estime parure...
RIBALIER, l'interrompant. —Non I non I c'est de la blague !... Je vous disais ça, parce que ça se dit d'habitude ; mais je me fiche de Brochard... Hein? nous nous fichons de lui. Un joli magot I VALENTINE. — Comment I un homme si doux 1 d'un caractère aimable et facile ! (Jules paraît à la porte du fond.)
RIBALIER. — Lui 1... Le personnage le plus désagréable qu'on puisse rencontrer 1 Je vous assure, ne nous gênons pas. Dites, vous avez peur quand il fait noir?
VALENTINE. — Oui, je vois des ombres. RIBALIER. — Elle voit des ombres t Est-elle drôle !... Eh bien I il faut laisser la porte de communication ouverte, cette nuit... (Il lui reprend la main si vivement, qu'elle recule, effrayée, en poussant un léger cri. Jules entre et emmène Ribalier à part. Valentine va allumer un bougeoir.)
SCÈNE XVI
VALENTINE, RIBALIER, JULES
JULES. — Quoi donc, mon oncle? Vous lui dévorez la main.
RIBALIER. — Laisse-moi, mon garçon... Je suis ivre.
JULES. —- Un dépôt sacré... C'est très mal.
RIBALIER. — Oui, c'est très mal, mais ça se fait tous les jours.
JULES. — Vous disiez vous-même qu'un gredin seul...
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106
THÉÂTRE
RIBALIER, l'interrompant. ■— Ah ! pardon ! la question n'est plus la même... Un de plus, un de moins, Brochard ne s'en plaindra pas davantage... Tu ne sais donc pas qu'elle connaît tout un régiment !... Je suis iA're, je suis iATe !
SCÈNE XVII
LES MÊMES, CHAMORIN, HORTENSE
HORTENSE. — Allons, monsieur, passez devant moi !
CHAMORIN.-—Oui,mabonne.
HORTENSE. — Allumez mon bougeoir.
CHAMORIN. —Oui, ma bonne. (Il allume son bougeoir et celui d'IIorlense.)
JULES, bas, à Hortense. — Cette occasion dont je A'ous ai parlé, je suis prêt à vous la fournir.
HORTENSE. — Merci !... Venez me dçnner vos instructions. (Elle prend son bougeoir.)
JULES, bas, à Chamorin. — Voulez-vous pincer A'otre femme?
CHAMORIN. — Si je veux pincer ma femme ! Mais c'est mon rêve !
JULES. — Ne A'ous couchez pas. Attendez-moi. (A ce moment chaque personnage lient son bougeoir à la main.)
RIBALIER, bas, à- Valentine. — C'est entendu, nous n'aurons pas peur?
HORTENSE. — Bonne nuit 1
VALENTINE. — Bonne nuit 1
Tous.— Bonne nuit !
ACTE TROISIÈME
La chambre à coucher de Itibalier. Même décor qu'au 1er acte. — Au lever du rideau, la chambre se trouve plongée dans l'obscurité. Itibalier est allongé sur le lit, tout habillé.
SCENE PREMIERE
PUTOIS, RIBALIER
PUTOIS, entrant par le cabinet de toilette. — Comment, monsieur, A7OUS dormez encore 1
RIBALIER. — Non, Putois, je réfléchis.
PUTOIS. — Mais il est dix heures ! Et un beau soleil ! Monsieur veut-il que j'ouvre ?
RIBALIER. — Ouvre, mon garçon, ouvre... J'ai ■besoin d'air.
PUTOIS, écartant les rideaux. — Monsieur a mal dormi?
RIBALIER. —Je n'ai pas dormi du tout.
PUTOIS, passant, cl allant se planter au pied du lit. — Bon Dieu ! que monsieur a mauvaise mine ce matin! Encore quelque fredaine... (Sêvèreme?i«.)lCe n'est pas une conduite, ça !
RIBALIER (1). — Va, gronde-moi. (27 se lève, tous les deux descendent.)
•PUTOIS.— Bien sûr, je vous gronde 1 Je vous sers depuis vingt ans, j'ai le droit de dire que vous menez une vie de polichinelle.
RIBALIER, à demi-voix.— Oh ! ces vieux serviteurs, francs comme l'or !... On n'en fait plus de pareils.
PUTOIS. —Avec ça, vous'êtes fini. RIBALIER. ■— Putois !
PUTOIS, —Je A'ous sers depuis vingt ans, j'ai le droit de dire que vous êtes fini.
iRiBALiER. -— C'est bien, assez. Je me corrigerai. Tu es un honnête homme, toi.
PUTOIS, pris d'un attendrissement subit. — Monsieur, monsieur...
RIBALIER. — Ah I non, pas cette chanson-là, maintenant. Reste en colère.mon garçon. J'aime autant ça... Et sers-moi à déjeuner ici.
PUTOIS. — Oui, monsieur. (Il prend la table cl la met au milieu.)
RIBALIER, hésitant, anxieux. — Tu n'as pas vu Brochard?... Il est revenu cette nuit, n'est-ce pas?
PUTOIS. — Je l'ignore... J'ai veillé une de mes tantes qui a la jaunisse.
RIBALIER. — C'est bon, sers-moi à déjeuner.
SCÈNE II
RIBALIER, JULES, PUTOIS
JULES, sortant de sa chambre. — Bonjour, mon oncle. 11 fait donc jour enfin, chez vous?
RIBALIER. — Ah 1 c'est toi?.,. J'ai à te parler, à te consulter... (A Putois.) Mets deux couverts. Mon neveu déjeunera avec moi. (Putoissorl.)
SCENE III
RIBALIER, JULES
JULES. — Eh bien? et cette nuit?
RIBALIER. — Oh ! mon ami, mon ami, une histoire !
.'JULES.—Vraiment I
RIBALIER. — Tu ne t'imagines pas.
JULES. — Tiens ! tiens 1
RIBALIER. — D'abord, une femme adorable... J'en ai connu, n'est-ce pas? et des.blondes, et des brunes, des petites, des. grandes, enfin toutes les A'ariétés de l'espèce... Mais jamais je n'en ai rencontré une aussi adorable,..
JULES. — Jamais?
RIBALIER. —Jamais, jamais !
JULES. — Madame Chamorin?
RIBALIER. — Hortense !... Ah ! mon garçon,
(1) Ribalier, Putois.
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LE BOUTON ©E ROSE
:\M
ne me parle pas d'elle! La nuit et le jour-avec l'autre.
JULES. — Voyez-vous ça !
RIBALIER. —J'arrive, la pauvre'petite avait soufflé sa bougie. Je deA'ine qu'elle est là toute tremblante. Je respecte son émoi... Et pas un mot, mon ami, pas un mot,
JULES. — Pas un mot?
RIBALIER. — Non... Je hasarde quelques phrases tendres. Aucune réponse. De la timidité, tu comprends. J'adore la timidité. Alors, je ne cause pas davantage..-. Tout à coup, éclate un bruit affreux...
JULES. — Diable !
RIBALIER, — On-piétine dans l'escalier, on ébranle la porte, on l'ouvre violemment... C'était le mari.
JULES. —Brochard?
RIBALIER. — Brochard !
JULES. — Vous l'aA7ez vu?
RIBALIER. — Pas précisément-. Je l'ai senti... Un mari seul peut faire une entrée aussi inconA'enante.
JULES. — Et il vous a A7U?
RIBALIER. —Je le crois... J'ai filé par la porte de communication, et j'étais si troublé, cpie je me suis jeté sur mon lit, en ayant l'air de ronfler très fort, pour détourner les soupçons... La pauAre chérie a dû avoir une explication terrible. Peut-être a-t-elle réussi à le dépister... Je suis dans les transes.
JULES. — C'est grave.
RIBALIER. — Le pis est que j'ai dû laisser ma bague dans la chambre... Tu sais, la bague que je porto au petit doigt.
JULES. :— Une preuve.
RIBALTER, — Justement, une preuve... Si Brochard l'a trouvée, je suis perdu. Depuis ce matin, jo l'attends. Il ne paraît pas. 11 doit manigancer quelque chose... Que lui répondre, grand Dieu ! -
JULES. — C'est grave, très grave... Brochard est une des plus fines lames que je connaisse.
RIBALIER, — Ne dis pas cela !... Je suis un gredin. Abuser moi-même du dépôt qu'un vieil ami m'avait confié I
JULES. — Bah ! vous en serez quitte pour un coup d'épée.
RIBALIER. — Je t'en prie, ne dis pas cela !... Non, non, il faut réfléchir, trouver un moyen. Je vais d'abord m'habiller, pour avoir une tenue plus digne. Puis, nous chercherons en déjeunant.
FRANÇOISE, entrant avec du linge et une pile d'assiettes. —- Monsieur, j'aide Putois à mettre la table, ça ira plus vite.
RIBALIER. — C'est bon. Dépêchez-vous... (A-Jules.) Réfléchis, mon garçon, réfléchis. (Il entre dans le cabinet de toilette.)
SCÈNE TV .
FRANÇOISE, JULES
FRANÇOISE, niellant la table au milieu. — Qu'a-t-il donc, ce matin ? Il a l'air tout retourné.
JULES, cherchant, à part. — Où est donc son chapeau?
FRANÇOISE, étalant la nappe. — Voyez-vous,
monsieur Jules, A'otre oncle a tort de ne pas ;se marier.
JULES, apercevant le chapeau sur une cliaise. — Ah ! le A'oici. (Il prend le chapeau et passe au ruban le bouton de rose du lCI acte, qu'il a tiré de sa poche.)
FRANÇOISE, continuant à, mettre le couvert. — On a beau dire, une femme, ça occupe.
JULES, replaçant le chapeau de façon à ce que le boulon de l'ose soit caché. — C'est fait. (Il rentre' doucement dans sa chambre, sans que Françoise s'en aperçoive. )
FRANÇOISE, continuant. — Tenez ! mon mari, Putois, s'ennuyait beaucoup. (Chamorin ouvre la porte de droite, aperçoit Françoise qui lui tourne le dos et s'approche d'elle sur la pointe des pieds, en riant silencieusement.) Eh bien ! il ne s'ennuie plus du tout, depuis qu'il m'a épousée. 11 rêA'ait une femme jeune, il a en une, et ça le distrait, ce cher homme... Oh i il se fait joliment du mauvais sang ! Il rage ! il rage I Imaginezvous, monsieur Jules, que la nuit il veut que je lui donne la main pour dormir. Comme ça, il croit être sûr... (Chamorin, qui est derrière elle, lui met les doigts sur les yeux.) Ah I A'ous m'avez fait peur !
SCÈNE V
FRANÇOISE, CHAMORIN
CHAMORIN, changeant sa voix, les doigts toujours sur les yeux de Françoise. —Qui est-ce?
FRANÇOISE, riant.— Pardi 1 C'est vous, monsieur Jules.
CHAMORIN. — Qui est-ce?
FRANÇOISE. — Ce n'est guère malin... C'est vous, bien sûr.
CHAMORIN, la baisant sur le cou. — Qui estce?
FRANÇOISE, ravie. — Tiens I vous m'embrassez... (Chamorin lui prend coup sur coup plusieurs baisers.) Ah I je n'aurais pas cru cela de ' A'ous. Quand je passais, vous ne me pinciez seulement pas.
CHAMORIN, de sa voix naturelle.—Appelle-moi ton grosbébé? |
FRANÇOISE, se dégageant et se retournant.— Comment ! c'est encore vous? Par où êtes-vous entré? Qu'est-ce que vous fichez-là?... Allezvous-en bien vite I
CnAMORiN.— Ecoute, un mot seulement.
FRANÇOISE. — Ah 1 vous en faites de belles, monsieur ! Vouloir s'introduire, dans /ma chambre, pendant que mon mari est en train ede soigner sa tante cpii a la jaunisse 1 Et votre femme qui arrive, qui vous pince... Elle vous pince toujours, votre femme.
CHAMORIN. — Justement, je voulais te rassurer... J'ai arrangé l'affaire avec ma femme.
FRANÇOISE. — Vous ! Mon pauvre monsieur, vous me faites de la peine. Voulez-vous parier que votre femme va vous pincer encore?
CHAMORIN, très inquiet. — Hein? pas de plaisanterie !... Elle est là, tu crois?
FRANÇOISE, riant. — Elle va vous pincer.
CHAMORIN, perdant la tête.—Mais je me sauve, mais je A'ais me fourrer quelque part!... Moi qui lui ai promis de ne plus te regarder en faca 1
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108
THEATRE
Ah I mon Dieu, la voilà ! (Au moment où il va se cacher derrière le lit, Putois entre par la droite, portant un pain et des bouteilles.)
SCÈNE VI
CHAMORIN, PUTOIS, FRANÇOISE
PUTOIS, méfiant, allant regarder Chamorin derrière le lit. — Qu'est-ce que vous avez donc à jouer à cache-cache?
CHAMORIN. — Je ne joue pas, je rattache les cordons de mes souliers.
PUTOIS. — C'est pour ça que A'ous êtes entré ici? (Il se débarrasse de son pain el de ses bouteilles. )
CHAMORIN. — Non, pas précisément, FRANÇOISE. — Monsieur me demandait des nouA'elles de ta tante.
CHAMORIN, amenant Putois à gauche, pendant que Françoise achève de mettre la table. — Ecoutez, mon ami, voici dix francs. Ils sont à A'ous, si vous A'oulez bien faire de ma part une commission auprès de monsieur Ribalier... Vous direz à monsieur Ribalier...
PUTOIS, tenant la pièce de dix francs. — Je suis un vieux serviteur, ne cherchez pas à me corrompre.
CHAMORIN, voulant reprendre la pièce. — Pardonnez-moi, si je A'ous ai blessé.
PUTOIS. — Je suis franc comme l'or, et je ne connais que les intérêts de mon maître. Vous ne trouveriez pas mon pareil, l'espèce est perdue... (Il met la pièce dans sa poche.) Allons, contez votre petite affaire.
CHAMORIN. —■ Voici... Vous direz à monsieur Ribalier : « J'ai A7U monsieur Chamorin qui m'a chargé de A7OUS présenter ses remerciements. »
PUTOIS. — C'est tout... Pourquoi nel'attendezvous pas pour lui dire ça vous-même?
CHAMORIN. — Lui dire ça moi-même I... Non, non, ce ne serait guère convenable. •> PUTOIS. — Guère convenable?...
CHAMORIN. — H y a des services dont on ne remercie par les gens d'ordinaire... Des services délicats, vous comprenez, mon ami, des services qu'on doit paraître ignorer, pour continuer à échanger des poignées de main. PUTOIS. — Ah !
CHAMORIN. — Tous les jours, des maris se trouvent dans ce cas-là.
FRANÇOISE. — Voilà monsieur Ribalier qui remue dans son cabinet,
CHAMOBIN. — Je me sauve, je ne veux pas le rencontrer, ça nous gênerait... (Il se dirige vers la porte. A Putois.) « J'ai vu monsieur Chamorin qui m'a chargé de vous présenter ses remerciements. » Et vous pouvez même ajouter « ses sincères remerciements. » Entendez-vous? « sincères... sincères... » (Il sort par la droite.)
SCENE VII
FRANÇOISE, PUTOIS, PUIS BROCHARD
PUTOIS. — Il est toqué... (Regardant la table.) Hein? tout y est... (A Françoise.) Eh bien 1 qu'est-ce que tu fais là, le nez en l'air, avec tes
yeux qui flambent?... Ahl les bourgeois te perdront, tu aimes trop les bourgeois.
FRANÇOISE. — Moi, par exemple ! je songeais que tu as oublié le sel.
PUTOIS, grognant. — Bon, bon, méfie-toi, je te surveille... (On entend du bruit à la porte de droite.) Est-ce que c'est encore ce A7ieux singe? (Brochard entre en costume de voyage, un sac de nuit à la main.)
FRANÇOISE, joyeusement. — Monsieur Brochard ! Ah 1 que monsieur Ribalier A'a être content I (Se tournant vers le cabinet el appelant.) Monsieur Ribalier ! Monsieur Ribalier !
BROCHARD, furieux. — As-tu fini de brailler, grande cruche !... Allons, décampe, ne me casse pas les oreilles.
PUTOIS, à Françoise. — 11 n'a pas l'air de bonne humeur. Filons.
FRANÇOISE. — N'importe. Monsieur Ribalier A'a être joliment .content ! [g .:^>'i^à
SCÈNE VIII
RIBALIER, BROCHARD, PUIS FRANÇOISE
RIBALIER, sortant du cabinet de toilette. — Quoi donc? Françoise, le feu est à la maison? Tu me fais toujours des peurs, ma fille I Je nouais ma cravate... (Il se tourne, aperçoit Brochard et reste saisi, la voix étranglée.) Ah ! c'est toi I BROCHARD. — Oui, c'est moi... Ça t'étonne? RIBALIER, balbutiant de plus en plus. —Pas du tout... Je t'attendais.
BROCHARD. — Alors, pourquoi prends-tu ton air bête?
RIBALIER. — Je ne prends pas mon air bête... (A part.) Mon Dieu ! et pas do plan arrêté ! (Après un silence.) Tu arrives?
BROCHARD. — Par le train de dix heures et demie.
RIBALIER. — Tu descends de wagon? BROCHARD. — Parbleu ! je ne descends pas de ballon... (Il s'arrête brusquement devant lui.) Ah ! ça, tu es stupide, qu'est-ce que tu as, ce matin?
RIBALIER. — Je n'ai rien... J'ai que je suis bien content... (Apart,)ï[dissimule... (Après un silence.) Alors, tu as fait un bon voyage? Pas d'accident?
BROCHARD, se plantant devant lui. — Et ma femme?
RIBALIER. — Ta femme... Mais elle va bien, elle a même beaucoup mangé, hier soir. BROCHARD. —Intacte?
RIBALIER. — A moins d'une indisposition, cette nuit... Elle est d'une forte constitution.
BROCHARD, haussant la voix. —Je te demande, Ribalier, si tu me la rends intacte, telle que je te l'ai confiée?.
RIBALIER. — Ah ! oui, fichtre ! Je le crois bien ! , '
BROCHARD. — Tu en es sûr?... Allons, tant mieux !
RIBALIER, à part. — Je m'enferre, je suis perdu... Il dissimule.
BROCHARD. — Tant mieux ! tant mieux 1 parce que, vois-tu, Ribalier, je ne suis pas d'humeur à ce qu'on se moque de moi, aujourd'hui.
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LE BOUTON DE ROSE
-109
RIBALIER, timidement. — Ça n'a donc pas bien marché, au Mans? BROCHARD. — Non. RIBALIER. — Alors, les chapons? BROCHARD. — Je n'ai pas les chapons... (Tapant du pied.) Tonnerre !
RIBALIER, sautant en arrière, à part. — Me voilà propre I
BROCHABD (1). —• J'arrive à six heures. Péquignot m'attendait à la gare. Je lui dis : « Allons tout de suite voir ces A'olailles. » Il me dit : « Rien ne presse, viens prendre le vin blanc... » (A Ribalier.) Tu écoutes?
RIBALIER. — Oui, oui, A'ous prenez le vin blanc.
BROCHARD. — A sept heures, je lui dis : « Il serait temps d'aller voir ces A'olailles. » Il me dit : « Tu dois aA'oir faim, mangeons quelque chose. » Nous mangeons une omelette, des rognons sautés, des côtelettes aux cornichons... RIBALIER. — Vous mangez, c'est parfait. BROCHARD. —- A neuf heures, lorsque nous arrivons au marché, j'aperçois Bourguignon, de la Cloche d'Or, qui emballait les volailles dans un panier... Alors, je me tourne ATers Péquignot, un ami de trente ans qui me joue un tour pareil, et je lui dis : « Si c'est pour me faire voir ça que tu m'as appelé au Mans, tu aurais mieux fait de rester couché. » Là-dessus, il me dit : « Je reste couché quand je veux, je n'ai d'ordre à recevoir de personne... » Nous étions un peu excités, tous les deux,
RIBALIER. — Le déjeuner. BROCHARD. — Je m'aA'ance, je le pousse... (A mesure qu'il parle, il reproduit la scène avec Ribalier.)
RIBALIER. — Non, c'est inutile, je comprends très bien.
BROCHARD. ■— Je le colle contre un mur, je l'empoigne au collet.
RIBALIER. —Je comprends, lâche-moi donc I BROCHARD. — Et je lui dis dans la figure : « Tu t'es entendu avec cette canaille de Bourguignon. Tu n'es qu'un pas grand'chose. Tu as trahi l'amitié. » Puis, v'ii ! v'ian 1 une paire de claques soignées. (Il pousse Ribalier el le fait tomber dans le fauteuil, à droite.) Ijgf'l
RIBALIER, assis, à part. ■— Ouf! J'ai compris... Tout ceci s'adresse à moi.
BROCHARD. — Péquignot a servidansle212e... Il m'a envoyé ses témoins. Nous nous sommes battus. RIBALIER, terrifié. — Et tu l'as tué? BROCHARD. — A peu près... La Cloche d'Or a les chapons, mais l'honneur du Grand-Cerf est sauf.
RIBALIER, à part, se levant. — C'est cela, il me propose un duel, il ne veut pas de scandale.
BROCHARD, recommençant à se promener d'un air furibond. — Tonnerre I Tonnerre 1 Si quelqu'un me marchait sur le pied ! (A Françoise qui entre.) Qu'est-ce que tu veux encore toi? Tu ne vas pas crier?
FRANÇOISE. — J'apporte le sel, monsieur. (Elle pose une salière sur la table. )
BROCHARD, apercevant la table. — Ah ! on déjeune ici. Ajoute deux couverts. Va chercher madame. (Françoise sort par la porte de gauche.)
RIBALIER, à part. —-Ildéjeune,maintenant!... Quelle vengeance abominable machine-t-il?
BROCHARD, se plantant encore devant Ribalier. — Et rien du tout, pas une risette, pas une oeillade?
RIBALIER. —• Tu le sais bien.,
BROCHARD. —Pas un souffle... Parce qu'un souffle, entends-tu, ce serait déjà trop. Je ne souffrirais pas un souffle.
RIBALIER. — Non, personne, personne... (A part.) A la fin, sait-il, ne sait-il pas?
SCENE IX
VALENTINE, BROCHARD, RIBALIER, PUIS JULES
(Pendant celte scène, Putois el Françoise entrent et sortent pour le service. )
VALENTINE. — Ah ! A'ous voilà, mon ami? (Elle lui tend son front.)
BROCHARD, l'embrassant. — Oui, c'est moi, j'arrive... Ne nous attendrissons pas... AvezVous été sage?
VALENTINE. — Très sage, mon ami. BROCHARD. — Tant mieux, madame ! Car je ne suis pas en train de rire... Nous déjeunons ici.
VALENTINE. — Bien, mon ami.
BROCHARD. — Ne nous attendrissons pas... Je vais ô'ter mes bottes... (Il sort par la gauche et laisse la porte ouverte^)
RIBALIER, s'approchanl de Valentine. — Eh bien?
VALENTINE. — Il sait tout.
RIBALIER. — Ah !
BROCHARD, de la chambre voisine. — Sacrebleu ! oùestletire-bottes?oùa-t-oncachéletirebottes?... Je les massacrerai tous. (On entend le bruit d'un objet qu'il casse.)
VALENTINE. — Mon Dieu I que va-t-il faire de nous 1
RIBALIER.—Etes-voussûre qu'ilsache tout?... Il vient d'arriver par lo train de dix heures et demie.
VALENTINE. — Une comédie, un retour simulé... Ah 1 que le ciel nous protège 1
RIBALIER, très mal à, l'aise, entre ses dents. — Diable I diable I
BROCHARD, de sa chambre. — Ribalier, mettez-vous à table, ne m'attendez pas... Je nie fâche, si vous m'attendez I
RIBALIER, haussant la voix. — Nous n'attendons pas, nous sommes à table... (A Jules qui entre par la droite.) Mon ami, il sait tout, il ne faut pas le contrarier, assieds-toi vite... (Il fait placer vivement Valentine et Jules.) Placez-vous, placez-vous... Il est inutile de l'irriter davantage.
BROCHARD, de la chambre. — Mangez 1
RIBALIER. — Nous mangeons, nous mangeons.ne te fais pas de mauvais sang... ( Coupant de gros morceaux de pain et les donnant à Valentine et à Jules.) Mangez donc, vous allez l'exaspérer.
JULES. —J'attends les oeufs.
RIBALIER. — Avale du pain en attendant, tu peux bien faire cela pour moi. (Il mange du
(1) Brochard, Ribalier.
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110
THEATRE
pain ) C'est gentil, quand ça tourne bien ; mais quand ça tourne mal, dame ! ça manque d'agrément. (Putois entre avec les oeufs.) Ah ! voici les oeufs. Allons vite, A'ite ! (Chacun se sert.)
PUTOIS. — Comme A7OUS les aimez un peu cuit», monsieur, on les a laissés trente secondes de plus.
RIBALIER. — Fichtre ! Et Brochard qui les aime mollets !
BROCHARD, entrant. — On ne trouve rien, il y a un désordre ici ! Je ne peux pas m'absenter... (Debout devant, la table, avec amertume.) Ah ' A7ous êtes à table, A'ous ne m'avez pas attendu... Vous bâfrez !
RIBALIER. — Mais, c'est toi, mon ami, qui as voulu...
BROCHARD. — Oui, oui, je sais, pas le moindre égard... Dès que j'ai le dos tourné, on se jette sur la nourriture.
VALENTINE.— Monsieur Ribalier avait très faim.
JULES. — Il nous a fait asseoir de force.
RIBALIER, se débattant. — Comment ! comment !
BROCHARD (1), violemment. — Silence ! Cela finira... (7/ s'asseoit.) Encore des oeufs ! On voit bien qu'il y a ici quelqu'un qui les adore. Voyons cet oeuf... (7/. cnsse la- coquille.) Mais il est dur '. Je n'en A7eux pas, on se moque de moi !
PUTOIS. — C'est monsieur Ribalier qui les aime un peu cuits.
RIBALIER, vivement à Brochard. — Tiens, prends le mien, il est beaucoup mieux... Je vais te couper des mouillettes... Jules, A'erse donc à boire à Brochard.
JULES. — Et A'ous, mon oncle, vous nous regardez?
RIBALIER. — Tout à l'heure, tout à'l'heure. (7/ fait signe que les morceaux nepeuvenlpaspasser.)
BROCHARD, après un silence. — Qui est-ce qui remue sous la table?
VALENTINE. — C'est monsieur Ribalier qui vient de marcher sur ma bottine.
RIBALIER. — Moi, par exemple I
JULES. — Oui, vous allongez les jambes.
RIBALTER. — Mais j'ai les pieds sous ma chaise !... (A pari.) Ils A^ont me faire massacrer. (Il fait des signes à Valentine. )
VALENTINE, ingénument. — Vous voulez quelque chose, monsieur Ribalier?
RIBALIER. — Non, rien du tout.
VALENTINE. —Alors, pourquoi me faites-vous des signes?
RIBALIER, — Je ne fais pas de signes... Vous voyez bien que je mange.
BROCHARD. — Tu as cligné l'oeil, je t'ai vu 1... N'est-ce pas, jeune homme?
JULES. — Je crois qu'il a cligné l'oeil.
RIBALIER. — C'est possible, ça doit être un mouvement nerveux... (A part.) Mais ils sont idiots de ne pas comprendre !
FRANÇOISE, entrant. —■ Voici les côtelettes. (Elle el Putois enlèvent les assiettes et versent les côtelettes.)
BKOCHAIID. — Des oeufs, des côtelettes, tout ce que je déteste... Et je parie qu'elles ne sont pas assez cuites !... (77 coupe sa côtelette.) Là, qu'est-ce que je disais ! ce n'est pas mangeable...
Il n'y a que Ribalier pour aimer les oeufs durs et les côtelettes crues.
RIBALIER. — Voyons, mon ami. BROCHARD. — Des goûts de cannibale 1 FRANÇOISE. — Si monsieur A'eut qu'on la remette deux minutes sur le gril?
BROCHARD. — Tais-toi, grande serine ! Je A'eux qu'on me laisse tranquille... (Pris d'un brusque accès de fureur.) Et plus un mot, ou je jette la table par la fenêtre !... (Un silence. Il attaque sa côtelette avec rage.) Je la mangerai comme ça pour me faire du mal. (Un silence. Tous mangent avec embarras.)
RIBALIER, à Putois, très bas. — Du pain. PUTOIS, de même. — Voilà, monsieur. (Un silence.)
JULES, à Françoise, très bas. — De l'eau. FRANÇOISE, de même. — Voilà, monsieur. (Un silence.)
BROCHARD, « Ribalier. — Mon Dieu ! que tu es agaçant avec ta fourchette ! RIBALIER. — Ma fourchette... BROCHARD. — Tu es là, à la faire grincer. JULES. — Ça, c'est vrai, mon oncle, A7OUS laites un bruit !
VALENTINE. — Oh ! un bruit à ne pas s'entendre manger. (Unsilence.)
FRANÇOISE, a Brochard. — Voulez-A'ous un peu de fromage?
BROCHARD. — Sans cloute, ce n'est pas parce qu'il incommode Ribalier... (7/ prend le fromage.) Enfin, je A'ais donc commencer à déjeuner... (Un silence.) Eh bien 1 A7OUS ne dites rien? Causez donc I
RIBALIER. — C'est loi qui ne veux pas qu'on parle.
BROCHARD. — Moi !... Ah ! vous me faites un bel accueil I Vous êtes là, le nez clans votre assiette, avec des figures retournées... Sacrebleu ! remuez-vous donc !... Qu'avez-vous fait pendant, mon absence, Valentine? Vous vous êtes ennuyée?
VALENTINE, modestement. — Oh ! mon ami, comme une croûte de pain derrière une malle. BROCHARD, entre ses dents. — Une croûte do pain... Drôle de comparaison ! Le fait est qu'une croûte de pain ne doit pas s'amuser... Ma chère, je comprends que mon absence vous ait paru longue.
VALENTINE, même jeu. — Dame ! ça n'avait rien de rigolo, bien sûr... J'avais un piton 1
BrociiARD, étonné, à pari. — Piton... Rigolo... Où a-t-elle pris rigolo et piton?
RIBALIER, très inquiet, à pari. — La malheureuse ! Elle nous perd avec son langage de caserne... (Haut, vivement.) Jules, verse donc à boire à Brochard... Ah ! ce cher Brochard, que je suis content de son retour ! Nous allons trinquer.
BROCHARD. — Non, laisse-moi, je vmrx savoir...
RIBALIER, levant son verre. — A ton bonheur ! BROCHARD. — Non, plus tard... Continuez, Valentine. La journée, n'est-ce pas? vous a paru interminable?
VALENTINE, s'animant. — Oh ! je le crois, et sans messieurs les militaires auxquels j'ai tapé dans l'oeil...
BROCHARD, stupéfait. — Tapé dans l'oeil ! JULES, riant. — Ha ! ha ! c'est drôle 1
(1 ) Brochard, Valentine, Jules, Ribalier.
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LE BOUTON DE ROSE
•M
RIBALIER, bas. — Ne ris donc pas ! Pourvu qu'elle ne chante pas le Petit Tonneau, mon Dieu! (Haut, d'un air dégagé.) Tiens! tapé dans l'oeil, ça me rappelle que j'ai rencontré, l'autre jour, monsieur le maire et sa dame. Us m'ont parlé du lutteur qui a une baraque à la foire... Madame m'a dit : « Cet homme m'a tapé dans l'oeil... »
BROCHARD. — La femme du maire t'a dit ça? RIBALIER. — Parfaitement... C'est nouveau, ça A'ient de Paris.
VALENTINE, à Brochard, très lancée. — Est-ce que vous êtes fâché? Est-ce que A7OUS doutez de mon chagrin?..; Oh ! j'aurais été bien triste, sans un capitaine qui toute la journée, pour me A'oir, s'est collé des petits verres dans le fusil.
BROCHARD, hors de lui. '— Dans le fusil ! RIBALIER, vivement, voulant trinquer. — A ta santé, Brochard ! à ton bonheur I
BROCHARD. — Dans le fusil 1 dans le fusil 1... Mais où aA7ez-A'ous appris une telle langue, madame?
VALENTINE. — Aimez-A'ous mieux dans le coco, mon ami?
BROCHARD, furieux. — Dans le coco !... Tonnerre 1... Ribalier, qu'est-ce que cela signifie?
RIBALIER, perdant la tête. —Et zut I après tout!...Madame parle très bien. Tout le inonde parle comme ça, maintenant. C'est la mode... Tu n'es pas à la hauteur, mon fiston. N'est-ce pas? Jules, il peut se fouiller.
JULES. — Mon Dieu ! quand madame se serait cocardée un peu avec les bons zigs du 207e, cela arrive dans les meilleures sociétés.
BROCHARD. — Tous à présent,, ils parlent tous cette langue 1... (A Ribalier.) Dans quels bas-fonds avez-vous donc traîné ma femme?
RIBALIER, se levant. — C'est assez, monsieur l Finissons cette comédie 1
BROCHARD. — Quelle comédie? RIBALIER. — Je n'attendrai pas plus longtemps votre bon plaisir. J'aime mieux terminer tout de suite.
BROCHARD. —• Ah 1 ça, que dit-il? RIBALIER. — Je prends mon courage quand il vient, monsieur! Je n'ai pas été sergentmajor, moi... Allons, cessez de dissimuler. BROCHARD. — Je dissimule ! RIBALIER. — Jouons cartes sur table... Seulement, monsieur, j'ai à vous dire qu'il est mal de mettre un ami dans l'embarras, comme vous l'avez fait... On ne lui donne pas à garder une chose qui n'existe point.
BROCHARD. — Qu'est-ce qui n'existe point?
RIBALIER. — Je vous ai prévenu... Puisque
les vingt francs n'y étaient pas, vous n'avez pas
a me les réclamer. (Valentine et Jules quittent
la table.)
BROCHARD. — Les vingt francs... (Comprenant.)- Ah 1 sacrebleû, les vingt francs 1... (A Valentine.) Venez ici, madame, tournez-vous... Eh bien, et votre gage, et le bouton de rose? Qu'avez-A'ous fait du bouton de rose? VALENTINE (i). — Mon ami... BRociiARD,/u','.'eit.r. — Vous l'avez perdu 1 RIBALIER. — Je ne parle ni du capitaine, ni du lieutenant, ni du sergent...
BROCHARD. — Trois ! ils sont trois ! RIBALIER. — Quant à moi, je ne nie plus. Mais si j'ai abusé du dépôt...
BROCHARD, se jetant sur lui. — Toi, Ribalier? Toi aussi?
VALENTINE. — Monsieur Brochard ! monsieur Ribalier !
JULES, voulant les séparer. — Messieurs, je A'ous en prie !
RIBALIER. — Cessez de dissimuler... Vous savez tout, puisque vous m'aA'ez surpris. BROCHARD. — Moi, je t'ai surpris? RIBALIER. — Cette nuit, dans votre chambre. BROCHARD. — Dans ma chambre ! RIBALIER. — Et vous aA'ez sans doute trouvé ma bague... Rendez-la-moi. '
BROCHARD. — Quelle bague? Mais c'est à devenir fou !
RIBALIER. — Enfin, toutes ces explications sont inutiles, puisque j'étais avec madame.
BROCHARD, se jetant sur lui. — Ne dis pas ça, ou je t'étrangle.
VALENTINE. — Messieurs... RIBALIER. — Et je suis à vos ordres. Marchons, je n'ai jamais touché une épée, mais un homme en A'aul un autre... (Il met son chapeau, où le bouton de rose est planté en guise de pompon.) Allons, marchons I
VALENTINE, à Jules, bas. — Les choses vont trop loin.
JULES, bas. — Laissez, soyez sans crainte. BROCHARD, apercevant le boulon de rose. — Le bouton de rose !... C'est là qu'il l'a mis ! c'est là qu'il le porte!... Ah! tonnerre et. sang! je le tuerai... (Poussant Valentine vers la porte de gauche.) Rentrez chez vous, madame. Je réglerai votre compte ensuite... (Se retournant, vers Ribalier.) Attends-moi, gredin ! Je reviens avec des armes. (77 sort derrière Valentine.)
SCENE X JULES, RIBALIER
RIBALIER,. étant le bouton de rose de son chapeau et le jetant sur la table. — Quelle affaire 1
JULES. — Est-ce que vraiment, mon oncle*. vous n'avez jamais touché une épée?
RIBALIER.—Jamais.
JULES. —Mais il va vous embrocher 1
RIBALIER. — Eh bien ! il m'embrochera* que \7eux-tu cpie je fasse?
JULES. — Aussi vous mettez les boutons de rose à un drôle d'endroit I
RIBALIER. — Ce satané bouton I Je ne sais pas comment il était là.
JULES. — Soyez calme, je vais arranger les choses gentiment.
RIBALIER,. — Oui, n'est-ce pas? Tâche d'arranger ça. C'est trop bête 1
JULES (.1), — Je cours vouschercher un second témoin.
RIBALIER. — Hein? un témoin...
JULES. — Sans doute, pour le duel.
RIBALIER. — Oui, j'entends, pour le duel.
JULES. — Oh 1 un témoin solide, un vieux
(1) Valentine, Brochard, Julee, Ribalier.
(1) Ribalier, Jules.
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THEATRE
troupier qui ne badine pas... N'ayez pas peur. Morbleu ! si Brochard reculait, nous le forcerions bien à marcher.
SCENE XI RIBALIER, PUIS BROCHARD
RIBALIER. —• Lui aussi I Mais ils sont tous enragés ! J'ai envie de filer, maparole d'honneur 1 Allons, il n'est plus temps, A'oilà l'autre.
BROCHARD, entrant par la droite, avec deux épées sous le bras. — Monsieur, avant de nous battre, nous aA'ons des affaires d'intérêt à régler. Il faut assurer la propriété du Grand-Cerf.
RIBALIER. — Je le veux bien, monsieur.
BROGHAED. — Dès maintenant, je me considère comme le seul propriétaire, attendu cjue je A'ais A7OUS tuer.
RIBALIER, exaspéré. — Fichez-moi la paix.
BROCHARD. — Je A'ous propose donc de faire chacun une donation au dernier vivant,
RIBALIER, — Fichez-moi la paix, entendezA7OUS ! Si c'est une plaisanterie, je demande qu'elle finisse.
SCENE XII
LES PRÉCÉDENTS, HORTENSE, CHAMORIN
HORTENSE, entrant la première. — Pardon, messieurs...
RIBALIER, bas, à Brochard. — Du monde, plus tard.
HORTENSE. — Nous A7enons vous faire nos adieux... (A Chamorin resté dans le corridor.) Entrez, monsieur, je A'ous le permets.
CHAMORIN, entrant. — Oui, nous partons. L'omnibus est en bas... Nous allons à Bourges. (Il va serrer la main de Brochard et cause bas avec lui.)
HORTENSE, bas, à Ribalier (1). —• Adieu, Camille... (Elle lui montre la bague qu'elle a à son doigt.) Je la porterai en souvenir de vous.
. RIBALIER. — Comment ! vous avez ma bague?... Qui vous l'a donnée?
HORTENSE. — Vous, ingrat I (Elle remonte au fond. Ribalier Vaccompagne.)
BROCHARD, haut, continuant sa conversation avec Chamorin. — Alors, c'est madame votre épouse...?
CHAMORIN. — Comme j'ai l'honneur de vous le dire.
RIBALIER, redescendant, à part. — Voyons, je n'ai pas rêvé ! :
CHAMORIN, à Brochard. — Hélas 1 j'étaisau comble de mes voeux, j'allais plaider, -sL'je n'avais pas fourni une arme à ma femme.
HORTENSE. — Monsieur Chamorin !
CHAMORIN. — J'y vais... (A Brochard.) N'importe, les convenances ne me défendent pas de donner unepoignée de main silencieuse àPhomme qui s'est dévoué. (Il s'approche el serre longuement la main à Ribalier stupéfait; puis, il remonte près d'Hortensc.) Voilà ! On ne dira pas que Chamorin est un ingrat,
RIBALIER. — Quelle est encore cette farce?
BROCHARD, souriant. — Ah ! ça, on s'est donc moqué de moi?
SCENE XIII
LES PRÉCÉDENTS, VALENTINE, JULES, PUIS PUTOIS ET FRANÇOISE
VALENTINE, entrant gaiement. —• Eh ! mon ami, on ne donne pas les femmes à garder. Les femmes se gardent toutes seules.
BROCHARD. — Ah ! j'aime mieux ça, j'aime mieux ça... Monsieur et madame Chamorin A'ont prendre le café avec nous, aA'ant de monter en voiture.
HORTENSE. — Volontiers, monsieur.
CHAMORIN, bas, à. Brochard. —■ J'ai mon plan, je la pincerai à Bourges. (Tout le monde s'empresse autour de la table, pendant que Putois cl Françoise entrent pour servir le café.)
RIBALIER, bas, à Jules. — En voilà une farce, et ce pauvre Brochard qui gobe ça !... On a donné la bague à Hortense... Merci de l'invention, mon petit !
JULES. — Mais pas du tout, mon oncle 1 Je n'ai rien inventé.
RIBALIER..— Allons donc 1 Tu ne diras pas qu'Hortense... Je la connais, parbleu 1
JULES. — Dame ! si ça peut vous faire plaisir, croyez ce que vous voudrez.
RIBALIER, triomphant. — Eh 1 je sais ce que je sais... Pauvre Brochard !
BROCHARD. — Valentine 1
VALENTINE. — Mon ami?... ''-'
BROCHARD, lui attachant au corsage le boulon de rose. — Je vous le rends. (Des voix, des rires éclatent au dehors. Françoise ouvre la fenêtre toute grande, el l'on aperçoit l'enseigne, la tête de cerf très cornue.)
RIBALIER. — Quel est ce bruit? Qu'y a-t-il?
FRANÇOISE, à la fenêtre: — C'est monsieur Gaillardin qui a fait son envoi.
BROCHARD, avec éclat. — Les chapons 1
PUTOIS, ouvrant la porte. — Les voilà ! (Entrée comique de six marmitons chargés de mannes couvertes de chapons. Tous les personnages se groupent autour des mannes.)
Tous. — Les voilà ! les voilà !
RIBALIER, se jetant dans les bras de Brochard. — Ah ! mon ami, les chapons sont arrivés I
BROCHARD. — Oublions tout.
RIBALIEB.. — Honneur et prospérité au GrandCerf 1
(1) Brochard, Chamorin, madame Chamorin, Ribalier.
FIN DU BOUTON DE ROSE
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J'aurais voulu pour ma farce la place publique avec une grosse caisse.
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
PREFACE
Voulant réunir les articles de critique dramatique publiés par moi dans le Bien public cl dans le Voltaire, j'ai dû les répartir en deux volumes.
Le premier volume a paru dernièrement sous ce titre : Le Naturalisme au Théâtre. Je donne aujourd'hui le second, sous cet autre titre : Nos Auteurs dramatiques.
On y trouvera spécialement ce que j'ai écrit sur les plus célèbres des auteurs dramatiques contemporains. Une légende veut que je me sois montré à leur égard d'une brutalité de sauvage, rongé de jalousie, sans la moindre idée critique qu'une eirvie basse de tout détruire. Mon ambition est au contraire de les avoir étudiés en homme de méthode, avec l'unique besoin de A'érité qui tourmente les esprits indépendants. Si parfois j'ai manqué de justice, c'est que j'ai eu la passion du vrai, au point d'en faire une religion, en dehors de laquelle j'ai nié tout espoir de salut. Voici mes études. On les jugera.
E. Z.
THÉÂTRE CLASSIQUE
i
Ce qui me ravit dans le Misanthrope, c'est le dédain qu'on peut y A'oir du théâtre tel que nos autours et nos critiques l'entendent aujourd'hui. Voilà donc une pièce qui se moquede l'action, qui se passe de toutes péripéties, qui se déroule largement sans se soucier de la coupure des actes, qui n'est à proprement parler qu'une longue analyse de caractères. Et le plus réjouissant, c'est que le génie de Molière impose ■es choses; le public n'ose même pas bâiller, les critiques cpii ont de la tendresse pour M. d'Enïîery (hélas ! ils sont nombreux), doivent écouter :|.vec religion et paraître émerveillés aux bons -adroits. Cela venge un peu les idées que je défends.
Quelle belle nudité, dans ce Misanthrope! Le premier acte contient trois scènes, et encore la "oisième ne compte-t-elle que huit vers; il est entièrement consacré à poser le caractère d'Al"îste, d'abord dans la scène avec Philinte qui ■-■'-''} d'exposition, ensuite dans l'immortelle
one du sonnet d'Oronte. Le second acte
appartient à Célimèno, dont le poète analyse longuement le tempérament de coquette, clans un premier entretien avec Alcesto, puis dans la scène fameuse des portraits. Au troisième-acte, il y a uniquement le duel si fin et si perfide de Célimèno et d'Arsinoé. Le quatrième acte n'est que la première scène du second acte entre Alceste et Célimèno, déA'eloppée, mais ne concluant toujours pas. Enfin, au cinquième acte, cette scène d'explications, déjà suspendue deux fois recommence et se termine par la confusion de Célimène. Et voilà tout le drame.
Bon Dieu ! le pauvre quatrième acte ! car vous n'ignorez pas que c'est le quatrième acte cpii donne aujourd'hui des sueurs froides aux auteurs et aux directeurs. Je vois Molière allant à la porte Saint-Martin avec le Misanthrope. Son quatrième acte tuerait sur le coup MM. Ritt et Larochelle, qui croiraient à un attentat contre leur intelligence. Molière, comprenant qu'il s'est trompé de porte, pourrait frapper ensuite à l'Odéon; et là, ce serait pis, M. Duquesnel lui offrirait M. Dumas pour collaborateur masqué, en lui faisant remarquer poliment que sa pièce ne se tient pas debout.
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
Nonj il n'est pas pecniiB d'écrire un quatrième: acte pareil;. Interrogez. Ml Sardou; qui s'honore d'être un petit-fils de Molière. Oli ! nous avons beaucoup perfectionné le quatrième acte; au jour d'aujourd'hui, on confectionne cela dans la perfection. Où.estilavsaène à taire„dans te Misanthrope, je vous le demande? Je me doute que la scène à faire, c'est l'explication qui doit inévitablement se produire entre Alceste et Célimène. Seulement, Molière a fait cette scène-là trois fois. Consultez les critiques autorisés, c'est deux de trop. Ensuite, ça manque d'agrément et ça n'amène rien. Si l'on donnait le Misanthrope à un de nos vaudevillistes, il en ferait un, petit acte délicieux.
J'ai l'air de plaisanter, j'affirme pourtant que j'ai entendu proposer sérieusement do réduire le Misanthrope en un acte. Débarrassé des longueurs, il deviendrait un agréable lever de rideau. Vous imaginez-vous la lettre d'un directeur refusant aujourd'hui le:Misanthrope? Elle serait bien amusante à écrire. Le directeur aurait à donner tant de bonnes raisons !
« MonsieurJ'ài le regretde vousannoneerque votre pièce ne eonvièntpas du tout'à mon théâtre. Il faudrait en couper: les-deux tiers. Vous avez là cinq actes d'exposition, qui ne mènent à rien. Où est la pièce? je la cherche encore. L'action manque complètement, ce ne sont que des conversations vides, et vous; savez 1 que l'action est dé toute nécessité au théâtre. "Nous ne jouerions pas votre oeuvre dix fois. Puis, vos personnages ne sont pas sympathiques. Grave erreur, monsieur ! car, vous ne l'ignorez pas davantage, le théâtre vit de sympathie. 11 y a bien votre Philinl.e et votre Eliante; mais ils 'n'agissent pas assez. Vous auriez pu, — pardonnez-moi, si je vous soumets cette idée, — vous auriez pu donner quelque piquant à votre dénouement,en confiant à Philinte le soin de l'amener; par exemple, il aurait réconcilié Alceste avec la société, en lui abandonnant Eliante, tandis qu'il aurait lui-môme épousé Célimène. Je né sais pas comment, ce serait à vous de creuser cette idée. Telle qu'elle est, monsieur, la pièce est injouable. On pourrait peut-être la donner une fois en matinée... »
Et ce directeur serait fort sage. Tous les hommes du métier l'approuveraient.
Quel drame superbe pourtant que ce Misanthrope ! J'entendais dire qu'il fallait le regarder simplement comme une dissertation, une suite d'entretiens en belle langue. Ce n?est point là mon opinion. Je trouve la pièce très poignante, dans sa marche lente et large. Ce ne sont pas les faits qui vous prennent et piquent votre curiosité; peu importe la façon plus ou .moins saisissante dont les épisodes se présentent. On est intéressé, par les caractères, le drame entier, se joue dans les intelligences et dans les coeurs.
Voyez ce qu'un de nos auteurs modernes aurait, par exemple, fait des deux premiers actes; J'admets qu'il eût, comme Molière, consacré le premier à poser Alceste et le second à poser Célimène. Mais il se serait ingénié à accumuler les petits épisodes pour égayer cette exposition, et'il aurait noué là quelque intrigue bien compliquée. Molière expose tranquillement ses personnages, dans des scènes interminables; il les fait parler, il les analyse par leurs discours mêmes, il les
plante-devant le public dans l'attitude typique qu'il veut leur donner, et pas autre chose; son effort consiste à n'oublier aucun trait, à créer des êtres vivants, qui finissent par devenir des êtres réels.
De là,, le puissant intérêt de ces types. Toute la lumière tombe sur eux. On les voit en pied se détacher sur le fond neutre de l'action. Les faits leur sont subordonnés, il n'y a plus qu'Alceste et Célimène en présence, cet honnête homme et cette coquette, qui résument un coin de l'humanité; et ce drame si simple vous prend aux entrailles. A la fin, lorsque Célimène est confondue par la lecture des lettres qu'elle a écrites aux deux marquis, on souffre pour Alceste, on éprouve les tourments de ce coeur si généreux dans sa folie. Pas un drame, si fortement charpenté qu'il soit, ne saurait avoir un dénouement d'une émotion plus large ni plus profonde.
L'effet obtenu est proportionné là auxm.oyens employés. C'est un axiome qu'on ne met pas assez en pratique au théâtre : plus une péripétie est simple, plus est elle forte. Le coup qui frappe Alceste est à lui seul tout un drame, parce que le poète a.pris le soin de faire vivre Alceste devant nous, de consacrer quatre actes à lui souffler une âme. Et quelle création magistrale ! On s'est beaucoup querellé autour de cette figure. Je crois que les commentateurs, comme toujours, sont allés chercher bien loin des finesses auxquelles le génie si franc de Molière n'avait pas songé. Alceste est un personnage comique, un esprit chagrin dont la maussaderie est exagérée pour provoquer le rire; seulement, il est arrivé que ce comique a des amertumes qui en font par moments la haute figure do la tristesse humaine. Toutes les révoltes do la conscience indignée, toutes les souffrances du juste aux prises avec la vie, débordent dans cette âme, et si éfrangemen t, qu'on ne sait si l'on doit rire ou pleurer de ses sorties furieuses contre la société.
C'est là le propre du génie. Imaginez Alceste sérieux, et il sera insupportable; imaginez-le tout à fait comique, et l'on tombera dans la farce. Molière, par le sens profond qu'il avait du vrai, a trouvé ce personnage si vivant, où l'on sent toutes les contradictions, tous les mélanges, touterinfirmitéettoutela grandeur de l'homme. Onnepeut guère comparer Alceste qu'à Hamlet. Shakespeare-est le seul-poète dramatique qui 1 ait créé, dans une autre donnée,un personnage aussi complexe et aussi vaste.
Je transcris ici, au courant dé la-plume, les réflexions que je faisais dcrnièrementàla ComédieFrançaise. Le style aussi m'émerveillait. Quelle langue sonore et ferme, d'une précision admirable ! Je ne connais pas de plus beaux vers français que les vers dits par Alceste à Oronte, après la lecture du sonnet. Je sais bien que nous avons fait du poète un Apollon romantique, à la chevelure enflammée, qui chante dans le bleu. Aujourd'hui, le mot de poésie entraîne l'idée de strophes lyriques 1 qui s'envolent une à une comme des aigles. C'était là affaire de mode. Si la langue française tout d'un coup n'était plus parlée, Molière resterait comme notre poète- le plus pur et le plus puissant.
Ah ! si Alceste vivait de nos jours, il aurait mieux que le sonnet d'Oronte pour s'échauffer
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THÉÂTRE CLASSIQUE
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la bile. Je connais des sonnets et même des poèmes dont la lecture le rendrait fou. Lui qui se fâchait pour « nous berce un temps notre ennui », il trouverait, dans nos plus grands poètes, d'autres tournures qui rendent colle-là bien innocente. Certes, il aurait raison de le déclarer :
Ce stylo flguré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité,
Ce n'est que jeu de mots, qu'affectation pure,.
Et ce n'est point ainsi que parle la nature.
M. Delaunay, qui jouait Alceste pour la première fois, a dit la chanson : « Si le roi m'avait donné », avec une bonhomie attendrie, du plus charmant effet. On l'a beaucoup applaudi. C'est qu'elle est vraiment délicieuse,cette chanson,et je fais d'elle le même cas qu'Alceste. Notre génie français est là, en somme, et non clans ces subtilités italiennes, dans ces rêveries allemandes, daiis ces fureurs anglaises, qui tour à tour ont abâtardi notre littérature. • ■-: _v1; ■;;...; ::j '.:
II
Je veux simplement transcrire ici les réflexions j que j'ai faites dans mon fauteuil, en revoyant à la scène GeorgeDandin, cette l'arco si profonde et | si puissante. 11 est bon de remonter à Molière, quand on a pris la lourde tâche de défendre la vérité et la liberté au théâtre.
D'abord, la hardiesse de la pièce m'a frappé. Certes, je n'entends pas pousser les choses jusqu'à faire de Molière un précurseur de la Révolution, comme certains l'ont tenté. Mais, en vérité, George Dandin est la première pièce où la noblesse soit plaisantée d'une terrible façon. Ecoutez ceci : « Je connais le style des nobles lorsqu'ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L'alliance qu'ils font est petite avec nos personnes; c'est notre bien qu'ils épousent... » Et plus loin, George Dandin, parlant de son mariage à sa belle-mère, madame de Sotenville, ajoute : « L'aventure n'a pas été mauvaise pour vous, car, sans moi, vos affaires, avec votre permission, étaient fort délabrées, et mon argent a servi à reboucher d'assez bons trous... » Rien de plus grotesque, d'ailleurs, que ce ménage des Sotenville; on n'a certainement pas fait depuis des caricatures de nobles plus bouffonnes ni d'une bêtise plus magistrale.
Il faut se reporter aux temps, si l'on veut comprendre toute l'audace de ces figures. La noblesse régnait au théâtre comme à la cour. Sans doute, Molière avait bien choisi son terrain. Il se moquait de la noblesse de province, arriérée dans des idées et des manières dont on faisait des gorges chaudes à Versailles. Les seigneurs, qui riaient des Sotenville, ne croyaient certainement pas rire d'eux-mêmes. Le beau Clitandre, le type du courtisan parfait, a le rôle d'un Prince Char^ niant et représente là le triomphe de la jeune noblesse ; il raille finement tous ces provinciaux, il se fait aimer d'Angélique, au nez des parents et du mari. Mais, au fond, le premier coup de pioche n'en est pas moins donné, d'ans le vieil édifice ; on entend comme un craquement. Plus tard, les attaques pourront être plus directes,
elles ne seront pas plus rudes. Molière, avec l'intuition de son génie, allait droit à l'antagonisme qui devait, au siècle suivant, bouleverser et renouveler la société française.
Remarquez que George Dandin est le patron d'une foule de pièces modernes. Il s'agit, en somme, d'une mésalliance qui tourne au dommage du mari. Je ne crois pas que ce sujet ait reparu au théâtre avant le commencement de notre siècle. Du moins, c'est après l'empire, lorsque les émigrés revinrent et épousèrent des bourgeoises, en comprenant la puissance nouvelle de l'argent, que le drame et la comédie des mésalliances envahirent notre littérature. Pendant vingt ans, nos auteurs abusèrent de ce heurt de la bourgeoisie et de la noblesse. Je citerai Mademoiselle de la Seiglière et Sacs et parchemins, de Jules Sandeau. C'est pour cela sans doute que George Dandin nous paraît être la pièce de Molière la plus vivante de modernité. Au dix-septième siècle, les oeuvres sont rares où l'on voit agir et parler un paysan enrichi.
A la vérité, le côté social me préoccupe beaucoup moins que le côté littéraire. Je désirais simi plement établir le choix original et hardi du | cadre. Ce qui m'intéresse surtout, c'est la façon | dont la pièce est traitée.
! Nous assistons là à la transition entre la farce, telle qu'on la jouait à la foire, et la comédie de I moeurs, telle que nous l'entendons aujourd'hui.. Plusieurs scènes, dans George Dandin, sentent encore les tréteaux; je les signalerai tout à l'heure. Seulement, c'est ici une farce élargie et crevant son cadre, c'est une farce dont le génie a fait une des pages les plus amères et les plus cruellement humaines que jo connaisse. Jamais le mépris de l'homme n'a été poussé plus loin, jamais la société n'a reçu un soufflet si rude. 11 ' faut chercher dans la littérature anglaise et lira le Volpone, de Ben Johnson, pour trouver une telle satire.
Je n'entends pas forcer le texte et prêter à Molière des intentions féroces dé moraliste qu'il n'a pas eues. La pièce a été écrite dans le but de distraire Louis XIV; il est invraisemblable que le poète comique ait songé à choisir cette occasion pourrisqueruno oeuvre révolutionnaire. Non, la pièce n'est qu'une farce, elle n'a qu'un but, celui de faire rire, et si elle.fait songer, si elle fait pleurer, c'est que le génie de Molière devait fatalement mettre sous le rire des réflexions et des larmes. Les contemporains ne paraissent y avoir vu qu'une bouffonnerie très plaisante. Peut-être fallait-il que Gsorge Dandin montât peu à peu au rang d'homme, pour que tout notre être se révoltât, en le .voyant s'agenouiller et demander pardon à sa femme, i Un conte, un bon conte, la pièce n'a pas <lu
> être autre chose. Et même elle contient trois i contes, car chaque acte est, à vraiment parler, t un nouveau conte sur le même sujet. Ce qui me i réjouit, c'est la grimace de la critique actuelle, forcée d'avaler George Dandin, écrasée sous le 3 grand respect qu'elle doit à Molière. Le spec, tacle est plaisant. Voilà donc un maître, un class sique, qui nous venge un peu des coups de férule . e distribués aux auteurs immoraux et pleins de d licence. Que pense la critiqué actuelle de cette s pièce, qui ne marche pas, dont la situation reste ;, j toujours la même, où trois fois les personnages
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
se retrouvent tels quels en face les uns des autres? Même, il n'y a pas de dénouement, elle pourrait continuer.La critique abien une furieuse envie de protester; mais elle se tait, n'osant compromettre son respect hypocrite des maîtres.
La façon dont Molière a compris et traité son sujet est très simple. 11 voulait un mari trompé et berné. Alors, il a mis à la scène trois tromperies, et de chaque tromperie a fait un acte. Elles sont de plus en plus fortes, voilà tout. Mais elles se répèlent, elles ne constituent en aucune façon ce que nous entendons aujourd'hui par une intrigue.
Premier conte. George Dandin apprend que Cl.itandre envoie des messages à sa femme, Angélique, et s'en plaint aux Sotenville. Angélique et Clilandre, tout en paraissant se quereller, trouvent le moyen d'échanger des paroles tendres, à la barbe même du mari. Et George Dandin est obligé de faire des excuses à Clitandre. — Deuxième conte. Clilandre s'introduit chez Angélique. Puis, an moment où George Dandin les fait surprendre parles Sotenville, Angélique donne le change, en feignant de chasser Clilandre do chez elle. — Troisième conte. George Dandin réussit à prendre les deux amants au piège. Angélique, en revenant d'un rendez-vous, trouve la porle fermée. Mais elle feint do se tuer, et, quand son mari sort pour s'assurer de l'avenlure, elle le prend à son tour, se glisse dans la maison et ferme la porte; de sorte que, à l'arrivée des Sotenville, c'est George Dandin qui est dûment convaincu d'être un paillard el un ivrogne.
Ouvrez nos anciens conteurs, et vous trouverez ces trois coules, ou du moins des Contes qui ont avec eux une grande parenté. La source est là, dans ces joyeuses histoires de maris trompés, qui égayaient lant nos pères. 11 a suffi d'en choisir trois et de les accrocher les unes dans les autres. pour mettre sur la tête d'un mari toutes les mésaventures imaginables. Je ne puis m'étendre mais j'ai indiqué suffisamment, je crois, la manière dont la pièce a dû être écrite.
Et quels contes adorables ! Je ne sais rien de plus charmant que les premières scènes du troisième acte. La nuit est noire, Clilandre et Lubin arrivent en tâtonnant; Angélique et Claudine, à leur tour, sortent de la maison. C'est le colinmaillard des amoureux. Us s'appellent dans les ténèbres d'un léger souffle des lèvres; on dirait de petits baisers qui volent. Puis, ils se trompent, se cherchent mieux et se tiennent enfin. Alors, à pas de loup, ils s'en vont; Clitandre et Angélique s'assoient au fond de la scène, les mains dans les mains; tandis que Claudine et Lubin, debout, ont des silhouettes d'oiseaux bavards et effarouchés. . Cependant, George Dandin sort derrière sa femme, et sur le devant de la scène, entre lui et son valet Colin, se joue cette farce classique du valet à moitié endormi qui va à gauche, lorsque son maître le croit et lui parle à droite. Los amoureux accompagnent cette grosse farce du joli brui I. de leur caquetage.
L'autre soir, devant cette scène, j'étais attendri. Les grâces de notre ancienne gaieté sont toutes là. Comme cela est frais et tendre, et comme on rit de bon coeur ! les maris trompés étaient et sont restés si drôles ! Voilà les amours lâchés, la maîtresse et la servante en partie fine
dansja tiédeur de l'ombre, pendant que le mari ridicule est aux prises avec un fainéant qui dort debout, Cela évoque un art libre et bien portant, s'amusant des jolis vices humains, se haussant à la vérité par l'audace de l'observation et la justesse de la langue.
Bien d'autres scènes appartiennent ainsi à la farce, toutes les scènes de valet, par exemple. La pièce pourrait être jouée sur des tréteaux, sans rien perdre de sa largeur. Et quelle simplicité de comique 1 Rien de plus puissant, dès le début, que les confidences de Lubin racontant au mari, avec de grands airs mystérieux,le message d'amour qu'il vient de porter chez la femme. Le rire est irrésistible. C'est là une exposition très heureuse. La facture a une franchise et une solidité sans pareille.
Eh bien ! je le demande, si George Dandin se produisait aujourd'hui, quelle serait l'attitude de la critique? D'abord, je crois que la pièce n'irait pas jusqu'au bout? jamais on ne permettrait à un auteur vivant la scène des excuses de George Dandin à Clitandre, el. encore moins le dénouement, le mari agenouillé, demandant pardon à la femme qui le trompe. 11 y a là une outrancedesatirequenos sensibleries ne tolèrent plus. Ensuite, la critique foudroierait le jeune auteur. La pièce serait immorale, ennuyeuse, écrite grossièrement; et, qui plus est, il n'y aurait qu'un cri pour la déclarer mal faite. Des autorités considérables diraient doctement : « Cela n'est pas du théâtre ! »
Us ont raison, Molière n'entendait rien au théâtre, je veux dire au théâtre tel qu'on le fabrique aujourd'hui, tel que les procédés de Scribe et de ses successeurs l'ont fait. Cela prouve que « le théâtre » n'existe pas ; il y a « des théâtres », des façons de traiter les sujets dramatiques selon les époques, façons qui changent continuellement et que jamais un code ne fixera. On peut tout tenter au théâtre, parce que le théâtre reste toujours ouvert aux nouvelles générations d'écrivains. L'art n'a d'autres limites que l'impuissance des artistes.
Ce qu'il faut dire, c'est que notre théâtre actuel est loin d'être aussi scônique que le théâtre de Molière. Dans ce dernier, chaque scène est merveilleuse d'allure, coupée de jeux symétriques, allant et venant avec la cadence d'un menuet bien réglé, en montant peu à peu, avec des transitions à peine sensibles, jusqu'à un éclat final. C'était là un art très compliqué, très savant, l'art des parades de foire, raffiné et appliqué à la hante comédie. Cet art peut n'être plus bon pour la peinture de notre société si complexe ; mais il n'en reste pas moins un outil intéressant, qui a suffi à un homme de génie pour écrire des chefs-d'oeuvre. Molière, jugé comme un pauvre charpentier dramatique de nos jours, a été l'homme de théâtre le plus habile de son temps.
L'art est donc libre, et, puisque les formules changent, il est permis à chacun de chercher la formule usée de la veille. Quand Molière arriva, il inventa ou du moins arrangea sa formule. Ce qu'il faut lui prendre, c'est la franchise de sa facture, la simplicité do son action, l'ignorance où il était des petits procédés et des complications puériles. On a beaucoup discuté surla façon d'interpréter
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le rôle de George Dandin. Je suis d'avis qu'on doit le jouer comme Molière l'a certainement compris, en mari comique dont les mésaventures sont mises à la scène pour la plus grande gaieté des spectateurs. Le fond de l'oeuvre peut être amer et cruel; mais, à coup sûr, George Dandin est un grotesque. On dénature absolument la pièce en lui donnant un accent moderne, en faisant du paysan enrichi trompé par sa femme la figure souffrante et sourdement furieuse du peuple écrasé par la noblesse. La profondeur de George Dandin est d'être une farce et d'ouvrir sur la vilenie humaine une large fenêtre. L'acteur qui, en s'agenouillant devant Angélique et en lui demandant pardon, ferait rire et donnerait à la fois envie de pleurer, serait sublime.^gij :«j ,
III
;." Notre jugement est émoussé sur les oeuvres : vénérables que la tradition nous a léguées. Elles restent dans le musée de nos chefs-d'oeuvre, on les voit et on s'incline. Personne ne songe à les discuter. Rien n'étonne plus en elles, parce qu'elles nous sont familières depuis le collège. Toutnousyparaîtnaturel et nécessaire. Et pourtant, que de leçons on en tirerait, si on les étudiait à notre point de vue moderne, je veux dire si on les comparait à nos oeuvres actuelles, de façon à mesurer les différences qui séparent deux époques de notre littérature dramatique I Imaginez que vous assistez à tine représentation d'Horace sans connaître la pièce, sans en avoir, en quatrième, appris des morceaux par coeur, sans retrouver dans votre mémoire les jugements de deux siècles de commentaires. Vous ne connaissez que le répertoire de M. Sardou et de M. Dumas; je cite ces noms, parce qu'ils caractérisent notre moment dramatique actuel. Et vous écoulez, et vous vous faites un jugement à vous, et vous avez des impressions toutes neuves.
D'abord, il n'est pas de sujet plus pathétique au monde et^qui remue des sentiments plus profonds ni plus nobles. Ces deux familles, les Horace et les Curiace, déjà unies par le mariage d'Horace et de Sabine, et que va lier plus étroitement celui de Curiace et de Camille, ces beauxfrères qui s'égorgent pour la patrie, tandis, que les femmes sanglotent, offrent un intérêt poignant et tendent jusqu'à les briser la tendresse du père pour le fils, l'affection de la femme pour l'époux, l'amour de la jeune fille pour le fiancé. Seulement, uivjspectateur de nos jours, habitué aux ménagements et aux nuances du répertoire contemporain, trouverait bien de la barbarie clans cet héroïsme. Tout cela lui semblerait cruel et inutile, à peine supportable. Nous avons d'autresTmoeurs, nous n'acceptons de pareilles aventurés que dans la légende.
Peu importe d'ailleurs le sujet. Il est très dramatique, il aurait pu tenter un auteur de nos jours. Où commence l'intérêt de la comparaison, c'est dans la fabrication même de la pièce. Je suppose que M. Sardou, qui a écrit la Haine, se soit laissé tenter par le sujet d'Horace. Immédiatement, tout son effort aurait porté sur la iaçon de présenter les personnages et l'action
le plus habilement possible, de manière à atténuer les reliefs trop forts, à expliquer les passions, à escamoter, en un mot, les difficultés. M. Augier et M. Dumas eux-mêmes ne se seraient embarqués dans une pareille oeuvre qu'après s'être assurés du mécanisme parfaitement huilé des actes et de la possibilité d'un dénouement.
Chez Corneille, au contraire, on n'aperçoit aucune de ces préoccupations. Il n'a qu'un levier pour toute mécanique, le patriotisme, et quelque chose même de plus raide encore, le fanatisme du Romain pour Rome. Le mot : Rome, et le mot : Romain, reviennent à chaque ligne, comme des arguments suprêmes. Ils remplacent nos ficelles, nos habiletés, nos précautions. Ce sont eux qui amènent les péripéties et qui les dénouent.
Et quelle nudité dans l'action, quels actes vides, si on les compare aux actes les moins chargés d'aujourd'hui I Premier acte, trois scènes : Sabine et Julie posen t la guerre de Rome et d'Albe et la lutte qui va s'engager entre les deux familles, puis Camille exprime quand même son amour pour Curiace, et enfin Curiace vient annoncer qu'on ne se massacrera pas, que des champions choisis de part et d'autre videront la querelle. Au second acte, le plus pathétique, Rome a choisi les Horace, et Albe, les Curiace ; Sabine et Camille sanglotent; mais le vieil Horace envoie ses fils et ses gendres au combat. Le troisième acte est tout en récits : les personnages accourent successivement raconter les phases du duel, la toile tombe sur la prétendue défaite . d'Horace. Quand elle se relève sur le quatrième acte, Horace est vainqueur; et là se présente cette étrange péripétie de l'assassinat de Camille par son frère, que rien n'annonçait et qui recommence une pièce. Enfin, on ne trouve dans le cinquième acte que des plaidoyers pour ou contre le crime d'Horace, qui est finalement acquitté par le roi, grâce au service qu'il a rendu à la patrie.
Est-ce là «le théâtre», comme la critique l'entend aujourd'hui? Quelle serait la stupeur de cette critique et du public, si on jouait une pièce de débutant ayant cette naïveté de mécanisme 1 Le traiterait-on assez de maladroit et d'inexpérimenté I On l'enverrait à l'école de Scribe, en lui prouvant qu'il ne sait absolument pas ce que c'est que « le théâtre ». Ah I le théâtre, monsieur ! le théâtre veut ceci, le théâtre veut cela. Et l'on pousserait peut-être la plaisanterie, vis-à-vis de cet innocent ahuri, jusqu'à le rappeler au respect des maîtres.
Je vois M. Sardou plein de dédain pour le premier acte. Quelle pauvreté d'exposition I Rien de préparé pour le dénouement, pas une petite complication qui fasse haleter le spectateur. Le second acte lui-même est bien pâle. Il aurait pu fournir des coups de théâtre si étonnants, ce second acte l Et rien du tout : Horace et Curiace sont là qui causent tranquillement, celui-ci félicitant celui-là d'avoir été choisi comme champion de Rome, lorsqu'un soldat entre lui annoncer qu'on vient de le désigner comme champion d'Albe. Et c'est tout, voilà la situation capitale de la pièce posée sans tapage, dans des conversations sans i fin. Un directeur rendrait l'acte en disant : « C'est froid, c'est anti-scénique, trouvez-moi
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quelque chose de plus mouvementé, de plus n chaud. » Quant au troisième acte, il est plus c vide encore. Vous imaginez-vous un récit coupé a en trois ou quatre scènes, une même situation piétinant sur place. On a refait cette scène cent 1 fois, une famille attendant le résultat d'un duel; f seulement, elle a une page. Donnez-lui la Ion- < gueur d'un acte, et vous serez traité de roman- < cier, ce qui est la plus cruelle injure* dans la 1 bouche d'un critique dramatique. i
Mais nous voici au quatrième acte. Horace ( revient victorieux, et comme sa soeur Camille < ne luisaute pas au cou et lui reproche d'avoir tué son amant, il la tue à son tour. C'est expéditif. i Essayez de mettre cela; air théâtre aujourd'hui i je suis-sûr que la pièce n'ira pas plus loin; elle tombera sous les sifflets et sous l'indignation. Le plus joli est que les commentateurs de Corneille lui ont simplement reproché de ne pas avoir fait frapper Camille sur le théâtre ; elle se sauve dans la coulisse, et, comme Horace l'y poursuit, ils disent que cela fait du meurtre un acte raisonné; Selon eux, une violence sur place serait plus acceptable. Corneille a répondu par son unique argument : l'amour de Rome. Camille •outrageait Rome, Horace la tue, et tout s'explique.
Je me suis souvenu d'un sujet que M. Dumas fils indiquait comme très dramatique, mais comme impossible. Un jeune homme se marie avec une jeune fille ; le soir des noces, il apprend qu'il a épousé sa soeur. Comment sortir de là? Le problème serait eh efl'et très difficile à résoudre, avec notre mécanique théâtrale. Mais que pensez-vous de cet autre sujet : un frère, un soldat qui vient de tuer l'amant de sasceursurle champ de bataille, rentre chez lui, et de la même épée • égorge ce tte soeur, uniquement parce que la douleur la fait délirer. Quel sera le dénouement, après un meurtre si abominable et si lâche?
La science de tous nos habiles échouerait dans le second sujet, aussibien que dans le premier. Corneille, lui, n'a pas été embarrassé le moins du monde. Camille assassinée, il amène le roi chezles Horaces, et là on plaide tranquillement; chaque personnage donne ses raisons pour ou contre, en tirades de cinquante à soixante vers; Horace se défend, c'est un tournoi oratoire, pendant que le corps de la victime est encore chaud dans la coulisse. Puis, le roi se prononcé, et tout est fini.
Bon Dieu, quel cinquième acte ! J'y cherche vainement la scène à faire. Corneille semble s'être complu, à y entasser les scènes à ne pas faire. Je ne connais point de dénouement qui raille davantage les ingéniosités, les brusqueries longtemps ménagées à l'avance de nos dénouements, à nous. Ces deux.derniers actes d'Horace suffiraient à: prouver quel abîme il y a entre la formule dramatique du dix-septièmesiècle et notreformule.. Ce sont deux arts complètements différents, deux théâtres qui n'ont aucune.ressemblance; nicommerègles* ni comme forme, ni comme esprit.. Où est «. le théâtre » alors? Je le demande, je veux le voir. Dans deux siècles,, admettons' qu'on joue encore des pièces de M. Sardou et de M. Dumas ; de nouveau, il y aura un. abîme-entre elles et les pièces de l'époque. Devant ces faits, pourquoi la critique-veut-elle immobiliser l'art et pourquoi se
montre-t-elle si effarée et si sévère, lorsqu'elle constate que des écrivains veulent marcher en avant?
Si l'on cherchait à caractériser les époques littéraires du dix-septième siècle et du nôtre, il faudrait étudier les deux publics différents. Evidemment, les spectateurs qui applaudissaient Corneille- dans sa nouveauté, toléraient au théâtre les morceaux littéraires. Je les comparerai à des amateurs -qui écoutent do la musique do chambre. Ils sont là* patients, savourant en connaisseurs les tirades de cinquante à soixante vers, suivant les développements psychologiques sans fatigue, avec le plaisir d'entendre un cours sur les passions^ en*beau langage* ne voulant pas que l'action se précipite trop, de peur s'être dérangés. Camille, c'est l'amour et ses emportements ; Sabine, c'est la femme de la famille, à la fois attendrie et forte; Horace, c'est le patriotisme sans faiblesse ni pardon; Curiace, c'est le courage tempéré par le coeur; et ainsi de suite, chacun fait sa partie dans cette symphonie humaine. Il faut s'installer commodément dans sa stalle, etsavoirgoûter les nuances despassions et des sentiments. Tout le drame est là. Quant à l'action, elle est presque toujours dans la coulisse.
Nous voilà loin du fameux code que lacritique entend imposer aujourd'hui. Par exemple, voici deux des articles les plus rigoureux de ce code : jamais de description ; pas d'analyse, rien que de la synthèse. Dernièrement, en pleine académie, on a encore formulé ces prétendus axiomes. Jamais de description, bon Dieu ; mais les oeuvres île nos maîtres, au théâtre, ne sont que de longues descriptions ; voyez les récits interminables, les rêves si longuement racontés à grand renfort d'épithètes; on n'y rencontre, en somme, que passions décrites, que sentiments décrits. Pas d'analyse, Seigneur ! mais d'un bout à l'autre une tragédie est une analyse; les personnages, pendant des scènes de quatre et cinq pages, restent plantés sur leurs pieds, à s'analyser avec une minutie incroyable; et les confidents no sont là que pour compléter l'analyse par leurs remarques. Je vous recommande une fois encore le cinquième acte d'Horace. A ce moment où, selon.le théâtre actuel, les faits doivent se précipiter, les personnages s'oublient tous à analyser une situation délicate, avec une-sérénité superbe.
Tout est changé aujourd'hui, la formule est autre, le public bout sur les banquettes. Il veut de l'action, de l'action, de l'action. Le moindre soupçon d'analyse fait longueur; On n'a plus aucun plaisir auxmorceaux littéraires. Ce ne sont plus des amateurs de musique dé chambre, mais des gens pressés qui entendent être divertis vivement, à grand orchestre. Il faut qu'on les assourdisse, le théâtre a cessé d'être dans un salon, il est sur l'a; place publique. Je constate sans me plaindre, rien de plus. J'ajoute que les choses changeront certainement demain* selon la loi fatale, et je croi3 que révolution' prochaine poussera les auteurs et le public vers plus de simplicité et plus de vérité;
Nos chef s-d' oeuvre son t un bon enseignement.
; Ils demeurent pour marquer les étapes de-notre
intelligence. A telle époque* la formule était
: . celle-là; aujourd'hui, elle est devenue celle-ci;
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THEATRE CLASSIQUE
\m
demain elle se transformera encore. Seule* la critique ne change pas, elle nie l'avenir, même après l'étude du passé. Mais les audacieux, les novateurs ont pour eux les grands hommes. A l'abri du génie de Corneille, ils peuvent tout vouloir e t tout faire.
IV
L'Odéon a^ donné, dimanche, une matinée littéraire fort intéressante. Oh-jouait Iphigênie, d'une façon très médiocre, et pourtant on ne saurait croire quelelïètprodîgieuxaproduitcette tragédie sur le public peu lettré des dimanches Il n'y avait, dans la salle, que de bons bourgeois, quelques artisans, des curieux venus là, sans savoir seulement quelle pièce on allait jouer. On les aurait à coup sûr embarrassés, si on leur avait demandé à quelle époque vivait Racine.. J'ajoute même que les personnages de la tragédie, Agamemnon, Clytemnestre, Iphigênie, Achille, devaient être pour eux des personnages stupéfiants. Et toute la salle se passionnait, toute la salle pleurait, Je vois là un fait caractéristique, qui: nie confirme clans mes idées sur notre théâtre.
,. Certes, le public naïf et illettré dont je parle, se soucie très médiocrement de la tragédie. 11 fait bon marché de l'allure classique des vers, des trois unités, des'règles et des anciens; Il est en dehors de nos querelles littéraires, et on l'étonnerait beaucoup, si on lui apprenait qu'il a tort d'applaudir, parce qu'il fait là une manifestation rétrograde. Son raisonnement est tout simple, ou plutôt il n'a pas de raisonnement. S'il s'ennuie, il bâille; s'il est touché, il sanglote. Telle est son esthétique. Et c'est pour cela que les impressions ressenties par lui sont des indications si précieuses. Ce sont des impressions franches, que rien ne dévie ni ne transforme. ■
On doit se demander alors pour quelles raisons une tragédie comme Iphigênie a encore une action si vive sur le public, après deux cents ans d'existence. Au lendemain de la période romantique de 1830, nous nous sommes accoutumés à cette idée que rien- n'était plus froid ni moins vivant qu'une tragédie ; et voilà qu'une de ces pièces, déclarées si glaciales, met en larmes deux mille bourgeois, honnêtement rassemblés pour passer une après-midi pluvieuse. Nous nous sommes donc trompés? Nous avons accepté contre laformule tragique un préjugé ridicule. Il y a là tout un procès à réviser.
Je viens clé relire Iphigênie, et je m'explique parfaitement ce qui peut y toucher encore si profondément un public do nos jours. L'émotion y naît de la grandeur et de la simplicité tragiques. Ces deux mots de grandeur et de simplicité me semblent résumer complètement l'ancienne formule dramatique. L'action était simple ;• elle se développait, coupée par deux péripéties- au: plus, marchant sans- effort vers le dénouement. Jamais le poète ne sacrifiait à l'effet. Il' évitait les heurts, les imaginations extraordinaires; il restait dans un monde supérieur, qui lui permettait de diminuer l'importance des faits et d'accorder toute la place à
l'analyse des sentiments et dés passions. Il simplifiait et élargissait.
Certes, l'oeuvre perdait en mouvement. Elle n'était plus vivante aux yeux. Elle devenait une dissertation dialoguée sur un événement dramatique. Seulement, elle s'adressait à Fintelb> gence par l'importance souveraine qu'elle donnait aux passions des personnages. Je prends, par exemple, Iphigênie. Quel est le sujet? Un père qu'un oracle force à sacrifier sa- fille, et qui dispute cette fille à une mère et à Un amant. Jamais sujet plus poignant n'a été mis authéâtre. En admettant qu'un auteur pût transporter aujourd'hui ce sujet dans le milieu 1 moderne, il chercherait dos complications terribles, il croirait augmenter l'effet dramatique en précipitant l'action dans toutes portes d'épisodes. Au dix-septième siècle, au contraire, l'auteur s'est contenté de la nudité de sa fable. Pas le moindre écart. La pièce dédaigne les faits environnants et se passe-d'uh bout à l'autre en conversation. Mais ces conversations mettent continuellement à nu le coeur des personnages, dans toutes les phases possibles des sentiments qu'ils éprouvent.
De là, certainement, l'éternelle émotion de ce spectacle. Je veux bien que le langage de cour employé par Racine soit conventionnel, que nous soyons choqués à chaque instant par les mensonges du milieu et le carnaval des personnages. Mais si l'illusion scénique ne peut guère se produire pour nous, qui sommes habitués maintenant à une reproduction beaucoup plus exacte de la vie, nous n'en sommes pas moins pris tout entiers par l'humanité des personnages. Ce sont nos désirs, nos colères, nos joies, nos grandeurs', nos bassesses, qui sont en scène otqui occupent toute la largeur du théâtre. Clytemnestre est une mère qui défend sa fille, et elle nous bouleverse d'autant plus qu'elle n'est pas autre chose; elle n'agit pas, elle est la mère typique et comme dégagée d'une action quelconque, qui l'amoindrirait en la spécialisant. Peu à peu, l'intérêt naît de la passion elle-même. Je tâche d'expliquer ici la puissance de cette formule classique qui a survécu aux victoires romantiques de 1830, Aujourd'hui, le drame de cette époque est tout aussi démodé que la tragédie; et je doute même-qae-liuy Bios, joué à l'Odéon en matinée, produise la même émotion qu'Iphigênie. Les poètes romantiques, au théâtre, ont simplement écrit des tragédies épileptiques ; ils ont criv transformer l'art, en se contentant dé transformer la rhétorique ; aussi,, le mouvement qu'ils pensaient avoir déterminé, s'est-il arrêté brusquement, et nous nous trouvons, à cotte heure, plus inquiets que jamais, devant le drame qui a vieilli en trente ans, et devant la tragédie dont nous ne voyons pas l'adaptation à notre époque.
J'ai souvent déjà touché-à ces questions. C'est que je les regarde comme d'un intérêt capital pour l'avenir de notre théâtre. Interrogez nos auteurs dramatiques,rappelez-vous les dernières pièces qui ont été jouées cet hiver. Vous verrez que les efforts se partagent : les uns acceptent la tragédie ou lé drame dans l'intégrité de leurs formules, d'autres tachent de trouver un compromis entre les deux genres. La querelle que l'on croyait tranchée après les drames dé Victor
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
Hugo, ne l'est nullement, puisqu'au contraire la forme tragique paraît plus en faveur aujourd'hui que la forme romantique. Nous sommes cahotés entre ces deux formes, et notre anxiété est grande, car il serait temps de trouver la forme dramatique du mouvement littéraire actuel
Je ne puis que me répéter. 11 faut remonter aux sources, à la formule classique, si l'on veut d'abord se dégager des étrangetés du drame romantique. Une seule chose est à prendre au mouvement de 1830, c'est l'affranchissement absolu des genres, la conquête de la liberté dans l'art. Ensuite, il s'agit de faire de cette liberté un usage tout nouveau. La tragédie était une formule de courtisans et de rhétoriciens, d'un équilibre parfait, dont nous ne pouvons prende ni la langue ni les procédés. Mais il faut lui emprunter sa hautaine simplicité, son dédain des intrigues compliquées, son analyse continue des personnages. J'imagine une pièce moderne ainsi faite : un grand fait simple, se développant grâce à la seule étude logique des passions et des caractères. Je sens confusément que l'avenir est là. Seulement, il s'agit de réaliser cet avenir
Je ne défends point la tragédie, le principe m'en paraît uniquement un point de départ excellent pour un auteur dramatique qui voudrait tenter le naturalisme au théâtre. Ce principe est celui de l'importance dominante de la psycholo, gie, l'analyse des personnages avant l'intérêt grossier des faits, ou mieux encore toute la scène donnée à la peinture des caractères. Maintenant, je sais combien le fait est nécessaire; je crois seulement qu'il faillie subordonner et ne l'employer que pour peindre le personnage. 11 en est de même pour le milieu, que je veux exact et très caractérisé, mais dans le seul but d'expliquer et de compléter [les êtres qui s'y meuvent.
V
lit Ce qui m'a souvent'frappé, c'est l'importance des valets dans la comédie du dix-septième siècle. Chez Regnard surtout, les valets sont les chevilles ouvrières de la pièce. Ils sont certainement de beaucoup supérieurs aux maîtres. Ils ont l'activité, l'esprit, le bon sens; ils tiennent toute la place, sont toujours en scène, finissent par effacer les autres personnages. Dans les Folies amoureuses, les plus jolies choses, les vers qui portent, ceux où l'auteur a mis sa verve la plus gaie, sont assurémennt ceux qu'il a placés clans la bouche de Lisette et de Crispin. Mais je m'en tiendrai au Joueur. N'est-ce pas Nérine qui chapitre sa maîtresse Angélique et d'importance, avec un bon sens parfait? N'est-ce pas Hector qui dit ses quatre vérités à Valère et qui a toujours raison devant le public? Ils ont, en outre, la plus grosse besogne; ils exposent la pièce dans une scène interminable; - ils sont les confidents, que dis-jo ! les amis intimes de leurs maîtres. Angélique épanche son coeur en présence de Nérihe; elle la met de moitié clans ses tendresses de jeune fille, et lui parle comme elle ne parlerait certainement pas à sa mère. De son côté, Valère n'a rien de caché pour Hector, il fait devant lui la chose la plus
indélicate, il l'associe, en un mot, à tous les actes de son existence.
Et je pensais à ceci. Transportez un moment le Joueur dans le milieu moderne, et demandezvous si des valets pareils seraient tolérés sur la scène par notre public. Evidemment non. Je me souviens qu'on a cruellement reproché à M. Alexandre Dumas ce mot d'un laquais de l'Etrangère, qui s'approchait de la duchesse et qui osait murmurer respectueusement : « Madame est-elle soulïrante?»Onaditquecelaquais était de fort mauvais ton et que jamais un laquais neparlaitainsi aune duchesse. Bon Dieu 1 que serait-ce si l'on remettait Nérine et Hector à la scène I On se demanderait tout simplement si l'auteur est fou, où il a vu de tels gens; et ce serait une risée formidable, à tuer du coup la comédie.
Je voulais arriver à cette conclusion qui paraîtra peut-être banale : nous avons fait des pas énormes dans le respect de la réalité. Les valets de l'ancienne comédie étaient au fond des personnages abstraits, car je ne m'imagine pas que les Hector et les Nérine aient jamais été copiés sur les valets du temps. Dans la formule dramatique classique, les choses se passaient audessus des faits, dans la pure spéculation des caractères. De là une insouciance absolue pour les vérités matérielles. Il fallait une confidente à Angélique pour expliquer les combats de son coeur, et Regnard lui a donné une servante, comme un auteur de nos jours lui donnerait une tante, afin de respecter davantage la vie réelle. Et voyez la force de la tradition : ces valets de fantaisie, qui viennent du théâtre grec et du théâtre latin, après avoir régné dans notre théâtre classique, achèvent d'agoniser aujourd'hui dans nos vaudevilles, si bien que, si l'on écrivait l'histoire des valets au théâtre, on écrirait en même temps l'histoire du mouvement naturaliste. •>: =:/?*)'à;!
D'ailleurs, bien que Regnard soit né trentetrois ans seulement après Molière, il y a dans son théâtre un souffle plus moderne. Certes, il n'a pas le génie profond, et amer sous le rire, de notre grand comique ; il est d'un vol beaucoup moins haut; mais il tâche déjà de compliquer ses pièces et de les égayer par des épisodes pleins d'une libre fantaisie.
Je citerai l'épisode du marquis, le monologue célèbre où reviennent comme un refrain ces mots : « Allons, saute, marquis ! » exclamation si bizarre et jeu de scène si peu attendu, qu'ils ressemblent aux licences lyriques prises par les poètes de notre temps. Ce vulgaire coquin, ce chevalier d'industrie, que sa fortune exalte un moment jusqu'à lui faire danser un menuet extravagant, n'appartient guère à notre comédie classique et se rapproche des nerveuses créations de Shakespeare. Le bel.équilibre est rompu, le refrain :« Allons, saute,marquis !»revientencore à doux reprises; et, au lieu des personnages latins, si pondérés et si pleins de beaux arguments, il me semble tout d'un coup apercevoir notre détraquement moderne, nos pantins désarticulés dansant sur la corde raide de l'imagination. J'ajouterai même que, pour moi, Re. gnard n'a pas inventé ces sauts du marquis, ! tant ils étaient peu clans la littérature du temps ; il aura utilisé là un fait qui se sera sans doute
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THÉÂTRE CLASSIQUE
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passé sous ses yeux ou qu'on lui aura conté. 1 d< Toute la complication du portrait d'Angélique, i ce mis en gage par Valère, est aussi d'une allure ai moderne. Un de nos auteurs pourrait très bien l'i emprunter à Regnard cette invention pour nouer 1' et dénouer une intrigue; et je suis certain, par le exemple, qu'elle ferait merveille entre les mains | ci de M. Victorien Sardou. Il en tirerait tout un | q quatrième acte mouvementé en diable. j
Autre scène qui semble d'aujourd'hui : la c
lecture de Sénèque faite parle valet Hector à son t
maître Valère, lorsque celui-ci rentre décavé. e
Rien n'est comique comme les sentences du grave e
philosophe, en face de la ruine furieuse du joueur. \
Sans cloute, cette lecture nous paraît pauvre- >
ment amenée, et jamais un auteur sachant son i
métier ne se contenterait d'envoyer sans motif j:
chercher le livre par Hector; il voudrait jus- c
tifier davantage.la scène, mais certainement il ne i
la traiterait pas ensuite d'une autre façon. Ce i
sont là, je le répète, des épisodes où perce déjà le 1
besoin d'intéresser, en dehors de la peinture des i
caractères. i
En somme, notre temps n'a pas encore songé i
à se servir de ce beau sujet du joueur, qui reste ]
éternel. Il y a bien Trente ans ou la vie d'un i
joueur, mais je parle ici d'une oeuvre littéraire, 1
profondément fouillée et vigoureusement écrite.
Je suis persuadé que tous les sujets de la co- :
médie classique sont ainsi bons à reprendre.
Tout peut être refait, puisque tout a changé : le
cadre, les moeurs, la forme.
Est-ce que le joueur de Regnard est notre joueur à nous? Non, certes. La passion, absolument parlant, reste la même. Mais l'homme passionne se transforme avec la société. Autant de sociétés, autant de formes de passion, autant d'oeuvres à écrire.
Valère est un jeune homme de bonne famille, que son vice réduit à loger en garni. Il joue nuit et jour, rentre défait, mal peigné, blêmi par les veilles. Au demeurant, il est parfaitement honnête, son père ne l'accuse que d'emprunter à usure et de laisser son argent sur les tapis verts ; je veux dire que son vice ne l'a encore conduit à une aucune vilaine action. Le seul acte que le spectateur puisse lui reprocher, est la mise en gage du portrait d'Angélique ; encore l'honnêteté stricte n'a-t-elle rien à voir là dedans, l'amour seul d'une femme peut s'en blesser. On reste ainsi en pleine comédie, et même jamais comédie n'a été plus innocente, jamais on n'a touché à une passion terrible avec plus de ménagement.
En outre, le seul ressort comique est de montrer Valère allant de son amour du jeu à son amour pour Angélique. Quand il gagne, Angélique n'existe plus; quand il perd, Angélique redevient sa reine. Le ressort est joli, mais on peut dire qu'il n'est pas bien puissant. Aujourd'hui, nous ne nous en contenterions certainement pas pour emplir cinq actes. Et pourtant cette simplicité est aimable,d'autantplus qu'elle amène un des dénouements les plus logiques qu'il y ait dans notre ancien répertoire.
Lorsque Angélique découvre que Valère a mis son portrait en gage, elle est si profondément blessée que, de dépit, elle donne sa main à Dorante. Valère, resté seul avec son valet Hector, exprime l'espoir que le jeu l'acquittera un jour
des pertes de l'amour, Et pas davantage. Mais cela suffit. Valère, en effet, ne pouvait finir autrement. Joueur il est, joueur il demeure. Si l'auteur, pour.obtenir un dénouement aimable, l'avait corrigé et marié à Angélique, il eut fait là une berquinade odieuse. J'aime beaucoup cette fin dans sa simplicité. Elle est d'un homme qui aimait le vrai.
Maintenant, imaginez qu'un de nos auteurs contemporains veuille remettre le joueur au théâtre. Ne le pourra-t-il pas? La matière estelle épuisée? Certes, la matière reste presque entière, car Regnard, malgré son talent, n'a vraiment pris que la vie superficielle du sujet, Valère ne gênera personne. Ce type du joueur n'est pas tellement coulé en bronze qu'on n'y puisse revenir, et dans la comédie, et dans le drame. Evoquez l'idée du jeu, aussitôt vous verrez se dresser les figures les plus accentuées, vous n'aurez que l'embarras du choix. Les intrigues se noueront d'elles-mêmes, vous remuerez toutes les misères et toutes les émotions. Dernièrement encore, les rumeurs les plus étranges n'ont-elles pas couru : des cercles fermés, des pertes considérables, des personnages politiques atteints, des histoires de vol chuchotées à voix basse? Toute l'humanité râle et rugit dans le jeu. Les auteurs dramatiques n'ont qu'à se baisser et à prendre.
Un détail bien caractéristique : c'est que, dans le Joueur, pas un moment on ne voit Valère les cartes ou les clés à la main. Les scènes de jeu se passent à la cantonnade. Il vient seulement raconter ses émotions au public. Aujourd'hui, au contraire, si l'on mettait le joueur à la scène, l'acte du tripot, l'acte où l'on verrait le héros en proie à sa passion, serait certainement l'acte important, celui sur lequel l'auteur compterait le plus. Il montrerait le joueur grisé par le bruit de l'or, gagnant et perdant au milieu de l'angoisse, risquant jusqu'à son honneur dans une partie suprême.
Les deux formules dramatiques sont là en présence. Nous voulons voir, tandis que nos pères se contentaient d'écouter. Le besoin du l'ait matériel est devenu de plus en plus impérieux. Tandis que les spectateurs d'autrefois se plaisaient à l'étude simplifiée des caractères, à la dissertation dialoguée sur un sujet, les spectateurs d'aujourd'hui exigent l'action elle-même, le personnage allant et venant dans son milieu naturel.
Malheureusement, si nous avons gagné en réalité, nous avons perdu en vérité supérieure. Les personnages sont devenus des pantins, et les faits les ont dominés. On a fini par aboutir à la pièce d'intrigue, qui n'est plus que de l'action* et dans laquelle l'étude des caractères a complètement disparu. Cette pente et cette chute étaient fatales, cap les réactions'ne s'arrêtent jamais à moitié chemin.
Ce qu'il y a à faire aujourd'hui, je crois, c'est > de garder le cadre réel, la vie telle qu'elle s'élarI git autour de nous ; mais c'est en même temps de remonter aux origines classiques, pour retrouver ï la hauteur de la conception et rendre à l'analyse t psychologique et physiologique des personnages son rôle souverain. Il nous faut la belle simpli-. , cité des maîtres, l'idée se développant d'ellet | même et n'ayant d'autre ressort que la logique
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
des sentiments. Dans cette.nouvolle formule, on peut recommencer la peinture de toutes les passions et refaire des chefs-d'oeuvre.
VI
Nous fêtons nos .grands -hommes d'une bien i piteuse façon en France. Les saints les moins connus du calendrier sont plus honorés que Molière, Corneille et Racine. Molière a sa statue à Paris, sur une fontaine ; mais Corneille et Racine attendent encore les leurs. On s'est contenté de donner leurs noms à des rues. Chaque année, à la date anniversaire de leur naissance ou de leur mort, la Comédie-Française joue deux pièces de leur répertoire..EIle.ajoute un à-propos, petit acte ou simple pièce de vers. Et c'est tout, le théâtre et le public croient.avoir suffisamment acquittélcur dette onvers.le.génie.
Rien.de funèbre* d'ailleurs, comme ces représentations. L'hommage est devenu officiel. Une vraie corvée, un bout de l'an auquel les comédiens et les spectateurs vont par devoir. Il semble même que les comédiens jouent d'une façon plus grise et plus ennuyée ces jours-là; l'obligation d'aller à un enterrement n'a rien de .gai, en effet. Quant au public, il s'abstient; un coup d'oeil sur l'affiche le déconcerte et le met on fuite. Quelques journalistes venus là par métier, les habitués de la maison, des provinciaux égarés, voilà le plus souvent quelle est la composition de la salle. Et l'on sommeille à demi, en trouvant que le spectacle manque de gaieté.
Il y aurait toute une étude à faire sur les àpropos composés pour la circonstance. Il serait facile de savoir comment la Comédie-Française se procure le petit acte ou la petite pièce de vers d'usage. Je crois qu'elle en l'ait simplement la commande à un des poètes qui ont la spécialité de ces sortes do travaux. Gela se fabrique sur mesure et doit être livré à jour fixe. Comme on ne joue cela qu'une fois, on n'exige.pas-une facture très solide : il suffit que la pièce, ainsi que les vêtements complots à quarante-neuf francs, ne craque pas du premier coup, à l'essayage.
Même on m'a "raconté une histoire assez piquante. La Comédie-Française, paraît-il, quand elle est lasse de refuser des comédies et. des tragédies à quelque poète médiocre qui l'assomme de manuscrits, finit par lui demander une pièce d'anniversaire, comme fiche de consolation. N'était-ce pas le cas de M. Henri de Bornier, ayant son succès de la Fille de Roland? 11 était alorsla terreur des membres de comité de lecture, car on ne le rencontrait pas dans les corridors, sans lui voir un drame sous le liras. Et, pour adoucir les refus continuels qu'on lui opposait, on lui livrait Molière, ou Corneille, ou Racine, on lui permettait d'assassiner le génie à coups de mauvais vers. Aujourd'hui, M. Henri de Bornier est devenmfior et ne rend.plus de-ces sortes de services àla Comédie-Française. Ce n'est plus dans sa condition. De moindres-quelui peuvent bien s'en charger.
Il y avait encore M...Edouard Fournier, qui mettait des rimes à ses recherches d'archéologue
littéraire.-Mais c'était là une innocente manie de savant. Aujourd'hui que M. Henri de Bornierse juge trop:grand poète pour parler de ses illustres ancêtres, la Comédie-Française devra descendre encore, et je prévois le jour où elle s'adressera aux rimeurs qui font des devises pour les -mirlitons. Un acte, une scène, qu'on joue une seule fois, ne tire pas assez à conséquence. C'est se galvauder. On passe l'encensoir au premier -poète crotté qui se morfond à la porte. La faute-en est au programme, assurément. Mais il n'en est pas moins honteux qu'on ne respecte pas plus les hommes de génie que les souverains, et qu'on salisse leur mémoire sous un flot de cantates fabriquées à la douzaine par des inconnus.
Je faisais ces réflexions, l'autre jour, ensortant de la Comédie-Française, où l'on venait de fêter le deux cent soixante-dixième anniversaire de la naissance de Corneille. Certes, M. Lucien Pâté, l'auteur de la,pièce de vers que M. Maubant a récitée devant le buste de Corneille* est un poè te de bonne volonté. Je crois-même'qu'il a publié deux volumes de vers d'une moyenne honorable. Mais ce n'est pas lui faire injure*que de lui assigner une place fort secondaire, parmi nos poètes contemporains. Le comité de lecture lui aurait-il refusé aine comédie ou un drame en cinq actes? Cola expliquerait tout. Autrement, il est difficile de comprendre comment, entre tant de fabricateurs de vers merveilleux, la ComédieFrançaise est allée-choisir un poète peu connu et d'une facture singulièrement lourde. Corneille, dans sa tombe, a du s'ennuyer fort.
D'ailleurs, la représentation a été sinistre. On donnait le Meilleur el Polyeuctc. La ComédieFrançaise onlève encore assez lesfoment la comédie de l'ancien répertoire. Mais la tragédie commence à écraser terriblement les épaules des nouveaux interprètes, montés sur les planches depuis une quinzaine d'années.
Ah ! certes, bercé dans une stalle par le ronron fatigant de cette déclamation, je pensais qu'il y aurait une autre manière, plus utile et plus large, de fêter Corneille. Une telle représentation, obscure et chagrine, entre deux représentations flambantes et tapageuses de VEtrangirc, est une honte pour la mémoire de notre grand tragique. Chaque année, la poignée de vers qu'on jette sur son cercueil, sonne plus lourdement; et, chaque année, celles de ces pièces qu'on égorge:pour l'honorer, laissent dans l'esprit du sepetateur une impression plus lamentable d'assassinat commis avec préméditation. Ce sont là des hommages gourmés et officiels qui, fatalement, doivent tourner mal. Mais il est d'autres hommages, le culte vrai du génie, celui qui consiste à ressusciter les grands hommes, en les prenant pour modèles et pour guides-.
Si Corneille agonise dans nos coeurs, c'est que
nousne le connaissons plus, c'est que sa haute
figurea^été chassée des planches par les marion!
marion! "grotesques dû ' théâtre contemporain.
Sans doute, il ne s'agit pas-de retourner àla trai
trai ; elle est une.f ormulemorte, bonne à laisser
> dans notre musée littéraire. Mais -il s'agitd'ap;
s'agitd'ap; de Corneille la simplicité des moyens, le
sublimé du simple, l'étude constante des earaci
earaci la belle langue et le développement large
) des véritéshûmâines. Il faudraitréagir contre le
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VICTOR HUGO
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théâtre d'action qui a tué le théâtre de logique et de littérature.
Le jour où le public n'a plus écouté l'analyse d'une passion, le jour où les cabrioles de la foire sont venues remplacer les beaux morceaux savamment écrits, ce n'est pas seulement la tragédie qui est morte, ce sont les lettres elles-" mêmes qu'on a expulsées du théâtre.
Aujourd'hui, nos classiques si dédaignés sont la seule source où l'on doit remonter, si l'on veut tenter une renaissance dramatique. Je le répète, il faut leur prendre leur esprit, et non leur formule. Il faut voir le théâtre comme ils l'ont vu, comme un cadre où l'homme importe avant tout, où les faits ne sont déterminés que par les actes, où l'éternel sujet reste uniquement la création de figures originales se heurtant sous le fouet des passions. La seule différence, à mon
sens, serait celle-ci ; la tragédie généralisait* aboutissait à des types et à des abstractions, tandis que le drame naturaliste moderne devrait individualiser, descendre à l'analyse expérimentale et à l'étude anatomique de chaque être. La science et la philosophie.se sont modifiées, ainsi que la civilisation; on ne peut plus attaquer la peinture de l'homme de la même façon, tout en gardant la même hauteur de vue, et en procédant avec une largeur de pinceau égale.
Voilà donc l'hommage que Corneille attend de nous, au nom des lettres françaises : remettre la littérature en honneur sur les planches, balayer les gloires de pacotille, remplacer par des pièces humaines et vraies les prodigieuses inventions de mensonge, dans nos théâtres que la foule pervertie applaudit tous les soirs.^
VICTOR HUGO
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" -Il est bien difficile de juger aujourd'hui l'auteur dramatique, chez Victor Hugo. Toutes sortes d'obstacles s'opposent à ce qu'on dise franchement sa pensée, parce que la franchise serait presque de la brutalité. Le maître est encore debout, et dans un tel rayonnement de gloire, après une si longue et si éclatante vie de roi littéraire, que la vérité, en face de ce vieillard auguste, semblerait un outrage. Certes, le recul est suffisant pour étudier l'évolution romantique au théâtre; nous sommes déjà la postérité, et nous pouvons nous prononcer; mais je crois que le respect nous gênera, tant que Victor Hugo sera là pour nous entendre.
Je me souviens de ma jeunesse. Nous étions quelques galopins lâchés en pleine Provence, fous de nature et do poésie. Les drames d'Hugo nous hantaient, comme des visions splendides. Au sortir de nos leçons, la mémoire glacée des tirades classiques que nous devions apprendre par coeur, c'était pour nous une débauche pleine de frissons et d'extases que de nous réchauffer, en logeant dans nos cervelles des scènes d'Hernani et de Ruy Blas. Que de fois, au bord de la petite rivière, après quelque bain prolongé, nous avons joué à deux ou à trois des actes entiers ! Puis, nous faisions un rêve : voir cela au théâtre ; et il nous semblait que le lustre devait crouler dans l'enthousiasme de la salle.
Eh bien ! après des années, je viens enfin de contenter ce souhait de ma jeunesse, j'ai vu reprendre mercredi, à la Comédie-Française, Hernani, que je ne connaissais encore que par le livre. Ma stupeur a été grande. Ce drame, où le poète a tout sacrifié à l'effet, où il a entassé les invraisemblances pour développer uniquement la splendeur du spectacle et le relief puissant de l'antithèse, ce drame est justement-d'un effet dramatique très médiocre. M. Perrin a eu beau
monter la pièce merveilleusement, soigner la figuration du quatrième acte et même faire écrire une fanfare nouvelle par un musicien de talent, le coeur n'est pas pris, la tête resle libre, l'effet produit est simplement une désillusion, car l'on avait rêvé tout cola plus large et plus foudroyant,
Je me suis très bien expliqué cette désillusion, ' d'ailleurs. J'étais dans des conditions excellentes. Ma mémoire d'écolier s'éveillait, je guettais les scènes qui nous enthousiasmaient jadis, et je demeurais tout surpris de les voir se glacer sur les planches, traîner en longueur, dégager de la fatigue et de l'ennui, malgré leurs beautés poétiques. Quoi ! c'était là Hernani en chair et en os, c'étaient là ces salles gothiques que .notre imagination agrandissait, c'étaient là ces paroles et ces actions héroïques qui évoquaient pour nous un monde de géants ! Mon Dieu ! comme la réalisation de cette vision du moyen âge rapetissait toute chose et poussait lo sublime sur la pente du ridicule.:.
Oui, certes, le théâtre de Victor Hugo est fait pour la lecture. J'avais entendu porter ce jugement; mais je ne l'ai bien compris que l'autre soir. Le poète semble être monté trop haut. Il a besoin de l'imagination du lecteur pour emplir le cadre de ses poèmes dramatiques. Quand on lit, les invraisemblances choquent moins, les personnages surhumains sont acceptables, les décors simplement indiqués prennent une largeur démesurée. Au contraire, le théâtre ramène tout à la matière; le cadre se circonscrit, le manque d'humanité des personnages saute aux yeux, la banalité des planches semble railler l'enflure lyrique du drame. Je,ne comptais pas sur cet argument en faveur de la. cause que je soutiens, mais il m'a frappé et. je le, formulerai volontiers ainsi : « Il y a;un certain degréd'idéal, au-dessus duquel toute pièce devient absurde, les moyens matériels-du théâtre ne;pouvant plus la traduire. » -.-. .. . ...
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
Je ne veux pas entrer dans la discussion cri- h tique d'Hernani. Cela nous mènerait trop'.loin. s Je parle, bien entendu, de la charpente drama- Y tique de l'oeuvre, car les vers sont depuis long- I temps hors de toute discussion. Je crois, d'ail- j: leurs, que l'on est à peu près d'accord sur l'étran- e geté de ce bandit platonique, qui se conduit en r toute occasion comme un enfant de dix ans. Le c vieux Gomez est aussi une création bien singu- 1 lière, un Bartholo phraseur, dans lequel appa- I raît à la fin un bourreau; et quelle naïveté en- 1 core, quelle piteuse mine il fait au dénouement, lorsque doua Sol avale sa part de poison, 1 comme si « ce vieillard stupide » n'avait pas dû 1 prévoir qu'il allait tuer la jeune fille, en exigeant 1 la mort d'Hernani ! 1
Je ne veux pas entrer dans la discussion, et 1 pourtant, je ne puis m'empêcher de faire ici ' tout haut quelques-unes des réflexions que j'ai i faites tout bas, l'autre soir. Hernani contient la i formule romantique par excellence. 11 s'agit : d'arriver à la plus grande sommepossible d'effet, quels que soient les moyens employés. De là l'invention du fameux cor. Quand le cor sonnera, Hernani devra mourir, et attendez-vous à ce cpi'il sonne lorsque le bandit sera redevenu un grand seigneur, au comble de la félicité et de la puissance. Le poète obtient ainsi ce cinquième acte si étonnant, ce duo d'amour cpie vient interrompre un souffle de.mort,
Oserai-je le dire? l'impression n'est pas aussi grande que le poète l'a espéré. Elle est surtout pénible. Nous' sommes ici trop dans la fiction. La scène se passe trop haut, dans ces régions du prétendu honneur castillan où toute humanité disparaît. La fidélité au serment peut être un bon ressort dramatique, mais obliger un brave garçon à mourir le soir de ses noces, parce qu'il a promis de se tuer au premier appel, cette histoire-là n'est qu'un cauchemar abominable, qui n'a pas l'excuse du vrai, et qui révolte les gens les plus loyaux. Il n'est pas dans la salle un honnête homme qui ne jetterait de bien bon coeur le vieux Gomez par-dessus la terrasse. J'ai constaté autour de moi une révolte générale. Les lois de l'honneur ainsi comprises sont monstrueuses. Je ne vois ni la leçon ni la vérité tragique. P
Ah ! comme cela ferait du bien, d'entendre un cri humain dans toute cette poésie voulue ! Comme on se reposerait de l'idéal, s'il y avait dans quelque coin un bout d'analyse ! Voyez les personnages du poète, il les laisse tels qu'il les a pris, sans la moindre étude sur leur coeur ni sur leur intelligence. Hernafti et doiïa Sol traversent la pièce dans la même attitude farouche et tendre. Ce sont des types a la mode de 1830, avec une pointe de fatalité et de mystère ; dans ce singulier mouvement littéraire, plus le personnage restait inconnu, et plus il devenait intéressant. Don Carlos seul est étudié, et pour moi la vraie grandeur du drame est en lui.
Une autre chose m'a frappé, c'est l'ennui qui se dégage de la pièce. Le drame romantique est devenu certainement aussi ennuyeux que la tragédie. Nous ne nous intéressons pas du tout à ces gens-là. Le dialogue est plein de noms espagnols que le public entend difficilement, et toute la partie historique, dont l'auteur abuse, nous laisse glacés, l'attention fatiguée, les yeux ailleurs,
ailleurs, que le drame reprenne pour suivre de nouveau l'action. Pas un instant, l'émotion ne saisit le spectateur à la gorge. L'illusion ne se produit pas, il n'y a place que pour une profonde admiration littéraire. Par exemple, on a souvent plaisanté le récit de Théramène; mais est-ce que l'immense monologue de Charles-Quint, devant le tombeau de Charlemagne, n'est pas un récit de Théramène grandi hors de toute mesure ? La fatigue est la m ême pour la salle, quintuplée par la longueur du morceau. Et, à propos de cet ennui, on peut citer encore la fameuse scène des portraits. Victor Hugo, en l'écrivant, a cru être très scénique. Il arrive que le contraire se produit, rien ne ralentit plus l'action que ce dénombrement inutile d'aïeux. 11 faut voir l'embarras de l'acteur qui joue don Carlos, pendant cet interminable bavardage du vieux Gomez. A la lecture, on ne se doute pas de cela. Au théâtre, l'invraisemblance de la scène est criante. Don Carlos aurait fait taire le radoteur vingt fois. Et tout cela, le poète l'a voulu pour décupler l'effet, pour arriver à dire puissamment qu'un Silva ne peut livrer son hôte. Le malheur est que, justement, l'effet est détruit, On l'a attendu trop longtemps.
Certes, on a beaucoup applaudi. Mais il ne faudrait pas s'y tromper. J'ai dit en commençant qu'il était impossible de juger aujourd'hui le théâtre de Victor Hugo.Trop d'influences agissent sur le public pour que l'enthousiasme qui accueille la reprise de ses drames soit un verdict juste et désintéressé. Il y a d'abord la question politique, qui est toute-puissante. On salue dans Victor Hugo le grand patriote, le grand républicain. D'un autre côté, il y a dans la salle la queue romantique; et j'entends par là les hommes cpii ont été bercés avec le romantisme et qui acclament cette littérature de leur jeunesse, sans distinction de parti. Je ne parle pas de la jeune génération poétique enrégimentée. Le respect aidant, la profonde admiration littéraire faisant le reste, on comprend que l'ennui très réel que cause la pièce soit caché derrière des ovations.
J'aurai l'air de soutenir un paradoxe, en disant que la salle était froide, malgré les applaudissements. C'est pourtant l'exacte vérité. Bien des fois, aux endroits réglés à l'avance, la claque est partie seule au milieu d'un silence glacé; on entendait son bruit strident, si particulier, qui commence et qui finit brusquement, pareil à une décharge de mousqneterie. D'autres fois, la salle entière s'allumait; seulement,c'était toujours sur un couplet, sur quelques-uns de ces vers merveilleux qui resteront comme les plus beaux de notre poésie française. On applaudit toujours le poète, jamais l'auteur dramatique. Je voudrais, en parlant de deux interprètes du , drame, M. Mounet-Sully et M. Worms, trouver de nouveaux arguments en faveur de la vérité au. théâtre. On sait quel succès a remporté M. Worms, un succès si grand que M. Mounett Sully, dans le rôle d'Hernani, en a passé au sei cond plan. Il y a là un fait bien caractéristique. i Le grand malheur de M. Mounet-Sully, cet artiste si bien doué, est d'être né un demi-siècle Î trop tard. Il aurait dû venir avec les Frédéricks Lemaître et les Bocage. Nul doute qu'il eût alors - trouvé sa place, tandis qu'aujourd'hui je le juge
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De tous les drames de Victor Hugo, Ruy Blas est le plus scénique.
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bien dépaysé, bien embarrassé de sa personne. îi 11 a le débit trop saccadé et trop fougueux pour d nos oreilles. Sa voix chantante nous étonne, ses ji roulements d'yeux et ses effets de dents blanches a nous semblent exagérés ; il ne peut marcher sur n ]a scène sans paraître un furieux, parmi ses si camarades si sages et si corrects. C'est qu'il a un v peu du sang de 1830, c'est qu'il joue Hernani comme il fallait le jouer à la création. Aussi, à cette heure, nous a-t-il semblé friser de bien près le ridicule.
A côté de lui, M. Worms est tout autre. Celuilà est fait pour le drame, naturaliste. 11 analyse son personnage, le possède, le détaille avec un e art-parfait. C'est un artiste savant, très amou- A veux de la vérité, auquel répugnent les exagéra- c lions inutiles. Et voyez le miracle, il a dit- le j monologue de Charles-Quint avec une ampleur 1 si calme, que tout le succès a été pour lui. N'est- i ce pas merveilleux, l'interprète réaliste battant l'interprète romantique,' sur le terrain même de I 1830? Allez, la formule romantique est bien morte, pour qu'on fasse ainsi une ovation à i M. Worms, dans Hernani ! i
Madame Sarah Bernhardt, elle aussi, a été ; acclamée. Et pourtant je cloute que les vieux ; romantiques impénitents soient contents d'elle. Nous sommes loin do la clona Sol sombre et fatale.de la création, aimant son bandit surtout parce qu'il lui vient de l'ombre. Madame Sarah ' Bernhardt a voulu être une femme, et elle a eu raison. Elle est adorable de grâce et de passion dans ce rôle d'une femme qui aime et cpii ne veut connaître cpie son amour. Dans, le dernier acte, elle a eu quelques beaux cris de vérité qui ont enlevé la salle.
On m'a reproché d'être un fils ingrat du romantisme. Non, certes je n'ai pas d'ingratitude. Je sais que nos aînés ont combattu un bon combat, et je suis pénétré d'admiration et de reconnaissance pour Victor Hugo. Seulement, où je me fâche, où je m'insurge complètement, c'est lorsque des sectaires veulent arrêter la littérature française au romantisme. Si vous avez conquis la liberté, laissez-nous en profiter. Le romantisme n'a été qu'une émeute, il faut maintenant que nous régularisions la conquête, en produisant des oeuvres vraies. Le mouvement commencé par vous se continue en nous, quoi d'étonnant? C'est la loi humaine. Nous prenons votre esprit, mais nous ne voulons pas de votre rhétorique.
J'ai dit quelle place Victor Hugo a tenu clans ma jeunesse. Je ne l'ai pas renié; je crois seulement qu'il est temps de le mettre dans le musée de nos grands écrivains, à-côté de Corneille "et de Molière. Ses drames seront repris de temps à autre, comme les formules glorieuses de l'art d'une époque. On se souviendra que Hernani a été écrit à vingt-sept ans et qu'il a apporté avec lui toute une évolution littéraire. On admirera éternellement l'éclat de cette poésie. Mais il doit être bien entendu que Hernani n'est pas la borne dernière de notre littérature dramatique, que cette littérature continue à évoluer, qu'une formule plus logique et plus profondémenthumaine peut succéder à la formule romantique.
Les reprises, comme celle à laquelle 'nous venons d'assister, ne signifient rien. Hernani est classique,feOTon"ne peutTque l'applaudir. Il
faudrait que Victor Hugo fit jouer un des deux drames qu'il a en portefeuille, dit-on, pour qu'on jugeât de l'impression exacte sur la foule d'une oeuvre nouvelle, conçue d'après la même formule. Pour moi, je résumerai mon opinion en disant que les drames du poète sont du bien mauvais théâtre drapé dans de la bien belle poésie.
II
De tous les drames de Victor Hugo, Buy Bios est le plus scénique, le plus humain, le plus vivant. En outre, il contient une partie comique, ou plutôt une partie fantaisiste superbe. C'est pourquoi Buy Blas, même avant Hernani, restera, au répertoire, à cité du Cid et d'Andromaque.
Le premier acte est une excellente exposition : la rage de don Salluste disgracié cherchant une vengeance, les offres qu'il Tait à don César, la révolte chevaleresque de celui-ci, puis les confidences de Ru y Blas à don César, et pour finir la machination de don Salluste jetant son laquais amoureux sur le chemin delareine. Au deuxième acte, la cour d'Espagne, sombre et formaliste, l'ennui dans lequel se meurt la reine, donnent un tableau intéressant; puis, la façon dont la reine reconnaît dans Ruy Blas l'homme qui lui apporte des fleurs de son pays au péril de sa vie, ces deux lettres de même écriture, cette dentelle ensanglantée et cette main blessée, sont d'une très bonne mécanique théâtrale; M. Sardou ne ferait pas mieux. L'effet du troisième acte, préparé'do loin, est bien ménagé; il y a peu de coupsde théâtre aussi attendus que l'apparition de don Salluste venant faire ramasser son mouchoir par Ruy Blas, à la suite des deux premières scènes, de cette tirade où le laquais s'est révélé comme le maître tout-puissant de l'Espagne, et de ce baiser qu'une reine a posé sur son front, en le traitant d'homme de génie. Le drame était fini, Ruy Blas n'avait plus qu'à tuer don Salluste et qu'à s'empoisonner ensuite; et c'est alors que se p oduit ce quatrième acte merveilleux, cet intermède de haute fantaisie, don César reparaissant et se débattant comme un hanneton dans les toiles d'araignée du dénoument. Enfin, le cinquième acte, du moment où l'on a accepté les situations, est d'un intérêt poignant; cette reine qui apprend qu'elle a aimé un laquais, ce laquais se faisant justicier et tuant don S dluste; puis., cette reine pleurant sur ce laquais nui s'est empoisonné et.auquel elle pardonne jusqu'à le tutoyer et à l'aimer encore : ce sont là, certes, les éléments d'un dénouement' peu commun, et on serait mal venu de ne pas rester saisi.
Tel est le procédé romantique, et j'insisterai, parce cpie l'étude de ce point littéraire me semble curieux. On raconte que l'idée première de Ruy Blas a été trouvée par Victor Hugo dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Plus tard, madame d'Aulnoy lui a fourni la donnée historique. Ainsi donc, Rousseau, servant àtable mademoiselle de Breil et l'aimant d'un amour secret, c'est Ruy Blas à l'état embryonnaire. ; Voyez dès lors le travail qui s'est fait dans le l crâne du poète. Mademoiselle de Breil ne lui
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a pas suffi, il lui a fallu une reine, pour donner à l'antithèse l'intensité la plus aiguë possible. D'autre part, Rousseau n'était ni assez bas ni assez haut, et il a inventé Ruy Blas, cette abstraction de la domesticité qui finit par se perdre dans les étoiles. 11 est laquais, si l'on veut, puisqu'il sert don Salluste et qu'il a porté un jour la livrée; mais ce mot de laquais n'est qu'une étiquette accrochée dans son clos. En somme, il est allé au collège, il a rimé des vers ; c'est un rêveur, dans lequel il y a l'étoffe d'un grand homme. 11 le fait bien voir, dès qu'il est premier ministre.
Voyons, de bonne foi, Ruy Blas est-il un laquais? La livrée, dans sa vie, a été l'accident d'une heure. Poète la veille, grand ministre le lendemain, il ne doit point compter son court passage chez don Salluste. Beaucoup d'hommes supérieurs ont eu des moments plus difficiles et sont partis d'aussi bas. Alors, pourquoi faire tant d'embarras, avec ce mot de laquais? pourquoi sangloler?pourquois'empoisonner?Etrange inconséquence : il n'arien d'un laquais et il meurt parce qu'il est un laquais. Nous touchons ici l'abus du mot, la misère des fables inventées ; on a dit souvent qu'un premier mensonge exige toute une série de mensonges, et rien n'est plus vrai en littérature : si vous quittez le solide terrain du réel, vous vous trouvez lancé clans l'absurde, vous devez à chaque instant étayer par de nouvellesin vraisemblances vos invraisemblances qui croulent. Lorsque Victor Hugo a besoin d'accuser le relief de sa violente antithèse, Ruy Blas n'est qu'un misérable laquais; mais lorsqu'il veut le faire aimer d'une reine, il l'enlève clans l'idéal, et voilà le laquais dont les cheveux flambent comme une queue de comète. Tout cela n'est que du lyrisme, et un lyrisme dont le procédé est même assez grossier.
Imaginez un moment qu'on impose un pareil sujet à un romancier naturaliste. Pour mon compte, je serais consterné, je n'y verrais qu'une ordure. Vous souvient-il de ces histoires de cochers et de marquises qui ont défrayé dernièrement notre chronique scandaleuse? Autant de Ruy Blas clans les réalités de l'existence. Cela ne serait guère propre à étudier et à peindre ; au plus pourrait-on donner à une pareille aventure un coin discret dans le tableau d'une société pourrie. 11 est vrai qu'un romancier naturaliste auraitlaressource de porter le sujetdans le passé. Mais là encore il trouverait des vérités délicates et peu morales. On a vu des domestiques aimés par des reines; j'entends ici par ce mot «domestiques «des serviteurs titrés, des clients, comme on disait à Rome. Ces domestiques, devenus des favoris, ne s'empoisonnaient pas; les reines faisaient avec eux un ménage ignoble, tandis que les peuples payaient les frais de la couche et de la table. Telle serait la vérité historique. Elle est parfaitement sale.
Quels gens heureux, ces poètes ! Us ont des grâces d'état. L'histoire ne les embarrasse même pas. Quand elle les gêne, ils la transforment. Les domestiques devenaient des favoris, engraissés par des cadeaux de femme ; cela leur paraît peu convenable, et ils inventent des laquais sublimes qui meurent pour des reines. Un laquais est moins qu'un domestique, donc le laquais sera plus grand. Et, dans l'ordure de
cette situation, les poètes font pousser des lis. Ce sera là le triomphe.
Nous n'aurions pas trouvé ces belles choses, je l'avoue. Ah ! que nous sommes petits et malpropres ! Un laquais nous aurait peut-être fait penser à l'antichambre et à la cuisine. Faut-il que nous ayons l'idée tournée aux vilenies ! Sachez que, lorsqu'on a un laquais pour personnage, on le mène droit chez une reine. Si vous ne comprenez pas, c'est que vous n'avez pas la cervelle ouverte au sublime.
Prenons maintenant ce fantoche de Ruy Blas, et démontons-le. Comme chez tous les héros de Victor Hugo, rien n'égale son génie, si ce n'est sa bêtise. Comment ! voilà un gaillard qui se méfie de don Salluste, qui écrit sous sa dictée deux lettres* le jour où sa destinée se décide, et il ne songera plus du tout à ces lettres, il se trouvera sous le coup de la première au troisième acte, avec une surprise pleine d'épouvante, il se laissera assassiner avec la deuxième au cinquième acte, sans avoir prévu ni paré ce suprême coup de poignard ! Pour la seconde au moins, son souvenir devrait être éveillé. Il est stupide. C'est don Salluste qui est l'homme fort et supérieur. Voyez-vous Ruy Blas se prendre au sérieux, aimer la reine, commander à l'Espagne, lorsqu'il sait don Salluste dans l'ombre, derrière lui. Un enfant de trois ans aurait plus de défiance. Chaque heure de la vie de Ruy Blas devrait être employée à se demander ce que cet homme veut de lui, pourquoi il l'a affublé d'un grand nom, pourquoi il l'a jeté aux pieds de la reine. Point du tout, Ruy Blas roucoule et fait l'honnête homme. Et quand l'autre reparaît, il s'étonne, il se mord les poings. C'est la situation de Si j'étais roi, avec le miraculeux en moins.
Ce n'est pas tout. Voilà Ruy Blas en. présence de don Salluste. 11 a été idiot, voyons s'il sera énergique. Ah ! bien oui, il se conduit eij enfant nerveux cpii ne sait que pleurer et dire des vers. Le plus simple serait de poignarder don Salluste tout de suite, puisqu'il faudra le poignarder à la fin; mais nous ne sommes qu'au troisième acte, il est nécessaire d'allonger les choses. C'est alors que Ruy Blas, ce ministre tout-puissant, se débat avec des hurlements de désespoir clans une trame puérile qu'un mot, qu'un geste suffirait à rompre. Nous entrons dans la série d'invraisemblances dont j'ai parlé; cette intrigue extravagante les entasse les unes sur les.autres, avec une prodigalité stupéfiante. Le plus comique, c'est que Ruy Blas, pour laisser la place libre à don César, s'en va prier dans les églises et battre les rues, au moment où son sort et celui de lareinese décident. Je l'ai dit, c'estun enfant nerveux; les autres agissent, il prie et se promène.
Mais le comble est encore l'empoisonnement de lafm. PourquoidiableRuy Blass'empoisonnet-il? Il y a là un raffinement extraordinaire que ma vulgarité de sentiments, mes instincts bas et orduriers m'empêchent certainement de comprendre.
Don Salluste vient d'être puni, il expire clans la pièce voisine. Voilà Ruy Blas et la reine libres. Il y a bien don César; mais don César est l'ami de Ruy Blas, et les choses s'arrangeront, surtout avec l'homme qui a déclamé au premier acte deux belles tirades sur le respect qu'on doit
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aux femmes. Alors, à quoi bon du poison? Tous li les autres dénouements sont logiques et probables, excepté celui-là. Je sais bien cpie je 1: viens faire ici une singulière mine, avec ma lo- é gique etmaprobabilité.Lesraisonssublimessont r que Ruy Blas est un laquais et qu'un laquais é qui a aimé une reine doit s'empoisonner pour 1 terminer tragiquement un drame. Toujours la s même farce. Vous aurez beau plaider; vous s direz, par exemple, que si la reine refuse un ins- ; tant de pardonner à Ruy Blas, elle va évidem- i menti'embrasser toutàl'heure ; vous rappellerez ; qu'elle lui a trouvé du génie au troisième acte; 1 vous direz que, si son amour ne suffisait pas, ! la raison d'Etat devrait la décider à conserver un grand ministre à l'Espagne ; vous établirez enfin que le laquais a complètement disparu chez Ruy Blas, et qu'il faut avoir l'esprit bien mal l'ait pour lui reprocher encore son jour de livrée, tout cela sera inutile : la formule romantique veut que Ruy Blas s'empoisonne, pour la beauté de l'idée. Il a vécu comme un enfant, il meurt comme un imbécile.
Je ne parle pas de la complication des lettres, les deux lettres dictées par don Salluste et celle que Ruy Blas écrit à la reine, sans compter le billet que don Guritan porte en Allemagne, ni les lettres du duc d'Albe qu'on trouve dans le pourpoint de don César. J'ai déjà dit que M. Sardou ne ferait pas mieux. Je ne parle pas non plus des autres personnages; il suffit d'avoir analysé Ruy Blas ; les autres figures ne sont guère qu'une attitude, don Salluste est Satan avec sa haine, don César est la fantaisie poétique qui jette au vent un duché tombé dans des guenilles, la reine est la femme délaissée et ennuyée qui prend un amant. Aucune analyse, d'ailleurs; la tragédie étudiait les passions et déduisait les caractères; le drame romantique fait passer sous les yeux une suite d'images violemment coloriées, où il n'y a que des personnages vus de face ou de profil, dans un état passionnel déterminé. Enfin, je n'insisterai pas sur les situations, que je trouve baroques le plus souvent. Pour moi, entre un drame de Victor Hugo et un drame de Bouchardy, il n'y a absolument qu'une question de forme. Le cri de Lazare le Pâtre : « Archers du palais, veillez !» est identiquement de la môme famille que lo cri de Ruy Blas : « Je m'appelle Ruy Blas et je suis un laquais ! »
Pourquoi donc Buy Blas a-t-il pu alors prendre sa place à la Comédie-Française, à côté du Cid et d'Andi-omaque? C'est que les vers de Ruy Blas seront l'éternelle gloire de notre poésie lyrique. Ici, la discussion s'arrête, il faut se découvrir et saluer le génie. Vendredi dernier, était-ce l'auteur dramatique que la salle entière acclamait, étaient-ce les situations du drame, l'étude des passions, l'analyse des personnages qu'on applaudissait clans un élan immense d'enthousiasme? Non, mille fois non ! J'ai étudié attentivement cet enthousiasme ; il éclatait sur les tirades, sur les vers, toujours sur les vers, et il était d'autant plus violent que l'acteur faisait valoir les vers davantage. Mettez Buy Blas en prose, présentez-le avec sa philosophie absurde, avec sa vérité historique faussée, avec son intrigue enfantine, avec son tralala d'opéra qui vise simplement à l'effet, et vous partirez d'un grand éclat de rire. Los vers sont là qui emportent dans
le sublime la malencontreuse carcasse de l'oeuvre. Quelle brusque et prodigieuse fanfare dans la langue, que ces vers de Victor Hugo ! Ils ont éclaté comme un chant de clairon, au milieu des mélopées sourdes et balbutiantes de la vieille école classique. C'était un souffle nouveau, une bouffée de grand air, un resplendissement de soleil. Pour mon compte, je ne puis les entendre sans que toute ma jeunesse me passe sur la face, ainsi qu'une caresse. Je les ai sus par coeur, je les ai jetés jadis aux échos du coin de Provence où j'ai grandi. Ils ont sonné pour moi comme pour bien d'autres l'affranchissement littéraire, le siècle de liberté dans lequel nous entrons. Et ils restent aujourd'hui, ils resteront toujours des. bijoux ciselés avec un art exquis. Ce sont des merveilles de facture, dont on ne sauraitselasser d'admirer le travail libre et parfait, la science profonde et ailée. Au détour d'un hémistiche, au coin d'une césure, il y a de soudaines échappées : c'est un paysage qui se déroule, c'est une fière attitude qui s'indique, c'est un amour qui passe, c'est une pensée immortelle qui s'envole. Oui, musique, lumière, couleur, parfum, tout est là. Je parle des chefs-d'oeuvre de l'âge mûr du poète, et non des ouvrages séniles qu'il nous donne aujourd'hui. Les vers de Victor Hugo sente nt bon, on tdss voixdecristal.resplendissent dans de l'or et de la pouivpe. Jamais langue humaine n'a eu cette rhétorique vivante et passionnée.
Je voudrais dire.ici mon admiration, pour que personne ne puisse se méprendre. Les hardiesses folles,lesoxagéralionsd'école jetées à la tête des classiques, demeurent elles-mêmes des cris de jeunesse, charmants de gaieté et de courage. Je no connais pas de vers plus fins, plus colorés, travaillés avec plus de soin et plus de largeur que les tirades de don César au premier acte et au quatrième. La reine et Ruy Blas sont deux lyres qui se répondent. C'est le lyrisme à la scène, en dehors de tout, de la vérité, du bon sens, le lyrisme qui soulève lo public d'un coup d'aile. On est ravi à la terre, on applaudit avec transport.
Tout Victor Hugo est là. Au fond de l'auteur dramatique, du romancier, du criticpie, il n'y a toujours qu'un poète lyrique. C'est le remueur de mots et de rythmes le plus colossal cpie je connaisse. Il a été un prodigieux rhétoricien de l'idéal. . . ..'ggSffiS ,J
III
Certains critiques professent cette opinion qu'il y a des chers-d'oeuvre consacrés par le temps auxquels il est puéril et inutile de toucher. Je crois, au contraire, qu'il est d'un intérêt très vif de remettre, à cinquante ans de distance, les grandes oeuvres en question, de les soumettre à un examen attentif, de les juger dans le nouvel air de la postérité, au point de vue des conquêtes historiques accomplies et des méthodes d'analyse créées. Certes, il ne s'agit pas de. les nier, ni même de les diminuer ; il s'agitsimplementdeles expliquer, de les classer, en profitant du recul dos temps nouveaux.
Voici, par exemple, Notre-Dame de Paris. Il
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
faut distinguer dans l'oeuvre deux éléments, \ l'histoire et la fantaisie. Voyons d'abord l'histoire. On sait que Victor Hugo s'est toujours piqué d'une grande exactitude historique.' Autrefois même, il citait avec complaisance les titres des livres qu'il avait consultés, laissai! entendre qu'il épuisait les bibliothèques. Ce serait une curieuse étude à faire que de critiquer l'historien chez notre grand poète lyrique. J'espère qu'elle tentera un jour quelque jeune.érudit, car il y aurait là des révélations bien amusantes. 11 est évident que Victor Hugo s'est toujours contenté de données très superficielles. Pour faire croire à la profondeur eleison érudition, pour convaincre les gens qu'il a fouillé le fin fond de la science humaine ci des annale des peuples, il a d'ailleurs un procédé extrêmement drôle, qiii consiste à mettre en avant des particularités stupéfiantes, des noms de personnages que personne n'a jamais entendu prononcer. On se dit : « Diable ! pour qu'il sache cela, il faut qu'il en sache plus long que personne. » Eh '. non, il no sait souvent que cela, il s'appuie sur des autotires extravagantes, parce que l'érudition romantique est à. dans les petits faits bizarres, et non clans le large courant de l'histoire.
Mais je reviens à la partie historique de Notre-Dame de Pari!'. Aujourd'hui, il n'est plus personne o.ui ose défendre l'exact i Inde des faits, des personnages, des dewe ipliors. Tout cola est de la caricature, de la fantaisie .Presque tous les détails peuvent être contestés. 11 y a là un quinzième siècle baroque, poussé au pittoresque quand même, bâti avec des légendes traînant dans des auteurs sans autorité. Le poète néglige les traits réels pour grossir démesurément les petites lignes, ce qui, fatalement, fait grimacer l'ensemble.
Peu importe, d'ailleurs. On peut écarter la prêtent ion historique de Vie! or Hugo et admirer le roman. J'aborde ici le second élément, l'imagination. 11 y aurai! beaucoup à dire; mais je dois me restreindre, je m'en tiendrai à dos idées générales.
11 est hors de doute que Notre-Dame de Paris sest produite en France comme un écho des romans de Walter Scott en Angleterre. La méthode de composition est la même. Viptor Hugo, qui s'incline devant Shakespeare, ne prononce jamais le nom de Walter Scott; et il y a là un indice précieux. Walter Scott, en effet, est le romancier qui a embourgeoisé Shakespeare. Cela paraîtrait bien dur, si je traitais Victor Hugo de bourgeois. Mais, en vérité, son tempérament équilibré de latin a endigué clans des moules trop corrects, trop balancés, le rude génie saxon. On verra ces choses plus tard, on jugera que le romantisme de Victor Hugo a, en somme, péché par les symétries de la rhétorique, par 1' « embourgeoisement » des imaginations déréglées des races du Nord. Victor Hugo est un latin qui, malgré lui, a mis de l'ordre, de l'harmonie, dans le débordement du barbare Shakespeare. Noire-Dame de Paris est un roman bourgeois, au même titre qu'Icanhoé et que Quentin Durward.
Au fond, voyez donc quelle pauvre histoire. Celte Esméralda que des bohémiens ont volée à sa mère; cette Sachet te, qui pendant quinze
ans appelle ;:a fille et pleure sur un soulier, sans être complètement folle ; cette mère qui retrouve cette fille, juste au moment OÏL le bourreau la lui arrache : n'est-ce pas un conte à dormir debout, une invention comme Bouchardy en trouvait, un arrangement puéril et grossier de la vérité? Bourgeois [.bourgeois ! bourgeois !
Et le reste, quel abus du symbole ! Il n'y a plus une créature libre, naïve, allant son bonhomme de chemin. Tous les personnages sont rognés pour entrer dans un moule, tous gardent une attitude hiératique. Claude Frollo, c'est la concupiscence menant au crime; Phoebus, c'est le bellâtre, le soudard se laissant aimer; Gringoire, c'est la fantaisie littéraire. J'ai gardé Quasimodo, parce que celui-là est la quintessence des idées du potte. Je me plais à voir clans Quasimodo le romantisme lui-même, l'introduction du monst e ayant le coeur d'un ange, une violente antithèse entre le corps et l'âme, l'allégorie même du grotesque uni au sublime. Et tout cela si fait à froid; pas une bavure, pas une émotion de la main, pas un de ces « emballements », comme il y en a dans les toiles d'Eugène Delacroix. On sent que le romancier est resté parfaitement maître de lui, qu'il a combiné son grotesque et son sublime clans les doses voulues, que ses envolements sont réglés, qu'il est res ô pordéré, symétrique, classique dans l'ordonnance générale de son oeuvre. Ce n'est pas Shakespeare, c'est Walter Scott. Bourgeois ! bourgeois ! bourgeois !
Nous ne sommes donc ici que dans un marivaudagednsymbole.etnon dans une peinture de la vérité. D'abord, une pensée fataliste domine l'oeuvre, ce qui ne se comprend pas 1res bien, si l'onfsonge que le romantisme est d'essence spirilualiste et chrétienne. Ensuite, nous entrons dans une série de tableaux symboliques : la beauté aimant la beaufé qui la dédaigne; la beauté aimée par la laideur et ne comprenant pas que la plus grande somme d'amour est là ; la beauté déterminant une crise de passion clans la foi, ce. qui amène le drame final, une catastrophe où tout le monde meurt. Certes, ces éléments existent dans la nature, je dirai même qu'il n'y a là que des vérités banales qui courent les rues. Mais quelle charpente étonnante pour réunir côte à côte tant de choses ! Dès lors, l'ensemble devient faux, tiraillé, arrangé, forcé. L'auteur est sans cesse présent, montrant ses doigts qui font aller les marionnettes. C'est de la nature corrigée et taillée, déviée de sa poussée naturelle. Qu'on taille les buis d'un jardin en boules classiques, ou qu'on leur donne à coups de ciseaux savants un échevèlement romantique, le résultat est le même : on mutile le jardin, on obtient une nature menteuse. Un bout d'étude sincère sur l'homme, une aventure vraie contée simplement, en dit plus que tout le fatras allégorique de Notre-Dame de Paris.
Avez-vous fait une observation? Le roman, qui a la prétention de restituer Notre-Dame au quinzième siècle, ne se passe absolument que dans les gargouilles de l'église. Pas une cérémonie intérieure, aucune scène clans la nef, dans les chapelles, clans la sacristie. Tout a lieu làhaut, sur les galeries, dans l'escalier des tours, dans les gargouilles. Est-ce que ces gargouilles-là ne sont pas typiques? Elles en disent long sur le
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romantisme. C'est pourra gargouillle assurément que l'oeuvre a été faite, puisque l'âme de l'église, le choeur avec ses cierges, ses cantiques, son peuple de prêtres, est absent. N'est-ce pas une preuve nouvelle que le romantisme était dans le décor extérieur? Nous avons les gargouilles, nous avons les cloches, nous avons les tours : mais c'est à peine si nous traversons par moments l'église, et nous ne connaissons pas le clergé qui la dessert ni la foule qui s'y agenouille.
Notre-Dame de Paris n'en reste pas moins une oeuvre d'art très puissante, un véritable poème en prose d'une grande intensité d'effet, et dont, par là-même, les personnages s'imposent au souvenir.
Maintenant, que dire du drame tiré du roman? On m'a raconté des choses folles sur la première version, due à M. Paul Foucher. Je n'ai pas lu la pièce. 11 paraît que la Esméralda y était sauvée au dénouement par Phoebus, lecpiel se trouvait être le propre frère de Trouillerou, le chef des truands, qui lançait ses hommes contre le bourreau. Ajoutez que les deux frères se reconnaissaient à une étoile, je crois, que tous les deux portaient sur la peau, quelquepart. L'étoile de Trouillerou, ajoutée au soulier de la Sachette, devait être d'un bon effet. On comprend que Victor Hugo ait voulu qu'on remaniât ce dénouement, qu'il avaitpourtant autorisé en 1850. La nouvelle version est certainement plus raisonnable, car on a rétabli le dénouement du livre. D'autre part, on a fait subir à la pièce une toilette générale, remplaçant la prose de Paul Foucher par le texte même de Victor Hugo. Mais, en vérité, le drame n'y a pas gagné beaucoup en intérêt, car il consiste toujours en une série-de tableaux rapides, une quinzaine, cjui défilent, sans qu'on aille temps do bien comprendre et de s'intéresser à quelqu'un. J'ai remarqué que ce cpii nuisait surtout à la pièce,- c'était la partie pittoresque, le spectacle. On reste glacé aujourd'hui devant ces guenilles du moyen âge. Les truands sont des chienlits mélancoliques. La fameuse cour des Miracles donne envie de pleurer, tant c'est usé,Taux et bête. J'en dirai autant dos archers, du bourreau, des moines qui chantent' en tenant des cierges. La science a marché, et ce moyen âge d'invention romantique nous fait sourire.
Aussi la salle ne s'est-elle un peu échauffée qu'au noeud du drame lui-même : à la tentative de viol, faite par Claude Frollo sur la Esméralda, et empêchée par Quasimodo; puis àl'épisode de la Sachette retrouvant sa fille et la défendant contre Tristan l'Hermite. Le reste de la pièce est vraiment indigne du roman et cause dans le public un malaise mêlèd'ennui.
Je ne puis entrer dans les détails. J'ai pourtant fait des remarques curieuses. Ainsi les dialogues du roman,poftésurlesplanches,prennent parfois une allure bien étonnante. Je cite^ rai surtout la scène à prétentions comiques, qui a lieu entre Claude Frbïïo et son jeune frère l'écolier, quand celui-ci vient lui emprunter de l'argent. Le public est resté d'un froid déglace, très étonné de ce singulier comique. Au contraire, les tirades de la Sachette, baisant le petit soulier, ont porté énormément, grâce à madame Marie Laurent. Quel monologué extraordinaire
extraordinaire celui de cette femme murée dans sa cellule, et criant : « Je suis une lionne, je veux qu'on me rende mes lionceaux 1 » Est-elle bien sûre d'être une lionne, cette pauvre femme qui hurle trop fort pour son affaiblissement et sa misère? Elle ne devrait avoir que la stupeur imbécile d'unlongchagrin, et elle bavarde comme si elle était sous le coup immédiat du vol de sa fille.
Mais le tableau le plus étrange est celui de l'attaque des tours. Il y avait là une impossibilité matérielle. On ne pouvait montrer la foule des assaillants en bas et Quasimodo en haut. Alors, on a montré Quasimodo en haut, sur la galerie. La foule pousse des rumeurs dans les dessous du théâtre. Rien de plus comique que cet homme jetant des pierres et des poutres à . des ennemis qu'on ne voit pas. Sans le respect dû à Victor Hugo, on aurait ri de bon coeur. Vous imaginez-vous cette bataille, où un seul combattant est en scène, monologuant pendant tout le tableau. Ajoutez que les deux ruisseaux de plomb fondu qu'il doit faire couler à un moment donné, sont des plus mal imités, et. qu'on se questionnait de voisin à voisin pour comprendre.
Je n'aime guère non plus le truc de la fin, Quasimodo poursuivantClaude Frollo dans l'escalier d'une des tours, en deux fois, grâce à deux toiles de fond qui descendent sous la scène. Le temps qu'il faut pour que le décor disparaisse coupe l'émotion du spectateur. Cela n'est ni assez rapide ni assez compréhensible. Aussi tonte la fin a-t-ello plus surpris cpie frappé. Il est également trop visible qu'un clown se substitue à Claude Frollo pour sopendre à la gargouille et tomber ensuite. Ce clown est là comme chez lui. 11 se balance un instant, de l'air tranquille d'un gymnaste à son trapèze, et exécute enfin sa cabriole, proprement, selon les règles de l'art. L'illusion est absolument impossible. Ajoutons | qu'on ne voit qu'un bout de la tour, et que par conséquent on n'a pas la sensation de la hauteur. Pour les chutes au théâtre, on n'a pu jusqu'ici utiliser les clowns d'une façon heureuse, juste ment parce qu'un homme qui tombe n'est pas un clown qui saute. En outre, pour que l'émotion fût grande ici; il faudrait cpie Claude Frollo, pendu à la gargouille, parlât, se désespérât, suppliât Quasimodo implacable, en un mot que le drame continuât et que la chute fût lente comme dans le roman. Avec un clown, ces jeux de scène sont impossibles.
La représentation de Notre-Dame de Paris m'a, en somme, confirmé dans mon opinion que le théâtre de Bouchardy vaut le théâtre de Victor Hugo. Il n'y a qu'une différence de style. Quand le poèto écrit lui-même Ruy Blas, il rime un chef-d'oeuvredëpoésielyrique. Quand il laisse coudre de sa prose dans Notre-Dame de Paris,. il obtient un mélodrame des plus médiocres.
IV
J'ai eu la curiosité de relire la fameuse préface dont Victor Hugo a fait précéder son Cromwett, en 1827. On sait cpie cette préface est regardée comme le manifeste, j'allais dire comme
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le code du romantisme. C'est là un de ces mor- h ceaux célèbres dont tout le monde parle, pour les r avoir lus il y a quinze à vingt ans, et que bien d peu de personnes ont l'idée de parcourir à nou- r veau, dans l'air actuel, avec les façons de voir 1 de la seconde moitié clu siècle. Rien d'intéressant, selon moi, comme ces études rétrospec- i tives. Je vais me permettre de discuter le ro- j maritisme à ses sources, en m'appuyant sur le c document le plus solide, sur la Bible laissée par ] le chef d'école lui-même. i
Dans sa préface, Victor Hugo dit avec raison 1 que chaque société a son art particulier, et il j distingue trois grands mouvements littéraires : ] les temps primitifs qui ont produit la Genèse; i les temps antiques, qui ont produit Homère et i Eschyle; enfin, ce qu'il appelle les temps modernes, le christianisme, ou plutôt le spiritualisme, qui a produit Shakespeare. C'est ce qu'il résume plus loin, en disant : « La poésie a trois âges, dont chacun correspond à une épocjue de la société : l'ode, l'épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L'ocle chante l'éternité, l'épopée solennise l'histoire, le drame peint la vie. »
Laissons pour l'instant les temps primitifs et les temps antiques. Voyons ce que 'Victor Hugo entend par les temps modernes. 11 les fait partir du Christ. Je cite : « Une religion spiritualiste supplantant le paganisme matériel et extérieur, se glisse au coeur de la société antique, la tue, et, dans ce cadavre d'une civilisation décrépite, dépose le germe de la civilisation moderne. Cette religion est complète, parce qu'elle est vraie ; entreson dogme et son culte, elle scelle profondément la morale. Et d'abord, pour premières vérités, elle enseigne à l'homme qu'il a deux vies à vivre : l'une passagère, l'autre immortelle; l'une de la terre, l'autre clu ciel. Elle lui montre qu'il est double, comme sa destinée; qu'il y a en lui un animal et une intelligence, une âme et un corps. » N'avais-je pas raison, lorsque j'ai écrit que toute évolution littéraire était basée sur une croyance religieuse ou philosophique? Faites bien attention, voilà le romantisme qui va être la floraison poétique du spiritualisme. Retenez cette dualité, cette âme et ce corps : le système entier de Victor Hugo va poser là-dessus.
En effet, pour lui, le romantisme, qui est représenté par le drame, consiste uniquement dans l'apport d'un nouvel élément, le grotesque. Je cite : « Le christianisme amène la poésie à la vérité. Comme lui, la muse moderne verra es choses d'un coup d'oeil plus large et plus haut. Elle sentira que tout, dans la création, n'est pas humainement beau; que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime... Ainsi, voilà un principe étranger à l'antiquité, un type nouveau introduit dans la poésie ; et comme une condition de plus dans l'être modifie l'être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l'art. Ce type, c'est le grotesque. Cette forme, c'est la comédie. » Et plus loin, il dit encore : « Dans la poésie nouvelle, tandis que le sublime représentera l'âme telle qu'elle est, épurée par la morale chrétienne, le grotesque jouera le rôle de la bête humaine. » Ainsi donc, voici cpii est nettement posé : le romantisme est
la littérature née du christianisme, et cette littérature, qui s'incarne particulièrement dans le drame, est faite de deux éléments; le sublime représentant l'âme, et le grotesque représentant le corps.
J'insiste et je cite encore, car je ne veux rien inventer. Voici l'enthousiasmé de Victor Hugo pour le grotesque : « Dans la pensée des modernes, le grotesque a un rôle immense. Il est partout : d'une part, il crée le difforme et l'horrible; de l'autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religionmillesuperstitionsoriginales, autour de la poésie mille imaginations pittoresques. C'est lui qui sème à pleines mains clans l'air, dans l'eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d'êtres intermédiaires que nous retrouvons tous vivants dans les traditions populaires du moyen âge. » Je m'arrête; le poète continue pendant deux pages. Il dit plus loin, pour prouver la nécessité du grotesque à côté du sublime : « La salamandre fait ressortir l'ondine, le grotesque embellit le sylphe. »
Et maintenant, sans aller plus loin, tâchons de voir un peu clair clans tout cela. C'est terriblement confus. Les contradictions abondent, les classifications et les démonstrations sont celles d'un poète qui se satisfait avec des phrases et des mots heureux. D'abord, je ne comprends pas bien l'histoire littéraire de l'humanité divisée en trois franches. Victor Hugo nous dit que le spiritualisme est la marque de la littérature moderne; mais la Genèse, qu'il donne comme le produit des temps primitifs, est un poème spiritualiste. Puis, quelle étrange idée d'arrêter les temps modernes au moyen âge et de ne pas même dire un mot de la Renaissance? Il ne va pas plus loin que les salamandres et les gnomes; il reste dans le seizième siècle; quand il touche au dix-huitième siècle, en passant, c'est pour avancer cette opinion « que les plus hauts génies n'ont pu être en contact avec.cette époque sans devenir petits, clu moins par un "côté ». Et il no trouve rien autre chose à dire decesièclo de labeur colossal d'où nous sortons ! Dès lors, son histoire des évolutions littéraires dans l'humanité est incomplète. Il s'arrête, je le répète, à l'art du moyen âge ; il ne montre pas le réveil du sentiment païen, après les flamboiements gothiques; il passe sous silence le grand mouvement analytique et expérimental du dixhuitième siècle. En somme, ce qu'il appelle les temps modernes sont tout justement le contraire des temps modernes. • Mais examinons le fameux grotesque, qui est
la marque de ce qu'il nomme la littérature moi derne. Il est inadmissible que ce soit le christias nisme, le spiritualisme qui ait introduit le grotesque dans l'art. Les documents sont là pour i prouver le contraire. Lui-même doit le déclarer : i « Ce n'est pas qu'il fût vrai de dire que la comédie et le grotesque étaient absolument inconnus des anciens. » Et il ajoute : « Mais l'on sent ici que 3 cette partie de l'art est encore dans l'enfance... 3 Le grotesque antique est timide, et cherche t toujours à se cacher. » On voit que les docuB ments le gênent, C'est absolument comme pour ., le lyrisme. Il a dit carrément : « Les temps prie mitifs sont lyriques, les temps antiques sont ï, épiques, les temps modernes sont dramatiques. » t Puis, il s'aperçoit que son romantisme, sa pré
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tendue littérature des temps modernes, est beau- e coup plus lyrique que dramatique. Cela le dé- p range. Alors, il écrit tranquillement : « Notre 1; époque dramatique, avant tout, est éminem- t ment lyrique. C'est qu'il y a plus d'un rapport 1 entre le commencement et la fin ; le coucher du s soleil a quelques traits de son lever ; le vieillard t redevient un enfant. Mais cette dernière en- £ lance ne ressemble pas à la première ; elle est ç aussi triste que l'autre est joyeuse. » Tout cela 1 fait sourire; c'est du galimatias poétique. Une 1 classification est une classification, ou elle n'en 1 est pas une. Oui ou non, les temps primitifs i sont-ils lyriques, et les temps modernes cira- '• niatiques ; ou bien sont-ils les deux à la fois? 1
Je reviens au grotesque. Je trouve ce mot ] absolument malheureux. Il est petit, incomplet et faux. Dire que le grotesque c'est le corps, et que le sublime c'est l'âme; prétendre cpie le christianisme a fait oeuvre de vérité, en dédoublant ainsi les éléments de l'art : ce sont là des imaginations de poète lyrique et non de critique sérieux. Certes, je suis avec Victor Hugo, lorsqu'il réclame la peinture de l'homme tout entier; j'ajouterais, moi, de l'homme tel qu'il est, replacé dans son milieu. Mais diviser le sujet; avoir un monstre d'un côté, etun ange de l'autre ; battre des ailes dans le ciel, et rêver encore en s'enfonçant dans la terre : rien n'est plus antiscientifique, rien ne conduit davantage à toutes les erreurs, sous prétexte d'aller à la vérité. Et nous le voyons bien aujourd'hui, puisque les oeuvres romantiques sont là. Etudiez-les, voyez où cette fameuse théorie de l'âme et du corps, du sublime et du grotesque, a conduit le plus grand de nos poètes lyriques. Certes, il a été un rhétoricien merveilleux. Mais quelle vérité a-t-il apportée, en dehors de ses flamboyantes antithèses, de ses coups d'ailes dans l'extase et clans le cauchemar? Toujours un jeu de bascule sur les mots, jamais une stabilité dans le vrai.
Le plus étonnant, c'est que Victor Hugo, au début de sa préface, s'intitule « un solitaire apprenti de nature et de vérité ». Le spiritualisme, dans ce cas, a joué un mauvais tour à cet apprenti, en lui faisant chercher la nature et la vérité hors de l'observation et de l'expérience. Au lieu de partir de ce point que l'homme était fait d'une âme et d'un corps, et cpie par conséquent on pouvait se permettre avec lui toutes les farces sublimes ou grotesques, en les mettant sur le compte de son corps et de son âme, il aurait dû partir des simples faits observés, du connu, du document, s'il avait voulu justifier la prétention d'être un apprenti de nature et de vérité. En réalité, il n'a été qu'un visionnaire, qu'un poète mettant ses imaginations à la place des faits; et cela était fatal, du moment, je le répète, où il partait d'un dogme spiritualiste, au lieu de partir de l'enquête positiviste.
Certes, j'entends bien ce que Victor Hugo veut dire avec son grotesque. Il avait à lutter contre la tragédie, qui n'admettait que le sublime. Lui, voulait le drame, c'est-à-dire l'introduction de l'élément comique dans la tragédie. De là son manifeste en faveur du grotesque. Il était excellent, je l'ai dit, de réclamer la peinture de l'homme tout entier, avec ses larmes et ses rires, avec ses faiblesses et ses grandeurs. Seulement, maintenant crue la liberté littéraire
est conquise, nous trouvons cpi'on se battait pour peu de chose, en 1830. Comment ! cela n'allaitpasdesoi ! onnepouvaitpas peindre l'homme tout entier ! Aujourd'hui, notre effort n'est plus là; nous sommes les maîtres de camper nos personnages dans les mille attitudes qu'il nous plaît, tour à tour superbes et bouffonnes. Mais notre gros souci est que ces attitudes soient vraies, logiquement déduites les unes des autres. En un mot, nous ne procédons pas comme les romantiques, cpii,pour être vrais, croyaient devoir embellir le sylpheparle gnome, entasser lesbouffonneries sur les sublimités; nous prenons l'homme tel qu'il est, nous l'analysons et nous, disons ce que nous rencontrons; nous notons au passage _• les produits qu'on a nommés vices et Vertus.
Pour me résumer, Victor Hugo a eu l'intuition du vaste mouvement naturaliste. Il sentait parfaitement que la littérature classique, l'abstraction de l'homme pris en dehors de la nature, comme un mannequin philosophique et comme un sujet de rhétorique, avait l'ait son temps. Il éprouvait le besoin de replacer l'homme dans la nature et de lo peindre tel qu'il était, par l'observation et par l'analyse. C'était en somme la voie scientifique ou naturaliste, que le dix-huitième siècle avait ouverte. Seulement, Victor Hugo apportait un tempérament de poète lyrique, et non un tempérament d'observateur, de savant. Aussi, du premier coup, a-t-il rétréci le champ, lln'aétablilalutte qu'entre deux formes littéraires, le drame et la tragédie, au lieu de l'établir entre deux méthodes, la méthode dogmaticpie et la méthode scientifique. Ensuite, chose plus grave, il a fait dévier le mouvement en substituant aux règles scolastiqu:s une interprétation fantaisiste des vérités de la nature et de l'homme; le point de vue se modifiait, mais l'erreur se trouvait quand même au bout. Le génie lyrique do Victor Hugo, s'il nous a donné des chefs-d'oeuvre de langue, aura été un véritable arrêt dans le mouvement scientifique ou naturaliste du siècle.
Pour moi, la préface de Cronuvell est donc un piétinement sur place. Il y a là des vérités entrevues, mais aussitôt gâtées par des classifications de pur caprice et des interprétations de poète cpii cherche à appuyer sa poétique. Caractériser notre littérature moderne, en y étudiant simplement le rôle du grotesque, que le christianisme aurait apporté, est un point de vue dont on se moque aujourd'hui, tellement il est étroit. Eh quoi ! notre méthode d'analyse,- nos besoins de vérité, notre patiente étude des documents humains, tout cela devrait se réduire à mettre en jeu le grotesque? Je le veux bien ; mais il faut i alors que Victor Hugo dise que, par le grotesque s il entend la vie elle-même, la vie avec ses forces i et ses produits. Chaque mot a un sens qu'il est imprudent de changer. Qu'on relise la préface ) de Cromwell, on y verra ainsi une jonglerie de r mots extraordinaires, des aperçus brillants de sophiste, des arrangements de faits que d'autres faits dérangent, une théorie de critique où le i. spiritualisme gambade sur la corde raide de la 1 fantaisie lyrique. Au demeurant, aucune base solide, et pas de méthode. Victor Hugo, tout en t voulant aller à l'homme et à la nature, passe à !. côté d'eux, par une lésion de ses yeux de visione naire.
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V
Etudions maintenant, dans la fameuse préface, cette étrangeprétention de Victor Hugo, qui est d'introduire la vérité au théâtre. Il s'agit de savoir ce 'qu'il entend par la réalité. Tout est là. J'ai déjà insisté sur sa théorie du dualisme dans l'homme, l'âme et le corps, d'où il fait découler tout le romantisme. Mais je ne saurais trop citer pour rendre la question claire. Qu'on lise attentivement ceci :
« Du jour où le christianisme a dit à l'homme : « Tu es double, tu es composé de deux êtres, « l'Un périssable, l'autre immortel, l'un charnel, « l'autre éthéré, l'un enchaîné par les appétits, « les besoins et les passions, l'autre emporté sur « les ailes de l'enthousiasme et de la rêverie; « celui-ci enfin toujours courbé vers la terre, « sa mère, celui-là sans cesse élancé vers le ciel, « sa patrie », de ce jour le drame a été créé. Estce autre chose, on effet, que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe? La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame; le caractère du drame est le réel; le réel résulte de la combinaison ;oute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent clans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l'harmonie des contraires. »
Remarquons, en passant, que Victor Hugo base ici toute la poésie sur une figure de rhétorique, l'antithèse. On sait quel parti énorme il a tiré de cette figure. Le tempérament poétique qu'il apportait est là tout entier ; il a été uniquement l'homme de la nuit et du jour, du noir et du blanc, érigés en système, poussés à l'aigu.
Mais j'arrive à la définition du réel. « Le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque. » Voilà une affirmation singulière. Pour l'accepter, il faut c'abord être spiritualiste. Si l'on n'admet pas la dualité de l'âme et du corps, si l'on ne consent pas à regarder le grotesque comme l'expression du corps et le sublime comme l'expression de l'âme, la définition de Victor Hugo devient une pure fantaisie de poète, interprétant la nature à son gré. Voyez comme il s'en tire avec des mots, en appelant la terre notre mère, et le ciel, notre patrie. Cette patrie fait sourire, car elle n'arrive laque comme une findestrophe. Non, mille fois non,le réeln'estpasfaildedeux éléments ainsi tranchés. Si vous partez d'un dogme, si vous admettez formellement que le réel est fait de ceci et de cela, avant que l'observation, l'analyse, l'expérience vous aient donné le droit de le dire, toutes vos prétendues vérités qui vont suivre reposeront s-ur l'inconnu, sur l'erreur, et n'auront par là même aucune solidité. Vous ne savez pas si l'homme a un corps et une âme, vous établissez dès lorsune hypothèse de rêveur, en disant que le grotesque, c'est le corps, et que le sublime, c'est l'âme. Votre réel, bâti de la sorte sur une dualité que la science met enfdoute, fait de deux éléments de pur
caprice que vous divisez vous-même et que vous heurtez par un besoin de rhétoricien, n'est donc qu'un réel de fabrication humaine, qu'une nature de convention et d'imagination. Et nous le verrons, quand j'en viendrai à l'étude du réel dans les oeuvres de Victor Hugo : à Quasimodo, par exemple, qui est le grotesque, c'est-à-dire le corps; à Esméralda, qui est le sublime, c'est-àdire l'âme. Dire que ces figures sont réelles, soit séparément, soit complétées l'une par l'autre, cela fait hausser les épaules. Elles sont symboliques, si l'on veut, elles incarnent des rêves, elles ressemblent à ces fantaisies mystiques que les artistes du moyen âge sculptaient dans un coin de chapelle. Mais réelles, construites avec des documents vrais, ayant la vie logique de leurs organes tels cpie les donnent l'analyse et l'expérience, jamais, jamais !
Notre réel à nous, la nature telle que la science nous l'a fait connaître, n'est point ainsi coupée en deux tranches, l'une blanche, l'autre noire. Elle est la création entière, elle est la vie, et toute notre besogne est de la chercher à ses sources, de la saisir dans sa vérité, de la peindre dans ses détails. Nous ne disons point qu'il y a une âme et un corps; nous disons qu'il y a des êtres vivants, et nous les regardons agir; nous tâchons d'expliquer leurs actes, sous l'influence clu milieu et des circonstances. En un mot, nous ne partons pas d'un dogme, nous sommes des naturalistes qui ramassons simplement des insectes, qui collectionnons des faits, qui arrivons peu à peu à classer beaucoup de documents. Ensuite, on pourra philosopher sur l'âme et sur le corps, si l'on veut. Nous autres, nous aurons fourni la réalité, entendez-vous, la réalité ! . c'est-à-dire ce qui est, en dehors des actes de foi religieux, en dehors des systèmes philosophiques et des rêveries lyriques.
D'ailleurs, pour Victor Hugo, tout se résume clans l'emploi pittoresque des prétendus éléments du réel. Pour lui, le grotesque n'est pas, au fond, un document humain qu'il donne par un besoin de vérité ; il n'est jamais qu'une opposition heureuse d'un bel effet artistique. « 11 fera rencontrer l'apothicaire à Roméo, les trois sorcières à Macbeth, les fossoyeurs à Hamlet. Parfois enfin, il peut sans discordance, comme dans la scène du roi Lear et de son fou, mêler sa voix criarde auxpliissublimes,auxpluslugubres, aux plus rêveuses musiques de l'âme. »
Un passage de la préface plus caractéristique encore est celui où Victor Hugo étudie le milieu, le décor. On sait quel rôle joue le milieu, dans notre roman naturaliste ; c'est le milieu qui détermine le personnage, la nature qui complète et explique l'homme; aussi nos descriptions n'ont plus .un rôle purement pittoresque, elles sont là pour donner le drame entier, les personnages avec l'entourage qui agit sur eux. IEh bien ! Victor Hugo ne voit ici encore que le pittoresque, le décor qui encadre et qui n'agit pas. « Le poète, dit-il, oserait-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart? poignarder Henri IV ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie, tout obstruée de baquets et i de voitures?.brûler Jeanne d'Arc autre part que dans le Vieux-Marché? dépêcher le duc de Guise autre part que dans ce château de Blois, où son j ambition fait fermenter une assemblée popu-
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VICTOR HUGO
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laîre? décapiter Charles Ier et Louis XVI ailleurs que dans ces places sinistres d'où l'on peut voir White-Hall et les Tuileries, comme si leur ôchafaud servait de pendant à leur palais. » Toute l'antithèse du décor romantique est dans ce dernier exemple. Rien ne montre mieux comment les romantiques, qui entrevoyaient les vérités,les gâtaient aussitôt par des applications de rêveurs spiritualistes. Voilà la grande question du milieu posée; seulement, Victor Hugo, au lieu de pousser jusqu'à Darwin, s'arrête à la vision de l'histoire ressuscitée dans des décors pittoresques de mélodrame.
Du reste, le poète, après avoir réclamé le réel que vous savez, s'élève contre le commun. « Le commun, dit-il, est le défaut des poètes à courte vue et à courte haleine. Il faut qu'à cette optique de la scène, toute figure soit ramenée à son trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis. Le vulgaire et le trivial même doivent avoir un accent. » Retenez bien cette dernière phrase. Elle a l'air sage et innocente. Eh bien ! elle contient en germe toutes les erreurs du romantisme, ia maladie du panache qui, en cinquante ans, a tué le mouvement de 1830. Oui, tout le mal est venu de là. Us ont voulu donner un accent au commun, entendez à la vérité, qui ne leur semblait pas de tournure assez fière ; et vous le connaissez, ce terrible accent, qui a changé les personnages en caricatures, qui les a promenés le poing à la hanche, la plume au vent, tenant des discours de fous lyriques. Certes, il faut à la scène tout un travail de réduction ; mais rien ne saurait excuser les culbutes, les détraquements, le coup de pouce donné aux choses pour qu'elles se campent dans une attitude, au lieu de garder leur saveur, leur naïveté. Vraiment, je ne puis m'empôcher de sourire, lorsque j'entends Victor Hugo s'écrier : « La nature donc! la nature et la vérité ! » Eh ! bon Dieu ! il a horreur de la nature, du commun; dès qu'il la prend entre ses doigts puissants, il se hâte de la déformer pour lui donner ce qu'il appelle de l'accent, et cjuel accent ! Ses personnages ne sont plus que des monstres et des anges. Quand il parle d'un crapaud, il lui met une auréole de soleil. Voilà .qui n'est pas commun.
Ce que j'applaudis bien volontiers, dans la préface de Cromwell, ce sont certains passages qui m'ont beaucoup frappé. Ainsi Victor Hugo écrit : « Il n'y a ni règles ni modèles; ou plutôt il n'y a d'autres règles que les lois générales de la nature qui plane sur l'art tout entier, et les lois spéciales qui, pour chaque composition, résultent des conditions d'existence propres à' chacpie sujet. » Ces paroles sont excellentes. Voici encore une constatation que j'ai faite souvent moimême : « Une langue ne se fixe pas. L'esprit humain est toujours en marche, ou, si l'on veut, en mouvement, elles langues avec lui... Le jour où les langues se fixent, c'est qu'elles meurent. Voilà pourquoi le français de certaine école contemporaine est une langue morte. » Il est vrai que Victor Hugo, parlait de la langue classique, et que je parle, moi, de la langue romantique, trop chargée de paillons et de plumets. Une langue ne se fixe pas, l'esprit humain est toujours en marche.
Enfin, il y a, à la fin de la préface, d'excellentes considérations sur la critique.'Il dit : « Nous
touchons donc au moment de voir la critique nouvelle prévaloir, assise, elle aussi, sur une base large, solide et profonde. » Et il ajoute plus loin, en démontrant la nécessité d'accepter un écrivain tout entier : « Telle tache peut n'être que la conséquence indivisible de telle beauté 1 Cette touche heurtée, qui me choque de près, complète l'effet et donne la saillie à l'ensemble. Effacez l'une, vous effacerez l'autre. » Je ne trouve, dans ces dernières pages, qu'une phrase qui me révolte. Victor Hugo écrit : « La queue du dix-huitième siècle traîne encore dans le dixneuvième. » Heureusement, C'est cette queue qui s'est épanouie et qui a élargi notre -siècle.
Mais il est temps de conclure. Je me bornerai à mettre lo romantisme en face du naturalisme. Voilà donc cpii est bien nettement posé. Le romantisme est une littérature née du christianisme, basée sur la dualité de l'homme, l'âme et le corps. Elle emploie deux éléments, le grotesque qui est le corps et le sublime qui est l'âme. On reste d'abord surpris-qu'elle ait attendu le dix-neuvième siècle pour s'affirmer dans le mouvement lyrique de 1830. Il semble qu'elle aurait dû uniquement se produire en plein moyen âge, avant la Renaissance, surtout avant lo dix-huitième siècle. Chez Victor Hugo, malgré toutes les explications qu'il s'efforce de donner, le romantisme apparaît comme une résurrection du moyen âge, comme un retour au sentiment chrétien, s'opérant surtout à titre de protestation contre la littérature classique agonisante. Il fallait achever la tragédie, et les poètes inventaient ce drame spiritualiste, fait d'une âme et d'un corps. On trouverait dans l'histoire l'explication de cette déviation singulière de la littérature, à la suite d'un siècle d'enquête philosophique, au seuil de notre siècle de science.
Tel est donc le romantisme, la littérature née du christianisme. En face de lui, à cette heure, se dresse le naturalisme, qui est la littérature née du positivisme. Il continue la tradition du dix-huitième siècle, il se base sur les concpiêtes de la science moderne et sur les théories philosophiques de l'évolution. Ce n'est pas un mort qu'on galvanise, qu'on emprunte au passé pour en faire une arme de guerre. 11 marche avec l'époque, il est la conséquence du vaste labeur contemporain. Au lieu de partir d'un dogme, d'une dualité à laquelle on doit croire par un acte de foi, il part de l'étude de la nature, de l'observation et de l'expérience, il n'admet que les faits prouvés et que les lois résultant du rapport des faits. L'idéal, pour lui, n'est plus que l'inconnu qu'il a charge de poursuivre et de restreindre.
Maintenant, que l'on compare. Mettez~en re- • gard la misère d'une école de poètes lyriques qui, pour faire de la vérité, imaginent simplement d'embellir les sylphes par les gnomes. L'exposé des faits suffit pour montrer le romantisme se noyant et s'élargissant dans le naturalisme. Ceci fatalement a tué cela.
VI
Mercredi a eu lieu une solennité touchante et superbe. On célébrait à la Comédie-Française le
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
cinquantième anniversaire de la première I q représentation A'Hernani. Après le cinquième p acte du drame, madame Sarah Bernhardt a dit s< une pièce de vers de M. François Coppée, et t: l'on a couronné le buste du poète. s:
Il n'aura manqué aucune gloireà Victor Hugo. f; On le fête aujourd'hui, de son vivant, comme on cl fête Corneille et Molière. Sa longue vie, com- 1 blée d'honneurs, restera la plus belle vie d'écri- c vain que l'on connaisse. Ailleurs, je l'ai déjà c montré toujours debout sur les ruines de sa génération, ayant enterré tous ses adversaires, jus- c qu'à un Napoléon, devenu prophète et dieu. Et E maintenant oh n'attend pas sa mort pour lui ( poser au front la couronne de lauriers. Je ne ( crois pas que jamais homme ait pu se croire plus i grand. i
Ce qui me frappe surtout, dans la solennité de ' mercredi, c'est l'attitude du public à un demisiècle de distance. J'avais l'idée de faire un travail bien piquant : j'aurais cherché, dans les journaux de 1830, toutes les injures adressées au poète et à son oeuvre, puis j'aurais mis en regard toutes les adorations de 1880, les phrases d'exaltation dévote et d'enthousiasme lyrique. J'avoue que j'ai reculé devant le travail, ayant d'autres besognes; mais j'indique la matière aux curieux, certain qu'il y aurait là un parallèle fort instructif.
On ne s'imagine pas aujourd'hui avec quelle violence et quel dégoût étaient accueillies les audaces romantiques de Victor Hugo. La jeunesse peu à peu venait à lui, mais la classe lettrée et les femmes surtout, sans parler de la bourgeoisie pudibonde, s'effaraient et se fâchaient. On cite de nombreuses anecdotes. Victor Hugo, dans sa préface de la deuxième édition de Ilan d'Islande, se défend lui-même, sur un ton d'ironie, de n'avoir jamais déjeune d'un petit enfant et dîné d'une jeune fille. La presse et le public criaient àl'immoralité, on parlait, comme aujourd'hui, du marquis de Sade, des alcôves ouvertes, clés imaginations salies par de honteux tableaux. C'était dégoûtant, c'était monstrueux. Le poète était présenté comme un Antéchrist littéraire, qui apportait dans les lettres françaises l'abomination de la désolation.
Qu'on lise les anciens journaux, qu'on interroge les derniers survivants. Les injures pouvaient, quelques jeunes et rares défenseurs, . dans les premiers temps, étaient écrasés par les adversaires clu poète, qui tenaient les hautes positions de la critique. La résistance furieuse des classiques était menée au nom du beau, du respect de la langue outragée, de la dignité même de la nation. Victor Hugo triomphant, c'était le laid et le sale qui allait tout envahir et jeter les lettres au ruisseau. On traitait couramment lés romantiques de gens malpropres, d'hommes ivres, de scélérats ; les plus tolérants se contentaient de les regarder comme des fous furieux. Et la lutte dura des années, et longtemps après des bonnes femmes se signaient encore devant certains livres.
Tel a été le passé, voyez le présent. Dans cette même salle où Hernani a été accueilli par des bordées de sifflets, et où il n'a vécu d'abord que quelques soirées, au milieu du scandale, un public nouveau est assis qui acclame le drame,
qui pleure en regardant couronner le buste du poète. On a oublié les colères et les injures ; on ne songe plus àla laideur, à l'immorali té, à la monstruosité; tout est beau, tout est bien, la discussion même paraîtrait un manque de tact, il faut s'agenouiller. Pendant deux jours, j'ai lu dans les journaux des actes de foi et d'amour. Les passions politiques se taisent, l'acclamation estuniverselle.la France entière salue le triomphe d'un de ses glorieux enfants.
Eh bien ! voilà qui est bon I Ces démentis que la foule se donne me réjouissent. Quel beau soufflet sur la face clu public et de la critique I On n'avoue pas plus naïvement qu'on est bête. On a sifflé la veille, on applaudit le lendemain; on a trouvé une oeuvre abominable, ignoble, ordurière, on la déclare parfaite, noble, splendide. On a crié que la littérature française était traînée à l'égout, et l'on reconnaît que la littérature française s'est enrichie d'un chef d'oeuvre. Cinquante années ont suffi, à peine une heure dans l'histoire d'un peuple. Vous tous qu'on couvre de boue, prenez patience, laissez passer la bêtise de votre époque.
Certes, mercredi, c'était un spectacle bien touchant que de voir applaudir tous ces notaires, toutes ces bourgeoises, tous ces criticpies. Mais il ne faut pas se tromper, ils n'ont qu'une audace et une intelligence littéraires rétrospectives. Ils goûtent les chefs-d'oeuvre rassis par un demisiècle. 11 faut cpie cinquante années leur aient mâché leurs admirations. Donnez-leur donc un nouvel Hernani, et vous les verrez bondir. Ils reprendront les vieilles accusations, sans même les dérouiller; l'oeuvre sera immorale et monstrueuse, et ils crieront les anciennes phrases • « Où allons-nous? — On déshonore la langue française 1 — Comment l'Etat peut-il tolérer une littérature pareille ! » C'est l'éternelle imbécillité humaine. Je regardais les critiques applaudir, et je riais en moi, car je m'amusais à reconstituer leur attitude, s'ils avaient assisté à la première représentation A'Hernani. Celui-ci, bon enfant, sincère et pratique, aurait refait la pièce en démontrant au poète qu'il ne savait pas son métier; celui-là, homme sympathique, aurait regretté les tendances nouvelles, après avoir parlé de briser sa plume ; cet autre, grand défenseur de l'honnêteté et du bon goût, se serait élevé contre le spectacle ignoble du der, nier acte, ces deux amants qui s'empoisonnent 3 et se traînent par terre. Tous, entendez-vous I 3 tous auraient protesté plus ou moins violeme ment. Et ils applaudissaient, et ils pleuraient ! i Je ne suspecte la bonne foi de personne, je
i suis simplement heureux de voir avec quelle -, aisance l'homme outragé de la veille devient le t dieu du lendemain. Je dis cpie cela est un spectacle consolant pour tous les jeunes auteurs qui i, ont le courage du talent qu'ils apportent, s Maintenant, dans ce grand élan d'enthous
d'enthous si juste et si beau, me permettra-t-on ;- de rester un critique? Je sais bien qu'un homt mage exclut toute idée de discussion; mais j'ai été vraiment blessé d'un article de M. Catulle is Mendès. Il est typique, il représente exacteir ment la pensée du petit groupe de dévots intod lérants qui se pressent autour de Victor Hugo, n C'est ce groupe qui a fini par exaspérer les gens e, d'intelligence, en voulant exiger d'eux, devant
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le poète, un abandon absolu de la personnalité et de l'esprit d'examen.
D'abord, M. Catulle MendSs enterre tous les poètes du siècle. « Au dix-neuvième siècle, dit-il, toute poésie française, vraiment digne de ce nom, dérive de Victor Hugo; cela est, il est heureux que cela soit, et il serait impossible qu'il en fût autrement, » Mais cela n'est pas vrai, rien de plus radicalement faux, et surtout rien de plus difficile à juger en ce moment ! Sans doute, depuis 1830, la poésie reste lyrique et romantique; seulement, à côté de Victor Hugo, il y avait Musset, il y avait Lamartine, sans nommer Vigny et les autres; et, aujourd'hui, on trouverait parmi les jeunes poètes des imitateurs de tous ces maîtres. Dire ensuite qu'on ne lit plus Lamartine ni Musset, est une erreur absolue, surtout pour Musset. Il est très lu au contraire, et très aimé. D'ailleurs, est-il possible de comparer à cette heure, au point de vue de la postérité, Alfred de Musset et Victor Hugo? Le premier est mort depuis un quart de siècle; l'autre vit toujours, au milieu d'un groupe bruyant de disciples, ayant doublé sa célébrité littéraire par le tapage politique de ses revendications. Laissez donc mourir Hugo, laissez vingt-cinq années passer sur sa tête, laissez même deux siècles éprouver sa mémoire et celle de Musset; alors seulement on verra lequel est le plus vivant, ayant été le plus humain. Moi, je ne me prononce pas, je dis simplement que la justice doit attendre.
C'est toujours une mauvaise besogne que de sacrifier les morts aux vivants. Les grandes gloires qui éblouissent les' contemporains pâlissent souvent très vite, parce qu'elles sont faites d'éléments divers, dont certains, comme l'élément mondain et l'élément politique, manquent de solidité. Il faut se souvenir du brusque écroulement de la figure si haute de Chateaubriand, devant laquelle Victor Hugo lui-même alla s'incliner. Chateaubriand avait empli le commencement du siècle, sa gloire semblait éternelle, lui aussi était le maître du romantisme, et aujourd'hui il se recule et se fond dans le passé. Cette question de l'immortalité reste obscure, tant que les oeuvres n'ont pas subi l'épreuve du temps. Tel amas de livres acclamés s'effondre, lorsqu'un volume modeste suffit à la gloire d'un homme. Nous autres les grands producteurs, voilà ce que nous devons nous dire courageusement.
D'ailleurs, je veux bien cpie Victor Hugo soit le plus grand poète lyrique du siècle. Mais cela ne suffit pas à M. Catulle Blendes. Vous moquezvous? le plus grand poète du siècle ! mais il est le siècle, le seul homme, entendez-vous I l'homme fait Dieu, et même le Père. Je cite, car on ne me croirait pas : « Il est normal qu'il soit le maître de son siècle, étant ce siècle lui-même... Rien n'existe, littérairement, de beau, de bien, de vrai, qui ne soit le reflet ou la continuation desa pensée. Poètes, quelle strophe chantezvous? La sienne. Dramaturges, à cpii devez-vous le drame? A lui. Romanciers, qui donc a proclamé la liberté de tout dire? Lui. En vérité,
ceci est notre acte de foi : Tout procède du Père ! »
Eh bien I non, eh bien ! non, mille fois non ! De qui se moque-t-on? Cela est comique. Hugo a été un chaînon puissant dans notre littérature, mais un chaînon, pas davantage. Tout le passé n'aboutit pas à lui, et tout l'avenir ne va pas découler de lui. Avant lui, il y a eu vingt batailles littéraires, et la dispute des Anciens et des Modernes,au dix-septième siècle et au dix-huitième, a précédé la dispute romantique, comme d'autres disputes la suivront. Sans doute Victoi Hugo, par son éclat, a incarné le romantisme; mais le terrain était prêt, il continuait Rousseau et Chateaubriand, et il avait près de lui Lamartine, qui était même son aîné, et Musset, et Vigny, et tous les autres.
L'homme du siècle ! La formule du dix-neuvième siècle serait cette poésie lyrique, spiritualiste et nuageuse? Notre siècle de science se résumerait dans ce philosophe déiste,dontles doctrines sont d'une parfaite puérilité, dans ce penseur étrange qui n'apporte comme solution à tous nos terribles problèmes qu'une humanitairerie vague et solennelle? Allons donc! c'est une plaisanterie, nos petits-fils riraient trop de nous I Ce qu'il faut dire, ce qu'il ne faut pas cesser de répéter, c'est qu'à côté de cette formule lyrique et idéaliste de Victor Hugo,, il s'est produit la formule scientifique et naturaliste de Stendhal et de Balzac. Que fait M. Catulle Mendès de cette formule, lorsqu'il emplit le siècle de l'unique personnalité de Victor Hugo? Il la passe sous silence, tout simplement. Or, à cette heure, c'est cette formule qui triomphe, c'est elle évidemment qui résume le siècle, qui en est le véritable outil. Sans cloute. Hugo nous a donné un certain drame, mais ce drame est mort; sans doute, il a légué son procédé à beaucoup de nos jeunes poètes, mais ce procédé les a tués, au point que les meilleurs d'entre eux restent obscurs, et qu'il y a un immense désir de renouveau en poésie; quant à dire cpie Victor Hugo a créé le roman moderne, cela est une aimable fantaisie, car les Misérables ne sont qu'un enfant tardif à côté de la Comédie humaine.
Non, il faut laisser à chacun sa gloire. Si l'on veut, mettons côte à côte la formule lyrique de Victor Hugo et la formule naturaliste de Balzac; puis, attendons que le travail du siècle décide laquelle des deux l'emportera. Pour moi, le résultat est déjà certain. Et je ne défends pas ici une thèse personnelle, je ne suis qu'un critique cherchant à être juste. On prétend que je suis un romantique. Eh bien 1 je suis un romantique, tant pis pour moi ! Nous avons tous sucé ça à seize ans. Mais cela ne saurait m'empêcher de dire que Victor Hugo ne restera certainement pas l'homme universel du siècle, parce que, s'il en est le poète lyrique, iln'en est ni le philosophe, ni le penseur, ni le savant, et j'ajouterai ni le romancier ni le dramaturge.
On couronne le buste de Victor Hugo à la Comédie-Française. Cela est bien, cela est beau. Quand irons-nous donc, des couronnes à la I main, fêter la grande ombre de Balzac?
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
EMILE AUGIER
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D'abord, voici brièvement, le sujet des Fourchambault, la pièce nouvelle jouée à la ComédieFrançaise.
Un jeune homme a séduit, en lui promettant le mariage, la maîtresse de piano qui donnait des ■ leçons à ses soeurs. Le père, pour rompre cette liaison, pour débarrasser son fils d'une maîtresse et d'un enfant, a profité d'une circonstance, grossi certains faits, inventé une histoire. De là, une rupture : la maîtresse de piano s'en es allée, sans une explication, pleine d'une fierté excessive; le jeune homme a satisfait son père en épousant une jeune fille qui a huit cent mille francs de dot. Tel est le passé, qui reste vague, d'ailleurs. Nous savons seulement que le jeune homme a été faible, quoique bon, et que la maîtresse de piano est restée digne.
Dès lors, deux familles sont'en présence : la famille légale et la famille naturelle. Les Fourchambault mènent un grand train, ont un , hôtel au Havre et une villa à Ingouville. Madame Fourchambault, une belle dame de province, vit sur un pied de cent vingt mille francs par an. La fille, Blanche, une charmante enfant dont la mère a tourné la tête,estsurle point d'épouser le fils du préfet Rastiboulois. Le fils, Léopold, a des maîtresses, joue, passe ses nuits au cercle. Quant au père, M. Fourchambault, un banquier, il est demeuré un homme faible et bon, qui assiste au gaspillage de sa fortune, sans trouver la force d'intervenir énergiquement. Telle est la famille légale.
La famille naturelle, au contraire, apparaît dans l'ordre et dans la sévérité. Madame Bernard, toujours vêtue de deuil, vivant absolument cloîtrée, est une figure très haute. Elle est distinguée, elle est économe et charitable, elle a toutes les vertus. Son fils* grâce à elle,est devenu un hommo de premier ordre, qui a gagné deux millions comme armateur. Par un raffinement de délicatesse, il refuse de se marier, pour éviter à sa mère la.lion te de rougir devant sa bru. L'antithèse est donc complète, la famille naturelle est sublime, la famille légale ne vaut rien ou pas grand'chose.
Et le drame s'engage là-dessus. M. Fourchambault, ruiné par sa femme, va faire faillite, et c'est Bernard qui vient à son secours. 11 lui apporte deux cent quarante mille francs; il consent à devenir son associé; il relève sa maison. Mais ce n'est pas tout, il joue en conscience son rôle de bon ange, corrige madame Fourchambault de ses dépensesimmodérées, marie Blanche à un honnête garçon, remet Léopold dans le chemin de l'honneur. Tout le monde le bénit, l'enfant naturel monte dans une apothéose.
A ce drame principal s'ajoute une action secondaire. Bernard a ramçné d'Amérique, je crois, une jeune et belle orpheline, Marie Letèl. ier, qui est entrée, chez-les.Fourchambault en
qualité, non pas de maîtresse de piano, mais d'amie de Blanche. C'est le passé qui se reproduit, avec des situations symétriques. Léopold aime Marie comme son père a aimé madame Bernard ; seulement, Marie estime fille énergique qui le tient à distance. Elle aime elle-même Bernard qui l'adore et qui l'épouse au dénouement, lorsqu'elle a fourni le cinquième acte.
On ne saurait croire quel enthousiasme a soulevé dans la salle cette histoire romanesque. Les femmes pleuraient, les hommes battaient des mains. Je ne me souviens pas d'avoir vu un public plus fortement empoigné par le triomphe de l'honnêteté. Ce bâtard qui devient un bon Dieu, ce paria légal qui rend à la société un baiser pour un soufflet, avait Tondu tous les coeurs. Certes, parmi les mères qui sanglotaient, beaucoup se seraient révoltées, si l'on était venu leur dire : « Votre fils a séduit la maîtresse de piano de vos filles, mariez-les. » Mais il est si bon, au théâtre, d'applaudir les actes dont on serait incapable clans la vie ! On a donc fait, lundi soir, àla Comédie-Française, de l'héroïsme à bon compte, et avec un élan extraordinaire.
Le premier acte, qui sert à poser l'intérieur des Fourchambault, avait été écouté assez froidement, Mais, quand on a vu l'intérieur des Bernard, cette femme portant l'éternel deuil de son premier et unique amour, ce fils si respectueux et si tendre, ces victimes de la société si dignes et si résignées, un frisson a couru. Les nerfs étaient touchés. Puis, il y a là deux scènes très belles et très habilement menées : celle où la mère et le fils parlent du père inconnu, là mère pour l'absoudre, le fils pour se révolter et refuser de savoir son nom ; et celle où la mère, à la nouvelle de la faillite de Fourchambault, laisse échapper son secret, en ordonnant à son fils de sauver le banquier du déshonneur.
Au troisième acte et au quatrième, on est de nouveau chez les Fourchambault, L'intérêt languissait un peu. Mais la salle était prise, elle pouvait attendre. C'est alors que le cinquième acte, qui ramène les spectateurs chez les Bernard, a mis le comble à l'en fhousiasme. Des bruits odieux ont accusé Marie d'être la maîtresse de Léopold. Elle s'est enfuie de chez les Fourchambault, elle vient faire ses adieux à madame Bernard et à son: fils. Ce dernier, qui la croit coupable, ne trouve rien de mieux que de forcer Léopold à l'épouser. Il a un entretien avec lui, il finit par s'emporter sur ses refus, lui crie qu'il est.d'une famille de libertins: et de calomniateurs; et, comme Léopold furieux le souflète de son gant, il dompte sa colère par un effort surhumain, il lui dit avec un sang-froid terrible : « Tu es bien heuTeux d'être mon frère ! » C'est la reconnaissance, amenée par un coup de théâtre. Léopold est converti aussitôt, il épousera Marie à laquelle Bernard donne trois cent mille francs. Cependant, le soufflet reste. Bernard montré sa joue et prononce le fameux mot : « Efface! » dont on parle depuis huit jours. Un baiser effa-
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cera le soufflet. Au dénouement, comme je l'ai dit, Marie refuse Léopold et épouse Bernard.
Ce cinquième acte est assurément préparé et dcnoué de main de maître. 11 a achevé le succès en triomphe. Trois salves de bravos ont accueilli le mol : « Efface ! » La salle trépignait, A ce point d'enthousiasme, toute critique est emportée, on regarde de travers ceux qui voudraient hasarder une réflexion. Les têtes sont montées, on crie le mot chef-d'oeuvre, on écrase toutes les oeuvres passées deFauleur sous l'oeuvre nouvelle. J'avoue que celte griserie d'une salle dont les nerfs sont si violemment ébranlés, m'inquiète toujours un peu. La justice est impossible, dans un pareil coup d'admiration. Je demande donc à garder ma sincérité, qui est mon unique force. Je ne crois pas bon de casser des encensoirs sur la figure de _\1. Emile Augier. Sans doute ma voix pourra surprendre, au milieu de ce concert, Mais, demain, on verra bien que, peut-être seul, j'ai gardé la mesure.
Je dirai d'abord que la peinture de la famille Fourchambault me paraît grise. Nous l'avons déjà vue vingt l'ois au théâtre, cette famille rongée par le luxe, où la mère sacrifie tout à sa coquetterie, où les enfants poussent au petit bonheur, sous les yeux indifférents du père. La voilà revenue, cl M. Emile Augier no l'a pas marquée de traits assez fermes, ni assez décisifs, pour que celte nouvelle incarnation puisse compter. Cela est bien dessiné, bien mis en place, mais cela ne dépasse pas un niveau honorable.
El je sais bien pourquoi la famille Fourchambault est grise. Ce n'est pas que M. Emile Augier ait manqué do puissance, c'est que l'économie de son drame voulait qu'il n'en accusât pas davantage le relief. En effet, au dénouement, il faut que les Fourchambault se convertissent, deviennent tous, grâce à Bernard, de braves gens. De là.lanécessité de les préparer pour cette conversion, d'atténuer leurs traits, de les laisser dans un vague qui les rende commodes et malléables. Le père n'a jamais eu de volonté, il "n'est que faible et indulgent; autrement, on ne comprendrait plus l'estime do madame Bernard pour lui, on comprendrait moins encore que Bernard vînt à son secours. Voilà déjà un personnage en pâte tendre. Il est comme cela, parce que-la fable romanesque perdrait toute vraisemblance, s'il était autrement. Je passe aux enfants. Blanche n'a pas la carrure d'une jeune demoiselle dont le goût du monde a troublé la tête. Une délicieuse scène, une sorte d'églogue du mariage d'amour, murmurée derrière elle par les deux voix de Bernard et de Marie, qui lui conseillent d'épouser le jeune homme dont elle est aimée, suffit pour la guérir à jamais de ses velléités de coquetterie. Cette cure si aisée né peut s'accomplir que sur une bonne petite fille. Mêmes réflexions pour Léopold : au fond, un bon coeur, qui, au cinquième acte, se jettera très attendri dans les bras de son frère naturel, en effaçant tout ce qu'on voudra sous des baisers. Quant à madame Fourchambault, elle était plus difficile à manier, étant réellement le seul mauvais coeur de la pièce. Mais M. Emile Augier s'en est adroitement tiré, par un mot comique. Quand Bernard a exigé des réformes dans la maison Fourchambault, voilà la dame qui renchérit et
qui se lance dans l'économie avec une passion de femme sans cervelle. Le banquier dit : « Pose pour pose, je préfère celle-là. » Et ce mot finit le personnage, madame Fourchambault disparaît.
Tous braves gens* telle est au demeurant cette terrible famille qui représente la mauvaise famille,baséesurun mariage d'argent.En somme, M. Emile Augier la montre sur la pente plutôt que dans le gouffre. C'était son droit. Seulement, sa peinture en reste molle et souriante, au lieu de prendre le relief nécessaire. J e joindrai même aux Fourchambault Marie Letellier, qui est, elle aussi, de contours bien indécis. Malgré le soin que l'auteur a pris de faire d'elle une Américaine, pour expliquer qu'elle tolère les assiduités de Léopold, sa situation reste fausse et l'on ne peut que s'intéresser faiblement à elle, lorsqu'elle se sauve devant une calomnie qui ne devrait pas la surprendre. Tous ces rôles sont médiocres. Il a fallu les artistes de la ComédieFrançaise pour leur donner de l'importance. Mademoiselle Croizette, madame Ponsin, mademoiselle Reichemberg, M. Barré, n'ont pas une scène qui vienne en avant et que l'on puisse garder dans la mémoire. Quant à M. Coquelin, il ne sert guère qu'au fameux : « Efface ! » clu cinquième acte, et, malgré son très grand talent, il n'arrive pas à donner un corps à ce personnage si incertain de Léopold.
Remarquez cjue les Fourchambault occupent trois actes entiers, les trois cinquièmes de la pièce. Restent deux actes aux Bernard. C'est là, en réalité, que le drame se trouve. J'ai expliqué l'émotion profonde provoquée par ce roman du bâtard sauvant la famille légale. On a jugé cela d'une honnêteté supérieure, d'une grande leçon morale. Quelle étrange chose que le théâtre ! Un bâtard fait fortune, ce qui lui permet d'empêcher la faillite du père qui l'a renié. Conclusion : il faut épouser les maîtresses de piano que l'on séduit, quand on veut être heureux plus tard et ne pas faire faillite. Dans la vie réelle, j'estime que la leçon est plus forte. Lorsqu'on a séduit une maîtresse de piano, on l'épouse,si l'on est un garçon d'honneur ; et, comme on est généralement très malheureux avec elle, la morale est bien autrement vengée par ce châtiment.
N'importe, l'histoire est touchante et fera couler beaucoup de larmes. Elle amène clos scènes très fortes, des situations de théâtre dont la réalité pourrait être discutée, mais que l'auteur a réalisées avec beaucoup d'énergie. Ma seule réserve est celle-ci : la qualité littéraire de cette histoire est des plus ordinaires.Nous autres romanciers aurions haussé les épaules. Il y a,parmi les oeuvres de M;.Emile Augier, des pièces qui ont une autre largeur. L'observation est ici superficielle, l'invention sent par trop l'apprêt et le mélodrame. Pas un type ne se détache. Bernard est le bourru bienfaisant, le loup de mer qui a la bonté d'un ange sous la rude écorce d'un marin. Il n'est point frappé à l'effigie de i ces figures qui apportent un trait humain et qui vivent éternellement. M. Got a fait le rôle, s par sa façon de le jouer en dedans. C'est surtout t un immense succès d'artiste. On le verra plus 1 tard..
i Voilà ce que je pense en toute sincérité. Je
t I préfère leFits dcGiboyer,Paul Foreslier,A'a\xtTes
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
drames encore. Madame Agar a beau prêter à l'inconsolable victime son jeu tragique, la fable de cette ancienne maîtresse qui écrase la femme légitime, garde pour moi je ne sais quelle odeur d'Ambigu. Uneseule chose m'a beaucoup frappé: c'est le secret gardé vis-à-vis du père, c'est Bernard exigeant de Léopold qu'il ne parlera jamais. Les Fourchambault ont disparu, ils ne se montrent même pas au dénouement, Cela n'est pas ordinaire, M. Emile Augier a fini là en maître. Peut-être est-ce parce que la nièce est trop honnête qu'elle ne me plaît pas; j'entends de cette honnêteté de théâtre, qui est si enfantine. C'est bien possible. A cpioi bon combiner si péniblement des faits peu vraisemblables, lorsque la vie est là, plus vengeresse et plus profonde?
Les Fourchambault n'en sont pas moins supérieurs à tout ce que nous avons vu jouer cet hiver. Je suis certain qu'il y avait, dans l'enthousiasme du public, le besoin plus ou moins conscient de protester contre les petites habiletés des Bourgeois du Poni-Arcy et contre les insanités de Balsamo. Enfin, on pouvait donc applaudir une pièce solidement bâtie, sainement écrite. Quel que soit mon jugement sur la comédie nouvelle, M. Emile Augier est à cette heure le maître de notre scène française.._;_;_
II
[f_On connaît le sujet do Paul Forestier, la pièce en quatre actes de M. Emile Augier, que vient de reprendre la Comédie-Française. Un grand sculpteur, Forestier, a un fils peintre, Paul, dont les passions, selon lui, compromettent l'avenir; et il propose une épreuve à la maîtresse de Paul, Léa, une dame du meilleur monde, qui vit séparée de son mari. Puis, pendant que celle-ci a consenti à six mois d'absence, le jeune peintre, se croyant trahi, épouse une orpheline, Camille, que son père-protège. Mais Léa revient veuve, et Paul se reprend furieusement à l'aimer, enragé par une histoire odieuse, une chute de Léa à l'étranger dans les bras d'un garçon vulgaire, de Beaubourg. Il veut la suivre, il va partir, quand son père et sa femme lui barrent le chemin. Et il finit par rester, Léa elle-même travaille au bonheur de Camille, le devoir l'emporte sur la passion.
J'ai assisté à la première représentation de cette oeuvre, il y a près de neuf ans. Je me rappelle parfaitement les sentiments qu'elle souleva dans le public, un grand enthousiasme mêlé à une grande stupeur. On trouvait d'une audace rare le récit dans lequel de Beaubourg raconte sa facile conquête, jusqu'aux derniers détails possibles. Léa est dans un petit salon; de Beaubourg, la voyant étrange, reste le dernier, devient entreprenant; et.lorsqueminuitsonne,elle se livre, dans une rage sourde, dans une sorte d'hallucination qui lui montre, à la même hèfore*. la chambre nuptiale où Paul, marié du marin" baise les cheveux de Camille. On trouva plus hasardée encore la passion qui reprend le jeune peintre tout entier, lorsqu'il sait Léa déchue, souillée du contact d'un autre ; on voulait voir là
le raffinement d'un goût abominable, la perversion même de l'amour.
J'avoue humblement que ce qui me plaît, dans la pièce de M. Emile Augier, c'est justement cette chute de Léa et ce brusque délire de Paul. Mais, à la vérité, je n'y vois pas et je n'y mets pas tant d'ordure. Je comprends parfaitement les oeuvres saines ; seulement, comme la santé, hélas! n'est pas l'état chronique de l'humanité, il faut bien permettre aux écrivains d'étudier et de peindre les maladies; et, quand on leur a permis cela, il faut en outre leur lâcher la bride sur le cou et les laisser aller jusqu'au bout de leurs observations. La chute de Léa n'est, en somme, qu'un égarement et qu'une vengeance de femme; dans nos'anciens contes, cette histoire se trouve à toutes les pages, la trahison appelle la trahison. Et quant au désir rallumé et dévorant de Paul, il n'est pas uniquement un désir malsain, il serait nécessaire de l'analyser, pour en démêler le caractère très complexe.
La meilleure scène de la pièce, celle qui est d'un souffle puissant, est justement la Scène où Paul, venu chez Léa pour l'insulter, commence par la traiter comme une fille, et finit par se traîner suppliant à ses pieds. Il y a là une lente explosion de passion, d'une largeur incomparable. Les premières injures elles-mêmes sont des cris d'amour. Et c'est dans cette scène cpi'il faut décomposer les sentiments qui agitent Paul. Les gens prudes dont l'esprit est tourné aux sous-entendus orduriers, ne voient que l'infamie de Léa. Mais la vérité est que le récit de Beaubourg a soulevé chez le jeune peintre un orage de colère, une tempête dans laquelle luimême reste inconscient et aveuglé. Il accourt chez son ancienne maîtresse pour lui cracher son mépris à la face; puis, devant elle, devant le souvenir du passé, son grand trouble aboutit au besoin impérieux de ressaisir ce passé qui lui échappe, de retrouver l'amour qu'on lui a arraché. Tout cela est profondément humain; et, en dehors des mensonges de l'hypocrisie courante, chacun de nous avouerait qu'il a plus ou moins éprouvé ce vertige de Paul, en face des femmes encore aimées, dont la possession vous est disputée. „.. :iS:Sj
Remarcniez, d'ailleurs, que précisément alors Paul apprend le piège dans lequel on l'a fait tomber. Léa lui révèle l'épreuve à laquelle Forestier a voulu les soumettre tous les deux. C'est le comble. On lui a volé son coeur, on a disposé d'une tendresse qui faisait sa .'oie. Eh biqn ! il retournera à cette tendresse, même si elle est souillée. Sa passion renaissante est une révolte contre cet étrange dévouement paternel qui a désolé sa vie. On a chassé Léa, il ne veut plus que Léa. Tout ceci, je le répète, est d'une observation profonde, exacte, magistrale. À!. Emile Augier a mis là un des coins d'humanité les plus vrais qu'il y ait dans son théâtre.
Mais je confesse que le cadre dans lequel l'auteur a placé cette étude de la passion enragée, ne me plaît guère. Il n'a point osé avoir la volonté de faire entièrement vrai. Il a imaginé d'accommoder le réel, le monstre, à la sauce connue du devoir et des beaux sentiments. Sans doute, c'était la seule façon de faire accepter.la pièce; seulement, elle perd toute
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Alexandre Dumas fils.
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EMILE AUGIER
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hauteur comme grande page humaine,, elle n'est 1 plus qu'une dissertation, peu habile même, et \. d'ime conclusion singulièrement forcée. V
Rien n'est plus odieux que ce père du premier ^ acte qui dispose tranquillement des tendresses de son fils, et qui, plus tard, pendant l'absence de Léa, pèse sur lui, pour lui faire épouser Camille. Aussi, au quatrième acte, dans la grande scène entre le père et lé fils, celui-ci a-t-il mille fois raison de se révolter. Comment ! il est heureux avec Léa, sans espoir de l'épouser sans doute, < mais empli et vivant de son amour, et son père i lui a arraché le coeur, par une théorie d'artiste, sous le prétexte qu'il faut être marié pour produire des chefs-d'oeuvre ! Bien plus encore, son père lui a poussé dans les bras une pensionnaire, à laquelle il ne songeait pas, et qu'il n'aime peut-être encore que comme une soeur ! Les pères ne doivent pas travailler d'une façon si lyrannique, et par un égoïsme secret, au bonheur de leurs enfants. Paul est strictement clans son droit et dans la logique des passions, en criant à Forestier : « Reprenez Camille, je n'en, veux plus, je retourne avec Léa, que j'aime toujours et qui n'a pas cessé de m'aimer ! »
Avec le point de départ de M. Emile Augier, je ne vois qu'un dénouement pour rester dans la vérité. Ce serait de pousser les choses au noir, de faire fuir Paul avec Léa et de montrer le vieux sculpteur pleurant sur l'innocente Camille, frappée au coeur. Ce père, aussi imprévoyant que despotique, aurait fait le malheur de ses deux enfants. Mais, de cette façon, la cause du devoir ne serait pas plaidée et nous n'aurions pas une morale au dernier acte. Trop de vérité aurait pu faire chavirer la pièce. L'auteur a donc voulu, contre toutes les vraisemblances, que Forestier ait raison à la fin.
Aussi, le quatrième acte, selon moi, est-il bien médiocre, surtout à côté du troisième. Pour arriver à une conclusion heureuse, l'auteur a dû entrer dans une complication de sentiments extraordinaire. Une fois Paul décidé à rester, c'est Camille qui veut partir. Alors, Léa ellemême vient s'en mêler pour conjurer Camille d'être heureuse; cette maîtresse originale, qui, le coeur plein d'amour, consent tout d'un coup à des absences de six mois, se montre plus tard d'une complaisance assez bizarre. Mais tout cela ne suffisait pas encore. M. Emile Augier a parfaitement compris cpi'il fallait donner là une preuve de la guérison de Paul, un fait pour assurer le bonheur du jeune ménage. Et, forcément, il n'a trouvé qu'un escamotage vulgaire, car le problème étant contraire à la vérité, restait insoluble. Camille part pour se tuer, et laisse une lettre;, on l'arrête naturellement, on, lit la-lettre, et son mari tombe à ses genoux. Dans une oeuvre qui affecte d'être une haute étude des passions, une pareille ficelle est indigne.
Forestier paraît enchanté. A sa place, je conserverais toutes .mes craintes, Léa n'est point encore mariée à de Beaubourg, et la situation entre elle et Paul reste la même. Qui peut jurer que demain il ne retournera pas chez elle pour la désirer de nouveau avec plus d'emportement? Le dénouement est' illusoire, parce qu'il s'accomplit dans le faux, uniquement pour apporter un argument à la sainteté du mariage, dont le mariage, d'ailleurs, n'a que faire. Comment un
homme de la valeur de M. Emile Augier n'a-t-il pas compris toute.la largeur que sa pièce aurait prise, s'il l'avait poursuivie et dénouée dans la vérité des passions humaines?
III
Les Lionnes pauvres sont certainement une des meilleures pièces du répertoire moderne. Ce qui me frappe dans l'oeuvre, ce n'est pas la hardiesse du sujet, qu'on aurait pu traiter plus hardiment; ce n'est pas le coin de pourriture lui- ' maine où elle descend, mais avec toutes sortes de ménagements et d'habiletés; ce qui me frappe, c'est la simplicité de l'action, c'est la vigueur de la facture, c'est surtout la figure si vivante du vieux Pommeau et la nudité magistrale du dénouement, un des dénouements les plus naturels et les plus pathétiques que je connaisse.
Oui, je fais assez bon marché de la figure épisodique de la marchande à la toilette, madame Chariot. Sans doute le profil est pittoresque et pris sur nature ; mais cela est à la portée de tout le monde. Je mets également de côté l'esprit, les mots de la pièce, l'éternel Desgenais qui se nomme ici Bordognon, et sur lequel je reviendrai tout à l'heure. Enfin, je trouve d'une note ordinaire l'honnête femme de la pièce, Thérèse et son mari coupable, Léon Lecarnier; c'est là un ménage cpii a beaucoup servi. Avec tous ces personnages, nous ne sortons pas du courant de notre répertoire. Rien de plus honorablement fait; mais, en somme, rien de moins original.
Où brusquement nous montons dans le rare et l'excellent, c'est donc avec la figure de Pom-, meau, qui est, à mon sens, la véritable figure centrale. Séraphine n'est guère là que pour lui donner la.réplique, pour agir sur lui et le grandir* Les trois premiers actes sont uniquement une préparation à ce ciuatriôme acte superbe, un chef-d'oeuvre. Le début, Séraphine affolée vidant la maison afin de payer le billet de madame Chariot; puis, la scène où celle-ci apprend tout à Pommeau, avec la brutalité d'une marchande pressée ; enfin, la tranquille impudeur de Séraphine et l'écrasement de Pommeau forment une gradation.admirable, déroulent un de ces drames intimes, si poignants dans leur simplicité. Et, au cinquième acte* cela monte encore. L'entrée de Pommeau, brisé de fatigue* hébété d'émotion, et sa sortie d'homme fini, écrasé, s'en allant seul dans les ténèbres àun néant de souffrance, sont, je le répète, les choses les. plus douloureusement humaines qu'on ait mises au théâtre.
J'insiste, parce que ce Pommeau estun homme, à côté des pantins que nous voyons tous les soirs sur les planches. Parmi les maris trompés, qui peuplent notre répertoire, je n'en connaispas un qui ait un sanglot si profond ni si vrai. Songez aux maris trompés de M. Dumas parexemple, à ce Montaiglin qui pontifie dansl'adultère du passé, à ce Claude qui récite la Bible, à tant d'autres que j'oublie. Pas un cri venu de la chair et du coeur, rien que des mannequins serIvant
serIvant à des thèses sociales. Et voyez Pommeau ensuite, voyez-le dans "son élan de douleur, quand toute sa vie s'effrondre, voyez-le fuyant dans Paris avec la blessure dontil mourra.
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
Cela est grand, un souffle de haute tragédie passe, parce que cela est humain,
Maintenant, commentse fait-il qu'une comédie telle que les Lionnes pauvres, si remarquable, si pleine de talent, ne soit pas une oeuvre de génie, une de ces oeuvres qui restent d'un bloc? On me dira que c'est tout simplement parce que les auteurs ont manqué de génie. Sans doute. Mais je crois qu'en dehors de la question d'exécution, il y a, dans les Lionnes pauvres, tout un côté clu plan général qui a rapetissé l'idée, qui l'a banalisée en l'accommodant aux nécessités scéniques. C'est surtout ce point qui m'intéresse et que je vais étudier.
L'idée des Lionnes pauvres était de peindre la désorganisation d'un ménage par l'adultère vénal de la femme. Dès lors, il semble que la pièce aurait dû être l'histoire de cette désorganisation, analysée depuis les premiers symptômes jusqu'à l'effondrement final. Séraphine devenait le sujet à disséquer. Rappelez-vous madame Bovary, dont elle tient beaucoup. Nous aurions eu réellement ainsi le type de la femme mariée, mécontente de son sort, poussée par des perversions natives, arrivant à se vendre dans l'adultère, étouffant son ridicule mari dans la honte. C'était la façon franche et hardie de comprendre l'idée.
Et remarquez que M. Augier y a songé, car il le dit lui-même, clans sa préface. « La peinture de la dépravation graduelle de Séraphine nous a paru aussi dangereuse que tentante. Nous avons craint que'le public ne se fâchât tout rouge de la transition de l'adultère simple à l'adultère payé. Cette peinture ne présentant, d'ailleurs, qu'un intérêt psychologique, il nous a semblé que ce côté de notre sujet pouvait être traité suffisamment en récit, et nous l'avons placé dans la bouche de Bordognon, le théoricien de la pièce. Une donnée aussi scabreuse ne pouvait passer que par l'émotion ; et l'émotion ne pouvait être obtenue cpie par la situation du mari ; c'est donc là surtout, que nous avons cherché la pièce. »
Voilà les circonstances atténuantes plaidées. M. Augier a préféré prendre le côté le plus commode, par crainte du public et pour obéir aux nécessités des planches. Ce qui prouve qu'il a eu raison pratiquement, c'est que la pièce, toute esquivée et adroite qu'elle puisse être, n'en a pas moins failli rester aux mains de la censure. Qu'aurait-ce été, si M. Augier avait carrément pris le taureau par les cornes?
Donc, de l'aveu même de l'auteur, Séraphine passe au second plan. Elle n'est plus un sujet d'analyse dramatique. On nous la donne dans la crise dernière, on nous l'explique dans un couplet de satire. Son rôle est celui d'un réactif chimique, qui va déterminer à son contact tout un phénomène, et c'est ce phénomène qui sera la pièce. De là, le profil effacé de Séraphine ; elle a quelques mots typiques, un cynisme rapide de paroles," et elle disparaît. Le grand rôle de femme sera celui de la femme honnête, de Thérèse, l'honneur, la constance, le dévouement. Enfin, le drame se déplacera ; il ne sera plus chez les Pommeau, il sera chez les Lecarnier. Nous n'aurons pas la lionne pauvre, nous aurons le ravage que la lionne pauvre produit parmi les honnêtes gens.
Certes, cela, est trèsjtouchant, très dramatique,
dramatique, sens clu métier des planches. Seulement, cela est banal. Je mets à part Pommeau, qui resterait ce qu'il est, même avec une Séraphine plus fouillée. Mais quelle nécessité de donner à Thérèse un si grand développement? pourquoi la charger clu grand rôle, amoindrir Séraphine derrière elle, prendre toute la largeur de la scène avec son honnêteté? Je sais bien que cela fait plaisir au public. M. Augier confesse qu'il n'a pas voulu fâcher le public tout rouge. Eh bien ! il aurait mieux valu pour sa gloire qu'il le fâchât. 11 aurait peut-être laissé une pièce grande.
Notre comédie moderne meurt d'honnêteté. Ce n'est point un paradoxe que je soutiens ici, et il faut me bien comprendre. Cette rage que nous avons de vouloir faire à la misère humaine la plus petite part possible, de ne risquer sur les planches une figure de chair et d'os qu'à la condition de la masquer derrière la convention d'un ' pantin vertueux, est à coup sûr la raison de notre médiocrité dramatique. Je ne nie point les per.sonnages honnêtes; seulement, je leur demande d'être humains, d'apporter le mélange du bon et clu mauvais cpii est dans toute créature humaine. Ce cpie je demande plus énergiquement encore, c'est cpie, lorsqu'on veut clouer un A'ice à la scène, on l'y cloue carrément, fortement, sans l'enguirlander de ious les poncifs connus des vertus consolantes.
Voyez, d'ailleurs, les grandee oeuvres. Est-ce que Shakspeare nous écoeure de fades personnages honnêtes? Est-ce que dans Hamlel, dans Othello, clans Roméo cl. Juliette, les personnages honnêtes viennent à chaque minute se mettre en travers de l'action pour nous consoler des coquins? Est-ce que Corneille, est-ce que Racine, est-ce que Molière ont chargé des personnages honnêtes de tranquilliser les spectateurs sur les abominations clu vice? Dans le Cid, dans Phèdre, dans Tartufe, s'il y a des honnêtes gens, c'est qu'ils sont strictement nécessaires à l'action, et encore ne nous poussent-ils jamais leur honnêteté sous le nez. On ne trouverait pas un seul plaidoyer dans les génies dramatiques, pas une de ces démangeaisons bourgeoises de rendre l'art comme il faut. La leçon qui sort des chefs-d'oeuvre est la conséquence même des faits, et plus les faits sont abominables, plus la leçon esthautt.
Non, il n'y a que notre époque qui se soit senti le besoin de paraître honnête. Nous avons inventé l'honnêteté d'étalage, celle qu'il faut absolument mettre dans la vitrine, si l'on veut achalander la maison. Je ne sais quel mauvais vent de protestantisme a soufflé sur nous. Nous ne sommes plus les hardis esprits qui ne s'effrayaient guère des mots, qui voulaient regarder les choses en face. Eh bien ! je le répète, cette honnêteté de pure parade, ce besoin de voiler le personnage vrai derrière une demi-douzaine de personnages faux, découragent les esprits les plus vigoureux et les poussent aux oeuvres médiocres. Pas d'oeuvres grandes sans une grande vérité.
J'ai nommé. Madame Bovary. Le roman de Flaubert parut une année avant les Lionnes pauvres. Pour me mieux comprendre, comparez les deux oeuvres, voyez Emma à côté de Séraphine. La première est une créature vivante, qui
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ALEXANDRE DUMAS FILS
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restera un type d'éternelle vérité; la seconde est un profil à peine indiqué, cmi se noie dans le souvenir. L'action du roman est toute simple, elle raconte une vie banale, elle n'a pas la complication du ménage Lecarnier, avec cette peinture de l'honnête- Thérèse, brossée selon le poncif; et pourtant cette action est inoubliable, elle vous prend aux entrailles, elle remue toute l'humanité qui est en vous. On me répondra que le théâtre n'est pas le livre, crue Madame Bovary, avec sa nudité, était impossible sur la .scène. Je n'en sais rien, j'ai pourtant remarqué que les effets simples étaient les plus foudroyants au théâtre, témoin le dénouement avec la sortie de Pommeau. En tout cas, tant pis pour 1e théâtre, si le génie ne. pouvait y réaliser la vie dans sa simplicité tragique, Une littérature est jugée, lorsqu'on mai Madame Bovary à côté des Lionnes pauvres.
En effet, voyez comme le drame se rétrécit tout de suite., Dans les premiers actes, l'intérêt est de savoir, si Pommeau, est assez bête, lui homme d'affaires, pour, ignorer à ce point le prix des choses; et, dans les derniers, il ne s'agit plus que de savoir si Pommeau connaîtra oui ou non l'amant de sa femme, presque son fils adoptif, ce qui lui porterait le dernier coup. Nous voilà bien loin de l'étude humaine d'une variété de l'adultère. Nous sommes dans unehistoirequelconque, plus ou. moins, intéressante, selon le talent du conteur. Le grand sujet échappe.
Mais un personnage plus agaçant que le. personnage honnête, c'est le personnage spirituel. Ici, j'aborde la deuxième cause qui me paraît rapetisser les Lionnes pauvres. Voilà encore une de nos inventions dramatiques, l'éternel raisonneur, le monsieur.qui est chargé d'expliquer la pièce et qui l'explique par des fusées d'esprit. Ce monsieur-là nous arrive sans doute des anciens valets, et j'ai dit,ailleurs,cpie Figaro pourrait bien être le vrai père de nos Desgenais et de nos Olivier de Jalin. Personnellement, le
personnage spirituel m'enrage. Je ne le trouve pas seulement faux, je trouve qu'il Tausse toutes les pièces où il bourdonne comme la mouche du coche. Il est une abstraction, un être métaphysique, un simple truc que les auteurs emploient pour ne passe donner la peine de tirer eux-mêmes des faits leur véritable signification. Est-ce que, dans la vie, il y a comme cela des pitres plus ou moins gais chargés de commenter les événements? La belle malice de se tirer des difficultés, en se déguisant soi-même pour argumenter continuellement sur son oeuvre ! Quand on a du génie, on met un fait sur les planches et le fait? s'explique tout seul.
Le Bordognon me paraît un des plus désagréables de l'espèce. 11 ne peut ouvrir la bouche sans lâcher un motspirituel. C'estune mécanique qui a lin bouton quelque part; quand on a besoin d'une définition, on presse le bouton, et la définition sort. Remarquez qu'elle ne sort pas naturellement, ce qui serait supportable; non, elle sort avec toutes sortes d'agréments, elle se cache sous un cliquetis de mots pour se faire accepter. Eh bien ! cela est petit, dans une oeuvre grande. M. Augier n'aurait pas eu besoin de Bordognon ni de sa soeur Henriette,—carie monstre est doublé d'une soeur qui le vaut, — s'il avait traité les Lionnes pauvres en puissant analyste. Il faut désormais couper le cou à tous ces raisonneurs, à tous ces moralistes de pacotille ; dans cent ans d'ici, ce seront eux qui vieilliront notre répertoire actuel et le rendront ridicule.
Voilà pourquoi, selon moi, les Lionnes pauvres n'ont pas l'ampleur d'un chef-d'oeuvre, bien que cette comédie ait des parties superbes qui la mettent au premier rang, parmi les productions dramatiques de notre siècle. Si j'osais tirer une conclusion de ces notes jetées à la hâte, je dirais : « Ne soyons ni honnêtes, ni spirituels; tâchons d'être vrais, el nous serons grands. »
ALEXANDRE DUMAS FILS
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Je n'aime guère le talent de M. Alexandre Dumas. C'est un écrivain extrêmement surfait, de style médiocre et de conception rapètissée par les plus étranges théories. J'estime que la postérité lui sera dure. On l'a mis sur un piédestal trop haut, voilà ce qui doit fâcher les esprits droits; et l'on pourrait encore lui faire une place très honorable, si ses furieux admirateurs ne vous dégoûtaient de la justice à son égard. Mais il faut pourtant prendre garde de ne pas céder à un parti pris de critique. M. Alexandre Dumas serait, en somme, l'auteur dramatique qui aurait osé porter le plus de réalité sur les planches, s'il ne s'était efforcé de gâter sans cesse le vrai par des systèmes d'une incroyable fantaisie.
Je vais tâcher d'être absolument juste pointe Comtesse Bomani, la nouvelle pièce en trois actes du Gymnase, en mettant de côté mes antipathies littéraires. Il s'agit d'une pièce de M. Gustave Fould, que M. Alexandre Dumas a complètement remaniée, et dont il était si content aux répétitions, m'a-t-on raconté, qu'il a été un instant sur le point de la signer de son vrai nom. On s'est décidé pour le pseudonyme transparent de Gustave de Jalin. Je crois donc pouvoir ne-parler que de M. Alexandre Dumas dans cette affaire.
Voici le sujet, exposé le plus brièvement possible. Une tragédienne de Florence, la Coecilia, a été épousée par le jeune comte Romani, qui l'adore. Mais elle est restée fille des planches, une bohémienne de l'art et clu coeur. Elle trompe son mari, elle se laisse offrir des fortunes, sans
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
révolte d'honnêteté. Puis, comme le comte est ] c ruiné, ellele décide à la laisser rentrer au théâtre. i Et, le jour d'une répétition générale, dans sa ] loge, au moment où elle va entrer en scène, le ] drame éclate, son mari apprend sa trahison; le 1 pis est que, le lendemain de la faute, il est allé ] emprunter cinquante mille francs à l'homme auquel elle s'est livrée, de sorte que toute cette infamie retombe sur lui. Alors, ne pouvant se résoudre à la tuer, il se poignarde sous ses yeux, au moment où elle passe le seuil de la loge, qu'il lui a défendu de franchir. Naturellement, il ♦guérit-de ce coup de poignard, il s'en va avec la comtesse sa mère, et la Coecilia, restée seule, après avoir voulu s'empoisonner, est reprise par la passion des planches. Elle jouera le lendemain la tragédie que le suicide de son mari a retardée.
Maintenant, l'action générale étant connue, il me sera plus facile de discuter l'oeuvre, acte par acte. Comme on le voit, la pièce ne compte que deux rôles. Celui du mari a pu être sauvé par le jeu passionné et sobre de M. Worms; mais il reste pénible, sans issue, un peu ridicule même. Seul, le rôle de la Coecilia pouvait avoir un relief saisissant, une puissance de vie extraordinaire. 11 y avait certainement là une grande création à faire. Or, justement, je me plains que celte figure soit mal dessinée, trop brutale et de contours indécis, laissant le spectateur dans l'ignorance de ce qu'il doit penser.
Nous sommes, au premier acte, chez la comtesse Romani. Le lever clu rideau est d'un coup d'oeil original : des spectateurs dans un salon, • les dames assises, les hommes debout, sont tournés vers une galerie latérale et écoutent une tragédie, la Fornarina, dans laquelle la comtesse elle-même remplit le principal rôle. L'exposition se fait ainsi, grâce aux détails fournis par un comédien, ToiTolo, le maître de la Coecilia, et grâce surtout aux causeries méchantes des clames, cpii, venues là pour une fête de charité et ayant payé leurs places, se croient autorisées à mordre abolies dentslamaîtresse delà maison. Nous apprenons donc que la Fornarina doit être jouée prochainement sur un théâtre de Florence, mais que le succès est bien douteux, si la comtesse ne consentpasàrentrerauthéâtre. Nous apprenons également que les plus mauvais bruits courent sur l'ancienne comédienne; seulement, comme une baronne la défend, la femme même du baron qu'on donne pour amant à la Coecilia, nous ignorons encore ce que nous devons penser au juste. De toute cette première exposition, il ressort uniquement que le monde est fort cancanier.
Plus tard, lorsque la comtesse arrive enfin et reçoit les félicitations des dames qui regorgeaient tout à l'heure, il y a bien une courte scène entre elle et le baron, un chuchotement rapide, grâce auquel nous devinons qu'une liaison existe en effet, et même qu'elle semble mal tourner. Mais cela demeure si brusque, si peu expliqué, si énigmatique, qu'on ne s'y arrête pas autant qu'il le faudrait. La dernière scène de l'acte, la comtesse suppliant son mari de lui laisser jouer la Fornarina, lui faisant entrevoir le moyen de retrouver ainsi la fortune qu'elle lui a mangée, prend, à .côté, une importance énorme. Cette femme semble adorer son mari,
comme elle est adorée. Elle lui dit bien qu'il aurait dû la prendre pour maîtresse plutôt que pour femme; seulement, on voit là un excès de passion. Quand le rideau tombe, on l'ignore toujours, on penche pour qu'elle soit une très bonne créature.
Je reproche donc au premier acte d'être confus, lent, perdu en commérages, qui aboutissent à obscurcir l'action. En admettant même que l'auteur eût voulu ce côté énigmatique, il devait alors le dégager davantage, en faire l'intérêt particulier de l'exposition. Lafigure delà Coecilia n'intéresse pas, parce qu'elle flotte dans un brouillard. On en sait trop, et on n'eu sait pas assez.
Le second acte est de beaucoup le meilleur. 11 se passe dans le foyer du théâtre, qui sert de loge à la tragédienne. Ce qui a l'ait son grand succès, ce sont d'abord des scènes épisodiques amusantes. L'actrice dont la Coecilia prend le rôle, une méchante gale du nom de Martuccia, arrive furieuse, et habille sa camarade d'une façon si drôle, dans un langage si vrai, que la salle a beaucoup ri. C'est ensuite un type de comédien très réussi, le comique Filippopoli, qui prétend avoir « la larme », et qui a des prétentions tragiques, malgré son nez, dontle dessin bouffon est, célèbre. 11 faut encore citer l'épisode charmant d'un petit prince russe, qui s'est mis galamment un duel sur les bras pour les beaux yeux de la Coecilia.
D'ailleurs, le drame lui-même s'élargit et se précise. Martuccia, pour se venger, a l'ait imprimer dans un journal, il Pust/uino, l'histoire de la liaison de la comtesse et clu baron, et de l'emprunt des cinquante mille francs par le mari. C'est la baronne elle-même qui remet au comte un numéro du journal, en le laissant seul avec sa femme. Tout cela est fort habilement et fort énergiquenient mené. La Coecilia vient de s'habiller, elle étudie une coupure et va entrer en scène, lorsque le comte, assommé par l'abominable histoire, lui demande si tout cela est vrai. Elle répond oui, carrément. Elle ne sait plus si elle a aimé son mari. En tout cas, elle n'a jamais aimé le baron, elle s'est donnée par caprice. Et, comme elle est pressée, elle jette un poignard au comte, en lui disant à peu près : « Tuez-moi tout de suite, ou ne me laissez pas manquer mon entrée. » J'ai dit comment il se frappait lui-même.
Le coup de scène est violent et devait réussir. Voilà donc Coecilia démasquée. Elle a lancé toute une tirade pour expliquer que le public est le seul amant des comédiennes. Elle a rappelé son origine, les" pieds nus dans la poussière des routes, la vie de caprices et de promiscuités qu'elle a menée. Tout cela a abouti au suicide d'un honnête homme, qu'on ne plaint guère, parce qu'il n'y a pas lutte de sa part dans son i déshonneur.
i Et, cependant, malgré les explications, malgré
i la lumière crue qui tombe en plein sur :Coecilia,
: l'énigmerecommence au troisième acte et déroute
i denouveaules spectateurs. Le comte estguéri,sa
mère veut l'emmener. Il y a une explication
entre lui et sa femme, dans laquelle il se montre
i bien singulier, raisonneur en diable, établissant
des distinctions entre l'homme, le chrétien et
le mari. En somme, ils se séparent cl se disent
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un adieu éternel. Remarquez que la comtesse s'est montrée d'un dévouement de chien fidèle, pendant la maladie de son mari, qu'elle sanglote i et se traîne à ses pieds, en femme dont le remords a changé la nature. Aussi n'est-on pas surpris, lorsqu'elle parle de s'empoisonner, après le départ du comte. Elle l'ait ses petits préparatifs, lui écrit une lettre d'adieu. On croit réellement qu'elle va se tuer. Puis, sur une simple argumentation de Toffolo, elle comprend qu'elle vient de se donner un drame à ellemême, et s'écrie : « Je jouerai demain ! »
Certes, ce dénouement n'est point banal, et j'avais une peur horrible de la lettre qu'elle avait écrite, comme d'une indigne ficelle. Sans doute, là est le dénouement logique, le seul vrai : la Coecilia doit remonter sur les planches, même toute la comédie du suicide ne me déplaît pas; elle aurait pu être d'une grande originalité. Le malheur, c'est qu'on ne sent pas assez qu'il s'agit d'un « emballage » d'artiste; qu'on me passe le mot, le seul qui rende bien ma pensée. 11 faudrait à la fois que Coecilia fût très convaincue et que le public pût comprendre pourtant de quelle façon les choses se passent en elle. Autrement, la figure échappe, la surprise est trop vive, toute la logique de cette histoire paraît paradoxale. 11 y a eu certainement, parmi les spectateurs, do l'hésitation et du malaise, le premier soir.
Cela est si vrai, qu'une tirade de Coecilia, après le départ de son mari, m'avait beaucoup blessé. Elle reste un instant la tête entre les mains; puis, elle parle tout d'un coup d'Othello, de Shakspeare, du coeur humain. Tout cela me semblait bien étrange, dans un tel moment. Puis, j'ai compris que M. Alexandre Dumas avait A'oulu précisément indiquer par là que lo drame de sa séparation se passait plus encore dans la tête de la comtesse que dans son coeur. Mon absolue conviction est que cela ne suffit pas. Il aurait fallu autre chose. On entend bien des raisonnements, mais on ne voit pas des faits. Le dénouement serait devenu très large et très grand, si des faits l'avaient amené. Tel qu'il est, le troisième acte ennuie et étonne, rien de plus. Je puis conclure, à présent. Je sais bien quel tempérament de femme M. Alexandre Dumas a voulu mettre à .la scène, une artiste toute au public, dont le milieu a perverti les sentiments, qui joue l'amour, le bonheur, l'honnêteté, la mort elle-même, mais qui reste quand même la petite bohémienne des grandes routes. Cette femme fait le malheur d'un galant homme, dont la faute est de l'avoir prise au sérieux; et voilà le drame. Coecilia est convaincue dans tout ce qu'elle se joue à elle-même, c'est ce cpii l'élève pour moi au-dessus du bourbier commun. En somme, elle demeure une comédienne de génie. Tant pis pour les fous qui veulent en faire une honnête femme. Mais si j'accepte ce tempéra- ; ment, je le trouve mal venu dans la Comtesse Romani, mal présenté et mal fini, sortant de : l'ombre pour rentrer dans l'ombre, après le coup de lumière du deuxième acte. M. Alexandre . Dumas, qu'on 'dit si habile, n'a pas su tirer ; touf|le parti d'une pareille création.
Et voyez le côté faible de l'observateur, si vanté en lui. Il ne peut inventer une figure, sans tout de suite en faire un type général. La
thèse arrive aussitôt, Il argumente et il prêche. Pour lui, la Coecilia n'est plus une femme d'un certain tempérament, elle devient la femme de théâtre, et il laisse entendre que toutes les femmes de théâtre sonteomme elle. Celafaitsourire.il y a des comédiennes de la plus stricte honnêteté. Des polémiques vont certainement s'engager. On se fâchera, et on aura raison. Mais cela ne vient pas d'un mauvais sentiment de la part de M. Alexandre Dumas; cela vient des yeux étranges dont il regarde la société, les yeux les plus faux clu monde, qui lui permettent parfois d'apercevoir un coin de vérité, puis c[ui déforment et qui grandissent les objets hors de toutes proportions.
Je veux insister aussi sur la langue employée par M. Alexandre Dumas. Il procède par répliques interminables, longues comme des discours en trois points, cpii lassent singulièrement l'attention. Rien n'est moins vivant que ce dialogue, où l'on rencontre rarement les tournures du langage parlé. Puis, quelle chose fâcheuse que ces mots continuels, ces mois qui prêtent à chaque personnage l'esprit de"Tauteur ! Ces mots seuls suffiraient à caractériser lo talent de M. Alexandre Dumas, Est-ce que Corneille^ est-ce que Molière faisaient des mots? Les maîtres sont plus larges. Et remarquez que presque tous les mots ont fait long feu, clans la Comtesse Romani. A peine si deux ou trois vont courir les petits journaux. Enfin, quelle est cette manie de fabriquer un personnage russe en ajoutant la conjonction donc, au bout do toutes les phrases? Jamais les Russes n'ont abusé ainsi de ce donc. Cela rappelle la façon dont les feuilletonnistes de dixième ordre font des Espagnols avec earamba et des Italiens avec povero.
En somme, M. Alexandre Dumas est un auteur dramatique d'énergie et de talent, qui gâte le plus souvent, par des défauts énormes, les sujets qu'il sait mettre très carrément debout. Il obéit à des obsessions, il s'étouffe lui-même dans le nuage d'encens que ses admirateurs font fumer autour de lui. La situation exagérée qu'il occupe est due à des circonstances multiples, dont la première est ce mélange de vérité et de paradoxe, qui l'aitde chacune de ses oeuvres un terrain où l'on peut se battre indéfiniment.
II
Six mois avant d'être joués à l'Odéon, les Danicheff avaient une histoire. On racontait qu'un auteur inconnu était allé déposer chez M. Dumas un drame dont la donnée originale avait vivement frappé ce dernier. Seulement, comme, certaines parties de l'oeuvre pouvaient blesser le public français, M. Dumas avait indiqué à l'auteur les corrections nécessaires et s'était ensuite chargé de porter la pièce à un théâtre et de la faire jouer. Cette histoire, commentée par les journaux, entretenait autour des Danicheff une curiosité excellente au point de vue du succès futur. La pièce était lancée à l'avance. La grosse préoccupation consistait à savoir clans quelles proportions M. Dumas avait collaboré au drame. Il faut dire que l'auteur
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du Demi-Monde est coutumier du l'ait, 11 aime à jouer auprès des débutants le rôle de protecteur et de maître. Toutes les pièces conçues dans la formule qui lui est propre, je veux dire toutes les pièces où le problème des rapports sociaux de l'homme et de la femme se trouve posé, sont accueillies et patronnées par lui. Cela part d'un naturel obligeant; cela peut s'expliquer aussi par le désir de faire des disciples. Il y a, chez M. Dumas, un zèle de propagande extraordinaire. On se souvient encore du tapage que souleva sa collaboration anonyme avec. M. Emile de Girardin pour le Supplice d'une femme. Il avait accommodé cette pièce à sa manière, et avec si peu de respect pour le texte primitif, que M. Emile de Girardin, ne reconnaissant plus son oeuvre, refusa absolument de la signer, même après le succès. Le Supplice d'une femme est encore joué au Théâtre-Français sous la signature de M. X***. On comprend donc tout l'intérêt que présentait la première représentation des Danicheff. Derrière l'auteur inconnu, on voyait M. Dumas. Le public adore une pointe de mystère.
D'ailleurs, ce sont généralement là des secrets de Polichinelle. On savait que l'auteur inconnu était un Russe, M. Corvin Kroukowskoï. On donnait même une biographie de cet écrivain, peu exacte, je crois. On commettait des indiscrétions, on mentait même, ce qui est un bon moyen d'action sur le public. Ainsi, à entendre certains chroniqueurs, la pièce était d'une hardiesse telle de satire, que l'ambassade russe avait demandé de nombreuses coupures. D'autre part, on indiquait les situations capitales de l'oeuvre, on promettait un dénouement imprévu, d'une originalité saisissante. C'était, en un mot, un chef-d'oeuvre éclos sous le haut patronage de M. Dumas. Déjà, l'auteur véritable ne comptait plus pour grand'chose, car M. Dumas avait remanié la pièce complètement et l'avait rendue viable, en l'arrangeant à la mode française. Tels étaient les bruits qui couraient, la veille de la première représentation.
En ces sortes d'aven lures,le succès justifie tout, aux yeux du public. Après l'éclatant triomphe du Suppliced' une femme, ce futM. Emile de Girardin •pii eut tort. On ne comprendras qu'un écrivain se fâche contre un collaborateur, lorsque ce collaborateur a assuré le succès de l'oeuvre commune. Peu importe, pour les spectateurs, que cette oeuvre ait dévié de son droit chemin, soit moins originale et moins vraie. On l'applaudit, cela doit suffire. Mais, pour le critique, pour l'artiste qui juge une oeuvre 'dans son absolu, le succès ne justifie rien, la grande question est uniquement de savoir si le drame a gagné ou a perdu en puissance et en vérité. Eh bien ! le plus souvent, — je parle pour les oeuvres qui ont un accent à elles, — les pièces dont un homme habile assure le succès, ne réussissent qu'à la condition d'être ramenées à la commune formule. Elles deviennent médiocres et possibles, d'impossibles et de personnelles qu'elles étaient. Je me propose donc de rechercher dans les Danicheff, le drame de M. Corvin Kroukowskoï, quelle peut être la part de collaboralion de M. Dumas, et d'étudier quels ont été les effets de cette collaboration, dans l'économie
l'économie de l'oeuvre. Les Danicheff sont | un grand succès à l'Odéon, et il est intéressant d'analyser ce succès, comme on analyse un sel chimique, en en séparant les éléments.
Avant tout, pour me faire comprendre, je dois indiquer le sujet de la pièce, acte par acte, avec quelques détails. Au premier acte, nous sommes chez la comtesse Danicheff. H y a lu une scène d'ouverture, destinée à nous faire pénétrer dans le milieu russe et à nous montrer la comtesse entourée de bêtes familières et de deux vieilles femmes parasites. Je reviendrai d'ailleurs sur la couleur locale. La comtesse a un fils, Wladimir, qu'elle veut marier à la princesse Lydia, fille du prince WalanolT. Mais Wladimir s'est pris d'un grand amour pour une serve, Anna, à laquelle la comtesse a fait donner de l'éducation et qu'elle a traitée jusque-là avec beaucoup de bonté. Quand le jeune homme avoue son amour à sa mère et parle d'épouser Anna, la vieille femme, hautaine, toute pleine de l'orgueil de sa noblesse, s'emporte et se refuse à cette union, qu'elle trouve monstrueuse. Puis, elle réfléchit, elle feint de céder, elle fait partir Wladimir pour Saint-Pélersbourg, en exigeant de lui qu'il passe une année loin d'Anna et qu'il tâche, pendant cette année, d'aimer la princesse Lydia; au bout d'un an, s'il persiste clans son amour, il reviendra épouser la jeune fille. Wladimir pari, ravi de cette épreuve. Et,dès qu'il n'est plus là,1a com Iesse, tranquillement.appelle son cocher, Osip,pour lo marier avec Anna, séance tenante. Justement, elle découvre qu'Osip adore Anna'en secret, Elle a pour tout ce monde un calme dédain de maîtresse puissante et obéie. Elle marie ses paysannes, comme elle enverrait des cavales à l'étalon. Anna a beau se traîner à ses pieds, la supplier avec des sanglots, le pope est appelé et le mariage a lieu. Au second acte, nous nous trouvons transportés à Saint-Pétersbourg, chez la princesse Lydia. C'est là que se produit un attaché d'ambassade français, le jeune comte Roger de Taldé, qui est chargé de l'élégance et de l'esprit de la pièce. La princesse Lydia est une création satanique, une de ces filles à marier qui tiennent de la vipère et de la gazelle. Les velléités de couleur locale continuent d'ailleurs. C'est ainsi qu'un certain Zakaroff, un gredin, enrichi dans le fermage dos eaux-de-vie, se fait mettre à la porte par la princesse, pour avoir voulu acheter son influence à l'aide d'un bijou. L'acte reste vide. A la fin seulement, la comtesse Danicheff arrive, Wladimir apprend tout et a avec sa mère une scène terrible. J'oubliais de dire que M. Roger de Taldé se trouve mêlé là dedans, et que c'est lui qui instruit le jeune homme, son ami, après avoir été mis lui-même au courant de l'aventure par un domestique de la comtesse. Wladimir s'éloigne follement, avec des menaces de mort contre Osip et contre Anna. Lo troisième acte se passe dans l'isba clu nouveau ménage. Le mari et la femme ont été affranchis par la comtesse. On les retrouve très affectueux l'un pour l'autre, avec une teinte de mélancolie, Anna joue du piano, et Osip lui reproche doucement de ne plus chanter les vieux airs populaires de la Russie. Enfin, Wladimir se présente, la tête perdue. C'est la scène capitale. Le jeune seigneur va se précipiter sur son ancien serf et le frapper,
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lorsque le cocher Osip lui explique "grandement n qu'il n'a pas oublié ses bienfaits et qu'il est c resté son serviteur fidèle et respectueux. S'il a 1 épousé Anna, c'était pour empêcher la comtesse t de la donner à un autre moins scrupuleux peut- s être, c'était pour la lui garder. Elle n'est sa ( femme que de nom, il est prêt à la rendre à son c maître. La comtesse, cpii a suivi son fils, n'a i plus qu'un désir maintenant, marier Wladimir i à Anna le plus tôt possible. M. Roger de Taldé ] s'en mêle lui aussi. Anna aime toujours le jeune i comte. Mais il faut obtenir le divorce, et la ( toile tombe sur cette péripétie. Tout le qua- ■" trième et dernier acte est basé sur cette alter- < native : obtiendra-t-on, n'obtiendra-t-oii pas le i divorce? La comtesse et son fils ont eu la naïveté ] de charger la princesse Lydia de demander le ] divorce à l'empereur. Naturellement, cette i jeune fille satanique s'arrange de façon à em- < brouiller les choses et à se faire refuser la faveur i qu'elle sollicite. Tout espoir serait perdu, si Osip n'avait une inspiration divine : il trouve ce beau moyen, il va se faire moine, et par là même, d'après la loi russe, à ce que dit la pièce, Anna sera libre. Seulement, il existe encore un obstacle; il faut que l'empereur autorise Osip, qui est marié, à entrer dans les ordres. Cette autorisation, grâce à M. Roger de Taldé, est obtenue par ce Zakaroff, que la princesse Lydia a blessé et qui veut se venger d'elle. Osip s'éloigne, Wladimir épousera Anna.
Telle est la pièce. Je veux l'examiner d'abord au point de vue littéraire, en me réservant d'en montrer ensuite le grossier peinturlurage et les invraisemblances, au point de vue russe. Il est aisé, du premier coup d'oeil, de reconnaître la part de collaboration de M. Dumas. M. Corvin Kroukowskoï lui a évidemment apporté le premier acte et la scène capitale du troisième; pour mieux dire, M. Dumas n'a gardé de la pièce primitive que cet acte et cette scène. Le reste lui appartient en propre, ou a élé remanié par lui. En effet, le premier acte est celui où la saveur originale est restée sensible; la scène du mariage, quand Anna so traîne inutilement aux pieds de la comtesse, demeure la plus poignante et la plus puissante de l'oeuvre, malgré certains détails peu vraisemblables. Quant au troisième acte, il doit même avoir été écrit à nouveau par M. Dumas, car le cocher Osip y parle une singulière langue pour un serf russe. Trois actes sur quatre, voilà donc son apport dans l'oeuvre commune. En somme, M. Corvin Kroukowskoï a simplement fourni le point de départ, et M. Dumas a travaillé là-dessus, marchant à un autre dénouement, défaisant et refaisantles scènes en chemin, créant des personnages, introduisant dans ce milieu étranger la méthode et le goût français, accouchant de ce monstre : une pièce russe assez francisée pour que le public parisien la comprenne et l'acclame. On dirait une de ces porcelaines du Japon, montées pour les bourgeoises du Marais sur des pieds de zinc doré, par un de nos ouvriers habiles.
Un personnage surtout indique dans l'oeuvre la marque de fabrique de M. Dumas, le jeune gentilhomme français, l'attaché d'ambassade, M. Roger de Taldé. C'est l'éternel raisonneur et faiseur d'esprit qu'on rencontre dans toutes les pièces de l'auteur du Demi-Monde. Seulement,
Seulement, fois, au milieu de ce cadre étranger, ce type du spirituel et charmant Français prend la figure la plus drôle du monde. On s'attend toujours à le voir s'avancer devant le trou du souffleur et à l'entendre chanter une romance. On dirait un ténor échappé d'un opéra-comique de Scribe. Et quel étrange rôle il remplit, un rôle vide, ajouté pour tenir de la place, absolument inutile à la marche de la pièce ! Je le comparais à un ténor, il chante en effet un grand morceau, le récit d'une chasse à l'ours, où Wladimir lui a sauvé la vie; il exécute ensuite des variations sur la nature de la femme russe, dans le salon de la princesse Lydia, avec une fatuité et un esprit de commis-voyageur. La France est vraiment bien représentée dans la pièce ! Nous n'avons pas à être fiers, si M. Dumas • donne son Roger de Taldé comme un spécimen de notre civilisation. 11 n'y a pas de tête de cire, dans la vitrine des perruquiers, qui soit moins banale, moins bêtement souriante, moins prétentieuse et moins niaise, que ce jeune attaché d'ambassade colportant en Russie la fausse élégance et le faux esprit de nos trottoirs dramatiques.
Je veux dire un mot également de la princesse Lydia. Celle-là fait doucement sourire. La jeune fille satanique sort à coup sûr de quelque vieux mélodrame oublié. Il est vraiment aisé, lorsqu'on a à faire la création d'un personnage étranger, de remplacer l'étude de la race, du milieu et du tempérament, par une invention bizarre et puérile. M. Dumas ne s'embarrasse pas d'observations précises; il fait une femme russe, comme il ferait un personnage de féerie, à vue d'oeil, sur les trois ou quatre lieux communs qui circulent en France à propos de la Russie. Et voilà comme une princesse russe originale ne peut être qu'une goule, une fille de l'enfer, pleine de dessous terribles. La Taçon dont elle conduit l'affaire du divorce, est particulièrement plaisante. Nous sommes là en pleine convention dramatique ; car la princesse, à vrai dire, ne me paraît pas née en Russie, elle est née sûrement dans les coulisses de l'Odéon. Quant à la comtesse Danicheff, elle est solidement campée dans les deux premiers actes. C'est la seule figure qui ait quelque solidité et quelque relief. Mais, brusquement, à partir du troisième acte, le i'ôle tourne, le personnage s'amollit et disparaît. On ne s'explique pas un si brusque changement, on ne comprend pas comment cette mère, si autoritaire et si dure, devient une mère inquiète et dévouée. L'analyse manque, il y a là un trou. Même la comtesse glisse au ridicule, lorsqu'elle s'emploie au divorce d'Anna avec la colère qu'elle a mise à conclure son mariage. Elleétait un personnage de second plan, il fallait la raidir jusqu'au dénouement dans une seule attitude; les souplesses des natures complexes ne valaient rien pour un tel rôle. Ou mère ou comtesse, l'auteur devait choisir.
J'arrive au personnage principal, au héros, au cocher Osip. Le drame entier était dans cette haute figure de l'obéissance et du dévouement. En lui se trouvait l'originalité de la pièce, la saveur russe. Un-paysan de France qui épouserait une fille pour la garder à son maître, ferait l rire toute une province ; et je doute même cpie
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le maître consentît à reprendre ensuite la fille, c dans le cas où le divorce existerait chez nous. 1 On ne verrait, dans cette aventure, qu'un sujet 1 de conte égrillard, pareil à ceux que le vieux c rire gaulois nous a légués. Osip est donc une s création foncièrement russe, que son costume ( seul a pu faire accepter sérieusement par le pu- ] blic parisien. Mais, pour hausser ainsi une aven- 1 ture scabreuse à une hauteur tragique, il faut ..] que le héros garde toute la simplicité du per- < sonnage vrai ou s'élève à la grandeur d'iin per- i sonnage d'épopée. Vrai, Osip l'est si peu que le ' public parisien l'acclame chaque soir; et quant à épique, il ne tente même pas de l'être, l'épopée n'étant point l'affaire de M. Dumas. Ce cocher Osip, en somme, est un jeune premier du Gymnase, qui parle la langue soignée et fleurie de - nos amoureux. Par exemple, lorsque Wladimir vient réclamer Anna. Osiprépond à son maître : . « Ne pouvant en faire une femme, j'en ai fait une soeur. » Voilà certes une phrase balancée et littéraire qui n'est jamais sortie de la bouche d'un cocher russe. Et le reste est à l'avenant. Osip, pour rester vrai, devait se montrer simple et fort, sans allures distinguées, n'employant jamais que des mots justes, allant à son but avec la lenteur muette et courageuse d'une bête entêtée.. Moins il aurait parlé, moins il aurait fait de phrases, et plus il serait resté grand. Mais il eût peut-être été difficile de laisser à terre le personnage jusqu'au bout, sans l'enlever à la fin dans un élan d'âme particulier. La nécessité du personnage épique s'imposait presque, _pour expliquer le renoncement d'Osip, son ""exaltation de dévouement héroïque. L'auteur des Danicheff a senti cela, et c'est pourquoi il montre, dans le dernier acte, un Osip religieux, se jetant en pleine dévotion. Seulement, la façon dont cette dévotion se produit n'est guère qu'une ficelle malhabile servant au dénouement, tandis qu'il aurait fallu montrer, dès les premières scènes, l'illuminisme travaillant ce cocher et l'amenant peu à peu, au milieu des batailles de la passion, à rendre Anna qui lui appartient et qu'il adore. La figure perdait en simplicité; ce n'était plus le serf courbé sous le.-bflton dès la naissance et plié à la domesticité, au point de mettre les passions de son maître avant les siennes, cela bonnement, avec une sorte de grandeur naïve. Mais la figure gagnait en originalité et en" puissance. Osip, tel qu'il est dans le drame, a donc le tort d'être mal dessiné, sans traits caractéristiques, uniquement pour le besoin des planches. Il n'est pas vrai et il n'est pas grand. Quand les autres personnages, au dénouement, tournent autour de lui, et disent : « Cet homme est étrange », cela prouve que les auteurs ont compris que la situation . réclamait un héros étrange. Seulement, comme ils ont précisément oublié de faire leur Osip étrange, on ne peut s'empêcher de sourire, on trouve commode ce procédé d'indiquer en quatre mots la création originale qu'on n'a pas eu la puissance de mettre sur ses pieds.
11 est inutile de s'arrêter aux autres personnages. Wladimir est l'amoureux banal, et Anna • ne joue guère qu'avec ses larmes. Les figures de second, plan n'ont pas de relief. La pièce qui s'annonçait comme devant être la peinture d'un milieu pittoresque et original, tourne à la
comédie de situation et d'intrigue. Aucune analyse sérieusement faite, aucun caractère véritablement étudié et suivi, aucun tableau exact et complet, voilà en somme mon opinion toute sévère. Il y a là un sujet superbe et mal venu, dont un auteur dramatique qui connaît le goût pervers du public, a fait une pauvre chose, fausse et ridicule. Je m'imagine les bourgeois parisiens allant à l'Odôon pour avoir une idée des moeurs russes. Us sont graves et convaincus, ils admettraient les plus monstrueuses sottises, en disant : « Il parait que cela se passe ainsi, dans ce pays-là. » Ah ! les bonnes gens ! Il y -a un sentiment plus pénible que comique à voir ce digne public se croire en Russie, lorsqu'il est aux Batignolles, le coin écarté de Paris où habite M. Dumas.
Je ne puis vous signaler toutes les invraisemblances -qui se trouvent dans les Danicheff, au point de vue russe. Je ne suis pas assez compétent. Mais il y a des détails si grossiers, qu'ils frappent tous les yeux. Ainsi, les deux vieilles filles parasites qui vivent chez lo comtesse Danicheiï, sont des caricatures ridicules, à peine tolérables dans un vaudeville, et doutlo moindre défautest de ne pas faire rire.Lemariaged'Anna et d'Osip, à la fin de l'acte, est un coup de théâtre qui produit un grand effet; seulement, cet effet est acheté au prix de toute vraisemblance; le pope est trop onctueux, trop bien reçu clans la famille, trop pareil à un de nos prêtres catholiques; enfin, le mariage ne saurait avoir lieu dans l'oratoire de la comtesse, et, d'autre part, Anna n'aurait, qu'à s'entêter, à dire toujours non, pour qu'aucune puissance de la terre ne pût la marier à Osip. Un autre détail fâcheux, c'est d'être allé choisir précisément un cocher pour en faire le héros de la pièce ; les cochers, en Russie comme en France d'ailleurs, sont placés trop bas dans l'échelle de la domesticité, pour que le personnage d'Osip, larmoyant et phraseur, garde l'ombre la plus légère de réalité. Aussi, au troisième acte, dans l'isba, la scène entre Osip et Anna ferait-elle éclater de rire un public russe. L'ancien serf se plaint que sa femme, ou pour parler comme lui, sa soeur ne chante plus à son piano les vieux airs-populaires; et lui-même, sans doute afin de donner l'exemple, fredonne un air sans paroles, l'air d'une romance sentimentale toute moderne, qu'aucun cocher russe ne chantait certainement à l'époque où se passe la pièce. Je relève ces petits détails, pour montrer avec quelle insouciance la couleur locale est traitée. Enfin, la plus grosse invraisemblance est encore la façon dont la question du divorce est traitée, au dénouement. On entre là dans le domaine de la fantaisie la plus absolue. Il ne suffit pas qu'Osip déclare vouloir se faire moine et obtienne une dispense ; il y a toutes sortes de formalités compliquées, dont on ne souffle mot. Cela se passe comme dans nos comédies françaises, où le mariage semble avoir lieu chez le notaire, le jour de la signature du contrat, comme si le contrat engageait les époux le L moins du monde; Le pope apporte un registre ; sur lequel Osip signe quelque chose, on ne sait ) pas bien quoi ; et voilà le divorce accompli, il a Î suffi d'une signature ! C'est tout simplement i enfantin ! Je n'ai pas rappelé la scène de Zaka-
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roff, au deuxième acte, lorsque le fermier des eaux-de-vie enrichi vient pour acheter le patronage de la princesse Lydia à l'aide d'un bijou, une scène possible peut-être, niais traitée avec une brutalité révoltante. Je n'ai pas rappelé non plus les confidences d'un domestique de la comtesse à M. Roger de Taldé, sur le mariage d'Anna et d'Osip. Là encore nous sommes en plein dans le vaudeville. Vous imaginez-vous ce serf et cet attaché d'ambassade causant comme des amis, complotant tous les deux le bonheur de Wladimir? En vérité, je le répète, les Danicheff sont un .véritable opéra-comique, auquel il ne manque que de la musique de Boieldieu ou d'Auber.
11 n'est pourtant pas permis à un écrivain sérieux d'ignorer si absolument la Russie, d'en parler comme un faiseur de romances le ferait, M. Roger de Taldé, qui n'est autre que M. Dumas lui-même, s'en tire avec trois ou quatre phrases toutes faites, qui sont lasses de traîner dans nos plus mauvais romans-feuilletons. La Russie, pour lui, consiste en ceci que, l'hiver, il l'ait très froid dans les rues et très chaud dans les appartements. Voilà une belle découverte, par exemple ! Si on le pousse et qu'on lui demande ce qu'il pense des femmes russes, il répond de son air supérieur que les femmes russes sont, comme les.rues el les salons, pleines de contradictions et d'antithèses, qu'elles tiennent en un mot du diable et de l'ange. Pour le coup, nous connaissons la Russie tout entière. M. Dumas ne daigne pas en ajouter davantage. En notre temps de détails précis et de souci du vrai, lorsque les écrivains ne peignent plus que d'après nature, cette manière cavalière d'analyser un grand peuple, aux traits fortement originaux, est véritablement stupéfiante. Nos romanciers naturalistes, qui sont les princes littéraires de notre temps, et à côté desquels M. Dumas est le plus souvent un écolier, frissonneraient, s'il leur fallait mettre en scène un seul personnage russe, et ne s'y décideraient qu'après de longues études sur le milieu où ce personnage est né et où il a grandi. Mais ce sont là des bagatelles pour M. Dumas : un personnage n'est qu'un pantin, un rouage dans une intrigue ou dans une thèse.
11 y a vraiment un certain aplomb à faire .jouer ces malencontreux Danicheff, après le succès populaire eh France du grand romancier Ivan Tourguéneff. Les oeuvres de cet écrivain sont toutes traduites et très lues. C'est par lui que nous connaissons la Russie vraie, que nous avons pénétré dans la vie sociale, dans les moeurs, dans l'âme même du pays. Oui, ce mot d'âme est le seul juste, car ce qui fait le charme puissant de-Tourguéneff, c'est que sous le trait physique exact, sous le réalisme absolu de la forme, il y a la vie intense, le parfum et la clarté de la vie. Pour moi, je n'ai jamais pu lire une de ses oeuvres, sans me sentir pénétré par le souffle particulier d'une race et d'une civilisation : c'est comme l'odeur forte et suave d'une fleur qui ne pousse qu'en Russie, que je ne connais pas, mais dont l'impression ineffaçable me reste. Les étqffes apportées de l'Orient gardent ainsi éternellement une lointaine senteur d'essence de rose. Toute la vie russe, toute la société russe sont là, les déserts, les villages, les villes,
les paysans, les marchands et les seigneurs. Eh bien ! je le répète, après avoir lu les Récits d'un chasseur, Dimitri Boudiné, Une nichée de gentilshommes, on ne peut que hausser les épaules devant l'étrange façon dont M. Dumas vient de peindre la Russie pour le gros public parisien. Ce n'est pas la peinture d'un artiste ni même d'un simple copiste intelligent, c'estle badigeonnage d'un barbouilleur.
Justement, en sortant de la représentation des Danicheff, j'ai voulu relire l'Auberge de grand chemin, d'Ivan Tourguéneff. Les deux sujets ont quelque analogie. Dans l'oeuvre du romancier, il s'agit aussi d'un serf marié, sur lequel le malheur s'abat, que sa femme n'aime pas, et qui se jette dans le fanatisme religieux comme consolation suprême. Mais la figure d'Akim est. d'une solidité et d'une vérité admirables. 11 a gagné quelque argent dans le roulage, il bâtit une auberge qui prospère, lorsqu'il a le malheur de s'amouracher de Doumacha, une servante de sa maîtresse Lisaveta Prokhorovna. Cette femme le trompe avec Naoum, le commis d'un marchand, le vole pour enrichir son amant, qui emploie l'argent à acheter l'auberge. Et voilà Akim dépouillé, Naoum lui a tout pris, sa femme, ses économies, sa maison. Pourtant, Akim ne love seulement pas la main sur Doumacha. 11 tente de brûler l'auberge, puis surpris et relâché par le nouveau propriétaire, il s'engage à renoncer à sa vengeance, il part en pèlerin, il visite jusqu'à sa mort, les lieux saints de la Russie. Maintenant, qu'on compare Osip à Akim, le pantin dramatique, phraseur et larmoyant, au personnage vivant, dont chaque acte et chaque parole ont la grandeur réelle de la vérité. Le langage de ce dernier a une simplicité pleine do force; ce sont les faits eux-mêmes qui se traduisent par sa bouche. Sa dernière entrevue avec sa femme, avant son départ, est d'une douleur tragique, sans phrase aucune. Il est stupide de douleur, il pardonne à la malheureuse en lui disant que . tout le monde pèche, il s'accuse lui-même, il règle leur séparation comme une affaire toute naturelle et nécessaire. Le travail du fanatisme religieux s'est/déjà fait dans cette tête, et le dénouement ne surprend pas, parce qu'il sort des entrailles mêmes delà nature humaine.On sent que ce paysan se hausse jusqu'à Dieu, instinctivement, pour se mettre au-dessus de l'injustice et clu malheur.
Seulement, de quelle façon faire comprendre à M. Dumas la supériorité de cette courte histoire sur ses grandes machines dramatiques? 11 n'a pas le sens du vrai, le flair de la vie. Il estime que le travail d'un auteur doit consister à enfoncer de force la réalité dans ira cadre étroit et arrêté à l'avance, quitte à la mettre en morceaux. Quand un personnage est trop grand et. refuse d'entrer, il l'estropie, pour le caser quand même. De là des monstres. Avec ce système, il ne fait pas plus des Français que des Russes, il ne voit pas mieux un salon à Paris qu'un salon à Saint-Pétersbourg. Le vaste monde n'est à ses yeux qu'une boîte à marionnettes, d'où il tire à son caprice des blancs, des nègres et des peaux-rouges, uniquement pour les besoins de l'action. Soyez certain que la Russie n'a représenté qu'une seule chose pour lui : un pays où
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
un serf pouvait épouser une jeune fille malgré elle, et la rendre plus tard intacte à son seigneur. La Russie a été le terrain où il lui était permis de planter cette machine dramatique, sans être sifflé, voilà tout. Quant à l'âme vraie de ce pays, elle ne l'inquiète guère, elle n'existe même pas. Je puis me montrer trop sévère, mais il y a à tenter une expérience bien simple, c'est de jouer les Danicheff à Saint-Pétersbourg. Mon opinion est, et j'ai des raisons pour la croire bonne, que la pièce est impossible en Russie, qu'elle y soulèverait une tempête d'éclats de rire. Il est déjà très singulier que le collaborateur russe, M. Corvin Kroukowskoï, n'ait pas songé à se faire applaudir par ses compatriotes. Qu'attend-il ^donc? a-t-il lui-même conscience d'un échec probable? La Russie de sa pièce n'est-elle bonne que pour l'étranger? Si l'oeuvre est représentée à Saint-Pétersbourg, et si elle y réussit, je suis tout prêt à retirer certaines vivacités de ma critique.
III
Je retrouve M. Dumas avec l'Etrangère, et ici je le retrouve seul, sur un terrain que je connais, dans un milieu que je puis juger nettement. Je me sens tout à fait libre et à l'aise.
M. Dumas occupe, dans notre littérature dramatique, une place à part, que son grand talent ne suffit pas à expliquer. Ses succès tournent au triomphe, ses moindres mots prennent une importance capitale. Quand il hasarde une image dans ses pièces, par exemple les pêches à quinze sous comparées aux femmes tarées, dans le Demi-Monde, cette image devient populaire, si compliquée et si banale qu'elle soit, Evidemment, M. Dumas est né sous une heureuse étoile. On peut ajouter que le retentissement de ses oeuvres est dû en partie à la forme dramatique, au bruit qui se fait chez nous autour des choses du théâtre. Mais ce sont là des explications encore insuffisantes, car des auteurs dramatiques, tout aussi puissants que lui, sont loin de soulever, à chacun de leurs pas, un pareil vacarme d'enthousiasme. Il faut donc chercher dans le talent même de M. Dumas. D'abord, il n'est pas un artiste, il écrit une langue quelconque, ce qui est une recommandation auprès du public, Ensuite, on le regarde comme très audacieux, parce qu'il est quelquefois brutal; et rien n'allèche notre bourgeoisie comme cette prétendue audace qui se termine généralement en sermon. Voilà le vrai secret des succès de M. Dumas : il sait où il faut gratter la foule, il reste de plain-pied avec les spectateurs. Remarquez que le paradoxe ne nous déplaît pas en France. Quand il plaide une thèse, même ceux qui lui donnent tort, s'amusent du plaidoyer. Sans véritable portée philosophique, enfermé dans le problème des rapports sociaux de l'homme et de la femme, et y pataugeant avec des théories étranges, restant toujours à moitié chemin de la vérité, écrivant dans un style qui ne choque personne, n'ayant d'autre valeur sérieuse que d'être un homme de théâtre, je veux dire un auteur dramatique habile et connaissantson métier, M. Dumas
Dumas forcément devenir l'idole de notre public parisien, qui a trouvé en lui l'écrivain de génie qu'il peut comprendre et discuter.
Aussi quelle émotion, quand on annonce une pièce du dieu ! Toutes les curiosités sont aiguisées. Les journauxse mettent en campagne, laissent échapper des indiscrétions six mois à l'avance. Par exemple, pour l'Etrangère, on savait que M. Dumas était allé décrire, l'été dernier, dans un chalet qu'il possède au bord de la mer, près de Dieppe. On était renseigné sur sa besogne, acte par acte. Puis, la pièce terminée, on a raconté de quelle façon l'auteur avait apporté le manuscrit à Paris, comment il s'était rendu chez M. Perrjn, directeur du Théâtre-Français, avec quel enthousiasme enfin tout le personnel du théâtre l'avait accueilli. Le jour de la lecture de la pièce au comité, on aurait dit qu'un, pontife venait d'officier; un journal racontait longuement la solennité, notait les incidents, montrait les comédiens et les comédiennes, foudroyés d'admiration, prosternés aux pieds de M. Dumas. Et, pendant tout le temps des répétitions, des chuchotements ravis et respectueux continuaient à circuler. La soirée de la première représentation approchait comme une soirée mémorable, clans lacpielle la terre charmée allait cesser de tourner pour mieux écouter le chef-d'oeuvre.
Vous devez comprendre quel effet a sur le public un travail si long et si savant. M. Dumas compte dans les journaux des amis dévoués cpii soignent sa renommée avec un soin jaloux. Avant cpie les portes du théâtre soient ouvertes, on a allumé clans la foule une curiosité ardente, une telle certitude du succès de la pièce, cpie les spectateurs privilégiés qui peuvent entrer le premier ■ soir, avalent les actes comme ils avaleraient des hosties.
Je dois constater pourtant, que pour l'Etrangère, certains bruits fâcheux ont couru. On se disait à l'oreille cpie le récit lyrique imprimé dans un journal, au sujet de la lecture de la pièce, était parfaitement faux, les membres du comité ayant eu le mauvais goût de se montrer très, froids. D'autre part, des rumeurs de querelles s'échappaient clés coulisses; les acteurs n'étaient pas contents de leurs rôles et annonçaient la chute de l'oeuvre. Il vient une heure où les idoles les plus respectées se trouvent ébranlées et menacent ruine. Brusquement, les adorateurs s'aperçoivent des pieds d'argile de la statue, et ils se ruent sur elle, ils la démolissent, avec une rage d'autant plus grande, qu'ils l'ont crue plus longtemps en or massif. Les critiques sagaces ont donc pu se demander si l'heure de l'effondrement était venue pour M. Dumas, si ses fidèles allaient comprendre leur longue erreur sur le génie de leur dieu. Et c'est à ce point de vue qu'il est très intéressant d'étudier l'Etrangère et de constater la crise que semble devoir subir la longue popularité de l'auteur. Certes, la comédie a réussi matériellement, les recettes sont même superbes. Mais l'idole a chancelé un instant, et il né faudrait peut-être plus qu'une chiquenaude pour larenverser et lafaire s'écraser à terre.
M. Dumas risquait une grosse partie. Il n'avait
plus rien produit depuis sa réception à l'Aca1
l'Aca1 et il y a une superstition qui veut que
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l'Académie porte malheur à ses nouveaux membres. D'un autre côté, c'était la première l'ois qu'il abordait la scène du Théâtre-Français. Le Demi-Monde, repris l'année dernière à ce théâtre, avait d'abord été joué au Gymnase. Mais, avant de me prononcer sur la façon désasIreuse dont l'auteur a gagné la partie, il me faut donner une analyse de la pièce, la plus claire possible, de 'façon à pouvoir ensuite me faire nettement comprendre.
Premier acte. La duchesse de Septmonts donne dans les jardins de son hôtel une fête de charité. Pendant que le public payant se presse dans-des jardins, le salon particulier de la duchesse reste ouvert aux intimes. C'est là que l'exposition de la pièce a lieu. H y a d'abord une longue conversation entre M. Moriceau, ancien marchand de nouveautés devenu immensément riche, et un de ses amis, le docteur Rémonin, savant distingué, membre de l'Institut et homme fort original. M. Moriceau raconte à Rémonin, qu'il n'a pas vu depuis longtemps, le mariage de sa fille. Catherine aimait un jeune homme, l'ingénieur Gérard, le fils de sa gouvernante; mais le père a séparé les deux jeunes gens, il rêvait pour Catherine un mari titré, et il a trouvé ce mari chez une étrangère, mislress Clarkson, une femme étrange sur laquelle circulent les bruits les plus scandaleux. Depuis que M. Moriceau a perdu sa femme, il mène une joyeuse vie, il est lancé dans le monde du plaisir, ce qui explique son choix singulier, le choix du duc de Septmonts, noble ruiné, amant prétendu de mislress Clarkson, d'une honorabilité et d'une moralitésuspectes. L'étrangère a touché une prime de cinq cent mille lianes pour avoir prêté les mains à co mariage. On se trouve là, comme on lo voit, dans un milieu où la pourriture sociale est fort avancée. Cependant, la duchesse, un peu lasse de la fête, rentre dans son salon avec plusieurs de ses amies, des femmes du plus grand monde accompagnées do leurs maris, entre autres madame de Rumières, qui est la cousine du duc de Septmonts. Et une conversation s'engage, on en vient à parler de cette mistress Clarkson, dont l'originale figure préoccupe tout Paris. Cette étrangère ne reçoit que des hommes; on lui prête une foule d'amants, on raconte sur elle les aventures les plus extraordinaires; plusieurs hommes se sont brûlé la cervelle, des princes se sont ruinés, des diplomates ont dû disparaître de la scène politique, après lui.avoir livré les secrets de leurs gouvernements. D'ailleurs, cette femme dont on parle comme d'une courtisane, a un mari véritable, qui lui envoie d'Amérique, où il possède des mines d'or, des sommes fabuleuses. Les médisances vont ainsi bon train, lorsque se produit un coup de théâtre. Mistress Clarkson est justement dans les jardins de l'hôtel, mêlée au public payant, et elle vient d'envoyer à la duchesse quelques lignes sur une carte, pour lui demander l'honneur ft'être reçue et de boire une tasse de thé, qu'elle Ivii paiera vingt-cinq mille francs, au, profit des pauvres. La duchesse lit tout haut ces quelques j'gnes et explique qu'elle a répondu être prête à recevoir mistress Clarkson, si un homme de son monde consent à lui donner le bras et à l'introduire. Tous les hommes présents, des intimes
de l'étrangère pourtant, restent muets et immobiles. C'est alors que le duc de Septmonts, au milieu'de la stupeur générale, va chercher mistress Clarkson, en alléguant les devoirs de l'hospitalité. Mistress Clarkson entre à son bras, hautaine, presque ironique. Elle est très à l'aise, elle boit la tasse de thé que Catherine lui offre, et la paie, après avoir dit un mot à chacun. Puis, avant de se retirer, elle prie la duchesse de bien vouloir lui rendre sa visite ; et, tout bas, elle ajoute qu'elles causeront de Gérard, un garçon qu'elle aime et qui aime toujours Catherine. Quand l'étrangère est sortie, la duchesse, dans un mouvement de colère et de passion, brise la tasse où elle a bu, et crie aux valets : « Qu'on ouvre les portes ! Tout le monde peut pénétrer ici. maintenant que cette femme y est entrée. »
Deuxième acte. Le docteur Rémonin et madame de Rumières se rencontrent dans le salon de la duchesse, où ils se décident à l'attendre de compagnie. Une interminable conversation s'engage entre eux, et le docteur, au nom de M. Dumas, nous exposela théorie clu vibrion. Le vibrion est un végétal parasite, dans lequel certainssavantsont cru voir un animal trèsinférieur, cpii se développe au milieu des corps en décomposition. Or, le docteur indique clairement que le duc de Septmonts, pour lui, est un simple vibrion, un organisme sans conséquence et dangereux, à la suppression duquel tout le monde aurait intérêt. La thèse sociale de la pièce se trouve dans cette conversation. Un élément gangrené d'une société qui se pourrit ■ et pourrit les autres, un être inutile et nuisible comme le duc do Septmonts, doit être écrasé, supprimé sans pitié. Cependant, la duchesse rentre, et tous ses amis la supplient de faire à mistress Clarkson la visite que celle-ci asollicitée. Mais elle résiste à son père, à madame de Rumières, au docteur Rémonin, à un jeune homme, M. Guy des Haltes, qui l'aime passionnément et donc le duc est jaloux. Brusquement, Gérard, son ancien camarade d'enfance, son premier amour, se présente; il revient d'Egypte, je crois. Et la duchesse, qui ne l'a jamais oublié, qui l'adore toujours, se jette dans ses bras. Après les effusions du premier moment, ils causent de l'étrangère. Gérard raconte qu'elle lui a sauvé la vie à Rome; mais il ne l'aime pas, il conseille lui-même à Catherine de se rendre chez elle. Catherine cède tout de suite ; si elle n'allait pas chez mistress Clarkson, c'était uniquementparce qu'elle la croyait sa rivale dans le coeur de Gérard. La duchesse et le jeune ingénieur se jurent une tendresse éternelle, une tendresse épurée, loyale et sans faiblesse. A la chute du rideau, Catherine part avec son père pour l'hôtel de mistress Clarkson.
Troisième acte. M. Clarkson vient d'arriver d'Amérique et rend des comptes à sa femme, comme s'il n'était que son associé. La scène est destinée à poser le personnage,l'Américain classique qui tue ses ennemis à coups de revolver, brutal, sans gêne, actif et intelligent. Quand le duc de Septmonts arrive, Clarkson le salue à peine,- et comme il est sur le point de se fâcher, mistress Clarkson lui conseille ironiquement de se calmer, parce que son mari le tuerait ainsi qu'un « petit lapin ». Enfin arrive la duchesse,
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au bras de son père. Elle reste seule avec l'étran- c gère, qui se révèle dans un long récit. Jusque-là, i mistress Clarkson restait un personnage fort s énigmatique. Or, voici ce qu'elle nous apprend ( sur elle-même. Elle est née d'une esclave, pour < laquelle son maître.un planteur, a eu un caprice. ] Plus tard, le maître a vendu la mère et l'enfant. i Cette dernière a juré alors une haine implacable aux hommes. Lorsqu'elle a été grande et belle, elle n'a pu se venger de son père qui était mort, mais elle s'est fait aimer de ses deux frères; l'un a tué l'autre et a ensuite été pendu. Puis, elle est venue en Europe, elle a continué sa besogne de sang, ne laissant sur son passage que des ruines et des morts. Et ce qu'il y a de merveilleux, de stupéfiant, c'est qu'elle ne s'est jamais livrée à un homme, c'est qu'elle est vierge encore, malgré les histoires scandaleuses qui circulent. Elle est la vierge du mal. Clarkson lui-même n'a que le titre de mari; elle a exigé le divorce, le lendemain du mariage, pour rester libre; il n'est à la lettre que son associé. Cependant, cette terrible fille vient enfin de sentir tressaillir son coeur. Elle aime Gérard, elle exige que la duchesse renonce à lui. Mais la duchesse refuse la paix, et se retire, dédaigneuse. Immédiatement, mistress Clarkson commence les hostilités, en conseillant au duc de se rapprocher de sa femme. Elle pousse même les choses jusqu'à lui apprendre l'amour de celle-ci pour Gérard.
Quatrième acte. Naturellement, tout le monde conspire contre le duc de Septmonts. Le docteur Rémonin, et jusqu'à l'amoureux Guy des Haltes, l'ont la singulière besogne de ménager ' à la duchesse, des rendez-vous avec Gérard. La jeune femme a écrit à celui-ci une lettre très ardente, que le mari a interceptée. Comme les deux amoureux sont en train de se prodiguer les plus doux serments, le mori arrive et se montre très méprisant à l'égard de Gérard, qui se retire sans répondre. Alors éclate, entre le duc et la duchesse, la grande scène clu drame. Il avoue avoir intercepté la lettre, il offre de la rendre, si elle consent à tout oublier, à tout pardonner, à recommencer la vie conjugale pour tenter le bonheur. Et c'est elle qui se redresse avec une violence extrême de dégoûtetde colère, qui lui jette à la face toutes ses infamies, qui lui reproche d'être entré dans sa chambre, le soir des noces, ivre comme un cocher. La rupture est complète, irrémédiable. Moriceau luimême, qui survient, accable son gendre. Aussi, quand Gérard reparaît pour demander réparation au duc, un duel à mort est-il immédiatement décidé.
Cinquième acte. Tout se passe encore dans le salon de la duchesse. Moriceau a voulu être le témoin de--Gérard. De son côté, le duc a pris pour témoin Clarkson, désireux que les choses fussent menées rondement, à l'américaine. La première partie de l'acte est emplie par les préparatifs du duel. Madame de Rumières demande au docteur Rémonin s'il attend toujours une intervention des dieux, s'il compte voir supprimer le vibrion au moment voulu ; et le docteur, malgré les faits, resté calme et plein d'espoir. C'est cpie la Providence, en effet, ou, pour êtpe plus vrai, M. Dumas va se manifester sous la personne de l'Américain Clarkson. Le
duc se rencontre seul avec son témoin et lui indique ses dernières intentions, dans le cas où il serait tué. Il désire que la lettre de Catherine à Gérard soit rendue publique après sa mort, afin que les deux amoureux ne puissent s'épouser,. Il fait en outre toute sa confession, avoue avoir emprunté autrefois cent cinquante mille francs à mistress Clarkson pour payer une dette de jeu, et s'être ensuite marié afin de rendre cet argent. En un mot, il écoeure Clarkson, au point que celui-ci finit par le traiter de drôle. L'Américain ne veut pas que le duc tue Gérard, mi garçon qui s'occupe de ses mines d'or et dont les études doivent lui procurer vingt-cinq pour cent d'économie sur ses frais d'extraction. Aussi, quandle duc lui demande raison, veut-il se battre sur-le-champ. Et c'est ainsi que Clarkson supprime tranquillement le vibrion d'un coup d'épée, dans un terrain vague, à côté de l'hôtel. La thèse estprouvée.Toutlemondeestenchanté, sauf mistress Clarkson qui reparaît un instant, pour confesser qu'elle a perdu la partie et pour annoncer qu'elle retourne en Amérique,l'Europe étant décidément trop petite. Lorsque la police se présente, à la nouvelle du duel, le commissaire prie le docteur Rémonin de bien vouloir venir constater la mort. « Avec plaisir », répond le docteur. C'est le dernier mot de la pièce.
J'ai analysé l'oeuvre avec impartialité, en évitant d'indiquer un seul de mes jugements, de façon à exposer d'abord purement et simplement les faits. Je commencerai maintenant par louer les quelques scènes qui ne me déplaisent pas. La fin du premier acte, l'entrée de l'étrangère au bras du duc de Septmonts, est certainement une situation puissante, suffisamment vraisemblable et traitée avec habileté. J'en dirai autant de l'explication entre le duc et la duchesse, au quatrième acte. Catherine est fort belle, le coeur soulevé de dégoût, crachant son mépris à la face de son mari, malgré l'apparent repentir qu'il témoigne. On a dit qu'elle se montrait là d'une dureté trop grande et que son devoir de femme était plutôt d'accepter un raccommodement, de tenter le bonheur par la voie commune et légale; c'est possible, mais les études humaines doivent admettre la passion, et l'emportement de Catherine est un éclat de passion très logique, très justifié au fond. Le dirai-je? ce que j'aimè, dans l'Etrangère, c'est justement ce que la critique a traité de thèse odieuse et inacceptable; je veux parler de la façon aisée, presque comique,, dont tous les personnages parlent de la mort désirable du duc de Septmonts. Je déclare cela original et vrai,, en somme. On n'a qu'à regarder autour de soi, interroger ses souvenirs, on trouvera quelqu'un de ces êtres fâcheux, nuisibles, encombrants, dont tout le monde, leurs parents, leurs amis, souhaitent plus ou moins haut la mort. Personne, jusqu'à présent, n'avait osé mettre au théâtre cette situation d'un sens philosophique si curieux. C'est avec une sorte de gaieté, de simplicité bourgeoise que le duc i est supprimé et enterré. Telle, est la place que ; tient une vie humaine. On sent un petit frisson i à fleur de peau, on songe à ce trou noir dans le, quel nous tombons tous les uns après les autres, :' les uns accompagnés par des sanglots, les autres i \ au milieu d'un éclat de rire. Le rire saluant la
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mort, voilà ce qui m'a séduit dans le dénoue- ] ment de l'Etrangère; et l'on peut d'autant moins i m'accuser de céder à trop d'enthousiasme, que je n'aime guère le talent de M. Dumas et que I j'admire là, dans son oeuvre, un point particu- s lier, aucpiel il ne donne peut-être pas la même : signification que moi. 11 doit voir uniquement ) la condamnation sociale du duc, tandis que je < vois avant tout la comédie tragique de l'homme. D'ailleurs, j'aurais souhaité une étude plus profonde et plus nette.
Mais cette part faite en toute conscience à mon admiration, quelle pièce mal construite et ridicule que celte Etrangère ! On la sent bâtie de morceaux péniblement assemblés. Certainement, l'auteur l'a pendant longtemps tournée et retournée au fond de ses tiroirs. Deux ou trois plans différents se sont succédé et ont laissé de leurs traces, de sorte que les intentions n'aboutissent pas, que les personnages vont et viennent, sans aucun lien entre eux. Cela se passe on ne sait où, dans un prétendu grand monde, qui n'est d'aucun monde. Et même l'habileté si connue de M, Dumas ne se retrouve plus, ses créations ne so tiennent pas debout; il a été obligé de recourir aux ficelles les plus grosses, pour faire entrer et sortir ses personnages, au cinquième acte. Je ne parle pas de la langue, elle est sans accent littéraire,tout juste correcte. A coup sûr, nos dramaturges du boulevard* dont on s'est tant moqué, n'écrivent pas plus mal; et ils ont le mérite de charpenter tours oeuvres avec une solidité parfaite. Pour m'expliquer complètement, je vais reprendre et analyser un à un les principaux personnages. L'étrangère d'abord, cette prodigieuse vierge clu mal, cpie la salle entière devrait accueillir avec un éclat de rire. Elle sort d'on ne sait quel mélodrame noir, et le pis est que l'auteur la jette, ou du moins prétend la jeter en plein inonde réel. Tant qu'elle ne se révèle pas ellemême, on peut la croire raisonnable et vivante; mais* dès son récit complaisant et interminable, elle apparaît comme une grande marionnette, qui roule des yeux terribles et agite de longs bras, pour terrifier les enfants. D'abord, elle n'est pas plus fille de couleur crue F Osip des Danicheff n'est Russe. Ensuite, elle semble entendre singulièrement la vengeance. Qu'elle soit allée faire s'entretuer ses deux, frères, pour se venger de l'abandon de son père, cela est déjà très raide, mais à la rigueur, on- l'accepterait. Ce qui stupéfie, c'est qu'elle ait passé ensuite en Europe pour continuer son rôle de vierge dumal. Pourcpioi en Europe ? Qu'est-ce que l'Europe lui a fait? En Amérique, la pose eût paru plus naturelle, car elle pouvait y- faire justice des maîtres trop durs pour leurs esclaves. M. Dumas répond cpie cette fille satanique en veut aux hommes, aussi bien aux Européens qu'aux Américains. Heureusement, de telles créatures n'existent que dans les cerveaux détraqués des-dramaturges; elles appartiennent à la famille des traîtres qui persécutent l'innocence et qui sont punis au cinquième acte. Encore si M. Dumas, après avoir emprunté son étrangère au répertoire du boulevard* s'en était servi comme d'une figure centrale et en avait fait le pivot d'une action puissante. Mais non, l'étrangère reste en dehors do l'action ; elle disparaît
disparaît après s'être révélée, et elle ne se montre une dernière fois que pour s'avouer vaincue. En outre, elle si forte, commet des fautes qu'une enfant de dix ans éviterait, Elle s'amourache de Gérard comme une pensionnaire, après avoir eu un coeur de bronze polir les deux mondes, l'Amérique et l'Europe; et, afin de gagner Gérard, elle imagine ce beau plan, raconter au duc les amours de la duchesse et du jeune homme, de façon que le duc provoque naturellement celui-ci et se propose de le tuer. On n'est pas plus sotte. Je ne vois vraiment pas quel trait, dans cette création grotesque, a pu séduire M. Dumas; elle n'est ni forte, ni originale, ni même utile à la pièce. Et pourtant cpiel heureux type, quel titre plein de promesses, dans ce seul mot : l'Etrangère ! Devant les affiches, je rêvais une de ces femmes qui ont régné à Paris, pendant le second empire, une Espagnole grande dame, une Autrichienne moitié comtesse et moitié fille galante, une Anglaise partageantsa couche avec des fils de prince. J'ignorais laquelle de toutes avait choisi M. Dumas, mais j'assistais déjà à l'histoire d'une de ces fortunes dont on cause à voix basse, je croyais voir se dérouler la vie d'une de ces femmes qui grisent Paris de leur parfum violent de fleurs exotiques, qui déterminent dans notre société des cas étranges, d'une étude si intéressante pour l'artiste observateur. Et, nullement, je me suis trouvé en face de cette grande diablesse à longue robe de drap rouge, qui l'ait clans la pièce juste l'effet d'un mannequin planté au bout d'une perche.
Je passerai plus rapidement sur les autres personnages. La duchesse de Septmonts est la première jeune femme venue, qui n'aime pas son mari et cpii finit par le lui dire; aucun trait original, aucune étude de caractère. Le duc de Septmonts est encore le personnage le plus intéressant, malgré l'auteur, qui a voulu évidemment le rendre assez antipathique pour que le public lui-même souhaitât sa mort; il est nettement dessiné, rongé de vice, un peu trop cynique peut-être; enfin, il reste à son plan et ne se clément pas d'une minute à l'autre. Clarkson,. également, est un personnage heureux et bien posé, au point de vue de l'optique théâtrale; c'est lui, le premier soir, qui a décidé le succès de la pièce* par son intervention au cinquième acte, la façon brutalement joyeuse dont il supprime le duc. En réalité, Clarkson estime création de fantaisie, un Américain selon le cliché français, qui est simplement chargé de dénouer l'action; si l'auteur l'introduit au troisième acte, il veut uniquement nous accoutumer à le voir, car il en avait seulement besoin au cinquième, et il pouvait attendre jusque là pour nous le présenter. Je n'ai pas besoin d'insister, pour signaler l'aisance avec laquelle M. Dumas s'est débarrassé de son: dénouement ; il est vrai qu'il aurait pu simplifier encore les choses, se contenter par exemple de faire tomber une cheminée sur la tête du duc, puisque le problème consistait à rendre celui-ci la victime d'un açcii dent quelconque* Voilà une recette excellente ; pour les auteurs qui ne savent comment ter; miner une oeuvre. Restent Gérard, l'ingénieur. , classique, qui joint à ce ridicule celui d'être un ange de pureté, un amant prêcheur et chaste,
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
comme sait les inventer M. Dumas; Moriceau, un père imbécile, qui n'a pas conscience de son manque complet de sens moral, et qui finit par servir de témoin à l'amant de sa fille contre le mari de celle-ci, dans l'étrange intention de réparer ses torts; enfin, le docteur Rémonin, le raisonneur fatal, la personnification de M. Dumas lui-même, que nous avons vu, dans les Danicheff, attaché d'ambassade sous le nom de M. Roger de Taldé, et que nous retrouvons ici savant chimiste, promenant ses théories et son esprit paradoxal chez les duchesses et chez les filles.
Certes, l'auteur de la Dame aux Camélias n'est pas médiocre à la façon de tout le monde. Son grand succès ne s'expliquerait pas, s'il n'y avait point en lui une force quelconque. Cette force est de posséder admirablement la science du théâtre, de savoir échafauder une pièce, de manière à prévoir les objections et à tirer un effet d'un défaut lui-même. Ainsi,'pour son dénouement, il prépare longtemps à l'avance l'intervention de Clarkson, il met Clarkson dans sa thèse, quand le docteur Rémonin fait appel à la Providence et compte qu'elle se manifestera au moment voulu. Je pourrais multiplier les exemples. 11 est plein ainsi de précautions heureuses, de retours habiles, et jamais il ne sera pris sans explications possibles. Mais, si cela peut jusqu'à un certain point attacher ensemble les morceaux cassés d'une pièce, une pareille besogne ne l'ait pas une pièce grande. L'oeuvre, bâtarde et mal venue, finit, grâce à la science acquise de l'auteur, par marcher à peu près droit et contente le gros public, peu délicat sur la question de ses jouissances littéraires. Seulement, Poeuvre reste un monstre et irrite tous les esprits qui cherchent le vrai, au delà des qualités de surface. Voilà comment on peut expliquer le succès de l'Etrangère, touten tenant compte de la sourde hostilité qui commence à monter contre M. Dumas.
La querelle que je lui fais est celle-ci. Chaque grand écrivain crée des êtres. Lui, dès son début, avait inventé ce Demi-monde, qui a été la vraie source de sa fortune littéraire. J'estime qu'il n'a pas su en tirer un parti vraiment large et humain; mais enfin, il y a eu là une trouvaille dont il serait injuste de ne pas lui tenir compte. 11 est donc le père de Marguerite Gautier et de la baronne d'Ange. Le malheur est qu'il n'a jamais su être autre chose. 11 n'a pas le don de la vie ; ses deux filles, que je viens de nommer, sont déjà toutes pâles et fanées, comme si elles avaient cent ans. On peut lire ses oeuvres, les voir à la scène; elles offrent toutes un défilé de personnages incolores, raides comme des arguments, qui s'effacent de l'esprit, aussitôt le livre fermé ou le rideau tombé. Là est sa radicale impuissance, son caractère d'écrivain et de dramaturge de second ordre.il saitson métier mieux que tout autre, il a parfois des rencontres qui le haussent presque jusqu'au génie; mais il est irrémédiablement cloué dans la médiocrité par le manque absolu de ce souffle qui fait les créateurs. Tout ce qu'il touche, au lieu de s'animer, s'alourdit et tourne à la dissertation. Le plus souvent, il se perd dans des problèmes sociaux, au lieu de s'attaquer droit à l'humanité. Je ne veux pas l'écraser sous la comparaison de Molière;
Molière; nomme simplement Molière pour rappeler cet art dramatique français, si net et si puissant, dont l'effort constant est de planter le personnage debout, vivant et vrai, devant le spectateur, en laissant à celui-ci le soin de tirer de la pièce une morale, si morale il y a. L'auteur du Demi-Monde, au contraire, ne veut ni peindre ni analyser ; il veut prouver. Delà son infériorité, de là cette Etrangère où le seul personnage en relief est une invention baroque, capable à elle seule de lui faire refuser tout bon sens et tout sentiment de la réalité.
IV
Voici maintenant Balsamo, ce drame en. cinq actes que M. Dumas a tiré du grand roman d'aventures laissé par son père. L'Odéon a joué cette pièce avec la solennité due aux chefs-d'oeuvre. Depuis plus d'une année, on nous annonçait le prodige avec toutes sortes de mines confites. Quinze jours à l'avance, les journaux, àla dévotion de l'auteur et du directeur, commettaient d'habiles indiscrétions, célébraient les beautés du dialogue et les merveilles de la mise en scène. Jamais pareil spectacle n'aurait fait courir Paris. C'était le triomphe du théâtre moderne. Et il est arrivé, le soir de la première représentation, cpie le drame a paru un des drames les plus ennuyeux et les plus mal faits qu'on ait joués cet hiver. 11 y avait déjà là une déception fort désagréable pour le public, allumé par les réclames. Mais tout le monde peut se tromper : on excuserait encore M. Dumas, si ses amis ne voulaient pas nous faire confesser de force que Balsamo est quand même une oeuvre hors ligne. Us y tiennent, ils n'en démordront pas. Alors, la critique la plus patiente se révolte.
Certes, je fais la part des circonstances. M. Dumas a dû accepter les situations que lui appor taille roman de son père. Seulement, c'était à lui de comprendre que ce roman ne pouvait fournir qu'un drame bâtard, c'était surtout à lui, l'adaptateur, de s'arranger de façon à trouver dans le livre une pièce intéressante. Tant pis, s'il est sorti de la formule dramatique qui lui est habituelle ! Il s'est trouvé dépaysé, cela est visible ; mais il est seul responsable de cette tentative. Personne ne le forçait à battre monnaie avec. M. Duquesnel, à changer notre second TJiéiiire-Français en succursale du Châtelet, pendant 4es six mois de l'Exposition universelle. Puisqu'il a trempé volontairement dans ce trafic, puisqu'il a donné de la prose à un entrepreneur de spectacles, uniquement préoccupé du désir de remplir sa caisse, il n'y a pas le moins du monde à le plaindre d'avoir écrit une mauvaise pièce. La critique n'a aucun ménagement à garder. Il serait moral que la pièce ne fît par d'argent.
J'hésite à analyser le drame, qui est à la fois très compliqué et parfaitement vide. On se souvient du roman, dont le succès fut si grand, à l'époque où les conteurs étaient à la mode. Dumas père, avec sa tranquille carrure, dénaturait audacieusement l'histoire. Frappé du parti qu'il pouvait tirer du charlatan Cagliostro, cet homme énigmatique dont nous ignorons encore
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Victorien Sardou.
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ALEXANDRE DUMAS FILS
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le rôle exact, il s'était avisé d'en faire un révolté, mi un justicier, et de voir en lui l'ouvrier de la tiè Révolution française. Imagination énorme, bourde colossale, dont la stupéfiante, fantaisie 11 le fouettait. Cagliostro devenait le comte de lu Balsamo, il était le chef de sociétés secrètes qui ta couvraient la France, il attaquait la monarchie B en favorisant les vices de Louis XV, il appuyait m madame Dubarry, il poussait même dans les jv bras du vieux roi une belle jeune fille, Andrée de ' u Taverney, dont le père, un compagnon du maréchal de Richelieu, un gentilhomme ruiné, rêvait d de relever sa fortune avec le déshonneur de son cl enfant. Enfin, pour compléter la fable, un jeune a paysan, Gilbert, la tête tournée par la lecture de a Rousseau, adorait Andrée, et, devant ses refus I hautains, la Violait une nuit où sa femme de 1: chambre lui avait fait prendre un narcotique, g afin de la livrer au roi. Balsamo, qui s'intéressait" ï à Gilbert, le dotait, voulait le marier à Andrée. \ Mais celle-ci chassait avec indignation le misé- } rable qui l'avait déshonorée clans son sommeil. < Tel était le roman, et telle est la pièce, car M. Du- ] mas fils a suivi scrupuleusement les grands traits < de l'oeuvre.
Qui ne devine tout de suite l'étrange aspect que doit preudre un pareil sujet sous la lumière crue de la rampe? Dans le roman, la verve du conteur fait tout passer, les énormités s'escamotent, la fiction s'accepte aisément, Balsamo venant nous raconter qu'il prépare la Révolution française, n'est qu'une figure d'une fantaisie outrée, à laquelle on s'intéresse comme à un personnage des Mille et une Nuits. Seulement, plantez cette même figure devant le trou du souffleur, en présence de deux mille personnes, faites dire sérieusement à Balsamo qu'il, travaille au renversement delamouarchieenFrance, foule la salle se regardera avec stupéfaction. Cola est vraiment trop gros. Le public n'aime pas qu'on se moque de lui à ce point.
D'ailleurs, ce rf2est pas tout. Le roman.eier a fort habilement laissé Balsamo dans un nuage, clans un continuel mystère, qui ajoute à l'intérêt des épisodes. Est-il convaincu? est-il réellement un voyant? ou bien joue-t-il un rôle, emploie-t-il des moyens simplement ingénieux pour duper son monde? En un mot, quel homme est-ce? Le lecteur ne demande pas trop à le savoir, même il est content qu'on lui laisse beaucoup à deviner. Mais le spectateur est d'un autre tempérament, Il exige de la logique, il se fâche dès qu'il ne comprend plus. Aussi rien de plus, déroutant pour lui qu'un personnage comme Balsamo. Ce diable de sorcier a Pair d'être convaincu, quand il montre des guillotines aux princesses dans les carafes. On se doute que sa méthode de divination consiste uniquement à consulter des somnambules et à tirer ensuite des déductions précises, grâce à ses puissantes facultés intellectuelles. N'importe, on ne sait jamais s'il parle sérieusement ou non. Cela consterne.Notre scepticisme admet avec peine un homme qui fait de l'or et qui vit depuis la création clu monde. Encore s'il raillait, s'il jouait-son rôle pour duper les autres personnages, il deviendrait une création originale. Pas du tout, il ne met pas un instant le public dans sa confidence, il veut duper jusqu'au public. De là un malaise chez celuici, une sourde irritation d'être ainsi pris au
même piège que ces gens arriérés du dix-huitième siècle.
Enfin, le rôle de Balsamo est très médiocre. Il a fallu tout le talent de M. Lafontaine pour lui donner quelque ampleur aux deux premiers tableaux. Ensuite, il s'effondre, il disparaît. Balsamo n'a pas une scène qui soit dans le mouvement du drame. 11 bouche les trous, il a juste l'importance d'un rôle de magicien dans une féerie.
Que dire des autres rôles? Il y a là une madame Dubarry qui est prodigieuse. On parlait d'exactitude historique. Où diable M. Dumas i a-t-il trouvé cette modiste égrillarde qu'il a affublée des toilettes écrasantes de madame Dubarry? Vous imaginez-vous madame Dubarry faisant des mots de commis-voyageur, clignant l'oeil comme les habituées de l'ElyséeMontmartre? Je craignais toujours, lors de la présentation, qu'elle ne se mît à danser le cancan. M. Dumas ne se doutera jamais de ce que c'est que la vérité historique. Quand il a prêté son propre esprit à ses pantins, il se dit sans doute : « Cela est bon, Dieu n'a pas fait autrement, »
Mais ce qui est incroyable, c'est la maladresse avec laquelle la pièce est charpentée. Qji'on me parle encore de l'expérience du théâtre ! Voilà un auteur qui, certes, a d'ordinaire la main habile et énergique. Eh bien ! un débutant n'aurait pas écrit une pièce plus obscure ni plus mal bâtie. Les huit tableaux se suivent, dans une débandade qui semble une gageure. Us arrivent comme des prétextes à décors et à mise en scène ; par exemple, le tableau de la présentation de la Dubarry à la cour et celui de la catastrophe de la place Louis XV, où l'action s'arrête complètement, 11 faut attendre le septième tableau pour que le drame se noue ; et l'on est enfin récompensé de cinq longues heures de patience, à la dernière scène du dernier tableau, qui est d'un bon mouvement dramatique, bien que gâté eni core par des déclamations inutiles. , M. Dumas avait certainement compté sur les
t scènes de magnétisme. 11 y en a deux, qui rét pètent identiquement lo même effet. La pre1 mière n'est que pittoresque, la seconde amène r un beau cri d'Andrée, qui, endormie et intere rogée par Balsamo, raconte le viol dont elle a été .1 victime et se révolte en criant : « Réveillez-moi, je ne veux plus voir! » au moment où Gilbert porte les mains sur elle. Le malheur est que.tout e cela est plus surprenant cpie dramatique. Le jet t du drame n'est pas franc, la sorcellerie de Bal - e samo ne sert qu'à escamoter les situations. On cl reste stupéfait d'apprendre ainsi tout d'un coup, s par un prodige, des choses qu'on ne prévoyait pas i- et qui vous auraient peut-être intéressé, si on i- vous les avait montrées.
i- Mon compte-rendu se ressent un peu de la
3- confusion de la pièce. Ce qui surnage de mon le impression, c'est un ennui mortel. Je ne me soue- viens pas de m'être ainsi ennuyé au théâtre. Les le tableaux se succèdent avec si peu de nécessité* e. au milieu d'un tel vide, qu'on se demande pourer quoi il y en a tant, Quand on pense que M. Dua- mas avait écrit, en plus, un prologue que l'on a m coupé ! Je l'ai lu, ce prologue, cpii montrait une u- réunion des sociétés secrètes dont Balsamo est le li- I chef. Encore une perle, la plus étonnante de m I toutes ! On a raconté qu'on le coupait pour al-
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léger la pièce. Je veux croire qu'on Fa supprimé parce qu'on s'est aperçu qu'il était par trop comique. Si l'on avait tenu à le garder, il était facile de couper ailleurs ; on n'avait que l'embarras du choix... . Et. ;_;_ _..... 2.£.!.._r:.!^.:;:;: .
Pourtant, il est une chose qui peut sauver Balsamo d'une chute immédiate, c'est le bruit qui se fait autour de certaines scènes, que l'on a trouvées trop crues. On a sifflé, c'est le commencement du succès. Si la morale et la politique sont mêlées à l'aventure, on ne sait où cela ira. L'avouerai-je? je loue précisément M, Dumas de ce qu'on lui reproche. Son marquis de Taverney, qui vendrait volontiers sa fille au roi, m'a paru être une silhouette d'une grande vérité relative; son Marat, soignant les blessés de la place Louis XV, est d'un bel effet dramatique, quoique trop déclamatoire; enfin, sa cour de Louis XV serait une peinture assez fidèle, s'il avait consenti à ne pas aller prendre une madame Dubarry aux Folies-Bergère. La pièce ne mérite qu'un bâillement, pourquoi la siffler? C'est lui donner une importance qu'elle n'a pas.
Et quelle tristesse, quand on assiste à un pareil spectacle ! On raconte que M. Duquesnel a dépensé deux cent mille francs, je crois, pour monter cette v^ste machine. Voilà de l'argent bien employé I Je trouve même que la bousculade de la place Louis XV, cette foule épouvantée par "les détonations, qui se rue et s'écrase, n'est pas mise en scène avec la largeur nécessaire. On peut faire mieux. Quant à la galerie des glaces, où a lieu la présentation, elle est fort riche, mais elle n'approche pas encore d'une apothéose de féerie. Dans cette lutte de costumes somptueux, de décors ruisselants de dorures, les féeries l'emporteront toujours, parce qu'elles emploient franchement le clinquant et la lumière électrique. Un décor riche n'est pas un décor vrai. Cela est une honte que l'on applaudisse à POdéon les diamants d'une actrice, les costumes des figurants, les toiles de fond des décorateurs. Voilà où je blâme absolument l'importance donnée aux décors et auxaccessoires.lorsquelapièce disparaît pour leur faire place et n'est plus qu'un prétexte à exhibitions plus ou moins propres.
Justement, je viens de revoir, au Gymnase, une reprise de Monsieur Alphonse. La salle m'a paru un peu froide. Je ne connaissais pas la pièce, on m'a dit que l'interprétation expliquait cet accueil. Mais quel- chef-d'oeuvre, à côté de Balsamo! Il y a même un deuxième acte qui est une chose vraiment belle de netteté et de carrure. J'aime moins la fin, ces deux reconnaissances d'enfant, ces tirades morales qui sonnent le creux. Les types d'Octave et de madame Guichard sont les plus vivants et les plus fouillés que l'auteur ait jamais mis à la scène. La petite Adrienne, cette précoce enfant, a le tort d'avoir l'esprit de M. Dumas. La mère, madame de Montaiglin, est d'une invention fort discutable. Quant à M. de Montaiglin, il est en bois à plaisir ; et il eût été si facile de lui souffler de la vie, de le rendre possible, en coupant quelques-unes de ses répliques qui sont grotesques, et en le ramenant à la commune humanité par deux ou trois mouvements d'âme que la situation indique. Les défauts crèvent les yeux, quand on reprend une oeuvre. N'importe! la pièce est peut-être la meilleure de M. Dumas. Tout son talent est là,
dans cette formule dramatique nerveuse, serrée, ne respectant pas toujours la vérité, mais tirant d'elle ses plus grands effets.
Je me résume. M. Dumas a eu le plus grand tort de se charger d'une besogne qui ne convenait pas à son talent, U n'est pas fait pour tailler des drames dans des romans d'aventures; du moins, l'expérience semble le prouver. Ensuite, M. Dumas a eu le tort de se prêter aux calculs de M. Duquesnel, de s'effacer derrière les costumiers et les décorateurs, au lieu de resserrer le drame, d'extraire du livre une action puissante et débarrassée des épisodes inutiles. Enfin, M. Dumas a eu le tort de travestir l'histoire après son père, non plus en conteur insouciant que la verve emporte, mais en homme qui a des mots à placer.
V
La Comédie-Française a repris dernièrement le Fils naturel, de M. Alexandre Dumas fils. J'ai relu à ce propos la préface dont l'auteur a fait précéder sa pièce. On y trouve l'histoire de l'évolution qui s'est opérée dans son esprit, depuis la Dame aux Camélias jusqu'à la Femme de Claude. 11 a naturellement obéi à ses instincts. Cet esprit sec, cassant, paradoxal, dont l'émotion ne pousse que sur des raisonnements, devait fatalement aller au plaidoyer social, à la thèse, à l'argumentation dialoguée. Et c'est ainsi que ses facultés d'observation, très puissantes par moments, ont fini par aboutir à des oeuvres parfaitement fausses, d'une logique exaspérante.
M. Dumas, cpii se fait gloire de sa logique et qui a raison, car la logique est une bien grande force, au théâtre surtout, M. Dumas ne paraît pas se douter cpi'il y a deux façons d'employer la logique. Il y a la logique qui s'appuie sur la vérité et la logique qui s'appuie sur le paradoxe. Balzac, par exemple, dont les grandes créations, Hulot, Philippe Bridau, Goriot, Grandet, sont si admirables d'unité et dedéveloppementlogique, ne lâche pas un instant la nature, l'étudié pas à pas, la suit dans ses détours et ses apparentes contradictions, sans craindre de se perdre: c'est pour cela que ses figures seront éternellement vivantes. M. Dumas, au contraire, part bien de la nature; mais il s'en sert comme d'un tremplin pour sauter clans le vide ; il ne pose plus sur le sol, dès la seconde scène ; il échafaude tout un monde nouveau, tranformant, arrangeant les choses, pour les plier à sa propre volonté. Certes, cette charpente surajoutée au vrai est très habilement, très logiquement construite. Seulement, ce n'est qu'une charpente.
En somme, Balzac veut peindre et M. Dumas veut prouver. Tout est là. M. Dumas est de l'école idéaliste de George Sand. Le monde tel qu'il le voit, lui semble mal bâti, et son continuel besoin est de le rebâtir. Dans la préface du Fils naturel, il déclare très nettement qu'il entend jouer un rôle de moraliste et de législateur. J'ai d'autres idées ; jecroisque, dans notre siècle d'expérience scientifique, nous ne devons pas vouloir marcher plus vite cpie la science. Lorsque nos savants en sont revenus à la simple étude des phénomènes, à l'analyse exacte du monde, nous
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ne.pouvons avoir d'autre besogne, nous autres e observateurs des faits humains, cpié de faire un q travail parallèle, de nous en tenir à l'analyse e exacte de l'homme. Connaissons d'abordl'homme r réel, apportons le plus possible de documents humains; ensuite, si les législateurs sont sages, d ils aviseront, n
_ Telle est ma foi littéraire. Toutes les grandes g ceuvres posent les thèses sociales, mais ne les n discutent ni ne les résolvent. Voyez les corné- c dies de Molière. Il peint la vérité, il vous remue t profondement par le tableau de ce qui est; à A vous de réfléchir et d'agir. Dès qu'un écrivain 1 veut faire le législateur, il s'amoindrit forcé- A ment, parce qu'il entre dans la discussion, avec c les façons de voir de son époque, ses préjugés < d'éducation, ses erreurs d'argumentation, et ( qu'alors il écrit pour un âge au lieu d'écrire pour < les siècles, En outre, il fait une besogne parfaite- ( ment inutile. ;._'..;:._ 1
î*:Tout le cas littéraire de M. Dumas fils est là. i Voici une pièce, le Fils naturel, qui a été jouée il y a une quinzaine d'années, je crois. Elle a la prétention de plaider la cause des enfants naturels. Or, je suis bien persuadé qu'elle n'a pas fait reconnaître un enfant de plus. Elle se battait contre des moulins à vent, et la bataille ne devait forcément avoir aucun résultat pratique. Mais une chose plus grave que son inutilité, c'est la fausseté où elle s'agite. Au lieu d'apporter des documents vrais, dont on pourrait peut-être faire usage un jour, elle ne fournit qu'une série de raisonnements paradoxaux d'un emploi impossible. Tout cela s'est échafaudé clans le cerveau de M. Dumas; c'est une pure con.struc: lion de fantaisie, qui est trop particulière, trop on dehors de la vie quotidienne, pour cpie les législateurs puissent s'y arrêter. 11 arrive que M. Dumas, en voulant se faire lui-même législateur, non seulement ne trouve aucune solution pratique, mais encore gâte les matériaux, au point que les hommes spéciauxn'enpeuventplus rien tirer de bon. Une.enquête mal faite ne sert qu'à embrouiller les questions.
Nous allons toucher du doigt le procédé de M. Dumas. Comme toujours, il a pris pour base un fait vrai. D'Alembert, arrivé au comble de sa gloire, refusa de se laisser reconnaître par sa mère, madame de Tencin, qui l'avait abandonné et cpii songeait seulement à lui, le jour où elle pouvait se faire honneur d'un tel fils. Certes, il y avait là une situation tentante pour un auteur dramatique. Celaréunissaittoutes les conditions, l'imprévu, le triomphe de la victime, la punition du coupable, l'originalité du dénouement. Nous verrons tout à l'heure ce que cela pouvait valoir comme argument, clans la cpiestion du fils naturel.
Voilà donc un fait historique cpi'il faut admettre. M. Dumas part de cette histoire. Mais, ces qu'il y ajoute du sien, il nous transporte du coup dans une fable qui devient tout de suite inacceptable. D'abord, il a transformé la mère egoïste en un père sans coeur ; la mère eût révolté ">--i théâtre, il valait mieux la garder pour en faire une figure sympathique, le bon ange de son fils w^andonné, la victime résignée et dévouée. i«Kcrue-là, rien de mieux. Clara Vignot, qui a yevé son fils Jacques en honnête homme, pendant cpie Sternay les renie tous les doux, est
encore parfaitement acceptable. Le malheur est que les nécessités scéniques s'en mêlent ensuite et que nous entrons dans le plus romanesque dés romans.
Sternay s'est marié. Il est, en outre, le tuteur d'une nièce à lui, Hermine, dont les parents sont morts. La mère de Sternay, la marquise d'Orgebac, est une personne sévère, entichée de sa noblesse. Ajoutez un frère delamarquise,homme charmant, le marquis d'Orgebac, et vous aurez toute la famille. Naturellement, Jacques, devenu grand, va tomber amoureux d'Hermine, et le drame se nouera sur cet amour. Mais que d'invraisemblances, bon Dieu ! La première est d'imaginer cpie Jacques ne connaît pas le secret de sa naissance. Il porte le nom de M. de Boisceny et croit que ce nom est le sien. Cela est radicalement impossible; un garçon de son âge a dû voir vingt fois son extrait de naissance. Seulement, si M. Dumas était resté dans la vérité, il perdait la scène pathétique où Jacques ap- . prend brusquement qu'il est un bâtard et, a une poignante explication avec sa mère. D'autre part, l'auteur voulait un jeune homme loyal, généreux, fier, allant droit devant lui, se sachant riche de vingt-cinq mille francs de rente et demandant hautement la main d'Hermine.'Dans le théâtre comme le comprend M. Dumas, ce n'est pas la vérité qui fait les scènes, ce sont les scènes qui plient la vérité.
Une autre invention plus choquante encore est la source romanesque de la fortune de Clara Vignot, des vingt-cinq mille francs qu'elle donne à son fils. Un viveur exténué, qui était son propriétaire au moment où Sternay l'a abandonnée, lui a légué tout ce qu'il possédait, parce qu'elle l'a soigné avec un dévouement de soeur, lorsqu'il est mort do la poitrine. C'est là une romance sentimentale qui fait sourire. Quel étrange monde : des hommes de plaisir qui, à leur lit de mort, dédommagent des fillesmères ! Seulement, cela fournit encore une scène à grand effet, quand Jacques, apprenant, la vérité, interroge sa mère sur cet argent qu'il possède et croit un instant qu'elle s'est vendue. Mais Clara est innocente, son fils se jette dans ses bras, attendrissements et larmes, tableau l
Enfin, ce qui m'irrite le plus est peut-être encore le dénouement, Jacques et son père ont une entrevue ensemble, où ils ne font que de la logique, comme le dit M. Dumas. Sternay est une machine parfaite, raisonnant très bien, sans une détente. La conclusion est que Jacques ne peut épouser Hermine, qui a pourtant juré qu'elle l'épouserait. Mais les choses changent, Jacques, qui a vingt-cinq ans, devient secrétaire d'un ministre, va remplir une mission en Orient et sauve l'Europe. D'un autre côté, le marquis d'Orgebac veut le reconnaître pour son fils et lui donner son marquisat, que Sternay ambitionne. Alors, la sévère marquise est aux petits soins pour Clara Vignot, tandis que Sternay, pris d'une fièvre de tendresse paternelle, i cherche partout son fils pour se jeter à son cou. * Et c'est à ce moment que Jacques refuse de se » laisser reconnaître par son père,préférant garder
le nom de sa mère, qu'il a illustré. i Nous sommes loin de l'histoire de d'Alembert.
d'Alembert. Jacques, ce garçon de vingt-cinq ans qui t sauve l'Europe, est bien étonnant. Puis, com-
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166
NOS AUTEURS DRAMATIQUES
bien la froideur de Sternay et son enthousiasme plu sont outrés, criards de ton, presque comiques. 11 ma y a là un coup de baguette qui frise le grotesque, i
une apothéose du bâtard par trop arrangée et list bruyante. On sent l'artifice de l'auteur, la vo- noi lonté violente d'arriver à l'effet préparé, à n'im- En porte quel prix. La vraisemblance, la mesure, rie l'unité des caractères, tout est violé brutale- no ment, tout est sacrifié aux besoins scéniques. me Il faut que Jacques triomphe, il triomphera, vo dût M. Dumas l'asseoir sur les ruines du bon les sens et de la vérité. na
Voilà le théâtre de M. Dumas. Lui-même ne da se cache pas, je crois, de professer la théorie co que la première loi d'un auteur dramatique qr est d'empoigner la salle, par n'importe quels ré moyens. di
li faut que, pendant trois heures, le public l'( vous appartienne. Ne le laissez pas respirer, m surtout ne le laissez pas réfléchir. Imposez-lui ai votre logique, cette fameuse logique qui part pi d'un point acceptable, et qui ensuite va où vous voulez la conduire, si vous avez la main habile et forte. C'est encore plus de la mécanique (pie de la logique. Et si vous obligez le public à vous suivre jusqu'au bout, même lorsque vous le menez clans la fantaisie et le paradoxe, eh bien ! votre victoire est complète. Vous n'avez pas à F vous inquiéter des réflexions que les spectateurs c feront, quand ils seront rentrés chez eux. Us t vous ont applaudi, cela doit vous suffire. Vous t êtes un dompteur. r.
Tout le répertoire de M. Dumas en est là. Ses a premières représentations ont toujours été très 1 bruyantes, très acclamées. 11 est passé maître c dans le métier du théâtre; il a de l'énergie, du i brillant, do l'adresse plus que personne, un art i de présenter hardiment et vivement les scènes, d'enlever les effets, qui lui donne une puissance irrésistible sur le public. Mais, dès que la toile est tombée et que le public rentre en possession de lui-même, toute cette magie s'en va, les objections se pressent en foule, on est presque irrité de s'être laissé prendre à ces vérités fausses qui ne sont que les théories équivoques d'un [ homme. A la lecture,le moraliste elle législateur vous font hausser les épaules. Une reste que des oeuvres d'une construction curieuse, d'un effort continu, où l'on trouve çà et là, au milieu des conventions acceptées du métier, quelques belles scènes largement conduites.
Quant à la thèse contenue dans leFilsnaiurel, elle est singuliôrementplaidée. Sans doute.M.Dumas a voulu tendre à ce que les pères reconnussent leurs enfants. Mais il a pris un drôle de chemin, car nous voudrions tous être Jacques, ce beau jeune homme auquel un viveur poitrinaire laisse un demi-million, qui plus tard se fait adorer par une charmante fille, qui sauve l'Europe, auquel un marquis veut donner son marquisat, cpii voit à ses pieds toute une famille suppliante, réclamant l'honneur d'être reconnue par lui, pendant que, dédaigneux, il porte sa tête dans les étoiles. Voilà un roman qui doit faire rêver tous les jeunes gens. Les ambitieux, dans les mansardes, se diront : « Ah ! si j'étais fils naturel ! »
Je me suis souvenu des Fourchambault, à propos justement de cette apothéose des bâtards. M. Emile Augier y a mis à coup sûr beaucoup plus de discrétion. U est plus humain et
plus équilibré que M. Dumas ; tandis que M. Dumas a plus d'éclat et plus de force.
Au demeurant, c'est nous autres, les naturalistes,qui sommes les seuls moralistes, parce que nous sommes les seuls respectueux de la vérité. En ne voulant rien prouver, nous ne falsifions rien, nous n'imposons à personne les erreurs de notre jugement. Notre unique besogne est d. mettre le dossier humain sous les yeux de tous : voyez, jugez et décidez. Que voulez-vous que les législateurs fassent de ce roman d'un fils naturel imaginé par M. Dumas? Cela se passe dans un monde qui n'existe pas, au milieu de complications extraordinaires. D'ailleurs pourquoi interviendraient-ils, puisque M. Diinwt récompense les fils naturels et les place à sidroite, comme s'il était le bon Dieu? Le jour où l'on étudiera le bâtard tel qu'il se trouve réellement dans notre société, ce jour-là seulement on aura fait une oeuvre de science et de vérité, qui pourront consulter utilement les législateurs.
VI
Le Gymnase a repris lu Dame aux Ca-miliny Rien à dire sur la pièce, qui est entrée dans celle célébrité où l'on no discute plus les oeuvres. Certaines parties ont vieilli, et il faut bien constater que la salle est restée glacée jusqu'à l'explosion de colère et de passion du quatrième acte. C'est justement cette passion et cette colère qui sont demeurées jeunes otquiîontau.jourd'hui le succès de la pièce. De tout le bagage dramatique de M. Dumas fils, la Dame aux Camélias est certainement l'oeuvre la plus vivante, je veux dire celle qui a le plus de chances de vivre. Lorsqu'il l'a écrite, il n'était pas encore enfoncé dans toute sorte de théories philosophique:- stupéfiantes, il ne se croyait pas appelé à régénérer l'humanité en général et la femme en particulier. 11 peignait simplement la vie, et la vie seule fait les oeuvres solides.
Le talent est simple, voilà l'axiome. Nous Ion:- qui sommes affamés d'immortalité, nous nous donnons une peine effroyable pour trouver des accents nouveaux, des coins d'étude où personne n'ait pénétré. Et, en fin de compte, quand nous avons tout fouillé et tout remué, ce cpii res I <■•■ de notre amas de documents humains, ce n'es! souvent qu'une page bien simple, bien vraie, écrite presque au courant de la plume, sans aucune recherche. L'exemple de Manon Lescaut devrait nous faire réfléchir, surtout nous autres qui raffinons aujourd'hui sur notre analyse el sur notre style, avec des nervosités maladives. M. Dumas fils, comme tous les écrivains d'ailleurs, a exagéré, de plus en plus, la note personnelle qu'il apportait. Dans la Dame aux Camélias, on peut déjà apercevoir les germes t»1* thèses qu'il a soutenues plus tard. Mais alors, » était jeune, il obéissait surtout à la poussée d 1' son sang et de ses nerfs. De là l'accent profoni'ement humain de certaines scènes, les meilleures, celles qui soutiennent encore l'oeuvre. J'igiu'^.- si les scènes en question suffiront pour assure 1' ■_ la pièce une longue existence. Elles font toujee^ beaucoup d'effet, mais elles m'ont paru bien i^' littéraires, d'une forme lâchée qui résistera '••-''
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ALEXANDRE DUMAS FILS
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ficilement à l'action du temps, Je retombe là < dans mon péché. !
Un fait curieux auquel je songeais. D'ordinaire, lorsqu'un écrivain tire une pièce d'un : roman, c'est le roman qui reste supérieur. H y a même, dans la critique courante, une opinion défavorable à toute oeuvre dramatique qui a passé d'abord par la forme du roman; on dit avec raison que les conditions de chaque genre sont particulières et qu'il est toujours dangereux de mettre à la scène un sujet que l'on a d'abord conçu pour le livre. Eh bien ! il est arrivé, dans le cas particulier de la Dame aux Camélias, que la pièce a presque fait oublier le roman. Cela s'est également présenté pour le Roman, d'un jeune homme pauvre, de M. Octave Feuillet. Je trouve le fait très caractéristique. Il est une preuve que le roman est médiocre.
Je l'ai relu, il y a quelques mois, ce roman de la. Dame aux Camélias. Il ne compte vraiment pas, à côté des oeuvres maîtresses de Balzac, de Stendhal, d'Hugo, de George Sand, de Flaubert, des Goncourt, Littérairement parlant, il est de qualité très inférieure. C'est un diminutif des grands récils passionnés de Dumas père, avec une invention moins abondante et un souci plus grand de la réalité moderne. Le livre a eu la fortune de peindre, un des premiers, les filles, le monde louche des gourgandines et des jeunes hommes qui jettent leurs coeurs sur les chemins. Seulement, aujourd'hui, il paraît pâle, tellement on est allé loin dans les mêmes peintures. U est poéticpie, voilà le vrai mol. Nous avons des réalités plus accentuées et plus saisissantes.
En somme, si la pièce a tué le roman, c'est que M. Dumas fils est plus fait pour le théâtre que pour le livre. Et il y aurait pourtan t une curieuse comparaison à établir, car M. Dumas est arrivé à un résultat absolument contraire, lorsqu'il a tiré, avec certaines modifications, la Femme de Claude de VAffaire Clemenceau. Là, le roman est resté de beaucoup supérieur à la pièce. Selon moi, cela vient de ce que la Dame aux Camélias entrait aisément dans notre convention théâtrale, tandis que l'Affaire Clemenceau était un livre trop âpre, trop violent, pour ne pas faire éclater le cadre étroit de notre art dramatique. Ajoutez que jamais l'auteur ne s'était perdu dans une métaphysique plus obscure. Je n'oserai risquer mon opinion sous la forme d'une loi absolue; je me contenterai de dire que presque toujours une pièce tirée d'un roman remarquable échoue, tandis qu'une pièce tirée d'un roman médiocre a des chances de réussir.
VII
A plusieurs reprises, j'ai explicpié pourquoi le. talent de M. Dumas me plaisait peu. Certes, il reste un de nos auteurs dramatiques contemporains les plus puissants sur la foule ; il a une facture très carrée, et il sait son métier au point d'oser tout ce qu'il veut, même l'ennui etl'extravagance. Enfin, ce dont je lui ai plus de gré encore, c'est d'être un moderne, c'est d'aborder la vie en homme epii consent à l'étudier d'une façon expérimentale.
Mais le malheur est cpi'il n'apporte point,
dans cette étude, le désintéressement de l'observateur. Toutes ses observations sont faussées et dénaturées par des vues paradoxales et un système arrêté d'avance. Il ne se hausse presque jamais à l'humanité, ce qui restreint singulièrement ses oeuvres ; il en reste à la société, témoin son chef-d'oeuvre, ce Demi-Monde, qui ne se comprend presque plus déjà et .qui stupéfiera nos. petits-fils. Molière vit, parce qu'il a peint l'homme éternel. M. Dumas ne pourra vivre, parce qu'il s'est enfermé dans la peinture d'un cas particulier, d'une certaine classe d'hommes et de femmes, dont les façons d'être se modifient avec les moeurs.
Ce qui me blesse, en somme, dans la situation littéraire faite à M. Dumas, ce qui me rend parfois sévère envers lui, c'est que cette situation est grandie outre mesure. Nos enfants serontdurs pour lui, je le répète. On l'a mis si haut, qu'il ne peut que descendre. Le penseur est médiocre, gâté par toutes sortes d'idées saugrenues, enfoncé clans l'idée fixe, n'ayant rien apporté que des axiomes tapageurs qui ont le vide et la sonorité d'un tambour. L'écrivain est tout à fait de second ordre, bien que le monde des boulevards et la Bourse se pâment de vantsaprose;et, puisque l'occasion se présente, je signale son dernier (liscours sur les prix de vertu, à l'Académie, comme une des pages les plus plates et les plus barbares que je connaisse. Enfin, son esprit tant vanté est un des agacements mêmes de son talent, car cet. esprit déteint sur tout, il devient l'esprit de i chacun do ses personnages, il poursuit le lecteur et lé spectateur jusque dans les points et les s virgules.
i Mais voilà cpie je cède encore à mon antipa;
antipa; littéraire et c'est uniquement d'Une visite i de noces dont je veux parler aujourd'hui. Ce i petit acte est l'oeuvre que je préfère, dans le •! lourd bagage do M, Dumas. U y a étudié un l'ait i humain, d'une façon très hardie, et l'étroitesse i du cadre l'a empêché de se livrer à ses digress sions habituelles. On voit briller là un éclair de
-l'éternelle vérité, i On connaît le sujet de la pièce. M. de Çygneo
Çygneo qui a rompu une liaison «avec madame de i. Morancé pour se marier, vient, accompagné de u sa femme et d'un poupon, après un an de mali riage, rendre visite à cette dame. Et voilà que >i madame de Morancé, conseillée par un ami, e Lebonnard, joue l'atroce comédie d'une femme perdue, qui-a-roulé d'amant en amant. M. de n Cygneroi, repris d'un désir fou, veut s'enfuir avec elle; puis, en apprenant que toute cette infamie est inventée, il retourne honnêtement à son ménage. Rien de plus, rien de moins.
Dans sa préface, M. Dumas répond à l'article que M. Francisque Sarcey a écrit autrefois sur • la pièce, un des très bons articles de ce critique le. judicieux. La querelle entre l'auteur et le criil tique est simplement dans ceci : M. Sarcey ade- mire profondément, seulement il se révolte c- contre l'impression de malaise que lui laisse it l'oeuvre, il voudrait « une larme »; tandis que a- M. Dumas s'entête à dire qu'il a eu raison de ré garder l'attitude froide.de l'anatomiste maniant er son scalpel.
îe Certes, cette attitude ne me déplairait pas.
Mais, en réalité, M. Dumas ne l'a jamais eue et
it, ne l'aura jamais, Il croit avoir trop d'esprit pour
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
rester froid. Il n'a rien du savant simplement I ui
soucieux du mécanisme de la vie, n'allant pas cl
au delà de son analyse, se gardant de conclure. In
Lui, est tranchant, bref, tout d'une pièce, sans la
respect pour le fait, quand le fait le gêne; et il qi
s'exalte dans le paradoxe, il part d'une vérité
pour- entasser toutes les erreurs imaginables. rc
Comment veut-on qu'un tempérament pareil n
se cloître dans une étude patiente? p
Je suis avec M. Sarcey, tout en ne pensant pas v
comme lui. Ce n'est point « une larme » que je f(
réclame, mais un respect plus grand de la vérité, s:
Et remarquez que ce respect suffirait ici pour fi
détendre cette pièce, où le parti pris de l'écri- fi
vain est trop visible, et dont chaque scène 1
grince avec un bruit de charnière mal graissée. d
On se sent en face d'une mécanique destinée à C
vous broyer. La mécanique n'est pas mal fabri- e
épiée; elle vous prend la main, puis le bras, puis t
tout le corps. Maisce n'est toujours qu'une méca- f
nique. L'auteur a beau faire, il n'y a pas là de la s
chair et des os, il n'y a que du cuivre et du fer. c
Ah !si M. Dumas se doutait de la force toute- c
puissante de la bonhomie ! Son grand malheur i
est qu'il n'est pas bonhomme. U n'a ni gaieté, ni
souplesse, ni laisser-aller. H paraît croire que la i
vie est un théorème que l'on formule par A j 1
plus B. U se raidit, invente des mots, tâche d'en- !
fermer l'homme et la femme dans les deux ;
membres d'une équation. Et c'est pourquoi
l'homme et la femme lui échapperont sans cesse,
parce que rien n'est plus souple, plus bonhomme
que la vie.
Par exemple, voici Une visite de noces. Voyez comment un auteur dramatique de grand talent a pu fausser un l'ait vrai, jusqu'à le rendre absolument inacceptable.
Qu'est-ce cpii se passe dans l'existence de tous les jours? Un homme se marie, il a une femme charmante, un enfant, toutes les joies du foyer domestique. Or, cet homme se trouve un beau matin en face d'une ancienne maîtresse. 11 la méprise, il croit savoir qu'elle glisse de plus en plus sur la pente du libertinage. Et pourtant voilà ses sens qui s'allument, les souvenirs des anciennes voluptés s'éveillent, l'infamie de cette femme ajoute à la réconciliation un piment de plus. Au fond de l'homme, il y a la bête cpii va par goût à l'ordure des autres. C'est là une observation cruelle, mais juste.
Dès lors, que va-t-il arriver? Je reste toujours dans la réalité. Ou l'homme reviendra pour une heure à son ancienne maîtresse, ce qui est le cas le plus fréquent; ou, repris de passion, il s'exaltera et fuira avec elle. Ce n'est là qu'une question de tempérament. Dans le second cas, on sera sévère pour lui, on plaindra la femme et l'enfant; mais, dans le premier cas, on se contentera de sourire. Mon Dieu ! si les maris donnaient seulementunpetit souvenir aux anciennes maîtresses, les ménages n'iraient pas encore trop mal !
Je ne juge pas en moraliste, je suis un simple observateur, et je répète cpie les choses, dans la ' vie,s'arrangentle plus souvent d'une façon com" mode. Combien de maris cpii retournent à leurs vieilles amours et qui sont de parfaits honnêtes gens ! Les traiter d'infâmes est bien gros. Tout cela est relatif; enfre un mari qui a des ressouvenirs sensuels, tout en adorant sa femme, et
un mari rigoriste cpii tue sa femme par la voie cloîtrée qu'il lui impose, la morale ne saurait hésiter. Il faut s'être très mal conduit pour avoir la sévérité de M. Dumas, une sévérité en quelque sorte algébrique qui procède par formules. Maintenant, il est très vra; que M. de Cygneroi est un gredin; mais M. de Cygneroi est une marionnette à M. Dumas, pas davantage. Il est pis que scélérat, il est grotesque. Où avez-vous vu un monsieur qui lâche si brutalement sa femme, pendant une visite? L'invraisemblance saute aux yeux. M. de Cygneroi, à moins d'être frappé de folie, doit rentrer chez lui avec sa femme, prétexter un voyage ou autre chose, retrouver le lendemain madame de Morancé. Et, d'ailleurs, cette fuite subite est peu acceptable. On fuit au bout d'une semaine, d'un mois, lorsqu'on souffre des obstacles du ménage; mais là, tout d'un coup, au débotté, sans crier gare, sans aucun travail de la passion, lâcher sa femme et son enfant, c'est ce cpii surprend par trop, c'est ce qui plonge M. de Cygneroi dans l'odieux jusqu'au cou. Vraiment, il est facile d'obtenir un misérable, en lui prêtant des procédés pareils.
Ce n'est pas tout. M. de Cygneroi n'est encore crue brutal, il va devenir comique. Voilà un j homme que la passion transporte jusqu'à lui faire rompre la vie conjugale d'une minute à une autre. Evidemment, le bouleversement est complet en lui. Ce n'est pas un simple caprice, la fantaisie sensuelle d'une heure. Et un coup de baguette va suffire pour le l'amener. Dès qu'il apprendra que madame de Morancé n'est pas une fille, il reviendra aussi brusquement à sa femme qu'il s'est éloigné d'elle, et l'auteur en sera quitte pour lui faire dire :
— Si c'est pour vivre avec une honnête femme, je n'ai pas besoin de madame de Morancé : j'ai la mienne.
Qui ne voit que c'est là une simple phrase de théâtre? Est-ce qu'on dit jamais.de ces phraseslà? Un homme repris à la gorge par la passion, i ne s'en débarrasse pas si aisément, Dès lors,
M. de Cygneroi est un pantin, i J'ai dit le mot, il est un pantin à M. Dumas.
i On suit continuellement, derrière lui, M. Due mas qui lui fait remuer les bras et les jambes, i Ce n'est plus un personnage vivant, mais un argument présenté dans le jour cpii convient. Et j'en dirai autant des autres personnages de s la pièce. Où a-t-on jamais rencontré une femme e qui se prête, comme madame de Morancé, à une s comédie abominable, dans l'étrange but de se l- guérir de la passion? Je ne parle pas de Lebon;- nard, cet ami des femmes, que. M. Dumas affecn tionne et qui est d'une convention si agaçante, it Le dialogue est aussi bien étrange. Dans la
i- longue scène entre M. de Cygneroi et Lêbonî- nard, une scène de cpiinze pages, toute la prees mière partie est insupportable d'argumentation ip et d'esprit alambiqué. Mais le modèle du genre est dans la scène entre madame de Morancé et le M. de Cygneroi. U y a là des tirades bien tyla piques. Par exemple, à la fin d'une longue rénplique, madame de Morancé s'écrie : « Coeur rs humain ! corps humain ! mystère ! » Et, quand es on a tourné la page, on voit qu'elle ajoute : « La ut nature humaine a ses évolutions successives, et u- Dieu a eu la prévoyante bonté, voulant nouset amener jusqu'à la mort sans trop de fatigue
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ALEXANDRE DUMAS FILS
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pour nous, d'échelonner tout le long de la route certains étonnements, certaines surprises qui nous redonnent envie de vivre au moment où nous ne nous croyions plus bons qu'à mourir. C'est ce que les anciens appelaient les métamorphoses. » Dans quel monde M. Dumas observet-il donc les femmes, pour leur prêter un langage si cocasse?
Je me résume. M. Sarcey trouve Une visite de noces d'une impression pénible, et il a raison. Mais cette impression existe, non pas parce que M. Dumas a étudié la nature humaine de trop près et sans attendrissement, mais parce que, au contraire, il n'a pas serré la vérité d'assez près, parce qu'il n'a pas su voir la souplesse et la bonhomie de la vie. On sent la fausseté, l'invraisemblance des situations ; on se ditplus ou moins nettement que madame de Morancé est hors de son rôle, que M. de Cygneroi s'avilit à plaisir et qu'ensuite il revient à lui trop aisément, que tout cela est un conte à dormir debout, un conte désagréable qu'on aurait mieux aimé ne pas entendre. Voilà où est le malaise. Mettez à la place un récit vrai, faites que les personnages vivent réellement leurs passions, vous aurez peut-être une action terrible, mais l'impression n'aura plus le côté pénible des fables équivoques. On me dira : la faute en est au théâtre. M. Dumas a dû entrer dans la convention. Pour faire tenir l'action dans un seul acte, il lui a fallu violenter la vraisemblance et précipiter les volteface de ses personnages. Et M. Sarcey, dans ce cas, sera sans doute le premier à excuser M. Dumas. Eh bien, si c'est le théâtre qui a tort, tant pis pour le théâtre 1 11 est un mauvais instrument qui fausse tout ce qu'il veut rendre. L'épreuve est complète. Du moment cpie M. Dumas, un maître ouvrier en somme, est impuissant à tirer des formules connues une représentation exacte de la vie, c'est tout au moins que ces formules sont mauvaises.
VIII
Je viens de lire la très curieuse et très intéressante préface que M. Dumas publie en tête de l'Etrangère. Elle doit rester, car elle me semble être une confession, une analyse peut-être involontaire de la crise psychologique qui se passe clans un écrivain, à l'heure douloureuse des adieux au public.
M. Dumas jette, avec une complaisance des plus légitimes, unregard sur sa longue et glorieuse carrière. U se plaît à s'arrêter un instant, sur le terrain de ses victoires. C'est lui qui le premier a osé mettre au théâtre la fille avec ses amants, ses marchandages, sa vie de désordre; et il salue la Dame aux Camélias. C'est lui qui le premier a osé mettre au théâtre le bâtard, dans ses réalités contemporaines; et il salue le Fils naturel. C'est lui qui le premier a osé mettre au . théâtre ce dénouement révolutionnaire, un honnête garçon épousant une fille-mère dont le premier amant vit encore ; et il salue les Idées de Madame Aubray. C'est lui qui le premier a osé mettre au théâtre le type immonde du bellâtre vivant aux crochets des femmes; et il salue Monsieur Alphonse. Telles sont les triomphantes
triomphantes qu'ilaparcourues.livrantchaque fois une bataille aux conventions de la scène, aux préjugés et aux peurs du public, élargissant chaque fois le domaine de l'auteur dramatique.
Ce n'est pas tout. Avec un orgueil justifié, il dit où il a pris le théâtre. En 1852, lorsqu'il donnait au Vaudeville la Dame aux Camélias, il lui fallait introduire des couplets dans son oeuvre. D'autre part, un reflet de majesté classique qui entourait encore la Comédie-Française, l'obligeait à porter son Demi-Monde au Gymnase ; et il a fallu vingt ans, avant que cette comédie fût jouée sur la scène pour laquelle il l'avait écrite. Donc, tous les obstacles lui barraient la route : des lois, des usages, des préjugés, des terreurs, des mauvaises volontés ; et il a tout franchi, et il a imposé ses audaces par son grand talent, et aujourd'hui il se repose dans la pensée d'avoir fait faire, grâce à son opiniâtreté, un grand pas à notre théâtre national. Oui, certes, en. dehors de ses oeuvres, qu'on peut discuter, il laissera une trace profonde de son passage, il aura l'éternel honneur d'avoir combattu pour la vérité et de s'en être tiré souvent en grand capitaine.
Eh bien, à cette heure, voilà M. Dumas, voilà ce combattant couvert de lauriers, qui paraît vouloir se retirer sous sa tente. Mais, avant de quitter le champ de bataille, il éprouve le besoin d'ouvrir son coeur devant la génération qui vient. Certes, il est plein d'expérience, d'esprit et de logique. Evidemment, voici les paroles qu'il va adresser à la jeunesse :
« Voyez mon exemple. J'ai grandi dans la lutte. Mes jours se sont passés dans l'amour de la vérité, et si je suis une gloire, c'est que parfois j'ai osé me hausser jusqu'à elle. Chacune de mes pièces a été un combat livré à l'ignorance et àla sottise. Aujourd'hui, ma joie est d'avoir fait reculer la convention d'un pas. Imitez-moi donc, reprenezlabesogne, où l'âge me force à la laisser ; creusez le sillon davantage, si vous le pouvez; allez à toutes ces vérités que j'ai pressenties et que je n'ai pu dire. Vous continuerez ainsi le labeur humain, le labeur des siècles, qui est de marcher vers la lumière. A ce prix seul, vous serez grands un jour. »
M. Dumas parle-t-il ainsi? Nullement. C'est un grand chagrin. Un trou se fait dans la logique de cette intelligence. Ce guerrier déconseille la guerre. Il dit à la jeunesse : « A quoi bon lutter? la convention est plus forte que nous. Elle régnera toujours, elle est l'essence même du théâtre. Jamais nous n'y dirons la vérité, dont le public ne veut pas. Croisez-vous les bras, il n'y- a plus rien à faire après moi, car j'ai certainement poussé les choses aussi loin qu'on peut ; aller, plus loin même. Le monde est fini. Je renie i mes oeuvres. Tout est néant, » s Voilà les conseils de M. Dumas, au bout de sa
Ï carrière. Mon coeur se serrait eh lisant sa préface, i Certes, il était le dernier qui dût nous jeter ce découragement suprême. Il n'avait plus le droit e de soutenir la convention, d'interdire la vérité, s de borner l'art, lui dont le continuel effort a été i de l'élargir. Je risque ma pensée tout entière : sa préface est une mauvaise action, dans l'ordre 1 élevé du courage des esprits. Que s'est-il donc passé? Comment cet oseur peut-il brusquement
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
revenir en arrière et démentir toute sa gloire? t) Quel intérêt a-t-il pour sortir ainsi de l'a logique, si lui qui a eu la prétention de faire de la logique q l'outil do son talent? Oh ! l'explication est simple, M. Dumas a vu simplement pousser der- d ri ère lui une génération, dont il est, un peu le J père, mais qui lui manque aujourd'hui de res- a pect, en trouvant qu'il n'a peut-être pas eu assez t d'audace, et qu'en tous cas elle peut et doit oser i davantage. M. Dumas se sent devenir le passé, il ( hésite devant l'avenir. ' 1
L'histoire est éternelle. En politique, les révo- s lutionnaires de la veille deviennent les conser- I vateurs du jour, s'ils montent au pouvoir, et ils ( combattent les hommes du lendemain qui, fa ta- ] lement, doivent les remplacer. Il n'y a pas i d'exemple d'un écrivain avouant qu'il n'em- < porte pas la littérature avec lui, reconnaissant à ses cadets le droit de continuer sa besogne et de Ja pousser plus avant. C'est ainsi que M. Dumas a été amené à jeter une parole de désespérance j dans le mouvement naturaliste contemporain. 11 a écrit sa préface contre ce qu'il appelle la nouvelle école, et ce qui n'est en somme que la marche naturelle des esprits, l'évolution du siècle lui-même.
- Je n'entreprendrai pas de^réfuter ici M. Dumas. Songez que sa préface tient tout un journal et que je dispose de bien peu de place. Je laisse d'abord de côté ses échappées philosophiques; il recommence le scepticisme de Montaigne, il met en doute la vérité elle-même. Cetécrivaiii qui fait de la convention sa croyance absolue, son article de foi, ne croit pas à la vérité. Je connais l'argument, et c'est pourquoi j'ai toujours voulu, autant qu'il est possible, asseoir notre monde littéraire actuel sur le terrain scientifique, sur le terrain de l'observation et de l'expérimentation. Ensuite, après s'être demandé si la vérité existe, M. Dumas s'en tient à la pure pratique do son métier d'autour dramatique. Ce n'est plus . qu'un homme de grande expérience nous racon- ; , tant les obstacles qu'il a rencontrés, la peine ] qu'il a eue à les tourner ou à les franchir. Pris de I mélancolie, accusant Part plutôt que lui, s'il n'a pas élargi ses oeuvres davantage, il en arrive à tout rejeter sur les difficultés de la besogne, sur la bêtise du public, sur l'impossibilité de faire mieux qu'il n'a fait. Telle est la conclusion de sa préface : « Vous m'accusez de n'avoir pas fait assez vrai, et je vous réponds que je n'ai pas pu, et j'ajoute que personne ne pourra jamais. »
Pour appuyer cela, il cite des exemples. H y a l'anecdote de Pâmant, accusé d'adultère, et que les habitués de la police correctionnelle huent, s'il avoue ses relations avec sa complice. 11 y a l'histoire de la femme à laquelle on tolère un premier amant, mais qu'on siffle au théâtre, dès qu'elle en prend un second. Et il part de là pour dresser une liste de ce cpie le public admet et de ce que le public n'admet pas; c'est un vrai ma■miel'du parfait fabricant. Toutes ses remarques, d'ailleurs, sont justes, car il nous donne le fruit de longues observations. Mais ne comprend-il pas que ses propres oeuvres sont autant de coups de pied triomphants dans ce code du possible et de l'impossible? Derrière lui, à mesure qu'il relève le mur de la convention, ses oeuvres arrivent et font des brèches. Puisqu'il a fait ce trou, et ce trou encore,pourquoi ne ferions-nous pas d'autres
trous à-côté? Quelle étrange attitude, quel besoin de nous dire : « On ne peut pas cela », lorsqu'on doit ajouter aussitôt : « Moi, je l'ai fait ! » Sans doute, M. Dumas a raison. C'est une bien dure besogne que d'imposer la vérité au public Je sais parfaitement les peines inouïes qu'il a dû avoir pour apporter la quantité de vrai qui se trouve dans ses oeuvres. D'autre part, il recommande très justement la prudence et l'habileté. On doit, à coup sûr, posséder le métier à fond, pour courir le risque de mettre les audaces à la scène. Mais tout cela ne conclut pas en faveur de la convention ; il faut un grand talent, beaucoup de volonté et beaucoup de puissance, voilà tout. Puis, le point où M. Dumas me paraît, se tromper radicalement, c'est lorsqu'il fait clu public un être abstrait, immuable dans les siècles, ayant une constitution particulière qui ne varie pas. Ma croyance à moi est qu'il n'y a pas de public; il y a dos publics. Remarquez que M. Dumas est j très sévère pour sou public; il lo traite de grand enfant, de gamin, il l'accuse de futilité, de niaiserie. En tous cas, le public qui a sifflé Hernani, n'est plus celui qui l'acclame à cette heure; lo public qui se scandalisait au Demi-Monde, n'est plus celui qui le regarde aujourd'hui comme une oeuvre classique. Au théâtre, le rôle de l'auteur dramatique est précisément de transformer le public,défaire son éducation littéraire el. sociale, non pas brutalement, mais avec toutes les lenteurs que réclament les longues évolutions d'un peuple. Ne basez donc rien de définitif sur le public, car celui qui refusait un amant indélicat sur les planches, a acceplélelendcmain Monsieur Alphonse.
Maintenant, j'arrive au cas qui m'est personnel..M. Du m as me fait l'honneur de me mettre en cause, dans, sa préface. Je serai très franc; j'étais prévenu, et j'avais espéré de sa part une élude plus réfléchie. Lui, n'est ni un reporter, ni ; un chroniqueur, ni un critique que les nécessités ; du journal emportent. Il a pu consacrer des | mois à sa préface, il avait le temps de se renI soigner, de lire, de contrôler. Eh bien, il me paraît s'être cou tenté, lui, comme les autres, d'avoir pris sur moi l'opinion courante, de m'avoir vu à travers les caricatures et, les plaisanteries des journaux. De là une base fausse,qui fait crouler toute son élude.
Où a-t-il lu, grand Dieu ! que je réclamais les gros mots do la langue au théâtre? Qu'il me cite ma phrase, qu'il appuie au moins son affirmai lion sur une preuve. Et, voyez le résultat, toute ', sa préface repose là-dessus, il prétend qu'il y a , une nouvelle école, l'école naturaliste, qui veut i imposer au public les ordures du langage. Alors, il emplit vingt pages, il part en guerre, il cite > Shakspeare et Molière, il appelle Boileau à son r secours, il invoque Jean-Jacques Rousseau, il B utilise en passant Frederick Lemaître, il met en branle notre littérature et les littératures du ;, monde entier, pour prouver cpioi? Que de nos t jours, avec nos moeurs, avec notre public actuel, il il nous est radicalement impossible.de lancer un ■s gros mot dans une salle de spectacle. Eh bien ! e monsieur, vous avez raison. J'ai toujours été de e votre avis, jamais je n'ai dit le contraire. Mais it avouez que voilà bien du papier perdu. :e Eh ! sans cloute, les gros mots sont impos!s
impos!s sibles. Nous ne pouvons même plus employer les
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ALEXANDRE DUMAS FILS
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mots de Molière ; ce n'est pas pour aller prendre j.'i ceux de Shakspeare et de Ben Johnson. L'au- di leur qui mettrait son audace à vouloir du coup d faire avaler à notre public le catéchisme pois- cl sard, serait un simple imbécile. Donc, pas de a gros mots, personne n'en a jamais demandé. Ce a n'est pas que je les condamne au point de vue t< absolu. On paraît ne pas connaître notre litté- J rature. Tout le quinzième siècle, tout le seizième li siècle ne se gênaient guère, et le dix-septième u siècle non plus. Ce serait une curieuse étude n à faire que de relever chez nos grands écrivains cl les audaces de langage. H y a, dans Corneille, un cl mot terrible que j'ai risqué dernièrement et qui c a fait scandale. Mais on ignore cela, on. paraît c croire que j'ai inventé la note brutale. Puisque i l'occasion se présente, me sera-t-il permis de j: dire que je n'ai jamais risquéun deces mots abo- ;; minables, qu'après l'avoir pesé pendant des i mois clans ma conscience d'écrivain et de mora- ] liste; il était venu sous ma plume comme une J nécessité atroce, et si je le laissais, c'était comme c un fer rouge dans une plaie, avec le cri de terreur et de souffrance qu'il arrachait. :
Voilà pour le livre. M. Dumas a raison do dire que cette exécution d'un vice par son nom même n'est pas possible aujourd'hui au théâtre. Seu- ' lemonl, pourquoi me prêle-t-il l'opinion contraire, lorsque rien ne l'y autorise? J'ai dit souvent que la langue au théâtre me semble devoir être l'expression même des personnages. Ainsi, j'ai combattu M. Dumas, avec trop de sévérité sans doute, pour l'esprit qu'il prête indifféremment aux hommes, aux femmes, aux enfants; c'est toujours lui qui parle, et cela a le tort, immense de tuer l'individualité de ses créations, d'en faire de continuelles reproductions d'un ! même type. Selon moi, sa madame Guichard est une do ses rares figures vivantes, justement | parce qu'il l'a voulue vraie jusque dans ses paroles. Ma conviction est donc que chaque personnage mis à la scène doit avoir son expression propre, comme il a son allure ; sans quoi on n'obtient (pie des figures effacées, dos arguments montés sur des jambes, des pièces d'échecs manoeuvrant sous la poussée des doigts. Mais, dans tout cela, il n'y a pas la moindre nécessité du mot cru.
Alors, à quoi bon la préface de M. Dumas? Il se bat contre les moulins à vent, il est de mon avis, sans vouloir en être. Selon lui, je demande la vérité absolue, la reproduction exacte de la nature. Où a-t-il encore trouvé ça? U sait aussi bien que moi ce que je voudrais dire, si l'expression m'emportait et si je me donnais ce programme. Notre création humaine n'est jamais que relative, je l'ai dit vingt fois, Seulement, il y a des degrés, dans notre effort vers la vérité-; je veux le plus grand effort possible, voila tout, en accepiant forcément les imperfections du métier et les impuissances de l'ouvrier. Jerépète cpie M. Dumas, qui est un penseur, m'entend parfaitement. 11 a passé par où je passe, il connaît ce terrain, cet amour de tout voir et de tout dire. Quant aux raisonnements qu'on peut faire sur notre infirmité, ils sont, hélas ! faits par tous les écrivains, et ce n'est pas une noble besogne que de vouloir y briser les hommes de courage.
Je me suis montré souvent bien dur pour M. Dumas. Mais j'ai la conscience de ne l'avoir
jamais attaqué que lorsqu'il s'écartait par trop du vrai. U a été un des ouvriers les plus puissants du naturalisme contemporain. Puis, il s'est déclaré en lui une sorte d'accès philosophique, qui a empoisonné et détraqué ses oeuvres. C'est alors que j'ai regretté de le voir s'échapper du terrain scientifique, où était son triomphe. Justement, quelle étrange comédie que cette Etrangère, faite de pièces et de morceaux, avec un duc de Septmonts si net et si vrai, avec cette miss Clarkson, le rêve,la folie, la -wierge du mal des mélodrames d'autrefois ! M. Dumas nous dira-t-il que co sont les nécessités scéniques, la _ convention et les préjugés, qui lui ont imposé cette figure banale et baroque? Non, mille fois non : 11 a mis la baronne d'Ange au théâtre, il pouvait ne pas y mettre cette Clarkson. S'il l'y a mise, c'est qu'à un certain moment son cerveau d'écrivain a été embrumé d'une vapeur philosophique, mystique, socialiste et religieuse. Eh bien, c'est cela que j'ai combattu en lui et que je combattrai encore, parce cpie je trouve cela mauvais cl, douloureux, dans un esprit aussi large. 11 s'est diminué chaque fois qu'il est sorti du naturalisme. Ce qui restera de lui, ce sera uniquement la somme de vérité qu'il a conquise sur la convention.
Avant de finir, je tiens à citer les lignes suivantes : « 11 faut être d'une outrecuidance niaise, voisine de l'hémiplégie ou du delirium lremens pour s'imaginer qu'on fait des révolutions en littérature et qu'on est un cher d'école. On peut avoir autour de soi quelques besogneux, quelques naïfs et quelques malins qui vous élisent ces choses-là par nécessité, par ignorance ou pour se donner le spectacle de la sottise d'un homme 1 célèbre, mais il ne faut pas les croire. » Voilà qui
va être bien désagréable à Victor Hugo. | Maintenant, on a prétendu que ces lignes s'adressaient à riioi. J'en cloute encore, carie ton de la préface, aux autres passages, est des plus courtois. M. Dumas connaît-il la force des légendes? A-t-il étudié combien Une idée toute faite, répandue dans le public, a de la peine à on être arrachée, pour être remplacée par l'idée vraie? C'est une étude curieuse à faire, et qui i devrait le tenter, lui qui aime à observer les
foules. Eh bien, je lui propose mon cas. I II doit me comprendre. Je parle à une haute
i personnalité littéraire, qui a dû voir se former 3 beaucoup de légendes autour d'elle. Que feraiti il, à ma place, s'il n'était pas le moins du monde i orgueilleux et qu'on l'accusât de l'être; s'il - ' n'avait pas la prétention d'apporter une formule nouvelle et qu'on lui en imposât une; s'il s vivait en brave homme, trouvant tout chef y d'école imbécile, et qu'on voulût à toutes forces o faire de lui un chef d'école? Je m'adresse à sa n franchise. Dois-je mettre à nu les quelques amii-. tiés qui m'entourent, montrer que chacun pense e à sa façon dans ce petit monde, répéter une fois i- encore qu'il n'y a ni école ni chef? Dois-je plutôt e attendre que la vérité se fasse? Evidemment, 3. c'est encore là le meilleur parti. Mais M. Duir mas comprendra-t-il au moins, si je me tais, la ;s révolte que peut soulever en moi l'aide inconic sidérée qu'il apporte à l'erreur, en acceptant sur ma personne, sans documents, sans contrôle, ir toutes les niaiseries et toutes les calomnies qui ir courent les. journaux? Cela n'est pas digne de
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
lui, ni de son caractère ni de sa situation. C'est encore une action mauvaise.
Entre M. Dumas et moi, un mot doit suffire. Il s'est laissé tromper, tout ce qu'il avance est faux, je l'affirme. Mon continuel étonnement, c'est qu'il soit si difficile de lire et de comprendre ce qu'un homme a écrit. S'il n'y avait aucun document, si j'étais mort depuis cinq cents ans, je comprendrais ces erreurs matérielles, ces affirmations hasardées. Mais tout ce que j'ai publié est là, quelques heures suffisent pour en prendre une idée exacte. Quel étrange phénomène se produit-il donc? Comment arrive-t-on à me prêter des opinions de pure fantaisie, à me faire dire juste le contraire de ce que j'ai dit réellement? Ce qui me tranquillise, c'est que je compte réunir tous ces articles épars, et que je finirai par avoir raison, lorsqu'on se décidera à les consulter. On me prépare làiiii facile triomphe, que je n'ai pas cherché. Le jour où un esprit juste, étonné de cet assaut furieux de tous contre un seul, voudra se reporter aux éléments de la querelle, il sera bien surpris do voir que cet homme a été un simple travailleur cherchant le vrai, niant les écoles, affirmant la seule individualité, étudiant l'époque en historien,faisant sa propre tâche avec le sentiment de son impuissance et la continuelle peur de n'être pas digne du bruit maladroit qu'on déchaîne autour delui. Et, en concluant, jo reviens à ce ton de mélancolie qui perce dans la préface de M. Dumas. Au bout clu chemin, devant son oeuvre, il semble se désespérer de ne pas la laisser plus grande. Alors, comme je l'ai dit, il préfère douter de la vérité que de lui-même. Où il n'a pu passer, il prétend barrer le chemin. Seulement, il ne faut pas cpie la jeunesse l'écoute. Entendez-vous,
vous tous qui travaillez, qui luttez, qui rêvez de triompher, ce n'est pas M. Dumas qui vous parle, ce n'est plus que son ombre. Ecoutez-le, quand il vous parle de son expérience, écoutez-le encore quand il vousrecommande d'appuyer votre force sur de la prudence. Mais, quand il vous affirme en bloc l'éternité de toutes les conventions, quand il prétend la vérité impossible, quand il présente le public comme un élément immuable, ne l'écoutez plus, car il vous induit en erreur, il vous enlève tout votre courage, il vous jette clans la fabrication, dans la routine, dans le succès quand même.
Voulez-vous savoir ce cpie vous dit par ma bouche l'auteur de la Dame aux Camélias, du Demi-Monde, de Monsieur Alphonse? Voici ce qu'il dit : « Vous êtes jeunes, rêvez donc de conquérir le monde. Exagérez votre audace, songez qu'il vous faut dépasser vos aînés pour laisser à votre tour de grandes oeuvres. Le métier vous glacera assez vite. Chaque conquête sur la convention est marquée par .une gloire, personne n'est grand s'il n'apporte dans ses mains saignantes une vérité. Le champ est immense, infini. Toutes les générations peuvent y moissonner. J'ai terminé ma tâche, mais la vôtre commence. Continuez-moi, allez plus avant, faites plus de clarté. Je vous cède la place par une loi fatale, je crois à la marche de l'humanité vers toutes les certitudes scientifiques. Et c'est pourquoi je vous crie de reprendre mon combat, d'être braves, ne de pas avoir peur des conventions que j'ai entamées et qui céderont devant vous, dussiez-vous, un jour, par des oeuvres plus vraies, faire pâlir les miennes. »
Tel est le seul langage que M. Dumas peut tenir àla jeunesse.
VICTORIEN SARDOU
i
J'entends faire à M. Victorien Sardou le reproche de ne point se modifier, de recommencer éternellement la même pièce, taillée sur le même patron. Pourquoi se modifierait-il? Il a une formule qui lui a réussi ; il est trop ami du succès pour changer cette formule, tant que le public ne s'en lassera pas. Que demain le public exige autre chose, et l'on peut être certain qu'il abandonnera la coupe qui lui sert depuis ses débuts. Une seule fois, il a eu l'ambition d'écrire un chef-d' oeuvre, la Haine. Mais une fois n'est pas coutume, et comme les spectateurs lui ont nettement signifié qu'ils ne voulaient pas de chefs-d'oeuvre, il a pris solennellement, dans une lettre rendue publique, l'engagement de ne plus en faire. Et il tiendra parole, j'en suis convaincu.
Vraiment, nous sommes bien venus de discuter les pièces de M. Sardou ! Il hausse les épaules de pitié. Nous lui reprochons trop d'ingéniosité, nous nous plaignons des pantins qu'il
nous montre, des ficelles trop grosses qu'il attache à chaque situation. Et il sourit, il étale sa popularité, il cite les deux ou trois cents représentations de chacune de ses oeuvres. Est-ce qu'un homme auquel le théâtre a payé un château peut avoir tort? Puis, je jurerais qu'il est très fier de son adresse, il doit discuter ses tours d'escamotage avec la conviction d'un homme passionné. Imaginez un marchand de jouets qui aurait un bébé parlant à vendre. Ses personnages disent « papa » et « maman », et il entend nous prouver que ce sont des personnages naturels. j_-..;^
Dora, la pièce en cinq actes que vient de représenter le Vaudeville, est une de celles où il est le plus facile de surprendre les procédés de M. Sardou. Il y a toujours deux parties très distinctes dans une oeuvre de cet auteur dramatique, ce que j'appellerai le cadre et ce que j'appellerai l'action. M. Sardou cherche le cadre dans l'actualité ; il a le flair du moment précis où il faut employer telle ou telle matière. Ainsi, I Dora n'aurait pu être jouée quelques années
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VICTORIEN SARDOU
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plus tôt, et, quelques années plus tard, on ne l'aurait pas comprise.
D'abord, le cadre. L'auteur a dû se dire qu'il y avait un milieu curieux à peindre, celui du clemi-monde étranger, les comtesses de hasard, les grandes dames venues on nesaitd'où, les aventurières que Paris accueille du moment où elles sont belles et où elles paraissent riches. Puis, cela ne suffisant pas, il a pris le coin de ce demimonde qui avoisine le monde parlementaire, de façon qu'il a élargi son milieu en le prolongeant dans les coulisses de la politique. Là est la trouvaille qui a dû le décider.'il a conçu le rôle d'une espionne travaillant pour le compte d'un ministre autrichien. Même il a inventé tout un bataillon d'espionnes, opérant sous les ordres d'un baron de comédie. Des espions, n'était-ce pas un coup de maître? Notre idée fixe, en France, est que nous sommes espionnés; des légendes ont couru ; le sujet allait tomber dans un terrain admirablement préparé.
Certes, je ne puis m'arrêter à discuter l'importance cjue M. Sardou donne à ses espionnes. Cela m'a paru bien puéril. Que des femmes bavardent, que des femmes écoutent, provoquent même des confidences et les répètent, la chose est vraisemblable. Mais cpie les Etats aient ainsi à leur? ordres des gredines qui agissent presque officiellement, en bandes, sous le commandement d'un monsieur quelconque, c'est ce qui me semble fort douteux, En tous cas, les choses ne ' se passeraient pas d'une façon aussi commode et aussi prudente que le croit M. Sardou.
Pourtant, j'accepte l'espionne. Voilà M. Sardou avec ce grand rôle sur les bras, une femme étrangère, d'une beauté admirable, venant à Paris confesser les personnages politicpies. La pièce tout de suite menace de tourner au drame. En tous cas, l'espionne devra être une figure étrange, accusée avec relief et laissant deviner des profondeurs. On comprend qu'un auteur soit lente. Mais M. Sardou, qui connaît son public, tourne autour de cette figure avec inquiétude. A quoi bon faire grand, cela ne réussit pas. Il préfère mille fois faire ingénieux. Et, tout d'un coup, il a trouvé; il lui suffit de faire de son espionne une fausse espionne. H y a deux cents représentations là dedans.
Nous voici à l'action, maintenant. Imaginez un jeune diplomate, André, qui tombe amoureux d'une jeune Espagnole, rencontrée avec sa mère, à Nice. Les deux femmes ont des allures bizarres qui les font prendre pour des aventurières. Le triomphe, au fond, est d'en faire des personnages parfaitement honnêtes. André épouse Dora, la fille de la marquise de Rio2-arès. Mais, le jour de son mariage, il croit découvrir qu'il s'est marié avec une espionne, dont les délations ont fait jeter en prison un de ses amis. En outre, un papier important lui a été volé dans son secrétaire, et tout accuse sa iemme. Naturellement, au cinquième acte, l'innocence de Dora est proclamée. Elle était simplement la victime delà comtesse Zicka, une véritable espionne celle-là, qui avait volé le papier °t fait emprisonner le jeune homme, en ourdissant sa trame de façon à se venger de Dora et ■'André, qu'elle adorait,
v Voilà du théâtre, au moins, parlez-moi de ça 1 ^ n'y a plus de grande figure, la fausse espionne
est une pensionnaire égarée parmi des loups, la véritable espionne est un traître de mélodrame. Mais comme c'est travaillé,comme c'est machiné ! Je connais des tours de cartes qui sont moins amusants. D'abord, il faut que la comtesse tende ses pièges, et le petit jeu est très agréable. Pour le vol du papier surtout, on voit un trousseau de clefs cpii se promène de main en main, de façon à récréer la société. Puis, il faut que la comtesse soit prise dans ses propres pièges, et ici le petit jeu recommence en sens inverse. Que peut-on demander de plus? n'est-ce pas une distraction suffisante pour un public qui digère?
Je recommande surtout le dernier acte. André et Dora ont rompu, tout est fini entre eux. Un ami, un député, Favrolle, qui mène la pièce, est chargé de confondre le vice et de récompenser l'innocence. Et il confond la comtesse, d'une façon énormément subtile. André lui a laissé l'adresse desonnotaire sur une feuille de papier, que Favrolle a mise dans un buvard. La comtesse, restée seule, veut lire ce papier ; elle le tient quelques secondes dans sa main gantée. Or, Favrolle a justement senti les gants de la comtesse, et, quand il reprend le papier, il retrouve la même odeur, la feuille s'étant imprégnée de cette odeur. C'est charmant, n'est-ce pas? Et ce qui est plus stupéfiant encore, c'est la prompte intuition du député, qui reconstruit le drame entier en quelques phrases. Enfin, pour aller de plus fort en plus fort, il joue une comédie à la comtesse ;illui faittout avouer, grâce à une feuille de papier blanc, qu'il lui donne comme un dossier de police sur son passé.
Je n'entends pas nier les epielques scènes à effet que cette donnée à fournies à M. Sardou. Quand il a échafaudé une pièce sur toutes sortes de pointes d'aiguille, il obtient le plus souvent des situations intéressantes. L horrible lutte de ce mari cpii croit, le jour même do ses noces, avoir épousé une créature indigne, est dramatique. Je signalerai surtout la scène du troisième acte, où Teckli, le jeune homme que la comtesse a fait emprisonner, accuse nettement Dora, en face d'André, dont il ignore le mariage. Favrolle est présent. L'écrasement d'André, son besoin de savoir l'a vérité, les réti-' cences de Teckli, l'intervention de Favrolle, tout cela est merveilleusement conduit. On est là clans un combat poignant et vrai.J'aimebeaucoup moins la grande scène d'explications entre André et Dora, au quatrième acte. Elle est fausse. Il n'y aurait qu'un mot à dire pour que tout s'expliquât, et ni l'un ni l'autre ne dit ce mot. Dora ne reste pas dans son rôle, en refusant de parler et en faisant de la dignité. Tous deux ne peuvent avoir qu'un désir, chercher la vérité ensemble, la chercher jusqu'à ce qu'ils la trouvent.
Mais la pièce était finie, et nous y perdions le joli dénouement du cinquième acte, les gants, la feuille de papier et le reste. M. Sardou, à la chute du rideau, au quatrième acte, semble dire au public : « Maintenant, le drame est terminé, nous allons passer à un vaudeville, pour finir gaiement, » Et il rentre dans la coulisse ses personnages sérieux, il fait avancer les pantins. Au lieu de dénouer son action par André et Dora, les seuls intéressés dans l'affaire, ceux dont lé coeur est encore tout vibrant des pas-
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sions violentes qu'il y a remuées, il cesse de I < les utiliser, il charge des comparses de décider de leur sort. Le drame ne s'achève pas, il s'arrête court. Cela est peu noble et peu littéraire. Si Dora et André arrivaient par eux-mêmes à la vérité, la pièce aurait tout de suite une autre largeur.
J'ai dit que Dora s'achevait par un vaudeville. Cette comparaison me frappe et je la développe. Il semble que M. Sardou, dans ses pièces en cinq actes, entende tenir toute la soirée et donner au public un spectacle varié, tel qu'on en voit sur les affiches des théâtres de province. D'abord, il faut débuter par deux actes gais : M. Sardou fait ses deux premiers actes gais, en dehors de l'action. Ensuite, il faut, un morceau de résistance, un drame : M. Sardou noue un drame dans son troisième et son quatrième acte. Enfin, comme je l'ai dit, il faut un vaudeville pour terminer, et M. Sardou s'arrange pour que son cinquième acte, son dénouement, soit un vaudeville. Voilà une affiche bien composée. 11 paraît que la coupe est bonne, puisque le plus habile de nos auteurs dramatiques ne s'en écarte jamais.
Cette fois, pourtant, les deux premiers actes gais ont paru un peu longs. Le premier se passe à Nice, clans un hôtel où défilent les types excentriques de la pièce ; le second se passe à Versailles, dans le salon de la princesse Bariatine, une grande dame russe, qui a la folie douce de la politique, au point de croire qu'elle l'ait et défait des ministères. Certes, il y a beaucoup de jolis détails. Mais tout cela est facile. Les grandes dames sans le sou, les mères qui traînent dans les villes d'eaux des filles en savates etenrobedesoiopour les marier, n'ont plus rien de bien original. Quant aux députés, ils sont vraiment, trop aisés à peindre ainsi d'une façon caricaturale. Les types mis à la scène par M. Sardou sont las de traîner clans les petits journaux. Il n'a pas trouvé un seul profil vraiment nouveau, il n'a pas inventé un seul mot profond. Ce sont des silhouettes sans intérêt aucun. A peine sent-on, çà et là, quelques allusions qui font long l'eu.
Le pis est que ces deux actes sont, obscurs. On ne sait où l'auteur vous mène. Tout le début du premier acte a laissé le public très froid. Le troisième acte et le quatrième ont eu au contraire un grand succès. Le cinquième a fait sourire par son ingéniosité. Tel est lo bilan exact de la soirée.
J'ai le regret, en terminant, d'avoir à prendre la parole pour un fait personnel. Dans un de mes derniers romans, Son Excellence Eugène'Rougon, j'ai, moi aussi, deux grandes dames, la comtesse Balbi et sa fille Clorinde,. qui courent les villes de plaisir et le monde de la politique, comme la marquise de Rio-Zarcs et sa fille Dora, l'une cherchant à marier l'autre. Ma Clorinde correspond avec un gouvernement étranger. Ma Clorinde épouse un diplomate et se trouve mêlée au même milieu que la Dora de M. Sardou. Enfin, dans le chapitre troisième de mon roman, mes deux étrangères sont posées comme les deux étrangères de M. Sardou, au premier acte, avec des détails d'une grande analogie.
Dieu me garde d'insinuer que M. Sardou a lu mon livre avant d'écrire sa pièce ! Les ressemblances s'arrêtent là, et les deux actions sont
complètement différentes. Seulement, comme je puis avoir l'idée de mettre Son Excellence Eugène Rougon au théâtre, et que mon point de départ, mon premier vacte, sera identiquement celui de M. Sardou, il faut bien que je prenne mes précautions. Voilà cpii est fait.
II
Dans les Bourgeois de Pont-Arcy, \a nouvelle pièce en cinq actes que vient de jouer le Vaudeville, M.' Victorien Sardou est encore resté fidèle à la formule qui lui a valu tant de succès. Une fois de plus, il a encadré un drame dans les énormes développements donnés à une peinture de moeurs; et, comme dans ses précédentes comédies, nous avons eu deux actes d'exposition, longuement détaillés, suivis de deux actes d'action, très ingénieusement charpentés, et terminés par un acte de dénouement, bâclé d'une façon quelconque, mais de manière à laisser partir le public avec une impression gaie.
Cette fois, M. Sardou avait choisi pour cadre la peinture d'une petite ville. Les journaux ont eu lo soin de nous avertir à l'avance, et avec plan à l'appui, que la petite ville de Pont-Arcy n'était plus la petite ville do Balzac, mais la petite ville contemporaine, que le chemin de fer a mise à trois heures de Paris. De là tout un changement dans les moeurs; on a construit un quartier neuf, la nouvelle ville, qui lutte avec les deux autres quartiers» la ville haute et la ville basse, la noblesse et le peuple; d'autre part, les ambitions sont décuplées, la fièvre de Paris s'est emparée des bourgeois et des bourgeoises. C'était tout un tableau nouveau à faire.
Il faut rendre à M. Sardou cette justice, qu'il a un flair merveilleux pour mettre en circulation, au théâtre, la petite monnaie des trésors que nos romanciers entassent dans leurs livres. Nos romanciers ont peint cette petite ville moderne, comme ils avaient peint le monde politique interlope de Dora. Seulement, qui s'avisait de s'en apercevoir? Est-ce cpi'on lit les livres? Et voilà que M. Sardou arrive, débarrassant, l'étude du romancier de tout le côté profond et sérieux, remplaçant les observations exactes par des caricatures et des plaisanteries à la taille du public : aussitôt on crie à la découverte, à l'invention, à l'audace. Cela fait sourire.
Vous allez voir qu'avant quinze jours d'ici, il sera bien et dûment établi que M. Sardou est le peintre par excellence de la province nouvelle, de cette province epii tend à devenir labanlieue de Paris. On criera même à la vérité des types. La vérité des types, bon Dieu ! Il n'en est pas un, dans la pièce, qui no soit une charge démesurée : la mairesse Trabut et son amie, l'élégante Zoé, qui se feraient siffler à Pontoise pour leurs toilettes extravagantes, qu'une cocotte ne se permettrait pas à Habille; madame Cotteret, une épave parisienne, une ancienne rigoleuse du Prado tournée àla dévotion, qui donne la note du rigorisme, avec une outrance également excessive; Léchart, un papetier, religieux, un gredin hypocrite, dont le profil a traîné partout; Aniaùry, un beau, le coq de Pont-Arcy, beaucoup trop beau, ne sentant plus du tout la pro-
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vinçe. Et c'est tout, M. Sardou a borné là la série <î de ses portraits, il a cru. avoir incarné sa petite c ville entière clans la demi-douzaine de pantins c que je viens de nommer. (
Ce cpii me fâche, c'est que pas une fois la note i juste n'est donnée. J'admets parfaitement qu'il f faut un certain grossissement au théâtre. Mais 1 encore les rapports entre les figures doivent-ils subsister. Or, rien n'est plus criard que la juxta- s position de ces figures de convention,toutes bâties i sur des clichés qui'courent les rues. Et comme i cela est gros, comme toute cette invention < manque d'originalité et de distinction ! L'auteur 1 ne recule devant aucun moyen pour prendre son i public. C'est de la peinture d'enseigne, à coups de balai. Pas un caractère n'est, fouillé, pas un ] personnage n'est mis clans son vrai jour. Certes, ceux qui connaissent-laprovinceresterontébahis devant une pareille farce.
Remarquez, d'ailleurs, que l'intrigue est demeurée poncivè, si les figures ont, la prétention d'être nouvelles. Les bourgeois de Pont-Arcy, comme les bourgeois des petites villes de Balzac, se déchirent entre eux. Même M. Sardou aurait bien fait de les appeler les bourgeois d'Arcy tout court, car sa pièce n'est qu'une adaptation du roman clans lequel Balzac a étudié les intrigues compliquées d'une élection en province. La belle madame Trabut, qui veut l'aire de son mari un député pour aller vivre à Paris, lâche de ruiner la candidature de Fabrice de Saint-André, on liguant contre lui tout une partie de la ville. Vous devinez dès lors les plaisanteries commodes sur les sous-préfets, sur les candidats, sur le centre gauche ; ces plaisan têries sont d'un effet sûr, et M. Sardou n'hésite jamais, quand il est certain d'avoir le gros public pour lui. 11 manque absolument de scrupules li ttéraires.
Le cadre déborde, j'ai donc parlé d'abord du cadre. Mais j'arrive an-drame. Le père de Fabrice de Saint-André a eu une liaison, dans les dernières années de sa vie, avec une certaine Marcelle, qu'il a rendue mère, après lui avoir juré qu'il l'épouserait un jour. Cette liaison est ignorée de tous.lorsque Marcelle elle-même vient brusquement la révéler à Fabrice, poussée par le très bon sentiment d'éviter une grande douleur à madame de Saint-André, car celle-ci va tout apprendre, à la suite d'une complication que je me dispense d'expliquer. Le pis est que Fabrice, grâce aux menées de madame Trabut, est surpris avec la jeune femme, et que, pour épargner un chagrin à sa mère, il consent à laisser croire qu'elle est sa propre maîtresse, ce cpii rompt son mariage avec Bérengère, une jeune fille qu'il adore.
Dès lors, on comprend le drame. M. Sardou, cpii aime à jouer avec son public comme avec une souris, n'a garde de rester en chemin. Quand il croit tenir une situation, il la pousse jusqu'au bout. Pendant deux actes, il retourne donc sur tous les côtés cette situation du fils endossant les gaillardises du père, acceptant la maîtresse d'abord, puis l'enfant, le tout pour ne pas faire de peine à sa maman. D'abord, il a une explication avec sa mère; ensuite, il a une autre explication avec sa fiancée. L'oncle Brochât est mêlé à toute cette histoire, et sert à la presser comme un citron, jusqu'à ce qu'elle ait rendu tous les effets scéniques imaginables. Grande souffrance
le madame de Saint-André qui, devant les refus ie Fabrice, révolté à la pensée d'épouser Marcelle, finit par le traiter de malhonnête homme. Grand dévouement de Marcelle qui se prétend indigne et pousse l'abnégation au point de se faire chasser. Enfin, comme disaient nos pères, toutes les herbes de la Saint-Jean.
A la rigueur, je comprends que cette idée ait séduit un homme de théâtre. Nous autres romanciers aurions souri et passé outre. Un fils rompant un mariage, brisant son avenir pour éviter toute tache àla mémoire de son père, quel beau sujet ! Et comme cela est dramatique, le iils accusé par la mère et ne pouvant parler ! Puis, tout le monde est sympathique : le fils un héros, la mère une sainte femme, la. maîtresse ellemême une martyre, une nature élevée, dont l'unique faute a été de croire à la parole d'un homme, et qui est en somme la seule punie. Voilà de quoi toucher les coeurs les plus durs. On ne peut trouver d'intrigue plus tentante.
Le malheur est que tout cela n'existe pas et se bâtit simplement dans la tête de l'auteur. Nous sommes là jusqu'au cou clans une fiction inacceptable. Fabrice n'est pas un héros, il est simplement un imbécile. Je comprends parfaitement qu'on n'aille pas révéler de gaieté de coeur à une veuve que son mari l'a trompée et a laissé quelque part une lingère inconsolable, accompagnée d'un orphelin. Mais il est telles circonstances où, entre deux chagrins, il faut savoir choisir le moindre. Or, il serait beaucoup plus humain do dire tout de sui te à madame de SaintAndré que son mari ne lui a pas toujours été fidèle, que de la promener si longtemps clans les douleurs que lui cause la prétendue vilenie de son fils. Etrange façon de ménager une veuve, en respoctaut le mari mort pour déshonorer le Iils vivant ! On veut qu'elle ne pleure pas et on la l'ail sangloter.
N'est-il pas évident cpie, dans la vie, les choses se passeraient d'une autre façon? Jamais le fils ne se laisserait acculer de cette manière, jamais il ne permettrait qu'on letraînàtsilongtempsdans la monstruosité d'une pareille confusion de personnes. Il dirait ou il ferait dire tout de suite la vérité à sa mère. Et ce dénouement était tellement indiqué que M. Sardou a bien été forcé d'y arriver à la fin. L'oncle Brochât finit par s'apercevoir du malentendu où l'on patauge, et avertit charitablement madame de Saint-André. Alors, la pièce qui, depuis trois heures, piétine sur place, au milieu de toutes sortes de choses pénibles, s'arrête tout d'un coup, et de la façon la plus plate. On se regarde, surpris de la commodité de ce dénouement, ne reconnaissant plus son Sardou, si ingénieux d'ordinaire. Eh quoi ! il n'y a pas de tour de passe-passe, cela finit comme cela aurait dû commencer ! Alors, à quoi bon?
Ce qu'il y a de plus comique dans l'affaire, c'est que madame de Saint-André, après.le coup au coeur réglementaire, accueille avec des transports lyriques la révélation de Brochât. Elle embrasse son fils, elle pleure de joie. Vraiment, on a bien tardé pour lui causer ce plaisir. Ce qui est pénible, ce n'est pas la situation ellemême, ce sont les développements que M. Sardou lui a donnés. On peut admettre que Fabrice, surpris avec Marcelle, perdant la tête, ne veuille
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d'abord pas dire la vérité devant sa mère. Seulement, cela doit se dénouer tout de suite ; autrement, on entre dans une convention des plus choquantes. Un mari, surtout un mari mort, n'est pas déshonoré parce qu'il a eu une maîtresse. L'indignation de Fabrice, lorsque Marcelle lui conte son histoire, est une indignation de théâtre, une spéculation sur la gourmandise que montre le public pour les grands sentiments et les grands mots. Il est indélicat de se servir de ces moyens grossiers. Le crime de feu le baron de Saint-André n'est pas si gros qu'il puisse causer une pareille révolution dans une famille.
Et ne croyez pas que j'exprime là mie opinion personnelle. La pièce est froide, parce qu'elle repose sur une situation cpii n'est point vraie. 11 n'y a pas, au fond de ces grands désespoirs, de quoi fouetter un chat. Le public sent cela plus ou moins confusément; aussi ne s'est-il livré que difficilement et seulement après les tirades sur le coeur, sur la vertu, sur les devoirs. Tout le temps, on se dit : « Mais pourquoi sontils 'si malheureux, là dedans? Un mot suffirait pour les rendre très heureux. » On attend ce mot, on s'impatiente, perdu au milieu de broussailles obstinées; et, lorsque l'oncle Brochât veut bien enfin les tirer d'affaire, on est tellement fatigué, qu'on se fâche d'avoir marché si longtemps sans bouger de place.
J'aurais voulu insister sur deux scènes. L'une est charmante, d'une observation très délicate et très vraie : c'est la scène où l'oncle Brochât apporte à madame de Saint-André la photographie de l'enfant de Marcelle, que la bonne mère prend pour son petit-fils et qu'elle regarde, les yeux peu à peu mouillés de larmes. L'autre scène est bien caractéristique : Fabrice a une explication aA'ec Bérangère, et, au lieu de tout lui dire, il se contente de lui jurer qu'il n'a jamais été l'amant de Marcelle et de lui demander de croire à sa parole, par un miracle d'amour. L'effet a été très grand. J'ai cru surprendre .là tout le secret de ce qu'on nomme le métier du théâtre. Dans la réalité., il est certain que Fabrice aurait poussé son aveu jusqu'au bout; les jeunes filles en chair et en os ne sont pas ces lis immaculés, qu'un souffle flétrit, tels qu'on les plante de huit heures à minuit devant le trou du souffleur. Jamais un romancier observateur ne se serait avisé de tirer un effet de cette demi-confidence de Fabrice. J'avoue même que, si j'avais lu la pièce au lieu de la voir, je ne me serais jamais douté qu'iiy eût, dans cette scène, un effet si grand. Eh bien, tout le secret du théâtre est peut-être là : calculer la déviation qu'il faut donner au vrai pour que le public soit agréablement chatouillé. On sait que les ouvriers: qui décorent les faïences emploient des couleursldbnt les véritables teintes n'apparaissent qu'au feu du four; nos auteurs dramatiques cuisent également au feu de la rampe leurs peintures, si fausses de tons.
Je veux conclure. M. Sardou n'a jamais si mal réussi le cadre épisodique dont il entoure ses drames. La pièce ne répond nullement au titre, j'en suis encore à chercher les bourgeois de Pont-Arcy, c'est tout au plus s'il nous a montré quelques caricatures de bourgeoises qui ne sont d'aucun département; à la fin surtout, les personnages
personnages second plan s'effondrent tout à fait, ne tiennent plus aucune place et arrivent pour servir de rideau de fond. Quant au drame luimême, c'est un vaudeville du Palais-Royal qui a mal tourné. J e vous assure qu' on écrirait quelque chose de très drôle, en mettant les situations au comique. Le tort de M. Sardou a été de gonfler son sujet jusqu'à le faire éclater, et d'entasser les grands sentiments, à propos d'une aventure de famille qui, en somme, ne demandait qu'un peu de discrétion.
III
Je n'ai pas à revenir le moins du monde sur la façon dont j'ai jugé les Bourgeois de Pont-Arcy. Seulement, l'oeuvre nouvelle de M. Sardou m'a fait faire des réflexions cpie je crois intéressantes. Je le prendrai d'un peu loin.
Souvent, j'ai été frappé de ce fait que la gloire littéraire de chaque siècle éclate dans un genre particulier. Il semble que toutes les forces créatrices d'une époque adoptent par instinct la formule qui leur permettra le plus large développement possible, en tenant compte des milieux et des circonstances. Ainsi, il est évident qu'au dix-septième siècle le meilleur du génie de la nation s'est porté au théâtre, dans la tragédie et la comédie; il suffit de citer Molière, Corneille Racine. Au dix-huitième siècle, la formule a déjà changé; Diderot, Voltaire, Rousseau sont des philosophes, des. historiens, des critiques. Enfin, de notre temps, au dix-neuvième siècle, les genres méprisés et mis à la queue de tous les autres, dans les traités de rhétorique, la poésie lyrique et le roman, jettent tout d'un coup un tel éclat, qu'ils régnent au premier rang. Evoquez simplement les grands noms de Balzac et cîe Victor Hugo.
Je n'insiste pas, il me paraît hors de doute que, chaque grande période littéraire a ainsi un cadre qu'elle élargit, dans lequel il lui convient davantage de couler sa pensée. Et je suis certain que ce cadre n'est pas choisi au hasard, qu'il est imposé, que ce sont les moeurs, les tournures d'esprit, le moment physiologique et psychologicpie de la nation cpii le créent. U serait un peu long'd'examiner ici pourquoi l'oeuvre dramatique a été l'oeuvre par excellence du dix-septième siècle, pourepioi l'histoire et la critique sont nées au dix-huitième. Mais, devant l'infériorité évidente de nos comédies et de nos drames actuels, je suis très tenté de dire pourquoi, selon moi, le roman absorbe aujourd'hui tous les véritables tempéraments littéraires qui se produisent.
Remarquez combien le théâtre était un merveilleux terrain pour développer des personnages abstraits, des morceaux d'éloquence, la rhétorique balancée d'une langue mûre et parfaite. Molière et Corneille écrivaient des comédies et des tragédies, parce qu'ils avaient trouvé là la formule propre du génie de leur âge ; je suis persuadé que, de notre temps, ils écriraient des romans. Plus tard, Diderot et Voltaire s'occupent bien de théâtre; mais les formules ont changé, des éléments nouveaux se sont produits, l'amour de la nature, l'analyse exacte, le souci
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Le vrai public n'est jamais en retard, puisqu'il trouve le moyen de dîner et d'être exact.
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de la vérité physique; et l'on voit Diderot se E débattre, dans des drames qu'il ne peut rendre si scéniques-, tandis que Voltaire n'accouche que r> de tragédies médiocres, après avoir mis toute sa o flamme littéraire dans des contes de vingt pages. le Nous arrivons ainsi à notre époque, où le mouve- s" ment du siècle dernier s'accentue encore. Le a théâtre devient de. plus en plus un cadre bâtard n qui décourage le génie ; le rom an ouvre, au contraire, son cadre libre, son cadre universel, aussi n large que les connaissances humaines, et ap- J pelle à lui tous les créateurs. p
Userait vraiment étrange que les grands écri- c vains vinssent ainsi par fournées : les auteurs s dramatiques à la l'ois, puis les philosophes, et les c critiques, puis les romanciers. Si là formule lit-té- s raire était indépendante de l'époque, nous au- 1 rions en même temps des grands hommes dans s tous les genres. Puisqu'ils naissent ainsi par j couches successives, il faut bien admettre que le j climat intellectuel clu siècle entre pour quelque ( chose dans les fleurs qu'ils portent, s
Nous sommes donc au siècle du roman. C'est 1 un. mouvement qui commence à peine, d'ailleurs. Questionnez.des gens graves, vivant:dans i des bibliothèques, ils vous diront, avec une moue méprisante, .qu'ils ne lisent jamais de romans. Le roman est resté pour eiixunefiction légère, un simple amusement, de l'esprit, bon pour les femmes. Ils no soupçonnent pas le moins clu monde cjuelle largeur on a donnée à ces études, qui embrassent à la fois la nature, et l'homme. On les-stupéfierait, si on leur démontrait que la critique, l'histoire, la science sont là désormais. Et, fatalement, à mesure que le roman a pris cette ampleur, le théâtre est devenu de plus en plus étroit. Tout ce qui élargissait le premier, l'allure libre, la vie rendue avec son frisson, I l'analyse des personnages poussée jusqu'au rendu des plus petits détails, le retour aux sources, l'enquête continuelle, étriquaient par là même-le second, qui. ne vit chez, nous cpie de conventions et d'à peu près. Ou peut poser, en axiome que le mouvement naturaliste a rendu le théâtre d'autant plus médiocre qu'il, apportait au roman une largeur plus grande. *
C'est ici cpie je reviens à M; Sardom On raconte que M. Sardouprépare ses pièces des mois à l'avance, qu'il fait un. dossier pour chaque personnage,.qu'il dessine les plans des lieux où son- action se passe* qu'il calcule les moindres épisodes avec des soins minutieux. Eh ! bon l.)ieu ! nous ne faisons pas autre chose,, nous autres romanciers. Nous amassons également des notes, nous dressons- des actescivilsià nos héros-, nous ne nous mettons- à l'oeuvre que lorsque nous nous sentons solidement debout sur le terrain de la réalité,,Alors, comment arrive-t-il que M,. Sardou.aboutisse;aux.stupéfiants résultats des Bourgeois de Pont-Arcy? Gomment les types.observés, les-notes, prises, les plans étar 'dis*.peuvent-ils fournir ces caricatures ridicules* cette petite ville en carton,.d'une invention.si grossière et si peu acceptable? L'explication est: simple.: c'est que M..Sardou fait du théâtre.
On se souvient: de la. détermination fameuse qu'il prit, au lendemain de l'insuccès de là -laine. Il écrivit une lettre d'homme vexé, clans -wpielle-.il: déclarait, cpie, puisque-le-public ne boulait pas de chefs-d'oeuvre, il n'en ferait plus.
Et il entend tenir son serment. Au théâtre, le succès est tout; itle faut immédiat, brutal, complet. Un livre peut attendre, une pièce tombe ou, réussit. Aussi M. Sardou n'a-t-il qu'un but* lorsqu'il écrit, conquérir le public quandniême, s'aplatir devant lui aussi bas qu'il le faudra. Son ambition ne va pas plus loin que les-applaudissements,
Dès lors, on commence à comprendre. Rien n'est pénible comme une vérité humaine. M. Sardou égayé les vérités en les disloquant, II pousse-chaque détail.à-la charge, il met dans un coin des amoureux en pâte tendre, il amuse la salle on escamotant dés muscades. "Au: milieu de ces exercices* l'es-notes-qu'il-a prises restent sur le carreau, ses plans ne sont plus que d'excellentes réclames, bonnes à publier dans un journal, ses personnages deviennent des marionnettes pour entretenir la belle humeur dès enfants, grands et petits. On a émis devant moi la pensée que M. Sardou n'était peut-être pas un bon observateur, qu'il croyait observer et qu'il n'allait pas au delà de la surface des choses. Mon Dieu ! c'est possible* mais M. Sardou serait un observateur très fin, qu'il' n'en garderait pas moins pour lui ses observations, s'il voulait rester l'homme de théâtre dont tout lé monde se plaît à reconnaître l'adresse.
Un homme de théâtre ! cela dit tout, à notre époque. Un homme de tliéâtro est un homme qui conçoit les sujets d'une façon particulière, en dehors du vrai; un homme qui danse sur des pointes d'aiguilles* qui tient et gagne la gageure do faire marcher ses personnages sur la tête; un homme qui fausse par métier tous les éléments d'analyse auxquels il touche; un homme enfin qui va contre le courant actuel de la littérature, I qui est obligé de se résigner aux culbutes pour vivre dos caresses d'il public. ,.^i
Pourquoi M. Sardou est-if allé dans cette galère? C'est sa faute* 11 n'y a actuellement cpie deux situations possibles pour un auteur dramatique : tout sacrifier au succès, dégringoler jusqii'embas la pente dumédiocre et se consoler en ramassant des-bravos et des pièces de cent sous; ou bien vouloir tenter la littérature surlés planches, tâcher de mettre debout des personnages en-chair et.en os, etrisquer alors les plus abominables chutes qu'on puisse rêver. M. Sardou, par tempérament sans doute, a choisi le chemin bordé de fleurs. C'est tant pis pour lui. A mesure qu'il: avance, le public lui demande des farces plus grosses. « Allons, plus bas ! plus bas.! agenouille-toi davantage, plus bas encore 1 dans le ruisseau !' C'est notre bon plaisir, nous i aimons les gens que nous salissons, » Et il; ne" i peut se relever dans- l'orgueil de son génie libre I etindompté, car c'est lui-même qui s'est mis à ■ genoux le premier, pour montrer ses plus jolis s. tours.
Oui,, il vient, une heure où le procédé dé ces; amuseurs:.publics s'accentue et craepie de-toutes t parts. On ne voit plus que la carcasse défoct: tueuse, on commence à bâiller. Alors, l'auteur éperdu veut redoubler d'adresse; mais l'adresse e- no suffit plus, tout croule, le vide apparaît. ï Assistez à la reprise d'une dès-anciennes pièces s de M. Sardou, vous aurez la sensation de' ce e vide. Dans leur nouveauté, les scènes onteomme i, | une beauté du.diable.qui plaît; la rampe a vite
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mangé cette beauté, on reste en face d'une grimace. Et ce ne sont pf.s cpie les pièces reprises qui ont vieilli : les pièces nouvelles de M. Sardou ont elles-mêmes une odeur de vieux. C'est qu'elles se répètent en se disloquant de plus en plus ; c'est qu'il est obligé d'outrer sa manière, à mesure qu'il sent le public lui échapper.
Les seules oeuvres solides sont les oeuvres qui s'appuient sur l'homme vrai, sur la nature vraie. Celles-là vivent, qu'elles aient ou qu'elles n'aient pas de succès à leur apparition. Elles se produisent logiquement dans une époque faite pour elles. Elles sont le résultat d'un milieu et d'un tempérament. On reproche aux romanciers de n'être pas des hommes de théâtre, et on leur fait là un grand éloge. Il faut entendre les esprits distingués de Russie et d'Angleterre s'étonner de la médiocrité de notre production dramatique, lorsque le roman chez nous est si haut. « Ce sont deux productions absolument différentes, disent-ils; jamais on ne croirait qu'un même peuple, à un même moment, puisse avoir deux littératures aussi tranchées. » Et l'on a toutes les peines du monde à leur expliquer pourquoi nos romanciers ont échoué, toutes les fois qu'ils ont voulu aborder le théâtre. Que le théâtre périsse donc, s'il nous est défendu d'en rompre le cadre conventionnel ! Depuis le dix-septième siècle, il est allé en pâlissant et en s'encanaillant. Les plus grands qui y ont touché, en sont restés presque toujours diminués. Aujourd'hui, il est le refuge des médiocrités habiles, il donne des fortunes, il fait des réputations colossales à des hommes cpii ne savent pas mettre sur ses pieds une bonne phrase. Des gens que le roman n'aurait pas nourris, arrivent auxplushautessituations, enfaisant sur les planches bon marché de la langue, du sens commun, de toutes les réalités qui nous entourent. Et l'on dit : « Saluez, ils ont reçu du ciel un don, ils sont hommes de théâtre. » Eh •bien ! non, nous ne saluerons pas, car ce don est une plaisanterie, puiscpu'il ne saurait faire vivre les oeuvres au delà de quelques soirées, puisqu'il n'apporté avec lui aucun mérite de durée ni de qualité. Dans le siècle du roman, le théâtre est condamné, s'il n'emprunte pas au mouvement du siècle un élargissement de sa formule.
Certes, M. Sardou n'est pas le premier venu. U emploie, comme le racontent ses biographes, les procédés de travail de Balzac et de Flaubert, très curieux du détail, ayant toutes sortes de petits papiers autour de lui, regardant les hommes et les choses avec d'étranges lunettes, il est vrai, qui déforment les objets les plus simples. Même il montre la prétention d'être un observateur à la piste des ridicules et des vices du temps présent. Mais il n'a pas notre estime littéraire.
M. Sardou arrive au mouvement, s'il ne peut atteindre àla vie. Parfois, on rencontre dans ses comédies de jolies scènes, très lestement enlevées. Il est passé maître dans tous les habiletés du métier, il sait à quatre bravos près ce que rendra une fin d'acte. Certains de ses dénouements sont restés célèbres comme tours d'escamotage agréables. On cite les mots de ses personnages, on lui fait jusqu'à une réputation d'écrivain. Mais il n'a pas.notre estime littéraire.
M. Sardou, jeune encore, compte derrière lui une longue suite de succès. La Famille Benoîton a révolutionné Paris, on a prononcé le nom d'Aristophane après Babagas. A la première représentation des Intimes, des dames ont cassé leurs petits bancs d'enthousiasme. Patrie a été mis à côté du Cid. Il est l'homme événement deux ou trois fois par année. Les journaux clu boulevard le tutoient avec tendresse. Des.boeufs gras ont porté les noms de ses héros. Mais il n'a pas notre estime littéraire.
M. Sardou est, je crois, officier de la Légion d'honneur. L'Académie, qui avait reçu Scribe, vient de l'accueillir avec des larmes de joie. Le voilà dans une apothéose, aussi haut qu'un auteur dramatique peut monter. Il a tout, la fortune, la gloire, un public gorgé de friandises, une critique idolâtre. Mais il n'a pas notre estime littéraire.
IV
J'ai à parler de Daniel Bochat, la nouvelle comédie en cinq actes que M. Victorien Sardou vient de faire jouer àla Comédie-Française.
Avant tout, je tiens à déclarer que j'entends mettre à l'écart la politique, la philosophie et la religion. Les républicains, avec leur adresse accoutumée en matière littéraire, sont en train de rendre un bien grand service à l'auteur par leur polémique violente. Eh cpioi? à propos de cette pauvre comédie, voilà les pontifes et les tribuns, voilà toute la bande grave de nos hommes d'Etat passés, présents et futurs, qui se fâchent en criant qu'on insulte la loi et que la République est menacée. C'est cela, apportez un pavé pour écraser une mouche. M. Sardou doit bien rire de cette tactique intelligente, qui donne à sa pièce une importance considérable. Maintenant Paris est remué, je ne serais pas surpris que Daniel Bochat, tombé le premier soir sous l'ennui et l'impatience de la salle entière, fût un grand succès de curiosité.
Donc, pas de discussion religieuse, pas de discussion politique surtout. Il m'est parfaitement indifférent que M. Sardou soit spiritualiste ou matérialiste; ce qui m'importe, c'est de juger s'il pense en esprit supérieur ou en esprit vulgaire, s'il a écrit une oeuvre de talent ou une oeuvre médiocre. Quelle rage ont donc les partis politiques à se rendre bêtes et ridicules? Us ne peuvent s'occuper des lettres sans nous faire hausser les épaules. Ah ! cpi'ils sont petits, et comme toutes leurs vaines passions sont emportées par P éternelle vérité et F éternelle justice I
L'idée première de M. Sardou a été de mettre aux prises un homme athée et une femme croyante. Avec son flair du théâtre, il a cru que la double question du mariage civil et du mariage religieux pouvait lui fournir un excellent terrain dramatique; et, dès lors, la situation capitale de son oeuvre a dû se formuler ainsi : les époux sont déjà mariés à la mairie, quand la lutte des croyances se déclare entre eux, au moment d'aller à l'église, une lutte de foi et d'amour qui doit emplir l'oeuvre. Cela était fort tentant, car la situation est très belle; seulement, pour arriver à poser cette situation, des difficultés énormes se présentaient. Remarquez
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que l'époux et l'épouse doivent être de parfaite bonne foi ; ils ne se tendent pas de piège, ils vont I devant le maire loyalement, sans se douter une 1 seconde du drame qui éclatera, lorsque lui se 1 trouvera suffisamment marié, tandis qu'elle, s révoltée, refusera de le recevoir dans sa chambre, < si un prêtre n'a pas béni leur union. En un mot, i il faut qu'il y ait un malentendu entre eux. Or, : essayez de trouver un malentendu pareil qui ne soit pas puéril ; et il le deviendra davantage, à i mesure que vous choisirez des personnages plus intelligents et plus honnêtes.
Voilà le premier obstacle où M. Sardou s'est ; brisé. 11 a pris Daniel Rochat, un chef de parti, un homme de premier ordre ; il a pris Léa Henderson, une jeune fille parfaite, aux sentiments nobles, à l'âme ardente et sincère; et son problème était de jeter ces deux intelligences, ces deux honnêtetés, dans une situation terrible, qu'un simplemotauraitdûempêcher. Comment! Daniel et Léa se marient, sans avoir réglé les conditions de leur mariage ! Je sais bien cpie l'auteur a mis autour d'eux des circonstances atténuantes ; leur amour est un coup de foudre, le mariage a lieu en voyage et avec une précipitation extraordinaire. Mais tout cela ne fait que rendre l'invraisemblance plus sensible. Puis, ce epii gâte tout, c'est le jeu de mot enfantin sur lequel pivotola situation. Daniel tombe en aveugle clans ce foyer de propagande prolestante; il ne voit rien, il ne devine rien. Quand il s'écrie : « Vous savez, pas de prêtre, pas d'église ! » Léa et sa tante répondent : « Oui, oui, pas de prêtre, pas d'église I » Et tout de suite, dès que le mariage civil a eu lieu, ces dames s'écrient : « Voici le pasteur, allons au temple. » Eh bien ! c'est comique, tout simplement. Cela est du vaudeville.
L'habileté do M. Sardou est terrible. S'il avait carrément accepté l'invraisemblable, je crois qu'on lui aurait tenu compte de sa carrure ; mais jouer ainsi sur les mots, nous montrer le puissant Daniel et l'honnête Léa, que mille circonstances auraient dû éclairer, s'engager ainsi dans l'aventure la plus cruelle, sur un malentendu si ridicule, c'est un artifice de petit esprit, un simple escamotage indigne d'une oeuvre sérieuse. Certes, on en a pardonné bien d'autres à M. Sardou, et je suis certain que lui-même ne comprend rien à la brusque exigence clu public, qui lui réclame du bon sens et de la vérité. Est-ce que le théâtre n'est pas le domaine de la convention? Est-ce que mille fois, dans ses comédies, il n'a pas escamoté, aux applaudissements de la foule, des muscades plus grosses? Sans doute, mais nous sommes ici dans une oeuvre qui affiche dé grandes prétentions, une oeuvre de haut vol, et naturellement, si la base est une simple farce, tout l'édifice branle et s'écroule. Nous doutons de l'intelligence de Daniel, de l'honnêteté de Léa; les deux héros sont diminués; il y a un trou clans l'analyse, qui nous met en garde contre les conséquences logiques des caractères : voilà ce qui la rend inacceptable.
Maintenant, acceptons-la pourtant, et voyons le drame. La situation est obtenue : Léa et Daniel sont mariés devant le maire; la lutte s'établit entre elle, qui veut aller au temple, et lui, qui ne veut pas y aller. Ajoutez -qu'ils s'adorent, Tel est le drame.
Il est très puissant. Il faut tenir compte à M. Sardou du grand effort qu'il a voulu faire, Pour une fois, il a abandonné ses trucs ordinaires, les éternelles lettres qui nouent et dénouent les situations, les ficelles préparées avec amour, les coups de théâtre bâtis sur quelque mot magique que tout le monde sait et que personne ne prononce. Cette fois, nous sommes dans l'analyse pure ; après les deux premiers actes d'exposition, où se trouve le fameux escamotage dont j'ai parlé, les trois derniers auraient pu prendre une allure magistrale, car rien n'encombre plus leur sévère nudité. J'approuve même absolument la marche de ces trois actes. On s'est beaucoup révolté contre l'instant de faiblesse de Daniel, lorsque, éperdu d'amour, il consent à aller secrètement au temple ; le fait est pourtant très humain, et d'une bonne observation. C'est comme le dénouement, il est très beau : évidemment, après cette longue lutte qui les a ensanglantés tous les deux, il ne peut plus y avoir rien de commun entre Léa et Daniel. Un abîme les sépare. Chacun va de son côté, rien de plus logique ni de plus large. 11 y a là un dénouement simple et nouveau, cpii m'a beaucoup frappé.
Alors, pourquoi donc cette pièce est-elle si mauvaise? pourquoi senible-t-elle par moments d'un écolier, cpii tâtonne et qui s'essouffle? lia réponse est aisée : M. Sardou est inférieur à sa tentative, pas davantage. Il a voulu soulever un bloc qui l'a écrasé. On attend à chaque minute du génie, et le talent lui-même disparaît, dans un cadre trop vaste.
Oui,tout cela n'est pas mal établi.Lesgrandes indications y sont. Mais, bon Dieu ! epiel vide 1 On voudrait des personnages vivants, et l'on so fâche contre les marionnettes qui gambadent sur les planches. Léa encore est d'un bon poncif ; elle est simplement têtue, ce qui la rendait facile à peindre ; ajoutez des phrases toutes faites, de la poésie courante, une affirmation du bon Dieu en style de catéchisme. Mais Daniel, c[uelle pauvre figure, et mal dessinée ! C'est que Daniel est très complexe, tel que M. Sardou l'a compris : cet honnête homme, qui reste l'homme de sa situation politique, cet amoureux combattu par sa raison, si loyal et si lâche, puis si ferme à la fin, demandait une main singulièrement puissante pour être mis debout dans sa vérité. Or, M. Sardou n'est pas puissant; aussi n'a-t-il pu imposer le personnage, cpii a choqué tout le monde, parce qu'il ne vit pas et qu'il n'a pas la grandeur du vrai. >■
', Je no referai point, ici lo drame, je dis simi
simi qu'il aurait besoin d'être refait par un > homme de génie. Il est la preuve éclatante que l'habileté ne suffit pas au théâtre ; avant tout il faut la force, lorsqu'on aborde certains sujets. Ceux qui accuseront M. Sardou de s'y être mon5 tré moins habile que dans ses autres oeuvres., se * tromperont absolument; qu'ils étudient la pièce, ils y trouveront un premier acte char: i mant, une adresse constante dans le balancement et le développement des scènes, une précaus tion infinie s'efforçant de tourner les écueils. Et 1 c'est justement cela qui amoindrit l'oeuvre, t Imaginez un autre tempérament, allant droit, e cassant tout, vous obtenez aussitôt ,un drame il intense, qui pouvait blesser, mais qui restait c*omme une page originale dans notre littérature
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dramatique. Je le répète, jamais M. Sardou n'a eu une volonté plus arrêtée de faire un chefd'oeuvre, jamais il n'a montré plus de talent, jamais il n'a rêvé de donner un coupd'aile plus large,-et jamais il n'esttombé à terre d'une Chute plus lourde. 'C'était fatal. S'il recommence, il tombera encore. Qu'il retourne à ses marionnettes !
Chacun doit rester à sa place. M. Sardou est simplement un amuseur. Il a beaucoup de verve, beaucoup de mouvement, le flair du théâtre et de l'actualité, un esprit de petit journaliste lâché à travers les ridicules contemporains. Mais il ne pense pas, mais il n'écrit pas, mais il est incapable de rien créer de solide et de vivant. Aussi voyez-le, dans Daniel Bochat, se démener par petits sauts nerveux, au milieu des plus graves problèmes du coeur etde'1'intelligence. Son athée est un fantoche fait avec des bouts d'articles - de journaux ; il met à la queue leu leu les plaisanteries qui sont lasses de traîner dans les feuilles réactionnaires, et il croit incarner la haute figure de la négation moderne, cette négation qui s'appuie sur tout un ensemble de vérités scientifiques. Cela est misérable. On tolère le procédé dans -les Pattes de mouche, il blesse dans Daniel Bochat. Lorsqu'il donna Bàbagas, il gardait sa verve taquine et brouillonne, il amusait; tandis qu'aujourd'hui, il ennuie profondément, il exaspère, avec son travail d'écureuil toujours en mouvement, clanslaquestion qu'il a rétrécie pour y tourbillonner.
Le vide, l'ennui, voilà l'impression que laisse la comédie nouvelle. Elle est plate, on y sent un esprit vulgaire qui se guindé pour sehausser à la grandeur. Et cola est d'autant plus sensible que le développement des actes a plus de largeur. Il n'y a, là dedans, pas un cri humain, pas un souffle qui nous emporte au coeur même de la terrible question qui se débat. Tout se traite en conversations interminables. A chaque instant, on voit trois messieurs qui discutent à perte de vue sur le déisme et l'athéisme ; toujours le sujet a besoin d'être posé de nouveau, les conférences sur la matière s'éternisent, Puis, Ce sont les trois scènes entre Daniel et Léa qui piétinent sans pouvoir avancer. La lutte tourne au comique : « Viens au temple. — Non, je n'irai pas»; et ce malheureux temple fait rire. Ajoutez un style abominable, des négligences à côté d'enflures poétiques, une ignorance absolue de l'art d'écrire. Daniel Bochat est, en somme, le plus beau cas d'impuissance cpie je connaisse.
-Je répète que les intentions politiques et religieuses de M. Sardou m'inquiètent peu. Je le trouve même bien timide, s'il a épargné son Daniel, pour ne pas trop heurter nos républicains. Il aurait certainement écrit une pièce plus nette, sinon meilleure, en sacrifiant carrément Daniel à Léa. 'Encore une preuve que l'habileté n'est pas toujours récompensée. Mais je me plais à croire qu'il n'a pas ménagé la chèvre et le chou pour faire plaisir à tout le monde, concession dont il se repentirait aujourd'hui. Je préfère-sa pièce telle qu'elle est, ne concluant pas, montrant la séparation complète et définitive delà femme et de l'homme par l'idée de Dieu. Cela est plus effroyable que M. Sardou lui-même/ne paraît le penser, et je ne veux pas savoir qui aura raison de Léa ou de Daniel Même en ne prenant pS"s
parti, en posant le problème sans le résoudre, la pièce était superbe. Pourquoi diable "Kl. Sardou a-t-il gâté avec sonturlututu cet admirable sujet où il n'avait que faire? Il n'a pas réussi et 11 "ne pouvait réussir à peindre -l'amour aux prises avec la foi. IL fallait une autre poigne que la sienne. Comme on l'a dit, ces deux êtres, -Léa et Daniel, n'ont pas un acte, pas un élan de véritable passion ; pour les speCtateurs,ils ne s'aiment pas, et dès lors on ne s'intéresse plus àleur débat tragique. La difficulté était de l'aire entendre le grondement de leur amour, sous la Tévrilte de leurs croyances. C'est justement là que l'oeuvre a avorté."
Après les Bourgeois de Pont-Arcy, cette peinture si pauvre de la province, je me suis permis de dire que M. Sardou n'avait pas notre estime littéraire, ce qui le fâcha fort, 11 nous amuse, il est certainement un des esprits les plus adroits et les plus agités de l'époque,-mais-il ne pense pas, mais iln'écrit pas. Un coup de vent suffira pour . balayer tout le brui t qu'il a apporté. Eh bien, une fois encore, après Daniel Bochat, M. Sardou n'a pas notre estime littéraire, ét'il ne l'aura jamais.
V
La fortune de certaines pièces est singulière. Voici un drame, les Exilés, qui semblait fait pour lo plus grand succès. Il était tiré d'un roman russe du prince Lubomirski, Ratiana, roman bourré d'aventures, que le publica-dévoré en feuilletons ; il avai t pour père M. Eugène Nus et pour illustre parrain M. Victorien Sardou luimême; les directeurs de la Porte-Saint-Martin s'étaient engagés à ne refuser ni les décors, ni les costumes, ni les animaux vivants. Eh bien, malgré tous ces éléments de triomphe, malgré le talent et l'argent dépensés, il est arrivé que les Exilés ont failli tomber le jour de la première représentation.
Quelle leçon pour les hommes du métier, pour les auteurs et les directeurs que l'on prétend infaillibles ! Après une épreuve décisive comme celle des Exilés, tout le monde doit être modeste et déclarer qu'en matière de théâtre les plus habiles ne sont pas plus sûrs d'eux que les plus maladroits. Un de nos auteurs dramatiques de grand talent, qui a eu une centaine de.pièces jouées, me disait un jour : «Un succès au théâtre estun bon numéro'àla loterie. «'Parole profonde et vraie. Ce n'est jamais cpie le lendemain de la première représentation qu'on trouve de justes raisons pour expliquer le succès ou la chute d'une pièce.
Pourquoi les Exilés n'ont-ils réussi cpie médiocrement? Pourbeaucoup-de causes cpie je vais tâcher d'indiquer. Chaque drame a son cas personnel, mais le cas'de celui-ci est certainement un des plus complexes qu'on puisse rencontrer.
Avant tout, voici en deux mots le sujet, débarrassé des incidents. Un certain Schelm, directeur de la police russe, fils d'un serf affranchi, aime Nadège, la soeur d'un jeune officier, le comte Wladimir Kanine. Mais Nadège est fiancée à un gentilhomme français, Max de Lussière. Schelm, éconduit, écrasé sous le dédain de ces nobles personnages, conçoit une haine farouche
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et jure de se venger. Il commence par impliquer Wladimir et Max dans une conspiration; puis, quand il les a fait envoyer en Sibérie sans jugement, il s'y rend lui-même en qualité de « réviseur », et continue à les y torturer. Là, les événements se compliquent, Schelm, par un abominable moyen, arrache à Nadège une promesse de mariage. Il l'épouse, mais Wladimir et Max, à la tête d'une bande de révoltés, viennent lui reprendre la jeune fille. Eux-mêmes retombent ensuite en son pouvoir; il veut les faire fusiller, quand un prince, le prince Pierre, se présente et les délivre. Schelm s'empoisonne, tout finit bien. La première erreur me paraît être d'avoir choisi un coquin pourhéros. D'habitude, dans un drame fait selon la bonne recette, le traître doit rester au second plan. Il est nécessaire, pour assurer à la fin le triomphe éclatant de la vertu ; mais il ne faut pas qu'il déborde et s'élargisse au point d'effacer les autres personnages. Schelm tient assurément trop de place. Le Français sympathique, Max de Lussière, et la douce colombe Nadège, sont perdus dans son ombre.
Et quel étrange coquin ! Il y aurait une bien intéressante étude à faire sur la coquinerie au théâtre. Cette coquinerie, telle que le manuel du parfait auteur dramatique l'indique, doit être une coquinerie absolue, toute d'une pièce, sans nuance aucune. Un traître est un traître, et pas autre chose ; il ne saurait avoir rien d'humain en lui. Depuis l'instant où il entre en scène, jusqu'au dénouement, où il expie ses forfails, dans ses triomphes comme clans ses défaites, il garde lo même regard louche, il est animé do l'unique passion du crime. C'est Croquemilaine, c'est le fantoche altéré de sang qui fait frissonner les bambins dans leurs lits.
Ce poncif est admis, le public tolère toutes les monstruosités, pourvu que le bonhomme soit en bois. Un frère qui veut tuer son frère; un amant qui empoisonne toute une famille pour obtenir la main de celle qu'il aime; un homme au pouvoir qui torture une jeune fille pour la forcer à devenir sa femme : ce sont là des abominations de théâtre, qui s'acceptent par tradition. Le traître n'est qu'un argument et sert uniquement de repoussoir à la vertu. II faut bien tin bourreau pour C|iie la victime sanglote. On a fait du bourreau un mannequin que le public sensible charge de ses imprécations.
Mais si vous vous avisiez de faire un coquin en chair et en os, ah ! les choses changeraient. Dégagez l'homme dans lo coquin, ne le raidissez pas comme une figure grossièrement taillée dans du bois, montrez-le à la fois bonhomme et homme terrible, copiez les nuances et les souplesses de la nature, et aussitôt cela deviendra malpropre, on vous demandera dans quel égout vous avez ramassé ce sale personnage et on prendra des pincettes pour toucher à votre pièce. La coquinerie au théâtre n'est pas admise comme une vérité humaine, mais comme une idée abstraite nécessaire au mécanisme dramatique. Dans les féeries, on a encore simplifié ' cela, il y a le bon génie et le mauvais génie, cpii résument dans toutes les histoires humaines la lutte du bien et du mal.
Certes, ce n'est pas parce que Schelm est vrai qu'il a déplu. Les auteurs l'ont, au contraire, taillé sur le patron du coquin abstrait. Jamais
on n'a vu un homme entasser plus de gredineries. Les infamies ne semblent rien lui coûter. Non seulement il fait le mal, mais il le fait impudemment, devant tous. Il n'y a pas, dans le personnage, un seul moment de détente. C'est une machine à abominations qui fonctionne régulièrement, d'un bout à l'autre des neuf tableaux. De là, le mauvais accueil du public La note lui a semblé Vraiment trop poussée au noir. Il a failli siffler, au premier plan, le mannequin -qu'il aurait applaudi au second.
Imaginez la scène suivante. Nadège et sa belle-soeur Tatiana se sont enfuies pour rejoindre Max et Wladimir dans les bois; mais elles s'égarent,ellesarriventtroptard,et Tatiana, prise par le froid, s'endort sur la neige d'un sommeil mortel. C'est alors que Schelm, qui les a suivies, se présente avec une escorte. Nadège le supplie, de sauver Tatiana. Il y consent, mais à la condition que Nadège lui accordera sa main. Elle refuse avechorreur, ils'obslino elce marchandage odieux se poursuit d'une façon interminable, auprès de l'agonisante. Enfin Nadège cède. Mais la scène recommence au tableau suivant, Schelm, qui vient d'épouser la jeune fille, veut- l'entraîner dans la chambre nuptiale; il lui l'ait presque violence et ne la lâche que lorsqu'elle le menace de se frapper d'un couteau. Les deux scènes ont été accueillies par des murmures.
J'ai beaucoup insisté sur l'emploi fâcheux de ce coquin, parce que c'est lui surtout qui a mis le drame en péril. Mais il y a bien d'autres erreurs dans la pièce. Taillée dans un eoman d'aventures, elle n'est guère qu'une succession de tableaux. Les premiers tableaux sont les meilleurs ; on peut croire qu'on va assister à une histoire de police, fortement charpentée. Puis, l'action se débande, l'épisode de la conspiration avorte, et l'on galope dans une histoire nouvelle, on pleine Sibérie. Cela rend la pièce longue et confuse. Les tableaux s'en vont à la file les uns des autres, sans que le spectateur puisse s'intéresser fortement à aucun. - Et pourtantles éléments d'intérêt ne manquent pas. On peut même dire c'ju'ils s'écrasent. Il y a l'arrestation des conspirateurs avec coups de revolver, l'incendie de la maison de bois dans laquelle les révoltés ont laissé Schelm garotté, le combat à coups de fusil de Max et de son domestique contre tout un régiment russe. Comment toutes ces belles et bruyantes choses n'ont-elles pas empoigné le public? Je suis persuadé cpie les autours et les directeurs devaient s'attendre à un succès énorme, et cpie leur surprise a été extrême. La vérité est sans cloute que cette grande machine manque de centre d'équilibre. Puis, j'en reviens à mon idée de fatalisme : les Exilés ont tiré un mauvais numéro-à la loterie clu succès.
11 est bien entendu que je mets tonte littérature de côté. Je ne m'arrête pas davantage aux invraisemblances, cpii sont prodigieuses. On a déjà fait remarquer que les derniers tableaux, qui se suivent à quelques heures de distance et ' dans le même pays, sont les uns tout blancs de neige, les autres tout- dorés de soleil. Rien n'est extraordinaire, d'autre part, comme de voir Schelm épouser Nadège d'un jour à l'autre, sans aucune formalité, Les plus fâcheuses invraisemblances portent aussi sur les tortures endurées en Sibérie par les déportés. Des Russes, que j'ai
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interrogés, m'ont affirmé que jamais de pareils faits n'avaient pu se produire. Dans tes Danicheff déjà,onavaitaccommodélaRussie aune étrange sauce française ; mais, dans les Exilés,]^, fantaisie dépasse toute mesure.
En somme, la pièce est une erreur de M. Sardou. Si l'on n'avait pas fait tant de bruit autour de la collaboration de cet auteur dramatique, je crois cpie le public se serait montré plus accommodant. Le soir de la première représentation, on s'étonnait dans les couloirs qu'un homme de l'habileté de M. Sardou se fût passionné pour un sujet si décousu et d'une violence si peu originale. Sans doute il avait compté sur la toutepuissance de la mise en scène. Les amis de M. Sardou, pour le défendre, prétendent que la pièce aurait réussi, si l'on n'avait pas dû couper au dernier momeniles traîneaux qui traversaient la scène, attelés de rennes et de chiens. Vraiment, c'est bien peu estimer la littérature de l'auteur de Dora, que d'attribuer à des bêtes le plus ou le moins de succès d'une de ses pièces.
VI
L Femandelque l'on vient de reprendre, m'a paru vieillie, et elle ne date pourtant cpie de sept ans. L'inirigue, empruntée, comme on lésait, à une nouvelle de Diderot, cette femme du inonde abandonnée par un amant, et qui se venge de cet amant en lui faisant épouser une fille perdue, est restée intéressante et puissante. Mais ce qui a vieilli, ce sont les détails, toutes les précautions scéniques dont l'auteur a cru devoir entourer le sujet, pour le rendre possible et touchant au théâtre.
C'est un charmeur cpie M. Sardou. Quand il fait jouer une pièce, on est séduit par son habileté, par la science qu'il a des planches. Seulement, il ne faut pas laisser au charme le temps de se refroidir. Ses pièces sont de celles qui ont trois cents représentations à la file, mais qui meurent tout entières de ce long succès. Et la raison est cpi'il mancpie absolument de vérité et de profondeur. U achète son charme au prix des qualités solides. Entre ses mains, le sujet le plus dangereux devient aimable. H escamote les difficultés, il tourne les péripéties, il évite les chocs et vous conduit au dénouement par des sentiers commodes. Le malheur est, quand il escamote si bien les difficultés, cpi'il escamote en même temps les passions vraies, les analyses profondes, tout ce qui fait les fortes oeuvres. 11 ne laisse rien qu'un amusant babillage, qu'un cliquetis de personnages étourdissants, cpie la « charge » d'une pièce originale.
J'ai entendu signaler,comme une erreur capitale de sa part, d'avoir changé de cadre la nouvelle de Diderot, en la transportant du dix-huitième siècle dans le dix-neuvième. Il est certain que les façons d'être des sentiments et des passions se transforment. Ainsi rien ne devient plus invraisemblable que la scène du second acte, si habilement menée d'ailleurs, dans laquelle Clotilde tend un piège à André, lui dit qu'elle ne l'aime plus et l'amène à lui faire confesser sa trahison. H y a là une légèreté dans l'amour, cpii nous., paraît monstrueuse aujourd'hui ; nous
sommes plus graves et plus tragiques. Or, comme c'est là le noeud même du drame, il arrive que le drame tout entier prend un côté faux et pénible. Mais ce n'est encore qu'une faute d'optique, et je suis beaucoup plus blessé, pour ma part, du caractère d'aplatissement général que M. Sardou a donné au sujet,
Le premier acte est fort mouvementé. Autrefois, il faisait beaucoup rire. Aujourd'hui, il paraît plus bruyant que vivant. M. Sardou est trop habile pour être amer. Aussi, quand il descend dans les bas-fonds clu monde parisien, emporte-t-il des lunettes gaies, qui lui font voir les vices en rose. A chaque instant, dans le tripot de la Sénéchal, l'homme redevenu honnête, Pomerol, dit : « Quelle ordure ! quelle laideur 1 » Et cela paraît suffisant à M. Sardou. Quant à l'ordure et à la laideur, elles restent dans la coulisse. Des femmes d'une vertu suspecte arrivent, rient, dînent et jouent. Si on ne nous prévenait pas, nouspourrionsles prendre pour des pensionnaires émancipées. Pendant tout l'acte,lagrande ombre de Balzac me bouchait toute la scène, je revoyais la pension Vauquer, cette terrible eauforte si profondément creusée par la main du génie.
Je sais ce qu'on peut répondre. Le théâtre n'a pas la liberté clu roman ; il faut y adoucir certains tableaux, pour les y faire accepter. Eh bien, dans ce cas, c'est le théâtre qui a tort; il devient un genre inférieur. Si certains tableaux y sont impossibles, il vaut mieux renoncer à les y mettre, car il est désolant de mentir. Vous rappelezvous la maman Vauquer, cette grosse femme, formidable de saleté et de mauvaises petites passions? Allez au Gymnase et voyez la Sénéchal. M. Sardou n'a rien trouvé de plus gentil que de faire de la Sénéchal une vieille Madeleine repentante, qui pleure ses fautes et aspire à l'honnêteté. Est-ce une romance, et cpie] soufflet àla vérité commune !
Nous touchons ici au procédé de M. Sardou, cpie j'ai indiqué plus haut, M. Sardou ne recule pas devant les sujets audacieux, car il sait que ces sujets sont bons pour fouetter la curiosité publique. Seulement, il sait aussi que l'enseigne suffit et qu'il serait même dangereux, après avoir annoncé de l'audace, d'en mettre véritablement dans une pièce. Alors, il dispose son jeu d'échecs. On peut croire à une mêlée générale, les questions les plus ardues se posent, les situations sont poussées juste au point où le scabreux commence. Mais les dames peuvent être trancpiilles. Tout s'arrange, tout se dénoue, c'était une simple plaisanterie de la part de M. Sardou. Histoire d'égayer le monde, pas davantage.
La fille perdue que Clotilde fait épouser à André, est si peu perdue, cpie cela ne vaut pas la peine d'en parler. Puis, que de circonstances atténuantes ! Elle n'a cédé epu'à un seul homme, et presque clans un viol, tandis que sa mère, jetée en prison, ne pouvait la surveiller. Cette Fernande a d'ailleurs toutes les vertus, bonne, douce, pieuse, si pleine de remords cju'elle veut se tuer. En un mot, un honnête homme n'hésiterait pas à l'épouser, s'il l'aimait. Je sais que Diderot voulait aussi que sa fille perdue fût sympathique. Mais celle-là, au moins, était perdue.et bien perdue. Elle restait simplement la jeunesse et l'amour. Quand le marquis lui pardonnait, il
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pardonnait à sa beauté, au nom de la tendresse < qu'il éprouvait encore pour elle. i
La seule préoccupation de M. Sardou a été i évidemment de mettre au théâtre une donnée i difficile. Alors, sans se soucier de la vérité des ] passions, sans viser à faire grand et réel, avec i un beau mépris de la créature humaine, il a taillé ses bonshommes pour les besoins de son plan, il a violenté ce plan et ne s'est déclaré satisfait que lorsque la partie lui a paru devoir être gagnée. Cela explique tous les expédients, la figure angélique de Fernande, les repentirs de sa mère, les invraisemblances continuelles de l'intrigue. A chaque acte, un mot suffirait pour que la pièce croulât. Personne, naturellement, ne dit ce mot, La pièce va jusqu'au bout, grâce aux précautions continuelles de l'auteur.
En somme, tout le monde est sympathique et personne ne l'est, là dedans. Qui doit-on aimer? qui ne doit-on pas aimer? Clotilde a raison de se venger, mais elle se venge si mal qu'elle donne une femme adorable à André. Cette femme a été séduite, il est vrai, mais le séducteur est mort ; et, en dehors des idées reçues, je crois cpie Fernande fera plus pour le bonheur d'André cpie n'aurait fait Clotilde.
Ce qui m'a surtout blessé, c'est le quatrième acte. Je ne puis comprendre comment M. Sardou, s'est privé d'un dénouement superbe et humain. Son dénouement est celui-ci : Clotilde apprend tout à André ; ce dernier a une explication douloureuse avec Fernande, qui se traîne à ses pieds ; il la repousse en lui reprochant de ne l'avoir pas prévenu, lorsque Pomerol apporte la fameuse lettre que Fernande a écrite à André, et que celui-ci n'a pas lue, par suite d'une série de circonstances. Et c'est cette lettre seule qui attendrit le jeune homme et lui fait ouvrir les bras à sa femme. Au troisième acte déjà, la même lettre a circulé de mai ns en m ains, de façon à l'aire frémir la salle. Tout M. Sardou est là : il remplace les péripéties des passions par les péripéties des chiffons de papier..
Supprimons la lettre, et, dès lors, le dénouement prend une largeur magistrale. Clotilde dit tout à André. Celui-ci, écrasé, a une explication avec Pomerol, qui peut plaider en quelques mots la cause de Fernande et expliquer le passé de cette malheureuse enfant. Mais André garde un silence terrible. Tout d'un coup, il appelle sa femme, qui comprend et se jette à ses genoux. Pomerol croit qu'il va la chasser. Et c'est alors qu'André, grave et cérémonieux, dit là phrase de Diderot : « Relevez-vous, madame la marquise ! » De cette manière, l'explication si pénible entre le mari et la femme serait esquivée. En outre, onsentirait bien à cpiel sentiment obéit André, à l'honneur de son nom, à l'oubli absolu du passé, à la tendresse qu'il éprouve malgré tout pour Fernande. La lettre est ridicule; avant comme après la lettre, la situation reste la même; cpie Fernande ait voulu avertir le marquis, ou qu'elle se soit laissée étourdir par la situation qui s'offrait à elle, cela ne modifie que bien peu le drame. Le jeu des passions se joue beaucoup plus haut. Le « Relevez-vous, madame la marquise » perd alors toute sa grandeur. Si c'est là de Part dramatique, c'est là en tout cas de Part bien étroit et bien inférieur. , ,
Remarquez cpie je trouve Fernande adorable
de fabrication. C'est travaillé par le plus adroit de nos ouvriers. Les actes pivotent sur euxmêmes, se contrarient et se balancent, avec une élégance infinie. C'est léger, subtil, avec une petite pointe d'épices et même un fumet littéraire. Seulement, M. Sardou n'est qu'un ouvrier, il n'est pas un créateur.
VII
Il me faut pourtant étudier une question qui a fait quelque bruit dans ces derniers temps. Je veux parler clu prétendu danger dont l'heure du dîner menacerait l'art dramatique. M. Sarcey, très autorisé pour tout ce qui touche le théâtre, a soulevé cette question. Aujourd'hui, un auteur applaudi, M. Victorien Sardou, prétend qu'il a poussé le premier cri d'alarme, et examine à son tour la situation dans une lettre qu'il vient d'écrire à MM. Noël et Stoullig, pour servir de préface au second volume de leurs Annales du Théâtre el de la Musique. Causons donc de cela, puisque tout le monde en cause.
M. Sardou, par lequel je commencerai, raconte, avec sa verve de vaudevilliste, ce cpii se passe à une première représentation. Le lever du rideau est annoncé pour huit heures. A huit heures et demie, la salle est encore vide. On attend dix minutes. Quelques rares spectateurs se montrent. Pourtant, on se décide, on lève la toile. Et alors la bousculade commence, les premières scènes se jouent au milieu d'un tel défilé de retardataires et d'un tel bruit de portes, qu'on n'entend absolument rien. Beaucoup de gens n'arrivent même cpi'au second acte. Naturellement, la pièce en souffre. « C'est la faute de l'heure du dîner ! s'écrie M. Sardou. On dîne trop tard, de là tout le mal. »
En est-il bien sûr? Croit-il que, si l'on dînait plus tôt, ou même que si l'on ne dînait pas du tout, on arriverait à l'heure exacte? Je suis persuadé du contraire. Beaucoup de premières représentations commencent à neuf heures, à neuf heures et demie. Ces jours-là, toutes les places sont-elles occupées? Nullement. Pour bien des spectateurs, c'est un principe que d'ar- . river après le lever du rideau. N'avez-vous pas entendu dire vingt fois ces mots : « Nous avons une loge, pourquoi nous presser? » D'ailleurs, il y a un argument décisif : aux entr'actes, la bousculade est la même; tout le monde est là pourtant; mais on s'attarde sur le trottoir, au café, dans les corridors. Questionnez les régisseurs; ils ont beau sonner, le public fait la sourde oreille; la première scène, quelquefois la deuxième, se perdent au milieu du vacarme. Et cela est si vrai qu'un faiseur adroit ne risquera jamais une scène importante au début d'un acte, parce qu'elle ne serait pas écoutée.
Ainsi donc, voilà qui est prouvé par l'expérience : le public des premières représentations arrivera toujours en retard, quelles que soient l'heure du dîner et celle du spectacle ; il n'obéira même jamais à la sonnette de l'entr'acte, il y aura, pour chaque acte, le même encombrement aux portes, les mêmes poussées, les mêmes bruits, les mêmes retards. C'est épie ce public est tout spécial. Il vient là autant pour la sali
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que pour la scène ; neuf fois sur dix, il se moque \ de la pièce. D'autre part, il est blasé ; comme on c dit, « il ne croit pas que c'est arrivé », il en verra ] toujours de trop, il comprendra, même s'il i manque deux actes. C'est une naïveté que de vouloir le réglementer et que d'espérer le rendre moins turbulent et moins sceptique, en lui donnant une heure ou deux pour digérer. R egardez-le donc, voyez de quels éléments il est composé; s'il était à jeun, je craindrais qu'il ne se conduisît plus mal encore. .
Le piquant, dans tout ceci, c'est que M. Sardou semble croire qu'on ne joue les pièces qu'une fois. Dans sa lettre, il ne se préoccupe absolument que du public des premières représentations, il n'a pas un mot pour les milliers de spectateurs qui vont venir ensuite. Cela est bien d'un auteur dramatique ; lepublicdespremières représentations seul compte, parce cpi'il juge la pièce, qu'il la tue ou qu'il la lance. Le troupeau qui suit n'importe pas; il recevra l'impulsion, il sera toujours trop heureux. Pourtant, c'est ce troupeau qui fait les recettes, c'est lui qui est le vrai public, j'ajouterai même qu'en somme c'est pour lui cpie les pièces sont faites. Voyons donc comment il se conduit, puisque M. Sardou n'a pas jugé à propos d'étudier ce côté de la question, le plus important, le seul important.
Allez clans un théâtre voir jouer-une pièce qui a du succès. Vous constatez que tous les specta. leurs sont à leur place bien avant le lever du rideau. Ces bravos gens mangent à la même heure que les gens de la première représentation ; seulement, ils se sont arrangés, ils ont avancé leur repas ; enfin, ils ont trouvé le moyen d'être exacts. Les jours où l'on va au théâtre, il faut voir l'empressement clans les ménages ! Madame ne veut rien manquer, pas même le lever de rideau. La bonne a dû descendre consulter l'affiche. On est prêt trop tôt, on doit faire un tour sur le trottoir, ou bien on attend une demi-heure dans la salle. Et quelle crainte de ne pas regagner sa place assez tôt, pendant les entr'actes! Quand la toile se relève, tous sont là, béants, empoignés au point de ne pouvoir respirer. Je vous assure cpie pas un mot n'est perdu; le silence est complet, dès la première phrase. Tel est le public de tous les jours, un ' public convaincu, obéissant, sacrifiant tout au plaisir du théâtre : son repas, sa digestion et le reste.
La vraie question de l'heure du dîner et de l'heure du spectacle est là, pas ailleurs. Puisque le vrai public n'est jamais en retard, puisqu'il trouve le moyen de'dîneretd'être-exact, puisqu'il ne se plaint pas et qu'il enrichit à millions les auteurs qui l'amusent, pourquoi diable M. Sardou jette-t-il son cri d'alarme, pourquoi donnet-il une importance si exagérée à la digestion plus on moins commode du petit monde des premières représentations?
Il fait tout un drame de cette digestion. On dirait, à le lire, qu'une épidémie à moins dépeuplé Paris, par exemple, crue la Famille Benoîton et Rabagas. Il dresse une statistique des maladies qu'enfante cette digestion. laborieuse, dans une salle surchauffée : convulsions, suffocation, névralgie, céphalalgie, apoplexie, paralysie, etc. Que -n'a-1-il gardé cette amusante tirade pour la mettre dans une de ses
pièces? On aurait souri. C'est là du bon comique de vaudeville, ayant l'exagération nécessaire. Dans une étude sérieuse, on ne saurait s'arrêter une seconde à de pareils arguments.
Mais le morceau capital de la lettre, c'est le passage où M. Sardou aborde ce qu'il appelle la cpiestion d'art. Je ne crois pas qn'on se soit jamais moque plus agréablement du monde. Savez-votis pourquoi on ne reîaitplusfeCt'd, Anâromaque et le Misanthrope, de nos jours? Tout simplement parce qu'on dîne trop tard, qu'on va au théâtre avant d'avoir digéré et qu'on n'est pas encore capable de goûter les beautés littéraires d'une oeuvre. Voilà de la critique de derrière les fagots.
Ecoutez ceci : « D'où naît enfin ce refus de l'attention sérieuse, ce besoin maladif d'une action rapide, fiévreuse, qui aille vite au fait brutal, le squelette de la pièce, en supprimant la substance, la chair, le sang, la vie, c'est-à-dire le développement des idées, des sentiments, des caractères?» Et M. Sardou répond que cela vient de la mauvaise digestion des spectateurs, qu'on a bousculés pendant leur dîner. Ah ! monsieur, êtes-vous sûr de n'être pas vous-même aussi coupable que cette mauvaise digestion? Relisez votre répertoire. Vous travaillez depuis quinze ans à supprimer le sang et la chair dos pièces. Scribe avait commencé, et vous outrez sa manière. Je sais bien que vous n'agissez point par méchanceté.-Vous voulez le succès quand même, voilà votre crime. C'est en flattant les goûts du public qu'on abaisse une littérature. Au lendemain de la Haine, il fallait vous entêter. Vraiment, c'est trop commode de nous insinuer que vous écrivez des oeuvres légères et superficielles, parce cpie vous ne voulez pas déranger la digestion de vos contemporains.
Je regrette de ne pouvoir suivre M. Sardou clans son examen du Misanthrope. Il y a encore là un passage impayable. 11 faut ne pas avoirdîné pour supporter le premier acte du Misanthrope; si l'on a dîné, cet acte paraît inutile et trop long. Je n'insiste pas. Enfin, selon M. Sardou, le grand succès de l'opérette est aussi une question de digestion ; il paraît que l'opérette aide à digérer, comme le thé etla chartreuse.
M. Sardou est-il de bonne foi clans sa lettre? Je le crains. C'est un esprit -de surface cpii se lance d'une gambade dans les -questions sérieuses, puis qui s'y remue avec la logique d'un clown. Certes, il ne manque pas d'esprit; il est toujours vif-et amusant; mais il n'a aucune solidité, aucune vue large, aucun ensemble d'idées. Ajoutez que le théâtre l'a gâté, qu'il voit tout maintenant sous un angle conventionnel. Sa lettre est caractéristique. Elle suffirait aie juger, elle éclaire ses oeuvres dramatiques.
M'entendra-t-il, si je lui dis que, dans l'évolution actuelle de notre art dramatique, l'heure du dîner n'est absolument pour rien? Ce sont, d'autres raisons, des raisons historiques et sociales, qui ont donné Scribe et M. Sardou lui - même pour descendants à Molière. Cela est triste, je n'en disconviens pas; mais cela changera, sans qu'on ait besoin de se mettre à table ni plus tôt ni plus tard. Quant à l'opérette, elle a été la soeur de la Famille Benoîton, et M. Sardou est mal venu de l'attaquer. Ses pièces ont : eu, sous l'empire, les mêmes qualités digestives
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VICTORIEN SARDOU
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que les opérettes à succès. Los unes elles autres s'en iront do compagnie, car elles sont des productions correspondantes. Et l'heure a sonné.
Ce cpii m'étonne, c'est cpie M. Sarcey, esprit très sensé et très pratique, ait donné de l'importance à l'heure clu dîner. 11 est vrai qu'il n'a pas poussé les choses jusqu'à la gaminerie et qu'il s'est enfermé dans un raisonnement qui semble d'abord avoir une certaine force. Il pose en principe que l'heure clu dîner avance régulièrement d'une demi-heure tous les dix ans. L'époque serait donc prochaine où les spectateurs, dînant à huit heures, puis à huit heures et demie, puis à neuf heures; les théâtres ne pourraient plus ouvrir leurs portes cpie trop tard clans la soirée. Comme expédient, il conseille de remplacer le dîner par un souper, et il l'ait remarquer que les matinées dramatiques, dont le succès croît de plus en plus, sont un retour aux anciens usages, la comédie avant le repas du soir. Je ne puis entrer dans les considérations secondaires.
Tout cola est ingénieux et offre une matière à articles intéressants, quand les premières représentations manquent. Mais, au fond, qu'importe? Les choses auront leur cours; on \ n'a jamais empêché une société de se faire ellemême, par la force môme de la vie, les moeurs qu'elle doit avoir. Si l'heure du dîner avance, si les théâtres sont obligés de revenir à des représentations diurnes, s'ils continuent à ouvrir vers huit heures et si nous acceptons de ne prendre à six heures qu'une collation cl. de souper après mi nuit, nous le verrons bien. Pourquoi s'inquiéter d'avance, puisque ce sont là des choses fatales, collectives, en dehors de notre volonté personnelle? Et, surlout, on quoi cela peut-il porter tort ou profit à la littérature dramatique? Une littérature est toujours supérieure aux conditions matérielles de son existence.
Vraiment,il est stupéfiant de voirdeshommes du talent de M. Sardou et de M. Sarcey ne trouver que cette question de l'heure du dîner pour expliquer la déchéance de notre scène française. Ce que notre littérature dramatique ■ doit redouter, c'est le code rédigé par les faiseurs, c'est la lâcheté des auteurs devant le succès, c'est la convention et la tradition érigées en lois immuables, c'est la pièce si bien désignée par M. Sardou, sans chair, sans vie, toute de mots et d'intrigue; voilà ce qui menace notre théâtre, et voilà de-quel "bourbier le mouvement naturaliste le tirera fatalement, lorsqu'il s'étendra du livre à la comédie et au drame. Quand j'écris cos choses, que je répète depuis des années, on hausse les épaules, on prétend que j'insulte nos gloires. Parlez-moi de l'heure du dîner ! Hein? quelle trouvaille, quelle explication triomphante ! A la bonne heure, au moins, on comprend ! Et ils se cojigratulent, et ils sont discutés sérieusement, et ils passent pour protéger le théâtre contre .mes attaques de fou furieux. J'enrage, àla fin, car c'est trop bête '._'
VIII
1L_M. Victorien" Sardou; vient de faire"'à l'Académie un bien étonnant rapport sur les prix de vertu. Ce morceau m'appartient un peu, car il
touche plus au théâtre qu'à l'éloquence. J'imagine que l'auteur, en l'écrivant, devait penser à M. Parade ou à M. Saint-Germain. C'est un long monologue, fait pour la scène, avec les roueries d'usage, qui a produit, paraît-il, un effet énorme sur les spectateurs. A défaut d'un comédien idolâtré de la foule, M. Sardou le lisait; et l'on sait qu'il lit fort bien, en jouant ses phrases.
Donc, succès complet, rires, applaudissements, acclamations. Et comment pourrait-il en être autrement? Cela est presque dialogué, cela est coupé de points de suspension, comme une comédie dont l'auteur économise le style. Puis, cela est à la hauteur du public : toutesles rengaines qui traînent clans les petits journaux bien pensants, tous les lieux communs de forme et de fond, toutes les affirmations superficielles qui enchantent les médiocres. Ajoutez l'esprit parisien, ce scepticisme facile blaguant Dieu ou la science, selon l'occasion, cette façon commode de se tirer des questions les plus graves par une pirouette, cette formule toute faite d'un certain rire, plus agaçant à la longue que la bêtise ellemême. Oh ! être bête, bravement bête, quelle ! santé et quelle largeur, au sortir d'une page do j M. Sardou !
! Ainsi, voilà la question de la responsabilité | humaine. Question terrible et qui fait pâlir les i criminalistes depuis des siècles. La justice a commencé par brûler les sorciers. On pendait les épileptiques et les hystériques, en les accusant d'aller au sabbat; puis, la science est venue, et on a envoyé ces prétendus coupables à l'hôpital. Dès lors,la justice a dû compter avec la science. M. Charles Desmaze a justement publié un très intéressant ouvrage sur la matière : Histoire de la médecine légale en France. Je ne puis m'étendre ; je dis seulement qu'un dos résultats les plus nobles de notre évolution scientifique sera de mieux définir l'idée de lo responsabilité humaine. Tout le monde sont cela, et le sujet ne prête guère à la plaisanterie. Eh bien ! voici M. Sardou qui, avec son flair, trouve là dedans un sujet de vaudeville très gai. C'est une grâce de nature, il est né pour rapetisser les idées et pour y mettre du comicpie. L'esprit parisien fleurit là dans toute sa verve paradoxale. On est sérieux, l'esprit fait une gambade à propos d'une mouche qui "vole, et la galerie d'oisifs et de grands enfants éclate de rire. Cela s'appelle égayer la situation. Heureusement cpie la chose ne tire pas à conséquence. Quand la foule a ri, elle laisse le loustic à ses cabrioles.
Donc, M. Sardou s'en prend àla science et lui dit son fait. «■ Ce n'est plus le vertueux qui nous préoccupe, c'est le criminel. Une philosophie nouvelle, qui se prétend autorisée par la science à ne plus voir dans l'homme qu'une combinaison do la matière, déclare que sa moralité ne dépend que clu parfait équilibre de ses organes ; et, comme cette doctrine a beaucoup de partisans parmi les médecins, il ne faut pas s'étonner si elle ne voit plus dans l'humanité que des malades. » Suivent les plaisanteries connues, ce qu'on a lu partout. Et le p>is est cpie cela n'est pas même d'une observation juste, car de tous temps, même sous l'ancienne scolastique, on s'est plus passionné pour le criminel cpie pou» le vertueux;.phénomène fort naturel, l'accident
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seul détraque et nécessite une intervention. Ce s n'est pas la faute de la science, si notre curiosité p va aux monstres. La science, au contraire, dé- é truit le merveilleux, chasse le diable, définit le c mal, fait de la lumière et de la justice. Elle peut c bégayer encore sur bien des cas ; son effort n'en i est pas moins un effort de civilisation. Mais je s suis bien bon de défendre la science contre l'es- I prit parisien. c
Voulez-vous résoudre la question de la responsabilité humaine? Oh ! mon Dieu, c'est très i simple. Vous commencez par mettre la chose en < scène. Là, côté cour, vous placez le mal, et ici, 1 côté jardin, vous placez le bien. Puis la Justice et l'Académie entrent par le fond; grande ; scène ; et, comme baisser de rideau, l'Académie récompense le bien, tandis que la Justice punit le mal. Voilà. On rappelle les acteurs. M. Sardou paraît, et, s'adressant au public : « Félicitonsnous de maintenir la saine tradition des prix de Avertit, comme une protestation du bon sens français contre ces doctrines dissolvantes; et glorifions-nous de ne connaître ici qu'une seule morale : celle qui se borne tout naïvementàchérir le bien, à exécrerle mal. — C'est la vieille méthode et c'est la bonne ! » Tonnerre de bravos.
J'attendais le « bon sens français » et les « doctrines dissolvantes ». Peut-être serez-vous tenté de faire remarquer à M. Sardou qu'il suppose le problème résolu, lorsqu'il dit carrément : « Ceci est le mal, ceci est le bien ». Justement, la question est de déterminer le bien et le mal, pour nous en rendre les maîtres. Mais M. Sardou vous rirait au nez. Comment ! vous n'avez pas compris. Le bien est à droite, le mal est à gauche; et il vous donnerait une seconde représentation. Ce n'est plus pour lui que de la mécanique dramatique. On dit qu'il est très lettré et qu'il a une belle bibliothèque; c'est possible. Mais, comme nous né pouvons le juger cpie par ses oeuvres, il n'en réduit pas moins tout son savoir à de simples jeux de scène. Daniel Bochat est encore un bon exemple de ses vues profondes en philosophie : le temple d'un côté, la chambre à coucher de l'autre. Toujours la mécanique de Scribe.
Je sais bien cpie cela ne gêne personne et cpie même beaucoup de monde s'en amuse. Biais il est des heures où l'on a les nerfs exaspérés de cette médiocrité triomphante, de ces gambades au milieu du grand labeur de l'époque. Tant que M. Sardou reste un amuseur, rien de mieux ; il a donné au théâtre d'excellents vaudevilles, d'une observation petite et fausse, mais d'un mouvement endiablé. Le mal est que, dans sa chasse à l'actualité, il lui arrive de s'attaquer à nos problèmes les plus graves. Alors, il les résout en gamin de Paris. La foule s'égayé, et il se croit un penseur. A moins qu'il ne pousse l'esprit jusqu'à se blaguer lui-même. J'en doute pourtant.
Dans son étonnant discours, ce cpii m'a stupéfié plus encore, c'est le style. Il faudrait pourtant expliquer un jour au public ce que nous entendons par un écrivain. On parle du style de M. Sardou. Mais bon Dieu ! M. Sardou ne se doute pas même comment on fait une phrase. J'aurais voulu le mettre en face de Flaubert, et les écouter, discutant une page. Ah ! mes amis, vcyyez-vous l'ahurissement de l'académicien devant les préceptes du grand styliste ! Il en
serait sorti avec une de ces migraines dont on parle tant. Admettons encore que M. Sardou écrive mal au théâtre ; peut-être le fait-il exprès, car vous n'ignorez pas que la critique enseigne qu'une pièce doit être écrite en mauvais style. Seulement, le voilà à l'Académie ; il a une occasion de se montrer écrivain correct et puissant. Evidemment, il va la saisir. On peut donc croire, dans son discours, à un effort sérieux. Hélas I
J'ai l'air de m'acharner. Mais, en vérité, on n'étudie pas assez ces morceaux-là. C'est une question d'hygiène littéraire. Une fois pour toutes, on doit montrer que M. Sardoun'estcpi'un Prudhomme de la forme, un Prudhomme qui a la danse de Saint-Guy, si vous voulez, mais un Prudhomme employant les locutions vicieuses, les expressions toutes faites, les sottises courantes. Je ne connais pas de langue bâclée dont les phrases traînent plus de scories.
11 me faudrait tout citer. Voici quelques exemples. D'abord, cette phrase prodigieuse : «11 est pauvre, et la rupture de sa jambe droite a tout récemment entraîné' dans une chute la fracture de son bras droit. » Est-ce joli, et simple et clair? Puis, des expressions neuves, des trouvailles, comme : « Pas un jour de cette longue vie n'a été perdu pour la charité »; ou encore : «.Nous abordons un ordre de charité qui s'applique moins aux besoins du corps qu'à ceux de l'esprit » ; ou encore : « Partout où il y a douleur, maladie, désespoir, la femme paraît... cpie dis-je? elle accourt, » Mon Dieu 1 cpie ce dernier tour est nouveau !
Maintenant, écoutez M. Prudhomme. U s'agit d'une servante modèle que l'on appelle dans le quartier du nom de ses maîtres : « Ce nom très honorable qu'on lui donne, qu'elle accepte naïvement, elle l'honore encore en le portant, » Et cet autre passage : « En lui donnant le prix Gémond de mille francs, l'Académie n'apprendra rien à personne sur le courage du capitaine Voisard. Mais elle est heureuse d'ajouter à tant de marques d'honneur une distinction qui lui faisait défaut. » N'est-ce pas? la chute est inattendue.Pourtant, ily a mieux danslesublime. Ici, M. Prudhomme se lève sur la pointe des pieds, et lâche solennellement en parlant des sourds-muets : « U serait superflu de signaler ici l'heureux effet de ces conférences sur des âmes vouées à l'isolement, et, qui, séparées des hommes, éprouvent plus que d'autres le besoin de se rapprocher de Dieu. » Fichtre !
Je passe les « courbée sous le poids de l'âge », les«s'ilestune profession honorable entre toutes, mais pénible et mal rétribuée, c'est bien celle de ces modestes institutrices de campagne, etc. » Et j'arrive à un dernier exemple. M. Sardou raconte une opération à laquelle il a assisté. « L'opération, dit-il, avait pleinement réussi. Le patient n'avait pas sourcille. J'oserai tout dire : il n'avait fait que rire et chanter tout le temps. » Comment trouvez-vous ce « j'oserai tout dire »? Il tombe là si inutilement, si drôlement, qu'il rend la phrase presque inintelligible. Pourquoi diable M. Sardou n'oserait-il pas dire que le patient, endormi par le chloroforme, avait ri et chanté? Je le rénète,pourbienmontrerlamédiocritédu discours, il faudrait en annoter chaque phrase, cette enfilade de lieux communs en mauvais style, sans compter les incorrections, comme
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EUGÈNE LABICHE
celle-ci : « Aujourd'hui encore, courbée sous le poids des ans et marchant avec peine, ne croyez pas que son dévouement se ralentisse. » Mais je crains bien de ne pas ouvrir les yeux à M. Sardou sur sa déplorable façon d'écrire. C'est un innocent, en matière de langue. Il ne se doute pas de ce que nous cherchons, de ce que nous trouvons parfois. Il n'a le sentiment ni de la solidité, ni de la couleur, ni de la ligne, dans la phrase. Sans doute, Un rapport sur les prix de vertu décernés par l'Académie est un sujet
fâcheux; mais encore doit-on le traiter proprement, sans faire une si incroyable dépense de blague parisienne et de lourdeur bourgeoise. Gavroche ne va pas sans Prudhomme. J'ai écrit un jour que M. Sardou n'avait pas notre estime littéraire, ce qui a paru le blesser beaucoup. Je voulais simplement dire que M. Sardou n'était pas un écrivain ; et, comme si Daniel Bochat, sa tentative de grand style, n'avait pas suffi, voilà qu'il s'acharne, et qu'il vient encore de nous le prouver, en pleine Académie française.
EUGÈiNE LABICHE
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M. Emile Augier, qui a écrit une préface en tête du Théâtre complet de M. Eugène Labiche, juge cet auteur de la façon suivante : « Dans sa vie aussi bien que dans son théâtre, la gaieté coule de son urne comme un fleuve charriant pêle-mêle la fantaisie la plus cocasse et le bon sens le plus solide, les coq-à-l'âne les plus fous et les observations les plus fines. Pour avoir une réputation de profondeur, il ne lui manque qu'un peu de pédantisme; et qu'un peu d'amertume pour être un moraliste de haute volée. H n'a ni fouet ni férule ; s'il montre les dents, c'est en riant; il ne mord jamais. H n'a pas ces haines vigoureuses dont parle Alceste ; il écrit, comme Regnard, pour s'amuser et non pour se satisfaire. » Cela est excellemment dit, avec beaucoup de justesse et de vérité. Seulement, cela demande à être un peu développé, pour être mis nettement en pleine lumière. .-•':'$.
D'abord,il faut poser cpie la formule deM. Labiche a déjà vieilli. Il a eu un quart de siècle à lui, ce qui est bien beau et bien long. Pendant vingtcinq à trente ans, il a été le rire de la France, il a régné sur notre gaieté. Peu d'auteurs ont eu cette gloire. Ce qui prouve que M. Labiche représente déjà le rire d'hier, c'est que nous avons notre rire d'aujourd'hui, cpie j'incarnerai volontiers clans MM. Meilhac et Halévy. Comparez la Boule ou la Cigale avec Un Chapeau de paille d'Italie, et vous sentirez immédiatement les différences profondes, plus de bonhomie hier et plus de nervosité aujourd'hui, une verve abondante, épanouie, humaine, chez l'aîné, et une invention plus restreinte, aiguisée d'un ragoût parisien, chez les cadets. Il n'y a pas là une simple opposition de tempéraments différents, il y a les façons d'être de deux époques, de deux sociétés.
J'aimerais à pousser davantage un pareil parallèle, car j'y trouverais de nouveaux arguments en faveur de cette évolution continue du théâtre, que je me plais si souvent à constater, pour encourager et défendre les novateurs. Mais cela me jetterait hors de mon sujet, qui est d'étudier le théâtre de M. Labiche.
Cette étude serait longue, si je ne la restraignais. Je citerai d'abord Un Chapeau de paille
d'Italie, cette pièce qui est devenue le patron de tant de vaudevilles. Ce jour-là, M. Labiche avait fait mieux que d'écrire une pièce, il avait créé un genre. L'invention était d'un cadre si heureux, si souple pour contenir toutes les drôleries imaginables, que, fatalement, le moule devait rester. Je dirai presque qu'il y avait là une trouvaille de génie, car ne crée pas qui veut un genre. Dans notre vaudeville contemporain, on n'a encore rien imaginé de mieux, d'une fantaisie plus folle ni plus large, d'un rire plus sain ni plus franc. Sans doute, l'observation, la vérité, le style, ne sont pas en question ici. Il faut accepter l'oeuvre comme une farce bonne enfant, sans prétention aucune, admirablement coupée pour la scène.
Mais j'ai surtout lu avec un vif intérêt le • petits actes qui complètent le premier volume, entre autres le Misanthrope el VAuvergnat, Edgard el sa Bonne et la Fille bien gardée. Tout le talent de M. Labiche se trouve là ; je veux dire qu'on y voit clairement les conditions de son talent et les raisons de ses succès. C'est toujours la même bonhomie, le même rire facile; seulement, il n'est plus dans la fantaisie absolue, il effleure la vie, il saute à pieds joints les égouts, il touche du bout des doigts aux plaies les plus vives. C'est un homme aimable qui joue avec le feu, sans se brûler et sans jamais effrayer personne.
Voyez le Misanthrope et VAuvergnat. Chiffonnet rentier, homme riche, est mordu du besoin de la vérité. U la veut, il l'exige à tout prix, et il fait avec l'auvergnat Machavoine un marché par lequel illenourriraetl'hébergera, moyennant quoi Machavoine devra lui dire la vérité toujours et quand même. Une heure plus tard, l'auvergnat l'a tellement agacé et compromis que Chifîonnet donnerait la moitié de sa fortune pour se débarrasser de lui. Voilà le sujet d'une satire bien amère. Confiez ce sujet à un auteur comique anglais du dix-septième siècle, à Ben Jonson, par exemple, et vous verrez sur quelle claie d'infamie il traînera l'humanité. Il n'est pas de vérités abominables que Machavoine ne jettera à la tête des personnages. Avec M. Labiche, l'amertume disparaît, il ne reste qu'un éclat de rire devant les embarras où l'auvergnat met le misanthrope ; et toute la gaieté naît du
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changement qui s'opère dans les idées de ce dernier, à ses dépens. C'est une grosse question philosophique dénouée par iine plaisanterie,
Maintenant, passons à Edgard et sa Bonne. Ici, nous entrons dans une étude de moeurs, et le cas est un des cas les plus délicats, les plus scabreux qui se présentent dans les familles. Le fils de la maison, Edgard, a eu des tendresses pour Florestine, la femme de chambre de sa mère. Cependant, il va se marier, cette liaison l'assomme et il voudrait bien rompre. Mais Florestine entend être aimée; aussi apporte-t-elle toutes sortes d'empêchements' au mariage. Voilà qui est peu moral. On pourrait remuer avec cela tous les bas-fonds du cabinet de toilette et de la cuisine. Les promiscuités fatales de la vie de famille, les complaisances polissonnes, toute l'ordure tolérée qui prend place au foyer, sont mises là en jeu et d'une façon très crue. Mais ne vous inquiétez point. M. Labiche rira d'un rire si- énorme, il sortira de la vie réelle par un tel élan de fantaisie folle, qu'il n'y aura plus rien de blessant dans le sujet. Puisqu'il est entendu cpie c'est pour rire, cpie ce -n'est-pas vrai, pourquoi se fâcherait-on?
J'arrive àla Fille bien gardée. Cette fois, c'est le comble. Le sujet est tellement répugnant,qu'il a fallu un tour de force pour le mettre à la scène - et le faire accepter. La baronne de Flasquemont va en soirée, en laissant sa fille Berthe, âgée de sept ans, à la garde de son chasseur SaintGermain et de sa femme dechambreMarie. L'enfant, dort. Dès quo la baronne s'en est allée, Marie et Saint-Germain projettent la partie de passer quelques heures au jardin Mabille, qui est voisin de l'hôtel. Mais voilà Berthe qui s'éveille et qui veut qu'on l'emmène. Et elle part en goguette avec les domestiques, et elle revient à califourchon sur le cou du carabinier Rocambole, pendant que la baronne, rentrée plus tôt qu'on ne l'attendait, est sans cesse sur le point de s'apercevoir de la disparition de l'enfant.
Quo pensez-vous de ce spectacle : des domestiques débauchant une enfant de sept ans? Remarquez que Berthe est très délurée, qu'elle a, bu du kirsch à Mabille, qu'elle est allée à la caserne de Rocambole. qu'elle revient grise et que, pour être complète, elle a entendu et retenu une ronde soldatesque, pleine de spus-entondus égrillards. Ne serait-ce pas le cas, pour la- critique pudibonde, de s'indigner? O sacrilège, ô pureté de l'enfance ! Un être si innocent dans un pareil ruisseau ! Voyez-vous cette pauvre petite créature de sept ans- battre les murs, tremper dans la honte des amours de la domesticité, revenir avec des yeux luisants d'un bal de filles et d'une caserne de carabiniers ! On ne peut donner à Fenfance un soufflet plus cruel, on ne peut montrer plus nettement les vices de l'antichambre, pénétrant dans le salon et la chambre à. coucher, et atteignant jusqu'aux petites filles dans leurs berceaux.
Le plus drôle, c'est que cette pièce de la Fille bien gardée a été évidemment faite sur commande pour servir de début à madame Céline Montaland, qui était la petite Daubray de Pépoque, versl850. Il fallait un rôle pour cette enfant prodige, un rôle où elle pût jouer,
sauter, montrer ses petites- dents blanches, chanter quelque chose de leste. Et M. Labiche s'était chargé d'écrire le rôle, et il avait fait cette pièce, qui a soulevé de si grands rires, lorsque, avec si peu de chose en moins ou en plus, elle aurait certainement consterné et épouvanté la salle.
Je crois qu'il est inutile d'indiquer le drame effroyable qu'il y a sous cette farce. Rien ne serait plus facile que de se faire siffler, avec un pareil sujet. Insister un peu plus ici, donner davantage de vérité à cette scène, couper les cabrioles dans cette autre scène, et l'on serait certain du résultat. Un observateur plus âpre, un écrivain ayant l'amour des choses vues, scandaliserait dès les premiers mots. M. Labiche s'en mêle, et toutes les monstruosités disparaissent, ou du moins se cachent sous une gaieté si aimable, qu'il n'y a plus lieu de se révolter. Est-ce que cela tire à conséquence? Tout le monde sait bien, dans la salle, que ce n'est là qu'un jeu ; et si l'on venait à l'oublier, un clignement cl'oeil de l'auteur, un calembour, une situation cocasse le rappellerait à chacun. La pièce, dans sa fabrication, dans ses pantins, dans son style, porte cet écriteau : « C'est pour rire.. » Dès lors, on rit.
Telle est donc, selon moi, la caractéristique du talent de M. Labiche, Il a l'ait une caricature de la vie, et une clés caricatures les plus amusantes et les plus innocentes qu'on puisse voir. De là son grand succès, sa longue faveur auprès du publie. Le public no veut pas qu'on le bouscule, qu'on lui montre la pourriture humaine, sous prétexte de l'égayer. Nous rions encore aux comédies de Molière, parfois du bout des dents, pris de malaise à l'idée des abîmes que nous devinons par-dessous. M. Labiche arrive en brave homme, abordant les sujets humains, mais avec une fantaisie epii entend rire de tout. Quand la vérité est trop triste,il lui fait exécuter une gambade, et cette gambade est irrésistible. Au fond, il ne veut pas savoir s'il y a de la boue et des crimes ; il trouve avant tout qu'il y a du rire. Les hommes deviennent des marionnettes très comiques. En somme, ni moraliste ni philosophe. Un rieur, rien de plus.
C'est le jugement même de M. Emile Augier. Je me suis simplement permis de le développer et de l'appuyer sur des preuves. Il ne faut pas regretter cpie M. Labiche ait manqué de pédantisme; le pédantisme est une vilaine chose. Quant àl'amertume, elle faitles grandes oeuvres. Entre Molière et M. Labiche, il n'y a epi'un abîme, l'amertume.. C'est comme un fleuve qui roule dans les oeuvres des grands observateurs. Qui connaît, l'homme est amer, et c'est ce goût amer qui-est presque toujours comme la saveur même du génie. Jetez la férule, mais gardez le ' fouet.
II
Mon jugementra'été que;M. Eugène Labiche était un rieur, rien de plus.! J'ai regretté ensuite ce mot, craignant qu'on ne lui donnât pas une acception assez large. Ne rit pas qui veut, au théâtre surtout, Le rire est un des dons les-plus heureux et les plus rares qu'on puisse apporter.
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VICTORIEN SARDOU
1.91
Et rien n'est français comme le rire. Le génie e national passe par Rabelais, par Molière, La i Fontaine et Voltaire. Toute appréciation littéraire étant réservée, c'est déjà un bel éloge que t de dire d'un auteur dramatique : « Il sait rire. » -s D'ailleurs, il peut y avoir un grand dédain dans j le rire. Voir l'homme comme un pantin sans cou- ] séquence; l'étudier curieusement comme on ] étudierait un insecte grotesque; lui faire, pour < tout exercice, exécuter des sauts périlleux : J c'est, en somme, traiter l'humanité d'une, façon ; fort méprisable. On semble croire qu'elle ne mérite pas une analyse plusprofonde. On déclare qu'on ne peut la regarder une minute sans pouffer. On nelui faitpasmêmel'honiieur d'avoir peur d'elle, On la trouve tout au plus bonne pour égayer les petits et les grands enfants. Ce doit êti'è là l'opinion de M. Labiche, qui m'a écrit :. « Je n'ai jamais pu prendre l'homme au sérieux. »
Reste la question de tempérament. Tous les analystes prennent difficilement l'homme au sérieux. Seulement, les uns se fâchent,, tandis que les autres s'amusent. Et encore il y a deux manières de s'amuser : en bon enfant, comme M. Labiche, ou en esprit amer et cruel, comme les grands satiriques. Le propre de M. Labiche, c'est de pousser l'indifférence jusqu'à no.voir dans les vices que desimpies accidents comiques. Ses personnages sont le plus souvent des poupées qu'il fait danser au-dessus des abîmes, pour rire de la grimace qu'elles y font. Il a bien soin, avant tout, d'avertir le public que c'est uniquement pour passer une heure agréable, que la comédie, cjuoi qu'il arrive, se terminera de la plus heureuse façon du monde.
J'ai souvent constaté que, dans la fantaisie, l'audace pouvait aller très loin au théâtre. Du moment où il est bien convenu entre l'auteur et lo public qu'on plaisante, qu'il n'y a rien de vrai dans l'aventure, il'est permis de tout montrer et do tout dire. M. Labiche a excellé dans ce tour fantaisiste donné aux réalités les plus déplaisantes. Son comique est fait des vérités cruelles de la vie, regardées sous leur côté caricatural et mises en oeuvre par un esprit sans amertume, qui reste volontairement àla surface des choses. Rien n'est plus délicat cpie ce clavier : une note trop énergique, etlo public se fâcherait. Il faut avoir les. doigts légers, effleurer à peine les plaies humaines, de manière à ne produire dans la sallo qu'un aimable chatouillement. Je ne dis point cpie M. Labiche, quand il s'est mis à écrire pour le théâtre, ait raisonné tout cela; il apportaitsimplemént une heureuse personnalité ; il devait être le rire de la bourgeoisie française pendant plus d'un quart de siècle.
Ce n'est pas là un petit honneur : tenir en gaieté deux ou trois générations, être pondant trente ans la joie de la France. Les auteurs comiques de grand talent, comme M. Labiche, finissent par être les représentants d'une gaieté ■lui a sa place dans l'histoire de nos moeurs. Certainement, on ne rit pas de la même façon à toutes les époques. Le comique de Molière n'est pas celui de Beaumarchais, qui n'est pas non plus celui de Picard. Et la preuve que le comique change à chaque société nouvelle, c'est Miie celui de M. Labiche commence à vieillir, je Jû.répète. Maintenant, nous avons MM. Meilhac
et llalévy. Je reprends le parallèle que j'ai indiqué" tout à l'heure.
M, Labiche est plus sain, plus rond; il tire la drôlerie des effets répétés, des situations pous-sées jusqu'aux dernières limites du cocasse. MM. Meilhac et Halévy ont le rire nerveux, précieux et raffiné, et ils prennent le public par leur ragoût parisien, finement pimenté, relevé de toutes les épices artistiques et mondaines. 11 faut notre fièvre pour les comprendre et les aimer. On me dit, en effet, que leurs pièces, eu province, restent des énigmes pour les trois quarts des spectateurs. J'ai revu dernièrement Un Chapeau de paille d'Italie. Cette farce reste immortelle ; mais la salle s'amusait moins qu'autrefois, la pièce paraissait trop simple, trop bonne enfant, sans un de ces tableaux pris sur une réalité un peu vive, comme nous les aimons à cette heure.
Le second volume du Théâtre complet contient les comédies les plus littéraires do M. Labiche. Je parlerai d'abord du Voyage de M. Perrichon, qu'on s'étonne de ne pas voir désormais au répertoire de la Comédie-Française. On connaît le sujet, tiré d'une observation toute philosophique, qu'un La Rochefoucauld misanthrope aurait pu formuler ainsi : « Nous aimons les hommes non pour les services qu'ils nous rendent, mais pour les services que nous leur rendons. » M. Perrichon, pendant mi voyage qu'il fait en Suisse, est sauvé par un jeune homme, Armand, et se met à le détester cordialement, tandis qu'il se prend, d'une tendresse extraordinaire pour un autre jeune homme, Daniel, qu'il croit avoir tiré d'un grand danger. Et c'est ici qu'éclate la grande habileté de M. Labiche. Ce bourgeois devrait être intolérable de vanité bête ; ajoutez qu'il est poltron, qu'il montre un égoïsme féroce. Eh bien, c'est cette insupportable ganache que M. Labiche nous l'ait aimer, tant il le peint naïf ot brave homme au fond. Toujours cet heureux tempérament qui fait glisser l'auteur-comique sur la vilenie humaine pour s'arrêter simplement aux notes légères et drôles dont on sourit.
Ce qui m'a frappé plus encore, au point de vue du métier, ce sont les ressources d'invention dramatique dont M. Labiche a fait preuve dans un tel sujet. La pièce est uniquement basée sur - la pensée égoïste cpie j'ai formulée plus haut; on comprend quel pauvre parti en aurait tiré un auteur moins rompu que M. Labiche aux exigences scéniqûes. 11 a prolongé les effets par toutes-sortes de reprises du même thème, ce qui a fini par emplir les quatre actes. Pour ma part, j'aimesurtoutlesecond,oùont lieules deux accidents enpsens- inverse, et Ici troisième, qui développe la situation ; le premier acte, qui se passe dans une gare de chemin de f er, paraîtvide aujourd'hui ; quant au dernier, il dénoue la pièce d'une façon par trop commode, grâce à une conversation entre Daniel et Armand, surprise par Perrichon. Mais il faut quand même admirer les souplesses de l'auteur, la science avec laquelle il a su tirer une oeuvre intéressante d'un sujet moral cpii semblait devoir être si ingrat au théâtre.
Remarquez que nous ne sommes pas là dans une comédie d'intrigue. Nous nous trouvons en pleine analyse humaine. Tout adroit qu'il est, M. Labiche.ne cherche jamais les complications
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
inutiles, et c'est pourquoi je le tiens en haute estime. Si l'on comparait son théâtre à celui de M. Sardou, on verrait combien il lui est supérieiir,.par le naturel de l'invention, l'abondance inépuisable des détails comiques coulant de source, la veine large, hautement française, ne s'arrêtant pas aux petits moyens, tirant le rire des situations elles-mêmes.
Que manque-t-il donc au Voyage de M. Perrichon pour être un pur chef-d'oeuvre? Je serai franc, je dirai qu'il y manque une certaine tenue littéraire et plus de simplicité encore dans l'emploi des éléments comiques. J'ai constaté le vide du premier acte, qui est la caricature assez médiocre du départ en chemin de fer d'un bourgeois peu habitué aux voyages. Je serai encore plus sévère pour la façon dont le dénouement est amené. Cette conversation surprise est un moyen indigne d'une oeuvre supérieure. 11 me semble qu'on aurait pu tirer le dénouement du caractère même de Perrichon. 11 y a aussi là des épisodes, celui du commandant Mathieu surtout, cpii ont dû être ajoutés pour donner du corps à la pièce, mais cpii lui retirent de sa largeur et de son unité. J'aurais désiré, un jet unique et puissant.
La Poudre aux yeux est aussi une comédie dont le sujet est tout d'observation. L'auteur a voulu peindre cette rage qui pousse certaines familles à éblouir le monde, en affichant un luxe qu'elles ne peuvent soutenir. Rien n'est drôle comme les Ratinois et les Malingear, qui font assaut de mensonges sur leur véritable situation, avant de conclure le mariage de leurs enfants. Ce sont les Malingear qui commencent, pour mieux placer leur fille Emmeline et pour forcer les Ratinois à donner à leur fils Frédéric une plus belle dot; les Ratinois partent alors de leur côté, en croyantles Malingear très riches. U faut lire la scène des deux pères réglantla question d'argent et montant, malgré eux, à des chiffres énormes. C'est là du bon comique, clu comique de situation et d'analyse, comme il y en a dans Molière. Nous sommes loin des pièces à cpiiproquos de certains auteurs acclamés.
J'aime moins, je l'avoue, les Petits Oiseaux, qui n'ont pas eu de succès, d'ailleurs. 11 s'agit (l'un digne homme, d'une bonté continuellement attendrie, qui veut tourner à la dureté de coeur, sur les conseils pratiques d'un de ses frères, et qui heureusement ne peut y parvenir. Cela est joli, très fin, très bien observé ; mais, au demeurant, cela est pleurard.
Et j'arrive aux Vivacités du capitaine Tic. Ici, nous retombons dans la fantaisie, mais quelle aimable fantaisie ! Toute la comédie est clans cette aventure du retour du capitaine chez sa tante, de son amour pour sa cousine Lucile, de son caractère emporté qui, à chaque instant,
manque de faire rompre son mariage. Et, avec cela, il fallait emplir trois actes. J'ajoute qu'un homme toujours en colère n'était point aimable à peindre. Puis, quelle violence lui faire commettre? M. Labiche a imaginé un adorable garçon, auquel ses vivacités donnent un charme de plus ; et, de toutes les violences, il a su choisir la seule qui fût comique, le coup de pied quelque part. U y a, là dedans, un coup de pied épique, celui que reçoit le tuteur grincheux, M. Désambois. 11 est déjà dans la coulisse, il a disparu, lorsque le capitaine allonge violemment la jambe. Et le plus drôle, c'est que. M. Désambois, quelques instants plus tard, rentre majestueusement, sans vouloir jamais ouvrir la bouche sur l'accident. Quelle heureuse gaieté ! comme les choses les plus fâcheuses tournent à la belle humeur, avec M. Labiche !
C'est là aussi cpie se trouve la fameuse scène de la sonnette, qui est typique, selon moi. On connaît la situation. Le capitaine a juré à Lucile de ne plus s'emporter; mais celle-ci, pleine de doute, lui fait proniettre de se calmer, lorsqu'elle agitera la sonnette qui est sur le guéridon. M. Désambois arrive et dit au capitaine les choses les plus dures; le capitaine, impatienté, va lui sauter à la gorge, lorsque la sonnette se fait entendre; il se calme en riant, il laisse le tuteur continuer. Rien de plus joli comme jeu de scène. Mais ce n'est pas tout : Lucile, à un moment, est tellement indignée des mauvaises paroles de M. Désambois, qu'elle entre elle-même dans une grande colère; et c'est le capitaine qui prend la sonnette et cpii sonne à son tour. Tout finit dans un éclat de rire.
Je ne connais pas de scène mieux menée ni d'un dessin plus amusant. Tout un certain théâtre est là, dans ce modèle de va-et-ATient si bien équilibré. L'effet de la scène est toujours énorme, parce qu'elle satisfait les besoins de symétrie du public et qu'elle charme les yeux et les oreilles plus encore que l'intelligence. C'est du théâtre mécanique, dont l'observation est absente. Dans la vie, certes, ce ne sont pas des coups de sonnette qui corrigent un homme de ses défauts. Le capitaine, au lendemain de ses noces, jurera et allongera des coups do pied de plus belle. Peut-être même la femme scra-t-elle battue. Mais, qu'importe ! elle a un si joli tintement, la sonnette, qu'elle contente absolument le public.
Le volume contient encore la Grammaire, cet acte si fin et si comique. Je me résumerai en disant que, si le premier volume montre M. Labiche comme un des fantaisistes les plus sains et les plus vigoureux que nous ayons eus, on trouve dans le second un auteur dramatique d'un vol plus large, se haussant parfois jusqu'à la grande comédie.
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On a déjà vu souvent, d'ailleurs, la scène d'un théâtre regardée à l'envers.
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MEILHAC ET HALÉVY
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MEILHAC ET HALEVY
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MM. Meilhac et Halévy sont des peintres très h souples de la vie moderne. Ils ont saisi à mer- s< veille les côtés particuliers de certains mondes, cl et leurs comédies sont parfois des tableaux d'une r grande vérité, exécutés par des artistes. Je les \ crois même de beaucoup supérieurs à leurs s oeuvres. Je veux dire que les nécessités des t planches, les cadres imposés par les genres qui i réussissent dans tels ou tels théâtres, ont dû le i plus souvent les empêcher de rester eux-mêmes jusqu'au bout. Ainsi, dans le Prince, ils ont à i coup sûr sacrifié trop à la farce. La pièce pèche ! plus encore par le genre que par leurs propres ■défauts.
Une chose remarquable, c'est que, dans toutes leurs comédies, le premier acte est excellent, presque toujours préférable aux autres. Je citerai seulement la Boule, T ricoche et Cacolet, le Prince. La raison en est simple,leur premier acte est un acte d'observation, où ils se contentent de poser les personnages, en les analysant d'une façon exacte. L'effet est alors considérable. Je ne me lasserai pas de répéter que la vérité au théâtre est encore l'élémentle plus puissant qu'on puisse employer. Puis, l'action s'affole aussitôt, la fantaisie arrive et détraque tout, les dénouements deviennent impossibles, et la pièce est obligée de tourner court, Le malheur est qu'il faut absolument tailler des rôles extravagants à certains comédiens aimés du public, si l'on veut qu'ils aient leur succès habituel. Selon moi, les auteurs en pâtissent, MM. Meilhac et Halévy surtout, qui sont des hommes de talent, très capables de porter une comédie d'observation pendant cinq actes.
Ce n'est pas que la fantaisie me déplaise. Je la . trouve au contraireexcellente,dans cette donnée du rire à outrance. Elle arrive comme une flamme, elle a créé certainement tout un comique nouveau. Par exemple, la scène où Escouloubine fait un second gentilhomme campagnard, est un chef-d'oeuvre d'invention folle. A cette hauteur du burlesque, l'extravagance devient une véritable poésie. Elle enlève et elle fait penser. Mais je voudrais cpie l'oeuvre entière fût comprise alors dans ce sens, et surtout que l'effet allât en se renforçant. Malheureusement, l'oeuvre s'éparpille au lieu de se resserrer. Elle n'aboutit pas à un dénouement qui soit l'épanouissement même do Pidée comique, elle n'est pas l'éclat de rire ménagé et peu à peu grandi que l'on rêve.
Je viens de dire que la fantaisie avait créé, dans notre- littérature dramatique, un nouveau comique. Le mot me paraît très juste'. Comparez, par exemple, une scène de Molière avec une scène de MM. Meilhac et Halévy. Je prends la première scène de George Dandin. Lubin se heurte an mari;, et lui conte, sans le connaître,. avec toutes sortes de mystères, que sv, femme le trompe. On rit beaucoup-, mais d'un rire naturel
et franc, car l'aventure a pu arriver, et, si elle paraît drôle, elle ne surprend pas. Au contraire, lorsque Escouloubine, dans le Prince, fait un second gentilhomme campagnard devant madame Cardinet effarée, on éclate d'un accès de rire nerveux, et il semble qu'on vienne de recevoir un coup de bâton sur la nuque. C'est que la situation est impossible; elle est une pure fantaisie des auteurs, uile imagination extraordinaire dont la folie devient communicative. On mourrait de ce rire-là, s'il durait trop longtemps. Je crois que le chef-d'oeuvre de ce comique nerveux n'est pas écrit. Je connais çà et là des , scènes stupéfiantes. Mais il n'existe peut-être pas de pièce en trois ou quatre actes, ayant en ce genre la solidité des oeuvres qui durent, U faudrait, je le répète, une gradation savante, une farce dont la folie fût menée puissamment de la première àla dernière scène. Je serais curieux de savoir dans cpiel état seraient les spectateurs à la sortie.
II
Le succès que MM. Meilhac etilalévy viennent de remporter aux Variétés, avec leur dernière pièce, la Cigale, est un nouvel argument en faveur de la thèse que je soutiens avec obstination : celle de l'absence de tout code dramatique et de l'absolue liberté dont la fantaisie des auteurs jouit au théâtre.
Voici donc la Cigale. Dans cette oeuvre, il n'y a pas de pièce, comme on dit en argot théâtral, ou du moins l'intrigue est si connue, si usée, quo les auteurs, évidemment, ne se sontpas inquiétés le moins du monde de la charpente. Les critiques, qui connaissent sur le bout du- doigt les répertoires clé nos plus petits théâtres, citeraient quelques douzaines de vaudevilles auxquels la Cigale ressemble, sans compter les drames et les opéras-comiques. Jamais l'insouciance des deux écrivains n'est allée plus loin à l'égard de l'intrigue, de la carcasse plus ou moins solide d'un ouvrage. C'est de la science dramatique va comme je te pousse.
Il s'agit, dans la pièce, d'une jeune fille volée par des saltimbanques, la Cigale, qui s'enfuit un beau jour pour échapper aux entreprises amoureuses de trois de ses camarades. Elle tombe dans une auberge fréquentée par des peintres, devient subitement amoureuse de l'artiste Marignan, "puis, tout d'un coup, retrowve ses riches parents et se transforme en mademoiselle des Allures. Le malheur est que Marignan appartient à une maîtresse qui le trompe, et que, d'autre part, on veut marier mademoiselle dés Allures avec son cousin Edgard. Mais tout s'arrange de la façon attendue : Edgard hérite de l'a maîtresse de Marignan, et celui-ci épouse ta Cigale. Et voilà tout. C'est plus que maigre, c'est nul.
Qu'est-ce qui a donc pu tenter MM. Meilhac et
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
Halévy, ces auteurs si habiles et d'un esprit si fin, dans un sujet dont le dernier des faiseurs de vaudevilles n'aurait pas voulu? J'estime que, d'abord, ils ont dû être séduits par le personnage de la Cigale; ils avaient sous la main mademoiselle Chaumont, et ils trouvaient là un excellent rôle pour cette comédienne si personnelle et si nerveuse.
Mais ce n'est pas tout: je crois cpie MM. Meilhac et Halévy sont surtout partis, en raisonnant de la façon suivante : « Nous avons deux mondes fort pittoresques, ceux des saltimbanques et des peintres ; il est impossible que nous ne fassions pas les plus heureuses rencontres, on nous aban. donnant tout bonnement à notre fantaisie et à nos observations. »
Et ils ont fait la pièce, non pour la pièce, mais pour les scènes. Qu'importait l'ensemble, si chaque épisode était assez puissant en lui-même pour conquérir les spectateurs ! U s'agissait uniquement de faire vivre les personnages,de tailler dans la vie des tableaux d'un vif relief, de remplacer enfin la mécanicpie théâtrale par unsouffle de réalité aiguisée d'une pointe d'esprit parisien. Remarquez cpie Musset n'a pas.eu d'autre système dramatique ; il poussait simplement les choses à la poésie, tandis que MM. Meilhac et Halévy les poussent à une vérité railleuse.
Regardez de près comment la pièce est construite. Vous y verrez bien vite ce seul souci des tableaux modernes, vivants et légèrement tournés à la charge. C'est tout une poéticpie nouvelle, soyez-en convaincus. Tandis que la vieille charpente dramatique, telle cpie les dramaturges et les vaudevillistes de la première moitié du siècle l'ont inventée, craque de lotîtes parts, les écrivains de tempéraments différents arrivcntde plusieurs côtés, en ayant tous conscience cpie notre théâtre national, pour se renouveler et rouvrir une Areine aux chefs-d'oeuvre, doit s'adresser à la peinture exacte du monde contemporain.
Etudiez donc de quelle manière MM. Meilhac et Halévy ont su donner à un sujet usé une intensité toute nouvelle. Us se sont contentés de lo placer dans des milieux très parisiens, des milieux d'hier et d'aujourd'hui, que l'on n'avait pas encore mis au théâtre et que le public a été enchanté de trouver là. Dès que la toile se levait, la salle était conquise par les milieux dont je parle, tant il est vrai que la réalité est puissante sur la foule.
Ainsi quel adorable tableau que le premier acte, cette auberge de Barbizon, dont le décor reproduit si exactement les moindres détails ! Les premières répliques des deux peintres Marignan et Micliu, l'entrée de la Cigale trouvée évanouie au pied d'un arbre de la forêt, sa longue histoire qu'elle raconte si drôlement, l'arrivée étonnante des trois saltimbanques, Carcassonne Bibi, Filoche, enfin la dernière scène où l'homme d'affaires reconnaît dans la Cigalelanoble demoiselle des Allures, toutes ces scènes prennent une vie extraordinaire, parce que, clans leurs exagérations comicpies, elles contiennent une somme incroyable de détails vrais et d'observations justes. On sent que les personnages sont copiés sur le vif.
J'aime moins le second tableau. Il se passe chez.la tante de mademoiselle des Allures et
rentre dans les ficelles ordinaires du métier. Encore de très jolies scènes, par exemple celle où Edgard et sa cousine s'expliquent sur le manque absolu d'amour qu'ils ont l'un pour l'autre, celle où l'on apporte Marignan qui vient de tomber à la rivière, celle où la Cigale et la maîtresse du peintre sontsur le point dese prendre au chignon ; mais tout cela sent un peu l'effort. Et pourtant le milieu est encore une merveille, ce chalet de Boûgival bâti au bord de la rivière, cette banlieue de Paris si élégante et si pleine de promiscuités.
Mais c'est surtout le troisième tableau qui a fait mon admiration. Remarquez qu'à la fin du deuxième acte la pièce est absolument finie, si elle a jamais commencé. 11 n'y a plus qu'à marier la Cigale et Marignan, opération des plus simples qui ne saurait emplir un acte. On pouvait se demander comment MM. Meilhac et Halévy allaient occuper les planches. Leurs amis tremblaient, Eh bien, ce troisième tableau est le plus amusant. C'est celui qui a décidé clu grand succès de l'oeuvre.
Les auteurs ont carrément lâché la pièce. Je ne crois pas qu'il y ait d'exemple d'un dénouement traité avec plus de dédain pour la mécanique théâtrale. Marignan épousera la Cigale, mais cela n'importe pas. Ce qui importe, c'est de nous montrer l'intérieur clu peintre, c'est de mettre à la scène la jeune école de peinture cpii se fait, avec tant de vaillance,une place au soleil. Marignan raffine encore sur les impressionnistes ; il est luministe et intentionniste. Dès lors, vous devinez les plaisanteries^ dont quelques-unes sont fort spirituelles. Le* elécor do l'atelier, avec ses charges des toiles célèbres de MM. Manet, Claude Monet, Degas, Cézanne, Renoir, Sisley, Pissarro, etc., est des plus amusants. Et l'acte tout entier roule sur la nouvelle formule artistique, que les expositions de la rue Le Peletier ont fait connaître à tout Paris.
J'éprouve, je l'avoue, une grande tendresse pour les peintres impressionnistes. Aussi suis-je très reconnaissant à MM. Meilhac et Halévy de les avoir plaisantes; pendant tout un acte. Maintenant, voilà la jeune école plus connue encore qu'elle ne l'était;.et il ne lui reste qu'à faire oeuvre do virilité. Je veux croire qu'au fond MM. Meilhac et Halévy sont pleins d'affection pour ces artistes novateurs, qui cherchent à peu près en peinture ce qu'eux-m êmes cherch ent au théâtre, la vie moderne, le côté intense et incisif des choses, les aspects multiples clu grand Paris. Même si l'on discute leur façon de réaliser, il faut accorder aux impressionnistes le mérite d'avoir découvert le sens dans lequel notre peinture nationale va opérer un renouvellement. On a beau rire et les nier, ils n'en ont pas moins imprimé à Fart le seul mouvement vraiment artistique qui se soit produit, depuis le mouvement romantique de 1830. Et ce epii le prouve, c'est que nos Salons annuels sont aujourd'hui pleins d'impressionnistes, je veux dire de jeunes gens malins qui copient les impressionnistes en les édulcorant, pour la plus grande jouissance des bourgeois.
Mais je reviens à la Cigale. On répète que MM. Meilhac et .Halévy peuvent seuls se permettre une pièce si mal bâtie et si intéressante. Cela revient tout simplement à dire qu'ils ont
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MEILHAC ET HALÉVY
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une originalité. Sans doute, il serait fâcheux cpie s d'autres auteurs dramatiques allassent s'ingé- ( nier à copier la Cigale; et ces auteurs tombe- f raient, que la chute me paraîtrait méritée. Seu- i leinent, puisque l'originalité réussit si bien au < théâtre, en dehors de tout code dramatique, 1 pourquoi d'autres originalités ne tenteraient- ; elles pas de même le succès, sans s'embarrasser le moins du monde des traditions? Nous voyons les règles souffletées, aux grands applaudissements d'une salle. Cela doit nous retirer le peu de respect cpie nous aurions pu garder pour les règles.
Et remarquez que je ne vais même pas si loin 1 queMM.MeilhacetHalévy.io Cigale est unbon i argument pour la cause de la liberté du talent, i dont je me suis fait l'avocat. Mais j'estime que : les choses n'en iraient pas plus mal, si, au lieu ! de ce sujet dégingandé, ils avaient choisi quelque histoire solide, se tenant d'un bout à l'autre. A force d'esprit parisien et de fine observation, ils arrivent à se passer tout à fait de charpente, qui plus est à gagner 1 la gageure de lutter contre une charpente défectueuse. C'est là un tour de force cpie j'applaudis, sans conseiller à personne de l'imiter.
Ne comprennent-ils pas eux-mêmes la puissance cpie leurs oeuvres prendraient, s'ils poussaient jusqu'au bout leur tendresse do la modernité et de la réalité? Us ont l'amour de notre Paris et la connaissance de tous ses mondes, la touche légère et vive qui est nécessaire pour lo bien peindre. Mais ce no sont là que des outils. Il faudrait ajouter lelfond, je veux dire une grande carrure de sujet, Puisqu'ils empruntent les types elles dialogues àla vie réelle, pourquoi ne lui prennent-ils point aussi des histoires, au lieu de s'enfermer clans des intrigues epii ne sup. portent pas l'examen? Us ne tiennent pas à la charpente; qu'ils choisissent donc alors, en même temps cpie des .personnages vrais, une action vraie, bien simple, et ils écriront un chefcPoeuvre, j'en suis certain.
Je sais bien cpie là est le difficile. Porter la réalité des faits au théâtre, c'est autrement grave quo d'y porter la réalité des types et des mots. Si la Cigale a réussi, cela vient de ce que le public a vu que les auteurs plaisantaient, Enfin, les temps arrivent où la tentative pourra sans doute être risquée. MM. Meilhac et Halévy auront eu l'honneur d'être les pionniers les plus hardis clans cette voie; et je ne serais pas étonné, s'ils faisaient jouer un jour la pièce cpie je demande, celle où la solidité du fond se joindrait à l'exactitude et à la finesse de la facture. Une telle oeuvre serait digne de leur grand talent,. En finissant, je crois devoir dire pourquoi je mets un tel entêtement à réclamer toute liberté sur la scène, C'est cpie je songe à la génération d'écrivains qui grandit, cette génération qui fatalement renouvellera notre art dramatique. Or, l'obstacle le plus terrible pour un auteur qui veut écrire des cirâmes ou des comédies, c'est le code cpie la critique entend lui imposer. Il lui faut accepter la vieille formule et laisser là toute originalité. Aussi ne me lasserai-je jamais, chaque fois qu'un argument se présentera, de prouver qu'on réussit au théâtre par la seule force du talent, sans avoir besoin de se plier à ce joug. Sans cloute je ne donnerai du talent à personne.
personne. si quelque nouveau venu en a, je le déterminerai peut-être à se lancer dans les tentatives originales. Ce sera ma récompense. J'aurai, à mon sens, fait plus clignement, mon devoir de critique, que ceux d'entre mes confrères qui rappellent chaque jour les débutants au respect de je ne sais quelles règles.
III
Le Palais-Royal semble tenir un succès avec la pièce nouvelle de. MM. Meilhac et Halévy : le Mari de la débutante. Le public a fait aux quatre actes dont cette pièce se compose un accueil différent : très chaud au premier, enthousiaste au second, chaud au troisième, légèrement froid au quatrième ; et je demande à parler de l'oeuvre justement au point de vue de ces façons d'être du public, car il y a làd'utilesobservations à faire.
D'abord, je donnerai une courte analyse de chaque acte.
Premier acte. Mina a été élevée par madame Capitaine, une ancienne Rigolette, qui est devenue une épouse sage. Or, madame Capitaine a donné à Mina une double éducation : les solides qualités d'une ménagère elles agréments d'une fille; si bien que Mina hésite entre deux partis, épouser l'employé Lamberthier, ou se faire entretenir par le vicomte de Champd'Azur. Mais le sort décide, elleépouse Lamberthier.
Deuxième acte. On est à la mairie. L'adjoint Montdésir va marier Lamberthier et Mina. Il faut savoir que Montdésir est en même temps directeur d'un théâtre d'opérette. Or, au beau milieu d'un immense succès, son étoile vient de tomber malade, et il est au désespoir, lorsqu'il apprend que Mina a déjà chanté le rôle dans une petite salle. 11 l'engage séance tenante, il emmène toute la noce au théâtre.
Troisième acte. 11 se passe sur la scène même du théâtre de Montdésir. Toutes sortes de petits épisodes s'y produisent. Le seul fait important est que Lamberthier, casé par lo régisseur dans une avant-scène du rez-de-chaussée, se fâche en voyant sa femme paraître devant le public, vêtue d'un costume très décolleté 11 enjambe la rampe, et l'on doit baisser le rideau, au milieu d'un tumulte épouvantable.
Quatrième acte. Un an s'est écoulé. Chez les Lamberthier, les choses ont changé singulièrement. Mina a un succès fou; les directeurs et les auteurs se la disputent, Quant à la transformation de Lamberthier, elle est plus complète encore : il a hôtel, voiture, secrétaire ; il n'est plus dans lo ménage qu'un bon administrateur, tirant le plus d'argent possible clu talent de madame. C'est lui cpii l'aide à répéter ses rôles, en indiquantes intentions égrillardes ; c'est lui qui accepte ou epii refuse les pièces que les auteurs viennent lire humblement, Cependant, il force Mina à congédier doux amoureux. Mais celle-ci a déjà pris pour amant le secrétaire de son mari. Il lui faut rompre, et la pièce finit brusquement par le départ du ménage pour l'étranger, où la chanteuse est engagée à des prix fabuleux.
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
Tels sont les quatre actes du Mari de la dêbu- h
aime. Comme on le voit, MM. Meilhac et Halévy C
continuent à s'affranchir clu code dramatique, a
en se moquant parfaitement de toute intrigue v
suivie et équilibrée/Nous voilà loin des pièces 1
bien faites de Scribe. Les auteurs présentent p
simplement au public une série de tableaux, 1
reliés entre eux par un fil très mince, et qui casse I
même parfois. Ils n'ont au fond qu'un souci : s
traiter séparément chaque tableau avec le plus ï
d'esprit et le plus de gaieté possible, y promener j;
des types pris sur nature, relevés d'une pointe j
de fantaisie parisienne. Quant aux péripéties,
elles arriveront tant bien que mal, elles n'arri- i
veront même pas du tout; et quant au dénoue- 1
ment, il sera n'importe lequel. L'intérêt n'est g
plus dans le mécanisme ingénieux des divers ]
éléments de la comédie; il est dans la vivacité !
dans les peintures fines et vivantes de tableaux !
traités isolément.
Cela est si vrai, qu'en analysant le Mari de la débutante, j'ai pu négliger un personnage important, le comte Escarbonnier, joué par Geoffroy. Celle incarnation nouvelle de M. Prudhomme, ce superbe imbécile qui traverse les quatre actes en faisant des discours, ce cocu magnifique que. sa femme a abandonné et qui s'attendrit, en trouvant un amant de la dame dans le régisseur de Montdésir, est une excellente figure comique, d'un grand relief et très amusante; mais elle est .absolument inutile à l'action, elle n'est nécessitée par rien et n'amène rien.
J'en dirai autant de Biscarat et de Marasquin, accompagné de ses quatre filles. Biscarat, que chaque nouvelle étoile enflamme, a fait sourire, parce qu'on a cru entrevoir le profil diserète• ment indiqué d'une personnalité bien connue dans le monde des théâtres. Marasquin et ses quatre filles ont été accueillis également comme de vieilles connaissances, car ils ont déjà servi plusieurs fois; MM. Meilhac et Halévy euxmêmes nous les avaient montrés dans le Boi Candaule. En somme, ce ne sont que des types qui défilent. Us n'apportent rien à l'intrigue; ils complet eut une collection d'originaux parisiens. J'insiste, parce qu'il, y a là une nouvelle application, heureuse et applaudie, des idées que je défends. Une fois de plus, il est prouvé cpie le sujet n'importe pas, que l'intrigue peut manquer, que les personnages n'ont pas même besoin d'avoir un lien quelconque avec l'action; il suffit que les tableaux offerts au public soient Avivants et qu'ils le fassent rire ou pleurer.
Toutefois, le public est encore singulièrement ombrageux sur certains points. Rien ne m'intéresse comme la façon dont une salle se comporte devant une oeuvre dramaticpie; et cela me ramène à l'examen des quatre actes, dont j'ai donné l'analyse plus haut,
La salle a été prise par le premier acte. Il est réellement charmant d'un bout à l'autre. J'ai déjà dit que MM. Meilhac et Halévy, dans leurs pièces, réussissaient toujours le premier acte, et cela s'explique par la façon même dont ils travaillent, Procédant par tableaux, ils mettent fatalement dans le permier l'idée qui les a fi'appés, lo point de départ; ensuite, il leur faut se battre les flancs pour tirer des conséquences et arriver au dénouement. Rien n'est joli comme
la scêneîdeïséduction,<[ lorsque! le vicomte de Champ-d'Azur se penche sur l'épaule de Mina, assise à son piano, et lui promet un hôtel, une voiture, toute une vie de paresse et de luxe ; Mina refuse d'abord, puis elle va céder, et la phrase du piano revient en mourant, avec une langueur voluptueuse. Cela est d'une fantaisie littéraire tout à fait exquise. Excellente scène aussi, la partie de whist qui décide du sort de Mina; si Lamberthier gagne, elle l'épouse: et il gagne, après lui avoir donné l'émotion d'une partie nulle.
J'ai dit qu'au second acte, la joie de la salle était devenue de l'enthousiasme. J'aime pourtant beaucoup moins ce second acte. U est très gai, mais d'une gaieté un peu grosse. Puis, on l'a déjà vu. Sans parler de la noce d'Un Chapeau de paille d'Italie, l'adjoint Montdésir, auquel ses soucis de directeur de théâtre font perdre la tête, ne rappelle-t-il pas le juge de la Boule, qui mêle les couches de sa femme à l'affaire qu'on débat, devant lui? La situation est identique, le i ire est amené par les mêmes procédés. Examinez de près les deux actes, et vous serez frappé de la ressemblance. Sans doute, le public s'est tant amusé, précisément parce qu'il retrouvait un cadre connu Toute la force de la tradition est là. On a ri hier d'une chose, pourquoi n'en riraiton pas encore aujourd'hui? Rien n'est plus drôle, en effet, que col adjoint, fantasque, qui interrompt à chaque instant la lecture du Code pour s'inquiéter de son théâtre. D'autre part, la noce ahurie, affolée, la mariée epii chante la Petite Poularde avec sa couronne de fleurs d'oranger, l'effarement du mari, l'importance bête du comte Escarbonnier, élargissent le cadre connu et y apportent des éléments nouveaux. De là, le grand succès.
Et ce epii prouve que la tradition ne suffit plus, c'est que le troisième acte a moins pris le public. Les dix à douze, petits épisodes qui s'y suivent à la débandade, ne sont pas bien nou'■ veaux. On a déjà vu souvent, d'ailleurs, la scène ; d'un théâtre regardée à l'envers, avec les cou; lisses retournées, le rideau se levant et découvrant, comme toile de fond, une salle emplie de 3 spectateurs. Le grand succès a été le truc très i simple qui montre les spectateurs de cette salle é dans trois états, d'abords immobiles et attent tifs, puis commençant à s'agiter lorsque Lam3 berthier trouble le spectacle, puis tout à fait ; furieux, menaçant du poing, faisant voler les t petits bancs On baisse simplement le rideau, qui découvre successivement, en se relevant, les t toiles de fond, où les trois états du publie sont
peints d'une façon fort amusante, e J'arrive au quatrième acte, et j'insisterai, car
c'est surtout celui qui m'a intéressé. ii Je crois savoir que c'est là qu'il faut chercher
l'idée première de la pièce. Les auteurs voulaient t mettre à la scène un certain ménage d'artistes, li la femme adorée du public, le mari battant mons naie avec cette adoration, homme charmant au it fond, mais chez lecpiel l'époux s'est effacé pour i- faire place à un administrateur de premier t ordre. 11 est inutile de chercher si les auteurs i- n'ont pas trouvé leurs modèles dans notre e monde contemporain. Ce qu'il faut dire, c'est ;t que la donnée était d'une grande originalité et e qu'elle devait fatalement tenter un jour des
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MEILHAC ET HALÉVY
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observateurs parisiens comme MM. Meilhac et r Halévy. s
Ainsi donc, la donnée était très originale; A l'ajoute qu'elle était, très dangereuse. C'est sans 1 doute ce que les auteurs ontcompris.carilsn'ont c point osé l'aborder franchement. Je veux bien c croire que, s'ils l'ont réservée pour leur quatrième 1 acte, s'ils l'ont étranglée et escamotée dans un i dénouement au lieu de l'étendre dans toute une ] pièce, cela est simplement venu clu désir qu'ils 1 ont pu avoir de répondre aux critiques epii leur i reprochent d'habitude de terminer pauvrement leurs pièces; ils espéraient sans cloute finir par un coup d'éclat. La vérité n'en est pas moins qu'ils semblent avoir reculé devant leur idée première, que les trois premiers actes paraissent une préparation bien longue au quatrième; que la pièce, en somme, la pièce nouvelle, originale, hautement contemporaine et parisienne, était dans ce quatrième acte. Pour moi, la comédie s'achève juste au moment où elle commence. MM. Meilhac et, Halévy n'ont pas plutôt abordé la situation capitale de leur oeuvre, qu'ils tournent court et l'ont disparaître leurs personnages, en les envoyant à l'étranger.
On a l'ait remarquer que le titre parle du mari d'une débutante, et non du mari d'une comédienne. Eh bien, j'attendrai alors la pièce qui doit suivre, la pièce originale, celle, en un mot, que nous promet le quatrième acie interrompu. MM. Meilhac et Halévy sont tenus à l'écrire. |
D'ailleurs, ils ont fait preuve d'une grandehabileté, en promenant les spectateurs dans trois actes d'épisodes déjà connus, avant d'aborder la grosse affaire, colle qu'ils avaient sans cloute depuis longtemps en notes dans leurs tiroirs, et qu'ils n'osaient risquer. Le public, en effet, est devenu subitement sérieux ctuii peu froid, quand il a senti où on le menait. Cela lui semblait raide ; ce n'était plus pour rire, il devinait où les observations avaient, dû être prises, il flairait la réalité derrière la faniaisie. J'ai été vivement frappé de cette gêne subite, de cette défaillance devant le document humain.
Je n'en suis pas moins convaincu que la pièce aurait eu une autre allure, si le quatrième acte était venu après le premier acte, et si la pièce s'était ensuite magistralement développée. Nous y aurions perdu les actes très amusants de la mairie et du théâtre; mais ce sont là des actes connus, dont la perle, au point de vue littéraire, n'aurait pas été grande. En somme, ils n'apportent rien et ne laissent rien que le souvenir d'un éclat de rire, dont on ne se rappelle mênie plus bien la cause. On a ri, mais il serait difficile, le lendemain, de dire pourquoi.
Peut-être aurait-on sifflé le mari. Peut-être, en le présentant plus tôt dans son rôle d'administrateur, les auteurs l'auraient-ils suffisamment expliqué et imposé au public, à force de gaieté et d'adresse. En tout cas, ils auraient créé un type, ce epii est le suprême triomphe au théâtre.
IV
Me sera-t-il permis de chercher une légère querelle à MM.Meilhac et Halévy? C'est au sujet du Mari, de la débutante, qu'ils ont donné de
nouveau au Palais-Royal, après lui avoir fait subir une transformation complète. On se souvient que, lorsque la première version fut jouée, les trois premiers actes firent un grand effet, celui surtout qui se passe à la mairie. Puis, le quatrième acte, le dernier, faillit tout gâter. Les auteurs, sans crier gare, étaient entrés clans . une peinture osée du mari d'une comédienne, se posant en administrateur du talent et de la beauté de sa femme. Cette peinture un peu crue, d'une férocité d'observation que des plaisanteries ne déguisaient pas suffisamment, glaça le public epii devint froid, presque hostile. Et j'avoue volontiers moi-même que cela détonnait à côté des autres actes, tous de pure fantaisie.
J'ai beau m en garer, la question delà convention revient toujours sous ma plume. Voilà, certes, un exemple dont les zélateurs de la convention pourraient abuser. Us diraient : « Vous voyez bien qu'on ne peut pas tout dire au théâtre, puisqu'il suffit que des hommes du talent et de l'habileté de MM.Meilhac et Halévy mettent un mari peu délicat, pour compromettre toute une oeuvre, qui marchait vers le plus grand succès. » Sans cloute; mais il faudrait ajouter que le seul tort des auteurs était de recommencer une pièce, de manquer d'équilibre et de logicpie, de terminer par un coup de massue inattendu, au bout d'une simple plaiI sauterie agréable. On peut tout mettre au théâtre, et je ne fais que répéter ici l'opinion d'un célèbre auteur dramatique, epii à la vérité paraît avoir changé d'idée aujourd'hui ; seule* ment, il faut savoir tout mettre.
C'est évidemment ce dont se sont aperçus MM. Meilhac. et Halévy. Us ont retiré le dernier acte, peut-être avec Ta pensée d'en l'aire plus tard le point de départ d'une autre pièce. Puis, ils ont décidé que le Mari de la débutante resterait une simple fantaisie, sans aucune portée d'observation. Rien de plus raisonnable, en somme. Pourtant, cela m'a surpris, et c'est ici quo je cherche querelle aux auteurs. Je crois qu'on ne doit jamais toucher à une couvre qui a été jouée. Elle est bonne ou mauvaise, peu importe; du moment où elle appartient au public, il faut la conserver avec ses qualités et ses défauts. Je cloute même qu'on ait intérêt à la raccommoder, car il n'y a pas d'exemple qu'une oeuvre ainsi retapée ait pris une solidité plus grande. U vaut mille fois mieux employer à un nouvel ouvrage le temps qu'on perd à vouloir équilibrer un ouvrage qui boite de naissance.
Voyez le cas présent, Le Mari de la débutante est plus homogène peut-être; mais le voilà sans relief, sans ce relief des défauts qui tire souvent une oeuvre de sa médiocrité aimable. La pièce aujourd'hui reste une fantaisie, dont certains détails sont amusants; seulement, elle est inférieure à d'autres fantaisies de MM. Meilhac et Halévy, ce qui la met à un second rang. On sourit, on ne se fâche plus ; cela est grave. 11 est vrai que mon goût bien connu de la perversion me rend un très mauvais juge. Moi, je l'aimais beaucoup, cet ancien dernier acte, sacrifié à la ; première froideur du public, et je poussais les t choses jusqu'à prétendre.qu'il était le seul orie ginal et nouveau. Donc, quitte à ce cpie la pièce
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
restât d'un ensemble défectueux, je l'aurais gardé. Cela pouvait être mauvais, mais cela n'étaitfpas ordinaire.
V ci
si
I Samuel Brohl, la comédie en cinq actes et un g prologue que M. Meilhac a tirée d'un roman de 3\ M. Cherbuliez, n'a pas réussi à POdéon. r
H s'agit du fils d'un aubergiste, Samuel Brohl, cl qu'une princesse russe,laprincesseGuloff, achète Y à son père en Galicie, clans un but plus ou moins avouable. Plus tard, Samuel Brohl fausse coin- 1 pagnie à la princesse, court le monde, l'ait tous cl les métiers, finit par voler les papiers d'un cer- ! tain Polonais, le comte Abel Larinski, qu'il a é peut-être assassiné. Ce point de l'hisloiie reste ] louche. Et voilà le comte Abel Larinski qui s cherche à couronner sa carrière en épousant la i fille d'un savant chimiste français, mademoiselle Antoinette Moriaz. 11 y arriverait, car la i jeune personne est singulièrement romanesque, i si la princesse Gulolf ne venait le démasquer et si un bon jeune homme, un cousin amoureux de sa cousine, ne le forçait à rendre certain portrait et certaines'lettres, ce epii permet à Antoinette de rentrer dans la prose.
Evidemment, ce sujet est d'une originalité médiocre; mais, en somme, il en valait un autre, et un homme de l'expérience de M. Meilhac pouvait en tirer une pièce agréable. D'où vient donc que l'oeuvre a été si mal reçue? Les raisons me paraissent assez complexes.
D'abord, le personnage de Samuel Brohl aurait demandé un développement plus large et plus original. J'ai bien deviné que! héros avait rêvé le romancier, un greclin compliqué d'un arliste et d'un dévot, une de ces natures enter- i tilléesoùlepirese mêle à l'excellent, très capable de s'agenouillerpassionnémenl devanlune jeune fille et de lui voler sa dot; en un mot, un aventurier epii a lu Byron et qui met de l'art dans ses escroqueries. Malheureusement, une bonne moitié de tout cela a été perdue dans la comédie. Samuel reste en partie inexpliqué. Il ne tient plus à la terre; il s'efface dans le gris; on ne le déteste ni on ne l'aime. On bâille, voilà tout.
Et il en est de même pour les autres personnages. Que nous font tous ces gens-là? Est-ce que nous les connaissons? Pour sûr, ils n'appartiennent à aucun monde. On a beau nous dire que Moriaz est un membre de l'Institut; qu'Antoinette est une demoiselle romanesque, mais honnête; que le cousin a un coeur d'or : nous n'en sommes pas convaincus, parce que tous restent pour nous à l'état d'ombres indécisesJIIssemblent s'agiter derrière une mousseline." Us' n'ont ni os ni muscles. Ce sont de vagues formes epii flottent . de l'autre côté de la rampe et où nous ne trouvons rien d'humain. De là le grand froid, l'ennui du public. Un lien d'humanité, de fraternité, no s'établit pas entre la scène et la salle. Les plus jolies choses se perdent, les spectateurs finissent par devenir hostiles et injustes.
J'ai lu que la salle, le premier soir, s'était montrée nerveuse et goguenarde, dès le commencement. Cela est radicalement faux. Jamais, au contraire,'je n'ai, vu une salle mieux disposée.
Et pourquoi aurai (elle été méchante, grand Dieu ! M. Cherbuliez n'a pas un ennemi,personne ne le discute, les personnes distinguées lisent ses romans et se pâment : il est. connu comme un de nos romanciers les plus moraux, les plus délicieusement cloués, les plus dignes de figurer sur la table d'un salon. Ajoutez qu'il règne à la Bévue des Deux Mono.es et que l'Académie lui garde depuis longlen ps un fauteuil. Quant à M. Meilhac, il est adoré du public des premières représentations, el l'on a tellement l'habitude de l'applaudir, qu'on a vraiment souffert, l'autre soir, de lui marchander le succès.
Donc, personne n'était venu pour siffler, et les auteurs, 1res sympathiques, n'avaient pas derrière eux une meule affolée et grondante. Si !e public a fini par rire et se fâcher, c'est qu'il élait las de s'ennuyer. J'ai déjà constaté cela plusieurs l'ois. Le prologue n'est pas aussi original qu'on l'annonçait ; mais c'est encore lo meilleur fableau, et on l'a écoulé avec plaisir. Ensuite, la pièce commence; le premier acte est d'un ennui à faire pleurer; le second n'est guère plus amusant, il faut en attendre la dernière scène pour arriver à une situation dramatique, la rencontre de Samuel el de la princesse GulolT. Puis, le troisième acle rentre clans lo brouillard. C'est alors que des signes d'impatience se sont m an i l'est es parmi les spectateurs. Us s'étaient montrés jusque-là d'une tolérance parfaite, attendant toujours. Comme rien ne venait,, ils ont tâché de s'égayer eux-mêmes. Lorsqu'un public en arrive à ce point, il tourne tout d'un coup à la férocité. Et les choses se seraient 1res mal terminées, sans le quatrième acte.
Au quatrième acte, heureusement, se trouve une belle scène, l'explication entre Samuel el j Antoinette, lorsque la princesse Gulolf a tout i appris à cotte dernière. Supérieurement jouée, cette scène a sauvé la pièce d'un désastre complet. On a beaucoup applaudi et rappelé deux fois ies artistes. C'étaii, dès lors, une partie perdue honorablement. 11 est fâcheux que le cinquième acte soit banal, car une victoire était même encore possible.
Je tâche d'être absolument juste et de donner un procès-verbal exact do la soirée. 11 faut insister sur ce fait que la pièce est remplie de charmantes choses, d'épisodes adorables, mais i cpie tout cela ne passe point la rampe, parce que la pièce ne. vit pas, parce que les personnages ; sont en l'air, à plusieurs mètres du sol. La réalité manque, l'illusion ne peut se produire.
Ce que je ATeux constater encore, c'est cpie i l'expérience, cette fameuse expérience qu'on t jette au théâtre dans les jambesdeiousles début tants, est en somme une bien pauvre chose. s Voici M. Meilhac, par exemple : il a derrière lui t . vingt succès, il a grandi sur les planches, il connaît toutes les ressources du métier, et l'on li est mal venu à prétendre qu'il n'est bon qu'à o bâcler do petites pièces,caril a écrit Froufrou,la s Boule, d'autres pièces en quatre ou cinq actes, t qui comptent parmi ses meilleures. Eh bien, Samuel Brohl est plein des inexpériences les t moins excusables. La pièce no procède que par irécits; à chaque instant, les personnages en;, tament des histoires interminables, et ils ra!. content les mêmes choses deux ou trois fois,
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MEILHAC ET HALÉVY
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sans se lasser. On a fini par rire. On a ri également d'un domestique epii, tous les cmarts d'heure, paraît avec une lettre sur un plateau; ce plateau devenait comique, cette ficelle des lettres ainsi employée coup sur coup tournait à lafarce. Si Samuel Brohl étaitsigné d'un nouveau venu, comme on renverrait ce nouveau venu à l'école, en lui disant d'étudier MM. Dumas, Sardou, Meilhac et Halévy ! Mais, avec M. Meilhac, il faut bien confesser que la prétendue science dramatique se réduit simplement à ceci : il y a des pièces'qui ennuient et il y a des pièces qui amusent.
Je traiterai la question de moralité avec M. Cherbuliez. Si j'ai bien compris la morale qu'on doit tirer de Samuel Brohl, c'est qu'une jeune fille ne doit pas êtreromanesque ; quand on est romanesque, on court le risque de s'éprendre d'un aventurier, terrible leçon qui doit faire réfléchir les demoiselles rêveuses, guettant à leur fenêtre la venue d'un Prince Charmant. Certes, j'applaudis vivement, car je suis pour les réalités do la vie. Soyez à terre, voyez la prose. Mais je crains fort que mademoiselle Antoinette Moriaz n'ait longtemps nourri sa tête folle des romans de M. Cherbuliez. Elle a certainement dévoré en cachette le Comte Kosliu, Paul Mêrè, V Aventure de Ladislas Bolshi et les autres ; peut-être même les a-t-elle lus ouvertement, devant son père, car il est entendu cpie les romans de M. Cherbuliez peuvent être mis entre toutes les mains. Et voyez les ravages, dans cette jeune cervelle ! Cette littérature aventureuse, ces histoires d'êtres excentriques, ces personnages et ces sentiments, alambiqués, tout ce clinquant de l'idéal a donné à Antoinette le dégoût de la vie commune; elle ne sait rien do l'existence, elle dédaigne son cousin qui est le bonheur, elle va se jeter clans les bras d'un greclin, par amour de l'extraordinaire. Vraiment, M. Cherbuliez est bien coupable. U constate luimême où conduit la lecture de ses romans; il voit quel est le résultat de sa prétendue morale, de ce fameux idéal qui relève les âmes, dit-on. Pour moi, files abaisse, il les trouble et les affadit. Il n'y a qu'une bonne éducation, celle de la vérité. Qu'on mette entre les mains d'Antoinette les oeuvres de Balzac, et on en fera une femme.
Je n'en ai pas fini avec M. Cherbuliez, car je n'ai point encore parlé de l'Aventure de Ladislas Bolshi, la pièce en cinq actes jouée dernièrement au Vaudeville. Dans cette oeuvre, l'homme de théâtre, l'adaptateur a été M. Maquet,
En deux mots, voici la pièce. La comtesse Bolska, dont le mari, le père, les frères sont morts pour la cause de l'indépendance polonaise, a encore un fils, qu'elle a élevé dans l'ignorance de l'histoire de son pays et de sa famille. Mais il apprend tout et il veut aller se battre. Comme il aime une clame russe, madame de Liéwitz, il la sacrifie à son patriotisme. En Pologne, il retrouve cette dame, et lâche ment, pour obtenir d'elle une nuit d'amour, il se couvre de honte. Quand il revient à Paris, sa mère le maudit; d'autre part, il apprend que madame de Liéwitz, au lieu de se donner ellemême, dans la nuit qu'il a si chèrement payée, s'est.fait remplacer par sa femme de chambre. Telle est l'aventure de Ladislas Bolski.
Le sujet se prêtait beaucoup plus à la forme dramatique que celui de Samuel Brohl. Aussi le succès a-t-il été moins discuté. Les, premiers actes, ceux où vibre la corde patriotique, ont soulevé de chaleureux applaudissements ; toutes les fois que la patrie est en jeu, l'effet est certain. Le dernier acte est malheureusement venu tout gâter. Une protestation générale a accueilli l'histoire de la femme de chambre. C'est la même situation cpi'on a si joliment sifflée, dans le Bouton de rose; et encore, moi, j'étais en pleine farce. Il paraît, décidément, cpie le public de nos jours ne goûte plus les bons contes de nos pères. Ala seconde représentation, MM. Maquet et Cherbuliez se sont hâtés de supprimer l'intervention égrillarde de la femme de chambre; de sorte que leur dénouement ne signifie plus rien et qu'il n'y a plus d'aventure, dans V Aventure de Ladislas Bolski.
Je ne défendrai pas le joli rôle de la femme de chambre, car cela achèverait de me faire passer pour un homme sans moeurs. Mais, en vérité, je crois que la seule faute des auteurs a été de ne pas assez préparer ce coup de scène. Il a surpris le public, qui ne se méfiait de rien; de là l'indignation. Autrement, l'histoire est curieuse; elle montre bien le parfait mépris de madame de Liéwitz, etelle est uneleçon cruelle pour Ladislas, qui voit lui échapper jusqu'au prix de sa honte. En somme, V Aventure de Ladislas Bolski est encore la meilleure pièce qu'on ait tirée des romans do M. Cherbuliez. Le Comte Koslia, si ma mémoire ne me fait pas défaut, a été autrefois accueilli très froidement au Gymnase. Samuel Brohl vient de tomber àl'Odéon. Reste la pièce du Vaudeville, dont deux actes sur cinq produisent un grand effet.
VI
MM. Meilhac et Halévy ont fait, avec leurs oeuvres aimables, une bien rude besogne contre les charpentiers dramatiques, ces fameux ouvriers qui avaient la prétention de fabriquer la pièce parfaite et définitive. Les auteurs de la Petite Mère, de la Boule, et de tant d'autres succès, ont donné un coup de pied dans le code de Scribe, epii a volé en éclats, et dont les débris ne sont pas même bons pour faire un acte de vaudeville. Tout est démoli, c'est déjà un joli travail. Je sais bien que, maintenant, il faut reconstruire, car les pièces de MM. Meilhac et Halévy, si charmantes, d'un esp>rit si fin, ne sont malheureusement que des tableaux reliés entre eux par des invraisemblances. .Ils ont parfaitement compris cpie la vie réelle devenait indispensable au théâtre, et ils ont servi la vie réelle "au public en tranches minces; seulement, l'ensemble n'a pas de solidité, les vues générales manquent, la carcasse est la première venue, un simple motif à scènes spirituellement observées. Puis, pour ne pas trop effrayer le public, tout cela reste en Pair, dans une humanité de carnaval, cpti peut être bête, méchante et cynique, sans qu'on en pleure. -
A propos êtes oeuvres - de MM. Meilhac et Halévy, j'ai dit quelle serait leur force, s'ils voulaient porter, dans le sujet lui-même, Pob»
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
servation et la logique qu'ils mettent dans les ; d
détails. Parmi les sottises qu'on me prête, on ai
affirme que je demande au théâtre une suite de a
tableaux réels, jetés au hasardetsans lien solide. Il
La vérité est que j'ai pu constater, comme un q
symptôme caractéristique, le succès de certaines t
pièces, ainsi construites. J'ai applaudi le Club, d
bien cpie l'oeuvre soit peu d'aplomb sur ses trois p
actes; j'ai triomphé, lorsqu'on a tiré certains n
drames de romans célèbres et que ces drames T.
ont bruyamment réussi, malgré leur évidente n
infériorité. Quand on soutientune cause, on prend p
les arguments qu'on trouve. 11 est certain qu'un t
mouvement se produit, qu'une transformation a c
lieu. Demandez aux auteurs et aux directeurs. é
Le public ne se soucie plus des pièces bien c
faites, et va d'instinct aux pièces epii lui ap- s
portent des tableaux de la vie quotidienne, plus j
ou moins amenés par des invraisemblances et i
déguisés par de la fantaisie. Mais ce serait, un s
véritable désastre, si le mouvement s'arrêtait là,
car notre théâtre national pataugerait au milieu 1
de ruines;
Dans toute évolution, il y a au moins deux i phases, la phase do démolition et la phase de : reconstruction. Or, je l'ai dit, nous en sommes à cette heure où, le terrain étant déblayé, il faut rebâtir. C'est une grosse affaire. Evidemment, la réalité monte sur la scène, il est clair que le public supporte chaque jour une somme de vérité plus grande. La preuve est faite. Il s'agirait maintenant de ne pas s'en tenir à êtes tableaux séparés, do faire que chaque acte soit une des faces réelles d'un sujet, d'écrire enitn mot l'oeuvre complète, logique, allant d'un bloc de l'exposition au dénouement. Nous avons bien les cadres exacts, mais il nous faudrait aussi les per- j sonnages exacls,_avee leurs actions etleurs caractères. On peut rêver un drame d'une grande simplicité, puissant par la solidité do sa structure, mol tant sur les planches la vie telle qu'elle est, en une série de tableaux qui découleraient logiquement les uns des autres. Ce serait le chef-d'oeuvre.
Je parlais plus haut des pièces qu'on tire de certains romans et qui réussissent. Ces pièces font ma grande joie, car elles sont des arguments décisifs contre les théories de certains critiques. Je veux bien qu'elles no constituent, pas des oeuvres de premier ordre ; j'admets même qu'elle ne valent pas grand'chose. Alors, pourquoi réussissent-elles? qu'on m'explique cela. Elles vont, contre toutes les idées admises,ellessontla négation des règles posées par les défenseurs des pièces bien faites. D'abord, elles restent fatalement obscures et embrouillées, étant tirées de romans dont des passages entiers ont dû être sacrifiés; ensuite, elles n'ont qu'une action assez pauvre, sans cesse encombrée d'épisodes; et je ne parle pas des situations qui se répètent, des longueurs de l'exposition, de toutes les recettes, de toutes les ficelles mal employées. Et on les applaudit, et elles ont des centaines de représentations ! Il faut donc qu'elles portent en elles une force.
Prenons le Nabab, par exemple. Le voilà en route pour la centième, et la salle reste comble. On dira que le grand bruit du roman a fait le succès de la pièce. Sans doute, mais le fait n'en est pas moins là : une pièce epii ne se pique pas
d'être une pièce fabriquée dans les règles, a aujourd'hui le grand succès qui était réservé autrefois aux oeuvres seules des grands charpentiers. Imaginez que l'expérience se répète, qu'après le Nabab, tous les romans d'Alphonse Daudet et d'autres romans encore fournissent des drames, et que ces drames soient acclamés par le public. L'aventure est possible, je sais même qu'on travaille en ce moment, à la réaliser. Dès lois, vous voyez l'importance du mouvement. C'est une véritable invasion du théâtre par les romanciers, ces romanciers que les critiques dramatiques ont méprisés si longtemps; car vous n'ignorez pas qu'il suffisait d'avoir écrit des romans pour être une vraie bûche comme auteur dramatique. Le code le voulait ainsi.
La question se pose donc nettement. Admettez que des pièces tirées de certains romans se produisent et obtiennent de grands succès. Aussitôt les directeurs, qui ne boudentpas contre les belles recettes, se lancent dans cette voie ; et voilà l'envahissement accompli. Naturellement, ces éventualités ne sauraient faire rire les charpentiers qui travaillent sur l'ancien patron; ou bouscule leur besogne, on détourne le public de l'article qu'ils tiennent; ils ont le droit d'être mécontents, de trouver quo le public devient idiot et qu'il s'amuse en dehors do toutes les règles. La bataille est engagée, on verra bien de quel côté restera la victoire.
Je le dis une fois encore, je ne m'illusionne pas un instant sur la valeur que peut avoir une pièce tirée d'un roman. Le drame doit avoir sa vie propre. Seulement, à l'heure de transition que nous traversons,quoi argumentquolesuccès | d'une de ces pièces ! comme il répond à toutes les objections faites par nos adversaires ! comme il ferme la bouche aux défenseurs de la convention ! Puis, rien de meilleur pour l'éducation du public. Et c'est ici le point important, sur lequel je veux insister.
Souvent, j'ai réfléchi à ce mouvement naturaliste qui s'accomplit au théâtre. Le grand péril est de dépayser trop brusquement les spectateurs. On a fait un code de ce qui est permis et de ce qui n'est pas permis sur la scène. Or, il est toujours très dangereux do se risquer dans ce qui n'est pas permis, surtout lorsqu'on rêve d'apporter tout ce qui est défendu. A ce point de vue, les pièces tirées dos romans deviennent d'une tactique excellente. En effet, elles permettent d'oser beaucoup et de tâter le public. Les épisodes des romans sont connus, la salle les attend, et ils perdent dès lors de leur danger, quand ils mettent sur les planches un tableau nouveau. Dès qu'un drame tiré d'un livre est annoncé, on s'étonne, on se récrie; pas possible, telle situation est trop vive, tel personnage sera hué; puis, quand la situation et le personnage ont passé, un pas est fait, dans l'acceptation de toutes les vérités. H y a sans cloute des escamotages, mais peu importe; je parle ici des idées ; reçues, de cette croyance qui faisait du théâtre un monde à part, et epii peu à peu cède devant i certains succès.
Laissez les faits s'accomplir, attendez que Î d'autres adaptations réussissent, et vous verrez i cpiel bélier le roman naturaliste, mis à la scène, Ï aura été contre les conventions actuelles. Cela
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EDMOND GON D'INET
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sans doute ne donnera pas une grande oeuvre, mais au moins toutes les sottises dont on nous assourdit seront par terre. Ensuite, comme le public sera habitué, et comme la critique aura reçu des leçons, il deviendra possible de risquer le drame moderne, dans sa logique et dans sa vérité.
Je ne prêche ni ne pontifie, comme des sots m'en accusent. Je tâche simplement d'étudier ce qui se passe et de prévoir ce qui sera demain, en m'appuyant sur ce qui a été hier. En critique, il faut se contenter d'être un observateur, si l'on veut ensuite raisonner juste. Jamais un critique n'a eu une influence, jamais il n'a déterminé un mouvement. Mais un critique, lorsqu'il constate les faits et cherche leur enchaînement logique, peut arriver à déterminer l'impulsion de son
temps ; et, dès lors, s'il ne crée pas le mouvement, il le suit et marche avec lui à l'avenir. Jeprendrai une comparaison. Imaginez un mécanicien qu'on met en présence d'une machine inconnue, très compliquée. D'abord, il ne peut en comprendre le travail ; c'est une confusion de roues, de pistons, de leviers. Puis, par l'étude, peu à peu, il se rend maître du mécanisme, il finit par savoir d'où vient le mouvement et où il aboutit. Dès ce moment, tout en ne pouvant changer le travail de la machine, il l'expliquera et indiquera mathématiquement le produit final. Eh bien, en critique, je voudrais être ce mécanicien. Le siècle ne m'appartient pas, je n'ai aucune ambition imbécile de le conduire; seulement, je tâche de me rendre un compte exact clu travail du siècle et de savoir où il va.
EDMOND GONDINET
i
Le Club, la pièce en trois actes de MM. Gondinet et Cohen, que vient de jouer le Vaudeville, est une preuve nouvelle qu'un mouvement très accentué vers les scènes de la vie quotidienne se produit en ce moment au théâtre.
Lorsque j'ai parlé do la Cigale, j'ai déjà constaté cette tendance de faire de chaque acte un tableau particulier, coupé dans la réalité. L'intrigue importe peu et n'est qu'un prétexte. Ce dont il s'agit, c'est de mettre sur les planches, dans un cadre scrupuleusement, vrai, un.coin original de notre société, savamment analysé. Nous allons retrouver cette formule clans le Club, cl appliquée avec plus de précision et plus do vigueur encore que dans la Cigale.
J'ai dit que l'intrigue importait, peu. 11 faut pourtant en parler. M. Roger de Savenay aime madame Jeanne de Mauves, une jeune femme dont le mari, Fernand, commence à se déranger avec une certaine madame de Morannes, qui, du monde, est tombée dans le demi-monde. Ajoutez que cette femme est une fort méchante créature. Dans un bal masqué, elle vient de réussir à être la cause d'un duel entre Roger, et M. de Morannes, epii vit au club, séparé d'elle, plein d'une philosophie rare. Aussi refuse-t-il carrément de se battre pour sa femm La dame alors pousse Fernand contre Roger, le mari contre l'amant, en laissant croire au premier que Roger a risqué de se rompre'le cou à Etretat, en descendant une falaise à pic pour la voir quelques minutes sans témoins, La vérité est que Roger a précisément accompli cet exploit, afin de se jeter aux genoux de madame de Mauves, de sorte qu'il ne veut pas détromper le mari, et que le duel aurait lieu* si l'on ne confondait madame de Morannes, et, si madame de Mauves ellemême n'ouvrait les yeux de Fernand, qui revient à-elle..
Mon Dieu ! cette histoire ne vaut ni plus ni moins qu'un autre. Si l'on y ajoute un deuxième
ménage, les Pibrac, un homme sédentaire et bon enfant, une femme nerveuse qui se croit toujours trompée, on verra qu'il y a là les éléments ordinaires d'une comédie banale, clu comique, du sentiment, une pointe de drame. Mais je doute vraiment que cette histoire toute seule eût beaucoup récréé le public, car elle est lasse de traîner partout. Aussi la volonté bien arrêtée des auteurs était de ne pas s'en contenter. Elle leur a suffi pour leur premier acte, l'acte d'exposition. Dès le second acte, ils ont voulu autre chose.
C'est ici que pointe l'originalité de leur pièce. A coup sûr, leur première idée a été do mettre l'intérieur d'un club à la scène. On sait que les femmes n'entrent pas dans un club, ce qui rendait le tableau d'un maniement difficile. Us n'en ont pas moins très bravement accepté le cadre, comptant sur la curiosité du public, des femmes surtout, pour venir voir sur les planches ce 1er- ■ rible club, où elles ne peuvent mettre les pieds, et qui leur enlève leurs maris. Le calcul était plein de malice, il réussira certainement. D'ailleurs, si les femmes ne pénètrent pas là, on y parle beaucoup d'elles. Et c'est alors seulement que les auteurs ont cherché une intrigue qui pût avoir un écho dans un club. Roger, Fernand, M. de Morannes, sont nécessairement membres du club en question, ce qui justifie l'emploi du cadre. La pièce, d'ailleurs, pourrait avoir pour moralité que les maris ont tort do délaisser leurs femmes, et qu'ils feraient mieux de passer leurs soirées au foyer conjugal.
Le cadre une fois justifié, le tableau devient d'un vif intérêt. D'abord, le décor est d'une exactitude extrême. Ensuite, les scènes sont vécues, je veux dire qu'elles se déroulent avec le mouvement des conversations véritables. On n'imagine pas avec quelle science MM. Gondinet et Cohen ont agencé les vingt ou trente épisodes qui emplissent Pacte C'est un va-et-vient continu, des mots jetés, un entre-croisement de dialogues qui reproduit merveilleusement les
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
causeries coupées d'un cercle. Tous les types sii
ordinaires des clubs sont réunis et finement ai
étudiés. On joue, on fume, on cause, on rit. 11 y qi
a là un coin de vie moderne absolument photo- n
graphie. Il faut beaucoup louer les auteurs, qui c<
ont osé risquer la tentative, et le théâtre, qui a cl
réalisé ce prodige de mise en scène. se
Tout autre cadre, d'ailleurs, aurait pu servir. m
C'est le point sur lequel je veux insister. Je d
pourrais citer vingt autres tableaux à prendre si
dans notre existence quotidienne. Et les auteurs u
du Club ont -tellement bien compris la puissance si
des spectacles vrais, que, pour leur troisième q
acte, ils ont choisi de nouveau un cadre, celui ci
d'une vente de charité. Rien de plus frais n
ni de plus joli : les dames jouant aux
boutiquières, les jeunes filles changées en mar- u
cbandes de cigares et d'allumettes, toute cette e
fièvre rapace que les femmes savent déployer t
au profit des pauvres. Imaginez le troisième d
acte sans ce cadre, et vous comprendrez com- v
bien il serait pâle. h
Voilàdoncoù nous en sommes. On relègue Pin- 1
trigue au second plan. La grande affaire, c'est de c
porter au théâtre les tableaux qiii nous frappent c!
dans la rue, dans les salons, chez les pauvres 1
comme chez les riches. On sent que la mécanique \
théâtrale a été retournée sur toutes les faces, cpie c
les combinaisons sont connues, qu'il est temps c
de tenter sur le public un autre intérêt, celui de i
la reproduction exacte de la vie. Les auteurs <
vont là par instinct, et ils s'y précipiteront de i
plus en plus, malgré eux, obéissant plus ou moins
consciemment au mouvement qui les emporte. :
Pour ne citer que quelques pièces, après l'Ami
Fritz, nous avons vu Pierre Gendron,nous avons
vu la Cigale,no\\s venons de voir le Club, et nous
en verrons bien d'autres, car la série ne fait que
commencer.
Je tiens à constater que le Club est encore plus audacieux que la Cigale. MM. Meilhac et Halévy, en effet,se sauvent parleurfantaisie ; ils ajoutent à la réalité une pointe de farce exquise, epii explicpie le succès. Avec MM. Gondinet et Cohen, rien de cela; leur club et leur vente dé charité sont peints dans des couleurs strictement justes, sans aucun écart d'imagination. Cela est ainsi. Si les, deux tableaux plaisent, c'est par leur exactitude elle-même. Aucune note forcée. Et je trouve là un argument bien fort, l'argument clu puissant intérêt qu'offre la vérité toute nue. On ■ dit que le public ne veut pas voir au théâtre ce qu'il voit tous les jours : cela est faux, car j'ai remarqué au contraire le mouvement profond que détermine dans une salle un décor exact, une scène photographiée, un cri juste. 11 n'y a qu'une puissance indiscutable au théâtre, la vérité.
L'heure approche évidemment où le mouvement naturaliste, que je m'obstine à annoncer, se développera au théâtre. Quand la chose crèvera les yeux, on finira par la voir.
Depuis longtemps, la cause est gagnée dans le roman. A cette heure, le roman n'est plus qu'un procès-verbal. Et je citerai commeunique preuve le Nabab, cette suite de tableaux parisiens si profondément intéressants qu'Alphonse Daudet vient de publier. Le romancier a pris tous les documents humains qu'il a pu ramasser autour de lui, et il s'est efforcé ensuite de sotiderrle plus
simplement possible ces documents les uns aux autres. Son oeuvre est d'autant mieux composée qu'il en a déguisé davantage la composition. Ce n'est plus que le large courant de notre existence contemporaine. On pourrait mettre un nom sur chaque figure, on se sent coudoyé par les personnages, on entre en pleine analyse. Certes, nous voilà bien loin de Notre-Dame de Paris, et des Trois Mousquetaires. 11 y a là, en dehors du style, en dehors de la A'olonté même de l'artiste, un souffle nouveau. Eh bien, c'est justement ce souffle qui commence à souffler au théâtre, et qui ne tardera pas à devenir assez violent pour emporter les anciennes formules conventionnelles.
Maintenant, est-ce à dire que le théâtre sera un simple tréteau à tableaux vivants? Non, certes. Je crois aussi àla toute-puissance de l'action, seulement de l'action logique, nettement déduite du caractère des personnages. Si vous voulez connaître mon opinion bien franche sur le Club, c'est que le deuxième acte est un peu long et cassé en trop petits morceaux. On sent que l'action est là pour le cadre; les épisodes, d'un ton fatalement uniforme, fatiguent à la longue, d'autant plus qu'on pourrait les supprimer sans nuire à l'intrigue. Cela vient de ce que les autours dramatiques n'entrent pas encore franchement dans la formule naturaliste et tâchent de se faire pardonner leur tentative d'analyse, on gardant les combinaisons usées du théâtre d'hier.
11 ne faut pas moins avoir une grande reconnaissance à MM. GondinetetCohen, qui viennent de remporlor une victoire utile. Maintenant que le Vaudeville a réussi en montrant un club, nous allons voir des intérieurs do marchés, de gares, de tous les lieux publics ou privés. Le succès, voilà l'argument décisif pour bien des gens.
II
Certes, les Tapageurs, cpie vient de jouer lo Vaudeville, auraient pu, dans les mains d'un charpentier dramatique, devenir une pièce d'intrigue et d'action, presque un drame noir.
Imaginez un homme clu meilleur monde, député de talent, grand orateur, M. de Jordanc. Il a épousé sur le tard une charmante femme, Clarisse, qui s'est laissé séduire par le bruit qu'on fait autour de lui. Mais M. de Jordane, tout en aimant et en estimant sa femme, n'a pas rompu avec ses habitudes de viveur; il a des maîtresses, il est de tous les plaisirs parisiens. Clarisse souffre en silence jusqu'au jour où son mari, entraîné par une passion pour la belle madame Cardonnat, la femme d'un lanceur d'affaires véreuses, compromet son bonheur en couvrant de son nom les spéculations de cet escroc. Elle surprend son mari avec sa maîtresse, chez le prince Orbeliani, dans une de ces fêtes où les honnêtes femmes ne vont pas. Dès lors, le drame éclate. L'ancien ministre Bridier, l'homme impeccable de la pièce, refuse sa fille Geneviève à Raoul, le fils de son vieil ami Jordane. C'est le déshonneur; Cardonnat est en fuite. Enfin, tout s'arrange naturellement. Jordane remboursera les actionnaires; il se.réconcilie avec sa femme,
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EDMOND GONDINET
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Raoul épouse Geneviève, tout le inonde est con- I ti verti. w
N'est-ce pas là, je le répète, le canevas d'une K comédie fortement bourrée de situations? En il ajoutant des péripéties, en compliquant les é' faits, on arriverait à une intrigue' touffue et t( inextricable, qu'on dénouerait à la fin du coup a de baguette habituel. Ce canevas, il est vrai, o manque de toute originalité ; on a vu cela cent d fois à la scène ; rien n'est plus banal ni plus inu- si tile. Mais, justement, ce serait encore une raison c pour qu'on obtînt avec de pareils éléments une I bonne comédie d'intrigue. f
Eh bien, dans les mains de M. Gondinet, cette comédie d'intrigue a avorté. Non seulement il ne a l'a pas compliquée, mais encore il l'a exposée c avec tant d'insouciance, qu'il faut arriver à la t fin du second acte pour comprendre. Il est évi- c dent que la fable ne lui importe pas ; il a pris la ] première venue, il en aurait choisi une autre, ( si une autre s'était présentée. Sa grosse affaire c n'est pas là. Ce qu'il veut, c'est nous présenter i des tableaux parisiens, des types parisiens, un ] coin.amusant de la vie parisienne. Ainsi, au prei mier acte, nous avons une soirée chez Jordane, à i l'heure où l'on sort de table ; au second acte, il nous mène chez le prince Orbeliani, un riche étranger, et nous fait assister à une redoute, une de ces fêtes où ne vont que les femmes galantes ; quant au troisième acte, selon la formule de l'auteur, il est réservé au drame. Ce n'est plus lo pièce bien faite de Scribe et do M. Sardou ; ce sont des scènes de la vie epii défilent, à peine reliées les unes aux autres par une histoire quelconque.
Cette fois, M. Gondinet nous montre une galerie de portraits, tout un petit monde d'originaux qu'il nomme « les tapageurs ». Pour lui, le tapage, c'est cette soif de réclame epii brûle nos temps modernes, c'est cette vie jetée aux quatre venls de la publicité, celte course après la notoriété bruyante, ces réputations d'un jour fondées sur les indiscrétions et les informations des journaux. Voilà Jordane qui se compromet dans le tapage des viveurs; son fils Raoul, élevé par lui en camarade, et epii l'imite dans lo monde tapageur des filles; le prince Orbeliani, qui vient à Paris jeter son argent par les fenêtres pour entendre le bruit qu'il fera on tombant sur le pavé; Cardonnat, le gredin pour lequel la réclame est un moyen d'attrouper les dupes. Voilà enfin les seconds rôles : Balistrac, un ancien préfet qui a le besoin d'entendre continuellement parler de lui; Saint-Chaînas, un député battant lui-même la grosse caisse autour de ses discours ; Puyjolet. Descourtois, d'autres encore tous dévorés de l'ambition d'être quelqu'un, de jouer un rôle, de lire chaque matin leurs noms dans les échos et les chroniques des feuilles du boulevard.
Il y a là, en effet, un travers du temps .qui prêtait à la comédie. Je regrette seulement que les types seuls soient vivants et que l'action ne soit pas déduite des caractères. Jordane, en somme, n'est pas un tapageur, mais un viveur.. S'il se ruine, s'il risque de se déshonorer, s'il met sa femme en larmes et s'il compromet le mariage de son fils, ce n'est pas parce qu'il aime la réclame, le bruit, la notoriété; c'est parce qu'il aime madame Cardonnat. Dès lors, l'action
l'action ne répond plus à la donnée générale, et la pièce entière se déséquilibre. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la façon dont le fléau du tapage est présenté. Ce fléau est né évidemment de la presse à informations. De tout temps, l'homme a été vaniteux ; seulement, aujourd'hui que des outils puissants de publicité ' ont été créés, la vanité se traduit par ce besoin de livrer sa vie à tous, d'être continuellement en scène comme un comédien, de donner son nom chaque matin en pâture à un million de lecteurs. Donc, dans la comédie de la réclame, qui reste à faire, il faudra mettre le journalisme en avant. Je ne regarde les Tapageurs que comme un agréable mélange de toute sorte d'éléments. Ce cpie je loue beaucoup chez M. Gondinet, c'est la tendance très marquée qu'il montre à s'affranchir de la vieille formule dramatique. Ses deux premiers actes sont curieux à ce point de vue. On n'y trouve plus une scène filée ; le dialogue se casse en petits morceaux; ce ne sont cpie des entrées et des sorties, avec des mots jetés, des phrases dites en courant, L'action disparaît, se noie; nous sommes clans un véritable salon, écoutant une véritable conversation parlée. Dans le Club, j'avais signalé la manière originale do M, Gondinet comme une tentative naturaliste intéressante. Aujourd'hui, il me semble que les Tapageurs affirment cette manière plus largement encore. Aussi, suis-je très heureux du succès. Il est désormais prouvé que l'action n'est pas indispensable au théâtre; un tableau de la vie suffit pour intéresser.
Maintenant, j'aurais do bien gros reproches . à faire. Comme M. Gondinet soutient surtout ses pièces par son esprit parisien, par ses mots, elles languissent un peu, dès que son esprit sommeille. Je suis pour la vérité dos tableaux, pour les comédies vécues et non jouées; mais si la meilleure langue au théâtre me paraît être la langue parlée couramment, encore faut-il cpie celte langue soit réduite aux phrases typiques. Dans les Tapageurs, on parle trop pour ne rien dire; de là, une certaine fatigue, des moments d'ennui. C'est comme pour le mouvement, je trouve qu'on s'y agite beaucoup trop; la vérité même demanderait qu'on ne gesticulât pas autant dans un salon. Le mouvement n'est pas la vie. En quelques traits plus forts, plus originaux, choisis avec plus de puissance, M. Gondinet obtiendrait, je crois, un relief plus grand ses cent petites touches, ses peintures essayées, lâchées, puis reprises, ce papillotage d'observations menues arrivent à danser devant le spectateur et à no pas constituer un ensemble.
Enfin, je l'ai dit, mon blâme porterait partii entièrement sur le manque de liaison entre l'ac> tion, le milieu et les personnages. Je comprends i très bien le cas de M. Gondinet. Il a senti combien la comédie d'intrigue était usée, il a éprouvé i le besoin de renouveler la formule. Dès lors, il a 3 pris en mépris l'action, il s'est juré de ne plus 3 donner d'importance à la fable. Tout son effort i a porté sur les milieux. Son but a été de peindre des tableaux parisiens : un club, une vente de t charité, une soirée, une redoute ; et il est arrivé que le public s'est intéressé à ces tableaux a détachés, ce qui montre combien, d'une façon e plus ou moins consciente, le public a un besoin ;- grandissant de réalité au théâtre. Malheureuse-
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
ment, M. Gondinet s'en est tenu aux cadres ; il a ■ ! campé des personnages d'une manière charmante, il les a placés dans des milieux reproduits très exactement; mais, lorsqu'il a dû les faire agir, il s'est contenté de tous les vieux poncifs d'intrigue qui traînent. Son dédain de l'intrigue sotte n'est pas allé jusqu'à la supprimer tout à l'ait; il en a gardédeslambeaux, peut-être pour ne pas trop heurter le public et se sauver par cette dernière concession, si les milieux vrais venaient à le compromettre. C'est ce mélange d'intrigue banale et de milieux vrais qui empêche les oeuvres de M. Gondinet d'être solides et supérieures.
J'ai déjà répété souvent que, pour moi, l'action était la résultante logique des personnages et des milieux. On ne peut pas prêter à clés types réels des actes de pure imagination ; c'est ainsi que la conversion de Jordane et de Raoul, au dénouement, fait sourire, parce que la nature humaine n'a pas de ces souplesses. Evidemment, au bout d'un mois, Jordane retournera chez ses maîtresses. Rappelez-vous le baron Hulot, cette superbe figure de Balzac, aussi grande que les figures de Shakespeare, sinon plus grande. N'importe, je conclus en souhaitant un très vif succès aux Tapageurs; il suffit que les cadres vrais soient acceptés aujourd'hui ; demain, nous aurons sans cloute toute la vérité.
III
M. Edmond Gondinet vient encore de donner au théâtre du Palais-Royal un petit acte qui est toute une fine comédie. Les Convictions de papa mettent en scène un député fort amusant, et dont chaque mot a été accueilli par les applaudissements et les rires de la salle. Cela monlre quelle mine féconde de comique serait la politique, si les auteurs pouvaient marcher hardiment sur ce terrain brûlant. Je suis certain pour mon compte que la comédie moderne est là, et là seulement on la trouvera, le jour où il sera permis de tout dire.
Il faut tenir compte à M. Gondinet des difficultés qu'il a dû rencontrer. Son député est tout juste le député permis par la censure. Nous avons déjà vu ce député dans Dora, dans le Secrétaire particulier et dans plusieurs autres pièces. Si un atiteur.sort.de cette silhouette Facile et inoffensive, il est immédiatement arrêté, et l'on réduit son personnage aux dimensions voulues. Je veux dire qu'il estdéfendu dofouillerl'liomme politique trop à fond, d'en faire un type de quelque puissance. On tolère une agréable plaisanterie, mais on empêcherait une création large et vivante,
Ce dont il faut louerM. Gondinet, c'est d'avoir su tirer un si habile parti du député en pâte tendre admis par la censure. U a d'abord inventé une fable ingénieuse. Flavignac a une fille, Marthe, qui est aimée du jeune Alcide, le fils clu concurrent malheureux de son père; elle-même, le voit d'un oeil tendre, seulement elle se désole, car jamais Flavignac n'acceptera un gendre qui ne partagerait pas ses opinions. Alcide n'a pas d'opinions. U est prêt à partager tout ce qu'on voudra. Et le voilà à la piste des opinions de Flavignac.
Flavignac. tâche, et qui suffit à toute la gaieté de la pièce.
La scène, naturellement, se passe à Versailles. L'Assemblée est en séance, au beau milieu d'une crise ministérielle. Marthe, pour tout renseignement, apprend à Alcide que son père fait partie du groupe Fléchinel. Qu'il étudie le groupe Fléchinel. Alcide court acheter une douzaine de journaux, el il revient avec les convictions clu groupe Fléchinel. Mais, pendant sa courte absence, Flavignac a reparu, en déclarant qu'il appartient désormais au groupe Lalubize. Qu'à cela ne tienne, Alcide relit les journaux et prend les convictions du groupe Lalubize. Troisième rentrée de Flavignac; la crise continue, il vient de fonder un groupe à lui tout seul, le groupe Flavignac; comme cela, dit-il judicieusement, si l'on choisit un ministre dans mon groupe, ce ministre ne pourra être un autre que moi.
On comprend l'effarement clu pauvre amoureux. Comment connaître les convictions du groupe Flavignac? Marthe elle-même ne peut donner aucun renseignement précis. Une scène amusante est encore celle où Flavignac trouve Alcide clans son salon. Heureusement, il ne le connaît pas. Aussi lo prend-il pour un reporter chargé par un éditeur de biographies do venir recueillir des notes sur lui. Et le voilà qui remet au jeune homme, feuille par feuille, un dossier. Alcide est obligé d'entendre, entre autres histoires, comment une dé ses tantes a trompé autrefois son mari avec Flavignac. La scène est finement menée; c'est de l'excellente comédie, comme on en voit, rarement dans nos théâtres les plus littéraires. La vanité complaisante de Flavignac, la pose qu'il prend devant l'histoire, l'ahurissement d'Alcide, sont des (.rails du meilleur comique.
Je n'ai point encore parlé d'un autre personnage, le père Grenou. Celui-là est chargé de représenter les électeurs. C'est un vieux cultivateur madré qui soutient un procès interminable, au sujet d'un héritage dont il paraît s'être emparé indûment. Il s'est installé chez son député, • et il veut l'amener à jurer devant le tribunal qu'il est bien le parent du défunt, ce que Flavignac ignore absolument. Je signale encore cette scène qui est un petit bijou de satire; je trouve même qu'on n'a jamais rien écrit de plus vif sur la matière. Icij la comédie politique dépasse les limites tolérées d'habitude.
Ce père Grenou sert au dénouement. Flavignac reçoit, une lettre qui l'invite à se rendre chez le président, et il s'évanouit presque de joie en se voyant déjà ministre. Dans l'ivresse du triomphe) il pardonne à ses adversaires, il consent au mariage de Marthe et d'Alcide ; mais le père Grenou reparaît, c'est lui qui a fait prier Flavignac de se rendre chez le président du tri; Ininal. Et, pour comble de malheur, on a profité de l'absence de Flavignac, à l'Assemblée, pour l'invalider. Alors, celui-ci accepte définitivement Alcide pour.gendrc, à la condition qu'il soutiendra sa nouvelle candidature, contre le père Grenou epii, lui aussi, déclare se porter candidat. Il ne faut pas regarder ce dénouement do trop près. M. Gondinet, pour le talent duquel je me sens de la svmpathie, me permettra-t-il de lui dire toute ma pensée? Je trouve qu'il emploie des moyens dramatiques un peu trop ingénieux
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EDMOND GONDINET
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et le plus souvent hors du vrai. La construction de ses pièces est faite de morceaux cousus les uns aux autres. Je voudrais un jet plus puissant el tout d'une venue. Je crois, en un mot, qu'il pèche par une trop grande recherche de l'habileté scénique. Je ne dis point cela pour les Convictions de papa en particulier, mais pour toute l'oeuvre de M. Gondinet en général. Avec le sens si fin qu'il a de la comédie moderne, il écrirait certainement des oeuvres remarquables, s'il consentait à nouer et à dénouer ses pièces parles passions de ses personnages, au lieu de chercher à rajeunir les ficelles usées de Scribe et de M. Victorien Sardou.
IV
On connaît l'origine de la Belle madame Donis que vient, de jouer le Gymnase. Elle a été tirée par M. Gondinet d'un roman de M. Malot, qui eut un vif succès, il y a quelques années déjà. M. Gondinel a taillé à coups de hache dans le roman, comme un charpentier epii se débarrasse du bois inutile.
D'abord, il faut que je raconte cette histoire, telle qu'elle se passe au Gymnase. Le comte do Sainte-Austrebertc, un vieux beau très entamé par les dames et le jeu, s'est retiré à Bordeaux, où il s'est mis à la tête d'une grande affaire, d'immenses travaux entrepris pour rendre les passes de la Gironde abordables aux vaisseaux clu plus fort tonnage. Brusquement, son fils Agénor tombe chez lui. Agénor, pire encore que son père, usé par la vie à outrance, arrive en province, décidé à tout pour se refaire par un beau mariage. Et il a déjà jeté les yeux sur Marthe Donis, une héritière qui aura un jouidouze millions. M. Donis, un négociant ambitieux, est remarié à une Ternine de la plus grande beauté, que tout Bordeaux appelle « la belle madame Donis », et qui passe en outre pour l'épouse la plus fidèle du département.
Les d'Aiistreberte dressent donc immédiatement leurs batteries autour des Donis. D'abord, ils mettent dans leur jeu madame de Cheylus, la femme du préfet, une clame charmante et affairée qui gouverne Bordeaux sous le nom de son mari. Ensuite, ils pénètrent chez les Donis, grâce à la fameuse affaire de la canalisation de la Gironde, dont le négociant est un des plus forts actionnaires. Mais là ils se heurtent contre un obstacle : l'ingénieur de l'entreprise, Philippe Heyrem, un jeune homme d'une probité ombrageuse, aime Marthe et en est aimé. Aussi Agénor est-il très mal accueilli. Il débute sottement dans la maison, il n'aurait pour lui que M. Donis, auquel il promet la députation, s'il ne consentait à se servir d'une arme abominable que le hasard etlaruse mettent entre ses mains.
La belle madame Donis, cette femme réputée si rigide,, a un amant, M. de Mériolle, un des jeunes élégants de Bordeaux. Agénor intercepte une lettre, et il use de cette preuve pour exercer sur madame Donis une pression odieuse. D'abord, il lui a déplu, et elle ne s'est point gênée pour le lui faire sentir. Mais, quand elle se sent au pouvoir de cet homme, il faut bien qu'elle travaille pour lui. Justement, ellejvit dans une grande
froideur avec Marthe, qui.lui a toujours tenu rancune d'avoir pris la place de sa mère. Là se placent quelques scènes pathétiques. Mais le drame s'assombrit encore, Agénor s'arrange pour faire surprendre madame Donis et son amant par la jeune fille, qui, frappée au coeur, tremblantde tuer sonpère, s'il apprend la vérité, finit par se dévouer et par consentir à épouser le vicomte qu'elle méprise. Enfin, pour sortir de là, madame Donis, devant une telle abnégation, comprend qu'elle est de trop, et elle s'empoisonne. J'ai oublié de dire que M.-Donis, instruit do l'amour de Philippe pour Marthe, a renvoyé celui-ci, en signifiant à sa fille qu'elle épouserait Agénor. Il est inutile d'ajouter que, sur lo désir de la mourante, les jeunes gens s'épouseront, tandis que les Austreberte iront chercher fortune ailleurs.
Telle est l'histoire. Elle contient, comme on le voit, les éléments d'une tragédie bourgeoise fort émouvante. Cependant, il faut constater cpi'ello a été accueillie assez froidement le premier soir, et qu'elle aura, je le crains, un succès médiocre. A quoi cela tient-il? A une foule de choses, selon moi, et que je vais tâcher d'expliquer.
On a dit que l'impression pénible du public venait de ce que les deux personnages les plus en vue étaient des gredins. Sans doute il y a un peu de cela. Au théâtre, les spectateurs, même les plus tarés, ont un besoin singulier d'honnêteté. Pourtant, dans bien des pièces, des gredins ont eu de jolis succès. Je croirais plutôt que le vicomte de Sainte-Austreberte manque d'originalité dans la gredinerie. Son histoire de lettre interceptée est bien usée. Puis, il n'a pas de brillant Enfin, après avoir mis trop de malice à deviner les amours de madame Donis avec M. de Mériolle, il finit sottement, on simple traître de mélodrame. Je dirai aussi que les auteurs ont eu le tort de confier ce rôle à Saint-Germain, qui est un artiste de grande valeur, mais qui ne réalise guère l'idée qu'on se fait d'un viveur parisien égaré en province. Pour sauver un peu l'odieux du personnage, il faudrait une originale distinction. Rappelez-vous Coquelin dans le duc de Septmonts, de l'Etrangère.
Je passe à la belle madame Donis, pour laquelle on reste singulièrement froid. Dans le roman, les antécédents de cette femme sont contés tout au long, et l'on s'intéresse à elle, parce qu'avant d'aimer un M. de Mériolle, elle a vécu une vie qui l'a préparée à la chute. Mais là, sur les planches, quelle pauvre figure! M. Gondinet a bien essayé d'expliquer sa faute, on disant que Marthe ne l'a jamais aimée commeune mère. Est-ce suffisant? On a toutes les peines du monde à lui pardonner cet amant bellâtre, avec lequel elle a une seule scène, et bien escamotée. Remarquez que ce n'est pas l'adultère epii m'inquiète Seulement, dans ce cas, il fallait lui donner le tempérament de l'adultère. Comment croire qu'une femme epii va s'empoisonner si courageusement, soit tombée si bêtement?
Je ne parle pas de M. Donis. Ce négociant,
bon père, bon époux, qui se laisse tenter par
l'ambition et qui devient alors féroce, est
étudié clans le livre. Mais, à la scène, il pâlit et
i | s'efface. Ce type très curieux n'est plus qu'un
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
père et un mari de théâtre. Son ambition est à peine indiquée dans une courte scène. Il reste un pantin dont on tire le fil. .
En somme, l'intérêt ne saurait se porter que sur Philippe Heyrem et sur Marthe. J'écarte Philippe, car rien n'est devenu plus agaçant sur les planches que l'ingénieur honnête; on a vraiment trop abusé de l'ingénieur. Et celui-ci est de l'espèce la plus déplaisante, car il vous assassine avec son honnêteté. Sans doute, il faut être honnête, cela va de soi ; il est inutile d'en faire le serment à toutes les minutes, en prenant des airs d'employé aux pompes funèbres.
Je me rabattrai donc sur Marthe. Elle est charmante et son dévouement touche beaucoup. Mais là je ferai une grosse querelle à M. Gondinet, A un moment, il faut que Marthe surprenne sa belle-mère avec M. de Mériolle; et c'est après les avoir vus qu'elle se dévoue. Or, M. Gondinet a placé la scène à la cantonade. Agénor arrive en disant qu'il a forcé la jeune fille à se réfugier dans un certain bosquet, où elle trouvera les amants. Bientôt après, Marthe entre, toute pâle et défaillante. « Elle les a vus », dit Agénor. Sentez-vous combien cela est ingénieux, compliqué et froid? Je doute même que tous les spectateurs comprennent. Au théâtre,les seules choses qui portent sont les choses qui frappent les yeux. Sans doute la scène était difficile ,à faire, car la situation est bien pénible. Mais elle aurait peut-être enlevé le succès. J'aurais voulu que Marthe, amenée par Agénor, trouvât sa belle-mère et son amant la main dans la main. Les scènes epii suivaient étaient ensuite indiquées.
Je n'ai dit qu'un mot de madame de Cheylus, la femme du préfet, cette dame bavarde et tourbillonnante qui traverse l'action. Les auteurs avaient certainement beaucoup compté sur elle. Il est arrivé que, malgré la verve de mademoiselle Massin, le rôle n'a pas produit tout l'effet qu'on en attendait, Et, cependant, il pétille de mots très vifs. Je pensais à la princesse russe de Dora, qui a tant amusé. Les deux rôles se ressemblent. Pourquoi l'accueil si différent du public? Il faut bien admettre que le public a ses jours de bonne humeur. . Et j'aurai tout dit lorscpie j'aurai ajouté que les deux premiers actes, consacrés à l'exposition,
l'exposition, paru traîner en longueur. Les détails sur la canalisation de la Gironde sont trop complets, pour l'utilité qu'ils ont dans la pièce. Madame de Cheylus prend aussi là une place énorme; et, dès que le drame se noue, elle disparaît, on sent le peu de nécessité de son rôle. Ce n'est pas que je demande une intrigue compliquée. Seulement, il ne faut pas qu'une pièce soit bâtarde et trébuche. Voyez le Club, il a réussi par le détail, par les tableaux photographiés de la vie parisienne. Au contraire, la Belle madame Donis n'a pas eu tout le succès qu'elle méritait, parce que le détail est trop menu, autour d'une action qui demandait de l'énergie et de la précision. Par exemple, quel singulier cadre que ce bal de province, donné à des voisins de campagne, et au milieu duquel le drame se noue I On ne saurait voir un tableau moins vrai. A tout instant, il faut déblayer la scène pour laisser causer les gens devant le trou du souffleur.
Je dis tout ce que je pense. Ainsi, j'ai été excessivement frappé du dénouement, de la façon simple et grande dont madame Donis s'empoisonne. Cela est l'ait de rien, comme on dit, et cela produit un effettrèslarge. Sansdoute, ce poison qui laisse à l'actrice le temps de régler ses petites affaires, et epii la foudroie ensuite sans une colique, est un poison de théâtre. Seulement, la façon discrète et prompte dont disparaît la femme coupable a saisi toute la salle.
M. Gondinet n'a pris du livre que ce epii pouvait lui servir. Forcé de resserrer l'action, il a sacrifié une figure intéressante, le grand-père de Marthe, chez lequel la jeune fille se sauve, lorsqu'elle a découvert la conduite de sa belle-mère. Ce grand-père joue aussi un rôle dans le dénouement, qui a lieu à Paris. En somme, je dois confesser que je préfère le roman. H vit davantage. Ainsi, il faut y voir le préfet, que M. Gondinet a dû changer en une préfète, si l'on veut comprendre le rétrécissement que le théâtre impose à l'auteur dramatique epii travaille sur un livre. Et, cependant, je crois, comme M. Gondinet, que la meilleure façon est le plus souvent d'en agir librement avec le livre, do s'en inspirer sans tâcher d'y découper des scènes toutes faites. On y perd parfois, mais le travail d'adaptation est plus solide. -
EDOUARD PAILLERON
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L'Age ingrat, la comédie en trois actes de M. Edouard Pailleron, obtient, paraît-il, un très grand succès. Cela ne m'étonne point. Dès la première représentation, il était aisé de prévoir que VAge ingrat allait avoir au Gymnase la même vogue que le Club a eue au Vaudeville, et pour les mêmes raisons;
Tout l'intérêt de la pièce est, en effet, dans un certain tableau de moeurs que l'auteur a mis à la
scène, en le motivant par une intrigue quelconque. C'est un peu comme un ballet qu'on introduit dans une féerie. A un moment donné, un personnage dit : «Que la fête commence ! » Et le ballet est le grand succès, l'attraction. On ne va voir la féerie que pour le ballet. Au Gymnase, le ballet est le second acte, que le premier et le troisième sontsimplementchargés d'amener et de dénouer.
Un mot d'abord de l'intrigue. Elle est absolument quelconque; même on pourrait la désirer
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Les paysans, cnez elle., sont des messieurs qui garçonnent avec une affectation de naïveté insupportable.
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EDOUARD PAILLERON
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plus nette. Il semble que M. Pailleron ne soit SÏ arrivé à son titre de l'Age ingrat, qu'après avoir c< écrit la scène troisième du premier acte. Jeserais n très, étonné s'il était parti, comme idée mère de h sa pièce, de ce singulier âge ingrat, qui, selon fi lui, est l'âge où l'homme n'est plus bon à faire un u amant et se trouve encore trop jeune pour faire b un mari. L'observation est bien ténue, d n'y a là c qu'un agréable jeu d'esprit, qui fournit une s: scène et qui disparaît ensuite de la pièce. La comédie est ailleurs. Si réellement M. Pailleron u a eu d'abord l'idée de peindre l'âge ingrat en p question, il a été fort heureux de rencontrer en t chemin le salon de la comtesse Julia Walker. a Le vrai titre devrait être le Salon de la comtesse, \ puisque que c'est dans la peinture de ce salon 1 que se trouvent le succès et la pièce elle -même. i
L'intrigue est donc des plus minces et des plus banales. Madame de Sauves s'est séparée de son mari, après six mois de mariage. Elle vit- i i chez une vieille amie, madame Hébert, dont la . i fille, Henriette, est la femme d'un savant, un certain Fondreton qui se dérange fort depuis cpielque temps Ajoutez deux célibataires, les messieurs de l'âge ingrat, Lahirel et Désattbiers. Ce dernier rêve de consoler madame de Sauves et fait tout au monde pour l'empêcher de se réconcilier avec son mari. Or, M. de Sauvés et - Fondreton s'oublient préciséménlj/ensemble chez une comtesse étrangère, madame Julia Walker. C'est chez cette comtesse que madame de Sauves va réclamer Fondreton, le mari de son amie Henriette, qu'elle veut détourner d'un procès en séparation. Et la comtesse, avec une tranquillité railleuse,luirend Fondreton etson propre mari par-dessus le marché. Au dénouement, les deux ménages s'embrassent. i
-'Comme on le voit, l'intrigue ,est d'une nou- | ' veauté médiocre. Dâiis tout cela, la peinture du fameux âge ingrat avorte ; de sorte qu'il n'y aurait à peu près rien, si nous n'avions pas l'acte chez la comtesse. L'intrigue ne fournit qu'une scène originale, celle où madame de Sauves va chercher Fondreton chez Julia Walker. C'est une scène de théâtre brillamment conduite, avec l'a.situation imprévue qui la termine, l'arrivée de M. de Sauves et le mot de Julia : « Tenez I je vous rends aussi celui-là. » Si l'on excepte cette scène, les autre scènes fournies par l'intrigue sont certainement pleines d'esprit, trop pleines même; mais elles n'avaient pas assez de consistance pour déterminer un succès.
Quel est donc ce salon de la comtesse Julia? Dans la salle, le soir delà première* on souriait de' certaines allusions, on croyait reconnaître la maison epii avait servi de modèle; et cela n'a certainement pas nui au succès, car nous sommes très friands de ces sortes de peintures. Je crois qu'il est plus sage de dire que M. Pailleron, s'il a pris des notes, les a recueillies un peu partout, en y ajoutant même une fantaisie assez large. Il s'agissait de peindre tout un certain coin des colonies étrangères à Paris, le coin louche où les aventuriers et les aventurières se coudoient avec d'honnêtes gens, fourvoyés là par curiosité ou par ignorance.
La comtesse Julia est une de ces grandes dames étrangères comme on en voit à Paris, créatures énigmatiques dont on peut dire autant de bien cpie de mal. Tout reste équivoque en elle :
sa noblesse, sa vertu, sa fortune. Elle va de la courtisane à la grande dame, de la comtesse millionnaire à l'aventurière vivant du jeu et clu hasard. Avec cela charmante, très fine et très forte, abusant de ce cpi'elle ne connaît ni nos usages ni notre langue, pour tout faire et pour tout dire. Les contrastes les plus heurtés se rencontrent en elle et ne la rendent que plus séduisante.
Rien de vrai et de neuf comme ce type. U est une des caractéristiques de notre épocpie, il appartient à notre société, à notre Paris si hospitalier, si libre, si amoureux de plaisirs. Aussi a-t-il suffi à M. Pailleron de le mettre à la scène, pour écrire une jolie page des moeurs actuelles, la page de notre tolérance devant tout ce qui est nouveau et excentrique.
Mais le type ne suffisait pas ; il fallait le cadre. Et c'est ici que M. Pailleron a surtout fait preuve i d'une touche vive et spirituelle. Son second acte est charmant de désordre fantastique, do vérité extravagante. Le salon de la comtesse est comme une place publique où se coudoient les nationalités du inonde entier, des Turcs et des Anglais, des Russes et. des Persans; sans compter les Parisiens oisifs, epii ont pour axiome que les hommes peuvent aller partout. On reçoit là des ambassadeurs et des chevaliers d'industrie, des déclassés en quête d'un dîner et des voluptueux en quête d'une débauche. Monde étrange, assez semblable à celui que le hasard rassemble sur le pont d'un navire; seulement, ici, les gens ne font cpie passer; c'est une cohue qui se précipite, epii traverse les salons au galop, loujours : changeante et toujours la même au fond, i Et quelles soirées extraordinaires ! Des dîners
i de cincpiante couverts pris d'assaut par cent - I invités; des gens cpie la comtesse n'a jamais vus i "s'installant chez elle, lorscjue les gens qu'elle i invite se gardent bien de venir ; des réceptions e où-l'on cache l'argenterie, où l'on improvise les spectacles les plus étonnants, où les invités i envahissent toutes les pièces, mangeant dans la t chambre à coucher, dormant dans la salle à c manger, tutoyant les domestiques, disposant de e tout avec un sans-gêne tranquille. Le comique e naît précisément de cette caricature du monde, e de ces réceptions princières où l'on se conduit e avec le laisser-aller et la fantaisie des bohèmes. s Imaginez une bande de chienlits prenant possession d'un hôtel du faubourg Saint-Germain. La pointe d'élégance, c'est qu'on est là sur un ter? rain neutre, chez une étrangère epii pèche peutt être par ignorance de nos moeurs. a E. Ce n'est sans doute qu'un petit coin, curieux a de notre Paris. Mais, je le répète, il a suffi de s mettre ce petit coin à la scène pour charmer le s public. Je suis personnellement heureux de ce il grand succès, parce que j'y vois une nouvelle ;, preuve du goût qui se manifeste de plus en plus 1 chez les spectateurs pour les tableaux réels, s pris dans la vie. C'est un acheminement certain is vers le théâtre naturaliste. Déjà, lorsque le c Club obtint la vogue qu'on sait, j'ai dit ma u joie : ce n'était plus l'intrigue qui passionnait la salle, c'était simplement une représentation is exacte de ce qui se passe dans-un club. Aujours, d'hui, une seconde expérience réussit : le salon ît I de la comtesse Julia suffit pour déterminer le s: | succès, en dehors de 1 a.table elle-même Voilà
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
donc qui est prouvé : les tableaux pris dans la vie réelle et portés sur les planches ont en eux une force dramatique assez grande pour empoigner le public
C'est un grand pas, qu'on en soit persuadé. La comédie bien faite de Scribe reçoit là le dernier coup. Le code des ficelles et des recettes " est jeté au feu. Je n'argumente plus, je constate des faits. Certes, je ne suis pas un adorateur du succès, je crois qu'on siffle de bonnes pièces et qu'on en applaudit de mauvaises. Mais, en somme, il faut considérer le succès comme le pouls même du goût public. Le goût public va à la vérité des peintures : voilà simplement ce que je constate. Maintenant que le Club et que l'Age ingrat ont réussi, le mouvement s'accélérera, car rien n'est contagieux comme les pièces qui font de l'argent. Il y a toujours là des auteurs habiles qui s'empressent d'emprunter les formules heureuses, de flatter le public dans ses nouveaux goûts, de renchérir sur les voisins. Puissent toutes les réalités de la vie être découpées en tableaux !
II
Il y a des oeuvres heureuses. Voici M. Edouard Pailleron qui fait jouer à la Comédie-Française une petite binette en un acte, un simple proverbe à trois personnes, et il arrive qu'on fête l'Etincelle avec un enthousiasme incroyable. Le soir de la première représentation, la salle se passionne, applaudit à tout rompre et rappelle deux fois les acteurs, ce qui est rare dans la maison de Molière. Le lendemain, toute la critique se pâme, crie au chef-d'oeuvre, pousse les choses jusqu'à déclarer que ce petit acte est à coup sûr F oeuvrela plus forte del'auteur. M. Pailleron a-t-il clé flatté de ce jugement? Je m'imagine que non. Quand on a écrit des comédies de longue haleine, des oeuvres plus réfléchies et plus étudiées, il est un peu cruel de se voir acclamer pour un simple jeu d'esprit, fût-il des plus réussis et des plus délicats.
Je connais ce procédé de la criticpie. On fouille le bagage d'un écrivain, on déterre une page aimable et l'on écrase avec cette page tout ce qu'il a produit de viril. C'est ainsi qu'on renvoie aux balbutiements' de leur jeunesse ceux qui plus tard font ouvrage d'homme. Simple histoire de les nier. Mais, dans le cas présent, la critique n'a certainement pas voulu être clésagréable à M. Pailleron. Il est un des auteurs dramatiques du moment les plus aimés et les plus dignes de l'être. Pourquoi donc noie-t-on son talent très réel clans ce fleuve de lait? Telle est la cpiestion que je vais me permettre d'étudier.
Imaginez-vous une de ces jeunes veuves de général comme on en trouve dans les romans bien pensants. Le général a ceci de commode qu'on le tue aisément; puis, il est admis qu'un général épouse une femme trop jeune, qui attend sa mort pour se remarier à un capitaine. Cela se passe dans l'armée, rien de plus distingué. Donc madame Léonie de Rénald est une veuve intéressante et distinguée; je la soupçonne même d'être poétique, car elle s'est enfermée dans son château de Toûraine, où elle vit en recluse, on ne sait trop pourquoi, promenant des tendresses
inavouées au fond des taillis. C'est la châtelaine au col blanc des légendes romantiques. Et elle n'a près d'elle, par une opposition artistique, qu'une gamine de dix-huit ans, sa filleule, Toinon, la fille orpheline d'un compagnon d'armes du fameux général, que celui-ci a recueillie et confiée à sa femme. Toinon est la jeunesse bruyante et rieuse, un éclat de rire perpétuel, à côté de la gravité douce et un peu triste. Telles sont les deux femmes. Arrive le capitaine de rigueur. Celui-ci est le neveu de défunt le général et s'appelle Raoul de Lansay, un nom trop joli. Naturellement, il a fait la cour à sa belle tante; mais celle-ci l'a repoussé, ce qui s'explique moins. L'auteur nous laisse entendre qu'elle n'a pas voulu de lui, parce qu'il ne lui a pas paru sérieux et cpi'il se permet d'être amoureux de toutes les femmes. Voilà une raison ; seulement, cette raison-là va devenir bien gênante au dénouement, H faudrait ignorer absolument nos poncifs dramatiques pour ne pas deviner dès lors ce qui va se passer. Raoul.se croira amoureux de Toinon, lui fera la cour, jusqu'à ce qu'un expédient plus ou moins ingénieux déséquilibre la situation et brusque son mariage avec Léonie. Il ne peut pas épouser Toinon ; cela n'arrive jamais, quand il y a là une veuve de général. Dès la première scène, le dénouement est donc prévu; il s'agit uniquement de l'amener de la façon la plus agréable possible.
Eh bien, la trouvaille de M. Pailleron a été d'inventer un expédient, très scéniepie et très ingénieux. Raoul, repoussé par sa tante, a le malheur, en outre, de trouver Toinon trop rieuse, trop enfant, U n'a pas de chance, ce garçon ; entre la froideur mélancolique de l'une et l'insouciance pétulante de l'autre, il voudrait une femme qui flambât, dont le coeur brûlât, allumé par ce qu'il nomme l'étincelle. La tante pas plus que la filleule n'ayant l'étincelle, il imagine de se servir de celle-là pour enflammer celle-ci, rôle singulier cpie Léonie accepte avec une répugnance légitime. U est, en effet,' d'un bon goût douteux pour une femme de se prêter à un pareil jeu; d'autant plus que le calcul de Raoul me paraît peu clair. On ne comprend pas très bien comment Toinon se mettra à aimer le capitaine, parce qu'elle croira avoir surpris une conversation, dans laquelle Léonie donnera au jeune homme un congé formel. Mais peu importe; ce que l'auteur voulait, c'était mettre aux prises le capitaine et la veuve, dans une cpierelle fictive.
Et, dès lors, il tient sa situation. La scène est une des plus heureuses qu'on puisse voir. Voilà Raoul se fâchant pour rire, rappelant tout bas son rôle à Léonie, epii répond du.bout des dents. Puis, les voilà tous les deux oubliant la comédie qu'ils jouent; se fâchant pour tout de bon, ayant une de ces belles et bonnes querelles d'amoureux, après lesquelles on tombe forcément dans les bras l'un de l'autre. Et le tour est joué, le capitaine peut épouser la veuve clu général. C'est Toinon epii se sacrifie, ce epii met une petite larme du meilleur effet dans son rôle tapageur d'écervelée. D'ailleurs, elle épousera un notaire; cela me paraît une compensation suffisante.
Certes, il y a là un jeu tout à fait galant, C'est l'éternel dépit amoureux accommodé à une
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ADOLPHE D'ENNERY
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sauce nouvelle relevée d'une pointe de fines épices. Le capitaine qui joue,non pas aux quatre coins, mais aux deux coins, qui gagne la tante après avoir mis son enjeu sur la filleule, est un des plus joliscapitainesdethéâtreqtiisoientdans l'annuaire. Seulement, je crois qu'on aurait tort de voir là dedans autre chose qu'un jeu. N'ai-je pas entendu donner la scène comme une scène de Molière, une des scènes fortes, profondes, humaines de notre théâtre? On se moque vraiment, Mettez cpie Marivaux aurait pu l'écrire, ce qui est déjà-un bel éloge. Ne voit-on pas que Léonie n'a pas plus cle raison pour épouser Raoul après la scène qu'auparavant? La fameuse étincelle est une invention scénique ; les femmes ne sont pas si machines électriques que ça. A là place de Léonie, je me méfierais beaucoup du capitaine ; il aimera comme il a aimé, et il est trop ingénieux en amour, avec ses comédies qui tournent au sérieux, pour faire jamais un mari bien solide. La mieux partagée, dans tout ceci, c'est Toinon avec son notaire. Je suis sûr que celle-là sera heureuse.
Donc restons dans le simple badinage du proverbe, ne gonflons pas les choses jusqu'à parler maladroitement de haute comédie, d'observation et d'analyse. Dès lors, l'Etincelle devient un petit acte exquis, très heureusement équilibré, manoeuvrant des poupées proportionnées et opposées avec un art délicieux. C'est clu saxe ou du sèvres, si vous voulez, de la pâte la plus tendre et de l'émail le plus fin. Cela est bon à mettre sur une étagère.
J'estime que M. Pailleron est de mon avis. Je parlais tout à l'heure de ce besoin que la critique éprouve à réduire aux jolis riens la production des écrivains. Je citerai M. Alphonse Daudet, qu'on a tâché vainement d'enfermer dans les petits chefs-d'oeuvre, dans les contes merveilleux par lesquels il a débuté. Je nommerai aussi M. François Coppéè, dont l'ambition est certainement cle n'être plus l'auteur du Passant
Voilà que M. Pailleron va être l'auteur de l'Etincelle. Qu'il se méfie, c'est terrible !
Je comprends très bien, d'ailleurs, comment les choses se passent,lorsque la critique n'entend pas être désagréable à l'auteur. Elle n'a qu'à se laisser aller au goût naturel du public pour les bijoux travaillés à la loupe. Voici l'Etincelle, par exemple. N'est-ce pas tout ce qu'il y a de plus charmant à voir après dîner? Cela ne trouble personne. On n'a pas même besoin de penser. C'est un caquetage élégant, une musique qui ravit l'oreille. Et quel mélange réussi, beaucoup de rire, presque autant d'amour, avec une larme à la fin, tout juste l'attendrissement nécessaire ! Il n'en faut pas davantage pour faire pâmer notre bourgeoisie. Un chef-d'oeuvre d'observation, une oeuvre vraie la trouverait inquiète, hostile,.tandis qu'elle fait à une romance sentimentale, à un petit rien gentiment présenté, le succès bruyant, enthousiaste, disproportionné, qu'elle a de tout temps marchandé au génie.
Une autre réflexion m'a frappé. L'Etincelle procède directement des proverbes cle Musset. On a même reconnu Toinon. Pourquoi alors les proverbes de Musset ont-ils d'abord été accueillis si froidement,, et pourquoi, aujourd'hui encore, laissent-ils toujours un léger frisson dans le dos clu spectateur? C'est qu'ils ne sont pas aussi distingués que l'Etincelle; on n'y voit pas des capitaines aussi jolis ni des veuves de général aussi comme il faut. Le poète.y lâche la bête humaine, sous la distinction cle la forme. Ce n'est plus du saxe ni du sèvres; c'est tout d'un coup, entre doux phrases, la nudité de l'homme et de la femme. De là une gêne dans le public, qui n'aime pas ça. Puis, Musset, n'est pas scénique; il analyse trop. Nulle part, chez lui, on ne trouverait une pièce faite pour une scène unique. Cela suffit à explicpier l'enthousiasme des spectateurs, après la scène désormais fameuse de l'Etincelle.
ADOLPHE D'ENNERY
i
MM. d'Ennery et Cormon viennent de remporter un grand succès à l'Ambigu, avec un gros mélodrame en six actes : Une Cause célèbre. La salle, le soir de la première représentation, n'a pas cessé cle pleurer et d'applaudir. C'est là un fait qu'il faut- constater et résolument aborder. '
La grande chance des auteurs a été de choisir un sujet profondément humain. Avec leur expérience du théâtre, ils ont dû être frappés du drame émouvant qu'il y aurait à tirer d'une situation que plusieurs procès récents ont indiquée, celle d'un père assassin, que sa fille, par exemple, une fillette cle quatre oticinqans,faitcondamner à mort, par son témoignage. Le prologue sera poignant et la pièce consistera plus tard à remettre
remettre présence ce père et cette fille, en exploitant le plus dramatiquement possible leur situation réciproque.
Naturellement, lés auteurs sont partis de ce point indispensable au boulevard : le père sera innocent. Et voici comment ils ont imaginé le prologue, qui est en deux tableaux. On est à la veille de la bataille de Fontenoy. Un sergent, Jean Renaud, vient, en se cachant, embrasser sa femme Madeleine et sa petite Adrienne, une enfant de cinq ans. Mais il vient aussi pour confier à Madeleine un dépôt sacré, des papiers et des bijoux de famille qu'un voyageur, le comte de Mornas, pris entre les deux armées et blessé mortellement, lui a confiées, en lui remettant pour lui-même une somme de trois cents louis. Il faut dire cpie le sergent a délivré le comte d'un cle ces rôdeurs de champs cle bataille,le juif La-
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
zare, qui était en train de l'achever. Puis, Jean 1: Renaud retourne au camp ; mais à peine est-il 1 sorti par la porte que Lazare entre par la fenêtre. 1 U veut, forcer Madeleine àlui donner lespapierset j les bijoux. Comme celle-ci résiste etqu'Adrienne, c enfermée dans la chambre voisine, se met à crier, £ il force la mère à faire taire l'enfant, en disant : g « Je suis avec ton père. » Madeleine tombe, frap- < pée d'un coup de couteau, les voisins arrivent, ] un sénéchal verbalise sur la déposition cle la ] petite qui répète ce qu'elle a entendu. Et per- ; sonne dans le village ne s'étonne, car Jean Re- : naud, un honnête homme qui adorait sa femme, avait souvent avec elle de terribles querelles de jalousie.
Le second tableau se passe au lendemain de Fontenoy. Jean Renaud a pris un drapeau, et son colonel, M. d'Aubeterre, le félicite. C'est alors que le sénéchal arrive, avec la petite Adrienne. Interrogatoire de Jean Renaud, témoignage de l'enfant, condamnation finale du père, que la mort violente de sa femme et l'accusation épouvantable et inconsciente cle sa fille jettent dans le désespoir le plus tragique. H ne garde que l'amitié d'un compagnon d'armes, Chamboran, qui ne peut le croire coupable.
Voilà l'action posée. Ce prologue indique à l'avance tout le drame, et pour qui connaît son répertoire du boulevard, il n'est point difficile de deviner ce qui va se passer. A coup sûr, on peut prédire qu'Adrienne, très heureuse, va se retrouver en présence de son père très malheureux, et que celui-ci, après des péripéties plus ou moins cruelles, finira par voir son innocence reconnue, tandis que le véritable coupable, Lazare, sera puni comme il le mérite. L'adresse des auteurs va seulement consister à augmenter le plaisir du public, en le menant au mot de ce rébus, connu à l'avance, de la façon la plus émotionnante qu'il soit possible. On sait le dénouement, mais on ignore comment les auteurs y arriveront.
Et même il ne faut pas être bien malin pour se douter par quelle preuve accablante Lazare sera confondu. Madeleine possède un certain collier très riche que samarraine, je crois, madame d'Aubeterre précisément, lui a donné comme cadeau cle mariage. Jean Renaud l'a mis avec les bijoux que le comte de M ornas lui a confiés; cle sorte que Lazare, s'il produit jamais les bijoux, apportera lui-même, sans le savoir, la preuve du meurtre et du vol. Voilà toute la petite mécanique du drame fort adroitement montée et préparée.
Alors,-le drame s'engage, et carrément, trop carrément même. Quand les dramaturges ne sont plus adroits, ils sont imprudents. Chamboran a tranquillement confié Adrienne à la duchesse d'Aubeterre, qui en a fait sa fille adoptive, en ignorant quel est son père. Il y a là des . histoires très compliquées, dans lesquelles je ne puis entrer, et qui ont pour -unique' but de faire que tout ce monde, qui se connaissait, ne se connaisse plus, quinze ans plus tard. Adrienne a été malade et a perdu la mémoire; cela est commode. Le duc et la duchesse sont sans doute simplement distraits. Enfin, quoi qu'il en soit, au moment où la jeune fille, riche, heureuse, comblée de tous les biens et de tous les dons, va épouser un jeune officier cpi'elle aime, voilà une
bande de forçats qui passe sur la route et que l'on prie poliment d'entrer se reposer sous les beaux ombrages du parc. Mon Dieu 1 ce n'est pas plus difficile que cela. Us entrent, et la reconnaissance du père et de la fille a lieu, car on se doute bien que Jean Renaud est parmi ces galériens. Us crient tin bon quart d'heure, pendant que les autres forçats font semblant de ne pas entendre. Puis, à la fin, lorsqu'il fatit se remettre en -marche, Jeansembles'apercevoir qu'il y a du monde, et il reprend la file, en faisant signe à sa fille de se taire. Gela est fort comique. On pleure pourtant, et très fort.
Le drame serait fini, si les auteurs n'avaient trouvé là une péripétie intéressante. Adrienne a pour amie de couvent une jeune fille, Valentine, dont l'histoire est également romanesque Son père l'a confiée à la chanoinesse d'Armaillé. et n'a plus reparu. Or, il arrive que cette Valentine est la fille du comte de Mornas. Lorsque Lazare se produit avec les papiers et les bijoux, qu'il promène depuis'quinze ans, il réclame le titre de comte de Mornas, afin cle rentrer clans d'immenses biens; et comme il a besoin cle reconnaître Valentinepourarriver à ce but, il vient la chercher au château d'Aubeterre, où elle se trouve alors avec Adrienne. Je ne dis rien de ce coquin si patient, que l'on a vu en guenilles et qu'il s'agissait surtout de montrer en habit galonné.
D'abord* la voix du sang ne parle pas très haut chez Valentine. Elle accepte son père. Mais voilà qu'en fouillant parmi les fameux bijoux, elle trouve le collier de Madeleine, qu'Adrienne lui a décrit cent fois, Et, comme le faux comte de Mornas vient d'enlever à Jean Renaud sa dernière espérance, en apportant un témoignage écrasant, en affirmant qu'il n'a jamais confié ses bijoux et ses papiers à ce soldat, Valentine né peut plus avoir aucun doute, c'est son père qui est le meurtrier. Ici, j'ai cru que la salle allait rire, tant la vraisemblance est outragée; mais pas du tout,la salle a applaudi.Il estbienévident cpie l'homme qui avolé les papiers et assassiné Madeleine, ne saurait être le comte.de Mornas, et que, dès lors, il est à croire que Valentine n'est pas la fille de cet homme. A la vérité, celleci ignore quel est le nom de son père,, que seule la chanoinesse connaît. Les auteurs diront que Lazare peut être le père de Valentine, tout en i n'étant pas le comte de Mornas. Seulement, la pensée de la jeune fille deA^ait être avant tout t une révolte : « Celui-ci n'est pas mpn père. Il a volé des bijoux, il vole un titre, il doit voler et ) mentir encore. »
e Mais il fallait cpie Valentine crût qu'elle était
lafille duscélérat,pour les besoins du drame. Dès i lors, elle vase trouver en présence d'Adrienne, et la situation est fort dramaticpie. Adrienne, s âgée de cinq ans, a livré son père sans savoir ce e qu'elle faisait, et c'est là une abomination dont e elle agonise. Valentine, epii possède tout son i- libre arbitre, toute sa raison, doit-elle faire à son é tour condamner son père pour sauver l'innocent i- Jean Renaud? Cela amène entre Valentine et le i- faux de Mornas, et ensuite entre les deux jeunes u filles des scènes poignantes et très bien faites, iEnfin, la pièce se dénoue comme on l'a deviné
a dès le prologue. La chanoinesse apprend à Valen- ■ e tine qu'elle est bien la fille du comte, de Mornas,
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ADOLPHE D'ENNERY
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mais que le scélérat qu'elle a devant elle n'est 1; certainement pas son père. Dès ce moment, Valentine n'hésite plus à montrer le collier, et j Lazare est écrasé. Jean Renaud, epii se trouve là, f amené clu bagne sur un ordre du duc, cpie les g auteurs ont fait tout exprès gouverneur de Pro- y. vence, sera réhabilité, et Adrienne épousera un c jeune officier, lequel s'est montré chevaleresque, \ au point cl' être très excité pendant tout le drame i par cette pensée humanitaire qu'il prendrait i quand même pour femme la fille d'un forçat f innocent. <
Telle est Une Cause célèbre, et je le dis encore, i ie n'éprouve aucun embarras pour en constater ] le très légitime succès. Ce qui est démodé surtout, c'est le drame romantique, le drame historique, i à panaches et à tirades. MM. d'Ennery et Cormon ont, il est vrai, placé leur pièce sous Louis XV; mais ce n'est là qu'une question de costumes. La pièce est toute moderne. D'ailleurs, il faut bien confesser que le mélodrame ainsi compris est et restera une puissance. Comment voulez-vous que la foule se défende contre des émotions si fortes : une mère qu'on assassine, une petite fille qui crie dans la coulisse, un père qui va être accusé faussement? Le public ira toujours fatalement à des spectacles pareils, comme il va voir guillotiner rue de la Roquette, ou encore comme il se précipite dans une rue pour regarder un homme écrasé. Le plaisir est tout physique. La chair est prise, les nerfs sont secouésj les larmes coulent quand même. C'est d'un effet sûr et violent, contre lequel les raisonnements littéraires, les questions de goût n'ont aucune prise.
Le prologue est excellent de tous points. Si l'on en changeait la langue, qui est vraimentabominable, je n'en demanderais pas un autre pour un drame moderne, dans la formule exacte quo j'indique. J'ai rarement vu au théâtre quelque chose de plus réussi dans l'horrible que l'assassinat de Madeleine. Le désespoir du père, l'épouvantable témoignage d'Adrienne, demanderaient au second tableautin peu do génie pour rendre tout ce qu'ils devraient donner ; mais, en somme, les auteurs ont suffisamment indiqué la situation.
Où tout se gâte pour moi, c'est quand le drame commence. Quelle étrange combinaison cle duc et de forçat ! Comme cela ferait sourire, si une émotion brutale ne vous prenait à la gorge ! "Certes MM. d'Ennery et Cormon se moqueraient, en m'entendant leur reprocher l'invraisemblance de tous les épisodes. Us cherchent bien la vérité ! La grande affaire, à leurs yeux, c'est de prendre le public. Et ils accumulent les couleurs criardes des images d'Epinal, ils ne se donnent même pas la. peine de cacher leur procédé, certains que les femmes pleureront toujours aux endroits où elles ont pleuré une fois. Le galérien arrive chez le duc, émotion ; la fille en falbalas se jette dans les bras de son père en casaque rouge, émotion ; le traître arrive avec son coffret, émotion ; le dénouement, que tout le monde a deviné, se produit sans aucun imprévu, émotion encore, émotion malgré tout et à cause de tout. Et ce seront les phrases les plus bêtes, d'une bêtise à pleurer, cpie l'on applaudira le plus violemment. Cela est, à quoi bon se fâcher? Il faudra toujours un débouché
débouché la bonne grosse sottise publique. Maintenant, quel critique osera dire à notre jeunesse littéraire : « Vous voyez, cela réussit, faites de cela ! » Où est le barbare, l'homme sans goût littéraire, qui rêverait une pareille ornière pour notre théâtre? Il est entendu cpie le mélodrame est un genre grossier et inférieur, qui n'a pas de grandes prétentions. Je le. laisse à son rang, tout en bas; seulement, je rêve pour lui un peu de bon sens et un peu de style. Est-ce trop? Par exemple, pourquoi MM. d'Ennery et Cormon, après leur très vigoureux prologue, n'ont-ils pas cherché un drame plus acceptable, placé dans un cadre epii ne fît pas sourire? Quand on aura joué leur pièce deux ou trois cents fois, il n'en restera qu'une brochure dont nos fils s'égayèrent. Avec un respect plus grand cle la vérité, ils auraient pu laisser une oeuvre. Voilà ce que la critique doit dire à la jeunesse. Que les jeunes auteurs apprennent do M. d'Ennery comment on charpente un mélodrame, qu'ils se rendent compte du mécanisme du théâtre, mais, grand Dieu !. qu'ils tâchent d'écrire en français et qu'ils n'aient jamais l'indignité de battre monnaie avec des histoires bêles.
II
L'immense succès du Tour du Monde en 80 jours, et le succès plus modeste, quoique très retentissant encore, du Voyage dans la Lune, ont déterminé un courant que les auteurs dramatiques vont suivre, tant qu'il les portera à de belles recettes. La trouvaille, à première vue, paraît ingénieuse. On s'est dit que la féerie classique, avec ses enchanteurs, ses bonnes ci ses mauvaises fées, ses trucs simplement amusants ou superbes, commençait à devenir bien vieille; et l'on a eu l'idée de la remplacer ou plutôt de la rajeunir, en substituant aux données de la fantaisie les données de la science. Justement, un aimable vulgarisateur, M. Verne, obtenait des succès énormes avec des livres epii succédaient aux contes de Perrault, entre les mains des enfants. Les féeries d'il y a trente ans étaient tirées do ces contes ; il devenait logique cpie les féeries d'aujourd'hui fussent tirées des livres cle M. Verne.
C'est comme cela qu'à la place cle Ccndrillon et de Peau d'Ane, nous avons actuellement le Tour du monde et les Enfants du capitaine Grant. Les charpentiers dramatiques ont suivi le mouvement, en puisant leurs sujets dans la bibliothèque des familles, et si leurs cadres ont changé, c'est cpi'il s'est opéré d'abord un changement clans cette bibliothèque. Par parenthèse, ont voit donc que le livre aune influence sur le théâtre : ce que certains critiques nient en affirmant que la littérature dramatique est une littérature complètement à part.
D'ailleurs, remarquez que les cadres seuls ont changé. On commît la recette de l'ancienne féerie. Prenez cinq ou six personnages que vous placez sous l'influence double d'un bon génie et d'un mauvais génie,.et vous aurez la pièce en promenant ces personnages tour à tour dans les pires catastrophes et dans les saints les plus surprenants, pour arriver à un triomphe final.
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
L'intérêt d'une oeuvre pareille naissait cle ces obstacles accumulés et franchis, des milieux terribles, cocasses ou magnifiques, par lesquels ; devaient passer les héros. On voyageait en pleine imagination, sous les eaux ou dans les airs, à travers les entrailles du globe ou parmi les astres dansant leur ronde ; sans compter les symboles, les allégories, les prodiges. Dans tout cela, le merveilleux régnait en maître, les talismans réglaient les péripéties et dénouaient l'intrigue. Or, cette recette tout entière a pu être appliquée à la formule nouvelle, celle de la féerie scientifique. Ces deux mois hurlent d'être ainsi rapprochés; mais ce n'est point ma faute, ce sont les auteurs qui ont voulu cela. En effet, ils ont gardéle groupe de personnagessynipathiqties qui vont être le jouet clu bon génie et du mauvais génie. Ces génies no sont plus des fées ou des enchanteurs, mais de simples hommes, un traître de mélodrame et un sauveur quelconque. La grande trouvaille consiste donc tinicpiement dans la nature des obstacles que les héros auront à franchir pour arriver au bonheur. Au lieu d'obstacles fantaisistes, de murs se dressant tout d'un coup, de précipices se creusant, d'hôtelleries enchantées retenant les voyageurs, on choisit des obstacles naturels, une mer à traverser, un combat à soutenir contre des animaux, un bateau epii saute ou un chemin de fer qui déraille. En outre, la géographie est mise à contribution; au lieu de promener le spectateur dans les mondes do l'imagination pure, on lo promène parmi les contrées el les peuples les plus curieux de la terre.
Je prends, par exemple, les Enfants du capitaine Grant, de MM. Verne et d'Ennery. Voici lo sujet, en quelques mois. Le capitaine Grant est abandonné avec son enfant sur un rocher, par un gredin qui a soulevé son équipage. Ce gredin a poussé la scélératesse jusqu'à laisser avec le capitaine un malelot-farouche, une brute epii le torturera. Voilà le groupe sympathique posé : le capitaine et son enfant aux prises avec un misérable. Dès lors, il y aura autour des abandonnés deux principes qui lutteront, l'un pour les sauver, l'autre pour consommer leur perte; le premier est représenté par un certain lord* qui possède un navire, et que deux autres enfants du capitaine Grant déterminent à chercher leur père; le second n'est autre cpie le gredin epii a soulevé l'équipage .du capitaine, et qui redoute un juste châtiment. Naturellement, c'est le bon principe qui l'emporte, comme dans l'ancienne féerie. On retrouve le capitaine ; apothéose, tableau final.
Voilà donc l'usage qu'on fait de la science. Elle ne modifie rien dans le fond, car elle laisse subsister toute la fable de l'intrigue, toutes les extraordinaires péripéties des vulgaires mélodrames. Elle n'arrive que comme décor, ou encore comme prétexte à des trucs nouveaux. Les décorateurs, les machinistes et les costumiers ont à en tenir compte, car ce sont eux epii peignent les horizons réels, qui établissent les machines, qui coupent et epii cousent les costumes des peuples lointains. Quant aux auteurs, ils se moquent parfaitement de la science, car ils ne l'emploient qu'en qualité de truc, et ne s'inquiètent pas une seconde de mettre une histoire vraie dans un cadre vrai.
Ainsi, les Enfants du capitaine Grant sont en vérité stupéfiants à ce point de vue. On ne s'imaginerait jamais comment lord Glenarvan, le bon ' génie, arrive à savoir que le capitaine a été abandonné sur un rocher. Rien de plus élégant comme ficelle : le capitaine a jeté une bouteille à la mer, un requin a avalé cette bouteille, et le requin vient se faire prendre par lord Glenarvan, epii a la précaution de l'ouvrir, comme on ouvre une boîte aux lettres. Mais le truc de la baleine est peut-être plus plaisant encore. Le bon génie ne sait toujours pas sur quel îlot il doit aller chercher les abandonnés, et il se désespère, lorsque ses hommes pèchent une baleine, par manière cle distraction. O prodige ! la baleine portait déjà dans son flanc-un harpon cassé, et sur le fer de ce harpon se trouve gravée l'adresse actuelle du capitaine Grant.
Vraiment,se moque-t-on denous?Jedemande qu'on me ramène à l'ancienne féerie, où du moins nous allions de prodige en prodige. Quel est ce mélange bâtard cle données scientifiques et de bourdes à dormir debout? Et l'on prétend que de telles pièces sont instructives ! Jolie instruction, qui gâlo les notions les plus élémentaires, en les accommodant aux vieilles conventions théâtrales, lasses de traîner. Certes, je suis très heureux de ce niouvementscientifique qui grandit et qui s'impose même au théâtre. Mais j'attendrai, pour triompher, qu'on respecte la science au lieu cle la rendre ridicule. U n'y a là qu'une spéculation, l'aile sur la curiosité publique.
J'avoue ne pas avoir lu le livre de M. Verne d'où M. d'Ennery a tiré la pièce. Je no puis donc dire au juste quelle est la part de chacun d'eux. D'ailleurs, je suis persuadé quo M. d'Ennery a montré beaucoup d'habileté dans l'adaptation, qui, avec, les idées qu'il a sur les nécessités du théâtre, ne devait pas être chose commode. Il lui fallait ses oppositions ordinaires, le vice d'un côté, la vertu de l'autre, un continuel équilibredérangé par les péripéties et rétabli par le dénouement. Ainsi, son idée de montrer d'abord le capitaine et son enfant, abandonnés sur un rocher en compagnie du matelot farouche, pose heureusement le sujet; et il est très habile ensuite de montrer à plusieurs reprises les pauvres victimes, de plus en plus en danger, dans des tableaux qui s'assombrissent, pendant qu'on travaille autour d'elles àleur porto etàleursalut. La conversion de la brute epii rêve d'assassinat, et que la prière d'un enfant fait tomber à genoux, est encore d'une bonne sensiblerie, calculée avec adresse pour toucher les âmes tendres. Mais, en vérité, M. d'Ennery est le dernier auteur dramatique qui devrait toucher à la science. Il à été le César, le Charlemagne cle la convention ; il ne peut que gâter le vrai, dès qu'il le touche. Sans doute, on s'adresse à lui parce ; qu'on le connaît assez adroit pour tout faire ; accepter, même la science; et il est do fait qu'il t la déguise au point cpi'on ne la reconnaît plus, , en l'accommodant à son unique sauce, cette J sauce rousse des restaurants.'qui lui sert depuis 3 plus de cpiarante ans pour tous les genres et 3 tous les sujets. Après avoir inventé la croix de ma mère dans la note sensible, il était destiné à inventer le harpon du capitaine dans la note scientifique. Je préfère M. d'Ennery lorsqu'il
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THÉODORE BARRIÈRE
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écrit les Deux Orphelines; il est là très touchant et d'une mécanique dramatique très puissante. Quant à la science, elle est trop haute.
III
La Gaîté vient de reprendre la Grâce de Dieu. Cette reprise a été malheureuse. On a ri, le premier soir, du vénérable mélodrame qui a fait pleurer tant de beaux yeux. Le public « empoignait » les situations les plus dramatiques, au lieu d'être empoigné par elles. Vraiment, je me montrerai doux, car il me serait trop aisé de triompher, après cette soirée lamentable.
La Grâce de. Dieu empoignée ! Mais sait-on cpie c'est l'abomination de la désolation ! Sait-on que c'est la fin de tout un théâtre ! La Grâce de Dieu a été le chef-d' oeuvre de M. d'Ennery. 11 fautse rappeler le succès de ce mélodrame. On en a peint les principales situations sur des assiettes; on en a tiré une série de gravures, qu'on rencontre encore pendues aux murs des paysans. Toute la France a sangloté sur les malheurs delapauvreMarie. Etvoilàmaintenan't qu'on éclate de rire,'lorsqu'elle entend la vielle de Pierrot et qu'elle pousse ce cri du coeur : « C'est la voix cle ma mère ! » Que s'est-il donc passé, grand Dieu?
Il s'est passé tout simplement cpie l'évolution dramatique a continué et que nous n'en sommes plus à ces niaiseries sentimentales. La convention
convention on aperçoit la grossière charpente de la pièce, on est choqué par l'enfantillage des procédés et par le style, qui est vraiment abominable. La Grâce de Dieu va rejoindre les modes de 1841, voilà tout, Avez-vous jamais regardé de vieilles gravures de modes? On sourit, on se demande comment les femmes ont pu porter de pareils chapeaux. Eh bien, l'effet estle même. Les oeuvres, qui ne sont pas écrites, meurent tout entières et deviennent grotesques.
Est-ce à dire que M, d'Ennery manque de talent? Certes, il a compté dans notre théâtre contemporain. On ne produit pas comme il a produit, on ne tient pas le public à sa dévotion pendant un tiers de siècle, sans être une force. Seulement, il a travaillé pour l'époque; ses pièces n'ont pas d'au-delà ; elles ne vont pas plus loin cpie la satisfaction immédiate du public. Je sais qu'il a beaucoup souhaité cette repries de la Grâce de Dieu. Et cela se comprend. Il désirait voir s'il laisserait des oeuvres solides. Aussi a-t-il entouré la reprise de tous les éléments de succès possibles. On a engagé madame Schneider pour jouer Chonchon; on a ajouté un ballet; an a élargi le cadre et doublé la figuration. Il s'agissait d'une vraie solennité, longtemps rêvée et préparée avec les soins les plus minutieux.
Et l'expérience a mal tourné. Je n'accablerai ni les auteurs ni la pièce. Je suis presque attendri, c'est tout un monde epii s'en va. La ruine croulera cle plus en plus. Seulement, la grosse question est de savoir ce cpie nous allons mettre à la place. Au travail ! au travail !
THÉODORE BARRIÈRE
Le soir où le Vaudeville a repris les Faux Bonshommes, j'ai été très frappé par la pièce, et, depuis la-représentation, j'ai été frappé plus encore par ce que la critique en a dit. On me pardonnera de tirer profit de tous les arguments qui me sont fournis. Je marche, les yeux fixés sur un but déterminé, et j'utilise en route les moindres appuis que je rencontre. Aujourd'hui, d'ailleurs, il s'agit de preuves décisives.
Le grand reproche qu'on me fait, c'est de nier le théâtre contemporain. J'ai parlé de nos théâtres vides, de nos planches encanaillées, et l'on s'est fâché, en me répondant cpie jamais la scène française n'avait traversé une époque plus féconde en oeuvres remarquables. Aujourd'hui, à l'occasion de la reprise des Faux Bonshommes, cette réponse semble prendre un accent plus vif et plus triomphant. Comment ! vous osez dire que nous manquons de chefs-d'oeuvre I eh bien, en voilà un I II a vingt ans de date, et il n'a pas vieilli, il produit sur le public'le même effet qu'autrefois. Là-dessus, toute la critique s'est pâmée, s'affolant d'admiration, prodiguant le lyrisme, perdant même le sens des mots, plaçant enfin les Faux Bonshommes au niveau clu répertoire de Molière.
Soit, je le veux bien. Voilà qui est convenu :
les Faux Bonshommes sont un chef-d'oeuvre ;*il faut les mettre, comme ont dit plusieurs de mes confrères, parmi les quatre ou cinq pièces que laissera notre littérature dramatique contemporaine. Cela m'arrange. Voyons maintenant comment est bâti ce chef-d'oeuvre.
D'abord, il n'y a pas de pièce, dans les Faux Bonshommes. L'intrigue est tellement banale et légère qu'elle n'existe point, Le bourgeois Péponnet a deux filles à marier; au dénouement, elles se marient, après les vulgaires péripéties de nos vaudevilles et c'est là toute la pièce. J'ajoute même que cette, pièce est pauvrement fabriquée ; les épisodes s'en vont à la débandade, le dénouement est des plus faibles, on sent que Scribe n'a pas passé par là. EnunrnoUesFaux Bonshommes ne sont pas une pièce bien faite, selon les règles du fameux, code dramatique. Je constate ce premier point.
Comment ! une pièce qui n'est pas une pièce bien faite, peut être un chef-d'oeuvre? Mais cela me donne raison dans ma campagne contre les règles etla convention.Toutle théâtre de Scribe, si merveilleux d'ébénisterie, se meurt, et les Faux Bonshommes, qui, de l'avis des hommes du métier, sont d'une ébénisterie discutable, s'entêtent à se bien porter. Alors, c'est que le théâtre
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
bien fait est une plaisanterie, puisqu'il ne peut v seulement vivre un quart de siècle. Cessez donc g de le patronner et de le pleurer. Ne le donnez s pas en exemple aux jeunes gens, à moins que j vous ne vouliez vous moquer d'eux. Ne parlez t plus surtout de la scène à faire, attendu que s dans les Faux Bonshommes, qui est un chef- r d'oeuvre, comme nous en sommes convenus, il 1 n'y avait pas de scène à faire; les scènes de s Dtifourô sont aussi importantes que celles de c Péponnet, ce n'est en somme qu'une enfilade de i scènes ou plutôt de tableaux réussis. Pas l'ombre de mécanique théâtrale dans tout cela. J'en conclus, et vous devez en conclure avec moi, que 1 la mécanique théâtrale est inutile aux chefs- ! d'oeuvre.
Cela m'amène au deuxième point. S'il n'y a pas de pièce dans les Faux Bonshommes, qu'y a-t-il donc? Je viens de le dire, une suite de scènes d'une satire amusante, une collection de portraits dont le trait caricatural a de la netteté et clé la puissance. L'intérêt n'est pas clans l'intrigue, mais dans les personnages ; ce n'est plus une histoire epii se noue et se dénoue pour le plaisir des spectateurs ; c'est une galerie d'originaux qui défilent et qui suffisent par etixmêmes-à l'amusement du public.
Eh ! bon Dieu ! c'est précisément là le théâtre que je demande depuis trois ans. Qu'on relise mes études. Je n'ai cessé de réclamer à la scène des peintures de caractères, en gardant toutes mes sévérités pour les pièces d'intrigue, les pièces bien faites, selon les conventions et les règles. Les critiques qui déclarent aujourd'hui quo lesFauxBonshommcssontmi chef-d'oeuvre, après avoir combattu mes théories, ne sont pas logiques avec eux-mêmes. C'est moi epii dois triompher du succès cle la reprise faite au Vaudeville. Voilà l'oeuvre dramatique telle cpie je la veux, toute cle peinture humaine, dédaigneuse des habiletés et des ficelles, sachant qu'il y a dans l'étude de l'homme assez d'intérêt pour rendre immortelle la page qui apportera le moindre document vrai. Barrière, en dehors de tout le fatras scénique, a soufflé un peu de vie clans les Faux Bonshommes, et c'est pour cela qu'ils vivent.
D'ailleurs, la pâmoison de la critique d'aujourd'hui eh face des Faux Bonshommes est fort plaisante, lorsqu'on sait que cette pièce fut malmenée par la, critique d'autrefois. Et cela devait être. Elle est d'allures trop libres, d'accent trop amer, pour avoir satisfait les juges d'une époque où le théâtre de Scribe régnait encore en maître. Le public, lui aussi, se montra froid, lors des premières représentations. Ce ne fut qu'à la longue, par la puissance même de l'oeuvre, qu'un-immense succès se dessina.' On reprochait justement aux Fa-itx Bonshommes ce qui, à cette heure, fait leur force : le dédain cle la facture, le manque d'intrigue compliemée et in' génietise, l'âpreté des peintures, l'observation poussée jusqu'au trait féroce. Quel exemple I et quel cas devons-nous faire des jugements furieux qui accueillent aujourd'hui, comme autrefois, toute oeuvre qui n'est pas coulée dans le moule commun !
•Maintenant, soyons raisonnables'et ne crions pas trop fort au chef-d'oeuvre. Je mets de côté cette hypothèse cpie les Faux Bonshommes sont
un chef-d'oeuvre. La critique a ce tort de ne garder aucune mesure; elle assomme les gens sur le pavé-ou elle les encense dans la nue. Un peu de logique et cle sang-froid serait pourtant une bonne chose. Certes, les Faux bonshommes sont une pièce où il y a des scènes vraiment remarquables; mais de là à crier au prodige de l'esprit humain, il y a loin, en vérité. Depuis une semaine, c'est un aplatissement général qui devient plaisant. Je vais tâcher de dire simplement et honnêtement mon opinion sur les Faux Bonshommes
On a parlé de Molière, et l'on a eu raison. Seulement, il y a plusieurs Molière, il faut distinguer. Les charges énormes de Vertillac et d'Octave jouant l'homme de Bourse rappellent les charges de Diafoirus et de son fils. C'est le même comique, fou d'attitudes, de voix, de déclamation ; la création de l'acteur a ici complété, sinon dépassé la création cle l'auteur. Péponnet, le personnage principal, est également une caricature poussée au delà de toute vraisemblance. J'en veux arriver à cette conclusion que c'est ici du Molière caricatural, du Molière du Malade imaginaire, de Monsieur de Pourceuugnac et clu Bourgeois gentilhomme, et non du Molière de Tartufe et du Misanthrope.
Une farce, telle est la vraie qualification des Faux Bonshommes. Si l'on veut, c'est une farce de Molière mise dans notre monde moderne. Remarquez que j'ai laplus grande tendresse pour la farce et que je n'emploie pas ce mot en mauvaise part. Je désire simplement classer avec netteté la pièce de Théodore Barrière. Ce qui lui manque, selon moi, pour être supérieure, c'est la maîtrise, c'est, la marque magistrale du génie. Voyez, même dans les farces de Molière, il y a un souffle qui enlève les plaisanteries les plus communes. On sent l'haleine puissante, la solide carcasse littéraire qui tient debout les fantoches. Dans les Faux Bonshommes, il y a un endettement -continuel des personnages, ils sont comme détaillés par petits morceaux. Puis, toute littérature manque, la pièce n'a pas de style. C'est surtout là une chose qu'il faut sentir, cpie j'ai sentie profondément l'autre soir. On dirait l'oeuvre d'un homme ordinaire, cpie son sujet a porté, qui a trouvé la haute comédie dans quelques scènes, sans être sûr pour plus tard de :. la retrouver jamais. L'oeuvre est supérieure à L l'homme, ce qui arrive parfois. On ne sent pas, dans la pièce, un maître clu théâtre ni de la Î langue, mais un tempérament inégal, plus cat pable du médiocre que de l'excellent. En un mot, i dos rencontres superbes, mais pas de maîtrise, e je le répète.
e Le répertoire de Théodore Barrière est là pour
il appuyer ce jugement. Il n'a pas retrouvé la e haute comédie, il -s'est noyé dans les pièces de a tout le monde. Certes, un chef-d'oeuvre peut i- pousser isolé, dans lo crâne d'un homme ; mais n c'est pour le moins un fait qui prouve l'inconit science et l'inégalité du talent. Celui-là n'est s point un maître qui n'est pas certain de sa force, e II y a eu, pour moi, un avortement chez ThéOr is dore Barrière. Il n'a pas été l'homme qu'il aurait pu être, s'il avait apporté un tempérament is plus complet. Les Faux-Bonshommes sontl'indice té d'un grand talent avorté, ît L'affabulation de la pièce est étroite. Cette
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histoire d'un dessinateur qui prépare un album de caricatures, paraît être maintenant un chemin de traverse qu'il était inutile de prendre, lorsqu'on pouvait s'engager dans le grand ; hemin de l'observation directe. D'ailleurs, cette •artie a beaucoup vieilli. Les deux peintres, qui tombent dans une maison bourgeoise, où ils se uoquent de tout le monde, ne sont que des sapins mal élevés dont l'état civil est très vague. îjes tirades sur l'argent et sur l'art sentent le moisi ; et rien ne m'a paru plus drôle cpie la jeune lille epii cesse d'aimer Octave, parce qu'il a quitté la peinture. Toute la partie amoureuse est très faible. C'est là qu'on sent les petitesses de l'oeuvre, le manque de maîtrise, comme je le disais tout à l'heure.
U faudrait analyser chaque personnage. Les deux peintres jouent, l'un l'éternel Desgenais, l'autre l'ancien personnage de Valère qui s'avise de se grimer et de feindre pour épouser celle qu'il aime. Je ne vois aucune trace d'observation. Avec Bassecour commencent les originaux. Bassecour est fort amusant, mais on ne trouve pas chez lui le développement d'un caractère; tout son comique réside dans son fameux «seulement » ; c'est l'homme qui entame l'éloge de tout le monde, puis qui arrive à la restriction « seulement », et qui assomme alors ses meilleurs amis. U n'y a qu'une silhouette bien indiquée et qu'une tournure cle phrase heureuse.
Quant à moi, je trouve le personnage de Dufouré, comme profondeur d'observation et finesse de peinture, bien supérieur au personnage de Péponnet. Celui-ci est une enluminure assez grossière du bourgeois; son mérite est dans son exagération; il vient en avant, tant son égoïsme est outré, tant il est naïvement déloyal et cupide. Dlifouré, au contraire, est d'une vérité stricte ; il ne dit pas un mot do trop, il est simple et effroyable.
~Pour la même raison, je préfère la scène de Dufouré, au quatrième acte, lorsqu'il arrange sa vie de veuf, avant que sa femme soit morte, à la scène beaucoup plus célèbre du contrat. Sans doute, cette dernière est d'une force caricaturale irrésistible. Le marchandage, la discussion de la dôt, cette bataille cocasse des intérêts a une grande valeur de satire. Rien n'est plus lugubrement bouffon que ce cri de Péponnet, lisantle contrat:«On ne parle que de mamortlà dedans ! » et que cette réponse d'Octave : « Parbleu ! cle quoi voulez-vous qu'on parle? » Mais tout cela ne découle pas assez directement de l'étude des caractères ; on ne sent point assez la vérité par-dessous; ce n'est qu'une fantaisie très brillante. Au contraire, quelle férocité vraie dans ce déjeuner cle Dufouré, parlant, la bouche pleine, de sa pauvre femme qui se meurt ! et comme on devine qu'il a pris ses précautions contre le chagrin, et qu'il ne serait même plus fâché de voir mourir sa femme, pour vivre à sa guise ! Ici, tout est superbe, le personnage se met à nu, c'est un document précieux et complet sur P égoïsme. On parle d'un chef-d'oeuvre; voilà où estle chef-d' oeuvre, uniquement dans cette scène. Je termine. On pousse beaucoup la ComédieFrançaise à reprendre les Faux Bonshommes. C'est là que je voudrais les voir. Quelle figure ferait cette farce moderne dans la maison de Molière? Les auteurs du Vaudeville chargent terriblement, les personnages. Je me demande si les acteurs de la Comédie-Française les chargerai eut moins, et, dans ce cas, ce-que deviendraient les types. U faut bien dire que les Faux-Bonshommes ont besoin d'être vus à la scène pour être compris. La pièce lue est d'un assez pauvre effet, parce qu'elle n'est pas écrite et que le comique y est souvent dans le jeu des artistes. Qu'on la joue donc à la Comédie-Française, l'expérience sera intéressante.
OCTAVE FEUILLET
U y a une quinzaine d'années, il se fit beaucoup de bruit autour d'une comédie de M. Oc-, lave Feuillet : Montjoye, que jouait le Gymnase. On discutait avec passion le principal personnage, celui epii donnait son nom à la pièce, une création qu'on regardait alors comme tout à fait supérieure. Montjoye, disait-on, était l'homme fort, l'homme du siècle, le sceptique qui va droit devant fui, jusqu'à ce qu'un réveil brusque de son coeur et de sa conscience le brise et le fasse pleurer comme un enfant. Les uns se fâchaient, les autres approuvaient; bref, c'était un grand succès.
Certes, la iquestion avait sa gravité. Si M. Octave Feuillet avait créé un type, s'il venait de mettre debout, vivante et vraie, une création comme Tartufe ou Figaro, il passait au premier :ang des auteurs dramatiques, il se haussait au génie. Notre théâtre contemporain est justement très pauvre, nous avons des auteurs de talent,
mais nous n'avons pas de faiseurs d'hommes ; ils ont toutes les qualités, ils n'ont point la puissance epii crée. En ce epii concerne M. Feuillet, pour ma part, je m'étonnais beaucoup que ce fût lui qui eût planté sur nos planches la grande figure de l'honmme fort,
A coup sûr, M. Feuillet est un écrivain charmant, d'un talent très fin et très souple, dont les beaux succès sont mérités. Seulement, il écrit pour un monde qui lui défend trop de puissance, .et son tempérament d'ailleurs ne le dispose guère à l'analyse des réalités de ce monde. Si l'on admet que Balzac avait le génie cpi'il fallait pour créer le scepticpie moderne, l'homme qui avance à coups de volonté, ivre de sa force, dédaigneux des sentiments, on comprendra que M. Feuillet n'était point l'écrivain de cette besogne.
Et nous venons bien cle le voir, à la reprise de
Montjoye, qui a eu lieu au Vaudeville. Le bruit
■ s'est calmé, on sourit de la querelle qu'on avait
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entamée sur le scepticisme etla volonté humaine, ( à propos de ce fameux Mon j oy e. Vraiment, c' était i lui faire trop d'honneur. Aujourd'hui, il appa- i raît simplement comme un personnage mal < d'aplomb, d'une convention théâtrale irritante, < bon à mettre avec toutes les marionnettes de nos ] autres comédies. Si l'on cherche à le juger au c point de vue moral et philosophique, ce qui n'est ( point commode, car il est plein d'inconséquences ( et de trous, on' arrive à conclure qu'il est un i coquin digne du bagne, un coquin en gants 1 blancs qui se bat après avoir volé, et qui se fait ] ermite en devenant, vieux. Nous voilà loin du ; colosse qu'on rêve, lorsqu'on s'attend à la haute i figure de l'homme dû siècle.
Il faut l'analyser, ce Montjoye, pour voir combien il est creuxi D'abord, il débute par une flotierie qui devrait le menerenpolicecorrectionnelle. Associé avec un certain Sorel, pour l'exploitation d'une mine d'or au Brésil, il apprend par le rapport d'un ingénieur que cette mine contient plus cle cuivre que d'or. Aussitôt un plan abominable germe en lui; il supprime le rapport, il se relire de l'association, laissant Sorel se ruiner et se tuer d'un coup de pistolet; puis, il rachète la mine à vil prix, l'exploite comme mine de cuivre et gagne une fortune colossale. Dès lors, quoi qu'il fasse plus tard, Montjoye est un gredin et non un homme fort. La force n'est pas le crime. Il est sorti de la loi, il entre dans la banale famille des traîtres de mélodrame. Voilà pour le point de départ,
La suite, l'intrigue qui se noue, est plus vulgaire encore. On s'attend tout cle suite à ce cpie Sorel aura un fils, qui se dressera un jour comme un vengeur. Le cliché sera complet, si de son côté Monjoye a une fille, et si les deux jeunes gens s'aiment, sans se douter.de la mare cle sang qui les sépare. Croyez que M. Feuillet n'a nas cherché un inslant'à s'écarter de cette ornière. Le fils de Sorel s'appelle Georges,la fille deMontjoye, Cécile, et tous doux s'adorent, et le drame commence lorsque Georges apprend la coquinerie de Monjoye. Une explication terrible a lieu, un duel en résulte, Monjoye blesse grièvement Georges. Telle est la péripétie.
Il est possible que tout cela soit très scénique. Mais, en vérité, ce duel achèA'e de gâter pour moi la figure cle Monjoye. On ne se bat pas autant dans la vie cpieles auteurs dramatiques semblent le Croire; surtout, on ne se bat que clans un certain monde. Dans le monde du haut commerce, on compte les rares rencontres qui se produisent, et certes, le cas de Montjoye et de Georges étant posé, un duel ne s'explique guère. D'un côté, Georges fait trop d'honneuràun fripon en croisant Pépée avec lui; d'un autre côté, voilà Montjoye qui, cle filou, devient spadassin, en cherchant à supprimer le fils comme il a supprimé le père. Danscpielétrange monde sommesnous donc? Nous sommes dans le monde cle lafiçtion, du romanesque, de l'arrangement scénique, ce monde où se passent les romans et les pièces de M. Feuillet. Il lui est impossible de rester dans dans la note juste et vraie ; un héros qui ne se bat pas n'est pas pour lui un héros ; il gante quand même ses personnages et leur met une épée à la main. Cela les rend chic,
Raisonnons un peu. Où voit-on que le duel joue un rôle quelconque dans notre société?
Quelle place tient-il, que signifle-t-il, où conduitil? U est un accident fâcheux, rien de plus. Jamais il n'entrera dans les calculs d'un homme du siècle. Lorsque Balzac a créé Mercadet, est-ce qu'il l'a fait se battre? Lisez les chefs-d' oeuvre de Balzac, je ne me souviens que d'un duel; et comme il est à sa place ! C'est le duel au sabre de cette superbe canaille de Bridati. Voyez au contraire le déluge de duels, dans les romans mondains et idéalistes. Les duels vont avec les tours en ruines, les conversations au clair de lune, les jeunes filles sauvées par de beaux jeunes gens. La mode est telle que M. Feuillet, en voulant peindre un homme fort, n'a rien eu de plus pressé que de lui fournir son petit duel. Eh bien ! mon avis tout net est qu'un homme fort ne se serait pas battu, parce qu'il est sot de se battre. Nos hommes forts ne se promènent plus une épée à la main, comme sous Louis XIII. Nous avons bien d'autres batailles.
Mais ce n'est pas tout. Pour compléter la figure de Montjoye, M. Octave Feuillet lui a fait enlever une noble demoiselle, Henriette cle Sissac, avec laquelle il vit maritalement. Voilà sans doute, selon l'auteur, la marque de l'homme fort, H refuse de régulariser sa situation, par dédain, par amour de l'indépendance. Remarquez qu'il a deux enfants, Cécile et Roland. Ici, je ne comprends plus bien. Ce Montjoye met vraiment de la coquetterie à être odieux. Certes, je l'accepterais tout, de suite, si M. Octave Feuillet avait voulu le donner pour un misérable. Mais c'est que je sens très bien cjue M, Octave Feuillet ne le tient pas pour tel, qu'il le regarde sans doute comme un égaré, comme une nature puissante que l'esprit du siècle a simplement gangrenée, et qu'il est encore possible de ramener au bien, puisque, au dénouement, il accomplit lui-même le miracle de se convertir.
Si Montjoye ne se marie pas et ne légitime pas sa fille, il ne fait pas preuve de force/il fait preuve de bêtise, voilà tout. L'avenir qu'il se prépare ainsi sera plein d'ennuis. Puis, quelle singulière aventure d'enlever une fille noble I Pourquoi Henriette de Sissac? Les filles nobles se font donc enlever? Est-ce pour donner une preuve nouvelle cle son scepticisme, cpie Montjoye s'est adressé à la noblesse, le jour où il a éprouvé lo besoin d'une concubine? Tout cela fait la plus singulière salade qu'on puisse voir. Les personnages sont en l'air. Pas un ne va largement et tranquillement son bonhomme de ; chemin.
, Il y a donc là tineaccumulation incroyable de
notes fausses sur la tête d'un seul personnage. Ce i monsieur qui prétend marcher le code dans une i main et une épée dans l'autre, est une pure imagination. Il doit tenir son code à l'envers, puisqu'il s'en moque si parfaitement ; et, quant à son épée, elle est tout simplemeiitridicule et odieuse. , Mais le pis est encore le dénouement. Tout d'un s coup, Montjoye s'attendrit. On ne sait pas bien s d'où vient la grâce. A la première menace d'isoB lement, lorsque Henriette et ses enfants se i retirent, le voilà ébranlé et fondant en larmes, a Ainsi, cet homme qui a bâti sa fortune sur la ruine et sur le sang des Sorel, cet homme qui 1 refuse son nom à Henriette et qui manque de tuer ? le fiancé de sa fille, cet homme sera transformé
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par un coup de baguette, sans que rien nous ait préparés à ce changement, et deviendra un modèle de vertu, pour l'édification des âmes sensibles !
Non, la chute est vraiment trop rude. Montjoye est un criminel dont le repentir ne nous louche pas. Il s'estrenduimpossible; il n'a qu'une chose à faire, s'il voit-enfin clair dans sa conduite : avaler son code et se passer sa fameuse épée au travers du corps, pour débarrasser les siens. Voyez-vous Georges marié et dînant avec son gredin de beau-père? Je ne parlé pas de l'invraisemblance d'une pareille conversion. On ne retourne pas un homme en une minute. Les quatre premiers actes ne sont que faux et inconséquents. Le cinquième noie dans de l'enfantillage une action mélodramatique.
L'homme fort est donc par terre. Je soupçonne que M. Feuillet voulait justement en venir là. Il a commencé par noircir l'homme fort, l'homme du siècle, pour que la conversion qu'il rêvait fût ensuite plus éclatante. Peu importent les entorses à la vérité. Quand on veut prouver, on dispose les personnages comme des
arguments. Voilà le scepticisme, voilà la force qui ne reconnaît pas Dieu : un coquin, un voleur, un assassin. Et maintenant, voici Dieu, voici le coeur, voici le devoir : un pantin féroce qui brusquement devient un ange. Après ce beau coup, M. Feuillet croit sans doute avoir vaincu le siècle. Allons, l'homme fort reste à créer, la querelle demeure entière, entre l'homme dont la volonté s'affole, et Dieu qui se transforme.
Montjoye n'en est pas moins une comédie faite avec talent. Je dirai même qu'elle est la plus forte de M. Octave Feuillet. Elle contient quelques belles scènes; et elle est menée scéniquement avec une rare habileté. Enfin, certains détails sont charmants. On raconte que, si l'on a hésité si longtemps à la reprendre, c'était cpi'on ne savait à epii confier le rôle de Montjoye, créé par Lafont. Il fallait, paraît-il, beaucoup de distinction. Cela achève, pour moi, de caractériser le rôle ; de la distinction dans cle la coquinerie, c'est toute une littérature. Montjoye, tel que l'a compris M. Feuillet, ne serait pas complet, en effet, s'il n'était point distingué.
GEORGE SAND
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Le théâtre do George Sand a un grand charme. Longtemps on a refusé au romancier le don des planches. On trouvait, ot avec raison, qu'elle n'avait pas la science de la charpente dramatique, epi'elle ne savait point nouer habilement ni déneuer une intrigue. En un mot, on la jugeait trop littéraire, trop simple et trop humaine. Ai-je besoin de dire que c'est justement pour ces qualités rares qu'une partie de son théâtre me plaît?
D'ailleurs, elle a remporté de grands succès au théâtre, et toujours par une simplicité de moyens très louable. Je parlerai plus loin de son Mauprat, qui est une pièce bâtarde, mélodramatique et paradoxale, tout à fait médiocre selon moi. Mais quelle bonhomie pleine de tendresse, quel beau courantde facilite aimable dans le Marquis de Villemer et dans Claudie, par exemple 1 Certes, je ne trouve pas là tout ce que je voudrais ; une chose y est au moins : le dédain de la mécanique théâtrale, l'effet obtenu par le développement naturel des caractères et des sentiments, et c'est là un beau mérite déjà.
Le succès de François le Champi vint également de l'heureuse simplicité du drame. Le public dut subir le charme de cette histoire toute nue, que l'auteur lui contait en trois actes, sans employer le moindre coup de théâtre. Je cherche aujourd'hui des arguments pour établir sur des faits que la mécanique théâtrale: n'est pas cle toute nécessité, et j'ai déjà trouvé les uguments péremptoires cle l'Ami Fritz, de la
Cigale, du Club. Comme on le voit, il y a trente ans, François le Champi m'aurait fourni, lui aussi, un" article, ce qui prouve, qu'à toutes les époques le talent a suffi pour le succès, sans qu'on ait à s'embarrasser le moins du monde clés prétendues règles. Même j'irai plus loin : François le Champi a été certainement un repos délicieux pour le public, au milieu des abominations compliquées du mélodrame romantique.
Aujourd'hui, ce qui nous fait accueillir François le Champi avec quelque froideur, c'est l'intolérable prétention à la naïveté qu'on y rencontre, dans les moindres phrases. L'histoire en elle-même est charmante; mais, bon Dieu 1 comme le cadre est maniéré, comme ces paysans sont de drôles de paysans ! Le roman et la pièce ont été écrits à l'époque où triomphait le principe do la couleur locale. Pour donner de la couleur locale aune oeuvre, lo procédé était simple; par exemple, dans un.roman italien, on mettait des « signor », et dans un roman espagnol, des « s'eflor »; ou encore, quand on faisait parler un paysan,-on lui prêtait des « j'avions » et des « j'étions » : cela suffisait, l'étude semblait complète. Sans doute, George Sand, avec son grand talent, procédait d'une façon plus littéraire; mais, au fond, soyez certain cpie son insouciance était la même pour une étude complète et sincère.
Je me trompe, je veux même croire qu'elle était de bonne foi. Peut-être s'est-elle imaginé que, dans ses romans champêtres, elle avait étudié le Berry d'une façon sérieuse. Il n'y a eu
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là, si l'on veut, qu'une duperie de son tempérament idéaliste, qui lui défendait de voir la vérité vraie et surtout de la reproduire. Le résultat, au demeurant, n'en reste pas moins le même. Je ne connais rien de plus faux que ses romans champêtres. Les paysans, chez elle, sont des messieurs qui jargonnent, avec une affectation de naïveté insupportable. On dirait des paysans en pâte tendre de Sèvres, dorés et enrubannés. Ils ont un raffinement de sensations, une correction pittoresque de langage des plus curieux. Ce sont les paysans typiques de l'école idéaliste.
Cela, dans la nouveauté, a pu paraître très joli. On s'est extasié pendant trente ans sur les romans champêtres de George Sand. Elle avait nettoyé la campagne et fait des dessus de pendule avec des groupes bucoliques. A cette heure, je crois que l'on commence à s'apercevoir combien sont fades et mensongères de pareilles imaginations. L'autre soir, j'ai remarqué quelque impatience, dans le public de l'Odéon, en écoutant d'étranges phrases, d'une coupe balancée et toute littéraire, sur lesquelles se trouvent plaqués des mots rustiques, ou plutôt des mots cle l'ancien français ressuscites pour la circonstance. C'est là ce qui agace : la convention et le parti-pris sont évidents, l'auteur n'a pas un instant cherché à équilibrer le langage elles actions, à descendre dons la façon cle sentir, avant de trouver la façon d'exprimer. Je l'ai dit, il y a là un placage, un travail d'ébénisterie littéraire, des pantins déguisés, inventant un langage que personne no parle, pas plus aux champs qu'à la ville.
Voilà donc où s'en vont les engouements littéraires : au ridicule. Loi'squ'une étude n'est pas basée sur l'observation exacte, on est certain qu'elle prêtera à rire plus tard.
Les gens dont la moralité est susceptible, et qui semblent à chaque pièce se méfier d'un assaut pénible contre leur vertu, se sont toujours montrés très choqués clu sujet même de Fran- ■ çois le Champi, de cette tendresse filiale du pauvre enfant trouvé, qui devient peu à peu de .l'amour pour sa mère adoptive, Madeleine. On a prononcé jusqu'au gros mot d'inceste. J'accorde que le sujet est délicat et d'un maniement difficile. Il devait plaire à George Sand, très curieuse de toutes les nuances de l'affection, et dont la bonté tolérante ne mettait pas le mal où les autres le voyaient. D'ailleurs, avec quelles restrictions, avec quelles touches prudentes et délicates elle a traité ce sujet! On devine plus qu'on ne lit, dans son oeuvre.
Une fois le sujet accepté, le dirai-je? j'aurais souhaité plus de carrure. Elle est très intéressante, cette étude psychologique, et faite pour tenter un puissant analyste. U y a là un combat profond dans un coeur, des nuances infinies à trouver, une notation de cette transformation dans l'amour qui pouvait faire une grande oeuvre. Je me plains donc que, dans la pièce surtout, cette notation n'existe pas. On voit bien le Champi devenir amoureux, et encore la transition est-elle trop brusque. Quant à Madeleine, elle attend le dénouement pour tout comprendre; puis, epiand elle accepte le mariage en trois phrases, on ne sait pas si elle aime François.;/)]! ignore ce qui la détermine. Selon moi,
toute la pièce aurait dû être dans la peinture detendresses de Madeleine se transformant peu ; peu en une passion pleine de douceur et de re connaissance. Voyez Phèdre, le sujet étai autrement difficile à traiter. En somme, Pamou de Madeleine est légitime, et elle y arriverai; par une lutte très touchante avec son propr coeur. La faire passive, c'est diminuer l'oeuvre.
II
Au théâtre, Mauprat devait fatalement perdre beaucoup. Mon opinion est que le drame est très inférieur au roman. U faut remarquer que ce conte est fait de deux parties : une légende sanglante et une analyse de. sentiment s. Dans le livre, la légende tenait strictement sa place, l'analyse se développait à son aise ei était la partie la plus finement écrite. Au théâtre, au contraire, toute la longue éducation de Bernard par Edmée, toute cette romanesque liaison d'une fille civilisée et d'un sauvage, a dû disparaître ou du moins se résumer brièvement, tandis que la partienoiredébordeetqiieledraiiic tourne au gros mélodrame. c
Les deux premiers tableaux.et les deux derniers ressuscitent les beaux soirs du boulevard du Crime. Cola est indigne de George Sand comme combinaisons grossières et comme style déclamatoire. Qu'on nous ramène à DucrayDuminil. Quant aux doux tableaux du milieu, ceux dans lesquels Edmée dompte Bernard, ils produisent à la scène un effet qui m'a stupéfié. Ils y sont comiques, je veux dire que la salle rit de chaque révolte cle Bernard. On entre en pleine comédie, on trouve très drôles cet amoureux si mal commode et cette amoureuse qui fait le pion. Remarquez que jamais l'intention cl 1 l'auteur n'a été d'exciter le rire. Le succès a tourné ainsi, il a bien fallu s'accommoder du succès. .
Ah ! cette pauvre Edmée, si fière et si louchante clans le roman, comme elle devient là une désagréable personne ! Elle n'a pas une-scène vraie, et je plains sincèrement l'actrice chargé': de rendre sympathique cette insupportai)! poupée. Au dernier tableau seulement, elle a un cri d'amour; mais il vient bien tard, et il es! inattendu, parce que forcément toute l'étude analytique du personnage a dû être sacrifiée. J'en dirai autant de Bernard, dont les transformations paraissent trop rapides à la scène. Tout se passe dans les entr'actes. Les meilleurs effets du rôle sont encore les effets comiques, auxquels l'auteur n'avait pas songé. £-: Les personnages secondaires sont égalemem! diminués. Marcasse est d'un ennui mortel, avec son langage monosyllabique. Ce patois petit nègre reste le plus souvent incompréhensibh ' on ne sait si l'on a affaire à un Huron de Fem more Cooper ou à un de. ces innocents de villag • que les gamins poursuivent à coups de pierre. Idéchéance de Patience est plus grande encore Le philosophe rude et libre de la tour Gazern 1 devient un fidèle serviteur qui radote.
Jamais je n'ai mieux senti le péril qu'il y a.: 'tirer un drame d'un roman. Un drame do::
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THÉODORE DE BANVILLE
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naître de toutes pièces, avec la vitalité propre du genre. Le faire avec les morceaux d'un livre, c'est faire une oeuvre bâtarde et qui n'est pas' viable. Il faut voir, par exemple, ce qu'est devenu àla scène le coup de feu tiré sur Edmée par Jean de Mauprat et dont on accuse Bernard.
Déjà, il y avait là une péripétie d'une vraisemblance douteuse; mais, sur les planches, il est absolument inacceptable que Bernard ne se dérende pas et que les personnages présents soient assez sots pour patauger dans une pareille aventure.
THÉODORE DE BANVILLE
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M. Théodore cle Banville est un poète exquis, avec lequel je ne commettrai pas la grossièreté de discuter. 11 est si haut dans son ciel bleu, dans sa sérénité d'Olympien, que je me ferais un crime de vouloir le ramener à la prose. Non ! lorsqu'un écrivain vit, les yeux sur les étoiles, en pleine extase du rêve, il ne faut point l'éveiller, il devient sacré, même pour les révolutionnaires qui cassent à coups cle marteau les vieilles idoles. Je salue le poète, et je le mets en dehors de mon combat, car ce qui se passe sur la terre ne lo regarde plus.
Déïdamia, la comédie en trois actes que M. Théodore de Banville vient de faire jouer à l'Odéon, est la légende d'Achille à Scyros. Nous sommes chez les rois et chez les déesses. Thétis elle-même, encore toute trempée d'une écume d'argent, veille sur son Achille, epii dort dans un rayon de lune. Puis, elle lui persuade qu'il doit, pour échapper à sa destinée,se cacher chez le roi Lycomède, ot elle l'habille en jeuno vierge ; tandis quo lui, honteux de ce déguisement, résiste et ne cèdo qu'en apercevant Déïdamia, une des cinquante filles du vieux roi. Et ces deux beaux enfants s'adorent, jusqu'au jour où Diomède et Ulysse débarquent à Scyros, à la recherche d'Achille, qui seul peut faire tomber les murs cle Troie.
Ici, le drame se noue. Déïdamia ne veut pas laisser partir le héros. Elle et ses soeurs se serrent autour de lui, le font échapper aux discours cle Diomède et aux ruses d'Ulysse. Mais ce dernier ayant, feint une descente des Phrygiens clans l'île, Achille, dans un cri, se nomme et veut courir au combat. Alors, c'est Déïdamia elle-même qui envoie son époux à Troie, après lui avoir entendu peindre les deux destinées qui l'attendent, ou mourir jeune et glorieux, ou traîner unelongue vieillesse cle lâcheté. Le poète se soucie bien du théâtre ! Il l'exècre, cela est certain. Ce qu'il a au coeur, c'est le seul besoin de nous parler de ces temps héroïques, qu'il imagine si purs et si grands. Ressusciter les héros, faire défiler les profils hautains des jeunes princesses, éclairer ces figures. de l'aube éclatante de la poésie, voilà l'unique ambition qui le tourmente. Il souhaite une frise du Parthénon, des attitudes nobles et des gestes rythmés. Pourvu cpie les personnages parlent la langue surhumaine des dieux, cela doit suffire àlabeauté du spectacle. El, vraiment, ce sont les dieux qui parlent, dans un langage prodigieux de clartés
et d'images. Je ne connais pas de versplussouples ni plus magnifiepies.
Je fermais les yeux, l'autre soir, à l'Odéon. Alors, les voix semblaient venir d'en haut. Je pouvais croire cpie j'étais endormi, que ma fantaisie elle-même vagabondait dans mes souvenirs classiques. La mise en scène ne me dérangeait plus. Oui, vraiment, c'était l'Olympe qui ressuscitait, non pas l'Olympe dont on grelotte au collège, mais un Olympe tout ensoleillé, doré d'un reflet romantique, amusant comme une montagne ciselée par un orfèvre moderne. 11 faut entendre la danse ivre des hémistiches, les césures imprévues faisant sauter les vers comme des chèvres au flanc d'un coteau grec. Cette imitation libre de l'antiquité doit donner des cauchemars à Boileau dans sa tombe. Ah ! la fine débauche, ah ! le beau rêve, pour des lettrés qui voient la Grèce à travers le lyrisme cle 1830 ! Je dois dire cependant tpio, lorsque j'avais le malheur d'ouvrir les yeux, l'homme brutal reparaissait en moi. Je ne pouvais étouffer, dans mes entrailles de critique, le grossier naturaliste qui osait s'agiter. C'était la mise en scène qui me torturait, Lycomède, surtout, avec sa grande barbe blanche et son sceptre immense, me causait une véritable consternation. Est-ce que, vraiment, les petits rois des îles grecques se promenaient dans cet attirail? La question est incongrue, je le sais; mais, ce n'est point ma faute, je la subissais et j'en souffrais. Alors, malgré moi, par suite de mauvaises habitudes que j'ai prises, voilà qu'à la fin du spectacle je me suis cassé la tête, en me demandant comment l'épisode, s'il a jamais eu lieu, a dû se présenter dans la réalité.
Ma conviction absolue est que, si nous voulons nous faire une idée exacte de la Grèce à son berceau, il nous faut aller étudier les moeurs d'une peuplade de POcéanie. Plus tard, la Grèce civilisée a été grande par les arts et par les lettres. Mais, au temps de Lycomède, les petits rois des îles grecques étaient certainement des chefs de bandits, vêtus d'une loque, vivant dans le pillage et dans les plus monstrueuses aventures. 11 suffit de visiter les lieux aujourd'hui, pour évoquer ces fameux temps héroïques, élargis par les poètes, des temps abominables de vols et de meurtres. Certes, ma surprise serait grande, si -Lycomède et ses pareils n'avaient pas ou un sayon de poils sur l'épaule, des pieds sales et un couteau au poing pour assassiner les passants.
D'ailleurs, il faut lire Homère, en tenant
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
compte du grandissement cle l'épopée. Les héros y sont de simples chefs de bande. Là-dedans, on viole les femmes, on trompe les gens, on s'injurie pendant des mois, on s'égorge, on traîne les cadavres des ennemis morts. Lisez les romans de Fenimore Cooper sur les Peaux-Rouges, et vous établirez des ressemblances. Evidemment, on a affaire à des sauvages; je prends ce mot dans le sens moderne. Tous les raffinements cpie nous prêtons à l'antiquité sont de purs horsd'oeuvre poétiques. Si l'Iliade était résumée en un de nos journaux, on. croirait qu'il s'agit cle l'épouvantable guerre de quelque tribu de l'Afrique centrale; et nous n'aurions pas assez de dégoût pour ces nègres, qui ne sauraient pas se massacrer en hommes comme il faut.
Remarquez cpie je trouve les héros d'Homère superbes de vie, d'autant plus grands qu'ils sont plus près de la nature. Et ceci m'a amené à penser cpie, si l'on voulait aujourd'hui écrire une oeuvre directement inspirée cle l'antiquité, il faudrait prendre chez nous des ouvriers ou des paysans pour personnages. Je ne plaisante pas. Nos ouvriers et nos paysans seuls ont la carrure simple et forte des héros d'Homère. Dès qu'on s'adresse aux classes élevées, bourgeoisie et noblesse, on n'a plus que la créature humaine modifiée et déviée par la civilisation. On doit dès lors observer des nuances infinies, tenir compte des conventions sociales, avoir un langage fabriqué, tout falsifier et tout adoucir. Avec les classes d'en bas, au contraire, on touche à la terre, on trouve l'être humain tel qu'il est sorti clu sol, on se rapproche du berceau du monde.
Je veux donner un exemple. L'autre jour, en lisant V Andromaque d'Euripide, — il arrive aux. naturalistes de lire Euripide, — j'étais très frappé de la simplicité et de la brutalité des passions. Andromaque gêne Hermione, et celleci, qui veut se débarrasser de sa rivale, attend une absence cle Pyrrhus, puis appelle à son aide son père Ménélas. Quand Ménélas a réussi à attirer Andromaque hors du temple de Thétis, en menaçant de tuer son fils Molossus, voici le dialogue cpti s'engage entre eux :
ANDROMAQUE. — O ciel ! tu m'as abusée par tes artifices, lu t'es joué de moi.
MÉNÉLAS. — Proclame-le devant tous, car je ne le nie pas.
ANDROMAQUE. — Est-ce là ce que vous appelez sagesse sur les bords de FEurotas?
MÉNÉLAS. —r A Troie aussi, l'on rend le mal pour le mal.
ANDROMAQUE. — Crois-tu donc cpie les dieux ne sont pas les dieux, et n'ont aucun souci de la justice?
MÉNÉLAS. — Quand ils parleront, je me soumettrai ; ma'is toi, je te tuerai.
ANDROMAQUE. — Et avec moi ce pauvre petit arraché de dessous l'aile de sa mère ?
MÉNÉLAS. — Non pas ; mais je le livrerai à ma fille qui le tuera, si tel est son plaisir.
ANDROMAQUE. — Hélas ! cher enfant, comment ne pas déplorer ton sort?
MÉNÉLAS. — Il ne lui reste pas, eh effet, dechance assurée de salut..
Voilà qui est carré, au moins. Parlez-moi cle ces gens-là pour aller vite en besogne et pour dire
ce qu'ils pensent ! Ce père complaisant, servant les passions de sa fille, est superbe. Il se glorifie d'avoir trompé Andromaque et il lui déclare sans périphrase qu'il va la tuer. Puis, comme la mère pleure sur son fils, il ajoute que le petit, en effet, sera sans doute de son côté tué par Hermione.
Racine a supprimé la scène, epii était impossible sur le théâtre pompeux clu dix-septième siècle. Mais supposons qu'un écrivain, aujourd'hui, veuille remettre le sujet A*Andromaque au théâtre et le place clans le inonde moderne. Eh bien ! s'il veut garder la scène, il ne pourra pas la mettre dans les classes supérieures, où les passions n'ont plus cette franchise; tandis que, s'il la met dans le peuple, il lui sera permis cle tout conserver. Dans le peuple seulement, l'homme passe brusquement de la conception à l'action. Tu me gênes, ôte-toi de là ! Ma fille t'en veut, je vais te casser la tête ! Aucun raisonnement intermédiaire n'a lieu, c'est le coup de poing suivant la menace. Et je pourrais multiplier les exemples, les tragiques grecs sont pleins de ces violences, auxcpielles nous assistons chaque jour dans nos rues.
Oui, l'ouvrier qui serre les poings et qui provoque un camarade, sur nos boulevards extérieurs, est un véritable héros d'Homère, Achille injuriant Hector. J'oserai dire cpie le langage o dû être le même. On ne sait point encore quel cadre vaste et puissant peuvent être les moeurs de nos faubourgs ; les drames y ont une force et une largeur incomparables; toutes les émotions humaines y sont, les douces et les violontes, mais prises à leurs sources, toutes neuves. 11 y a là des éléments qu'on ne soupçonne pas et qui réunissent ces deux qualités demandées pour les chefs-d'oeuvre, la puissance et la simplicité. C'est une mine dans laquelle les romanciers de demain puiseront à coup sûr. Si l'on veut s'inspirer de l'antiquité, si l'on veut retrouver la largeur des temps héroïcpies, il faut étudier et peindre le peuple.
Ce n'est point l'antiquité qui se trouve dans Déïdamia, c'est le rêve cle l'antiquité, et j'ai dit combien ce rêve était excpiis. .
II
En ouvrant la nouvelle édition des Odes funambulesques, cle M. Théodore cle Banville, je suis tombé sur la préface, datée de 1857, cpie je n'avais pas relue depuis longtemps, et qui m'a vivement intéressé. Elle contient une profession de foi très curieuse sur le théâtre.
M. de Banville, après avoir parlé d'une comédie moderne, jouée dans un vrai salon, meublé de vrais meubles, par des acteurs qui ont de vrais pantalons et de vrais gants, ajoute : « Les gens qui se promènent sur ce tréteau encombré do poufs, de fauteuils capitonnés et de chaises en laque semblent, en effet, s'occuper de leurs affaires ; mais est-ce cpie je les connais, moi spectateur? Est-ce que leurs affaires m'intéressent? Je connais Hamlet, je connais Roméo, je connais Ruy-Blas, parce qu'ils sont exaltés par l'amour.'mordus par la jalousie, transfigurés par la passion, poursuivis par la fatalité, broyés par
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Edmond et Jules de Gonco&rt.
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THÉODORE DE BANVILLE
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le destin. Us sont des hommes, comme je suis un homme.. Comment connaîtrai-je ces-bourgeois, e nés dans une boîte? Us ont, me direz:vous, les ff mêmes tracas que moi, cle l'argent à gagner et à n placer, des termes à payer, des remèdes à acheter si chez le pharmacien. Mais justement, c'est pour e: oublier tous ces ennuis que je suis venu dans un fi théâtre. » a
Je cite ces lignes, non pour discuter, mais pour constater nettement les opinions de M. de Ban- I: ville. Et, cependant, quelle démangeaison j'au- s> rais-de répondre à cette singulière affirmation e que les héros des drames de Shahspeare et. t d'Hugo sont des hommes. Pour moi, s'ils me n gênent tant parfois, c'est que justement je me 1 retrouve en eux si étrangement déformé, que je d refuse cle me reconnaître. Je les perds, dans c leurs sauts désordonnés, et ils m'ennuient. Us s appartiennent à une humanité secouée d'une i continuelle fièvre chaude, une humanité mons- i trueuse, exaspérée, clans laquelle le plus souvent l'art étrangle la vie. C'est une erreur cle croire c qu'ils sont plus grands parce cpi'ils ne touchent i pas la terre. César Biroteau, ce gigantesque tlutteur que Balzac a mis aux prises avec la fail- i lite, est plus colossal que tous les matamores < d'Hugo, parce qu'il est plus vrai. 1
Quant à cet argument, que les spectateurs i viennent au théâtre pour oublier les ennuis quotidiens de la vie, il a vieilli, et l'on ne saurait i l'employer désormais sans faire sourire. Le : spectateur est d'autant plus ému que la pièce à laquelle il assiste le touche plus directement. Et c'est bien d'ailleurs l'opinion de M. de Banville, qui ajoute, en parlant des personnages d'une comédie moderne : « Que ces gens-là me soient étrangers, cela ne serait encore rien; ce qu'il y a de-pis, c'est que je leur suis, moi, profondément étranger. Us ne savent rien de moi; ils ne m'aiment pas; ils ne me plaignent pas cpiand je suis désolé; ils ne me consolent pas quand je pleure ; ils ne souriraient guère de ce qui me fait rire aux éclats. » Et il regrette le choeur antique qui, à chaque instant, intervenait dans la tragédie pour dire au public : « Nous avons, toi et moi, la même patrie, les mêmes dieux, la même destinée; c'est ta pensée qui acôre ma raillerie, c'est ton ironie epii fait éclater mon rire en notes d'or. »
M. de Banville demande donc le lien le plus étroit entre les personnages et les spectateurs. Quel lien pourrait être plus étroit crue la vie commune, les mêmes pensées et les mêmes occupations? Si nous n'avons plus besoin du choeur antique* c'est que justement tous nos personnages aujourd'hui jouent sur la scène le rôle qu'il était chargé de remplir. Lorsque la tragédie se passait dans la légende, entre les dieux, au-dessus des hommes, il fallait un intermédiaire entre le poème et les spectateurs : de là l'introduction des choeurs. A notre épocpie le choeur doublerait les personnages. On peut dire épie les dieux s'en sont allés et que nous n'avons gardé que le choeur dans nos oeuvres dramatiques. Ces bourgeois que M. de Banville abomine sur les planches, ce sont justement les choeurs chargés de dire au public de nos jouis : « Nous avons, toi et moi, la même patrie, les mêmes dieux, la même destinée; c'est ta pensée qui acère ma raillerie, c'est ton ironie epii fait éclater mon rire en notes d'or.»
Mais voilà que je discute avec M. de Banville, et, je le répète, je ne veux saluer en lui que la fantaisie au théâtre. Souvent, mes amis m'ont reproché de n'être pas logique, lorsque j'ai loué sans réserve les oeuvres dramatiques de ce poète exquis. L'occasion séprésente,et je m'expliquerai franchement, d'autant plus que la question est assez grosse.
M. de Banville nie absolument toute réalité. Il est encore pltis intolérant cpie moi, dans le sens opposé. Moi, j'admets cptelques-échappées en dehors du réel. Lui, exige une envolée continue au-dessus des choses et des êtres de ce bas monde. La nature n'existe pas : voilàson axiome ; le rêve de la nature seul existe. Et, depuis plus de trente ans qu'il écrit, il n'a pas varié ; chacune cle ses oeuvres a été conçue et réalisée dans le sens de ses théories, ou plutôt de son tempérament. 11 est un romantique impénitent. U est.la fantaisie.
Avec un écrivain de cette nature, l'entente est facile. Je l'admets et je l'aime. Il ne me dérange pas plus cpie les étoiles ne me gênent. Nous sommes trop loin l'un de l'autre. U n'y a pas de rencontre possible, lorsqu'on est. à des points si opposés. Quand nous sommes intolérants tous les deux, nous pouvons nous tendre la main et nous comprendre.
Ce qui m'exaspère, ce sont les combinaisons du vrai et du faux. Par exemple, un auteur écrit, sur notre monde contemporain, une comédie où il a la prétention de peindre les moeurs; et le voilà epii, pour flatter le public ou simplement, parce qu'il ne voit pas juste, entasse les erreurs, les niaiseries, les lieux communs. Il est pendable, tel est mon sentiment- On devrait faire tout dé suite justice des poisons qu'il débite. Quand on annonce une peinture exacte, il faut la donner entière au public, et si on y introduit des mensonges, on est un gredin. U y a tromperie manifeste sur les produits livrés. Avec un homme comme M. de Banville, au contraire, le marche conclu est cle la plus stricte honnêteté. Son oeuvre est intacte de tout mélange. C'est de la fantaisie pure, de l'épopée garantie sans un grain de prose. Venez ou ne venez pas, le poète porte haut son enseigne, un étendard cle pourpre où décrirait volontiers en lettres flam- • boyantes :« Mort àla vie réelle ! »
Cette attitude me plaît. J'aimo les belles passions intenses. On sait qu'on a un adversaire devant soi, et même, je l'ai dit, ce n'est pas un adversaire, c'est un homme d'une autre planète, autrement conformé cpie nous, avec lequel on s'entend dans l'absolu. Quelepi'iin a donné ce conseil : « Ne discutez jamais qu'avec les gens qui pensent comme vous. » Le mot est profond. Certes, j'accepte la fantaisie au théâtre; je l'accepte, quand elle est représentée par M. cle Banville. Je voudrais epi'il écrivît des féeries. Les pièces que je connais du poète : Diane au : bois, Gringoire, Déïdamia, sont pour moi des : rêves charmants cpie j'ai faits éveillé. Rien ne me rappelle la terre; je puis m'oublier dans une , stalle,croire qu'un doux mensonge m'enveloppe, i Aucune fausse note, un bercement dans la nue, ) et si haut, que les hommes, ont disparu. Je ne saurais dire que cela me passionne; mais cela t m'est agréable. Pourquoi condamnerais-je cet » | art si souple et si fin? Il ne me blesse pas, loin de
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NQS AUTEURS DRAMATIQUES
là. 11 chatouille mon esprit. Ces épopées dramatiques sont d'un genre bien franc, bien défini, sans rien de bâtard. Elles s'agitent dans un monde superbe, elles évoquent les grands rêves. On doit admettre toutes les oeuvres écrites dans une formule extrême.
Un dernier aveu. Je suis désarmé souvent par les qualités du style des artistes, lorsqu'ils ne pensent pas comme moi. Dans mon amour de la réalité, je ne suis pas encore allé jusqu'à tolérer le mauvais style; c'est peut-être une faiblesse que l'on me reprochera plus tard. En Russie, où le mouvement naturaliste est si violent, on en est à mépriser la phrase, à dire que soigner le style, c'est négliger la vérité. Eh bien ! j'ai beau me fouetter, je n'en.suis pas là. Ma génération a grandi en plein romantisme; nous sommes tous restés des entorlilleurs de phrases, des chercheurs de jargon poétique. Sans aller jusqu'à l'incorrection, j'ai conscience d'un style plus sobre et plus solide, débarrassé de tous ces ragoûts de couleurs, de parfums et de rayons, que le dernier des parnassiens sait aujourd'hui cuisiner à point, Mais, malgré moi, j'ai conservé des tendresses pour les jolies épithètes, les fins de période sonores, les expressions trouvées, la musique des mots, lorsqu'on les orchestre avec art. ï
M. de Banville est un des ouvriers stylistes les plus extraordinaires que je connaisse. 11 faut relire ses Odes funambulesques. Ce sont des merveilles cle difficulté vaincue; il jongle avec les mots, il amène au bout de ses vers les rimes les plus imprévues, et d'une telle richesse, que les consonnances se prolongent comme des échos. Tout cela me louche beaucoup et m'emplit de douceur. Certes, nous ne pensons pas de même, mais nous avons des croyances communes sur la forme, et c'est là une fraternité. Il y a une francmaçonnerie entre les artistes, qui échappe absolument aux profanes. On a beau être dans des
idées diamétralement opposées, on s'entend sur les mots, et on se pardonne. Un adjectif bien placé a suffi pour se sentir et se reconnaître. On se salue en souriant, pendant que la galerie des gens à grosses plumes ne voient rien et ne comprennent rien.
Où M. de Banville est absolument aimable et touchant, c'est dans son feuilleton dramatique du National. Notez que les neuf dixièmes des pièces qu'il voit jouer lui semblent le comble de l'absurde et l'ennuient à périr. 11 ne s'en montre pas moins d'une bienveillance universelle. Ce n'est pas faiblesse chez lui, car il a des ongles et même très pointus; c'est le plus magnifique dédain que jamais critique ait montré pour ses justiciables Tranquillement bercé dans son nuage, en compagnie des déesses, il estime que nos vaudevilles et nos drames ne valent pas un coup de pied. Tous se valent; il n'y a point de différences appréciables entre le médiocre et le pire. Alors, il est plus commode cle tout admirer. Puis, une question de boulé s'en mêle. Pourquoi faire clu tort à cle pauvres auteurs, qui ont le malheur do manquer de talent et qui se sont donné tant de peine pour arriver à un si fâcheux résultat? Qui sait si une critique un peu vive n'enjèvera pas un morceau de pain de la bouche d'un malheureux? Ce serait un remords, il vaut mieux être bon quand même.
Uno seule chose passionne M. de Banville dans son feuilleton, c'est lorsqu'il a à défendre la pièce tombée d'un artiste. 11 asenti un styliste, il est engagé d'honneur à le couronner, même vaincu, devant les gens qui ne savent pas écrire. Alors, il jette les fleurs à pleines mains, pour adoucir et masquer la chute; il appelle l'Olympe à son aide, les belles déesses, les dieux puissants. Il consent à être isolé dans la presse, avec cette conviction qu'un beau vers ou une phrase bien faite donne seul une gloire immortelle.
EDMOND ET JULES DE CONCOURT
Le Théâtre complet de MM. Edmond et Jules de Goncourt ne contient que deux pièces : Henriette Maréchal et la Patrie en danger.
J'ai dit mon étonnement de. ne pas voir reprendre Henriette Maréchal à la ComédieFrançaise. Cette pièce, qui n'a pas été écoutée et qui, par conséquent, n'est point connue, serait une haute curiosité littéraire. Songez que le vacarme, sous lecpiel une bande d'imbéciles l'a tuée, date déjà de quatorze ans. L'heure n'estelle pas venue de juger l'oeuvre sans passion, aujourd'hui que MM..de Goncourt sont sortis triomphants cle leur longue lutte et que leur grand talent s'impose? Tôt ou tard, la pièce sera reprise, car il y a là une question de justice ; alors, pourquoi attendre davantage? M. Perrin et les sociétaires de la Comédie-Française s'honoreraient, en aidant tout cle suite à la revision d'un procès, qui est un peu leur cause personnelle. Et
mon avis est qu'Henriette Maréchal, ne doit pas être reprise ailleurs qu'à la Comédie-Française. C'est là qu'on l'a assassinée, c'est là qu'elle doit revivre, sur les mêmes planches, dans des conditions identiques d'existence.
Quant à la Patrie en danger, que la ComédieFrançaise a refusée jadis sous le titre de Blanche de la. Boche-Dragon, elle n'a été jouée nulle part, et j'en ai dit également ma grande surprise. Lorsque tant de directeurs risquent de grosses sommes sur des drames ineptes, il est vraiment stupéfiant que la seule tentative un peu sérieuse de drame historique n'ait pas trouvé un homme convaincu pour la risquer dans un théâtre quelconque. Mettons cpie la pièce fasse des recettes médiocres; beaucoup de pièces en sont là, et celle-ci aurait tout au moins soulevé un vif intérêt littéraire. C'est déjà quelque chose pour un directeur que cle s'honorer, en cherchant le
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EDMOND ET JULES DE GONCOURT
succès avec des oeuvres originales. Certes, la Patrie en danger sera jouée un jour; cela ne fait pas un doute. Alors, je dirai comme pour Henriette Maréchal : pourquoi attendre?
Je ne reviendrai pas sur ces deux drames. M. Edmond cle Goncourt a écrit pour son Théâtre une longue préface, qui est aujourd'hui, à mes yeux, le gros intérêt du volume. On me permettra donc cle m'y arrêter spécialement,
D'abord, ce epii m'a frappé, c'est cpie MM. de Goncourt ont toujours été très préoccupés par le théâtre. On ne les connaît que comme historiens et romanciers; beaucoup de personnes s'imaginent qu'Henriette Maréchal a été une aventure dans leur vie, qu'ils ont fait un beau matin du théâtre par fantaisie et qu'ils n'y ont plus songé le soir. Eh bien ! pas du tout. La préface dont je m'occupe prouve au contraire que lo théâtre a dû être un de leurs soucis constants, qu'ils s'y'sont acharnés, qu'ils rêvaient tout un vaste ensemble de pièces.
Avant Henriette et la Patrie en danger, M. Edmond de Goncourt. ne mentionne pas moins de sept tentatives. Voici la liste curieuse cle ces oeuvres inconnues. D'abord, ils débutent dans la littérature par un vaudeville : Sans titre, refusé au Palais-Royal, et d'où il semble qu'un autour plus habile ait tiré plus tard le Bourreau des crânes. Ensuite, vient un autre vaudeville en trois actes : Abou-IIassan, également refusé au Palais-Royal. Puis, ce sont à la file : une revue de lin d'année en un acte, la Nuit de la Saint-Sylvestre, refusée à la ComédieFrançaise; un acte dont M. do Goncourt luimême ne se rappelle cpie vaguement le sujet, refusé au Gymnase ; une farce, Mam'selle Zirzabellc; un acte, Incroyables cl Merveilleuses, refusé à la Comédie-Françoise ; enfin les Hommes de lettres, quatre actes, refusés au Vaudeville.
On voit cpi'il y avait là beaucoup de travail, et qu'Henriette Maréchal ne s'est pas produite brusquement, en un jour de caprice. Sans la mort, de Jules cle Goncourt, nul cloute que les deux frères eussent continué à lutter sur la scène, comme ils ont lutté clans le roman. C'était là un point peu connu cle leur campagne littéraire, et il serait intéressant d'étudier leurs efforts au théâtre, si l'on avait des documents suffisants sous les yeux.
Mais j'arrive aux idées que M. Edmond de Goncourt professe sur le théâtre. U prétend cpi'cllos sont diamétralement opposées aux miennes. Cela n'est point exact. Elles sont identiques aux miennes ; seulement, M. de Goncourt, après avoir raisonné comme moi, conclut à la mort prochaine du théâtre, lorsque je tâche de conclure à sa prochaine résurrection.
Pour me faire comprendre, il me faut citer des passages do la préface de M. de Goncourt. Voici une première déclaration : « Dans le roman, je le confesse, je suis un réaliste convaincu ; mais.au théâtre, pas le moins du monde ». ' Et vient ensuite cette profession de foi formelle : « Nous entrevoyions si peu le théâtre de la réalité, cpie dans la série de pièces cpie nous voulions faire, nous cherchions notre théâtre à nous, exclusivement dans des bouffonneries satiriques et clans les féeries. Nous rêvions une suite cle larges et violentes comédies, semblables à des fresques de maîtres, écrites sur le mode- aristophanesque,
aristophanesque, fouettant toute une société avec de l'esprit descendant de Beaumarchais... Parmi ces comédies, nous avions commencé à en chercher une dans la maladie endémique de la France de ce temps, une comédie-satire qui devait s'appeler la Blague, et dont nous avions déjà écrit quelques scènes. »
J'ai déjà dit ces choses moi-même. J'ai souvent répété que je ne voyais la fantaisie au théâtre cpie dans la féerie et la farce. Oui, certes, je prendrais un grand plaisir à une féerie écrite par un poète, à une bouffonnerie puissante due à la verve d'un satirique d'imagination et de style. C'est là cpie l'invention, que l'onvolement d'un écrivain peuvent s'élargir à l'aise, parce que le cadre est indéfini, parce que l'oeuvre s'agite en plein dans le merveilleux ou dans le symbole. Mais, borner le théâtre à la féerie et à la farco, c'est du coup tuer le drame et la comédie d'observation. M. de Goncourt rapetissait son horizon, voilà tout. Il consentait à être un des romanciers du siècle, tandis qu'il rêvait un retour en arrière, ou tout au moins un piétinement sur place, comme auteur dramatique.
D'ailleurs, continuons. M. de Goncourt reprend les arguments qu'on m'a opposés cent fois : l'impossibilité de porter au théâtre les personnages de nos romans, les nécessités de la convention,les diffictiltésd'obsei'vation et d'analyse exactes qu'on y rencontre. Pour lui, le théâtre demande des personnages faux. Le romantisme a pu avoir un théâtre, lo naturalisme n'en aura jamais. Voici le passage : « Le romantisme doit son théâtre à son côté faible, à son humanité tant soit peu sublunaire fabriquée de faux.et cle sublime, à cette humanité de convention qui s'accorde merveilleusement avec la convention du théâtre. Mais les qualités d'une humanité véritablement vraie, le théâtre les repousse par sa nature, par son factice, par son mensonge. »
Voilà qui est clair : en dehors du mensonge et de la convention, pas de salut. Le théâtre classique, le théâtre romantique se sont produits parce qu'ils mentaient sur la nature et sur l'homme. Aujourd'hui, le théâtre naturaliste ne pourra se produire, parce qu'il dit la vérité. Donc, d'après M. de Goncourt, lo théâtre est stationnaire, il ne peut marcher en avant avec l'évolution du siècle. Que lui reste-t-il donc à faire? Il lui reste à disparaître. M. de Goncourt, qui est un homme de logique, dit carrément cpt'il disparaîtra.
Ecoutez ceci : « Et voilà comme quoi je ne crois pas au rajeunissement, à la revivification du théâtre. » Puis il ajoute, après avoir éntiméré toutes les raisons epii annoncent la disparition du théâtre : <c L'art théâtral, le grand art français du passé, Part cle Corneille, de Racine, de Molière et de Beaumarchais, est'destiné, dans une cinquantaine d'années tout au plus, à de' venir une grossière distraction, n'ayant plus rien de commun avec l'écriture, le style, le bel esprit, quelque chose digne de prendre place entre des exercices de chiens savants et une exhibition do marionnettes à tirades. Dans cinquante ans, le livre aura tué le théâtre. »
C'est parfait. Je n'ai jamais dit autre chose. On s'est beaucoup moqué de.ma phrase.) « Le théâtre sera naturaliste ou il ne sera pas. s
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NOS AUTEURS DRAMATIQUES
M. deGoncourtlareprend à son usage particulier et déclare : « Le théâtre, ne pouvant être naturaliste, ne sera pas. » Ce n'est là qu'une conclusion désespérée, à la campagne de trois années que j'ai faite au Bien public et au Voltaire. Remarquez que M. de Goncourt oublie même, en concluant, la féerie et la farce, pour lesquelles il s'est montré plus tendre; il ne dit point que la farce et la féerie peuvent encore sauver notre théâtre ; non, le théâtre pour lui est irrémissiblement perdu. C'estfini, du moment où notre siècle do naturalisme ne peut avoir son expression sur les planchée. Le théâtre est mort.
Je m'imagine l'effarement de certains critiques, à la lecture de la préface de M. de Goncourt, J'avoue même cpie j'en suis doucement réjoui. Il s'agit des critiques qui m'ont accusé cle vilipender nos gloires et qui soutiennent que jamais le théâtre n'a jeté chez nous un éclatpareil à celui de l'heure présente. Les voyezvous devant celle prédiction de M. de Concourt, qui donne cinquante ans d'existence au théâtre, et qui passe sous silence MAI. Augier, Dumas et Sardou? C'est que M. de Gcncourt est autrement radical que moi. 11 est plein de mépris. Le théâtre, à ses yeux, devient un genre secondaire purement conventionnel, cl comme la. convention est morte, le théâtre se meurt. Je ne suis pas allé jusque-là, mais je suis bien aise qu'un de mes aînés, un écrivain que j'aime et quo j'admire, ait donné à mes études sur la littérature dramatique cette conclusion formidable.
Ainsi donc, je suis d'accord avec M. de Goncourt sur la débâcle du théâtre classique et clu théâtre romantique. Nous nous entendons pour déclarer que la convention est désormais impossible sur les planches. Seulement, tandis que M. de Goncourt conclut à la mort prochaine du malade, je prétends qu'il traverse simplement une crise, qu'il subit une évolution, d'où il sortira plus large et plus vrai, n'ayant gardé des conventions que les strictes conditions matérielles nécessaires à son existence. Voilà où nous nous séparons.
Je ne puis ici reprendre un à un les points en discussion et apporter des arguments que j'ai déjà donnés cent fois. Depuis trois ans que je traite la question, je n'ai pas craint de me répéter souvent. Mais il suffit aujourd'hui de faire remarquer que le théâtre a une trop grande puissance, clans notre société, pour disparaître aisément. D'ailleurs, l'évolution naturaliste y est très visible. Voici longtemps déjà que la réalité gagne et envahit notre scène française. Elle y fait des progrès merveilleux chaque jour, et j'ai cité MM. Augier, Dumas et Sardou comme des ouvriers, volontaires ou non, de l'évolution actuelle. Il est certain que leur tâche sera continuée. Le jour où un véritable maître se produira, on verra la formule s'imposer, et d'une façon si aisée, qu'on ne comprendra plus les efforts des générations pour mettre sur les planches les faits vrais et lespersonnages exacts. Je considère la désespérance de M. de Goncourt devant l'avenir de notre théâtre, comme indigne de sa foi et de son courage littéraires. 11 montre des craintes d'homme qui doulo de son temps et de la force du vrai. Comment, lui, qui doit tout à la puissance de l'observation el de l'analyse, qui a grandi par la logique et par la vérité, peut-il se heurter à celte borne ridicule de la convention? Quelles sont donc les conventions qu'on n'a pas renversées? 11 faut laisser cet épouvantail puéril aux critiques de profession qui pataugent là devant, avec des cris de volailles effarouchées. Mais quand on a l'honneur d'être un grand romancier et de s'appeler Edmond do Goncourt, on s'asseoit sur la convention et on la nie. Elle n'est pas, parce que nous ne voulons pas qu'elle soit. Voilà la déclaration quo nous devons tous faire, au nom de notre amour pour notre siècle de science. C'est notre siècle qui par nous, ses ouvriers, accomplit l'évolution complète du naturalisme. Quiconque recule devant un seul des prétendus obstacles insurmontables, déserte sa propre besogne et en portera la peine, même dans sa victoire.
ALPHONSE DAUDET
Le Théâtre d'Alphonse Daudet se compose de six pièces : la Dernière Idole, les Absents, l'OEillet blanc, le Frère aîné, le Sacrifice et VArtésienne. Les quatre premières, faites en collaboration avec M. E. L'Epine, n'ont qu'un acte; les deux dernières, de Daudet seul, ont. chacune trois actes, et sont cle beaucoup les plus personnelles. 11 faut cependant excepter la Dernière Idole, qui est un chef-d'oeuvre.
Je viens de relire cet acte. C'est tout, un drame poignant en vingt-cinq pages. On connaît le sujet : un vieillard a épousé une jeune femme, et brusquement, après un long bonheur, lorsqu'il bénit, la vie, il apprend que cette femme l'a trompé avec un ami; il pardonne, le bonheur
continue, dans une paix mélancolique. Le sujet est banal, et pourtant cet acte si court vous prend tout entier, ouvre une large trouée sur le néant cle nos joies. Il est gonflé de larmes contenues, il vaut par la quantité d'humanité bonne et souffrante qu'il contient. Le dénouement surtout est superbe, dons sa vulgarité; le facteur qui a apporté au vieil époux la terrible nouvelle, revient so faire payer, et les douze francs qu'on lui donne, le verre de rhum qu'il boit, sont comme la bêtise même cle l'existence, le train courant, qui reprend et qui noie les plus profondes douleurs. Un pareil chef-d'oeuvre devrait être depuis longtemps au répertoire de. la Comédie-Française.
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ALPHONSE DAUDET
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J'aime moins le Frère aîné, -dont le héros me paraît d'une humanité discutable. Ce garçon epii a fui son jeune frère, après l'avoir marié à une femme qu'il aimait lui-même, et qui se fâche en le retrouvant remarié à une autre femme, est d'une analyse de sentiments bien subtile. Les /tftsettJssontégalement une fantaisie charmante, traitée avec beaucoup d'esprit, un peu vide pointant. Mais F OEillet blanc a des qualités dramatiques plus sérieuses. Il y a là un mouvement de passion qui émeut, une figure cle jeune fille qui demeure dans la mémoire. Lhie bouffée de hardie jeunesse passe, avec ce marquis enfant, rentré en France et risquant sa vie pour cueilbr la fleur qu'une coquette a désirée; et, lorsque Virginie Vidal, la fille du conventionnel installé au château, lui a donné l'oeillet souhaité, la. minute d'amour qui les rapproche a un retentissement dans toutes les âmes. Ce n'est plus ici du théâtre au sens grossier du mot, c'est de l'humanité analysée avec une délicatesse de poète.
Je préfère F Artésienne nu Sacrifice. 11 y a pourtant-do bien charmantes qualités dans cette dernière pièce. Les trois actes roulen t sur le dévoilement absolu d'un fils, qui sesacrilie pour son père et pour sa famille. Alphonse Daudet, a choisi avec, bonheurle milieu où il a placé l'action. Henri est, un peintre d'avenir qui commence à percer, lorsque son père, le père Jourdcuil, comme on le nomme, un peintre également, compromet la situation do sa femme et de sa fille parle laisseraller do son existence d'artiste. Et, dès lors, tout le drame va être dans l'opposition du pèro et du fils : le père croyant à une gloire qu'il n'a plus, professant le débraillé cle i 8110,insoucieux et superbe, rêvant tout éveillé, allant jusqu'à nier le talent d'Henri, qu'il traite de bourgeois; le fils plein do respect et de raison, s'inclinant devant son père auquel il veutévitcrlamoindro blessure d'ainour-propre,lui adhotant lui-même, à l'aide d'un prête-nom, ses tableaux démodés, pour faire vivre la famille, donnant tout, son amour, ses amitiés, son talent. C'était là un sujet qui devait tenter un analyste délicat. Je n'en connais pas qui mette en action des sentiments plus tendres ni plus poignants, dans une gamme de tons simples. Toute cette lutte-du fils s'immolant pour les siens, fournit des scènes d'une émotion pénétrante; et le dénouemont-.indiqué, le père apprenant brusquement que ce fils qu'il traite de renégat, parce qu'il est entré dans une fa•briquo de papiers peints, est un coeur sublime, nn martyr de l'amour filial, produit un grand -effet'-sans coup de théâtre, par'la logique même de la situation.
J'ai fait une remarque curieuse. Le fameux ©Olobelle, cle (F.romont jeune -et Rislcr aîné, se trouve déjà en «gomme dans le père Jourdouil. C'est'-la même vanité sereine et inconsciente, la même tranquillité à se laisser nourrir par les siens, sans s'inquiéter d'où vient levain, et avec une carrure de dieu domestique fait pour être adoré. Jourdeuillui aussi, ce vieuxpeintre sans talent, plane sur les hauts sommets de l'art, Et il est tout aussi complet que Delobelle, plus complet même comme création dramatique. Alphonse Daudet possède (merveilleusement ces existences déclassées, qu'il analyse avec son ironie fine, mouillée delarmes. Maintenant,' ce qui donne au. Sacrifice sa
teinte grise, c'estque le drame ne se développe pas dans la passion. Il y a bien un amour BU second plan, celui de la soeur d'Henri, avec un personnage épisodique; mais le sujet principal reste l'amour filial, le dévouement clu jeune peintre à sa famille; et, il faut le confesser, col, amour filial nous laisse toujours un peu froid au théâtre, quel que soitle grand talent de l'auteur. Henri se sacrifierait à une femme, que cela nous remuerait bien autrement. Il n'y a que les grands coups de passion qui nous soulèvent. Je ne puis m'expliquer autrement l'insuccès relatif du Sacrifice, qui est une oeuvre d'observateur et de poète tout à fait de premier ordre.
Mais, parmi les pièces d'Alphonse Daudet, il est un autre insuccès plus stupéfiant encore : je veux parler de F Arlésienne. A plusieurs reprises déjà, j'ai dit cle quelle sévère injustice la presse et le public avaient fait preuve pour ce poème d'amour si remarquable. Ici, cependant, ce n'est pas la passion qui manque. Le héros, Frédéric, se meurt d'amour pour une fille ; et, à côté de ce désir ardent, il y a, près de lui, une idylle adorable, la tendresse souriante et résignée de Viveltc. Puis, c'est encore l'amour maternel cle Rose Marnai, ce cri delionne qui voit mourir son petit. Et tout cela dans un cadre d'une originalité exquise, clans le soleil, dans des moeurs puissantes et douces. Jamais oeuvre n'avait pu réunir plus de force à plus de grâce. Pourquoi doncalors la froideur du .public? Il faut bien admettre que le public n'a pas compris.
L'Arlésienne sortait trop de la formule courante, au momentoù ollo a été jouée. Plus tard, nous avons vu réussir F Ami Fritz, qui, comme coupe et comme milieu, à de grandes .parentés avec l'oeuvre de Daudet. C'est-ce qui me fait croire qu'une reprise cle F Arlésienne aurait du succès. Il en est pour certaines pièces comme pour certains livres : quand elles marchent trop on avant, il leur Tant laisser au public le temps de mûrir. L'houre vient aujourd'hui de ces analyses humaines mises au théâtre dans des cadres simples. L'Arlésienne, jusqu'à présent, .reste le chof-d'oeuvre de Daudet, au théâtre, et sûrement F Arlésienne aurason jour de triomphe. .:>_;. ..
Ainsi donc, voilà le Théâtre d'Alphonse Daudet, Maintenant que ces;pièces sont réunies clans un volume, on les juge mieux et l'on voit-leur ensemble. Ce qui s'en dégage, c'est avant tout une bonne odeur littéraire. Cela sent la belle langue. Ouvrez les recueils des auteurs dramatiques à succès, et vous :serez empoisonnés par l'aigreur des plu-ases moisies. Chez Alphonse Daudet, il:suffit-de lire deux pages, au hasard, ipourcomprendre, qu'on est avec.un convaincu, un poète :sincôreidont l'émotion est vraie. L'auteur n'est pas .un .fabricant .de .pantins à la grosse, enfoncé dans lo;seul méennisme plus ou moins àngénieux cle ses poupées. 11 pleure et il rit avec les personnages, il leur donne -de son souffle, il .fait avec oux de l'humanité. C'est l'unique affaire.: être humain, créer de la vie.
Aussi, pou importe-que les pièces d'Alphonse Daudet aient eu, à leur apparition, tin succès de public plus ou moins long et bruyant; elles vivent quand même par le style et par l'analyse, elles seront jeunes dans cent ans,lorsque toutes
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les machines acclamées aujourd'hui, les grands succès des faiseurs dormiront depuis longtemps sous la poussière, rongés de rouille. Les dramaturges habiles ont tort cle sourire, lorsqu'ils parlent d'Alphonse Daudet auteur dramatique ; car il les enterrera tous avec F Arlésienne, même si
F Arlésienne n'a jamais le succès scénique qu'elle mérite.
Telle est la consolation des véritables écrivains. Us ont les siècles à venir pour avoir raison. On a beau les dédaigner, ils restent debout et ils finissent par s'imposer. Us vivent.
ERCKMANN-GHATRIAN
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Voilà donc enfin un succès, un grand succès qui me donne raison ! Longtemps, j'ai dû me battre dans la théorie pure. Je citais bien Molière et Musset à l'occasion, mais ceux-là vivent, dans la paix de leur immortalité, et l'on se contente de les saluer respectueusement. 11 me fallait une oeuvre contemporaine, écrite en dehors des immunités du génie. Or, cette oeuvre est justement l'Ami Fritz, la pièce en trois actes do MM. Erckmann-Chati'ian, que la ComédieFrançaise vient de jouer ou milieu d'un si vif enthousiasme.
C'est l'histoire toute simple clu mariage d'un digne et aimable garçon, Fritz Kobus. Ce gaillard, bien portant, riche, ayant la belle humeur elle bel appétit, de notre regrettée Alsace, mène joyeusement l'existence, en compagnie do i'arpenteur-juré Frédéric, du percepteur Hanezo et, du bohémien Joseph, tous célibataires endurcis, déblatérant contre le mariage, en fumant des pipes au dessert. Cependant, le vieux rabbin David Siebel, un entêté faiseur de mariages, s'est promis de marier Fritz. Et le piège qu'il lui tend est uniquement de l'envoyer pour trois semaines à la ferme des Mésanges, où Fritz se prend cle tendresse pour la fille cle son propre fermier, la petite Suzel, une ménagère accomplie qui a des bras blancs et des yeux bleus. Il a beau fuir, il épouse Suzel, et le vieux David triomphe, car le célibat des épicuriens égoïstes est vaincu une fois de plus.
Tout le sujet tient là. Mais quelle adorable idylle, non pas une idylle de poète mièvre, mais une idylle franche et saine, comme Rabelais aurait pu la rêver ! Le mérite immense de la pièce, à mes yeux, est dans la structure des scènes, dans lès mobiles des personnages, dans la langue qu'ils parlent. Cette comédie, si tendre et si bonne enfant, apporte une évolution. On se trouve enfin devant un coin du monde réel, loin de ce monde conventionnel du théâtre, dont les pantins tombent en morceaux. Je vais tâcher d'indiquer rapidementlespoints originaux qui m'ont frappé.
Au premier acte, l'exposition est d'un naturel charmant, La servante, Catherine, et une voisine, Lisbeth, venue pour lui donner un coup de main, mettentlatableeneausantdeM. Kobus et de ses idées sur le mariage. Fritz, dont la fête tombe ce jour-là, a invité ses amis. Lui-même remonte de la cave. Les amis arrivent, le repas commence, un cle ces repas plantureux cle la
province. Et c'est alors que la petite Suzel fait son entrée, avec un gros bouquet de violettes qu'elle a cueilli dans les haies. Fritz l'invite et veut qu'elle mange ; mais elle reste gênée, parmi tous ces garçons qui prennent clu bon temps. Puis, quand elle est partie et que les pipes sont allumées, le vieux David prêche le mariage, au milieu de la débandade du dessert et des rires bruyants des convives. Fritz finit par parier une de ses vignes qu'il ne se mariera pas.
Rien de plus vivant ni de mieux encadré que ce premier acte. C'est un tableau de la vie réelle, depuis l'instant où la servante met la nappe, jusqu'au moment où les invités partent pour la brasserie. Le mot de Fritz, en sortant : « Catherine, tu peux desservir », montre que le dîner est comme le pivot autour duquel tourne l'acte entier. Et les scènes se déroulent d'une façon si aisée, elles sont, si vécues, que les personnages ne viennent pas un instant les jouer devant le trou clu souffleur; tout le dialogue se passe en action, les acteurs parlent et agissent en même temps. C'est là, pour moi, un fait caractéristique. Puis, quelle bonne gaieté, quelle ripaille do gens heureux, et comme, parmi ces plats qui fument si joyeusement, le bouquet de Suzel met un tendre parfum !
Le second acte est d'un cadre plus heureux encore. Fritz est à la ferme des Mésanges, dorloté par Suzel. Des faucheurs qui vont au travail l'éveillent en chantant. Ensuite, il règle le déjeuner avec Suzel : des oeufs, des radis et" du beurre frais. Comment, cet amoureux descend à ces détails vulgaires? Mon Dieu, oui, cet amoureux mange, et même Suzel fait sa conquête en lui apprêtant des petits plats. La jeune fille monte dans un cerisier et cueille le dessert, tandis que Fritz, dessous l'arbre, goûte lès cerises. Puis, toute la bande des amis paraît. Le vieux David est enchanté, car il voit bien que Fritz est amoureux. Et, comme Suzel s'approche d'un puits pour emplir une cruche d'eau, il se fait donner à boire, il se sert de la légende biblique de Rébecca, de façon à cjuestionner la jeune fille et à lui faire, de son côté, confesser son amour. Seulement, Fritz s'aperçoit qu'il aime Suzel, lorsque David annonce qu'il va les marier, et il se laisse lâchement enlever par ses amis.
Remarquez qu'ici encore l'acte est un tableau pris dans la vie réelle. C'est toute une matinée à la campagne,les préparatifs du déjeuner, l'amour tel qu'il se développe véritablement, au milieu des petits faits de l'existence. Fritz est gourmand, rien de plus naturel cpie Suzel le prenne
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par la gourmandise. Et comme cela est frais, ces radis, ces oeufs et ce beurre qui remplacent les déclarations accoutumées sur les fleurs et les étoiles ! Je défie qu'on assiste à cet acte sans se souvenir de matinées pareilles, des matinées où l'on s'est réveillé à la campagne, avec le souci d'aller dénicher les oeufs soi-même et de cueillir son dessert aux arbres. Oui, cet amour sent bien la santé, et rien n'est plus joli ni plus hardi à la fois. Il faut aussi que je confesse une faiblesse : le cerisier vrai et Peau vraie m'ont ravi. Voilà donc la Comédie-Française epii donne la première l'exemple du naturalisme dans les décors. Cet exemple, qui vient de haut, sera suivi, je l'espère.
Nous retrouvons la salle à manger de Fritz, au troisième acte, mais une salle à manger désolée, où l'on ne rit plus, où l'on ne godaille plus. Fritz est malade. Son amour, qu'il tâche d'étouffer, lui coupe l'appétit. Ses amis viennent inutilement le convier, il refuse de les suivre. Enfin, le vieux David l'oblige à prendre une résolution, en lui annonçant qu'il a trouvé un mari pour Suzel, et que son fermier Christel doit lui demander son consentement. Alors, Fritz, qui dans une charmante scène apprend cle la jeune fille qu'elle n'aime point le garçon dont il est question, refuse son consentement et se propose lui-même. « M'aimes-tu, Suzel? » Et la petite répond, en se jetant dans ses bras : « Ah ! oui, monsieur Kobus ! » Cela est tout simplemen t exquis de franchise e t de véri té.
Sans doute, cet acte est le plus pâle des trois. Mais comme le petit drame s'y dénoue d'une façon humaine ! Certaines gens ont trouvé Fritz bien grossier, de témoigner la souffrance de son amour par la porte de l'appétit. Voulaiton qu'il écrivit un sonnet? La donnée première est suivie jusqu'au bout, avec la plus heureuse logique. Voilà le premier amoureux au théâtre qui souffre de l'amour comme tout le monde en souffre. Il a mal à l'estomac, ce qui est strictement observé. Les amoureux de convention sont bêtes lorsqu'ils mettent la main a leur coeur, car leur coeur reste parfaitement tranquille, dans ces crises de la passion; tout le malaise se porte à l'estomac. Et remarquez que, d'après la donnée de MM. Erekmann-Chatrian, ce gourmand de Fritz est puni par où il pèche, ce qui est très moral. Le voilà marié et le voilà guéri. Je compte bien que les bons dîners vont recommencer, que Suzel entretiendra en joie la maison, car il faut avoir la poitrine large et la conscience nette pour bien rire et bien manger. Telle est donc la pièce, toute la pièce. Eh bien, elle a égayé et elle a touché. J'ai entendu rire la salle et je l'ai vue pleurer. Ceux qui prétendraient le contraire seraient de mauvaise foi. Pourquoi nous dit-on, alors, .qu'il faut absolument au théâtre des machines compliquées, bâties d'après certain es règles ? Vous le voyez.tin j oyeux garçon, aimant le plaisir, et une bonne petite fille, adroite et tendre, remuent toute une salle. Il suffit de mettre à la scène une vérité humaine, vieille comme le monde, de l'y mettre clans des conditions de vérité et de nouveauté, pour aussitôt conquérir les spectateurs. Où était, dans l'Ami Fritz, la fameuse scène à faire, le plat dramatique dont l'absence consterne certains critiques? Elle n'était nulle part, il fallait faire
toute l'oeuvre, je veux dire qu'il fallait simplement la vivre, sans s'inquiéter de la charpente plus ou moins habile. Pas de pièce et un succès, voilà qui est triomphal.
D'ordinaire, je fais bon marché clu succès. Mais, comme les gens qui sont hostiles à mes idées, m'accablent sous le succès des pièces que je trouve médiocres, je veux au moins pour une fois triompher à mon tour. L'Ami Fritz a réussi, cela est hors de doute, dans des conditions particulières où une oeuvre moins heureusement conçue serait tombée. Jebatsdesmains de toutes mes forces. Les adorateurs du succès quand même auront beau démentir leur théorie et prouver au public qu'il a tort, la pièce n'en marchera pas moins bien, et il n'en sera pas moins démontré que l'on peut faire applaudir une oeuvre en se moquant de la convention et des règles imposées, en se contentant de tailler dans la vie, et dans la vie la plus vulgaire, trois ou quatre tableaux mis à la scène avec un scrupuleux souci cle la nature.
Je n'osais espérer un exemple aussi frappant, et certes je ne comptais guère que cet exemple partirait cle la Comédie-Française. Sans doute, je n'exagère-pas le triomphe de mes idées. Je sais parfaitement que F Ami Fritz a réussi grâce au charme du sujet, au côté poétique cle cette idylle. Mais il ne faut pas se montrer trop impatient, il me suffit que le naturalisme soit monté sur notre première scène et qu'il y ait planté victorieusement son drapeau.
Songez donc! un véritable repas à la ComédieFrançaise, un vrai cerisier avec cle vraies cerises, une vraie fontaine avec cle la vraie eau ! Mais tous les bonshommes en carton doré de ■ M. de Bornier ont dû en frémir ! Voilà une invasion formidable cle la nature. Et ces détails cle mise en scène ne sont rien encore. Il faut entendre la langue que parlent les personnages. Ils parlent tout uniment, comme vous et moi. L'amoureux dit qu'il a trop bu, les autres personnages se content leurs petites affaires sans phrases, ainsi que des passants qui se rencontreraient sur un trottoir. Est-ce assez complet? pouvais-je désirer une épreuve plus décisive?
Ce epii m'a beaucoup égayé, c'est l'indignation d'une certaine critique contre le style de MM. Erekmann-Chatrian. Le style ! oui, j'ai entendu des gens parler du style, comme si ces gens-là se doutaient du style le moins du mondel Ils pratiquent couramment l'incorrection, ils sont à genoux devant je ne sais quelle poésie bête et fausse, devant, les mièvreries prétentieuses d'écrivains de troisième ordre. Lo style, c'est la langue vécue, c'est la force et la grâce obtenues par l'expression juste. Il y a plus de style dans les familiarités de F Ami Fritz que dans les tirades déclamatoires* de toutes les pièces récentes.
. Le grand reproche qu'on fait aussi à MM. Erekmann-Chatrian, c'est qu'on mange trop dans leur oeuvre. Moi, je trouve qu'on n'y mange pas assez, j'aurais voulu que les trois actes fussent un repas continu. Est-ce que la table n'est pas littéraire, chez nous? Gargantua est dans le génie do notre nation. Plusieurs de nos provinces, la Touraine, l'Alsace, sont glorieuses par leurs beaux mangeurs. Les légendes nous montrent nos pères attablés, fêtant la vie. Et il
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ne serait-pas permis d'étaler ce spectacle épique, sous je ne sais quel prétexte de délicatesse de poitrinaire? Ah ! nous avons assez appauvri le sang des lettres, nous avons montré à la scène assez de personnages nourris de rosée et de confitures, pour réclamer enfin de solides garçons qui travaillent héroïquement .des mâchoires!
C'est la revanche. Et voilà pourquoi on ne mange même pas encore assez dans l'Ami Fritz, parce que les personnages y mangent pour tous leurs-devanciers, pour les grecs et les romains en bois de latragédie, pour les chevaliers de tôle clu drame romantique, pour les bourgeois chlorotiques -des comédies distinguées, pour lesmilliers-de marionnettes qui ont traversé la scène, la ventre plat et la peau vide de muscles. Je voudraisque Fritz se levât avec-ses convives, et qu'il portât ce toast;: « A la santé de la vie, à la santé des oeuvres vivantes ! »
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Ma grande surprise, après la représentation de l'Ami Fritz, a été que la Comédie-Française eût. reçu une oeuvre pareille. Maintenant quo l'expérience est faite, on peut alléguer le flair de M. Perrin et du comité, en disant que ces messieurs ont prévu le succès. Mais-ce-qui m'étonne, c'est justement qu'ils aient prévu le succession, certes, que je leur refuse une expérience très grande, car ils se trompent rarement sur la question du succès; mais parce quo l'Ami Fritz sortait des données ordinaires ctolfraitle danger de monotonie. J'imagine ;que la pièce n'ait pas été jouée et qu'on lise.Je manuscrit, on trouvera cela charmant, mais on dira : «C'est bien léger comme intrigue, il faudrait voir la chose à la . scène. » . '
J'ai donc cherché les raisons qui ont pu faire recevoir la pièce, et j'ai trouvé celles-ci. D'abord, elle a l'heureuse chance de se passer -en Alsace. , M. Perrin et le comité ont dû compter certainement sur l'attendrissement de la salle, en face des costumes alsaciens, de cet intérieur qui devait nous rappeler de si chers et si douloiireuxsou-venirs. La pi'èeesepasseraiten Provence caien Bretagne, elle aurait, à coup sûr,paru plus inquiétante. Ensuite, elle est tendre, je veux dire qu'elle :se développe dans ma milieu de grande bonhomie, relevée d'une pointe de poésie champêtre. Le théâtre, dès lors, était à l'abri d'aine chute brutale:; les bons sentiments font tout accepter. Enfin, l'oeuvre présentait -deux ©u trois épisodes d'un effet certain,-entre-autres l'épisode du cerisier, l'épisode de la fontaine, et c'étaient Ha les clous les -plus solides auxquels on p.ouvaità l'avarice accroc-her le succès.
Tout ceci est pour confesser que le «ôté natuv.ëimie.Ael'Amii.Fritz a été simplement toléré, et que ,je ae m'illusion-ne pas au point de croire qu'on a «eu oettë pièce par amour cle la vérité dans l'art. D'aifleurs, les arguments ne sont bons que lorsqu'ils sont justes, -et -c'est pourquoi je veux-dégager nettement ma pensée.
L'Ami Fritz est une idylle, pas autre chose. MM. Erekmann-Chatrian outrai sentiment très vif de la -nature. Us ont vécu xme vie qu'ils peignent à .merveille, en ,um style excellent de -familiarité
-familiarité de souplesse. Seulement, il ne faut pas leur demander des créations de caractères approfondis. Leurs personnages sontïéels, en ce sens qu'ils ont le geste juste, l'intonation juste, l'habillement parfait d'exactitude. Mais ces personnages sont tous taillés suriin même patron d'âme, ils appartiennent à la même famille et ne nous apportent aucun document humain intéressant et nouveau. Imaginez des poupées bonnes filles, qui s'agiteraient dans un .décor précis et peint supérieurement.
Eh bien, les personnages de l'Ami Fritz sont de cette famille. Il n'y a pas même une nuance entre eux. Regardez-les de près : ils sont tous bons, tous joyeux, tous honnêtes. Certes, je ne dis pas que le tableau soit faux, il existe sans doute des coins de pays où les habitants ont cette parité de tempérament. Même, si l'on veut, cette simplicité de ressorts est plus près de la vérité terre à terre que les cas particuliers, les êtres à part qui ont des excroissances dans le bien ou dans le mal. Seulement, à s'enfermer dans ce monde si monotone, on perd le bénéfice des études profondes, on ne va pas jusqu'au coeur de l'humanité, on en effleure à peine la peau. L'oeuvre, quel que soit le talent avec lequel on la traite, reste moyenne et agréable.
Donc, je n'entends point voir, dans l'Ami. Fritz, une oeuvre de haute volée, car cela serait une prétention ridicule. En outre, j'ai confessé que les côtés tendres et poétiques, le cadre alsacien qui chatouille notre patriotisme, ontévidemment plus fait pour le succès que les -tendances naturalistes do l'ensemble. Mais je vois, dans l'Ami Fritz, une pièce qui a fait, accepter beaucoup de vérité, grâce à beaucoup de bonhomie et de poésie, une des tentatives les plus heureuses que le naturalisme pouvait-souhaiter pour s'acclimater au théâtre et se faire accepter du peuple. 11 était bon do commencer par une dose raisonnable, déguisée dans du sucre.
J'ignore quelles ont pu «être les intentions de MM. Erekmann-Chatrian. Il est croyable qu'ils n'ont pas eu les idées révolutionnaires que je leur prête; je dis révolutionnaires en littérature. Mais cela 'importe peu. L'Ami Fritz est une de ces oeuvres bénies qui font époque, en dehors de -la volonté des auteurs, des directeurs et des interprètes. Elles viennent au moment voulu, elles apportent une signification, tin;syinptô.me décisif, auquel pas un des collaborateurs n'avait songé. Ceux qui l'ont mûrie et préparée pour le public, -ont vu sans doute mie pièce patriotique, -idyllique, poétique. Et voilà qu'elle éclate comme -une pièce réaliste;; voilà qu'elle restera icômme nn des premiers essais sérieux d-u-naturalisme ;au théâtre.
Je ne veux -pas l'analyser de ïiouvreaii. Mais j'insisterai -sur ison. caractère principal, qui est une simplicité absolue de -moyens dramatiques. J;e suis persuadé que la ^rénovation naturaliste sera caractérisée par cette simplicité. On .'comprendra un jotirique lesintrigues\co.mpliqtiéeset forcément mensongères sont d'tm effet bien moins puissant que les comlbinaisons -si simfples des passions It-umaines. Un homme qui .aime, qui souffre de son amour, qui en sort, violemment-où heureusement, .sera toujours bien plus dramatique, qu'un personnage jeté dans des aventures inextricables, et dont il ne -se tire que par des
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sauts cle paillasse. En outre, ce que noue la passion doit être dénoué par la passion. Les lettres apportées au dénouement, les papiers de famille retrouvés, toutes ces vieilles ficelles usées, sont des expédients honteux dont les écrivains qui se respectent, ne devraient plus jamais se servir.
Voyez le jet si naturel et si vrai de l'Ami Fritz. La pièce va d'un bout à l'autre, sans une secousse, avec le beau développement d'une histoire à laquelle on a assisté. Fritz ne veut pas se marier, puis il tombe amoureux, puis il lutte et se marie. Cela n'est rien et. cela contient tout le drame d'une existence. Croit-on qu'on aurait rendu l'émotion plus profonde, en compliquant cette aventure, ce'qui était très facile? Beaucoup de drames noirs sont partis de cette simple histoire; seulement, on les a chargés d'épisodes si extravagants, qu'ils nous font hausser les - épaules. MM. "Erekmann-Chatrian s'en sont tenus à la vérité toute nue, et ils n'ont point à s'en repentir. Pas le moin'ttre incident étranger, pas un seul des ragoûts indiqués dans le manuel cle la cuisine dramatique. Toute l'émotion, les rires elles larmes, vient des entrailles du sujet. Et c'estlà surtout ce que j'applaudis dans F Ami Fritz.
Ce que je loue également sans réserve, ce sont les façons dont naissent et se développent les sentiments des personnages. Une des choses qui me blessent le plus au théâtre est la convention aes sentiments. Il y a des manières d'être gai, d'être triste, cle tomber amoureux, cle souffrir cle son amour, epii sont dans la tradition des planches, et dont on ne sort pas, par crainte sans doute qu'on ne crie à l'invraisemblance. J'ai déjà cité, au troisième acte, les scènes où Fritz, luttant contre sa tendresse pour Suzel, pris cle jalousie on apprenant le prochain mariage de la jeune fille, perd l'appétit, et se plaint de douleurs à l'estomac. On a déclaré cet amoureux bien vulgaire. 11 est strictement vrai, et je trouve que cet homme qui souffre réellement, est beaucoup plus touchant que les jeunes premiers roulant des yeux tendres et portant la main à leur coeur. En quoi le coeur est-il plus noble que l'estomac? Us sont nécessaires à la vie autant l'un que l'autre. Tout cela repose sur un idéalisme nuageux et faux, d'un ridicule parfait.
Je suis certain que les auteurs dramatiques trouveraient des effets nouveaux d'une grande saveur, s'ils voulaient se donner le souci d'observer comment les choses se passent dans la réalité. Los faits les plus simples do l'existence
ont été tellement dénaturés au théâtre, qu'on donnerait à ces faits un relief puissant, mie nouveauté imprévue, si on les ramenait au vrai. C'est une grande erreur de répéter que le théâtre vit uniquement de convention. Les cris do vérité seuls soulèvent et emportent une salle. On a pu gâter le métier dramatique par des années de productions inférieures. Les belles oeuvres, clans toutes les littératures et dans tous les genres, n'en restent pas moins les oeuvres vraies et simples. ' •
J'arrive à la conclusion que je veux tirer de tout ceci. Grâce à des côtés patriotiques et poétiques, l'Ami Fritz a fait monter le naturalisme sur les planches. Dès aujourd'hui, il est aisé de comprendre ce que peut être ce naturalisme, dé • gagé des fleurs dont MM. Erekmann-Chatrian - l'ont si heureusement orné. Imaginez des person nages plus.étudiés, de tempéraments différents, etclon lies passions, en se heurtant, constitueront le drame. Rendez l'action plus virile,nouez-la et dénouez-la par le jeu seul des sentiments, au milieu d'une simple et forte histoire. Faites que les personnages et l'action vivent puissamment de la vie réelle. Gardez les décors exacts de F Ami Fritz, et coupez chaque acte, comme ont l'ait MM. Érckmann-Cha tri an, dansl'existence quotidienne, un déjeuner,une matinée àla campagne, un l'ait unique qui explique la coupure si arbitraire des actes. Etvousaurezainsila pièce cpie je voudrais voir sur nos théâtres, le cadre nouveau où l'on pourrait reprendre l'étude de toutes les passions. Un genre serait créé, le drame marcherait de pair avec le roman, on pourrait utiliser au théâtre les documents humains, l'enquête si prodigieusement commencée par notre grand Balzac.
Sans cloute, il faudrait l'aire accepter toute cette vérité, et cela n'est point commode, car j'avoue volontiers que le théâtre a une optique particulière. MM. Erekmann-Chatrian ne s'en sont tirés cpie par des costumes alsaciens et des personnages en pâte tendre. Le problème deviendrait plus difficile encore, le jour où l'on se passerait des agréments de la poésie sentimentale, et où l'on voudrait mettre à la scène quelques gredins, pour ne pas s'ennuyer dans la compagnie de gens tous honnêtes. Ici, je dois m'arrêter, car jo ne professe pas, Dieu m'en garde ! Je dis seulement où le théâtre doit tendre, selon moi. L'habileté ne nuirait pas, mais il faudrait de la force avant tout. Un jour, une oeuvre naturaliste, bien équilibrée, faite pour le succès, viendra me donner raison, j'en ai la certitude.
FIN D"E NOS AUTEURS DRAMATIQUES
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LE
NATURALISME AU THÉÂTRE
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LE
NATURALISME AU THÉÂTRE
PREFACE
Durant quatre années, j'ai été chargé de la critique dramatique, d'abord AU Bien public, ensuite au Voltaire. Sur ce nouveau terrain du théâtre, je ne pouvais que continue1.'ma campagne, commencée autrefois clans le domaine clu livre et de l'oeuvre-d'art.
Cependant, mon attitude d'homme de méthode et d'analyse a surpris et scandalisé mes confrères. Ils ont prétendu quo j'obéissais à cle basses rancunes,, que je salissais nos gloires pour me venger de mes chutes, parlant de tout, cle mes oeuvres particulièrement, à l'exception des pièces jouées.
Je n'ai qu'une façon de répondre : réunir mes articles et les publier. C'est ce que je fais. On verra, j;e 1,'espère,, qu'ils se tiennent et qu'ils s'expliquent, qu'ils sont à la fois-une logique et une: doctrine. Avec ces fragments, bâclés à la hâte et sous le coup de l'actualité, mon ambition serait d'avoir écrit un-livre: En tout eus, telles sont mes idées sumobre théâtre, j'en accepte hautement la responsabilité.
Comme-mes articles étaient nombreux, j'ai dû les répartir en deux volumes.. Le Naturalisme au Théâtre: n'est donc qu'une première série.. La seconde :. Nos-: Auteurs dramatiques:, paraîtra prochainement.
E. Z.
LES THÉOIIES
LE NATURALISME
r
Chaque hiver, à l'ouverture- de la saison héâtralè, je suis pris des mêmes idées. Un es; air pousse en moi, et je me dis cpie les premières . iiieurs de l'été ne videront peut-être pas les a;J.-3",. sans qu'un auteur dramatique de génie sa soit révélé. Notre théâtre aurait tant besoin •Tku -icimme nouveau, qui balayât les planches Hrickiuriirées, et qui-opérât une renaissance, dans , - ;-TI cy;e les faiseurs ont abaissé aux simples li. O:JIS do la foule! Oui,, il faudrait un tempér.'m-«iit pi-ssant"dont le cerveau novateur vînt i'è volittionner les conventions admises et planter
enfin le véritable drame humain à la place des mensonges ridicules qui s'étalent aujourd'hui, Je m'imagine ce créateur enjambant les ficelles des habiles, crevant les cadres imposés, élargissant la scène jusqu'à la mettre de plain-pied avec la salle, donnant un frisson de vie aux arbres peints dès coulisses, amenant par la toile de fond le grand air libre de la vie réelle.
■ Malheureusement, ce rêve, que je* fais chaque année au mois dpbctobrd, ne s'est pas encore réalisé et ne se réalisera peut-être pas de sitôt. J'ai beau attendre, je vais-de chute en chute. Est-ce donc un simple souhait de poète? Nous a-t-on muré dans cet art dramatique actuel, si étroit,
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
pareil à un caveau où manquent Pair et la lumière? Certes, si la nature de l'art dramatique interdisait cet envolement dans des formules» plus larges, il serait quand mêm'e beau de s'illusionner et de se promettre à toute heure une renaissance. Mais, malgré les affirmations entêtées de certains critiques qui n'aiment pas à être dérangés dans leur critérium, il est évident que l'art dramatique, comme tous les arts, a devant lui un domaine illimité, sans barrière d'aucune sorte, ni à gauche ni à droite. L'infirmité, l'impuissance humaine seule est la borne d'un art.
Pour bien comprendre la nécessité d'une révolution au théâtre, il faut établir nettement où nous en sommes aujourd'hui. Pendant toute notre période classique, la tragédie a régné en maîtresse absolue. Elle était rigide et intolérante, ne soutirant pas une velléité de liberté, pliant les esprits les plus grands à ses inexorables lois. Lorsqu'un auteur tentait de s'y soustraire, on le condamnait comme un esprit mal fait, incohérent et bizarre, on le regardait presque comme un homme dangereux. Pourtant, dans cette formule si étroite, le génie bâtissait quand même son monument de marbre et d'airain. La formule était née dans la renaissance grecque et latine, les créateurs qui se l'appropriaient y trouvaient le cadre suffisant à de grandes "oeuvres. Plus tard seulement, lorsqu'arrivèrent les imitateurs, la queue de plus en plus grêle et débile des disciples, les défauts de la formule apparurent, on en vit les ridicules et les invraisemblances, l'uniformité menteuse, la déclamation continuelle et insupportable. D'ailleurs, l'autorité de la tragédie était telle, qu'il fallut deux cents ans pour la démoder. Peu à peu, elle avait tâché de s'assouplir, sans y arriver, car les principes autoritaires dont elle découlait, lui interdisaient formellement, sous peine de mort, toute concession à l'esprit nouveau. Ce fut lorsqu'elle tenta de s'élargir qu'elle ■ fut renversée, après un long règne de gloire.
Depuis le dix-huitième siècle, le drame romantique s'agitait donc dans là tragédie. Les trois unités étaient parfois violées, on donnait plus d'importance à la décoration et à la figuration, on mettait en scène les péripéties violentes que la tragédie reléguait dans des récits, comme pour ne pas troubler par l'action la tranquillité majestueuse de l'analyse psychologique. D'autre part, la passion de la grande époque était remplacée pgr de simples procédés, une pluie grise • demédiocritéetd'ennuitombaitsurlesplanches. On croit voir la tragédie, vers le commencement de ce siècle, pareille à une haute figure pâle et maigrie, n'ayant plus sous sa peau blanche une goutte de sang, traînant ses draperies en lambeaux dans les ténèbres d'une scène, dont la rampe s'est éteinte d'elle-même. Une renais. sance de Part dramatique sous une nouvelle formule était fatale, et c'est alors que le drame romantique planta bruyamment son étendard devant le trou du souffleur. L'heure se trouvait marquée, un lent travail avait eu lieu, l'insurrection s'avançait sur un terrain préparé pour la victoire. Et jamais le mot insurrection n'a.été plus juste, car le drame saisit corps à corps la tragédie, et par haine de cette reine devenue impotente, il voulut briser tout ce qui rappelait son règne. Elle n'agissait pas, elle gardait une
majesté froide sur son trône, procédant par des discours et des récits ; lui,pritpour règle l'action, l'action outrée, sautant aux quatre coins de la scène, frappant à droite et à gauche, né raisonnant et n'analysant, plus, étalant sous les yeux du public l'horreur sanglante des dénouements. Elle avait choisi pour cadre l'antiquité, les éternels Grecs et les éternels Romains, immobilisant l'action dans une salle, dans un péristyle de temple ; lui, choisit le moyen âge, fit défiler les preux et les châtelaines, multiplia les décors étranges, des châteaux plantés à pic sur des fleuves, des salles d'armes emplies d'armures, des cachots souterrains trempés d'humidité, des clairs de lune dans des forêts centenaires. Et l'antagonisme se retrouve ainsi partout; le drame romantique, brutalement, se fait l'adversaire armé de la tragédie et la combat par tout ce qu'il peut ramasser de contraire à sa formule.
Il faut insister sur cette rage d'hostilité, dans le beau temps du drame romantique, car il y a là une indication précieuse. Sans doute, les poètes qui ont dirigé le mouvement, parlaient de mettre à la scène la vérité des passions et réclamaient un cadre plus vaste pour y faire tenir la vie humaine tout entière, avec ses oppositions et ses inconséquences; ainsi, on se rappelle que le drame romantique a surtout bataillé pour mêler le rire aux larmes dans une même pièce, en s'appuyant sur cet argument que la gaieté et la douleur marchentcôte à côte ici-bas. Mais, en somme, la vérité, la réalité importait peu, déplaisait même aux novateurs. Ils n'avaient qu'une passion, jeter par terre la formule tragique qui les gênait, la foudroyer à grand bruit, dans une débandade de toutes les audaces. Ils voulaient, non pas que leurs héros' du moyen âge fussent plus réels que les héros antiques des tragédies, mais qu'ils se montrassent aussi passionnés et sublimes que ceux-ci se montraient froids et corrects. Une simple guerre de costumes et de rhétoriques, rien de plus. On se jetait ses pantins à la tête. Il s'agissait de déchirer les péplums en l'honneur des pourpoints et de faire que l'amante qui parlait à son amant, au lieu de l'appeler : Mon seigneur, l'appelât : Mon lion. D'un côté comme de l'autre, on restait dans la fiction, on décrochait les étoiles.
Certes, je ne suis pas injuste envers le mouvement romantique. Il a eu une importance capitale et définitive, il nous a faits ce que nous sommes, c'est-à-dire des artistes libres. Il était, je le répète, une révolution nécessaire, une violente émeute qui s'est produite à son heure pour balayer le règne de la tragédie tombée en enfance. Seulement, il serait ridicule de vouloir borner au drame romantique l'évolution de l'art dramatique. Aujourd'hui surtout, on reste stupéfait quand on lit certaines préfaces, où le mouvement de 1830 est donné comme une entrée triomphale dans la vérité humaine. Notre recul d'une quarantaine d'années suffit déjà pour nous/' faire clairement voir que la prétendue vérité des romantiques est une continuelle et monstrueuse exagération du réel, une fantaisie lâchée dans l'outrance. A coup sûr, si la tragédie est d/ùne autre fausseté, elle n'est pas plus fausse. ïpntre les personnages en péplum qiiisepromènenf&vTîC des confidents et discutent sans fin leurs passipnp,
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Jamais ces gens-la n'ont existé.
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LES THÉORIES
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et les personnages en pourpoint qui font les 1 gla grands bras et qui. s'agitent comme des hanne- coi tons grisés de soleil, il n'y a pas de choix à faire, rés les uns et les autres sont aussi parfaitement un inacceptables. Jamais ces gens-là n'ont existé. au Les héros romantiques ne sont que les héros tragiques, piqués un mardi gras par la tarentule tic du carnaval, affublés de faux nez et dansant le gu cancan dramatique après boire. A une rhéto- en rique lymphatique, le mouvement de 1830 a m substitué une rhétorique nerveuse et sanguine, de voilà tout. ex
Sans croire au progrès dans l'art, on peut dire d; que l'art est continuellement en mouvement, m au milieu des civilisations, et que les phases de L l'esprit humain se'reflètent en lui. Le génie se 1! manifeste dans toutes les formules, même dans lii les plus primitives et les plus naïves ; seulement, les formules se transforment et suiventl'élargissement des civilisations, cela est incontestable. Si Eschyle a été grand, Shakespeare et Molière se sont montrés également, grands, tous les trois dans des civilisations et des formules diiïé- q l'entes. Je veux, déclarer par là que je mets à d part le génie créateur qui sait toujours se con- 1 tenter de la formule de son époque. Il n'y a pas c 'progrès dans la création humaine, mais il y a ] une succession logique de formules, de façons de < penser et d'exprimer. C'cstainsique l'art marche 1 avec l'humanité, en est le langage même, va où i elle va, tend comme telle à la lumière et à la j vérité, sans pour cela que l'effort du créateur } puisse être jugé plus ou moins grand, soit qu'il se produise au début soit qu'il se produise à la lin d'une littérature.
D'après cette façon de voir, il est certain que, si l'on part de la tragédie, le drame romantique est un premier pas vers le drame naturaliste auquel nous marchons. Le drame romantique a déblayé le terrain, proclamé la liberté de l'art. Son amour de l'action, son mélange du rire et des larmes, sa recherche du costume et du décor exacts, indiquent le mouvement en avant vers la vie réelle. Dans toute révolution contre un régime séculaire, n'est-ce pas ainsi que les choses j se passent? On commence par casser les vitres, on chante et on crie, on démolit à coups de marteau les armoiries du dernier règne.Ilyaune première exubérance, une griserie des horizons nouveaux vaguement entrevus, des excès de loutes sortes qui dépassent le but et qui tombent dans l'arbitraire du système abhorré dont on vient de combattre les abus. Au milieu de la bataille, les vérités du lendemain disparaissent. Et il faut que tout soit calmé, que la fièvre ait disparu, pour qu'on regrette les vitres cassées et pour qu'on s'aperçoive de la besogne mauvaise, ijos lois'trop hâtivement bâclées, qui valent à peine les lois contre lesquelles on s'est révolté. Î3h bien, toute l'histoire du drame romantique est là. Il a pu être la formule nécessaire d'un moment, il a pu avoir l'intuition de la vérité, il à pu être le cadre'à jamais illustre dont un grand po ète s'est servi pour réaliser des chefs-d' oeuvre ; u l'heure actuelle, il n'en est pas moins une formule ridicule et démodée, dont la rhétorique lions choque. Nous nous demaiidons pourquoi enfoncer ainsi les fenêtres, traîner des rapières, '.'u'gir continuellement, être d'une gamme trop "aut dans les sentiments et les mots ; etcèlanous
glace, cela nous ennuie et nous fâche. Notre condamnation de la formule romantique se résume clans cette parole sévère : pour détruire une rhétorique, il ne fallait pas en inventer une autre.
Aujourd'hui donc, tragédie et drame romantique sont également vieux et usés. Et cela n'est guère en l'honneur du drame, il faut le dire, car en moins d'un demi-siècle il est tombé dans le même état de vétusté que la tragédie, qui a mis deux siècles à vieillir. Le voilà par terre àson tour, culbuté par la passion même qu'il a montrée clans la lutte. Plus rien n'existe. 11 est simplement permis de deviner ce qui va se produire. Logiquement, sur le terrain libre conquis en 1830, il ne peut pousser qu'une formule naturaliste.
II
Il semble impossible que le mouvement d'enquête et d'analyse, qui est le mouvement même du dix-neuvième siècle, ait révolutionné toutes les sciences et tous les arts, en laissant à part et comme isolé l'art dramatique. Les sciences naturelles datent de la fin du siècle dernier; la chimie, la physique n'ont, pas cent ans; l'histoire et la critique ont été renouvelées, créées en quelque sorte après la Révolution; tout un monde est sorti de terre, on en est revenu à l'étude des documents, à l'expérience, comprenant que pour fonder à nouveau, il fallait reprendre les choses au commencement, connaître l'homme et la nature, constater ce qui est. De là, la grande école naturaliste, qui s'est propagée sourdement, fatalement, cheminant souvent dans l'ombre, mais avançant quand même, pour triompher enfin au grand jour. Faire l'histoire de ce mouvement, avec les malentendus qui ont pu paraître l'arrêter, les causes multiples qui l'ont précipité oii ralenti, ce serait faire l'histoire du siècle lui-même. Un courant irrésistible emporte notre société à l'étude du vrai. Dans le roman, Balzac a été le hardi et puissant novatexir qui a mis l'observation du savant à la place de l'imagination du poète. Mais, au théâtre, l'évolution semble phis lente. Aucun écrivain illustre n'a encore formulé l'idée nouvelle avec netteté.
Certes, je ne dis point qu'il ne se soit pas produit des oeuvres excellentes, où l'on trouve des caractères savamment étudiés, des vérités hardies portées à la scène. Par exemple, je citerai certaines pièces de M. Dumas fils, dont je ' n'aime guère le talent, et de M. Emile Augier, qui est plus humain et plus puissant. Seulement, ce sont là des nains à côté de Balzac; le génie leur a manqué pour fixer la formule. Ce qu'il faut dire, c'est qu'on ne sait jamais au juste où un mouvement commence, parce que ce mouvement vient d'ordinaire de fort loin, et qu'il se confond avec le mouvement précédent, dont il est sorti. Le courant naturaliste a existé, de tout temps, si l'on veut. Il n'apporte rien d'absolument neuf. Mais il est enfin entré dans une époque qui lui est favorable, il triomphe et. s'élargit, parce que l'esprit humain est arrivé au point cle maturité nécessaire. Je ne nie donc i pas le passé, je constate le présent. La force du
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
naturalisme est justement d'avoir des racines profondes dans notre littérature nationale, qui est faite de beaucoup de bon sens. Il vient des entrailles mêmes de l'humanité, il est d'autant plus fort qu'il a mis plus longtemps à grandir et qu'il se retrouve dans un plus grand nombre de nos chefs-d'oeuvre.
Des faits se produisent, et je les signale. Croit-on qu'on aurait applaudi l'Ami Fritz à la Comédie-Française, il y a vingt ans? Non, certes ! Cette pièce où l'on mange tout le temps, où l'amoureux parle un langage si familier, aurait révolté à la fois les classiques et les romantiques. Pour expliquer le succès, il faut convenir que les années ont marché, qu'un travail secret s'est fait dans le public. Les peintures exactes qui répugnaient, séduisent aujourd'hui. La foule est gagnée et la scène se trouve libre à toutes les tentatives. Telle est la seule conclusion à tirer.
Ainsi donc, voilà où nous en sommes. Pour mieux me faire entendre, j'insiste, je ne crains pas de me répéter, je résume ce que j'ai dit. Lorsqu'on examine de près l'histoire de notre littérature dramatique, on y distingue plusieurs époques nettement déterminées. D'abord, il y a l'enfance de l'art, les farces et les mystères du moyen âge, de simples récitatifs dialogues, qui se développaient au milieu d'une convention naïve, avec une mise en scène et des décors primitifs. Peu à peu, les pièces se compliquent, mais d'une façon barbare, et lorsque Corneille apparaît, il est surtout acclamé parce qu'il se présente en novateur, qu'il épure la formule dramatique du temps et qu'il la consacre par son génie. 11 serait très intéressant d'étudier, sur des documents, comment la formule classique s'est créée chez nous. Elle répondait à l'esprit social de l'époque. Rien n'est solide en dehors de ce qui n'est pas bâti sur des nécessités. La tragédie a régné pendant deux siècles parce qu'elle satisfaisait exactement les besoins de ces siècles. Des génies de tempéraments différents l'avaient appuyée de leurs chefsd'oeuvre. Aussi la voyons-nous s'imposer longtemps encore, même lorsque des talents de second ordre ne produisent plus que des oeuvres inférieures. Elle avait la force acquise, elle continuait d'ailleurs à être l'expression littéraire de la société du temps, et rien n'aurait pu la renverser, si la société elle-même n'avait pas disparu. Après la Révolution, après cette perturbation profonde qui allait tout transformer et accoucher d'un monde nouveau, la tragédie agonise pendant quelques années encore. Puis, la formule craque et le romantisme triomphe, une nouvelle formule s'affirme. Il fautsereporter à la première moitié du siècle, pour avoir le sens exact de ce cri de liberté. La jeune société était dans le frisson de son enfantement. Les esprits surexcités, dépaysés, élargis violemment, restaient secoués d'une fièvre dangereuse et le premier usage de la liberté conquise était de se lamenter, de rêver les aventures prodigieuses.les amours surhumains. On bâillait aux étoiles, l'on se suicidait, réaction très curieuse contre l'affranchissement social qui venait d'être proclamé au prix de tant de sang. Je m'en tiens à la littérature dramatique, je constate que le romantisme fut au théâtre une simple émeute, l'invasion
l'invasion bande victorieuse, qui entrait violemment sur la scène, tambours battants et drapeau déployé. Dans cette première-heure, les combattants songèrent surtout à frapper les esprits par une forme neuve ; ils opposèrent une rhétorique à une rhétorique, le moyen âge ,\ l'antiquité, l'exaltation de la passion a l'exaltation du devoir. Et ce fut tout, car les conventions scéniques ne firent que se déplacer, les personnages restèrent des marionnettes autrement habillées, rien ne fut modifié que l'aspect extérieur et le langage. D'ailleurs, cela suffisait pour l'époque. Il fallait prendre possession du théâtre au nom de la liberté littéraire, et le romantisme s'acquitta de ce rôle insurrectionnel avec un éclat incomparable. Mais qui ne comprend aujourd'hui que son rôle devait se borner à cela? Est-ce que le romantisme exprime notre société d'une façon quelconque, est-ce qu'il répond à un de nos besoins? Evidemment, non. Aussi est-il déjà démodé, comme un jargon que nous n'entendons plus. La littérature classique qu'il se flattait de remplacer, a vécu deux siècles, parce qu'elle était basée sur l'état social ; mais lui, qui ne se basait sur rien, sinon sur la fantaisie de quelques poètes, ou si l'on veut sur une maladie passagère des esprits surmenés par les événements historiques, devait fatalement disparaître avec cette maladie. Il a été l'occasion d'un magnifique épanouissement lyrique; ce sera son éternelle gloire. Seulement, aujourd'hui que l'évolution s'accomplit tout entière, il est bien visible que le romantisme n'a été que le chaînon nécessaire qui devait attacher la littérature classique à la littérature naturaliste. L'émeute est terminée, il s'agit de fonder un Etat solide. Le naturalisme découle de l'art classique, comme la société actuelle est basée sur les débris de la société ancienne. Lui seul répond à notre état social, lui seul a des racines profondes dans l'esprit de l'époque; et il fournira la seule formule d'art durable et vivante, parce que cette formule o exprimera la façon d'être de l'intelligence contemporaine. En dehors de lui, il ne saurait y avoir pour longtemps que modes et fantaisies passagères. Il est, je le dis encore, l'expression du siècle, et pour qu'il périsse, il faudrait qu'un nouveau bouleversement transformât notre monde démocratique.
Maintenant, il reste à souhaiter une chose : la venue d'hommes de génie qui consacrent, la formule naturaliste. Balzac s'est produit dans le roman, et le roman est fondé. Quand viendront lesCorneilles,lesMolières,lesRacines,pour fonder chez nous un nouveau théâtre? 11 faut espérer et attendre.
III
Z Le temps semble déjàlloin oùjle drame régnait en maître. Il comptait à Paris cinq ou six théâtres prospères. La démolition des anciennes salles du boulevard du Temple a été pour lui une première catastrophe. Les théâtres ont dû se disséminer, le public a change, d'autres modes sont venues'. Mais le discrédit où le drame est tombé provient surtout de l'épuisement du genre, des pièces ridicules et ennuyeuses qui ont
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LES THÉORIES
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neu à peu succédé aux oeuvres puissantes de c Î830. i
Il faxit ajouter le manque absolu d'acteurs ( nouveaux comprenant et interprétant ces sortes i de pièces, car chaque formule dramatique qui disparaît emporte avec elle ses interprètes. Aujourd'hui, le drame, chassé de scène en scène, < n'a plus réellement a lui que l'Ambigu et le Théâtre-Historique. A la Porte-Saint-Martin elle-même, c'est à peine si on lui fait une petite place, entre deux pièces à grand spectacle.
Certes, un succès de loin en loin ranime les courages. Mais la pente est fatale, le drame glisse à l'oubli ; et, s'il paraît vouloir parfois s'arrêter dans sa chute, c'est pour rouler ensuite plusbas.Naturellement,les plaintes sont grandes. La queue romantique, surtout, est dans la désolation; elle jure bien haut qu'en dehors du drame, de son drame à elle, il n'y a pas de salut pour notre littérature dramatique. Je crois au contraire qu'il faut trouver une formule nouvelle, transformer le drame, comme les écrivains de la première moitié du siècle ont transformé la tragédie. Toute la question est là. La bataille doit être aujourd'hui entre le drame romantique et le drame naturaliste.
Je désigne par drame romantique toute pièce qui se moque de la vérité dos faits et des personnages, qui promène sur les planches des pantins au ventre bourré de son, qui, sous le prétexte do je ne sais quel idéal, patauge dans le pastiche de Shakespeare et d'Hugo. Chaque époque a sa formule, et notre formule n'est certainement pas celle de 1830. Nous sommes à un âge de méthode, de science expérimentale» nous avons avant tout le besoin de l'analyse exacte. Ce serait bien peu comprendre la liberté conquise que de vouloir nous enfermer clans une nouvelle tradition. Le terrain est libre, nous pouvons revenir à l'homme et à la nature.
Dernièrement, on faisait de grands efforts pour ressusciter le drame historique. Rien de mieux. Un critique ne peut condamner d'un mot le choix des sujets historiques, malgré toutes ses préférences personnelles pour les sujets modernes. Je suis simplement plein de méfiance. Le patron sur lequel on taille chez nous ces sortes do pièces me fait peur à l'avance. Il faut voir comme y on traite l'histoire, quels singuliers personnages on y présente sous des noms de rois, de grands capitaines ou de grands artistes, enfin à quelle effroyable sauce on y accommode nos annales. Dès que les auteurs de ces machineslà sont dans le passé, ils se croient tout permis, les invraisemblances, les poupées de carton, les sottises énormes, les barbouillages criards d'une fausse couleur locale. Et quelle étrange langue, ■François Ior parlant comme un mercier de la rue Saint-Denis, Richelieu ayant des mots de traître du boulevard du Crime, Charlotte Corday pleurant avec des sentimentalités de petite ouvrière ! Ce qui me stupéfie, c'est que nos auteurs dramatiques ne paraissent pas se douter un instant que le genre historique est forcément le plus ingrat, celui où les recherches, la conscience, le talent profond d'intuition et de résurrection sont je plus nécessaires. Je comprends ce drame, lorsqu'il'est traité par des poètes de génie ou pardeshommes d'une science immense,capables do mettre devant les spectateurs toute une
époque debout, avec son air particulier, ses moeurs, sa civilisation; c'est là alors une oeuvre de divination ou de critique d'un intérêt profond.
Mais je sais malheureusement ce que les partisans du drame historique veulent ressusciter : c'est uniquement le drame à panaches et à ferraille, la pièce à grand spectacle et à grands mots, la pièce menteuse faisant la parade devant la foule, une parade grossière qui attriste les esprits justes. Et je me méfie. Je crois que toute cette antiquaille est bonne à laisser dans notre musée dramatique, sous une pieuse couche de poussière.
Sans doute, il y a de grands obstacles aux tentatives originales. On se heurte contre les hypocrisies de la critique et contre la longue éducation de sottise faite à la foule. Cette foule, qui commence à rire des enfantillages de certains mélodrames, se laisse toujours prendre aux tirades sur les beaux sentiments. Mais les publics changent; le public de Shakespeare, le public de Molière ne sont plus les nôtres. Il faut compter sur le mouvement des esprits, sur le besoin de réalité qui grandit partout. Les derniers romantiques ont beau répéter que le public veut ceci, que le public ne veut pas cela : il viendra un jour où le public voudra la vérité.
IV
Toutes les formules anciennes, la formule classique, la formule romantique, sont basées sur l'arrangement et sur l'amputation systématiques du vrai. On a posé en principe que le vrai est indigne ; et on essaye d'en tirer une essence, une poésie, sous le pré texte qu'il faut expurger et agrandir la nature. Jusqu'à présent, les clifférentesécoleslittéraires ne se sont battues que sur la question de savoir de quel déguisement on devait habiller la vérité, pour qu'elle n'eût pas l'air o\'une dévergondée en public. Les classiques avaient adopté le péplum, les romantiques ont fait une révolution pour imposer la cotte de maille et le pourpoint. Au fond, ce changement de toilette importe peu, le carnaval de la nature continue. Mais, aujourd'hui, les naturalistes arrivent et déclarent que le vrai n'a pas besoin de draperies; il doit marcher dans sa nudité. Là, je le répète, est la querelle.
Certes, les écrivains de quelque jugement comprennent parfaitement que la tragédie et le drame romantique sont morts. Seulement, le plus grand nombre sont très troublés en songeant à la formule encore vague de demain. Est-ce que sérieusement la vérité leur demande de faire le sacrifice de la grandeur, de la poésie, du souffle épique qu'ils ont l'ambition de mettre dans leurs pièces? Est-ce que le naturalisme exige d'eux qu'ils rapetissent de toutes parts leur horizon et qu'ils ne risquent plus un seul coup d'aile dans le ciel de la fantaisie?
J e vais tâcher de répondre. Mais, auparavant, il
faut déterminer les procédés que les idéalistes
emploient pour hausser leurs oeuvres à la poésie.
Ils commencent par reculer au fond des âges le
j sujet qu'ils ont choisi. Cela leur fournit des cos|
cos| et rend le cadre assez vague pour leur
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LE NATURALISME.AU THÉÂTRE
permettre tous les mensonges. Ensuite, ils gêné- le ralisent au lieu d'individualiser, leurs person- d' nages ne sont plus des êtres vivants, mais des gc sentiments, des arguments, des passions déduites s': et raisonnées. Le cadre faux veut des héros de m marbre ou de carton. Un homme en chair et en é] os, avec son originalité propre, détonnerait ti d'une façon criarde au milieu d'une époque lé- le gendaire. Aussi voit-on les personnages d'une si tragédie ou d'un drame romantique se promener, d raidis dans une attitude, l'un représentant le u devoir, l'autre le patriotisme, un troisième la superstition, un quatrième l'amour maternel ; et p ainsi de suite, toutes les idées abstraites y d passent à la file. Jamais l'analyse complète d'un p organisme, jamais un personnage dont les ( muscles et le cerveau travaillent comme dans la e nature. t
Ce sont donc là les procédés auxquels les r écrivains tournés vers l'épopée ne veulent pes c renoncer. Toute la poésie, pour eux, est dans le t passé et dans l'abstraction, dans l'idéalisation 1 des faits et des personnages. Dès qu'on les met 1 en face de la vie quotidienne, dès qu'ils ont de- ; vaut eux le peuple qui emplit nos rues, ils i battent des paupières, ils balbutient, effarés, ne ] voyant plus clair, trouvant tout très laid et i indigne de l'art. A les entendre, il faut que les sujets entrent dans les mensonges de la légende, il faut que les hommes se pétrifient et tournent à l'état de statue, pour que l'artiste puisse enfin les accepter et les accommoder à sa guise. Or, c'est à ce moment que les" naturalistes arrivent et disent très carrément, que la poésie est partout, en tout, plus encore dans le présent et le réel que dans le passé et l'abstraction. Chaque fait, à chaque heure, a son côté poétique et superbe. Nous coudoyons des héros autrement grands et puissants que les marionnettes des faiseurs d'épopée. Pas un dramaturge, dans ce siècle, n'a mis debout des figures aussi j hautes que le baron Hulot, le vieux Grandet, César Biroteau, et tous les autres personnages de Balzac, si individuels et si vivants. Aiqn'ès de ces créations géantes et vraies, les héros grecs ou romains grelottent, les héros du moyen âge tombent sur le nez comme des soldats de plomb.
Certes, à cette heure, devant les oeuvres supérieures produites par l'école naturaliste, des oeuvres de haut vol, toutes vibrantes de vie, il est ridicule et faux de parquer la poésie dans je ne sais quel temple d'antiquailles, parmi les toiles d'araignée. La poésie coule à plein bord dans tout ce qui existe, d'autant plus large . qu'elle est plus vivante. Et j'entends donner à ce mot de poésie toute sa valeur, ne pas en enfermer le sens entre la cadence de deux rimes, ni au fond d'une chapelle étroite de rêveurs, lui restituer son vrai sens humain, qui est de signifier l'agrandissement et l'épanouissement de toutes les vérités.
Prenez donc le milieu contemporain, et tâchez d'y faire vivre des hommes : vous écrirez de belles oeuvres. Sans doute, il faut un effort, il faut dégager du pêle-mêle de la vie la formule ■ «impie du naturalisme. Là est la difficulté, faire grand avec des sujets et des personnages que nos yeux, accoutumés au spectacle de chaque jour, ont fini par voir petits. Il est plus commode, je
le sais, de présenter une marionnette au public, d'appeler la marionnette Charlemagne et de le gonfler à un tel point de tirades, que le public s'imagine avoir vu un colosse ; cela est plus commode que de prendre un bourgeois de notre époque, un homme grotesque et mal mis et d'en tirer une poésie sublime, d'en faire, par exemple, le père Goriot, le père qui donne ses entrailles n ses filles, une figure si énorme de vérité et d'amour, qu'aucune littérature ne peut en offrir une pareille.
Rien n'est aisé comme de travailler sur des patrons, avec des formules connues ; et les héros, dans le goût classique ou romantique, coûtent si peu de besogne, qu'on les fabrique à la douzaine. C'est un article courant dont notre littérature est encombrée. Au contraire, l'effort devieni très dur, lorsqu'on veut un héros réel, savamment analysé, debout et agissant. Voilà sans doute pourquoi le naturalisme terrifie les auteurs habitués à pêcher des grands hommes dans l'eau trouble de Fhisioire.il leur faudrait fouiller l'humanité trop profondément, apprendre la vie. aller droit à la grandeur réelle et la mettre en oeuvre d'une main puissante. Et qu'on ne nie pas cette poésie vraie de l'humanité; elle a été dégagée dans le roman, elle peut l'être an théâtre; il n'y a là qu'une adaptation à trouver. Je suis tourmenté par une comparaison qui me poursuit et. dont je me débarrasserai ici. On vient de jouer pendant, de longs mois, à l'Odéon, /es DiuiiclwjJ, une pièce dont Faction se passe en Russie; elle a eu chez nous un très vil succès, seulement elle est si mensongère, paraîtil, si pleine de grossières invraisemblances, que Fauteur, qui est Paisse, n'a pas même osé la faire représenter dans son pays. Que pensez-vous de cette oeuvre qu'on applaudit à Paris et qui serait siftlée à Saint-Pétersbourg? Eh bien ! imaginez un instant que les Romains puissent, resj susciter et qu'on représente devant eux Romvaincue. Entendez-vous leurs éclats de rire? croyez-vous que lapièce irait jusqu'au bout? Elle leur semblerait un véritable carnaval, elle sombrerait, sous un immense ridicule. Et il en est .ainsi de toutes les pièces historiques, aucune ne pourrait être jouée devant les sociétés qu'elles ont la prétention de peindre. Etrange théâtre,
I alors, qui n'est possible que chez des étrangers, qui est basé sur la disparition des générations dont il s'occupe, qui vit d'erreurs au point d'être seulement bon pour des ignorants ! L'avenir est au naturalisme. On trouvera la 1 formule, on arrivera à prouver qu'il y a plus de 3 ■ poésie dans le petit appartement d'un bour p_ geois que dans tous les palais vides et vermoulus i" de l'histoire; on finira même par voir que ton' se rencontre dans le réel, les fantaisies adoi râbles, échappées du caprice et de l'imprévu, ol e les idylles, et les comédies, et les drames. t Quand le champ sera retourné, ce qui semble ■inquiétant et irréalisable aujourd'hui deviendra t une besogne facile.
z Certes, je ne puis me prononcer sur la forme
il que prendra le drame de demain ; c'est, au génie le qu'il faut laisser le soin de parler. Mais je me '0 permettrai partout d'indiquer la voie dans lais quelle j'estime que notre théâtre s'engagera, r, ! Il s'agit d'abord de laisser là le drame roman je j tique. Il serait désastreux de lui prendre se.'
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LES THÉORIES
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procédés d'outrance, sa rhétorique, sa théorie de l'action quand même, aux dépens de l'analyse des caractères. Les plus beaux modèles du genre ne sont, comme on l'a dit, que des opéras à grand spectacle. Je crois donc qu'on doit remonter jusqu'à la tragédie, non pas, grand Dieu ! pour lui emprunter davantage sa rhétorique, son système 'de confidents, de déclamations, de récits interminables; mais pour revenir à la simplicité de l'action et à l'unique étude psychologique et physiologique des personnages. Le cadre tragique ainsi entendu est excellent : un fait se déroulant dans sa réalité et soulevant chez les personnages des passions et des sentiments, dont l'analyse exacte serait le seul intérêt de la pièce. Et cela dans le milieu contemporain, avec le peuple qui nous entoure. Mon continuel souci, mon attente pleine d'angoisse est donc de m'interroger, de me demander lequel de nous va avoir la force de se leArer tout debout et d'être un homme de génie. Si le drame naturaliste doit être, un homme de génie seul peut l'enfanter. Corneille et Racine ont fait, la tragédie. Victor Hugo a fait le drame romantique. Où donc est. Fauteur encore inconnu qui doit faire le drame naturaliste ! Depuis quelques années, les tentatives n'ont pas manqué. Mais, soit que le public ne fût pas mûr, soit plutôt qu'aucun des débutants n'eût le large souffle nécessaiie, pas une de ces tentatives n'a eu encore de résultat décisif.
En ces sortes de combats, les petites victoires ne signifient rien ; il faut des triomphes, accablant les adversaires, gagnant la foule à la cause. Devant un homme vraiment fort, les spectateurs plieraient les épaules. Puis, cet homme apporterait le mot attendu, la solution du problème, la formule de la vie réelle sur la scène; en la combinant avec, la loi d'optique nécessaire au théâtre. Il réaliserait enfin ce que les nouveaux venus n'ont pu trouver encore ; être âsseî habile ou assez puissant pour s'imposer, rester assez vrai pour que l'habileté ne le conduisît pas au , mensonge.
Et quelle place immense ce novateur prendrait dans notre littérature dramatique 1 II serait au sommet. II bâtirait son monument au milieu du désert cle médiocrité que nous traversons, parmi les bicoques de boue et de crachat dont on sème au jour le jour nos scènes les plus illustres. Il devrait to\it remettre en question et tout refaire, balayer les planches, créer un inonde, dont il prendrait les éléments dans la vie, en dehors des traditions. Parmi les rêves d'ambition que peut faire un écrivain à notre époque, il n'en est certainement pas de plus vaste. Le domaine du roman est encombré; le domaine du théâtre est libre. A cette heure, en France, une gloire impérissable attend l'homme de génie qui, reprenant l'oeuvre de Molière, trouvera en plein dans la réalité la comédie vivante, le drame vrai de la société moderne.
LE DON
Je parlerai de ce fameux don du théâtre, dont il est si souvent question.
On connaît la théorie. L'auteur dramatique est. un homme prédestiné cpii naît'avec une étoile au front. Il parle, les foules le reconnaissent et s'inclinent. Dieu l'a pétri d'une manière rare et particulière. Son cerveau a des cases en plus. Il est le dompteur qui apporte une électricité dans le regard. Et ce don, cette flamme divine est d'une qualité si précieuse, qu'elle ne descend et ne brûle que sur quelques têtes choisies, une douzaine au plus par génération.
Cela fait sourire. Voyez-vous Fauteur dramatique, transformé en oint du Seigneur I J'ignore pourquoi, par décret, on n'autoriserait pas nos vaudevillistes et nos dramaturges à porter un costume de pontifes pour les différencier de la foule. Comme ce monde du théâtre gratte et exaspère la vanité 111 n'y a pas que les comédiens qui se haussent sur les planches et se donnent en continuel spectacle. Voilàles auteurs dramatiques gagnés par cette fièvre. Ils veulent être exceptionnels, ils ont des secrets comme lés francs-maçons, ils lèvent les épaules de pitié quand un profane touche à leur art, ils déclarent modestement qu'ils ont un génie particulier; mon Dieu ! oui, eux-mêmes ne sauraient dire pourquoi ils ont du talent, c'est comme ce! a, c'est le ciel.qui.l'a voulu. On peut chercher à,'leur
dérober leur secret; peine inutile, le travail, qui mène à tout, ne mène pas à là science du théâtre. Et la critique moutonnière accrédite cette belle croyance-là, fait ce joli métier de décourager les travailleurs.
Voyons, il faudrait s'entendre. Dans tous les arts, le don est nécessaire. Le peintre qui n'est pas doué, ne fera jamais que des tableaux très médiocres ; de même le sculpteur, de même le musicien. Parmi la grande famille des écrivains, il naît, des philosophes, des historiens, des critiques, des poètes, des romanciers; je veux dire des hommes que leurs aptitudes personnelles poussent plutôt vers la philosophie, l'histoire, la critique, la poésie, le roman. Il y a là une vocation, comme dans les métiers manuels. Au théâtre aussi il faut le don, mais il ne le faut pas davantage que dans le roman, par exemple. Remarquez que la critique, toujours inconséquente, n'exige pas le don chez le romancier. Le commissionnaire du coin ferait un roman, que cela s'étonnerait personne; il serait dans son droit. Mais, lorsque Balzac se risquait à écrire une pièce, c'était un soulèvement général; il n'avait pas le droit de faire du théâtre, et là critique le traitait en véritable malfaiteur.
Avant d'expliquer cette stupéfiante situation faite aux auteurs dramatiques, je veux poser deux'fpoints avec netteté. La théorie du don
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
du théâtre entraînerait deux conséquences : i d'abord, il y aurait un absolu dans l'art drama- ' tique; ensuite, quiconque serait doué devienI drait à peu près infaillible. i
Le théâtre ! voilà l'argument de la critique. 1 Le théâtre est ceci, le théâtre est cela. Eh ! bon i Dieu ! je ne cesserai de le répète)', je vois bien des théâtres, je ne- vois pas le théâtre. Il n'y a ' pas d'absolu, jamais I dans aucun art ! S'il y a un théâtre, c'est qu'une mode l'a créé hier et qu'une mode l'emportera demain. On met en avant la théorie que le théâtre est une synthèse, que le parfait auteur dramatique doit dire en un , mot ce que le romancier dit en une page. Soit ! notre formule dramatique actuelle donne raison à cette théorie. Mois que.fera-t-on alors de la • formule dramatique du dix-septième siècle, dé ' la tragédie, ce développement purement oratoire? Est-ce que les discours interminables que l'on trouve dans Racine et dans Corneille sont de la synthèse? Est-ce qiie surtout le fameux récit de Théramène est de la synthèse? On prétend qu'il ne faut pas de description au théâtre ; en voilà pourtant une, et d'une belle longueur, et dans un de nos chefs-d'oeuvre. -
Où est donc le. théâtre? Je demande aie voir, à savoir comment il est fait et quelle figure il a. Vous imaginez-vous nos tragiques et nos comiques d'il y a deux siècles en face de nos drames et de nos comédies d'aujourd'hui? Ils n'y comprendraient absolument rien. Celle fièvre cabriolante, cotte synthèse qui sautille en petites phrases nerveuses, tout cet art haché et poussif leur semblerait, do la folie pure. Dé même que si un de nos auteurs s'avisait de reprendre l'ancienne formule, on le plaisanterait comme un homme qui monterait en coucou pour aller à Versailles. Chaque génération a son théâtre, voilà la vérité. J'aurais la partie trop belle, si je comparais maintenant les théâtres étrangers avec le nôtre. Admettez que Shakespeare donne aujourd'hui ses chefs-d'oeuvre à la Comédie-Française ; il serait sifflé de la belle façon. Le théâtre russe est impossible chez nous, parce qu'il a trop de saveur originale. Jamais nous n'avons pu acclimater Schiller. Les Espagnols, les Italiens ont également leurs formules. Il n'y a que nous qui, depuis un demi-siècle, nous soyons mis à fabriquer des pièces d'exportation, qui peuvent être jouées partout, parce qu'elles n'ont justement pas d'accent et qu'elles ne sont que de jolies mécaniques bien construites. Du moment où l'absolu n'existe pas dans un art, le don prend un caractère plus large et plus souple. Mais ce n'est pas tout : l'expérience de chaque jour nous prouve que les auteurs qui ont ce fameux don, n'en produisent pas moins, de temps à autre, des pièces très mal faites et qui tombent. Il paraît que le don sommeille par instants. Il est inutile cle citer des exemples. Tout d'un coup, Fauteur le plus adroit, le plus vigoureux, le plus respecté du public, accouche d'une oeuvre non seulement médiocre, mais qui ne se tient même pas debout." Voilà le dieu par terre. Et si l'on fréquente le monde des coulisses, c'est.bien autre chose. Interrogez un directeur, un comédien, un auteur dramatique : ils vous répondront qu'ils n'entendent rien [du tout au théâtre. On siffle les scènes sur lesquelles ils comptaient, on applaudit celles qu'ils voulaient
couper la veille de la première représentation. Toujours, ils marchent dans l'inconnu, au petit bonheur. Leur, vie est faite de hasards. Ce qui réussit là, échoue ailleurs ; un soir, un mot porte, le lendemain il ne fait aucun effet. Pas une règle, pas une certitude, la nuit complète.
Que vient-on alors nous parler de don, et donnerau don une importance décisive, lorsqu'il n'y a pas Une formule stable et lorsque les mieux doués ne sont encore que des écoliers, qui ont du bonheur un jour et qui n'en ont plus le lendemain ! Je sais bien qu'il y a un critérium commode pour la critique : une pièce réussit, l'auteur aie don; elle tombe, Fauteur n'a pas le don. Vraiment c'est là une façon de s'en tirer à bon .compte. Musset n'-avait certainement pas' le don au degré où le possède M. Sardou; qui hésiterait pourtant entre les deux répertoires? Le don est une invention toute moderne. 11 est né avec notre mécanique théâtrale. Quand on fait bon marché de la langue, de la vérité, des observations, de la création d'âmes originales, on en arrive fatalement à mettre au-dessus de tout l'art de l'arrangement,'la pratique matérielle. Ce sont nos comédies d'intrigue, avec leurs complications scéniques, qui ont donné cette importance au métier. Mais, sans compter que la formule change selon les évolutions littéraires, est-ce que le génie de nos classiques, de Molière et de Corneille, est dans ce métier? Non, mille fois non ! Ce qu'il faut dire, c'est cpie le théâtre est ouvert à toutes les tentatives, à la vaste production humaine. Ayez le don, mais ayez surtout du talent. On ne badine pas avec l'amour vivra, tandis cpie j'ai grand'peur pour les Bourgeois de Pont-Arcy.
Maintenant, voyons ce qui peut, donner le change à la critique et la rendre si sévère pour les tentatives dramatiques qui échouent. Examinons d'abord ce qui se passe, lorsqu'un romancier publie un roman et lorsqu'un autour dramatique fait jouer une pièce.
Voilà le volume en vente. J'admets cpie lo romancier y ait fait une étude originale, dont l'âpreté doive blesser le public. Dans les premiers temps, le succès est médiocre. Chaque lecteur, chez lui, les pieds sur les chenets, se fâche plus ou moins. Mais s'il a le droit de brûler son exemplaire, il ne peut brûler l'édition. On ne tue pas un livre. Si le livre est. fort, chaque jour il gagnera à l'auteur des sympathies. Ce sera un prosélytisme lent, mais invincible. Et, un beau matin, le roman dédaigné, le roman conspué, aura vaincu et prendra de lui-même la haute place à laquelle il a droit.
Au contraire, on joue la pièce. L'auteur dramatique y a risqué, comme le romancier, des nouveautés de forme et de fond. Les spectateurs se fâchent, parce que ces nouveautés lés dérangent. Mais ils ne sont plus chez eux, isolés; ils sont en masse, quinze cents à deux mille; et du coup, sous les huées, sous les sifflets, ils tuent la pièce. Dès lors, il faudra des circonstances extraordinaires pour que cette pièce ressuscite et soit reprise devant un autre public, qui cassera le jugement du premier, s'il y a lieu. Au théâtre, il faut réussir sur-le-champ ; on n'a pas à compter sur l'éducation des esprits, sur la conquête lente des sympathies. Ce qui blesse, ce qui a une saveur inconnue, reste sur le car-
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LES THÉORIES
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reau, et pour longtemps, si ce n'est pour toujours.
Ce sont ces conditions différentes qui, aux yeux de la critique, ont grandi si démesurément l'importance du don au théâtre. Mon Dieu ! dans le roman, soyez ou ne soyez pas doué, faites mauvais si cela vous amuse, puisque vous ne courez pas le risque d'être étranglé. Mais, au théâtre, méfiez-vous, ayez un talisman, soyez sûr de prendre le public par des moyens connus ; autrement, vous êtes un maladroit, et c'est bien fait si vous restez par terre. ;De là, la nécessité du succès immédiat, cette nécessité qui rabaisse le théâtre, qui tourne l'art dramatique au procédé, à la recette, à la mécanique. Nous autres romanciers, nous demeurons souriants au milieu des clameurs que nous soulevons. Qu'importe ! nous vivrons quand même, nous sommes supérieurs aux colères d'en bas. L'auteur dramatique frissonne ; il doit ménager chacun.; il coupe un mot, remplace une phrase; il masque ses intentions, cherche des expédients pour duper son monde, en somme, il pratique un art de ficelles, auquel les plus grands ne peuvent se soustraire. ;.
Et le don arrive. Seigneur i avoir le don et ne pas être sifflé 1 On devient superstitieux, on-a son étoile. Puis, l'insuccès ou le succès brutal de la première représentation déforme tout. Les spectateurs réagissent les uns sur les autres. On porte aux nues dos oeuvres médiocres, on, jette au ruisseau, des oeuvres estimables. Mille circonstances modifient le jugement. Plus tard, on s'étonne, on ne comprend plus. Il n'y a pas de verdict passionné où la justice soit plus rare.
C'est le théâtre. Et il paraît que, si défectueuse et si dangereuse cpie soit cette forme de
Fart, elle a une puissance bien grande, puisqu'elle enrage tant d'écrivains. Ils y sont attirés par l'odeur de bataille, par le besoin de conquérir violemment le public. Le pis est que.la critique se fâche. Vous n'avez pas le don, allez-vous-en. Et elle a dit certainement cela à Scribe, quand il a été sifflé, à ses débuts ; elle Fa répété à M. Sardou, à l'époque de la Taverne des étudiants; elle jette ce cri dans les jambesde tout nouveau venu qui arrive avec une personnalité. Ce fameux don est le passeport clés auteurs dramatiques. Avez-vous le don? Non. Alors, passez au. large, ou nous vous mettons une balle dans la tête.
J'avoue que je remplis d'une tout autre manière mon rôle de critique. Le don me laisse assez froid. Il faut qu'une figure ait un nez pour être une figure ; il faut qu'un auteur dramatique sache faire une pièce pour être un auteur dramatique, cela va de soi. Mais que de marge ensuite 1 Puis, le succès ne signifie rien. Phèdre est tombée à la première représentation. Dès qu'un auteur apporte une nouvelle formule, il blesse le public, il y a bataille sur son oeuvre. Dans dix ans, on l'applaudirai : . l'. .'-!
Ah t si je pouvais ouvrir toutes grandes les. portes des théâtres à la jeunesse, à l'audace, à ceux qui ne paraissent pas avoir le don aujourd'hui et qui l'auront peut-être demain, je leur dirais d'oser tout, de nous donner de la vérité et de la vie, de ce sang nouveau dont notre littérature dramatique a tant besoin 1 Cela vaudrait mieux que de se planter devant nos théâtres, une férule |de magister à la main, et de crier : « Au large 1 » aux jeunes braves qui ne procèdent ni de Scribe ni de M. Sardou. Fichu métier, comme disent les gendarmes, quand ils ont une corvée à faire.
LES JEUNES
J'ai entendu dire un jour à un faiseur, ouvrier très adroit en mécanique théâtrale : « On nous parle toujours de l'originalité des jeunes; mais quand un jeune fait une pièce, il n'y a pas de ficelle usée qu'il n'emploie, il entasse toutes les combinaisons démodées dont nous ne voulons plus nous-mêmes. » Et, il faut bien le confesser, cela est vrai. J'ai remarqué moi-même, que les plus audacieux des débutants s'embourbaient profondément dans l'ornière commune.
D'où vient donc cet avortement à peu près général? On a vingt ans, on part pour la conquête des planches, on se croit très hardi et très aeuf ; et pas du tout, lorsqu'on a accouché d'un drame ou d'une comédie, il arrive prescjue toujours qu'on a pillé le répertoire de Scribe ou de M. d'Ennery. C'est tout au plus si, par maladresse, on a réussi à défigurer les situations qu'on leur a prises. Et j'insiste sur l'innocence parfaite de ces plagiats, on s'imagine de très âonne foi avoir tenté un effort considérable d'originalité.
Les critiques qui font du théâtre une science
et qui proclament la nécessité absolue de la mécanique théâtrale, expliqueront le fait en disant qu'il faut être écolier avant d'être maître. Pour eux, il est fatal qu'on passe par Scribe et M. d'Ennery, si l'on veut un jour connaître toutes les finesses du métier. On étudie naturellement dans leurs oeuvres le code des traditions. Même les critiques dont je parle croiront tirer de cette imitation inconsciente un argument, décisif en faveur de leurs théories : ils diront que le théâtre est à un tel point une pure affaire de charpente, que les débutants, malgré eux, commencent presque toujours par ramasser les vieilles poutres abandonnées pour en faire une carcasse à leurs oeuvres.
Quant à moi, je tire del'aventure des réflexions tout autres. Je demande pardon si je me mets en scène ; mais j'estime que les meilleures observations sont celles que l'on.fait sur soi. Pourquoi, lorsqu'à vingt ansr je rêvais des plans de drames et de comédies, ne trouvais-je jamais que des coups de théâtre las de traîner partout? Pourquoi une idée de pièce se présentait-elle
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
toujours à moi avec des combinaisons connues, n une convention qui sentait le monde des plan- c ches? La réponse est simple : j'avais déjà l'es- t.: prit infecté par les pièces que j'avais vu jouer, je d croyais déjà à mon insu que le théâtre est un o coin à part, où les actions et les paroles prennent c forcément une déviation réglée d'avance. e
Je me souviens de ma jeunessepasséedansune t petite ville. Le théâtre jouait trois fois par se- t maine, et j'en avais la passion. Je ne dînais pas c pour être le premier à la porte, avant l'ouver- ( ture des bureaux. C'est là, dans cette salle ; étroite, que pendant cinq ou six ans j'ai vu 1 défiler tout le répertoire du Gymnase et de la Porte-Saint-Martin. Education déplorable et dont je sens toujours en moi l'empreinte ineffaçable. Maudite petite salle ! j'y ai appris comment un personnage doit entrer et sortir; j'y ai appris la symétrie des coups de scène, la nécessité des rôles sympathiques et moraux, tous les escamotages de la vérité, grâce à un geste ou à une tirade; j'y ai appris ce code compliqué de la convention, cet arsenal des ficelles qui a fini par constituer chez nous ce que la critique appelle de ce mot absolu: «le théâtre». J'étais sans défense alors, et j'emmagasinais vraiment de jolies choses dans ma cervelle. ■ On ne saurait croire l'impression énorme que produit le théâtre sur une intelligence de collégien échappé. On est tout neuf, on se façonne là comme une cire molle. Et le travail sourd qui se fait en vous, ne tarde pas à vous imposer cet axiome : la vie est une chose, le théâtre en est une autre. De là, cette conclusion : quand on veut faire du théâtre, il s'agit d'oublier la vie et de manoeuvrer ses personnages d'après- une tactique particulière, dont on apprend les règles. Allez donc vous étonner ensuite si les débutants ne lancent pas des pièces originales ! Ils sont déflorés par dix ans do représentations subies. Quand ils évoquent l'idée de théâtre, toute une longue suite cle vaudevilles et cle mélodrames défilent et les écrasent. Us ont dans le sang la tradition. Pour se dégager de cette éducation abominable, il leur faut de longs efforts. Certes, je crois qu'un garçon qui n'aurait jamais mis les pieds dans une salle cle spectacle, serait beaucoup plus près d'un chef-d'oeuvre qu'un garçon dont l'intelligence a reçu l'empreinte de cent représentations successives.
Et l'on surprend très bien là comment la convention théâtrale se forme. C'est une autre "langue que l'on apprend à parler. Dans les familles riches, on a une gouvernante anglaise ou allemande qui est chargée cle parler sa langue aux enfants, pour que ceux-ci l'apprennent sans même s'en apercevoir. Eh bien, c'est de cette façon que se transmet la convention théâtrale. A notre insu, nous l'admettons comme une chose courante et naturelle. Elle nous prend tout jeunes et ne nous lâche plus. Cela nous semble nécessaire qu'on agisse autrement sur les.plancheS' cpie dans la vie de tous les jours. Nous .en arrivons même à marquer certains faits comme appartenant spécialement au théâtre. « Ça, c'est du théâtre », disons-nous, tellement nous distinguons entre ce qui est et ce que nous avons accepté.
Le pis est que cette phrase : « Ça, c'est du théâtre », prouve à quel point de simple facture
nous avons rabaissé notre scène nationale. Estce que du temps de Molière et de Racine, un critique aurait osé louer leurs chefs-d'oeuvre, en disant : « C'est du théâtre »? Aujourd'hui, quand on dit qu'une pièce est du théâtre, il n'y a plus qu'à tirer l'échelle. C'est, je le répète une lois encore, que l'intrigue et la charpente priment tout, dans notre littérature dramatique. Le code théâtral que le public impose n'a pas cent ans de date, et j'enrage lorsque j'entends qu'onle donne comme une loi révélée, à jamais immuable, qui a toujours été et qui sera toujours. Si l'on se contentait de voir dans ce prétendu code une formule passagère qu'une autre formule remplacera demain, rien ne serait plus juste, et il n'y aurait pas à se fâcher*
D'ailleurs, on peut bien accorder que la formule en question, celle qui agonise en ce moment, a été inventée par des hommes d'habileté et de goût. En voyant le succès européen qu'elle a eu, ils ont pu croire un instant qu'ils avaient découvert « le théâtre », le seul, l'unique. Toutes les nations voisines, depuis cinquante ans, ont pillé notre répertoire moderne et n'ont guère vécu que de nos miettes dramatiques. Cela vient de ce que la formule de nos dramaturges et de nos vaudevillistes convient aux foules, qu'elle les prend par la curiosité et.Fintérêtpurement physique. En outre, c'est là une littérature légère, d'une digestion facile, qui ne demande pas un grand effort pour être comprise. Le roman feuilleton a eu un pareil succès en Europe. Certes, il ne faut pas être lier, selon moi, de l'engouement de la Russie et do l'Angleterre, par exemple, pour nos pièces actuelles. Ces pays nous empruntent aussi les modes de nos femmes, et l'on sait que ce ne sont pas nos meilleurs écrivains qui y sont applaudis. Est-ce que jamais les Russes et les Anglais ont eu l'idée de traduire notre répertoire classique? Non; mais ils raffolent de nos opérettes. Je le dis encore, le succès en Europe de nos pièces modernes vient justement de leurs qualités moyennes : un jeu de bascule heureux, un rébus qu'on donne à déchiffrer, 1111 joujou à la mode d'un maniement facile pour toutes les intelligences et toutes les nationalités.
D'ailleurs, c'est chez les étrangers eux-mêmes que j'irai choisir aujourd'hui mon dernier argument contre cette idée fausse d'un absolu quelconque clans Fart dramatique. Il faut connaître ! le théâtre russe et le théâtre anglais. Rien d'aussi différent, rien d'aussi contraire à l'idée balancée i et rythmique que nous nous faisons en France i d'une pièce. Lalittérature russe compte quelques t drames superbes, qui se développent avec une i originalité d'allures des plus caractéristiques; et je n'ai pas à dire quelle violence, quel génie 3 libre règne dans le théâtre anglais. Il est vrai, s nous avons infecté ces peuples cle notre joli a joujou à la Scribe, mais, leurs théâtres natiot naux n'en sont pas moins là pour nous montrer !• ce qu'on peut oser.
s En tout cas, les chefs-d'oeuvre dramatiques
>. des autres nations prouvent que notre théâtre (t contemporain, loin d'être une formule, absolue, is n'est qu'un enfant bâtard et bien peigné. Il est l'expression' d'une décadeiice, il a perdu toutes u les rudesses du génie et ne se sauve que par les re | grâces d'une facture adroite. Aussi est-il grand
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LES THÉORIES
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temps de le retremper aux sources de Fart, dans l'étude de l'homme et dans le respect de la réalité.
Un cle mes bons amis me faisait des confidences dernièrement. Il a écrit, plus de dix romans, il marche librement dans un livre, et il nie disait que le théâtre le faisait trembler, lui qui pourtant n'est pas un timide. C'est que son éducation dramatique le gêne et le trouble, dès qu'il
veut, ab.order une pièce. Il voit les coups de scène connus, il entend les répliques d'usage, il a la cervelle tellement pleine de ce monde de carton, qu'il n'ose faire un effort pour se débarrasser et être lui. Tout ce public qu'il évoque en imagination, les yeux braqués sur la scène, le jour où l'on jouera son oeuvre, l'effare au point qu'il devient imbécile et qu'il se sent glisser aux banalités applaudies. Il lui faudrait tout oublier.
LES DEUX MORALES
La morale qui se dégage de notre théâtre contemporain, me cause toujours une bien grande surprise. Rien n'est singulier comme la formation de ces deux mondes si tranchés, le monde littéraire et le monde vivant; on dirait deux pays où les lois, les moeurs, les sentiments, la langue elle-même, offrent de radicales différences. Et la tradition est telle que cela ne choque personne; au contraire, on s'effare, on crie au mensonge et au scandale, quand un homme ose s'apercevoir do cette anomalie et affiche la prétention de vouloir qu'une même philosophie sorte du mouvement social et du mouvement, littéraire.
Je prendrai un exemple, pour établir nettement l'état des choses. Nous sommes au théâtre ou dans un roman. Un jeune homme pauvre a rencontré une jeune fille riche; tous les deux s'adorent et sont parfaitement honnêtes; le jeune homme refuse d'épouser la jeune fille par délicatesse; mais voilà qu'elle devient pauvre, et tout de suite il accepte sa main, au milieu do l'allégresse générale. Ou bien c'est la situation contraire : la jeune fille est pauvre, le jeune homme est riche; même combat de délicatesse, un peu plus ridicule; seulement, on ajoute alors un raffinement final, un refus «absolu du jeune homme d'épouser celle qu'il aime quand il est ruiné, parce qu'il ne peut plus la combler de bien-être.
Etudions la vie maintenant, la vie quotidienne, celle cpii se passe couramment, sous nos yeux. Est-ce cpie tous les jours les garçons les plus dignes, les plus loyaux, n'épousent pas des femmes plus riches qu'eux, sans perdre pour cela la moindre parcelle de leur honnêteté?" Est-ce que, dans notre société, un pareil mariage entraîne, à moins de complications odieuses, une idée infamante,mêmeimblâmequelcohque? Mais il y* a mieux, lorsque la fortune vient cle l'homme, ne sommes-nous pas touchés de ce qu'on appelle un mariage d'amour, et la jeune fille qui ferait des mines dégoûtées pour se laisser enrichir par l'homme qu'elle adore, ne serait-elle pas regardée comme la plus désagréable des péronnelles? Ainsi donc, le mariage avec la disproportion des fortunes est parfaitement admis dans nos moeurs ; il ne choque personne, il ne fait pas question; enfin il n'est immoral qu'au théâtre, où il reste à l'état d'instrument scônique.
Prenons un second exemple. Voici un fils très noble, très grand, qui a le malheur d'avoir pour père un gredin. Au théâtre, ce fils sanglote ; il se dit le reluit de la société, il parle de s'enterrer dans sa honte, et les spectateurs trouvent ça tout naturel. C'est ainsi qu'un père qui ne s'est pas bien conduit, devient immédiatement pour ses enfants un boulet de bagne. Des pièces., entièresroulentlà-dessus,avecun luxe incroyable de beaux sentiments, d'amertume et d'abnégations sublimes.
Transportons la situation dans la vie. Est-ce que, chez nous, un galant homme est déshonoré pour être le fils d'un père peu scrupuleux? Regardez autour de vous, le cas est bien fré- ' quent, personne ne refusera la mainàunhonnête garçon qui compte dans sa famille un brasseur d'affaires équivoques ou quelque personnage cle moralité douteuse. Le mot s'entend tous les jours : « Ah ! le père X..., quel gredin ! Mais le fils est un si honnête garçon ! » Je ne parle pas des pères qui ont des démêlés avec la justice, mais de cette masse considérable de chefs de famille dont la fortune garde une étrange odeur de trafics inavouables. On hérite pourtant de ces pères-là sans se croire déshonoré et sans être traité de malhonnête homme. Je ne juge pas, je dis comment va la vie, j'expose notre société dans son travail, dans son fonctionnement réel. Remarquez cpi'il ne s'agit pas du théâtre de fabrication. Ce sont, nos auteurs contemporains les plus applaudis et les plus dignes de l'être qui dissertent de la sorte à l'infini sur les façons délicates d'avoir cle l'honneur. Presque toutes les comédies de M. Augier, de M. Feuillet, de M. Sardou reposent Surune donnée semblable: un fils qui rêve la rédemption de son père ou deux amoureux qui font leur malheur en se querellant à qui sera le plus pauvre. C'est un cliché accepté dans les vaudevilles comme dans les i pièces très littéraires. J'en pourrais dire autant du roman. Les écrivains de talent pataugent dans ce poncif comme les derniers des feuilletonistes!
Il y a donc là, quand on étudie de près la mécanique théâtrale, un simple rouage accepté de tous, dont l'emploi est fixé par des règles, et qui produit toujours le même effet sur le public. La formule veut que la question d'argent désespère les amoureux délicats; et dès que deux amoureux, dans les conditions requises, sont mis à la
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
scène, Fauteur dramatique emploie tout de j r suite la formule, comme il placerait une pièce i découpée dans un jeu de patience Cela s'em- i boîte, le public retrouve l'idée toute faite, on ç s'entendàdemi-mots,rien de plus commode; car i on est dispensé d'une étude sérieuse des réalités, ] on échappe à toutes recherches et à toutes fa- i çons de voir originales. De même pour le fils qui c meurt de la honte de son père ; il fait partie de la i collection de pantins que les théâtres ont dans i leurs magasins des accessoires. On le revoit toujours avec plaisir, ce type du fils vengeur, en : bois ou en carton. La comédie italienne avait Arlequin, Pierrot, Polichinelle, Colombine, ces types de la grâce et de la coquinerie humaines, si observés et si vrais dans la fantaisie; nous autres, nous avons la collection la plus triste, la plus laide, la plus faussement noble qu'on puisse voir, des bonshommes blêmes,l'amantqui crache sur l'argent, le fils qui porte le deuil des farces du père, et tant d'autres faiseurs de sermons, abstracteurs de quintessence morale, professeurs de beaux sentiments. Qui donc écrira les Précieuses ridicules de ce protestantisme qui nous noie?
J'ai dit un jour que notre théâtre se mourait d'une indigestion de morale. Rien de plus juste. Nos pièces sont petites, parce qu'au lieu d'être humaines, elles ont la prétention d'être honnêtes. Mettez donc la largeur philosophique de Shakespeare à côté du catéchisme d'honnêteté que nos auteurs dramatiques les plus célèbres se piquent d'enseigner à la foule. Comme c'est étroit, ces luttes d'un honneur faux sur des points qui devraient disparaître dans le grand cri douloureux de l'humanité souffrante I Ce n'est pas vrai et ce n'est pas grand. Est-ce que nos énergies sont là? est-ce que le labeur de notre grand ' siècle se trouve dans ces puérilités du coeur? On appelle cela la morale; non, ce n'est pas la morale, c'est un affadissement de toutes nos virilités, c'est un temps précieux perdu à des jeux de marionnettes.
La morale, je vais vous la dire. Toi, tu aimes cette jeune fille, qui est riche; épouse-là si elle t'aime, et tire quelque grande chose de cette fortune. Toi, tu aimes ce jeune homme, qui est riche; laisse-toi épouser, mis du bonheur. Toi, tu as un père qui a volé rapprends l'existence, impose-toi au respect. Et tous, jetez-vous dans l'action, acceptez et décuplez la vie. Vivre, la morale est là uniquement, dans sa nécessité, dans sa grandeur. En dehors de la vie, du labeur continu de l'humanité, il n'y a que folies métaphysiques, que duperies et cpie misères. Refuser ce qui est, sous le prétexte que les réalités ne sont pas assez nobles, c'est se jeter dans la monstruosité de parti pris. Tout notre théâtre est monstrueux, parce qu'il est bâti en l'air.
Dernièrement, un auteur dramatique mettait cinquante pages à me prouver triomphalement que le public entassé dans une salle de spectacle avait des idées particulières et arrêtées sur toutes choses. Hélas 1 je le sais, puisque c'est contre cet étrange phénomène que je combats. Quelle intéressante étude on pourrait faire sur la transformation qui s'opère chez un homme, dès qu'il est entré dans une salle de spectacle t Le voilà sur le trottoir : il traitera de sot tout ami qui viendra lui raconter la rupture de son
mariage avec une demoiselle riche, en lui soumettant les scrupules de sa conscience ; il «errera avec affection la main d'un charmant garçon, dont le père s'est enrichi en nourrissant nos soldats de vivres avariés. Puis, il entre dans le théâtre, et il écoute pendant trois heures avec attendrissement le duo désolé de deux amants que la fortune sépare, ou il partage l'indignation et le désespoir d'un fils forcé d'hériter à Ta mort d'un père trop millionnaire. Que s'est-il donc passé? Une chose bien simple : ce spectateur, sorti de la vie, est tombé dans la convention.
On dit que cela est bon et que d'ailleurs cela est fatal. Non cela ne saurait être bon, car tout mensonge, même noble, ne peut cpie pervertir. Il n'est pas bon de désespérer les coeurs par la peinture de sentiments trop raffinés.radicalement faux d'ailleurs dans leur exagération presque maladive. Cela devient une religion, avec ses détraquements, ses abus de ferveur dévote. Le mysticisme de l'honneur peut faire des victimes, comme toute crise purement cérébrale. Et il n'est pas vrai davantage que cela soit fatal. Je vois bien la convention exister, mais rien ne dit qu'elle est immuable, tout démontre au contraire qu'elle cède un peu chaque jour sous les coups de la vérité. Ce spectateur dont je parle plus haut, n'a pas inventé les idées auxquelles il obéit; il les a au contraire reçues et il les transmettra plus ou moins changées, si on les transforme en lui. Je veux dire que la convention est faite par les auteurs et que dès lors les auteurs peuvent la défaire. Sans cloute il ne s'agit pas de mettre brusquement toutes les vérités à la scène, car elles dérangeraient trop les habitudes séculaires du public; mais, insensiblement, et par une force supérieure, les vérités s'impose' ront. C'est un travail lent qui a lieudevant nous et dont les aveugles seulspeuventnierlesprogrôs quotidiens.
Je reviens aux deux morales, qui se résument en somme dans la question double de la vérité et do la convention. Quand nous écrivons un roman où nous tâchons d'être des analystes exacts, des protestations furieuses s'élèvent, on prétend que nous ramassons des monstres dans le ruisseau, que nous nous plaisons de parti pris dans le difforme et l'exceptionnel. Or, nos monstres sont tout simplement des hommes, et des hommes fort ordinaires, comme nous en coudoyons partout dans la Vie, sans tant nous offenser. Voyez un salon, je parle du plus honnête : si vous écriviez les confessions sincères des invités, vous laisseriez un document, qui scandaliserait les voleurs et les assassins. Dans nos livres, nous avons conscience souvent d'avoir pris la moyenne, de peindre des personnages que tout le monde reçoit, et nous restons un peu interloqués, lorsqu'on nous accuse de ne fréquenter que les bouges; même, au fond de ces bouges, il y a une honnêteté relative que nous indiquons scrupuleusement, mais que personne ne paraît retrouver sous notre plume. Toujours les deux morales. Il est admis que la vie est une chose et que la littérature en est une autre. Ce qui est accepté couramment dans la rue et chez soi, devient une simple ordure dès qu'on l'imprime. Si nous décoiffons une femme, c'est une fille; si nous nous permettons d'enleVer la redingote d'un monsieur, c'est un gredin. La
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LÈS THÉORIES
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bonhomie de l'existence, les promiscuités tolérées, les libertés permises de langage et de sentiments, tout ce train-train qui fait la vie, prend immédiatement dans nos oeuvres écrites l'apparence d'une diffamation Les lecteurs ne sont pas accoutumés à se voir dans un miroir fidèle, et ils crient au mensonge et à la cruauté. Les lecteurs et les spectateurs s'habitueront, voilà tout. Nous avons pour nous laforce de l'éternelle moralité du vrai. La besogne'du siècle est la nôtre. Peu à peu, le public sera avec nous, lorsqu'il sentira le vide cle cette littérature alambiquée,
alambiquée, vit de formules toutes faites. Il verra que la véritable grandeur n'est pas dans un étalage de dissertations morales, mais dans l'action même de la vie. Rêver ce qui pourrait être devient un jeu enfantin, quand on peut peindre ce qui est; et, je le dis encore, le réel ne saurait être ni vulgaire ni honteux, car c'est le réel qui a fait le monde. Derrière les rudesses de nos analyses, derrière nos peintures qui choquent et qui épouvantent aujourd'hui, on verra se lever la grande figure de l'Humanité, saignante et splendide, dans sa création incessante.
LA CRITIQUE ET LE PUBLIC
i
Il faut que je confesse un de mes gros étonnements. Quand j'assiste à une première représentation; j'entends souvent pendant les entr'- actes des jugements sommaires, échappés à mes confrères les critiques. Il n'est pas besoin d'écouter, il suffit de passer dans un couloir ; les voix se haussent, on attrape des mots, des phrases entières. Là, semble régner la sévérité la plus grande. En entend voler ces condamnations sans appel : « C'est infect ! c'est idiot ! ça ne fera pas le sou ! »
Et remarquez que les critiques ne sont que justes.La pièce estgénéralement grotesque.Pourtant, cette belle franchise me touche toujours beaucoup,parce que je sais combien il est courageux de dire ce qu'on pense. Mes confrères ontl'air si indigné, si exaspéré par le supplice inutile auquel on les condamne, que les jours suivants j'ai parfois la curiosité de lire leurs articles pour voir comment leur bile s'est épanchée. Ah I le pauvre auteur, me dis-je en ouvrant les journaux, ils vont l'avoir joliment accommodé ! C'est à peine si les lecteurspourrontenretrouver les morceaux.
Je lis, et je reste stupéfait. Je relis pour bien me prouver que je ne me trompe pas. Ce n'est plus le franc parler des couloirs, la vérité toute crue, la sérérité légitime d'hommes qu'on vient d'ennuyer et qui se soulagent. Certains articles sont tout à fait aimables, jettent, comme on dit, des matelas pour amortir la chute de la pièce, poussent même la politesse jusqu'à effeuiller quelques roses sur ces matelas. D'autres articles hasardent des objections, discutent avec l'auteur, finissent par lui promettre un bel avenir. Enfin les plus mauvais plaident les circonstances atténuantes.
Et remarquez que le fait se passe surtout quand la pièce est signée d'un nom connu, quand il s'agit de repêcher une célébrité qui se noie. Pour les débutants, les uns sont accueillis avec une bienveillance extrême, les autres sont écharpés sans pitié aucune. Cela tient à des considérations dont je parlerai tout à l'heure.
Certes, je ne fais pas un procès à mes confrères. Je parle en général, et j'admets à
l'avance toutes les exceptions qu'on voudra. Mon seul désir est d'étudier dans quelles conditions fâcheuses la critique se trouve exercée, par suite des infirmités humaines et des fatalités du milieu où se meuvent les juges dramatiques.
11 y a donc, entre la représentation d'une pièce et l'heure où l'on prend la plume pour en parler, toute une opération d'esprit. La pièce est exaltée ou éreintée, parce qu'elle passe par les passions personnelles du critique. La bienveillance outrée a plusieurs causes, dont voici les principales : le respect des situations acquises, la camaraderie, née de relations entre confrères, enfin l'indifférence absolue, la longue expérience que la franchise ne sert à rien.
Le respect des situations acquises vient d'un sentiment conservateur. On plie l'échiné devant un auteur arrivé, comme on la plie devant un ministre qui est au pouvoir; et même, s'il a une heure de bêtise, on la cache soigneusement, parce qu'il n'est pas prudent de déranger les idées de la foule et de lui faire entendre qu'un homme puissant, maître du succès, peut se tromper comme le dernier des pleutres. Cela affaiblirait le principe de l'autorité. On doit veiller au maintien du respect, si l'on ne veut pas être débordé par les révolutionnaires. Donc, on lance son coup de chapeau quand même, on pousse la foule sur le trottoir banal, en lui déguisant l'ennui de la promenade.
La camaraderie est bien forte, elle aussi. On a dîné la veille avec l'auteur dans une maison charmante; on doit déjeuner le lendemain avec lui, chez un ancien ami de collège. Tout l'hiver, on le rencontre ; on ne peutrentrerdans un salon sans le voir et sans lui serrer la main. Alors, comment voulez-vo us qu'onlui dise brutalement que sa pièce est détestable? Il verrait là une trahison, on mettrait dans l'embarras tous les braves gens qui vous reçoivent l'un et l'autre. Le pis est qu'il a murmuré à votre oreille : — Je compte sur vous. Et il peut y compter, en vérité, car jamais on n'a le courage de. dire toute la vérité à cet homme. Les critiques qui restent francs quand même, passent pour des gens mal élevés. L'indifférence absolue est un état où le cri-
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
tique arrive après quelques années cle pontificat. D'abord, il s'est jeté dans la bataille, a mis ses idées en avant, a livré des combats sur le terrain de chaque pièce nouvelle. Puis, en voyant qu'il n'améliore rien,quelâsottise demeure éternelle, il se calme et prend un bel égoïsme. Tout est bon, tout est mauvais, peu importe. Il suffit qu'on boive frais et qu'on ne se fasse pas d'ennemis. Il faut aussi ranger parmi ces beaux indifférents les poètes et les écrivains de grand style qui acceptent un feuilleton dramatique. Ceux-là se moquent parfaitement du théâtre. Us trouvent toutes les nièces abominables, odieuses. Et ils affectent un sourire de bons princes, ils louent jusqu'aux vaudevilles ineptes, ils n'ont que le souci de pomponner leurs phrases pour se faire à eux mêmes un joli succès.
Quant à.l'éreintement, il est presque toujours l'effet de la passion. On éreinte une pièce, parce qu'on est romantique, parce qu'on est royaliste, parce qu'on a eu des pièces siffiées ou des romans vendus sur les quais. Je répète que j'admets toutes les exceptions. Si je citais des exemples, on m'entendrait mieux ; mais je ne veux nommer personne. La critique, si débonnaire pour les auteurs arrivés, se montre tout d'un coup enragée contre certains débutants. Ceux-là, on les massacre; et le public, devant cette fureur, ne doit plus compiendre. C'est qu'il y a, par derrière, une situation dont il faudrait d'abord débrouiller les fils. Souvent, le débutant est un : novateur, un garçon gênant, un ours vivant dans son trou, loin de toute camaraderie.
D'ailleurs, notre critique théâtrale contemporaine a des reproches plus graves à se faire. Ses sévérités et ses indulgences exagérées ne sont que les résultats de la débandade, du manque de méthode, dans lequel elle vit. Elle est la seule critique existante, puisque les journaux dédaignent aujourd'hui de parler des livros, ou leur jettent l'aumône dérisoire d'un bout d'annonce griffonné par le rédacteur des faits-divers. Et j'estime qu'elle représente bien mal la sagacité et la finesse do l'esprit français. A l'étranger, on rit d* tohu-bohu de ces jugements qui se démentent les uns les autres, et qui sont souvent rendus dans un style abominable. En Angleterre, en Russie, on dit très nettement que nous n'avons plus parmi nous un seul critique.
On doit accuser d'abord la fièvre du journalisme d'informations. Quand tous les critiques rendaient leur justice le lundi, ils avaient le temps de préparer et d'écrire leurs feuilletons. On choisissait pour cette besogne des écrivains, et-si le plus souvent ta méthode manquait, chaque article était au moins un morceau de style intéressant à lire. Mais on a changé cela, il faut maintenant que les lecteurs aient, le lendemain même, un compte rendu détaillé des pièces nouvelles. La représentation finit à minuit, on tire le journal à minuit à demi, et le critique est tenu de fournir immédiatement un article d'une colonne. Nécessairement, cet article est fait après la répétition générale, ou bien il est bâclé sur le coin d'une table de rédaction, les yeux appesantis de sommeil.
Je comprends que les lecteurs soient enchantés de connaître immédiatement la pièce nouvelle. Seulement, avec ce système, toute dignité
littéraire est impossible, le critique n'est plus qu'un reporter; autant le remplacer par un télégraphe qui irait plus vite. Peu à peu, les comptes rendus deviendront de simples bulletins. On flatte la seule curiosité du public, on l'excite et on la contente. Quant à son goût, il ne compte plus; on a supprimé les virtuoses pour confier leur besogne à des journalistes qui acceptent volontiers de traiter le Théâtre comme ils traiteraient'la Bourse ou les Tribunaux, en mauvais style. Nous marchons au mépris de toute littérature. II.y a deux ou trois journaux, sur le pavé de Paris, qui sont coupables d'avoir transformé les lettres en un marché honteux où l'on trafique sur les nouvelles. Quand la marée arrive, c'est à qui vendra la raie la plus fraîche. Et que de raies pourries on passe dans le tas !
Comme il faut être de son temps, j'accepterais encore cette rapidité de l'information qui est devenue un besoin. Mais, puisqu'on a mis les phrases à la porte, on devrait au moins rejeter les banalités, condenser en quelques lignes des jugements motivés, d'une rectitude absolue. Pour cela, il faudrait que la critique eût une méthode et sût où elle va. Sans doute, on doit tolérer les tempéraments, les façons diverses de voir, les écoles littéraires qui se combattent. Le corps des critiques dramatiques ne peut ressembler à un corps de troupe qui fait l'exercice.' Même l'intérêt de la besogne est dans la passion. Si l'on ne se jetait pas ses préférences à la tête, où serait le plaisir, pour les juges et pour les lecteurs? Seulement, la passion elle-même est absente, et le pêle-mêle des opinions vient uniquement du manque complet de vues d'ensemble.
Le publie est regardé comme souverain, voilà la vérité. Les meilleurs de nos critiques se lient à lui, consultent presque toujours la salle avant de se prononcer. Ce respect du public procède do la routine, de la peur de se compromettre, du sentiment cle crainte qu'inspire tout pouvoir despotique. Il est très rare qu'un critique casse l'arrêt d'une salle qui applaudit. La pièce a réussi, donc elle est bonne. On ajoute les phrases clichées qui ont traîné partout, on tire une morale à la portée de tout le monde, et l'article est l'ait.
Comme il est difficile de savoir qui commence à se tromper, du public ou de la critique; comme, d'autre part, la critique peut accuser le public de la pousser dans des complaisances fâcheuses, tandis cpie le public peut adresser à la critique le même reproche, il en résulte que le procès reste pendant et cpie le tohu-bohu s'en trouve augmenté. Des critiques disent avec un semblant de. raison : « Les pièces sont faites poulies spectateurs, nous devons louer celles cpie les spectateurs applaudissent. » Le public, de son côté, s'excuse d'aimer les pièces sottes, endisant: « Mon journal trouve cette pièce bonne, je vais la voir et je l'applaudis. » Et la perversion devient ainsi universelle.
Mon opinion est que la critique doit constater et combattre. Il lui faut une méthode. Elle a un but, elle sait où elle va. Les succès et les chutes deviennent secondaires. Ce sont des accidents. On se bat pour une idée, on rapporte tout à cette idée, on n'est plus le flatteur juré cle la
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LES THÉORIES
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foule, ni l'écrivain indifférent qui gagne son argent dans des phrases.
Ah ! comme nous aurions besoin de ce réveil! Notre théâtre agonise, depuis qu'on le traite comme les courses, et qu'il s'agit seulement, au lendemain d'une première représentation, de savoir si l'oeuvre sera jouée cent fois, ou si elle ne le sera que dix. Les critiques n'obéiraient plus au bon plaisir du moment, ils n'empliraient plus leurs articles d'opinions contradictoires. Dans la lutte, ils seraient bien forcés de défendre un drapeau et do traiter la question de vie ou de mort de notre théâtre. Et l'on verrait ainsi la critique dramatique, des cancans quotidiens, de la préoccupation des coulisses, des phrases toutes faites, des ignorances et des sottises, monter à la largeur d'une étude littéraire, franche et puissante.
II
La théorie de la souveraineté du public est une des plus bouffonnes que je connaisse. Elle conduit droit à la condamnation de l'originalité et des qualités rares. Par exemple, n'arrive-t-il pas qu'une chanson ridicule passionne un public lettré? Tout le inonde la trouve odieuse; seulement, mettez tout le monde dans une salle de spectacle, et l'on rira, et l'on applaudira. Le spectateur pris isolément est parfois un homme intelligent; mais les spectateurs pris en masse sont un troupeau que le génie ou même le simple talent doit conduire le fouet à la main. Rien n'est moins littéraire qu'une foule, voilà ce qu'il faut établir en principe. Une foule est une collectivité malléable dont une main puissante faitce qu'elle veut.
Ce serait un bien curieux tableau, et très instructif, si l'on dressait la liste des erreurs de la foule. On montrerait, d'une part, tous les chefs-d'oeuvre qu'elle a siffles odieusement, de l'autre, toutes les inepties auxquelles elle a fait d'immenses succès. Et la liste serait caractéristique, car il en résulterait à .coup sûr que le public est resté froid ou s'est fâché toutes les fois qu'un écrivain original s'est produit. Il y a très peu d'exceptions à cette règle.
Il est donc hors de doute cpie chaque- personnalité de quelque puissance est obligée de s'im- . poser. Si la grande loi du théâtre était cle satisfaire avant tout le public, il faudrait aller droit aux niaiseries sentimentales, aux sentiments faux, à toutes les conventions de la routine. Et je défié qu'on puisse alors marquer la ligne du médiocre où l'on s'arrêterait; il y aurait toujours un pire auquel on serait bientôt forcé de descendre. Qu'un écrivain écoute la foule, elle "lui criera sans cesse : « Plus bas ! plus bas ! » Lors même qu'il sera dans la boue des tréteaux, elle voudra qu'il enfonce davantage, qu'il y > disparaisse, qu'il s'y noie.
Pour moi, les écrivains révoltés, les novateurs, sont nécessaires, précisément parce qu'ils refusent de descendre et qu'ils relèvent le niveau de'.l'art, cpie le goût perverti des spectateurs tend toujours à abaisser. Lesexemples.abondent. Après la venue de chaque maître, de chaque conquérant
conquérant l'art qui achète chèrement ses victoires, il y a un moment d'éclat. Le public est dompté et applaudit. Puis, lentement, quand les imitateurs du maître arrivent,les oeuvress'amollissent, l'intelligence de la foule décroît, une période de transition et de médiocrité s'établit.. Si bien que, lorsque le besoin d'une révolution littéraire se fait sentir, il faut, de nouveau, un homme de génie pour secouer la foule et pour lui imposer une nouvelle formule.
Il est bon de consulter ainsi l'histoire littéraire, si l'on veut débrouiller ces questions. Or, jamais on n'y voit que les grands écrivains aient suivi le public; ils ont toujours, au contraire, remorqué le public pour le conduire où ils voulaient. L'histoire est pleine de ces luttes, dans lesquelles la victoire reste infailliblement au génie. On a pu lapider un écrivain, siffler ses oeuvres, son heure arrive, et la foule soumise obéit docilement à son impulsion. Etant donné la moyenne peu intelligente et surtout peu artistique du public, on doit ajouter que tout succès trop vif est inquiétant pour la durée d'une oeuvre. Quand le public applaudit outre mesure, c'est que l'oeuvre est médiocre et peu viable ; il est inutile de citer des exemples, que tout le monde a dans la mémoire. Les oeuvres qui vivent sont celles qu'on a mis souvent des années à comprendre.
Alors, que nous veut-on avec Ta souveraineté du public au théâtre ! Sa seule souveraineté est de déclarer mauvaise une pièce que la postérité, trouvera bonne. Sans doute, si l'on bat uniquement monnaie avec le théâtre, si Fou a besoin du succès immédiat, il est bon de consulter le goût actuel, du public et de le contenter. Mais l'art dramatique n'a rien à démêler avec ce négoce. 11 est supérieur à l'engouement et aux caprices. On dit aux autours : « Vous écrivez pour le public, il faut donc vous faire entendre de lui et lui plaire. » Cela est spécieux, car on peut parfaitement écrire pour le public, tout en lui déplaisant, de façon à lui donner un goût nouveau, ce qui s'est passé bien souvent. Toute la querelle est dans ces deux façons d'être : ceux qui sqngent uniquement au succès et qui l'atteignent en flattant Une génération; ceux qui songent uniquement à l'art et qui se haussent pour voir, par-dessus la génération présente, les générations à venir.
Plus je vais, et plus je suis persuadé d'une chose : c'est qu'au théâtre, comme dans tous les autres arts d'ailleurs, il n'existe pas de règles véritables en dehors des lois naturelles qui constituent cet. art. Ainsi, il est. certain que, pour un peintre, les figures ont fatalement un nez, une bouche et deux yeux; mais quant à l'expression cle la figure, à la vie même, elle lui appartient. De même au théâtre, il est nécessaire que les personnages entrent, causent et sortent. Et c'est tout, l'auteur reste. ensuite le maître absolu de son oeuvre.
Pour conclure, ce n'est pas le public qui doit imposer son goût aux auteurs, ce sont les auteurs qui ont charge de diriger le public. En littérature, il ne peut exister d'autre souveraineté que i celle du génie. La souveraineté du peuple est » ici une croyance imbécile et dangereuse. Seul le génie marche en avant et pétrit comme une cire molle l'intelligence des générations.
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LE NATURALISME AU THEATRE
III
Il est admis que les gens de province ouvrent de grands yeux dans nos théâtres, et admirent tout de confiance. Le journal qu'ils reçoivent de Paris a parlé, et l'on suppose qu'ils s'inclinent très bas, qu'ils n'osent juger à leur tour les pièces centenaires elles artistes applaudis parles Parisiens. C'est là une grande erreur.
Il n'y a pas de public plus difficile qu'un public de province. Telle est l'exacte vérité. J'entends un public formé par la bonne société d'une petite ville : les notaires, les aVoués, les avocats, les -médecins, les négociants. Us sont habitués à être chez eux dans leur théâtre, sifflant les artistes qui leur déplaisent, formant leur troupe eux-mêmes, grâce à l'épreuve des trois débuts réglementaires. Notre engouement parisien les surprend toujours, parce qu'ils exigent avant tout d'un acteur de la conscience, une certaine moyenne dé talent, un jeu uniforme et convenable ; jamais, chez eux, une actrice ne se tirera d'une difficulté par une gambade ; rien ne les choque comme ces fantaisies que l'argot des coulisses a nommées des « cascades ». Aussi, quand ils viennent à Paris, ne peuvent-ils souvent s'expliquer la vogue extraordinaire de certaines étoiles de vaudeville et d'opérette. Ils restent ahuris et scandalisés.
Vingt fois, d'anciens amis du collège, débarqués à Paris pour huit, jours, m'ont répété : « Nous sommes allés hier soir dans tel théâtre, et nous ne comprenons pas comment on peut tolérer telle actrice ou tel acteur. Chez nous, on les sifflerait sans pitié. » Naturellement, je ne veux nommer personne. Mais, on serait bien surpris, si l'on savait pour quelles • étoiles les gens de province se montrent si sévères. Remarquez qu'au fond leurs critiques portent presque toujours juste. Ce qu'ils ne veulent pas comprendre, c'est le coup de folie de Paris, cette flamme de succès qui enlève tout, ces triomphes d'un jour que nous faisons surtout, aux femmes, lorsqu'elles ont, en dehors de leur plus ou de leur moins cle talent, le quelque chose qui nous gratte au bon endroit.
L'air de la province-est autre, Les provinciaux ne vivent pas dans notre air, et c'est pourquoi ils suffoquent à Paris. En outre il faut faire là part d'une certaine jalousie. Le point est délicat, je ne voudrais pas insister: mais il est , évident que la continuelle apothéose de Paris finit; par agacer les bons bourgeois des quatre coins dé la France. On ne leur parle que "de Paris, tout est superbe à Paris; alors, lorsqu'ils peuvent surprendre Paris en flagrant délit de mensonge et de bêtise, ils triomphent." Il faut les entendre : Vraiment, les Parisiens ne sont pas difficiles, ils font des succès à des cabotins que Marseille ou . Lyon a usés, ils s'engouent des rebuts de Bordeaux où de Toulouse. Le pis est que les provinciaux ont souvent raison. Je voudrais qu'on les écoutât juger en ce moment les troupes de l'Opéra et de l'Opëra-Comique. Et ils retournent dans leurs Villes, en haussant les épaules.
Ajoutez que le tapage de nos réclames irrite et déroute les gens qui, à cent et deux cents lieues, ne peuvent faire la part de l'exagération.
Us ne sont pas dans le secret des coulisses, ils ne devinent pas ce qu'il y a sous une bordée d'articles élogieux, lancée à la tête du premier petit torchon de femme venu. Nous autres, nous sourions, nous savons ce qu'il faut croire. Eux, dans le milieu mort de leurs villes, en dehors de notre monde, doivent tout prendre argent comptant. Pendant des mois, ils lisent au cercle que mademoiselle X... est une merveille de beauté et de talent. Ada longue, ils prennent du respect pour elle. Puis, quand ils la voient, leur désillusion est terrible. Rien d'étonnant à ce qu'ils nous traitent alors de farceurs.
Et ce n'est pas seulement les artistes que les provinciaux jugent avec sévérité, ce sont encore les pièces, jusqu'au personnel de nos théâtres. Je sais, par exemple, que l'iinportunité de nos ouvreuses les exaspère. Un de mes amis, furibond, me disait encore hier qu'il ne comprenait pas comment nous pouvions tolérer une pareille vexation. Quant aux pièces, elles ne les satisfont presque jamais, parce que le plus souArent elles leur échappent; je parle des pièces courantes, de celles dont Paris consomme deux ou trois douzaines par hiver. On a dit avec raison qu'une bonne moitié du répertoire actuel n'est plus compris au delà des fortifications. Les allusions^ne portent plus, la fleur parisienne se fane, les pièces ne gardent que leur carcasse maigre. Dès lors, il est naturel qu'elles déplaisent à des gens qui les jugent pour leur mérite absolu.
Il ne faut donc pas croire à une admiration passive des provinciaux dans nos théâtres. S'il est très vrai qu'ils s'y portent en foule, soyez certains qu'ils réservent leur libre jugement. La curiosité les pousse, ils veulent épuiser les plaisirs de Paris"; mais écoutez-les quand ils sortent, et vous verrez.qu'ils se prononcent très carrément, qu'ils ont trois fois sur quatre des airs dédaigneux et fâchés, comme si l'on venait de les prendre à quelque attrape-nigauds.
Un autre fait que j'ai constaté et qui est très sensible en ce moment, c'est la passion de la province pour les théâtres lyriques. Un provincial qui se hasardera à passer une soirée à la Comédie-Française ira trois et quatre fois à l'Opéra. Je veux bien admettre que ce soit réellement la musique qui soulève une si belle passion. Mais encore faut-il expliquer les circonstances qui entretiennent et qui accroissent chaque jour un pareil mouvement. Nous ne sommes pas une nation assez mélomane pour qu'il n'y ait point à cela, en dehors de la musique, des particularités déterminantes. .
La province va en masse à l'Opéra pour une des raisons que j'ai dites plus haut. Souventles comédies, les vaudevilles lui échappent. Au contraire, elle comprend toujours un opéra. Il suffit qu'on chante, les étrangers eux-mêmes n'ont pas besoin de suivre les paroles.
Je cours le risque d'ameuter les musiciens contré moi, mais je dirai toute ma pensée. La littérature demande une culture de l'esprit, une somme d'intelligence, pour être goûtée; tandis qu'il ne faut guère qu'un tempérament pour prendre à la musique de vives jouissances. Certainement, j'admets une éducation de l'oreille, un sens particulier du beau musical ; je veux bien même qu'on ne puisse pénétrer les grands maîtres qu'avec un raffinement extrême de la sensation-
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L'imagination du public suppléait au décor absent.
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LES THÉORIES
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Nous n'en restons pas moins dans le domaine pur des sens, l'intelligence peut rester absente. Ainsi, je me souviens d'avoir souvent étudié, aux concerts populaires de M. Pasdeloup, des tailleurs ou dés cordonniers alsaciens, des oliviers buvant béatement du Beethoven, tandis c que des messieurs avaient une admiration de 1 commande parfaitement visible. Le rêve d'un i cordonnier qui écoute la symphonie en la, vaut le rêve d'un élève de l'Ecole polytechnique. Un s opéra n e dem an cle pas à être compris, il demande < à être senti.Entoutcas.ilsuffitdele sentir pour s'y récréer; au lieu que, si l'on ne comprend pas une comédie ou un drame, on s'ennuie à mourir. Eh bien, S'oilà pourquoi, selon moi, la province préfère un opéra à une comédie. Prenons un jeune homme sorti'd'un collège, ayant fait son droit dans une Faculté voisine, devenu chez lui. avocat, avoué ou notaire. Certes, ce n'est point un sot. Il a la teinture classique, il sait par coeur des fragments de Boileau et de Racine. Seulement, les années coulent, il ne suit pas le mouvement littéraire, il reste fermé aux nou- ! velles tentatives dramatiques. Cela se passe i pour lui dans un monde inconnu et ne l'intéresse ! pas. 11 lui faudrait faire uii effort d'intelligence j qui le dérangerait dans ses habitudes de paresse | d'esprit. En un mot, comme il le dit lui-même en riant, il est rouillé; à quoi bon se dérouiller, quand l'occasion de le faire se présente au plus une fois par an? Le plus simple est de lâcher la littérature et cle se contenter de la musique.
Avec la musique, c'est une douce somnolence. Aucun besoin de penser. Cela est excpiis. On ne sait pas jusqu'où peut aller la pour de la pensée. Avoir des idées, les comparer, on tirer un jugement,quel labeur écrasant, quelle complication de rouages, comme cela fatigue ! Tandis qu'il est si commode d'avoir la tête vide, de se laisser aller à une digestion aimable, dans un bain de mélodie ! Voilà le bonheur parfait. On est léger de cervelle, on jouit dans sa chair, toute la sensualité est éveillée. Je ne parle pas des décors, de la mise en scène, des clauses, qui font de nos grands opéras des féeries, des spectacles flattant la vue autant que l'oreille.
Questionnez dix provinciaux, huit vous parleront de l'Opéra avec passion, tandis qu'ils montreront une admiration digne pour là Comédie.-Française. Et ce que je dis des provinciaux, je devrais l'étendre aux Parisiens, aux spectateurs en général. Cela explique l'importance énorme que prend chez nous le théâtre de l'Opéra; il reçoit la subvention la plus forte, il est logé dans un palais,il fait desrecettes colossales, il remue tout un peuple. Examinez, à côté, le Théâtre-Français, dont la prospérité est pourtant si grande en ce moment : on dirait une bicoque. Je dois confesser une faiblesse : le théâtre cle l'Opéra, avec son gonflement démesuré, me fâche. 11 tient une trop large place, qu'il vole à la littérature, aux chefs-d'oeuvre de notre langue, à l'esprit humain. Je vois en lui le triomphe de la sensualité et de la polissonnerie publiques. Certes, je n'entends pas me poser en moraliste; au fond, toute décomposition m'intéresse. Mais j'estime qu'un peuple cpii élève un pareil temple à la musique et à la danse, montre une inquiétante lâcheté devant la pensée.
IV
Nos artistes de la Comédie-Française viennent cle donner à Londres une série de représentations. Le succès d'argent et de curiosité paraît indiscutable. On a publié des chiffres qui sont vrais sans doute. La Comédie-Française a fait salle comble tous les soirs. C'est déjà là un fait caractéristique. J'ai vu une troupe anglaise jouer dans un théâtre de Paris; la salle était vide, et les rares spectateurs pouffaient de gaieté. Pourtant, la troupe donnait du Shakspeare. 11 est vrai qu'à part deux ou trois acteurs, les autres étaient bien médiocres. Mais l'Angleterre pourrait nous envoyer ses meilleurs comédiens, je crois que Paris se dérangerait difficilement pour aller les voir. Rappelez-vous les maigres recettes réalisées par Salvini. Pour nous, les théâtres étrangers n'existent pas, et nous sommes portés à nous égayer de ce qui ! n'est point dans le génie de notre race. Les An| glais viennent donc de nous donner un exemple ! de goût littéraire, soit que notre répertoire et nos j comédiens leur plaisent réellement, soit qu'ils I aient voulu simplement montrer de la politesse pour la littérature d'un grand peuple voisin.
Est-ce bien, à la vérité, un goût littéraire qui a empli chaque soir la salle du Gaiety's Théâtre? C'est ici cpie des documents exacts seraient nécessaires. Mais, avant d'étudier ce point, je dois dire que je n'ai jamais compris la querelle qu'on a cherchée à la Comédie-Française, lorsqu'il a été question de son voyage à Londres. J'ai lu là-dessus des articles d'une fureur bien étrange. Les plus doux, accusaient nos artistes de cupidité et leur déniaient le droit cle passer la Manche. D'autres prévoyaient un naufrage et se lamentaient. Avouez cpie cola paraît comique aujourd'hui. Une seule chose était à craindre : l'insuccès, des salles vides, une diminution de prestige. Mais, là-dessus, on pouvait être tranquille ; les recettes étaient quand même assurées, ce qui suffisait; car, pour le véritable effet produit par les oeuvres et par les interprètes, il était à l'avance certain, je le répète, qu'on ne saurait jamais exactement à quoi s'en tenir. Les journaux anglais ont été courtois, et nos journaux français se sont montrés patriotes. Dès lors, la Comédie-Française avait mille fois raison de se risquer ; elle partait pour un triomphe, pour le demi-million de recettes qu'on vient de publier. Certes, je ne suis guère chauvin de mon naturel; mais, personnellement, j'ai vu avec L plaisir nos comédiens aller faire une expérience i intéressante dans un pays où ils étaient certains i d'être bien reçus, même s'ils ne plaisaient pas i complètement.
Cela mé ramène à analyser les raisons qui ont , amené le public anglais en foule. Je ne crois pas ; à une passion littéraire bien forte. Il y a eu i plutôt un courant de mode et de curiosité. Nous i tenons, à cette heure, en Europe, une situation r littéraire de combat. Non seulement on nous i pille, mais on nous discute. Notrelittérature soui lève toutes sortes de points sociaux, philosoa. phiques, scientifiques; de là, le bruit qu'ira de t nos livres ou qu'une de nos pièces fait à l'étranger. L'Allemagne et l'Angleterre, par exemple,
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
ne peuvent nous lire sans se fâcher souvent. En un mot, notre littérature sent le fagot. Je suis persuadé qu'une bonne partie du public anglais a été attirée par le désir de se rendre enfin compte d'un théâtre qu'elle ne comprend pas. C'était là les gens sérieux. Ajoutez les curieux mondains, ceux qui écoutent une tragédie française comme on écoute un opéra italien, ceux encore qui se piquent d'être au courant de notre littérature, et vous obtiendrez la foule cpii a suivi les représentations du Gaiety's Théâtre.
Et ce qui s'est passé prouve bien la vérité de ce que j'avance. Tous les critiques ont constaté que nos tragédies classiques ont eu le succès le plus vif. C'est que nos tragédies sont des morceaux consacrés ; les Anglais sachant le français les connaissent pour les avoir apprises par coeur. Après les tragédies, ce seraient les drames lyriques de Victor Hugo qu'on aurait applaudis, et rien de plus explicable ici encore : la musique du vers a tout emporté, ces drames ont passé comme des livrets d'opéra, grâce à la voix superbe des interprètes, sans qu'on s'avisât un instant de discuter la vraisemblance. Mais, arrivés devant les Fourchambaull, de M. Emile Augier, et devant tout le théâtre de M. Dumas, les Anglais se sont cabrés. On les dérangeait brutalement dans leur façon d'entendre la littérature, et ils n'ont plus montré qu'une froide politesse.
L'expérience est faite aujourd'hui. J'en suis bien heureux. Le voyage de la Comédie-Française à Londres n'aurait-il que prouvé où en est l'Angleterre devant la formule naturaliste moderne, que jele considérerais comme d'une grande utilité. Il est entendu que le peuple qui a produit Shakspeare et Ben Jonson, pour ne citer que ces deux noms, en est tombé à ne pouvoir plus supporter aujourd'hui les hardiesses de M. Dumas. Je no puis résumer ici l'histoire de la littérature anglaise. Maislisezl'ouvrage si remarquable de M. Taine, et vous verrez que pas une littérature n'a eu un débordement plus large ni plus hardi d'originalité. Le génie saxon a dépassé en vigueur et en crudité tout ce qu'on connaît. Et c'est maintenant cette littérature anglaise, après la longue action du protestantisme, cpii en est arrivée à ne plus tolérer à la scène un enfant naturel ou une femme' adultère. Tout, le génie libre de Shakspeare, toute la crudité superbe de Ben Jonson ont abouti à des romans d'une médiocrité écoeurante, à des mélodrames ineptes dont nos théâtres de barrière ne voudraient pas.
J'ai lu près d'une cinquantaine de romans anglais écrits dans ces dernières années. Cela est au-dessous de tout. Je parle cle romans signés par des écrivains qui ont la vogue. Certainement, nos feuilletonistes, dont nous faisons fi, ont plus d'imagination et de largeur. Dans les romans anglais,lamêmeintrigue, une bigamie, ou bien un enfant perdu et retrouvé, ou encore les souffrances d'une institutrice, d'une créature sympathique quelconque, est le fond en quelque sorte hiératique dont pas un romancier ne s'écarte. Ce sont, des contes du chanoine Schmidt, démesurément grossis et destinés à être lus en famille. Quand un écrivain a le malheur de sortir du moule, on le conspue. Je Viens, par exemple, de lire la Chaîne du Diable,
un roman que M. Edouard Jcnkins a écrit contre l'ivrognerie anglaise; comme oeuvre d'observation et d'art, c'est bien médiocre; mais il a suffi qu'il dise quelques vérités sur les vices anglais, pour qu'on l'accablât de gros mots. Depuis Dickens, aucun romancier puissant et original ne s'est révélé. Et que de choses j'aurais à dire sur Dickens, si vibrant et si intense comme évocateur de la vie extérieure, mais si pauvre comme analyste de l'homme et comme compilateur de documents humains I
Quant au théâtre anglais actuel, il existe à peine, de l'avis de tous. Nous n'avons jamais eu l'idée, à part deux ou trois exceptions, de faire des emprunts à ce théâtre; tandis que Londres vit en partie d'adaptations faites d'après nos pièces. Et le pis est que le théâtre est là-bas plus châtré encore que le roman. Les Anglais, à la scène, ne tolèrent plus la moindre étude humaine un peu sérieuse. Ils tournent tout à la romance, à une certaine honnêteté conventionnelle. De là, à coup sûr, la médiocrité où s'agite leur littérature dramatique. Ils sont tombés au mélodrame, et ils tomberont plus bas, car on tue une littérature, lorsqu'on lui interdit la vérité humaine. N'est-il pas curieux et triste que le génie anglais, qui a eu dans les siècles passés la floraison des plus violents tempéraments d'écrivains, ne donne plus naissance, à la suite d'une certaine évolution'sociale, qu'à des écrivains émasculés, qu'à des bas bleus qui ne valent pas Ponson du Terrail? Et cela juste à l'heure où l'esprit d'observation et d'expérience emporte notre siècle à l'étude et à la solution de tous les problèmes.
Nous nous trouvons donc devant une conséquence de l'état social, qu'il serait trop long d'étudier. Remarquez cpie la convention dans les personnages et dans les idées est d'autant plus singulière quelepublic anglais exige le naturalisme dans le monde extérieur. Il n'y a pas de naturaliste plus minutieux ni plus exact que Dickens, lorsqu'il décrit et cpi'il met en scène un personnage; il refuse simplement d'aller au delà de la peau, jusqu'à la chair. De même, les décors sont merveilleux à Londres, si les pièces restent médiocres. C'est ici un peuple pratique, très positif, exigeant la vérité dans les accessoires, mais se fâchant dès qu'on veut disséquer l'homme. J'ajouterai cpie le mouvement philosophique, en Angleterre, est des plus audacieux, que le positivisme s'y élargit, que Darwin y a bouleversé toutes les données anciennes, pour ouvrir une nouvelle voie où la science marche à cetteheure. Que conclure de ces contradictions? Evidemment, si la littérature anglaise reste stationnaire et ne peut supporter la conquête du vrai, c'est que l'évolution ne l'a pas encore atteinte, c'est qu'il y a des empêchements sociaux qui devront disparaître pour que le roman et le théâtre s'élargissent à leur tour par l'observation et l'analyse.
J'en voulais venir à ceci, que nous n'avons pas à nous émouvoir des opinions portées par le public anglais sur nos oeuvres dramatiques. Le milieu littéraire n'est pas le même à Paris qu'à Londres, heureusement. Que les Anglais n'aient pas compris Musset, qu'ils aient jugé M. Dumas trop vrai, cela n'a d'autre intérêt pour nous que de nous renseigner sur F état littéraire de nos voisins. Nous sommes, eux et nous, à^desjpoints
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LES THÉORIES
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de vue trop différents. Jamaisnousn'admettrons qu'on condamne une oeuvre, parce que l'héroïne est une femme adultère, au lieu d'être une bigame. Dans ces conditions, il n'y a qu'à remercier les Anglais d'avoir fait à nos artistes un accueil si flatteur; mais il n'y a pas à vouloir profiter une seconde des jugements qu'ils ont pu exprimer sur nos oeuvres. Les points de départ sont trop différents, nous ne pouvons nous entendre.
Voilà ce que j'avais à dire, d'autant plus qu'un de nos critiques déclarait dernièrement, qu'il s'était beaucoup régalé d'un article paru dans le Times contre le naturalisme. Il faut renvoyer simplement le rédacteur du Times à la
lecture de Shakspeare, et lui recommander le Volpone, de Ben Jonson. Que le public de Londres en reste à notre théâtre classique et à notre théâtre romantique, cela s'explique par l'impossibilité où il se trouve cle comprendre notre répertoire moderne, étant donnés l'éducation et le milieu social anglais. Mais ce n'est pas une raison pour que nos critiques s'amusent des plaisanteries du Times sur une évolution littéraire qui fait notre gloire depuis Diderot.
Quant au rédacteur du Times, il fera bien de méditer cette pensée : Les bâtards de Shakspeare n'ont pas le droit de se moquer des enfants légitimes de Balzac.
DES SUBVENTIONS
. Lors cle la discussion du budget, tout lie monde a été frappé des sommes que l'Etat donne à la musique, sommes énormes relativement aux sommes modestes cpi'il accorde à la littérature. Les subventions de la ComédieFrançaise et cle l'Odéon, mises en regard des subventions des théâtres lyriques, sont absolument ridicules. Et ce n'était pas tout, on parlait alors de la création de nouvelles salles lyriques, la presse entière s'intéressait au sort des musiciens et de leurs oeuvres, il y avait une véritable pression de l'opinion sur le gouvernement pour obtenir de lui de nouveaux sacrifices en faveur de la musique. De la littérature, pas un mot.
J'ai déjà dit cpie je voyais, dans cette apothéose de l'opéra chez noiis, la haine des foules contre la pensée. C'est une fatigue que d'aller à, la Comédie-Française, pour un homme cpii a bien dîné; il faut qu'il comprenne, grosse besogne. Au contraire, à l'Opéra, il n'a qu'à se laisser bercer, aucune instruction n'est nécessaire; l'épicier du coin jouira autant que le mélomane le plus raffiné. Et il y a, en outre, la féerie dans l'opéra, les ballets avec le nu des danseuses, les décors avec l'éblouissement de l'éclairage. Tout'cela s'adresse directement aux sens du spectateur et ne lui demande aucun effort d'intelligence. De [là le temple superbe qu'on a bâti à la musique, lorsque presque en face, à l'autre bout d'une avenue, la littérature est en comparaison logée comme une petite bourgeoise froide, ennuyeuse, raisonneuse, et qui serait déplacée dans ce luxe d'entretenue. C'est le mot, on entretient la musique en France. Rien de moins viril pour }a santé intellectuelle d'un peuple.
Devant cette disproportion des sommes consacrées à la littérature et à la musique, il s'est donc trouvé un grand nombre de personnes qui ont réclamé. Il semble juste que les subventions soient réparties plus équitablement. Si l'on aborde le côté pratique, les résultats obtenus, la surprise est aussi grande; car on en arrive à établir que les centaines de mille francs jetées dans le tonneau sans fond des théâtres lyriques,
se trouvent encore insuffisantes et n'ont guère amené que des.faillites. L'Opéra lui-même, qui reste, une entreprise particulière très prospère, n'a plus produit de grandes oeuvres depuis longtemps et doit vivre sur son répertoire, avec une troupe cpie la critique compétente déclare de plus en plus médiocre. N'importe, on s'entête. Quand un théâtre lyrique croule, ce qui se présente à chaque saison, [on s'ingénie aussitôt pour en ouvrir un autre. La presse entre en campagne, les ministres se font tendres. Il nous faut dos orchestres et des danseuses, dussent-ils nous ruiner. Singulier art qu'on ne peut étayer qu'avec clos millions, plaisir si cher qu'on ne parvient pas à le donner aux Parisiens, même en le payant avec l'argent de tous les Français I
Dès lors, le raisonnement est simple. Pourquoi s'entêter? Pourquoi donner des primes aux faillites? La musique tiendrait moins de place que cela ne serait pas un mal. Jn ne puis, personnellement, passer devant l'Opéra sans éprouver une sourde colère. J'ai une si parfaite indifférence pour la littérature qu'on fait là dedans, que je trouve exaspérant d'avoir logé des roulades, et des ronds cle jambe dans ce palais d'or et cle marbre qui écrase la ville.
Et je me joins donc très volontiers aux journalistes que cet état de choses a blessés. Qu'on partage les subventions entre la musique et la littérature ; qu'on augmente surtout la subvention de l'Odéon, pour lui permettre de risquer des tentatives avec les jeunes auteurs dramatiques ; qu'on essaye même cle créer un théâtre de drames populaires, ouvert à tous les essais. Rien de mieux.
Voilà pour le principe. Maintenant, en pratique, je ne crois pas à la puissance de l'argent, lorsqu'il s'agit d'art. Voyez ce qui se passe pour la musique; les subventions sont dévorées comme des feux de paille, et les directeurs se trouvent forcés de déposer leur bilan. Si les subventions étaient plus fortes, ils mangeraient davantage, voilà tout. Pour faire prospérer un théâtre, il ne faut pas des millions, il faut de grandes oeuvres; des millions ne peuvent soutenir des oeuvres
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
médiocres, tandis que de grandes oeuvres apportent précisément des millions avecelles. Jene veux pas parler musique, je ne cherche pas à savoir si les théâtres lyriques ne traversent point en ce moment la même crise que les théâtres de drames. C'est la question littéraire que je désire traiter, et j'y arrive.
D'abord, j'enregistre un aveu. Voici trois ans que je ne cesse de répéter que le drame se meurt, que le drame est mort. Lorsque j'ai dit que les' planches étaient vides, on m'a répondu que l'insultais nos gloires dramatiques; à entendre la critique, jamais le théâtre n'aurait jeté un tel éclat en France. Et voilà brusquement que l'on confesse notre pauvreté et notre médiocrité. On me donne raison, après s'être fâché et m'avoir quelque peu injurié. On constate la crise actuelle, on se lamente sur le malheureux sort de la Porte-Saint-Martin, vouée aux ours et aux baleines; de la Gaîlé, agonisant avec la féerie; du Chftteletetdu Théâtre-Historique, vivant de reprises; cle l'Ambigu, où les directions se succèdent sous une pluie battante cle protêts. Eh bien ! nous sommes donc enfin d'accord. Tout va de mal en pis, le drame est en train de disparaître, si on ne parvient pas à le ressusciter.
Je n'ai jamais dit autre chose. . ,
Seulement, je crois fort que nous différons absolument sur le remède possible. La queue romantique, inquiète et irritée de la disparition du drame selon la formule de 1830, s'est avisée de déclarer que, si le drame mourait, cela venait simplement de ce qu'on n'avait point assez d'argent pour le faire vivre. Mon Dieu ! c'était bien simple; si l'on voulait une renaissance, il s'agissait simplement d'ouvrir un nouveau théâtre qui jouerait, aux frais de l'Etat, toutes les oeuvres dramatiques de débutants, dans lesquelles on trouverait des promesses plus ou moins nettes do talent. En un mot, les oeuvres existent; ce qui manque, ce sont les théâtres.
Vraiment, de qui se moque-t-on? Où sontelles, les oeuvres? Je demande à les voir. C'est justement parce qu'il n'y a pas d'oeuvres que les théâtres se ruinent. Je n'ai jamais cru aux chefs-d'oeuvre inconnus. Toutes sortes de légendes mauvaises circulent sur l'impossibilité où est un débutant d'arriver au public. Ce qu'il faut dire, c'est cpie toute bonne pièce a été jouée, c'est qu'on ne pourrait citer un drame on une comédie de mérite qui n'ait en son heure et son succès. Voilà la vérité, la vérité consolante, qui est bonne pour les forts, si elle gêne les incompris et les impuissants.
Certes, les directeurs se trompent souvent, et ils penchent naturellement davantage vers les succès d'argent que vers les spéculations littéraires pures. Mais quel est le directeur qui repousserait une bonne pièce, s'il la croyait bonne? Il faudra toujours passer par un jugement, même dans un théâtre ouvert exprès poulies débutants; et il y aura une coterie, et il y aura des sottises. Sottise pour sottise, celle de l'homme qui défend sa bourse est. encore plus soucieuse de la réussite. Aujourd'hui, tous les directeurs en sont à chercher des pièces; ils sentent leurs fournisseurs habituels vieillir, ils s'inquiètent, ils voudraient du nouveau. Questionnez-les, ils vous diront, qu'ils feraient le
voyage cle toutes les mansardes de Paris, s'ils savaient qu'un garçon de talent se cachât quelque part. Ils ne trouvent rien, rien, rien, telle est la triste vérité.
Or, c'est l'instant que l'on choisit pour réclamer l'ouverture d'un nouveau théâtre. La Porte-Saint-Martin, l'Ambigu, le Théâtre-Historique ne trouvent plus de drames; vite, ouvrons une salle nouvelle, pour élargir la disette des bonnes pièces. Et qu'on ne vienne pas dire que, sysiématiquemen Lies directeurs repoussent les tentatives; ils ont tout essayé, les drames à panaches, les drames historiques, les drames taillés sur le patron de 1830. S'ils ont abandonné la partie, c'est cpie le public s'est désintéressé de ces formules anciennes, c'est que les prétendus jeunes, les poètes figés qui leur apportent ces pastiches, n'ont absolument aucune originalité dans le ventre. On ne galvanise pas le passé. Au théâtre surtout, il n'est pas permis cle retourner en arrière. C'est Fépocpie, c'est le milieu ambiant, c'est le courant des esprits qui font les pièces vivantes.
El ce n'est, pas tout. 11 n'y a pas que les pièces qui manquent, les acteurs eux aussi font défaut. Je ne veux nommer aucun théâtre, mais presque toutes les troupes sont pitoyables, si l'on excepte quelques artistes de talent. Les traditions du drame romantique se perdent; il faut attendre qu'une génération de comédiens apporte l'esprit nouveau. En attendant, si un grand théâtre s'ouvrait, il aurait toutes les peines du inonde à réunir une troupe convenable.
Oui, le drame d'hier est mort; oui, il n'y a plus de directeur pour le recevoir, plus d'artistes pour le jouer, plus cle public pour l'entendre. Mais c'est une idée baroque que do vouloir le ressusciter à coups cle billets cle banque. L'Etat donnerait des millions qu'il ne mettrait pas debout ce cadavre. 11 n'y a qu'une façon de rendre au drame tout son éclat : c'est de le renouveler. Le drame romantique est aussi mort que la tragédie. Attendez que l'évolution s'achève, qu'on trouve le théâtre de l'époque, cela qui sera fait avec notre sang et notre chair, à nous autres contemporains, et vous verrez les théâtres revivre. Il faut de la passion dans une littérature. Quand une formule tombe aux mains des imitateurs, elle disparaît vite. Nous avons besoin de créateurs originaux.
Ce sont là des. idées bien simples, d'une vérité presque puérile tant elle est évidente, et je m'étonne que j'aie besoin de les répéter si sou| vent pour convaincre le monde. Il est certain | que chaque période historicpie a sa littérature, son roman et son théâtre. Pourquoi veut-on alors que nous ayons la littérature de LouisPhilippe et de l'empire? Depuis 1870, après une catastrophe épouvantable qui aretourné profondément la nation, nous vivons dans une épocpie nouvelle. Des hommes politiques nouveaux se sont produits, ont mis la main sur le pouvoir et ont aidé à l'évolution qui nous emporte vers la formule sociale de demain. Dès lors, il doit se produire en littérature une évolution semblable; nous allons, nous aussi, à une formule qui triomphera demain ; deshommes nouveauxtravaillent à son succès, fatalement, jouant le rôle qu'ils sont venus jouer. Tout cela est mathématique,
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LES THÉORIES
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tout cela est régi par des lois que nous ne connaissons pas encore bien, mais que nous commençons à entrevoir.
Il serait aussi ridicule de vouloir revenir au mouvement romantique que de songer à recommencer les journées de 1830. Aujourd'hui, la liberté est conquise, et nous tâchons d'asseoir le gouvernement et la littérature sur des données scientifiques. Je jette ici au courant de la plume de grosses idées, sur lesquelles j'aimerais à m'étendre un jour.
Donc, pour conclure, si je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'on subventionne la littérature, si je trouve très bon qu'on entretienne un peu moins galamment l'Opéra pour donner davantage à l'Odéon, je suis absolument persuadé que
l'argent ne fera pas naître un homme de génie et ne l'aidera même pas à se produire; car le propre du génie est de s'affirmer au milieu des obstacles. Donnez de l'argent, il ira aux médiocres, aux farceurs de l'histoire et du patriotisme; peut-être même cela causera-t-il plus de tort que de bien, mais il faut que tout le monde vive. Seulement, l'avenir se fera de lui-même, en dehors de vos patronages et de vos subventions, par l'évolution naturaliste du siècle, par cet esprit de logique et de science qui transforme en ce moment le corps social tout entier. Que les faibles meurent, les reins cassés; c'est la loi. Quant aux forts, ils ne relèvent que d'euxmêmes; ils apportent un appui à l'Etat et ils n'attendent rien de lui.
LES DÉCORS ET LES ACCESSOIRES
i
Je veux parler du mouvement naturaliste qui se produit au théâtre, simplement au point de vue des décors et des accessoires. On sait qu'il y a deux avis parfaitement tranchés sur la question : les uns voudraient qu'on en restât à la nudité du décor classique, les autres exigent la reproduction du milieu exact, si compliquée qu'elle soit. Je suis évidemment de l'opinion cle ceux-ci; seulement, j'ai mes raisons à donner.
Il faut étudier la question dans l'histoire même de notre théâtre national. L'ancienne parade de foire, le mystère joué sur des tréteaux, toutes ces scènes dites en plein vent d'où sont sorties, parfaites et équilibrées, les tragédies et les comédies du dix-septième siècle, se jouaient entre trois lambeaux tendus sur des perches. L'imagination du public suppléait au décor absent. Plus tard, avec Corneille, Molière et Racine, chaque théâtre avait une place pu5 blique, un salon, une forêt, un temple; même la forêt ne servait guère, je crois. L'unité de lieu, qui était une règle strictement observée, iim pliquait ce peu de variété. Chaque pièce ne nécessitait qu'un décor; et comme, d'autre part, tous les personnages devaient se rencontrer dans ce décor, les auteurs choisissaient fatalement les mêmes milieux neutres, ce qui permettait au même salon, à la même rue, au même temple de s'adapter a toutes les actions imaginables.
J'insiste,parce que noussommeslàauxsources cle la tradition. 11 ne faudrait pas croire que cette uniformité, cet effacement du décor, vinssent de la barbarie de l'époque, de l'enfance de Fart décoratif. Ce qui le prouve, c'est que certains opéras, certaines pièces de gala, ont été montées alors avec un luxe de peintures, une complication de machines extraordinaire. Le rôle neutre du décor était dans l'esthétique même du temps On n'a qu'à assister, de nos jours, à la représentation d'une tragédie ou d'une comédie classique. Pas un instant le décor n'influe sur la marche cle la pièce. Parfois, des valets apporten I.
des sièges .ou une table; il arrive même qu'ils posent ces sièges au beau milieu d'une rue. Les autres meubles, les cheminées, tout se trouve peint dans les fonds. Et cela semble fort naturel. L'action se passe en l'air, les personnages sont des types qui défilent.el non des personnalités qui vivent. Je ne discute pas aujourd'hui la formule classique, je constate simplement que les argumentations, les analyses de caractère, l'étude dialoguée des passions, se déroulant devant le.trou du souffleur sans que les milieux eussent jamais à intervenir, se détachaient d'autan t plus puissamment que le fond avait moins d'importance. :z\
Ce qu'il faut donc poser comme une vérité démontrée, c'est que l'insouciance du dix-septième siècle pour la vérité du décor vient de ce que la nature ambiante, les milieux, n'étaient pas regardés alors comme pouvant avoir une influence quelconque sur l'action et sur les personnages. Dans la littérature du temps, la nature comptait peu. L'homme seul était noble, et encore l'homme dépouillé de son humanité, l'homme abstrait, étudié dans son fonctionnement d'être logique et passionnel. Un paysage au théâtre, qu'était-ce cela? on ne voyait pas les paysages réels, tels qu'ils s'élargissent par les temps de soleil ou de pluie. Un salon complètement meublé, avec la vie cpii F échauffe et lui donne une existence propre, pourquoi faire? les personnages ne vivaient pas, n'habitaient pas, ne faisaient que passer pour déclamer les morceaux qu'ils avaient à dire.
C'est de cette formule que notre théâtre est parti. Je ne puis faire l'historique des phases qu'il a parcourues. Mais il est facile cle constater qu'un mouvement lent et continu s'est opéré, accordant chaque jour plus d'importance à l'influence des milieux. D'ailleurs, l'évolution littéraire des deux derniers siècles est tout entière dans cet envahissement de la nature. L'homme n'a plus été seul, on a cru que les campagnes, les villes, les cieux différents méritaient, qu'on, les. étudiât et cpi'on les. donnât
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
comme un cadre immense à l'humanité. Oh est même allé plus loin, on a prétendu qu'il était impossible de bien connaître l'homme, si on ne l'analysait pas avec son vêtement, sa maison, son pays. Dès lors, les personnages abstraits ont disparu. On a présenté des individualités, en les faisant vivre cle la vie contemporaine.
Le théâtre a fatalement obéi à cette évolution. Je sais cpie certains critiques font du théâtre une chose immuable, un art hiératique dont il ne faut pas sortir. Mais c'est là une plaisanterie que les faits démentent tous les jours. Nous avons eu les tragédies de Voltaire, où le décor jouait déjà un rôle; nous avons eu les drames romantiques qui ont inventé le décor fantaisiste et en ont tiré les plus grands effets possibles; nous avons eu les bals de Scribe, dansesdansunfond de salon ; et. nous en sommes arrivés au cerisier véritable de l'Ami Fritz, à l'atelier du peintre impressionniste de la Cigale, au cercle si étonnamment exact du Club, Que l'on fasse cette étude avec soin, on verra toutes les transitions, on se convaincra que les résultats d'aujourd'hui ont été préparés .et amenés cle longue main par l'évolution même de notre littérature.
Je me répète, pour mieux me faire entendre. Le malheur, ai-je dil, est qu'on veut mettre le théâtre à part, le considérer comme d'e;;sence absolument différente. Sans doute, il a son optique. Mais ne le voit-on pas de tout temps obéir au mouvement de l'époque? A cette heure, le décor exact est une conséquence du besoin cle réalité qui nous tourmente. Il est fatal que le théâtre cède à cette impulsion, lorsque le roman n'est plus lui-même qu'une enquête universelle, qu'un procès-verbal dressé sur chaque fait. Nos personnages modernes, individualisés, agissant sous l'empire des influences environnantes, vivant notre vie sur la scène, seraient parfaitement ridicules dans le décor du dix-septième siècle. Us s'assoient, et il leur faut des fauteuils; ils écrivent, et il leur faut des tables; ils se couchent, ils s'habillent, ils mangent, ils se chauffent, et il leur faut un mobilier complet. D'autre part, nous étudions tous les mondes, nos pièces nous promènent dans tous les lieux imaginables, les tableaux les plus variés doivent forcément défiler devant la rampe. C'est là une nécessité de notre formule dramatique actuelle.
La théorie des critiques que fâche cette reproduction minutieuse, est que cela nuit à l'intérêt de la pièce jouée. J'avoue ne pas bien comprendre. Ainsi, on soutient cette thèse que seuls les meubles ou lesobjetsquiserventeomme accessoires devraient être réels; il faudrait peindre les autres dans le décor. Dès lors, quand on verrait un fauteuil, on se dirait tout bas : « Ah ! ah ! le personnage va s'asseoir »; ou bien, quand on apercevrait une carafe sur un meuble : « Tiens ! tiens ! le personnage aura soif »; ou bien, s'il y avait une corbeille à ouvrage au premier plan : « Très bien ! l'héroïne brodera en écoutant quelque déclaration. » Je n'invente rien, il y a dos personnes, paraît-il, que ces devinettes enfantines amusent beaucoup. Lorsque le , salon est complètement meublé, qu'il se trouve empli de bibelots, cela les déroute, et elles sont tentées de crier : « Ce n'est pas du théâtre ! »
En effet, ce n'est pas du théâtre, si l'on continue à vouloir regarder le théâtre comme :> triomphe quand même de la convention. G i nous dit : « Quoi que vous fassiez, il y a des conventions qui seront éternelles. » C'est vrai, ma ; cela n'empêche pas que, lorsque l'heure d'un;, convention a sonné, elle disparaît. On a bien enterré l'unité de lieu; cela n'a rien d'étonnan; que nous soyons en train cle compléter le mou veinent, en donnant au décor toute l'exactitude possible. C'est la même évolution qui continue. Les conventions qui persistent n'ont rien à voi:- avec les conventions qui partent. Une cle moins, c'est toujours quelque chose.
Comment ne sent-on pas tout l'intérêt qu'un décor exact ajoute à Faction? Un décor exact, un salon par exemple avec ses meubles, ses jardinières, ses bibelots, pose tout dé suite une situation, dit le monde où l'on est, raconte les habitudes des personnages. Et comme les acteurs y sont à l'aise, comme ils y vivent bien do la vie qu'ils doivent vivre ! C'est une intimité, un coin naturel et charmant. Je sais que, pour goûter cela, il faut aimer voir les acteurs vivre la pièce, au lieu de les voir la jouer. 11 y a là tou le une nouvelle formule. Scribe, par exemple, n'a pas besoin des milieux réels, parce que ses personnages sont en carton. Je parle uniquement du décor exact pour les pièces où il y aurait des personnages en chair et en os, apportant avec eux l'air qu'ils respirent.
Un critique a dil avec beaucoup de sagacité : « Autrefois, des personnages vrais s'agitaient dans des décors faux; aujourd'hui, ce sont des personnages faux qui s'agitent dans des décors vrais. » Cola est juste, si ce n'est que les types de la tragédie et de la comédie classique sont vrais, sans être réels. Us ont la vérité générale, les grands traits humains résumés en beaux vers mais ils n'ont pas la vérité individuelle, vivante et. agissante, telle que nous l'entendons aujourd'hui. Comme j'ai essayé de le prouver, le décor du dix-septième siècle allait en somme à merveille avecles personnages du théâtre de l'époque ; il mancpiait comme eux de particularités, il restait large, effacé, très approprié aux développements de la rhétorique et à la peinture de héros surhumains. Aussi est-ce un non-sens pour moi que de remonter les tragédies cle Racine, par exemple, avec un grand éclat cle costumes et cle décors.
Mais où le critique a absolument raison, c'est lorsqu'il dit qu'aujourd'hui des personnages faux s'agitent clans des décors vrais. Je ne formule pas d'autre plainte, à chacune de mes études. L'évolution naturaliste au théâtre a fatalement commencé par le côté matériel, par la reproduction exacte des milieux. C'était là, en effet, le côté le plus commode. Le public devait être pris aisément. Aussi, depuis longtemps, l'évolution s'accomplit-elle. Quant aux personnages faux, ils sont moins faciles à transformer que les coulisses et les toiles de fond, car il s'agirait de trouver ici un homme de génie. Si les peintres décorateurs et les machinistes ont suffi pour une partie de la besogne, les auteurs dramatiques n'ont encore fait que tâtonner. Elle merveilleux, c'est que la seule exactitude dans les décors a suffi parfois pour assurer de grands succès.
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En-somme, n'est-ce pas un indice bien caractéristique? Il faut être aveugle pour ne pas comprendre où nous allons. Les critiques qui • se plaignent de ce souci de l'exactitude dans les décors et les accessoires, ne devraient voir là qu'un des côtés de la question. Elle est beaucoup plus large, elle embrasse le mouvement littéraire du siècle entier, elle se trouve dans le courant irrésistible qui nous emporte tous au naturalisme. M. Sardou, dans les Merveilleuses, a voulu des [tasses du Directoire; MM. Erckmann-Chatrian ont exigé, dans l'Ami Fritz, une fontaine qui coulât;"M. Gondinet, dans le Club, a demandé tous les accessoires authentiques d'un cercle. On peut sourire, hausser les épaules, dire cpie cela ne rend pas les oeuvres meilleiires. Mais, derrière ces manies d'auteurs minutieux, il y a plus ou moins confusément la grande pensée d'un art de méthode et d'analyse, marchant parallèlement avec la science. Un écrivain viendra sans doute, qui mettra enfin au théâtre des personnages vrais dans des décors vrais, et alors on comprendra.
II
M. Francisque Sarcey, qui est l'autorité la plus compétente en la matière, a bien voulu répondre aux pages qu'on vient cle lire. Il n'est point de mon avis, naturellement. M. Sarcey se contente de juger les oeuvres du jour le jour, sans s'inquiéter de l'ensemble de la production contemporaine, constatant simplement le succès ou l'insuccès, en donnant les raisons tirées do ce qu'il croit être la science absolue du théâtre. Je suis, au contraire, un philosophe esthéticien que passionne le spectacle des évolutions littéraires, qui se soucie peu au fond cle la pièce jouée, presque toujours médiocre, et qui la regarde comme une indication plusoumoins nette d'une époque et d'un tempérament; en outre, je ne crois pas du tout à une science absolue, j'estime que tout peut se réaliser, au théâtre comme ailleurs. De là, nos divergences. Mais je suis bien tranquille, M. Sarcey se flatte d'apprendre chaque jour et de se laisser convaincre par les faits. 11 sera convaincu par le fait naturaliste comme il vient de l'être par le fait romantique, sur le tard.
La question des décors et des accessoires est un excellent terrain, circonscrit et nettement délimité, pour y porter l'étude des conventions au théâtre. En somme, les conventions sont, la grosse affaire. On me dit que les conventions sont éternelles, qu'on ne supprimera jamais la rampe, qu'il y aura toujoursdescoulissespeintes, que les heures à la scène seront comptées comme des minutes, que les salons où se passent les pièces n'auront que trois murs. Eh ! oui, cela est certain. 11 est même un peu puéril de donner de tels arguments. Cela me rappelle un peintre classique, disant de Courbet : « Eh bien ! cpioi? qu'a-t-il inventé? est-ce que ses figures n'ont pas un nez, une bouche et deux yeux comme les miennes? »
Je veux, faire entendre qu'il y a, dans tout art, un fond matériel qui est fatal. Quand on fait du théâtre, on ne fait pas de la chimie. Il
faut donc un théâtre,organisécommeles théâtres de l'époque où l'on vit, avec le plus ou le moins de perfectionnement du matériel employé. Il serait absurde decroirequ'onpourra transporter la nature telle quelle sur les planches, planter de vrais arbres, avoir de vraies maisons, éclairées par de vrais soleils. Dès lors,les conventions s'imposent, il faut accepter des illusions plus ou. moins parfaites, à la placedesréalités. Mais cela est tellement hors de discussion, qu'il est inutile d'en parler. C'est le fond même de l'art humain, sans lequel il n'y a pas de production possible. On ne chicane pas au peintre ses couleurs, au îomancier son encre et son papier, à l'auteur dramatique sa rampe et ses pendules qui ne marchent pas. <•
Seulement, prenons une comparaison. Qu'on lise par exemple un roman de mademoiselle de Scudéri et un roman de Balzac. Le papier et l'encre leur sont tolérés à tous deux; on passe sur cette infirmité de la création humaine. Or, avec les mêmes outils, mademoiselle de Scudéri va créer des marionnettes, tandis que Balzac créera des personnages en chair et en os. D'abord, il y a la question de talent; mais il y a aussi la question d'époque littéraire. L'observation, l'étude de la nature est devenue aujourd'hui une méthode qui était à peu près inconnue au dix-septième siècle. On voit donc ici la convention tournée, comme masquée par la puissance de la vérité des peintures.
Les conventions ne font quo changer; c'est encore possible. Nous ne pouvons pas créer de toutes pièces des êtres vivants, des mondes tirant tout d'eux-mêmes. La matière que nous employons est morte, et nous ne saurions lui . souffler qu'une vie factice. Mais que de degrés dans cette vie factice, depuis la grossière imitation qui ne trompe personne, jusqu'à la reproduction presque parfaite qui fait crier au miracle I Affaire cle génie, dira-t-on; sans doute, mais aussi, je le répète, affaire cle siècle. L'idée de la vie dans les arts est toute moderne. Nous sommes emportés malgré nous vers la passion du vrai et du réel. Cela est indéniable, et il serait aisé de prouver par des exemples que le mouvement grandit tous les jours. Croit-on arrêter ce mouvement, en faisant remarquer que les conventions subsistent et se déplacent? Eh I c'est justement parce qu'il y a des conventions, des barrières entre la vérité absolue et nous, que nous luttons pour arriver le plus près possible cle la vérité, et qu'on assiste à ce prodigieux spectacle de la création humaine dans les arts. En somme, une oeuvre n'est qu'une bataille livrée aux conventions, et l'oeuvre est d'autant plus grande qu'elle sort plus, victorieuse du combat.
Le fond de ceci est que, comme toujours, on s'en tient à la lettre. Je parle contre les conventions, contre les barrières qui nous séparent du vrai absolu; tout de suite on prétend que je veux supprimer les conventions,"que je me fais fort d'être le bon Dieu. Hélas ! je ne le puis. Peut-être serait-il plus simple de comprendre que je ne demande en somme à l'art que ce qu'il est capable de donner. Il est entendu que la nature toute nue est impossible à la scène. Seulement, nous voyons à cette heure, dans le roman, où l'on en est arrivé par l'analyse exacte
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
des lieux et des êtres. J'ai nommé-Balzac qui, tout en conservant les moyens artificiels de la publication en volumes, a su créer un monde dont les: personnages Vivent dans les mémoires comme des personnages réels. Eh bien ! je ine demande chaque jour si une pareille évolution n'est pas possible au théâtre, si un auteur ne saura pas tourner les conventions scénicpies, de façon à les modifier et à les utiliser pour porter sur la scène une plus grande intensité cle vie. Tel est, au fond, l'esprit de toute la campagne que je fais dans ces études.
Et, certes, je n'espère pas changer rien à ce qui doit être. Je me donne le simple plaisir de prévoir un mouvement, quitte à me tromper. Je suis persuadé qu'on ne détermine pas à sa guise un mouvement au théâtre. C'est l'époque même, ce sont les moeurs, les tendances des esprits, la marche cle toutes les connaissances humaines, qui transforment l'art dramatique, comme les autres arts. Il me semble impossible que nos sciences*» notre nouvelle méthode d'analyse, notre roman, notre peinture, aient' marché dans un sens nettement réaliste, et que notre théâtre reste seul immobile, figé dans les traditions. Je dis cela, parce que je crois que cela est. logique et raisonnable. Les faits me donneront tort ou raison.
11 est donc bien entendu que je ne suis pas assez peu pratique pour exiger la copie textuelle de la nature. Je constate uniquement que la tendance paraît être, dans les décors et les accessoires, à se reprocher de la nature le plus possible ; et je constate cela comme unsymptôme du naturalisme au théâtre. De plus, je m'en . réjouis. Mais j'avoue volontiers que, lorsque je me montre enchanté du cerisier de VAmiFriiz et du cercle du Club, je nie laisse aller au plaisir de trouver des arguments. 11 me faut bien des arguments : je les prends où ils se présentent; je les exagère même un peu, ce qui est naturel. Je sais parfaitement que le cerisier vrai où monte Suzel est en bois et en carton,, que le cercle où l'on joue, dans le Club, n'est, en somme, qu'une habile tricherie. Seulement, on ne saurait nier, d'autre part, qu'il n'y a pas des cerisiers ni des cercles pareils dans Scribe, que ce souci minutieux d'une illusion plus grande est tout nouveau. De là à constater au théâtre le mouvement qui.s'est produit dans le roman, il n'y a qu'une déduction logique. Les aveugles seuls, selon moi, peuvent nier la transformation dramatique à laquelle nous assistons. Cela corn. mon ce parles décors et les accessoires; cela finira par les personnages.
Remarquez que les grands décors, avec des trucs et des complications destinés à frapper le public, me laissent singulièrement froid. Il y a des effets impossibles à rendre : une inondation par exemple, une bataille, une maison qui s'écroule. Ou bien, si l'on arrivait à reproduire de pareils tableaux, je serais assez d'avis qu'on coupât le dialogue. Cela est un art tout particulier, qui regarde le peintre décorateur et le machiniste. Sur cette pente, d'ailleurs, on irait vite à l'exhibition, au-plaisir grossier des yeux. Pourtant, en mettant les trucs de côté, il serait très intéressant d'encadrer un drame dans de grands décors copiés sur la nature, autant que -l'optique de la scène le permettrait. Je me souviendraijitoujoursidul
souviendraijitoujoursidul Paris, au cinquième acte de Jean de Thommeray, les quais s'enfonçant dans la nuit, avec leurs files de becs de gaz. Il est vrai que ce cinquième acte était très médiocre. Le décor semblait fait pour suppléer au vide du dialogue. L'argument reste fâcheux aujourd'hui, car, si l'acte avait été bon, le décor ne l'aurait pas gâté, au contraire.
Mais je confesse que je suis beaucoup plus touché par des reproductions de milieux moins .compliqués et'moins difficiles à rendre. Il est très vrai que le cadre ne doit pas effacer les personnages par son importance et sa richesse. Souvent les lieux sont une explication, un comjdément cle l'homme qui s'y agite, à condition que l'homme reste le centre, le sujet que Fauteur s'est proposé de peindre. C'est lui qui est la somme totale de l'effet, c'est en lui que le résultat général doit s'obtenir; le .décor réel ne se développe que pourluiapporterplusderéalité, pour le poser dans l'air qui lui est propre ; devant le spectateur. En deliGrs cle ces conditions, je fais bon marché de toutes les curiosités de la décoration, qui ne sont guère à leur place cpie dans les féeries.
Nous avons conquis la vérité du costume. On observe aujourd'hui l'exactitude de l'ameublement. Les pas déjà faits sont considérables. 11 ne reste guère qu'à mettre à la scène des personnages vivants, ce qui est, il est vrai, le moins commode. Dès lors, les dernières traditions disparaîtraient, on réglerait de plus en plus la mise en scène sur les allures de la vie elle-même. Ne remarque-ton pas, dans le jeu cle nos auteurs, une tendance réaliste très accentuée? La génération des artistes romantiques a si bien disparu, qu'on éprouve toutes les peines du monde à remonter les pièces cle 1830; et encore les vieux auteurs crient-ils à la profanation. Autrefois, jamais un auteur n'aurait osé parler en tournant le dos au public; aujourd'hui, cela a lieu dans une foule de pièces. Ce sont de petits faits, mais des faits caractéristiques. On vit de plus en plus les pièces, on ne les déclame plus.
Je me résume, en reprenant une phrase que j'ai écrite plus haut : une oeuvre n'est qu'une bataille i livrée aux conventions, et l'oeuvre est d'autant plus grande qu'elle sort plus victorieuse, du combat.
III
L Quitte à me répéter, je reviens une""fois de plus à la question des décors.lTout à l'heure, j'examinerai le très remarquable ouvrage de M. Adolphe Jullien sur le costume au théâtre. Je regrette beaucoup qu'un ouvrage semblable n'existe pas sur les décors. M. Jullien a bien dit, çà et là, un mot des décors ; car, selon sa juste remarque, tout se tient dans;le.s évolutions dramatiques; le même mouvement qui transforme les costumes, transforme en même temps les décors, et semble n'être d'ailleurs qu'une conséquence des périodes littéraires elles-mêmes. Mais' il n'en est pas moins désirable, qu'un.livre spécial soit fait sur l'histoire des décors, depuis les tréteaux-où l'on jouait les mystères, jusqu'à nos scènes, actuelles qui se piquent du natura-
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lisme le plus exact. En attendant, sans avoir la prétention de toucher au grand travail historique qu'elle nécessiterait, je vais essayer cle poser la question d'une façon logique.
M. Sarcey a fait toute une campagne contre l'importance que nos théâtres donnent, aujourd'hui aux décors. Il a dit, comme toujours, d'excellentes choses, pleines de bon sens; mais j'estime qu'il a tout brouillé et qu'il faudrait, pour s'entendre, éclairer un peu la question et distinguer les différents cas.
D'abord, mettons de côté la féerie et le drame à grand spectacle. J'entends rester dans la littérature. 11 est certain cpie les pièces où certains tableaux sont uniquement des prétextes à décors, tombent, par là môme au rang des exhibitions foraines ; elles ont dès lors un intérêt particulier; faites pour les yeux, elles sont souvent intéressantes par le luxe et l'art qu'on y déploie. C'est tout un genre, dont je ne pense pas que M. Sarcey demande la disparition. Les décors y sont d'autant plus à leur place, qu'ils y jouent le principal rôle. Le public s'y amuse; ceux qui n'aiment pas ça, n'ont qu'ares terchez eux. Quant à la littérature, elle demeure complètement étrangère à l'affaire, et dès lors elle ne saurait en souffrir.
J'entends bien, d'ailleurs, ce dont M. Sarcey se plaint. 11 accuse les directeurs et les autours cle spéculer sur ce goût du public pour les décors riches, eu introduisant quand même des décors à sensation dans des oeuvres littéraires qui devraient s'en passer. Par exemple, on se souvient des magnificences de Balsamo; il y avait là une galerie des glaces et un feu d'artifice d'une utilité discutable au point de vue du drame, et qui, du reste, ne sauvèrent pas la pièce. Eh bien ' dans ce cas nettement défini, M. Sarcey a raison. Un décor qui n'a pas d'utilité dramatique, qui est comme une curiosité à part, mise là pour éblouir le public, ravale un ouvrage au rang inférieur de la féerie et du mélodrame à spectacle. En un mot, le décor pour le décor, si riche et si curieux soit-il, n'est qu'une spéculation et ne peut que gâtor une oeuvre littéraire.
Mais cela entraîne-t-il la condamnation du décor exact, riche ou pauvre? Doit-on toujours citer le théâtre de Shakspeare, où les changements à A'ue étaient simplement indiqués par des écriteaux? Faut-il croire que nos pièces modernes pourraient se contenter, comme les pièces du dix-septième siècle, d'un décor abstrait, salon sans meubles, péristyle de temple, place publique? En un mot, est-on bien venu de déclarer que le décor n'a aucune importance, qu'il peut, être quelconque, que le drame est dans les^personnages et non clans les lieux où ils s'agitent? C'est ici que la question se pose sérieusement.
Une fois encore, je me trouve en face d'un absolu. Les critiques qui défendent les conventions, disent à tout propos : « le théâtre », et ce mot résume pour eux quelque chose de définitif, de complet, d'immuable : le théâtre est comme ceci, le théâtre est comme cela. Us vous envoient Shakspeare et Molière à la tête. Du moment où les maîtres, il y a deux siècles, faisaient jouer des chefs-d'oeuvre sans décors, nous sommes ridicules_ d'exiger aujourd'hui,
pour nos oeuvres médiocres, les lieux exacts, avec un embarras extraordinaire d'accessoires. Et de là à parler de la mode, il n'y a pas loin. Pour les critiques en question, d semble que notre goût actuel, notre souci de la vérité des milieux, de l'illusion scénique poussée aux dernières limites, ne soit qu'une pure affaire de mode, un engouement du public qui passera. Ainsi, M. Sarcey s'est demandé pourquoi meubler un salon; ne peignait-on pas tout dans le décor autrefois? et il n'est pas éloigné de vouloir qu'on revienne à la nudité ancienne, qui avait l'avantage de laisser la scène plus libre. En effet, pourquoi ne retournerait-on pas au décor abstrait, si rien ne nous en empêche, s'il n'y a clans nos complications actuelles qu'un caprice? M. Sarcey, avec son bon sens pratique, fait valoir tous les avantages : l'économie, les pièces montées plus vite, la littérature épurée et trionv pliant seule.
Mon Dieu! cela est fort juste, fort raisonnable. Mais, si nous ne retournons pas au décor abstrait, c'est que nous ne le pouvons pas, tout bonnement. 11 n'y a pas le moindre engouement dans notre fait. Le décor exact s'est imposé de lui-même, peu à peu, comme le costume exact. Ce n'est pas une affaire de mode, c'est une affaire d'évolution humaine et. sociale. Nous ne pouvons pas plus revenir aux écriteaux. de Shakspeare, que nous ne pouvons revivre au seizième siècle. Cela nous est défendu. Sans doute des chefs-d'oeuvre ont poussé dans cette convention du décor; car ils étaient là comme dans leur sol naturel; mais ce sol n'est plus le nôtre, et je défie un auteur dramatique d'aujourd'hui de rien créer de vivant, s'il ne plante pas solidement son oeuvre dans notre terre du dix-neuvième siècle.
:_ Comment un homme de l'intelligence de M. Sarcey ne tient-il pas compte du mouvement cpii transforme continuellement le théâtre? 11 est très lettré, très érudit; il connaît comme pas un notre répertoire ancien et moderne; il a tous les documents pour suivre l'évolution qui s'est produite et qui se continue. C'estlà une étude de philosophie littéraire qui devrait le tenter. Au lieu de s'enfermerdansunerhétoriqueétroite, au lieu cle ne voir clans le théâtre qu'un genre soumis à des lois, pourquoi n'ouvre-t-il pas sa fenêtre toute grande et ne considère-t-il pas le théâtre comme un produit humain, variant avec les sociétés, s'élargissant avec les sciences, allant de.plus en plus à cette vérité qui est notre but et notre tourment?
11.Je reste dans la question des décors. Voyez combien le décor abstrait du dix-septième siècle répond à la littérature dramatique du temps. Le milieu ne compte pas encore. Il semble que le personnage marche en l'air, dégagé des objets extérieurs. Il n'influe pas sur eux, et il n'est pas déterminé par eux. Toujours il reste à l'état cle type, jamais il n'est analysé comme individu. Mais, ce qui est plus caractéristique, c'est que le personnage est alors un simple mécanisme cérébral; le corps n'intervient pas, l'âme seule fonctionne, avec les idées, les sentiments, les passions. En un mot, le théâtre de l'époque emploie l'homme psychologique, il ignore l'homme physiologique. Dès lors, le milieu n'a plus dé rôle à jouer, le décor devient inu-
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
tile. Peu importe le lieu où l'action se passe, du moment qu'on refuse aux différents lieux toute influence sur les personnages. Ce sera une chambre, un vestibule, une forêt, un carrefour; même un écriteau suffira. Le drame est unique-' ment dans l'homme, dans cet homme conventionnel qu'on a dépouillé de son corps, qui n'est plus un produit du sol, qui ne trempe plus dans l'air natal. Nous assistons au seul travail d'une machine intellectuelle, mise à part, fonctionnant dans l'abstraction.
Je ne discuterai point ici s'il est plus noble en littérature de rester dans cette abstraction de l'esprit ou de rendre au corps sa grande place, par amour de la vérité. Il s'agit pour le moment de constater de simples faits. Peu à peu, l'évolution scientifique s'est produite, et nous avons vu le personnage abstrait disparaître pour faire place à l'homme réel, avecson sang et ses muscles. Dès ce moment, le rôle des milieux est devenu de plus en plus important. Le mouvement qui s'est opéré dans les décors part de là, car les décors ne sont en somme que les milieux où naissent, vivent et meurent les personnages.
Mais un exemple est nécessaire, pour bien faire comprendre ce mouvement. Prenez par exemple^ l'Harpagon de Molière. Harpagon est un *tyPe> une abstraction cle l'avarice. Molière n'a pas songé à peindre un certain avare, un individu déterminé par des circonstances particulières; il a peint l'avarice, en la dégageant même de ses conditions extérieures, car il ne nous montre seulement pas la maison cle l'avare, il se contente de le faire parler et agir. Prenez maintenant le père Grandet, de Balzac. Tout de suite, nous avons un avare, un individu cpii a poussé dans un milieu spécial; et Balzac a .dû peindre le milieu, et nous n'avons pas seulement avec lui l'abstraction philosophique de l'avarice, nous avons l'avarice étudiée dans ses causes et dans ses résultats, toute la maladie humaine et sociale. Voilà en présence la conception littéraire du dix-septième siècle et celle du dix-neuvième : d'un côté, l'homme abstrait, étudié hors de la nature; de l'autre, l'homme d'après la science, remis dans la nature et y jouant son rôle strict, sous des influences de toutes sortes.
Eh bien I il devient dès lors évident que, si Harpagon peut jouer son drame dans n'importe quel lieu, dans un décor quelconque, vague et mal peint, le père Grandet ne peut pas plus jouer le sien en dehors de sa maison, de son milieu, qu'une tortue ne saurait vivre hors de sa carapace. Ici, le décor fait partie intégrante
du drame; il est de Faction, il l'explique, et il détermine le personnage.
La question des décors n'est pas ailleurs. Us ont pris au théâtre l'importance que la description a prise dans nos romans. C'est montrer un singulier entêtement dans l'absolu, que de ne pas comprendre l'évolution fatale qui s'est accomplie, et la place considérable qu'ils tiennent légitimement aujourd'hui dans notre littérature dramatique. Us n'ont cessé depuis deux cents ans de marcher vers une exactitude de plus en plus grande, du même pas d'ailleurs et au travers des mêmes obstacles que les costumes. A cette heure, la vérité triomphe partout. Ce n'est pas que nous soyons arrivés à un emploi sage de cette vérité des milieux. On sacrifie plus à la richesse et à l'étrangeté qu'à l'exactitude. Ce que je voudrais, ce serait, chez les auteurs dramatiques, un souci du décor vrai, uniquement lorsque le décor explique et détermine les faits et les personnages. Je reprends Eugénie Grandet, qui a été mise au théâtre, mais très médiocrement; eh bien ! il faudrait que, dès le lever du rideau, on se crût chez le père Grandet; il faudrait que les murs, que les objets ajoutassent à l'intérêt du drame, en complétant les personnages comme le fait la nature elle-même.
Tel est le rôle des décors. Us élargissent le domaine dramatique en mettant la nature ellemême au théâtre, dans son action sur l'homme. On doit les condamner, dès qu'ils sortent de cette fonction scientifique, dès qu'ils ne servent plus à l'analyse des faits et des personnages. Ainsi, M. Sarcey a raison, lorsqu'il blâme la magnificence avec laquelle on remonte les anciennes tragédies ; c'est méconnaître leur véritable cadre. Tout décor ajouté à une oeuvre littéraire comme un ballet, uniquement pour boucher un trou, est un expédient fâcheux. Au contraire, il faut applaudir, lorsque le décor exact s'impose comme le milieu nécessaire cle l'oeuvre, sans lequel elle resterait incomplète et ne se comprendrait plus. Et, la question se trouvant ainsi posée, il n'y a cpi'à laisser la critique faite pour ou contre des campagnes qui no hâteront ni n'arrêteront l'évolution naturaliste au théâtre. Cette évolution est un travail humain et social sur lequel des volontés isolées ne peuvent rien. Malgré son autorité, M. Sarcey ne nous ramènera pas aux décors abstraits cle Molière et de Shakspeare, pas plus qu'il ne peut ressusciter les artistes du dix-septième siècle avec leurs costumes, et le public de l'époque avec ses idées. Elargissez donc le chemin et laissez passer l'humanité en marche.
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LES THÉORIES
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LE COSTUME
I s
t
Je viens de lire un bien intéressant ouvrage : p l'Histoire du costume au théâtre, par M. Adolphe il Jullien. s
Depuis bientôt quatre ans que je m'occupe de critique dramatique, me souciant moins des I oeuvres que du mouvement littéraire contem- r porain, me passionnant surtout contre le.. Ira- r ditions et les conventions, j'ai senti bien sou- T. vent de quelle utilité serait une Histoire de notre c théâtre national. Sans doute,cette Histoire a été t faite, et plusieurs fois. Mais je n'en connais pas i une qui ait été écrite clans le sens où je la vou- t cirais, sur le plan que je vais tâcher d'esquisser j largement. <
Je voudrais une Histoire de notre théâtre qui i eût pour base, comme l'Histoire de la lilléra- i turc anglaise, de M, Taine, le sol même, les moeurs, les moments historiques, la race et les '. facultés maîtresses. C'est là aujourd'hui la meilleure méthode critique, lorsqu'on l'emploie sans outrer l'esprit de système. Et cette Histoire montrerait alors clairement, en s'appuyant sur les faits, le lent chemin parcouru depuis les mystères jusqu'à nos comédies modernes, toute une évolution naturaliste, qui, partie des conventions les plus blessantes et les plus grossières, les a peu à peu diminuées d'année en année, pour se rapprocher toujours davantage des réalités naturelles et humaines. Tel serait l'esprit même de l'oeuvre, l'ouvrage tendrait simplement à prouver la marche constante vers la vérité, une poussée fatale, un progrès s'opérant à la ' fois dans les décors, les costumes, la déclamation, les pièces, et aboutissant à nos luttes actuelles. Je souris, lorsqu'on m'accuse de me poser en révolutionnaire. Eh ! je sais bien que la révolution a commencé du jour où le premier dialogue a été écrit, car c'est une fatalité de notre nature, cle ne pouvoir rester stationnaire, de marcher, même malgré nous, à un but qui se recule sans cesse.
Les aimables fantaisistes ont un argument : dans les lettres, le progrès n'existe, pas. Sans doute, si l'on parle du génie. L'individualité d'un écrivain existe en dehors des formules littéraires de son temps. Peu importe la situation où il trouve les lettres à sa naissance ; il s'y taille une place, il laisse quand même une production puissante, qui a sa date; seulement, j'ajouterai que tous les génies ont été révolutionnaires, qu'ils ont précisément grandi audessus des autres, parce qu'ils ont élargi la formule-dé leur âge. Ainsi donc, il faut distinguer entré l'individualité des écrivains et le progrès des lettres. J'accorde cpi'en tous temps, avec les formules les plus fausses, au milieu des conventions les plus ridicules, le génie alaissédes monuments impérissables. Mais il faut qu'on m'accorde ensuite que les époques se transforment, que la loi de ce mouvement paraît être un besoin constant de mieux voir.et de mieuxjrendre. En
somme, l'individualité est comme la graine qui tombe dans tel ou tel terrain ; sans elle pas de plante, elle est la vie ; mais le terrain a aussi son importance, car c'est lui, qui va déterminer, par sa nature, les façons d'être de la plante.
Je me suis toujoursprononcépourl'individu.alité. Elle est l'unique force. Cependant, nous n'irions pas loin dans nos études critiques, si nous voulions l'abstraire de l'époque où elle se produit. Nous sommes tout de suite forcés d'en arriver à l'étude du terrain. C'est cette étude du terrain qui m'intéresse, parce qu'elle m'apparaît pleine d'enseignements. Puis, nous nous trouvons ici dans un domaine qui devient de jour en jourplus scientifique. Si on laisse l'individualité de côté pour la reprendre et l'étudier chaque fois qu'elle se produira; si on se borne à examiner, par exemple, l'histoire des conventions au théâtre, on reste frappé de cette loi constante dont je viens de parler, de ce lent progrès vers toutes les vérités. Cela est indéniable. Je ne fais qu'indiquer à larges traits un plan général. Prenez les décors : c'est d'abord des toiles pendues à des cordes; c'est ensuite les compartiments des mystères, puis un même décor pour toutes les pièces, puis un décor fait en vue de chaque oeuvre, puis une recherche de plus en plus marquée de 1 exactitude des lieux, jusqu'aux copies si fidèles de notre temps. Prenez les costumes, et j'y reviendrai longuement avec M. Jullien : même gradation, la fantaisie et l'insouciance comme point de départ, et une continuelle réforme aboutissant à nos scru' pules historiques d'aujourd'hui. Prenez la déclamation, l'art du comédien : pendant deux siècles on déclame sur un ton ampoulé, on lance les vers comme un chant, d'église, sans la moindre recherche cle la justesse et de la vie; puis, avec mademoiselle Clairon, avec Lekain, avec Talma, le progrès s'accomplit très péniblement et au milieu des discussions. Ce qu'on paraît ignorer, c'est que, si l'on jouait aujourd'hui, à la Comédie-Française, une pièce de Corneille, de Molière ou cle Racine, comme elle a été jouée à la création, on se tiendrait les côtes de rire, tant les décors, les costumes et le ton des acteurs sembleraient grotesques.
Voilà qui est clair. Le progrès, ou si l'on aime mieux l'évolution, ne peut faire doute pour personne. Depuis le quinzième siècle, il s'est produit ce que je nommerai un besoin d'illusion plus grand. Les conventions, les erreurs cle toutes sortes ont disparu, une à une, chaque fois qu'une d'entre elles a fini par trop choquer le public. On doit ajouter qu'il a fallu des années etl'effort des plus grands génies pour venir àbout des moindres contre-sens. C'est là ce cpie je voudrais voir établi nettement par une Histoire de notre théâtre national.
Tenez, une des questions les plus curieuses et , qui montre bien l'imbécillité de la convention, i Au quinzième siècle, tous les rôles de femme i étaient tenus par de jeunes garçons. Ce fut seu-
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LE NATURALISME AU THEATRE
lement sous Henri IV qu'une actrice osa paraître sur les planches. Mais cette audace, causa un scandale affreux; le public se fâchait, trou- < vait cela immoral. Et le plus étonnant, c'est que te déguisement des jeunes garçons, ces jupes qu'ils perlaient, donnaient naissance à de honteuses débauches, à des amours monstrueux, qui semblaient ne choquer personne. On sait aujourd'hui combien est pénible pour notre public, même dans la farce, l'entrée d'un comique vêtu d'une robe; c'est juste l'effet contraire, nous voyons une indécence où nos pères trouvaient une nécessité morale, car pour eux une femme qui paraissait sur un théâtre prostituait son sexe. D'ailleurs, pendant tout le dix-septième siècle, des hommes tinrent.encore les rôles de vieilles femmes et de soubrettes. Ce fut Béjait qui créa madame Femelle. Beau val parut dans madame Jourdain, madame de Softeiiville, Philaminte. Essayez aujourd'hui de rétablir une pareille distribution, et la tentative semblera ordurière.
Ajoutez que beaucoup de rôles étaient joués sous le masque. Cela du coup tuait l'expression, tout un coin de l'art du comédien. Pourvu que le vers fût lancé, le public était content. H paraissait n'éprouver aucun besoin de réalité matérielle. J'ai trouvé dans l'ouvrage de M. Jullien une phrase qui m'a frappé. « Oieste, César, Horace, dit-il, étaient burlesquement travestis en courtisans de la plus grande cour d'Europe, et cette mode, qui nous paraîtrait aujourd'hui si déplaisante, ne choquait en rien nos ancêtres, qui semblaient, à dire vrai, ne juger les oeuvres dramatiques que par les yeux de la pensée, en faisant abstraction complète de la représentation théâtrale. «Tout est là, méditez cette expression : « Les yeux de la pensée ».
En effet, la grande évolution naturaliste, qui part du quinzième siècle pour arriver au nôtre, porte tout entière sur la substitution lente de l'homme physiologique à l'homme métaphysique. Dans la tragédie, l'homme métaphysique, l'homme d'après le dogme et lu logique, régnait absolument. Le corps ne comptant pas, l'âme étant regardée comme l'unique pièce intéressante de la machine humaine, tout draine se passait en l'air, dans l'esprit pur. Dès lors, à quoi bon le monde tangible? Pourquoi s'inquiéter du lieu où se passait Faction? Pourquoi s'étonner d'un costume baroque, d'une déclamation fausse? Pourquoi remarquer que la reine Didon était un garçon que sa barbe naissante forçait à porter un masque? Tout cela n'importait pas, on no descendait pas à ces misères, on écoutait la pièce comme une dissertation d'école sur un cas donné. Cela se passait, au-dessus de l'homme, dans le monde des idées, si loin de l'homme réel, que la réalité du spectacle aurait gêné.
Tel est le point de départ, le point religieux dans les mystères, le point jmilosophique plus tard dans la tragédie. Et c'est dès le début aussi que l'homme naturel, étouffé sous la rhétorique et sous le dogme, se débat sourdement, veut se dégager, fait de longs efforts inutiles, puis fiiiij, pa' s'imposer membre à membre. Toute l'histoire dé notre théâtre est dans ce triomphe de l'homme physiologique apparaissant davantage à chaque époque, sous le mannequin
mannequin l'idéalisme religieux et philosophique. Corneille, Molière, Racine, Voltaire, Beaumarchais, et de nos jours, Victor Hugo, Emile Augier, Alexandre Dumasfile,Sardou lui-même, n'ont eu qu'une besogne, même lorsqu'ils ne s'en sont pas nettement rendu compte : 'augmenter la réalité do l'oeuvre dramatique, progresser dans la vérité, dégager de plus en plus l'homme naturel et l'imposer au public. El, fatalement, l'évolution ne s'arrête pas avec eux, elle continue, elle continuera toujours. L'humanité est très jeune.
M. Jullien a parfaitement compris cette évolution, lorsqu'il a écrit ceci : « 11 est à remarquer que, dans toute l'histoire du théâtre en France, non seulement la déclamation et le jeu des acteurs sent en rapport avec le costume théâtral et en ont suivi les modifications, mais que ce rapport existait aussi entre les costumes et les défauts des pièces. Rien n'est isolé au théâtre ; tout s'enchaîne et se tient : défauts et décadence, qualités et progrès. »
C'est très juste. Je l'ai dit, l'évolution se porto sur tout, et c'est justement là ce qui en montre le caractère scientifique. Aucun caprice; une marche logique, allant à un but déterminé. 1 .es étapes elles-mêmes, plus ou moins retardées, s'expliquent par des causes fixes, la iésistance du publie et. des moeurs, la venue de grands écrivains et de grands acteurs, les circonstances historiques, favorables ou défavorables. Si un esprit sincère,. amoureux cle l'étude, écrivait l'Histoire que je demande, il nous ferait faire un bien grand pas dans cette question de la convention que j'ai prise pour champ de lutte. Je puiserais dans cette oeuvre des arguments décisifs, et je suis persuadé que ton tes les intelligences nettes seraient bientôt de mon côté.
Mais voilà, cette Histoire de notre théâtre n'existe pas, et ce n'est pas moi qui l'écrirai, car elle'demanderait un loisir dont je ne puis disposer. Plus tard, on l'écrira, cela est certain; l'évolution qui se produit dans notre critique elle-même, la conduit à ces études d'ensemble, à cette analyse des grands mouvements -de l'esprit. Aujourd'hui, si nous manquons d'arguments, c'est que tout le passé doit être remis en question, et être fouillé avec nos nouvelles méthodes. La besogne de déblaiement sera beaucoup plus facile pour nos petits-fils, parce qu'ils auront des outils solides. Chaque jour, je me sens arrêté, faute de pouvoir procéder aux études nécessaires. Et ce qui me manque surfont, c'est une Histoire générale cle noire littérature, écrite sur les documents exacts et d'après la méthode scientifique.
Dès lors, on doit comprendre quelle a été ma joie en lisant l'Histoire du costume au théâtre, qui ne traite à la vérité qu'un côté assez restreint de la question, mais qui suffit pour indiquer nettement l'évolution naturaliste au théâtre, depuis le quinzième siècle jusqu'à nos jours. La tentative est excellente; maintenant on peut voir ce que donnerait une Histoire générale.
II
Du quinzième siècle au dix-septième, la confusion est absolue pour le costume au théâtre.
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LES THÉORIES
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Ce qui domine, c'est un besoin de richesse crois- t sanf, sans aucun souci de bon sens ni d-exaçti- d tude. Dans les ballets, dans les embryons despre- t miers opéras, on voit les décsses.'les rois, les cl reines, vêtus d'étoffes d'or et d'argent, avec une 1 fantaisie et une prodigalité dont nos féeries Y peuvent donner une idée. Les pièces historiques, s d'ailleurs, sont traitées cle la même façon; les 1 Grecs, les Romains, ont des ajustemen ts mytho- f logiques du caprice le plus singulier. Pourtant, i dès Mazarin, un mouvement se produit vers la c vérité: le cardinal apportait cle l'Italie le goût 1 de l'antiquité; seulement, il faut ajouter que les i costumes offraient toujours d'étranges compro- i mis. Enfin, arrive le costume romain, tel que le < portaient les héros de Racine. Ce costume était i copié sur celui des statues d'empereurs romains i que nous a laissées l'antiquité. Mais Louis XIV, ' qui venait de l'adopter pour ses carrousels, ; l'avait défiguré d'une étonnante manière. Ecou- i tez M. Jullien :
« La cuirasse, tout en gardant la même forme, I est devenue un corps de brocart; les knémides ' se sont changées en brodequins de soie brodée ' s'adaptant sur des souliers à talons rouge, et les noeuds de rubans remplacent les franges des épaules. Enfin, un tonnelet dentelé, rond et court, un petit, glaive dont le baudrier passe sous la cuirasse ; par-dessus tout cela., la perruque et la cravate cle satin : voilà ce qui composait l'habit à la romaine du dix-septième siècle. Le casque de carrousel, cpii reste dans l'opéra, est le plus souvent remplacé clans la tragédie par le chapeau de cour avec plumes. »
Voilà dans quel attirail ont été créés tous les chefs-d'oeuvre de Racine. D'ailleurs, les tragédies de Corneille étaient, elles aussi, mises à cette mode; on voyait Horace poignarder Camille en gants blancs. Et remarquez qu'il y avait là un progrès, car jusqu'à un certain point, ce costume d'apparat se basait sur la vérité. Racine fit bien quelques efforts pour se soustraire aux modes du temps; mais il n'insista guère. Molière fut plus énergique; on connaît l'anecdote qui le montre entrant dans la loge de sa femma, le soir de la première représentation cle Tartufe, et la faisant se déshabiller, en la trouvant vêtue d'un costume magnifique pour jouer le rôle d'une femme « qui est incommodée » dans la pièce. Les acteurs comiques, en effet, ne respectaient pas plus la vérité que les acteurs tragiques. La richesse dominait quand même. Une des causes de ce luxe, sans nécessité le plus souvent, venait de l'habitude où étaient les seigneurs de donner en cadeau aux comédiens, comme une marque de satisfaction, des habitssuperbesqu'ilsavaient portés. On comprend dès lors la bizarre confusion que devaient produire sur la scène ces costumes contemporains d'un luxe outré, mêlés à des costumes défraîchis do toutes les coupes et de toutes les modes. En un mot, le pêle-mêle le plus barbare régnait, sans que le public parût choqué. On s'en tenait à l'homme métaphysique, à une idée d'abstraction et cle rhétorique, comme je le disais plus haut.
Tout le dix-septième siècle a donc été faux et majestueux. Pendant la première moitié du dix-huitième siècle, on voit se dérouler une période de transition. Nous ne pouvons au juste . nous faire une idée des obstacles que rencontrait
rencontrait triomphe de la vérité du costume. On devait lutter contre la tradition, contre les habitudes dil public, le goût et l'inertie des comédiens, surtout la coquetterie des comédiennes. H a fallu des années d'efforts, au milieu des railleries et des insultes, pour que le naturalisme s'imposât, dans cette question si simple et d'ailleurs secondaire cle l'exactitude historique. Ce fut pourtant des femmes que partit la réforme : mademoiselle de Maupin osa paraître à l'Opéra, dans le rôle de Médée, les mains vides, sans la baguette traditionnelle, audace énorme qui révolutionna le public; d'autre part, dans VAndrienne, madame Dancourt imagina une sorte de robe longue ouverte, qui convenait à son rôle d'une femme relevant de couches. Mais un nouveau caprice faillit, tout compromettre. Croyant arriver à plus de vérité, les actrices adoptèrent, pour toutes les pièces, des vêtements identiques à ceux des dames de la cour. Fit, dès lors, commença le long compromis entre le moderne et l'antique, qui a duré jusqu'à Talma.
« Les actrices tragiques, dit M. Jullien, eurent de grands paniers, des robes cle cour.desplumets et des diamants sur la tête; elles se surchargeaient de franges, d'agréments, de rubans multicolores. » Et ce n'était pas seulement lesgrands rôles qui se paraient tinsi, les suivantes et les soubrettes, jusqu'aux paysannes, se montraient vêtu es de velours et de soie, les bras et les épaules chargés de pierreries. Elles agissaient ainsi autant par convenance que par coquetterie, car elles auraient cru manquer au public en paraissant habillées simplement dans le costume cle leurs rôles. D'ailleurs, cette idée ne venait à personne, excepté à dos esprits très nets qui devançaient leur époque, qui réclamaient une réforme des costumes, de la diction, du théâtre tout entier, et qu'on injuriait en se moquant d'eux. Voilà cpii doit nous donner, du courage, à nous autres dont les idées naturalistes paraissent aujourd'hui si drôles et si odieuses à la fois,
Je résume ici à grands traits, je néglige les transitions. Mademoiselle Salle,une danseuse célèbre del'Opéra;sepe.rmitla première de paraître, <lansPygmalion,sanspanier,sans.jupe,sans corps, échevelée, et sans aucun ornement sur la tête. - Elle avait rencontré en France de tels obstacles, de telles mauvaises volontés, qu'elle s'était vue forcée d'aller créer le rôle à Londres. Plus tard, elle eut un grand succès à Paris. Mais j'arrive à mademoiselle Clairon, qui a tant fait pour la réforme du costume et de la diction. Elle étudiait l'antiquité,elle cherchaitl'espritdesesrôlesdans les monuments historiques. Pourtant, elle résista longtemps aux conseils de Marmontel, qui la i suppliait de quitter la déclamation chantante, ; comme elle avait quitté les oripeaux du grand ! siècle. LTn jour, elle voulut tenter la partie. 11 t faut laisser ici la parole à Marmontel, qui a parlé de cette représentation : « L'événement passa , son attente et la mienne. Ce ne fut plus l'actrice, ce fut Roxane elle-même que l'on crut voir et c entendre. On se demandait: «Où sommas-nous?» i On n'avait rien entendu de pareil. » Quel beau cri d'étonnement et quelle surprise dans ce 3 triomphe brusque de la vérité ! - , Mademoiselle Clairon ne devait pas s'en tenir
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
là. Elle joua l'Electre, de Crébillon, huit jours plus tard. Marmontel, qui a défendu la vérité au théâtre avec passion, écrit encore ceci : «t Au lieu du panier ridicule et de l'ample robe de deuil qu'on lui avait vus dans ce rôle, elle y parut en simple habit d'esclave, échevelée et les bras chargés de longues chaînes. Elle y fut admirable, et, quelque temps après, elle fut plus sublime encore dans l'Electre, de Voltaire. Ce rôle, que Voltaire, lui avait fait déclamer avec une lamentation continuelle et monotone, parlé plus naturellement, acquit une beauté inconnue à lui-même. » Mademoiselle Clairon poussa si loin ce qu'on appellerait aujourd'hui la passion du naturalisme, qu'un jour, au cinquième acte de Didon, elle crut pouvoir paraître en chemise, absolument en chemise, « afin de marquer, dit M. Jullien, quel désordre portait dans ses sens le songe qui l'avait chassée de son lit ». Il est vrai qu'elle ne recommença pas. Nous autres, gens de peu de morale comme on sait, nous n'en sommes pas encore à réclamer la chemise.
Je suis obligé de me hâter, je passe à Lekain qui fut également un des grands réformateurs du théâtre. « D'abord fougueux et sans règle, dit M. Jullien, mais plein d'une chaleur communicative, il plut à la jeunesse et déplut aux amateurs de l'ancienne psalmodie qui l'appelaient le taureau, parce qu'ils ne retrouvaient plus chez lui cette diction chantante et martelée, cette déclamation redondante qui les berçait si doucement d'habitude. » 11 s'occupa beaucoup aussi du costume, il parut d'abord dans Oreste avec un vêtement, dessiné par lui qui étonna, mais qui fut accepté. Plus tard, il s enhardit jusqu'à jouer Ninias, les manches retroussées, les bras teints de sang, les yeux hagards. On était bien loin de la tragédie pompeuse de' Louis XIV. Pourtant, il ne faut pas croire que le costume de cour eût complètement disparu. Malgré ses audaces, Lekain laissa beaucoup à faire à Talma.
Je passe rapidement sur madame Favart, qui la première joua des paysannes avec des sabots à F Opéra-Comique, sur la Saint-Huberty, une artiste lyrique de génie, qui porta le premier costume de Didon vraiment historique, une tunique de lin, des brodequins lacés sur le pied nu, une couronne entourée d'un voile retombant par derrière, un manteau de pourpre, une robe attachée par une ceinture au-dessous de la gorge. Je passe également sur Clairval, Dugazon et Larive, qui continuèrent plus ou moins les réformes de mademoiselle Clairon et de Lekain. A ce moment, un grand pas était fait; mais, si le mouvement de réforme s'accentuait, on était encore loin de la vérité. Les coupes des vêtements étaient changées, mais les étoffes trop riches demeuraient. Talma allait enfin porter le dernier coup à la convention.
Ce comédien de génie fut passionné pour son art. Il fouilla l'antiquité, il réunit une collection de costumes et d'armes, il se fit dessiner des costumes par David, ne négligeant aucune source, voulant la vérité exacte pour arriver au caractère. Ici, je me permettrai unelongue citation qui résumera les réformes opérées par Talma.
« Il parut dans le rôle du tribun Proculus, de Brutus, vêtu d'un costume fidèlement calqué
sur les habits romains. Le rôle n'avait pas quinze vers; mais cette heureuse innovation qui, d'abord, étonna et laissa quelques minutes le public en suspens, finit par être applaudie... Au foyer, un de ses camarades lui demanda « s'il « avait mis des draps mouillés sur ses épaules? » tandis que la charmante Louise Contât, lui adressant sans le vouloir l'éloge le plus flatteur, s'écriait : « Voyez donc Talma, qu'il est laid ! « Il a l'air d'une statue antique. » Pour toute réponse, le tragédien déroula aux yeux de^> persifleurs le modèle même que David lui avait dessiné pour son costume. A son entrée en scène, madame Vestris le regarde des pieds à la tête, et tandis que Brutus lui adressait son couplet, elle échangeait à voix basse avec Talma-Proculus ce rapide dialogue : « — Mais vous avez « les bras nus, Talma ! — Je les ai comme les « avaient les Romains. — Mais, Talma, vous « n'avez pas de culotte.—Les Romains n'en porte taientpas.— Cochon /... » et, prenant la main que lui offrait Brutus, elle sortit de scène en étouffant de colère. »
Voilà le cri réactionnaire en art : Cochon t Nous sommes tous des cochons, nous autres qui Aroulons la vérité. Je suis personnellement un cochon, parce que- je me bats contre la convention au théâtre. Songez donc, Talma montrait ses jambes. Cochon 1 Et moi, je demande qu'on montre l'homme tout entier. Cochon I cochon I Je m'arrête. L'ouvrage de M. Jullien prouve, avec un luxe d'évidence, la continuelle évolution naturaliste au théâtre. Cela s'impose comme une vérité mathématique. Inutile de discuter, de dire que ce mouvement qui nous emporte à la vérité en tout, est bon ou mauvais; il est, cela suffit; nous lui obéissons de gré ou de force. Seulement, le génie va en ayant, et c'est lui qui fait la besogne, pendant que la médiocrité hurle et proteste. Je sais bien que les médiocres d'aujourd'hui voudraient nous arrêter, sous le prétexte qu'il n'y a plus de réformes à faire, que nous sommes arrivés en littérature à la plus grande somme de vérité possible. Eh ! de tous temps, les médiocres ont dit cela I Est-ce qu'on arrête l'humanité, est-ce qu'on fixe jamais-sa marche en avant? Certes, non, toutes les réformes ne sont pas accomplies. Pour nous en tenir au costume, que d'erreurs aujourd'hui encore, de luxe inutile, de coquetterie déplacée, de vêtements de fantaisie 1 D'ailleurs, comme le dit très bien M. Jullien, tout se tient au. théâtre. Quand les pièces seront plus humaines, quand la.fameuse langue du théâtre disparaîtra sous le ridicule, quand les rôles vivront davantage notre vie, ils entraîneront la nécessité de costumes plus exacts et d'une diction plus naturelle. C'est là où nous allons, scientifiquement.
III
Maintenant^ je parlerai de l'époque actuelle, je répondrai aux critiques qui s'étonnent de notre guerre aux conventions. Pour eux, on a poussé la vérité aussi loin que possible sur la scène ; en un mot, tout serai t fait, nos devanciers ne nous auraient rien laissé à faire. J'ai déjà
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Le drame romantique;
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LES THÉORIES
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prouvé, selon moi, quelemouvementnaturaliste qui nous emporte depuis les premiers jours de notre théâtre national, ne saurait s'arrêter une minute, qu'il est. nécessaire et continu, clans l'essence même de notre nature. Mais cela ne suffit pas, il faut toujours en arriver aux faits, lorsqu'on veut être clair et décisif.
J'accorde volontiers que nous avons obtenu une grande exactitude dans le costume historique. Aujourd'hui, lorsqu'on monte une pièce de quelque importance se passant en France ou à l'étranger, clans des époques plus ou moins lointaines, on copie les costumes sur les docu. ments du temps, on se pique cle ne rien négliger pour arriver à une authenticité absolue. Je ne parle pas des petites tricheries, des négligences dissimulées sous une exagération de zèle, il y a aussi la question cle la coquetterie des femmes; les comédiennes reculent souvent encore devant des ajustements étranges et incommodes qui les enlaidiraient; alors, elles s'en tirent par un brin de fantaisie, elles changent la coupe, ajoutent des bijoux, inventent une coiffure. Malgré cela, l'ensemble reste satisfaisant; il y a eu là, au théâtre, un mouvement fatal déterminé par les études historiques des cinquante dernières années. Devant les gravures, les textes de toutes sortes exhumés par les chercheurs, devant cette connaissance de plus en plus élargie et familière des âges morts, il devenait naturel que le public exigeât une résurrection exacte des époques mises en scène. Ce n'est donc pas un caprice, une affaire de mode, mais une marche logique des esprits.
Doue, si la tradition maintient encore des anaehronismes baroques, des fantaisies inexplicables dans les pièces jouées il y a une trentaine d'années, il est rare qu'aujourd'hui, en montant une pièce historique, on ne se préoccupe pas de l'exactitude des costumes.Lemouvement s'accentuera encore, et la vérité sera complète, lorsqu'on aura décidé les femmes à ne pas profiter d'une pièce historique pour porter des toilettes éblouissantes, au coin de leur feu et. même en voyage; car, outre l'exactitude du costume, il y a la convenance du costume, ce qui m'amène à la question du vêtement dans nos pièces modernes.
Ici, rien de plus simple pour les hommes. Us s'habillent comme vous et moi. Quelques-uns, je parle des comiques, chargent trop l'excentricité, ce qui leur fait perdre le caractère. 11 faut voir le succès d'un costume exact, pour comprendre ce qu'il ajoute de vie au personnage. Mais la grosse question est encore la question des femmes. Dans les pièces où les rôles exigent une grande simplicité de mise, il est à peu près impossible d'obtenir cette simplicité; car on se heurte aune obstination de coquetterie d'autant plus vive, que les femmes n'ont point ici pour tricher le pittoresque du costume historique ou étranger. Vous amènerez encore une comédienne à draper ses épaules des haillons d'une mendiante, mais vous ne la déciderez jamais à se mettre en petite ouvrière, si elle a perdu le premier éclat, de sa beauté, si elle sait que les robes pauvres l'enlaidissent. Pour elle, c'est parfois une question de vie, car à côté de l'actrice, il y a la femme, qui souvent a besoin d'être belle. Voilà la raison qui fausse presque.continuellement
presque.continuellement costume, dans nos pièces contemporaines : une peur do la simplicité, un refus d'accepter la condition des personnages, lorsque ces personnages glissent à l'odieux ou au ridicule de îa mise. Puis, il y a encore cette rage dé belles toilettes qui s'est déclarée clans le goût même du public. Par exemple, au Vaudeville et au Gymnase, les dernières années de l'empire ont , amené des exhibitions de grands couturiers qui durent encore. Une pièce no peut se passer dans un monde riche, sans qu'aussitôt il y ait un assaut cle luxe entre les actrices. A la rigueur, ces toilettes sont justifiées; mais le mauvais, c'est l'importance qu'elles prennent. Le branle étant donné, le public se passionnant plus pour les robes que pour le dialogue, on en est venu à fabriquer les pièces dans le but d'un grand éta- : lage de modes nouvelles; on a voulu mettre clans un succès cette chance, en choisissant de préférence un milieu d'action où le luxe Fût autorisé. Le lendemain d'une première représentation, 1a presse s'occupe autant des toilettes que cle la pièce; tout Paris en cause, une bonne partie des spectateurs, et surtout des spectatrices vient au théâtre pour voir la robe bleue de celle-ci ouïe nouveau chapeau de celle-là.
On dira que le mal n'est pas grand. Mais, pardon, le usai est très grand ! Sous une hypocrisie de réalité, il y a là un succès cherché en dehors des oeuvres elles-mêmes. Ces toilettes éclatantes ne sont pas vraies, d'ailleurs, dans leur uniformité superbe. Onnes'habille pas ainsi à toute heure du jour, on ne joue pas continuellement la gravure cle mode. Puis, ce goût excessif des toilettes riches a ceci de désastreux qu'il pousse les auteurs clans la peinture, d'un monde factice, d'une distinction convenue. Gomment oser risquer une pièce se passant, dans lu bourgeoisie médiocre, ou dans le petit commerce, ou clans le peuple, lorsqu'il faut absolument au public des robes de cinq ou six mille francs ! Alors, on force la note, on habille des bourgeoises de province comme des duchesses, ou l'on introduit une cocotte, pour qu'il y ait au moins un pétard de soie et de velours. Trois actes ou cinq actes en robes de laine paraîtraient une démence; demandez à un fabricant habile s'il risquerait cinq actes sans la grande toilette de rigueur.
Eh bien, la vérité au théâtre souffre encore de tout cela. On hésite devant, une question de costumes trop pauvres, comme on hésite devant une audace cle scène. Pas une pièce do MM. Augier, Dumas et Sarctou, n'a osé se passer des grandes toilettes, pas une ne descend jusqu'aux petites gens qui portent des étoffes à dix-huit - sous le mètre; de sorte que tout un côté social, la grande majorité des êtres humains se trouve à peu près exclue du théâtre. Jusqu'à présent, on n'est pas allé au delà de la bourgeoisie aisée. Si l'on a mis des misérables au théâtre, des ouvriers et des employés à douze cents francs, c'est dans des mélodrames radicalement faux, peuplés de ducs et de marquis, sans aucune littérature, sans aucune analyse, sérieuse. Et soyez certain que la question du costume est pour beaucoup dans cette exclusion.
Nos vêtements modernes, il est vrai, sont un pauvre spectacle. Dès qu'on sort de la tragédie bourgeoise, resserrée entre quatre murs, dès
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
qu'on veut utiliser la largeur des grandes scènes et y développer des foules, on se trouve fort embarrassé, gêné par la monotonie et le deuil uniforme delà figuration. Je crois que, dans ce cas, on devrait utiliser la variété que peut offrir le mélange des classes et des métiers. Ainsi, pour ine faire entendre, j'imagine qu'un auteur place un acte dans le carré des Halles centrales, à Paris. Le décor serait superbe, d'une vie grouillante et d'une plantation hardie. Eh bien ! clans ce décor immense, on pourrait parfaitement aiTiver à un ensembjetrèspittoresque, en montrant les forts de la Halle coiffés cle leurs grands chapeaux, les marchandes avec leurs tabliers blancs et leurs foulards aux tons vifs, les acheteuscs vêtues de soie, de laine et d'indienne, depuis les dames accompagnées cle leurs bonnes, jusqu'aux mendiantes qui rôdent pour ramasser des épluchures. D'ailleurs, il . suffit d'aller aux 11 ailes et de regarder. Rien n'est plus bariolé ni plus intéressant. Tout Paris voudrait voir ce décor, s'il était réalisé avec le degré d'exactitude et de largeur nécessaire.
Et que d'autres décors à prendre, pour des drames populaires ! L'intérieur d'une usine, l'intérieur d'une mine,la foire auxpainsd'épiées, une gare, un quai aux fleurs, un champ de courses, etc., etc. Tous les cadres de la vie moderne peuvent y passer. On dira que ces décors ont déjà été tentés. Sans cloute, dans les féeries on a vu des usines et des gares de chemin cle fer: mais c'étaient là des gares et des usines de féerie, je veux dire des décors bâclés de façon à produire une illusion plus ou inoins complète. Ce qu'il faudrait, ce serait une reproduction minutieuse. El l'on aurait fatalement des costumes, fournis par les différents métiers, non pas des costumes riches, mais des costumes qui suffiraient à la vérité et à l'intérêt des tableaux. Puisque tout le monde se lamente sur la mort du drame, nos auteurs dramatiques devraient bien tenter ce genre du drame populaire et contemporain. Us pourraient y satisfaire à la fois les besoins cle spectacle qu'éprouve le public et les nécessités d'études exactes cpii s'imposent chaque jour davantage. Seulement, il est à souhaiter que les dramaturges nous montrent le vrai peuple et non ces ouvriers pleurnicheurs, qui jouent de si étranges rôles, dans les mélodrames du boulevard
D'ailleurs, je ne me lasserri pas cle le répéter après M. Adolphe Jullien, toutsetientau théâtre. La vérité des costumes ne va pas sans la vérité des décors, de la diction, des pièces elles-mêmes. Tout marche du même pas dans la voie naturaliste. Lorsque le costume devient plus exact, c'est que les décors le sont aussi, c'est que les acteurs se dégagent de la déclamation ampoulée, c'est enfin que les pièces étudient cle plus près la réalité et mettent à la scène des personnages plus vrais. Aussi, pourrais-je faire, au sujet des décors, les mêmes réflexions que je viens de faire à propos du costume. Là aussi, nous semblons arrivés à la plus grande somme de vérité possible, lorsque de grands pas sont encore à faire. 11 s'agirait -surtout d'augmenter l'illusion, en reconstituant les milieux, moins dans leur pittoresque dans que leur utilité dramatique. Le milieu doit déterminer le personnage. Lorsqu'un décor sera étudié à ce point de vue, qu'ildonnera
l'impression"vive.^d'uim description de Balzac, lorsque, au lever do la toile, on aura une première donnée sur les personnages, sur leur caractère et leurs habitudes, rien qu'à voir le lieu où ils se meuvent, on comprendra de quelle importance peut être une décoration exacte. C'est là cpie nous allons, évidemment : les milieux, ces milieux dont l'étude a transformé les sciences eIles lettres, doivent fatalementprendre au théâtre une place considérable ; et, je retrouve ici la question cle l'homme métaphysique, de l'homme abstrait qui se contentait de trois murs dans la tragédie, tandis que l'homme physiologique de nos oeuvres modernes demande do plus en plus impérieusement à être déterminé par le décor, par le milieu, dont il est le produit. On voit donc quola voie du progrès est longue encore, aussi bien pour la décoration que pour le costume. Nous sommes dans la vérité, mais nous balbutions à peine.
Un au Ire point très grave estladiclion. Certes, nous n'en sommes plus à la mélopée, au plainchant du dix-septième siècle. Mais nous avons encore une voix de théâtre, une récitation fausse très sensible et très fâcheuse. Tout le mal vient de ce que la plupart des critiques érigent les traditions en un code immuable; ils ont trouvé le théâtre dans un certain étal, et au lieu cle regarder l'avenir, cle juger par les progrès accomplis les progrès qui s'accomplissent et qui s'fccompliront, ils défendent avec entêtement ce qui reste des conventions anciennes, en jurant que ce reste est d'une nécessité absolue. Demandez-leur pourquoi, faites-leur remarquer le chemin parcouru, ils ne donneront aucune raison logique, ils répondront par des affirmations basées justement sur l'état des choses qui est en train do disparaître.
Pour la diction, le mal vient donc do ce que ces critiques admettent une langue de théâtre. Leur théorie est qu'on ne doit pas parler sur les planches comme, dans l'existence quotidienne; et, pour appuyer cette façon de voir,ils prennent des exemples dans la tradition, dans ce qui se passait hier et dans ce qui se passe aujourd'hui encore, sans tenir compte du mouvement naturaliste dont l'ouvrage de M. Jullien nous permet de constater les étapes. Comprenez donc qu'il n'y a pas absolument cle langue de théâtre; il y a. eu une rhétorique qui s'est affaiblie do plus en plus et qui est en train de disparaître, voilà les faits. Si vous comparez un instant la déclamation des comédiens sous Louis XIV à celle de Lekain, et si vous comparez la déclamation de Lekain à celle des artistes cle nos jours, vous établirez nettement les phases do la mélopée tragique aboutissant à notre recherche du ton juste et naturel, du cri vrai. Des lors, la langue de théâtre, cette langue plus sonore, disparaît. Nous allons à la simplicité, au mot exact, dit sans emphase, tout naturellement. Et que d'exemples, si je ne devais me borner I Voyez la puissance de Geoffroy sur le public, tout son talent est dans sa nature; il prend le public parce qu'il parle à la scène comme il parle chez lui. Quand la phrase sort de l'ordinaire, il ne peut plus la prononcer, F auteur doit en chercher une autre. Voilà la condamnation radicale delà prétendue langue cle théâtre. D'ailleurs, suivez la diction d'un auteur de talent, et étudiez le
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LES THEORIES
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public : les applaudissements partent, la salle s'enthousiasme, lorsqu'un accent cle vérité a donné aux mots prononcés la valeur exacte qu'ils doivent avoir. Tous les grands triomphes de la scène sont des victoires sur la convention. Hélas 1 oui, il y a une langue de théâtre : ce sont ces clichés, ces platitudes vibrantes, ces mois creux qui roulent comme des tonneaux vides, toute cette-insupportable rhétorique de nos vaudevilles et de nos drames, qui commence à faire sourire. Il serait bien intéressant d'étudier la question du style chez les auteurs de talent comme MM. Augicr, Dumas et Sardou; j'aurais beaucoup à critiquer, surtout chez les deux derniers, qui ont une langue de convention, une langue à eux qu'ils mettent clans la bouche de tous leurs personnages, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous les sexes et tous les âges. Cela me paraît fâcheux, car chaque caractère a sa langue, et si l'on veut créer des
êtres vivants, il faut les donner au public, non seulement avec leurs costumes exacts et clans les milieux qui les déterminent, mais encore avec leurs façons personnelles cle penser et do s'exprimer. Je répète que c'est là le but évident où va notre théâtre. Il n'y a pas de langue cle Uiéâtre réglée par un code comme coupe de phrases et comme sonorité ; il y a simplement un dialogue de plus en plus exact, qui suit on plutôt qui amène les progrès des décors et des costumes dans la voie naturaliste. Quand les pièces seront plus vraies, la diction des acteurs gagnera forcément en simplicité et on naturel.
Pour conclure, je répéterai que la bataille aux conventions est loin d'être terminée et qu'elle durera sans doute toujours. Aujourd'hui, nous commençons à voir clairement où nous allons, mais nous pataugeons encore en plein dégel de la rhétorique et cle la métaphysique, p _■ ::.;;:lMâl'^^£'^S2S:i!-iS2!SS J1
LES COMÉDIENS
i
Je voudrais, à propos du concours du Conservatoire, dire mon mot sur l'éducation officielle qu'on donne eu France aux comédiens.
Certes, cette éducation officielle est clans l'ordre accoutumé de notre esprit français. Le nom do l'établissement où elle est donnée, le « Conservatoire », suffit à indiquer qu'il s'agit d'y conserver les traditions, d'y enseigner un art en quelque sorte hiératique, dont toutes les recettes sont immuables. Tel geste signifie telle chose, et ce geste ne saurait être changé. Il y a un jeu de physionomie pour l'étonnement, un pour l'effroi, un pour l'admiration, et ainsi de suite, toute une collection de jeux do physionomie qui s'apprennent et qu'on finit par savoir employer, même avec une intelligence médiocre. Il en est cle même pour les peintres à l'Ecole des Beaiix-Arts. On parvientày fabriquerunpeintro, quand le sujet n'est pas complètement idiot, et que la nature-1'a bâti physiquement à pou près complet, avec des jambes et des bras.
Et remarquez que je ne nie pas la nécessité de ces école:;. De même qu'il faut des peintres décents, sachant leur métier pour décorer/ nos salons bourgeois, de même il faut des comédiens qui sachent se tenir en scène, saluer et répondre, pour jouer l'effroyable quantité de comédies et cle drames que Paris consomme par hiver. Au moins, un élève qui sort du Conservatoire connaît les éléments classiques cle son métier. Il est le plus souvent médiocre, mais il reste convenable, il s'acquitte honorablement de son emploi.
Je me montrerai plus sévère pour l'enseignement lui-même, pour le corps des professeurs. Sans doute, ils ne peuvent pas donner du génie a leurs élèves. Peut-être même sont-ils obligés, jusqu'à un certain point, de rester dans la routine'pour
routine'pour pas'boulevers^r d'un coup'dcs;habitudes séculaires. Un enseignement est forcémont basé sur un corps île doctrine, qui permet del'appliquerau plus grand nombre, à la moyenne des intelligences. Mais, vraiment, la tradition théâtrale est chez nous une des plus fausses qui existent, et il serait grand temps de revenir à la vérité, petit à petit, si l'on veut, de façon à no brusquer personne.
Qu'on réfléchisse un instant aux conventions ridicules, à ces repas de théâtre où les acteurs mangent de trois quarts, à ces entrées et à ces sorties solennelles et grotesques, à ces personnages qui parlent la face toujours tournée vers le public, quel que soit le jeu île scène. Nous sommes habitués à ces choses, elles ne nous blessent plus; seulement, elles gâtent l'illusion et elles font du théâtre un art faux qui comprome t les plus grandes oui vves.
Je no parle pas des peuples la Uns, des Italiens et des Espagnols, dont l'art, dramatique est encore plus ampoulé et plus conventionnel. Mais, chez les peuples du Nord, les comédiens jouent beaucoup plus librement, sans tant s'inquiéter de la pompe de la. représentation. Par exemple, chez nous, il n'y a que les grands comédiens, ceux dont l'autorité est souveraine sur le public, qui osent lancer certaines répliques en tournant le dos à la salle. Cela n'est pas convenable. Pourtant, il y a des effets puissants à tirer de la vérité de cette al litude. qui se produit à chaque instant dans la vie réelle. Le fâcheux est que nos comédiens jouent pour la salle, pour le gala; ils sont sur les planches comme sur un piédestal, ils veulent voir et être vus. S'ils vivaient les pièces au lieu de les jouer, les choses changeraient.
On parle de l'optique théâtrale. Cette optique n'est jamais que ce qu'on la l'ait. Si l'enseignement serrait, la vie de plus près, si l'on ne chan-
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
geait pas les élèves comédiens en pantins mécaniques, on trouverait des interprètes qui renouvelleraient la mise en scène et feraient enfin monter la vérité sur les planches.
II
L'éducation classique et traditionnelle donnée i aux jeunes comédiens est donc en soi une excellente chose, car elle sert à former des sujets d'une bonne moyenne pour les besoins courants de nos théâtres. Mais où la eiilique peut s'exercer, c'est, comme je l'ai dit, sur l'enseignement lui-même,' sur le corps de doctrine des professeurs dont le souci est, avant tout, de maintenir intactes les traditions.
Il faut,pourcomprendre ce qu'est aujourd'hui chez nous l'art du comédien, remonter à. l'origine même de notre théâtre. On trouve, au dixseptième siècle, la pompe tragique, les Romains et les Grecs portant la perruque des seigneurs j du temps, la représentation d'une pièce se dé- j roulant avec la majesté d'un gnla princier. On j pontifiait alors. On restait sur les planches clans i le domaine des rois et des dieux. L'art consistait i à être Je plus îoin possible de la nature, 'l'eut | s'ennoblissait, et jusqu'à : « Je vous hais ! » i tout se disait tendrement. L'acteur le plus applaudi était celui cpii approchait le plus des belles manières de la cour, arrondissant les bras, se balançant sur les hanches, grasseyant, roulant des yeux terribles.
Certes, nous n'en sommes plus là. La vérité du costume, du décor et des attitudes s'est imposée peu à peu. Aujourd'hui, Néron ne porte plus perruque, et l'on joue Esthcr avec une mise en scène splendide et trop exacte. Mais, au fond, on retrouve toujours la tradition de majesté, de jeu solennel. Des acteurs français qui jouent, sont restés des prêtres qui officient. 11 ne peuvent monter sur les planches sans se croire aussitôt sur un piédestal, où la terre en-' tière les regarde. Et ils prennent des poses, et. ils sortent immédiatement de la vie pour entrer clans ce ronronnement du théâtre, clans ces gestes faux et forcés, qui feraient pouffer de rire sur un trottoir.
Prenez même une pièce gaie, une comédie, et regardez attentivement les acteurs qui labrûlen t. Vous reconnaîtrez en eux les comédiens pompeux du dix-septième siècle, ceux qui sont les pères de Fart dramatique en France. Les entrées souvent sont accompagnées d'un coup de talon pour annoncer et mieux asseoir le personnage. Les effets sont continués au delà du vraisemblable, dans l'unique but d'occuper foute la scène et de forcer les applaudissements. Ce sont des jeux de physionomie adressés au public, des poses de bel homme, la cuisse tend no, la tête tournée et maintenue dans une position avantageuse. Ils ne marchent plus, ne parlent plus, ne toussent plus comme à la ville. On voit qu'ils sont en représentation, et que leur effort le plus immédiat est de n'êtrepascomme tout le monde, d? façon à étonner les bourgeois. îî y a un Grec ou an Romain du grand siècle, dans les paillasses de foire, qui lendentlo derrière aux coups de pied. Oui, la tradition a cette force. Elle est pareille
au saisie fin qui filtre quand mêmeetsansrelâche par les fissures les plus minces. La source en est déjà disparue lorsque les effets en_ subsistent encore. Ces effets peuvent être méconnaissables, transformés, déviés, ils irexisleiït pas moins, ils n'en sont pas moins tout-puissants. Si, aujourd'hui, notre théâtre désespère les amis de la nature, la faute en est aux ancêtres, à la lente éducation de nos comédiens, que la tradition éloigne du vrai.
Un art ne se formepasenun jour. Aussi, quand il est formé, a-t-il une solidité de roc dans la routine. Cela expiiqi.e comment il est si difficile d'innover, de changer la direction-suivie par plusieurs générations. Aujourd'hui, le besoin cie vérité i>e fait sentir, au théâtre comme parfont; mais, plus que partout, ce besoin y trouve des résistances, désespérées. On est.habitué aux faussetés, aux conventions de la scène: le gros public n'est pas choqué: tous les effets faux, le ravissent, et il applaudit, en criant à la vérité; si : bien même que ce sont les effets vrais qui le I fâchent et qu'il traite d'exagérations ridicules. I Le jugement, du spectalour est perverti par une | habitude séculaire. De là, Fentêlemunt dans la j formule existante de l'art dramatique. j Et Dieu sait où nous en sommes comme vérité ! au théâtre, malgré le mouvement nafuraiislc i qui s'y accomplit fatalement ! .le no puis dresser un réquisitoire en règle, mais je citerai quelques exemples. J'ai déjà parlé des entrées et des sorties qui sont le plus souvent opérées en dépit du lion sens, trop lentes ou trop brusques, uniquement comprises de façon à ménager une salve d'applaudissements à l'acteur. Pourrait-on m'indiquer, d'autre part, quelque chose de plus ridicule que les passades du comédien, pendant, une scène un peu longue? Pour couper les effets, au milieu du dialogue, le comédien qui est à gauche, traverse et va à droite, tandis que le comédien qui est à droite, se rend, à gauche, sans aucun motif d'ailleurs. Cela est d'un bon résultat pour les yeux, dit-on ; c'est possible, mais ce continuel va-et-vient n'en est pas moins très comique et très puéril. Il faudrait parler encore de la façon cle s'asseoir, do manger, de lancer dans la salle la réplique destinée au personnage qu'on a à côté de soi, de s'approcher du trou du souffleur pour déclamer la tirade à effet que les autres acteurs, sur la scène, feignent d'écouter religieusement. En un mot, un acteur ne hasarde pas une enjambée, ne lâche pas une phrase, sans que cette enjambée et cette phrase ne hurlent de fausseté. J'excepte seulementles grands cris cle passion et de vérité que jettent parfois les artistes de génie. Je sais quelle est la réponse. Le théâtre, dit-on, vit uniquement de convention. Si les acteurs tapent du pied, forcent leur voix, c'est pour qu'on les entende; s'ils exagèrent les moindres gestes, c'est afin que leurs effets dépassent la ; rampe et soient, vus du public. On en arrive ainsi à faire du théâtre un monde à part, où le mensonge est non seulement toléré, mais encore ; déclaré nécessaire. On rédige le code étrange de ; l'art dramatique, on formule en axiomes les , faussetés les plus étonnantes. Les erreurs de: viennent des règles, et l'on hue quiconque n'ap; pliquo par les règles.
._..Notre théâtre est. ce qu'il est, cela me paraît ; un simple fait; mais r.e pourrait-il pas être au-
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LES THÉORIES
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freinent? Rien ne me fâche comme le cercle q
étroit où l'on veut enfermer un art. Certes, en p
dehors de l'heure présente, il y a le vaste monde i<
qui garde une grande importance. Si l'on a le t
seul désir de réussir au théâtre, d'étudier ce qui F
plaît au public et de lui servir le plat qu'il aime
et auquel il est habitué, sans doute il faut se con- c
former à la formule actuelle. Mais si l'on est c
blessé par cette formule, si l'on croit que la tra- - ?
dilioii a tort et qu'il faudrait accoutumer le cl
public à un art plus logique et plus vrai, il n'y a c
certainement aucun crime à tenter l'expérience. c
Aussi suis-je toujours stupéfié,.quand j'entends s
les critiques déclarer gravement : « Ceci est du s
théâtre, cola n'est pas du théâtre. » Qu'en ;
savent-ils? Tout l'art n'est pas contenu dans une
formule. Ce qu'il appelle le théâtre, c'est, un i
théâtre, ci rien de plus. J'ajouterai même un s
théâtre bien défectueux, étroit et mensonger c
clans ses moyens. Demain peut se produire une I
nouvelle formule cpii bouleversera la formule <
actuelle. Est-ce que le théâtre des Grec/, le j
théâtre des Anglais, le théâtre des Allemands I
est. noire théâtre? Est-ce"que, dans une même i
littérature, le théâtre ne peut pas se renou- i
vêler, produire des oeuvres d'esprit et de fac- <
ture complètement différents? Alors, que nous
veut-on avec celte chose abstraite, le théâtre, i
dont on fait un bon Dieu, une sorte d'idole
féroce et jalouse qui ne tolère pas la moindre
infidélité!
Rien n'est, immuable, voilà la vérité. Les conventions sont ce qu'on les fait, et elles n'ont force de loi cpie si on les subit. A mon sens, les acteurs pourraient serrer la vie de plus près sans s'amoindrir sur la scène, les exagérations de gestes, les passades, les coups cle talon, les temps solennels pris entre deux phrases, les effets obtenus par un grossissement de la charge, ne sont en aucune façon nécessaires à la pompe de la représentation. D'ailleurs, la pompe est inutile, la vérité suffirait.
Voici donc ce cpie je souhaiterais voir : des comédiens étudiant la vie et la rendant avec le plus de simplicité possible. Le Conservatoire est un lieu utile, si on le considère comme un cours élémentaire oùTon apprend la prononciation; encore existe-t-il, au Conservatoire, une prononciation étrange, emphatique, qui déroute . singulièrement l'oreille. Mais je doute qu'une l'ois les éléments appris, on tire un grand profit des leçons des maîtres. C'est absolument, comme dans les écoles de dessin. Pendant doux ou trois aiis, les élèves ont besoin d'apprendre à dessiner des yeux, des nez, des bouches, des oreilles ; puis, le mieux est de les mettre devant la nature, en laissant leur personnalité s'éveiller et pousser.
On m'a souvent parlé d'un maître de déclamation, dont les leçons consistaient d'abord à J faire dire par ses élèves cette phrase : « Tiens ! voilà un chien ! » sur tous les tons possibles, le ton de l'étonnement, le ton de la peur, de l'admiration, cle la tendresse, de l'indifférence, de la répulsion, et ainsi de suite. Il y avait cinquante et quelques manières de dire. « Tiens 1 voilà un chien ! » Cela rappelle un peu les méthodes pour apprendre l'anglais en vingt-cinq leçons. La méthode peut être ingénieuse et bonne pour des élèves qui commencent. Mais on sent tout ce qu'elle a do mécanique et d'insuffisant. Démarquez
Démarquez le ton de la voix et l'expression de la physionomie sont réglés à l'avance, qu'il s'agit ici simplement des grimaces de la tradition,sans tenir compte aucun de la libre initiative de l'élève.
Eh bien ! l'enseignement au Conservatoire est le même. On y 'répète : « Tiens ! voilà un chien ! » avec toutes les expressions imaginables. Notre répertoire classique est la seule base cle la doctrine. On exerce, les élèves sur des types connus, réglés à l'avance, et chaque mot qu'ils ont à dire a une inflexion consacrée qu'on leur serine pendant des mois, absolument comme on serine à un sansonnet, : J'ai du bon tabac, dans ma tabatière. On devine quelle influence peut avoir cet exercice sur do jeunes cervelles. Le mal ne serait pas grand encore, si les leçon» s'appuyaient sur la vérité; mais, comme elles ont la seule autorité de l'usage et de la tradition, elles arrivent à dédoubler la wersoune du comédien, à lui laisser son allure et sa voix personnelles à la ville, et à lui donner pour le théâtre une allure et une voix rie convention. Ce fait est connu de tous. Le comédien est irrémédiablement frappé chez nous d'une dualité qui le fait reconnaître au premier coup d'ail.
J'ignore le remède. Je crois qu'il faudrait étudier plus sur la nature et moins dans le ré- ; pertoire. Les livres ne valent jamais rien pour l'éducation do l'artiste. En outre, on devrait, peu à peu amener les élèves à un souci constant de la vérité. L'art de déclamer tue notre théâtre, parce qu'il repose sur une pose continue, contraire au vrai. Si les professeurs voulaient mettre cle côté leur personnali té, nepas enseigner comme des articles de foi les effets qui leur ont réussi journellement nu théâtre, il est à croire que les élèves ne perpétueraient pas ces effets à leur tour et céderaient au courant naturaliste qui transforme aujourd'hui tous les arts. La vie sur les planches, la vie sans mensonge, avec sa bonhomie et sa passion, tel doit être le but.
Le public est en dehors cle la querelle. 11 acceptera ce cpie le talent lui fera accepter. 11 faut avoir écrit une pièce et l'avoir fait répéter pour connaître la disette où nous sommés de comédiens intelligents, consentant à jouer simplement les choses simples, sentant et rendant la vérité d'un rôle, sans le gâter par dos effets odieux, que le public applaudit depuis deux siècles. Z
III
L'autre soir, au Théâtre-Italien, j'ai éprouvéune des plus fortes émotions dont je me souvienne. Salvini jouait dans un drame, moderne : la. Mort civile.
Je l'avais vu dans Macbeth, et je m'étais récusé, n'ayant rien à dire, si ce n'était des lieux communs. Je laisse Shakspeare dans sa gloire, j'avoue ne plus le comprendre quand on le joue sur nos planches modernes, en italien surtout, devant un public qui se fouette pour admirer. Cela m'est indifférent, parce que cela se passe trop loin de moi, dans la nue. Et quant à l'interprétation, elle me déroute plus encore. J'écrirai cpie c'est sublime, mais je reste glacé. Un sens me manque'peut-être.
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
Enfin, j'ai vu Salvini dans la Mort civile, et je v vais pouvoir le juger. Je n'ai plus besoin de C phrases toutes faites, qui me répugnent et cle- p vaut lesquelles j'ai reculé. Le comédien m'a cl pris tout entier, il m'a bouleversé. J'ai senti en cl lui un homme, un être vivant empli cle mes é propres passions. Désormais, il y. a une commune mesure en Ire lui et moi. r D'abord, cette pièce : /</ Mort civile, m'a paru ç un drame des pluscurieux. Une cerlaincRosalie, ,f dont le mari a été condamné aux galères à per- I pétuité, est. entrée comme gouvernante chez le i docteur Palmieri, qui a adopté la fille de Conrad, ] Emma, encore au berceau. L'enfant croit que I le docteur est son père. Rosalie s'est résignée à t n'être que l'institutrice cle sa tille. Mais Conrad i s'échappe du bagne et le drame se noue. 11 veut d'abord faire valoir ses droits de père. Le docteur lui prouve qu'il tuera Emma, qu'il lui imposera tout au moins une existence abominable, en faisant d'elle la fille d'un forçat. Ensuite Conrad veut emmener Rosalie; et là encore, il doit se dévouer, car il a compris que, s'il était mort, Rosalie aurait, épousé le docteur. 11 est résolu à partir, à disparaître pour toujours, lorsque la mort le prend en pitié et lui facilite son abnégation. Il meurt, il fait trois heureux.
Sans doute, je vois bien qu'il y a làrdessous une thèse, et les thèses m'ont toujours lâché au théâtre. D'autre part, la donnée reste bien mélodramatique. Si l'on veut savoir ce qui m'a séduit, c'est.la belle nudité de la pièce. Pas un coup de théâtre, à notre mode française. Les • scènes se suivent tranquillement, la toile tombe sur une conversation, les actes sont coupés au petit bonheur. C'est une tragédie, avec des personnages modernes. M. d'Ennery hausserait les épaules et trouverait cela bien maladroit.
Justement, je pensais à VneCause célèbre, qui a une si étrange parenté avec In Mort civile. Dans le premier de ces drames, quelle grossièreté de procédé ! On peut être sûr que l'auteur ne so privera pas d'une ficelle, d'une situation, d'une tirade, Il gorgera la bêtise populaire, il trempera de larmes son public, par les moyens les plusénormes. Tout notre mauvais théâtre actuel est là, avec l'impudence do son dédain littéraire. Une Cause, célèbre suc le mépris du bon sens, du génie français. On ne dit pas assez ce qu'une pareille pièce peut faire cle mal à notre littérarature dramatique. Pour en sentir toute l'infériorité, il l'au cl rai 13 a corn parer à la Mort civile.
On so rappelle, par exemple, l'épisode de Jean Renaud retrouvant sa fille Adrienne. 11 y a là des forçats clans un parc, une jeune personne qui sait une phrase entendue en rêve, un père en casacpio rouge qui pousse des hurlements à ameuter le château". Rien de plus criard comme enluminure d'Epinal. L'auteur italien, au contraire, ne paraît pas avoir songé un instant qu'il pourrait tirer un effet du retour du forçat. Son forçat en Ire, s'asseoit et cause, à peu près comme cela se passerait dans la réalité. 11 a, plus tard, doux scènes avec. Emma. La jeune fille a peur de lui, ce qui est nalurel. Et voilà tout, cela suffit à serrer les coeurs d'une profonde émotion.
Chaque épisode est. traité avec cette simplicité, dans la Mort civile. L'intrigue, sans aucune complication, va d'un bout à l'autre cle la pièce. Rien n'y a été introduit pour satisfaire le mauvais
mauvais du gros public. Conrad n'est pas innocent comme Jean Renaud ; il a tué un homme, le propre frère de sa femme, et sa figure grandit cle ce meurtre; il n'est pas ce pantin persécuté de notre mélodrame, dont l'innocence doit éclater au cinquième acte.
Remarquez que la Mort civile a eu en Italie un immense succès. Aucune traduction française n'existe, et je crois que le drame traduit ferait de maigres recettes à la Porle-SaintMarlin (1). C'est cpie notre public est pourri maintenant.llluifaul.de grandes machines compliquées. On Fa mis au régime du roman-feuilleton et des mélodrames où les ducs et les forçats s'embrassent. La plupart des critiques euxmêmes l'ont du théâtre une chose bête, où le talent d'écrivain n'est pas nécessaire, où il faut manquer d'observation, d'analyse et de style, pour faire des chefs-d'oeuvre. Le théâtre, disentils, c'est ça; et il semble qu'ils professent un cours d'ébénislerie. Donner des règles au néant, c'est le comble.
Eh ! non, le théâtre, ce n'est pas ça : L'absolu n'existe point. Le théâtre d'une époque est ce qu'une génération d'écrivains le fait. Nous sommes, malheureusement, d'une ignorance crasse et d'une vanité incroyable. Les littératures des peuples voisins son t pour nous comme si elles n'étaient pas. Si nous étions plus curieux, plus lettrés, nous connaîtrions depuis longtemps la Mort civile, et nous verrions clans ce drame un singulier démenti à nos théories françaises. 11 est conçu absolument dans la formule que j'in.dique, depuis que je m'occupe de critique dramatique ; et il paraît que celle formule n'est pas si mauvaise, puisque l'Italie tout entière a applaudi la pièce.
Mais je m'arrête, car j'enfourche là mon dada, et c'est de Salvini surtout, dont je veux parler. Je me méfiais beaucoup des acteurs italiens, je me les imaginais d'une exubérance folle. Aussi quel a été mon étonnemont, lorsque j'ai constaté que le grand talent: de Salvini est tout de mesure, de finesse, d'analyse. 11 n'a pas un geste inutile, pas un éclat de voix qui détonne. Au premier aspect, il serait plutôt gris, et il faut attendre pour être empoigné par ce jeu si simple, si savant et si fort.
Je citerai quelques exemples. Son entrée cle forçat fugitif, d'homme humble et souffrant, inquiet et torturé, est merveilleuse. Mais ce qui m'a plus frappé encore, c'est la façon dont il dit le long récit cle son évasion. Tout d'un coup, au milieu dcFalluredramaliquedo la scène,c'est un coin de comédie qui s'ouvre. Il baisse la voix, comme si l'on pouvait l'entendre; il dit le récit sur le même ton voilé, en s'animant pourtant, en finissant par rire d'avoir si bien trompé les gardiens. Nous n'avons pas un seul acteur de drame en France qui aurait l'intelligence d'effacer ainsi sa voix. Tous raconteraient leur fuite en roulant les yeux et en faisant les grands bras. L'impression que produit Salvini par la simplicité de son jeu est. prodigieuse en cette occasion. Il me faudrait citer toutes les scènes. Dans la conversation qu'il a avec le docteur, et plus»tard
1 (1) Depuis (\\\a cet article a été écrit, M. Auguste
VItu a fait jouer a l'Odéon une traduction de la Mort, civile qui n'a eu aucun succès.
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LES THÉORIES
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dans la scène avec Rosalie, lorsqu'il laisse tomber sa tête sur la poitrine de cette femme qu'il aime tant et qu'il va perdre, il arrive aux plus larges effets du pathétique. Je ne voudrais être désagréable pour personne, mais puisque j'ai comparé la Mort civile à Une cause célèbre, je puis bien rapprocher Salvini de Dumaine. Il faut voir le premier pour comprendre combien le second crie et so démène inutilement. Tout le jeu de Dumaine, dans Jean Renaud, devient faux et pénible, à côté du jeu si souple et si vrai de Salvini. Celui-ci a étudié l'âme humaine, il en analyse les nuances, il est un homme cpii pleure. Mais où il a été superbe surtout, c'est au dernier acte, lorsqu'il meurt. Je n'ai jamais vu mourir personne ainsi an théâtre. Salvini gradue ses derniers moments de moribond avec une telle vérité, qu'il terrifie la salle. 11 est vraiment un mourant, avec ses yeux qui se voilent, sa face qui blêmit et se décompose, ses membres qui se raidissent. Lorsque Emma, sur la demande de Rosalie, s'approche et l'appelle : « mon père », il a un retour de vie, un éclair de joie sur son visage déjà mort, d'un charme douloureux; et ses mains tremblent, et sa têle se penche, secouée par le râle, tandis que ses derniers mots se perdent et ne s'entendent plus. Sans doute, on a fait souvent cela au théâtre, mais jamais, je le répète, avec une pareille intensité de vérité. Enfin, Salvini a eu une trouvaille de génie : il est étendu dans un fauteuil, et lorsqu'il expire, la tête penchée vers Emma, il semble s'écrouler, son poids l'emporte, il culbute et vient rouler devan t le trou du souffleur, pendant que les personnages présents s'écartent en poussant un cri. 11 faut être un bien grand comédien pour oser cela. L'effet, est inattendu et foudroyant. La salle entière s'est levée, sanglotant et applaudissant.
La troupe qui donne la réplique à Salvini est très suffisante. Ce que j'ai beaucoup remarqué, c'est la façon convaincue dont jouent ces comédiens italiens. Pas une fois, ils ne regardent le public. La salle ne semble point exister pour eux. Quand ils écoutent, ils ont les yeux fixés sur le personnage qui parle, et quand ils parlent, ils s'adressent bien réellement au personnage qui écoute. Aucun d'eux ne s'avance jusqu'au trou du souffleur, comme un ténor qui va lancer son grand air. Us tournent le dos àl'orehestre.enIrent, disent ce qu'ils out à dire et s'en vont, naturellement, sans le moindre effort pour retenir les yeux sur leurs personnes. Tout cela semble peu de chose, et c'est énorme, surtout pour nous, en France.
Avez-vous jamais étudié nos acteurs? La tradition est déplorable sur nos théâtres. Nous sommes partis de l'idée que le théâtre ne doit avoir rien do commun avec la vie réelle. De là, cette pose continue, ce gonflement du comédien qui a le besoin irrésistible de se mettre en vue. S'il parle, s'il écoute,'il lance des oeillades au public; s'il veut détacher un morceau, il s'approche de la rampe et le débite comme un compliment. Les entrées, les sorties sont réglées, elles aussi, de façon à faire un éclat. En un mot, les interprètes ne vivent pas la pièce ; ils la déclament, ils tâchent de se tailler chacun un succès personnel, sans se préoccuper le moins du monde de l'ensemble.
Voilà, en toute sincérité, mes impressions. Je me suis mortellement ennuyé à Macbeth, et. je suis sorti, ce soir là, sans opinion nette sur Salvini. Dans la Mort civile, Salvini m'a transporté; je m'en suis allé étranglé d'émotion. Certes, l'auteur do ce dernier drame, M. Giacometti, ne doit pas avoir la prétention d'égaler Shakspeare. Son oeuvre, au fond, est même médiocre, malgré la belle nullité cle la formule. Seulement, elle est cle mon temps, elle s'agite dans l'air que je respire, elle me touche comme une histoire qui arriverait à mon voisin, Je préfère la vie à Fart, je l'ai dit souvent. Un chef-d'oeuvre glacé par les siècles n'est en somme cm'un beau mort.
IV
Je me souviens d'avoir assisté à la première représentation de l'Idole. On comptait peu sur la pièce, on était-venu au théâtre avec défiance. Et l'oeuvre, en effet, avait une valeur bien médiocre. Los premiers actes surtout étaient d'un ennui mortel, malbàlis, coupés d'épisodes fâcheux. Cependant, vers la fin, un grand succès se dessina. On put étudier, en cette occasion, la toute-puissance d'une artiste de talent sur le public. Madame Rousseil, non seulement sauva l'oeuvre d'une chute certaine, mais encore lui donna un grand éclat.
Elle s'était ménagée -pendant les premiers actes, montrant une froideur calculée; puis, au quatrième acte, sa passion éclata avec une fougue superbe qui enleva la foule. Je me rappelle encore l'ovation qu'on lui fil. Fille était méritée, tout le succès lui était dû. Des difficultés s'élevèrent, je crois, entre les acteurs et le directeur, et la pièce disparut de l'affiche, mais j'aurais été étonné si elle avait fait do l'argent, comme je le serais encore si elle en faisait aujourd'hui. Elle n'est vraiment pas assez d'aplomb; madame Rousseil, malgré ses fortes épaules, no saurait la tenir longtemps debout. Il y aurait toute une étude à écrire à propos de ces succès personnels dos artistes, qui trompent souvent le public sur le mérite vérilable d'une oeuvre. Ce qui est consolant pour la dignité des lettres, c'est qu'une oeuvre ainsi soutenue par le talent d'un artiste,n'a jamais qu'une vogue temporaire, et qu'elle disparaît fatalement avec son interprète.
J'ai également assisté à la première représentation de Froufrou, bien que je ne fisse pas alors de critique dramatique. Desclée se trouvait clans tout son triomphe de grande artiste. Ici, l'oeuvre était une peinture charmante d'un coin cle notre société; les premiers actes surtout offraient les détails d'une observation très fine et très vraie; j'aimais moins la fin qui tournait aularmoyant. Cette pauvre Froufrou était en vérité trop punie; cela serrait inutilement le coeur et terminait cette série de tableaux parisiens par une gravure poncive, faite pour tirer des larmes aux personnes sensibles.
Sans cloute, l'oeuvre cette fois aidait, poussait l'artiste. Mais Desclée, on peut, le dire, y mit encore, de son tempérament et élargit ainsi l'horizon de la pièce. C'est que, justement, elle semblait faite pour le personnage, elle le jouait
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
avec toute sa nature. Aussi s'incarna-t-elle dans i ce rôle, où elle fut superbe de vie et cle vérité. i
La mort de Desclée a été pleurée par beau- J coup de débutants dramatiques. Nous la regor- ] dions tous grandir, avec la joie de constater, à c chaque nouvelle création, que nous trouverions I en elle l'interprète que nous rêvions pour nos j oeuvres futures. Nous songions tous à des pièces ^ où nous étudierions notre société, où nous tâche- - i rions de mettre la réalité à la scène. El nous lui | taillions déjà des rôles, paies qu'elle seule nous ; paraissait moderne, vivant de notre air et exprimant avec exactitude les troubles nerveux de i l'époque présente. Elle ne semblait avoir passé . i par aucune école, elle arrivait avec sa personnalité, sans aucune recette d'attitudes ni de diction. Notre âge vibrait en elle avec une intensité merveilleuse. Je la sentais née pour aider puissamment au théâtre le mouvement naturaliste. Et elle est morte. C'estune perte immense pour nous tous.
On peut dire qu'elle n'a pas été remplacée. Le public ne se doute pas de la difficulté qu'éprouve aujourd'hui un auteur dramatique pour trouver une interprète selon ses voeux, dans une pièce moderne, oui demande la sensation et l'intelligence du temps où nous vivons. Je mois à part la Comédie-Française. Les directeurs disent : «Il n'y a plus d'artiste. » Ce qui est plus vrai et plus triste,c'est qu'il y a bien encoredes artistes, mais que ces artistes" n'ont pas la flamme du mouveinentlittéraire actuel. Us ne sont pas faits pour les oeuvres qui viennent. ISofro mouvement naturaliste, en un mot, ne voit pas encore poindre ses Frédérick-Lomaître et ses Dorval.
Justement, Desclée s'annonçait comme la Dorval de ce mouvement. C'est pourquoi nous la regrettons avec tant -d'amertume. Il est une loi : c'est que toute période littéraire, au théâtre, doit amener avec elle ses interprètes, sous peine de ne pas être. La tragédie a eu ses illustres comédiens pondant, deux siècles; le romantisme j a fait naître toute" une génération d'artistes de j grand talent. Aujourd'hui, le naturalisme ne peut compter sur aucun acteur de génie. C'est . sans doute parce que les oeuvres, elles aussi, ne sont, encore qu'en promesse.' IL faut des succès pour déterminer des courants d'enthousiasme et de foi ; et ces courants seuls dégagent les originalités, amènent et groupent autour d'une cause les combattants qui doivent la défendre. Examinez le personnel de nos actrices, par •exemple. Voilà Desclée morte, à qui confiera-ton le rôle de Froufrou? M. Montigny a voulu utiliser mademoiselle Legaiilt, qu'il avait sous la main. Mais je suis persuadé que celle-ci n'a accepté le rôle qu'à son corps défendant ; il n'est pas dans ses moyens; elle y est fort jolie, seulement, elle "ne saurait lui donner de la profondeur, ni en rendre le détraquement nerveux. Mademoiselle Legault est une très charmante ingénue, un peu minaudière, dont on a voulu à tort forcer les notes aimables.
Je crois que, si M. Montigny avait eu. le choix, il aurait préféré donner le rôle à mademoiselle Blanche Pierson. Je ne vois guère qu'elle, toujours en dehors de.l'a Comédie-Française, qui puisse aborder aujourd'hui les rôles de Desclée. Mademoiselle Pierson, qui n'a été longtemps qu'une jolie femme, se trouve être actuellement
une des rares comédiennes qui sentent la vie moderne. Elle s'est, montrée remarquable dans FroKiont. jeune et Ilister aîné, d'Alphonse Daudet. A la vérité, elle manque d'un je ne sais quoi, ce qui la laisse toujours un peu dans l'ombre ; elle n'a pasla foi, peut-être, elle n'enlève pas une salle d'un geste ou d'un mot. Rappelezvous ses créations, aucune ne vient en avant.ct ne s'impose par une largeur magistrale. Je le répète, elle n'en est pas moins la seule artiste qu'on aimerait voir dans Froufrou.
Je ne puis nommer madame Rousseil, dont je parlais tout à l'heure. Celle-là n'a rien de moderne. Elle est taillée pour la tragédie, elle a les bras forts et le masque énergique des héroïnes de Corneille. Quand elle descend au draine, il lui faut des créations mâles, des vigueurs qui emportent tout. Je ne-'la vois pas chaussée des fines bottines do la Parisienne, se jouant et agonisan i dans des amours à fleur de peau. -
Quant à madame Fargueil, qui a en de si beaux cris de passion, elle est trop marquée aujourd'hui, comme on dit en argot de coulisse, pour accepter des rôles où il y :\ des scènes d'amour. II lui faut désormais des rôles frais pour elle, ce qui la rend d'un emploi assez difficile, malgré son beau talent.
Mon intention n'est point de passer ainsi - toutes nos comédiennes en revue.l.e.iecteur.peut' continuer aisément ce travail. 11 verra combien if est malaisé de trouver une Froufrou : j'ai pris ce personnage de Froufrou comme type d'un personnage strictement, moderne, parce que l'actualité me l'apportait et qu'il est, en effet, suffisamment caractéristique. Si l'on imagine un rôle plus accentué encore, n'ayant plus certains côtés de grâce facile, vivant une vie moins factice, d'une classe moins, élégante, oncomprendra que le choix d'une interprète devient alors d'une difficulté presque insurmontable. Où découvrir une femme assez artiste j pour vivre sur les planches-la vie qu'elle voit | tous les jours dans la rue, pour oublier tes grimaces apprises et se donner tout, entière, avec ses souffrances et ses joies? Ce qui complique les choses, c'est que la modernité tend à rendre les oeuvres dramatiques très complexes : les rôles ne sont plus d'un seul jet, coulés dans une abstraction; ils reproduisent toute la créature qui pleure et qui rit, qui se jette continuellement à droite et à gauche. Dès lors, ces rôles demandent une composition extrêmement serrée. Il faut un grand talent pour s'en tirer avec honneur.
J'ai mis la Comédie-Française à part. Les débutants n'y.sont point, joués facilement. II y a pourtant là une sociétaire, madame Sarah Bernhardt, qui a la flamme moderne. Jusqu'à présent, il me semble qu'elle n'a pas eu une création où elle se soit donnée complètement. On a goûté sa voix si souple et si sonore, dans ce rôle de doua Sol, qui n'est guère qu'un rôle de figurante. On a adiniré sa science dans Phèdre et dans le répertoire romantique. Mais, selon moi, la tragédie et le drame romantique ont des liens traditionnels qui garrottent sa nature. Je la voudrais voir dans une figure bien moderne et bien vivante, poussée dans le sol parisien. Elle est fille de ce sol, elle y a grandi, elle l'aime et en est une des expressions les plus typiques. Je
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suis persuadé qu'elle ferait, une création qui serait une date dans notre histoire dramatique. Nous avons bien vu madame Sarah Bernhardt dans l'Etrangère, de M. Dumas. M'ais, vraiment, son personnage de miss Clarkson,était une plaisanterie par trop romantique. Cette Vierge du mal qui parcourait la terre pour se venger des hommes, en se faisant aimer d'eux et en se régalant ensuite cle leurs souffrances, est à mon sens une des imaginations les plus comiques ! qu'où puisse voir. L'artiste avait surtout, au troisième acte, un interminable monologue, d'une drôlerie achevée.Madame Sarah Bernburd t exécuta un tour'de force en n'y étant pas ridicule. Même elle montra, dans VEtrangère, ce qu'elle pourrait donner, le jour où elle aurait un rôle central dans une pièce moderne prise en pleine réalité sociale.
Souvent cette grave question de l'interprétation m'a préoccupé. Chaque fois qu'un auteur dramatique, ayant quelque souci de la vérité, a aujourd'hui un rôle important de femme à distribuer, je sais qu'il se trouve dans l'embarras. On finit, toujours, il est vrai, par faire un choix, mais la pièce en pâlit souvent. Le public ne saurait entrer clans celte cuisine des coulisses; la pièce est médiocrement jouée, et comme justement les pièces d'analyse et de caractère ne supportent pas une interprétation médiocre, on la siffle. C'est une oeuvre enterrée. 11 est vrai que nous sommes singulièrement difficiles, nous voudrions des artistes jeunes, jolies, très intelligentes, profondément originales. En un mot, nous tous qui travaillons pour l'avenir, nous demandons des comédiennes de génie.
V
Le cas de madame Sarah Bernhardt me paraît des plus intéressants et des plus caractéristiques. Je n'ai pas à prendre la défense de la grande artiste, que son talent défendra suffisamment. Mais je ne puis résister au besoin d'étudier, à son sujet, ce fameux besoin cle réclame qui affole notre époque, selon les chroniqueurs.
D'abord, posons nettement les situations. Madame Sarah Bernhardt est accusée d'être dévorée d'une fièvre cle publicité. A entendre les chroniqueurs elles reporters de notre presse parisienne, elle ne dit pas une parole, ne risque pas un acte, sans on calculer à l'avance le retentissement. Non contente d'être une comédienne adorée du public, elle a cherché à so singulariser en touchant à la sculpture, à la peinture, à la littérature. Enfin, on en est venu à dire, que, tout à fait affolée par sa rage cle réclame, compromettant la dignité de la Comédie-Française, elle avait fini par'se montrer à Londres, vêtue en homme, pour un franc.
Quant aux chroniqueurs et aux reporters qui dressent aujourd'hui ce réquisitoire, ils prennent des attitudes dé moralistes affligés. Ils pleurent sur ce beautalentqui se compromet.Usmenacent la comédienne cle la lassitude du public et lui font entendre que, si elle fait encore parler d'elle, d'une façon désordonnée, on la sifflera. En un mot, eux qui sont les seuls coupables de tout ce bruit, ils déclarent, que si le bruit continue,
continue, est fait de madame Sarah Be 'nharclt; et le plus comique, c'est que, précisément, ils continuent eux-mêmes le bruit. ._
J'ai lu avec attention les derniers articles de M. Albert Wolff, dans le Figaro. M. Albert Wolff est un écrivain de beaucoup d'esprit et de raison ; mais il s'« emballe » aisément. Quand il croit être dans la vérité, il pousse sa thèse à l'aigu ; et vous devinez ; quelle besogne, s'il es tdansl'erreur. Beaucoup d'autres ont parlé comme lui de madame Sarah Bernhardt. Mais je m'adresse à lui, parce qu'il a une réelle puissance sur le public.
Voyons, cle bonne foi, croit-il à cet amour enragé de madame Sarah Bernhardt. pour la réclame? Ne s'avoue-t-il pas que, si madame Sarah Bernhardt aime aujourd'hui à entendre parler d'elle, la faute en est précisément à lui et a ses confrères qui ont fait autour d'elle un tapage si énorme? Ne voit-il pas enfin cpie, si notre époque est tapageuse, avide de boniments, dévorée par la publicité à outrance, cela vient moins des personnalités dont on parle que du vacarme fait autour de ces personnalités par la I presse à informations. Examinons cela tranquillement, sans passion, uniquement pour trouver la vérité, en nous appuyant sur le cas de madame Sarah Bernhardt.
Qu'on se rappelle ses débuts. Us furent assez difficiles. Le Passant, tout d'un coup, la mit en lumière. 11 y a de cela une dizaine d'années. Dès ce jour-là, la presse s'empara d'elle, et ce fut surtout cle sa maigreur dont il fut question. Je crois que cette maigreur fit alors pour sa réputation beaucoup plus que son talent. Pendant dix années, on n'a pu ouvrir un journal sans trouver une plaisanterie sur la maigreur de madame Sarah Bernhardt. Elle était surtout célèbre parce qu'elle était maigre. M. Albert Wolff peiise-t-il que madame Sarah Bernhardt s'était fait maigrir pour qu'on parlât d'elle? J'imagine qu'elle a dû être souvent blessée par ces bons mots d'un goût douteux ; ce qui exelut l'idée qu'elle payait des gens pour les publier.
Ainsi donc voilà son début dans la réclame. Elle est maigre, et les chroniqueurs, aidés des reporters, font d'elle un phénomène qui occupe l'Europe. Plus tard, on découvre d'autres | choses; par exemple, on l'accuse d'une méchanceté diabolique ; on raconte que, chez elle-, elle invente des supplices atroces pour ses singes; puis, toutes sortes de légendes se répandent, elle dort dans son cercueil, un cercueil capitonné de satin blanc ; elle a des goûts macabres et sataniques, qui la font tomber amoureuse d'un sque' lette, pendu dans son alcôve. Je m'arrête, je ne puis dire ici les histoires monstrueuses qui ont circulé, et que la presse a répandues crûment ou à demi mots. De nouveau, je prie M. Albert '■ Wolff de me dire s'il soupçonne madame Sarah r Bernhardt d'avoir fait circuler ces histoires 'elle-même, dans le but calculé de faire parler i d'elle.
t Je touche ici un point délicat. En quoi les t excentricités de madame Sarah Bernhardt, t vraies ou non, intéressaient-elles le public? Je i suis persuadé, pour mon compte, de la fausseté r parfaite de ces légendes. Mais, quand il serait vrai que madame Sarah Bernhardt rôtirait des a singes et coucherait avec un squelette, qu'avonsnous à voir là-dedans, nous autres, si c'est son
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
plaisir? Dès qu'on est chez soi,les portes closes, c on a le droit absolu de vivre' à sa guise, pourvu t qu'on ne gêne personne. C'est affaire de tem- c pérament. Si je disais que tel critique, très moral, h vit dans une cour de petites femmes comptai- p santés, que tel romancier idéaliste patauge dans n la prose cle l'escroquerie, je me mêlerais certainement de ce qui ne nie regarde pas. La vie s intérieure de madame Sarah Bernhardt ne t regardait ni les reporters ni les chroniqueurs. En 1 tout cas, ce n'est pas encore elle qu'il faut accuser c ici de chercher la réclame; c'est la réclame, vio- i lente et blessante, qui a forcé sa demeure et qui t a mis autour de l'artiste la réputation romanc tique et légèrement ridicule d'une femme à c moitié folle. 1
Maintenant, arrivons à la grosse accusation. 1 On lui reproche surtout de ne pas s'en être tenu i à Fart dramatique, d'avoir abordé la sculpture, t la peinture, que sais-je encore ! Cela est plai- s saut. Voilà que, non content de la trouver maigre 1 et de la déclarer folle, on voudrait réglementer 1 l'emploi de ses journées. Mais, dans les prisons, ' on est beaucoup plus libre. Est-ce qu'on s'in- f quiète de ce que madame Favart ou madame Croizelte fait en rentrant chez elle? H plaît < à madame Sarah Bernhardt de faire des tableaux et des statues, c'est parfait. A la vérité, on ne lui nie pas le droit de peindre ni de sculpter, on déclare simplement qu'elle ne devrait pas exposer ses oeuvres. Ici le réquisitoire atteint le comble du burlesque. Qu'on fasse une loi tout de suite pour empêcher le cumul des talents. Remarquez qu'on a trouvé la sculpture de raa, dame Sarah Bernhardt si personnelle, qu'on l'a accusée de signer des oeuvres dont elle n'était pas Fauteur. Nous sommes ainsi faits en France, nous n'admettons pas qu'une individualité s'échappe de l'art dans lequel nous l'avons parquée. D'ailleurs, je ne juge pas le talent de madame Sarah Bernhardt, peintre et sculpteur ; jp dis simplement qu'il est tout naturel qu'elle fasse cle la peinture et de la sculpture, si cela lui plaît, et qu'il est plus naturel encore qu'elle montre cette peinture et cette sculpture, qu'elle tâche de vendre ses oeuvres, qu'elle mène, en un mot, ses occupations et sa fortune comme elle l'entend.
Ce sont là des affirmations naïves, tant elles vont de soi. On sourit d'avoir à expliquer que chacun a le droit strict d'arranger son existence selon son goût, sans qu'on le Ijette violemment sur la sellette, devant l'opinion publique. Et ici le reproche adressé à madame Sarah Bernhardt de chercher la publicité devient plaisant. Sans doute, comme peintre et comme sculpteur, elle cherche la publicité, si l'on entend par là qu'elle . expose ses oeuvres et qu'elle les vend. Mais alors pourquoi ne lui fait-on pas un crime de chercher la publicité comme artiste dramatique? Les personnes qui larêventmodesteetcachéedevraient lui défendre de paraître sur les planches, De cette façon, on ne parlerait plus d'elle du tout. Si l'on admet qu'elle se montre au public en chair et en os, — en os surtout, dirait un reporter,— elle peut bien lui montrer ensuite ses oeuvres. C'est raisonner singulièrement que de conclure à un besoin furieux de réclame, parce qu'elle ne se contente pas du théâtre et qu'elle s'adresse aux autres arts; il faudrait plutôt
conclure à un besoin d'activité, à une satisfaction de tempérament. Jamais personne n'a eu le courage de mener à bien de longs travaux, dans le but étroit d'obtenir des articles. On écrit, on peint, on sculpte, uniquement parce que la main vous démange. '
C'est ce que M. Sarcey doit admettre, car lui se lamente seulement sur le temps que la peinture et la sculpture prennent à madame Sarah Bernhardt Elle est trop occupée, selon lui, et c'est pourquoi elle a fait manquer à Londres une matinée, scandale énorme qui a occupé toute la presse. Je ne veux pas entrer dans la discussion des faits qui se sont passés là-bas, d'autant plus que je me méfie des articles publiés; je sais quelle est la vérité des journaux. Il paraît pourtant que madame Sarah Bernhardt était réellement très souffrante, et il est tout à fait comique d'attribuer cette indisposition à sa peinture, à sa sculpture, ou encore à la fatigue que lui occasionnent les représentations données par elle en dehors du théâtre. Tout le monde peut être malade, même sans s'être fatigué et sans être peintre ou sculpteur. Ce qui me met en défiance sur les chroniques que nous avons lues, c'est justement le démenti donné par l'intéressée elle-même au conte qui la présentait vêtue en homme, au milieu de ses tableaux et de ses statues, en se montrant pour un franc comme une bête curieuse. Je reconnais là les mêmes imaginations que pour les singes à la broche et le squelette dans le lit, A celte heure, tout se gâterait; madame Sarah Bernhardt parlerait de donner sa démission; la question deviendrait grosse d'orage. Cela est vraiment très typique. Je n'entends pas trancher la question, mais j'ai voulu exposer les faits.
Et, à présent, je le demande une fois encore à M. Albert Wolff, si les reporters, si les chroniqueurs n'avaient pas l'ait d'abord do madame Sarah Bernhardt une maigre légendaire qui restera dans l'histoire ; si, plus tard,ils no s'étaient pas occupés de son squelette et de ses singes ; si, lorsque la copie leur manquait, ils n'avaient pas bouché le trou avec un bon mot ou une indiscrétion sur elle ; s'ils n'avaient pas empli les journaux de leur étonnement goguenard, chaque fois qu'elle a fait un envoi au Salon, publié un livre ou monté en ballon captif; enfin, si, lors de ce , voyage de la Comédie-Française à Londres, ils ne nous avaient pas raconté on détail jusqu'à ses maux de coeur, M. Albert Wolff croit-il cpie les choses on seraient venues au point où elles en sont?
Ce que j'ai voulu établir nettement, c'est ce
que j'énonçais au début : ce n'est pas madame
Sarah Bernhardt comédienne, ce n'es.tpas nous
artistes, romanciers, poètes, qui sommes pris de.
cette rage de réclame; c'est le reportage, c'est
la chronique qui, depuis cinquante ans, ont
- changé les conditions cle la réclame, décuplé les
, appétits curieux du public, soulevé autour des
personnalités en vue cet orchestre formidable
i de l'information à outrance. Ici, j'élargis mon
sujet; à la vérité, je n'ai pris le cas cle madame
i Sarah Bernhardt que pour préciser dos faits
3 dont j'ai été frappé. Mon expérience personnelle
3 m'a appris que, lorsqu'un chroniqueur accuse
3 un écrivain de chercher le bruit, il arrive que
t l'écrivain est un bon bourgeois faisant tranquil-
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LES THÉORIES
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lement sa besogne, tandis que c'est le chroniqueur qui joue devant lui de la trompette.
Remarquez que les écrivains, comme les comédiens, finissent souvent par se laisser aller agréablement sur cette pente de la réclame. On s'habitue au tapage ; on a sa ration cle publicité tous les matins, et l'on s'attriste quand on ne trouve plus son nom dans les journaux. 11 est très possible qu'on ait gâté madame Sarah Bernhardt comme tant d'autres, en lui donnant l'habitude do voir le inonde tourner autour d'elle. Biais, dans ce cas, elle est une victime et non une coupable. Paris a toujours eu de ces enfants gâtés qu'il comble de sucre, dont il veut connaître les moindres gestes, qu'il caresse à les faire saigner, dont il dispose pour ses plaisirs avec un despotisme d'ogre aimant la chair fraîche. La presse à informations, le reportage, la chronique, ont donné un retentissement formidable à ces caprices de Paris, voilà tout, La question est là et pas ailleurs. Il serait vraiment cruel de s'être amusé pendant dix ans cle la inaigreur cle madame Sarah Bernhardt, d'avoir fait courir sur elle une légende diabolique, de s'être mêlé de toutes ses affaires privées et publiques en tranchant bruyamment les questions dont elle était seule juge, d'avoir occupé le monde de sa personne, de son talent et de ses oeuvres, pour lui crier un jour : « A la fin, tu nous ennuies, tu fais trop de,bruit; tais-toi. » Eh ! taisez-vous, si cela vous fatigue de vous entendre !
Voilà ce que j'avais à dire. C'est mi simple procès-verbal. Je n'attaque pas la presse à informations, qui m'amuse et qui me donne des documents. Je crois qu'elle est une conséquence fatale de notre époque d'enquête universelle. Elle travaille, plus brutalement que nous, et en so trompant souvent, à l'évolution naturaliste. Il faut espérer qu'un jour elle aura l'observation plus juste et l'analyse plus nette, ce qui ferait d'elle une arme d'une puissance irrésistible. En attendant, je lui demande simplement de ne pas prêter le fracas cle son allure aux gens qu'elle emporte clans sa course, quitte à leur casser les reins, s'ils viennent à tomber.*'P"'1'''*
VF
îî; Je diraifee. quel je. pense cle l'aventure qui affolelParis en ce moment. Il s'agit de là démission de madame Sarah Bernhardt, et de la fêlure stupéfiante qu'elle a déterminé dans le crâne des gens.
Déjà, à propos du procès de Marie Bière, j'avais été étonné des sautes de l'opinion publique. On se souvient, des termes crus dans lesquels le Paris sceptique jugeait l'héroïne du drame, avant l'ouverture des débats. L'affaire vient en cour d'assises, et tout Paris se passionne pour la jeune femme; on la défend, on la plaint, on l'adore; si bien que, si le tribunal l'avait condamnée, on lui aurait certainement jeté des pommes cuites. Elle est acquittée, et tout de suite, du soir au lendemain, on retombe sur elle, on la rejette au ruisseau, avec une rudesse incroyable; ce n'est plus qu'une gredine, on lui conseille de disparaître. Sans doute, une
analyse exacte nous donnerait la cause de ces mouvements contraires et si précipités. Mais, pour les braves gens qui regardent en simples curieux le spectacle de la vie, cpiel joli peuple de pantins nous faisons I
J e me suis tenu à quatre pour ne pas parler en son temps de cette affaire. Elle était un exemple si décisif de roman expérimental ! Voilà une histoire bien banale, une histoire comme il y en a cent mille à Paris : une femme prend pour amant un monsieur fort correct, un galant homme, dont elle a un enfant, et qui la quitte, ennuyé de sa paternité, après avoir eu l'idée plus ou moins nette d'un avôrtement. On coudoie cela sur les trottoirs, et personne ne songe même à tourner la tête. Mais attendez, voici l'expérience qui se pose : Marie Bière, cle tempe- ' rament particulier, produit d'une hérédité dont il a été question dans les débats, lire un coup de pistolet sur son amant; et, dès lors, ce coup de pistolet est comme la goutte d'acide sulfurique que le chimiste verse dans une cornue, car aussitôt l'histoire se décompose, le précipité a lieu, les éléments primitifs apparaissent. N'est-ce pas merveilleux? Paris s'étonne qu'un galant homme fasse des enfants et ne les aime pas; Paris s'étonne que l'avortement soit à la porte do tous les concubinages. Ces choses ont lieu tous les jours, seulement il ne les voit pas, il ne s'y arrête pas; il faut que l'expérience les montre violemment, que le coup de pistolet parle, que la goutte d'acide tombe, pour cpi'il reste stupéfait lui-même de sa pourriture en gants blancs. De là, cette grosse émotion, en face d'une aventure tellement commune, qu'elle en est bête.
Nous avons eu aussi un joli exemple do fêlure avec le fameux Nordenskiold.
Pendant huit jours, tout a été pour Nordenskjold, une réception princière, des arcs de triomphe, des galas, des hommages enthousiastes danslapresse.il semblait que le voyageur eût décou vert une seconde fois l'Amérique. Puis,brusquement, le vent a tourné, Nordenskjold n'avait rien découvert du tout; un simple charlatan qui avait fait une promenade à Asniôres, un pitre auquel on reprochait les dîners qu'on lui avait donnés. Le comique de l'histoire est que les journaux les plus chauds à lancer Nordenskjold se sont montrés ensuite les plus enragés à le démolir. Il était grand temps qu'il reprît le chemin-de fer, car nous aurions fini par lui faire un mauvais parti.
Et voici les farces qui recommencent, avec madame Sarah Bernhardt, En vérité, les nerfs nous emportent, il faudrait soigner cela, car l'indisposition tourne à l'affection chronique. Il n'est pas bon de se détraquer de la sorte, à la moindre émotion.
Pendant huit ans, madame Sarah Bernhardt a été l'idole de la presse et du public. Il n'est pas d'hommage qu'on ne lui ait rendu; on l'a couverte de bravos et- de couronnes. Je crois que, pendant ces huit années, on ne trouverait pas une seule attaque contre elle, partant d'un homme ayant quelque autorité. 11 semblait qu'on eût signé un pacte pour la trouver parfaite. Paris était à ses pieds. Et brusquement, en une nuit, tout a croulé. Applaudie encore la veille au soir, le lendemain elle n'avait plus
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aucun talent, mais aucun, rien du tout. La presse entière, qui lui appartenait le samedi, se tournait contre elle le dimanche. On la maudissait, on'l'exécrait, à ce point, disait-on, qu'elle n'oserait jamais reparaître sur une scène française, par crainte d'être insultée. Grand Dieu 1 que s'était-il donc passé? Un simple fait : madame Sarah Bernhardt, cédant à son tempérament de femme nerveuse venait de jeter clans la cornue la goutte d'acide sulfurique. Elle avait donné sa démission.
Oh ! la belle expérience ! Le précipité a lieu, d'après les lois naturelles, et le public s'effare. Paris semble croire qu'une telle aventure, fortordinaire, ne s'était jamais vue. L'histoire de la Comédie-Française est là pour répondre. Madame Sarah Bernhardt n'a, en somme, que répété une fugue célèbre de madame Arnould Plessy, sous Je souvenir de laquelle on l'a écrasée, dans le rôle'de Clorinde: et M. Got, allant jouer la Contagion à l'Odéon, malgré ses engagements, avait également donné le mauvais exemple. On citerait bien d'autres faits encore. Si l'on pénétrait dans l'histoire intime de la Comédie-Française, si l'on contait les révoltes de chacun, les plaintes, les projets d'escapade, on verrait que le. miracle est au contraire que les démissions n'y soient pas plus nombreuses. ,
Je n'ai pas à défendre madame Sarah Bernhardt. Je ne suis, si l'on veuf, qu'un chimiste curieux d'expériences et très intéressé par celle cpii se passe on ce moment sous mes yeux. J'accorde que madame Sarah Bernhardt a tous les torts. Elle a tort d'abord d'avoir sou tempérament qui la pousse aux décisions extrêmes. Elle a tort ensuite d'être trop sensible à la critique ; après avoir cru à tous les éloges qu'on lui donnait, elle a cru à une critique violente qui tombait sur elle comme une tuile par un jour de grand vent. Et c'est cette dernière naïveté que je ne lui pardonnerai jamais. Eh quoi ! madame, vous avez déserté devant une phrase d'un critique dont les arrêts ne peuvent, compter? Vous que l'on dit si orgueilleuse, vous avez manqué d'orgueil à ce point? Mais je vous assure, il en a tué d'autres qui se portent fort bien. C'est quelquefois un honneur d'être attaqué. Si, comme on le raconte, vous cherchiez un prétexte pour quitter la Comédie-Française, que n'en avez-vous donc trouvé un plus sérieux, car celui-là, en vérité, me gâte toute l'histoire.
Ainsi, voilà madame Sarah Bernhardt qui s'est donné tous les torts. Seulement, il faut examiner la responsabilité de la presse et du public. Elle n'a aucun talent, dites-vous? Alors pourquoi Favez-vous grisée pendant huit ans? C'est vous qui l'avez faite, c'es': vous qui l'avez poussée à cette susceptibilité nerveuse, qui vous semble extraordinaire. Vous gâtez les femmes, puis vous les tuez. Celle-là nous ennuie, à une autre ! Aucune mesure, ni dans les éloges, ni dans la critique. Lorsque vous avez mis une comédienne dans les astresj vous la jetez d'un coup de poing dans Fégout; et vous vous étonnez cpie cette machine délicate se détraque.'j'Ah ! peuple de polichinelles !_ C'est .pour celal'qu'i-1 vaut.mieux.t'avoir contre soi,.
parce qu'au moins on n'a plus à craindre cpie ta tendresse.
Et comment voulez-vous que les journaux gardent la mesure, lorsqu'un maître du théâtre contemporain tel que M. Emile Augier perd luimême toute logique? Je dirai jusqu'au bout ce que je pense, puisque me voilà lancé. On nous a raconté comme quoi M. Augier avait insisté auprès de M. Perrin pour donner le rôle de Clorinde à madame Sarah Bernhardt; M. Perrin aurait préféré madame Croizelte; mais Fauteur exigeait, madame Sarah Bernhardt, dont le talent sans cloute lui semblait préférable. Dès lors, quelle est notre stupeur de lire, dans la lettre écrite par M. Augier, ces deux phrases que je détache : «Je maintiens qu'elle a joué aussi bien qu'à son ordinaire, avec les mômes défauts et les mêmes qualités, où l'art n'a rien à voir... Soyons donc indulgents pour cette incartade d'une jolie femme, qui pratique tant d'arts différents avec une égale supériorité, et gardons nos sévérités pour des artistes moins universels et plus sérieux. » Mais, dans ce cas, pourquoi M. Augier a-l-il voulu absolument confier le rôle de Clorinde à madame Sarah Bernhardt? Si « Fart n'a rien à voir » chez cette comédienne, s'il y a, à la Comédie-Française, des artistes « moins universels et plus sérieux », encore un coup pourquoi diable l'auteur a-t-il fait un si mauvais choix? Je ne saurais m'arrêter à cette idée que M. Augier a choisi madame Sarah Bernhardt parce qu'elle faisait recette; cette supposition serait, indigne. 11 y a donc manque de logique. On ne lâche pas cle la sorte, en faisant de l'esprit, une artiste au talent de laquelle on a cru.
Le coup de folie est général, et il part de haut. Je ne puis m'arrêter à toutes les sottises qu'on écrit. Ainsi, on parle du tort que le départ de madame Sarah Beruliardt fait à M. Augier. Quelle est cette plaisanterie? Dans huit jours, lorsque madame Croi/.otte reprendra le rôle, elle aura un succès écrasant, et /'Aventurière bénéficiera cle tout le tapage fait; c'est, comme on dit, un lançage superbe. Le tort fait à la Comédie-Française est plus réel ; il est certain que madame Sarah Bernhardt laisse un grand vide. Pourtant, la demande de trois cent mille francs de dommages et intérêts me paraît un peu raide. Un arrangement serait seul raisonnable. Mais allez donc parler raison, quand les têtes sont fêlées à ce point ! Il faut laisser faire le temps. Je me plais à croire que, lorsque tout ce tapage sera calmé, madame Sarah Bernhardt rentrera comme pensionnaire à la ComédieFrançaise, où l'on n'aura pu la remplacer, parce qu'elle est avant tout une nature. Alors, de part et d'autre, on s'étonnera d'une alerte si chaude. Ce sont là brouilles d'amoureux.
Du reste, vous savez cpie le mois prochain, je m'attends à ce qu'on acquitte Ménesclou, au milieu de l'attendrissement de tout Paris. Pensez donc, le pauvre jeune homme, il y a huit jours qu'on le traite cle monstre : ça finit par le rendre sympathique. Puis, en voilà assez avec la petite Deu et sa famille ; la mère a parlé au cimetière, c'est du cabotinage. Encore une culbute, pleurons sur Ménesclou !
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LES THÉORIES
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POLÉMIQUE
i i
t
Mon confrère, M. Francisque Sarcey, a bien 1 voulu discuter mes opinions en matière d'art i dramatique. Je ne répondrai pas aux critiques cpii me sont personnelles : je lui appartiens, il me c juge comme il me comprend, c'est parfait. j Mais je me permettrai de répondre aux parties s de son article qui traitent de questions générales. Le mieux, pour s'entendre, est encore de < s'expliquer. s
Remarquez cpie, dans toute polémique, une t bonne moitié de la divergence des opinions provient de malentendus. Je dis blanc, on entend noir. Je raisonne d'après un ensemble d'idées i où tout se tient,, on détache un alinéa et on lui < donne un sens auquel je n'ai jamais songé. De cette façon, on peut marcher dos années côte à j côte sans se comprendre. Revenons donc sur tout cela, puisque je n'ai pas réussi à être clair, Un point qui me tient surtout au coeur, c'est de répondre au reproche qu'on me fait d'insulter nos gloires. J'ai écrit quelque part, après avoir constaté que les oeuvres dramatiques contemporaines n'étaient pas, selon moi, des chefsd oeuvre : « Les planches sont vides.'» Là-dessus, M. Sarcey se fâche et me répond : « Les planches sont vides '. Sérieusement, est-il permis à un homme, quelle que soit sa mauvaise humeur, cle se permettre une aussi extravagante monstruosité? Quoi '. les planches sont vides '. et Augier vient donner les Fourchainhaull, et l'on va reprendre le Fils naturel, d'Alexandre Dumas, et l'on joue en ce moment la Cagnotte, de Labiche, la Cigale, cle Meilhac et Halévy, les Deux Orphelines de d'Ennery, et l'on annonce Une comédie nouvelle de Sardou : » 11 paraît cpie je suis d'une extravagance, bien mous frileuse, car, même après ce cri indigné, je répéterai tranquillement : « Oui, les planches sont vides. »
Seulement, ce que M. Sarcey néglige cle dire, c'est que je ne me suis pas éveillé un beau matin, en trouvant cette affirmation, pour étonner le monde. Elle est la conséquence de toute une série d'études, la constatation finale d'un critique qui s'est mis à un point de vue particulier. Certes, jamais les planches n'ont été plus encombrées, jamais on n'y a dépensé autant de talent, jamais on n'a produit un si grand nombre de pièces intéressantes. Cela n'empêche pas que les planches soient vides pour moi, dès que j'y cherche le génie et le chef-d'oeuvre du siècle, l'homme qui doit réaliser au théâtre l'évolution naturaliste que Balzac a déterminée dans le roman, l'oeuvre dramatique qui puisse se tenir debout, en face de la Comédie humaine, ; Est-ce que j'ai jamais nié les grandes qualités de nos auteurs contemporains, la carrure solide etsimpledeM. Emile Augier.lesétudes humaines de M. Alexandre Dumas fils, gâtées malheureusement par une si.étrange philosophie, la fine et spirituelle observation deMM .Meilhac et Halévy, le mouvement endiablé de M. Sardou? Je ne suis
pas aussi fou et aussi injuste qu'on veut le-dire. Qu'on me relise, on verra que j'ai toujours fait la part de chacun, même lorsque je me suis montré sévère.
Mais où je me sépare complètement de M. Sarcey, c'est quand il ajoute : « Si vous mettez à part ces grands noms de Molière et de Shakspeare, qui ne sont que des accidents de génie, vous pouvez courir toute l'histoire du théâtre dans l'univers sans trouver une époque où se soient rencontrés à la fois, dans-un seul genre, tant d'écrivains cle premier ordre. »
De oremier ordre, je le nie absolument. Mettons de second ordre,, même de troisième, pour quelques-uns. On le verra plus tard. M. Sarcey obéit à un sentiment dont les critiques de toutes les époques ont fait preuve, en plaçant au premier rang les auteurs dramatiques contemporains; mais où son lies auteurs de premier ordre du siècle dernier et même du commencement de ce siècle? Il faut lire les anciens comptes-rendus pour savoir ce qu'on doit penser des places distribuées ainsi par la critique courante. Je l'ai dit et je le répète, ce qui nous sépare, M. Sarcey et moi, c'est qu'il est enfoncé dans l'actualité, dans la pratique quotidienne de son devoir de lundiste, dans le théâtre au jour le jour; tandis que ce théâtre n'est pour moi qu'un sujet d'analyse générale, et que je ne juge jamais ni un homme ni une oeuvre sans m'inquiéter du passé et de l'avenir.
Veut-il savoir ce que j'entends par un homme de premier ordre? J'entends un créateur. Quiconque ne crée pas, n'arrive pas avec sa formule nouvelle, son interprétation originale de la nature, peut avoir beaucoup de qualités; seulement, il ne vivra pas, il n'est en somme qu'un amuseur. Or, dans ce siècle, Victor Hugo seul a créé au théâtre. Je n'aime point sa formule ; je la trouve fausse. Mais elle existe et elle restera, même lorsque ses pièces ne se joueront plus. Cherchez autour de lui, voyez comme tout passe et comme tout s'oublie.
Théodore Barrière vient à peine do mourir, et
le voilà reculé dans un brouillard. Que les autres
s'en aillent, ils fondront aussi rapidement.
Certes, il y a des différences, je ne puis faire ici
une étude de chaque auteur dramatique et
indiquer l'argile dans le monument qu'il élève.
'■ Je me contente de les condamner en bloc, parce
que pas un d'entre eux n'a trouvé la formule que
; le siècle attend. Us la bégayent presque tous,
i aucun ne l'affirme.
: Mon argumentation estsupérieure aux oeuvres, 3 je veux dire que je raisonne- au-dessus des , pièces qu'on peut jouer, d'après la marchemême s de l'esprit de ce siècle. Le grand mouvement B naturaliste qui nous emporte, s'est déclaré s successivement dans toutes les manifestations intellectuelles. Il a surtout-transf.onné le roman, t il a soufflé à Balzac son génie. J'attends qu'il , souffle du génie à un auteur dramatique. Juss que-là, pour moi, la littérature dramatique res-
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LE NATURALISME AU THEATRE
tera dans une situation inférieure; on y aura ] j'; peut-être beaucoup de talent, mais en pure se perte, parce qu'on y pataugera au milieu d'enfan- M tillages et de mensonges qui ne se peuvent plus tolérer. Aujourd'hui, le roman écrase le drame ri du poids terrible dont la vérité écrase l'erreur, n Je conseille à M. Sarcey d'interroger les étran- a gers de grande intelligence et de libre examen, n des Russes, des Anglais, des Allemands. Il verra a quelle est leur stupéfaction, en face de nos ro- n mans et de nos oeuvres dramatiques. Un d'eux d disait : « C'est comme si vous aviez deux litté- p ratures : l'une scientifique, basée sur l'observa- s tion, d'un style merveilleusement travaillé; \ l'autre conventionnelle, toute pleine de trous et r de puérilités, aussi niai bâtie que mal pensée. » c
Nos critiques ne voient pas le fossé parce c qu'ils barbotent dedans. Puis, il leur suffit que c le inonde entier applaudisse nos vaudevilles, « comme il chante nos refrains idiots. Il n'en est ( pas moins vrai qu'il faut combler le fossé, que le fossé se comblera de lui-même et que le l théâtre sera alors renouvelé par l'esprit cl'ana- i lyse qui a élargi le roman. Je constate que i l'évolution se fait depuis quelques années, d'une façon continue. L'homme de génie attendu peut paraître, le terrain est prêt. Mais, tant que l'homme de génie n'aura pas paru, les planches seront vides, car le génie seul compte et mérite d'être.
Cela m'amène à répondre, sur deux autres points, à M. Sarcey. J'ai dit qu'on imposait aux débutants le code inventé par Scribe, et j'ai ajouté que Molière ignorait.le métier du théâtre, tel qu'il faut le connaître aujourd'hui pour réussir. Là-dessus, M. Sarcey me répond que Scribe est aujourd'hui en défaveur et que Molière était un « roublard ».
Vraiment, Scribe est en défaveur? Eh bien ! et M. Hennequin,. et M. Sardou lui-même? Lorsque-j'ai nommé Scribe, j'ai voulu évidemment désigner la pièce d'intrigue, le tour de passe-passe, l'escamotage remplaçant l'observation. Que Scribe lui-même soit jeté au grenier, cela va cle soi, cela me donne raison; mais il n'en reste pas moins vrai que les héritiers de Scribe sont encore en plein succès. Quand on joue une pièce « bien faite », comme il dit, est-ce que M. Sarcey ne se pâme pas de joie? Est-ce que ses feuilletons, son enseignement dramatique, ne concluent pas toujours à ceci : « Réglez-vous sur le code; en dehors du code il n'y a que des casse-cou »? Mon Dieu ! je puis le.lui avouer aujourd'hui : c'est à lui cpie j'ai songé, lorsque j'ai imaginé un critique conseillant à un débutant de lire les classiques de la pièce bien faite, Scribe, Duvert et Lausanne, d'Ennery, etc. Sans doute les pièces mal faites de MM. Meilhac et Halévy et de M. Gondinet réussissent parfois aujourd'hui; maisil en pleure, et c'est moi qui m'en réjouis.
Même malentendu au sujet de Molière. M. Sarcey a souvent parlé du métier du théâtre, paraissant faire de ce métier une science absolue, rigide comme un traité d'algèbre. J'ai répondu qu'il n'y avait pas un métier, mais des métiers, que chaque époque avait le sien; et, comme preuve, j'ai avancé que Molière ignorait ce métier absolu qu'on jette dans les jambes de tous les débutants. M. Sarcey déclare que
j'avance là « une incongruité littéraire ». Je serai plus aimable, je dirai simplement que M. Sarcey ne sait pas me lire.
Eh ! oui, Molière est un « roublard » pour l'arrangement des scènes, pour la. distribution.des matériaux dans une oeuvre. Il était à la fois auteur et acteur, il connaissait son « métier » mieux que personne. 11 a même inventé la plus admirable coupe de dialogue qui existe. Seulement, cela n'empêche pas que Tartufe a un dénouement enfantin et que le Misanthrope est plutôt une dissertation dialoguée qu'une pièce, si l'on examine cette comédie à notre point de vue actuel. Aucun de nos auteurs dramatiques ne risquerait un pareil dénouement, ni une comédie aussi vide d'action; tous craindraient d'être siffles. Je n'ai pas dit autre chose, le sens cle code dramatique que je donnais au mot « métier », sortait naturellement de ce qui précédait.
Et je profite de l'occasion pour enregistrer l'aveu cle M. Sarcey. Chaque époque a son métier. Qu'il reconnaisse maintenantque chaque auteur a le sien et nous nous entendrons parfaitement. Seulement, il ne faudra plus alors qu'il veuille régenter le théâtre, parler cle pièces bien faites et de pièces mal faites. Du moment où il n'y a pas une grammaire, un code, tout est permis. C'est ce cpie je me tue à démontrer depuis des années.
Maintenant, bien que je ne veuille pas répondre aux critiques qui me sont personnelles, je m'étonnerai de l'explication bonne enfant que M. Sarcey donne de mes idées sur la littérature dramatique. Oh I mon Dieu, rien de plus simple I J'ai écrit des pièces qui sont tombées. De là, une grande mauvaise humeur et une campagne féroce contre mes confrères. M. Sarcey est toujours pratique. H frappe en plein dans le tas. Vous croyez qu'il va s'imaginer cpie j'ai des convictions, cpie je me bats pour le triomphe de ce que je crois être la vérité. A d'autres I On m'a sifflé, j'enrage et je me console en dévorant les auteurs plus heureux. Voilà qui est d'un ; critique de haut vol.
Si je remue la science, et si je remonte au dixhuitième siècle pour y signaler la naissance du 1 naturalisme, si je suis l'évolution de ce naturai lisme à travers le romantisme, et si j'en constate le triomphe dans le roman, en prédisant ; qu'il triomphera prochainement aussi au i théâtre, tout cela c'est que le public m'a hué 3 et que je suis plein de vengeance ! 3 M. Sarcey a tort de me croire si furieux et si
malade de mes chutes. Qu'il interroge mes amis, a ils lui diront cpie je sais tomber très gaillarde, ment. Comment n'a-t-il pas compris que le s théâtre n'est encore pour moi qu'un champ de t manoeuvres et d'expériences? Ma vraie forge i, est à côté. Seulement, j'aime me battre, je me bats^dans le champ voisin, pour ne pas faire ',. trop de dégâts chez moi, si la bataille tourne 3, mal. Autrefois, c'a été la peinture qui m'a servi i, de champ cle manoeuvres. Aujourd'hui, j'ai u choisi le théâtre, parce qu'il est plus près; 3, d'ailleurs, peinture, théâtre, roman, le terrain ie est le même, lorsqu'on y étudie le mouvement :e de l'intelligence humaine. Les soirs où l'on me le tue une pièce, ce n'est encore qu'une maquette le j qu'on me casse. Voilà ma confession.
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Les tirades splendidcs de Victor Hugo ne suffisent plus.
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LES THÉORIES
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II
11 me faut répondre à un article'que mon con- d frère, M. Henry Fouquier, a bien voulu consa- s crer aux idées cpie je défends. La polémique a CJ ceci d'excellent qu'elle simplifie et éclaircit les c questions, lorsqu'on est de bonne foi des deux côtés. 11 est très bon, cet article de M. Henry i Fouquier; je veux dire qu'il est très bon pour 1 moi, car il va me permettre d'expliquer nette- c ment la position que j'ai prise dans la critique c dramatique et qu'on affecte de ne pas comt prendre. (
Et, d'abord, comment M. Henry Fouquier, i qui est un esprit très fin, un peu fuyant peut- ] être, tombe-t-il clans cette rengaine insuppor- ! table qui consiste à me reprocher de n'avoir rien inventé? Mais, bon Dieu ! ai-je jamais dit que j'inventais quelque chose? Où a-t-on lu ça? pourquoi me prête-t-on gratuitement cette prétention bête? 11 parle de mes théories nouvelles. Eh ! je n'ai pas de théorie ; eh ! je n'ai pas l'imbécillité de m'embarquer clans des théories nouvelles ! C'est l'argument qui m'agace le plus, qui me met hors cle moi. « Vous n'inventez rien, les idées que vous défendez sont vieilles comme le inonde. » Parfaitement, c'est entendu, je le sais. C'est ma gloire de les défendre, ces vieilles idées.
~\e dirait-on pas qu'il me faudrait inventer une nouvelle religion pour être pris au sérieux ! Vous n'inventez rien : donc, vous ne comptez pas, vous rabâchez. Mais, précisément, c'est -parce que je n'invente pas que je suis sur un terrain solide. On a inventé le romantisme; je veux dire qu'on a ressuscité le quinzième siècle, où le passé no pouvait reprendre racine. Aussi le romantisme a-t-il vécu cinquante ans à peine; il était factice, il ne répondait qu'à une évolution temporaire, il devait disparaître avec ses inventeurs.
Nous autres, nous n'inventons pas le naturalisme. Il nous vient d'Aristote et cle Platon, affirme M. Henry Fouquier. Tant mieux- ! c'est qu'il sort des entrailles mêmes de l'humanité. Sans remonter si loin, j'ai vingt fois constaté que le grand mouvement cle la science expérimentale était parti du dixdiuitiènie siècle. On peut renouer la chaîne des ancêtres de Balzac. Cela entame-t-il son originalité? Nullement, Son monument s'est trouvé fondé sur des assises plus larges et plus indestructibles.
Est-ce bien fini? Continuera-t-on encore à croire qu'on m'écrase, lorsqu'on me reproche cle ne rien inventer, en me plaisantant avec l'esprit facile et un peu naïf cle la causerie courante? Je le répète une fois pour toutes : je n'invente rien; je Tais mieux, je continue. La situation cpie j'ai prise dans la critique est donc simplement celle d'un homme indépendant, qui étudie l'évolution naturaliste de notre époque, qui constate le courant de l'intelligence contemporaine, qui se permet au plus cle prédire certains triomphes. Quand on me demande ce que j'apporte, et qu'on fait miné de fouiller dans mes poches et de s'étonner de n'y rien trouver d'extraordinaire, je songe à ces gens crédules d'autrefois qui cherchaient la pierre philosophale.
Aujourd'hui, nos chimistes sont partis de l'étude de la nature, et s'ils trouvent jamais la fabrication de For, ce sera par une méthode scientifique. Je suis comme eux, je n'ai pas de recettes, pas de merveilles empiriques; j'emploie et je tâche simplement cle perfectionner la méthode moderne qui doit nous conduire à la possession de plus en plus vaste de la vérité.
Maintenant, je ne pense pas que personne ose nier l'évolution naturaliste de notre âge. Dans les sciences, le mouvement est formidable, et ce sont précisément les travaux des savants qui ont donné le branle à toute l'intelligence contemporaine. Les arts et les lettres ont suivi ; dans notre école de peinture, chez nos historiens, nos critiques, nos romanciers, même nos poètes, on peut suivre les transformations considérables amenées par l'application des méthodes exactes. Eh bien ! c'est cette évolution qui m'intéresse, qui me passionne. J'en suis la marche, le développement; j'en attends le triomphe définitif. Au théâtre, cette évolution me paraît marcher plus lentement et no pas encore produire les oeuvres qu'on doit en attendre. Tout mon terrain de critique est là. Je n'ai pas la folle vanité de croire que c'est moi qui vais déterminer un mouvement de cette puissance irrésistible. Le courant impétueux liasse, et je me jette au milieu, je m'abandonne à lui, certain qu'il doit me conduire où va le siècle. Ceux qui veulent le remonter, seront noyés, voilà tout. 11 serait aussi sot de le nier cpie de dire : « C'est moi qui l'ai fait. »
Mais mon plus grand crime, paraît-il, est d'avoir lancé dans la circulation ce mot terrible cle naturalisme, sur lequel M. Henry Fouquier s'égaye avec la fine fleur do son esprit. Est-ce bien moi qui ai créé le mot? je n'en sais ma foi rien ! Enfin, je l'ai employé et j'en accepte la paternité. C'estdoncbien abominable cle prendre un mol nouveau, lorsqu'on éprouve le besoin de désigner une chose ancienne d'une façon saisissante. Mettons que la formule de la vérité dans Fart nous vienne de Platon et d'Aristote. Suis-je condamné à employer une périphrase pour désigner cette vérité dans Fart? N'est-il pas plus commode de choisir un mot, d'accepter un mot qui est dans l'air? Puis, il n'y a pas d'absolu. Du temps de Platon et d'Aristote, la vérité dans l'art a pu avoir un nom qui ne lui convienne plus aujourd'hui ; si le fond est éternel, les façons d'être changent, la nécessité d'appellations nouvelles se fait sentir. On me demande pourquoi je ne me-suis pas contenté du mot réalisme, qui avait cours il.y a trente ans; uniquei ment parce cpie le réalisme d'alors était uno chapelle et rétrécissait l'horizon littéraire et ' artistique. Il m'a semblé que le mot naturalisme ) élargissait au contraire le domaine de Fobseri vation. D'ailleurs, cpie ce mot soit bien ou mal choisi, peu importe. Il finira par avoir le sens i que nous lui donnerons. C'est uniquement ce , sens qui est la grande affaire.
Et ici j'entre dans le vif de ma querelle avec M. Henry Fouquier. Il est plein d'esprit, cela je 3 ne le nie pas; mais il fait un raisonnement qui 3 m'a paru dénoter une philosophie un peu .puérile, cette philosophie du coin du feu qui discute sur Fart de couper les cheveux en quatre-. Voici ce qu'il écrit : « Je crois que l'erreur capitale du
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
propagateur zélé du naturalisme consiste à s avoir confondu le fond éternel des choses avecles i moyens d'expression. » Puis, il s'explique : de tout temps les artistes ont eu pour but de repro- i duire la nature, de se faire les interprètes de la vérité. Tous les artistes sont donc des naturalistes. Où ils commencent à différer, c'est lorsqu'ils expriment, parce que chaque groupe d'artistes, selon les temps, les milieux et les tempéraments, donne alors des expressions différentes delà nature. C'est là seulement,d'après M.Henry Fouquier, que les naturalistes d'intention deviennent des idéalistes, des classiques, des romantiques, enfin toutes les variétés connues.
Parbleu : le raisonnement est superbe ! Je - jure à M, Henry Fouquier que je ne confonds pas du tout le fond éternel des choses avec les moyens d'expression. Ce fond éternel des choses est d'un bon comique dans cette argumentation. Voyez-vous un gredin devant un tribunal, disant qu'il a le fond éternel d'honnêteté, mais que, dans la pratique, il n'en a pas tenu compte? Où en serions-nous, si l'intention suffisait dans les arts et dans les lettres? Vous me la bâillez belle, avec votre fond éternel des choses ! Que m'importe ce que veulent les artistes et les écrivains? C'est ce qu'ils me donnent qui m'intéresse.
Evidemment, à toutes les époques, les prosateurs comme les poètes ont eu la prétention de peindre la nature et de dire la vérité. Mais Fontils fait? C'est ici que les écoles commencent, que la critique naît, qu'on échange des] montagnes d'arguments. Me dire que je me trompe, en ne mettant pas tous les écrivains sur une même ligne et en ne leur donnant pas à tous le nom cle naturalistes, parce que tous ont l'intention de reproduire la nature, c'est jouer sur les mots et faire cle l'esprit singulièrement fin. J'appelle naturalistes ceux qui ne se contentent pas de vouloir, mais qui exécutent : Balzac est un naturaliste, Lamartine est un idéaliste. Les mots n'auraient plus aucun sens si cela n'était pas très net pour tout le monde. Quand on raffine, quand on amincit, les mots pour tourner spirituellement autour d'eux, il "arrive qu'ils fondent et. que la page écrite tombe en poussière. Il faut moins de finesse et plus de grosse bonhomie dans l'art.
Donc, je ne tiens compte du fond éternel des choses que lorsque l'écrivain en tient compte lui-même et ne triche pas, volontairement ou non. Le reste est une pure dissertation philosophique, parfaitement inutile. Remarquez que je ne nie pas le génie humain. Jecrois qu'on a fait et qu'on peut faire des chefs-d'oeuvre en se moquant de la vérité. Seulement, je constate la grande évolution d'observation et d'expérimentation qui caractérise notre siècle, et j'appelle naturalisme la formule littéraire amenée par cette évolution. Les écrivains naturalistes sont donc ceux dont la méthode d'étude serre la nature et l'humanité du plus près possible, tout en laissant, bien entendu, le tempérament particulier de l'observateur libre de se manifester ensuite dans les oeuvres comme bon lui semble. :. : M. Henry Fouquier, du moment que je n'entends pas modifier le fond éternel des choses, est plein de dédain.. 11 voudrait peut-être, pour se déclarer satisfait, me voir créer le monde une
seconde fois. Ma tâche lui semble modeste, si je ne m'attaque qu'aux moyens d'expression. A quoi veut-il donc que je m'attaque, à la terre ou au ciel? Mais, les moyens d'expression, c'est tout le domaine de la critique; le reste ne saurait nous regarder. Enfin, il prétend que j'enfonce les portes ouvertes. Toujours le même espoir déçu de me voir faire quelque chose d'extraordinaire. Mon Dieu ! non, je n'ai pas de rocher où je pontifie et prophétise. Je ne tutoie pas Dieu. Je ne suis qu'un homme du siècle. Quant aux portes, elles sont, il est vrai, sinon ouvertes, du moins entr'ouvert es. Un battant tient encore, selon moi; j'y donne mon petit coup de cognée. Que chacun fasse comme moi, et le passage sera plus large.
Revenons au théâtre. Si, dans le roman, le triomphe du naturalisme est complet, je constate malheureusement qu'il n'en est pas de même sur notre scène française. Je ne rentrerai pas dans ce que j'ai dit vingt fois à ce sujet. L'autre jour, en répondant à M. Sarcey, j'ai, une fois de plus, donné mes arguments". Pour M. Henry Fouquier, il.se déclare absolument satisfait; notre théâtre contemporain l'enchante, il le trouve supérieur. Pour me convaincre, il m'envoie assister aux Fourchambauli; j'ai vu la pièce, j'en ai dit mon sentiment, et ii est inutile que j'y revienne. H n'y aurait qu'un moyen de me prouver que la formule naturaliste a donné au théâtre tout ce qu'elle doit donner : ce serait de poser en face de Balzac un auteur dramatique de sa taille, ce serait de me nommer une série de pièces .qui se tiennent debout devant la Comédie humaine.
Si vous ne pouvez pas établir cette comparaison, c'est qu'à notre époque le roman est supérieur et que le drame est inférieur. J'attends le génie qui achèvera au théâtre l'évolution commencée. Vous êtes satisfait cle notre littérature dramatique actuelle, je ne le suis pas, et j'expose mes raisons. Plus tard, on saura bien lequel de nous deux se trompait. . Ce que j'abandonne volontiers à l'esprit si fin de M. Henry Fouquier, ce sont mes pièces sifflées. Là, il triomphe aisément, ayant l'apparence des faits pour lui. Il a bien lu dans mes pièces et dans mes préfaces des choses cpie je n'y ai jamais écrites; mettons cela sur le compte de son ardeur à me convaincre. C'est chose entendue, mes pièces ne valent absolument rien ; mais en quoi mon manque de talent touche-.t-il la question du naturalisme au théâtre? Un autre prendra la place, voilà tout, §:<ArW^l^W^
III
3Ï M."de Lapommeraye est un conférencier aimable, spirituel, d'une élocution prodigieusement facile. La première fois que je l'ai entendu, je suis resté stupéfait de toutes les grâces dont, il a semé ses paroles. 11 paraît adoré de son public, devant lequel il lui sera toujours très facile d'avoir raison contre moi.
Dans une de ses dernières conférences, à laquelle j'assistais, il a constaté d'abord la crise que nous traversons, l'effarement où se trouvent nos auteurs dramatiques, et ne sachant quelles
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LES THÉORIES
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pièces.Jls doivent .faire,; pour, réussir.l Et il a e déclaré qu'il allait élucider la question et in- 1; diquer la formule de Fart de demain. Là-dessus, t je suis devenu tout oreille, car ce problème ç ainsi posé m'intéressait- singulièrement. Je r tâtonnais encore, j'allais donc mettre enfin la c main sur la vérité. Mais j'ai été bien désillu- j sionné, je l'avoue. Le conférencier, après des i digressions brillantes, après avoir opposé l'idéa- £ lisme au naturalisme, a conclu que les auteurs c dramatiques devaient tendre vers le grand art. t Vraiment, nous voilà bien renseignés, et c'est là une trouvaille merveilleuse ! i
Le grand art ! mais, sérieusement, moi cpii ; m'honore d'être un naturaliste, est-ce que je ne < réclame pas le grand art plus impérieusement encore que les idéalistes? M. de Lapommeraye me prend-il pour un vaudevilliste, ou pour un faiseur d'opérettes? 11 faudrait s'entendre sur le grand art, un mot dont M. Prudhomme a plein la bouche, et que les esprits médiocres galvaudent dans toutes les boursouflures de la versification. M. cle Lapommeraye a cité la Fille de Roland. Eh bien, la Fille de Roland est de l'art très petit, de l'art absolument inférieur; et, attendez vingt ans, vous verrez ce qu'en penseront nos fils. Je donnerais ce paquet informe de mauvais vers, pour deux vers d'un vrai poète. Non, mille fois non ! le grand art n'est pas Fart monté suides échassos, l'art en tartines, Fart qui tient de la place et qui fait les grands bras, en roulant les yeux. Je préfère un vaudeville amusant à une tragédie imbécile. Le grand art, c'est l'épanouissement du génie, pas autre chose, quel que soit le cadre choisi par le génie. La Noce juive, de Delacroix, un tableau d'intérieur large comme la main,est du grand art, tandis que les toiles immenses de nos Salons annuels sont généralement cle l'art odieux et lilliputien.
Et j'affirme que lo naturalisme autant que l'idéalisme aspire au grand art, M. de Lapom• meraye s'est débarrassé du naturalisme de la façon la plus commode du monde. « Quand vous êtes au bord de la mer, a-t-il dit à peu près, ne préférez-vous pas vous perdre dans la contemplation do l'infini, cle l'horizon lointain où le ciel et l'eau so confondent? n'êtes-vous pas plus ému par ce spectacle que par le spectacle de la plage, où rôdent des pêcheurs sordides? «Sans doute, l'horizon lointain, c'est l'idéalisme, tandis que la plage, c'est le naturalisme. Voilà une belle comparaison, mais le malheur est cpie le naturalisme est partout, aussi bien à cinq lieues qu'à cinq mètres. Il n'exclut rien, il accepte tout, il peint tout.
Je ne puis m'empêcher cle m'égayer honnêtement, on pensant que M. de Lapommeraye a cru tuer lo naturalisme avec une comparaison. Il s'attaque à l'esprit moderne tout entier, et il n'a qu'une belle comparaison pour arme. Imaginez une rose pour barrer le chemin à un torrent. Veut-on savoir ce que c'est que le naturalisme, tout simplement? Dans la science, le naturalisme, c'est lo retour à l'expérience et à l'analyse, c'est la création cle la chimie et de la physique, ce sont les méthodes exactes qui, depuis la fin de siècle dernier, ont renouvelé toutes nos connaissances ; dans l'histoire, c'est l'étude raisonnée des faits et des hommes, la recherche des sourccs,larésurrection des sociétés
et de leurs milieux; dans la critique, c'est l'analyse du tempérament de l'écrivain, la reconstruction de l'époque où il a vécu, lu vie remplaçant la rhétorique; dans les lettres, dans le roman surtout, c'eut la continuelle compilation des documents humains, c'est l'humanité vue et peinte, résumée en des créations réelles et éternelles. Tout notre siècle est là, tout le traA'ail gigantesque de notre siècle, et ce n'est pas une comparaison de M. de Lapommeraye qui arrêtera ce travail.
Certes, je reconnais moi-même Finuuine de ces polémiques. Le naturalisme se produira au théâtre, cela est indéniable pour moi, parce que cela est dans la loi même du mouvement cpii nous emporte. Mais, au lieu do donner ici de bonnes raisons, j'aimerais mieux que de grandes oeuvres naturalistes parussent au théâtre. M. de Lapommeraye, si elles réussis- . saient, serait le premier à les applaudir et à les louer devant son public. Alors, nous serions parfaitement d'accord, ce cpie je desire cle tout mon coeur.
Un autre critique, M. Poignanci, veut bien également n'être pas de mon avis. Je néglige les attaques qu'il dirige contre mes propres oeuvres; c'est là un massacre enfantin, auquel je m'habitue, et dont je souris. Je. ne m'arrête pas également à son amusant paradoxe, par lequel ce sont les personnages, historiques qui sont vivants, tandis que nous autres, vivants, nous sommes morts. Mais il l'ait sur le drame historique des réflexions qui m'intéressent.
Je crois avoir moi-même indiqué que le drame historique prendrait seulement de l'intérêt, le jour où les auteurs, renonçant aux pantins de fantaisie, s'aviseront de ressusciter ios personnages réels, avec leurs tempéraments et leurs idées, aArec toute l'époque qui les entoure. M. Poignand annonce la venue d'une jeune école, cpii songe à ces résurrections de l'histoire. Voilà qui est parfait, L'entreprise est formidable, car elle nécessitera des recherches immenses et un talent d'évocation rare. Mais j'applaudirai très volontiers, si elle réussit. D'ailleurs. M. Poignand ne s'aperçoit peut-être pas que le drame dont il parle serait le drame historique naturaliste. Gustave Flaubert n'a pas suivi une autre méthode pour écrire Salammbô. J'accepte parfaitement le drame historique ainsi compris, parce qu'il mène tout droit au drame moderne, tel que je le demande. On ne peut pas être exclusif : si l'on ressuscite le passé, c'est tout le moins qu'on laisse vivre le présent. 1..::'îi:^;: *■£—'—- .--.— — ~, .—.
IV
Z M.'iHenri de Lapommeraye^a^faiCune. nouvelle conférence sur le naturalisme nu théâtre.
La thèse de M. de Lapommeraye est des plus simples. Il a apporté, sur sa table de cou férencier, un tas énorme de livres, et il a dit à son auditoire, dont il est l'enfant gâté : « Je vais vous prouver, en vous lisant des passages de Diderot, de Mercier, d'autres critiques encore, que le naturalisme n'est pas né d'hier et que, de tout temps, on a réclamé ce que M. Zola réclame aujourd'hui. » Il est parti de là, il a lu des pages
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
entières, il a prouvé de la façon la plus complète que j'ai le très grand honneur de continuer la besogne de Diderot,
J'avoue que je m'en doutais bien un peu. Mais je ne l'en remercie pas moins de l'aide précieuse qu'il a bien voulu m'apporter. Mon Dieu ! oui, je n'ai rien inventé; jamais, d'ailleurs, je n'ai eu l'outrecuidance de vouloir inventer quelque chose. On n'invente pas un mouvement littéraire : on le subit, on le constate. La force du naturalisme, c'est qu'il est le mouvement même de l'intelligence moderne.
Ainsi donc, il est bien entendu que Diderot a soutenu les mêmes idées que moi, qu'il croyait lui aussi à la nécessité de porter la A'érité au théâtre ; il est bien entendu que le naturalisme n'est pas une invention de ma cervelle, un argument de circonstance que j'emploie pour défendre mes propres oeuvres. Le naturalisme nous a été légué par le dix-huitième siècle; je crois même que, si l'on cherchait bien, on le retrouverait, plus ou moins confus, à toutes les périodes de notre histoire littéraire. Voilà ce que M. de Lapommeraye a établi, et il ne pouvait me faire un plus vif plaisir.
Seulement, où M. de Lapommeraye a voulu ni'être désagréable, c'est lorsqu'il a ajouté que toutes les réformes demandées par Diderot ont
été prises en considération, et qu'il n'y a pas lieu aujourd'hui de tenir compte des idées exprimées dans ma critique dramatique. 11 fait ses politesses à Diderot, ce qui est naturel, puisque Diderot est mort. Mais ne se doute-t-il pas que les confrères de Diderot disaient dans leur temps, des théories de celui-ci, ce qu'il dit luimême à cette heure de- mes théories à moi? C'est un sentiment commun à toutes les générations : les aînés ont eu raison, les contemporains ne savent ce qu'ils disent. Comme l'a tranquillement déclaré M. cle Lapommeraye, le théâtre est parfait aujourd'hui, il doit rester immobile, la plus petite réforme en gâterait l'excellence.
Vraiment? M. de Lapommeraye feint d'ignorer que tout marche, que rien ne reste stationnaire. Il est commode de dire : « Les améliorations réclamées par Diderot ont eu lieu », ce qui, d'ailleurs, est radicalement faux, car Diderot voulait la vérité humaine au théâtre, et je ne sache pas que la vérité humaine trône sur nos planches. En tous cas si les améliorations avaient eu lieu, elles ne nous suffiraient plus, voilà tout. Il y a une somme de vérités pour chaque époque. Toujours des évolutions s'accompliront. 11 faut qu'une langue meure pour qu'on dise aune littérature :■« Tu n'iras pas plus loin. »
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LES EXEMPLES
■A TRAGÉDIE
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Pendant, la première représentation, au Théâtre-Français, de Rome vaincue, la nouvelle tragédie cle M. Alexandre Parodi, rien ne m'a intéressé comme l'attitude des derniers romantiques qui se trouvaient dans la salle. Us étaient furibonds; mais, en petit nombre, noyés dans la. foule, ils restaient impuissants et perdus. Voilà donc où nous en sommes, la grande querelle de 1830 est bien finie, une tragédie peut encore se produire sans rencontrer dans le public un parti pris contre elle; et demain un drame romantique serait joué, qu'il bénéficierait de la même tolérance. Laliberléliltéraire est conquise. A vrai dire, je veux voir clans le bel éclectisme du public un jugement très sain porté sur les deux formes dramatiques. La formule classique est d'une fausseté ridicule, cela n'a plus besoin d'être démontré. Mais la formule romantique est tout aussi fausse ; elle a simplement substitué une rhétorique à une rhétorique, elle a créé un jargon et des procédés plus intolérables encore. Ajoutez que les deux formules sont à peu près aussi vieilles et démodées l'une cpie l'autre. Alors, il est de toute justice de tenir la balance égale entre elles. Soyez classiques, soyez romantiques, vous n'en faites pas moins de Fart mort, et l'on ne vous demande cpie d'avoir du talent pour vous applaudir, quelle que soit votre étiquette. Les seules pièces qui réveilleraient, dans une salle, la passion des querelles littéraires, ce seraient les pièces conçues d'après une nouvelle et troisième formule, la formule naturaliste. C'est là ma croyance entêtée.
M. Alexandre Parodi ne va pas moins être mis bien au-dessous de Ponsard et de Casimir Delavigne par les amis de nos poètes lyriques. J'ai entendu nommer Luce de Lancival. On l'accuse de ne pas savoir faire les vers, ce qui est certain, si le vers typique est ce vers admirablement forgé et ciselé des petits-fils de.Vict.or Hugo. On lui reproche encore d'être retourné aux Romains, d'avoir dramatisé une fois do plus l'antique et barbare histoire cle la vestale
enterrée vive, pour s'être oubliée dans l'amour d'un homme. Tout cela est bien grossi par l'ennui légitime que les derniers romantiques ont dû éprouver en voyant, réussir une tragédie. Il est bon de remettre les choses en leur place.
L'auteur, en effet,a choisi un sujet fort connu. Seulement, il serait injuste de ne pas lui tenir compte de la façon dont il a mis ce sujet en oeuvre. On est au lendemain cle la bataille'de Cannes, Borne est perdue, lorsque les augures annoncent qu'une vestale a trahi son voeu et qu'il faut apaiser les dieux, si l'on désire sauver la patrie. Voilà, du coup, le cadre qui s'élargit. Opiinia, la vestale parjure, grandit et devient brusquement héroïque. 11 y a bien, à côté, un drame amoureux : elle aime le soldat Lontulus, qui est venu annoncer la défaite cle Paul-Emile. Mais l'idée patriotique domine, et si Opimia revient se livrer après s'être sauvée avec son amant, c'est que la patrie la réclame.
Et je veux répondre aussi à la ridicule querelle qu'on fait à l'auteur, en lui reprochant d'avoir pris pour noeud de son drameunesuperstition odieuse. Cette superstition s'appelait alors une croyance, etdôs lors, la question s'élève. Si tout lo peuple de Rome croyait fermement acheter la victoire par l'ensevelissement épouvantable d'Opimia, cet ensevelissement prenait aussitôt un caractère de nécessité grandiose. Elle-même, si elle avait la foi, se sacrifiait, avec autant cle noblesse que le soldat donnant son sang à la patrie. Je vais même plus loin, j'admets que l'oncle d'Opimia, Fabius, qui la juge et l'envoie à la mort, soit assez éclairé et assez ' sceptique pour ne pas croire à l'efficacité matérielle de l'agonie affreuse d'une pauvre enfant; il agit cependant en ardent patriote, en consentant à cotte agonie, qui peut rendre le courage au peuple et faire sortir de terre de nouveaux défenseurs.
Certes, on restreindrait fort le domaine dramatique, si l'on refusait la foi comme moyen. " L'auteur est à Rome et non à Paris. Je trouve même fâcheux son personnage du poète Enniiis qu'il a créé uniquement pour plaider les droits de l'humanité. Ennius m'a paru singulièrement
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LE NATURALISME AU THEATRE
moderne. Cela prouve que M. Alexandre Parodi a prévu l'objection des personnes sensibles, et qu'il a voulu leur faire une concession. Je crois que la tragédie aurait encore gagné en largeur, en acceptant l'horreur entière du sujet. On tue Opimia parce que la patrie d'alors veut qu'on la tue, et c'est tout, cela suffit.
D'ailleurs, le mérite de Rome vaincue est surtout dans le développement, de l'idée première. Opimia a pour aïeule une vieille femme aveugle, Postumia, qui vient la disputer à ses juges avec un emportement superbe. De ses bras tendus, de ses mains tremblantes, elle cherche sa fille, la serre avec des cris de révolte. Elle supplie les juges, se traîne à leurs genoux, puis les insulte, quand ils se montrent impitoyables. La scène a fait un grand effet. Mais elle n'est que la préparation d'une attire scène, que je trouve plus tlarge encore. Quand Postumia voit Opimia perdue, elle veut lotit au moins abréger son agonie, elle lui apporte un poignard. Et, comme la pauvre fille a les mains liées et qu'elle ne peut se frapper elle-même, l'aïeule lui demande où est la place de son coeur, puis la lue. Au dénouement, lorsque la nouvelle de la retraite d'Annibal fait courir le peuple aux remparts, Postumia, restée seule à la porte du caveau d'Opimia, v descend, pour mourir à côté du corps cle l'en faut.
Eh bien, cela est absolument grand. L'homme qui a trouvé, cela est un tempérament dramatique de première valeur. Si une pareille situation se trouvait dans un drame, accommodée au ragoût romantique, nos poètes n'auraient pas assez d'exclamations pour crier.au génie. Sans cloute, la forme classique me gêne; mais la forme romantique me gênerait tout autant. Je ne puis donc que trouver très remarquable l'invention do la vieille .aveugle, disputant sa fille à la mort jusqu'à la dernière heure, et la tuant elle-même pour que la mort lui soit plus douce. Cette figure est posée avec beaucoup de puissance.
Je n'ai pas cru devoir raconter la pièce en détail. Au courant de la discussion, l'analyse se fait d'elle-même. C'est ainsi que je dois parler d'un esclave gaulois, Vestoepor, employé dans le temple cle Vesta,. et qui favorise les amours et la fuite d'Opimia et doLcntulus. M. Alexandre Parodi semble avoir voulu marquer dans ce personnage la force de la foi. Vestoepor aide les amants à se sauver, parce qu'il déteste Rome et qu'il croit à la colère des dieux; si les dieux n'ont pas leur victime, ils consommeront la perte des Romains, ils vengeront l'esclave et le réuniront à ses deux fils, qui combattent clans l'armée d'Annibal. Ce personnage est d'invention ordinaire, légèrement mélodramatique même; mais je voulais le signaler, pour montrer l'idée de foi et de patriotisme qui plane sur toute l'oeuvre.
Le succès a été grand, surtout pour les deux derniers actes. Voici, d'ailleurs, exactement le bilan cle la soirée.
Un premier acte très large, le Sénat assemblé pour délibérer après ia défaite de Cannes, et l'arrivée de Lentulus, cpii raconte la bataille dans un longrécitfortemontapplaudi. Un second acte dans le temple cle Vesta, décor superbe, mais action lente et d'intérêt médiocre; c'est là qu'Opimia se trahit. Un troisième acte dans
le bois sacré de Vesta, le moins bon des cinq; Opimia et Lentulus, aidés par Veslwpor, so sauvent, grâce à un souterrain. Un quatrième acte, d'une grande beauté; Opimia est revenu - se livrer, on la condamne, et Postumia la disputa à ses juges. Enfin, un cinquième acte, dont le dénouement reste superbe,encore un décor magnifique, le Champ Scélérat, avec le caveau où l'on descend le corps de la vestale tuée par l'aïeule,
Le vers de M. Alexandre Parodi n'a pas, je le répète, la facture savante de nos poètes contemporains. 11 manque de lyrisme, celte flamme du vers sans laquelle on semble croire aujourd'hui que le vers n'existe pas. Quant à moi, je suis persuadé que M. Alexandre Parodi a réussi justement parce qu'il n'est pas un poète lyrique. 11 fabrique ses hexamètres en homme consciencieuxquitient à être correct; parfois, ilrencontro un beau vers, et c'est tout. Aucun souci de décrocher les étoiles. Oserai-je l'avouer? cela ne me fâche pas outre mesure. 11 n'est pas poète comme nous l'entendons depuis une cinquantaine d'années; eh bien, il n'est pas poète, c'est entendu. Mettons qu'il écrit en prose. Ce qui me blesse davantage, c'est l'amphigouri classique clans lequel il se noie, et j'arrive ici à la seule querelle que je veuille lui faire.
Comment se fait-il qu'un jeune homme de trente-quatre ans, dit-on, un écrivain qui parai! avoir une vaste ambition, puisse ainsi claquemurer son vol dans une formule devenue grotesque? Je ne lui conseille pas, ah ! certes, non i cle tomber dans l'autre formule, la formule romantique, peut-être plus grotesque encore; mais je fais appel à toute sa jeunesse, à toute son ambition, et je le supplie d'ouvrir les yeux à la vérité moderne. Il y a une place à prendre, une place immense, écrire la tragédie bourgeoise contemporaine, le drame réel cpii se joue chaque jour sous nos yeux. Cela est autrement grand, vivant et passionnant, que les guenilles cle l'antiquité et du moyen âge. Pourquoi va-t-il s'essouffler et fatalement so rapetisser dans un genre mort? Pourquoi ne tente-il pas cle renouveler notre théâtre et do devenir un chef, au lieu de patauger dans le rôle de disciple? Il a de la volonté et une véritable largeur cle vol. C'est ce qu'il faut avoir pour aborder le vrai, au-dessus des écoles et du raffinement des artistes simplement ciseleurs: \
II
Z La tragédie en quatre actes et en vers, Spartacus, que M. Georges Tâlray vient de faire jouer à l'Ambigu, a une histoire qu'il est bon cle conter pour en tirer des enseignements.
L'auteur, m'a-t-on dit, est un homme riche, bien apparenté, qui a été mordu cle la passion du théâtre, comme d'autres heureux cle ce inonde sont mordus de la passion du jeu, des femmes ou des chevaux. Certes, on ne sauarit trop le féliciter et l'encourager.
■ Un homme qui s'ennuie et qui songe à écrire des tragédies en quatre actes, lorsqu'il pourrait donner des hôtels à des danseuses, est à coup sûr digne de tous les respects. Pouvoir être
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LES EXEMPLES
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Mécène et consentir à devenir Virgile, voilà qui 1 dénote une noble activité d'esprit, un souci des j amusements les plus clignes et les plus élevés. ]
Naturellement, M. Talray entend être maître ( absolu dans lo théâtre où on le joue. Quand on t a le moyen <ln mettre ses pièces dans leurs meubles, on serait bien sot cle les loger en garni < à la Comédie-Française ou à l'Odéon. Cela explique pourquoi M. Talray s'est adressé une i première fois au '1 héâtre-Déjazet, et la seconde i fois à l'Ambigu. Seules les méchantes langues laissent entendre que M. Perrin et M. Duquesnel auraient pu refuser ses pièces, fruits d'un noble loisir. M. Talray veut simplement passer de son salon sur lu scène, sans quitter son appartement; et, s'il n'a pas bâti un théâtre, c'est que le temps a dû lui manquer. 11 cherche donc une salle à louer, accepte le premier théâtre en déconfiture cpii se présente, en se disant cpie les chefs-d'oeuvre honorent les planches les plus encanaillées.
Une légende s'est formée sur la façon magnifique dont il s'est conduit au Théâtre-Déjazet. Il s'agissait seulement d'un petit acte, je crois; et les ouvreuses elles-mêmes ont reçu en cadeau des bonnets neufs. A l'Ambigu, la solennité s'élargit. Songez donc ! une tragédie en quatre actes, quelque chose comme dix-huit cents vers ! Aussi le bruit s'est-il répandu cpie le directeur a demandé au poète quinze mille francs, pour jouer sa pièce quinze fois; je ne parle pas des décors, des costumes, des accessoires. Les chiffres ne sont peut-être pas exacts ; mais il n'en est pas moins certain que l'auteur paye les frais et présente son oeuvre au public, directement, sans l'avoir soumise au jugement cle personne. Ah ! c'est le rêve, et les' gens très riches peuvent seuls se permettre une pareille tentative. J'ai entendu soutenir brillamment, cette opinion, que l'auteur devait avoir un théâtre à lui et jouer lui-même ses pièces, s'il voulait donner sa pensée tout entière, clans sa verdeur et sa .vérité. Les doux plus grands génies dramatiques, Shakspeare et. Molière, ont entendu ainsi le théâtre, et ne s'en sont pas mal trouvés. Seulement, cette tri ni té cle l'auteur, .du directeur et cle l'acteur réunis en une seule personne, n'est pas dans nos'moeurs, et tous les essais qu'on a pu tenter cle nos jours ont "échoué misérablement.
Je suis allé à l'Ambigu avec une grande curiosité, très décidé à m'intéresser au Sparlacus de M. Talray. Notez qu'il faut un certain courage pour aborder ainsi le public, quand on est un simple amateur : on s'expose aux plaisanteries de ses amis, aux rudesses de la critique, aux rires de la foule. 11 est entendu qu'un auteur qui paye et qui tombe, est doublement ridicule. Châtiment mérité, dira-ton. Peut-être. Mais j'aime cette belle confiance des poètes qui risquent ainsi tranquillement le ridicule, et qui souvent même l'achètent très cher.
J'arrive et j'écoute religieusement. 11 faut vous dire, avant tout, que M. Talray s'est.absolument moqué do l'histoire. Son Sparlacus est d'une grande fantaisie. J'avoue que cela ne me fâche pas outre mesure. Les auteurs dramatiques ont toujours traité l'histoire avec tant de familiarité, qu'un mensonge de plus ou de moins importe peu. Nous sommes en pleine imagination,
imagination, chose convenue. Seulement, ce qu'on peut demander, c'est que l'imagination ne batte pas la campagne, au point d'ahurir le monde. Or, M. Talray a une façon de traiter le théâtre très dangereuse pour le public bon enfant, qui vient naïvement voir ses pièces, avec l'intention de les comprendre.
Je vais tenter d'analyser son Sparlacus en quelques mots; et je demande à l'avance pardon si je me trompe, car ce ne serait vraiment pas ma faute. Spartactts a pour père un prêtre d'Isis, nommé Séphare, qui nourrit les plus grands projets; on ne sait pas bien lesquels, il parle du bonheur du genre humain, il lance Fanathème sur Rome, et je suis porté à croire qu'il rêve l'affranchissement des esclaves, avec des vues particulières et lointaines sur la Révolution française. Bref, ce Séphare, entré comme intendant chez le consul Crassus, commence son beau rôle de régénérateur en donnant Camille, la fille cle son maître, pour maîtresse à son fils Spartacus, alors gladiateur. Voilà qui n'est pas propre ; mais la passion du sectaire est, à la rigueur, une excuse.
11 y a une autre femme dans l'aventure, Myrrha, une courtisane à ce qu'on peut croire. Séphare est aussi très bien avec celle-là, si bien même qu'ils complotent ensemble l'empoisonnement du gardien des jeux. Décidément, ce prêtre d'Isis manque de sens moral. Quand lo gardien des jeux est mort, Myrrha obtient du préteur Métellus son amant la place du défunt pour Spartacus. Le héros, ramassant sous ses ordres les gladiateurs et la plèbe de la ville, suscite alors une révolte, brûle Rome, so bat pour l'affranchissement dos esclaves. Rien de' stu- • péfiant comme la mise en oeuvre dramatique do cet épisode. Le préleur Métellus est gris, la courtisane Myrrha embellit la fête, on voit Rome brûler sur un transparent, et un choeur arrive, on ignore pourquoi, qui chante, je crois, le bon vin et la liberté.
Cependant, Camille, la maîtresse cle Spartacus, joue là dedans un rôle symbolique. Elle doit être la liberté en personne, j'imagine. Au dénouement, Spartacus, après avoir battu les Romains, est à son tour sur le point d'être vaincu. Il se tue d'un coup cle poignard en pleine poitrine; Camille devient folle sur son cadavre; et, quand le consul Crassus se présente, Séphare le traite de la belle façon, lui montre sa. fille folle, et lui annonce qu'un jour le fils de Spartacus et de Camille, reprendra l'oeuvre cle délivrance. Silr quoi, un choeur envahit de nouveau la scène, et la toile tombe sur la reprise des couplets du troisième acte. LL\ J'écoutais. donc' attentivement. L'impression des premières scènes était assez agréable. Le carnaval romain, ce décor large et à style- sévère, ces personnages aux draperies de couleur tendre, me reposaient du carnaval romantique, des guenilles et des armures du moyen âge. Vraiment, les femmes sont adorables, les cheveux cerclés d'or, les bras nus, clans ces étoffes souples, où leur corps libre roule si voluptueusement. Puis, j'attrapais, par-ci par-là im bout de vers assez mal rimé, mais d'une musique so; nore et éclatante. Enfin, je ne m'ennuyais pas, i j'attendais de comprendre sans trop d'impatience.
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
Au inilieu du premier acte, cependant, comme j'étais de plus en plus attentif, j'ai commmencé à éprouver une légère douleur aux tempes. Une consternation peu à peu m'envahissait, car je ne comprenais toujours pas, malgré mes efforts. J'avais beau ouvrir les oreilles, tendre l'esprit, répéter tout bas les mots que je saisissais, le sens m'échappait, les paroles tombaient comme des bruits qui s'envolaient, avant d'avoir formé des phrases. Maintenant, la pesanteur des tempes me gagnait le crâne et me raidissait le cou.
Alors, l'ennui est arrivé, d'abord discret, un léger bâillement dissimulé entre les doigts, une envie sourde de penser à autre chose; puis, il s'est élargi, il est devenu immense, insondable, sans borne. Oh ! l'ennui sans espoir, l'ennui écrasant qui descend dans chaque membre, dont on sent le poids dans les mains et dans les pieds ! Et impossible d'échapper à ce lent écrasement, les personnages s'imposent; on les hait, on voudrait les supprimer, mais leur voix est comme un flot entêté qui bat, qui entame et qui noie les têtes les plus dures; même quand on baisse les yeux pour ne plus les voir, on les sent, on croit les avoir sur les épaules. Un malheur public, un deuil, sont moins lourds.
Ce qui me consternait surtout, c'était Séphare, le prêtre d'Isis. Pourquoi un prêtre d'Isis? Sans doute l'auteur avait mis là-dessous le sens philosophique de son oeuvre.'La pièce restait tellement incompréhensible, qu'elle devait cacher quelque vérité supérieure. Les scènes so déroulaient : je songeais aux hypogées, aux pyramides,
pyramides, secrets que le Nil roule dans ses eaux boueuses. Je me sentais très bête, je tournais à l'ahurissement. Lorsqu'on s'est mis à chanter, j'ai eu l'envie ardente de me sauver, parce que tout espoir de comprendre s'en allait décidément, Mais j'étais trop engourdi; j'appartenais à l'ennui vainqueur.
J'ai promis cle tirer des enseignements cle cette histoire. Le premier est que la tentative de M. Talray reste en elle-même excellente, et qu'on ne saurait trop engager les auteurs riches à l'imiter. Mais le point sur lequel je veux surtout insister est que, désormais, les gens du monde devront avoir pour les simples écrivains quelque respect; car, si j'ai vu parfois des écrivains ressembler à des princes clans un salon, je n'ai jamais vu un homme du inonde qui ne se rendît parfaitement ridicule, en écrivant un roman ou une pièce de théâtre.
Certes, je le répète, je ne veux aucune façon décourager M. Talray. La distraction qu'il a choisie est louable. Ses vers sont médiocres, niais pleins de bonne volonté. Puis, j'aurais peur d'enlever leur dernière planche de salut aux théâtres menacés de faillite. Les auteurs son t rares qui conseillent à payer chèrementleurs chutes.En somme,des pièces comme Spartacus ne l'ont cle mal à personne. On sait cle quelle façon on doit les prendre. M. Talray lui-même, si son échec le contrarie, peut dire à ses amis qu'il a simplement-voulu tenir une gageure. Mon Dieu ! oui, il aurait parié, après un déjeuner de garçon, d'ennuyer le public, et d'ahurir la critique; et son pari serait gagné, oh : bien gagné :
LE DRAME
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On nous a donné des détails touchants sur M. Paul Delair. Il aurait trente-sept ans, il serait sans fortune et aurait dû prendre sur ses nuits pour écrire Caria, le drame en vers joué à la Comédie-Française ; cette oeuvre, écrite il y a huit ou neuf ans déjà, reçue à correction, puis récrite en partie et montée enfin, représenterait de longs efforts, une grande somme cle courage, et serait une de ces parties décisives oti un écrivain joue sa vie. Eh bien ! tous ces détails me troublent, et je n'ai jamais senti davantage combien la vérité-est parfois, douloureuse à dire. Heureusement, je suis peut-être le seul à pouvoir la dire, sans trop de remords, car mon autorité est fort discutée, et jusqu'à présent on a paru croire que ma franchise ne faisait de tort qu'à moi-même.
Nous,sommes au commencement du treizième siècle, dans une de ces lointaines époques historiques qui justifient au théâtre toutes les erreurs et toutes les fantaisies. Herbert, baron de Sept-Saulx, un burgrave selon le poncif romantique, a auprès de fui son neveu Garin, homme farouche, et un fils bâtard, Aimery, homme
tendre, qu'il a eu d'une serve. Or, un jour d'ennui, Herbert, ayant fait entrer dans son château une bande d'Egyptiens, s'éprend de la belle Aïscha, qu'il épouse séance tenante. Et. voilà le crime clans la maison. Aïscha pousse Garin, qui l'adore, à tuer Herbert, dont la vieillesse l'importune sans doute.Mais,au lendemain du meurtre, le soir des noces, lorsque les deux coupables vont se pendre aux. bras l'un do l'autre, le spectre du vieillard se dresse entre eux, Garin a des hallucinations vengeresses qui lui montrent chaque nuit Aïscha au cou d'Herbert assassiné. Aimery, chassé par son père, revient, alors comme un justicier. Il provoque Garin, il va le tuer, lorsque celui-ci revoit la terrible vision et tremble ainsi qu'un enfant, Aïscha, qui s'est empoisonnée, avoue le crime ; Garin.se lue sur son cadavre et Aimery peut ainsi épouser une soeur do l'assassin, Alix, dont je n'ai pas parlé. Voilà.
Mon. Dieu .! le sujet m'importe peu. On a fait remarquer avec raison que c'était là un mélange de Macbeth, des Burgraves cl, d'une autre pièce encore. La seule réponse est qu'on prend, son bien où on le trouve; Corneille et Molière ont écrit leurs plus belles oeuvres avec des morceaux pillés un peu partout. Mais il faut alors apporter
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LES EXEMPLES
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uiie individualité puissante, refondre le métal qu'on emprunte et dresser sa statue dans une attitude originale. Or, M. Paul Delair s'est contenté de ressasser toutes les situations connues, sans en tirer un seul effet qui lui soit personnel. Cela est long, terriblement long, sans accent nouveau, d'une extravagance entêtée dans le sublime, d'une conviction qui m'a attristé, tellement elle est naïve parfois.
Faut-il discuter? Rien ne tient debout dans cette fable extraordinaire. C'est un cauchemar en pleine obscurité. Les personnages sont découpés dans ce romantisme de 1830, si démodé à cette heure. Us n'ont d'autre raison d'être que des formules toutes faites, ils portent des étiquettes dans le dos : le seigneur, le bâtard, la serve, le manant; et cela doit nous suffire, l'auteur se dispense dès lors de leur donner un état civil, de leur souffler une personnalité distincte. Ce sont des marionnettes convenues qu'il manoeuvre imperturbablement, en dehors de toute vérité historique et de toute analyse humaine. Voilà le côté commode du drame romantique, tel que le comprend encore la queue de Victor Hugo. 11 ne demande ni observation ni originalité; on en trouve les morceaux dans un tiroir, et il ne s'agit que de les ajuster, avec plus ou moins d'adresse. Je me rappellerai toujours la belle réponse de ce poète auquel je demandais : « Mais pourquoi ne faites-vous pas un drame ■moderne? » et qui me répondit, effaré : ■« Mais je'ne peux pas, je ne saurais pas, il me faudrait dix ans d'études pour connaître les hommes et le monde : » Sans doute, si je l'interrogeais, M. Paul Delair me ferait aussi celte réponse.
Et même, en acceptant le cadre qu'il a choisi, que de défauts, que d'erreurs dramatiques ! Lorsque ses personnages sortent du poncif, on ne les comprend plus. Ainsi la serve est très nette, parce qu'elle est simplement la marionnette classique des mélodrames de Bouçhardy et d'Hugo, la paysanne violée par le seigneur et devenue folle, qui se promène dans Faction en prophétisant le dénouement et en aidant la Providence. Herbert, le seigneur, est également une bonne ganache de loup féodal qui se laisse injurier par le premier bourgeois venu, entré chez lui pour lui dire ses quatre vérités et lui annoncer la Révolution française. On les comprend, ceux-là, parce qu'ils sont tout bêtement les vieux amis du .public, sur le ventre desquels le public a tapé, bien souvent. Mais passez aux personnages que le poète a rêvé de l'aire originaux, et vous cessez de comprendre, vous entrez dans un fatras de vers stupéfiants où leur humanité se noie, vous ne les voyez plus nettement, parce que ce ne sont pas des figures observées, mais dos pantins inventés .qui se démentent d'une tirade à l'autre. Ou des figures po.ncives, ou des figures fantasmagoriques, voilà le choix.
Ainsi, prenons Garin et Aïscha, les deux figures centrales, celles où M. Paul Delair a certainement porté son effort. Je défie bien qu'au sortir de la représentation, on puisse évoquer distinctement ces figures; et cela vient de ee qu'elles n'ont pas de base humaine, de ce que le poète ne nous les a pas expliquées par.une analyse logique et claire. H ne suffit pas de dire qu'Aïscha aime les hommes rou,ges de sang,
pour nous la faire accepter, dans les invraisemblances où elle se meut. C'est elle qui pousse Garin; puis elle s'efface, elle ne paraît'plus être du drame; a-t-elle des remords? n'en a-t-elle pas? Nous l'ignorons, faute immense de l'auteur, car, si elle ne frissonne pas comme Garin, ou bien si elle ne reste pas violente et superbe, le dominant, devenant le mâle, elle ne nous intéresse plus, elle s'effondre. Et c'est ce qui arrive, le rôle est très mauvais, une actrice de génie n'en tirerait pas un cri humain. Garin de même reste un fantoche; sa lutte avec le remords ne se marque pas assez, on ne voit pas ses états d'âme, sa passion, sa fureur, puis son affolement; tout cela se fond et se brouille dans une phraséologie étonnante, où une fausse poésie délaye à chaque minute la situation dramatique. Au dénouement surtout, les deux héros m'ont paru pitoyables. Cette femme qui s'empoisonne de son côté, cet homme qui se poignarde du sien, pour finir la pièce, ne meurent pas logiquement, par la force même de la situation; je veux dire que leur mort n'est pas une conséquence inévitable de l'action, une mort analysée et déduite, ce qui la rend vulgaire.
Uii autre point m'a beaucoup frappé. Après le troisième acte, je me demandais avec curiosité comment M. Paul Delair allait encore trouver la matière de deux actes. Un acte d'exposition, un acte pour le meurtre, uu acte pour les remords, enfin un acte pour la punition : cela me semblait la seule coupe possible. Mais cela ne faisait que quatre actes, et j'étais d'autant plus surpris que le gros du drame, lo spectre et tout le tremblement se trouvaient au troisième acte, ce qui demandait, pour la bonne distribution d'une pièce, un. dénouement rapide, dans un quatrième acte très court, M. Paul Delair voulait cinq actes, et il a tout bonnement rempli son quatrième acte par un interminable couplet patriotique. J'avoue que je ne m'attendais pas à cela. Tout devait y être, jusqu'au drapeau . français.
.Parler de la France, sous Philippe-Auguste ! prononcer le grand mot de patrie qui n'avait alors aucun sens ! nous montrer un bon jeune homme qui s'indigne au nom cle l'Allemagne, comme après Sedan ! Quand donc les auteurs dramatiques comprendront-ils le profond ridicule de ce patriotisme à faux, de cette sottise historique dans laquelle ils s'entêtent? Et cela n'est guère honnête, je l'ai déjà dit, car je ne puis voir là qu'une façon commode de voler les applaudissements du public.
Mais ces choses ne sont rien encore, le pis est que M. Paul Delair fait des -vers déplorables. Il est certainement un poète plus médiocre que M. Lomon et M. Déroulède, ce qui m'a stupéfié. On ne saurait s'imaginer les incorrections grammaticales, les tournures baroques, les cacophonies abominables qui emplissent le drame. Les termes impropres y tombent, comme une grêle, au milieu de rencontres de mots, d'expressions, qui tournent au burlesque. A notre époque où la science du vers est poussée si loin, où le premier parnassien venu fabrique des vers superbes de facture et retentissants de belles rimes, on reste consterné d'entendre rouler pendant quatre heures un pareil flot de vers rocailleux et mal rimes.'Si M. Paul Delair croit être un
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
poète parce qu'il a abusé là dedans des lions d et des étoiles, du soleil et des fleurs, il se trompe n étrangement, Au théâtre, on ne remplace pas d l'humanité absente par des images. Les tirades il glacent l'action, et je signale comme exemple F la scène de Garin et d'Aïscha devant la chambre e nuptiale, la grande scène, celle qui devait tout p emporter, et qui a paru mortellement froide et p ennuyeuse. Comment voulez-vous qu'on s'intéresse à ces poupées qui ne disent pas ce q qu'elles devraient dire et qui enguirlandent ce s qu'elles disent de divagations poétiques abso- j lument folles? J'avoue que ce lyrisme à froid c me rend malade. c
En- somme, il faut avoir le vers puissant de i Victor Hugo pour se permettre un drame de î cette extravagance. Je ne prétends pas que ( Ruy Blas et lJcrnani soient d'une fable beau- s coup plus raisonnable. Mais ces oeuvres demeure- ] ront quand même des poèmes immortels. Quant , . à M. Paul Delair, du moment où il n'a pas le génie lyrique de Victor Hugo, il devrait rester à terre ; la folie lui est interdite. Dans son cas, ; un peu de raison est simplement de l'honnêteté envers le public.
Ce n'est pas gaiement cpie je triomphe ici. Je n'osais espérer une pièce comme Garin pour montrer le vide et la démence froide des derniers roman tiques. Tonte la misère de l'école est dans cette oeuvre. Mais je suis attristé de voir une scène comme là Comédie-Française risquer une partie pareille, perdue à l'avance. Sans doute M. Perrin et le comité n'ont pu se méprendre, Garin, avec le truc de son spectre, avoc ses continuelles sonneries de trompettes, avec sa mise en scène de loques et cle ferblanterie romantiques, aurait tout au plus été à sa place à la Portc-Saint-Martin; et, certes, ce no sont pas les vers qui rendent la pièce littéraire. Seulement, on reproche si souvent à la ComédieFrançaise de ne pas s'intéresser à la jeune génération, qu'il faut bien lui pardonner, lorsqu'elle fait une tentative, même si elle se trompe. Peutêtre n'y a-t-il pas mieux, et alors en vérité le romantisme est bien mort. Je préfère les élèves de M. Sardou, s'il en a.
Voilà mon jugement dans toute sa sévérité. J'ai mieux aimé dire nettementà M. Paul Delair ce que je pense. 11 est dans une voie déplorable, il s'apprête cle grandes désillusions. Le premier acte cle Garin a de la couleur, et çà et là on peut citer quelques beaux vers; mais c'est tout. Une pièce pareille enterre un homme. Si M. Paul Delair en produit une seconde taillée sur le même patron, il ne retrouvera même pas la première indulgence du public. Ne vaut-il pas mieux l'avertir, quitte à le blesser cruellement? C'est lui éviter de nouveaux efforts inutiles. Huit ans de travail croulent avec Garin. Le pire malheur qui lui puisse arriver est de perdre encore huit années, dans une tentative sans espoir.
II
EM. Catulle'Mendès est une figure littéraire fort intéressante. Pendant les dernières années de l'Empire, il a été le centre du seul groupe poétique qui ait poussé après la grande floraison
de 1830. Je ne lui donne pas le nom de maître ni celui de chef d'école. Il s'honore lui-même d'être le simple lieutenant des poètes ses aînés, il s'incline en disciple fervent devant MM. Victor Hugo, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, et s'est efforcé avant tout de maintenir la discipline parmi les jeunes poètes, qu'il a su, depuis près de quinze ans, réunir autour de sa personne. Rien de plus digne, d'ailleurs. Le groupe.auquel on a donné un moment le nom de parnassien représentait, en somme, toute la poésie jeune, sous le second empire, Tandis cpie les chroniqueurs pullulaient, que tous les nouveaux débarqués couraient à la publicité bruyante, il y avait, dans un coin de Paris, un salon littéraire, celui de M, Catulle Mendès, où l'on vivait de l'amour des lettres. Je ne veux pas examiner si cet amour revêtait d'étranges formes d'idolâtrie. La petite chapelle était peut-être une cellule étroite où le génie français agonisait. Mais cet amour restait quand même de l'amour, et rien n'est beau commed'aimer les lettres, de se réfugier même sous terre pour les adorer, lorsque la grande foule les ignore et les dédaigne.
Depuis quinze ans, il n'est donc pas un poète qui soit arrivé à Paris sans entrer dans le cercle de M. Catulle Mendès. Je ne dis point cpie le groupe professât des idées communes. On s'entendait sur la supériorité do la forme poétique, on en arrivait à préférer M. Leconte do Lisle à Victor Hugo, parce que le vers du premier était plus impeccable que le vers du second. Mais chacun gardait à part soi son tempérament, et il y avait bien des schismes dans cette église. Je n'ai d'ailleurs pas à raconter ce mouvement poétique, qui a copié en petit et clans l'obscurité le large mouvement cle 1830. Je veux simplement établir dans cpiel milieu M. Catulle Mendès a vécu.
Ses théories sont que l'idéal est le réel, cpie 3 la légende l'emporte sur l'histoire, que le passé est le vrai domaine du poète cl du romancier. 3 Ce sont là des opinions aussi respectables que 3 les opinions contraires. Seulement, lorsque M. Catulle Mendès aborde un sujet moderne 1 et accepte ainsi notre milieu contemporain, il a s certainement tort de le faire sans modifier ses ■* croyances. Dans un sujet moderne, l'idéal n'est r plus le réel, et cet idéal devient un singulier 1- embarras. Pour obtenir du réel, il faut avoir stir0 tout du réel plein les mains. Selon moi, Justice d est l'oeuvre d'un poète qui n'a pas songé à cotte per ses ailes, et que ses ailes font trébucher. a Nous retrouvons là le chef de groupe, grandi l?j dans un cénacle, avec le clou d'une idée fixe '• enfoncé dans le crâne.
s* Je commencerai par les éloges. Dans Justice,
J° l'effort littéraire me trouve plein de sympàthio; rc On joue tant cle pièces odieusement pensées et s" écrites, qu'il y a un véritable charme à tombe? Sur l'oeuvre voulue d'un poète. Cette oeuvre peut soulever en moi les plus vives objections, elle n'en est pas moins du monde de ma pensée, elle m'occupe et me passionne. Fût-elle tout a fait mauvaise, elle resterait pleine de saveur. ire J'aime cette histoire, ce médecin cpii a volé Ci îes qui est venu se laver de sa faute par de bonnes P^ oeuvres, dans une province perdue ; j'aime cetle fille de notaire, qui parle et agit comme uno
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LES EXEMPLES
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création du rêve;"j'aime cesMeux amoureux, le cpie le monde gêne, et qui se débarrassent du Si monde, en mourant aux bras l'un de l'autre. pc Oui, j'aime ces choses, malgré leur folie, parce il qu'elles sont la volonté d'un artiste, et que d; dans leur incohérence même on sent l'enfan- ui tement d'un esprit qui n'a rien de vulgaire. la
Malheureusement, il faudrait m'en tenir là. Si j'arrive à l'analyse de la pièce, en dépit de m toute ma sympathie, je me sens devenir grave rt et sévère. M. Catulle Mendès a eu le tort de v plaisanter avec la réalité. Il aurait dû habiller u ses personnages de justaucorps et de pourpoints, E et nous lui aurions tout pardonné. Mais entrer q dans la vie moderne en poète lyrique, voilà qui e] est grave ! Il se tromperait, s'il croyait que rien a n'est plus commode à trousser que ,1a vérité; la ft vie de tous les jours est là, comme comparaison, s et l'on ne peut pas mettre debout une fille de n notaire de fantaisie, comme on planterait une p damoiselle, avec une jupe de satin et une coif- s fure copiée clans les livres du temps. En un mot, s il faut avoir le sens de la modernité, quand on s aborde un sujetcontemporain. Les romantiques, c qui s'imaginent pouvoir peindre la vie actuelle t en se jouant, et par farce pure, s'exposent aux j échecs les plus piteux. Rien n'est sévère et rien n'est haut comme la peinture de ce qui est, i
Le grand défaut de Justice est d'être une création en l'air, tout comme s'il s'agissait d'un i poème. Voici, par exemple, le plus grand effet de la pièce. Le docteur Valentin a volé pour sauver sa soeur de la prostitution, — une invention fâcheuse, par parenthèse, — et il est aimé de Geneviève, la fille du notaire Suchot. Luimême l'adore; mais il va fuir, pour ne pas révéler son passé, lorsque Georges, le frère de Geneviève, le surprend avec cello-ci et lo force aune explication. Dès que Georges connaît le secret de Valentin, il raconte à la jeune fille que ce dernier est marié, pour qu'elle rompe plus aisément avec lui. De là, grande douleur de Geneviève. Puis, à-l'acte suivant, lorsqu'un gredin lui dénonce le vol de Valentin, elle dit avec force : « Je le savais depuis quatre ans, et je vous aime, Valentin, je vous aime ! »
Certes, le mot est très beau et devrait produire un grand effetd'admiration et d'émotion. Eh bien I je crois que l'effet est surtout un effet de surprise. Cela vient de ce que chaque spectateur fait cette réflexion rapide : « Comment Geneviève n'a-t-elle pas compris ce dont il s'agissait, lorsque'Georges lui a dit que Valentin était marié?. Puisqu'elle connaissait le vol, elle devait se douter tout de suite de l'obstacle qui se présentait. » Elle n'a pas parlé alors et l'on s'étonne qu'elle parle plus tard. Au théâtre, toute scène qui n'est point préparée, détonne et peut même avoir de fâcheuses 'conséquences.
Il n'y a là qu'un défaut de construction. Je pourrais indiquer des invraisemblances. Ainsi, on voit rôder dans l'étude le clerc du notaire, Pigalou, un gredin qui a volé autrefois un curé et qui est menacé par un complice, dupé dans le partage; s'il ne donne pas immédiatement trois mille francs à ce complice, il sera dénoncé par lui. Or, Pigalou a appris la faute de Valentin, et dans une scène fort originale, violente et invraisemblable, il le traite en camarade et veut
lo forcer à voler les trois mille francs au notaire Suchot. C'est surtout dans cette scène qu'on peut surprendre le procédé de M. Catulle Mendès. il se moque des vérités ambiantes, il va droit dans ce qu'il croit être la vérité absolue. De là un manque d'équilibre qui a failli faire siffler la scène.
J'insiste, parce que cette question de détail me paraît caractéristique. A la répétition générale, la scène m'avait beaucoup frappé. Je prévoyais bien qu'elle nemarcheraitpasfacilement, mais je la trouvais hardie et d'une belle allure. Elle est pleine de mots excellents, et n'a qu'un défaut, celui de tourner un peu trop sur elle-même. D'ailleurs, ce que j'avais prévu est arrivé : le public n'a pas compris l'intention de M. Catulle Mendès, qui est de montrer les conséquences fatales et ignominieuses d'une première faute. Je suis persuadé que la scène aurait produit un effet énorme, si l'auteur l'avait présentée autrement, dans la réalité logique de la situation. Telle qu'elle est, elle reste inadmissible. Vingt fois Valentin serait sorti ou aurait chassé Pigalou. Les motifs pour lesquels l'auteur le retient là, sont des ficelles dramatiques par trop visibles. ,
A vrai dire, je n'aime guère cotte élude de notaire, où se développe une action si bizarre. Je sais bien que M. Catulle Mendès a choisi cette étude pour que l'antithèse fût plus forte. Il a voulu peut-être aussi montrer que le cadre le plus banal ne l'effrayait pas. Seulement, dans ce cas-là, il aurait fallu empoigner la réalité d'une main puissante et ne pas la lâcher. Tous les personnages marchent à plusieurs mètres du sol. Geneviève et Valentin sont dans les étoiles; ils ne s'en cachent pas, mémo ils s'en vantent, Quant à maître Suchot, il n'est guère qu'un fantoche, sur la tête duquel M. Catulle Mendès a accumulé tout son dédain de la prose. Le troisième acte, que l'on redoutait, est précisément celui qui a sauvé la pièce. Cela montre une fois de plus quel est le flair des directeurs. U n'y a qu'un monologue et une scène dans cet acte. Valentin, seul dans son laboratoire, prépare sa mort, en chimiste habile. Il a établi, sur un fourneau, un appareil qui dégage dans la pièce un gaz d'asphyxie. Geneviève arrive pour se sauver avec son amant; mais il lui explique que leur bonheur est désormais impossible, et elle va se retirer, lorsqu'elle comprend qu'il est en train de se donner la mort. Alors, elle referme la porte et la fenêtre, elle l'endort un instant par des paroles douces; puis, quand il s'aperçoit qu'elle veut mourir avec lui, elle s'oppose violemment à ce qu'il la sauve. Et ils meurent.
L'effet a été grand, le soir de la première représentation. La lutte de Geneviève pour mourir, le consentement arraché par elle à Valentin, la mort qui vient comme une délivrance et qui ravit les deux amants clans les espaces, tout cela est large et remarquable. Certes, je ne crois pas qu'on se suicide avec de pareils '• élans; mais la situation est extrême, et le poète peut intervenir sans trop blesser la vérité, i Quant à la thèse, à. la souillure ineffaçable d'une première faute, au suicide employé comme une rédemption, peut-être cette thèse a-t-elle t été dans les intentions de Fauteur, mais je veux
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
l'ignorer, pour ne pas retomber dans mes sévérités. A quoi bon une thèse, lorsque la vie suffit? Comment M. Catulle Mendès, qui est avant tout un homme d'art, a-t-il pu vouloir descendre jusqu'à jouer le rôle d'iin avocat?
Je finirai par un étrange reproche. Pour moi, la pièce est trop bien écrite. Je veux dire qu'on y sent les phrases presque continuellement. Le style ne consiste pas en belles images, pas plus que la peinture ne consiste en belles couleurs. En enfilant des comparaisons ingénieuses jusqu'à demain, on n'obtiendrait qu'une oeuvre monstrueuse et illisible. Le style est l'expression logique et originale du vrai. Dire ce qu'il faut dire, et le dire d'une façon personnelle, tout est. là. Les écrivains qui s'imaginent bien écrire parce qu'ils enlèvent une lin de tirade à l'aide cle mots poétiques, sont dans la plus déplorable erreur. Au théâtre surtout, bien écrire, c'est écrire logiquement et fortement.
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Ah ! quelle longue, écrasante, monotone soirée, à la Porfe-Saint-Martin ! Je suis sorti de la première représentation de Coq-Hardy, le drame en sept actes cle M. Pouparf-Duvyl, brisé de fatigue, hébété d'ennui. Certes, notre métier cle critique dramatique comporte beaucoup d'indulgence; on recule souvent devant le résumé exact, de son impression. Mais qu'il me soit permis au moins une fois de. ne rien cacher, de dire ma révolte intérieure contre un de ces drames de la queue romantique, qui se moquent du style, de la vérité et du simple bon sens.
Je ne chercherai pas à analyser la pièce dans son intrigue puérile et compliquée. II y a là dedans un duc de Prennes, un prince do Bretagne, que sa femme trahit au prologue, et que nous retrouvons dix ans plus tard simple capitaine d'aventure, sous le nom de Coq-Hardy. Naturellement, co capitaine se trouve mêlé à l'inévitable imbroglio historique, où sonnent les grands noms de Louis XIV, d'Anne d'Autriche, cle Mazarin, de Condé. H va presque jusqu'à prendre le menton d'Anne d'Autriche et à .tutoyer Condé. Au dénouement, il redevient nécessairement le duc de Brennes, il sauve Louis XIV, la monarchie, la France, avec l'unique regret do n'avoir pas à sauver Dieu luimême. J'oubliais cle dire qu'en chemin, il retrouve sa femme et sa fille. Inutile d'ajouter que le traître meurt, quand l'auteur n'a plus besoin de lui.
N'est-ce pas que le besoin d'un drame où l'on parlât de Mazarin se faisait absolument sentir? Comment la statistique ne s'est-elle pas occupée encore cle relever le nombre de pièces où l'on prononce le nom de Mazarin? Un seul personnage historique a été plus exploité, le cardinal dé Richelieu. Et que c'est gai, cet éternel cours d'histoire sur Anne d'Autriche, Louis XIII, Louis XIV et les cardinaux ! Quel intérêt prodigieux et passionnant pour des spectateurs de notre époque, dans le perpétuel défilé cle ces marionnettes d'un autre âge, qui laissent, à (iliaque
coup d'épée, couler le son de leur ventre ! Comme nous pouvons partager les joies et les douleurs de ces poupées, dont nous nous moquons si parfaitement !
Je ne parle pas de la façon odieuse dont ces drames accommodent l'histoire. Us sont pour le peuple une véritable école de mensonges historiques. Dans nos faubourgs,ils ont répandu les idées les plus stupéfiantes sur les grandes figures et les grands événements qu'ils ont mis si ridiculement à la scène. Grâce à-eux, des légendes grotesques se sont formées, l'histoireapparaît aux ignorants comme une parade, avec des paillasses richement vêtus qui tapent des pieds et qui déclament. Je ne comprends pas comment la salle entière n'éclate pas d'un fou rire, en face des monstrueux pantins qu'on lui présente sous des noms retentissants, •
Par exemple, dans Coq-Hardy, peut-on trouver quelque chose cle plus profondément comique que les scènes entre le capitaine d'aventure et Anne d'Autriche? Le capitaine entre chez la reine comme chez lui, et il lui parle avec des effets de hanches, des ronflements de voix, une familiarité de bon garçon, qui sont, à mon sens, le comble cle la drôlerie. Et quelle merveille encore, cet acte où l'on voit la reine et Louis XIV errer la nuit dans les rues de Paris, en se tordant les bras, comme deux locataires louches que le patron de quelque garni a flanqués à la porte : . Ajoutez que Coq-Hardy survient, qu'il démolit une maison afin cle construire une barricade, et qu'il se retranche avec Louis XIV derrière cette barricade, d'où ils opèrent tous les deux des sorties pour tuer deux ou trois douzaines d'hommes. Quoi cerveau a jamais inventé des folies plus extravagantes? Cola me donne froid au dos, me glace de co polit frisson de peur et de honte que j'ai parfois éprouvé en face des infirmités humaines.
J) y a encore une scène incroyable que je veux signaler. Anne d'Autriche a chargé le capitaine Coq-Hardy de négocier avec le grand Condé, qui revient de Lens chargé de gloire. Jolie situation, invention ingénieuse et d'une vraisemblance étonnante.' Alors, le capitaine parle on maître à Condé. 11 le subjugue, le rend petit garçon, l'écrase devant toute la salle qui applaudit. Et, lorsque Condé ose demander une parole, le capitaine lui répond à peu près ceci : —:Vous .avec la mienne '. Rien de plus royal. Voyez-vous ce routier se promenant avoc des blancs-seings de la reine, faisant la leçon aux grands capitaines, donnant sa parole avec des gestes de matamore ! C'est de la farce lugubre.
D'ailleurs, il est inutile de discuter. Un drame historique, bâti sur ce plan, ne soutient pas la discussion. Toutes les démences s'y abattentIl serait impossible do prendre un personnage et de l'analyser,-sans voir tout de suite qu'on a une marionnette dans les mains. Ainsi, je ne connais pas de figure plus décourageante que la duchesse, cette femme qui trompe son mari, qui se sauve avec sa fille pour suivre un amant indigne, le traître de la pièce, et que nous retrouvons dans les larmes, dans le remords, dans tout le tralala des beaux sentiments. J'ai dit, le mot juste, elle est décourageante, car rien n'est plus attristant et malsain que le mensonge.
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LES EXEMPLES
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L'auteur a dû vouloir créer l'adultère sympa- 1 thique, Fange des épouses infidèles, l'héroïne < impeccable des femmes tombées. Et "il a accou- i chô de cette pleurnicheuse, dont ni la faute ni < le repentir ne nous touchent,et tpiise traîne aux i pieds de son mari, sans cpie la salle soit émue. < Pourquoi nous intéresserions-nous à elle, puis- i qu'elle est une poupée dont nous apercevons t toutes les ficelles? <
Dirai-je un mot du style, maintenant? Ici, je me sens les bras cassés. J'avais véritablement l'impression d'un déluge de tuiles sur mes épaules, pendant la représentation de Coq- : Hardy. On ne peut imaginer les étranges phrases qui tombent là dedans. L'auteur semble avoir ramassé avec soin toutes les tournures clichées, les bêtises de la -rhétorique, les. images que l'usage a ridiculisées, afin de les mettre à la queue les unes des autres dans son oeuvre. C'est un véritable cahier de mauvaises expressions. Pas une ne manque. On aurait voulu faire un pastiche de la langue des mélodrames, qu'on ne serait certainement pas arrivé à une pareille réussite sans beaucoup d'efforts. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'un public n'ait pas les oreilles plus sensibles. Comment se fait-il que des spectateurs, qui se fâcheraient si un orchestre jouait faux, puissent supporter patiemment toute une soirée une langue si abominablement fausse? Je sais que, pour mon compte, le style de Coq-Hardy m'a rendu très malade. Affaire de tempérament sans doute.
Si cela était écrit avec bonhomie encore, si l'on sentait derrière un homme simple, qui ne se pique pas d'écrire et qui dit fout rondement sa pensée : L'intolérable est qu'on devine une continuelle prétention au beau style. Les phrases ont le poing sur la hanche comme les personnages. Au dénouement, Coq-Hardy fait un discours où il parle des Francs et des Gaulois. 11 faut dire que ce duc de Brennes descend de Brennus; Brennes, Brennns, vous comprenez, c'est fort ingénieux. Et il y a ainsi des panaches tout le long de la pièce. Parfois même on entrevoit des intentions shakspeariennes. Oli ! les intentions shahspeariennes': c'est là l'écueil des faiseurs do mélodrames. La poésie les tue.
J'avouerai, d'ailleurs, cpie je ne puis me défendre d'un grand dédain pour les pièces où les coups d'épée et les coups de pistolet entrent pour la part la plus applaudie dans les mérites du dialogue. Le succès de Coq-Hardy tx été le combat du cinquième acte. Si la poudre parle, c'est que l'auteur n'arien de mieux à dire. Et quel abus aussi des beaux sentiments ! Quand un acteur a un beau sentiment à émettre, on s'en aperçoit tout de suite; il s'approche du trou du souffleur comme un ténor qui a une belle note à pousser, il lâche son beau sentiment, on-l'applaudit, il salue et se retire. Cela finit par être honteux, de spéculer ainsi sur l'honneur, la patrie, Dieu et le reste. Le procédé est trop facile, il devrait répugner aux esprits simplement honnêtes.
La stricte vérité est que, le premier soir, la salle s'ennuyait. Toutes les fois que des personnages historiques étaient en scène et se perdaient dans des considérations sur la Fronde, je voyais les spectateurs ne plus écouter, lever le nez, s'intéresser au lustre ou aux. peintures du plafond. Je vous demande un peu à quoi rime
la Fronde pour nous? Il fallait qu'un choc d'épée ou la déclamation d'une tirade vertueuse ramenât l'attention sur la scène. Alors, on applaudissait, pour se réveiller sans doute. Je jurerais que les deux tiers des spectateurs n'ont pas compris la pièce. Coq-Hardy n'en a pas moins marché jusqu'à la fin, et le nom de l'auteur a été acclamé. On en est arrivé à un grand mépris des jugements sincères.
Certes, je souhaite tous les succès à M, Poupart-Davyl. Il y avait des choses très acceptables dans sa Maîtresse légitime, à l'Odéon. Je suis certain que la forme de notre mélodrame historique est surtout la grande coupable, dans cette affaire de Coq-Hardy. On ne ressuscite pas un genre mort. J'entendais bien, clans la salle, les romantiques impénitents rejeter toute la faute sur M. Poupart-Davyl, en l'accusant d'avoir gâché un bon sujet. Mais la vérité est qu'il est impossible aujourd'hui de refaire les pièces d'Alexandre Dumas. Il faudrait tout au moins renouveler le cadre, chercher des combinaisons, choisir des époques inexplorées. Voyez les faits : M. Poupart-Davyl a un grand succès avec la Maîtresse légitime, et je doute qu'il fasse autant d'argent avec Coq-Hardy. Ouvrira-t-on les yeux, comprendra-t-on qu'on doit laisser au magasin des accessoires toutes les guenilles ■historiques, pour entrer définitivement dans le drame moderne, qui est l'ait de notre chair et cle notre sang?
Dernièrement, les romantiques impénitents se fâchaient contre Rome vaincue. Comment ! une tragédie, cela était intolérable '. Et ils se chatouillaient pour rire, ils plaisantaient M. Parodi sur la formule démodée qu'il avait ressuscitée. Eh bien : en foute conscience, je trouve les Romains do Rome vaincue autrement vivants que les frondeurs do Coq-Hardy. Certes, la tragédie, que les romantiques avaient tuée, se porte beaucoup mieux à cette heure que le drame.. Je ne veux pas même établir un parallèle entre les deux pièces, car d'un côté il y a le souffle d'un tempérament dramatique, tandis que, de l'autre, je ne vois que le pastiche banal cle tous les mélodrames odieux qui m'assomment depuis quinze ans. Ici, la question d'art s'élève au-dessus des formules. Et combien je préfère la langue incorrecte de M. Parodi au ron-ron cle M. Poupart-Davyl.
IV
M. Poupart-Davyl a fait jouer à l'Ambigu un drame en six actes : les Abandonnés, qui a eu un très vif succès le soir de la première représentation.
Guillaume Aubry est un ouvrier serrurier qui a épousé à Tours une fille superbe, Nanine, laquelle Faabandonné. après quelques rnois de mariage. Vainement il l'a cherchée, fou de tendresse et de rage ; elle roule le monde, elle est ■faite pour les amours cosmopolites et pour les aventures. Guillaume est venu à Paris, Où il a fini par s'établir. La loi est là qui l'empêche de se remarier, mais son coeur s'est donné à une honnête blanchisseuse, Ursule, avec laquelle il vit maritalement, et dont il a deux petits
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
garçons. Il y a même, dans la maison, un troisième enfant, Robert, qu'Ursule dit avoir re- ce cueilli par pitié, en le voyant maltraité par les c' personnes qui le gardaient; et Guillaume re- d; garde cet enfant d'un oeil jaloux, car son idée la fixe est que le petit est la preuve vivante d'une D première faute, d'une faute ancienne, qu'Ursule rc ne veut pas avouer. : d
Voilà une des actions du drame. Une autre ei action est fournie par Nanine, qui a été en An- j n gleterre la maîtresse de lord Clifton. Un fils est j si né de cette liaison, et Nanine, en abandonnant . lt lord Clifton, a emporté cet enfant, Depuis cette p époque, le père, qui a hérité d'une fortune colos- t sale, vit dans les regrets et parcourt l'Europe en cherchant son fils. Naturellement, ce fils r n'est autre que Robert, recueilli par Ursule. Le a bâtard de la femme vit ainsi sous le toit du mari, u entre les deux bâtards que celui-ci a eus de son c côté; et tout cela sans que personne s'en doute 1 le moins du monde. c
Si j'ajoute que Nanine, pour faire peau neuve, i a fait annoncer sa mort dans les journaux de c San Francisco, et qu'elle ressuscite à Paris sous < le nom de madame veuve Perkins; si je dis : qu'elle est associée avec un certain Morgane, un gredin de la haute société qui vole au jeu et qui i ne recule pas devant les coups de couteau : j'aurai indiqué tous les éléments du drame, et il sera aisé d'en comprendre les péripéties assez compliquées.
A la nouvelle de la mort de Nanine, Guillaume et Ursule sont dans une joie profonde. Enfin, ils vont pouvoir se marier ! Cependant, Nanine, en retrouvant lord Clifton affolé par la mort de son fils, ourdit toute une trame. Elle vient trouver son ancien amant et lui offre de lui rendre son fils, s'il consent à se marier avec elle. Celui-ci, après s'être révolté, consent. Nanine se met alors à la recherche de Robert et arrive ainsi chez Guillaume. Ursule, devant son visage froid, ses yeux mauvais, refuse violemment de lui rendre le petit. Puis, Guillaume se présente, et la reconnaissance entre le mari et la femme a lieu. Dès lors, tout croule, plus de mariage possible ni d'un côté ni de l'autre. Mais Nanine ne renonce pas à la lutte, elle volera Robert et elle fera assassiner Guillaume par Morgane. Le malheur pour elle est que Morgane se doute qu'elle le dupe et qu'elle l'emploie comme un instrument dont on se débarrasse ensuite. Au dénouement, lorsqu'elle s'entête à ne pas le suivre, il la frappe d'un coup de couteau. Et c'est ainsi que les méchants sont punis, pendant que les bons se réjouissent.
On voit quelle complication extraordinaire. Le hasard joue dans tout cela un rôle vraiment trop considérable. Je ne discute pas la vraisemblance. Rien de plus étrange que cette aventurière qui, en quittant lord Clifton, emporte son fils comme un colis encombrant qu'on abandonne à la première station. Il y a aussi, dans le drame, des idées bien singulières sur la législation qui régit les questions de paternité.. La seule querelle que je veuille chercher à M. Louis Davyl est de lui demander pourquoi il a mis en oeuvre toutes les vieilles machines de l'ancien mélodrame, lorsqu'il lui était si facile de faire plus simple, plus nature, et d'obtenir par là même un succès plus légitime et plus durable. _
Car les faits sont là, ce qui a pris le public, ce sont les scènes entre Guillaume et Ursule, c'est la peinture do ce monde ouvrier, étudié dans ses moeurs et dans son langage. Là étaient la nouveauté et la hardiesse, là a été le succès. Dès que Nanine se montrait, dès qu'on voyait reparaître ce lord de convention qui se promène d'un air dolent parmi les serruriers etles peintres en bâtiment, l'intérêt languissait, on souriait même, on écoutait d'une oreille distraite des scènes interminables, connues à l'avance. 11 fal. lait que Guillaume et qu'Ursule reparussent, pour cpie la salle fût de nouveau prise aux entrailles.
Le pis est que M. Louis Davyl a certainement mis là les figures démodées et ridicules de son aventurière, de son lord, de son bandit du grand monde, pour faire accepter ses ouvriers du public, U s'est dit, j'en jurerais, que, par le temps qui court, le public ne voulait pas trop de vérité à la fois, et qu'il fallait être habile en ménageant les doses. Alors, il a accepté la recette connue, cpii consiste à ne pas mettre cpie des ouvriers sur la scène, à les mêler dans une savante proportion à de nobles personnages. Et il a obtenu cette singulière mixture qui rend son drame boiteux et qui on fait une oeuvre mal équilibrée et d'une qualité littéraire inférieure. Je crois que le public aurait été reconnaissant de rompre tout à l'ait avec la tradition. Pourquoi un lord? Elles sont rares les femmes d'ouvriers qui montent dans les lits des grands de la terre. Le plus souvent, elles trompent un serrurier avec un maçon. Transportez ainsi toute Faction des Abandonnés dans le peuple, et vous obtiendrez une pièce vraiment originale, d'une peinture vraie et puissante. Je répète (pie les seules parties do l'oeuvre qui ont porté sont les parties populaires. C'est là une expérience dont le résultat m'a enchanté, parce que j'y ai vu une confirmation de toutes les idées que je défends.
Déjà, lorsque M. Louis Davyl fit jouer à la Porte-Saint-Martin ce drame stupéfiant cle CoqHardy, où l'on voyait Louis XIV enfant se promener la nuit dans les rues de Paris on jouant de sa petite épée cle gamin, j'ai dit combien les vieilles formules sont délicates à employer. L'auteur était là dans la pièce de cape et d'épée, : cherchant le succès avec une bonne foi etun'cou! rage méritoires. Le drame ne réussit pas, il comt prit qu'il se trompait, il frappa ailleurs. Je lui avais conseillé de s'attaquer au monde moderne. , U vient de donner les Abandonnés, ol il doit s'en trouver bien. Maintenant, s'il veut prendre une place tout à fait digne et à part, il faut cpi'il t fasse encore un pas, il faut qu'il accepte franchement les cadres contemporains et qu'il ne les gâte pas, en y introduisant des éléments i poncifs. C'est lorsqu'on veut ménager le public
qu'on se le rend hostile. e Sérieusement, croit-on qu'une oeuvre d'une
complication si laborieuse, avec des histoires e folles qui ont traîné partout, avec ces trois, bâs tards qui passent comme des muscades sous les n gobelets du dramaturge, ait quelque chance.de n laisser une petite trace? On la jouera quarante, e cinquante fois; puis, elle tombera dans un oubli à profond, et si, par hasard, quelqu'un la déterre un jour, il sourira du lord et do l'aventurière
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Il n'a autour de lui que des femmes qui le gâtent.
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en disant: « C'est dommage, les ouvriers étaient intéressants. » A la place de M. Louis Davyl, j'aurais une ambition littéraire plus large, je voudrais tenter de vivre. Il est homme do travail et de conscience. Pourquoi ne jette-t-il pas là toute la prétendue science du théâtre, qui jusqu'ici l'a empêché de faire uji drame vraiment neuf et vivant?
Chaque fois qu'un mélodrame réussit, il $■ a des critiques qui s'écrient : « Eh bien ! vous voyez que le mélodrame n'est pas mort, » Certes, il n'est pas mort et il ne peut mourir. Par exemple jamais un public ne résistera à une scène comme celle des deux mères, dans les Abandonnés. Nanine vient réclamer Robert à Ursule, la mère adoptive se sent pleine de tendresse à côté cle la véritable mère, et elle lui crie, en montrant les trois enfants qui jouent. : « Votre fils est là, choisissez dans le tas : » L'effet a été immense. Cela prend les spectateurs par les nerfs et par le coeur. Toujours, de pareilles combinaisons dramatiques, qui mettent en jeu les profonds sentiments de l'homme, remueront puissamment une salle.
Ce qui meurt, au théâtre comme partout, ce sont les modes, les formules vieillies. U est certain cpie le dernier acte des Abandonnés, ce pavillon où Morgane vient assassiner Nanine, est de l'art mort. On le tolère, parce qu'il faut bien accepter un dénouement quelconque. Mais on est fâché que l'auteur n'ait pas trouvé quelque chose cle neuf pour finir sa pièce. Le mélodrame est mort, si l'on parle des recettes mélodramatiques connues, des combinaisons qui défrayent depuis quarante ans les théâtres clos boulevards et dont le public ne veut plus. Le mélodrame est vivant, et-plus vivant que jamais, s'il est question des pièces qu'on peut écrire sur l'éternel thème des passions, en employant des cadres nouveaux et en renouvelant les situations. Nous sommes emportés vers la vérité; qu'un dramaturge satisfasse le public en lui présentant des peintures vraies, et je suis persuadé qu'il obtiendra des succès immenses. Le tort est de croire qu'il faut rester dans les ornières de l'art dramatique pour être applaudi. Adressezvous aux habiles, et vous verrez qu'eux surtout sentent la nécessité d'une rénovation.
V
M. Ernest Blum est un fervent du mélodrame. VI avait obtenu un beau succès avec Rose Michel. Aujourd'hui, il vient cle tenter la fortune ;vec un drame historique, l'Espion du roi, mais je. serais très surpris que le succès fût égal, car 1-3 public m'a paru bien froid et singulièrement dépaysé, en face des personnages, empruntés ;':. une Suède de fantaisie. Entendons-nous, on a epplaudi les mots sonores d'honneur, de patrie et de liberté; mais les spectateurs n'étaient pas =• empoignés », et se moquaient parfaitement de la Suède, au fond de leur coeur.
L'avouerai-je? J'ai à peine compris les deux i rentiers tableaux. Rien n'accrochait mon atl-iiition. Il y avait là un amas d'explications nécessaires, pour indiquer le moment historique 1 l'affabulation .compliquée du drame, cpii las■ it évidemment la patience do toute la salle.
Los visages semblaient écouter, mais n'entendaient certainement pas. Aussi, quelle étrange idée, d'être allé choisir la Suède, qui .compte si peu dans les sympathies populaires de notre pays ! Ce choix malheureux suffit à reculer l'action dans le brouillard. On raconte que M. Ernest Blum a promené son drame de nationalités en nationalités, avant de le planter à Stockholm. 11 a eu ses raisons sans doute; mais je lui prédis qu'il ne s'en repentira pas moins d'avoir poussé le dédain cle nos préoccupations quotidiennes jusqu'à nous mener dans une contrée dont la grande majorité des spectateurs ne sauraient indiquer la position exacte sur la carte cle l'Europe. Nous rions et nous pleurons où est notre coeur. • ...
Je connais le raisonnement qui fait de nous les frères de tous les peuples opprimés. Cela est vague. On peut applaudir une tirade contre la tyrannie, sans s'intéresser autrement au personnage qui la lance. Je vous demande un peu cpii s'inquiète de Christian II, un roi conquérant, une sorte de fou imbécile et féroce, tombé sous la domination d'une favorite, et qui ensanglantait la Suède par des exécutions continuelles, afin d'affermir par la terreur son trône chancelant? Lorsque, au dénoûment, Gustave Wasa, le libérateur, le roi aimé et attendu, délivre Stockholm, on prend son chapeau et on s'en va, bien tranquille, sans la moindre émotion. Est-ce que ces gens-là nous touchent? Si le génie leur soufflait sa flamme, ils pourraient ressusciter du passé et nous communiquer leurs passions. Seulement, le génie, dans les mélodrames, n'est d'ordinaire pas là pour accomplir ce miracle. Quand un auteur a simplement de l'intelligence et de l'habileté, il découpe les personnages historiques, comme les enfants découpent des images.
Je trouve donc le cadre fâcheux, ot je maintiens qu'il nuira au drame. La principale situation dramatique sur laquelle l'oeuvre repose avait une certaine grandeur. 11 s'agit d'une mère, Marthe Tolben, qui adore ses fils ; le plus jeune, Karl, meurt dans ses bras, tué par un officier du tyran ; l'aîné, Tolben, est arrêté et va être exécuté, si Marthe ne trahit pas les patriotes de Stockholm, qui conspirent pour la délivrance du pays. Mais sa trahison tourne contre la malheureuse femme; Tolben lui-même est accusé, de son crime et veut se faire tuer, pour se laver d'une telle accusation aux yeux de ses compagnons d'armes. Alors, cette mère, qui a sacrifié la patrie à ses fils, se sacrifie elle-même pour la patrie, meurt en ouvrant une des portes de Stockholm à Gustave Wasa; et c'est là une expiation très haute, qui.devrait donner une grande largeur au dénoûment.
M. Ernest Blum ne s'est point contenté de cette figure. 11 a imaginé une création énigmatique, Ruskoé, un bossu, un chétif, cpii, ne pouvant servir son pays par l'épée, le sert à sa manière en se faisant espion. Pour tout le monde, il est l'espion du roi ; mais.l'en réalité, il travaille . à la délivrance de la patrie, il est l'espion de Wasa. Certes, la figure était faite pour tenter un dramaturge : ce pauvre être hué, lapidé, vivant dans le mépris de ses frères, poussant le dévouement jusqu'à accepter l'infamie, attenI dant des semaines, des mois, avant cle pouvoir
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
se redresser, dans son honneur et dire son long héroïsme. J'estimç cependant que Ruskoé n'a pas donné tout ce que Fauteur en attendait, et cela pour diverses raisons.
La première est que l'intérêt hésite entre lui et Marthe. Sans doute ces deux personnages se rencontrent, lorsque, au quatrième acte, Ruskoé vient offrir le pardon à la femme'qui a trahi, en lui donnant les moyens de sauver Stockholm. La scène est fort belle. Seulement, le lien reste bien faible en eux, l'attention se porte de l'un à l'autre, sans pouvoir se fixer d'une manière définitive. Mais la principale raison est que Ruskoé n'agit pas assez. L'auteur, en voulant le rendre intéressant à force de mystère, Fa trop effacé. Pendant quatre tableaux, on attend l'explication que Ruskoé donne au cinquième ; toutlemondeadeviné.iln'a plusrien à nous apprendre, quand il laisse échapper son secret, clans un élan de douleur et d'espoir. Puis, sa confidence faite, il retourne au second plan. Le dénouement appartient à Marthe, et non à lui. U sort de l'ombre, récite son affaire, et rentre clans l'ombre. Cela lui ôte toute hauteur. Il aurait fallu, j'imagine, le montrer plus actif clans le dénouement. Au théâtre, ce qu'on dit importe peu; l'important est ce qu'on fait, Ruskoé est une draperie, rien de plus; il n'y a pas dessous un personnage vivant,
Je néglige les rôles secondaires : Hedwige, la fille noble, au coeur de patriote, qui aime Tolben ; lé chevalier de Soreuil, le gentilhomme français de rigueur, qui se promène dans tous les drames russes, américains ou suédois, en distribuant de grands coups d'épée. Mon opinion, en somme, est celle-ci. Les deux premiers tableaux sont lents, embarrassés, d'un effet presque nul. Au troisième tableau, mademoiselle Angèle Moreau, qui joue Karl, meurt d'une façon dramatique, et madame Marie Laurent, Marthe Tolben, pousse des sanglots si vrais et si déchirants, que le public commence à s'émouvoir. Au quatrième, il y a tin double duel admirablement réglé, et enlevé avec une grande bravoure par M. Deshayes, le chevalier de Soreuil. Le meilleur tableau est le cinquième, où l'on compte deux belles scènes, la terrible scène entre Marthe et son fils Tolben qui lui arrache le secret de sa trahison, et la grande scène qui suit, dans laquelle Ruskoé se dévoile et apporte à Marthe le rachat. Quant au sixième, il escamote simplement le dénouement; la pièce est finie, d'ailleurs ; il aurait fallu un vaste décor, un tableau mouvementé, montrant Marthe ouvrant la porte aux libérateurs, au milieu des coups de feu et des acclamations; et rien n'est plus froid que de la voir arriver blessée à mort, dans un décor triste et étroit, le coin de forteresse où Tolben, Hedwige et d'autres patriotes attendent leur exécution.
Je vois là quelques belles situations, gâtées par des parties grises et mal venues. Je ne parle pas de la langue, qui est bien médiocre. M. Ernest Blum porte la peine du milieu romantique dans lequel il vit. U patauge dans une formule morte, malgré sa réelle habileté d'auteur dramatique; il est gêné et raidi, comme les hommes d'armes qu'il nous a montrés, enfermés clans des cuirasses de fer-blanc, pareilles à des casseroles fraîchement étamées.
VI
Je n'avais pu assister à la première représentation du drame en cinq actes de MM. Malard et Tournay : le Chien de l'Aveugle, joué au troisième Théâtre-Français. Mais les articles extraordinairement élogieux, presque lyriques de certains de mes confrères, m'ont fait un devoir d'assister à une des représentations suivantes ; les critiques les plus influents déclaraient que c'était enfin là du théâtre, et que depuis vingt ans on n'avait pas joué un drame mieux fait ni plus intéressant. J'ai donc écouté avec tout le recueillement possible, et j'ai en effet trouvé la pièce habilement charpentée, offrant quelques scènes heureuses, lente pourtant dans certaines parties et fort mal écrite. Cela est d'une moyenne convenable, du d'Ennery qui aurait besoin do coupures. Mais je me refuse absolument à m'extasier, à m'écrier : « Enfin, voilà une oeuvre, voici ce qu'il faut faire; jeunes auteurs, étudiez et marchez ! ;
Quelle est donc cette rage de la critique dramatique, de nier tous les efforts originaux, et de se pâmer d'aise dès que se produit une oeuvre médiocre, coupée sur les patrons connus ! Ainsi voilà des critiques, la plupart fort intelligents, qui montrent la sévérité la plus grande poulies tentatives dramatiques ttes poètes et des romanciers, et qui saluent avec des yeux mouillés do larmes le retour cle toutes les vieilleries du boulevard du Crime, surtout lorsqu'elles sont en mauvais style. Je connais leur raisonnement : « Nous sommes au théâtre, faites-nous du théâtre. Nous nous moquons du talent, du bon sens et cle la langue française, du moment où nous nous asseyons dans notre fauteuil d'orchestre. Nous préférons un imbécile qui nous fera du théâtre, à un homme de génie qui ne nous fera pas du théâtre. » Telle est la théorie. Elle suppose un absolu, le théâtre, une chose cpii est à part, immuable, à jamais fixée par des règles. C'est ce qui m'enrage.
Et, d'ailleurs, je veux bien que le théâtre soit à part, qu'il y faille des qualités particulières, qu'on s'y préoccupe des conditions où l'oeuvre dramatique se produit. Mais, pour l'amour de Dieu ! que le talent, la personnalité et l'audace de l'auteur comptent aussi un peu dans l'affaire. Nous ne sommes pas dans la mécanique pure. 11 s'agit de peindre des hommes et non de faire mouvoir des pantins. La nécessité cle la situation s'impose, soit; mais encore faut-il, pour que Foeuvre ait une réelle valeur humaine, que ht situation se présente comme une résultante des caractères ; si elle est simplement une aventure, nous tombons au roman-feuilleton, à la plus basse production littéraire,
Voici,' par exemple, le Chien de l'Aveugle. Ce drame est la mise en oeuvre d'une cause célèbre, l'affaire Gras, qui est encore présente à toutes les mémoires. Je constate d'abord un changement qui me gâte la réalité. La femme Gras avait pour complice un ouvrier sans éducation, qu'elle avait affolé d'amour au point de le pousser au crime. Les auteurs, qui sont des gens cle théâtre, ont eu peur de cet ouvrier, de cette brute docile; comment écrire des scènes avec un pareil complice, comment intéresser
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LES EXEMPLES
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et attendrir? EtLils ont eu.la belle imagination de changer l'ouvrier en un chirurgien du plus rare mérite, Octave Froment, un amoureux décent, facile à manier, et qui ne peut blesser personne. Eh bien, cette transformation tue le sujet. L'héroïne est diminuée, car elle n'est plus la seule volonté; tout se trouve déplacé, c'est Octave Froment qui commet le crime, nous n'avons plus le beau cas de cette femme usant de la toute-puissance cle son sexe. La madame de La Barre des auteurs devient sympathique. C'est là le triomphe du théâtre.
Mais où l'admiration des critiques a éclaté, c'est clans ce qu'ils ont nommé la trouvaille de MM. Malard et Tournay. H paraît que ces messieurs ont eu un coup de génie en imaginant, après la réussite du crime, les deux derniers actes, où l'on voit Octave Froment, sorti de prison, venir réclamer le payement de son crime à madame de La Barre, qui s'est faite le bon ange cle son amant devenu aveugle. La grande scène est celle-ci: à la suite d'une longue et pénible discussion entre les deux complices, Octeva va se résigner et s'éloigner de nouveau, lorsque l'amant,Lucien d'Alleray, arrive et reconnaît la voix cle l'homme qui lui la ôté a vue. U s'approche, pose la main sur l'épaule de cet homme et y trouve le bras de la femme qu'il adore; de là des soupçons, une instruction nouvelle, et finalement le suicide cle madame cle La Barre, qui se jette par une fenêtre. Cette situation du quatrième acte a exalté les critiques. Il paraît que cela est du théâtre, et du meilleur.
Voyons, lâchons d'être juste. D'abord, nous avons vu cela cent fois. Ensuite, nous sommes simplement ici dans un fait-divers, et encore bien invraisemblable. 11 faut cpie madame de La Barre y nielle de la complaisance, pour que Lucien trouve son bras au cou d'Octave; elle supplie ce dernier do se taire, je le sais, elle se pend à ses épaules et le groupe est intéressant; mais tout cela n'en reste pas moins une combinaison scénique, où l'étude humaine, les caractères et les passions des personnages n'ont rien à voir. Si ce qu'on nomme le théâtre est réellement dans celte seule mécanique des faits, ni Molière, ni Corneille, ni Racine n'ont fait du théâtre.
Il faudrait s'entendre une bonne fois sur la situation au théâtre. La situation s'impose, si l'on entend par elle le fait auquel arrivent deux personnages qui marchent l'un vers l'autre. Elle est dès lors, comme je l'ai dit plus haut, la résultante même des personnages. Selon les caractères et les passions, elle se posera et se dénouera. C'est l'analyse qui l'amène et c'est la logique cpii la termine. Au fond, le drame n'est donc qu'une étude de l'homme. Remarquez cpie j'appelle situation tout fait produit par les personnages, Il y a, en outre, le milieu et les circonstances extérieures, qui au contraire agissent sur les personnages. Rien de plus poignant que cette bataille de la vie, les nommes soumis aux faits et produisant les faits : c' est là le vrai th éâtre, le théâtre de tous les grands génies. Quant à cette mécanique théâtrale dont on nous rebat les oreilles, à ces situations qui réduisent les personnages à de simples pièces d'un jeu de patience, elles sont indignes d'une littérature honnête. C'est de la fabrication,
c'est de l'arrangement plus ou moins habile, mais ce n'est pas de l'humanité ; et il y n'a rien en dehors de l'humanité.
Un exemple m'a beaucoup frappé. Dans les Noces d'Attila, on voit qu'au dernier acte Ellack, un fils du conquérant, apprend cle labouche même d'Hildiga, que celle-ci veut tuer son père. Justement, à la scène suivante, il se trouve en face d'Attila. Les critiques en question se sont allumés : voilà, selon eux, une situation superbe. Comment Ellack va-t-il en sortir? De la façon la plus simple du monde. Au moment où il est sur le point de tout dire à Attila, celui-ci s'aA'ise de l'avertir que le lendemain matin il fera tuer sa mère.une de ses épouses qu'il retien t en prison pour une faute ancienne. Et, dès lors, Ellack, forcé de choisir entre son père et sa mère, se décide pour celle-ci. 11 se retire. C'est du théâtre, paraît-il. Les critiques les plus durs pour la pièce ont ici retiré leur chapeau.
Eh bien, cela me met hors de moi. Je trouve cela puéril, fou, exaspérant, Si réellement la situation au théâtre doit consister dans de pareilles devinettes, monstreuses ot enfantines, rien n'est plus facile que d'en inventer et de plus stupéfiantes encore. Quoi ! il y aura du talent à résoudre des problèmes sans issue raisonnable, à poser des cas qui ne sauraient se présenter et à so tirer ensuite d'affaire par des lieux communs ! Et le pis est cpie, dans ces aventures extraordinaires, le personnage disparait fatalement. Sommes-nous ensuite plus avancés sur le compte d'Ellack? Pas le moins du monde. Ce garçon aime mieux sa mère, parce que son père se conduit mal. Cela est d'une psychologie, médiocre. Aucune analyse, d'ailleurs. Les faits mènent les personnages comme des marionnettes. U n'y a pas là une élude humaine. Il y a simplement dos abstractions qui so promènent, au gré de l'auteur, dans des casiers étiquetés à l'avance.
Qui di t théâtre, ditaction.celaesthors de doute. Seulement, Faction n'est pas quand même l'entassement d'aventures cpii emplit les feuilletons des journaux. Dans toute oeuvre littéraire de talent, les faits tendent à se simplifier, l'étude de l'homme remplace les complications de l'intriguent cela est d'une vérité aussi évidente au théâtre que dans le roman. Pour moi, toute situation qui n'est pas amenée par des caractères et cpii n'apporte pas un document humain, reste une. histoire en l'air, plus ou moins intéressante, plus ou moins ingénieuse, mais d'une qualité radicalement inférieure. Et c'est ce cpie je reproche aux critiques do n'avoir pas dit, en parlant du Chien de l'aveugle.
Comment ! voilà un drame estimable assurément, mais un drame comme nous en avons une centaine peut-être dans notre répertoire, etvous criez tout de suite à la merveille, vous semblés le proposer en modèle à nos jeunes auteurs dramatiques ! C'est du théâtre, criez-vous, et il n'y a que ça. Eh bien ! s'il n'y a cpie ça, il vaut mieux que le théâtre disparaisse. Votre rôle est mauvais, car vous découragez toutes les tentatives originales, pour n'appuyer cpie les retours aux formules connues. Qu'on nous ramène à Lazare le Paire,puisque la situation telle 1 cpie vous l'entendez, ou plutôt l'aventure, règne I sur les planches en maîtresse toute-puissante.
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LE NATURALISME AU THEATRE
LE DRAME HISTORIQUE
i
\ Les Mirabeau, le drame de M. Jules Claretie, viennent de soulever la grave question du drame historique moderne. J'ai lu à ce sujet, dans les feuilletons de mes confrères, des opinions bien étonnantes; je sais que ces opinions sont celles du plus grand nombre; mais elles ne m'en paraissent que plus étonnantes encore.
Ainsi, voici toute une théorie, cpii, paraît-il, nous vient d'Aristote en passant par Lessing. Ce sont là des autorités, je pense, et qui comptent aujourd'hui, dans nos idées modernes. Donc la vérité historique est impossible au théâtre ; il n'y faut admettre que la convention historique. Le mécanisme est bien simple : vous voulez, par exemple, parler de Mirabeau ; eh bien, vous ne dites pas du tout ce que vous pensez de Mirabeau, vous auteur dramatique, parce que le public se moque absolument de ce que vous pensez, des vérités que vous avez acquises, de la lumière que vous pouvez faire; ce qu'il faut que vous disiez, c'est ce que le public pense lui-même, de façon à ce que vous no blessiez pas ses opinions toutes faites et qu'il puisse vous applaudir.
Voilà! Rien de plus amusant comme mécanique. Représentons-nous Fauteur dramatique dans son cabinet; il est entouré de documents, il peut reconstruire, planter debout sur la scène, un personnage réel, tout palpitant de vie; mais ce n'est pas là son souci, il ne se pose que cette question : « Qu'est-ce que mes contemporains pensent, du personnage? Diable ! je ne veux pas contrarier mes contemporains, car je les connais, ils seraient capables de siffler. Donnonsleur le bonhomme qu'ils demandent. » Et voilà la vérité historique tranchée au théâtre. Le théorème so résume ainsi : ne jamais devancer son époque, être aussi ignorant, qu'elle, répéter ses sottises, la flatter dans ses préjugés et dans ses idées toutes faites, pour enlever le succès. Certes, il y a là un manuel pratique du parfait charpentier dramatique, qui a du bon, si l'on veut battre monnaie. Mais je doute qu'un esprit littéraire ayant quelque fierté s'en accommode aujourd'hui.
Cela me rappelle la théorie de Scribe. Comme un ami s'étonnait un jour des singulières paroles qu'il avait prêtées à un choeur de bergères, dans une pièce quelconque : « Nous sommes les bergères, vives et légères, etc. » il haussa les épaules de pitié. Sans doute, dans la réalité, les bergères ne parlaient pas ainsi; seulement, il ne s'agissait pas de mettre des paroles exactes dans la bouche des bergères, il s'agissait de leur prêter les paroles que les spectateurs pensaient eux-mêmes en les voyant : « Nous sommes les bergères, vives et légères, etc. » Toute la théorie de la'convention au théâtre estdans cetexemple. Ce qur'me surprend toujours, clans ces règles données pour un art quelconque, c'est leur par-' fait enfantillage et, leur inutilité absolue. Rien
n'est plus vide que ce mot cle convention, dont on nous bat les oreilles. La convention de qui? la convention de quoi? Je connais bien la vérité; mais la convention m'échappe, car il n'y a rien de plus fuyant, de plus ondoyant qu'elle. Elle so transforme tous les ans, à chaque heure. Elle est faite de ce qu'il y a de moins noble en nous, de notre bêtise, de notre ignorance, de nos peurs, cle nos mensonges. Le seul rôle d'une intelligence qui se respecte est cle la combattre par tous les moyens, car chaque pas gagné sur elle est une conquête pour l'esprit humain. Et ils sont là une bande, des hommes honorables, très consciencieux, animés des meilleurs intentions, dont l'unique besogne est cle nous jeter la convention dans les jambes ! Quand ils croient avoir triomphé, quand ils nous ont prouvé que nous sommes uniquement faits pour le mensonge, que nous pataugerons toujours dans l'erreur, ils exultent, ils prennent des airs do magisters tout orgueilleux de leur besogne. 11 n'y a vraiment pas de quoi.
Mais ils se trompent. La marche vers la vérité est évidente, aveuglante. Pour nous en tenir au théâtre, prenez une histoire cle notre littérature dramatique nationale, et voyez la lente évolu-, lion" des mystères à la tragédie, de la tragédie au drame romantique, du drame romantique aux comédies psychologiques et physiologiques de MM. Augier et Dumas fils. Remarquez qu'il n'est pas question ici du talent, du génie qui éclate dans les oeuvres, en dehors de toute formule. U s'agit cle la formule elle-même, du plus ou du moins de convention admise, cle la part faite à la vérité humaine. Lin rapide examen prouve que la convention au théâtre s'est transformée et s'est réduite à chaque siècle ; on pourrait compter les étapes, on verrait la vérité s'élargissant do plus en plus, s'imposant par des nécessités sociales. Sans doute il existera toujours des fatalités de métier, des réductions et des à peu près matériels, imposés par la nature même des oeuvres. Seulement, la question n'est pas là, elle est dans les limites de notre création humaine; dire qu'une oeuvre sera vraie, ce n'est pas dire que nous la créerons à nouveau, c'est dire que nous épuiserons en elle nos moyens d'investigation et de réalisation. Et, quand on voit le chemin parcouru sur la scène, depuis les mystères jusqu'à la Visite de Noces, cle M. Dumas, on peut bien espérer cpie nous ne sommes pas au bout, qu'il y a encore de la vérité à conquérir; au delà de la Visite de Noces.
Cependant, lorsque je dis ces choses, cela semble très comique. Je ne suis qu'un historien, et l'on me change on apôtre. Je tâche simplement de prévoir ce qui sera par ce qui a été, et l'on me prête je ne sais quelle imbécile ambition de chef d'école. Tout ce que j'écris exclut l'idée d'une école : aussi se hâte-t-on de m'en imposer une. Un peu d'intelligence pourtant suffirait.
Pour en revenir au drame historique, la question de la convention s'y présente justement
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LES EXEMPLES
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d'une façon très caractéristique. Dans ces pages I écrites au courant de la plume, je ne puis qu'indiquer les sujets d'étude qu'il faudrait approfondir, si l'on voulait éclairer tout à fait les questions. Ainsi rien ne serait plus intéressant que d'étudier la. marche de notre théâtre historique vers les documents exacts. On sait quelle place l'histoire tenait dans la tragédie; une phrase de Tacite, une page de tout autre historien suffisait; et là-dessus Fauteur écrivait sa pièce, sans se soucier le moins du monde de reconstituer le milieu, prêtant les sentiments contemporains aux héros de l'antiquité, s'efforçait t uniquement de peindre l'homme abstrait, l'homme métaphysique, selon la logique et la rhétorique du temps. Quand le drame romantique s'est produit, il a eu la prétention justifiée de rétablir les milieux ; et, s'il a peu réussi à faire vivre les personnages exacts, il ne les a pas moins humanisés, en leur donnant des os et de la chair. Voilà donc une première conquête sur la convention, très certaine, très marquée. Et je n'indique cpie les grandes lignes; cela s'est fait lentement, avec toutes sortes de nuances, de batailles et de victoires.
Aujourd'hui, nous en sommes là. La pièce historique, qui n'était qu'une dissertation dialoguée sur un sujet quelconque, devient de jour en jour une étude critique. Et c'est le moment qu'on choisit pour nous dire : « Restons dans la convention, la vérité historique est impossible. » Vraiment, c'est se moquer du monde. Le pis est que les critiques pratiques qui donnent cle pareils-conseils aux jeunes auteurs, les égarent absolument. 11 faut toujours se reporter à l'expérience, à ce qui se passe sous nos yeux. Nous ne sommes même plus au temps où Alexandre Dumas accommodait l'histoire d'une si singulière et si amusante façon. Voyez ce qui a lieu, chaque fois qu'on reprend un de ses drames : ce sont des sourires, des plaisanteries, des chicanes dans les journaux. Cela ne supporte plus l'examen, et cela achèvera de tomber en poussière avant trente ans. Mais il a y plus : les critiques qui sont les champions enragés de la convention, ne laissent pas jouer un drame historique nouveau, sans l'éplucher soigneusement, sans en discuter la vérité, tellement ils sont emportés eux-mêmes par le courant de l'époque.
Que se passe-t-il donc? Mon Dieu, une chose bien visible. C'est que nous devenons cle plus-en plus savants, c'estque ce besoin croissant d'exactitude qui nous pénètre malgré nous, se manifeste eu tout, aussi bien au théâtre qu'ailleurs. Tel est le courant naturaliste dont je parle si souvent, et qui fait tant rire. Il nous pousse à toutes les vérités humaines. Quiconque voudra le remonter sera noyé. Peuimportela façon.dont la vérité historique triomphera un jour sur les planches; la seule chose qu'on peut affirmer, c'est qu'elle y triomphera,parce que ce triomphe est dans la logique et dans la nécessité de notre âge. Prendre des exemples dans les pièces nouvelles pour démontrer que la vérité n'est pas commode à dire, c'est.là une besogne puérile, une façon aisée de plaider son impuissance et ses terreurs. Il vaudrait mieux montrer ce que les pièces nouvelles apportent déjà de décisif au mouvement, appuyer sur les tâtonnements, sur les essais, sur tout cet effort si méritoire que
nos jeunes auteurs, et M. Jules Claretie le premier, font en ce moment.
La question est facile à résumer. Toutes les pièces historiques écrites depuis dix ans sont médiocres et ont. fait sourire. 11 y a. évidemment là une formule épuisée; Les gasconnades d'Alexandre Dumas, les tirades splendides de Victor Hugo ne suffisent plus. Nous sentons trop à cette heure le mannequin sous la draperie. Alors, quoi? faut-il écouter les critiques qui nous donnent l'étrange conseil de refaire, pour réussir, les pièces de nos aînés que le public refuse? faut-il plutôt marcher en avant, avec le's études historiques nouvelles, contenter peu à peu le besoin de vérité qui se manifeste jusque dans la foule illettrée? Evidemment, ce dernier parti est le seul raisonnable. C'est jouer sur les mots cpie de poser en axiome : Un auteur dramatique doit s'en tenir à la convention historique de son temps. Oui, sil'onveut; mais comme nous sortons aujourd'hui cle toute convention historique, notre but doit donc être de dire la vérité historique au théâtre. Il ne s'agit que de choisir les sujets où l'on peut la dire.
D'ailleurs, à quoi bon discuter? Les faits sont là. Notre drame historique ne serait pas malade si le public mordait encore aux conventions. On est dans un malaise, on attend quelque oeuvre vraie qui fixera la formule. Faites des drames romantiques, à la Dumas ou à la Hugo, et ils tomberont, voilà tout. Cherchez plus de vérité, et vos oeuvres tomberont peut-être tout de même, si vous n'avez pas les épaules assez solides pour porter la vérité; mais vous aurez au moins tenté l'avenir. Tel est le conseil que je donne, à. la jeunesse.1..'';
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M. Emile Moream un débutant, je crois, a fait jouer au Théâtre des Nations une pièce historique, intitulée : Camille Desmoulins. Cette pièce n'a pas eu de succès. On a reproché à Camille Desmoulins de présenter une débandade de tableaux confus et médiocrement intéressants ; on a ajouté que les personnages «historiques, Danton, Robespierre, Hébert et les autres, perdaient beaucoup de leur hauteur et de leur vérité ; on ablâmé enfin le bout d'intrigue amoureuse, une passion de Robespierre pour. Lucile, qui mène toute l'action. Ces reproches sont justes. Seulement, les critiques qui défendent la convention au théâtre, ont profité de l'occasion pour exposer une fois de plus leur thèse des deux vérités, la vérité de l'histoire et la vérité de la scène. Voyons donc le cas.
M. Emile Moreau, dit-on, a suivi l'histoire le plus strictement possible. Il a pris des morceaux à droite et à gauche, dans les documents du temps, et il les a intercalés entre des phrases à lui. Or, ces morceaux ont paru languissants. Donc, les documents vrais ne valent pas les fables inventées.
Voilà, un bien étrange raisonnement, Certes, oui, il est puéril d'aller faire un drame à coups de ciseaux dansl'histoire. Mais qui a jamais demandé, de la vérité historique pareille? Les documents vrais sont seulement là comme le sol exact et solide sur lequel on doit reconstruire une
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
époque. La grosse affaire, celle justement qui demande du talent, un talent très fort de déduction et de vie originale, c'est l'évocation des années mortes, la résurrection de tout un âge, grâce aux documents. Comme Cuvier, vous avez une dent, un os, et il vous faut retrouver la bête entière. Ici, l'imagination, j'entends le rêve, la fantaisie,nepeutqueA'ous égarer. L'imagination, comme je l'ai dit ailleurs, devient de la déduction, de l'intuition; elle se dégage et s'élève, elle est l'opération la plus délicate et la plus merveilleuse du cerveau humain. Donc, dans un drame historique, on doit créer ou plutôt recréer les personnages et le milieu ; il ne suffit pas d'y mettre des phrases copiées dans les documents; si l'on y glisse ces phrases, elles demandent à être précédées et suivies de phrases qui aient le même son. Autrement, il arrive en effet que la vérité semble faire des trous clans la trame inventée d'une oeuvre.
Et nous touchons ici du doigt le défaut capital de Camille Desmoulins. Ce qui a eu un son singulier aux oreilles du public, c'est ce mélange extraordinaire de vérité et cle fantaisie. J'ai lu que M. Emile Moreau se défendait d'avoir imaginé la passion de Robespierre pour Lucile; certains documents permettraient de croire à la réalité de cette passion. Je le veux bien. Mais, certainement, c'est forcer les textes que de baser sur le dépit de Robespierre la mort des dantonistes. Puis, quel étrange Robespierre, et quel Danton d'opéra-comique, et quel Hébert faussement drapé clans des guenilles l Tout cela est une fantaisie bâtie sur la légende révolutionnaire. On ne sent pas des hommes.
J e répondrai donc aux critiques cpie, si le drame cle M. Emile Moreau est tombé, d'est justement parce que la fantaisie y règne encore en maîtresse trop absolue. Les demi-mçsures sont détestables en littérature. Voyez le gai mensonge cle la. Dame de Monsoreau, reprise dernièrement au théâtre de la Porte-Saint-Martin, ce mensonge qui se moquo parfaitement de l'histoire : comme il a une logique qui lui est propre, comme il est complet en son genre, il'intéresse. Voyez maintenant Camille Desmoulins, dont certaines parties sont aussi fausses, et dont d'autres parties contiennent textuellement des documents : la pièce n'est plus qu'un monstre, le mélange manque d'équilibre et arrive à ne contenter personne. Tel est le cas. H est d'une bonne foi douteuse, en cette affaire, de vouloir faire payer les pots cassés à la formule naturaliste. îL..
Je conclurai en répétant que le drame historique est désormais impossible, si l'on n'y porte pas l'analyse exacte, la résurrection des personnages et des milieux. C'est le genre qui demande le plus d'étude et de talent. U faut non seulement être un historien érudit, mais il faut encore être un évocateur nommé Michelet. La question de mécanique théâtrale est secondaire ici. Le théâtre sera ce que nous le ferons.
III
Il me reste à parler de deux gros drames, la Convention nationale et l'Inquisition. Au ChâLeau-d'Eau, la Convention nationale a tué par
le ridicule le drame historique. En vérité, nos auteurs n'ont pas de chance avec l'histoire de notre Révolution. Us ne peuvent y toucher sans ennuyer profondément ou sans faire rire aux éclats les spectateurs. Si l'on excepte le Chevalier de Maison-Rouge, qui pourrait aussi bien se passer sous Louis XIII cpie sous la Terreur, pas une pièce sur la Révolution, qu'elle soit signée d'un nom inconnu ou d'un nom connu, n'a remporté un véritable succès. Et cela s'explique aisément : la Révolution est encore trop voisine de nous, pour que notre système de mensonge, dans les pièces historiques, puisse lui être sérieusement appliqué. Ce mensonge va librement de Mérovée à Louis XV. Puis, dès qu'ils entrent dans la France contemporaine, qui commence à 89, les auteurs perdent pied fatalement, parce que nous ne pouvons plus adopter leurs calembredaines romantiques sur une époque dont nous sommes. Aussi n'a1-on jamais risqué des drames historiques, en dehors du Cirque, sur Napoléon Ier, Charles X, Louis-Philippe, Napoléon III et les deux dernières Républiques. Le drame historique actuel, étant basé sur les erreurs les plus grossières, en est réduit à montrer au peuple l'histoire que le peuple ne connaît pas, uniquement parce qu'il peut alors la travestir à l'aise.
L'épreuve est concluante, la possibilité du mensonge s'arrête à la Révolution. Pour que le drame historique s'attaquât à notre histoire contemporaine, il lui faudrait renouA'eler sa formule, chercher ses effets dans la vérité, trouver le moyen de mettre sur les planches les personnages réels dans les milieux exacts. Un homme de génie est nécessaire, tout, bonnement. Si cet homme de génie ne naît pas bientôt, notre drame historique mourra, car il est cle plus en plus malade,il agonise au milieu de l'indifférence et des plaisanteries du public,
Quant à l'Inquisition, de M. Gehs, jouée au Théâtre des Nations, c'est un .mélodrame noir qui arrive quarante ans trop tard. Cela ne vaut pasuncompterendu. Jen'en parleraismême pas, sans la.mort terrible de M. Jean Bertrand, ce drame réel et poignant qui s'est joué à côté de ce mélodrame imbécile, et qui lui a donné une affreuse célébrité d'un jour.
On se souvient des espérances qui avaient accueilli M. Bertrand, à son entrée comme directeur au Théâtre des Nations. Il semblait cpie notre République elle-même s'intéressât à l'affaire; des personnages puissants patronnaient, disait-on, le nouveau directeur; on allait enfin avoir une scène nationale, on élèverait les âmes, on élargirait l'idéal, on continuerait 1830, mais un 1830 républicain, qui achèverait devant le trou du souffleur la besogne commencée à la tribune de la Chambre. Hélas ! M. Bertrand dort aujourd'hui dans la terre, empoisonné.
C'était un honnête homme. 11 avait cru à toutes les belles phrases, il arrivait réellement pour relever l'idéal avec des tirades patriotiques. Son idée était que notre jeune littérature attendait l'ouverture d'un théâtre républicain pour produire des chefs-d'oeuvre. Et il s'était mis ardemment à la besogne. Quelques mois ont suffi pour le désespérer et le tuer. Toutes ses tentatives échouaient; Camille Desmoulins et les Mirabeau étaient bien empruntés
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LES EXEMPL.ES
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à notre Révolution, mais le public ne voulait pas de notre Révolution accommodée à cette étrange sauce; Notre-Dame de Paris elle-même, qui aurait pu être une bonne affaire pour la direction, si elle s'était arrêtée à la cinquantième représentation, l'avait laissée, après la 'centième, dans des embarras d'argent. Jamais on n'a vu des ambitions plus généreuses aboutir si vite à une catastrophe plus lamentable.
On dit que M. Bertrand avait la tête faible, qu'il n'était pas fait pour être directeur et qu'il a quitté la vie dans un désespoir d'enfant malade. Savons-nous de quelles espérances on l'avait grisé? U comptait sûrement sur beaucoup d'appuis, qui lui ont fait défaut au dernier moment. A force d'entendre répéter, dans son milieu, que la littérature dramatique motu rait faute d'un théâtre ouvert aux nobles tentatives, à force d'écouter ceux qui vivent d'un idéal nuageux et pleurnicheur, cet homme s'était lancé, en faisant appel à toutes les forces vives, dont on lui affirmait l'existence. On sait aujourd'hui les forces vives qui lui ont répondu. 11 n'était pas plus mauvais directeur qu'un autre il avait mis sur son affiche le nom de Victor Hugo, celui de M. Jules Claretie; il faisait appel aux jeunes, il était en somme le directeur qu'on avait voulu qu'il fût. Sans doute, à la dernière
heure, il aurait pu montrerjplus^d'énergie devant son désastre. Mais pouvons-nous descendre dans cette conscience et dire sous quelle amertume cet homme a succombé !
M. Bertrand ne s'est pas tué tout seul, il a été tué par les faiseurs de phrases qui se refusent à voir nettement notre époque de science et de vérité, par les chienlits politiques et romantiques qui se promènent dans des loques de drapeau, en rêvant de battre monnaie avec les sentiments nobles. S'il ne s'était pas cru soutenu par tout un gouvernement, s'il n'avait pas-espéré devenir le directeur du théâtre de notre République, si on ne lui avait pas persuadé que tous les petitsfils de 1830 allaient lui apporter des chefsd'oeuvre, il ne se serait sans doute jamais risqué dans une telle entreprise. La vérité, je le répète, est qu'il a été la victime de la queue romantique et des hommes politiques qui songent à régenter l'art. Ceux dont il attendait tout, ne lui ont rien donné. C'est alors qu'il a perdu la tête devant cet effondrement du patriotisme, cle l'idéal, de toutes les phrases creuses dontonlui avait gonflé le coeur ; du moment que l'idéal et le patriotisme ne faisaient pas recette, il n'avait plus qu'à disparaître. Et il s'est tué.
Les autres vivent toujours, lui est mort. C'est une leçon.
LE DRAME PATRIOTIQUE
i
La solennité militaire à laquelle l'Odéon nous a conviés me paraît pleine d'enseignements. Pour moi, le très grand succès que M. Paul Déroulède vient de remporter avec l'Hctman prouve avant tout que le fameux métier du théâtre n'est point nécessaire, puisque voilà un drame en cinq actes, fort lourd, très mal bâti et complètement vide, qui a été acclamé avec une véritable furie d'enthousiasme.
Le cas de M. Paul Déroulède est un des cas lés plus curieux de notre littérature actuelle. Il s'est fait une jolie place dans les tendresses de la foule, en prenant la situation vacante de poète-soldat. Nous avions le soldat-laboureur, d'Horace Vernet; nous avons aujourd'hui le soldat-poète. Je viens de nommer Horace Vernet, ce peintre médiocre qui a été si cher au chauvinisme français. M. Paul Déroulède est en train de le remplacer. Ajoutez que nos désastres font en ce moment de l'armée une chose sacrée. Cela . rend la position de poète-soldat absolument inexpugnable. H est très difficile d'insinuer qu'il fait des vers médiocres, sans passer aussitôt pour un mauvais citoyen. On vous regarde, et on vous dit : « Monsieur, je crois que vous insultez l'armée !»
Certes, M. Paul Déroulède fait bien mal les vers, mais il a de si beaux sentiments 1 Ah I les beaux sentiments, on ne se doute pas de ce qu'on peut en.tirer, quand on.sait les employer avec
adresse. Ils sont une réponse à tout, ils sont la « tarte à la crème » de notre grand comique. « La pièce me paraît faible. — Mais l'honneur, monsieur I — Il n'y a pas d'action du tout. — Mais la patrie, monsieur! — L'intrigue recommence à chaque acte. — Mais le dévouement, monsieur ! — Enfin, je m'ennuie. — Mais Dieu, monsieur ! Vous osez dire que Dieu vous ennuie 1 » Cette façon d'argumenter est sans réplique. U est certain que l'honneur, la patrie, le dévouement et Dieu sont des preuves écrasantes du génie poétique de M. Paul Déroulède.
Et il faut voir le bonheur de la salle. Il y a bien quelques gredins parmi les spectateurs. Ceux-là applaudissent plus fort. C'est si bon de se croire honnête, de passer une soirée à manger de la vertu en tirades, quitte à reprendre le lendemain son petit négoce plus ou moins louche I Qu'importe l'oeuvre ! U suffit que l'auteur jette des gâteaux de miel au public. Le publicse donne une indigestion de flatteries. Il est grand, il est noble, il est honnête. C'est un attendrissement général. Pas de vices, à peine un coquin en carton, qui est là pour servir de repoussoir. Bravo 1 bravo ! que tout le monde s'embrasse, et que le mensonge dure jusqu'à minuit !
La salle de l'Odéon tremblait sous l'ouragan des bravos. Chaque couplet patriotique était accueilli par des trépignements. Des personnes, je crois, ont été trouvées sous les bancs, évanouies de bonheur. La pièce n'existait plus, on se moquait bien de la pièce LLa grande affaire
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
était de guetter au passage lès allusions à nos c défaites et à la revanche future ; et, dès qu'une 1 allusion arrivait, la salle prenait feu, de For- 1 chestre au cintre. Un monsieur en habit 'noir, < un conférencier quelconque, aurait lu le drame ( devant le trou du souffleur cpie certainement ] l'effet aurait été le même. Et je pensais, assourdi s par ce vacarme, que nous étions tous bien naïfs de chercher des succès dans l'amour de la langue ' et dans l'amour du vrai. VoilàM. Paul Déroulède qui passe du coup auteur dramatique, en criant simplement, le plus fort qu'il peut : « Je suis l'armée, je suis la vertu, l'honneur, la patrie, je suis les beaux sentiments : »
Pauvres écrivains que nous sommes, quelle leçon ! Je sais des poètes, qui depuis vingt ans, étudient l'art délicat de forger le vers français. Ceux-là ont à peine des succès d'estime. Je sais des auteurs dramatiques qui se mangent le cerveau iiour trouver une nouvelle formule, pour élargir la scène française. Ceux-là sont bafoués, et on les jette au ruisseau. Les maladroits ! Pourquoi ne battent-ils pas du tambour et no jouent-ils pas du clairon? C'est si facile !
La recette est connue. On sait à l'avance que tel beau sentiment doit provoquer telle quantité de bravos. On peut même doser le succès qu'on désire. Les modestes mettent le mot « patrie » cinq ou six fois; cela fait cinq ou six salves de bravos. Les vaniteux, qui ceux rêvent l'écroulement de la salle, prodiguent lo mot « patrie », à la fin de toutes les tirades; alors, c'est un feu roulant, on est obligé de payer la claque double. Vraiment, la méthode est trop commode ! Dans ces conditions, on se commande un succès, comme on se commande un habit. Cela rappelle les ténors qui n'ont pas de voix, et qui laissent aux cuivres de l'orchestre le soin d'enlever les hautes notes. La littérature n'est plus que pour bien peu de chose dans tout ceci.
J'arrive hl'Hetman. Voici, en quelques lignes, le sujet du drame. Un roi polonais du dixseptième siècle, Ladislas IV, a soumis les Cosaques. Deux des vaincus, le vieux chef FrollGherasz et le jeune Stencko, sont même à la cour cle ce roi, où se trouve aussi un traître, un parjure, Rogoviane. Ce dernier, qui rêve de devenir gouverneur de l'Ukraine, pousse les Cosaques à une révolte, et travaille de façon à ce que Stencko s'échappe pour être le chef des révoltés. Mais Froll-Gherasz n'approuve pas cette prise d'armes. 11 accepte une mission du roi, celle de pacifier l'Ukraine, et il laisse à la cour sa fille Mikla comme otage. Stencko et Rogoviane^ naturellement, aiment Mikla. Dès lors, la seule situation dramatique est celle du père et do l'amant, pris entre l'amour de la patrie et l'amour qu'ils éprouvent pourla jeune fille. Au dénouement, la patrie l'emporte, Stencko et Mikla meurent, mais les Cosaques sont victorieux.
La situationprincipalenefait que se déplacer, pas davantage. D'abord, c'est Froll-Gherasz qui arrive dans un campement cosaque et qui adjure ses anciens soldats de ne pas recommencer une lutte insensée ; mais, lorsque Stencko, en apprenant que Mikla est restée comme otage, refuse le commandement et retourne à la cour de Ladislas IV pour la sauver, le vieux chef oublie sa mission, oublie sa fille, et saisit le sabre de
chef suprême, par amour de la patrie en larmes. Ensuite, c'est Stencko, qui-veut enlever Mikla; là,, apparaît Marutcha, une sorte de prophétesse qui conduit les Cosaques au combat, et Martttcha.décide les jeunes gens à se sacrifier pour leur pays. Mikla reste à la cour afin d'endormir les soupçons de Ladislas. Enfin, le quatrième acte est vide d'action, on y voit simplement FrollGherasz préparant la victoire par des tirades sur les devoirs du soldat. Puis, au cinquième acte, nous retombons de nouveau dans l'unique situation,. Stencko a été blessé, Mikla a été sauvée de l'échafaud par Rogoviane, qui veut se faire aimer d'elle, et elle expire sur le corps de Stencko, elle tombe assassinée par, le traître, lorsque celui-ci entend arriver les Cosaques vainqueurs.
Je ne puis m'arrêter à discuter les détails, la maladresse de certaines péripéties. Le point de départ est singulièrement faible; ce père, qui laisse sa fille en otage, devrait se connaître et ne pas jouer si aisément les jours de son enfant, On n'est pas ému lo moins du monde de la douleur de Froll-Gherasz, parce cpt'en somme il a voulu cette douleur. Agamemnon sacrifiant Iphigénie est beaucoup plus grand. Mais ce qui me frappe surtout, c'est le cercle dans lequel tourne la > pièce. Comme je l'ai dit en commençant, : l'Heiman a eu du succès, en dehors de toutes les règles. U ne devait pas avoir de succès, puisque les critiques enseignent qu'une pièce ne i peut réussir sans action, sans situations va! riées et combinées. Les cinq actes se répètent, et pourtant les bravos n'ont, pas cessé une minute, i Voilà un fait troublant pour les magisters du i feuilleton. La seule explication raisonnable est i que le succès cle l'Hetman n'est pas un succès littéraire, mais un succès militaire, ce qu'il no i faut pas confondre. Qu'un jeune acteur ait la naïveté de s'autoriser cle l'exemple, d'écrire un , drame où Faction ne marchera pas, où des actes entiers ne seront qu'une composition de rhétoricien sur un sujet, quelconque; cpi'il fasse cela, sans y mettre les fameux beaux sentiments, a et nous verrons s'il ne remporte pas un échec a honteux.
!- Quelques observations de détails sur les peri-
peri- avant do finir. Le roi Ladislas est e stupéliant. J'ignore si l'artiste qui joue lé rôle ;s est le seul coupable, mais on dirait vraiment un s ■ roi cle féerie ; on s'attend à chaque instant à voir u son nez s'allonger brusquement, sous le coup de a baguette cle quelque méchante fée. Quant à la it Marutcha, elle a trouvé une merveilleuse inters prête dans madame Marie Laurent. Mais quel u personnage rococo ! combien peu elle tient à a l'action, et comme chacune de ses tirades est te attendue à l'avance ! J'entendais une dame dire 3, près cle moi,, en parlant de tous ces héros : « Us 3S crient trop fort. » Le mot est juste et contient la critique cle la pièce. Personne ne parle dans ce r, drame, tout le monde y crie. On sort les oreilles ri cassées, et le fiacre qui vous emporte semble •e continuer les cahots des tirades, sur le pavé de le Paris. Toute la nuit, Stencko a hurlé ses beaux esentiment à mes oreilles, tandis que le vieux 5e Froll-Gherasz psalmodiait les siens d'une voix le de basse. Le drame cle M. Paul Déroulède est io comme un corps d'armée qui défilerait dans ma le rue. Je ferme ma fenêtre, agacé par le vacarme,
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LES EXEMPLES
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qui m'empêche d'avoir deux idées justes l'une après l'autre.
Je suis peut-être très sévère. M. Paul Déroulède est jeune et mérite tous les encouragements. Il a du talent, d'ailleurs. Je n'aime pas ce talent, voilà tout. Je crois qu'un peu de vérité dans l'art est préférable à tout ce tralala des beaux sentiments. Les bonshommes en bois, même lorsque le bois est doré, ne font pas mon affaire. Je préfère à l'Hetman un petit acte fin et vrai du Palais-Royal, le Roi Candaule, par exemple. Au moins, nous sommes là avec des créatures humaines. Qu'est-ce que c'est que FrollGherasz? Un père et un patriote. Mais quel p'ère et quel patriote? Nous n'en savons rien. FrollGherasz est une abstraction, il ressemble à un de ces personnages des anciennes tapisseries, qui ont une banderole dans la bouche, pour nous dire quels héros ils représentent, Pas d'observation, pas d'analyse, pas d'individualité. Le théâtre . ainsi entendu remonte, par delà la tragédie, jusqu'aux mystères du moyen âge.
Ah ! je suis bien tranquille, d'ailleurs. Ce n'est pas l'Heiman qui ressuscitera le. drame historique. Il est un exemple de la pauvreté et de la caducité du genre. Laissez passer cette tempête de bravos patriotiques, laissez refroidir ces tirades, et vous vous trouverez eu face d'un drame clans le genre des drames, aujourd'hui gîacés, de Casimir Delavigne, beaucoup moins bien fait et d'un ennui mortel, n
II
Je viens de dire mon opinion sur les drames patriotiques, Je ne nie pas l'excellente influence que ces sortes cle pièces peuvent avoir sur l'esprit de l'armée française; mais, au point de vue littéraire, je les considère comme d'un genre très inférieur. Il est vraiment trop aisé de se faire applaudir, on remuant avec fracas les grands mots de patrie, d'honneur, cle liberté. 11 y a là un procédé adroit, mais commode, qui est à la portée cle toutes les intelligences.
Voici, par exemple, un jeune homme, M. Charles Lomon. On me dit qu'il a écrit à vingt-deux ans le drame : Jean Dacier, joué solennellement à la Comédie-Française. La grande jeunesse du débutant me le rend très ' sympathique, et-j'ai écouté la pièce avec de vif désir de voir se révéler un homme nouveau.
Mais, quoi ! avoir vingt-deux ans, et écrire Jean Dacier ! Vingt-deux ans, songez donc ! Fâge de l'enthousiasme littéraire, l'âge où l'on rêve de foncier une littérature à soi tout seul ! Et refaire un mauvais drame de Ponsard, une pièce qui n'est ni une tragédie ni un drame romantique, qui se traîne péniblement entre les deux genres !
, Je m'imagine M. Lomon à sa table de travail. Il a vingt-deux ans, l'avenir est à lui. Dans le passé, il y a deux, formes dramatiques usées, la forme classique et laformeromautique. Avant tout, M. Lomon devait laisser ces guenilles dans le magasin des accessoires, aller devant lui, chercher, trouver une forme nouvelle, aider ■ enfin de toute sa jeunesse au mouvement contemporain. Non, il a pris les guenilles, il les a prises même sans passion, littéraire, car il les a
mêlées, il a tâché de rafraîchir toutes ces vieilles draperies des écoles mortes pour les jeter sur les épaules de ses héros. Une tragédie glaciale, un drame échevelé, passe encore ! on peut être un fanatique; mais une oeuvre mixte, un raccommodage do tous les débris antiques, voilà ce qui m'a fâché !
U est inutile, d'avoir vingt-deux ans pour écrire une oeuvre pareille. Cela me consterne que l'auteur n'ait que vingt-deux ans; j'aurais compris qu'il en eût. au moins cinquante. Seraitil donc vrai que les débutants, même ceux qui ont soif d'originalité et de nouveauté,se trouvent fatalement condamnés à l'imitation? Peut-être M. Lomon ne s'est-il pas aperçu des emprunts qu'il a faits de tous les côtés, du cadre vermoulu dans lequel il a placé sa pièce, des lieux communs qui y traînent, de la fille bâtarde, en un mot, dont il est accouché. La jeunesse n'a pas conscience des heures qu'elle perd à se vieillir.
Je sais que le patriotisme répond à tout, M. Lomon a écrit un drame patriotique, cela ne suffit-il pas à prouver l'élan généreux de sa jeunesse? Je dirai une fois encore que le véritable patriotisme, quand on fait jouer une pièce à la Comédie-Française, consiste avant tout à .tâcher que cette pièce soit un chef-d'oeuvre. Le. patriotisme cle l'écrivain'n'est pas le même que ' celui du soldat. Une oeuvre originale et puissante fait plus pour la patrie que de beaux coups d'épée, car l'oeuvre rayonne éternellement et hausse la nation au-dessus de toutes les nations voisines. Quand vous aurez fait crier sur la scène : « Vive la France ! » ce ne sera là qu'un cri banal et perdu. Quand vous aurez écrit une oeuvre immortelle, vous aurez réellement prolongé la vie de la France dans les siècles. Que nous reste-t-il de la gloire des peuples morts? Il nous reste des livres.
Jean Dacier est, paraît-il, une oeuvre républicaine. Je demande à on parler comme d'une oeuvre simplement littéraire. Le sujet est l'éternelle histoire du paysan vendéen cpii se fait soldat de la République, et qui se retrouve en face de ses anciens seigneurs, lorsqu'il est devenu capitaine. Naturellement Jean aime la comtesse Mario de Valvielle,. et naturellement aussi il so montre deux fois magnanime, envers son ennemi et rival, Raoul de Puylau-' rens, le cousin de la jeune dame. L'originalité de la pièce consiste dans le noeud même du drame. Jean retrouve la comtesse juste au moment où elle passe clans la légendaire charrette pour aller à l'échafaud. Or, un homme peut la sauver en l'épousant. Jean luioffre son nom,etla comtesse accepte, en croyant qu'il.'agit'pour;le compte de Raoul. On comprend le parti dramatique queM. Lomonapu tirer de cette situation: une comtesse mariée à un de ses anciens domestiques, se révoltant,puis finissant par l'aimer au moment où il a donné pour elle jusqu'à sa vie.
Je ne chicanerai pas l'auteur sur ce mariage singulier. Il peut se faire qu'on trouve-dans l'histoire 'de'l'époque un fait.semblable; seulement, il ne s'agissait certainement, pas d'une ' femme de la qualité de l'héroïne. N'importe, il faut accepter ce mariage* si étrange qu'il soit. Ce qui est plus grave, c'est la création même du personnage.
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
Voici Jean Dacier, un paysan qui s'est instruit et cpii représente l'homme nouveau. 11 n'a pas une tache, il est grand, héroïque, sublime. Quand il a épousé la comtesse pour la sauver, et qu'elle l'écrase de son mépris, c'est à peine s'il . laisse percer une révolte. Il fait échapper une première fois son rival Raoul, qu'il tient entre ses mains. A l'acte suivant, la situation recommence : Raoul tombe de nouveau à sa merci, et, cette fois, non seulement Jean le fait évader, mais encore il lui donne rendez-vous le lendemain sur le champ de bataille, et, en donnant ce rendez-vous, il trahit les siens, car l'attaque devait rester secrète. Jean passe devant un conseil de guerre, et on le fusille, pendant que Marie se lamente.
Vraiment, il est bon d'être un héros, mais il y a des limites. En temps de guerre, ouvrir continuellement la porte aux prisonniers, cela ne s'appelle plus de la grandeur d'âme, mais de la bêtise. Pour que nous nous intéressions aux pantins sublimes, il faut leur laisser un peu d'humanité sous la proupre et l'or dont on les drape. On finit par sourire de ces héros magnanimes qui ne s'emparent de leurs- ennemis que pour les relâcher. Il y a là une fausse grandeur dont on commence, au théâtre, à sentir le côté grotesque. Le pis est qu'on s'intéresse médiocrement à Jean Dacier. Cette façon de sauver une femme en l'épousant, le met dans une position singulièrement fausse. 11 se conduit en enfant. La seule chose qu'il aurait à faire, après avoir arraché Marie à la guillotine, ce serait cle la saluer et de lui dire : « Madame, vous êtes libre. Vqus me devez la vie, je vous confie mon honneur. » Mais alors toutes les querelles dramatiques, du second acte et du troisième n'existeraient pas. La situation est si bien sans issue que Jean meurt à la fin avec une résignatjon de mouton, pour finir la pièce. Cette mort est également amenée par une péripétie trop enfantine. Jean, ce lion superbe, trahit les siens sans paraître se douter un instant de ce qu'il fait, ce qui rapetisse tout le dénouement,
Quant à la comtesse, elle est bâtie sur le patron des héroïnes, avec trop de mépris et trop de tendresse à la fois. Lorsque Jean l'a sauvée, elle se montre d'une cruauté monstrueuse, blessant inutilement son libérateur, se conduisant d'une si sotte façon qu'elle mériterait simplement une paire de gifles, maigre toute sa noblesse. Puis, au dernier acte, elle se pend au cou de Jean et lui déclare qu'elle l'adore. Le quatrième acte a suffi pour changer cette femme. C'est toujours le même système, celui des pantins que l'on déshabille et que l'on rhabille à sa fantaisie, pour lesbesoins de son oeuvre. Marie a compris la grandeur de Jean, et cela suffit : elle est comme frappée par la baguette d'un enchanteur, la couleur de ses cheveux ellemême a dû changer.
Je ne parle point des autres personnages, de ■ ce Raoul de Puylaurens, qui passe sa vie à tenir son salut de son rival, ni du conventionnel Berthaud, qui traverse l'action en récitant des tirades énormes. Oh ! les tirades t elles pleuvent avec une monotonie désespérante dans Jean Dacier. On essuie une trentaine de vers à la file, on courbe le dos sous une averse grise, on croit en être quitte ; pas du tout, trente autres
vers recommencent,*puisj, trente! au tres,J puis trente autres. Imaginez une grande plaine plate, sans un arbre, sans un abri, que l'on traverse par une pluie battante. C'est mortel. Je préfère, et de beaucoup, les vers rocailleux.de M. Parodi.
Que dirai-je du style? 11 est nul. Nous avons, à l'heure présente, cinquante poètes qui font mieux lés vers que M. Lomon. Ce dernier versifie proprement, et c'est tout. Il tient plus de Ponsard que de Victor Hugo.
Je me montre très sévère, parce cpie Jean Dacier a été pour moi une véritable désillusion. Comme j'attaquais vivement le drame historique, on m'avait fait remarquer qu'on pouvait très bien appliquer à l'histoire la méthode d'analyse cpii triomphe en ce moment, et renouveler ainsi absolument le genre historique au théâtre. Il est certain que, si des poètes abandonnent lo bric-à-brac romantique cle 1830, les erreurs et les exagérations grossières qui nous ' font sourire aujourd'hui, ils pourront tenter la résurrection très intéressante d'une époque déterminée. Mais il leur faudra profiter de tous les travaux modernes, nous donner enfin la vérité historique exacte, ne pas se contenter de fantoches et ressusciter les générations disparues. Rude besogne, d'une difficulté extrême, qui demanderait des études considérables.
Or, j'avais cru comprendre que le Jean Dacier, de M. Lomon, était une tentative de ce genre. Et quelle surprise, à la représentation I Ça, cle l'histoire, allons donc ! C'est un placage, exécuté même par des mains maladroites. Pas un des personnages ne vit de la vie de l'époque. Us so promènent comme des figures de rhétorique, ils n'ont que la charge de réciter des morceaux de versification. Et le milieu, bon Dieu l Ce village breton, où Berthaud vient procéder aux enrôlements volontaires, cette mairie de Nantes où l'on marie les comtesses qui vont à la guillotine, seraient à peine suffisants pour la vraisemblance d'un opéra-comique. Vraiment, Jean Dacier sera un bon argument pour les défenseurs du drame historique I II achève le genre, il est le coup de grâce.
Je songeais à la Patrie en danger, de MM. Edmond et Jules de Goncourt. Voilà, jusqu'à présent, le modèle du genre historique nouveau, tel que je l'exposais tout à l'heure. Aussi les directeurs ont-il tremblé devant une oeuvre qui avait le vrai parfum du temps, et les auteurs ont-ils 'dû publier la pièce, en renonçant à la faire jouer. Il y aurait un parallèle bien curieux à établir entre laPatrie en danger etJeanDacier; les deux sujets se passent à la même époque et ont plus d'un point de ressemblance. La première est une oeuvre de vérité, tandis que la seconde est faite « de chic », comme disent les peintres, uniquement pour les besoins de la scène.
Au demeurant, la salle a failli craquer sous les applaudissements, le premier, soir. Vive la France
III
J'arrive au Marquis de Kénilis&lci] drame en
vers que M. Lomon a fait jouer aii théâtre de
| l'Odéon. Je n'analyserai pas la pièce.ïA quoi
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LES EXEMPLES
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bon? Le sujet est le premier venu.'jILsejpasse en Bretagne, à l'époque de la Révolution, ce qui permet d'y prodiguer les mots de patrie, d'honneur, de gloire, de victoire. Nous y voyons l'éternelle intrigue des drames faits sur cette époque : un enfant du peuple aimant une fille d'aristocrate, devenant plus tard capitaine, puis épousant la demoiselle ou mourant pour elle. La situation forte consiste à mettre le capitaine entre son amour et son devoir; il ouvre en mer un pli cacheté qui lui ordonne de fusiller le père de sa bien-aimée ; heureusement, ce père se fait tuer noblement, ce qui simplifie la question. Qu'importe le sujet, d'ailleurs ! La prétention des poètes comme M. Lomon est d'écrire de beaux vers et de pousser aux belles actions.
Hélas ! les vers de M. Lomon sont médiocres. Beaucoup ont fait sourire. Les meilleurs frappent l'oreille comme des vers connus; on les a certainement lus ou entendus quelque-part, ils circulent dans l'école, tout le monde s'en est servi. Ne serait-il pas temps de chercher une poésie en dehors de l'école lyrique de 1830? Je me borne à un souhait, car je ne vois rien de possible dans la pratique. Ce que je sens, c'est que tous nos poètes répètent Musset, Hugo, Lamartine ou Gautier, et que les oeuvres deviennent de plus en plus pâles et nulles. Nous avons aujourd'hui une fin d'école romantique aussi stérile que la fin d'école classique qui a marqué le premier empire.
Pendant qu'on jouait l'autre soir le Marquis de Kènilis, je pensais à un poète de talent; à Louis Bouiihet, qu'on oublie singulièrement aujourd'hui. Celui-là se produisait encore à son heure, et il est telle^de ses oeuvres qui a de la force et même une note originale. Eh bien, si personne ne songe plus aujourd'hui à Louis Bouiihet, si aucun théâtre ne reprend ses pièces, quel est donc l'espoir de M. Lomon en chaussant des souliers cpii ont mené à l'oubli des poètes mieux doués que lui, et venus en tout cas plus tôt dans une école agonisante? Quel est cet entêtement de faire du vieux neuf, de ramasser les rognures d'hémistiches qui traînent, et dont le public lui-même ne veut plus?
On répond par la dévotion à l'idéal. En face de notre littérature immonde, à côté de nos romans du ruisseau, il faut bien que des jeunes gens tendent vers les hauteurs et produisent des oeuvres pour enflammer le patriotisme cle la nation. Nous autres naturalistes, nous sommes le déshonneur do la France; les poètes. M.. Lomon et d'autres, sont chargés devant l'Europe d'honorer le pays et de le remettre à son rang. Us consolent les dames, ils satisfont les âmes fières, ils préparent à la République une littérature qui sera digne d'elle.
Ah ! les pauvres jeunes gens ! S'ils sont convaincus, je les plains. J'ai déjà dit que je regardais comme une vilaine action de voler un succès littéraire, en lançant des tirades sur la patrie et sur l'honneur. Cela vraiment finit par être trop commode. Le premier imbécile venu se fera applaudir, du moment où la recette est connue. Si les mots remplacent tout, à quoi bon avoir du talent?
Et puis, causons un peu de cette littérature qui relève les âmes. Où sont d'abord les âmes qu'elle a relevées? En 1870, nous étions pleins
de patriotisme contre la Prusse; un peu de science et un peu de vérité auraient mieux fait notre affaire. J'ai remarqué que les dames qui travaillaient dans l'idéal, étaient le plus souvent des dames très émancipées. Au fond de tout cela, il y a une immense hypocrisie, une immense ignorance. Je ne puis ici traiter la question à fond. Mais il faut le déclarer très nettement : la vérité seule est sainepourles nations. Vous mentez lorsque vous nous accusez de corrompre, nous qui nous sommes enfermés dans l'étude du vrai; c'est vous qui êtes les corrupteurs, avec toutes les folies et tous les mensonges que vous vendez, sous l'excuse de l'idéal. Vos fleurs de rhétorique cachent des cadavres. Il n'y a, derrière vous, que des abîmes. C'est A'ous qui avez conduit et qui conduisez encore les sociétés à toutes les catastrophes, avec vos grands mots vides, avec vos extases, vos détraquements cérébraux. Et ce sera nous qui les sauverons, parce que nous sommes la vérité.
N'est-ce pas la chose la plus attristante qu'on puisse voir? Voilà un jeune homme, voilà M. Lomon. Il débute ; il a peut-être une force en lui. Eh bien, il commence par s'enfermer dans une formule morte; il fait du romantisme, à l'heure où le romantisme agonise. Ce n'est pas tout, il croit qu'il sauve la France, parce qu'il vient corner les mots de patrie et d'honneur dans une salle de théâtre, parce qu'il invente une intrigue puérile et qu'il écrit de mauvais vers. Et le pis, c'est qu'il se montrera dédaigneux pour nous, c'est que ses amis mentiront au point cle nous traiter en criminels et d'insinuer que sa pauvre pièce est une revanche du génie français !
J'ai d'autres désirs pour notre jeunesse. Je la voudrais virile et savante. D'abord, elle devrait se débarrasser des folies du lyrisme, pour voir clair dans notre époque. Ensuite, elle accepterait les réalités, elle les étudierait, au lieu d'affecter un dégoût enfantin. Acetto condition seule, nous vaincrons. Le vrai patriotisme est là, et non dans dans des déclamations sur la patrie et la liberté. Jamais je n'ai vu un spectacle plus comique ni plus triste : tout un gouvernement républicain convoqué à l'Odéon, des ministres, des sénateurs, des députés, pour y entendre un coup de canon. Eh ! bonnes gens, ce n'est pas la formule romantique, c'est la formule scientifique qui a établi et consolidera. République en France
IV
Personne n'ignore qu'Attila, c'est M. de Bismarck. Du moins, nul doute ne peut nous rester à cet égard, après la première représentation des Noces^d'Attila, le drame en quatre actes que M. Henri de Bornier a fait jouer à l'Odéon. La salle l'a compris et a furieusement applaudi les passages où les alexandrins du poète, en rangs pressés, font aisément mordre la poussière aux ennemis de la France. Je n'insiste pas.
Mais ce que je veux répéter encore, c'est ce que j'ai déjà dit à propos del'HetmanetdeJean Dacier. Pour un poète, l'oeuvre vraiment patriotique est cle laisser un chef-d'oeuvre à son pays. Molière, qui n'a pas agité de drapeaux, qui n'a
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
lias joué des fanfares-devant sa baraque avec | tes mots d'honneur et de patrie, reste la souveraine gloire de notre nation ; et il a vaincu toutes les nations voisines, sur le champ de bataille du génie. Noue triomphons continuellement par lui. Quant à cet autre prétendu patriotisme, à ce boniment qui jongle avec de grands mots, qui enlève les applaudissements, d'une salle par des tirades, il n'est pas autre chose qu'une spéculation plus ou moins consciente. 11 y aune irnprobité littéraire absolue à faire ainsi acclamer des vers-médiocres. C'estmettre le chauvinisme sur la gorge des gens : applaudissez, ou vous êtes de mauvais citoyens. C'est forcer'le succès et bâillonner la critique, c'est se faire sacrer grand homme à bon compte, en déplaçant la question du talent et de la morale. Voilà ce cpie je répéterai chaque fois que j'aurai assisté à un de ces succès où il est impossible de juger le véritable mérite d'un auteur.
Je me sens donc, dès l'abord, très gêné devant la nouvelle oeuvre de M. de Bornier, car il semble avoir compté sur nos bons sentiments pour que nous la considérions comme une oeuvre noble et vengeresse. .Moi qui la trouve beaucoup trop noble et insuffisamment vengeresse, je demande avant tout de négliger le patriotisme, dans une question où il n'a que faire, et de juger le drame au strict point de vue dramatique.
Voici le sujet, brièvement. Attila, après sa | campagne dans les Gaules, campe au bord du I Danube, où il attend la fille de l'empereur Va- j lentinieii, qu'il a fait demander en mariage. U i traîne derrière lui tout un troupeau de prison- j niers, dans lequel se trouvent le roi des Bur- j gondes, 1-lerric, et sa fille Hildiga, sans compter une Parisienne, une femme du peuple, Gerontia. En outre, un général franc, Walter, qui aime Hildiga, commet l'imprudence de se présenter pour traiter de sa rançon et de celle de son père. -Attila prend l'argent et le retient prisonnier. Puis, le drame se noue, dès que Maximin, ambassadeur de Rome, vient annoncer à .Attila que l'empereur lui refuse sa fille. Attila, exaspéré, veut épouser Hildiga, je n'ai pas trop compris pourquoi; il l'aime sans doute, mais l'outrage de Valentinien n'avait rien à voir là dedans. D'ailleurs, non content de désespérer Hildiga par sa proposition, il pousse le raffinement jusqu'à vouloir être aimé devant tous; et il menace la jeune fille cle massacrer son père, son amant, ses compatriotes, si elle ne feint pas pour sa personne la passion la plus aveugle. . Hildiga doit accepter. Herric, Gerontia, d'autres encore la maudissent, sans qu'elle puisse relever la tête. Walter seul croit toujours en elle, et Attila finit par le faire décapiter devant Hildiga, qui se contente cle se couvrir le visage de ses . mains. Enfin, au dénouement, lorsqu'il vient la retrouver dans la chambre nuptiale, la jeune épouse le tue d'un coup de hache. '
Tel est, en gros, le drame. Dans une étude qu'il a publiée sur son oeuvre, M. de Bornier a écrit ceci : « L'idée des Noces d'Attila est fort simple ; tout vainqueur se détruit lui-même par l'abus de sa victoire, voilà l'idée philosophique ; un tigre veut manger une gazelle, mais la gazelle se fâche, voilà le fait dramatique. » Acceptons cela, et examinons la mise en oeuvre.
M. de Bornier ne nous a pas montré du tout
un vainqueur so détruisant par l'abus de sa victoire, car Attila meurt d'un accident en pleines conquêtes, au milieu de ses armées victorieuses. Reste la fable du tigre et cle la gazelle. J'admets que Hildiga soit une gazelle; ailleurs, M. de Bornier l'appelle une colombe ; c'est plus tendre encore, et cela convient mieux aux grâces bien portantes de mademoiselle Rousseil. Mais quant au tigre, il est vraiment trop bon enfant et trop rageur à la fois. Je demande à m'expliquer longuement sur son compte.
Cette figure d'Attila emplit le drame, et c'est, en somme, juger l'oeuvre cpie de l'étudier. M. de Bornier paraît avoir voulu reconstituer autant que possible la figure historique d'Attila, telle que nous la montrent les rares documents historiques. Son barbare est civilisé, l'homme de guerre est doublé en lui d'un diplomate aussi rusé que peu scrupuleux. Seulement, à côté de quelques traits acceptables, quelle étrange résurrection de ce terrible conquérant ! Tout le monde l'insulte pendant quatre actes. Les prisonniers, Herric, Hildiga, Gerontia, Walter, d'autres encore, défilent devant lui, en lui jetant à la face les plus sanglantes injures, sans qu'il se mette une seule fois dans une bonne et franche colère. Ce n'est pas tout, Maximin vient le braver au nom de Rome, avec un étalage d'insolence lyrique, et il se contente de lutter de lyI risme avec l'insulteur. Do temps à autre, il est I vrai, il se dresse sur la pointe des pieds, en diI sant : « C'est, trop de hardiesse ! » Mais il s'en i tient là, les hardiesses continuent, les plus | humbles lui lavent la tête, on lo traite à bouche j que veux-tu de bourreau, cle tyran, d'assassin; une vraie cible aux tirades patriotiques de chacun, un fantoche criblé de vers, lardé des mots cle patrie et d'honneur. Ah : la bonne ganache cle barbare 1 A coup sûr, le tigre ne s'est pas défendu contre M. cle Bornier, qui, avant de le faire manger par sa gazelle, l'a accommodé sans péril à la"sauce des beaux sentiments.
Cet Attila est donc un brave homme. Ajoutons qu'il a; des mouvements d'humeur. Ainsi, s'il tolère autour de lui les gens qui l'injurient, il fait crucifier ceux de ses soldats qui gardent le silence; voir l'épisode du premier acte. D'autre part, il donne l'ordre de couper le cou de Walter, dans un moment de vivacité; mais, en vérité, ce Walter a bien mérité son sort; on n' « embête » pas un tyran à ee point, le moindre tigre en chambre n'aurait certainement pas attendu . d'être provoqué deux fois. La bonhomie imbécile cle Géronte, jointe à.la folie meurtrière de Polichinelle, voilà F Attila de M. de Bornier. Dès qu'il a besoin de faire injurier son despote, le poète l'assoit sur son trône et le tient immobile et patient, tant que la tirade se développe. Ensuite, il pousse un ressort, et le pantin lâche le fameux : «. C'est trop de hardiesse ! » Une seule fois, le pantin tue un homme, non pas parce que cet homme lui dit depuis huit heures du soir des choses excessivement désagréables, mais parce qu'il abuse cle-sa situation de noble prisonnier et de belle âmepourvouloir lui prendre sa femme. C'en est trop, le tigre est dans le eas de légitime défense.
Je me laisse aller à la plaisanterie. Mais, en vérité, comment prendre au sérieux, une pareille psychologie. Voilà le grand mot lâché : Toute
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LES EXEMPLES
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cette tragédie, déguisée en drame romantique, | est d'une psychologie enfantine. Essayez un instant de reconstituer les mouvements d'âme des personnages, de savoir à quelle logique ils obéissent, et vous arriverez à une analyse stupéfiante. Nous sommes ici dans une abstraction quintessenciée. Ce n'est plus la machine intellectuelle si bien réglée du dix-septième siècle. C'est un casse-cou continuel au milieu de nos idées modernes habillées à l'antique. On est en l'air, partoutetnulle part, parmi des ombres qui cabriolent sans raison, qui marchent tout d'un coup la tête en bas, sans nous prévenir. Les personnages sont extraordinaires, mais ils pourraient être plus extraordinaires encore, et il faut leur savoir gré de se modérer, car il n'y a pas de raison pour qu'ils gardent le moindre grain de bon sens. Nous sommes dans le sublime. Oui, clans le sublime, tout est là. M. de Bornier tape à tous coups dans le sublime. Ses personnages sont sublimes, ses vers sont sublimes. U y a tant de sublime là dedans, qu'à la fin du quatrième acte, j'aurais donné volontiers trois francs d'un simple mot. qui ne fût pas sublime. Mais c'est justement au quatrième acte que le sublime déborde et vous noie. Ainsi je n'ai pas parlé d'Ellak, ce fils d'Attila cpii a le coeur tendre et qui veut sauver Hildiga ; quand il comprend, dans la chambre nuptiale, qu'elle va tuer son père, il est torturé par la pensée de prévenir celui-ci et de la livrer ainsi à sa fureur; mais Attila parle justement de faire mourir la mère d'Ellak pour une faute ancienne, et alors lo jeûne homme n'hésite plus, il livre son père à Hildiga pour sauver sa mère. Sublime, vous dis-je, sublime ! Si ce n'était pas sublime, ce serait bête.
Et quel coup de sublime encore que lo dénouement ! Attila raconte à Hildiga le rêve qu'il a fait, en la voyant en vierge qui foulait au pied le serpent, Hildiga, flairant un piège, lui répond par un autre songe : elle a rêvé qu'elle l'assassinait d'un coup de sa hache. Vous croyez qu'Attila va se méfier et prendre ses précautions avec ■cette faible femme qu'il peut écraser d'une chiquenaude. Allons donc ! U passe avec elle derrière un rideau, et nous l'entendons tout de suite glousser comme un poulet qu'on égorge. C'est sublime !
Lo sublime, voilà la seule excuse, à ce point de dédain absolu pour tout co qui. est vrai et humain. D'ailleurs, M. de Bornier ne se défend pas d'avoir voulu se mettre en dehors de l'humanité. « Après bien des hésitations, dit-il, j'ai choisi le temps et le personnage d'Attila, précisément parce que le temps est obscur et le personnage pou connu. » Il insiste beaucoup sur ce. point cpie personne ne peut pénétrer une âme comme celle d'Attila. Le despote lui-même, en parlant do l'histoire, dit qu'elle pourra le condamner, mais non pas le connaître.
Dès lors,.le poète est libre, il va se permettre toutes les gambades sur le dos d'Attila. Et c'est ainsi qu'il nous a donné ce stupéfiant barbare, qui a des allures de romantique cle 1830, qui rappelle ces personnages d'un drame de Ponson du Terrai], je crois, disant : « Nous autres, gens
du moyen âge... » Oui, Attila se traite lui-même de barbare, parle de l'histoire et de la décadence, prédit tout ce qui doit arriver, porto sur ses actions les jugements cpie nous portons aujourd'hui. Et il n'y a pas qu'Attila, les autres personnages ne sont également que des chienlits modernes/lâchés dans une action baroque, et s'y conduisant avec nos idées et nos moeurs. Tous les mensonges sont accumulés : non seulement la psychologie de ces marionnettes est, absurde, mais encore le drame est d'une fausseté absolue, comme histoire et comme humanité.
Que reste-t-il? une fable, un sujet quelconque, auquel un poète dramatique a accroché des vers. Imaginez-vous un arbre planté en l'air, sans racine dans le sol, et dont les bras morts portent des drapeaux. Cela claque dans le vide, et le peuple applaudit.
Dès lors, j'en suis amené à ne plus juger que les vers de M. de Bornier. Je sais des poètes qui se sont indignés. Us refusent à Fauteur des Noces d'Attila le don de poésie. Cela me touche moins. Au théâtre, dans une étude de caractères et de passions, j'estime que le lyrisme est un don bien dangereux. Mais il est certain que M. de Bornier obtient une étrange cuisine, en passant tour à tour du procédé de Corneille au procédé de Victor Hugo. Cela me choque surtout parce que je ne crois pas à une alliance possible entre des maîtres de tempéraments différents. Les auteurs de juste milieu, ceux qui ont eu, comme Casimir Delavigno, l'ambition cle concilier les extrêmes, ne sont jamais parvenus qu'à un talent bâtard et neutre n'ayant plus de sexe. C'est un peu le cas de M. de Bornier.
Le directeur de l'Odéon a monté le drame richement. Mais franchement, malgré ses soins et l'argent qu'il a dépensé, rien n'est plus triste ni plus laid que le défilé de ces costumes baroques, qu'on nous donne comme exacts. U y a là une orgie cle cheveux, de harbes et do moustaches, de l'effet le plus extravagant. Du côté des Francs, tout le monde est blond, un ruissellement de filasse; du côté des Huns, tout le monde est brun, des poils trempés dans del'encre et balafrant les visages comme des traits de cirage. C'est enfantin et lugubre. Quant à l'exactitude, elle me fait un peu sourire. Elle dpit ressembler au respect historique de M. cle Bornier. Ainsi, on a mis un entonnoir sur la tête cle M, Marais. C'est très bien'. Mais alors je déclare cela faible comme imagination. Du moment qu'on avait recours aux ustensiles de cuisine, je me plains qu'on n'ait pas coiffé M. Pujol d'une casserole et M. Dumaine d'un moule à pâtisserie. Remarquez que nous n'aurions pas réclamé, et que cela peut-être aurait été plus joli.
On me trouvera sans doute bien sévère pour M. de Bornier. La vérité est cpie nous n'avons - pas le crâne fait cle même. Il me paraît être la négation de l'auteur dramatique tel que je le comprends ; et comme nous n'avons aucun engagement l'un envers l'autre, je m'exprime avec une entière franchise, je dis tout haut ce cpie bien du monde pense tout bas. Cela est aussi honorable pour lui que pour moi.
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
LE DRAME SCIENTIFIQUE
Le public des premières représentations a été . bien sévère, au théâtre Cluny, pour ce pauvre M. Figuier. L'estimable savant, tenté par le succès du Tour de monde en 80 jours et d'Un Drame au fond de la mer, a eu l'idée, lui aussi, de découper une pièce à grand spectacle, dans les livres de vulgarisation scientifique qu'il publie depuis près de vingt ans, et qui se vendent à Un nombre considérable d'exemplaires. Pour être chez lui, il s'est entendu avec M. Paul Clèves. Mais, grand Dieu ! jamais bouffonnerie du Palais-Royal n'a égayé une salle comme les Six Parties du monde.
Je ne raconterai pas la pièce, qui est taillée sur le patron du genre. 11 s'agit d'un groupe de voyageurs lancés à la queue leu leu dans toutes les contrées imaginables. Une histoire quelconque relie les personnages les uns aux autres et explique tant bien que mal leur course au clocher. D'ailleurs, tout cela est le prétexte; l'intention de l'auteur est cle présenter une suite de tableaux saisissants, une sorte de panorama géographique qui instruise et qui charme à la fois.
Mon Dieu ! la pièce est à coup sûr mal bâtie. Elle prête à rire par des puérilités, des façons innocentes et convaincues de présenter les choses. Rien n'est drôle parfois comme ces voyageurs qui dissertent au milieu des sauvages. Mais, en vérité, M. Figuier n'est pas l'inventeur du genre, et on a eu tort de lui faire porter tout le ridicule d'une pièce dont les modèles euxmêmes sont parfaitement grotesques.
J'avoue, quant à moi, faire une très faible différence entre les Six Parties du inonde et le Tour du monde en 80 jours. Et, puisque, le titre de cette dernière pièce vient sous ma plume, je veux dire combien une oeuvre pareille me paraît inférieure et drolatique. Rien de moins scënique que l'idée sur laquelle elle repose; le héros de l'aventure, qui gagne un jour sans le savoir, peut être un monsieur intéressant pour des astronomes et des géographes, mais je jurerais bien que, sur les milliers de spectateurs qui sont allés à la Porte-Saint-Martin, quelques douzaines au plus ont compris l'ingéniosité scientifique du dénouement. Tout le reste de l'intrigue est d'une banalité rare.
L'épisode le plus saillant est celui de la veuve du Malabar que l'on va brûler vive; et quelle étonnante histoire, grosse de comique, lorsqu'un des héros épouse cette veuve, à son retour en Angleterre ! Je connais peu d'intrigues qui mettent plus de solennité dans la charge. Quand j'ai vu jouer la pièce, tout m'y a paru stupéfiant.
Certes, je m'explique parfaitement le succès. D'abord, il y avait un éléphant. Puis, deux ou trois tableaux étaient joliment mis en scène. On allait voir ça en famille, on y menait les demoiselles et les petits garçons qui avaient été sages. C'était un spectacle que les professeurs
recommandaient. D'ailleurs, lorsqu'un courant de bêtise s'établit, il faut bien que tout Paris y passe. Moi, je préfère une féerie, je le confesse. Au moins une féerie n'a aucune prétention. Le côté irritant d'une machine telle que le Tour du monde en 80 jours, c'est qu'on rencontre des gens qui en parlent sérieusement, comme d'une oeuvre qui aide à l'instruction des masses. J'entends la science autrement au théâtre.
Je me sens d'ailleurs beaucoup inoins sévère pour Un drame au fond de la mer. U y avait là un tableau très original et d'un effet immense, celui du navire naufragé, avec ses cadavres, dans les profondeurs transparentes de l'Océan. Je sais bien que, pour arriver à ce tableau, et ensuite pour dénouei'lapièce,lesauteurs avaient entassé toute la friperie du mélodrame. Mais la pièce n'en contenait pas moins une trouvaille, tandis que le Tour du monde en 80 jours est un défilé ininterrompu de banalités, sans un seul tableau qui soit vraiment neuf. Si je m'explique le succès, je n'en trouve pas moins le public bon enfant et facile à contenter.
Aussi est-ce pour cela que j'ai une grande indulgence devant la tentative malheureuse de M. Figuier. U est tombé où d'autres ont réussi; mais le talent qu'il pourrait avoir importait peu. 11 y a là une question du plus ou du moins qui ne me touche pas. S'il avait fait quelques coupures, s'il avait écouté les conseils d'un ami, il aurait mis son oeuvre debout, sans la rendre meilleure à mes yeux. C'est le genre qui est idiot, on doit dire cela carrément. Je vois là tout au plus des parades de foire que l'on devrait jouer dans des baraques en planches, des spectacles pour les yeux où le peuple achève de brouiller les quelques notions justes qu'il possède, des oeuvres bâtardes et grossières qui gâtent le talent des acteurs et qui acheminent notre théâtre national vers les pièces d'un inté; rêt purement physique.
; Remarquez que ce pauvre M. Figuier avait
; toutes sortes de bonnes intentions. Il voulait même être patriote, il avait pris des héros français, désireux de faire entendre que lés Anglais s et les Américains ne sont pas les seuls à Courir le monde dans l'intérêt de la science. Le malheur 3 est qu'il n'a' pas su escamoter suffisamment les i drôleries du genre. D'autre part, la scène étroite i de Cluny ne se prêtait guère à un défilé des cinq i parties du monde, augmentées d'une sixième i Fatalement, les moindres naïvetés y devenaient 1 énormes. Il faut de la place, pour faire tenir une vaste bouffonnerie, établie sérieusement. Enfin, M. Figuier n'avait pas d'éléphant. Cela était décisif. i Pauvre science ! à quels singuliers usages on
la rabaisse, pour battre monnaie ! La voilà s maintenant qui remplace le bon génie et le maué vais génie de nos contes d'enfants. Certes, s lorsque j'annonce que le large mouvement scien-
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Il s'agit d'un de ses grands enfants que les mères gardent jusqu'au maviage autour de leurs jupes.
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LES EXEMPLES
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tifique du siècle va bientôt atteindre notre scène et la renouveler, je ne songe guère à cette vulgarisation en une douzaine de tableaux de quelque notion élémentaire que les enfants savent en huitième. Il y a là une veine de succès que les faiseurs exploitent," rien de plus. Ce que je veux
dire, c'est que l'esprit scientifique du siècle, la méthode analytique, l'observation exacte des faits, le retour à la nature par l'étude expérimentale, vont bientôt balayer toutes nos conventions dramatiques et mettre la vie sur les planches. Z.
LA COMÉDIE
i
Mes confrères en critique dramatique ont bien voulu, pour la plupart, parler de mon dernier roman, à propos de Pierre Gendron, la pièce que MM. Lafontaine et Richard viennent de donner au Gymnase. S.ans accuser les auteurs de plagiat, quelques-uns ont admis certaines ressemblances entre cette comédie et l'Assommoir. Loin de moi la pensée de me montrer plus sévère. Je tiens MM. Lafontaine et Richard pour de galants hommes cpii se seraient adressés à moi, s'ils avaient eu la moinde velléité de tirer une pièce de mon livre. D'ailleurs, ils ont fait dire dans la presse que Pierre Gendron était écrit avant /.' Assommoir, et cela doit suffire. Certes, je iie réclame pas une enquête. Je m'estime simplement heureux que les directeurs ne se soient pas montrés plus, empressés cle jouer la pièce ; car, dans ce cas, ce serait moi qui aurais pu être traité de plagiaire.
Seulement, la rencontre entre les deux oeuvres est vraiment prodigieuse. Il y a là un cas littéraire sur lequel je me permets d'insister, uniquement pour la curiosité du fait.
Imaginez qu'un auteur dramatique veuille tirer un drame de l'Assommoir. La grosse difficulté qu'il rencontrera sera le noeud même du drame, le ménage à trois, le retour de l'ancien amant que le mari ramène auprès de sa femme, un jour de soûlerie. Dans la vie réelle, j'ai connu des' Coupeau, lentement hébétés par la boisson. Mais un romancier seul peut employer aujourd'hui cle tels personnages, parce qu'il a le loisir de les analyser à l'aise et de tirer d'eux les terribles leçons de la vérité. Au théâtre, ils restent, encore d'un maniement presque impossible.
Tout le problème, pour un auteur dramatique, serait donc d'accommoder Coupeau et Lantier, cle façon à ce qu'ils pussent paraître devant le public, sans trop le révolter. U faudrait, tout en gardant la situation du ménage à trois, trouver un arrangement qui maintiendrait l'aventure dans cette convention d'honnêteté scéniqiie, hors de laquelle une pièce est fort compromise. En un mot, étant donnés Gervaise, Lantier et Coupeau, il s'agirait de les conserver tous les trois, et pourtant de les rendre possibles, en modifiant légèrement les données du roman.
Eh bien, MM. Lafontaine et Richard ont trouvé une solution très agréable. J'avais songé à ces choses, avant la représentation de leur pièce, et j'ai été réellement surpris de ne pas
avoir eu l'idée d'une solution aussi habile. Certainement, ce qui m'a empêché de la trouver, c'est la pensée qu'un roman transporté. au théâtre doit rester entier. Mais des auteurs qui ne seraient tenus àaucunrespectenversi'^lssommoir, et qui préféreraient même s'en écarter un peu, n'inventeraient pas une adaptation plus adroite que Pierre Gendron. Et cela est d'autant plus miraculeux' que cette comédie a été écrite avant le roman.
Voici l'adaptation. Faites que Coupeau ne soit pas marié avec Gervaise, et admettez que Coupeau, tout en connaissant Lantier, ignore ses anciens rapports avec la jeune femme ; dès lors, Coupeau, qui est un honnête ouvrier,pourra ramener Lantier dans son ménage, et, de ce retour, naîtront tous les éléments dramatiques nécessaires. Gervaise, naturellement, tremblera devant Lantier et refusera avec horreur le marché de honte qu'il lui offre pour garder le silence. Quant au dénouement, il sera aimable ou triste, selon le théâtre où l'on portera la pièce.
Mais la rencontre la plus curieuse estpeut-être que le retour de Lantier, dans le roman et dans lo drame, a lieu pendant un repas de famille. Seulement, dans le roman, le repas^est donné le jour de la fête de Gervaise ; tandis.'que, dans le drame, il a lieu le jour de la fête de Coupeau.
Je n'ai pas besoin de faire remarquer les conséquences énormes que la légère modification du sujet amène au point de vue théâtral. Au lieu de cette déchéance lente du ménage, qui est le roman tout entier, on n'a plus, qu'un honnête ménage d'ouvriers tyrannisé et menacé par un sacripant. Les auteurs ont même chargéLantier en noir; ils en ont fait un assassin, cpie les gendarmes emmènent au dénouement, ce qui est vraiment trop gros et noie leur oeuvre dans les eaux vulgaires du mélodrame. . Quant à Coupeau et à Gervaise, ils se marient et sont heureux. On prétend, il est vrai, que la pièce était en cincj actes et qu'on l'a réduite pour les besoins du Gymnase. Je serais bien curieux de connaître les deux actes que M. Montigny a fait couper.
Et voyez le prodige, les rencontres ne s'arrêtent pas là ! La fille des Coupeau, Nana, est aussi dans la pièce. Or, cette Nana était encore bien embarrassante; on pouvait, à la vérité, ne pas pousser les choses jusqu'au bout, en la ramenant au bercail, avant qu'elle eût glissé à la faute; mais elle n'en demeurait pas moins un i | danger, si l'on ne mettait pas à côté d'elle une
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
consolation. Aussi Nana a-t-elle une soeur, une demoiselle bien élevée e- sans tache, grandie en dehors du milieu ouvrier, et qui, au dénouement, épousera le patron de la fabrique où travaille Coupeau. Cela compense tout.
Je ne veux pas insister davantage. Je répète une fois encore que j'accuse le hasard seul. Il m'a paru simplement intéressant de montrer comment, sans le vouloir, MM. Lafontaine et Richard ont tiré de l'Assommoir la pièce que des hommes de théâtre auraient pu y trouver. En outre, comme j'ai accordé de grand coeur à deux auteurs dramatiques l'autorisation de porter sur les planches le sujet de mon livre, j'ai pensé que je devais me prononcer sur la question soulevée dans la presse, à propos de Pierre Gendron. Si l'on veut maintenant mon avis tout net sur cette comédie, j'ajouterai qu'elle me plaît médiocrement, Les auteurs ont dû la baser sur une situation fausse. Toute la pièce tient sur ce fait que Gervaise a refusé d'épouser Coupeau, parce qu'elle a appartenu à Lantier, et qu'elle courbe la tête sous l'éternelle honte de cette liaison. U faut connaître bien peu le milieu où s'agitent les personnages, pour prêter un tel sentiment à Gervaise. Dans la réalité, elle serait depuis longtemps la femme légitime de Coupeau. Seulement, comme je l'ai expliqué, si elle était sa femme, les auteurs retomberaient dans la situation embarrassante du roman, et ils ont dû choisir entre la convention théâtrale et la vérité.
Je ne parle pas du dénouement, je sais très bien que c'est là un dénouement imposé par le Gymnase. On se marie trop à la fin, et toute cette action terrible tombe en plein dans la confiture. Voyez-vous Nana ramenée saine et sauve, comme s'il suffisait d'un tour d'escamotage pour transformer on bonne petite fille une coureuse cle trottoirs, qui appartient do naissance au pavé parisien ! Je voudrais que l'on sentît bien là à quel point de mensonge on a rabaissé le théâtre. Car soyez convaincus que MM. Lafontaine et Richard sont trop intelligents pour ne pas savoir eux-mêmes qu'ils mentent, La vérité est qu'ils ont eu peur, et avec raison ; ils se sont dit qu'ils devaient se conformer au désir du public, cpii aime les dénouements aimables.
J'arrive ainsi au singulier jugement porté par plusieurs cle mes confrères qui ont vu, dans Pierre Gendron, un manifeste naturaliste au théâtre. Comme toujours, c'est la forme, l'expression extérieure de la pièce qui les a trompés. Il a suffi que les personnages employassent quelques mots d'argot populaire, pour qu'on criât au réalisme. On ne voit que la phrase, le fond échappe.
Certes, on ne saurait trop louer MM. Lafontaine et Richard, en mettant des ouvriers en scène, de leur avoir conservé certaines tournures de langage, qui marquent la réalité du milieu. C'était déjà là une audace, et il faut les en remercier. Seulement, j'aurais voulu lés voir pousser plus loin l'amour du vrai, s'attaquer aux moeurs elles-mêmes, à la réalité des faits. Leur Gendron, c'est l'éternel bon ouvrier des mélodrames; leur Louvard, c'est le traître qu'on a vu tant de fois. Les bonshommes n'ont pas changé; ils restent jusqu'au cou dans la
convention. Us commencent à parler leur vraie langue, voilà tout,
Paris a besoin d'un certain nombre de plaisanteries courantes. Que les chroniqueurs, les échotiers, tout le personnel rieur et turbulent de la petite presse, ait lancé une série cle calembredaines sur le mouvement littéraire actuel, rien de plus acceptable; cpie l'on fasse par moquerie tenir le naturalisme dans l'argot des barrières, l'ordure du langage et les images risquées, cela s'explique, et nous tous cpii défendons la vérité, nous sommes les premiers à sourire cle ces plaisanteries, lorsqu'elles sont spirituelles. Mais, en France, on ne saurait croire combien est dangereux ce jeu cle la raillerie. Les esprits les plus épais et les plus sérieux finissent par accepter comme des jugements définitifs les aimables bons mots de la presse légère.
Ainsi, on tend à admettre que l'argot entre comme une base fondamentale dans notre jeune littérature. Ou vous clôt, la bouche, en disant : « Ah ! oui, ces messieurs qui remplacent la langue de Racine par celle cle Dumollard ! » El l'on est condamné. Vraiment! nous nous moquons bien de l'argot ! Quand on l'ai t parler un ouvrier, il est d'une honnêteté stricte, je crois, de lui conserver son langage, cle même qu'on doit mettre dans la bouche d'un bourgeois ou d'une duchesse des expressions justes. Mais ce n'est là que le côté de forme du grand mouvement littéraire contemporain. Le fond, certes, importe davantage.
Par exemple, au théâtre, c'est un triomphe médiocre que de placer de loin en loin une expression populaire. J'ai remarqué que l'argot l'ait toujours rire à la scène, lorsqu'on le ménage habilement. Il est beaucoup plus difficile de s'attaquer aux conventions, cle faire vivre sur les planches des personnages taillés en pleine réalité, de transporter clans ce monde cle carton un coin de la véritable comédie humaine. Cela est même si mal commode que personne n'a encore osé, parmi les nouveaux venus, qui ne sont pourtant pas timides.
11 faut remettre l'argot à sa place. 11 peut être une curiosité philologique, une nécessité cpii s'impose à un romancier soucieux du vrai. Mais il reste, en somme, une exception, dont il serait ridicule d'abuser. Parce qu'il y a de l'argot dans une oeuvre, il no s'ensuit pas que cette oeuvre appartienne au mouvomentactuel.Au contraire, il faut se méfier, car rien n'est un voile plus complaisant qu'une forme pittoresque ; on cache là-dessous toutes les erreurs imaginables.
Ce qu'il faut demander avant tout à une oeuvre, que le romancier ait cru devoir prendre la plume d'Henri Monnier ou celle de Bossuet, c'est d'être- une étude exacte, une analyse sincère et profonde. Quand les personnages sont plantés carrément sur leurs pieds et vivent d'une vie intense, ils parlent d'eux-mêmes la langue qu'ils doivent parler.
II
La première représentation au Gymnase de Châteaufort, une comédie en trois actes de madame de Mirabeau, m'a paru pleine d'enseignements. Pendant que le public tournait au
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LES EXEMPLES
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comique les situations dramatiques, et que les I d critiques se fâchaient en criant à l'immoralité, c je songeais qu'il y avait là un malentendu bien c grand, j'aurais voulu pouvoir transformer d'un t coup de baguette cette pièce mal faite en une t pièce bien faite, et changer ainsi en applaudis- i sements les rires et les indignations; car, au' i fond, il s'agissait uniquement d'une cpiestion de i facture. ]
Voici, en gros, le sujet de la pièce. Le marquis de Ponteville a donné sa fille Nadine en mariage i à M. de Châteaufort, un homme de la plus grande intelligence, cpie le gouvernement vient , même de charger d'une mission diplomatique. Puis, le marquis s'est remarié avec une demoiselle d'une réputation équivoque. Mais voilà cpie Nadine acquiert la preuve, par une lettre, que . son mari a été l'amant de sa belle-mère. Le beau Châteaufort,Fhomme irrésistible et magnifique, est un simple gredin. Précisément, il vient de commettre une première scélératesse. Aidé cle la marquise, il a décidé le marquis à lui léguer le château de Ponteville, au détriment de Pierre, le frère aîné de Nadine. Celui-ci apprend tout par le notaire qui a rédigé le testament. Un singulier notaire qui, pour se venger d'avoir reçu des honoraires trop faibles, dénonce tout le monde, et apprend surtout à la marquise que Nadine a des rendez-vous avec M. de Varennes, rendez-vous fort innocents d'ailleurs. Dès lors, la guerre est déclarée entre les deux femmes. Madame de Ponteville accuse madame de Châteaufort d'adultère, et fait prendre par le marquis une lettre que celle-ci semble vouloir dissimuler. Mais justement cette lettre est celle qui révèle la liaison de Châteaufort et de madame de Ponteville. Le marquis a un coup de sang, dont il se tire pour se lamenter. Enfin Châteaufort, auquel lo gouvernement vient do retirer sa mission, comprend qu'il gêne tout le monde, qu'il n'y a pas d'issue possible, et il se décide à dénouer le drame en se faisant sauter la cervelle.
. Certes, je no défends point les inexpériences ni les maladresses de la pièce. Seulement, je me demande quelle a été la véritable intention de madame de Mirabeau. A coup sûr, son idée première a dû être do mettre debout la haute figure de Châteaufort. On dit que son héros était, dans le principe, député et ambassadeur; la censure aurait diminué le personnage, en en faisant un simple diplomate, envoyé en mission particulière. Mais l'indication suffit. On comprend immédiatement quel est le personnage, le type que Fauteur a voulu créer. Châteaufort n'est point l'aventurier vulgaire. Son nom est à lui ; de plus, il a une grande intelligence, une haute si■ tuation. Sa perversion est un fruit de l'époque et du milieu. H est la pourriture en gants blancs, l'intrigue toute-puissante, l'homme public qui abuse de son mandat, lo cerveau vaste qui combine le mal. Cet homme, titré, occupant une des situations politiques les plus en vue, représente donc la corruption dans les hautes classes, avec ce qu'elle a d'intelligent, d'élégant et d'abominable.
Je ne sais si je me fais bien comprendre. Mais il y avait, à mon sens, une création très large à tenter avec un tel personnage. U est de notre temps; on l'a rencontré dans vingt procès scandaleux.
scandaleux. a poussé sur les décombres des monarchies; il ne peut plus avoir de pensions sur la cassette des rois, et il bat monnaie avec ses titres et ses situations officielles. Regardez autour de vous, très haut, et vous le reconnaîtrez. Je comprends donc parfaitement que madame de Mirabeau n'ait pu résister à la tentation de mettre au théâtre une figure si contemporaine et si puissamment originale.
Maintenant, le malheur est qu'elle l'a mise sans aucune prudence. Elle avait besoin d'une histoire quelconque pour employer le héros, et . l'histoire qu'elle a choisie est des moins heureuses. Encore aurait-elle pu s'en contenter, car les histoires en elles-mêmes importent peu. Mais il fallait alors souffler la vie à tous ces pantins, donner aux faits la profonde émotion de la vérité. J'arrive ici au vif de la question, et je demande à m'expliquer très nettement.
Le soir de la première représentation, le public riait et la critique se fâchait, ai-je dit. Dans les couloirs, j'entendais dire que l'immoralité de la pièce était révoltante, qu'un pareil monde n'existait pas. Surtout, c'était le langage qui blessait; des spectateurs juraient que les femmes du inonde ne parlent pas avec cette crudité et ne se lancent point ainsi leurs amants à la tête. Que répondre à cela? on sourit, on hausse les épaules. La brutalité est partout, en haut comme en bas. Quand les passions soufflent, les marquises deviennent des poissardes. H n'y a que les tout jeunes gens qui se font du grand monde une idée d'Olympe, où les bouches des dames ne lâchent que des perles.
Pour mon compte; — j'ignore si j'ai l'âme plus scélérate que la moyenne du public, — je ne trouve, dans Châteaufort, pas plus de gredinerie que clans beaucoup d'autres pièces applaudies pendant cent représentations. Que voyons-nous donc d'épouvantable dans cette oeuvre? Un homme qui a eu des relations avec sa belle-mère, et qui convoite les biens cle son beau-père. Mais ce sont là cle simples gentillesses à côté de l'amas effroyable des noirs forfaits cle notre répertoire. Je no citerai pas les tragédies grecques, ni les mélodrames du boulevard, où l'on s'empoisonne en famille avec la plus belle tranquillité du monde. Je rappellerai simplement les oeuvres de cette année, l'Etrangère, par exemple,oi\ le duc cle Septmonts se conduit en vilain monsieur, tout comme Châteaufort.
Pourquoi, en ce cas, rit-on,ctse fâche-t-on au Gymnase? C'est uniquement parce que l'auteur a manqué de science et d'adresse. Il aurait pu nous conter une aventure dix fois phis odieuse et nous l'imposer parfaitement, s'il avait su procéder avec art. Question de facture, rien cle plus, je le répète. Le public a acclamé d'autres vilenies, sans s'en douter. Les infamies né l'effrayent pas, la façon de présenter les infamies seule le révolte. : La grande faute do madame de Mirabeau a été
de bâtir son action dans le vide. Ses personnages n'ont pas d'acte civil. On ne sait d'où ils ; viennent, qui ils sont, comment s'est passée leur vie jusqu'au jour où ou nous les présente, s Châteaufort aurait eu besoin d'être expliqué i dans ses antécédents. Cette grande figure 3 devait être complète. Un drame n'est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu ; il faut cir-
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constancier et amener les orages de la passion et ! désintérêts.
Une autre faute grave est d'avoir raidi les personnages dans une attitude. Châteaufort, à mon sens, manque surtout de souplesse. Le marquis est une ganache et la marquise une louve de mélodrame. Quant à Nadine, elle serait le seul personnage sympathique, si elle n'était pas toujours en colère. La vie a plus de bonhomie, et, même dans les crises dramatiques, il faut conserver aux personnages des échappées de repos et de détente. Une action toute nue, une abstraction pure, ne réussit au théâtre qu'à la condition d'être maniée par des mains très savantes, qui la conduisent avec une raideur de démonstration géométrique. ; D'ailleurs, madame de Mirabeau est loin cle manquer de talent. J'ose même confesser que son oeuvre m'a beaucoup plus intéressé que certaines pièces, jouées dans ces derniers temps, et qui ont réussi. Cela est si peu ordinaire, une belle inexpérience, parlant carrément, appelant les choses par leur nom, allant droit devant elle sans crier gare. U y a bien des hommes, parmi nos auteurs dramatiques, auxquels je souhaiterais l'énergie de madame de Mirabeau. Et il ne faut pas ricaner, employer le gros mot cle brutalité, l'énergie reste une chose rare et belle, qu'on n'acquiert pas, et qui fait les grandes oeuvres. On ne devient pas fort, tandis que l'on peut, émonder sa force et trouver un équilibre.
De tout cela, il y a une morale à tirer. La clmlcdcChâtcaufort va être un argument de plus entre les mains de ceux qui refusent la vérité au théâtre, sous prétexte que la vérité est affligeante et que le public demande avant lotit des tableaux consolants. Je les entends d'ici foudroyer les héros corrompus, déclarer que le théâtre n'est pas une dalle de dissection, réclamer des idylles qui no contrarient pas leur digestion. Avez-vous remarqué une chose? U est rare qu'un honnête homme se scandalise en face d'un coquin ; ce sont les coquins eux-mêmes qui crient le plus fort, comme s'ils voyaient une.allusion personnelle dans le personnage qu'on leur montre.
Donc, c'est le naturalisme au théâtre qui payera une fois de plus les pots cassés. U va être formellement conclu que toutes les plaies ne sont pas bonnes à montrer, surtout lorsqu'il s'agit des plaies du beau monde. Et l'on aura raison, dans un certain sens. Je crois qu'on peut tout dire et tout peindre, mais je commence à être persuadé aussi qu'il y a façon de toutpeindre et de tout dire. Là est la solution du problème. Ah ! comme nous serions forts, si un naturaliste, sans rien perdre de sa méthode d'analyse ni cle sa vigueur cle peinture, naissait avec le sens du théâtre, cette adresse du métier qui escamote les difficultés au nez du public. U n'est pas vrai, à coup sûr, que tout le théâtre soit dans le métier, comme on le répète. Le métier suffit le plus souvent, mais le métier pourrait aussi aider simplement à rendre possibles sur les planches les drames et les comédies de la vie réelle. Apporter la vérité et savoir l'imposer, tel doit être le but.
Aussi no me lasserai-je pas de répéter aux jeunes auteurs dramatiques qui grandissent : « Voyez les chutes de toutes les pièces naturalistes
naturalistes depuis dix ans. Est-ce à dire que le mensonge seul réussit au théâtre? Non, certes. U faut garder sa foi dans le vrai, même quand le vrai semble crouler de toutes parts. La vérité reste supérieure, inattaquable, souveraine. C'est à notre imbécillité, à notre manque de talent, qu'il faut s'en prendre. C'est nous, et non pas la vérité, qui faisons tomber nos pièces. Etudiez donc le théâtre, comparez et cherchez. Il existe certainement une tactique pour conquérir le public, on flaire dans l'air une formule, qu'un débutant découvrira, et qui indiquera la voie à suivre, si l'on veut donner à notre théâtre une vie nouvelle. Les révolutions dans les idées ne se précisent et ne triomphent que grâce à une formule. Inventez une facture, tout est là. »
III
Deux débutants, MM. Jules Kervani et Piei're de FEstoile, ontjfait jouer au troisième Théâtre-Français une pièce en cinq actes : l'Obstacle.
Voici, en gros, le sujet. Un jeune homme, Georges de Liray, a rencontré aux bains de mer une adorable jeune fille,mademoiselle de Champlieu. U l'aime, il demande sa main à M. de Champlieu, otlà il apprend tout un drame de famille : la mère de la jeune fille n'est pas morte, comme on Fa dit, elle a fui, il y a des années, avec un amant, Georges n'en poursuit pas moins son projet do mariage; mais il se heurte contre un nouveau drame, son père lui confesse qu'il est l'amant de madame do Champliou, laquelle a naturellement changé de nom. Dès lors, le mariage entre les jeunes gens parait impossible. Les auteurs se sont tirés de toutes ces difficultés accumulées, en condamnant M. de Liray à un exil lointain et en empoisonnant madame cle Chaniplieu, qui meurt pardonnée de son mari.
La critique a bien accueilli cette oeuvre. Elle a fait des réserves, mais elle a été unanime à y constater des situations fortes et des scènes bien faites. Ses réserves ont surtout porté sur l'impasse dans laquelle les auteurs se sont mis, en choisissant un de ces sujets dont il est impossible cle sortir. Ses éloges se sont adressés à l'habileté de l'exposition, aux coups de théâtre successifs : la confession de M. de Champlieu; l'aveu de M. do Liray à son fils ; la rencontre des deux pères, avec la femme coupable entre eux. On a trouvé tout cela, je le répète, très bien combiné, emmanché solidement, fabriqué avec adresse. Aussi a-t-on salué MM. Jules Kervani et Pierre do FEstoile comme des jeunes écrivains heureusement doués pour le théâtre.
J'ai eu la curiosité de lire tout ce qu'on a écrit sur l'Obstacle, et j'affirme que le seul regret de la critique a été que les autours n'eussent pas pu sortir plus brillamment du problème insoluble qu'ils s'étaient posé. Imaginez un joueur de piquet dont une nombreuse galerie suit le jeu. La galerie est émerveillée par la hardiesse de l'écart et tout à fait enchantée par deux ou trois coups successifs qui dénotent une science hors ligne. Malheureusement, la fin de la partie est moins brillante : le joueur gagne, mais grâce à des expédients dangereux, et il ne gagne que
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LES EXEMPLES
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d'un point. Alors, la galerie dit : « C'est fâcheux, une partie si bien commencée ! N'importe, ce i joueur n'est pas la première mazette venue. » t Telle a été exactement l'attitude de la critique à l'égard de MM. Jules Kervani et Pierre de FEstoile. i
Eh bien ! que ces messieurs me permettent de leur tenir un autre langage. Je suis le seul de mon opinion ; aussi vais-je tâcher d'être très clair et d'appuyer mon dire sur des arguments décisifs. Certes, les deux auteurs, en écrivant l'Obstacle, ont fait une oeuvre très honorable, et je me réjouis de leur succès. Mais je crois remplir strictement mon devoir de critique, en leur disant qu'ils ont choisi là une formule dramatique inférieure, et qu'ils doivent se dégager au plus tôt de cette formule, s'ils ont la moindre ambition littéraire.
J'arrive aux preuves. Que sont leurs personnages? Des pantins, pas davantage. Les jeunes gens sont des jeunes gens, les pères sont des pères, le tout complètement abstrait, chaque figure représentant une idée et non un individu. 11 me semble voir ces personnages portant chacun un écrite au sur la poitrine : « Moi je suis un jeune homme honnête qui aime une jeune fille... Moi je suis un père honnête dont la femme s'est mal conduite... » Quant à l'homme que cache l'écriteau, il nous reste profondément inconnu ; nous ne voyons seulement pas le bout de son nez, nous ignorons ce qu'il a dans le ventre. Aucune analyse humaine, en somme; pas un seul document nouveau, une simple exhibition de sentiments généraux qui manque même de tout relief artistique.
Mais les faits sont encore plus significatifs. Si les personnages restent uniquement des poupées destinées à être rangées sur une table, ■ comme les soldatsde plomb des enfants, tout l'intérêt se porte sur le drame dont ils vont être les acteurs complaisants. Us deviennent passifs, ils subissent l'action, demeurent où on les place, font un pas en arrière ou en avant, selon les" besoins de la stratégie dramatique. Or, rien n'est plus étrange que cette action qu'ils subissent. 11 s'agit pour les auteurs de pousser leurs soldats de plomb, de les mettre en face les uns des antres, dans des positions critiques, de faire croire qu'ils sont perdus et qu'ils vont se manger, puis de les dégager le plus habilement possible, en sacrifiant ceux qui sont trop embarrassants, et cle dire enfin au public ravi : « Mesdames et messieurs, voilà comment la farce se joue. Tout ceci n'était que pour vous plaire et vous montrer notre adresse d'escamoteurs. » Peu importent la vie réelle, le développement logique des histoires vraies, la grandeur simple de ce qui se passe tous les jours sous nos yeux. Les hommes d'expérience et d'autorité ' vous répéteront qu'il faut des situations au théâtre ; entendez par là qu'il faut mener en guerre vos soldats de plomb et vous exercer à les jeter dans des bagarres, pour avoir la gloire de les en tirer sans une égratignure.
Je le dis une fois encore, l'art dramatique ainsi entendu est un art absolument inférieur, qui doit dégoûter les penseurs et les artistes. Je' parlais d'une partie de piquet. Mais il est une comparaison plus juste encore, celle d'une partie d'échecs. Les personnages ne sont plus cpie des
pions. MM. Jules Kervani et Pierre de FEstoile ont pu se dire : « Les blancs font mat en cinq coups. »Et ils ont joué leur cinq actes. Oui,lours personnages sont en bois, de simples pièces de buis ; j'accorde, si l'on veut, qu'on les a sculptés et qu'ils ont des figures humaines; mais ils n'ont sûremen t ni cervelle ni entrailles. Quant au drame, il devient une combinaison, plus ou moins ingénieuse ; on entend le petit claquement des pièces sur l'échiquier, et le problème est résolu, la critique se contente de déclarer le lendemain : « Bien joué I » ou : « Mal joué 1 » De l'étude humaine, de F analyse des tempéraments, de la nature des milieux, pas un mot l
Voilà, n'est-ce pas, qui est d'un grand vol, voilà qui élargit singulièrement notre littérature dramatique ! Remarquez que les pièces à situations qui régnent aujourd'hui, n'ont envahi le théâtre que depuis le commencement du siècle. Ce sont elles qui ont imposé l'étrange code auquel on veut soumettre tous les débutants. , Les fameuses règles, le critérium d'après lequel on juge si tel écrivain est ou n'est pas doué pour le théâtre, viennent cle ces pièces. Peu à peu, elles se sont imposées comme un amusement facile qui intéresse sans faire penser, et on a voulu plier toutes les productions dramatiques à leur formule. Il n'a plus été question que des « scènes à faire ». On a déserté la grande étude humaine pour ce joujou, mettre des bonshommes en bataille et leur faire exécuter des culbutes de plus en plus compliquées. Ajoutez que des esprits ingénieux, et même quelques esprits puissants, se sont livrés à ce jeu et y ont accompli des'merveilles. Voilà comment le théâtre actuel, — une simple formule passagère dont on veuf faire « le théâtre », — occupe les planches, à la grande tristesse des écrivains naturalistes.!
Souvent la critique cite les maîtres. C'est, pourtant peu les honorer cpie de ne point se montrer sévère pour les pièces à situations. Dans toutes les littératures, tous les chefsd'oeuvre dramatiques condamnent ces pièces et montrent leur infériorité. Certes, ce n'est ni dans le théâtre grec, ni dans le théâtre'latin que nos auteurs habiles ont pris les règles du petit jeu de société auquel ils se livrent. Ni Shakspeare ni Schiller ne leur ont enseigné l'art de plonger un personnage dans une fable com- pliquée, puis de l'en retirer par la peau du cou, sans que ses vêtements eux-mêmes aient souffert. Si j'arrive à nos classiques, l'exemple devient encore plus frappant. Où prend-on que Corneille, Molière, Racine sont les maîtres du théâtre à notre époque? Les auteurs contemporains n'ont rien d'eux, je ne parle pas du talent, mais de l'entente de la scène et de la veine dramatique. Qu'on cesse donc de parler des maîtres, à propos de notre théâtre actuel, car nous les insultons chaque jour par la façon ridicule et étroite dont nous employons leur glorieux héritage.
La formule qui règne en ce moment n'a donc pas d'excuse. Elle ne saurait même invoquer en sa faveur la tradition. Elle ne se rattache en rien aux chefs-d'oeuvre de notre littérature dramatique. Je ne puis développer ici les arguments que je fournis; mais il est aisé de le faire. Cette formule est née de l'ingéniosité et de l'habileté d'une génération d'auteurs. Elle a récréé le
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public, car elle offre le gros intérêt du romanfeuilleton, dont l'invention a passionné la masse des lecteurs illettrés. Et c'est ainsi qu'elle s'est étalée, au point de faire dire qu'elle est tout le théâtre, et qu'en dehors d'elle il n'y a pas de succès possible. Heureusement, l'histoire littéraire est là pour affirmer que l'étude de l'homme passe avant tout, avant Faction ellemême. On à découragé les esprits supérieurs en faisant un simple échiquier de la scène. Telle est l'explication de la royauté du roman à notre époque, tandis que le théâtre se traîne et agonise.
Un grand écrivain étranger s'étonnait un jour devant moi des deux littératures si nettement tranchées qui vivent chez nous côte à côte, le roman et le théâtre. Le premier s'élargit et grandit chaque jour; le second s'épuise et tend à retomber aux tréteaux. Cela provient, selon moi, cle ce que le roman est dans le courant du siècle, dans ce courant naturaliste qui emporte tout. Au contraire, le théâtre résiste, s'entête dans des combinaisons ridicules, refuse la vie qui déborde autour cle lui. La routine, les engouemenls du public, la complicité de la critique, l'enfoncent davantage. On prévoit le résultat : si, dans un temps donné, une rénovation n'a pas lieu, le théâtre roulera de plus bas en plus bas; car il est impossible que la foule, nourrie des vérités du roman, ne se dégoûte pas tout à fait des enfantillages laborieux des auteurs dramatiques. D'ailleurs, de même que le théâtre a régné au dix-septième siècle, peut-être au dix-neuvième siècle le roman doit-il régner à son tour.
Je reviens à MM. Jules Kervani et Pierre de FEstoile, et je conclus. Sans doute, ils ont fait preuve d'un effort louable en produisant l'Obstacle. Mais ils débutent, ils ont de l'ambition, ils désirent monter le plus haut possible. Alors, je crois devoir leur dire ce que personne ne leur a dit, La pièce à situations, si. honorablement qu'on la traite, reste une oeuvre inférieure. Us auraient dénoué l'Obstacle cFune façon plus habile encore, qu'ils n'auraient jamais été que des joueurs d'échecs. S'ils veulent grandir, ils doivent se hausser jusqu'à l'étude de l'homme, aborder les passions, nouer et dénouer leurs drames par les seules passions. Plus haut, toujours plus haut ! Tâchez de monter dans la vérité et clans le génie ! Tel est, selon moi, le seul langage qu'un critique ait lieu de tenir aux débutants qui arrivent avec leur jeunesse et leur bonne volonté.
IV
MM. Aurélien Scholl et Armand Dai'lois ont donné à l'Odéon une très agréable comédie, qui a eu un joli succès d'esprit.
Le titre le Nid des autres, dit le sujet d'une façon charmante. U s'agit d'une certaine Désirée Blavière, dont le passé est fort louche, et qui a pris le titre sonore et romanesque de comtesse do Villetaneuse. Cette dame, à laquelle un Russe cosmopolite et original, toujours en voyage, M. Cramer, a eu l'étrange idée de confier sa fille Mathilde, vivait à Cannes cle la pension que le père lui payait, lorsque l'envie lui est venue de
marier Mathide pour se faire à elle:même un intérieur. Un garçon riche, Rodolphe, épouse l'héritière, et Désirée s'installe chez eux avec ses trois enfants. Clestlàle nid des autres.
On voit dès lors comment l'action s'engage. Désirée est plus impérieuse et plus exigeante qu'une belle-mère. Elle a fait le bonheur des époux, elle le leur rappelle à chaque minute et exige une reconnaissance éternelle. C'est elle qui gouverne, qui dispose des chambres de la maison, qui se sert des voitures, qui commande les domestiques. Et, à la moindre observation, elle éclate en reproches et en lamentations. Rodolphe sent bien vite qu'il s'est donné un maître. Mais, lorsqu'il veut sauver son bonheur menacé, tout un drame commence. Désirée exerce sur Mathilde un empire absolu. Elle fâche les époux, elle emmène la jeune femme etlapousseàplaider en séparation.
Les choses finiraient fort mal sans doute, si Rodolphe n'avait pour ami un jeune peintre, Montbrisson, qui arrive fort dépenaillé au premier acte, mais qui est un garçon de belle humeur et de talent. Rodolphe l'installe chez lui. C'est encore le nid des autres, habité seulement par un oiseau qui paye son gîte en égayant ses hôtes et en veillant sur leur bonheur. A la fin, quand Montbrisson reparaît, il s'est réconcilié avec son père et il n'a qu'un mot à dire pour confondre la prétendue comtesse cle Villetaneuse, dont il vient d'apprendre l'histoire. Ai-je besoin d'ajouter que cet excellent Montbrisson épouse une soeur de Rodolphe, que les auteurs ont mise là tout exprès? Je n'ai pas parlé non plus d'un certain Ducluzeau, un vieil ami de Désirée, qui pille aussi le nid dos autres d'une façon impudente.
Il paraît que cette comédie, qui au fond n'est qu'un drame avorté, est une histoire tristement vraie, dont tout Paris s'est occupé autrefois. Et, à ce propos, M. Francisque Sarcey, le critique si écouté du Temps, faisait remarquer combien cette histoire portée au théâtre est devenue pauvre d'allures et même invraisemblable dans les détails. Sa remarque est fort juste, en apparence. Pendant les trois actes, j'ai été blessé par un je ne sais quoi, par des sousentendus qui m'échappaient et qui m'empêchaient de comprendre nettementlapièce. Ainsi, je ne m'expliquais pas du tout l'empire que Désirée exerce sur Mathilde. Comment se fait-il que cette Mathilde, dont les auteurs font une charmante créature, puisse quitter de la sorte un mari qu'elle adore, pour suivre une amie et lui obéir en toutes choses? Evidemment, cela n'est ni logique ni acceptable. Et M. Sarcey part de là pour laisser entendre que, toutes les fois qu'on porte la vérité telle quelle sur les planches, elle y paraît forcément absurde.
La conclusion est'inattendue, car je soupçonne au contraire que si, dans le Nid des autres, la situation paraît fausse, c'est que les auteurs n'ont point osé lamettr.e au théâtre dans sa monstrueuse vérité. Tout cela est si délicat que je ne saurais même insister. H n'y a qu'une débauche qui puisse donner à Désirée son empire sur Mathilde. Dès lors, on comprend tout, et le drame qui,s'ouvre est d'une grandeur abominable. Sans doute, c'était un sujet impossible. I Seulement, qu'on ne vienne pas dire, en s'ap-
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LES EXEMPLES
puyant sur cet exemple, que la vérité exacte est absurde sur les planches; car ici, loin d'avoir reproduit la vérité exacte, les auteurs ont dû l'amputer violemment, la réduire à une fable inoffensive et peu intelligible. Imaginez certaines comédies d'Aristophane arrangées pour un public parisien.
Et l'embarras des auteurs a été si évident, lorsqu'ils ont abordé cette terrible figure de Désirée, qu'ils se sont résignés à la tourner au comique. U faut la voir se jeter au cou de Mathilde, cpiand celle-ci revient de voyage; elle pousse de petits cris, elle se pâme, si bien qu'elle soulève des rires dans la salle. Le soir de la première représentation, on a trouvé ça drôle, on ne comprenait pas. Pourtant, j'étais un peu étonné. Cette exagération devait-elle être mise au compte de. l'actrice? Je ne le crois pas aujourd'hui, .je pense plutôt que les auteurs ont voulu indiquer ce qu'ils ne pouvaient dire. Leur Ipièce me fait l'effet d'un paravent charmant, un peu rococo, bon à mettre dans un salon, et derrière lequel se passe une effroyable aventure. Certes, ce n'est pas avec de tels éléments qu'on peut expérimenter si la vérité toute crue est possible ou impossible au théâtre. La vérité du Nid des autres ne se dit qu'à l'oreille.
Même admettons que l'histoire soit propre, il faudra toujours faire de Mathilde une femme sotte ou une femme méchante, si l'on veut expliquer sa fuite avec Désirée. Dans la réalité, on n'a jamais vu les jeunes épouses quitter leurs maris pour suivre des clames de leur connaissance. Si cela arrive, c'est qu'il y a des raisons, et il faut mettre ces raisons en lumière; autrement, les figures ne se tiennent plus debout. C'est une surprise, lorsque Mathilde s'en va avec Désirée, parce que l'analyse du personnage ne nous a pas préparés à cette action. L'écrivain qui étudie la vie, l'explique par là même, jusque dans ses inconséquences. Quand je demande qu'on porte la réalité au théâtre, j'entends qu'on y fasse fonctionner la vie, avec tous ses rouages, dans la merveilleuse logique de son labeur.
C'est donc une singulière idée que de parler de vérité exacte à propos du Nid des autres. Aucune pièce, au contraire, n'a dû être plus faussée. Et je n'ai pas encore cité ce Montbrisson, qui est las de traîner partout, cet éternel Desgenais qui apporte dans sa poche un dénouement enfantin. Est-il assez factice, celui-là 1 Puis, comme cette Désirée se laisse aisément écraser! Dans la réalité, les Désirées triomphent toujours. C'est que là encore les auteurs ont voulu plaire. Décidés à rire de l'aventure, ils ont évité le drame par un tour d'escamotage. Mais, bon Dieu ! sommes-nous assez loin cle l'histoire dont tout Paris s'est occupé ! . Et sait-on pourquoi les auteurs ont préféré une comédie aimable? C'est à coup sûr pour conquérir le public, qui exige des personnages sympathiques. On ne se doute pas de la quantité de pièces médiocres que la nécessité des personnages sympathiques fait écrire. Par exemple, on a un beau drame; seulement, on s'aperçoit que les héros ne sauraient plaire aux âmes sensibles ; ce sont de grands passionnés ou de grands révoltés, qui marchent trop brutalement dans la vie; alors, on les chausse cle pantoufles pour
qu'ils fassent moins de bruit, on les taille, on les rogne, jusqu'à ce qu'ils soient dignes d'un prix de de vertu. Et ce n'est pas tout, il faut établir une compensation, mettre deux honnêtes gens pour un gredin ; c'est à peu près la proportion ordinaire. Mathilde est nulle et effacée, parce que, si elle était perverse, son mari ne pourrait la reprendre, et il faut pourtant qu'il la reprenne au dénouement. D'autre part, les auteurs ont ajouté Montbrisson, pour compenser Désirée. Nous touchons là à la plaie de médiocrité du théâtre.
Je prends le Nid des autres, non comme un exemple de ce que devient la réalité au théâtre, mais comme un exemple de ce que l'on fait de la réalité au théâtre. Et cet exemple est caractéristique, lorsqu'on l'étudié. *
V
Les pièces à thèse sont de fâcheuses pièces. Elles argumentent au lieu de vivre. Comme toute question a deux faces, le pour et le contre, elles ne plaident fatalement qu'une opinion, elles n'ont qu'un côté de la réalité. Or, l'art est absolu. Les pièces à thèse sont donc en dehors de Fart, ou du moins ont toute une partie de discussion qui encombre et rabaisse l'oeuvre entière.
Voici, par exemple, MM. A. Decourcelle et J. Claretie qui viennent de faire jouer au Gymnase un drame en quatre actes, le Père, dans lequel ils ont voulu prouver des vérités délicates et fort discutables. Selon eux, le père adoptif qui élève un enfant est plus le père de cet enfant que le véritable père qui l'a abandonné. La voix du sang n'existe pas. Il ne suffit point de donner par hasard l'être à une créature pour se dire son père, il faut encore achever cette naissance en faisant une belle âme de cette créature. Tout cela est parfait en théorie, et même beau; seulement, dans la réalité, les choses prennent une allure moins nette, le bien et lo mal se mêlent, et il est singulièrement difficile de se prononcer.
Les pièces à thèse ont surtout ceci de fâcheux, que les auteurs peuvent et doivent les arranger pour leur faire signifier ce qu'ils veulent. Tous les paradoxes sont permis au théâtre, pourvu qu'on les y mette avec esprit. On a un plaidoyer, on n'a pas la vérité. Si l'on dérange une seule des poutres de l'échafaudage, tout croule. C'est un château de cartes qu'il faut considérer de loin en évitant.de le renverser d'un souffle.
Ainsi, ort ne s'imagine pas toutes les précautions que les auteurs ont dû prendre pour faire tenir leur drame debout. D'abord, il s'agissait de donner le père adoptif, M. Darcey, comme l'homme le plus sympathique du monde, honnête, loyal, un héros. Par contre, il fallait présenter le père véritable comme un gredin, tout en lui laissant l'apparence d'un homme du monde; et M, de Saint-André est devenu un viveur, un profil romantique de misérable dont les bottines vernies foulent toutes les choses saintes. Mais cela ne suffisait pas. Pour creuser l'abîme entre l'enfant et le vrai père, les auteurs ont dû inventer un viol de la mère : M. de Saint-
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
André a violé madame Darcey et a disparu sans I même savoir que la malheureuse femme est é morte de cet attentat, après avoir donné le jour au petit Georges. c
Est-ce tout? les faits so trouvaient-ils dès lors combinés de façon à pouvoir soutenir la t thèse? Non, il était nécessaire de fausser encore ] d'un coup de pouce la réalité. M. Darcey avait 1 élevé Georges. Seulement, il ne fallait pas que l Georges connût le mystère de sa naissance. U | devait l'apprendre à vingt-cinq ans, pour être i frappé par ce coup de foudre, et en recevoir un ! tel ébranlement, qu'il se mît immédiatement à la recherche de son père, dans un but étrange que je dirai tout à l'heure.
Alors, afin d'obtenir les situations voulues, les auteurs ont imaginé le premier acte suivant, Georges attend M. Darcey, qui revient d'Amérique. 11 l'attend avec d'autant plus d'impatience qu'il doit épouser, dès son retour, une jeune fille qu'il aime.mademoiselleAliceHerbelin. Mais il n'est pas'sans inquiétude. On n'a pas de nouvelles du Saint-Laurenl,qm ramène M. Darcey. Brusquement, une dépêche arrive, annonçant la perte du Saint-Laurent sur les côtes de Bretagne. Georges sanglote, et son désespoir est tel qu'il veut se tuer. C'est à ce moment cpie Borel, un vieil employé cle la maison, pour empêcher ce suicide, raconte au jeune homme que M. Darcey n'est, pas son père. Naturellement, tout de suite après cet aveu, M. Darcey se présente. U a été sauvé. Georges se jette d'abord clans ses bras, puis il se montre troublé, - et une explication a lieu. A la fin de l'acte, le jeune homme, ajournant son mariage, part à la recherche.de son père, pour venger sa mère.
On voit quels événements peu naturels les auteurs ont dû employer pour arriver à justifier leur donnée première. Je passe encore sur la singulière dépêche qui détermine le désespoir de Georges; il y a là une histoire de capitaine remplacé pendant la traversée qui est enfantine. Ce qui est plus grave, c'est la situation fausse do ce jeune homme, "dont la pre'mièreidée est de se faire sauter la cervelle, parce que son père est mort. Je doute que les auteurs aient à citer un fait réel pour appuyer leur fable. Je ne dis point que la perte d'un être cher ne puisse pas tuer, après des journées de larmes. Mais, là, brusquement, prendre un pistolet, c'est bien peu vraisemblable. Evidemment, les auteurs n'ont pas eu d'autre but que d'amener la confidence de Borel, à l'aide de ce suicide. S'ils ont éprouvé un instant des scrupules, ils se sont ensuite persuadé que le désespoir de Georges allant jusqu'à vouloir mourir, était une excellente note pour leur pièce, en ce sens que ce désespoir montrait l'affection passionnée du jeune homme à l'égard de M. Darcey.
J'insiste maintenant sur la stupéfiante détermination du fils partant à la découverte de son père pour venger sa mère. M Darcey lui a raconté que la malheureuse femme avait été violée dans une auberge des Pyrénées, près de Luchon. Longtemps il a cherché le misérable pour le tuer. Vingt-cinq ans se sont passés, l'aventure est oubliée, tout porte à croire qu'une nouvelle enquête ne saurait aboutir. N'importe, Georges entend partir sur-le-champ, et il emmène. Borel.
Les actes suivants vont être consacrés à cette étrange chasse qu'un fils donne à son père.
Je m'arrête, et je me demande quels peuvent être.au juste, lessentimeiits qui animentGeorges. Voilà un garçon qui va se marier avec une jeune fille qu'il adore; voilà un fils qui retrouve un père qu'il a cru mort, et il abandonne cette jeune fille et ce père pour se donner la mission la plus lamentable et la moins utile qu'on puisse imaginer. Cela est-il croyable? Remarquez que tout ce petit monde est tranquille et heureux. A quoi bonj-emuer un passé mort, à quoi bon soulever une lutte effroyable dans tous ces coeurs? Le vrai père est un gredin : eh bien ! que ce gredin aille se faire pendre ailleurs; son fils n'a pas à jouer le rôle de justicier, et s'il joue ce rôle, c'est uniquement pour permettre à MM. Decourcelle et-Claretie de faire un drame. Dans la réalité, à moins d'être fou, Georges dirait simplement à M. Darcey : « Mon véritable père, c'est vous. Je ne veux pas savoir si j'en ai un autre. Aimonsnous comme par le passé, et vivons en paix. » Seulement, je le répète, dans ce cas, il n'y avait pas cle pièce.
Georges est parti en guerre contre son père. Nous le retrouvons avec Borel, dans l'auberge des Pyrénées, où l'attentat a été commis. Un quart de siècle s'est écoulé, personne naturellement ne peut le renseigner. Le second acte ne contient guère que deux scènes, deux interrogatoires que le jeune;homme fait subir, l'un à un paysan, l'autre à;iin vieux militaire, le père Lazare, que l'âge et la boisson ont abêti. U tire enfin de ce dernier.un renseignement : l'homme qu'il cherche, son père, lui ressemble. Et c'est avec cette seule indication qu'il reprend ses recherches.
Au troisième acte, Georges, qui va partout, se fait présenter par un ami chez une fille galante, un soir do fête, dans une villa des environs de Luchon. Le hasard le met en présence d'une femme, lasse et désabusée, qui traverse la pièce en maudissant les hommes. Voilà, certes, une figure d'une fraîcheur douteuse. Mais l'im" portant est qu'elle porte un bracelet, sur lequel se trouve le portrait de Saint-André. Enfin Georges tient la bonne piste. Saint-André luimême arrive. Les auteurs ont aussitôt accumulé les couleurs noires sur son compte : il lance les maximes les plus abominables; il se montre joueur, libertin, sans foi ni loi; il donne des leçons de vice à Georges et finit par lui raconter nettement le viol de sa mère, comme un bon tour qu'il a fait dans le temps. C'est vraiment trop commode de bâtir ainsi un mauvais père, juste sur le patron d'infamie que l'on désire.
Le dénouement, le quatrième acte, se passe
encore dans l'auberge. Saint-André et ses amis
vont partir pour une chasse à l'ours. Georges,
qui est de la bande, pose la thèse sur laquelle
repose la pièce, et une discussion s'engage, où
l'on dit ses vérités à la voix du sang. Puis,
Georges, convaincu par cette discussion, livre
i son vrai père à son père adoptif, qui se trouve
dans une pièce voisine. Un duel a lieu, pendant
î lequel le jeune homme se tord lesbras. M. Darcey
3 rentre, il a tué Saint-André; Alors, Georges se
Î jette dans les bras du survivant, en criant: «Mon
i père ! mon père ! » et M. Darcey répond : « Mon
fils ! oui, mon fils ! » Comme on le dit après la
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LES EXEMPLES
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solution de tout problème, c'est ce qu'il fallait démontrer.
Je crois inutile de rentrer dans la discussion de la thèse. Les auteurs ont voulu cela. Mais le premier venu peut vouloir autre chose, la thèse absolument contraire par exemple, et le premier venu n'aura qu'à arranger un autre drame, pour avoir également raison. La question d'art seule demeure, et j'ai le regret de constater que l'argumentation a fait un tort considérable au mérite littéraire de l'oeuvre, en torturant les faits et en embarrassant le dialogue de 'plaidoyers inutiles. Les personnages n'obéissent plus à un caractère, mais à une situation ; ils font ceci et cela, non pas parce que leur nature est cle le faire, mais parce que les auteurs veulent qu'ils le fassent. Dès lors, nous avons des pantins au lieu de créatures vivantes.
VI
Je retrouve M. Louis Davyl à l'Odéon, avec une comédie en trois actes : Monsieur Chéri-bois. Avant tout, j'analyserai l'oeuvre. Ensuite, je me permettrai de la juger et d'en tirer une leçon, s'il y a lieu.
M. Chéribois est un bourgeois de Joigny qui passe grassement sa vie dans un égoïsme bien entendu. U n'a autour de lui que des femmes qui le gâtent : madame Chéribois d'abord, puis sa filleule, Henriette, et la vieille bonne de la famille, Marion. Tout le premier acte sert à peindre cet intérieur cossu et tranquille, dans lequel le bon M. Chéribois ne tolère pas le pli d'une rose. Cependant, il attend ce jour-là son fils Paul, qui est en train de faire fortune à Paris, chez un agent de change. Il est même allé lo chercher à la gare, et il revient très maussade, parce que Patil n'est pas arrivé. La vôri lé est que co malheureux garçon rôde autour do la maison depuis le matin; il a joué à la Bourse et a perdu cent mille francs; il explique à sa mère épouvantée qu'il est déshonoré, s'il ne paye pas. Mais lorsque M. Chéribois apprend l'aventure, il refuse tout net les cent mille francs. Tant pis si son fils est un imbécile ! Voilà la tranquille maison bouleversée, et l'égoïste seul y dînera paisiblement le soir.
Au secoua acte, madame Chéribois tente vainement de sauver son fils. Elle se rend chez le notaire Violette, où déjà Henriette et la vieille Marion sont venues faire assaut de dévouement, en tâchant de réaliser leur petite fortune pour la donner à Paul. Mais toutes les tendresses de la mère so brisent contre la loi; elle ne peut disposer d'aucun argent sans le consentement de son mari. Alors, elle se lamente, et, M. Chéribois se présentant à son tour, une explication cruelle a lieu entre eux. U ne cède pas, la situation reste plus tendue.
Enfin, au troisième acte, le dénouement est amené par une intrigue secondaire. Un neveu de M. Chéribois, Laurent, possède pour toute fortune une vigne que son oncle guette depuis longtemps. Justement, la fille du notaire, Cécile, est aimée de Laurent. U se décide à vendre sa vigne à son oncle pour le prix de soixante-quinze mille francs, puis à prêter cet argent à Paul. Autre
complication : M. Chéribois veut payer les soixante-quinze mille francs sur une somme de centmille francs qu'il vientdef aire porter chez un banquier par Bidard, le clerc de maître Violette. Et voilà qu'on lui annonce la fuite de ce banquier. U se désole. Enfin, quand il apprend que Bidard, prévenu à temps, ne s'est pas dessaisi de la somme, il se laisse attendrir et consent à donner les cent mille francs à son fils.
Je commencerai par la critique. Qui ne comprend que ce dénouement est ■fâcheux? Pendant les deux premiers actes, M. Louis Davyl s'est tenu dans une élude très simple et très juste d'un petit coin de la vie de province. On ne sent nulle part la convention théâtrale, les recettes connues, la routiiTe des expédients et des ficelles du métier. Rien de plus charmant, de mieux observé et de mieux rendu. Et voilà tout d'un coup que l'auteur paraît avoir peur de cette belle simplicité; Use dit que ça ne peut pas finir comme ça, que ce serait trop nu, qu'il faut absolument corser le troisième acte. Alors, il rainasse cette vieille histoire des cent mille francs qu'on croit perdus et qu'on retrouve dans la poche d'une clerc fantaisiste. 11 force le coffre-fort de son égoïste par un tour de passe-passo, au lieu de chercher à amener le dénouement par une évolution du caractère du personnage.
Le pis est que M. Louis Davyl a fait la scène qu'il fallait faire, et qu'il l'a même très bien faite. Quand M. Chéribois rentre chez lui à la nuit tombante, il ne trouve plus personne, ni sa femme, ni sa nièce, ni la vieille bonne. H n'y a pas même de lampe allumée. Le nid où il se fait dorloter depuis un demi-siècle est désert et . froid, lentement empli d'une ombre inquiétante. Alors, il est pris de peur,-il tremble qu'on ne • l'abandonne, il grelotte à la pensée qu'il n'aura plus là trois femmes pour prévenir ses moindres désirs. Et il se lance à travers les pièces, il appelle, il crie. C'est lui, dès lors, qui est à la merci de son entourage. J'aurais voulu qu'à ce moment il fût vaincu par le seul fait de son abandon, que son caractère d'égoïste lui arrachât ce cri : « Tenez ! voilà les cent mille francs, rendezmoi ma tranquillité et mon bien-être. »
Remarquez que M. Chéribois obéissait ainsi jusqu'au bout à sa nature. Après avoir résisté par égoïsme, il consentait par égoïsme. Son vice le punissait, sans que Fauteur eût à le transformer. D'autre part, il faut songer que M. Chéribois n'est pas un avare; il se nourrit merveilleusement et tient à digérer dans de bons fauteuils. S'il refuse de donner les centmille francs, c'est qu'il songe sans cloute à toutes les satisfactions personnelles qu'il peut se procurer avec une pareille somme. Rien d'étonnant dès lors à ce qu'il les donne, dès que son refus menace cle gâter son existence entière. Je le répète, le dénouement naturel était là, et pas ailleurs.
Tout le reste, les cent mille francs promenés dans la poche de Bidard, le bel expédient de Lncile,décidant Laurent à vendre sa vigne,n'est réellement là que pour tenir de la place. Ce sont des complications enfantines, imaginées eh dehors de toute observation, ajoutées par l'auteur dans le but d'occuper les planches. Je crois le calcul fâcheux. L'effet obtenu aurait grandi, si le troisième acte avait continué la belle et touchante simplicité des deux premiers. M. Louis
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
Davyl a eu le tort de ne pas pousser magistrale- I ment son étude jusqu'au bout. Il s'est dit qu'une « pièce » était nécessaire, lorsque, selon moi, une « étude » suffisait et donnait à l'idée une ampleur superbe. On a tort de se défier du public, de croire qu'il exige de la convention. Ce sont les deux premiers actes qui ont surtout charmé la salle. Jamais M. Louis Davyl n'aura laissé échapper une si belle occasion de laisser une oeuvre.
Telle qu'elle est, pourtant, la pièce est une des meilleures que j'aie vues cette année. J'ai été très heureux de son succès, car ce succès me confirme dans les idées que je défends. Voilà donc le naturalisme au théâtre, je veux dire l'analyse d'un milieu et d'un personnage, le tableau d'un coin de la vie quotidienne. Et l'on a pris le plus grand plaisir à cette fidélité des peintures, à cette scrupuleuse minutie de chaque détail. Le premier acte est vraiment charmant de vérité; on dirait le début d'un roman de Balzac, sans la grande allure. Que m'affirmaiton, que le théâtre ne supportait pas l'étude du milieu ? Allez voir jouer Monsieur Chéribois, et, ce qui vous séduira, ce sera précisément cette maison de Joigny, si tiède et si douce, dans laquelle vous croirez entrer.
Pour moi, M. Louis Davyl fera bien de s'en tenir là. Sa voie est trouvée. Quand il s'est lancé dans la littérature dramatique, après une vie déjà remplie, il a déployé une activité fiévreuse, il a voulu tenter toutes les notes à la fois. J'ai vu de lui des pièces bien médiocres, entre autres de grands mélodrames où il pataugeait à la suite de Dumas père et de M. d'Ennery. J'ai vu un drame populaire, dans lequel, à côté d'excellentes scènes prises clans le milieu ouvrier, il y avait une accumulation de vieux clichés intolérables. De tout son bagage, il ne reste cpie la Maîtresse légitime et Monsieur Chéribois. La conclusion est facile à tirer. J'espère que l'expérience est désormais faite pour lui ; il doit s'en tenir aux pièces d'observation et d'analyse, il doit ne pas sortir du théâtre naturaliste, s'il veut enfin conquérir et garder une haute situation. On a pu comprendre qu'il se cherchât et qu'il tâtât le public; on ne comprendrait plus qu'il ne se fixât pas où paraît aller le succès et où se trouve évidemment son tempérament d'auteur dramatique.
Vil
La comédie en quatre actes dé M. Albert Delpit : le Fils de Coralie a obtenu un véritable succès au Gymnase.
En quelques lignes, voici le sujet. Une fille, Coralie, qui a scandalisé Paris par sa débauche, s'est retirée en province, après fortune faite, pour se consacrer tout entière à l'éducation de son fils Daniel. L'enfant a grandi, il est aujourd'hui capitaine, et un capitaine extraordinairement pur, noble, bon, délicat, grand, chaste, intègre, magnanime. Naturellement,il ignore les anciennes farces de sa mère, qui s'est modestement dérobée sous le nom de madame Dubois, C'est alors que le capitaine veut épouser la fille d'une respectable famille de Montauban,
EdithGodefroy.Les deux jeunes gens s'adorent, sa prétendue tante donne à Daniel une somme de neuf cent mille francs, une fortune dont on lui aurait confié la gestion ; tout irait pour le mieux, si un ancien viveur, M. de Montjoye, ne reconnaissant pas d'abord Coralie, et si ensuite le notaire Bonchamps ne mettait pas à néant le roman naïf de madame Dubois, en lui posant les questions nécessaires à la rédaction du contrat. Elle se trouble, et la grande scène attendue, la scène d'explication entre elle et son fils, se produit alors. Au dernier acte, le mariage ne se ferait naturellement pas si Edith ne déclarait publiquement, dans un étrange coup de tête, qu'elle est la maîtresse de Daniel. M. Godefroy, vaincu par ce moyen un peu raide de comédie, se décidé à les unir, à la condition que Coralie se retirera dans un couvent.
Avant tout, examinons la question de moralité. Je crois savoir que M. Delpit est à cheval sur la morale. Sa prétention, me dit-on, est d'écrire des oeuvres dont les femmes ne rougissent pas, et dont l'influence salutaire doit améliorer l'espèce humaine, par des moyens tendres et nobles.
Or, j'avoue avoir cherché la vraie moralité du Fils de Coralie, sans être encore parvenu à la découvrir. Est-ce à dire cpie les filles ne doivent pas avoir de fils, ou bien qu'elles doivent éviter d'en faire des capitaines immaculés, si elles en ont? Non, car Daniel est en somme parfaitement heureux à la fin, et il serait fils d'une sainte, qu'il n'aurait pas à remercier davantage la Providence. L'auteur ne dit même pas aux dames légères de Paris : « Voyez combien vos désordres retomberont sur la tête de vos fils ; vous serez un jour punies dans leur bonheur brisé. » Au demeurant, Coralie est pardonnée ; elle s'enterre bien au couvent, mais quelle fin heureuse pour une vieille câlin, lasse de la vie, s'endormant au milieu des tendresses câlines des bonnes soeurs ! car je me plais à ajouter un cinquième acte, à voir Coralie mourir dans le sein de l'Eglise et laisser sa fortune pour les frais du culte. C'est la mort enviée cle toutes les pécheresses, l'argent du Diable retourne au bon Dieu. Et remarquez que celle-ci a, en outre, la joie de savoir son fils bien établi.
Donc, la moralité est ici fort obscure. La seule conclusion qu'on puisse tirer, me paraît être celle-ci, adressée aux filles trop lancées : « Tâchez d'avoir un fils capitaine et pur pour qu'il vous refasse une virginité sur le tard », moyen un peu compliqué, qui n'est pas à la portée de toutes ces dames.
Mais soyons sérieux, laissons la morale absente, et arrivons à la question littéraire. C'est la seule qui doive nous intéresser. J'ai simplement voulu montrer que les écrivains moraux sont généralement ceux dont les oeuvres ne prouvent rien et ne mènent à rien. On tombe avec eux dans l'amphigouri des grands sentiments opposés.aux grandes hontes, dans un pathos de noblesse d'une extravagance rare, lorsqu'on le met en face des réalités pratiques de la vie.
Les deux premiers actes sont consacrés à l'exposition. Rien de saillant, mais des scènes d'une grande netteté et bien conduites. Je ne fais des réserves que pour la langue; c'est trop écrit, avec des enflures de phrases, tout un dialogue
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LES EXEMPLES
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qui n'est point vécu. Maintenant, je passe au c troisième acte, le seul remarquable. 11 mérite \. vraiment la discussion.
Nulle part je n'ai encore lu les raisons qui, t selon moi, ont fait le grand et légitime succès de c cet acte. Presque tous les critiques se sont excla- s mes sur la coupe même de l'acte, sur la facture s des scènes, sur le pur côté théâtral, en un mot, Il ; semble, d'après eux, que M. Delpit ait réussi, 1 parce qu'il a coulé son oeuvre dans un moule < connu. Eh bien ! je crois être certain, pour s ma part, que M. Delpit doit son succès à la ] quantité de vérité qu'il a osé mettre sur les i planches; cette quantité n'est pas grande, il est i vrai, et le public, en applaudissant, a pu très : bien ne pas se rendre un compte exact de ce qu'il applaudissait, Mais le fait ne m'en paraît pas moins facile à démontrer.
Voyez la scène du notaire. Rien déplus simple, de plus logique ni de plus fort, Voilà un homme dans l'exercice de sa profession ; il pose les questions qu'il doit poser, et ce sont justement ces questions, si naturelles, qui déterminent la catastrophe. Ici, nous ne sommes plus au théâtre; il ne s'agit plus de ce qu'on nomme « une ficelle », un expédient visible, consacré, usé, passé à l'état de loi. Nous sommes dans la vie ordinaire, dans ce qui doit être. Aussi l'effet a-t-il été immense. Toute la salle était secouée. La preuve est-elle assez concluante, et me donne-t-elle assez raison? Voilà ce qu'on obtient avec la vérité banale de tous les jours.
Et ce n'est pas tout. Voyez Coralie,pendant cette scène et les suivantes. Tout un coin do la vraie tille est risqué ici fort habilement et dans une juste mesure des nécessités scéniques. D'abord, voici la fille avec son roman naïf, son histoire d'une soeur à elle qui aurait laissé neuf cent mille francs à Daniel; elle ne s'est pas inquiétée des lois qu'elle ignore, elle s'est contentée d'un de ces mensonges qu'elle a faits cent fois à ses amants et dont ceux-ci se sont toujours mon très satisfaits. Aussi se trouble-t-elle tout de suite, lorsque le notaire la met en face des réalités. C'est un château de cartes cpii s'écroule, et elle en reste suffoquée, éperdue, sans force pour mentir cle nouveau, pleurant comme une enfant. L'observation est excellente; une fois encore, nous sommes dans la vie. J'en dirai de même pour certaines parties de la grande scène entre Coralie et son fils, tout en faisant pourtant des réserves, car l'auteur ici verse singulièrement dans la déclamation et dans les gros effets inutiles. J'aurais voulu plus cle discrétion dramatique, certain cpie le coup porté sur le public aurait encore grandi. Rien de meilleur que l'embarras de Coralie, lorsque Daniel lui demande le nom de son père ; très juste également la conclusion de la scène, le pardon du fils acceptant sa mère, quelle qu'elle soit. Seulement, c'est là que je voudrais moins de rhétorique. Daniel fait des phrases sur la rédemption, sur l'honneur, sur la famille. A quoi bon ces phrases, dont on rirait dans la réalité? Pourquoi ne pas parler simplement et dire tout juste ce que Daniel dirait, s'il était, seul à seule avec sa mère, dans une chambre? Toujours l'idée qu'on est au théâtre et qu'il faut donner un coup de pouce à la vérité, si l'on veut obtenir l'émotion, lorsqu'il est démontré au contraire
que la plus forte émotion naît de la vérité la plus franche et la plus simple.
Tel est donc, pour moi, le grand mérite de ce troisième acte. Daniel reste en bois, sauf deux ou trois cris, car Daniel est un être abstrait, fait sur un type ridicule de perfection. Mais Coralie se montre bien vivante, etCela suffit pour donner à l'acte un souffle de vie. Je le répéterai : l'acte a réussi parce que, d'un bout à l'autre, il échappe aux ficelles ordinaires, et qu'il obéit simplement à des ressorts logiques et humains, pris dans le caractère même des personnages. Je n'insisterai pas sur le quatrième acte, bien qu'il contienne peut-être la pensée morale-et philosophique de l'auteur. En tout cas, je vois là une concession aux nécessités scéniques qui diminue F oeuvre et lui enlève toute largeur.
Maintenant, M. Delpit me permettra-t-il de lui donner quelques conseils, comme mon métier de critique m'y oblige? Je vois partout qu'on l'acclame et qu'on le grise, en le poussant dans une voie qui me paraît fâcheuse. Ainsi, je nommerai [M. Sarcey, dont l'autorité est réelle en matière dramatique, et qui, selon moi, fait beaucoup de victimes par les enseignements de son feuilleton. Ecoutez ce qu'il écrit à propos du Fils de Coralie : « La belle chose que le théâtre ! Personne à ce moment ne pensait plus à l'indignité de la mère, à l'impossibilité du sujet. Personne ne songeait plus à chicaner son émotion. On avait en face une mère et un fils clans une situation terrible, et les répliques jaillissaient à coups pressés comme des éclats de foudre. Tout le reste avait disparu. » Cela revient à dire en bon français : « Moquez-vous de la vraisemblance, moquez-vous du bon sens, mettez simplement des pantins l'un devant l'autre, dans des situations préparées, et comptez sur l'émotion du public pour être absous : tel est le théâtre, qui est une belle chose. » D'ailleurs, je lo sais, M. Sarcey ne se fait pas une autre idée du théâtre, il le juge au point de vue de la consommation courante du public. Eh bien ! cpie M. Delpit s'avise d'écouter M. Sarcey, de croire que tous les défauts disparaissent lorsqu'on a fait rire ou pleurer une salle, et il verra le beau résultat à sa 'cinquième ou sixième pièce I
Non, il n'est pas vrai que tout disparaisse clans l'émotion purement nerveuse du public. A ce compte, les mélodrames les plus gros et les plus bêtes seraient des chefs-d' oeuvre inattaquables, car ils ont bouleversé de gaieté et de douleur des générations entières." Non, le théâtre, n'est pas une belle chose, parce qu'on peut y duper chaque soir quinze cents personnes, en leur faisant avaler des choses très médiocres dans un éclat de rire ou dans un flot de larmes. C'est au contraire pour cette raison quelethéâtre est inférieur. Il n'est pas honorable d'ébranler la raison des spectateurs par des situations violentes, au point de les rendre imbéciles, et cela i n'est permis cpi'aux pièces sans littérature. Où 1 M. Sarcey a»t-il vu que la situation faisait tout i oublier? dans le répertoire des boulevards, dans t. nos pièces romantiques qui mêlent l'habileté de > Scribe à la fantasmagorie de Victor Hugo. Mais qu'il cite un chef-d'oeuvre qui soit un chefr d'oeuvre en dehors de l'observation humaine et s de la beauté littéraire du dialogue. II faut tou-
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jours voir le chef-d'oeuvre; rien ne me paraît désastreux pour la critique comme cet engourdissement dans le train-train quotidien de nos théâtres, qui ne met rien au delà du succès immédiat d'une pièce et qui rapporte tout à la consommation courante du public, Sans doute, les chefs-d'oeuvre sont rares; mais c'est pour le chef-d'oeuvre que nous travaillons tous. Peu importent les fabricants, ils ne méritent pas qu'on discute sur leur plus ou leur moins de médiocrité.
Je dirai donc à M. Delpit de ne pas trop se fier aux situations, à l'émotion qu'il peut déterminer en heurtant des marionnettes, placées dans de certaines conditions. Ce métier ne réussit. même plus aux vieux routiers du mélodrame. S'il n'avait mis dans sa comédie que des invraisemblances et des conventions, comme M. Sarcey paraît le croire, sa comédie tomberait aujourd'hui devant l'indifférence publique. Ce n'est pas grâce aux situations que le Fils de Coralie a réussi, car nous avons vu d'autres situations aussi puissantes et plus neuves ne pas toucher les spectateurs ; c'est grâce à la somme de vérité
que l'auteur a osé apporter dans les situations, comme j'ai tâché de le prouver. M. Sarcey ne dit pas un mot de cela. Il ajoute même que, lorsqu'une salle pleure, il n'y a plus à discuter ; alors qu'on nous ramène à Lazare le Pâtre, dont on vient de faire quelque part une reprise si piteuse. La preuve que rien ne disparaît, même dans le succès, c'est que le capitaine Daniel reste un personnage en bois pour tout le monde, c'est que le quatrième acte empêchera toujours le Fils de Coralie d'être une oeuvre de premier ordre. Le public, que l'oii croit pris tout entier quand on Fa vu rire ou pleurer, a de terribles revanches; il juge son émotion et il se révolte, si l'on s'est moqué de lui. Telle est l'explication du dédain que nos petits-fils montreront pour certaines oeuvres acclamées aujourd'hui dans nos théâtres.
M, Delpit vient de révéler un tempérament d'homme de théâtre. Maintenant, il faut qu'il produise. Deux routes s'ouvrent devant lui : l'oeuvre de convention et l'oeuvre de vérité, l'analyse humaine et la fabrication dramatique. Dans dix ans, on le jugera.
LA PANTOMIME
U vient de se faire, au théâtre des Variétés, une tentative très intéressante, et dont le succès a d'ailleurs été. complet. Je veux parler de l'introduction de la pantomime dans la farce. Frappé du triomphe que les Hanlon-Lees, ces mimes merveilleux, obtenaient aux FoliesBergère, lo directeur des Variétés a eu l'idée heureuse de commander une pièce, une farce, dans laquelle les auteurs leur ménageraient une large part d'action. 11 s'agissait donc de leur fournir un thème, de les placer dans un cadre dialogué, où ils pussent se mouvoir avec aisance. Le projet était des plus ingénieux et des plus tentants. C'était produire les Haillon devant le grand public et élargir leur drame muet d'un drame parlé, qui ménagerait l'attention des spectateurs.
Nous ne sommes pas en Angleterre, où l'on supporte parfaitement une pantomime en cinq actes durant toute une soirée. Notre génie national n'est point dans cette imagination atroce d'une grêle de gifles et cle coups de pied tombant pendant quatre heures, au milieu d'un silence de mort. L'observation cruelle, l'analyse féroce de ces grimaciers qui mettent à nu d'un geste ou d'un clin d'oeil toute la bête humaine, nous échappent, lorsqu'elles ne nous fâchent pas. Aussi faut-il, chez nous, que la pantomime ne soit que l'accessoire, et qu'il y ait des points de repos, pour permettre aux spectateurs de respirer. De là l'utilité du cadre imposé à MM. Blum et Toché, les auteurs du Voyage en Suisse. Us . ont été chargés de présenter les Hanlon au grand public parisien, en motivant leurs entrées en scène et en embourgeoisant le plus possible la fantaisie sombre de leurs exercices.
Le gros reproche que j'adresserai aux auteurs, c'est d'avoir trop embourgeoisé cette fantaisie. Leur scénario n'est guère qu'un vaudeville, et un vaudeville d'une originalité douteuse. Cet ex-pharmacien qui se marie et que des farceurs poursuivent pendant, son voyage de noces, pour l'empêcher de consommer le mariage, n'apporte qu'une donnée bien connue. Encore ne chicanerait-on passurl'idéepremière, qui était un point cle départ de farce amusante; mais il aurait fallu, clans les développements, dans les épisodes, une invention cocasse, une drôlerie poussée à l'extrême, qui aurait élargi le sujet, en le haussant à la satire enragée. Mon sentiment tout net est que le train delà pièce est trop banal, trop froid, et que, dès que les Hanlon paraissent, avec leur envolomeiit de farceurs lyriques, ils y détonnent.
Souvent, lorsqu'on sort d'une féerie, on regrette que toutes ces splendeurs soient dépensées sur des scénarios si médiocres, on se dit qu'il faudrait un grand poète pour parler la langue cle ce peuple de fées, de princesses et do rois. Eh bien ! ma sensation a été la même devant le Voyage en Suisse. J'ai regretté qu'un observateur cle génie, qu'un grand moraliste n'ait pas écrit pour les Hanlon la pièce profondément humaine, la satire violente et au rire terrible que ces artistes si profonds mériteraient d'interpréter. Leur puissance de rendu, leurs trouvailles d'analystes impitoyables, font éclater les plaisanteries'faciles du vaudeville. Il leur faudrait, pour être chez eux, du Molière ou du Shakspeare. Alors seulement ils donneraient tout ce qu'ils sentent.
J'insiste, parce que, malgré leur très vif
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LES EXEMPLES
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succès, on ne m'a pas paru les goûter à leur c haut mérite. Ils sont de beaucoup supérieurs d au canevas qu'on leur a fourni. Lorsqu'ils I étaient livrés à eux-mêmes, aux Foliés-Bergère, ils trouvaient des scènes d'une autre profondeur I et qui vous faisaient passer à fleur de peau le 1 petit frisson froid de la vérité. En un mot, leur d pantomine a un au-delà troublant, cet au-delà ^ de Molière qui met de la peur dans le rire du c public. Rien n'est plus formidable, à mon avis, i que la gaieté des Hanlon, s'ébattant au milieu r des membres cassés et des poitrines trouées, j triomphant dans l'apothéose du vice et. du crime, 1 devant la morale ahurie. Au fond, c'est la néga- I tion de ton l, c'est le néant humain. c
Je ne parlerai pas donc cle la pièce, qui est i l'oeuvre de deux auteurs spirituels. Eux-mêmes i se sont effacés. Mon seul but, en analysant les Î principales scènes des Hanlon, est de montrer i de quelle observation cruelle, de quelle rage i d'analyse, ces mimes de génie tirent le rire. U 1 leur fallait d'autant plus de souplesse que la situation, pour eux, reste la même depuis le commencement jusqu'à la lin de la pièce. Us n'ont pas trouvé là un drame avec ses péripéties; leur action se borne à être des farceurs, qui interviennent toujours dans les mêmes conditions. Défaut grave du scénario, monotonie qu'ils ne sont parvenus à dissimuler que par des prodiges de nuances. Us ont mis partout dos dessous, lorsqu'il n'y en avait pas. Leurs merveilles d'exécution ont sauvé la pauvreté du thème.
Voyez leur première entrée en scène. Us arrivent sur l'impériale d'une vieille diligence qui, tout d'un coup, verse au fond du théâtre. La dégringolade est effroyable, au milieu des vitres cassées, des cris et des jurons. Pour sûr, il y. a des poitrines ouvertes, clés têtes aplaties; et le public éclate d'un fou rire; Aimable'public ! et comme les Hanlon savent bien ce qu'il faut à notre gaieté ! D'ailleurs, parmi prodige d'adresse, ils se retrouvent tous devant la rampe, rangés en une ligne correcte, sur leur derrière. L'adresse, l'escamotage des conséquences de l'accident, redouble ici la gaieté des spectateurs. Dans les accidents réels, on rit d'abord, puis on s'apitoie; les Hanlon ont parfaitement.compris qu'il ne fallait pas laisser à l'apitoiement te temps cle se produire. De là le gros effet comique.
J'avoue, au second acte, n'aimer que médiocrement le truc du sleeping-car. Règle générale, toutes les fois qu'on l'ait du bruit à l'avance autour d'un truc qui doit passionner Paris, il est presque certain que le truc ratera. Le public arrive monté, croyant à une illusion absolue, et lorsqu'il voit les ficelles, comme dans le cas de ce sleeping-car, l'illusion ne se produit plus du tout, parce qu'on l'a rendu exigeant. La vérité est que la manoeuvre du truc, dont on a tant parlé, est beaucoup trop lente. L'explosion a lieu, le wagon s'entr'ouvre, les deux, moitiés se relèvent à droite et à gauche, tandis que les personnages, qui devraient être lancés en l'air, gagnent tranquillement, des arbres, sur lesquels ils se perchent; le tout-à grand renfort de cordages, comme dans les joujoux d'enfant. Je sais bien qu'on ne peut nous, offrir un véritable accident. Mais, en cette matière, toutes les fois que l'illusion est impossible, le truc doit être abandonné. Les Hanlon ne trouvent donc dans
cet acte qu'à exercer leur adresse et leur audace de gymnastes. C'est très gros comme gaieté. Rien par dessous.
Je préfère de beaucoup le troisième acte. L'entrée en scène est encore des plus étonnantes. Les Hanlon tombent du plafond, au beau milieu d'une table d'hôte, à l'heure du déjeuner. Vous voyez l'effarement des voyageurs. Ici, il y a un cle ces coups de folie qui traversent les pantomimes, ces coups de folie épidémiques dont on rit si fort, avec de sourdes inquiétudes pour sa propre raison. Les Hanlon prennent les plats, les bouteilles, et se mettent à jongler avec une furie croissante, si endiablée, que peu à peu les convives, entraînés, enragés, les imitent, cle façon cpie la scène se termine dans une démence générale. N'est-ce pas le souffle qui passe parfois sur les foules et les détraque? L'humanité finit souvent par jongler ainsi avec les soupières et les saladiers. On est pris parle fou rire, on ne sait si l'on ne se réveillera pas dans un cabanon de Bicôlre. Ce sontlàles gaietés des Hanlon.
Et que dire de la scène du gendarme, qui vient ensuite? Un gendarme se présente pour arrêter les coupables. Dès lors, c'est le gendarme qui va être bafoué. 11 est l'autorité, on le bernera, on passera entre ses jambes pour le faire tomber, on lui causera des peurs atroces en s'élançant brusquement d'une malle, on l'enfermera dans cette malle, on le rendra si piteux, si ridicule, si bêlement comique, que la foule enthousiaste applaudira à chacune cle ses mésaventures. C'est la scène qui a même produit le plus d'effet, Personne n'a songé qu'on insultait notre armée. Pourtant, rien de plus révolutionnaire. Cela flatte le criminel qu'il y a au fond des plus honnêtes d'entre nous. Cela nous,gratte dans notre besoin de revanche contre l'autorité, dans notre admiration pour l'adresse, pour le coquin adroit qui triomphe de l'honnête homme trop lourd, que ses bottes embarrassent. Je signalerai, dans le genre fin, la scène de l'ivresse, que le public a trouvée trop longue, parce cpie les délicatesses de cette analyse savante lui ont échappé. Elle'est pourtant tout à fait supérieure, comme observation et comme exécution. Les grands comédiens ne rendent pas d'une façon plus détaillée, et nous pouvons prendre là une leçon d'analyse, nous autres romanciers. Rien n'est plus juste ni plus complet que ces tâtonnements cle deux ivrognes engourdis par le vin, qui, voulant avoir de la lumière, perdent successivement les allumettes, la bougie, le chandelier, sans jamais retrouver qu'un des objets à la fois. G'esttoute une psychologie de l'ivresse.
En somme, je le répète, le succès a été très vif. On a beaucoup applaudi les Hanlon. Je ne fais pas ici une étude complète de ces grands artistes, car il faudrait dégager leur originalité, bien montrer ce qu'ils ont apporté de personnel, en dehors de leurs sauts de gymnastes et de leurs jeux de mimes. Ce qu'ils mettent dans tout, c'est une perfection d'exécution incroyable. Leurs scènes.sont réglées à laseconde. Uspassent comme des tourbillons, avec des claquements de soufflets qui semblent les tic-tac mêmes du mécanisme de leurs exercices. Us ont la finesse , et la force. C'est là ce qui les caractérise. Sous le masque enfariné de Pierrot, ils détaillent
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
l'idée avec des jeux de physionomie d'un esprit délicieux; puis, brusquement, un coup de vent semble passer, et les voilà lancés dans une férocité saxonne qui nous surprend un peu. Us bondissent, ils s'assomment, ils sont à la fois aux quatre coins de la scène ; et ce sont des bouteilles volées avec une habileté qui est la poésie du larcin, des gifles qui s'égarent, des innocents qu'on bâtonne et des coupables qui vicient les verres, des braves gens, une négation absolue de toute justice, une absolution du crime par l'adresse. Telle est leur originalité, un mélange de cruauté et de gaieté, avec une fleur de fantaisie poétique.
Je le dis encore, je ne sais rien de plus triste sous le rire. Cela rappelle les grandes caricatures anglaises. L'homme se débat et sanglote, dans les gambades et les grimaces de ces mimes. Je songeais
songeais quel cri de colère on accueillerait une oeuvre de nous, romanciers naturalistes, si nous poussions si loin l'analyse delagrimacehumaine, la satire de l'homme aux prises avecses passions. Imaginez un moment la scène du gendarme dans un de nos livres, admettez que nous traînions ce pauvre gendarme dans le ridicule, en mettant sous la charge une pareille négation de l'autorité : on nous traiterait de communard, on nous - demanderait compte des otages. Certes, clans nos férocités d'analyse, nous n'allons pas si loin que les Hanlon, et nous sommes déjà fortement injuriés. Cela vient de ce que la vérité peut se montrer et qu'elle ne peut se dire. Puis,.la caricature couvre tout. On lui permet le par-dessous et l'au-delà. Et c'est tant mieux, puisqu'elle nous régale. Faisons tous des pantomimes.
LE VAUDEVILLE
i
Je ne me charge pas de raconter les Dominos roses, la nouvelle pièce en trois actes' que MM. Delacour et Hennequin ont fait jouer au Vaudeville. Cestune.de ces pièces compliquées, d'une ingéniosité d'ébénisterie sans pareille, un cle ces petits meubles chinois, aux cent tiroirs se casant les uns dans les autres, qu'il faut replacer avec une exactitude scrupuleuse, si l'on veut ne rien casser.
Les auteurs ont appelé leur oeuvre comédie. Voilà un bien grand mot pour une pièce de cette facture. J'aurais préféré vaudeville. Une comédie ne va pas, selon moi, sans une étude plus ou moins poussée des caractères, sans une peinture quelconque d'un milieu réel. Or, les auteurs ne sont en somme cpie d'aimables gens, bien décidés à récréer le public, en faisant tourner devant lui le quadrille de leurs marionnettes. Leur art consiste à machiner leur joujou, de façon que les personnages obéissent à chaque tour de la manivelle et viennent occuper sur les planches l'endroit précis qui leur est assigné. C'est du théâtre mécanique, des bonshommes, joliment campés, dont les pas sont réglés comme par un maître deballet. Ils vont àgauche,ils vont à droite, ils s'entrecroisent, se mêlent et se dégagent, pour le plus grand plaisir des yeux du public. Et, je le répète, cela demande des mains exercées. On parle souvent du métier au théâtre. Eh bien ! les Dominos roses sont un produit immédiat du métier, sans aucune faute. De la mémoire, de l'adresse, et rien cle plus. Mais on voit que le métier n'est décidément pas à dédaigner, puisqu'il peut suffire au succès.
On parlait du Procès Veauradieux, des mêmes auteurs, pendant la représentation. Les deux pièces, en effet, ont beaucoup de ressemblance, sortent tout au moins du même moule. Rien de plus naturel, d'ailleurs. MM. Delacour et Hennequin ont pensé, avec raison, que les spectateurs applaudiraient, plus volontiers ce qu'ils
avaient déjà applaudi. Les nouveautés troublent le public dans sa quiétude, lui causent une secousse cérébrale désagréable. L'éternel quiproquo des maris cpii embrassent les bonnes, en croyant embrasser leurs femmes, ne suffit-il pas à la gaieté d'une soirée? Rien de plus digestif cpie ce jeu du quiproquo. Il est à la portée cle tout le monde, il soulève toujours le même éclat de rire, comme ces calembours de province qui sont, pendant un quart de siècle, la joie d'un salon. Et l'on s'en va, la tête libre, sans fatigue intellectuelle, en se souvenant des petits jeux de société de sa jeunesse.
J'ai bien suivi les impressions du public, au courant des trois actes. D'abord, j'ai constaté un peu de froideur. On voyait les auteurs venir avec leurs gros sabots, et l'on échangeait des regards comme pour se dire qu'on savait bien la suite. Même, derrière moi, un monsieur très ferré sans doute sur le répertoire de nos vaudevilles, citait les pièces où la même idée se trouvait déjà ; et il y en avait une longue liste, je vous assure. Mais l'intrigue se nouait, le charme opérait peu à peu. Je m'imaginais apercevoir les auteurs derrière une coulisse, tendant leur piège avec la tranquillité d'hommes qui connaissent la bonne glu. Tous les vieux mots portaient. A mesure que les spectateurs se retrouvaient davantage en pays de connaissance, ils devenaient bons enfants, s'amusaient aux endroits où ils s'amusent depuis leur âge le plus tendre. Certes, ils étaient de plus en plus certains du dénouement, tous vous auraient dit comment tourneraient les choses, il n'y avait pas dans leur'émotion le moindre doutesurlafélicité finale >des personnages; maiscelalesravissait d'assister une fois de plus au dévidage adroit de cet écheveau dramatique si bien embrouillé.
Les auteurs allaient-ils prendre le fil à gauche ou à droite? Et cette seule alternative suffisait à leur bonheur. Puis, il y avait encore le hasard des noeuds; innocentes catastrophes, aussi vite réparées que survenues, qui accidentaient la
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Quel est l'auteur qui n'aimerait pas mieux avoir écrit : « On ne ba-dine pas avec l'amour ».
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LES EXEMPLES
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route parcourue tant de fois. Dès le second acte, la salle ravie se croyait encore au Procès Veauradieux, et applaudissait à tout rompre. Grand succès.
II
11 s'agit-dans Bébé, la pièce de MM. de Najac p< et Hennequin, d'un de ces grands enfants que bl les mères gardent jusqu'au mariage, autour de m leurs jupes, et auxquels elles ne peuvent jamais m se décider à donner la clef des champs. Tel est le di bébé, un bébé de vingt-deux ans, et qui a déjà de la barbe au menton. Gaston est adoré par sa si mère, la baronne d'Aigreville, qui le cajole, le si . dodeline et lui parle encore en zézayant, comme é s'il portait toujours des robes et un bourrelet. d
Quant au sujet philosophique, — il y a un n sujet philosophique, — il repose sur cette idée y qu'un jeune homme, avant de se marier et de h faire un bon mari, doit parcourir trois périodes, e la période des femmes de chambre, celle des î cocottes et celle des femmes mariées. C'est le e cousin Kernanigous qui dit cela, et le cousiu s'y j connaît, lui qui, chaque année, quitte sa ferme 1 modèle cle Bretagne pour venir faire ses farces à Paris. t
Naturellement, Gaston, que sa mère croit 1 encore un ange de pureté, a déjà fait de nom- t breux accrocs à sa robe d'innocence. La baronne lui a meublé un entresol, clans la même maison qu'elle, pour qu'il puisse étudier son droit tranquillement; mais Gaston, en compagnie cle son ami Arthur, n'utilise guère son entresol que pour recevoir clos clames. Ajoutez que le baron est une absolue ganache; ce cligne homme passe sa vie à lire les journaux, chez lui et à son cercle, ce qui fatalement a influé d'une façon déplorable sur son intelligence. 11 ne s'occupe de son fils que pour lui adresser la morale la plus drôle du monde. Ainsi, lorsque les farces de Bébé se découvrent, et que celui-ci s'excuse en rappelant à son père les folies que lui-même a dû faire dans sa jeunesse, le baron répond gravement : « Monsieur, en ce temps-là, je n'étais pas encore ' votre père. » Le mot a fait beaucoup rire.
Donc, Gaston parcourt les trois phases. La première est représentée par la femme de chambre de sa mère, Toinette ; la seconde, par une dame galante, Aurélie; et la troisième par sa cousine, madame de Kernanigous elle-même. Des trois, c'est Toinette cpie je préfère. EUe est adorable, cette enfant, qui s'écrie, lorsque Gaston veut l'abandonner : « Ah ! monsieur, vous n'aurez pas le coeur de quitter la femme de chambre de votre mère ! » Elle adore son maître, lui recoud ses boutons, pleure au dénouement, quand on le marie. Les auteurs, en rendant la femme de chambre si aimable, auraient-ils. eu des intentions démocratiques?
Toutle su je testlà, mais les auteurs connaissent trop leur métier pour ne pas avoir compliqué ce sujet à l'aide des quiproquos le plus inextricables. M. Hennequin persévère naturellement dans un genre cpii lui a valu trois grands succès : lss Trois Chapeaux, le P?'ocès Veauradieux et les Dominos roses. Sa part de collaboration est .certainement dans les singulières complications de l'intrigue. Je renonce à raconter ces compli' cations, mais je puis les indiquer. Aurélie, la
I cocotte, est en même temps la maîtresse de ' Gaston et celle du cousin Kernanigous ; elle est encore la femme légitime d'un répétiteur de droit, Pétillon, dont je parlerai tout à l'heure. Alors, se produit la débandade obligée. C'est d'abord madame de Kernanigous qu'on prend pour Aurélie; puis, c'est Aurélie qu'on prend pour madame de Kernanigous; l'a bruue et la blonde se mêlent, le public lui-même finit par ne plus savoir au juste ce qu'il doit croire. A un moment, il y a jusqu'à quatre personnes cachées derrière des portes. Et l'on rit.
On rit, parce que tous les personnages courent sur la scène. Cette débandade qui entre, sort, se cache, reparaît, fait claquer les portes, étourdit les spectateurs et les charme. Cela, d'ailleurs, pourrait continuer éternellement. S'il n'y a pas de raison pour que cela commence, il y en a encore moins pour que cela finisse. Enfin, les auteurs veulent bien aboutir à un mariage entre Gaston et une nièce de Kernanigous. L'honneur de la cousine est sauf. La baronne et le baron sont convaincus que leur fils n'est plus un bébé, et ils consentent à le traiter en homme.. i Ce genre de pièces à quiproquos est toujours
d'un effet sûr. Seulement, je trouve qu'il fat tigue vite. Un acte suffirait, Au troisième acte de Bébé, je commençais à être ahuri. Riend'éner3 vaut à la longue comme de voir tous les personi nages se précipiter les uns derrière les autres ; on voudrait qu'ils se tinssent enfin tranquilles, i pour les entendre causer, comme toutle monde. 3 S'ils n'ont rien à dire, pourquoi ne se contententi ils pas de jouer une pantomime? cela serait aussi e réjouissant. En somme, je le répète, le genre est !, gros et absolument inférieur. Le succès vient de ce que le public croit entrer de moitié dans la n pièce.
e Mais ce qui donne à Bébé une certaine valeur,
e c'est une pointe littéraire, où l'on sentlacollabo!- ration de M. cle Najac. U y a, dans les deux pree miers actes, quelques scènes fort jolies, d'un : comique très fin. Ces scènes sont fournies par la ■e baronne et par Pétillon, le répétiteur do droit.
La baronne a voulu donner un répétiteur à son ■a fils, pour le hâtor dans ses examens. U faut dire que le G as ton est un véritable cancre. Or, Pé tillon a une ir façon de professer qui est un poème de toléir rance; il laisse ses élèves, Gaston et Arthur, e. causer de leurs maîtresses et de leurs.parties st fines, entre deux commentaires!du Code; il se te mêle lui-même à la conversation, avec le rire ir, sournois et gourmand d'un cuistre voluptueux le qui n'est pas assez riche pour contenter_ses 'e, passions. Une des scènes les plus drôles est it, celle-ci : le baron surprend ces messieurs tapant la sur le piano, dansant avec des dames ; et Pétillon eu sauve les garnements, en expliquant que sa méthode consiste à apprendre le Code en nt musique. Il va jusqu'à chanter plusieurs articles, ce C'est là une bonne extravagance. La salle entière ri- a été prise d'un fou rire.
III
MM. de Najac et Hennequin ont voulu donner au Gymnase un pendant à Bébé, et ils ont écrit la Petite Correspondance.
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
Je ne crois pas nécessaire d'entrer dans une analyse de cette pièce. Quel singulier genre ! Prendre des bouts de fil, les emmêler, mais d'une façon adroite, de manière qu'ils paraissent noués ensemble, en un paquet inextricable ; puis, tirer un seul bout, celui qu'on a ménage, et rembobiner .le tout d'un trait, sans la moindre difficulté. La littérature est absente, on s'intéresse à cela comme à un jeu de patience; et quand on s'en va, on éprouve un vide, une dé-, ception, avec cette pensée vague que ce n'était pas la peine de se passionner, puisqu'on était certain à l'avance que cela finirait comme cela avait commencé. Au théâtre, lorsqu'on n'emporte aucun fait nouveau, aucune observation à creuser, on garde contre la pièce une sourde rancune, de même qu'on s'en veut lorsqu'on a lu un livre vide ou qu'on s'est arrêté à causer dix minutes avec un bavard imbécile, qui vous a noyé d'un déluge de mots.
Je songeais au succès de Bébé, en voyant la Petite Correspondance, et je me disais qu'en somme ce succès était mérité. A coup sûr, ce qui a charmé si longtemps le public, ce n'est pas l'imbroglio de la pièce, ce sont deux ou trois scènes d'observation amusante qu'elle contenait. Et ce'qui prouve qu'une série de quiproquos ne suffit pas au succès, même lorsqu'ils sont travaillés par des mains expérimentées, c'est que la Petite Correspondance n été accueillie froidement. Question de sujet, et surtout question de types et de situations, je le répète. Dans Bébé, on a trouvé drôle cette histoire de grand garçon dégourdi, que sa mère traite toujours en enfant, lorsqu'il se lance dans toutes les fredaines, et qu'il a la femme de chambre pour maîtresse. Bien que cela rappelât Edgard et sa bonne, l'aventure a paru piquante, prise sur le vrai, dans le courant de la vie quotidienne. Peut-être le public ne fait-il pas ces réflexionslà; mais, à son insu, il subit les courants qui s'établissent, il ne supporte plus que difficilement les inventions de pure fantaisie, et se plaît davantage aux choses prises sur la réalité.
Je parlais des types. La fortune de Bébé a été faite par le répétiteur Pétillon. Ce maître, si tolérant pour ses élèves, le nez tourné à la friandise, et se régalant le premier des fredaines de la jeunesse, était certes une caricature, mais une caricature sous laquelle on sentait la vie. Il vivait, ce cuistre sournoisement voluptueux, brûlé de tous les appétits,soussoncuirde pédant qui court le cachet. Et quelle bonne folie que la scène où il sauve les deux chenapans auxquels il donne des répétitions de droit, en racontant à une vieille ganache de père qu'il a mis le Code en couplets ! Cela est extravagant; seulement, derrière l'extravagance, on sent l'observation, on se rappelle des pauvres diables de cet acabit qui gagnent leur cachets, en baisant les bottes des petits gredins qu'ils sont chargés d'instruire.
Faut-il voir une leçon donnée aux auteurs dans l'accueil relativement froid fait par le public à la Petite correspondance? Je n'ose l'affirmer. Et pourtant MM. de Najacet Hennequin, qui sont très expérimentés, ne peuvent manquer de faire le raisonnement suivant : « Pourquoi le grand succès de Bébé, et pourquoi la demi-chute de la Petite Correspondance?
Evidemment, c'est que les imbroglios ne satisfont plus entièrement le public, car jamais nous n'en avons noué un de plus entortillé ni de plus heureusement dénoué. 11 est donc temps d'abandonner cette formule commode et de chercher des situations vraies et des types réels, comme dans Bébé. Notre intérêt l'exige : soyons vivants, si nous voulons toucher de beaux droits d'auteur. »
Ce raisonnement serait excellent, et je voudrais l'entendre faire par tous les auteurs; d'autant plus qu'il est logique et exact. Questionnez les plus habiles, ils vous diront que le goût du public tourne au naturalisme, d'une façon continue et de plus en plus accentuée. C'est le mouvement de l'époque. Il s'accomplit de lui-même, par la force même des choses. Avant dix ans, l'évolution sera complète. Et vous verrez les dramaturges et les vaudevillistes réputés pour leur habileté, se ruer alors vers la peinture des scènes réelles, car ils n'ont au fond qu'une doctrine : satisfaire le public en toutes sortes, lui donner ce qu'il demande, de manière à battre monnaie le plus largement possible.
[IVj
Une'circonstance m'a empêché d'assister.à la première représentation cle Niniche, le vaudeville en trois actes que MM. Hennequin et Millaud ont fait jouer aux Variétés. Je n'ai pu voir que la quatrième, et j'ai été vraiment surpris de la gaieté débordante du public. Quel excellent public que ce public parisien ! Comme il est bon enfant, comme il rit A'olontiers I La moindre plaisanterie, eût-elle trente années d'âge, le chatouille ainsi qu'au premier jour, lorsqu'elle est dite par là comédienne ou le comédien favori. On prétend que les artistes tremblent, lorsqu'ils paraissent à Paris pour la première fois. Us ont bien tort. J'ai connu, en province, un théâtre où le public était autrement exigeant et maussade. On y sifflait avec une brutalité révoltante. J'estime qu'il faut trois fois plus d'efforts pour dérider un spectateur de province que pour faire rire aux éclats un spectateur de Paris.
J'ai été d'autant plus étonné de la gaieté de la salle, que l'on avait jugé Niniche très sévèrement devant moi, le lendemain de la première représentation. C'était un four, disait-on. Voilà un four qui prenait tous les airs d'un grand succès. J'avais particulièrement à côté de moi des dames, d'honnêtes bourgeoises à coup sûr, qui faisaient scandale, tant elles s'amusaient, Les moindres mots, d'ailleurs, soulevaient une tempête de joie, du parterre au cintre. Et cela ne cessait point, les trois actes ne se sont pas refroidis un instant. Je me doute bien que les interprètes sont pour beaucoup dans cette gaieté. D'autre part, peut-être suis-je tombé sur une représentation exceptionnelle, sur un soir où toute la salle avait bien dîné ; il y a de ces rencontres, de ces jours d'électricité commune, que connaissent les artistes, et qu'ils , constatent en disant : « La salle est très chaude aujourd'hui. » Mais le fait ne m'en a pas moins préoccupé vivement.
Ai-je ri moi-même? Mon Dieu, je crois que
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LES EXEMPLES
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oui. J'avais beau me dire que tout cela était très bête, que la pièce avait été faite cent fois ; j'avais beau trouver les actes vides, l'esprit grossier, le dénouement prévu à l'avance; ce grand et bon rire de la salle me gagnait. En vérité, les spectateurs sans malice s'amusaient trop pour qu'on ne s'égayât pas de leur propre gaieté. Au fond, j'étais très triste. Si vraiment il suffit d'une si pauvre farce pour procurer une heureuse soirée aux braves bourgeois parisiens, nous avons tous très grand tortdenousempêtrer dans des questions littéraires. A quoi bon le talent, à quoi bon l'effort, si cela satisfait pleinement le public? Je déclare que jamais je n'ai vu des gens mis dans un pareil état de joie parles chefs-d'oeuvre de notre théâtre. Devant un chef-d'oeuvre, le public se méfie toujours un peu; il a peur cpie lo chef-d'oeuvre ne se moque de lui. Mais, devant une Niniche, il se roule, il est comme ces enfants qui rencontrent un trou d'eau sale et s'y vautrent avec délices, en se sentant chez eux.
Oh ! le rire, quelle bonne chose et quelle chose bête ! Toute la sottise est là et tout l'esprit. Contestez les mérites de Niniche, on vous répondra que le public s'amuse, et vous n'aurez rien à répondre, car les théâtres ne sont faits en somme que pour amuser le public. En voyant celte salle rire à ventre déboutonné d'inepties dont on serait révolté, si on les lisait chez soi, on se sent ébranlé dans ses convictions les plus chères, on se demande si le talent n'est pas inutile, s'il y a à espérer qu'une oeuvre forte touche jamais autant les spectateurs dans leurs instincts secrets qu'une parade de foire. Le théâtre serait donc cela? Les effluves d'une foule mise en tas,l'avcuglementdu gaz,l'aii\surchauffé d'une salle trop étroite, l'odeur cle poussière,. toutes les sollicitations et toutes les demi-hallucinations d'une journée d'activité terminée dans un fauteuil dont les bras vous étouffent et vous brûlent, ce serait donc là cette atmosphère du théâtre qui déforme tout et empêche le triomphe du vrai sur les planches?
J'ai eu ainsi la sensation très nette de l'infériorité de la littérature dramatique. En vérité, l'oeuvre écrite est plus large, plus haute, plus dégagée do la sottise des foules que l'oeuvre jouée. Au théâtre, le succès est trop souvent indépendant de l'oeuvre. Une rencontre suffit, une interprétation heureuse, une plaisanterie qui est dans l'air, une bêtise tournée d'une certaine façon qui répond à la bêtise du moment. Si lo rire ou les.larmes prennent, — je no fais pas de différence, car les larmes sont une autre forme de la bonhomie du public,—voilàlapiècelancée, il n'y a plus cle raison pour qu'elle s'arrête. Depuis deux ans bientôt, je querelle mes confrères pour leur prouver qu'ils font du théâtre une chose trop sotte. Mon Dieu ! est-ce qu'ils auraient raison, est-ce que ce serait réellement si sot que cela?
Maintenant, il me faut juger Niniche. Grande affaire. J'avoue cpie je ne sais par quel bout commencer. Il y a, en critique dramatique, toute une école qui, clans un cas pareil, se tire d'embarras le plus galamment du inonde. La recette consiste à ne pas parler de la pièce, à enfiler de jolies phrases sur ceci et sur cela, jusqu'à ce que le feuilleton soit plein. Puis, on
signe. Je crois que Théophile Gautier a été Finventeur de l'article à côté. Il maniait la langue avec l'aisance et l'adresse que l'on sait, il était toujours sûr de charmer son public. Aussi la pièce ne l'inquiétait-elle jamais. Il avait des formules toutes faites, il admirait tout, les petits vaudevilles et les grandes comédies, enveloppant le théâtre entier dans son large dédain. Gautier a laissé des élèves.
Le malheur est que je ne puis entendre la critique ainsi. J'aime bien à me rendre compte. J'estime que les choses ont des raisons d'être. Mais où mon anxiété commence, c'est lorsqu'il faut distinguer les nuances du médiocre. Ce serait une erreur de croire qu'il n'existe qu'un médiocre. Les genres au contraire en sont très nombreux, les espèces pullulent à l'infini. Je me souviens toujours de mon professeur de quatrième, qui nous disait : « Je classe encore assez vite les dix premières copies dans une composition; ce qui m'exténue, c'est de vouloir être juste et d'assigner des places aux trente dernières. » Eh bien ! ma situation est pareille à colle de ce professeur, je ne sais le plus souvent comment classer certaines pièces, de façon à satisfaire absolument ma conscience.
Vouloir être juste, c'est tout le rôle du critique. La passion de la justice est la seule excuse que l'on puisse donner à cette singulière démangeaison qui nous prend de juger les oeuvres de nos confrères. Mon professeur avouait parfois que, désespérant d'établir une différence appréciable du mauvais au pire dans les toutes dernières copies, il les plaçait au petit bonheur, en tas. Voilà ce qu'il faudrait éviter. Où diable placer Niniche? car Niniche m'a fait rire, et elle a droit à une place. Est-ce que Niniche vaut mieux que telle ou telle pièce, dont les titres m'échappent? Grave question. Je creuserais cette élude pendant des journées sans pouvoir peut-être trouver des arguments décisifs. Pourtant, je veux être équitable. Les critiques qui font profession cle toujours partager l'avis du public et qui trouvent bon ce qui l'amuse, croient en être quittes avec Niniche, en la traitant de vaudeville amusant. C'est là un jugement trop commode. Niniche est un symbole, la pièce idiote qui a succès comme jamais un chef-d'oeuvre n'en aura, et qui gratte la foule à la bonne côte, la côte joyeuse, solon le joli mot de nos pères. Les belles filles tombent en pâmoison, lorsqu'on avance les mains vers leur taille, Pourquoi le public se pâme-t-il, quand on lui joue Niniche? J'exige un commentaire.
L'intrigue est la première venue. Un diplomate polonais, le comte Corniski a épousé la belle Niniche, une « hétaïre » parisienne, sans avoir le moindre soupçon de sa vie passée. Il la ramène en France, où il est chargé d'une mission. Mais la comtesse est reconnue à Trouville par le jeune Anatole de Beaupersil. Elle apprend, grâce à lui, qu'on va vendre ses meubles, et elle se désole, à la crainte d'un scandale, car elle a laissé dans une armoire des lettres compromettantes, cpie lui a adressées autrefois le prince Ladislas, le propre fils du roi de Pologne. Justement la mission du comte Corniski est de s'emparer de ces lettres. Dès lors, commence une chasse, les lettres circulent, passent clans les mains du mari, qui finit par les rendre sans les
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
avoir lues. J'ai négligé un baigneur de Trouville, le beau Grégoire, qui baigne ces dames par goût, et qui redevient le plus correct des gandins, lorsqu'il a quitté son costume. U y a aussi une veuve Sillery, une vieille dame passionnée, sans compter'deux pantalons, dont les rôles sont très développés, et. qui produisent un effet énorme : le premier, un pantalon bleu, poursuivi par un mari jaloux, passe de jambes en jambes; le second, un pantalon nankin, se déchire jusqu'à la ceinture, ce qui cause chez les dames une hilarité folle. Peut-être bien que le succès de la pièce est là.
Décidément, je renonce à classer Niniche. Hélas ! je le crains, la justice n'est pas cle ce monde. J'ai la vague sensation que Niniche a sa place entre les Dominos roses et Madame l'Archiduc; mais est-ce entre les deux, est-ce avant, est-ce après? c'estce que je n'ose affirmer. Il faudrait poser les oeuvres, consulter les nuances, se livrer à une étude de comparaison qui demanderait des délicatesses infinies. Et voilà l'embarras où se trouvent les critiques consciencieux, lorsqu'ils veulent tenir compte des fameux arrêts du public. Le public rit, l'oeuvre en vaut sans doute la peine, examinons-la; et, lorsqu'on veut, l'examiner, on ne sait par quel bout la prendre, on se donne un mal infini pour la classer, sans y parvenir. Un succès comme celui cle Niniche ne peut donner à un honnête homme qu'un désir, celui d'être sifflé. Cela soulagerait, vraiment.
V
Justement, l'autre soir, en écoutant à l'Ambigu Robert Macaire, je songeais à la farce moderne, telle que des auteurs cle talent etd'esprit pourraient l'écrire. Comparez à nos plats vaudevilles, ce rire cle la satire sociale cpii sonnerait si vaillamment. Je sais bien qu'il faudrait accorder aux auteurs une grande liberté, leur ouvrir surtout le monde politique où se joue la véritable comédie des temps modernes. Pour moi, la veine nouvelle est là, et pas ailleurs.
Robert Macaire, que la personnalité de Frederick Lemaître avait animée d'un large souffle, nous paraît, aujourd'hui, il faut bien le dire, d'une grande innocence. Les mots drôles abondent, et il en est quelques-uns qui sont même profonds. Mais ce qu'il y a encore de meilleur,'co sont les dessous cpie nous mettons-nousmêmes dans l'oeuvre. Rien n'est au fond plus terrible que cette figure de Robert Macaire, blaguant tout ce qu'on respecte, la vie humaine,
la famille et la propriété, la force armée et la religion; seulement, elle se promène dans une telle farce, elle parle d'un style si plat et elle évite si soigneusement de conclure, que le public ne saurait la prendre au sérieux, ce qui la sauve du mépris et de la colère. J'ai fait une fois de plus cette remarque : le mauvais style excuse tout; il est permis'de mettre des monstruosités à la scène, pourvu qu'on les y mette sans talent, Imaginez la lutte épique de Robert Macaire contre les gendarmes écrite par un véritable écrivain, tirée des puérilités grossières de la charge, et aussitôt la censure intervient, et tout de suite le public se fâche.
Ainsi donc, ce qui nous plaît, dans Robert Macaire, c'est ce que nous y mettons. Sous les calembours, sous les scènes de 'parade, sous le décousu du dialogue et l'enfantillage de l'intrigue, nous voulons voir une satire amère contre la société exploitée par deux fripons, qui, non contents de la voler, la bafouent et la salissent. Nous poussons les situations jusqu'à leurs conséquences logiques, nous élargissons le cadre. Souvent, il n'y a qu'un mot vraiment fort ; mais ce mot nous suffit pour ajouter tout ce cpie les auteurs n'ont pas dit, Ce qui m'a frappé, c'est cpie peu de scènes sont faites ; le talent a manqué sans doute, les scènes ne sont qu'indiquées, et faiblement, Ainsi, je prends une scène faite, la scène d'amour romantique entre Robert Macaire et Eloa, cette scène qui parodie si drôlement le lyrisme de 1830. Elle est remarquable et produit encore au jourcl'hui.uii effet énorme.parce qu'elle reste dans une gamme d'esprit très fin et de bonne observation. Prenez, au contraire, la plupart des autres scènes, toutes celles par exemple qui ont lieu entre Robert Macaire et les gendarmes; pas une ne satisfait pleinement, parce que pas une n'est réalisée avec l'ampleur nécessaire, avec la maîtrise qui met de la réalité sous les exagérations les plus folles. Tout cela ne tient pas, les faits ne font illusion à personne et les personnages sont des pantins. Dès lors, la satire tombe dans le vaudeville.
Il est vrai que le Robert Macaire pensé et écrit, tel que je le rêve, serait sans doute impossible sur la scène. Nous ne sommes pas habitués au rire cruel. Il ferait beau voir un coquin mettant fortement le monde en coupe réglée. La farce moderne ne m'en paraît pas moins devoir être dans cette peinture cle la sottise des uns et de la coquinerie des autres, poussée à la grandeur bouffonne. Songez à un Robert Macaire actuel qui s'agiterait dans notre inonde politique et qui monterait au pouvoir, en jouant de tous les ridicules et de toutes les ambitions de l'époque. Le beau sujet, et quelle farce un homme de talent écrirait là, s'il était libre !
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LES EXEMPLES
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LA FÉERIE ET L'OPÉRETTE
i
De grands succès ont rendu l'exploitation de la féerie très tentante pour les directeurs. On gagne deux ou trois cent mille francs avec une pièce do ce genre, quand elle réussit, H laut ajouter, comme les frais de mise en scène sont considérables, qu'un directeur est ruiné du coup, s'il a deux féeries tuées sotislui. C'estun jeu à se trouver sur la paille ou à avoir voiture dans l'année. Le pis est cpie,la question littéraire mise à part, une féerie qui aura deux cents représentations ressemble absolument à une féerie qui en aura seulement vingt. Pour mettre la main sur la bonne, il faut avoir un flair particulier, il faut sentir de loin les pièces de cent sous, rien cle plus. Le hasard remplace l'intelligence. Le décorateur et le costumier aident le hasard.
La féerie, telle qu'elle est comprise aujourd'hui, n'est plus qu'un spectacle pour les yeux. Il y a quelque cinquante ans, lors de la vogue du Pied de Mouton et des Pilules du Diable, une féerie ressemblait à un grand vaudeville mêlé de couplets, dans lequel les trucs jouaient la partie comique. Au lieu de palais ruisselant d'or et de pierreries, au lieu d'apothéoses balançant des femmes à demi nues dans des clartés cle paradis, on voyait des hommes se changer en seringues gigantesques, des canards rôtis s'envoler sous la fourchette d'un affamé, des branches d'arbre donner des soufflets aux passants. \
Mais ce genre do plaisanteries s'est démodé, l'ancienne féerie a semblé vieillotte et trop naïve. Alors, sans songer un instant à renouveler le genre par le dialogue, le mérite littéraire du texte, on a, au contraire, diminué de plus en plus le dialogue, réduit la pièce à être uniquement un prétexte aux splendeurs de la mise en scène. Rien cle plus banal qu'un sujet cle féerie. 11 existe un plan accepté par tous les auteurs : deux amoureux dont l'amour est contrarié, qui ont pour eux un bon génie et contre eux un mauvais génie, et qu'on marie quand même au dénouement, après les voyages les plus -extravagants dans tous les pays imaginables. Ces voyages, en somme, sont la grande affaire, car ils permettent au décorateur de nous promener au fond de forêts enchantées, dans les grottes nacrées de la mer, à travers les royaumes inconnus et merveilleux des oiseaux, des poissons ou des reptiles. Quand les acteurs disent quelque chose, c'est uniquement pour donner le temps aux machinistes de poser un vaste décor, derrière la toile de fond.
J'avoue, pourtant, n'avoir pas Ta force de me fâcher. S'il est. bien entendu que toute prétention de littérature dramatique est absente, il y a là un véritable émerveillement, Les acteurs ne sont plus que des personnages muets et riches, perdus au milieu d'une prodigieuse vision. Au fond de sa stalle, on peut se croire endormi, rêvant d'or et de lumière; et même les mots bêtes qu'on entend, malgré soi, par moments,
moments, comme les trous d'ombre obligés qui gâtent les plus heureux sommeils. Les ballets sont charmants, car les danseuses n'ont rien à dire. H y a toujours bien deux ou trois actrices jolies, montrant le plus possible de leur peau blanche. On a chaud, on digère, on regarde, sans avoir la peine de penser, bercé par une musique aimable. Et, après tout, quand oit va se coucher, on a passé une agréable soirée.
Certes, au théâtre, il faut laisser un vaste cadre à l'adorable école buissonnière de l'imagination. La féerie est le cadre tout trouvé de cette débauche exquise. Je veux dire quelle serait la féerie que je souhaite. Le plus grand de nos poètes lyriques en aurait écrit les vers; le plus illustre de nos musiciens en composerait la musique. Je confierais les décors aux peintres qui font la gloire de notre école, et j'appellerais • les premiers d'entre nos sculpteurs pour indiquer des groupes et veiller à la perfection de la plastique. Ce n'est pas tout, il faudrait, pour jouer ce chef-d'oeuvre, des femmes belles, des hommes forts, les acteurs célèbres dans le drame et dans la comédie. Ainsi, l'art humain tout entier, la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, le génie dramatique, et encore la beauté et la force, se joindraient, s'emploieraient à une unique merveille, à un spectacle qui prendrif t la foule par tous les sens et lui donnerait, le plaisir aigu d'une jouissance décuplée.
Ah ! qu'il serait temps de balayer les parades tpii salisseiitlcsscènes de nos plus beaux théâtres, de jeter au ruisseau leslivrets stupides, dont l'esprit consiste dans des calembours rances et dans les coups do pied au derrière, les partitions vulgaires qui chantent tous les mêmes turlututus de foire, les trucs vieillis, les décors trop somp, tueux qui ruissellent d'un or imbécile et bourgeois'. On rendrait nos théâtres aux grandspoètes, aux grands musiciens, à toutes les imaginations larges. Dans notre enquête moderne, après nos dissections de la journée, les féeries seraient, le soir, lo rêve éveillé de toutes les grandeurs et do toutes les beautés humaines. 'OM:
IIS
J'avoue donc ma tendresse pour la féerie. C'est, je le répète, le seul cadre où j'admets, au théâtre, le dédain du vrai. On est là en pleine convention, en pleine fantaisie, et le charme est d'y mentir, d'y échapper à toutes les réalités de ce bas monde.
Et quel joli domaine, cette contrée du rêve peuplée de génies bienfaisants et de fées méchantes ! Les princesses et les bergers, les servantes et les rois y vivent dans une familiarité attendrie, s'aimant, s'épousant les uns les autres. Quand une montagne, un gouffre, un univers fait obstacle aux amours des héros, la montagne est engloutie, le gouffre se'comble,
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
l'univers s'envole en fumée, et les héros sont coi heureux; 11 n'y a plus de péripéties sans issue, da de dénouements impossibles, car les talismans soi facilitent les combinaisons des fables les plus av extravagantes. Jamais les auteurs ne se trouvent ch acculés par la vraisemblance et la logique ; ils vo peuvent aller dans tous les sens, aussi loin qu'ils bi< veulent, certains de ne se heurter contre au- m cune muraille. Un coup de baguette, et la mu- év raille s'entr'ouvre. m
On peut dire que la féerie est la formule par pc excellence du théâtre conventionnel, tel qu'on er l'entend en France depuis que les vaudevillistes fe et les dramaturges de la première moitié du siècle ont mis à la mode les pièces d'intrigue, se En somme, ils posaient en principe l'invraisem- h blance, quitte à employer toute leur ingéniosité si pour faire accepter ensuite, comme une image a de la vie, ce qui n'en était qu'une caricature. Ils n se gênaient dans le drame et dans la comédie, p tandis qu'ils ne se gênaient plus clans la féerie : t: là était la seule différence. n
Je.voudrais préciser cette idée. L'allure scé- d nicpie d'une féerie est puérile, d'une naïveté n cherchée, allant carrément au merveilleux; et c c'est par là que la pièce enchante les petits et t les grands enfants. Plus l'invraisemblance est c grande, plus le ravissement est certain. On s'y j arrête comme devant ces théâtres de marion- i nettes, qui retiennent aux Champs-Elysées les ] rêveurs qui passent, U semble que ces person- < nages fantasques et, cette action folle soient des s symboles, derrière lesquels on entend l'huma- <. ni té s'agiter avec des rires et des larmes. Les joujoux, je parle des joujoux à bon marché, les chevaux, les moutons, les poupées, toutes ces bêtes en carton, grossièrement peinturlurées et si extraordinaires de formes, ont aussi cette invraisemblance lamentable ou grotesque qui ouvre l'au-delà de la vie. En les regardant, on échappe à la terre, on entre dans le monde de l'impossible. J'adore ces joujoux comme j'adore les féeries.
La comédie et le drame, an contraire, sont tenus à être vraisemblables. Une nécessité les attache aux pavés des rues. Us mentent, mais il faut qu'ils mentent avec des ménagements infinis, sous peine de nous blesser. Le triomphe de nos auteurs a été de déguiser le plus possible leurs mensonges, grâce' à toute une convention savamment réglée; cle là, le code du théâtre. Us nous ont peu à peu habitués au personnel comique ou dramatique, cpii n'est autre qu'un personnel cle féerie, sans paillette, sans truc, effacé et rapetissé. Pour moi, entre un roi de féerie et un prince des vaudevilles de Scribe, je no fais qu'une différence : tous les deux sont mensongers seulement lo premier me ravit, tandis que le second m'irrite. Et il en est ainsi pour tous les personnages : ils ne sont pas plus humains dans un genre que dans l'autre; ils s'agitent également en pleine convention. Je ne parle pas cle l'intrigue elle-même; je trouve, pour ma part, bien plus raisonnables les combinaisons scéniques de Rothomago, par exemple, que celles d'une foule de pièces dites sérieuses, dont il est inutile de citer les titres,
J'en veux arriver à cette conclusion, que le charme de la féerie est pour moi dans la franchise de la. convention, tandis que je suis, par
contre,fâché de l'hypocrisie de cette convention, dans la comédie et le drame. Vous voulez nous sortir de notre existence de chaque jour, vous avancez comme argument que le public va chercher au théâtre des mensonges consolants, vous soutenez la thèse de l'idéal dans Fart, eh bien ! donnez-vous des féeries. Cela est franc, au moins. Nous savons que nous allons rêver tout éveillés. Et, d'ailleurs, une féerie n'est, pas même un mensonge, elle est un conte auquel personne ne peut se tromper. Rien de bâtard en elle, elle est toute fantaisie. L'auteur y confesse qu'il entend rester dans l'impossible.
Passez à un drame ou à une comédie, et vous sentez immédiatement la convention devenir blessante. L'auteur triche. H marche, dès lors, sur le terrain du réel ; mais comme il ne veut pas accepter ce terrain loyalement, il se met à argumenter, il déclare que le réel absolu n'est pas possible au théâtre, et il invente des ficelles, il tronque les faits et les gens, il cuisine cet abominable mélange du vrai et du faux qui devrait donner des nausées à toutes les personnes honnêtes. Le malheur est donc que nos auteurs," en quittant les féeries, en gardent la formule, qu'ils transportent sans grands changements dans les études de la vie réelle; ils se contentent de remplacer les talismans par les papiers perdus.et retrouvés, les personnages tpii écoutent aux portes, les caractères et les tempéraments qui se démentent d'une minute à l'autre, grâce à une simple tirade. Un coup do sifflet, et il y a un changement à vue dans le personnage comme dans le
> décor, s Si réellement la vérité était impossible au
> théâtre, si les critiques avaient raison d'adt mettre en principe qu'il faut mentir, je répé- ferais sans cesse : « Donnez-nous des féeries, et i rien que des féeries ! » La formule y est entière, i sans aucun jésuitisme. Voilà le théâtre idéal tel o que je le comprends, faisant parler les bêtes, e promenant les spectateurs dans les quatre éléments, mettant en scène les héros du Petit Poucet
t et de la Belle au bois dormant. Si vous touchez is la terre, j'exige aussitôt cle vous des personnages il en chair et en os, qui accomplissent, des actions ÏS raisonnables. U faut choisir : ou la féerie ou la ie vie réelle.
le Je songeais à ces choses, en voyant l'autre
in soir Rothomago, que le Châtelet vient de rels prendre avec un grand luxe de costumes et de o- décors. Certes, cette féerie, au point de vue litr- téraire, ne vaut guère mieux que les autres; ce mais elle est gaie et elle a le mérite d'être un et bon prétexte aux splendeurs cle la mise en lis scène.
>rs Rien de plus démocratique, d'ordinaire, que
le le sujet de ces pièces. Ainsi, Rothomago repose es sur le double amour d'un jeune prince pour une ns bergère et d'une jeune princesse pour un paysan, le- Naturellement, le prince et la princesse qu'on de veut marier ensemble finissent par épouser rt, chacun l'objet de sa flamme. Et remarquez que ïé- prince et princesse sont adorables, qu'ils feraient les un couple charmant, N'importe, ils ne s'aiment 3St pas, la force des talismans les empêche de se voir sans doute, et leurs coeurs s'en vont malgré tout le courir la prétentaine au village. Tout cela est m- fou, et c'est pourtant ce qu'il y a de plus raisonar nable dans F oeuvre, car je ne raconte pas les pro-
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LES EXEMPLES
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menades dans les airs sur un dragon, ni les histoires de pirates qui viennent enlever les villageoises dans les blés.
III
J'ai vu, au théâtre de la Gaieté, le Chat botté, v une féerie de MM. Blum et Tréfeu. q
Quels adorables contes que ces contes de Per- C rault ! Us ont une saveur de naïveté exquise, h On a fait plus ingénieux, plus littéraire; mais d on n'a pas retrouvé cet accent si fin de bonhomie e et de malice. Cela nous vient directement de s notre vieille France ; je ne parle point des sujets, r car des savants se sont amusés à les retrouver un peu dans toutes les mythologies ; je parle du j ton gaillard et franc, de la simplicité de la 1 fable. Le conteur a dît tout carrément ce qu'il 1 avait à dire, et l'humanité vit sous chaque ligne. t Je sais bien que, de nos jours, on a trouvé i Perrault immoral. Nous avons, comme personne ] ne l'ignore, une moralité très chatouilleuse. Où : nos pères riaient, nous rougissons. Lo mot nous < effraie surtout, car nous savons encore nous accommoder avec la chose. Nous mettons des feuilles de vigne aux antiques, et nos filles baissent le nez en passant, ce qui prouve qu'elles sont très avancées pour leur âge. Cela est d'une hypocrisie raffinée, dont la pointe ajoute un ragoût aux plaisirs défendus. On ne sait plus regarder la vie en face, avec un franc et limpide regard.
Donc, les contes cle Perrault sont devenus immoraux; je veux dire qu'on en discute les conclusions au point de vue de la leçon morale. On voudrait que le bon Dieu, la Providence et lo reste fussent dans l'affaire. Voici, par exemple, le Chat botté, ce merveilleux chat qui se met au service du marqttis do Carabas et qui le marie à la plus belle des princesses, grâce à l'agilité de ses pattes et à la fertilité de ses ruses. C'est un maître trompeur; il ment avec un aplomb parfait, il dupe les petits et les grands. Son unique qualité est. d'être fidèle à la fortune de son marquis. Imaginez un valet de l'ancienne comédie, un de ces coquins qui ont tous les tours dans leur sac et qui ne triomphent que par des inventions du diable.
Voilà notre morale indignée. Admirable sujet pour faire un sermon contre le mensonge I S'il y a une fortune mal acquise, c'est à coup sûr celle dp marquis de Carabas. Il se nourrit de vol, il épouse la fille d'un roi, par une série de stratagèmes qui, de nos jours, mèneraient tout droit un gendre sur les bancs de la police correctionnelle. Et l'on ose mettre de pareilles histoires entre les mains des enfants? On veut donc qu'ils deviennent des escrocs? Us ne sauraient prendre là que le goût des chemins tortueux. La conclusion du conte est, en somme, que pour réussir l'habileté vaut mieux cpie l'honnêteté.
O siècle pudique et moral, où les bourgeois ont peur des oeuvres écrites comme les femmes laides ont peur des miroirs ! Au théâtre, on exige que la vertu soit récompensée. Dans le roman, on veut deux nobles âmes contre une âme basse, de même que dans certaines confitures de fruits amers il faut deux livres de sucre contre une livre
de fruits. Cela est tout nouveau, c'est une fièvre d'hypocrisie à l'état aigu. Et les symptômes sont nombreux, les choses les plus naturelles deviennent indécentes, lorsqu'on a une préoccupation continue de l'indécence. Rien de pareil dans la belle santé sanguine des siècles passés. Sans remonter àRabelais.lisezLaFontaineetMolière, tout le seizième siècle et tout le dix-septième, vous ne trouverez nulle part ce prurit de morale, qui semble être la démangeaison de nos vices. On riait haut, on parlait de tout, même devant les dames ; personne ne croyait qu'ilfûtnécéssaire de surveiller à chaque heure sa propre honnêteté et celle du voisin. On était de liraves gens, cela allait de soi. Pour le reste, on aimait la vie et on ne boudait pas contre ce qui vivait.
Est-ce parce que les contes de Perrault sont jugés d'une morale trop élastique que les auteurs du Chat botté n'ont pas suivi ce conte à la lettre? Cela est possible. Pour que le conte fût exemplaire aujourd'hui, il faudrait y introduire un honnête prétendant à la main de la jeune princesse, un ingénieur, de moeurs parfaites et ayant conquis tous ses grades dans les concours et les examens; au dénouement, ce serait lui qui, par son mérite, deviendrait le gendre du roi, après avoir confondu ce filou de Chat botté et son marquis d'occasion. Cela ferait pâmer nos demoiselles. Je plaisante, et tine colère me prend à la pensée de ce « comme il faut » littéraire, qui aurait noyé pour un siècle notre littérature, si des esprits entêtés n'avaient résisté. Pauvre Chat botté, qui aimera encore ta grâce féline, ta sournoiserie pleine de sauts brusques, ton art de vivre, gras et gros, sur la paresse et sur la sottise humaines? Tu es la vie, et c'est pour cela, heureusement, que tu es éternel.
IV
Si la féerie doit trouver grâce pour la largeur poétique qu'elle pourrait atteindre, l'opérette est une ennemie publique qu'il faut étrangler derrière le trou du souffleur, comme une bête malfaisante. , i-St
Elle est, à cette heure, la formule la plus populaire de la sottise française. Son succès est celui des refrains idiots qui couraient autrefois les rues et qui assourdissaient toutes les oreilles, sans qu'on pût savoir d'où ils venaient. Depuis qu'elle règne, ces refrains du passé ont disparu; elle les remplace, elle fournit des airs aux orgues de Barbarie, elle rend plus intolérables les pianos des femmes honnêtes et des femmes déshonnêtes. Son empire désastreux est devenu tel, que les gens de quelque goût devront finir par s'entendre et par conspirer, pour son extermination.
L'opérette a commencé par être un vaudeville avec couplets. Elle a pris ensuite l'importance d'un petit opéra-bouffe. C'était encore son enfance modeste; elle gaminait, elle se faisait tolérer en prenant peu de place. D'ailleurs, elle lie tirait pas à conséquence, se permettant les farces les plus grosses, désarmant la critique par. la folie de ses allures. Mais, peu à peu, elle agrandi, s'est étalée chaque jour davantage, de grenouille est devenue boeuf; et le pis est qu'elle
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s'est ainsi élargie, sans cesser d'être une parade grossière, d'un grotesque à outrance qui fait songer aux cabanons de Bîcêtre. - D'un acte l'opérette s'est enflée jusqu'à cinq actes. Le public, au lieu de s'en tenir à un éclat de rire d'une demi-heure, s'est habitué à ce spasme de démence bête qui dure toute une soirée. Dès lors, en se voyant maîtresse, elle a tout risqué, menant les spectateurs dans son boudoir borgne, prenant d'un entrechat, sur les plus grandes scènes, la place du drame agonisant. Elle a dansé son cancan, en montrant tout ; elle a rendu célèbres des actrices dont- le seul talent consistait daiis un jeu de gorge et de hanches. Tout le vice de Paris s'est vautré chez elle, et l'on peut nommer les femmes auxquelles une façon de souligner les couplets grivois a donné hôtel et voilure.
Cela ne suffisait point encore. L'opérette a rêvé l'apothéose. M. Offenbach, pendant sa direction à la Gailé, a exhumé ses anciennes opérettes des BoulTcs, entre autres son Orphée aux Enfers, joué autrefois dans un décor étroit et avec une mise en scène relativement pauvre; il les a exhumées et transformées en pièces à spectacle, inventant des tableaux nouveaux, grandissant les décors, habillant ses acteurs d'étoffes superbes, donnant pour cadre# à la bêtise du dialogue et aux mirlitonnades'de la musique tout l'Olympe siégeant dans sa gloire. D'un bond, l'opérette voulait monter à la largeur des grandes féeries lyriques. Elle ne saurait aller plus haut. Son incongruité, ses rires niais, ses cabrioles obscènes, sa prose et ses vers écrits pour des portiers en goguette, se sont étalés un instant au milieu d'une splendeur de gala, comme une ordure tombée dans un rayonnement d'astre.
Même elle était montée trop haut, car elle a failli se casser les reins. M. Offenbach n'est plus directeur, et i) est à croire qu'aucun théâtre ne risquera à l'avenir deux ou trois cent mille francs pour montrer une petite Chanteuse, toute nue, sifflotant une chanson cle pie polissonne, sous flamboiement de feux électriques. N'importe, l'opérette a touché le ciel, la leçon est terrible et complète.
Je ne veux pas détailler les méfaits de l'opérette. En somme, je ne la hais pas en moraliste, je'lahais en artiste indigné. Pour moi, son grand crime est de tenir trop de place, de détourner l'attention du public des oeuvres graves, d'être un plaisir facile et abêtissant, auquel la foule cède et dont elle sort le goût faussé.
L'ancien vaudeville était préférable. U gardait au moins une platitude bon enfant. D'autre part, si l'on entre dans le relatif du métier, il est certain qu'il était moins rare de rencontrer un vaudeville bien fait qu'il ne l'est aujourd'hui de tomber sur une opérette supportable. La cause en est simple. Les auteurs, quand ils avaient une idée drôle, se contentaient de la traiter on un acte,-et le plus souvent l'acte était bon, l'intérêt se soutenait jusqu'au bout. Maintenant, il faut que la même idée fournisse trois actes, quelquefois cinq. Alors, fatalement, les auteurs allongent les scènes, délayent le sujet, introduisent des épisodes étrangers; et l'action se trouve ralentie. C'est ce qui explique pourquoi, généralement, le premier acte des opérettes est
amusant, le second plus pâle, le dernier tout à fait vide. Quand même, il faut tenir la soirée entière, pour ne partager la recette avec personne. Et le mot ordinaire des coulisses est que la musique fait tout passer.
M. Offenbach est le grand coupable. Sa musique vive, alerte, clouée d'un charme véritable, a fait la fortune de l'opérette. Sans lui, elle n'aurait jamais eu un si absolu triomphe. 11 faut ajouter qu'il a été singulièrement secondé par MM. Meilhac et Halévy, dont les livrets resteront comme des modèles. Us ont créé le genre, avec un grossissement forcé du grotesque, mais en gardant un esprit très parisien et une finesse charmante dans les détails. On peut dire cle leurs opérettes qu'elles sont d'amusantes caricatures, qui se haussent parfois jusqu'à la comédie. Quant à leurs imitateurs, que je ne veux pas nommer, ce sont eux cpii ont traîné l'opérette à l'égout. Et quels étranges succès, faits d'on ne sait quoi, qui s'allument et qui brûlent comme des traînées de poudre ! On peut le définir : la rencontre de la médiocrité facile d'un auteur avec la médiocrité complaisante d'un public. Les mots qui entrent dans toutes les intelligences, les airs qui s'ajustent à toutes les voix, tels sont les éléments dont se composent les engouements populaires.
On nous fait espérer la mort prochaine de l'opérette. C'est, en effet, une affaire de temps, selon les hasards cle la mode. Hélas '. quand on en sera débarrassé, je crains qu'il ne pousse sur son fumier quelque autre champignon monstrueux, car il faut que la bêtise sorte quand même, comme les boutons de la gale; mais je doute vraiment que nous puissions être affligés d'une démangeaison plus désagréable.
V
Quellermarâtrelque la vogue ! Comme; elle dévore en'quolques années ses enfants gâtés ! Lo cas de M. Offenbach est fait pour inspirer les réflexions les plus philosophiques.
Songez donc ! M. Offenbach a été roi. Il n'y a pas dix ans, il régnait sur les théâtres ; les directeurs, à genoux, lui offraient des primes sur des plats d'argent; la chronique, chaque matin, lui tressait des couronnes. On ne pouvait ouvrir un journal sans tomber sur des indiscrétions relatives aux oeuvres qu'il préparait, à ce qu'il avait mangé à son déjeuner et à ce qu'il mangerait le soir à son dîner. Et j'avoue que cet engouement me semblait explicable, car M. Offenbach avait créé un genre; il menait avec ses flonflons toute la danse d'une époque qui aiinait à danser. 11 a été et il restera une date dans l'histoire de notre société.
U y a dix ans ! et, bon Dieu ! comme les temps sont changés ! U faut se souvenir que ce fut lui qui conduisit le cancan de l'Exposition universelle de 1867. Dans tous les théâtres, on jouait do sa musique. Les princes elles rois venaient en partie fine à son bastringue. Plus d'une Altesse, que ses turlututus grisaient, lit cascâder la vertu de ses chanteuses. Son archet donnait le branle à ce monde galant, qui l'appelait « maître ». Maître n'était pas assez, il passait au rang de
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Dieu. Comme le Savoyard qui fait sauter du pied ses pantins enfilés dans un bout de corde, il a dû avoir de belles jouissances d'amour-propre, lui qui faisait sauter, nez contre nez, ventre contre ventre, des princes et des filles.
Et voilà qu'aujourd'hui le dieu est par terre. Nous avons encore une Exposition universelle; mais d'autres amuseurs ont pris le pavé. Toute une poussée nouvelle de maîtres aimables se sont emparés des théâtres, si bien que l'ancêtre, le dieu de la sauterie, a dû rester dans sa niche, solitaire, rêvant amèrement à l'ingratitude humaine. A laRenaissance, le Petit Duc; auxFoliesDramatiques, les Cloches de Cornevilla; aux Variétés, Niniche; aux Bouffes, clôture; et c'est ■certainement cette clôture qui a été le coup le plus rude pour M. Offenbach. Les Bouffes, fermait t■ .pendant une Exposition universelle, les Bouffes qui ont été le berceau de M. Offenbach ! n'est-ce pas l'aveu brutal que son répertoire, si considérable, n'attire plus le public et ne fait plus d'argent?
•La chute est si douloureuse que certains journaux ont eu pitié. Dans ces deux derniers mois, j'ai lu à plusieurs reprises des notes désolées. On s'étonnait, avec indignation cpie M. Offenbach fût ainsi jeté de côté comme une chemise sale. On rappelait los services qu'il a rendus à la joie publique, on conjurait les directeurs de reprendre au moins une cle ses pièces.àtitre de consolation. Les directeurs faisaient la sourde oreille. Enfin, il s'en est trouvé un, M. Weinschenck, qui a bien voulu se dévouer. U vient de remonter à la Gaîté Orphée aux Enfers. J'ignore si l'affaire est bonne; mais M. Weinschenck aura tout au moins fait une bonne action. Le principe des turlututus est sauvé, il ne sera pas dit qu'il y aura eu une Exposition universelle sans la musique de M. Offenbach.
Certes, je n'aime point à frapper les gens à terre. J'aA'onc même que je suis pris d'attendrissement et d'intérêt pour M. Offenbach, maintenant que la vogue l'abandonne. Autrefois, il m'irritait; les succès menteurs m'ont toujours mis hors de moi. Voilà donc la justice qui arrive pour lui, et c'est une terrible chose pour un artiste que cette justice, lorsqu'il est encore vivant et qu'il assiste à sa déchéance. Le public est un enfant gâté qui brise ses jouets, quand ils ont cessé de l'amuser. On est devenu vieux, on a faitlerêve d'unelongue gloire, aveuglé sur sa propre valeur par les fumées cle l'encens le plus grossier, et un jour tout croule, la gloire est un tas de boue, on se voit enterré avant d'être mort. Je ne connais pas de vieillesse plus abominable.
Puisque je suis tourné à la morale, je tirerai une conclusion de cette aventure. Le succès est méprisable, j'entends ce succès de vogue qui met les refrains d'un homme dans la bouche de tout un peuple. Etre seul, travailler seul, il n'y a pas de meilleure hygiène pour un producteur. On crée alors des oeuvres voulues, des oeuvres où l'on se met tout entier ; dans les premiers temps, ces oeuvres peuvent avoir une saveur amère pour le public, mais il s'y fait, il finit par les goûter. Alors, c'est une admiration solide, une tendresse qui grandit à chaque génération. U arrive quelesoeuvres,si applaudiesdansl'éclat fragile de leur nouveautê.nedurentquequelques printemps, tandis que les oeuvres rudes, dédaignées à leur apparition, ont pour elles l'immortalité. Je crois inutile de donner des exemples.
Je dirai aux jeunes gens, à ceux qui débutent, de tolérer avec patience les succès volés dont l'injustice les écrase. Que de garçons, sentant en eux le grondementd'unepersonnalité,restent des heures, pâles et découragés, en face du triomphe de quelque auteur médiocre ! Us se sentent supérieurs, et ils ne peuvent arriver à la publicité, toutes les voies étant bouchées par l'engouement du public, Eh bien ! qu'ils travaillent et-qu'ils attendent! 11 faut travailler, travailler beaucoup, tout est là; quantausuccès, il vient toujours trop vite, car il est un mauvais conseiller, un lit doré où l'on cède aux lâchetés.
Jamais on ne se porte mieux intellectuellement que lorsqu'on lutte. On se surveille, on se tient ferme, on demande à son talent le plus grand effort possible, sachant que personne n'aura pour vous une complaisance. C'est dans ces périodes de combat, quand on vous nie et qu'on veut affirmer son existence, c'est alors qu'on produit les oeuvres les plus fortes et plus intenses. Silavoguevicnt.c'estun grand danger; elle amollit et ô te Fftpreté de la touche.
Il n'y a clone pas, pour un artiste, une plus belle vie que vingt ou trente années de lutte, se terminant par un triomphe, quand la vieillesse est venue. On a conquis le public peu à peu, on s'en va dans sa gloire, certain de la solidité du monument cpie l'on laisse. Autour de soi, on a vu tomber les réputations de carton, les succès officiels. C'est une grande consolation que de se dire, dans toutes les misères, que la vogue est passagère et -qu'en somme, quelles que soient les légèretés et les injustices du public, une heure vient où seules les grandes oeuvres restent debout, Malheur à ceux qui réussissent trop, telle est la morale du cas de M. Offenbach !
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LES REPRISES
I ei
t< C'est avec une profonde stupeur que j'ai d écouté Chatterton, le drame en trois actes d'Al- v îred de Vigny, dont la Comédie-Française a eu a l'étrange idée de tenter une reprise. La pièce t; date de 1835, et les quarante-deux années qui c nous séparent de la première représentation q semblent la reculer au fond des âges. n
Dans quel singulier état psychologique était I donc la génération d'alors, pour applaudir une c pareille oeuvre? Nous ne comprenons plus, nous restons béants devant ce poème des âmes incom- s prises et du suicide final. Chatterton, on ne sait c trop pourquoi, traqué par ses créanciers peut- t être, mais cédant aussi à la passion de la soli- 1 tude, s'est réfugié chez un riche manufacturier, ] John Bell, qui lui loue une chambre. Ce John Bell, un brutal, tyrannise sa femme, l'honnête 1 et résignée Ketty. Et toute la situation drama- < tique se trouve dans l'amour discret et pur du i poète et de la jeune femme, amour dont l'aveu ne leur échappe qu'à l'heure suprême, lorsque Chatterton, écrasé par la société, voulant se reposer dans la mort, vient d'avaler un flacon d'opium.
Pour comprendre cette étonnante figure de Chatterton, il faut avant tout reconstruire l'idée
Farfaite du poète, telle que la génération cle 1830 imaginait. Le poète était un pontife et la fioésio un sacerdoce. 11 officiait au-dessus de 'humanité, qui avait le devoir de l'adorer à genoux. C'était un messie traversant les foules, avec une étoile au front, remplissant une fonction sacrée, dont tout l'or de la terre n'aurait pu le payer. Ajoutez que le poète devait être un personnage fatal, un fils de René, de Manfred et de tous les grands mélancoliques, portant un orage dans sa tête pâle, expiant la passion humaine par une blessure toujours ouverte à son flanc. 11 était beau et providentiel, il montait son cal■ vaire au milieu des huées, pur comme un ange et sombre comme un bandit. Un cabotin sublime, en un mot.
L'idéal du genre a été le Chatterton d'Alfred de Vigny. Quand on voudra connaître la caricature superbe du poète de 1830, il faudra étudier cepersonnagenavrantetcomique.Iln'est pas un des panaches du temps que Chatterton ne se plante sur la tête. U les a tous, il semble avoir fait la gageure d'épuiser le ridicule et l'odieux. U chante la solitude, il maudit la société, il traîne à dix-huit ans un coeur las et désabusé, il a des hottes molles, il se tord les bras à l'idée de faire des vers pour les vendre, il passe la nuit à gesticuler et à embrasser le portrait de son père en cheveux blancs, il se tue enfin par monomanie, uniquement pour attraper la société. Chatterton est un polisson, voilà mon avis tout net. '
Qu'on fasse des bonshommes en carton, et qu'ils soient drôles, passe encore ! cela ne tire pas à conséquence. Mais qu'on vienne troubler et
empoisonner les volontés jeunes avec ce fantoche funèbre, avec ce pantin aussi faux que dangereux, voilà ce qui soulève en moi toute ma virilité ! Le poète est un travailleur comme un autre. Dans le combat de la vie, s'il triomphe, tant mieux ! s'il tombe, c'est sa faute I La société ne doit pas plus d'aide et de pitié au poète qu'elle n'en cloit au boulanger et au forgeron. 11 n'y a pas de pontife, il n'y a que des hommes, et l'énergie fait aussi bien partie du talent que le don des vers. Le génie est toujours fort. S^d.
Comment ! on vient nous parler de mort, au seuil de ce siècle ! Nous revivons, nous entrons dans un âge d'activité colossale, nous sommes tous pris d'un besoin furieux d'action, et il y a là un pleurard, un polisson qui se tue et qui tue par là même la femme dont il a troublé la cervelle. Mais c'est un double meurtre, c'est une lâcheté et une infamie ! Que dirait-on d'un soldat qui, en face de l'ennemi, se déchargerait son fusil dans la tête? La nouvelle génération littéraire n'a qu'à pousser dédaigneusement du pied le cadavre de Chatterton, pour passer et aller à l'avenir.
D'ailleurs, c'était là une pose, pas davantage. La vanité était grande, en 1830; et, naturellement, les poètes se taillaient eux-mêmes le rôle qu'il leur plaisait de jouer. La mode était au dégoût de la vie, au mépris de l'argent, aux invectives contre la société; mais, en somme, les poètes — et je parle des plus grands — faisaient très bon ménage avec tout cela. Malgré leur désespérance et leur amour de la mort, ces messieurs ont presque tous vécu très vieux; en outre, leur mépris de l'argent n'est pas allé jusqu'à leur faire refuser les sommes énormes qu'ils ont gagnées, et ils se sont très bion accommodés de la société, qui les a oomblés d'honneurs et d'argent. Tous blagueurs I
J'ai entendu défendre Chatterton d'une façon bien hypocrite. Oui, sans doute, dit-on, le per: sonnage est démodé, mais quel temps regret, table il rappelle ! En ce 1emps-là, on croyait à l'âme, on était plein d'élan, on aspirait en haut, on élargissait l'horizon de la foi et de la poésie. i Quelle plaisanterie énorme ! La vérité est que i le mouvement de 1830 a été superbe comme mise t en scène. Si l'on gratte les personnages factices, i on reste stupéfait en arrivant aux hommes vrais. 3 Us ne valaient pas plus cpie nous, soyez-en t sûrs ; même beaucoup valaient moins. Il y a eu bien de la vilenie derrière cette pompe. Qu'on ne nous force pas à des comparaisons, car nous à répondrions avec sévérité. Nous autres, nous e croyons à la vérité, nous sommes pleins de coue rage et de force, nous aspirons à la science, nous r élargissons l'enquête humaine, sur laquellel.se»- rônt basées les lois de demain. Eux autres, ils is nient le présent, que nous affirmons. De quel côté sont la virilité et l'espoir? Et qu'on attende: it aux oeuvres, on mesurera les ouvriers ! ■e Certes, le romantisme est bien mort. Je n'en
3t veux pour preuve que l'attitude stupéfiée des
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spectateurs," l'autre_soir,^ à la Comédie-Française. Pendant les deux premiers actes surtout, on se regardait, on se tâtait. Chatterton faisait l'effet d'un habitant de la lune tombé parmi nous. Que voulait donc ce monsieur, qui se désespérait, sans qu'on sût pourquoi, et qui se fâchait de tirer de son travail un gain légitime? Le quaker paraissait tout aussi surprenant. Etrange, ce quaker qui lâche, sans crier gare, des maximes à se faire immédiatement sauter la cervelle ! Pourquoi diable se promène-t-il là-dedans ! Quant à John Bell, le tyran, le mari implacable, il est certainement le seul personnage sympathique de la pièce. Au moins celui-là travaille, et il apparaît comme un sage au milieu de tous les fous qui l'entourent.
On s'extasie beaucoup sur la figure de Ketty Bell. C'est une des créations les plus pures, dit-on, qui soient dans notre théâtre. Je le veux bien. Mais ce personnage est un personnage négatif; j'entends que la pureté, la résignation, la tendresse discrète de Ketty sont obtenues par un effacement continu. Jusqu'au dernier acte, elle n'a pas une scène en relief. C'est une déclamation à vide sans arrêt. Elle n'agit pas, elle se raidit dans une attitude. Le personnage, dans ces conditions, devient une simple' silhouette et ne demandait pas un grand effort de talent.
Le drame, d'ailleurs, est la négation du théâtre, tel qu'on l'entend aujourd'hui. 11 ne contient pas une seule situation. C'est une élégie en quatre tableaux. Les deux premiers actes sont complètement vides. On a, dans la salle, l'impression de la nudité de l'oeuvre, maintenant qu'elle n'est plus échauffée par les phrases démodées qui passionnaient autrefois. Le premier table au du troisième acte, long monologue de Chatterton dans sa mansarde, est peut-être ce qui aie plus vieilli. Rien.d'incroyable comme ce poète, déclamant au lieu de travailler, et déclamant les choses les plus inacceptables du monde. Enfin, le tableau du dénouement est le seul qui reste dramatique. Un garçon qui s'empoisonne, une femme qui meurt de la mort de l'homme qu'elle aime, cela remuera toujours une salle.
L'avouerai-je? ma préoccupation, ma seule et grande préoccupation, pendant la soirée, a été le fameux escalier. Et je suis sorti avec la conviction cpie cet escalier est le personnage important du drame. Remarquez quel en est le succès. Au premier acte, quand Chatterton apparaît en haut de l'escalier et qu'il le descend, son entrée fait beaucoup plus d'effet que s'il poussait simplement une porte sur la scène. Au second acte, quand les enfants de Ketty Bell montent des fruits au pauvre poète, c'est une joie dans la salle de voir les petites jambes des deux adorables gamins se hisser sur chaque marche; encore l'escalier. Enfin, au quatrième acte, le rôle de l'escalier devient tout à fait décisif. C'est au pied de l'escalier que l'aveu de Chatterton et de Ketty a lieu, et c'est par-dessus la rampe qu'ils échangent un baiser. L'agonie , de Chatterton empoisonné est d'autant plus effrayante qu'il gravit l'escalier, en se traînant. Ensuite Ketty monte presque sur les genoux, elle entr'ouvre la porte du jeune homme, le voit mourir, et se renverse en arrière, glissant le long de la rampe, venant tourner et s'abattre à l'avant-scêne. L'escalier,'toujours l'escalier.
Admettez un instant que l'escalier n'existe pas, faites jouer tout cela à plat, et demandezvous ce que deviendra l'effet. L'effet diminuera de moitié, la pièce perdra le peu de vie qui lui reste. Voyez-vous Ketty Bell ouvrant une porte au fond et reculant? Ce serait fort maigre. Voilà donc l'accessoire élevé au rôle de personnage principal. Et je pensais au cerisier vrai qui porte de vraies cerises, dans l'Ami Fritz. L'a-t-on assez foudroyé, ce cerisier ! La Comédie-Française s'était déshonorée"en le plantant sur ses planches. La profanation était dans le temple, mais il me semble, à moi, que la profanation y était' depuis quarante-deux ans, car l'escalier sort tout à fait de la tradition.
Je dirai même que cet escalier n'est pas excusable, au point de vue des théories théâtrales. Il n'est nécessité par rien dans la pièce, il n'est là que pour le pittoresque. Pas une phrase du drame ne parle de lui, aucune indication de Fauteur ne le rappelle. Au contraire, dans l'Ami Fritz, le cerisier a son rôle marqué ; il donne un épisode charmant. On raconte que l'escalier est une invention, une trouvaille de madame Dorval. Cette grande artiste, qui avait certainement le sens dramatique très développé, avait dû très bien sentir la pauvreté scénique de Chatterton; elle ne savait comment dramatiser cette élégie monotone. Alors, sans doute, elle eut une inspiration, elle imagina l'escalier; et j'ajoute qu'un esprit rompu aux effets scéniques pouvait seul inventer un accessoire dont le succès a été si prodigieux. A mon point de vue, c'est l'escalier qui joue le rôle le plus réel et le plus vivant dans le drame.
Certes, le drame est très purement écrit. Mais cela ne me désarme pas. Cette langue correcte est aussi factice que les personnages. On n'y sent pas un instant la vibration d'un sentiment vrai. Il y a deux ou trois cris qui sont beaux ; le reste n'est que de la rhétorique, et de la rhétorique dangereuse et ennuyeuse. Le public a formidablement bâillé.
Je remercie cependant la Comédie-Française d'avoir remonté Chatterton. J'estimo qu'on rend un grand service à notre génération littéraire, en lui montrant le vide dessuccès romantiques cl' autrefois. Que tous les drames vieillis de t8-/i0 défilent tour à tour, et que les jeunes, écrivains sachent cle quels mensonges ils sont faits. Voilà les guenilles d'il y a quarante ans, tâchez de ne. plus recommencer un pareil carnaval, et n'ayez qu'une passion, la vérité. Celle-là ne vous ménagera aucun mécompte ; on ne rira, on ne bâillera jamais devant elle, parce qu'elle est toujours la vérité, celle qui existe.
II
Le théâtre de la Porte-Saint-Martin, auquel appartient la propriété du répertoire de Casimir Delavigne, paraît user de cette propriété avec la plus grande prudence. U attend l'été, les lourdes chaleurs, qui vident toutes les salles, pour hasarder un drame en vers, bien convaincu que les recettes sont compromises à l'avance et que la prose elle-même devient d'une digestion impossible. Casimir Delavigne est simplement là pour
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boucher un trou, entre une pièce à spectacle, comme le Tour du monde en 80 jours, et un mélodrame populaire, comme les Deux Orphelines. ■ ] Et telle est, au bout de trente ans, la gloire i d'un poète acclamé,d'uiiacadémicien,d'unepersonnalité littéraire, considérable en son temps, qui a contrebalancé autrefois" les succès de Victor Hugo ! 11 y a là matière à de sages réflexions. i On se demande où l'on jouera dans trente ans les pièces applaudies cette année sur nos grandes scènes, signées de noms retentissants, déclarées de purs chefs-d'oeuvre par la bourgeoisie cpii tient à suivre la mode. Evidemment,on les jouera l'été, sur des planches encanaillées par les féeries et les pièces militaires; et les banquettes ellesmêmes bâilleront.
J'estime qu'on est bien sévère pour Casimir Delavigne. Autour de moi, pendant la représentation de Louis XI, j'ai entendu des ricanements, des plaisanteries, toute une « blague » préméditée. Vraiment, des critiques, qui ont discuté sérieusement et sans se fâcher les Danichcfj et l'Etrangère, des écrivains qui trouvent du génie à M. Dumas fils et qui lui accordent en outre de l'esprit, sont singulièrement mal venus de traiter avec celte légèreté une oeuvre de grand mérite, dont certaines parties sont fort belles en somme. U n'y a pas aujourd'hui un seul de nos auteurs dramatiques qui pourrait composer un acte aussi large que le quatrième acte dc7.oia's XI
Certes,latragédieclassiqueestmorle,le drame romantique est mort. Qu'ils reposent en paix, ce n'est pas moi qui demanderai leur résurrection ! Casimir Delavigne a, dans notre histoire littéraire, une situation d'autant plus fâcheuse, qu'il a voulu rester en équilibre entre les deux formules, demeurer le petit-neveu de Racine et devenir le filleul de Shakespeare. Le génie ne s'accommode jamais de ces arrangements ; il est extrême et entier. Tout concilier, croire qu'on atteindra la perfection en prenant à chaque école ses meilleurs préceptes, conduit droit au simple talent, et même au très petit talent. Un tempérament d'écrivain original ne choisit pas; il crée, il marche à l'intensité la plus grande possible des notes personnelles qu'il apporte. Mais si Casimir Delavigne nous apparaît aujourd'hui ce qu'il est réellement, un arrangeur habile, un es-" prit souple et intelligent, il n'en est pas moins d'une étude intéressante et il n'en reste pas moins très supérieur aux arrangeurs de notre époque.
Et voyez l'aventure, ce qui fait sourire maintenant dans ses oeuvres, ce sont justement la rhétorique classique etla rhétorique romantique, toutle clinquantlittéraire des modes d'autrefois. Les vers, par moments, sont abominablement plats, alourdis de périphrases, d'une banalité de mauvaise prose; là est l'apport classique. Quant à l'apport romantique, il est aussi fâcheux, il consiste dans la stupéfiante façon de présenter l'histoire et dans l'étalage grotesque des .guenilles du moyen âge. Rien ne me paraît comique comme les romantiques impénitents d'aujourd'hui, qui ricanent à une reprise de LouisXI. Eh! bonnes gens, ce sont justement les panaches et les mensonges en pourpoint abricot de 1830, qui ont vieilli et qui gâtent l'oeuvre à cette heure !
Je ne parle pas des auachronismes qui font deLouis XI le plus singulier cours d'histoire qu'on puisse imaginer; il est entendu que l'anachronisme est une licence nécessaire, sans laquelle toute composition dramatique se trouverait entravée. Mais je parle de la grande vérité humaine, de la vérité des caractères. Le Louis XI de Casimir Delavigne, assassin, fou, lugubre, est une figure ridicule, si on le compare au véritable Louis XI, que la critique moderne a su enfin dégager des brouillards sanglants de la légende. Il est vu à la manière romantique, une manière noire, avec des clairs de lune par derrière, éclairantdes gibets, avec des donjons et des tourelles, des ferrailles et des poignards, tout un tralala de grand opéra. La vérité se trouve à chaque scène sacrifiée à l'effet, les personnages ne sont plus que des pantins qui montent sur des échasses pour paraître des colosses. C'est ainsi que Casimir Delavigne a transformé en un héros de ballade le grand roi si énergique et si habile qui travailla un des premiers à la France actuelle.
Nous sommes ici dans la question grave, dans le mouvement fatal de science qui doit peu à peu influer sur notre théâtre et le renouveler. Pendant que le romantisme combattait pour la liberté des lettres et substituait fâcheusement une rhétorique à une rhétorique, il ne s'apercevait pas que,parallèlement à lui,lessciencescritiques marchaient et devaient un jour le dépasser et le vaincre, comme il venait cle vaincre l'esprit classique. U a conquis la liberté de tout écrire, rien de moins,rien de plus ; il a été une insurrection nécessaire. On peut indiquer ainsi les trois phases : règne classique, épuisement de la langue, immobilité des formules, mort lente des lettres; règne romantique, révolution dans les mots, déclaration des droits illimités de l'écrivain, bataille des opinions et fondation d'une nouvelle Eglise ; règne naturaliste, plus d'Eglise d'aucune sorte, création d'une méthode, enquête universelle à la seule clarté de la vérité.
Ce qui rend aujourd'hui certaines oeuvres romantiques presque comiques, ce qui fait que la jeune génération les trouve si vieilles et ne peut les lire sans un sourire, c'est que la critique a marché, que l'histoire vraie commence à se dégager des documents, que nous nous sommes mis à étudier l'homme et à en connaître les ressorts. Interrogez les jeunes gens de vingt-cinq ans, demandez-leur ce qu'ils pensent des plus grands poètes romantiques, ils vous répondront que la lecture leur en est devenue impossible et qu'ils sont obligés de se rejeter sur Stendhal et Balzac ; car ce qu'ils cherchent, avant tout, c'est la science exacte del'homme. Celaestunsymptôme décisif. Evidemment, pour tout esprit juste, le mouvement naturaliste s'accentue, le besoin de méthode s'est propagé des sciences à la littérature ; on ne peut plus mentir, sous peine de n'être pas écouté.
J'insiste, on ne doit pas chercher ailleurs les causes de la mort du dram'e. L'esprit moderne, façonné à la vérité, ne tolère plus au théâtre, i même à son insu, les contes à dormir debout qui ■ amusaient nos pères. Certes, le drame historique peut renaître, mais il faudra qu'il soit t vrai, qu'il ressuscite l'histoire et ne la mette j pas en complainte pour les petits et les grands
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LES EXEMPLES
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enfants. Dès qu'un auteur dramatique se dégage des draperies de convention et pousse un cri de vérité humaine, un frémissementpassionne la salle. Le trait restera éternel, on l'applaudira toujours, en dehors des modes littéraires.
La représentation de Louis XI à la PorteSaint-Martin a été caractéristique. Rien n'est long et pénible comme les trois premiers actes. Casimir Delavigne les a employés à peindre un Louis XI légendaire, une figure sombre dans laquelle la cruauté domine, malgré les touches familières et comiques. Je ne parle pas cle la fable romanesque, de ce Nemours dont le père a été assassiné sur l'ordre de Louis XI, et qui revient à la cour comme ambassadeur de Charles le Téméraire, avec des pensées de vengeance. Cette fable, compliquée des tendresses de Nemours et de Marie de Connûmes, n'a d'autre intérêt que cle ménager une belle scène au quatrième acte. Les personnages entrent, disent ce qu'ils ont à dire, puis s'en vont. On ne peut guère détacher que la scène où Louis XI vient assister aux danses des paysans et la scène dans laquelle Nemours, accomplissant sa mission, jette aux pieds du roi son gant, que le dauphin relève.
Mais, je l'ai dit, le quatrième acte garde encore aujourd'hui une belle largeur. Louis XI se traînant aux genoux do François de Paule, le suppliant cle prolonger son existence par un miracle, puis confessant ses crimes; et ensuite •Nemours apparaissant un poignard à la main, tenant, le roi grelottant de peur, lui laissant la vie comme vengeance : ce sont là des situations superbes et profondes qui ont de l'au-delà. Même les vers prennent plus cle concision et cle force, s'élèvent, sinon à la poésie, du moins à la correction et à la netteté. 11 faut citer encore la mort de Louis XI, au cinquième acte, l'épisode emprunté à Shakspeare du roi agonisant qui voit le dauphin, la couronne sur la tête, jouer déjà son rôle royal.
III
Je parlerai de deux reprises, celles de la Tour de Nesle et du Chandelier, qui me paraissent soulever d'intéressantes réflexions, au point de vue cle la philosophie théâtrale.
L'Ambigu, éprouvé par une longue suite cle désastres, a eu l'excellente idée de rouvrir ses portes en jouant la Tour de Nesle, dont le succès est toujours certain. La fortuné de ce drame est d'être une pièce typique, contenant la formule la plus complète d'une forme dramatique particulière. En littérature, aussi bien-au théâtre que dans le roman, l'oeuvre qui reste est F oeuvre intense que l'écrivain a poussée le plus loin possible dans un sens donné. Elle demeure un patron, la manifestation absolue d'un certain art à une certaine époque.
Que l'on songe au mélodrame de 1830,etaussitôtl'idée de la Tour de -7VesZc vient àl'esprit. Elle est encore à cotte heure le modèlemdiscutéd'une forme dramatique qui s'est imposée pendant de longues années; et même aujourd'hui que cette formeestuséo,la pièce conserve presque toute sa puissance sur la foule. Telle est, je le répète, la fortune des oeuvres typiques
La formule que représente la Tour de Nesle est une des plus caractéristiques dans notre histoire littéraire. On pourrait dire qu'elle exprime le romantisme intransigeant et radical. Je ne connais pas de réaction plus violente contre notre théâtre classique, immobilisé dans l'analyse des sentiments et des passions.. Le théâtre de Victor Hugo laisse encore des coins aux développements analytiques des personnages. Mais le théâtre de MM, Dumas et Gaillardet coupe carrément toutes ces choses inutiles et s'en tient d'une façon stricte aux faits, à l'intrigue nouée de la façon la plus puissante, sans avoir le moindre égard à la vraisemblance et aux documents humains.
En somme, cette formule peut se réduire à ceci : poser en principe que seul le mouvement existe ; faire ensuite des personnages de simples pièces d'échec, impersonnelles et taillées sur un patron convenu, dont l'auteur usera à son gré; combiner alors l'armée de ces personnages de bois de façon à tirer de la bataille le plus grand effet possible; et aller carrément à cette besogne, ne pas faire la petite bouche devant les mensonges monstrueux, agir seulement en vue du résultat final, qui est d'étourdir le public par une série de coups de théâtre, sans lui laisser le temps cle protester.
On connaît le résultat. Il est réellement foudroyant. Le public suit la terrible partie avec une émotion qui augmente à chaque tableau. Ce spectacle tout physique le prend aux nerfs et au sang, le secoue comme sous les décharges successives d'une machine électrique. Une fois engagé clans l'engrenage de eetartpiirementinécanique, s'il a livré le bout du doigt au prologue, il faut qu'il laisse le corps entier au dernier acte. La langue étrange que parlent les personnages, les situations stupéfiantes de fausseté et cle drôlerie, rien n'importe plus. On assiste à la pièce, comme on lit un de ces romans-feuilletons dont les péripéties vous empoignent et vous brisent, à ce point qu'on ne peut s'en arracher, même lorsqu'on en sent toute l'imbécillité.
Mais qu'arrive-t-il quand on a terminé la lec« ture d'une telle oeuvre? On jette lo roman, dégoûté et furieux contre soi-même. Quoi ! on a pu perdre son temps dans cette fièvre de curiosité malsaine ! On s'essuie la face comme un joueur qui s'échappe d'un tripot. Et, au théâtre, la sensation est la même. Interrogez le public qui sort, par exemple, d'une représentation de la Tour de Nesle. Sans doute, la soirée à été remplie, et tout ce monde s'est passionné. Mais, au fond de chacun, il y a un grand vide, de la lassitude et de la répugnance. Les plus grossiers sentent un malaise, comme après une partie de cartes trop prolongée. Rien n'a parlé à l'intelligence, aucun document nouveau n'a été fourni sur la nature et sur l'humanité.
J'ai appelé, cet art un art mécanique. Je ne saurais le définir plus exactement. Tout y est ramené à la confection d'une machine, dont les pièces s'emboîtent d'une façon mathématique. Le chef-d'oeuvre du genre sera le drame où les personnages, réduits à l'état de rouages, n'auront plus en eux aucune humanité et garderont le seul mouvement qui conviendra à la poussée de l'ensemble. Us ne parleront plus, ils lanceront uniquement le mot nécessaire. Ils seront
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
là, non pour vivre, mais pour résumer des situa- ) tions. On les aplatira, on les allongera, on fera < d'eux du zinc ou de la chair à pâté, selon les be- i soins. Et les gens du métier s'extasient. Quelle i facture ! quelle entente du théâtre ! quel génie I i Vraiment, il faudrait s'entendre. Cet enthou- i siasme pour un art très inférieur en somme me ] paraît malsain. Certes, je ne songe pas à nier la puissance toute physique du mélodrame romantique. Mais vouloir faire de cette formule la formule de notre théâtre national, dire d'une façon absolue : « Le théâtre est là », c'est pousser un peu loin l'amour de la mécanique dramatique. Non, certes, le théâtre n'est pas là; il est où sont Eschyle, Shakspeare, Corneille et Molière, dans les larges et vivantes peintures cle l'humanité. On ne veut pas comprendre que nous pataugeons aujourd'hui dans la boue des intrigues compliquées. Notre théâtre se relèvera le jour où l'analyse reprendra sa large place, où le personnage, au lieu d'être écrasé et de disparaître sous les faits, dominera l'action et la mènera.
Quel critique dramatique oserait dire à un débutant : « Lisez la Tour de Nesle..», lorsqu'il peut lui dire : « Lisez Tartufe, lisez liamlet. » Ce qui m'irrite, c'est cette passion du succès brutal et immédiat, c'est cette odieuse cuisine qui cache jusqu'à la vue des chefs-d'oeuvre. On fait du théâtre une simple affaire de poncifs, lorsque les littératures des peuples sont là pour témoigner qu'il n'y a pas d'absolu dans Fart dramatique et que le talent peut tout y inventer. Chaque fois qu'on voudra vous enfermer dans un code en déclarant : « Ceci est du théâtre, ceci n'est pas du théâtre », répondez carrément : « Le théâtre n'existe pas, il y a des théâtres, et je cherche le mien. »
Mais je trouve surtout, dans la Tour de Nesle, de bien curieuses remarques à faire au sujet de la moralité de la pièce. Vous savez quel rôle on fait" jouer aujourd'hui à la moralité. 11 faut qu'un drame soit moral, sans quoi il est foudroyé par les critiques vertueux. Or, il y a, clans Ut Tour de Nesle, le plus incroyable entassement d'infamies qu'on puisse rêver. Cela atteint presque à l'horreur des tragédies grecques. Je ne parle pas de ce passe-temps que prend une reine de France, à noyer tous les matins ses amants d'une nuit. Simple peccadille, lorsque l'on songe que la reine en question a fait assassiner son père et s'oublie dans les bras de ses fils. Eh bien ! toutes ces abominations sont parfaitement tolérées par le public. C'est à peine si les critiques réactionnaires osent réclamer, pour le principe.
Habileté suprême du génie, disent les enthousiastes. U fallait MM. Dumas et Gaillardet pour déguiser ainsi l'ordure. Vraiment ! J'imagine, moi, que le bois dont ils ont fabriqué leurs bonshommes, les a singulièrement servis en cette affaire. Comment voulez-vous qu'on se fâche contre des pantins? Il est trop visible que ce ne sont pas là des êtres vivants, mais de purs mannequins allant et venant au gré des combinaisons scéniques. Le mouvement n'est pas la vie. Puis, toute cette histoire reste dans la légende. Au fond, il s'agit d'un conte pareil à celui du Petit Poucet, et personne ne s'est jamais avisé de trouver l'ogre immoral. Marguerite de
Bourgogne, se vautrant dans le meurtre et la débauche, fait simplement son métier de monstre en carton. Elle peut épouvanter une minute l'imagination des spectateurs ; mais, dès qu'elle est rentrée dans la coulisse, elle n'est plus, elle n'a même pas la réalité d'une fiction logiquement déduite.
Voilà ce qui explique pourquoi les horreurs des drames romantiques ne blessent personne : c'est qu'on ne sent pas l'humanité engagée dans l'affaire, tellement les coquins et les coquines y sont hors de toute réalité. Si MM. Dumas et Gaillardet avaient mis debout une Marguerite do Bourgogne en chair et en os, au lieu de cette étrange reine de France qui court si drôlement le guilledou, vous entendriez les protestations indignées de la salle. J'ose même direque plus ils ont chargé cette figure do crimes, et plus ils l'ont rendue acceptable. Au delà d'une certaine limite, lorsqu'il entre dans la fable, le mal est un plaisir dont la foule se régale. Mettez une bourgeoise qui trompe un mari un peu crûment, le public se fâchera, parce cpi'il sentira que cela est vrai.
Un hasard a voulu que la Comédie-Française eût repris le Chandelier, juste une semaine avant la reprise de la 'Tour de Nesle. Eh bien ! l'adorable comédie d'Alfred de Musset a été froidement écoutée. Cela est un fait, et la critique, pour l'expliquer, a dû s'en prendre à la nouvelle distribution. On a trouvé Clavaroche insupportable de brutalité et de fatuité soldatesques. Fortunio a paru sournois et vicieux. Quant à Jacqueline, elle est sûrement une gredine de la pire espèce; elle se donne sans amour, elle se prêle à un jeu cruel et finit par changer d'amant comme on change de chemise. Quels personnages ! quelles moeurs !
Ah ! vraiment, c'est à faire saigner le coeur des honnêtes écrivains, ce public froid et scandalisé, qui affecte do ne pas comprendre ! Quoi de plus profondément humain que celte histoire, dont on trouverait les éléments dans notre vieille et franche littérature ! Une femme qui trompe son mari, qui abrite ses amours derrière la tendresse tremblante d'un petit clerc, ot qui est vaincue à la fin par tant de jeunesse, de dévouement et de désespoir : n'est-ce pas le drame de la passion elle-même, avec une fraîcheur de printemps exquise? Musset n'a jamais été plus railleur ni plus tendre ; il a touché là le fond des coeurs. Son oeuvre a le frisson de la vie, le charme d'une analyse de poète. Chaque scène ouvre un monde. On ne sort pas du théâtre l'âme et la tête vides, car on emporte un coin d'humanité avec soi, sur lequel on peut rêvor indéfiniment.
Mais je n'ai point à louer le Chandelier. Je désire seulement poser côte à côte Marguerite de Bourgogne et Jacqueline. Auprès de la reine parricide et incestueuse, mettez la bourgeoise qui trompe simplement son mari, et demandez-vous pourquoi la seconde révolte une salle, tandis que i la première fait le régal du public. C'est que Jac; queline n'est pas en carton, c'est qu'elle est la femme tout entière. On la sent vivre clans ses i froides coquetteries, dans la façon dont elle joue de son mari, surtout dans cet éclat de pasi sion qui l'anime et la transfigure au dénouement. ; Elle vit : dès lors, elle est indécente. Voilà ce que s je voulais démontrer.
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LES EXEMPLES]
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Que la Tour de^iVeste^resteldans notre musée dramatique, comme l'expression curieuse de l'art d'une époque, je l'accorde volontiers. Mais que l'on dise aux jeunes auteurs : « Faitesnous des Tour de Nesle », c'est ce que je me permets de trouver très fâcheux. Certes, il n'est pas un écrivain qui ne préférerait avoir fait Ze Chandelier. Cette comédie peut manquer complètement de mécanique dramatique, elle n'en a pas moins l'éternelle jeunesse; elle vivra toujours, aussi fraîche, lorsque la Tour de Nesle sera, depuis longtemps, mangée par la poussière des cartons. A quoi sert donc la fameuse mécanique, que l'on prétend si faussement indispensable, puisqu'elle ne peut pas faire vivre une pièce et qu'une pièce peut vivre sans elle? Le théâtre est libre
IV
On tolère toujours une reprise; si certaines scènes ont vieilli, si l'on est blessé par de monstrueuses invraisemblances, si l'on s'ennuie, on en est quitte pour dire : « Dame ! la pièce date de trente ans, il faut tenir compte des époques et accepter les modes du temps passé. » On en arrive, en faisant ainsi la part des engouements d'autrefois, à supporter des choses qu'on refuserait violemment aujourd'hui. Pour une pièce nouvelle, on se montre impitoyable ; elle intéresse ou elle n'intéresse pas; personne ne lui fait crédit, et l'indifférence se produit tout de suite autour d'elle, si elle ne passionne pas le public.
Voilà pourquoi le théâtre de la Porte-SaintMartin, dont les traditions sont d'exploiter le drame historique, se trouve Téduit à vivre de reprises. Les quelques drames historiques qu'il a essayé de donner ont échoué. Les auteurs eux-mêmes me paraissent pris de peur; ils sentent que le goût du public n'est plus là, ils n'ont aucune envie de perdre leur temps et de risquer encore une chute. Alors, pour ne pas mentir à son enseigne, pour vivre d'ailleurs et boucher des trous qu'il ne sait comment combler, le théâtre est bien forcé de fouiller les vieux cartons et de tirer quelques recettes des grands succès d'autrefois. Les chefs-d'oeuvre du genre reparaissent ainsi périodiquement. On n'a pas inventé une formule neuve de drame, on vivote comme on peut avec les vieux habits et les'vieux galons du répertoire romantique. Telle est la situation exacte, et je crois que personne ne peut me démentir.
' Seulement, oh ne semble pas s'apercevoir d'une chose, c'est qu'on achève de tuer le genre historique, tel que Dumas et ses collaborateurs Font créé, en faisant, de la sorte servir leurs drames à boucher des trous. Ces drames passent à l'état d'oeuvres classiques, d'oeuvres mortes, puisqu'elles restent des types dont on ne peut plus tirer des copies. Les reprises, d'ailleurs, ne sauraient être éternelles. Après les Trois Mousquetaires, la Reine Margot; après la. Reine Margot, le' Chevalier dé Maison-Rouge. Je consens à ce que toute la série y passe, mais ensuite on ne recommencera sans doute pas. Il faut que notre génération produise. Quand on aura usé toutes les anciennes pièces, quand on aura compris que le cadre en est démodé et cpie décidément
décidément public n'en veut plus, l'heure arrivera enfin où tout le monde sentira la nécessité d'une nouvelle forme de drame. C'est cette heure-là qui ne saurait tarder à sonner, selon moi.
Je ne dis pas autre chose depuis longtemps. J'estime que la défense d'une idée juste suffit à la bonne volonté d'un homme. On me prête je ne sais quelles théories révolutionnaires en art, qui, en tout cas, seraient des théories purement personnelles. Depuis que je vais assidûment dans les théâtres, je constate qu'il y règne un grand malaise, que les directeurs, les auteurs, le public lui-même sont inquiets et ne savent ce qu'ils veulent; je me persuade de plus en plus que,les anciennes formules ayantfaitleur temps, il serait bon de trouver un nouveau drame au plus vite. C'est ce que je repète chaque jour, rien de plus. Maintenant, personnellement, je vois l'avenir dans l'école naturaliste; selon moi., pour de nombreusesraisons.lemouvementscientifique du siècle doit fatalement gagner les planches. Mais c'est là une opinion particulière que je défends à mes risques et périls. Le théâtre réclame une évolution littéraire, voilà une vérité indiscutable. Maintenant, que cette évolution se produise dans n'importe quel sens, si elle se produit puissamment, elle me passionnera.
La Reine Margot, que le théâtre de la PorteSaint-Martin vient de reprendre, ne me fera pas regretter, je l'avoue, le genre dit historique. Le sens de ces grandes machinés me manque décidément. Certes, je suis très sensible a l'ampleur du cadre, je trouve excellente cette coupure du drame en douze ou treize tableaux; cela permet de multiplier les décors, de promener l'action partout, de donner de la vie et'de la mobilité à l'oeuvre. Mais quel étrange emploi d'un cadré aussi vaste t "Il semble que les auteurs n'aier.t profité, de l'élargissement du cadre que pour y élargir des mensonges. Un grand opéra serre à coup sûr la vérité de plus près.
Que voulez-vous? l'illusion ne so produit pas pour moi, et dès lors je ne puis goûter aucun plaisir. Il m'est impossible d'empêcher maraisen cle fonctionner. Dans les endroits les plus pathétiques, ce sont des réflexions, des révoltes eu bon sens, qui me gâtent absolument les meilleures scènes. Pourquoi tel personnage fait-il cela? pourquoi tel autre dit-il ceci? c'est ridicule, c'est puéril, et le reste. Je passe les soirées, dans mon fauteuil, à couver de grosses colères, lorsque naturellement je ne demanderais pas mieux cpie de m'amuser en digne bourgeois. Une scène vraie arrive-t-elle, je suis pris tout entier, et je sens bien que la salle est prise s comme moi. La vérité est donc la grande force i au théâtre, la seule force qui impose l'illusion 3 complète, qui donne à l'art dramatique Fintent site du réel. Et je né demande pas autre chose, je. , demande à ce qu'on me prenne tout entier, t sans laisser à ma raison le loisir de critiquer en 3 moi mon émotion, à mesure qu'elle voudrait s naître. Toute la théorie du théâtre est là. e La Reine Margot est d'un art absolument, inférieur.
inférieur. vois une exhibition, un carnaval e historique.pas davantage ; cela pourrait très bien e se jouer dans une baraque de foire, si la baraque é avait les dimensions convenables,£Mais,':ceci i- posé, il est évident que l'oeuvre a été fabriquée i- parades mains habiles,"!; qu'elle cohtientjmême
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
quelques scènes puissantes, où l'on reconnaît q la griffe d'Alexandre Dumas, cet inépuisable di conteur, d'une invention si extraordinaire. Je à vais tâcher d'indiquer ce qui me plaît et ce qui di me déplaît. a;
* J'ai beaucoup entendu vanter l'exposition, la ri rencontre de Coconnas et de La Mole, le soir ti même de la Saint-Barthélémy, leur combat, la p fuite de La Mole jusque dans la chambre de la p reine Marguerite, enfin le roi Charles IX tirant « un coup d'arquebuse par une des fenêtres du li Louvre. C'est une course, un piétinement, une t bousculade à travers trois tableaux. Beaucoup de c bruit, des cortèges, des coups de fusil, du mouve- 1 ment à coup sûr, mais de la vie, pas le moins du 1 monde ! Il ne faut pas confondre la vie avec le r mouvement. Je suis certain qu'un simple tableau s largement conçu, poserait beaucoup mieux la i Saint-Barthélémy que ce tourbillon de gens qui i se précipitent, sans que nous ayons le temps de < faire connaissance avec eux. Il y a simplement là un intérêt de bruit, une enfilade de scènes c destinées à agir sur le gros public. C'est l'art des s tréteaux, avec les ressources de la mise en s scène moderne. ]
Je ne parle pas de la vérité. Une des choses ] qui m'ont le plus stupéfié, c'a été de voir une . i troupe de gardes, les gardes de la duchesse de Nevers, passer par la chambre à coucher de la reine de Navarre. La duchesse traverse la chambre, il est vrai; mais est-il acceptable que les gardes la traversent aussi? Je me demande encore ce que ces gardes font là. Une chose bien étrange aussi, c'est la façon dont le roi tire sur le peuple. 11 dirige d'abord son arme sur Henri de Navarre, puis reculant pour ne pas céder à une pensée criminelle, il s'écrie : « 11 faut pourtant que je tue quelqu'un ! » Et il tire par la fenêtre. Remarquez que le Charles IX du drame est un personnage sympathique ; les auteurs ne lui ont donné que cet accès de férocité, pour utiliser la légende : c'est un placage visible, d'un effet qui consterne. Le pis est qu'on charge si fortement l'arquebuse, afin d'émouvoir la salle sans doute, que le roi a l'air de tirer un coup de canon.
La partie la plus puissante du drame est l'empoisonnement de Charles IX, à l'aide d'un livre de chasse, dont Catherine de Médicis a trempé les pages dans une solution d'arsenic et qu'elle destinait à Henri de Navarre. La fatalité vengeresse veut que la mère tue ainsi son propre fils. Ajoutez que le duc d'Alençon, le frère du roi, surprenant celui-ci en train de s'empoisonner, en mouillant son doigt afin de tourrierles pages, le laisse tranquillement continuer, jugeant l'occasion bonne pour monter sur le trône. Une famille intéressante, vraiment 1 A ce propos, je faisais une réflexion. Pourquoi, au théâtre, permet-on tous les crimes dans les familles royales? Le théâtre classique nous montre les rois grecs s'égorgeant entre eux avec'la plus belle facilité du monde. Les drames romantiques abusent aussi des rois chenapans. Dans les drames bourgeois, au contraire, les trop gros crimes indignent la salle. Sans doute, il faut porter couronne pour être un gredin à son aise.
Je ne parle toujours pas de vérité. Rien n'est plus comique, au fond, que ce roi empoisonné
qui se'promène.encore dans une demi-douzaine de tableaux, avec des accès de coliques de temps à autre. Il finit par savoir qu'il a de l'arsenic dans le corps, et René, un savant médecin, lui ayant dit qu'il n'y avait rien à faire, il ne fait rien pour lutter contre la mort. Cela est inacceptable, l'arsenic est un poison que l'on combat parfaitement. J'ai été obsédé par cette, idée pendant toute la deuxième partie du drame : « Mais pourquoi Charles IX n'est-il pas dans son lit? » C'est un souci vulgaire, une préoccupation bourgeoise, je le sais; mais je ne puis rien contre les habitudes de mon esprit. Lisez donc Madame Bovary, voyez Comment on meurt par l'arsenic, vous me direz ensuite si Charles IX n'est pas très drôle. Non seulement aucun des symptômes n'est observé, mais encore il est impossible que le roi ne se mette pas entre les mains des médecins, en leur disant de tenter quand même la guérison.
Les personnages de Coconnas et de La Mole, qui ontfaitautrefois le succès du drame, sont des silhouettes enluminées de tons vifs pour les spectateurs peu lettrés. D'ailleurs, la partie purement romanesque tient fort peu de place, et l'on regrette l'histoire, cette Marguerite si belle, que tout son siècle a adorée. Comme elle est réduite là-dedans à un rôle de poupée vulgaire ! Elle, la savante, la spirituelle, 1 amoureuse, c'est à peine si elle est un rouage dans cette machine dramatique. Tout se rapetisse et s'aplatit. On dirait un théâtre mécanique. Le plus grand défaut de ces vastes pièces populaires, découpées dans des romans, c'est de réduire ainsi les personnages les plus importants à des emplois d'utilités ; il ne reste guère que de la figuration ; toute la chair de l'oeuvre s'en va pour ne laisser voir que la carcasse. D'autre part, on ne comprend plus que difficilement, on doit sans cesse suppléer à ce que les héros n'ont pas le temps de nous dire.
Le succès de la Reine Margot a été très vif autrefois, et il est possible que la reprise soit fructueuse. Sans doute, pour goûter une oeuvre pareille, il faut une naïveté d'impressions que je n'ai plus. Si je pouvais retrouver mes seize ans, mes durs commencements de jeune homme, et prendre une place en haut, à une des galeries, je serais sans doute moins sévère. Mais trop d'études ont passé sur moi, trop d'analyses et trop d'observations,pour que je puisse me plaire à une oeuvre qui m'ennuie par sa puérilité et qui me fâche par ses mensonges. Je suis même d'avis que, si le peuple s'amuse à un pareil spectacle, on devrait l'en sevrer, car il ne peut qu'y fausser son jugement et y désapprendre notre histoire nationale.
V
La reprise du Bâtard, à la Porte-Saint-Martin, vient de remettre pour un instant en lumière la figure d'Alfred Touroude. U paraissait bien oublié; la mort, en une seule année, l'avait pris tout entier, et il a fallu lé chômage des grosses chaleurs, l'embarras des critiques qui ne savent comment emplir leurs articles, pour ressusciter cet auteur dramatique déjà couché dans le néant.
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LES EXEMPLES
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La mortd'Alfred Touroude a été un deuil pour é ses amis. Mais l'art n'avait déjà plus à pleurer q en lui, malgré sa jeunesse, un talent dans la L fleur de ses promesses. U est peu d'exemples q d'une carrière si courte et si bornée. Acclamé v ■à ses débuts, il avait prouvé son impuissance, v dès sa troisième ou quatrième pièce. Il décou- s rageait ceux qui espéraient en son tempérament, il montrait de plus en plus l'impossibilité n radicale où il était de mettre debout une ( oeuvre littéraire. Chaque nouveau pas était L une chute. Quand il est mort, à moins d'un de y. ces prodiges de souplesse dont sa nature bru- r taie ne semblait guère capable, on n'osait plus s attendre de lui une de ces oeuvres complètes et ( décisives qui classent un homme. c
Et veut-on savoir où était sa plaie, à mon l sens? U ne savait pas écrire, il fabriquait ses ] pièces comme un menuisier fabrique une table, ( à coups de scie et de marteau. Son dialogue était stupéfiant de phrases incorrectes, de tournures ( ampoulées et ridicules. Et il n'y avait pas que le i style qui montrât le plus grand dédain de l'art, i la contexture des pièces elle-même indiquait un i esprit dépourvu de littérature, incapable d'un ] arrangement équilibré de poète. 11 faisait en un mot du théâtre pour faire du théâtre, comme . certains critiques veulent qu'on en fasse, sans se soucier d'autre chose que de la mécanique théâtrale.
Quel exemple plein d'enseignements, si les critiques en question voulaient bien être logiques ! Je leur ai entendu dire que Touroude avait le don, c'est-à-dire .qu'il apportait ce métier du théâtre, sans lequel, selon eux, on ne saurait écrire une bonne pièce. Un joli don, en vérité, si ce don conduit aux derniers drames de Touroude ! On voit par lui à quoi sert de naître auteur dramatique, lorsqu'on ne naît pas en même temps écrivain et poète. H serait grand temps de proclamer une vérité : c'est qu'en littérature, au théâtre comme dans le roman, il faut d'abord aimer les lettres. L'écrivain passe le premier, l'homme de métier ne vient qu'au second rang.
Je retombe ici dans l'éternelle querelle. Notre critique contemporaine a fait du théâtre un terrain fermé où elle admet les seuls fabricants, en consignant à la porte les hommes de style. Le théâtre est ainsi devenu un domaine à part, dans lequel la littérature est simplement tolérée. D'abord, sachez fabricpier une machine dramatique selon le goût du jour; ensuite, écrivez en français si vous pouvez, mais cela n'est pas absolument nécessaire. Même cela gêne, car il est passé en axiome qu'un écrivain de race est un gêneur sur les planches ; les directeurs se sauvent, es auteurs sont paralysés, jusqu'au pompier de service qui sourit avec mépris !
Il n'y a qu'en France, à coup sûr, qu'on se fait une si étrange idée du théâtre. Et encore cette idée date-t-elle uniquement de ce siècle. Notre critique a rabaissé la question au point de vue des besoins de la foule. Il faut des spectacles, et l'on a imaginé une formule expéditive, pour fabriquer des spectacles qui puissent plaire au plus grand nombre. De cette manière, notre critique s'occupe seulement de la fabrication courante, des pièces qui alimentent, au jour le jour, nos scènes populaires, de cette masse
énorme d'oeuvres de camelote destinées à vivre quelques ijoiréés et à disparaître pour toujours. La nécessité du métier est née de là. Le pis est que la critique veut ramener au métier les écrivains d'esprit libre qui cherchent ailleurs et veulent devant eux le champ vaste des compositions originales.
Cherchez dans notre histoire littéraire, vous ne trouverez pas ce mot de métier avant Scribe. C'estlui qui ainventél'article de Paris au théâtre, les vaudevilles bâclés à la douzaine d'après un patron connu. Est-ce que Molière savait « le métier »? On l'accuse aujourd'hui de ne jamais avoir trouvé un bon dénouement. Est-ce que Corneille se doutait de la façon compliquée dont on doit charpenter une oeuvre dramatique? Le pauvre grand homme disait simplement et fortement ce qu'il avait à dire-, ses tragédies étaient de purs développements littéraires.
U y a plus, tout ce qui vit au théâtre, tout ce qui resté, c'est le morceau de style, c'est la littérature. Notre théâtre classique, Molière, Corneille, Racine, est un cours de grammaire et de rhétorique. Certes, personne ne s'avise de célébrer l'habileté de la charpente, tandis que toutle monde se récrie sur les beautés du style. Un exemple plus frappantencore estcelui duMariage de Figaro. Là, Beaumarchais a été habile, compliqué, savant dans la façon de nouer et de dénouer sa pièce. Mais qui songe aujourd'hui 5 lui faire un honneur de sa science? L'adresse du métier est devenue le petit côté de la pièce, les passages célèbres sont les tirades de Figaro, l'audelà littéraire et philosophique de F oeuvre.
Et l'on pourrait continuer cette revue. J'ai souvent demande aux critiques de bonne foi de m'indiquer une pièce que le seul métier du théâtre ait fait vivre. Quant à moi, je leur en citerai une douzaine, auxquelles l'art d'écrire a , soufflé une éternelle vie. Ne prenons que les adorables proverbes de Musset. La fantaisie y tient lieu de science, les scènes s'en vont à la débandade dans le pays du bleu, la poésie s'y moque des règles. N'est-ce pas là pourtant du théâtre exquis, autrement sérieux au fond que le théâtre bien charpenté? Quel est l'auteur qui n'aimerait pas mieux avoir écrit On ne badine pas avec Vamour, que telle ou telle pièce, inutile à nommer, bâtie solidement selon les règles du théâtre contemporain?
J'ai toujours été très étonné qu'un public lettré ne se contentât pas au théâtre d'une belle langue, d'une composition littéraire développée par un poète ou par un penseur. Au dix-septième siècle, on discutait les vers d'une tragédie, la philosophie et la rhétorique de l'oeuvre, sans demander à l'auteur s'il avait, oui ou non, le don du théâtre. Est-il donc si difficile de passer une soirée ; dans un fauteuil, à écouter de la belle prose, i savamment écrite, et à regarder une action qui s se déroule selon le caprice-de l'écrivain? Que s cette action aille à gauche ou à droite, qu'imt porte ! Elle peut même cesser tout à fait, l'art reste, qui suffit à passionner. Avec un poète, i avec un penseur, on ne saurait s'ennuyer, on le
suit partout, certain de pleurer ou de rire, i Mais non, les choses ont changé. On ne s'ase
s'ase seoit plus que bien rarement dans un fauteuil e j pour goûter un plaisir littéraire. En dehors du
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LE NATURALISME AU THÉÂTRE
style, en dehors des peintures humaines, on demande les secousses d'une intrigue. On s'est habitué à la récréation d'un spectacle mouvementé, la routine est venue,les pièces qui sortent du patron adopté paraissent ennuyeuses ou bizarres. Et ce n'est pas seulement le gros public qui a besoin aujourd'hui de ces parades de foiré, le public délicat lui-même a été atteint et réclame des oeuvres amusantes comme des histoires de revenants ou de voleurs. La littérature ne suffit plus, elle fait bâiller.
Ajoutez à cela notre esprit latin, notre besoin de symétrie, et vous comprendrez comment le théâtre estdevenu chez nousun problème d'arithmétique, une manière d'accommoder un fait, de la même façon qu'on résout une règle de trois. Un Code a été écrit, les auteurs dramatiques sont devenus des arrangeurs, se moquant de la vérité, de la littérature et du bon sens.'
Alfred Touroude est donc.selon moi,une victime du métier. La critique, en déclarant solennellement qu'il avait le don, l'a gonflé d'un orgueil immense. Dès lors, il s'est cru le maître du théâtre, il s'est enfoncé dans les sujets les plus étranges, il s'est imaginé qu'il, lui suffisait de charpenter un fait pour composer un chefd'oeuvre. Je me souviens du premier acte de Jane. Cela était très saisissant, eh effet. Une femme venait d'être violée. La toile se levait, et on la voyait évanouie après l'attentat,revenant lentement à elle, avec l'horreur du souvenir qui s'éveillait. Puis, lorsque son mari entrait, elle lui disait tout, dans une scène très puissante. Mais comme cela était gâté par la langue, comme l'auteur tirait un pauvre parti de la situation, uniquement parce qu'il ne savait pas la développer ! Donnez ce premier acte à un écrivain, et vous verrez quel tableau complet il en fera. Cela deviendra une tragédie éternelle de vérité et de beauté.
La conclusion est aisée. Touroude ne vivra pas, parce qu'il n'a pas été écrivain. Le don du théâtre n'est rien sans le style. Il peut arriver qu'une pièce solidement fabriquée ait un succès ; mais ce succès est une surprise et ne saurait durer, si la pièce manque de mérite littéraire.
VI
On se souvient du succès obtenu autrefois par Jean la Poste, le gros mélodrame de M. DionBoucicault, adapté à la scène française par M. Eugène Nus. L'Ambigu a repris dernièrement ce mélodrame.
Je ne le connaissais pas, j'ai donc pu le juger dans toute la fraîcheur d'une première impression. Eh bien ! mon sentiment, pendant les dix tableaux, a été un sontiment de grande tristesse. Je trouve absolument fâcheux que, sous prétexte de lui plaire, on serve au peuple des oeuvres d'un art si inférieur, où la vérité est blessée à chaque scène, où l'on ne saurait sauver aupassage dix phrases justes et heureuses*
Je comprends d'ailleurs très bien le succès
■ d'une pareille machine. Rien n'est plus touchant
que l'intrigue : cette Nora se laissant accuser de
voljpour sauver un proscrit, un noble dont elle
est; la soeur naturelle, etlce Jeanjse dévouant
pour sa fiancéel..Nora, prenant le vol à son compte, se'faisant condamner à être pendu. Cela remue les plus beaux.sentiments : l'amour, l'abnégation, le sacrifice. Ajoutez que le traître Morgan est précipité dans la mer au dénouement, tandis que Jean peut enfin consommer son mariage en brave et honnête garçon. Et le succès a d'autres raisons encore : deux tableaux sont très vivants, très bien mis en scène ; celui de la noce irlandaise, aArec ses fleurs et ses couplets alternés, et celui du conseil de guerre, où le public joue un rôle si familier et si bruyant. Enfin, il y a le décor machiné de la fin -. Jean s'échappant de son cachot, montant le long de la tour pour rejoindre Nora qui chante sur la plate-forme ; puis la vue de la mer immense, avec la traînée lumineuse de la lune. Voilà, certes, des éléments d'émotion nombreux et puissants. Je suis sans doute trop difficile; car, tout en m'expliquant la grande réussite d'une oeuvre semblable, je persiste à en être, triste et à souhaiter pour les spectateurs des petites places, qu'on entend évidemment flatter, des oeuvres d'une vérité plus virile et d'une qualité littéraire plus élevée.
Pour moi, je lâche le mot, un pareil drame n'est qu'une parade. Les interprètes sont fatalement des queues-rouges qui grimacentdesrires ou des larmes. Cela n'est pas même mauvais, cela n'existe pas. Les jours de réjouissances publiques, on dresse des théâtres militaires sur l'esplanade des Invalides, où des soldats représentent des batailles. Eh bien I Jean la Poste, ou tout autre mélodrame de ce genre, pourrait être ainsi représenté. La pièce gagnerait même à être mimée, car on éviterait ainsi une dépense exagérée de mauvais style. Les acteurs n'auraient qu'à mettre la main sur leur coeur pour confesser leur amour. Je connais des pantomimes qui en disent certainement plus long sur l'homme que l'oeuvre que M. Dion-Boucicault: Pierrot est plus profond que Jean, son héros, et Colombine est plus femme que sa Nora, Ce qui me consterne, dans un drame prétendu populaire, ce sont les peintures de surface, les personnages plantés comme des. mannequins, le mensonge continu, étalé, triomphant. Entre un théâtre forain et un grand théâtre des boulevards, il n'y a, à mes yeux, qu'une différence de bonne tenue.
Je causais justement de ces choses, et l'on m» répondait que le succès de la Porte-Saint-Martin était dans ces pièces grossièrement enluminées, faites pour les tréteaux. Est-ce bien vrai? Estril absolument nécessaire, par exemple, qu'un certain major, dans Jean la Poste, ait une attitude de pieu coiffé, d'un chapeau galonné? Est-il nécessaire que Jean parle comme un poète incompris, en phrases fleuries qui sont le comble du ridicule dans la bouche d'un cocher? Est-il né. cessaire que chaque personnage enfin soit tout bon ou tout mauvais, sans la moindre souplesse? Je ne le crois pas. Notre théâtre populaire est dans l'enfance, voilà là vérité. On raconte au peuple les histoires de fées, les contes à dormir debout, avec lesquels on berce-les petits enfants. De là, la simplification des personnages, la vie montrée en rêve, le mensonge consolant érigé en principe. La conception du mélodrame, chez nous, est restée dans l'abstraction pure : il ne
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LES EXEMPLES
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s'agit pas de peindre les hommes, il s'agit de mettre en jeu des marionnettes, avec une étiquette dans le dos, de façon à leur faire exécuter des mouvements plus ou moins compliqués. C'est la tragédie tombée de l'analyse psychologique à la simple mécanique des événements.
Il y aurait autre chose à faire, j'imagine. Quoi? C'est le secret du dramaturge qui peut surgir demain et donner une nouvelle vie à notre théâtre. J'ai voulu exprimer un simple sentiment, celui que tout spectateur délicat emporte de l'audition d'un mélodrame. On trouve ce spectacle insuffisant et médiocre, faussant le goût de la foule,l'habituantàune sensiblerie grotesque.
grotesque. enfants aiment les pommes vertes, et. les pommes vertes leur', font du mal. Il doit en être de même pour le mélodrame, qui indigestionne le public, quand il s'en gorge. La somme de bêtise qu'on emporte de certains spectacles est incalculable. Quiconque ment, même dans une bonne intention, est un menteur et cause un préjudice à la vérité et à la justice. C'est pourquoi je préférerais une réalité plate aux grands mots qui traînent dans les tirades des héros. Maintenant, si notre théâtre ne produisaitque des oeuvres fortes, cela serait peut-êtregênant; il existe un équilibre de sottise, sans lequel les sociétés trébuchent.
FIN DU NATURALISME AU THÉÂTRE
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TABLE DES MATIÈRES
THÉRÈSE RAQUIN 3
LES HÉRITIERS RABOURDIN . 41
LE BOUTON DE ROSE 83
Nos AUTEURS DRAMATIQUES 115
Théâtre classique 117
Victor Hugo 127
Emile Augier 142
Alexandre. Dumas fils 149
Victorien Sardou 172
Eugène Labiche. 189
Meilhac et Halévy 195
Edmond Gondinet ,. . . 203
Edouard Pailleron 208
Adolphe d'Ennery. . 213
Théodore Barrière 217
Octave Feuillet 219
George Sand. • . . . 221
Théodore de Banville. 223
Edmond et Jules de Goncourt. . . . 228
Alphonse Daudet. 230
Erckmann-Chatrian 232
Pages.
LE "NATURALISME AU THÉÂTRE 237
Les Théories.
Le Naturalisme 239
Le Don 247
Les Jeunes. . . 249
Les deux Morales 251
La Critique et le Public 253
Des Subventions 261
Les Décors et les Accessoires. . . . 263
Le Costume 269
Les Comédiens 277
Polémique 287
Les Exemples.
La Tragédie 295
Le Drame 298
Le Drame historique 310
Le Drame patriotique 313
Le Drame scientifique 320
La Comédie 32S
La Pantomime 334
Le Vaudeville. . . \ 336
La Féerie et l'Opérette 343
Les Reprises . 348
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Germinal 2 vol.
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Rome 2vol.
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LES EVANGILES
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