DEBUT D'UNE SERIE DE DOCUMENTS EN COULEUR
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FIN D'UNE SERIE DE DOCUMENTS EN COULEUR
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DAi LANGUE NOUVELLE
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AVANT-PROPOS
L'idée de ce livre me sollicite depuis plus de vingt ans. Dans un volume, Contre le (lot, que l'Académie française a bien voulu honorer de son suffrage, elle se faisait jour dès 1884; on me permettra de le rappeler et de prouver, par là, que j'ai pris le temps de la réflexion :
« Il s'esf. produit, dans ces derniers temps, disais-je alors, un phénomène littéraire qu'on n'a peut-être pas assez remarqué : nous avons créé une langue nouvelle. La vieille langue de Pascal, do Bossuet, de Racine, de Voltaire et de Chateaubriand ne nous suffisait plus pour exprimer nos idées et nos sentiments; nous en avons fabriqué une autre. Nous avons ouvert au génie français une mine à peu près inépuisable de locutions et de tours qu'il n'avait jamais soupçonnés. Je voudrais dire un mot de cette révolution en employant son propre langage»..*
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VI AVANT-PROPOS
« Ce qui caractérise avant tout la langue nouvelle, c'est le triomphe de l'adjectif. Nous mettons aujourd'hui dans la prose française autant d'épithètes que nos écoliers en mettaient autrefois dans les vers latins. Les plus forts d'entre nous en amassent des provisions, des cargaisons. Ce que nous en forgeons tous les jours est incroyable. Il faut absolument que chaque substantif ait la sienne, tirée de lui-môme et, pour ainsi dire, de sa propre côte. C'est ainsi que d'ècritoire on tirera écritorieuse et vachique de vache. Vous voyez d'ici quelles ressources offre le système et quelles richesses il nous promet! Le moindre mot, môme étranger, à peine naturalisé, se double et se triple d'un ou deux compagnons, prôts à gonfler les vocabulaires : turf, turfeux. Il n'y a qu'à souffler dessus!
« Qui donc disait autrefois que l'adjectif était la mort de la langue? C'en est la vie; surtout quand on sait le combiner avec d'intelligents participes. Oh ! le participe, présent et passé, voilà un trésor! En sentez-vous bien, au moins, toute la puissance et toute la beauté? Avez-vous mesuré le rôle que l'adjectif et le participe jouent, et la place qu'ils tiennant dans cette savante évolution de notre idiome national? De leur enchevêtrement, artistement balancé, naît une phrase enveloppante, enlaçant dans son fourmillement grouillant et compréhensif toutes les exquisités unies à toutes les sombreurs d'une pensée ondulcuse et d'une passion cataractante, montant et tombant tour à tour à l'ivresse ou au navrement de la plénitude atteinte ou de la possession fuyante et inobtenuc; — et, comme on entend la poule coteodaquer après qu'elle a pondu, — ainsi la gamme ascendante des sensations troublantes et exacerbées se résout en l'intensité d'une névrose hyperaiguë et d'une hystérie styliquo, imprimant à
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AVANT- I'KOl'OS vil
tout ce qui s'échappe de notre plume migrainée l'apparence d'une hantise cérébrale ou cardiaque, aboutissant, par la série scientifique des oscillations isochrones, à l'excrément inattendu et génial.
« Lorsque nous inéditons, la pensée indolemment somnolente, la tète abaissée sur le croisement de nos deux bras aux coudes remontants, il se fait dans notre cervelle un vol de poils fendus en quatre. Entourant l'aisselle de l'aimée d'un enveloppement pudique, nous rêvons d'une littérature fantasque et clownesque; des phrases nous montent au visage en coups de sang; nous appelons dans un râle, parmi des flottements d'écharpe, une langue exaspérée et précieuse, coquebine et farouche, avec, dans les coins, des flexibilités paresseuses et mignardes; aux mouvements de laquelle ne vienne aucune maladresse balourde; mais plutôt, •çà et là, des mots benjamins que l'on gale sans savoir pourquoi et qui suffisent généralement pour qu'un succès se lève et chuchote autour de nous. Enfin nous sommes, dansrallumementet le refermement successifs de notre virtuosité intermittente, sans débauche d'apparat fébrile, plongeants et creuseurs, et perforateurs et isthmeux.
« Ce n'est pas tout I Cette moelle des lions, ce pain des forts ne suffiraient pas à nos rugissements d'Ame, si nous n'avions en môme temps, à notre disposition, le clavier complet de tous les gazouillements de l'esprit. Mais personne n'ignore que nous touchons à volonté ces deux pôles de l'art, hors desquels l'idée, à la fois égrotante et serpentine, ne peut éployer ses ailes, demeure, les prunelles abolies, dans un contemplement vide, tandis que les tempes auréolées du génie, qui est à la fois mâle et femelle, tracent dans l'air bleui un sillon lumineux, éclairant de son ironie inconsciente
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Vlll AVANT -PROPOS
toutes les impuissances et tous les avortements d'en bas...
« Les vieux sont enfoncés, éteints, morts. Ils ont pu montrer quelque talent à leur époque, dans ces siècles primitifs de Molière et de Diderot, qui sont le moyen âge de l'art. Mais au fond, quelle misère ! Jamais la raideur dorsale de leur échine stylique n'embrassera, dans un ondoiement plié aux sensations couleuvrines, la troublante et crépusculaire complexité de la psychologie embryonnaire, effleurant, sans y pénétrer, la supcrficialité perpétuellement moutonnante de l'être humain... » (1).
Aux personnes qui seraient disposées à ne voir dans ce galimatias qu'une parodie caricaturale, je montrerai bientôt des échantillons authentiques dont il ne leur paraîtra qu'une pâle copie. En tout cas, elles s'apercevront que mes inquiétudes datent de loin.
Le volume que je présente aujourd'hui au public n'est que le développement, avec pièces et preuves, de cette première et déjà ancienne protestation. C'est pourquoi on y trouvera, non sans quelque ennui peutêtre, des citations longues et nombreuses, mais inévitables, dont je m'excuse. Jo ne puis me dissimuler que, s'il est lu, il soulèvera des objections et provoquera même des colères. On y accuse des écrivains français d'avoir profité d'une crise où notre langue, déjà fatiguée par des polémiques violentes cl des exagérations d'école, commençait à s'altérer, pour organiser
(t) Celte espèce de Jeu <lc patience a été découpé avec un soin méticuleux dans le bagage littéraire des réformateurs. Il ne renferme pas un seul ternie, une seule locution, un seul tour de phrase qui n'en ait été scrupuleusement extrait.
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AYANT-PROPOS IX
contre elle une conspiration en règle, et d'avoir ainsi accéléré ce mouvement de déformation qui est toujours mi signe de décadence.
Un certain nombre, parmi ces conspirateurs, ne sont pas les premiers venus. Plusieurs portent un nom presque illustre dans l'histoire de notre littérature. Leurs chefs, reconnus et responsables, qui sont les frères de Goncourl, ont écrit des livres typiques. Ils ont été ce qu'on appelait autrefois des beaux esprits, réformateurs désintéressés et convaincus, ennemis de la convention et du poncif, sincèrement passionnés d'art et de style; curieux, trop curieux de nouveauté, portés à se singulariser pour sortir du rang, et à confondre, en matière de langage, l'originalité avec la bizarrerie. Us ont réuni autour d'eux une élite de romanciers dont les survivants obéissent encore à leur inspiration et veillent sur leur mémoire. Ils ont môme fondé, en face de l'Académie française, une seconde Académie fermée et reniée. Enfin ils ont joui d'une réputation qui s'explique par l'activité qu'ils ont déployée, leur foi en oux-mèmes et le long succès qu'ils ont obtenu.
On s'en voudrait de ne pas leur rendre l'équitable justice qui leur est due avant de dire en quoi ils se sont trompés. Mais le légitime respect que l'on garde à leur nom n'interdit à personne de montrer les dangers de la route où ils ont engagé, à leur suite, de trop scrviles imitateurs.
Il nous paraît certain qu'ils ont fait du mal à notre langue, parce qu'ils sont partis d'un principe faux. C'est ce mal, c'est la fausseté de ce principe que j'ai essayé de mettre ici en pleine lumière. Je n'ai pas l'espoir de convaincre ceux qui ne voient pas à quel point nous sommes tombés dans l'afféterie et la manière, et par quelle série de chutes le sonnet d'Oronle, après deux
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X AVANT-PROPOS
siècles et demi, a pris sa revanche sur Alceste et Molière; mais il ne m'a pas paru impossible d'expliquer que l'entreprise des révolutionnaires ne pourra jamais réussir complètement parce qu'elle va contre la nature des choses, autrement dit contre la nature des langues. Les langues peuvent avoir de petites convulsions passagères, mais, une fois fixées, elles ne font pas de sauts brusques, elles ne font pas de révolutions.
Il n'en faut pas moins craindre les accidents qui leur arrivent ou dont elles sont menacées, et c'est ainsi que j'ai été amené à étudier comment elles naissent, se développent, se fixent, s'altèrent, se corrompent et meurent, incapables d'échapper au sort commun des choses humaines. Les langues mortes m'ont fourni, à cet égard, des arguments et des témoignages; mais j'en ai demandé aussi à la plupart des langues vivantes et j'ai relevé là des indices, des symptômes qui n'ont pas dissipé mes appréhensions. Non seulement toutes celles qu'on parle dans le monde civilisé commencent à souffrir d'une pénétration réciproque duc à la facilité des communications et aux rapprochements des peuples, mais les emprunts qu'elles se font mutuellement y introduisent, en attendant mieux, des confusions qui modifient leur physionomie primitive et originelle.
Elles voisinent trop! Les langues anciennes ont péri avec les nations qui les ont parlées; les langues modernes sont déjà victimes de cette promiscuité internationale qui les défigure en les fusionnant.
Je tiens beaucoup à déclarer que je ne me fais juge ni des écoles littéraires, ni de leurs doctrines, ni de leurs querelles. Qu'elles s'intitulent, à leur gré, classiques, romantiques, idéalistes, réalistes, spiritualistes, matérialistes, naturalistes, naturistes, artistiques, parnassiennes, impressionnistes, symboliques, décadentes,
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AVANT-PROPOS xi
déliquescentes, ou simplement raisonnables, comme l'ancienne école du bon sens, je considère que ce n'est pas mon sujet. Je ne m'occupe ici que de la langue et de la manière dont ces diverses sectes se sont comportées avec ce magnifique instrument remis entre leurs mains par dix générations de prosateurs et de poètes.
Je ne m'attache môme pas précisément au style des novateurs, bien que la langue et le style paraissent quelquefois se confondre et qu'il devienne assez difficile, en certains cas, d'établir une rigoureuse distinction entre l'outil et l'oeuvre. Il y en a une cependant, et pour ne citer, en exemple, que deux maîtres contemporains, fort dissemblables, qu'on est habitué à réunir par un besoin d'antithèse et de contraste, Taine et Renan, ils ont chacun leur style qui leur est bien personnel; peut-on soutenir cependant qu'ils parlent une langue différente? Non, assurément. Ils emploient les mêmes mots, les mômes tours, les mômes constructions; ils ont la môme grammaire, la môme syntaxe, grammaire et syntaxe qui sont aussi les nôtres. Ce qui leur appartient en propre, c'est leur style, c'est-à-dire ce qui fait qu'on est Taine ou Renan.
Il ne s'agit donc pas dans ce livre — nous ne saurions trop le répéter, — de prendre parti entre les divers groupes littéraires, subdivisés à l'infini, qui se disputent l'opinion. Nous avons bien nos préférences, très réfléchies et très arrêtées, mais elles n'ont rien à faire dans une discussion qui reste en dehors de l'éternelle bataille des anciens et des modernes, puisqu'on n'a pas à comparer les mérites respectifs de leurs ouvrages. Notre tache, beaucoup plus modeste, se réduit à raconter l'histoire d'une tentative dirigée contre les principes essentiels, les lois et les habitudes de notre écriture nationale.
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xil AVANT-PROPOS
C'est môme, pour le dire en passant, ce qui nous a fait introduire, dans cet exposé, une digression sur ce qu'on a appelé la réforme de l'orthographe.
Les mécontents nous accuseront peut-ôtrc de pédanlisme, tout au moins de purisme grammatical. On croira que nous réservons notre estime aux soigneux épluchcurs qui s'appliquent d'abord à écrire correctement en français. Ce sera une injustice, née d'une erreur. Sans faire fi de la correction qui n'a jamais gâté une belle page, notre faible, au contraire, est pour les inspirés du grand siècle, les Retz, les Sévigné, les SaintSimon, et — ne vous récriez point — les Racine, dont le génie a pu quelquefois s'en passer.
On voit par là si nous méritons le reproche que Victor Hugo, dans son effervescence romantique, adressait un jour à toute la littérature française : « Les autres nations disent : Dante, Goelhe, Shakspeare! Nous, nous disons : Boileau! »
Non, nous ne disons pas : Roilcau! Nous no prenons de lui, à cette heure, que ses bons conseils et son religieux amour d'une langue si belle, si franche et si claire que, sauf les rares adjonctions nécessitées parle progrès matériel et les petites radiations consacrées par le temps, on ne peut que la détériorer en la transformant. C'est le dépit de la voir ainsi attaquée dans sa souplesse, son élégance et sa franchise; par conséquent, c'est une intention essentiellement conservatrice qui nous a suggéré cette résistance, trop tardive, à des entreprises dont on peut contester le péril, mais dont on ne saurait nier la réussite au moins partielle et momentanée.
11 semble bien aujourd'hui que la révolution radicale qu'on méditait, qu'on annonçait à grand tapage, qu'on présentait môme comme un fait accompli, ait, non pas
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complètement échoué, mais sensiblement reculé. Ses adhérents eux-mêmes s'en aperçoivent puisque beaucoup d'entre eux renoncent en partie à leur programme et que les plus échauffés parlent et écrivent maintenant, surtout au théâtre, un français encore tropalambiqué, mais qui n'a plus rien de commun avec leurs anciens manifestes et leurs premières affiches (1).
Leur lente conversion prouve assez que nous ne nous battons pas contre des moulins, et ce qui le démontre encore mieux, c'est que, semblable, à toutes les révolutions, celle-là, même interrompue ou manquée, a laissé derrière elle des traces fâcheuses, de mauvaises habitudes dont la langue se ressent encore et se ressentira peut-être toujours. Qui soutiendra, par exemple, que le besoin de grossissement et d'hyperbole qui caractérise la littérature contemporaine, n'en soit pas directement sorti? Or, c'est un fléau qui paralyse les meilleurs écrivains, obligés d'exagérer et d'outrer, pour ne pas paraître plats et se faire lire. Notre faculté première était la mesure; nous l'avons perdue et nous ne la retrouverons pas.
Malgré tout, l'ennui de heurter des opinions puissantes, des convictions sincères et de pieux souvenirs, le déplaisir plus vif encore de combattre des adversaires à demi vaincus, eût arrêté toute récrimination sur nos lèvres si certains signes nouveaux, quelques pétards mal éteints de l'ancienne explosion, ne nous eussent fait craindre que la langue, déjà entamée, ne fût encore une fois menacée par les mêmes agresseurs.
(1) Nous sommes loin surtout de la fameuse Préface de Chérie sur laquelle J'aurai à insister. Ce recul, ou au moins ce temps d'arrêt, est môme devenu pour mol une difficulté, à mesure que J'avançais dans mon travail. Je voyais en quelque sorte fuir devant moi l'ennemi que j'attaquais, et j'aurais eu quelque peine a le suivre dans sa retraite, s'il ne se fût retourné de temps à autre pour interrompre la poursuite et continuer la bataille.
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xiv AVANT' l'KOPOS
11 n'est pas impossible qu'ils reviennent à la charge, encouragés par l'adhésion ou le silence d'aveugles et inconscients complices, et c'est pourquoi, contre un retour offensif de ce genre, il faut prendre les précautions usitées en pareil cas, autrement dit se tenir prêts dans des retranchements inexpugnables. Mon livre n'a d'autre prétention que d'ùtrc un avertissement, un garde à vous! (I).
Janvier 1907.
(1) Ce livre était commencé depuis plusieurs années, comme en témoigne la citation précédente extraite d'un article paru en 1884, lorsque Emile Deschancl publia le sien sur les Déformations de la langue française. Je craignis d'abord d'y rencontrer des analogies qui rendissent mon travail inutile; mais, à la lecture, je pus bientôt me convaincre que, malgré un point de contact, l'Identité apparente du sujet laissait place à des considérations nouvelles, omises volontairement par un maître auquel je suis heureux de rendre ici le plus mérité des hommages.
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LA LANGUE NOUVELLE
frilÀflTRE PREMIER LA' CONSPIRATION
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État de la langue vers 1860. — Kilo était fixée depuis longtemps.— La rivalité des écoles littérairesn'en avait pas altéré la constitution essentielle.— Les premières entreprises contre elle remontent à la seconde moitié du dernier siècle.— Les mauvais écrivains ne doivent pas être confondus avec les réformateurs de parti pris. — La corruption par le journalisme et surtout par le reportage. — Décadence de la langue. — Abdication de la critique. — Impudence de la réclame. — L'absence de toute discipline littéraire encourage les révolutionnaires et explique leur tentative sans la justifier.
Est-il nécessaire de démontrer que, depuis près de cinquante ans, notre langue nationale s'est très sensiblement transformée et même déformée? On la croyait fixée pour toujours dans ses caractères essentiels, tout au moins dans sa structure et son vocabulaire, par les maîtres classiques des trois derniers siècles, au point que le temp3 lui-même ne pouvait plus rien contre elle, sinon y ajouter quelques mots nécessités par les progrès de la science et en retrancher quelques locutions tombées en désuétude. La révolution romantique, avec tout son lyrisme de pensée et de style, ne l'avait presque pas atteinte. C'était comme un torrent qui, après avoir passé sur elle, en avait laissé intacts lés éléments principaux et à peine modifié la phy1
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a U LANGUE NUUVKLLK
sionomio. l.a langue do Chateaubriand est la mémo que colle, de J.-J. Housseau qui est la mémo que celle de Hossuel, et ce qu'il y a de vraiment original chez Victor Hugo, poète ou prosateur, ce n'est pas la langue proprement dite, mais la manière dont il l'emploie et le parti qu'il en tire. I/ancienne terminologie suffit à sa perpétuelle antithèse.
Kilo suffit en mémo temps à tous les écrivains, auteurs dramatiques, romanciers, historiens, critiques, journalistes, chroniqueurs et polygraphes, pour communiquer leur pensée au publie. Tous ont à leur service les mêmes ressources d'expression et n'en réclament pas d'autres. Us se bornent à en faire une application différente. Michelet écrit autrement que (îuizot, la prose de Mérimée n'est pas plus colle de Balzac ou de George Sanil cpie la prose d'Emile Augier n'est celle des Dumas père et fils. Enfin, entre les trois glandes plumes de Cousin, de Taine et de Renan, le goût hésite et les préférences se partagent; mais on convient que si chacun de ces illustres a manié l'instrument suivant ses facultés personnelles, tous les trois l'ont jugé bon, l'ont employé sans regret on raccommodant à leur talent propre et n'ont pas trouvé nécessaire d'en changer.
Aussi était-il permis d'espérer qu'il avait fait ses preuves, qu'on n'en changerait plus et que, sauf les petites retouches imposées à l'Académie française par cette mise à jour dont elle est chargée, notre langue jouissait de sa constitution définitive et indestructible.
Nous en étions là, dormant sur nos deux oreilles, lorsque, vers le milieu du siècle dernier, un vaste complot s'est formé contre elle, si l'on peut donner ce nom à une entreprise de démolition hautement avouée et proclamée à son de trompe. Quelques réformateurs turbulents l'ont soumise à une revision radicale contraire à sa nature, fatale à son génie, mortelle à sa beauté. Ils ont affiché leurs prétentions,publiéleur programme, donné l'exemple et fait école. Un parti, recruté parmi les débutants inexpérimentés, sur le mot d'ordre de quelques chefs ambitieux et tapageurs, s'est efforcé de créer une langue nouvelle qui, dès l'origine, a été bizarre et qui n'a pas tardé à devenir incompréhensible. Voici une de ses professions de foi :
« Exacerbé par l'aspect veule des sirupeux candides que l'hypnotise de la Thiase confine en des décevances idiotes
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LA OO.NSI'inATIO.N :i
d'idéalisme, le moderniste incroyant nux futurités, cortège par les navranccs et les lugubrités de la molécule côsmogonique qui est notre mélancholieux habitacle, mais soumis à la norme inéluctable, s'endort dans le courant du fatum, poussé par cette forme gendarmesque vers l'autre géhenniquo où l'homme cadavre charognise dans lo cubicule atraxiquo du ricnisme... ».
Kl ce n'est pas une parodie ! C'est le chef-d'oeuvre d'une littérature qui s'est baptisée elle-même déliquescente.
Parlez chrétien, si vous voulez qu'on vous entende ! Qui dit cela? C'est Molière et il lo dit dans un temps assez pareil au nôtre où la préciosité des beaux-esprits menaçait de détériorer cette forte langue de d'Aubigné, do Descartes et de Pascal qui, pour dépouiller un reste de rudesse et s'adoucir dans la mesure désirable, n'avait plus besoin «pie du miel de Racine et de Kénelon. Parlez chrétien !
Or, il y avait hier chez nous, et il y a encore aujourd'hui, un certain nombre d'écrivains et surtout de romanciers qui se font une loi de parler barbare. Ils ont inventé, pour leur usage personnel, un jargon qui s'enrichit tous les jours de nouvelles fantaisies et qui menace d'étoulfer sous une végétation parasite, notre vieux parler français. Elle l'envahit, elle s'en empare; c'est le gui dans le chêne. Ou plutôt c'est une moisissure qui le travaille et le ronge; c'est un fléau dont on aperçoit aisément les ravages, car la tache, après avoir démesurément grandi, s'est peu à peu localisée dans le roman, et il suffît d'ouvrir les yeux pour s'en convaincre.
Jusqu'aux environs de 1860, la plupart des romanciers français parlaient français, ou peu s'en faut. Ils écrivaient bien ou mal; mais qu'ils s'appelassent Pixérécourt, Alexandre Dumas, Eugène Sue, Ponson du Terrail, Cherbuliez, Octave Feuillet, Gustave Aymard ou Gustave Flaubert, ils ne s'ingéniaient pas à répudier leur langue naturelle en racontant leurs histoires. Puis, brusquement, vers cette date, qu'il serait téméraire de trop préciser, mais qu'on peut donner comme très approximative, la scène change. Il se produit, entre les ouvriers de la plume, comme une concurrence d'invention exclusivement mécanique. Chacun prétend remanier, perfectionner l'instrument primitif et c'est à qui ira le plus loin dans la complication et la difficulté, Plusieurs, parmi les plus forts, donnent dans ce
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travers et se préoccupent beaucoup moins do plaire au lecteur par la vérité de leurs récits ou la vivacité de leurs peintures que de l'étonner par des tours de force imprévus et par des exercices de gymnastique littéraire.
Ils ne se rendent pas compte que les langues, arrivées à leur plein développement, ont, comme le corps humain, leur forme acquise, leur plastique inaltérable contre laquelle ne sauraient prévaloir toutes les extravagances du désossement. Croire qu'on peut leur faire subir des expériences indéfinies et les briser à loisir, est une erreur où se trahit beaucoup de présomption et d'imprudence, car, sans être doué d'une clairvoyance extraordinaire, on mesure les résultats fâcheux, sinon irréparables, déjà obtenus par ces clowns. Leur travail consiste précisément à martyriser la langue sous prétexte de la rajeunir. Ils opèrent sur elle comme les forains des cirques sur le corps de leurs enfants.
\ Que des paysans,des artisans, ou même desbourgeoisilleltrés estropient un peu la syntaxe et la grammaire, peu importe! L'incorrection ne tire pas à conséquence. Ces braves gens ne cherchent pas à imposer au public leurs façons vicieuses de s'opprimer. Ce sont des ignorants qui n'ont pas eu le loisir d'apprendre la bonne langue, mais qui ne nourrissent aucune mauvaise intention contre elle. Ils ne sont pas dangereux, ceuxlà. On peut même trouver quelque chose à prendre, comme Horace le disait de Lucilius, dans leurs involontaires hérésies. Erat quod tollerc velles. Il y entre, çà et là, une certaine logique et elles ont parfois une saveur d'originalité qu'un esprit judicieux appliquerait discrètement à ce petit entretien et renouvellement dont les langues ont besoin pour compenser leurs pertes.
Le péril vient de ces intellectuels à système, de ces demisavants qui rêvent d'établir leur renommée sur une révolution et de donner aux hommes un nouvel organepour exprinierleurs pensées. N'ayant jamais suivi, dans ses diverses phases, jusqu'à la phase finale, le travail qui s'est opéré dans les langues mortes, ils se figurent que les vivantes obéissent, comme l'humanité elle-même, à la loi, d'ailleurs discutable, de la perfectibilité indéfinie. Quand tout démontre que leslanguesnaissent, vivent et meurent, au point qu'on peut se demander si elles ne sont pas destinées, grâce au rapprochement continu des
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peuples et aux progrès loujours croissants du cosmopolitisme, ù finir un jour dans un amalgame sans nom, ces présomptueux ont affiché l'intention do transformer la nôtre à époques fixes, comme un arbre qui change d'écorco ou un serpent qui change de peau; ils se flattent de lui rendre pour longtemps sa sève épuisée et sa force première; enfin, ils ont inventé — du moins ils le disent — un sérum spécial pour l'anémie dont elle souffre et dont ils promettent de la guérir. Si leur remède pouvait agir, ils seraient en train do l'achever.
De telles entreprises sont heureusement affligées d'un vico originel et rédhibitoiro qui empêche, malgré le mal qu'elles font, de les prendre tout à fait au tragique. Après s'en être irrité, on réfléchit, on espère qu'elles se heurteront, en fin de bataille, à des résistances naturelles contre lesquelles tous les attentats sont impuissants.
11 no faut pas confondre leurs auteurs avec une autre catégorie, très nombreuse, d'écrivains : celle qui écrit mal. Celle-là contribue aussi, pour sa part, à détruire la langue; mais au moins n'y met-elle pas de préméditation; elle écrit mal sans le vouloir et sans le savoir. Elle va augmentant et pullulant tous les jours avec une effrayante rapidité, et c'est le journalisme qui en est cause. En matière de style, le journalisme se contente de peu et n'exigera bientôt plus rien. Le goût do l'actualité et la rage de l'information l'ont rendu coulant sur la rédaction des nouvelles qu'on lui apporte et, si l'on veut y prendre garde, on observera bien vite qu'en aucun temps les nouvellistes ne sont plusimpunément négligés.IIs ne sodonnent plus la moindre peine pour faire à leurs articles un bout de toilette,et ce qui encourage ce laisser-aller, c'est que le lecteur ne s'en plaint pas. Une partie du journal, celle qui est consacrée aux faits-divers ou à ce qu'on appelle les Échos, n'est pas très supérieure, pour l'arrangement de la phrase ou la disposition des idées aux dépêches télégraphiques. L'autre, où la critique et la polémique se donnent carrière, tend chaque jour davantage à remplacer le raisonnement par la grossièreté et à compenser l'insuffisance des idées par la violence des mots. La liberté de la presse, en développant cette habitude, a hâté la décadence d'une langue dont la politesse fut proverbiale et qui d'ailleurs était exposée à subir, du progrès même de la démocratie, des atteintes presque inévitables. Elle les a subies
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sans so plaindre, comme un sacrifice nécessaire et dédommagé; mais il sérail puéril do fermer les yeux sur col accident.
Lorsque le journal éehappo à celle brutalité, c'est pour tomber dans la réclame, ou la faribole. Tout co qui parait dans la presse, ou peu s'en faut, a un air de pacotille. D'honorables exceptions no font que confirmer la régie. La forme, que les modernistes appelle l'écriture, est complètement négligée Le foire vite, qui est devenu la loi du jour, aboutit nécessairement à l'incorrection dans la platitude.
Et co n'est pas le journal seul qui est atteint. Le mauvais style, avec tous ses défauts dont les principaux sont certainement le décousu do la composition, l'impropriété des termes et, par-dessus tout, l'affectation, la manière, sévit aussi bien dans le livre broché que dans la feuille volante. Combien sont-ils, à colle heure, ceux dont on aurait le droit do dire : Voilà un écrivain ! Je ne dis pas un puriste, un pédant, encore moins un styliste original; mais simplement un écrivain, ayant, avec la connaissanco et le respect de la langue, une certaine dextérité à s'en servir, un artiste modeste à qui on puisse rendre ce modeste hommage : « Il écrit bien, il sail écrire ! » En dehors do l'Académie française qui a conservé —■ en partie — les bonnes traditions et qui a ainsi qualité, quoi qu'on en dise, pour décerner les prix de verlu littéraire comme les autres, nommer m'en seulement une douzaine ! On no sait plus, on no daigne plus écrire; on n'écrit plus !
Et le malheur est qu'on n'a pas l'air do s'en douter. Ces éloges excessifs, « dégoûtants » dont parle La Bruyère, étant aujourd'hui à la mode ot, par conséquent, obligatoires, les plus chétifs autours no peuvent plus so contenter à moins, et l'habitude qu'on a prise do les en accabler semble avoir ôté à la critique littéraire une partie do son discernement. Elle s'est pervertie par ses complaisances. Aurait-elle perdu la connaissance du bien ot du mal? Il faudra voir cola !
Qu'on puisse seulement le craindre, c'est déjà bien humiliant pour elle dans un temps que caractérise l'incontestable progrès ou plutôt l'éclatant triomphe de la critique historique et scientifique. Est-il admissible que la seule critiquo littéraire soit ainsi en pleine décadence ot que la conscience du beau lui échappe, alors que sa voisine, sa rivale, affine ot développe par un travail de tous les jours, par de minutieuses études, de
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LA CONShllATlON 7
patientes recherches ot do judicieuses comparaisons, sa eonscienee du vrai? Kn réalité, on hésite à la croire*si déprimée, Bien que beaucoup do critiques, cités et cotés comme tels, nous prônent à chaque instant des horreurs, on se demande si vraiment ils sont dupes d'une illusion, s'ils ont des écailles sur les yeux, ou si ce n'est pas plutôt par pure camaraderie ou calcul intéressé que ces Philintes louent des sottises.
11 y a certainement un peu de cela dans leur affaire. Les relations mondaines, plus étendues qu'autrefois, la politesse affadie des m cours, une sorte d'association, do franc-maçonnerie formée parce qu'on appelle le Tout-Paris, et dont les membres pratiquent l'admiration mutuelle, avec un très juste sentiment des profits qu'ils en tirent, ont rendu fort difficile dans notre pays l'exercice do la critique loyale ot sincère. On s'épargne volontiers entre confrères, à charge de revanche, et l'on no voit presque plus de ces querelles passionnées, do ces nobles guerres d'écolo qui mettaient autrefois aux amateurs les armes à la main (1). Leur indulgence intéressée va souvent jusqu'au défi, jusqu'au scandale, à tel point qu'on serait tenté de prendre leurs hyperboles pour dos ironies. Malheureusement, à ce métier, on se gâte un peu soi-même; cette mauvaise comédie de mutualité fiagor-. neuse finit par fausser le jugement, et certains indices prouvent assez que la clairvoyance do ces courtisans littéraires est souvent en défaut. Tout n'est pas convention ou mensongo dans leurs compliments, ils pensent quelquefois ce qu'ils disent; et alors c'est leur sincérité même qui les trahit ot les condamne. Ce n'est plus par un bas esprit de solidarité, c'est par une erreur d'intelligence et, pour ainsi dire, par un trouble do la vue que, dans tous les ordres de production, poésie, roman, drame, comédie, chroniques et discours, on recommande des pauvretés à l'admiration do la galerie. On va jusqu'à donner des extraits qu'on présente comme de merveilleux spécimens et qui témoignent en même temps do l'infériorité do l'écrivain et de la complicité, sinon do la nullité, du critique. Si celui-ci y regardait do plus près, ou s'il était vraiment doué de ce tact qui distingue du premier coup entre le billon et la monnaie d'or ou d'argent, il no commettrait point de pareilles bévues.
(1) Il y a d'honorables exceptions; mais, a cette heure, Je ne connais que deux vrais critiques, dans la juste et forte acception du mot, ce sont MM. Ernest Charles et Jules Bois.
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Il faut bien le reconnaître et il n'est peut-être pas mal à propos de le proclamer, la science de la bonne langue française n'appartient plus qu'à un petit nombre de privilégiés, souvent méconnus. On leur en tient si peu compte que c'est généralement ce qu'il y a do plus français en eux, à savoir l'ampleur de la construction et la solidité do la pbrase, dont la critique leur fait grief. On les juge lourds quand ils sont forts. La vérité est que le bien écrire se perd et s'en va.
Ce n'est pas d'aujourd'hui. Il y a plus do soixante ans qu'Alfred do Musset se plaignait en un vers éloquent, très souvent cité, du dépérissement, de l'usure de la langue. Il y a prés d'un siècle que Paul-Louis Courier, qui s'y connaissait, attribuait à « la moindre femmelette » do l'âge classique, une supériorité sur les illustres do son temps. Enfin, un siècle avant lui, Fénelon, dans sa LETTRE sur les occupations de VAcadémie française, regrettait déjà un je ne sais quoi do court qui avait caractérisé la langue; et lui-même, par l'onctueuse mollesse de sa prose « un peu traînante » ne laissait pas que d'avoir sa petite part dans ce premier relâchement.
Ce n'est pas le lieu d'insister, l'objet de ce livre n'étant pas de ^rechercher les pertes que la langue a faites, ni le déchet qu'elle a subi, mais de montrer les coups qu'on lui a volontairement portés.
Il semble acquis à l'histoire qu'à un certain niveau, une langue, quelle qu'elle soit, ne peut plus que décroître, et que son plus haut degré d'ascension marque en même temps le point initial de son déclin. C'est un phénomène d'expérience; et comme la destinée de toute chose vivante est de vieillir et do mourir, il serait étrange que cette parole animée qui rend témoignage de la vie d'une nation échappât au sort commun. D'autres diront à quelle étape de son existence en est la langue française. Il suffit ici de constater qu'elle en a déjà fait plusieurs sur un plan incliné, et que si la fatalité l'y condamnait, la complaisante abdication de la critique a encouragé et précipité cette inévitable descente. Lorsque des conseillers autorisés ne sont plus là pour avertir les écrivains et les écoles, un vent souffle qui les mène de l'indépendance à la fantaisie et trop souvent de la fantaisie à l'extravagance. C'est l'anarchie; on ne connaît plus ni frein ni règle, on s'en fait gloire, et bien loin que cette liberté absolue engendre et développe de fécondes.
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LA CONSPIRATION 9
initiatives, on s'aperçoit très vite qu'ollo n'a en d'antre résultat que de faire battre la campagne aux talents ef do les jeter dans toutes sortes de faux sentiers où leur ivresse d'écolo huissonnière s'est répandue, sans guide, en caprices ambitieux qui ont étouffé leur originalité native SDUS les plus incohérentes imaginations. La critique, autrement dit l'opposition, est nécessaire en littérature comme on politique. C'est une idée sur laquelle, dans le cours de ce livre, au risque de rabâcher un peu, j'aurai souvent l'occasion de revenir.
Mais toutes ces causes réunies, la fixité désormais établio d'une langue déjà vieille qui ne pouvait plus donner prise qu'à la lente altération du temps, la difficulté d'y opérer une transformation sensible, la nécessité de l'employer telle quelle avec ses formes acquises dont l'habitude dissimulait l'excellence, l'impossibilité do s'y fabriquer un outil neuf, la comparaison décourageante avec les grands et vrais maîtres, jointe à une mauvaise envie de diminuer leur crédit et de mordro sur leur renommée, devaient piquer au jeu, là comme ailleurs, l'esprit révolutionnaire. Contre la langue française — la vieille, la bonne, la seule — les novateurs, jaloux do son passé, ont levé, comme on dit, l'étendard de la révolte; ils ont affiché hardiment la prétention do la remplacer par une langue ?wuvelle, plus belle et plus libre, plus brillante et plus souple, plus jeune, en tout cas, et parée on effet do toutes les grâces do la jeunesse. Ils ont rédigé le programme do cette heureuse métamorphose; ils nous en ont donné, ils nous en donnent encore de temps à autre des produits variés que nous apprécierons quand le moment sera venu, ne voulant pas souffler trop vite sur des illusions respectables.
Tout co qu'il convient de reconnaître et de retenir pour l'instant, c'est qu'il s'est véritablement ourdi une conspiration pour détrôner l'ancienne langue; que ce complot a recruté des adhérents; qu'ils sont ou ont été nombreux et qu'ils ont travaillé avec un acharnement soutenu, avec une préméditation avouée à détruire, ou du moins à mutiler et à dénaturer ce glorieux héritage de nos pères. C'est à eux que ce discours s'adresse et quelques-uns, prenant les devants, y ont déjà répondu. C'est pour eux, c'est contre eux que ce livre a été préparé et écrit.
Qui oserait contester leur existence et leur dessein? Même
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on littérature, il y a des optimistes ol dos satisfaits qui no veulent rien voir ni rien entendre, et qui affectent de sourire quand on leur parle des attaques dirigées contre la langue, et qu'elle n'a pas toujours repoussées. Ils la proclament invulnérable, inexpugnable, lorsque l'ennemi a déjà pénétré dans la place. Lo jour où ils le verront en escalader la dernière citadelle, peut-être commenceront-ils à s'aviser du sort qui la menace. Et pourtant que de signes précurseurs auraient dû les avertir ! Il suffit d'ouvrir un journal ou une revue pour suivre- le progrès presque quotidien du baragouin en campagne. On est sûr d'y trouver un article plus ou moins bacbaro qui a l'air d'une, provocation et d'une bravade. Toutes nos habitudes nationales do parler et d'écrire y sont raillées et bafouées; tout y est changé, lo sons des motscommo la figure dos phrases, et l'on peut affirmer qu'un Français du xviii 0 siècle, non muni d'une traduction, aurait do la peine à s'y reconnaître. Co sont autant do versions à débrouiller.
Certes, les écrivains sérieux échappent à celte manie; mais ils ne sont qu'une minorité déjà entamée, car on en citerait qui ont fini par donner dans un travers où ils se sentent soutenus et porti-3 par l'entourage. Leur écriture se rossent do leur demi-adhésion aux nouvelles formules et c'est ainsi qu'un très gros bataillon do la grande armée des lettres s'avance aujourd'hui, en ordre compact, contre les doux grandes provinces de notre littérature nationale, la prose et la poésie.
On sait ce qu'il a déjà fait de la poésie, des règles élémentaires auxquelles les plus audacieux réformateurs n'ont jamais cessé d'obéir et que le romantisme vainqueur, Victor Hugo en tête, a toujours respectées. L'hiatus grimaçant, les rythmes impossibles, les consonnances bizarres, les rimes insexuelles, les vers informes de treize et quatorze pieds sont devenus des titres d'honneur pour certains infatués et l'Académie française a pensé découvrir parmi eux un poète (1). Quant au besoin d'être clairs et do so faire comprendre, qui semblait autrefois commun à tous les hommes, non seulement ils ne l'éprouvent à aucun degré, mais ils manifestent visiblement le désir contraire. Plusieurs, qu'il est bien inutile de nommer,
(1) A plusieurs reprises, M. Sully-Prwlhomme les a remis très poliment a leur place d'un seul mot : « Vos vers sont de la prose. •. — Il aurait pu ajouter : f de la mauvaise prose ».
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LA CONSPIRATION H
car leurs noms soul sur toutes les lèvres, seraient cruellement désappointés et se jugeraient infidèles à la Muse qui les inspire, s'il leur arrivait par hasard de fabriquer une strophe qui parut accessible à l'intelligence moyenne des simples mortels. Ils se plaisent dans les ténèbres et écrivent tout exprès pour n'être pas entendus. 11 leur faut des commentateurs qui ont eux-mêmes beaucoup do peine à s'entendre. Pindare est certainement moins fermé aux écoliers qui commencent à traduire le grec que ces poètes sibyllins à nos plus subtils scoliastes. Et pour ce qui est de la clarté, leur prose vaut leurs vers. Ils sont réduits à nous fournir sur leurs propres oeuvres des gloses impénétrables, des gloses do gloses.
Quelques critiques, réputés sérieux, mais d'un dilettantisme subtil, les ont compris et presque loués, non sans quelque ironie. On met aujourd'hui une certaine coquetterie à tout expliquer, même à tout admirer, ou du moins à découvrir dans les productions les plus notoirement détestables, un point douteux où l'on puisse accrocher un éloge. C'est la mode ! Sous la pensée plate et l'expression entortillée, le critique se fait honneur à lui-même en croyant deviner, on supposant, contre toute vraisemblance, une idée féconde, une vue profonde qu'il analyse et développe avec d'autant plus do sagacité qu'elle lui appartient tout entière, et que l'auteur n'y avait jamais songé. La plupart du temps, les historiens de la « vie littéraire » admirent et louent dans un ouvrage quelque chose qui n'y était pas et qu'ils y mettent.
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II
Le mal s'étend. — Surabondance de livres inutiles ou médiocres. — Les ouvrages scientifiques ou didactiques échappent à la contagion. — Le théâtre un moment contaminé se défen.i et réagit parsa vertu propre.— Lesauteurs dramatiques ont peur de s'al'éner le publie. — La langue dramatique. — Emile Augier et Dumas fils. — Alfred de Musset et Marivaux. — La langue de la comédie moyenne de Dancourt .1 Scribe.— Sedaine, Alexandre Duval et Picard. — Le théâtre romantique. — Le roman se prête a toutes les expériences et se porte aux derniers excès. — Spécimens de jargon apoealytique. — C'est la langue nouvelle.
En dépit di:ne crise de librairie que les intéressés exagèrent, il parait chaque jour beaucoup de livres qu'on peut, sans excès de sévérité, qualifier d'inutiles. Et s'ils n'étaient qu'inutiles ! Mais ils sont pernicieux et nocifs, au premier chef. On les lit sur la foi d'un titre alléchant, ils circulent, ils se répandent et la contagion se propage. Ils sont fiers de payer un large tribut à la langue nouvelle et de la mettre en valeur. Une foule d'écrivains, sans jugement et surtout sans apprentissage, à qui la signification exacte des mots et des phrases est inconnue au point qu'ils emploient indifféremment, avec l'aplomb de l'ignorance, la première expression et la première construction qui se présente à leur esprit, sont attirés par un besoin d'imitation et de nouveauté vers ce style proclamé rajeuni et baptisé moderne, Nous verrons bientôt à quoi se réduit sa soi-disant modernité; mais il saute aux yeux que ses fantaisies séduisent l'auteur en peine qui, pour se faire remarquer, n'a pas d'autre moyen que de singer les chefs du mouvement en exécutant des cabrioles. C'est bien pour cela que les mauvais écrivains pullulent, et que la langue se corrompt et que la révolution gagne.
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LA r.osspiiuTioN t.i
Notre bon sens national, notre patriotisme, littérairo y mettra ordre. Une heure viendra toujours où la réaction se produira et où la langue débordée rentrera dans son lit. Sur ce résultat inévitable, l'observateur est presque sans inquiétude. Le passé lui répond do l'avenir; on no tue que les langues mortes et, grâce au ciel, la nôtro n'en est pas là. Des signes rassurants nous garantissent sa vitalité, entretenue par une majorité d'écrivains raisonnables et fidèles. Mais, dans ce genre do bouleversements, il y a toujours un moment difficile à passer, une crise dangereuse, dont on- redoute les effets, même quand on en espère la fin. Elle laisse surtout après elle un mauvais résidu dont on n'arrive jamais à se débarrasser complètement. Or, le fléau a sévi, depuis tantôt un demisiècle, avec la plus menaçante intensité, et il ne cède peu à peu que pour devenir endémique. Parmi les volumes étalés aux vitrines des libraires, combien en rappellent la présence et en portent les marques !
Les ouvrages didactiques, les livres d'histoire, d'économie politique ou sociale, en un mot les livres de science, y échappent encore, ou peu s'en faut. Excepté quelques ahuris, qui prétendent imprimer une nouvelle allure même à la langue scientifique, généralement les auteurs qui poursuivent un but utile, se préoccupent avant tout d'être clairs, et ne se soucient guère de cultiver un jargon obscur, dont le premier inconvénient serait de ne pas leur rendre le service qu'ils en attendent. La gravité de leur talent et la spécialité de leurs études les préservent assez de ce mauvais paradoxe.
C'est surtout dans la littérature d'imagination qu'il so donne carrière, la considérant comme son champ d'expériences et son domaine réservé. Le roman est sa propriété, sa chose. Le théâtre enflamme son ambition; il les revendique l'un et l'autre avec la même arrogance, bien qu'il ne les exploite pas avec la même facilité.
Le théâtre le gêne et le contrarie. Il eût bien voulu l'envahir et s'en emparer; c'eût été pour lui la plus fructueuse comme la plus retentissante des conquêtes. Il s'y est attaqué, mais il a rencontré tout de suite, dans cette tentative, des difficultés presque insurmontables. Malgré le succès plus rapide que durable de deux ou trois scènes qui se sont fondées avec l'intention expresse et proclamée de doter la France
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d'une langue et d'une littérature dramatiques également neuves, le théâtre a résisté. L'entreprise hasardeuse qui le visait n'a pas réussi et il est permis de croire, à un certain découragement de ses auteurs, qu'elle ne réussira jamais; qu'elle est, dans tous les cas, abandonnée pour longtemps. C'est autant de gagné ou de regagné.
Un peu de réflexion, dont malheureusement ils ne semblent guère capables, eût averti ces audacieux que c'était là un effort vain et stérile. Le théâtre ne permet pas ces tentatives sur la langue parce que c'est là surtout que, pour être entendu, il faut parler comme tout le monde parle, comme chacun des personnages qu'on met en scène doit parler. Le dialogue dramatique et, en général, le dialogue, dans toute oeuvre d'imagination, exige une part de vérité au inoins relative, avec laquelle sont incompatibles les enjolivements des stylistes agités. Qu'on puisse, qu'on doive même y avoir son style à soi; qu'on s'efforce de donner à la phrase une originalité qui ne s'éloigne pas trop de la vraisemblance et du naturel, la chose est admissible. Qu'il y faille éviter la réalité trop cria-, fuir le ton bes et grossier, se tenir à égale distance de la conversation vulgaire et de la parole écrite; personne n'y contredira. Quelques maîtres, même de nos jours, ont bien saisi celte nuance intermédiaire. Emile Augier et Alexandre Dumas fils, — pour no parler que des morts, — ont réussi par des moyens très différents, à se l'approprier; tous les deux ont un style de théâtre, plus relevé chez l'un, plus Mule et parfois même brutal chez l'autre, mais aussi facile à reconnaître que difficile à imiter.
En remontant plus haut dans l'histoire du théâtre, on rencontre Alfred de Musset et, avant lui, Marivaux, qui ont aussi une manière; mais elle réside bien plutôt dans un tour d'esprit que dans un tour de phrase, par l'excellente raison que si l'un a inventé celte comédie spéciale qu'on appelle le marivaudage, et si l'autre y a mêlé sa fantaisie, sa poésie, encore n'ont-ils point cherché dans l'emploi de mots nouveaux et de tournures insolites un sujet de curiosité et d'étonnement. Leur plume a suivi tout naturellement le mouvement de leur pensée, gracieuse ou tendre. On ne trouverait pas, avant les novateurs, avant les conspirateurs qui sont ici en cause, un seul autour dramatique, sauf peut-être Cyrano ou Scudéry, se
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peinant et so travaillant pour se faire un style de comédie qui lui fût propre. La tragédie a eu le sien, quelquefois emphatique et pompeux, même chez Corneille; solennel et pour ainsi dire royal chez Racine; énervé, mollasse chez Voltaire et ses malheureux successeurs; mais pendant deux siècles et plus, il ne serait venu à l'idée de personne que la comédie pût parler une langue qui ne fût point la langue commune. On lui demandait autre chose, une intrigue amusante, une action vive, des caractères et, en dernier lieu, une pointe de sentiment qui en fit peu à peu la comédie larmoyante dont nous avons lire nous-mêmes le drame hourgeois, en attendant la comédie politique et le drame social. Mais on ne lui demandait pas de se créer une langue à son usage et elle-même n'y prétendait pas.
Quelques-uns même ont été d'avis qu'elle n'y devait point songer et qu'elle eût manqué à tous ses devoirs en s'en occupant. Non seulement tous les représentants de la comédie moyenne, depuis Daueourt jusqu'à Scribe, en passant par Sedaine , Alexandre Uuval et Picard, n'ont eu aucun souci de l'élégance ou de la correction dans le discours; mais plusieurs n'ont pas hésité à poser en principe que la comédie ne pouvait qu'y perdre; que toute phrase trop façonnée lui ôtait de son naturel, qu'elle devait, autant que possible, se rapprocher de la conversation et en reproduire les sauts brusques, les parenthèses et les réticences perpétuelles, les suppressions et les coupures, à charge pour elle d'y suppléer par la vivacité de la mimique et de l'accent. On sait comment Scribeappliqua, en l'exagérant, cette règle fondamentale de toute l'école. On tombe aisément d'accord aujourd'hui que, sans imiter un laisser-aller qui va souvent chez lui jusqu'au mépris do la syntaxe, les interlocuteurs en chair et en os qui échangent leurs pensées et leurs sentiments sur la scène, doivent au moins ne rien dire qui sente l'écriture et nous ôte, à l'instant même, l'illusion de la réplique immédiate et spontanée.
Le théâtre étant ou essayant d'être la représentation de la vie par des personnages réels, il va de soi que si ses héros parlent, comme dans trop de pièces romantiques, une langue extraordinaire, ils cessent do paraître vruisemblablcs et nous enlèvent la confiance que nous avions plaisir à mettre
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en eux. Ce ne sont plus que des êtres fictifs, des fantômes trahis par leur phraséologie spéciale; il y a entre leurs paroles et leurs actes une dissonance criante qui peut, comme chez Victor Hugo, nous remplir d'admiration pour leur lyrisme, mais qui nous laisse des doutes sur leur sincérité. Nous ne voyons plus en eux que des comédiens et non des hommes.
Toutefois ces romantiques eux-mêmes, Alexandre Dumas et Victor Hugo, adorateurs du mot, fanatiques du panache, inventeurs d'une poétique nouvelle, meurtriers volontaires de Scaliger et d'Aristote, révolutionnaires ardents, passionnés, impitoyables, sûrs de leur droit, de leur mission, de leur talent, de leur génie, créateurs de formes, de moules et de types inconnus avant eux, propagateurs de dogmes littéraires et même de catéchismes moraux, où Ilcrnani, Didier, Antony ont esquissé une nouvelle conception de la vie, veuillez remarquer qu'ils n'ont pas touché à la langue, parce qu'en effet ils la jugeaient intangible. Ils ont hérissé leur style de métaphores et d'antithèses; Dumas a rompu avec les unités, Hugo a brisé l'alexandrin; mais ni l'un ni l'autre n'ont rien tenté contre la langue usuelle. Et Hugo lui-même s'en est servi, comme Beaumarchais, comme Marivaux, comme Alfred de Musset, comme tous nos grands écrivains et auteurs dramatiques de tous les siècles, avec une incomparable virtuosité; mais il ne l'a pas déformée, il ne l'a soumise à aucune dénaturation, à aucune torture, il n'a pas médité de mauvais coup contre elle; il s'est borné à se faire avec elle un verbe à lui.
Celte simple observation, renforcée par bon nombre d'échecs, eût pu décourager et a découragé sans doute les débutants qui avaient manifesté l'intention de porter leurs expériences de linguistique sur la scène; notre théâtre s'est refusé à devenir celui do leurs exploits. Mais ils se sont terriblement rattrapés sur le roman. Ici la chose est plus facile et le microbe trouvait un excellent bouillon de culture. L'impression d'une histoire qu'on lit n'est pas du tout celle d'une histoire qu'on joue. Comme on n'a pas les gens en face de soi et que le livre, quelles que soient ses prétentions à la réalité, ne leur prête, après tout, qu'une existence de convention; comme on ne les voit pas marcher, qu'on ne les
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entend pas parler, qu'on ne peut pas les interpeller, qu'on n'est pas exposé à les rencontrer clans la rue après la représentation, le lecteur se montre moins exigeant que le spectateur. Il ne s'impatiente pas, outre mesure, d'un travail de phrase qui ne saurait faire tort à des illusions qu'il n'a pas. Parfois, il s'y intéresse, comme à toute gageure de force ou ' d'adresse, et applaudît, en son for intérieur, au mérite do la difficulté vaincue. Il en oublie et l'intrigue romanesque et les passions qui s'entrechoquent et surtout les personnages qui les éprouvent, tandis qu'au théâtre, étant forcé de les regarder, il n'a devers lui aucun moyen de s'en distraire. C'est à eux, au contraire, de ne pas oublier qu'il est là, avide de suivre, sans arrêt, le train du drame, d'en connaître le dénouement, d'en applaudir ou d'en siffler l'auteur. Allez donc, dans un pareil moment, appeler son attention sur un détail ouvragé, sur un bijou de style !
Cette différence entre une pièce de théâtre et un roman, entre la scène et le livre, est tellement sensible, que la pièce imprimée produit un tout autre effet que la pièce représentée, lleliscz-la après l'avoir vu jouer, elle a changé d'aspect, elle n'est plus la même. Souvent vous l'aimez moins, quelquefois vous la savourez mieux. Vous vous arrêtez à do menus incidents que vous n'aviez pas d'abord aperçus; d'autres mouvements vous échappent qui vous avaient d'abord frappé et auxquels l'optique do la scène avait donné toute leur valeur. Vous avez quelque peine à débrouiller des entrecroisements, des mêlées de personnages, ou même des répliques qui empruntaient leur clarté première à la disposition du décor. Peu à peu vous êtes amené à accorder plus d'importance au style qu'au spectacle. Et c'est ici que nos bibeloteurs s'escriment. Le même renversement d'impression se produit, en sens contraire, si vous allez voir jouer une pièce après l'avoir lue. Vous y découvrez une foule de détails que vous n'aviez pas aperçus d'abord et que la rampe met en relief, tandis que vous y cherchez en vain des particularités intéressantes sur lesquelles votre esprit s'était complaisamnient arrêté. C'est un phénomène combiné d'optique et d'acoustique. Au théâtre on voit les choses cl on entend prononcer les mots; à la lecture, l'oeil ne distingue que des caractères d'imprimerie et l'oreille ne perçoit aucun son. Lo spectacle
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s'est immatérialisé. Ayant ainsi moins de réalité objective, il permet aux stylistes des privautés que la scène leur interdit, il autoriso des essais, des hardiesses et surtout des dissonances qui, à la représentation, suffiraient pour désorienter le public ot faire tomber la pièce. Cette- juste appréhension, chez les auteurs dramatiques portés, par manie d'école, aux exercices de plume, a fini par préserver notre théâtre national de l'amphigouri et du jargon.
Que le livre, au contraire, s'y soit livré tout entier, que les poètes contemporains l'aient cultivé avec délices, que le roman surtout en ait subi la désastreuse influence et ait offert un champ d'action à des expériences insensées, qu'à cette heure encore il serve aux novateurs de magasin et d'atelier, c'est un fait assez constaté et vérifié pour braver tous les démentis. Alix aveugles ou aux obstinés qui essaieraient d'y contredire, deux ou trois échantillons, en vers ou en prose, fermeraient trop aisément la bouche.
Oui ou non, est-ce de l'hébreu ou du français que ce pathos apocalyptique dont on nous régale dans des sonnets qui ont fait une réputation à leurs auteurs et auxquels les journaux ou les revues accordent une hospitalité enthousiaste? Est-ce du français ou de l'hébreu que ces centaines de pages dans lesquelles, sous prétexte de fuir la banalité et la platitude où d'ailleurs elle tombe si souvent, cette littérature spéciale s'épanche en descriptions, analyses, études et morceaux d'une physionomie si étrange et quelquefois d'un sens si tfbscur que le commun des mortels a besoin, non seulement d'un dictionnaire, mais d'un initiateur et d'un truchement pour arriver à les comprendre (1)? De bonne foi, même parmi les lettrés, quel est celui qui se
(l) Dans le livre si Intéressant qu'il a écrit sur les Déformations delalangue /rancaise, M. Emile Dcschancl, dont j'aurai plus d'une fois l'occasion d'invoquer l'autorité, n'a-t-fl pas dit lui-même : « Le langage actuel de telles écoles littéraires serait-il compris de no3 écrivains du xvir» et du xvni'slêclc? On en peut douter» (page 207). Et, à la page précédente, en forme de conclusion: ■ La langue française à présent est comme saccagée. On dirait un excellent Instrument de musique gâté par des sauvages qui n'en connaîtraient ni l'usage ni le prix ».
C'est précisément ce (pie nous cherchons à établir dans ce livre, et nous aurions certainement renoncé a le faire après un si émlnent critique, si, encore une fois, notre travail n'eût été commencé et presque achevé longtemps avant le sien.
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sent capable d'expliquer du premier coup, sans hésitation ni erreur, des énigmes comme celle-ci :
APPASSIONNATA
Une douceur et puis uno lenteur, Et puis un geste caressant qui descend
Sur la moiteur
De mon front, • . C'est votre main sur ma tristesse posée.
Une musique fleurie Et puis une nostalgie inassouvie, Une musique de douleur inapaisée
Sur les fibres de mon coeur triste. C'est votre voix comme une oiselle posée.
Une lueur de diamant Au fond d'une eau froide et claire, Une améthyste qui s'éclaire
Mauve et pâle Au reflet de mes yeux pilles. C'est votre prunelle sur la mienne;
Mais votre bouche de sang et de crépuscule Sur ma bouche de crépuscule et de sang,
Ah ! c'est ton âme toute Sur la mienne comme un chrysanthème posée.
Colle musique se prolonge d'amiante en capriccioso, do capriccioso un'agilato, d'agitato en triste et en dolce, sur un espace de soixante-dix ou quatre-vingts vers, si l'on doit lo nom de vers à uno fantaisie informe et obscure qui n'a rien do prosodique et pas grand'chose de poétique. Nuage pour nuage, la prose vaudrait mieux. La pièce a douze ou treize ans de date. On dira peut-être qu'elle est vieille et que l'école dont elle relève en a sensiblement rabattu. Voici donc des ÉLÉGIES do l'année dernière :
J'ai foulé dans les bols l'azur noir des gentianes
et je n'ai pas pleuré de ce que les fleurs d'octobre me rappelaient les amours du jeune âge.
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20 LA LANGUE NOUVELLE
Une enfant de seize ans qui tenait un bouqucl
de roses violettes, avec une jolie et voulue maladresse
m'en a tout parfumé.
Et je n'ai pas souri sentant au coeur de l'âme je ne sais quoi d'éteint
et que, dorénavant, la plus tendre des places est auprès de mes chiens.
Ne crois pas que l'amour existe, ô jeune fille : Mais va dans le verger où l'azur pleut à verse, et regarde au coeur noir du rosier le plus vert, cette araignée d'argent qui vit seule et qui file.
Ne me console pas. Cela est inutile. Si mes rêves qui étaient ma seule fortune quittent mon seuil obscur où s'accroupit la bruine. Je saurai me résoudre et saurai ne rien dire.
Un jour, tout simplement (ne me console pas !) devant, ma porte ensoleillée je m'étendrai. On dira aux enfants qu'il faut parler plus bas. Et, délaissé de ma tristesse, je mourrai.
Les deux morceaux auxquels nous venons d'emprunter quelques extraits sont signés de deux noms illustres dans la nouvelle école. Nous ne demanderons pas à ces deux poètes s'ils se moquent de nous, il nous est plus commode do croire à leur sincérité. Nous admettons môme que ces Élégies répandent une certaine tristesse pénétrante qui ressemble beaucoup à l'ancienne mélancolie romantique. Mais quels drôles de vers ! Pourquoi ne pas écrire tout simplement en prose, puisqu'on en tient pour la poésie prosaïque, et qu'on supprime même, avec une intention visible, les majuscules au commencement de chaque vers, pour mieux marquer que ce sont des lignes do prose sans solution do continuité, et surtout sans rime. Elles ont du succès auprès d'un certain public. Elles sollicitent les jeunes poètes ou qui se croient tels, par un air d'originalité. Ce qui est certain, c'est que la critique consent à discuter cette otonnunte'prosodie.
Passons maintenant à leur prose. En voici un très brillant
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LA CONSPIRATION 21
spécimen. Son auteur, très connu, tout à fait classé, presque célèbre, l'a intitulé EN ÉTHIQUE, et cette Éthique'esl encadrée de deux autres indications, Psychologie de Vélileei Prolégomènes objectifs, qui révèlent un écrivain de culture classique auquel le grec et Aristote sont également familiers. Un peu plus loin, en manière do conclusion philosophique, nous rencontrons des Poralipbmènes subjectifs. En réalité, il s'agit d'une petite analyse intérieure que pratique sur soi un dilettante désoeuvré.
« Cependant qu'il rentrait au triste des rues nocturnes, ensonorées d'éhriélés expansives, il songeait, les tempes névralgiques, cette douloureuse journée de sa vie.
« Du gaz oscillait par l'ombre, symbolisant schématiquemont la dérisoire chorégraphie do ses idées. Ses idées ! Oh ! le prétentieux substantif et de fausse sonnerie ! Six heures de jeu les avaient rendues phtisiques et elles toussaient, les pauvres, à fendre l'âme, en l'atmosphère d'hospice do son cerveau déprimé. Ses idées ! Les mots ont de ces aspects d'intempestive respectability !
« Le matin, tandis qu'aveuli de somnolence et se tiédissant au duvet, il ruminait les possibles joies du jour, à travers des gazes do. brumes mentales, s'était imposé, précis, un volumineux courrier porteur de lettres créancières et de messages ammoniacaux. Quelques pattes de mouches chues do celles de la maîtresse lui signifiaient en surplus l'imminence de désagréables éventualités. 11 les lui faut conjurer.
« Aussi la hâte de cette toilette maugréée, parmi le désordre des chaises et l'ironique fragilité des boutons, cependant qu'on se sent indispensable en des lieux où des tristesses attendent.
« Aussi les soies à rebours de ce chapeau douloureusement équilibré, la peccabilité de ce linge où s'avèrent à certains froissis des impatiences digitales et le veuvage de telles boutonnières bées.
« Puis la voiture précipitamment nolisée près quelquo boulevard, mais mourante, mais ataxique et podagre, boiteuse, bancale, équivoque, mûre pour les fourrières éternelles et les Sainte-Périne administratives.
« Enfin chez Elle. Son refus d'abord do le recevoir, indu-
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ccncc de ces heures matinales, le chapelet ! Mais il cric, il s'emporte, il a d'anormales furies vocales, il menace la honno; son vocabulaire se militarise. Diantre ! on a pris peur; il est introduit.
« Elle, c'est l'identique, celle de tous, de nous, des autres» une quelconque de sexe et voilà ! l'Inévitable enfin !
« Que signifie? Pourquoi ce papier griffonné qui développe la pestilence de parfumeries interlopes? Pourquoi ces essais de rupture? ne sait-elle pas ses adorations? Et tout l'etcuMora d'us international pour telles mésaventures.
« Réponses : manque do variété d'adorations trop peu métallisées; il fait cher vivre; les bonnes sont hors de prix; on les exporte d'Allemagne comme les lièvres, et malgré cela... Pas tout d'ailleurs, ni bijoux, ni coupé, ni minuscule hôtel. Des amours si peu lucratives ! Il vaudrait mieux travailler — aveux progressifs : quelqu'un, riche, vétusté, peu expansif physiologiquement, enfin de maniement commode lui propose ces avantages! Elle refuserait? Pour les beaux yeux d'un panne, d'un fils do famille à qui les banques usurières sont désormais hermétiques ! Pas si bête (oh ! ce triomphal pas si bêle I) on n'est pas marié! on se quittera bons amis. Si le vieux n'est pas d'un cerbérisme excessif, parfois peut-être à ses heures de cercle, on se conjoindra ! Mais rien de formel.
« Allons, adieu ! Sage ! N'oublie pas la bonne. »
Et cela continue ainsi durant vingt-cinq pages, avec une véritable maestria derrière laquelle on soupçonne une gageure.
Pour le commun des lecteurs les rébus que la quatrième page de certains journaux offre, avec primo, à la sagacité desQ*ldipcs d'estaminet, sont certainement plus faciles à déchiffrer. Et cependant « ce style plus que figuré dont on fait vanité », est tout à fait à la mode dans diverses écoles. C'est la langue nouvelle !
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CHAPITRE II
L'ATTAQUE
Le snobisme littéraire. — Le roman contemporain.—■ Nouveaux échantillons. — Textes et documents. — Le comble de l'excentricité.— Le manque de sincérité apparaît chez les meneurs. — Leurs manifestes ne sont qu'un artifice pour se mettre en vue.— Ils les oublient ou les répudient lorsque leur intérêt est en jeu. — Deux langues essentiellement différentes, l'ancienne et la nouvelle, dans les mêmes bouches et sous les mêmes plumes.— Stratagème d'arrivistes.
Non seulement la révolution, moins violente mais plus pénétrante qu'à ses débuts, envahit peu à peu des provinces nouvelles, s'il est vrai que nous la voyons s'installer jusque dans la critique qui devait être pour elle lin domaine fermé et hostile; mais elle recrute des adhérents, des apologistes qui font sans cesse de la propagande en sa faveur, avec une confiance bruyamment étalée dont l'impertinence impose à ceux qu'on appelle aujourd'hui des snobs (1).
Les snobs sont de prétendus amateurs, incapables do discerner entre lo beau et le laid, le raisonnable et l'absurde, le possible et l'impossible, la vérité et le mensonge, la réalité ot le néant, le bien et lo mal, mais qui arborent au hasard une opinion, la première venue, une doctrine, n'importe laquelle, et rpii la défendent ensuite avec une ferveur persuasive et con(l)
con(l) mot est anglais, c'est le Livre de$ Snobs de Thacquerayqui l'a Inlroduit chez nous vers 1855; mal? Il a perdu un peu de sa signification primitive en passant le détroit. Entre imbécile et lui, il n'y a plus grande différence.
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tagieuse. Ils n'ont pas la foi ou no sont pas sûrs de l'avoir, mais un enthousiasme de commande leur en tient lieu. Ils prêchent et répandent par amour-propre.ce qu'ils ont accueilli par sottise, comme tous les gens intéressés à ne pas paraître dupes; ils s'associent pour se sentir les coudes; fiers de leur nombre, ils crient plus fort que les meneurs qui les exploitent. Leur syndicat offre une précieuse ressource à tous les charlatans qui veulent lancer une réclame; Panurge n'a pas de meilleurs moutons.
Ce besoin de complicité littéraire ou artistique, qui les pousse à s'affilier aux coteries tapageuses, a souvent reçu satisfaction. Ils sont parvenus à bâtir ou à détruire des réputations. Ils ont créé des soleils et décrété des éclipses. Pendant une trentaine d'années, leur corporation a exercé et étendu rapidement son influence, multiplié ses moyens d'action, développé son commerce, vendu avantageusement ses produits; si bien qu'à cette heure, il est difficile de lire un roman qui n'en soit plus ou moins infecté. La langue nouvelle pouvait espérer un triomphe prochain si, comme nous l'avons déjà indiqué, le temps et la force des choses n'avaient combattu contre elle. Son rayonnement ac'uel, son progrès apparent la trompent évidemment sur le peu d'avenir qui lui est réservé, sur un commencement de décadence dont l'observateur aperçoit et note les symptômes. Elle se fie à sa fortune présente, exaltée par tous ces faiseurs de romans, stylistes échauffés qui croient que, pour s'assurer une longue domination sur le grand public, il suffit d'un jeu de phrase ou d'une curiosité de mots. C'est une erreur; aussi la langue nouvelle a-t-elle déjà un peu vieilli.
Le roman n'est plus aujourd'hui qu'un cadre, un moule très élastique, où l'on peut tout mettre, môme de la science, et qui se prête spontanément aux ingrédients les plus divers. Il n'en est pas moins vrai que, sur la foi de son passé, la masse des lecteurs y cherche surtout des aventures extraordinaires et des sentiments romanesques. Depuis l'abbé Prévost jusqu'à Guy de Maupassant, tous les romanciers sans exception se sont préoccupés de contenter ce double désir et ils en ont été récompensés par la faveur d'un public également reconnaissant à Mme Cottin et à Gustave Flaubert d'avoir fait Malek-Adcl et Madame Bovary, « Nous avons changé tout cela », disent
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à présent la plupart de nos romanciers, et le fait est que, dans leurs mains, le roman est devenu méconnaissable. Qu'ils en aient banni les événements impossibles, les crises sensationnelles et les coups de théâtre; qu'ils y aient substitué une psychologie soi-disant rigoureuse et scientifique jusqu'à la plus minutieuse exactitude; qu'en un mot, ils y aient introduit un peu plus de réalité — pas beaucoup — et qu'ils aient plus donné à l'observation qu'au rêve; peut-être ont-ils eu raison. En tout cas, il n'y a pas sujet do s'en plaindre dans un livre où la langue seule est en cause, et qui n'a pas à se prononcer, en dehors de cet unique souci, entre des préférences d'esthétique.
Eh bien, voyons la langue. Prenons un roman quelconque, un roman d'hier. L'auteur est vivant et nous convenons une fois pour toutes qu'un critique fidèle aux anciennes coutumes et conservateur de traditions respectables ne doit nommer que les morts. Il semble même inutile de désigner le livre aux recherches en indiquant son titre. L'intéressé s'y reconnaîtra seul et c'est ce qui importe — étant d'ailleurs bien entendu et surabondamment constaté que tous les extraits qu'on trouvera ici (presque à chaque page, puisque ces extraits sont des preuves), ont été soigneusement revus et copiés sur le texte même; que la moindre vérification suffirait pour l'établir, et qu'ils ne sauraient donner lieu, de la part des auteurs, à aucune réclamation. Faut-il ajouter, une fois de plus, que toutes ces citations, pour acquérir leur pleine valeur démonstrative, seront empruntées à des romanciers connus, à des romans cotés, à des écrivains d'un talent incontestable qu'on regrette de voir embarques dans cette galère de perdition, où leurs facultés, détournées de leur emploi naturel, ne peuvent que s'atrophier et déchoir.
Que dire, par exemple d'un paysage comme celui-ci :
« En vallonnements, en ondulations légères d'herbes, il s'en allait, ce parc, dévalait vers les fraîcheurs de la rivière, plus loin mousseuse dans la violence de ses rapides indigos écumes de bouillonnements blancs, calme et lent là, comme si elle était la continuation du calme large et doux des pelouses et des futaies endormant le petit château dans leur paix verle... »
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Que de mal doivent donner à leur fabricant une phrase et une description pareilles ! C'est observé, dira-l-on. — Trop observé, trop pignochê, répondront les lecteurs qui ont hâte de voir l'action s'engager ou se développer et qui n'aiment pas qu'un auteur perde son temps à ces distractions individuelles. On y sent l'exercice de plume et surtout on s'y heurte immédiatement à un système, chose réfrigérante, s'il en fût. Nous sommes dans l'école de l'inversion : « En vallonnements, en ondulations légères, il s'en allait, ce parc, etc.. ».
N'cst-il pas permis do croire que cette construction latine n'ajoute pas au pittoresque du tableau ce qu'elle enlève au mouvement naturel de la phrase; on ne s'y habitue que par un petit effort sur soi-même et après un instant d'hésitation. Poursuivons. Du même auteur et du même romn.n :
« Sous la lueur arlequinée, dans l'atmosphère bigarrée, hyaline, Jeanne vague lente, teintant son esprit d'évocatriecs colorations... Maintenant elle trempait ses yeux dans la douceur verte d'une lame unie, et c'était un monde languissant, un monde moiré d'humidité vénéneuse, comme un monde entrevu sous le plafond glauque des enuv, un royaume sousmarin, où l'air se riderait en ondes pâles; des vols de corbeaux un instant y nagèrent, suspendus dans un fluide, semblèrent les poissons de quelque mondial aquarium... ».
Un peu plus loin, une jeune femme vient de trouver et de lire des lettres qui lui révèlent la trahison et l'abandon de son mari :
« La lampe mourait sous les obscurs du Dôme; Jeanne s'éveilla couchée, tombée sur la litière infâme des lettres. Lente, elle se souleva, posant ses paumes à terre, longue dans la ligne féline do son corps et do ses jupes, comme un animal étiré... »
« Son verbe seul pouvait, évocateur de spectres, ressusciter la honte ensevelie sous la terre et dans le temps, et cette jeune femme alors, la veille encore insouciante et gaie, comprit tout d'un coup toutes les profondeurs occultes, les puissances surhumaines de la Parole et du Silence... ».
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On n'écrit pas ainsi d'instinct et de premier jet. Il faut une longue réflexion, un long repliement sur soi-même pour en arriver à Y animal étiré; il faut peiner, suer, se travailler horriblement la cervelle pour rassembler ainsi en quelques phrases la plupart des bizarreries du nouveau style. Elles n'y sont pas toutes; un certain nombre de citations sont encore nécessaires pour bien montrer de quoi sont capables, on ce genre, les ennemis do la langue française et où nous conduirait la révolution qu'ils révent si elle devait jamais réaliser tout son programme.
« Dans le demi-sommeil précédant le réveil, elle sentait tinter les coups sourds d'un glas mat : une impression quasi physique d'inquiétude douloureuse, d'attente redoutée. Et cela flottait comme un nuage très vague dans le champ d'un ciel de rêve. En ce redoublement profond de somme qui précède parfois l'éveil complet, un coin d'intelligence demeurait vif comme une plaie ouverte, vibrait toujours au souvenir de la réalité, était la seule cloche dans le pays mortuaire et noir, le seul appel de vie douloureuse tintant dans le silence profond de l'esprit... ». .
Cola est encore du mC-me romancier qui n'est pas, croyez-le, un apprenti et qui jouit d'un créditlégitime auprèsdes éditeurs, c'est-à-dire du public (1). La critique pourrait aisément s'attaquer à ce qui caractérise, au premier chef, sa manière : le goût du rare et du précieux, l'horreur de la simplicité, un besoin et un excès de précision jusque dans les plus intimes détails; par-dessus tout, un système d'impressionnisme qui, loin de fixer l'impression, la disperse et la fausse par un mépris absolu de la proportion et un oubli constant de la perspective. L'égalité de lumière à tous les plans et dans tous les coins du tableau, produit un papillotage inévitable et l'effet n'y est plus, alors qu'il suffisait pour l'obtenir d'un peu plus de discrétion dans le pinceau et d'un peu moins d'agitation chez le peintre.
(1 ) Il a fait depuis des pastiches tn\s roussis du xvn' et du xvm« siècle et 11 est maintenant chroniqueur dramatique justement apprécié dans un grand journal du matin.
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Il est à remarquer, comme un fait très significatif, que la plupari de ces romanciers ciseleurs qui émaillent leurs récits d'arabesques inédites et d'enjolivures impossibles se montrent beaucoup plus réservés, beaucoup plus sobres dans le dialogue. Ils sentent (pie s'ils l'enguirlandaient do toutes ces fanfreluches, leurs interlocuteurs ne se comprendraient plus, et ils ont soin de les faire parler à peu près comme tout le monde. On ne saurait leur en vouloir do cette sage précaution, mais elle prouve qu'ils savent très bien à quoi s'en tenir et (pie la barbarie volontaire dont ils nous régalent quand ils parlent en leur propre nom n'est qu'une ruse; — d'autres diraient un boniment, un calcul pour attirer l'attention. Un pareil stratagème, une réclame littéraire aussi dangereuse pour la littérature elle-même ne saurait être considérée comme un gage de leur sincérité. S'ils sont aussi convaincus qu'ils en ont l'air, pourquoi ne pas appliquer le même système à la description et au dialogue? Pourquoi surtout avoir deux langages, un pour le livre qui n'en peut mais, et un autre pour le théâtre qui ne le supporterait pas?
C'est une contradiction très frappante, que nous avons déjà signalée, et nous aurons certainement l'occasion d'y insister, lorsque les deux procédés de ces écrivains chauvessouris se livrant bataille dans le môme livre ou dans la mémo pièce, le conflit s'accusera avec plus d'évidence et permettra des conclusions plus sévères.
En voici pourtant, au passage, et sans préjudice de démonstrations ultérieures plus complètes, un exemple assez caractérisé. Il est tiré des Prolégomènes objectifs et des Parolipomènes subjectifs auxquels nous avens déjà emprunté quelques arguments. On y rencontre encore oc petit essai :
« Un scrupule montait encore à sa pensée en bulle protestataire : « S'identifier à l'illogique pour assurer le triomphe de « la logique,n'est-ce pasdugribouillisme métaphysique?» Mais il souriait de la puérilité de l'Adversaire, aux objections toujours serines, malgré leur justesse d'apparence : « Ce que « réclame la logique, c'est le triomphe de l'illogique qui, pour « nous ôtreinaccessible,est peut-être un supérieur mode d'exis« tence. La pensée a trouvé sa fin et évolué sa légitime destinée « lorsqu'elle s'est élevée à la conception de son nécessaire décès
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I/ATTAQI'K '29
« et consenti à son misérable détriment l'Universel-Eterncl ».
« Et il s'ajoutait sédativement :« Ce m'est l'escompte d'une « jouissance posthume que d'aller contribuer à rétablir l'unité « du monde à qui je suis incohérent et en qui anormal et d'as« surer ainsi parmi autosacritlce logique le règne définitif et la « souveraineté de l'Illogique... (pie moi-même je serai demain », songeait-il avec quelque ironie.
« En telle tabagie proche, il enflamma un havane et se mit consciencieusement à enfumer ses amygdales. Tantôt il faisait chiunler la petite vapeur blanchâtre entre ses lèvres anchées, tantôt il la canalisait rhiniquement ou, s'il vous plaît, la nasalisait. Au kiosque proche, muni de littératures vespérales, il avait cueilli le Temps, organe des monotonies politiques, afin de confirmer en lui le goût de l'Eternel. »
Surtout n'oubliez pas qu'ici encore, pour que la citation fût plus décisive, nous nous sommes adressé à un des chefs, à un des maîtres de la nouvelle école, linguiste érudit chez qui toutes ces bizarreries sont — ou ont été pendant quelque temps —préméditées et volontaires; de sorte qu'on en arrive à se demander si le stupéfiant chef-d'oeuvre que nous venons de tirer de la poussière où il dormait, et qui a dû coûter un si long travail à son auteur, n'est pas une plaisanterie littéraire de premier ordre, une énorme et abracadabrante ironie.
On est vraiment tenté de le croire quand on songe qu'une lettre écrite par le héros du roman à sa mère, et dans laquelle il lui demande de l'argent pour payer une dette do jeu, échappe d'un bout à l'autre à celte affectation d'excentricité. La destinataire est une bourgeoise provinciale qui ne comprendrait rien à ce tarabiscotage, et l'on voit bien que l'expéditeur le lui épargne pour s'assurer une réponse. Nous avons donc la preuve qu'il sait et peut parler autrement, qu'il écrit même le vrai français, quand il le veut, avec beaucoup de distinction et qu'en s'en écartant il cède à un parti pris, il obéit à un système. Ce costume dont il s'affuble n'est qu'un déguisement, une parade, à laquelle il renonce dès qu'il la juge inutile ou nuisible, comme il l'a fait, sans aucune difficulté, dans quelques pièces do théâtre dont les plus récentes, jouées au Gymnase et au Vaudeville, ont reçu du public un accueil favorablo
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qui eût été plus fnvorablo eneoro si là singularité, bannie du stylo, no s'était réfugiée dans la pièce même et dans les manirs ou les idées des principaux personnages qui s'y rencontrent.
Continuons celte petite enquête, en accumulant les documents justificatifs et les pièces a conviction :
Voici des vers, ou ce qu'on veut bien appeler ainsi. Ils sont l'oeuvre d'un poète porté aux nues par les amateurs de poésie contemporaine. Deux fois lauréat, il a été couronné par un Cénacle sans mandat qui s'est conféré à lui-même le droit do classer les nouveaux poètes, et — ce qui est plus sérieux — par l'Académio française, oui, par l'Académie- qui s'est fait gloire, en cette occasion, do renoncer à do vieux préjugés prosodiques. On va voir qu'elle a poussé l'esprit de sacrifice jusqu'à la pleine et entière abnégation.
LA DETKEtfSE D'HERCULE
HEUCUI.K, à Owpltale.
O fleur do mon désir épanouie en feinine,
Ton corps fut pour mes yeux la forme de l'espoir.
L'espoir est mort. La force est morte. Mon vouloir,
Puissant jadis, est mort. Et la détresse entame
Mon triste amour qui fut ma dernière beauté.
Au vertige de ton respir j'avais sculpté
Dans le rêve de t'aimer la cariatide
Qui supporte sur la façade du Destin
Le poids de ma vie.
OMPHALB
Je vivais de ton souffle, et je suis une morte. Et ton âme elle-même n'est pas assez forte Pour ressusciter à l'amour mon âme morte, Cadavre où le regret seul encore est vivant. C'est une chaîne de mort qui lierait nos flancs. Mais le lis de ton rêve est demeuré candide : Ne va pas le flétrir sous mon haleine aride. Va, pars, las de verser l'eau sainte de l'amour Et de la vie au coeur mort-né, trop faible pour Naître à ton baiser. Va ! Vers le soleil persiste L'envol de l'aigle ayant la flèche à l'aileron ! Dresse ton sein puissant, asile des fronts tristes, Où j'aurai seule en vain caché mon triste front.
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1/AÎÎAQtJK 31
L'autour ilo cette DKTIIKSSK D'IIKHCI'I.K no cultivo pas seulement l'héroïdo, il a aussi un goût marqué pour l'élégio, surtout quand elle prend la forme du sonnet.
Los journaux ont cité de lui une pièce qui leur a inspiré la plus vive admiration :
KOSES It ^MONTANTES
Sur lu route qui mène aux portes du tombeau — Que no fus-je lo pèlerin toujours fidèle A quelque rythme de beauté essentielle! — Je m'attardai, marcheur affamé du repos,
A respirer des fleurs pures ou sensuelles, Hoses édoses sous les frémissants rameaux Du bois sacré, trésors certains et cardinaux, El floribondes églantines des venelles.
Roses, vous m'avez dit des secrets de l'Amour.
Plaise aux Grâces qu'au soir de mon jour mes mains calmes
Portent avec la rose et le cube et la palme!
Ce soir viendra, foulant de son pas de velours Sur le sol défleuri mes heures pénitentes; Et j'aime maintenant les roses remontantes.
Les amis du poète ne tarissent pas d'éloges, qui paraissent sincères, sur l'incomparable mérite do ces iïoses remontantes et de cette Détresse (VHercule. Sans songer peut-être que la caution est discutable, ils nous apprennent que ce nouveau nourrisson des Muses appartient à la lignée littéraire de Baudelaire cl de Villiers de l'Isle-Adam. Ils ajoutent que, s'il est inconnu du grand public, il exerce une sourde influence sur l'esprit des très jeunes gens. — « Quoi ! vous avez le front de trouver cela beau ! » C'est probablement ce qu'eût dit Molière et il eut ainsi appuyé sa réponse : « Qu'est-ce que « le vertige de ton respir? », Et « la cariatide sculptée sur la façade du Destin », et «l'envol de l'aigle ayant la flèche à l'aileron », et « le rythme de beauté essentielle », et « les trésors cardinaux », etc., mais les précieuses sont vengées. Nous sommes des dilettantes, et nous partons de ce principe que tous les goûts sont dans la nature. Si la censure s'appelle Anastasie, la critique s'appelle Philaminte.
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3î LA L\NGUK NOUYKU.K
C'est Pliilaminlo qui nous présente, un nutro poète, encore moins connu que le précédent, et qui nous invite à déguster les vers que voici :
SOUVENIR
Sous un ciel bleu saphir, sur un satin posé
S'étend le vert collier, fantasque, reposé,
Des Iles bataviennes tendant leurs dentelles
Aux frissons des vents chauds éventant de leurs ailes
Les fleurs, et les parfums aux senteurs exotiques,
Les plissés longs moirés des vagues asiatiques.
De lourds papillons vont cahotant dans leur vol Les calices ouverts, étrangement cambrés; C'est un vibrant concert dans l'éthcr, sur le sol, D'insectes lumineux plumeusement marbrés.
Des perroquets carmins, de blancs kakatoès, Des oiseaux aux cheveux étranges, satineux Semblent des chrysanthèmes, aux sommets d'aloès, D'ardentes floraisons aux feux vertigineux,
Les fruits gamment la quinte altière des lumières; Des eaux rouges, jaunes, des poissons, des lézards, Des algues rayonnant étoilent leurs crinières Sur un miroir sanguin poudré de nénuphars...
Vers l'inconnu rêveur qui murmurait des chants Et des étranges mots vers les bois bruissants Tu vins, et ton regard ne quittait pas mes yeux Qui se grisaient d'amour et s'inquiétaient curieux.
Seuls nous avons frôlé des palmiers, des orchis, De pétulantes fleurs, des toits arborescents, De rampantes clartés, des émaux, des serpents Roulant sous les mousseux tapis, sous de blancs lis,
Et parfois le strident appel de l'oiseau bleu Qui insiste railleur, qui scande sa mesure Sur les chants trop berceurs dés oiselets peureux, Qui unissent leurs voix en gemmes de parure,
Éveillait dans nos coeurs des extases plus folles. Dans l'air brûlant, dans des parfums, sous les clartés En magiques faisceaux inoidant les corolles, Les calices ouvraient leurs neigeux encensoirs;
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I/ATTAQUK. 33
Notre ainoui* s'exaltait aux (lots dos voluptés Qui valsaient accordant leurs vertiges d'un soirs..
Mais tout meurt, tout est mort dans ton coeur qui soupire, Ecoutant la chanson que mon coeur vient de te dire!
Kntin, parmi les poètes « nouveau modèle », un do ceux qui donnent le ton à l'école et qu'elle aime à glorifier, nous ofîro un régal qui justifie sa réputation et son prestige. Kilo n'a jamais rien fait de mieux. Les emprunts que nous venons de lui faire, et où certainement elle s'admire, présentent encore ça. et là quelque hémistiche intelligible; l'adieu au bon sens n'y est pas définitif et sans retour. loi, au contraire, la rupture est assez complète pour expliquer l'enthousiasme des initiés et la stupeur des profanes.
Doux et épais sanglots do la vie! En la nulle rumeur tic paix slellantc qu'une nuit module un coeur nuptial pour eux n'a pas (Coeurs élus ardant l'azur muet de sanglots impollus!) chanté haut, ainsi que le Devoir qu'on exalte de fleurs, quand les lèvres amantes diraient lent que parmi le millier de ramures du monde vaste du manque aux yeux de regrets du serment qui d'aurore en néant évagueraient par l'onde, la mémoire des mers murmure indulgemment.
11 y manque une traduction interlinéaire; mais, à cela près, c'est un des plus jolis bouquets de la poésie contemporaine, de celle-là du moins qui essayait de fleurir il y a une dizaine d'années.
Les Muses aiment l'alternance, passons à'la prose. Uno romancière qui écrit sous un pseudonyme masculin et à laquelle la plupart des grands journaux se montrent fort hospitaliers, va très à propos nous servir d'exemple. On sent bien qu'elle ne s'est pas enrôlée de parti pris clans la confrérie militante. Elle entrechoque, sans système préconçu, des passions et des idées qui évoquent immédiatement le souvenir de George Sand; mais elle n'a pu échapper à la contagion et, au lieu do parler comme Indiana ou Valentine, ses héroïnes expriment leurs sentiments en un style moderne, qui se modernise encore davantage lorsque l'auteur parle en son propre nom :
« Un malaise moral la tenait ployée (la Walkyrie) que ne
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81 LA LANGUE NOUVKLLK
parvenait point a vaincre la strideur surnaturelle du Verbe extra-humain des filles guerrières. En vain, elle se précipitait à leur suite dans la vertigineuse chevauchée, clamant, en son âme cet Hojo-toho! qui semble déclancher aux profondeurs de l'être on ne sait quelle porte désobstruant l'infini; son coeur affreusement serré faisait gicler vers ses prunelles des pleurs de honte... »
Le voilà bien, le « Verbe extra-humain » ! Il s'épanouit, avec la même puissance do dilatation, dans un autre morceau qui nous a paru bon à reproduire, mais qui n'est pas du même écrivain. La scène est assez banale : la promenade en barque d'un couple amoureux. Mais comme la description la relève ! Kl quelle admirable collection d'adjectifs !
« Une risée courut; le yawl gita sous sc3 voiles couchées, s'élevant d'un mouvement ailé au-dessus des lames longues; l'écume, le long de ses flancs fuselés, glissa en bruissements frais.
« Annie Lewis, l'écuyère, dit à Jacques de (lacé :
— Ilo ! 11 a de belles actions, votre bateau.
« Lui sourit de ce langage équestre, heureux delui voir un air amusé pour la première fois depuis leur croisière.
« Devant eux un trait ondulé des côtes se gazait, d'un rose gris, marbré de taches vertes et blanches.
« Il fit oui de la tôle. Debout, à l'avant, dans le balancement de la proue, elle apparaissait luisante et svelte, dans la soie rouge d'un maillot, d'où sortait la grâce blonde de ses épaules et do ses bras. Le mouvement des lames tantôt la haussait sur ses jarrets souples, comme pour la lancer vers la volée d'un trapèze, tantôt abîmait le plancher mouvant de la barque, sous l'adroite pliée de ses reins. Elle hancha, délicieuse, pensant être sous le lustre, sentant sur elle réunis les yeux de la plage, cria : « Miousic », et déformant en clownerie gamine la pureté de sa pose, elle se laissa glisser dans l'eau.
« Aussitôt les matelots souquèrent, suivant sa nage.
« Couchée dans l'enveloppement mol et violent des lames, elle parut portée par toute l'élasticité des couches profondes, attirée avec tout l'océan par l'aspiration de la terre; ses bras
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L'ATTAQUE 35
en divisant devant elle les ondes semblaient dans leur mouvement de palme s'appuyer sur leur fuite, pendant que le ressort des pieds, jetant le corps en avant, dressait parfois le torse de pourpre, la cambrure de la nuque sous l'or des cheveux tordus d'un foulard rouge. »
.Nous en avons tout un recueil, une véritable anthologie dont on ferait aisément deux gros volumes; nous pourrions y cueillir, au hasard, des fleurs égales ou supérieures à celles que nous venons de réunir dans une sorte de vitrine; mais il faut se borner et, aussi bien, notre exposition n'est pas finie; nous devrons, plus d'une fois encore, l'offrir à l'admiration du spectateur.
11 en conviendra sans peine : la langue soi-disant française que nous venons de mettre sous ses yeux est bien une langue nouvelle, qui n'a aucune racine et, par conséquent, aucune excuse dans le passé, qui ne se rattache par aucun lien de parenté ou d'imitation à aucune époque de notre formation nationale. C'est une excroissance accidentelle, un Rambouillet nouveau, avec une ribambelle do Scudérys, de minuscules Scudérys, très inférieurs à leurs ancêtres, car ceux-ci avaient, sous leur préciosité, un grand style solide qui, par certains côtés, et surtout dans la peinture des portraits, devance quelquefois Saint-Simon. Chez nos Scudérys dégénérés, le précieux et le maniéré tombent du premier coup au jargon des demoiselles raillées par Molière, lesquelles commandent à leurs valets de leur voiturer les commodités de la conversation. Nous avons le bonheur de posséder des douzaines de Cathos et de Madelons en redingote. Et ces Cathos et ccsMadelons no sont pas même sincères, c'est-à-dire folles, ce sont des arrivistes littéraires qui se donnent en spectacle sur la voie publique pour attirer les passants.
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CHAPITRU III
LA RÉSISTANCE
I
La défense avait prévenu l'attaque. — Tous les grands romanciers du siècle se sont contentes de l'ancienne langue. — Tous l'ont parlée avec leur accent personnel. — De Chateaubriand à Flaubert.— Benjamin Constant, Scnancour, et Mme de Staël. — Victor Hugo, Alexandre Dumas et Eugène Sue. — Balzac, Mérimée, Stendhal et George Sand.
Le grimoire de ces réformateurs n'a aucun rapport avec la langue qui a suffi à tous les grands romanciers du dernier siècle pour faire leurs chefs-d'oeuvre. Vous no trouverez rien do pareil dans René, ni dans Adolphe, ni dans Obermann, ni dans Corinne. Chateaubriand, Benjamin Constant, Senancour et Mme de Staël parlent français. A côté d'eux, toute l'école du premier empire, l'école de Fontanes, écrit un français plus que classique. Lebrun-Pindare, Népomucène Lemercier et M. do Jouy emploient, en des genres très différents, la même langue, la nôtre. Stendhal, qui fait bande à part, ne se distingue, de ce chef, par aucun signe particulier. Il a ses fanatiques qui mettent la Chartreuse de Parme, le Rouge et le Noir et, en général, tout ce qu'il a produit, fort au-dessus de Paul et Virginie et de Manon Lescaut. Ils célèbrent en lui une puissance de pénétration psychologique sans égale. Je la juge, pour ma part, moins sûre et moins profonde qu'ils ne le disent etjj'y
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38 LA LANGUE NOUVELLE
crois démêler plutôt un Mat d'âme très personnel, très exceptionnel et très peu sympathique, qu'un don spécial d'explorer le monde intérieur. Mais Stendhal parle une bonne langue, la vieille, vive, alerte, courte, et il la parle sans prétention, avec ' simplicité et bonne grâce, rachetant ainsi cette agaçante fureur de s'analyser et annoter lui-même perpétuellement.
Chateaubriand, auquel il faut toujours revenir parce qu'il a découvert l'Amérique, n'a commis, ni dans les iXalehez, ni dans les Martyrs, ni dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, ni dans ses Mémoires (Voulre-tombe, à plus forte raison dans ses pamphlets politiques, aucun attentat contre l'idiome auquel les familles françaises habituent les enfants qui viennent do naître..Dira-t-on que la langue des Natchcz n'est pas celle des Martyrs et que celle des Martyrs n'est pas celle de Y Itinéraire. Quelques-uns peuvent être tentés de le croire, mais c'est une erreur profonde, une erreur capitale sur laquelle il importe d'insister et que nous ne manquerons pas de relever chaque fois que nous en découvrirons quelque trace, parce que ce livre a été précisément écrit pour la combattre.
Elle résulte d'une confusion qu'on fait sans cesse entre le style et la langue. Assurément le style de Chateaubriand n'est pas celui de M. de Jouy, et ce style lui-même varie avec les sujets auxquels il doit s'appliquer. Les images des Natchcz sont singulières comme leurs usages. Le calumet de la paix et la vierge des dernières amours appellent tout naturellement des comparaisons du nouveau monde qui ne peuvent avoir aucune ressemblance avec les procédés do la vieille épopée homérique employés dans les Martyrs; mais l'instrument pour les mettre en valeur n'a pas changé, parce qu'il n'y a pas deux langues françaises et que, sauf quelques mots perdus ou récemment annexes, sauf quelques tournuresdo phrase qui s'y sont peu à pou installées à la place de locutions désuètes (1), la langue française a conquis, depuis trois siècles, sonVoité et sa fixité. Nous parlons la langue do Corneille; nous la parlons moins bien que lui; mais nous la parlons.
Prenons maintenant les romantiques, et Victor Hugo tout le premier, avec Han d^slandc, Bug-Jargal, Notre-Dame de
(I) Désuète est un des. mots favoris de3 novateurs Jaloux de montrer qu'ils ont quelque teinture de latin.
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LA INSISTANCE 39
Paris, les Misérables, les Travailleurs de la mer, et plus partieulièremenl VHomme qui rit, pnreo (|u'il est venu à une date où Victor Hugo, si impressionnable, mirait pu subir à son insu ce qu'on appelle aujourd'hui les influences ambiantes. Peut-on lire deux pages de ces romans si divers de forme et si différents de valeur sans y reconnaître sa main? Il a une phrase qui n'appartient qu'à lui, tantôt courte et sautillante, tantôt démesurément allongée, où la pensée elle-même s'élire et se distend à perte de vue sous toutes ses formes, une phrase à la fois violente et ouvragée qui sent l'effort dans ses plus superbes développements.
Son antithèse et sa manière de la poser sont proverbiales; dans l'amplitude do ses contrastes, elle no va pas seulement du potil au grand, mais du microscopique au gigantesque. Elle s'ouvre comme les jambes d'un nouveau colosse de Hhodes sous lequel passeraient des flottes de comparaisons et de métaphores. C'est une hyperbole double qui n'admet pas de milieu entre les deux infinis. Et on la retrouve telle dans tous ses drames en prose, Lucrèce Borgia, Angclo, Marie Tudor; elle a une tournure et une physionomie auxquelles il est impossible de se tromper. A première vue, c'est du Victor Hugo, et ce ne peut être que du Victor Hugo, ou d'un imitateur habile qui a été encouragé par les facilités qu'un pareil style offre à la parodie. Mais, en dehors de cette originalité purement extérieure, chaque phrase témoigne de son respect de la langue; c'est de cet instrument, et non d'un autre, que le poète tire les accents qui nous émeuvent. 11 surpasse en virtuosité la plupart des musiciens qui en ont joué, il fait des tours de force, mais sa lyre est celle do tous les lyriques sans exception. Il n'y a pas ajouté une huitième corde inconnue avant lui. Elle rond davantage sous ses doigts, comme un piano ordinaire sous ceux de Liszt; mais voilà tout. Il n'a été qu'un merveilleux exécutant, il a même pu passer pour un orchestre à lui tout seul; mais il n'a rien innové, rien inventé, il a seulement perfectionné l'art do varier les rythmes et d'enfler lo son.
Voilà maintenant Alexandre Dumas et Eugène Sue; l'un et l'autre ne songent même pas à se faire un style, encore ■moins une langue. Celle du commun des hommes leur suffit, ils ont bien assez d'imaginer des combinaisons romanesques ou dramatiques, sans perdre leur temps à remanier la mécanique
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usuelle; ils pétrissent un pain savoureux, mais ils le cuisent nu four banal, tant ils sont persuadés que lo goût qu'on y prend tient uniquement à leur façon de l'assaisonner et aux condiments qu'ils y ajoutent, (le n'est pas le lieu de juger ces doux romanciers, dont l'un fut un homme de théâtre supérieurement doué, et de chercher entre eux des rapprochements ou des différences. Les Mousquetaires et leur panache no sont qu'à Dumas; mais les Mystères de Paris et Moiile-Chrislo sont bien nés de la même inspiration et appropriés au même besoin d'aventures extraordinaires dont le lecteur français était alors tourmenté. Eugène Sue et Alexandre Dumas, grands inventeurs d'histoires, ont également sacrifié à ce genre d'intérêt, et se sont appliqués l'un et l'autre à satisfairclacuriosilépubliquc, sans s'attarder à des préoccupations exclusivement littéraires; ils ont ainsi obtenu tout le succès qu'ils ambitionnaient et ils ont laissé une écolo — l'école du roman exclusivement romanesque, qui fleurit au feuilleton des petits journaux. Leurs successeurs paraissent encore attacher beaucoup moins d'importance qu'eux-mêmes aux recherches et aux raretés do pure linguistique. Sans doute ils se disent que leur public, incapable de les sentir, n'y prête aucune espèce d'attention, cl ce n'est pas de cette pensée qu'on leur fait un crime.
La préoccupation littéraire est autrement sensible chez les trois grands romanciers qui se disputent les deux premiers tiers du dernier siècle, Balzac, George Sand et Prosper Mérimée. Balzac eut si peu une langue spéciale, une langue à lui, et parvint si peu à s'en faire une que le jour où il voulut écrire des Contes drolatiques, il emprunta celle de Rabelais. On sait, au contraire, que, toute sa vie, il travailla à se faire un stylo sans y réussir. 11 eut une manière et n'eut point un style. Ce qu'on reconnaît du premier coup dans le Père Goriot comme dans la Femme abandonnée, ce n'est pas la plume qui écrit, c'est l'oeil qui observe, le cerveau qui pense, le créateur du roman moderne. De même que Shàkspeare, malgré ses scories, demeure le plus grand des auteurs dramatiques, de même Balzac reste peut-être le plus grand des romanciers, parce qu'il a inspiré plusieurs générations de successeurs, dont deux au moins l'ont égalé ou même surpassé, mais initiés et façonnés par lui. Ce qu'il a fait d'élèves est incroyable; il domino de toute sa hauteur cette foisonnante lignée. 11 conserve l'honneur d'en
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être lo père cl le maître, mais on ne peul pas dire qu'il soit im écrivain.
(îeorge Sand, au contraire, est un écrivain et semble même, à cotte heure, sauf un retour do la mode littéraire, n'être plus qu'un écrivain. On pont, après l'en avoir louée, condamner son système, la manière dont elle construisait ses romans ot idéalisait ses personnages. Son Corinthien du Compagnon du Tour de France, ses forgerons de la Ville noire, sa petite Fadette et son l'Yançois-le-Champi n'ont jamais revêtu que dans son imagination les couleurs poétiques dont elle les a peints. Nous avons substitué à ce rêve do prétendues réalités qui sont souvent plus grossières que nature et cet excès est encore une convention où disparait la vérité intermédiaire. Mais, quoi qu'on pense de cette romanesque (îeorge Sand et do son penchant irrésistible à embellir ou agrandir ses héros, il n'en est pas moins acquis et reconnu qu'elle appartient à la grande école des stylistes français; que nul n'a pousse plus loin l'art de conter, que les jolies fables tombaient de sa plume d'or comme les perles do la bouche des fées et, par-dessus tout, qu'elle a égalé, dans ses paysages, grands ou petits, dans ses tableaux d'ensemble comme dans ses quadri intimes, les maîtres do la peinture contemporaine et de la poésie antique. Telle de ces pages admirables fait songer en même temps à Rosa Bonheur et à Virgile, aux grands bceufs des pâturages nivernais, comme aux « bosquets amènes » et aux ombres qui descendent, à longs plis, des hautes montagnes, lorsque le soleil commence à s'incliner sur l'horizon. Elle a vu cela de ses yeux pénétrants, elle l'a senti dans son coeur, elle l'a rendu sans ajouter un mot ou un tour à la langue de Bernardin de Saint-Pierre et de Jean-Jacques Rousseau.
Peu ouvert à ce genre d'impressions, Prosper Mérimée a parlé simplement celle de Voltaire. On peut lo trouver un peu sec, un peu étriqué; George Sand, chez qui l'inspiration coulait de source, estimait peut-être que cette puissante concentration dramatique, à laquelle l'auteur de Colomba et de VEnlèvement de la redoute doit sa légitime renommée, manquait parfois d'aise et d'abondance. Quand « il incrustait un plomb brûlant sur la réalité »; quand il «découpait à son flambeau, la silhouette humaine », ce naturaliste égaré, par ses relations, dans l'école romantique, mais très vite repenti et revenu, aurait pu modérer
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un peu sa violence sans en affaiblir l'effet; mais, sur la langue, il était intraitable : il se défendait de l'enrichir, par crainte de la corrompre; elle lui suffisait pleinement, telle qu'il l'avait trouvée, et lorsque par hasard il risquait, non pas un mot nouveau (il ne se fut jamais permis une telle licence), mais un mot qui, bien qu'autorisé déjà par un assez long usage, n'avait pas encore obtenu sa pleine patente de naturalisation, il s'en excusait, demandait pardon de la liberté grande et ne manquait jamais de dire : « Voilà un mauvais mot, un mot que je n'aime guère, un mot que je n'aime pas... ». Celui de beauté piquante qu'il glissa dans la Double méprise n'y entra, faute d'autre, qu'avec celte désobligeante restriction. En matière de langue, Prosper Mérimée n'est pas seulement un conservateur, ce serait plutôt un réactionnaire. Encore un mot qu'il n'eût jamais employé !
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II
Gustave Flaubert. — Son admiration pour Chateaubriand. — La passion du style poussécchezlui jusqu'à l'obsession maladive et stérile. — Ses discussions avec George Sand. — Sa manie de perfectionnement continu et Indéfini n'a rien de commun avec les fantaisies des novateurs qui se réclament de son nom et de son exemple. — Alphonse Daudet.
J'ai hâte d'arriver nu grand romancier dont se recommande presque toute l'école moderne, Gustave Flaubert. Grand, il le fut, mais terriblement agité (1). Elle le proclame le premier, le plus illustre des stylistes et elle a raison en ce sens qu'il eut toute sa vie le tourment, la fièvre du stylo et que ses lettres en témoignent. On connaît sa correspondance avec George Sand et les curieuses confidences qu'on y rencontre sur cette préoccupation poussée chez lui jusqu'au malaise. George Sand qui était, en art, la raison même, l'engageait à s'en défier, n se détendre, à ne pas se mettre ainsi la cervelle à l'envers pour un mot, pour une consonnance; à ne pas perdre son temps — un temps toujours pris sur la pensée — n poursuivre, avec une sorte d'obstination enfantine, l'harmonie et le nombre, qui sont un don de l'oreille, mais qu'on acquiert aussi par Poxorcice et qui viennent souvent ù point à qui sait les attendre. Il n'écoulait guère ces sages conseils; il marchait à grands pas dans son cabinet de travail, répétant tout haut, n vingt reprise*, la moindre phrase qu'il venait d'écrire pour se rendre un compte plus exact du son qu'ello'rendait, et il no songeait pas que le lecteur, pour qui il prenait tant do peine, est beaucoup moins
(1) Comme ce grand Berlioz à qui l'on a rendu une tardive mais éclatante justice.
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sensible que l'auditeur à ces effets d'acoustique. Transformé ainsi en orateur qui essayait sur lui-même son propre discours, il recommençait indéfiniment l'opération, recopiant, modifiant, raturant, surchargeant, mécontent de soi, accusant son impuissance et s'arrêtant enfin accablé, exténué, à une dernière version qui ne valait pas toujours la première, dégoûté et rebuté par son effort môme, comme un homme qui après avoir essayé dans un magasin une douzaine de vêtements sans en trouver un qui lui convienne, finit par endosser, de guerre lasse, le dernier qu'on lui présente* non sans en regretter d'autres qu'il a dédaignés et qui, à tout prendre, faisaient mieux son affaire.
Aux yeux de Flaubert, le grand maître du style dans les temps modernes, était Chateaubriand. Il est certain que l'auteur de René et de Y Itinéraire a manié la langue avec autant de dextérité que de force et fait de la prose française une grande musique, qui reste originale, même après celle de lîossuet et de Jean-Jacques Rousseau. Dans le concert un peu discordant où se mêlent toutes les voix et tous les instruments du siècle, Chateaubriand apparaît comme l'organiste de la cathédrale. Il chante de haut avec noblesse, avec majesté, et sa phrase a tout ensemble l'immensité du désert et la mélancolie des ruines. Il a créé la prose poétique si malencontreusement imitée depuis et, à ce titre, il reste bien le chef du choeur. SainteBeuve, si sévère pour lui, ne lui a pas absolument refusé celte justice, niais il a un peu trop montré, chez le colosse, le pied d'argile de la vanité. Flaubert n'y a vu que le génie du style et réhabilitant, restaurant ce grand artiste un instant négligé, il a fait de sa manière une étude patiente, minutieuse, qui a nui à sa propre fécondité. A force de cultiver l'art de la phrase, on arrête quelquefois l'essor de l'imagination, on paralyse le vol de la pensée.
Nul plus que nous n'admire Madame Bovary et Salammbô; mais les anciens, chez qui le naturel primait toutes les autres qualités, auraient dit que ces deux romans, le second surtout, sont un peu trop visiblement travaillés. Flaubert a été victime de cette passion, de cette obsession du style, poussée jusqu'à la manie, et son talent en a souffert. A force de piocher le style, ou ce qu'il appelait ainsi, il a paru à quelques juges prévenus, en manquer et n'être, dans cette partie si considérable de l'ccri-
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vain, qu'un imitateur. Cette opinion, qui le mettait en fureur, est excessive et injuste. Flaubert possède un pittoresque bien à lui qui procède de l'observation exacte des choses vues et reproduites dans tout leur relief. Lorsque dans le roman qui lui fit une réputation qu'aucune autre tentative moins heureuse ne put amoindrir, dans Madame Bovary, la plus sincère et la plus spontanée de ses oeuvres, il nous fait assister, un jour de dégel, à l'une des premières rencontres d'Emma et de son pauvre futur mari, sur le perron de la ferme; il arrive dans le détail à une puissance de rendu qu'aucun des réalistes contemporains n'a surpassée ni peut-être égalée. En même temps que la pensée pénètre dans l'esprit, la phrase se dessine aux yeux et le mot sonne à l'oreille :
« Elle le reconduisait toujours jusqu'à la première marche du perron. Lorsqu'on n'avait pas encore amené son cheval, elle restait là. On s'était dit adieu, on no parlait plus; le grand air l'entourait levant pêle-mêle les petits cheveux de sa nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons do son tablier qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de dégel, l'écorcc des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil, elle alla chercher son ombrelle; elle l'ouvrit. L'ombrelle, de soie gorge-pigeon que traversait le soleil, éclairait de reflets •mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-dessous à la chaleur tiède, et on entendait les gouttes d'eau, une à une, tomber sur la moire tendue. »
C'est la perfection même; c'est de la broderie au plumetis, forcément un peu apprêtée et pointillée; c'est le comble do l'art. Et de même cet autre morceau, une petite peinture, en passant, de l'hiver à la campagne :
« Vers quatre heures du matin, Charles, bien enveloppé dans son manteau, se mit en route pour les Dcrtaux. Encore endormi par la chaleur du sommeil, il se laissait bercer au trot pacifique de sa bête. Quand elle s'arrêtait d'elle-même devant ces trous entourés d'épines que l'on creuse au bord des sillons, Charles, se réveillant en sursaut, se rappelait vite la jambe cassée, et il tâchait do se remettre en mémoire toutes les frac-
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turcs qu'il savait. La pluio ne tombait plus; le jour commençait à venir, et sur les branches des pommiers sans feuilles, des oiseaux se tenaient immobiles, hérissant leurs petites plumes au vent froid du matin. La plate campagne s'étalait à perte de vue, et les bouquets d'arbres autour des fermes faisaient, à intervalles éloignés, des taches d'un violet noir sur cette grande surface grise, qui se perdait à l'horizon dans le ton morne du ciel. »
11 y a chez Flaubert cent autres tableaux de la même valeur, et surtout de la même vérité, toute une galerie où la minutie de Gérard Dow et de Van Ostade s'éclaire parfois de la lumière de Rembrandt. Dans Salammbô, il affiche une certaine prétention à la grande toile, et ses admirateurs — parmi lesquels il n'en est pas de plus convaincu que nous, moyennant une petite réserve — ne manquent jamais de citer celtf superbe peinture des « lions crucifiés » qui les transporte d'enthousiasme :
« Ils marchaient dans une sorte de grand couloir, bordé par deux chaînes de monticules rougeàtre?, quand une odeur nauséabonde vint les frapper aux narines, et ils crurent voir au haut d'un caroubier quelque chose d'extraordinaire : une tête de lion se dressait au-dessus des feuilles.
« Ils y coururent. C'était un lion attaché à une croix par les quatre membres comme un criminel. Son mufle énorme lui» retombait sur la poitrine, et ses deux pattes antérieures, disparaissant à demi sous l'abondance de sa crinière, étaient largement écartées comme les deux ailes d'un oiseau. Ses côtes, une à une, saillissaient sous sa peau tendue; ses jambe3 de derrière, clouées l'une contre l'autre, remontaient un peu, et du sang noir, coulant parmi ses poils, avait amassé des stalactites au bas de sa queue qui pendait toute droite le long de la croix. Les soldats se divertirent autour; ils l'appelaient consul et citoyen de Home et lui jetèrent des cailloux dans les yeux, pour faire envoler les moucherons...
« Cent pas plus loin, ils en virent deux autres; puis tout à coup parut une longue file de croix supportant des lions. Les uns étaient morts depuis si longtemps qu'il ne restait plus contre le"bois que les débris do leurs squelettes; d'autres, à moitié rongés, tordaient la gueule en faisant une horrible gri-
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maco; il y en avait d'énormes; l'arbre-de la croix pliait sous eux, et ils se balançaient au vent tandis que sur leur tête des bandes de corbeaux tournoyaient dans l'air sans jamais s'arrêter. Ainsi se vengeaient les paysans carthaginois quand ils avaient pris quelque bête féroce; ils espéraient par cet exemple terrifier les autres. Les Barbares, cessant de rire, tombèrent dans un long étonnement. « Quel est ce peuple, pensaient-ils, « qui s'amuse à crucifier des lions? »
C'est vraiment très beau, c'est un morceau de choix, un magnifique exercice de style tout à fait digne de figurer dans un des Recueils quasi-classiques de l'école moderne, à côté du Mese/iacebé do Chateaubriand, du Lever de soleil de J.-J. Rousseau et du Cheval de Duiïon; mais il est difficile do n'y pas relever un peu de tension et d'effort. Cette page superbe trahit le long travail dont elle est sortie. C'est de l'art splendide, mais qui se voit.
Flaubert n'était sans doute pas fâché qu'on le vît. Il se faisait honneur de cultiver exclusivement l'art pour l'art. Il avait l'amour excessif de la littérature proprement dite. Sa théorie est connue, car il l'a exposée tout au long dans ses Lettres; mais on sait aussi comment George Sand la lui reprochait : <( J'ai déjà combattu ton hérésie favorite qui est que l'on écrit pour vingt personnes intelligentes cl qu'on se fiche du reste. Ce n'est pas vrai, puisque l'absence de succès t'irrite ou t'affecte ! » L'argument est sans réplique. Pour elle, ce qui l'affecte et l'irrite, c'est uniquement que le sens du stylo se perd dans notre pays, et que la langue nationale s'en va :« Dans cinquante ans, dit-elle a Charles Edmond, le sens du français sera tout transformé, c'est inévitable; c'est l'oeuvre du journalisme qui écrit au jour le jour et qui habitue le public à ses procédés. Je comprends les saintes colères de Schércr. Qu'y faire? Rien. Patienter, comme en tout, et espérer qu'une bonne réaction succédera à une mauvaise... ».
La vérité est que Flaubert, si impressionnable, si nerveux, s'était fait une loi littéraire de Yobjectivilê, c'est-à-dire do l'insensibilité absolue, et qu'il s'est donné une peine atroce pour pratiquer un système directement opposé à son tempérament. 11 s'est positivement usé a jouer le sang-froid et l'indifférence, à faire l'impassible, à s'isoler, à s'absenter de son oeuvre, à s'y
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rendre invisible comme Dieu dans la nature, c'est sa propre expression. Plus d'abandon sympathique l'eût sans doute mieux servi et nous y aurions gagné un ou deux chefs-d'oeuvre dont sa lutte contre son instinct nous a privés. Mais l'abandon, l'émotion, c'est bourgeois, et on sait quelle horreur tout ce qui est bourgeois inspirait à Flaubert. L'idée de la France, politique et littéraire, fatalement perdue par le bourgeois, le mettait dans une rage qui finit par passer chez lui à l'état chronique. Ceux qui l'ont approché savent que la principale distraction du créateur de M. Ilomais consistait à fabriquer et à réciter des chapelets de phrases à la Prudhommc, une espèce de catéchisme du bon garde national, égal ou supérieur à ce qu'a fait de mieux, en ce genre, le divin Monnier. Au lieu de s'en tenir à cet amusement, cet homme si vraiment doué, si vraiment fort, s'est absorbé à chercher le style par des procédés de travail chinois ou japonais qui à la longue devaient nécessairement l'épuiser et faire de lui, hélas ! un pignocheur do génie. Que ses admirateurs, que ses amis et ses élèves ne s'oiîensent point de cette franchise nécessaire. On comprend, on respecte leur pieux attachement à celte fière et noble intelligence que la vie littéraire a déçue, qui n'a pas donné tout ce qui était en elle, tout ce qu'on avait le droit d'en attendre et qu'une sorte de fatalité — sans doute la semelle de plomb dont il parle en maint endroit — a arrêtée sur le grand chemin de l'apothéose. Mais n'y a-t-il pas dans leur zèle un peu d'excès, et servent-ils bien habilement sa mémoire quand ils s'obstinent à nous le faire avaler quand même et tout entier. Qu'importe, après tout, qu'il ait été l'homme d'un seul livre, homo ùnius libri, si ce livre, puissant et générateur, est une source? A qui la faute si l'inspiration de Flaubert qui ne fut jamais très abondante, s'était un peu desséchée à ce travail de marqueterie, à ce jeu de patience de la phrase qui finalement le tua? A qui la faute s'il mettait trois mois, de son propre aveu, à écrire trois lignes, à éviter une répétition, une assonance? A qui la faute si, martyr d'une obsession, « il connut, les affres du style » et se consuma jusqu'à la moelle dans cet enfer? A qui la faute enfin si la vie manque à ses derniers livres, si un froid mortel y règne, comme dans une salle de collections scientifiques, si le volume a un air d'herbier sec, et l'observation une apparence de vérité moisic ?
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> LA RÉSISTANCE 49:
La critique impartiale doit, après tout, s'arrêter avec respect devant son oe.uvre. La vue du travail consciencieux et prolongé, y relevât-elle un peu d'excès et un manque d'aisance, la choque moins que la négligence qui ne finit rien et l'orgueilleuse paresse, toujours contente d'elle-même, ennemie intéressée de hv perfection, qui s'en tient, même chez quelques écrivains réputés illustres, à d'irritants à peu près.. Flaubert reste un modèle auquel on peut appliquer ce que M. Ingres disait du dessin :, le style, même trop visiblement cherché, est la probité de l'art. 11 en est mort !
D'autres que lui, parmi les romanciers contemporains, Alphonse Daudet, par exemple, ont écrit d'une façon personnelle et originale. Plusieurs ont donné à la langue une physionomie doucement rajeunie et modernisée; mais ils n'en ont changé ni le caractère, ni les grandes lignes; ils lui ont conservé ses traits principaux et sa structure,primitive; ils ne l'ont ni déformée, ni défigurée. Tous ceux que nous venons de citer ont un style à eux où chacun les reconnaît; tous ont leur cachet, tous ont du talent; il n'en est pas un seul qu'on puisse confondre avec son voisin, pas un qui ne représente un type spécial. Dans tous les genres de littérature, dans l'histoire aussi bien que dans le roman, ils sont eux-mêmes, et à première vue, pour l'oeil le moins exercé, leur signalement les dénonce. Mérimée ne ressemble pas plus à Alexandre Dumas que Michèle t pe ressemble à Guizot. Et cependant tous se sont servis du même instrument; tous ont tiré des notes différentes du même clavier, à peine modifié, et plutôt compliqué que perfectionné, par les exigences de modes passagères ou de progrès douteux.,
Au contraire, les écrivains, plus nombreux que marquante, qui aspirent à fonder une langue nouvelle, qui se flattent d'y réussir, ou qui> moins ambitieux, se contentent d'appeler l'attention sur eux en défigurant l'ancienne, ont un vice rédhibitoire et, qu'on me passe le mot, un tatouage communs : ils se. ressemblent tous, au point que l'anthropométrie la plus minutieuse n'arriverait pas à les distinguer sous leur uniforme; ils ont remplacé l'originalité individuelle" par la bizarrerie collective qui consiste à employer les mêmes mats rares, à ressasser les mêmes formules vides, à rechercher les mêmes tournures extraordinaires, à endosser, au commandement, le même habit rapiécé aux mêmes endroits et à répéter toujours le
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même exercice, à exécuter les mêmes mouvements sous les yeux d'un public qui n'en comprend ni l'utilité ni l'intérêt, qui se rend compte que le premier venu pourrait, sans peine, en faire autant, et qui surtout commence visiblement à s'en fatiguer.
Quand le moment viendra d'expliquer à quoi se réduit cette banale gymnastique de plume, qui est à la portée du moindre apprenti, il nous sera très facile alors d'établir, par des exemples empruntés à ses professeurs que ce n'est qu'une manière, une affectation de petits-maîtres, comme les cadenettes et les breloques des muscadins du Directoire; mais, en attendant, il importe de constater qu'elle est identique chez tous les initiés,et qu'à défaut d'autre mérite,elle a au moins un pouvoir de ralliement. C'est une enseigne, presque un symbole; sans avoir rien de mystérieux, les cérémonies d'admission et les rites d'avancement dans la confrérie doivent être célébrés et observés. La première condition est de construire une phrase dans laquelle on emploie d'une certaine façon la préposition avec, interceptée par une parenthèse : « Je me donne à vous avec (dans le coeur) un grand amour de la littérature précieuse et de l'art tarabiscoté. » Cet avec est le quoi qu'on die de Molière; il en dit beaucoup plus qu'il n'est gros. Les adeptes se reconnaissent entre eux à cette marque ; ils en font un mot de passe que des écrivains plus sérieux adoptent et répètent, tant est grand le prestige d'une mode auprès de gens qui ne se sentent pas ass°z sûrs d'eux-mêmes pour rejeter des fantaisies grotesques et se contenter de leur propre costume, consacré par le temps et par la raison.
Dans le magasin des accessoires d'usage quotidien, avec, comme beaucoup d'autres friperies du même genre, représente un des plus vigoureux efforts de la nouvelle écriture, et il se met en avant avec une telle fréquence et un si visible plaisir qu'on voit bien qu'il est fier de figurer, en bonne place, dans cette défroque. — Décrochez-moi ya, messieurs !
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III
La nouvelle écriture. — Les néo-modernes. — Ce que représente leur modernité. — Panégyrique de la langue française. — Premiers succès de la ligue révolutionnaire. — Elle a eu, elle a encore, ses théâtres, ses revues et se3 journaux. — Appel à une résistance mieux organisée.
Les écrivains qui affichent pour avec un goût spécial et qui en font une consommation abusive, se réclament d'abord de leur prétendue modernité, de sorte qu'en s'attaquant à leurs ridicules enfantillages, on semble vouloir rallumer en leur honneur, ou du moins ù leur intention, la vieille querelle des anciens et des modernes qui couve toujours sous la cendre. Nos néo-modernes s'emparent volontiers do cette apparence pour faire croire qu'il n'y a dans l'opposition, trop rare, qu'ils rencontrent, qu'une manifestation hostile contre toute nouveauté et tout progrès. A les entendre, nous serions de ces ennemis obstinés et butés que le seul mot de changement effarouche et qui, sans autre examen, se refusent à admettre le perpétuel travail intérieur accompli par les langues sur ellesmêmes. Au fond, ils savent parfaitement à quoi s'en tenir. Nous apercevons très bien, qu'en regard des pertes souvent regrettables qu'elles subissent, les langues font quelquefois des acquisitions heureuses dont profitent les nouvelles générations d'écrivains. C'est ainsi qu'on voit apparaître des mots nouveaux, comme mondial, génial, très nécessaires et très expressifs (1). Quelquefois, par une reprise légitime, nous
(1) « Il y a quelques nêologismes asscî bien trouvés pour ce qu'ils veulent peindre : « Un bon gobeur • est excellent. « Se gober »est bien spirituel, plus vif que « s'en faire accroire ». Les mots « veinard », « cercleux », « fêtard », sont typiques et nés des choses mêmes » (Emile Dtschanel, lea Déformations de la lingue française, p. 198).
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redemandons aux étrangers des mots français qu'ils nous avaient empruntés et accommodés à leur façon, comme confort, humour, ticket et budget dont on démêle aisément l'origine. Mais il y a ici une équivoque à dissiper. Les anciens que nous opposons en ce moment aux néo-modernes ne sont ni les classiques de l'antiquité, ni ceux de nos deux grands siècles littéraires, le dix-septième et le dix-huitième, mais, bien au contraire, les contemporains dont quelques-uns vivent encore, en un mot tous les écrivains français modernes. La querelle est donc, si querelle il y a, entre les modernes, proprement et justement dits, et les ultra-modernes, les archimodernes qui s'efforcent d'agir sur l'opinion, sur la critique même, très désorientée, à grand renfort de programmes et par une bruyante surenchère de modernité.
Ce que nous défendons est tout près de nous, nous le touchons de la main; c'est une propriété commune et actuelle, l'héritage d'hier. Il ne s'agit plus d'Homère ou de Sophocle, de Virgile ou de Tacite. Montaigne et Ronsard, Corneille et Racine, Voltaire et Rousseau, l'antiquité, le moyen âge, la Renaissance, la littérature et la langue dites classiques, le romantisme et l'école du bon sens sont également hors du conflit. Ce que nous avons à préserver, c'est la langue de Chateaubriand et de Lamartine, de Victor Hugo et de Renan, d'Alfred de Musset et de Cousin, de Michelet et d'Emile Augier à laquelle sont restés personnellement fidèles la plupart des vrais écrivains français, mais qui finira par s'entamer s'ils se désintéressent aussi complètement des misères qu'on lui fait. Ils sont coupables, eux aussi, coupables de pusillanimité et do mollesse; ils ne veulent pas être troublés dans leur repos, ils abandonnent à l'ennemi le terrain du combat. L'égoïste et dangereuse politique qui consiste uniquement à ne point se faire d'affaires, le pilatisme s'est installé peu à peu dans leur esprit. Ils y conforment leur conduite, donnant eux-mêmes, comme écrivains, le bon exemple, mais peu enclins à protester, comme accusateurs, contre ceux qui donnent le mauvais. Après nous le déluge ! L'ancienne Académie avait d'autres allures. Elle ne perdait jamais de vue le but de sa fondation et le dessein de son fondateur. Le salut de la langue était remis entre ses mains, entre bonnes mains.
Il faut se contenter du concours que la nouvelle nous upporto
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et qui, tout pesé, est peut-être le meilleur. Les maîtres qu'elle compte dans son sein défendent efficacement "par leurs oeuvres le monument que nous sommes réduits à défendre par une plaidoirie et par un panégyrique sans autre qualité pour cela qu'une conviction aussi vive qu'attristée.
Au moins, y mettons-nous tout ce que nous pouvons avoir d'âme et de force. Belle et bonne langue, qui a suffi à tant d'écrivains, dont le génie et le talent l'ont désormais consacrée. Langue souple et claire, d'une telle souplesse qu'elle se plie avec une sorte de gracieuse élasticité à l'expression, «à la fois vive et forte, de toutes les pensées et de tous les sentiments; tellement claire qu'elle illumine de son rayonnement tout ce qui se meut dans son orbite, au point d'être encore la langue diplomatique et d'avoir été sur le point, par la séduction que cette lumière exerce, de devenir la langue universelle. Langue brève et légère, qu'un « je ne sais quoi de court » avait d'abord caractérisée, et qui malheureusement s'alourdit chaque jour par l'abus, chez les plus artistes, des abstractions et des pluriels. Langue si rationnelle et si logique qu'elle paraît, dans sa construction, être sortie du moule même du bon sens. Langue par-dessus tout éloquente, moins enchevêtrée que l'allemand, moins sèche que l'anglais, moins chantante que l'italien et moins brutale que l'espagnol, où la parole prend d'elle-même son juste accent, qui persuade ou qui entraîne; langue enfin si facile et si douce, douce aux lèvres, douce au coeur, qu'elle trouvera encore longtemps des défenseurs vigilants, des serviteurs passionnés, et en tout cas, ce ne sera pas notre faute si ses tuteurs naturels la laissent entamer sous leurs yeux, sous leur garde.
Ses ennemis ont pour eux l'audace et ils ont paru quelquefois avoir le nombre. Ils forment une légion, une armée très mêlée, mais très entreprenante, dont les soldats recrutés dans des groupes très divers, seraient peu redoutables si leurs chefs ne les menaient à la bataille avec confiance et entrain. Elle a son programme, ses mots de passe et ses panaches de ralliement. Elle a ses journaux et ses revues qui ne sont pas très répandus et qui ne deviendront jamais populaires, mais dont l'opiniâtreté commence à faire brèche dans des traditions qu'on aurait crues inviolables. Si, pour le grand public, elle semble opérer dans une ombre assez discrète, elle a, aux
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yeux des observateurs professionnels, une organisation déjà très avancée. Elle a ses rites et ses cérémonies, ses groupements corporatifs, ses syndicats, ses clubs, ses réunions, ses fêtes. Ello a même ses costumes comme autrefois les JeuneFrance, une façon à elle do porter la barbe et les cheveux, des cravates et des redingotes spéciales. Elle a même des adhérentes qui se reconnaissent à leurs robes, à leurs coiffures, à leur physionomie où règne une béatitude de communiantes, et ce qu'elles nomment elles-mêmes un ravissement d'art. Leurs extases ne sont pas purement littéraires. La peinture et la musique — ou plutôt une peinture et une musique à elles — c'est-à-dire des écoles très exclusives et très étroites, leur procurent les mêmes sensations. Elles ont voué un culte aux primitifs et on sait qu'elles ne jurent que par Fra Angelico et Botticelli. Mais ici c'est aux peintres et aux musiciens à réclamer. Il nous suffit de signaler l'invasion de ces dames dans le domaine littéraire, le rôle spécial d'initiatrices qu'elles y jouent, la faveur que leur sexe y obtient,— nous verrons plus tard les sottises qu'elles y débitent.
Cette franc-maçonnerie évoluait d'abord autour du Théâtre libre qui s'en est sensiblement émancipé, et qui d'ailleurs n'en acceptait et n'en exploitait que les tendances naturalistes. Aujourd'hui ello se donne plus volontiers rendez-vous au Nouveau-Théâtre où la Société de l'OEuvre multiplie ses représentations. C'est là qu'on a joué cet Ubu roi, où le mot de Cambronne était si souvent prononcé et que certains critiques — non des moindres — avaient recommandé et prôné d'avance comme du Shakspeare. C'est là qu'on jugea leur théâtre; mais, nous no saurions trop le répéter, ce n'est pas là qu'il faut les juger eux-mêmes. La matière dramatique se refuse à leurs atteintes; ils sentent qu'ils ne peuvent pas la pétrir à leur gré, que lo public s'étonne ou se moque des manipulations qu'ils lui font subir et, sans trop de regret, ils y renoncent. Ils s'essaient plus volontiers dans le journal; mais il se montre assez réfractaire, lui aussi, aux excentricités inintelligibles. C'est dans le livre et surtout dans lo roman qu'ils poursuivent le triomphe définitif de la révolution dont la langue a déjà tant souffert. C'est là qu'il faut les chercher, les provoquer et les confondre. Une telle besogne ne serait pas extrêmement difficile si chacun de ceux qui, dans'Jeur for intérieur/plaisantent'et condamnent
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ces casse-cou, voulait y mettre un peu du sien. Le ridicule y suffirait et par là, en vérité, par ce visible défaut de leur cuirasse tous ces grands réformateurs sont vulnérables. Leur prétention est absurde, et leur programme ne soutiendrait même pas la discussion si les vrais écrivains étaient moins apathiques et s'échauffaient encore la bile pour ces choses-là. Où sont-elles, ces belles colères et ces furieuses indignations littéraires des siècles passés ?
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CHAPITRE IV
LES RESPONSABILITES
I
Bien qu'irait conservé l'ancienne langue, le romantisme ouvre la porte à la nouvelle. — La théorie de l'art pour l'art. — Théophile Gautier et Théodore de Banville. — Les deux Goncourt. — Leurs premiers livres. — Le goût de l'histoire anccdotique les conduit au roman. —Us se considèrent comme les créateurs du réalisme. — Leur écriture. — Leur cénacle. — Leur Journal, — Leur académie.
Les premiers symptômes d'une transformation de la langue nationale se manifestèrent, nous l'avons vu, au commencement du second empire, vers le milieu du dernier siècle. Avec ses prétentions à révolutionner toute notre littérature,le romantisme avait laissé la langue à peu près intacte. Nous l'avons facilement établi.
Cependant il a, sans le vouloir, ouvert la porte aux démolisseurs. Son penchant au bavardage oratoire, son verbe redondant nous avaient peu à peu habitués, par un entraînement inévitable, à attacher presque autant d'importance aux mots qu'aux idées, et même à parler très lyriquement ou très gracieusement pour ne rien dire, ou presque rien. On sait ce que devint bientôt sa théorie de l'art pour l'art entre les mains de sectateurs qui n'étaient pas tous des Théophile Gautier ou des Théodore de Banville : une pure marqueterie bariolée, une mosaïque. Quelques-uns y appor-
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tèrent une dextérité aussi délicate que malheureuse dont le succès relatif encouragea les expériences les plus bizarres. Bientôt la langue, fatiguée par cette espèce de culture intensive, se montra moins réfractaire aux mauvais germes et le terrain étant ainsi préparé, la révolution paraissant mûre, les réformateurs pouvaient venir.
Ils vinrent. Les frères de Goncourt publièrent leurs premiers livres, historiques ou anecdotiques, les Mystères des théâtres, la Lorelte, VHistoire de la société française pendant la Révolutionet pendant le Directoire, Portraits intimes du XVIIIesiècle, Histoire de Marie-Antoinette, les Maîtresses de Louis XV, Sophie Arnould, les Hommes de lettres, etc.; et un roman intitulé un peu prétentieusement, En 18...
La variété de ces productions, leur nombre, les styles assez différents que les Goncourt y appliquèrent, révélaient chez ces deux jeunes gens beaucoup d'activité et de curiosité, une certaine impatience de se faire un nom, en môme temps qu'une difficulté à trouver leur voie, une vaste et capricieuse ambition, encore indécise et dispersée. En sept ans, de 1853 à 1860, ils s'étaient attaqués aux sujets les plus divers et avaient accu;mulé un bagage qui eût suffi à plusieurs existences d'artistes. Us avaient rassemblé et mis en oeuvre, dans ce genre de l'histoire anecdotique, auquel ils auraient peut-être dû se tenir, des matériaux assez minutieusement contrôlés, et fait preuve, non seulement d'une rare capacité de travail, mais d'une érudition solide, encore qu'un peu tatillonne, et passionnée plus que de raison, comme celle de tous les collectionneurs, pour le détail intime et familier. Les observateurs sagaces voyaient fort bien, dès lors, qu'ils inclineraient de ce côté un jour ou l'autre, et qu'ils porteraient infailliblement le goût de la petite recherche dans la spécialité, quelle qu'elle fût, que leur préférence aurait définitivement choisie. Ils choisirent le roman et l'y portèrent.
Après Balzac toutefois, et après Flaubert. Madame Bovary est de 1857, tandis que Soeur Philomène des Goncourt no remonte qu'à 1861.11s ont souvent épilogue sur ces dates. Ils ont expliqué que leur prédilection pour l'étude extérieure des types, pour la particularité essentielle où se trahit, suivant eux, tout un caractère, tout un personnage, s'était manifestée bien avant la naissance de Soeur Philomène; qu'ils l'avaient
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érigée en doctrine dès leur premier livre, et ils sont partis de là pour se poser en créateurs du réalisme.
Cette querelle n'est pas encore vidée; mais il est bien difficile d'y attacher une grande importance quand on songe que le réalisme est vieux de trois mille ans, que, dans le passé littéraire de la France, il a fait son apparition, en prose et en vers, plusieurs siècles avant Balzac, Concourt et Flaubert; qu'il n'a d'ailleurs, comme théorie, qu'une valeur de mode et de circonstance, le réalisme n'étant qu'un procédé dont le succès se mesure au talent de l'écrivain qui l'emploie.
Laissons donc là ces questions do priorité. Il est parfaitement certain que, dans la suite de leurs romans, Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Manette Salomon, la Fille Elisa, et dans les drames tirés de leurs romans, les frères de Goncourt mettent sous nos yeux, avec un relief très pittoresque, des scènes et des tableaux d'une vérité, d'une crudité que la critique de leur temps qualifia quelquefois d'indécence. Il n'est pas moins certain que, par une singulière contradiction, la marque principale de leur style est la préciosité, la manière, un effort quelquefois heureux pour ne pas parler comme tout le monde, une absence complète de laisser-aller et de naturel. Cela était voulu et prémédité chez eux le jour même où ils s'élancèrent à la conquête du monde littéraire; mais c'est seulement l'accueil fait par le public à Germinie Lacerteux qui leur inspira l'idée d'infliger à Y écriture française — autrement dit à la langue française écrite, — une métamorphose radicale.
Et comme ils en conçurent le dessein, ils en affichèrent hautement la prétention, dont leur Journal porte à chaque page le témoignage. Ils purent même se persuader qu'ils y avaient réussi, en voyant se grouper autour d'eux, outre des ami3 comme Alphonse Daudet, Flaubert et Zola, une foule de jeunes disciples et de chauds partisans, attirés soit par une conviction sincère, soit par un simple besoin do changement, soit enfin par le bruit que fait toujours, en se fondant, une nouvelle écolo puissamment patronnée, qui promet un peu de renommée à ses adeptes. On se réunissait dans ce fameux cabinet auquel les Goncourt donnèrent le nom do grenier, on inaugurait les soirées de Médan; une réclame un peu excessive et savamment entretenue ne permettait pas au public d'oublier ce second cénacle, aussi bruyant, aussi glorieux que celui de
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60 l_.LA_iLANGpEi JODVEÎ'.LJl.
1830, et le goncourtisme en sortit tout armé. Il prit bientôt les allures d'une religion littéraire, fort intolérante, qui poursuivit de ses colères ou accabla de ses mépris les hérétiques réfractaires à ses dogmes.
Il se crut si bien victorieux pour toujours que, vingt ans plus tard, après la mort de Jules de Goncourt, son frère Edmond crut avoir le droit de revendiquer le triomphe du goncourtisme comme un titre à leur commune immortalité. On n'a pas complètement oublié Chérie et. la Préface de Chérie, bien qu'une vingtaine d'années nous en séparent. Roman et préface firent, •A leur apparition, un bruit énorme. Les fidèles battirent la grosse caisse autour du livre et crièrent au chef-d'oeuvre sans y croire, tandis que les dissidents, trop sûrs de l'aubaine, c'està-dire de la revanche, se contentèrent d'élever quelques doutes sur la durée de ce monument d'orgueil et d'ennui.
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II
Edmond seul. —r Chérie et la Préface de Chérie. — Puérilité du système. — Fabrique de néologismes. — Alourdissement de la langue.— Abus du participe présent et de l'adjectif. — Phrase sans muscles et sans os.— Vaine attaque et malentendu volontaire. — Le style, tel que l'entend et le pratique l'auteur de Chérie, est la négation thème du style, une pure mécanique, un style mort. — Ce que c'^t que le style. — Il y a autant de styles que de vrais écrivains, mais il n'y a qu'une langue française. — Abus et danger d'une trop abondante synonymie.
Chérie et son histoire sont également insupportables. L'auteur victime de sa théorie, n'a visiblement voulu mettre dans ce roman que des choses vues et vécues; mais cette contrainte qu'il s'est imposée l'a conduit à l'opposé de son but. Elle l'a forcé de juxtaposer et d'agglomérer, dans un pêle-mêle sans choix ni discernement, les éléments les plus hétérogènes, dont la réalité est incontestable, mais dont la réunion donne au lecteur la sensation de l'impossible. Le caractère du personnage principal, qui est Chérie, n'arrive pas à se dégager de ce chaos et se noie dans une pénombre irritante, à l'état de vague silhouette. La narration, lente et confuse, est coupée à chaque instant par les réflexions personnelles de l'écrivain, — ce qui est absolument contraire à l'esthétique réaliste, —et quelquefois elle s'interrompt pour livrer passage à des considérations physiologiques presque grossières, en tout cas inutiles, où la médecine peut trouve* son compte, mais où la littérature n'a certainement rien à voir. Le roman, tout à fait manqué, reste inférieur de beaucoup à l'honnête médiocrité contemporaine, et dépasse, çà et là, les bornes de la plus obscène sensualité. Quant au style, toujours très tourmenté et alambiqué, il n'a pas même gardé ce que, dans un de leurs premiers livres, les
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frères de Goncourt appelaient eux-mêmes « la mousse'et le débord d'un vin de souper », l'explosion tapageuse d'un bou? chon de Champagne. Ce n'est plus qu'une collection de locutions et de mots recueillis, rassemblés, inventés avec un contentement enfantin et un entêtement sénile, au hasard de la trouvaille, par un maniaque à qui tout est bon pour grossir sa galerie, et qui presse tendrement des tessons sur son coeur.
Tantôt molle et traînante, tantôt brusque et hachée, la phrase s'allonge en ruban de queue comme l'ancienne période oratoire et classique, ou se brise en courtes notes, prises au passage sur un carnet qu'on videra plus tard dans un livre et qu'on a vidées dans celui-ci. Partout le travail apparaît, et la gêne et la peine, et un mal infini qu'on se donne pour fuir l'expression naturelle et simple, pour étoffer, vaille que vaille, la pensée souvent mince, et pour imprimer à l'observation quelquefois insignifiante un tour singulier et original qui la relève.
Edmond de Goncourt ne s'en cache pas et, dans cette Préface de Chérie qu'il nous présente lui-même comme une sorte de testament définitif, il confesse ingénument que c'est bien le résultat qu'il poursuit, attendu que ni lui ni son frère ne se sont jamais fait une autre idée de ce qu'on appelle le style. Le morceau est curieux et mérite d'être cité parce qu'il nous révèle tout le secret de l'école, tout le programme de la nouvelle langue :
« Quoi ! Nous, les romanciers, les ouvriers du genre littéraire triomphant au xixc siècle, nous descendrions à parler le langage omnibus des faits-divers!
« Non, le romancier qui a le désir de se survivre, continuera à s'efforcer de mettre dans sa prose de la poésie, continuera à vouloir un rythme et une cadence pour ses périodes) continuera à rechercher l'image peinte, continuera à courir après l'épithèto rare, continuera, selon la rédaction d'un délicat styliste de ce siècle, à combiner dans une expression le trop et Y assez, continuera à ne pas se refuser un tour pouvant faire de la peine aux ombres de MM. Noëlet Chapsal, mais lui paraissant apporter de la vie à sa phrase,continuera à ne pas rejeter un vocable comblant un trou parmi les rares mots admis à monter dans les carrosses de l'Académie, commettra enfin, mon Dieu, oui, un
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néologisme, — et cela dans la grande indignation de critique ignorant absolument que suer à grosses gouttes, prendre à tâche, tourner la cervelle, chercher chicane, avoir l'air consterné, etc., etc. et presque toutes les locutions qu'ils emploient journellement, étaient d'abominables néologismes en l'année 1750.
« Hépétons-le,le jour où n'existera plus chez le lettré l'effort d'écrire personnellement, on peut êlre sûr d'avance que le reportage aura succédé en France à la littérature. Tâchons donc d'écrire bien, d'écrire médiocrement, d'écrire mal même, plutôt que de no pas écrire du tout; mais qu'il soit bien entendu qu'il n'existe pas un patron de style unique, ainsi que l'enseignent les professeurs de Véternel beau, mais que le style de La Bruyère, le style de Bossuet, le style de Saint-Simon, le style de Bernardin de Saint-Pierre, le style de Diderot, tout divers et dissemblables qu'ils soient, sont des styles d'égale valeur, des styles d'écrivains parfaits... »,
Halte-là!Nous pataugeons dans le malentendu! Qui donc a jamais insinué qu'il existât un patron de style unique? Quels sont donc les professeurs de Y éternel beau qui, n'ayant pas su faire la différence entre le style étudié de La Bruyère, par exemple, et le primesaut de Saint-Simon, ont jamais nié qu'il y eût là deux styles également dignes de l'admiration des connaisseurs? On nous vante le style, on nous prêche le style ! La Préface de Chérie nous répète à satiété que, s'il y a des romanciers sans imagination, il n'y a pas de romancier sans style. Soit ! Nous n'avions pas besoin de ce sermon, vous catéchisez des convertis; mais do quel style parlez-vous?
Oh! on prend grand soin de nous le décrire : le plus cherché, le plus tiré, le plus maniéré, le plus travaillé des styles ! On nous le dit en propres termes: l'épithète rare, le mot précieux, le bijou artistement ciselé, l'orfèvrerie la plus compliquée, le tourment perpétuel, la tension continue, la maladie du style, la souffrance, la torture, le désespoir, le martyre du style ! Et c'est cela, c'est cette négation même de la nature et de la vie que vous recommandez à vos élèves comme la gloire et le salut du roman naturaliste ! Votre prétention de ne soigner que le mot et la phrase ressemble au ridicule effort d'un calligraphe que ne se contente pas de notre écriture courante, qui
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orne et enjolive ses majuscules, qui dessine des plumes de paon et des nids d'oiseaux dans des M gothiques. Qui donc peut apprécier ces arabesques bêtes? Non ! Votre style endimanché, votre style empanaché n'est pas le style; c'est la méthode Favarger du style !
Le style lui-même ! Parbleu, à qui le dites-vous? Nous l'aimons et le goûtons autant que le plus enfiévré des stylistes. Croyez-vous par hasard qu'une page vraiment belle, c'est-àdire simple, claire, vive, éloquente ou pittoresque, mais point entortillée, nous laisse froids? Le style, c'est l'inspiration, c'est le mouvement, c'est l'entrain, c'est la verve; c'est l'art de donner à la pensée, non seulement le mot propre, mais le tour juste, le tour unique ! C'est le don de la couler instantanément dans le seul moule qui lui convienne, et de la rendre ainsi vivante aux yeux. Ce n'est pas le talent de vider un sujet et un vocabulaire en cinq minutes.
11 y a aussi, à côté des inspirés, quelques joailliers et sertisseurs de style. A côté de Michel-Ange, il y a des Cellini, mais en petit nombre et, il faut bien l'avouer, d'un rang inférieur. Quoi qu'en dise Boileau, un sonnet sans défaut ne vaut pas un long et surtout un bon poème. Il y a une hiérarchie des genres. Une chanson de Béranger, même parfaite, n'est pas comparable à un drame très incomplet de Victor Hugo. Une miniature d'Isabey n'égale pas le Radeau de la Méduse.
On écrirait des volumes sur cette vieille et éternelle question du style où, malgré certaine ironie un peu lourde, Noël et Chapsal n'ont rien à voir. Il y a plusieurs styles et, en cela, Goncourt a raison; il y a presque autant de styles que de vrais écrivains; mais ce qu'il définit dans sa Préface n'a jamais été le style; c'est un amusement, un jeu, une gageure, un plaisir de collectionneur, le bibelot et la chinoiserie du style. Le premier venu peut y prétendre : « Les kaléidoscopes de mots sans idées sont des joujoux d'enfant », dit avec raison M. Emile Deschanel. On n'a pas un style à soi, on n'est pas propriétaire d'un style parce qu'on a inventé des yeux sourieurs, des sourires affriandeurs, élogier des académiciens, allumement au lieu de flamme, bruyance au lieu de bruit, et qu'on a fait pousser à un canards des cacardemenls terribles. Ce n'est pas du style, ou du moins c'est du style ù la portée de tout le monde, du style que le plus méchant écrivain peut se procurer à bon marché, et
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même gratis. Il n'en coûte pas plus, pour s'en passer la.fan» : taisie, que de faire une pirouette ou une culbute SUE le boule* vard. Mais cet exercice n'est point une façon normale de se tenir, et la réputation d'acrobate qu'on y peut gagner ne saurait constituer l'originalité d'un styliste. Enfin cette course qu'on pratique et qu'on nous recommande après l'épithète rare, le tour nouveau et le mot fabriqué, outre qu'elle est très facile, ressemble trop à une papillonne littéraire et à une enfantine manie.
La raison que donne Goncourt pour justifier ses néologismes révèle chez lui plus de conviction que de jugement. Il nous apprend, ou croit nous apprendre, que des locutions devenues courantes aujourd'hui, étaient des néologismes il y a un ou deux siècles, et il en cite deux ou trois, comme suer à grosses gouttes, prendre à tâche, chercher chicane, qui, loin d'avoir une valeur démonstrative, iraient plutôt contre sa thèse. Il y a un siècle ou deux comme aujourd'hui, il arrivait de suer à grosses gouttes. Le mot suer, le mot grosse, et le mot goutte existaient déjà. On n'a rien inventé, on n'a fait aucune violence à la langue en les réunissant, on n'a pas même créé une image, on a tout simplement exprimé, de visu, un état physique qu'il était absolument impossible d'exprimer autrement. Et quelle hardiesse de nouveauté voyez-vous dans l'emploi de cette locution, chercher chicane? Est-ce que chicane • et chercher n'étaient pas depuis longtemps des mots français, et, en les mariant, a-t-on changé leur nationalité, leur état civil?
Il n'y a, dans l'usage qu'on en fait aucune espèce de néologisme; mais quel est donc le grammairien, le puriste, qui a jamais proscrit, d'une façon absolue, l'importation ou la création de mofe nouveaux? On en crée, on en importe parfois d'excellents. C'est une nécessité à laquelle se soumettent toutes les langues; une idée nouvelle ou un objet nouveau appellent, par la force des choses, un supplément de terminologie. Seulement, pour ne pas surcharger la langue, il importe de faire un choix judicieux entre les mots qui réclament lé droit de cité et de ne les introduire dans le dictionnaire que progressivement, au fur et à mesure des besoins, nous dirions volontiers des extinciions»
Goncourt se plaint, dans une noto, que do toutes les langues, la française soit celle qui ait à son service le moins de motSê
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Tant mieux, si avec ceux dont elle dispose elle peut exprimer toutes les idées et dessiner toutes les images! C'est bien le cas de dire que pauvreté n'est pas vice et qu'encombrement n'est pas richesse. Nos grands écrivains excellent précisément, par leur façon de placer et d'entourer un mot, à en nuancer les diverses acceptions et ils y mettent tant do délicatesse qu'on se demande si une synonymie plus abondante leur offrirait les mêmes ressources; en d'autres termes si, ayant sous la main plusieurs mois au lieu d'un seul, pour rendre toute leur pensée, ils arriveraient à lui donner la môme justesse ou la même force. Un mot est pour eux une note de musique .dont ils tirent habilement tout le parti qu'elle comporte et qu'ils varient à l'infini grâce à l'échelle des sous-gammes et des demi-tons intermédiaires.
Quoi qu'il en soit,l'abusdu néologisme est toujours pour une langue une affaire grave, un poids qui la fatigue bien plutôt qu'un renfort qui la soutient. Nous ferons loucher du doigt, par des exemples, les excès où les novateurs sont tombés. Mais il faut d'abord déterminer d'une manière générale l'action que les Concourt, frères inséparables et, «uivant leur propreexpression, inséparés, ont exercée sur la littérature actuelle et, plus spécialement, sur la langue.
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III
Infatuation du goncourtisine. — La vanité et l'intolérance du gendelettre, née de l'orgueilleux dogmatisme des Goncourt. — Impuissance des auteurs contemporains a supporter la critique. -- Thuriféraires et bénisscurs.— Réaction nécessaire. — A quoi se réduit l'oeuvre des Goncourt. — Leurs hésitations. — Leur phraséologie. — Absence complète de naturel. — Hi/.arreric voulue et cherchée. — Difficulté de distinguer entre la langue et le style qui sont cependant deux choses distinctes. — L'afféterie. — Les précieux ridicules. — Leurs réformes. — Résultat final.
I>a Proface do Chérie devint lotit de suite un champ de bataille littéraire. Edmond de Goncourt n'a pas hésité à y chiffrer de sa propre main l'actif, pour ainsi dire, de cette collaboration fraternelle et il en a fait trois parts distinctes: 1° la restauration do l'art industriel du xvinc siècle, principalement en ce qui concerne le meuble; 2° l'invention du bric-à-brac japonais si fort en vogue aujourd'hui (1); et enfin 3° la Création du roman naturaliste enfanté dans le cerveau bouillant des deux Goncourt avec Soeur Philomène et Germinie Lacerteux.
Il convient de glisser ici sur cette singularité, pour ne rien dire de plus, qui consiste à se classer et à so payer ainsi d'avance, à proclamer carrément : « Voilà ce que* m'accordera la postérité ! Voilà ce qu'elle ne peut me refuser sans injustice ! Voilà pourquoi je suis et resterai quelqu'un ! » C'était un soin qu'on laissait autrefois à la critique contemporaine ou, mieux encore, à la postérité elle-même; et, on vérité, il est grand temps qu'un juge autorisé, point pédant, très libéral, mais surtout très libre, fort d'une réputation légitime, fort surtout do son désintéressement et de son expérience, que sais-je? un
(1) La vogue en est déjà un peu passée.
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autre Sainte-Beuve, un critique enfin, cligne de sa fonction, vienne rappeler aux gens de lettres qu'on ne se sert pas ainsi soi-même, qu'il faut attendre le consentement du public, et que ceux qui avancent la main avec tant d'assurance pour anticiper sur la distribution s'exposent à se faire taper sur les doigts. 11 est grand temps qu'on remette à neuf les anciens instruments destinés à cet usage. Où est-il, le critique, le béros qui, bravant toutes les mésaventures, osera délivrer Andromède? Quand viendra-t-il? On l'appelle, on l'attend (1).
Il faut absolument qu'on nous rabatte un peu le caquet et qu'on nous rafraiebisse la tête. 11 faut qu'une main secourable douebe de temps en temps notre amour-propre. Autrement l'infatualion nous abêtit et l'enflure nous lue.
Quelques-uns n'ont pas seulement écrit, ils ont posé. Ils ont créé un genre nouveau en semant autour de leurs ouvrages toutes sortes de révélations parasites. Ils ont inventé ce qu'on appelle aujourd'hui d'un nom terriblement prétentieux, des genèses. Ils ont voulu absolument nous faire assister à l'enfantement de tous leurs romans cl de toutes leurs pièces. On les eût désespérés en leur rappelant qu'il est assez indifférent au public de savoir comment on accouche dans notre métier. Le public ne voit que l'enfant; que voulez-vous que la conception et la gestation lui fassent? C'est votre plaisir ou votre douleur à vous, mais lui! Quel intérêt peut-il y prendre? On l'en a pourtant saturé, on l'a tenu au courant mois par mois et jour par jour. On lui a montré toutes les étapes de la grossesse et tous les progrès du foetus littéraire jusqu'à complète élaboration.
De là une série de livres inconvenants, ridicules, où la vanité inconsciente se montre sous son plus désagréable aspect et qui nous auraient peut-être été épargnés sans ces mauvaises habitudes données à la littérature par les Concourt. Est-il jamais venu à la pensée de Louis Racine de publier une biographie intitulée : Mon père et moi, ou à la pensée de Corneille d'écrire un opuscule avec cette affiche : Moi et mon frère. Aujourd'hui nos Corneilles et nos Racines nous confient les plus insignifiants détails de leur vie intime, et nous expliquent tous
(I) J'ai déjà dit qu'il cxislc; Ils sont niêiiie deux ou trois; mais on n'a l>aî l'air de s'en douter.
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LES RESPONSABILITÉS 60
leurs procédés de travail. Ils nous diraient volontiers de quel bois est fait le lit dans lequel ils couchent, et surtout quelle est la forme de l'écritoire d'où sont sortis tant de chefs-d'oeuvre. Des anciens, des classiques, deux siècles à peine passés, il faut tout rechercher, tout reconstruire, et le moindre document nouveau, la moindroparticularité inédite sur leur vie ousurleur couvre vous pose un homme. Ils n'ont presque pas parlé d'euxmêmes. Les modernes, au contraire, les contemporains ont tout dit d'avance, pour ne préparer aucune torture aux Saumaises de l'avenir.
Ces éternelles confidences nous irritent. Nous no les trouvons pas suffisamment désintéressées. Nous sentons sous ce perpétuel ressassement d'un homme par lui-même, un moi outré, un moi haïssable, qui tourne au fléau. Les écrivains ont toujours été des personnages susceptibles, et voilà qu'ils deviennent des personnages encombrants. C'est trop, mais à qui la faute?
A un certain public, surtout féminin, en tout cas portier» 1, dont la curiosité se délecte aux menues informations personnelles, dans un secret espoir de découvrir que les romanciers sont d'une autre pâte que les autres hommes. Sachez, mesdames, qu'il n'en est rien !
Il n'en a pas fallu davantage pour décourager la critique sérieuse, qui cherche quelque chose au delà de l'anecdote et surtout pour émoustillcr les auteurs. Ce goût que certaines lectrices ont manifesté tout haut de les voir plus qu'en pantoufles les a violemment surexcités. Ils ont flairé comme une nouvelle espèce d'encens qui leur a tourné la tète et dès lors il leur est devenu absolument impossible de ne pas considérer la plus petite objection comme une impertinence. Lo pli d'un»' feuille de rose a exaspéré ces sybarites. Pour donner quoique pointe à vos éloges, pour leur ôter toute odeur de réclame, aviez-vous eu l'attention délicate d'y joindre une remarque innocente, un mot qui relevât le compliment par un semblant de discussion, c'était plus que n'en pouvaient supporter nos sensitives.
Il est temps que cela finisse, car il devient absolument impossible de dire la vérité à un auteur, ou seulement d'insinuer qu'il y a un mot inutile, une petite tache, une imperceptible lacune dans son sublime. La plus timide réserve mise là dans
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son intérêt, uniquement pour faire repoussoir, prend à ses yeux le caractère d'une abominable hypocrisie. 11 semble quo vous ayez empoisonné, avec une longue préméditation, la jatte de lait que vous présentez à ses lèvres.
Il s'en suit (pie les bénissours ont remplacé les critiques et qu'on en est réduit à se demander ce qu'est devenu chez nous le jugement, cette qualité maîtresse de notre esprit, et l'indépendance, cette première vertu de notre caractère. II y avait autrefois une phrase et un nom qu'on retrouve dans tous los recueils classiques, et aussi dans toutes les polémiques littéraires du dernier siècle. C'était la malédiction obligée contre les critiques envieux qui essaient toujours d'obscurcir lo gloire des grands hommes, les Fréron, les Geoffroy, qu'on appelait, dans le langage du temps, des Zoïles. La jalousie des Zoïles ! La noirceur des Zoïles! Vous rappelez-vous? Eh bien, il est permis de croire qu'un bon petit Zoïle, égaré parmi tant de thuriféraires, aurait épargné à Concourt, non seulement la déconvenue que lui apporta sa Chérie, mais les plaisanteries humiliantes sur la posture vraiment extraordinaire qu'il a prise en la publiant. Il faut être à la fois prophète et dieu pour parler ainsi du haut d'un trépied.
Cela dit, examinons sa prétention avec équité. Tout d'abord, co n'est pas un bon signe, ce n'est pas la preuve ((d'une pleine et forte santé de l'esprit » que de s'être ainsi passionné pour les mièvreries du jnponisme et du Louis XV. On se défie, à première vue, do réformateurs qui ont une pareille inclination, et, attardés comme ils le sont dans toute cette mignardise, on les trouve bien peu qualifiés pour réaliser leur troisième prétention qui est d'inaugurer chez nous l'ère du naturalisme. On est convaincu d'avance qu'en dépit do la plus stricte surveillance sur eux-mêmes, ils no pourront faire autrement quo do sortir de leur programme et de manquer sans cesse à leurs principes.
Et c'est bien ce qui leur est arrivé. On connaît la théorie qu'ils ont formulée à plusieurs reprises, avec l'appui d'un certoin nombre do badauds littéraires absolument incapables de la juger, et tout disposés à acheter chat en poche. On a pu apprécier, précisément dans cette Chérie qui en est lo dernier mot, ce système du roman plat, sans épisodes, sans péripéties, sans scènes, dépourvu de « ce bas amusement qui n'attire que les sots »,
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LKS IIKSI'ONSAHILITKS 7!
Découper, au hasard, dans la vie humaine, ot spécialement dans !n partie animale de l'humanité, une trancho.saignante, et la servir telle quelle et toute crue au lecteur, sans parer aucunement la marchandise, voilà bien le romancier goncourliste, comme le dernier des Concourt nous l'a défini. Est-ce notre faute si ce procédé sommaire, qui réjouit l'école, n'amuse pas tout le monde et si ce roman sans queue ni tôle, cette chair informe et pantelante nous plaît moins qu'une suite de scènes logiquement graduées, avec une exposition, un développement progressif et un dénouement?
Ksl-ce' notre faute, d'autre part, si nous aimons la viande légèrement lavée, suffisamment cuite, et même quelque, papillote à la côtelette? Certaines plaies, certaines scories nous répugnent. La peinture du vice no nous choque pas outre mesure, mais nous n'en recherchons pas les aspects immédiatement répulsifs. Notre délicatesse naturelle en fuit les manifestations trop grossières et la malpropreté.
Il faut croire que d'autres les aiment, puisque les auteurs de Germinic Lacerleux, héroïne intéressante, violée dans un raboutai borgne sur des serviettes sales, ont trouvé promptemont c'es imitateurs. 'Fous les goûts, même le goût de ce naturalisme, sont dans la nature. Ce qu'il convient de retenir, en ce moment, c'est qu'il n'a jamais pu être absolument sincère, en tout cas absolument complet, chez des raffinés, amoureux du japonais et du Boule, choses aussi artificielles que la fougère, l'herbotte et la coudrette dos idylles fiorianesques. Aussi s'évadent-ils à chaque instant de leur système pour s'égarer dans ce qu'ils ont appelé la joliesse et même la jolilê. Ils adorent le joli et l'on ne voit pas bien comment le plaisir délicat qu'il leur procure peut se concilier avec les amours do Mlle Lacerteux.
La contradiction est évidente, éclatante, et elle éclate surtout dans leur manière d'écrire, puisque ces naturalistes ont élevé à la hauteur d'un principe l'absence dp simplicité et de naturel, cl que la moindre do leurs phrases semble gaufrée comme une collerette d'ancien régime. Prenez leurs Portraits intimes du XVIIIe siècle. Cela ressemble à une fraise tuyautée à la Henri III. Au reste, dans ce livre, un d^s premiers qu'ils soumirent au jugement du public, on sent bien qu'ils ne sont pas encore définitivement fixés; ils n'ont pas trouvé ni choisi
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leur voie, ils essaient, ils tâtonnent, ils mêlent un peu tous les styles dans une imitation qui sent l'apprentissage, mais avec cette tendance toujours tics marquée a la manière et à l'apprêt. D'un bout à l'autre de leur Préface, ils copient d'abord la prose de Victor Hugo dont une facile étude leur a livré tous les petits secrets. Ils procèdent sans interruption ni repos par phrases coupées, hachées, haletantes, faites parfois d'un seul mot et si visiblement poussives que,lues à haute voix,on no les entendrait pas sans fatigue, même dans la bouche du maître. Ici les extraits et les citations s'imposent, puisque nous sommes à la source de celle langue nouvelle dont le ravage est presque devenu endémique dans notre pays. Il serait fastidieux do les emprunter à tous les livres que les (îoncourt ont écrits dans tous les genres. Mieux vaut les prendre dans deux ouvrages séparés par un long espace de temps, encore plus éloignés l'un de l'autre par la diversité des sujets qu'on y traite, et qui marquent le début et la fin de l'existence littéraire du couple réformateur; d'abord, ces Portraits intimes du XVIII 0 siècle, très suggestifs sous ce rapport, et ensuite cotte Chérie présentée par le frère survivant comme leur dernière profession do foi commune.
Il y a aussi les volumes do leur Journal, très intéressants par les indiscrétions qu'ils contiennent, plus intéressants encore par le jour qu'ils jettent sur le problème de pure linguistique qui nous occupe en ce moment. Certes, la familiarité d'un auto-journal autorise des hardiesses et des fantaisies exceptionnelles; il y faut accorder quelque chose au ton et à la liberté de la conversation courante; mais quand on y rencontre, au lieu d'une plume que l'auteur laisse courir la bride sur le cou, un parti pris de sangle et de collier qui l'étrangle, on est bien obligé d'en tirer la conséquence et de remarquer que, là encore, les réformateurs obéissent à l'impérieux besoin qu'ils éprouvent de refondre la langue dans un creuset à eux ou de la redresser par des procédés orthopédiques de leur invention.
Le principal, ou du moins celui qui leur est le plus habituel et qui a été le plus imité, consiste à créer des locutions nouvelles, des tours et des mots inconnus avant eux, des dérives imprévus et mal fjormés qui ne semblent pas toujours dans le sens, dans le courant naturel de la langue. Montaigne eût dit qu'ils la prenaient à contre-poil et à contre-fil. C'est ainsi —
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I-ES IlESl'ONSARlMTfiS 7:1
nous venons de le voir — que de l'adjectif joli, qui est certainement très joli lui-même, et très euphonique, ils ont tiré non seulement joliesse, mais julilé dont la barbarie no leur a pas survécu. C'est ainsi encore qu'ils ont cru trouver la pie au nid quand ils ont remplacé blond par flave — « un mari (lave » —; par-dessus tout ils ont surchargé leur phrase d'épais néologismes en ment, qui sont bien la plus lourde chose du monde. .Nous avions déjà cette terminaison po.ir la plupart de nos adverbes et ce n'était pas une de nos grâces; ils l'ont donnée à un certain nombre do substantifs pondéreux qui tiennent une place énorme dans leurs livres et s'y allongent démesurément, comme des baquets de marchands de vin sur la voie publique.
C'est à ce système que nous devons « Yenfermemenl dans une chambre » — « Vcnfoncement dans un livre » — « Yallumoment des yeux » — « Yéehevèlemenl des faunesses » — « Y enrage mont jaloux » — « le serpentement, le jarfouillement des doigts » — «le pene/iemenl casseur des chapeaux » — « Yenvolcment empesé » — « le ramassement dodu »; la brnyance, la merveillosité, la vastitude, et mémo la cernure des yeux. Nous avons déjà cité cet infinitif bizarre, élogier des académiciens, qui signifie prononcer un discours do réception académique.
Force est d'en omettre beaucoup, et des plus caractéristiques, on maintenant toutefois — ce qui est lo point capital — qu'il n'y a rien là de « talentueux » et qu'il est loisible à tout gratte-papier d'en faire autant.
Quelquefois la chose tourne au simple amphigouri et l'on perd son temps à dévider la phrase : « Telle était la décoration du salon où se dressait, sur la cheminée, une garniture monumentale, composée d'une statuette de Diane et de deux lampes artistiques coulées dans un métal blanc ayanl l'éclat aveuglant do ce mur de couverts en alfénide exposés boulevard Montmartre. Entre ces tapisseries passées et vieillottes... parmi ces objets d'un art industriel au froid argenteinent des choses de pompes funèbres... de jeunes femmes lasses, aux traits fanés et fripés, des femmes ayant en quelque sorte perdu à leur métier de porte-manteau l'animation humaine, promenaient sur leur dos mort des robes toutes vivantes et toutes lumineuses ».
On a longtemps ri, on rit encore dans l'école 4o l'immortelle phrase du chapeau qui sortit un jour de la plume classique de feu
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ce bon monsieur Potin. Kilo est taillée sur le même patron que celte boutique du grand couturier; elle devient cristalline n côté du portrait de Mlle Molvezin dans Chérie :
« Une force mystérieuse la poussait invinciblement et fatalement vers l'excentrique, l'étrange, le malsain, auquel elle apportait toutefois un cachet original, porsoni! 1; car il existait chez Suzanne Molvezin \n\o intelligence peu ordinaire et nourrie d'une lecture immense, la lecture de tous les livres possibles, mais elle n'avait, dans son butinage désenchanté, extrait seulement (pie l'amertume, les irrespects, les blasphèmes, cl qui avait doté d'un scepticisme de vieillard la toute jeune créature, se complaisant dans les théories du nihilisme, et affirmant, entre deux bâillements splénéliques de sa jolie bouche, qu'il n'y a ni bien ni mal, ni vice ni vertu. »
Mais passons. La coterie a senti peu à peu l'inconvénient de certaine phraséologie et surtout de cet enchevêtrement d'incidentes qui déconcertent et découragent le lecteur; elle n'en a pas trop abusé et s'est réduite heureusement, de ce chef, à une imitation modeste, surtout du vivant du maître, comme si elle avait à coeur de ne pas trop le désobliger. Kilo y a presque complètement renoncé depuis sa mort.
KUe a imité plus longtemps, elle imite encore celle horrible accumulation d'adjectifs et de participes présents qui pèse comme une montagne sur la prose des Concourt :
« Dans la presse, en ces derniers temps, s'est produite une certaine opinion s1 élevant contre l'effort d'écrire, opinion qui a amené un ébranlement dans quelques convictions mal affermies de notre petit monde. Quoi ! nous les romanciers, les ouvriers du genre littéraire triomphant au xix° siècle, nous renoncerions à ce qui a été la marque do fabrique do tous les vrais écrivains do tous les temps et de tous les pays, nous perdrions l'ambition d'avoir une langue rendant nos idées, nos sensations, nos figurations des hommes et des choses, d'une façon distincte de celui-ci ou de celui-là, une langue personnelle une langue portant notre signature...
« Non, le romancier qui a le désir de se survivre, continuera
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à no pas se refuser un lour. pouvant faire do la peine aux ombres de MM. Noël et Chapsal, mais lui paraissant npporlor de la vie à sa phrase, continuera à no pas rejeter un voeablo comblant un trou parmi les rares mots admis à monter dans les carrosses «le l'Académie, etc., etc. ».
Nous en appelons à tous les délicats qui ont le sentiment do la légèreté et de la lluidilé de notre langue, est-il possible d'imaginer une page plus contondante, plus écrasante que ce réquisitoire qui a en outrel'inconvénient de frappera faux d'un bout à l'autre? Les confusions, voulues ou involontaires, y abondent. (v)ue viennent faire ici les grammairiens et leurs règles? La diversion opérée contre eux par (îoncourl ne saurait tromper un coil exercé, (le n'est qu'une fausse attaque. Qui donc lui a jamais reproché cette noble ambition d'avoir un style à lui, d'être, suivant sa propre expression, « un apportour de neuf »? Ce que l'on conteste, c'est qu'il ait atteint son but, et pris les meilleurs moyens pour l'atteindre. On ne s'étonne même pas qu'il l'ait manqué quand on voit à quel point il s'est mépris sur le résultat à obtenir. Que veut-il dire avec son « effort d'écrire »? Nous voici dès le premier mot en pleine lour de Ilabel. Qu'il faille écrire avec soin, c'est une recommandation inutile; mais écrire avec elïorl, peiner et suer pour accoucher d'une phrase soi-disant originale, c'est la plus désastreuse des erreurs et, pour la galerie, le plus douloureux des spectacles.
Oui, il faut que chacun fasse à son stylo une inspection do propreté et même un bout do toilette, comme cela sopassoontro gens do bonne compagnie; mais, do propos délibéré, avec une préméditation continue et une perpétuelle récidive, lui tailler des costumes spéciaux, l'habiller d'étoffes imprévues, extraordinaires, l'affubler d'un bariolage do carnaval, ce n'est plus do l'originalité; c'est en tout cas une originalité trop facile. L'originalité, dans le stylo, est une chose tout à fait spontanée cl, pour ainsi dire, inconsciente. Cherchée, étudiée, apprêtée, ello s'évanouit ot disparaît.
Croyez-vous que les écrivains français vraiment originaux, prosateurs ou poètes, classiques ou romantiques,sosoiont donné tant de mal pour avoir un style à eux? Croyez-vous que Hetz, Mme do Sévigné, Racine, Saint-Simon, Lamartine, Michelet, tous ceux dont la plume semble vivante/tant elle a de passion
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ot <lo chaleur, interne ou externe, se soient ainsi surmenés la cervelle en l'honneur du verbe imprévu ou do l'épithèto rare? Croyez-vous qu'ils nient jamais calculé à froid de petits effets de phrases et de mots? Voilà pourtant ce que Concourt aime et vante; autrement, on tombe, selon lui, dans la banalité du fait-divers, probablement comme Fénelon ou Voltaire dont la prose, aussi calme chez le premier qu'elle est vive chez le second, se refuse volontiers au pittoresque, et se distinguo par une absence d'images qui, si elle n'était signée, passerait aujourd'hui pour tellement incolore que les Aventures de Télémaque et Y Histoire de Charles XII auraient quelque peine à trouver un éditeur.
Co qui a trompé Concourt, c'est une phrase de Joubert, qu'il a mal comprise et derrière laquelle il se retranche. Mauvais rempart ! Lorsque, sur une adjuration pressante de Joubert, Mme do Hcaumont recommandait à Chateaubriand « de garder avec soin les singularités qui lui étaient propres », il s'agissait do singularités, do brotonneries absolument impulsives et inaperçues do Chateaubriand lui-mêmo dans le feu de l'inspiration. On conçoit que, nées ainsi sans le savoir, comme des herbes folles sur des ruines, elles donnassent pointe et saveur au mélancolique orgueil dont elles étaient l'expression. Joubert et Fontancs no les acceptaient qu'à co titre; mais la singularité préparée ot voulue, la bizarrerie faite exprès, la simplicité et le naturel éliminés de parti pris pour faire place à la plus laborieuse étrangoté, c'est la négation même de ce don du style où l'art le plus raffiné a peut-être moins do part que la nature et l'instinct.
De même, lorsque Joubert engage l'écrivain, même attaqué « dans les modernités do sa prose nouvelle »,à y persister et à chanter son propre ramage, il ne fournit pas la moindre excuse à Concourt qui n'a jamais ou de propre ramage et qui s'est fabriqué une voix do tête empruntée à toutes les voix d'alentour. Ce que veut dire ici Joubert, c'est que la fauvette et le pinson ne doivent pas chercher à imiter le rossignol, et qu'un faux rossignol, un rossignol mécanique, reste fort au-dessous d'une vraie fauvette. Quel est donc cette voix, ce ramage, co style que les Goncourt puissent revendiquer comme leur propriété? La vérité est qu'il consiste uniquement en excentricités et en futilités négligeables. Aussi tous leurs élèves l'ont-ils, du
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LKS nKSI'ONSARILITES 77
premier coup, imité el surpassé. Avec tous les ramages connus, en y mêlant des notes impossibles, ils se sont composé une musique hottentoto qui n'a île réellement neuf que sa cacophonie.
Une barbarie, qui no peut même pas se vanter d'être naturelle, tel est le premier défaut, la tare essentielle de la langue que (ioncourt a écrite et proposée à ses successeurs comme un modèle. Mais un vice de style plus frappant encore chez lui et d'ailleurs commun à toute l'école, c'est la prolixité, la redondance. Sous prétexte de pousser l'exactitude jusqu'à ladernière précision et de donner plus de netteté à l'image, ils emploient trois, quatre mots el autant de métaphores, où un seul trait, bien saisi el bien rendu, suffirait. Ils reviennent sans cesse sur leur esquisse primitive pour la retoucher, la compléter, et en ressasser les variantes. Ils ne sont pas contents qu'ils n'aient envisagé toutes les faces d'une idée, et épuisé toutes les figures qu'elle comporte, tous les rapprochements qu'elle éveille. En un mot, ils pressent le citron jusqu'à la mousse avec une telle obstination qu'il faudrait plus d'un volume de citations pour mettre en pleine lumière ce besoin de piocher et do creuser à fond l'observation la plus insignifiante et de lui imprimer, en appuyant, un relief qui la fausse. Grands faiseurs de portraits, ils s'acharnent à graver ce qui doit n'être qu'indiqué, procédant par petites touches ou hachures jusqu'à ce (pie le burin émoussé s'y refuse.
Etudiez, dans son fouillis, ce portrait de Mme GeolTrin :
« Un esprit élevé tout seul, naturel, net, clair, nourri de peu, mais garni par le monde de comparaisons et de réflexions; un grand sens, des idées peu étendues, mais à leur place, toujours prêles et comme sous la main; une tête pauvre, même petite, mais bien faite et parfaitement ordonnée, avec un jugement qui y maintenait toute chose en ligne et à son rang; une âme, ce n'était que raison cette âme ! commandant à tout cela un système et un plan fixe de bonheur sans exigence, fait du repos de tout l'être, et d'un certain consentement de toutes les facultés à la paresse et à la sagesse; une grande économie de soi-même, une grande fuite de tout effort, de toute peine, de tout bruit, de toute fièvre, de toute secousse; une pratique de vie constante, unie, pleine de règles, gardée et affermie do
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maximes et d'axiomes; un je no suis quoi do pondéré, d'assis, do tempéré, le sourire froid el sons grâces d'un coeur égoïste, auquel il serait donné, ayant vécu, do recommencer la vie : voilà lo fond de cette figure tle nuances et do demi-teintes... ».
Vous croyez que. c'est fini et que le robinet va se fermer; pas du tout, il s'ouvre de nouveau à plein jet, et la fontaine coule, comme si les frères de Concourt voulaient absolument donner un démenti aux bergers de Virgile : sal prala bibcrtuil.
« Vieille femme de bonne heure, et de goût plus que d'âge, avec la paix, le débarras et le poli de l'expérience; en tout semblable à la devise de son appartement : « Rien en relief »; indulgente par tiédeur, charitable par mollesse, sachant le public el ménageant l'opinion, clémente au monde, pardonnant à la vie pour ne point être dérangée du train pacifié et régulier de ses pensées; habile à s'effacer, à se taire, à écouler, retirée sur elle-même et poussant par derrière la causerie des autres, jouant des gens comme d'instruments, savante à en tirer le son et l'éclair; lâche en ses opinions, ennemie née des avis forts et tranchés, aimant le milieu en tout; paisible et calme parmi les utopies el les philosophes, et consentant à leur refonte du monde à la condition que lo royaume de Diderot arrivât sans dérangement, sans saut et par une pente; d'une modestie vaine, d'une simplicité recherchée... ».
Attendez et prenez patience, nous ne sommes pas encore au bout; il nous reste même, quoique essoufflés, une côte à gravir.
« Singulière et rare en ses prétentions, se vantant d'ignorance et se refusant jusqu'à l'orthographe; d'une entente admirable dans lo maniement des amours-propres les plus sensibles du monde : les grands seigneurs et les grands auteurs; amie do ses amis, mais amie inquiète, timide, avare de ses pas, ménagère de son crédit, d'un dévouement timoré, les défendant, mais avec manège, sans zèle, en se reployant, et se reculant do leur malheur de peur d'en être toujours; d'humeur donnante bien plutôt que charitable; d'une bienfaisance d'habitude et de
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méthode, et non do mouvement, ni d'émotion; au roslo, n'égarant nul do ses dons,ol nourrissant ooux-làdoul la reeonnaissanoo pouvait être puhli(|uoo( rondro aux bienfaits (|iioli|iio pou d'immortalité, pensionnant l'Encyclopédie ot les encyclopédistes, routant des trompettes, pour tout dire... ».
Certes, le morceau est curieux; on peut tirer l'échelle, on ne trouvera pas dans toute la littérature française, ancienne et moderne, un aussi joli échantillon de rabâchage; mais que do sueurs a dû leur coûter « une tête si chèro » ! domine tout lo portrait est épluché ! Et que de verbiage inutile pour nous apprendre «pie Mme (îeolïrin était une bourgeoise un peu calculée, tlonl la faculté principale fut le tact, on dirait aujourd'hui le doigté.
Est-ce à dire qu'une page aussi artislemenl tourmentée soit sans valeur? Ce serait sortir de la vérité et de la mesure rpie de lui refuser tout mérite; mais il est évident qu'elle ressemble beaucoup plus à la composition d'un débutant bien doue qu'à une toile do maître. Il y a là une profusion, une prodigalité polychrome qui papillote à l'oeil sans (pie le trait saillant se détache,et lesadmirateurs qui s'appliquent à imiter cet éblouissement ne s'aperçoivent pas qu'ils font simplement des copies dans l'atelier d'un bon élève.
Cette critique — il serait puéril do lo dissimuler — s'applique aussi bien au stylo qu'à la langue des Concourt; elle no porte pas seulement sur leur grammaire ou leur syntaxe. En insistant sur ce perpétuel pléonasme, sur cet intarissable flux do paroles qui caractérise d'abord leur manière, il semble que nous sortions un peu du cadre exclusivement philologique où doit se renfermer cette étude. Ce n'est pas la première fois que nous côtoyons cet écueil presque inévitable. Comment faire? On nous accordera qu'il est fort difficile, souvent même impossible, quand on analyse l'oeuvre d'un styliste ou soi-disant tel, de séparer, d'isoler la phrase proprement dite du stylo dont elle constitue le principal élément et d'établir une distinction subtile entre sa structure et sa couleur. Style prolixe, langue prolixe, redondance du mot et redondance do l'idée, en vérité c'est à peu près la mémo chose, surtout chez des écrivains qui ont inventé tout un vocabulaire à leur usage et qui ont l'habitude d'accabler les idées sous le poids des mots.
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Prônons un autre portrait, celui du graveur Le lias :
« Le Has était un graveur, bravo homme, et do la bonne raco des artistes du xvm° siècle.
« Sans éludes, parfois liseurs, mais sans lettres, sans usages, sans manières, formés tout seuls, poussés tout naturellement à la volonté du hasard et de leur intelligence, ils avaient une façon de bon sens neuve, imprévue et libre, un tour d'idée natif, heureux et joyeux. Tout chez eux venait d'eux : leur fortune et leur esprit, un esprit auquel nul n'avait touché et qu'ils n'empruntaient à rien; un esprit rare et propre, loyal, franc, net, un esprit à la grâce de Dieu, do bonne foi et de bonne source, vivant cl bien venu comme un enfant de campagne. Ils pensaient délibérément, à tous risques, ne sachant se taire ni mentir, sachant rire. Ils avaient été doués d'une belle humeur active, d'une imagination ironique et plaisante. Ils avaient reçu, naissants, le don de la comédie des ateliers, le don de cette vengeance rieuse, lutine, enfantine et méchante — la charge — cette drôlerie entre la niche et la farce, qu'on dirait inventée par Aristophane à l'école. Ils avaient été armés de gaité. Venus de bas, de rien, du peuple, montés dans un monde de noblesse et no s'oubliant pas, ils gardaient et défendaient avec la gaité l'orgueil de leur pauvre naissance. Ils sauvaient leur dignité en portant leur liberté partout, en prenant partout leur franc-juger, leur franc parler et leur franc moquer, moquerie fière et haute, avec laquelle, affranchis de la roture, les parvenus du talent apprenaient l'égalité aux grands comme aux riches... »
C'est toujours le même procédé, le pointillage à petits coups doublés, triplés, décuplés, avec une incroyable richesse de synonymie, la phrase ternaire et quaternaire, dans toute la monotone régularité de son allure, « la phrase à trois pattes ». On a là un second spécimen de cette régularité, de cette marche mécanique, que s'est assimilée toute l'école et dont il est impossible de ne pas signaler la raideur dans un livre consacré à la langue nouvelle, à la langue dite moderne que parlent aujourd'hui la majorité des stylistes. Chaque membre de phrase s'y avance, astiqué et compassé, comme un soldat à l'exercice ou à la parade. Et surtout, et toujours, il pivote sur trois mots,
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là où les vieux maîtres n'en mettaient qu'un, plus exact, plus fort et plus expressif à lui tout seul que les trois autres. Les vrais portraits sont synthétiques.
Un tel excès engendre l'afféterie. Pour vouloir tout dire, on finit par trop dire, et par tomber dans le détail minuscule, dans l'infinimenl petit qui appelle naturellement les coquetteries et les mines. Les Concourt ont souvent gâté ainsi leurs meilleures pages. Admirez comment une très fine peinture do l'épicurismo indifférent pratiqué par le monde où vivait Dachaumont finit sur une pointe déplorable où toute grâce et toute naïveté disparaissent : « Ils regardaient de la fenêtre jouer la foi à pile ou face sans parier ». Et de même à propos d'un billet adressé par Beaumarchais à une amie infidèle : « Galant, méchant, battant le respect et l'impertinence, ce billet, l'épigramme à genoux fouettant avec des roses l'Inconstance qui rit dans les bras du Plaisir, l'amour-propre blessé se vengeant et saluant sur le vrai ton du temps et d'un coeur qui sait vivre ce reçu d'un congé d'amour, est de Beaumarchais ».
Ailleurs on nous dira, dans le même style, que l'anecdote historique,
« C'est Clio à son petit lever... Elle a sa cour de conteurs qui écrivent au pied do son lit... Saint-Simon sort de chez elle par la porte d'où sortit le gazetier Loret... ». 1! faudrait tout citer ! Ici, c'est Louis XVI qui écrit une belle et noble lettre « où il semble que la Sagesse se hâte vers la Justice »; c'est l'abbé Le Blanc, Doyen, le bailli de Mesmes, figures secondaires, étudiées à la loupe, mises dans un relief excessif par une accumulation de petites louches superposées, et surtout par un abus de paillette et de vernissage; enfin c'est Dulaurens, l'auteur du Compère Mathieu, « malheureux dont la vie ne fut que tourments, dont l'âme ne fut que tumulte, dont l'esprit ne fut qu'inquiétude... l'enfant perdu de l'Encyclopédie que le scandale a oublié de recommander à la gloire ! »
Cela signifie sans doute qu'il chercha la renommée dans le scandale et ne l'y trouva pas.
Un dernier tableau de genre pour en finir avec cette manière si raffinée des Concourt et en comparer l'artifice à la simplicité d'autres écrivains qui ont placé la même scène dans le même
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cadre. 11 s'agit do cette cueillette des fleurs d'oranger qui fut célébrée, lorsque Chérie parut, comme un des plus gracieux décors de cet étrange roman :
« Deux Illicites montées au haut d'une double échelle, \\\\ drap blanc sous elles, et chacune en main un petit panier d'école, travaillaient à la cueillette do la Heur d'oranger... Les deux filles de la campagne, dont on sentait le corps, libre et nu, sous une camisole blanche et un court jupon, étaient penchées, presque couchées, sur la rondeur des arbustes tondus, en un abandonnement amoureux des membres, et avec îles paresses lascives laissant voir Pallumcmont de leurs yeux brillants dans l'ombre des guissenotes : celle cage de mousseline servant de coiffure sous le soleil aux Lorraines... Dans la chaleur et l'odeur d'Orient de la journée, les deux fillettes, tout en épongeant la sueur de l'entre-deux de leurs seins, causaient en patois, — dans ce parler de caresse et de musique et de l'enfance d'un pays, — causaient de la douceur du premier baiser d'amour donné sur la bouche... ».
Toutes les faiblesses, toutes les illusions littéraires des Concourt semblent ici réunies, alïectation déplacée de sensualité juvénile, peinture bigarrée à notes si discordantes que les deux fillettes du début, avec leur panier d'école,ne semblent pas les mêmes que les lourdes filles de la campagne qui s'épongent un instant après en causant patois, engorgement de la phrase, usage immodéré de Pépithète, travail ultérieur sur des notes incomplètes ou mal prises... Que l'on compare,dans notre riche galerie nationale, deux autres cueillettes du môme genre, celle des Confessions et celle de VA mi Fritz.Le parallèle est facile et concluant. L'avantage reste trop visiblement à Jean-Jacques et — qu'on nous pardonne ce blasphème, ce scandale! — à Erckmann-Cbatrian.
Il faut bien le dire : tout cet apprêt, toute celte recherche do la phrase et du mot n'est pas le signe de ce que les Goncourt eux-mêmes appellent « une forte et pleine santé de l'esprit ». Ils se donnent vraiment trop de peine pour mal écrire, et le naturel, dont l'absence n'est excusable que dans la tragédie ou l'oraison funèbre, leur fait trop constamment défaut. Si la tension qu'ils s'imposent était toujours justifiée par le succès,
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on pourrait à la rigueur s'en accommoder on no l'imitant pas; mais non ! Leur montagne en travail n'aecouehe'souvent que d'une souris et d'une souris truquée.cn carton-pâto ou en sucre. Dans leur monographie de l'abbé d'Olivet, on rencontre un morceau —• tout chez eux est morceau — très curieux, très heureux, et peu s'en faut, excellent :
« Paris était devenu la maison de Philaminte. Il avait « fces femmes savantes »'et ii avait « «les hommes «avanJLs ». Le grec et le latin régnaient, les traducteurs gouvernaient, les restilulcurs de textes tlorissaient,les annotateurs passaient grands hommes, les conseilleurs de sens hommes célèbres. Le latin était la passion, il était la mode du temps. Les Minons ne se faisaient plus lire des comédies, mais du latin mis en français. La contagion passait les mers et gagnait Londres. La princesse de Galles lisait le De nalurâ ileorum. Le monde, le beau monde était en mouvement pour une leçon, en révolution pour une correction. Il y avait des insurrections pour un contre-sens, des batailles sur un monosyllabe, des victoires sur un mol. Il y avait des correspondances entières sur le liane de l'abbé Guyet. 11 y avait des Mémoires,il y avait presque un concile pour le cirai rcs dii'inas de Cicéron. Les attaques étaient vives, les ripostes furieuses. Atteint d'un vers du Poenulus do Piaule,on lançait une phrase de Monius Marcellus. On s'abordait à brûle-pourpoint entre amis : « Gomment prenez-vous le lollemlum d'Horlensius? Et l'on se serait battu à la fin de la discussion si l'on no s'était embrassé. C'était l'âge d'or des scoliastes et aussi des guerres do religion. Huit lettres, un beau jour, faillirent brouiller la ville avec la ville et la cour avec la cour. Il s'agissait du protinus de Tirésias dans Horace. Deux sens, deux partis, deux généraux étaient en présence; d'Aguesseau commandait à la moins grosse armée. Aux Tuileries, un fat accourt, brodé des pieds à la tête, essoufflé, s'essoufflant ; « Réjouissez-vous, monsieur, réjouissez-vous ! (Et il saute au cou de d'Aguesseau) je viens de Versailles; je vous apporte la meilleure nouvelle du monde. — Eh ! quoi donc? — M. do la Loubère se déclare pour votre sens... ».
Un peu surchargé encore, bien qu'amusant et pittoresque. Mais retenez l'aveu : « Paris était devenu la maison de Phi-
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laminto ! » N'y a-t-il pas un moment, un long moment qui dure encore où la maison de Philaminte est devenue le grenier des Goncourt. On s'y enrôlait sur des formules naturalistes; on jurait de sacrifier dans à en et de se battre sur avec, séparé de son complément. Nous aurons bientôt à cataloguer ces sottises.
Les Goncourt nous rappellent, de ce môme abbé d'Olivet, . que sa réception à l'Académie fut un événement littéraire bi'c' 1 parisien. Elle fut très relardée. Il y eut »nu»os sortes de pourparlers et di) négociations pour obtenir qu'il se purgeât un peu de sa bile, et consentit,pendant une heure, à décolérer: « Le jour de son discours vint enfin et sa diatribe contre les corrupteurs du bon goût et les détracteurs de l'antiquité lui gagna l'admiration de Brossette et de tous les Brossetles du temps ! »
Ce n'était pas un suffrage à dédaigner, et ceux qui s'indignent, comme nous, des déformations, des tortures auxquelles on soumet notre langue, non moins que de la mort lento à laquelle ce supplice quotidien la condamne, souhaitent qu'il leur en arrive autant. 11 y a encore des Iirosseltes dont l'approbation sera précieuse dans cette éternelle querelle où, sous prétexte de défendre le présent, ce qui est juste, on se vante de répudier et même d'ignorer notre glorieux passé classique. 11 n'y a pas un an que l'on reprochait amèrement à la ComédieFrançaise de donner un jour, do temps à autre, à Racine et à iMolière.
Il n'était point si sot apparemment, ce terrible abbé d'Olivet, lorsque, sollicité en faveur de Marivaux pour un fauteuil académique, il répondait : « Je ne manquerai pas de lui faire politesse, mais il n'aura jamais ma voix à moins d'abjurer son diabolique style ! » Diabolique, ce joli style do Marivaux, qu'aurait-il dit de celui des Goncourt?
Us ont une tournure de phrase à eux qu'ils ont empruntée, • sans discernement, aux grands écrivains de i'âge d'or, et qui sera plus tard imitée jusqu'à l'abus par M. Emile Zola. Une seule citation en donnera une idée : « Caylus se jette à de laborieux caprices, il se précipite â mille éludes, il se pousse à des talents divers... ». Et, à propos de Mme du Barry, un jour qu'un caprice sentimental l'avait un peu distraite de son habituelle rouerie : « Ce n'est plus qu'une petite fille rangée aux humilités de la tendresse et aux caresses pieuses du billet doux ».
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Une au Ire construction qui no leur est pas moins chère, et que leur a prise également M. Emile Zola, consisto à établir un rapprochement, une sorte de comparaison ou d'analogie entre deux idées ou deux objets différents, au moyen de la préposition de, substituée aux termes habituellement employés pour marquer les similitudes ou les contrastes : « Elle avait Une gailé muette d'ivrogne ».—« Elle avait le bout du nez rouge d'un voleur de chiens anglais... ». Vous saisissez ici |e procédé dans toute sa bizarrerie; il aboutit le plus souvent à fausser, en la généralisant, une observation insignifiante. Les Concourt auront aperçu quelque part un Anglais, voleur de chiens, qui avait le bout du nez rouge, et ils s'empressent d'utiliser celte remarque dans une circonstance qui ne s'y prête ni do près ni de loin. Notons, au passage, que cet esprit d'observation dont ils se montrent si fiers et qui s'impose en effet comme la première loi du roman réaliste, se contente à trop bon marché, sans les vérifications nécessaires. Je trouve, dans Chérie, cette étrange affirmation : « Le nid de merle, le nid le plus mal fait de tous les nids d'oiseaux de l'univers... ». Où ont-ils vu cela? Et pourquoi calomnier ainsi le nid de merle, très supérieur comme architecture, à beaucoup d'autres nids, notamment aux trois ou quatre brins de bouleau sur lesquels l'amoureuse tourterelle se pose pour pondre et couver. Faut-il croire que lo merle sifflent*, auquel des écrivains vexés ont souvent comparé les critiques, a déplu aux Goncourt pour celte raison, et que ses ironies de musicien ont nui, dans leur pensée, à ses facultés d'architecte?
Quoi qu'il en soit, cette façon d'accommoder la préposition de paraît assez naturelle et serait fort acceptable si on usait avec modération des ressources de brièveté et de légèreté qu'elle peut offrir; mais les Goncourt et les successeur** nous en ont tellement rebattus qu'on les reconnaît immédiatement à co signe. Leur prose fourmille de ces comparatifs au point qu'il est inutile d'en donner des exemples. La monotonie en a si souvent frappé nos yeux et nos oreilles, que cette impression désagréable, ravivée par la lecture des romans do M. Emile Zola, demeure en nous à l'état permanent et que sur ce point la contestation est impossible. On peut admirer ce de des Goncourt, on ne peut pas le nier.
Ce n'est pas tout. Ils ont cherché des variantes au mot
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comme, qui est, dans notro langue, l'instrument habituel de toutes les comparaisons : ils ont trouvé ainsi que, qui est moins rapide et qui paraît quelquefois bizarre : « Elle était légère ainsi qu'un oiseau ». Ils emploient de la même façon l'adjectif tel, et leur école s'offre à tout propos ce plaisir enfantin. « Il était armé et harnaché de pied en cap, « tel un bandit ». Ils no s'aperçoivent pas que ce tel convient plutôt au.- longues comparaisons de la poésie épique ou lyrique, dont il annonce ou résumo les pompeux développements, et que ce pauvre comme, répudié par eux, est beaucoup mieux à sa place dans le discours familier et la prose pédestre. Ils ont pareillement imaginé, à l'exemple du maître, de dire un rien pour un peu, et on ne leur ôtera pas de l'esprit que cette substitution est une aubaine : « 11 vient à leurs chapeaux un rien du penchement casseur qu'avaient leurs chapeaux bourgeois, du temps qu'ils étaient sous-lieutenants ». Toute cette phrase sur les vieux militaires en tenue civile esl à retenir. Le il vient, le penchement casseur, ci le un rien, en font certainement une phrase type.
Parmi les petites manies inoffensivos de l'école, il faut encore relover la substitution de l'adjectif au substantif dans des locutions comme celles-ci : « le doux do leur caractère, le dur de leur coeur, nu lieu de la douceur de leur caractère, la dureté de leur camr. Cela ne tire pas à conséquence, et si l'originalité d'un écrivain se jugeait à ces petites inventions, le plus chétif serait original à «eu de frais.
Mais voici une gaucherie plus grave pratiquée par Concourt à tout bout de champ comme on dit, et extrêmement fâcheuse en ce qu elle donne à sa phrase un air archaïque. Est-il nécessaire de répéter que toute l'école l'a accueillie et adoptée avec une sorte d'enthousiasme, qu'elle en a usé et abusé, qu'elle on abuse encore tous les jours. C'est ce tic malheureux qui la porto à substituer,en toulecirconstance.c/j à dans. Il est évident qu'elle trouve ce changement très ingénieux; elle y voit certainement une do ces innovations capitales qui lui donnent le droit de proclamer qu'elle a régénéré la langue. En, vainqueur de dans, esl un des globules du sang nouveau qu'elle lui a infusé : « Le canard poussait des cacardements terribles, en la terreur de l'abandon dans lequel il allait se trouver ».— « Elle avait bien aussi parfois des joies fiévreuses... a disparaître et a se perdre clans un tapage d'harmonie, en lequel elle semblait
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plonger scs mignons coudes nigus, élevés au-dessus do sa tète éclieveléc ». — « Le vieux maréchal la regarde profilée en sa silhouette rigide ». — « Nous allons montrer ce Louis XV en la vie tout entière d'une enfance royale... », etc., etc. C'est par milliers que l'on compte ces petits plaisirs que se donnent Concourt et son écolo avec une importance qui éveille quelque ironie.
Mais prenez garde : ce dans si cruellement sacrifié à son frère, va prendre ailleurs une éclatante revanche. Employé à tort et à travers, et presque toujours détourné de son sens hahituol, chargé d'une fonction qui n'a jamais été la sienne, dans est devenu un des grands chevaux de bataille du goncourtisme. Les exemples en rempliraient des volumes, et il faut se borner, surtout en songeant que d'autres écrivains, du môme cycle, nous obligeront à revenir sur cet étrange procédé :
— « Au bout d'efforts infinis, et en s'y reprenant à plus do dix fois — la serrure était un peu détraquée — elle arriva, dans le battement presque imperceptible des petits coeurs autour d'elle, elle arriva à tirer le boulon do coulisse. »
Cela signifie qu'au moment où l'héroïne se livra à cette opération, tous les petits coeurs de ses compagnons battaient do curiosité autour d'elle.
A la page suivante : « Cette tristesse se dissipa dans la satisfaction de sa vanité de gamine ».
Et un pou plus loin : « Elles se soutenaient de leurs bras passés autour de la taille, dans des enlacements caressants et coquets ».
Et presque aussitôt : « On se met à table dans le grésillement des torches ».
Chez Concourt et chez tous les goncourtistes sans exception, la chose tourne à la scie d'atelier.
11 nous reste à noter, dans ce qu'ils appellent leur écriture, quelques fantaisies ou excentricités du même genre : « Par la porte arrivait, dans une. intonation chatte, cette demande à tour do rôle do chacune des demoiselles : « Veut-on me per« mettre de voir un peu? » On tient ù faire entendre, au moyen de cette intonation chatte, que la curiosité do ces demoiselles minaudait et miaulait. Dans le mémo roman : « Toi, tu es heureuse, fichnment heureuse ! » dit ù son amie une jeune fille qui se
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meurt tic la poitrine, et rien n'explique ce fichument si ce n'est une envie démesurée de tirer l'oeil.
Ailleurs ce sont des inversions tourmentées, à la manière latine, des suppressions de verbe qui n'ont été réussies que par le seul Michelet, parce qu'elles sont chez lui à la fois expressives et instructives, commandées, inspirées par le mouvement même de la phrase. Peut-on dire qu'elles aient ici ce caractère d'inspiration : « Alors donc une obstination à apprendre ces morceaux, une lutte, un travail, où se montrait presque l'entêtement d'une vocation ». Dans la pensée de Goncourl, « alors donc » remplace le verbe absent; mais il le remplace si mal qu'après l'avoir vainement cherché on finit par regretter son absence...
Forger des mots nouveaux par un procédé qui est à la portée de tout le monde, en attachant à tous les termes simples ou composés une queue quelconque, bruyante et lourde;—pousser ce système jusqu'à la gageure et nous vanter, par exemple, « la grâce parmégianesque », c'est-à-dire une grâce — devinez ! — qui procède du Parmesan; — détourner de leur vrai sens quelques locutions usuelles et leur donner une nouvelle acception qui étonne et déroute le lecteur; — adopter et favoriser par une sorte de benjaminisme grammatical, certaines conjonctions et prépositions que l'on substitue, en toute occasion, à celles dont l'usage est le plus répandu, pour s'offrir la satisfaction de ne pas parler comme on parle; — en choisir d'autres auxquelles on fait, dans le discours, une place et un rôle qu'elles n'ont jamais eus, sans qu'aucun besoin légitime cette perpétuelle usurpation; — supprimer le verbe qui est comme le soutien et l'épine dorsale de la phrase; — tomber à chaque instant dans une afféterie que les Goncourt n'eussent pas manqué d'appeler cafhosique et madehnesque, en l'honneur de Cathos et de Madelon; — se réfugier dans la manière sous prétexte de fuir la vulgarité, tout sacrifier à cette conviction que « le public n'estime et ne reconnaît à la longue que ceux qui l'ont scandalisé tout d'abord, les apporleurs de neuf, les révolutionnaires du livre et du tableau, les messieurs enfin qui, dans la marche et le renouvellement incessants et universels des choses du monde, osent contrarier l'immuabilité paresseuse do ses opinions toutes faites... », pensée radicalement fausse ! comme siSophoclo, Raphaël, Racine et Chateaubriand avaient
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eu besoin do scandaliser lo monde pour conquérir son admiration ; — se fatiguer la cervelle pour opérer, dans le langage, do petits changements puérils, qui n'ont môme pas- toujours le mérite de la nouveauté, et auxquels on attache une importance capitale, comme un botaniste qui croirait avoir trouvé le trèfle à quatre feuilles parce qu'il en aurait collé une quatrième sur les trois autres; — en rêver et en faire d'autres, absolument fâcheux, qui allongent et alourdissent la phrase; — abuser de l'adjectif et du participe présent qui en sont lo poids mort; — persuader enfin à des centaines de snobs, stylés par trois ou quatre hallucinés, qu'en mettant ce programme à exécution, ils ont bien mérité de la langue et de la littérature française : voilà ce qu'ont fait les Goncourt, et ils n'ont rien fait de plus. Ils ont embrassé, en toute sincérité, des utopies et des chimères Récriture dont la futilité est le moindre défaut; ils so sont radicalement trompés.sur ce qu'ils appellent le style et, pour s'en faire un qui leur fût personnel, ils en ont été réduits à rechercher, de parti pris, le bizarre et l'excentrique, l'amphigouri et la barbarie.
Qu'ils aient contribué à créer la mode du roman naturaliste, c'est incontestable; mais ilsse sont servis pour obtenir ce résultat, d'un instrument médiocre qui a été plus nuisible qu'utile à leur doctrine littéraire. Ils ont été, eux aussi, « des impatients d'esprit, ils se sont jetés à de laborieux caprices ». On voit bien la peine qu'ils se sont donnée, on voit surtout la torture qu'ils ont infligée à la langue,et le déchet qu'elle en a subi; on ne voit pas le profit qu'elle en a tiré. Ils l'ont tourmentée et persécutée sans l'enrichir, si bien que leur tentative, honorable seulement par sa loyauté, peut se caractériser d'un seul mot : un immense enfantillage contagieux, une variole littéraire !
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CHAPITRE V
SUCCESSEURS ET IMITATEURS
I
La survivance des Ooncourt. — Apothéose démesurée. —■ Conséquences de la réforme. — L'Académie du Grenier. — Fanatisme et intolérance de l'école. Morphine littéraire. — FroissemenU et dissidences. — L'hyperbole étirée en principe. — Idolâtrie, duperie et snobisme.
Telle esl l'oeuvre des frères do Concourt accomplie avec la coopération de tous les agités qui espèrent tirer cuisse ou aile d'une révolution littéraire comme d'une révolution politique. Elle a laissé dans notre langue des traces fâcheuses qui s'effacent peu à peu, mais qui ne disparaîtront jamais complètement. Elle a rencontré devant elle un nombre considérable d'écrivains neutres qui, la croyant inoffensive ou affectant de l'ignorer, no lui ont opposé qu'une résistance passive et ont simplement, pour toute protestation, continué d'écrire en français. Plusieurs ont systématiquement dédaigné ce flot toujours montant qui s'attaquait à la vieille digue do logique et de raison sur laquelle repose la supériorité de notre langue nationale. D'autres ne l'ont pas mOmc aperçu. Tous en portent aujourd'hui la peine, car le goût public a changé et leur écriture parait quelquefois singulièrement pAle à côté de ces rutilances auxquelles i! fallait opposer des armes un peu plus efficaces que le mépris,
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92 LA LANGUE NOUVELLE
L'indifférence de ceux qui avaient l'autorité nécessaire pour parler et se faire entendre ayant laissé carte blanche aux novateurs, ceux-ci ont assez vite recruté cette petite armée bruyante et ambitieuse qui se recommande de leur nom et se rallie à leur panache. Quelques-uns s'en sont détachés. Flaubert n'en a jamais fait partie. Son orgueil solitaire et railleur n'aimait pas les chapelles. Alphonse Daudet, à la veille de sa mort, n'y tenait plus que par un fil; mais le gros do la secte est resté fidèle aux fondateurs et, ainsi appuyés, les Goncourt ont pu lever drapeau contre drapeau et rompre en visière — sans trop désigner les personnes — à l'élite d'écrivains qui jouissaient de la faveur publique à côté d'eux et malgré eux. Ennemis naturels de l'Académie française et généralement de l'esprit académique, ils ont, sans s'inquiéter d'une si énorme inconséquence, fondé eux-mêmes une académie, l'Académie du Grenier.
Ils ont môme eu soin d'assurer, par testament, à celte fondation pieuse les ressources nécessaires pour vivre, c'est-à-dire pour permettre à son comité de faire des chefs-d'oeuvre sans se préoccuper du lendemain. Des amis de la première heure qui croyaient en être haut la main, se trouvèrent, à leur grande surprise, éliminés, supplantés par des ralliés qu'ils jugeaient moins dignes qu'eux-mêmes de cet insigne honneur. D'autre part, deux ou trois académiciens de la promotion initiale ont déjà disparu et les survivants ont eu à les remplacer.
Les choix se font en famille. Cette académie séparatiste vivra-t-elle? Jusqu'à présent elle vit, un peu fermée et renfermée; elle a eu raison, grâce à l'éloquence d'un habile avocat (1), des réclamations portées devant la justice par les héritiers du sang; le testament des Goncourt a été maintenu, et l'école tout entière, enflée de ce succès presque inespéré, se distingue toujours par cette humeur exclusive et jalouse qui excommunie si volontiers les indépendants. A certaines manifestations périodiques on a pu se rendre compte qu'elle avait toujours poussé et qu'elle poussait encore la passion jusqu'au fanatisme. Aucun fondateur de religion n'a été regretté et pleuré comme les Goncourt. Lorsque Edmond mourut, ses adeptes auraient voulu qu'on lui fit des funérailles comme à Victor Hugo. Ils
(1) M. Pntncar6.
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SUCCESSEURS ET IMITATEURS 03
accablèrent d'invectives et d'outrages ceux qui hasardèrent alors contre cette apothéose démesurée la plus timide objection, et le temps même n'a pas calmé leur fureur; ils dénoncent encore au mépris public ces hérétiques endurcis qui continuent à nier — non pas certes l'existence — mais la valeur du goncourtisme et à déplorer l'influence néfaste qu'il a exercée, qu'il exerce encore sur une partie de la littérature française. La malheureuse n'en a pas fini avec cette morphine dont ces deux empiriques l'ont piquée pendant trente ans et qui crève çà et là, en abcès.
Si encore on n'avait pas tenté de nous l'imposer. Si l'on s'était abstenu de nous présenter comme une découverte féconde, comme une panacée infaillible ce qui est un poison mortel !
Quoi qu'il en soit, on a enterré Concourt avec un tel faste que ce n'est plus un écrivain qui a disparu, c'est un soleil qui s'est couché. Sa vieille domestique Pélagie en a eu sa part comme la servante de Molière. Et la voilà bien, l'hyperbole ! Vous avez certainement entendu parler d'une maladie très distinguée que les médecins appellent l'oedème de la glotte : nous l'avons tous. C'est à peine si, au milieu de ce tapage infernal qu'on fit sur la tombe du dernier des Goncourt, deux ou trois journalistes osèrent formuler quelques réserves. Dans l'état d'esprit où l'on vit alors les fanatiques, ce n'était pas une petite preuve de courage. Le bras de plusieurs Ravaillacs littéraires se leva immédiatement pour punir ces héros. N'importe ! Us n'en furent point intimidés. Ils contestèrent l'oeuvre et l'initiative de ce précurseur et surtout ils déplorèrent son influence, en le séparant de son école, de sa cour, de sa suite — de sa queue. En quoi ils eurent tort, car il ne l'a jamais coupée de son vivant et il en reste inséparable après sa mort. La queue protesta, mais à qui la faute? Elle devait bien savoir à quoi elle s'exposait. Des manifestations aussi excessives appellent naturellement la contradiction. Personne ne veut paraître dupe d'une coterie impertinente qui prétend imposer sa loi par des fureurs et des cris. Avant l'enterrement, la réaction avait commencé.
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La juste part du fondateur. — Le dommage que ses disciples lui ont causé. Ils l'ont surfait pour se glorifier eux-mêmes. —■ L'écart entre l'effort déf pensé et le résultat obtenu. — Prétentions insoutenables et revendications légitimes. — Concourt lui-même doute de son oeuvre. — Ne pas confondre la mauvaise queue du goncourtisine avec une demi-douzaine de vrais écrivains qui ont été plutôt gênés que servis par leur fidélité au système. '
Et maintenant, si l'on se borne à soutenir que Concourt — les deux frères ne font qu'un — fut un homme de lettres dans la plus stricte acception du mot, un artiste désintéressé, le type achevé du professionnel convaincu, tout le monde y souscrira; mais on compte beaucoup trop sur la crédulité des ignorants et sur la complicité des clairvoyants, si l'on espère nous persuader que cet orgueilleux manieur de plume fût un homme de génie. Vainement on lui a décerné des honneurs extraordinaires, le bon sens public, en attendant la postérité, établit les démarcations nécessaires entre les grands hommes et Concourt. Le peuple étonné remet Concourt à son plan, sensiblement au-dessous de Flaubert, de Zola et d'Alphonse Daudet.
Ses chapelains s'en rendent bien compte, cl si leur intérêt personnel ne les invitait à protéger sa mémoire comme ils ont défendu sa renommée, on se figure qu'ils abandonneraient volontiers l'une et l'autre aux hasards de l'avenir. On en connaît toutefois qui sont parfaitement sincères et, par conséquent, difficiles à convertir, quoique faciles à réfuter. Ils vous font, pour expliquer l'arc de triomphe élevé par leur innocence à Concourt vivant et à Concourt mort, des raisonnements aussi faibles que passsionnés où leur bonne foi éclate, garantie par
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leur naïveté même. D'autres posent tout simplement pour uno idole à laquelle ils ne croient pas ou ne croient qu'é^ demi, mais qui sert d'échelle et de piédestal à leurs propres ambitions. S'ils ne sont pas tout à fait de ces mystificateurs qu'on appelle familièrement des fumistes, leur culte se mesure au bénéfice qu'ils en recueillent ou qu'ils en attendent.
Ils l'appellent tout haut grand homme, entre eux ganache I
A d'autres époques, ce petit manège ne leur eût guère réussi ; mais ils ont très bien senti où le* bât blesse leur siècle, ils ont vu de leurs yeux que l'art de se faire un nom so réduit à un habile échange de réclames, et que, depuis la mort de Sainte-Beuve, la critique des livres n'existo plus. Ils ont prôné Goncourt pour on être prônés.
Peut-ôtre lui ont-ils fait plus de mal que de bien. L'opinion, quand on lui donne le temps de réfléchir et de se reprendre, rabaisse généralement ceux qu'on a trop élevés, et elle tombe quelquefois dans l'excès contraire, comme si elle voulait récupérer avec usure le surcroit do fortune dont ils ont joui indûment. Ce revirement est à. craindre pour Goncourt et, malgré l'obstination des gôncourlistcs, on entrevoit le jour où sa gloire pâtira d'un déchet immérité. Ceux qui s'y intéressent feront bien, pour lui épargner ce mécompte, de la ramener peu à peu à son point légitime et à son juste niveau — qui n'est pas méprisable*
Quand on a lu tous les ouvrages de Goncourt, ses livres d'histoire ou d'archéologie artistique, ses romans, ses pièces de théâtre, on reste indécis devant l'écart incontestable entre l'effort dépensé et le résultat obtenu. On garde l'impression d'un travail consciencieux et pénible, souvent manqué; en un mot, on n'arrive pas à so fixer sur sa véritable valeur. Cette fureur de réclame qui sévissait à chaque publication nouvelle, ces oh ! et ces ah ! poussés des quatre coins de l'horizon, pour la moindre page, inspiraient aux gens calmes certaines inquié- « tudes lorsque cette malheureuse Chérie et sa Préface révélèrent tout ce qu'il y avait de soufflé et do ballonné dans le goncourtisme, Les écrivains d'aujourd'hui, habiles à changer lé sens des mots et la nature des sentiments, so sont ^bpliqués tout spécialement, depuis un certain nombre d'an*
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96 LA LANGUE NOUVELLE
nées, à jeter un voile sur celle misérable vanité qui est la plaie de la littérature contemporaine. Comme beaucoup d'entre eux en sont atteints, comme elle a pris chez eux un caractère d'épilepsic, comme « ils en puent », a dit un satirique, ils ont entrepris, peut-être à leur insu, par une inspiration spontanée, de tromper le monde sur le mot et sur la chose. Du premier plumitif qui se proclame et se tambourine révolutionnaire, au lieu de railler son outrecuidance, ils vont répétant qu'il s'apprécie, qu'il a une exacte conscience de sa vocation. Faisant un retour sur eux-mêmes et s'avisant de leur ressemblance avec ce faquin, ils appuient son boniment et soutiennent ses fanfaronnades. C'est ainsi qu'ils laissèrent passer celte préface de Chérie sans protester contre des récriminations inconvenantes et des prétentions dont Corneille vieillissant et délaissé eût désavoué l'excès.
Relisez-la. C'est une page sombre, toute remplie d'une amertume que l'auteur ne cherche plus à cacher. On y remarque un grand découragement et, pour tout dire, une sorte de dépit d'avoir été supplanté par d'audacieux usurpateurs, dans la voie qu'on avait soi-même ouverte, la douleur d'un Christophe Colomb devinant qu'il.ne donnera pas son nom à l'Amérique; enfin un sic non vobis désespéré qui s'attache visiblement à la renommée, à la chance de Vespuce-Zola.
C'est probablement à cette date que M. Emile Zola fut rayé de l'Académie des Goncourt et que, soupçonnant cette radiation, il désira entrer dans une autre compagnie, moins amovible, où l'on ne vous raie pas. Quel fut le motif de cette bizarre disgrâce? Probablement un froissement d'amour-propre, une jalousie sourde; mais voyez-vous d'ici ce distributeur de gloire qui fait des académiciens avec %ses nerfs? Son grenier n'est plus qu'une étroilo cabine qui s'ouvre exclusivement à des gens de son bord, à des fidèles que la moindre tentative d'émancipation expose à une accusation d'hérésie, à des camarades, surtout à des élèves.
Et quels élèves ! Quand on rencontre dans le nombre un Alphonse Daudet — si supérieur au maître — on applaudit. Mais d'autres noms vous déconcertent. On ne fait pas une Académie avec du sentiment. Un des préférés fut.M. Huysmans qui depuis s'est converti au catholicisme le plus fervent, en même temps qu'à l'écriture naturelle et au style simple. Gon-
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court vivant le renierait. Il faisait alors des portraits et des tableaux de genre, des quadri, qui attiraient les regards, celui-ci notamment, tiré des Soeurs Vatard : « Il s'ouhaitait do faire du navrement un repoussoir aux joies. Il aurait voulu étreindrc une femme accoutrée en saltimbanque riche, l'hiver, par un ciel gris et jaune, un ciel qui va laisser tomber sa neige, dans une chambre tendue d'étoffes du Japon, pendant qu'un famélique quelconque viderait un orgue de Barbarie des valses attristantes dont son ventre est plein ! »
Voilà un souhait bien compliqué. Son Japon nous avertit que c'est un souhait goncourtiste. Etranges mandarins pour qui l'heure du berger ne peut sonner qu'à un cadran japonais ! Et Goncourt est leur père à tous !
Mais rendons-nous compte aussi de ce vent d'orgueil qui l'a emporté? Il n'est pas le seul, ni le dernier, ni le plus hardi, qui se soit ainsi proposé spontanément à l'admiration publique; on l'y invitait, on l'y conviait de toutes paris. L'entourage lui a tant répété qu'il était incompris et sacrifié qu'à moins d'avoir la vertu d'un saint, il devait finir par se considérer comme une victime. N'oublions pas que d'illustres patrons ont longtemps monté la tête aux Goncourt. Les Lettres à la princesse témoignent, en maint endroit, de la faveur et de l'appui que les auteurs d'Henriette Maréchal trouvaient dans une petite église où la critique, abdiquant devant l'amitié, attribuait la chute do cette comédie aux préventions bourgeoises d'uno cabale de philistins (i).
D'autres que Goncourt, avec des cautions moins solides, accusent tous les jours l'injustice ou l'indifférence de leurs contemporains. Que de grands hommes méconnus ou soidisant tels ! Du cèdre à Physope un penchant nous pousse, lorsque la fortune trahit notre espoir, à nous plaindre de la sottise, voire de l'ingratitude des hommes. Goncourt s'en plaignit jusqu'à son dernier soupir. Il convient de passer l'éponge, une éponge sans fiel, sur cette grande blessure qui se découvrit un jour si ingénument.
(I) Il y avait bien un peu de cela dans 1'aITalrc; mais, depuis celte chute mémorable, l'Odéon a rcpri3 Henriette Maréchal devant une salle animée de sentiments contraires, et s'il faut reconnaître que la pièce n'a pas fait scandale, il serait téméraire de prétendre qu'elle a sérieusement réussi. Le succès de Germinie Lacerteux, quoique molns^dispUté, n'$ été ni plus complet ni plus franc. /.< <\\ \, , x
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08 LA LANCUK NOUVKLtE
On peut aujourd'hui parler des Concourt avec uno liberté absolue. On a le droit de dire qu'il est tombé quelques pierres, et même plusieurs pans de mur, d'un monument dont on a trop surfait la solidité et la hauteur. Il en restera uno velléité, une tentative, quelques pages intéressantes perdues dans l'inondation naturaliste. 11 en restera surtout l'honnête et puro réputation do deux vrais littérateurs, la noble collaboration de deux intelligences jumelles qui ont sincèrement aimé et cultivé l'art d'écrire. Malheureusement, ils l'ont altéré et corrompu.
Sans compter que leur écolo continue à faire des siennes. Elle multiplie les défis et les bravades. Nous aurons bientôt à y revenir dans un chapitre spécial, où l'on pourra mesurer la distance parcourue entre lepoint dodépartet le point d'arrivée, entre Goncourt et Lombard.
Si nous avons donné à cette étude sur Goncourt uno étendue qui peut sembler excessive, c'est précisément parce qu'il est le vrai coupable, ayant embouché le premier la trompette révolutionnaire, alors que toutes les barrières étaient franchies et toutes les bastilles prises depuis longtemps. Il a tout bouleversé, tout disloqué. Il a dénaturé, de parti pris, la langue française, il en a méconnu tout ensemble la noble simplicité et l'ingénieux mécanisme; il l'a égarée, dévoyée, et surtout il en a fait une de ces mixtures sans nom et sans sincérité que des négociants dépourvus do scrupules substituent dans leurs laboratoires au pur vin français. Tout y est truqué, fabriqué, et, l'habitude étant prise, ce mauvais commerce n'est pas près de finir. Comme il a émoussé l'ancienne délicatesse de notre goût, il abuse, pour écouler avantageusement ses produits, des facilités que lui assure cette anesthésie intellectuelle, et le succès qu'il obtient devient une tentation pour de nouveaux falsificateurs.
En réalité, les Goncourt n'ont été que des précieux, mais des précieux glorifiés. Lorsqu'on étudie d'un peu près Ja langue qu'ils ont écrite et recommandée, quand on réfléchit à l'idée qu'ils s'en faisaient, et surtout au petit programme qu'ils ont eu la précaution d'y joindre pour que personne ne s'y méprît, on s'aperçoit assez vite que la djfîére^cp n'e$t pas, très sensible entre leur prétentieuse coquetterie et les minauderies littéraires des deux demoiselles de qualité à qui Jodelet
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et Mascarillo font si vertement la leçon. Nous en avons multiplié les spécimens, nous les multiplierons encore, estimant que c'est tout notre livre et qu'il n'y a pas ni meilleur repoussoir, ni plus efficace préservatif. Mais il faut d'abord fairo a chacun sa part et indiquer dans quello mesure d'autres ouvriers ont travaillé parallèlement à la même oeuvre (1). Il en est un dont le nom se présente immédiatement à l'esprit et que la critique a d'ailleurs pris l'habitudo d'associer aux Concourt dans cette révolution encore plus grammaticale que littéraire : c'est M. fimilo Zola.
(1) Je tiens Ici à faire une exception formelle pour MM. Mirbeau, Descaves, Huysmans, et pour tout le Grenier. Ses membres ne sauraient être visés dans un livre où la critique a la prétention d'être juste. Ce qui est vrai, c'est qu'ils n'avalent pas besoin de s'enrôler, de s'affilier. Leurtalent les en dispensait. On ne se fait pas élève quand on est maître.
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CHAPITRE VI
LA CONCURRENCE
I
M. Emile Zola et sa manière. — La brutalité des Idées et des sentiments engendre la brutalité des mots. — Toutefois M. Emile Zola a eu pour la langue un respect relatif que ses imitateurs n'ont pas imité. — Le grossissement et l'hyperbole, signes de pauvreté. — Les infiniment petits. — L'observation au microscope. — Quelques extraits. — Le .ableau du Orand-Prix dans JN'ana. — Le principal procédé de M. Emile Zola consiste a changer les objets inanimés en objets vivants,
Notre travail no comporte ni une analyse des ouvrages de M. Emile Zola, ni un jugement sur le genre qu'il a choisi. Son talent, la place qu'il a prise dans la littérature d'imagination, la direction qu'il a imprimée et la couleur qu'il a donnée au roman contemporain ; enfin l'impulsion communiquée par lui aux satellites d'importance diverse qui se sont mis à graviter dans son orbite appellent des controverses qui demeurent en dehors de cette étude. D'autres diront si son action a été bienfaisante ou pernicieuse et, aussi bien, l'heure n'est pas encore venue d'établir le bilan définitif de cette école naturaliste dont M. Emile Zola fut le chef après Goncourt, et plus que Goncourt, encore que ni l'un ni l'autre n'aient le droit de s'en proclamer les créateurs tant que vivra le nom de Balzac. Il s'agit ici tout simplement de rechercher dans quelle mesure, ou plus exacte-
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103 . LA LANGUE NOUVELLE
mont Yécriture, la touche do M. tëmilo Zola a contribué à cotto adultération profondo do la languo françaiso quo nous étudions en la déplorant.
Co n'est pas qu'il n'existo aucun rapport entro les sujets quo traito un auteur et Pécrituro qu'il y adapte, entro les personnages qu'il met en scèno et ses propres habitudes do langage; en un mot, entro les choses qu'il raconte et la façon dont il aimo à les raconter. On n'imagino guôro qu'il puisse en aller autrement. L'aventuro déteint sur celui qui la narre. Quand il parle en son nom personnel et que la description ou lo récit succédant au dialogue engago sa responsabilité, il a peino à s'abstraire de Pentourago qu'il s'est donné à lui-mêmo, do co qu'on appelle aujourd'hui l'ambianco.
C'est co qu'avait très bien saisi, il y a près d'un demi-siècle, un des écrivains les plus originaux do co temps, J.-J. Weiss, qui ne fut pas de l'Académie, qui désira en être et qui, incapable des précautions et des ménagements nécessaires, fit tout pour n'en êtro pas. Il publia un article do rovuo intitulé la Littérature brutale où il démontrait comment la brutalité des idées et des sentiments engendre naturellement la brutalité des mots et par qiièlle surenchère de violence là langue so perd. 11 en voulait à Dumas fils de diro : « Il a raté sa vie », au lieu do : « Il a manqué sa vie », et, suivant les étapes successives d'une langue où l'on appelle aujourd'hui désespoir co qu'on appelait autrefois déplaisir ou ennui, il prédisait à quel degré de grossissement, voisin de la grossièreté, elle serait amenée par des concurrents avides do se surpasser les uns les autres en réalisant la devise du légendaire Nicolet : « Do plus fort en plus fort I »
J.-J. Weiss avait raison. Dumas fils, à qui on no songe pas assez quand on remonte aux premières origines du naturalisme, fut un des premiers outranciers de la languo française; mais que nous sommes loin de Dumas fils aujourd'hui j
On a bien vu quelquefois, surtout au xvitife siècle, des auteurs très habiles à glisser sans appuyer, qui excellaient à ne point trop effaroucher la gaierie en offrant aux amateurs des histoires et des scènes plus que galantes. Ëst-il nécessaire de rappeler le Sopha, Faublas, les Égarements de Julie, et même Manon Lescaut, écrits dans un français très alerte, mais en mémo temps très pur et très honnête, où rien n'offense de ce
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LA CONCUMIKNCE 103
qui, présenté moins légèrement, mirait toutes les chances do déplaire et do choquer? Mais co ton est perdu, ot il sauto aux yeux que personne ne s'appliquo à retrouver le secret do cette gracieuse polissonnerie; l'école naturalisto so vanto do diro crûment les choses crues ot do peindre grossièrement les spectacles grossiers; ce n'est plus seulement à l'esprit, c'est aux yeux qu'elle s'adresse. Ello mépriso les feuilles do vigne. Ello so prévaut d'une incongruité naturello quo rien n'arrêto ni n'offense. On ne s'étonnera donc pas si les libertés quo M* Êmilo Zola a prises avec la décenco Font amené peu à peu à on prendre de semblables avec la langue. Il faut cependant lui rendro cetto justice qu'il s'est montré à son égard beaucoup moins audacieux quo la plupart do ses successeurs et do ses élèves. Il n'a pas créé plus d'une douzaine do mots nouveaux. 11 a simplement mis à la mode quelques tournures ou expressions sans importance, mais dont il a poussé l'usage jusqu'à l'abus. Cela est innocent ! Co qui l'est moins c'est d'avoir frappé la phrase française dans sa structure même, do l'avoir souvent disloquée et comme désossée, par la suppression du verbe ou par l'emploi excessif do l'ablatif absolu, surtout do l'avoir alourdie par une consommation oxagéréo des adjectifs et des participes présents qui sont — tous les fins stylistes l'ont remarqué, — le plus pondéreux des bagages.
Nous allons passer en revue ces fêlures quo M. Émilo Zola — dont l'originalité et la maîtrise sont ailleurs — a faites, do propos délibéré, à notre langue nationale et montrer l'ébranlement qu'elle en a ressenti. Elles sont visibles aussi bien dans ses premiers livres que dans les derniers; plus graves pourtant à mesure que sa réputation croissante semblait lui créer des droits.
Tout d'abord cette affectation do violence qui est commune à toute l'école, cetto appréhension de ne jamais paraître assez fort, et cette habitude répandue partout aujourd'hui do grossir le traita de fausser l'expression en l'exagérant.
Cette outrance que nous avons' déjà caractérisée sous son vieux nom d'hyperbole, est la plaie de toutes les littératures modernes. Ello s'explique et s'excuse par l'usure des langues, par leur appauvrissement progressif, par le frottement et la consommation journalière des mots. L'écrivain n'en trouvant plus qui soient à l'exacte mesure de sa pensée, va en chercher
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dans une échelle supérieure, il bouche les trous do son vocabulaire avec do grosses étoupes qui deviennent bientôt l'étoflfo à la mode, une étolTo très voyante, d'une couleur criarde, audessous de laquelle le style no peut plus descendre sans paraître plat et gris.
C'est ainsi qu'on habitue le lecteur à ne plus aimer que l'excessif. Après un certain temps do ce régime, on peut être assuré qu'ayant perdu peu à peu le sentiment des délicatesses, il préférera toujours la force à la grâce; que la justesse, la propriété des termes, et même la simple élégance, l'atticisme, auront peu de prix à ses yeux; qu'il n'appréciera plus que les grands éclats, les coups do massue, comme le buveur d'oau-devio chez qui toute finesse de dégustation s'est émousséo, et dont le palais brûlé no trouve plus do saveur qu'au vitriol. Il semble bien que le roman français, notamment, s'achemine aujourd'hui vers l'alcoolisme et le tord-boyaux.
Il s'en corrigera sous peine de mort, car on arrive très vite au bout de cette soi-disant énergie, qui n'est qu'une ivresse, et, en réalité, une faiblesse. Il s'apercevra qu'en cédant à cette mauvaise habitude du gros mot, c'est-à-dire en employant toujours les termes les plus violents pour peindre les objets et exprimer les sentiments, on tombe bien vite dans la parodie et la charge. La tendance du roman contemporain à étudier scientifiquement l'infini détail d'un caractère ou d'une passion contribue à lui grossir ainsi la réalité et l'expose à subir l'influence de ce môme grossissement lorsqu'il s'agit de la repro. duire. Il la reproduit telle qu'il la voit et il la voit mal, parce qu'il ne l'examine qu'au microscope ou à la loupe. Quelquefois, au contraire, il lui plaît de changer son optique et de la regarder par le petit bout de la lorgnette, qui ne peut lui donner que de fausses images. Vous avez dû voir, dans quelque jardin bourgeois, ces boules de métal, miroirs bizarres dont la sphéricité vous allonge ou vous raccourcit suivant la distance qui vous en sépare. Toutes les écoles modernes sans exception usent de ces infidèles réflecteurs qui les jettent immédiatement hors de la proportion et de la vérité.
Les naturalistes s'extasient devant le tableau du GrandPrix de Longchamps dans Nana : « Lorsque le soleil, sous les coups de vent, reparaissait au bord d'un nuage, une traînée d'or courait, allumait les harnais et les panneaux vernis,
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LA CONCURRENCE 105
incendiait les toilettes, tandis quo, dans cctto poussiôro do clarté, les cochers, très hauts sur leurs sièges, flambaient avec leurs grands fouets... »
Ainsi voilà les toilettes incendiées et les cochers qui flambent. Ce n'est plus un Grand-Prix, c'est un autodafé.
Un peu plus loin : « Une anxiété fouettait la foulo... » Mo traitera-t-on do pédant si j'affirme qu'une anxiété oppresse et ne fouette pas ! Pour vouloir être trop vive, l'imago est fausse. Loin de fouetter la foulo, la curiosité haletante la clouerait plutôt sur place. On no la fouette vraiment qu'avec le péril, la peur, le sauve-qui-peut, qui lui met des ailes aux jambes.
Dans le Docteur Pascal, nous retrouvons ce môme flamboiement si cher à M. Emile Zola : « Il était comme transfiguré (le docteur), soulevé d'une telle passion que, sous ses cheveux blancs, dans sa barbo blanche, son beau visage flambait do jeunesse, d'une immense tendresse blessée et exaspérée. » Un écrivain ordinaire eût dit simplement rayonnait et il aurait eu raison,
Car on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens, Mais aux yeux des vieillards on voit de la lumière.
C'est Victor Hugo qui l'a dit. Chez M. Emile Zola, tout prend feu, tout flambe et flambe toujours.
Il serait facile, comme pour Concourt, do multiplier le3 exemples; mais mieux vaut renvoyer aux romans do M. fêmilo Zola, dont chaque page est remplie de ces excroissances métaphoriques. Elles sont proprement son style même, très musculeux, mais avec dos affectations de biceps. Elles donnent l'idée d'un corps gras et charnu, mais encore plus osseux et dont, par un phénomène bizarre, les os perceraient la peau.
Un des procédés de M. Emile Zola (car chez lui tout est procédé réfléchi et volontaire) consiste à animer tous les objets, à leur communiquer une sorte do vie intense et personnelle qui leur permet do jouer un rôle actif dans ses romans. Cette étrange faculté do visionnaire va chez lui quelquefois jusqu'à en faire des êtres doués d'intelligence et de pensée. C'est surtout aux mobiliers et aux appartements qu'il donne cette âme artificielle, automatique, destinée surtout, ce semble, à vivifier sa phrase elle-même. Il en tire des effets puissants, mais trop fré-
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rjuonts pour qu'on n'y sente pas lo systèmo et In marquo do fabrique, répétée jusqu'à l'abus.
Lorsque parut Pot bouille, toute la critique en fit la remarque et adressa un salut ironique à ce fameux escalier autour duquel l'action tournait comme s'il en eût été lo personnage principal, le vrai béros. Mais co n'est pas seulement dans Pol-bonillc qu'on rencontre des escaliers et des mobiliers vivants. Fidôlo à son idée quo la nature morto doit avoir sa juste intervention dans les affaires bumaines, M. Emile Zola en a mis partout. Et il les fait mouvoir presque toujours do la même façon, au moyen d'adjectifs énergiques et de verbes excitants, qui ne brillent pas d'ailleurs par la variété : « Tomber à... retomber à... couler à;;* glisser à...»,etc. <<La salle entière vacillait, glissait à un vertige... » — « Cette salle si ebaudo, si bruyante, tomba d'un coup a un lourd sommeil...» — «Lo salon s'ensommeillait...». El tout cela dans l'espaco do quelques pages qui trabissent la préoccupation de l'écrivain, l'obsession du styliste.
Un peu plus loin, vous lirez que, sur la rue, « la façade dormait, bauto et noire... »; que « l'hôtel retomba à un grand silence »; « qu'une lourd silence tombait dans l'ombre do la salle ». Le silence a une attitude spéciale dans les romans do M. Emile Zola, il tombe toujours. Autrefois, quand on avait besoin de lui, on le faisait régner : iV régnait, souvent il planait; les romanciers do l'école naturaliste* à l'exemple du maître, lo font tomber, le condamnent à une chute perpétuelle. Ailleurs, c'est « une pente qui dévale jusqu'au chemin do fer »; là, « un étouffement résineux » qui, lui aussi, tombe des branches, et cet étouffement fait concurrence à ce silence qui tombe toujours. Et la paix, soeur du silence, pareillement : « la paix souveraine », « la paix moite », « la paix morte »* Jalouse do son frère, elle no veut pas être en reste, elle tombe comme lui; rarement elle se contente de descendre, c'est un mouvement trop doux pour elle... « Ici tombait une mélancolie.;. » — « Cetto chambre avait comme une pitié navrée et recueillie... ». Notons, en passant, que ce navrement (le mot est cher à Goncourt, à M. Émilo Zola et à tous les zolistes) ne se concilie guère avec lo recueillement. Ce sont deux états d'âme fort différents et presque aussi loin l'un de l'autre que le désespoir et la méditation. A chaque instant les écoles contemporaines mêlent ainsi à leurs artifices d'écriture des impropriétés psychologiques dont elles ne pa-
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LA CONCURRENCE 107
raissont mémo pas so rendre compte. On no leur on voudrait pas trop do leur oITort pour animer les choses inertes et prêter mémo aux escaliers des sentiments ou des passions en rapport avec les nôtres, si la réalité dont ils so réclament n'avait là moins do part quo l'imagination :
Objets inanimés, avez-vous donc uno âme Qui s'attache à notre âmo et la forco d'aimer?
Lamartine so lo demandait, mais cotto imitation lamartinienno no laisse pas quo d'étonner chez des écrivains aussi fortement épris do vérité. C'est une méthode d'écrituro qui juro avec leur programme.
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H
Truquage littéraire. — Machinerie et fabrique. — Tics et manies. — La joie
d'écrire. — L'art pour l'art. — Enfantillages de plume. — Tour laborieux
[ de la phrase. — Répétition volontaire des mêmes mots et des mêmes
images. — Portraits trop appuyés. — Encore en et dans. — Résumé du
système.
En littérature, comme en art, tout ce qui est trop visiblement machiné, agace ou ennuie. Une école nouvelle ne peut vivre que sur un programme et un systèmo; mais encore faut-il qu'elle ne paraisse point trop uniformément systématique, quo chacun de ses mots, que chacune de ses phrases no soient pas calculés comme un prospectus; qu'enfin elle no multiplie pas outre mesure ses étiquettes. Autrement le lecteur s'offense do ce parti pris perpétuel qui est la mort de l'inspiration et qui nous montre l'écrivain, assis devant sa table de travail et se frappant le front pour obéir à l'espèce de mandat impératif qui résulte de la profession de foi commune.
Un auteur, comme M. Zola, sans échapper complètement à cette contrainte, arrive à s'en débarrasser et surtout à dissimuler la gêne qu'il en éprouve. Cependant il a bien, comme les autres, ses manies et ses tics. Vérité, réalité, nature, ces grands mots, cette triple formule quasi sacramentelle, dont il jure ne ne point s'écarter, laissent place, dans son style, à beaucoup de petits procédés artificiels et conventionnels, où se trahit le vice irrémédiable de toute l'école moderne, la fabrique. Étant admis ce principe qu'il ne faut jamais prendre la plume sans avoir quelque chose à écrire, la plupart de nos stylistes contemporains montrent trop souvent que l'écriture est pour eux
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LA CONCURRENCE 109
un amusement,un exercico auquel ils subordonnent assez cavalièrement la pensée. Tous, en un mot, se rattachent a cetto écolo do l'art pour l'art, qui a bien sa valeur lorsque la puissance créatrice d'uno littérature a diminué, mais qui no peut fleurir que dans uno époque do décadenco lorsque lo goût du raro a succédé à l'amour du beau.
Certaines locutions quo M. Emile Zola semblo affectionner, et qui tranchent sur lo langage courant, ont été visiblement choisies par lui, peut-êtro après délibération dans un comité d'amateurs. Si naturalisto qu'il soit, elles no lui sont pas venues naturellement comme ces trouvailles et aubaines où so reconnaissent les grands écrivains d'inspiration, les stylistes spontanés. Il les a inventées et lancées pour so donner uno couleur originale qui lo désignât du premier coup aux regards do la foule. Elles flottent et claquent au vent do sa plume commo des casaques do jockeys, ou, si l'on préfère uno comparaison moins moderne, elles ressemblent à cet énorme panache blanc qu'Henri IV avait attaché non seulement à son casque, mais à la tête de son cheval, pour assurer un point do ralliement à ses escadrons pendant la bataille d'Ivry. C'est uno grande enseigne calculée et disposée pour frapper la vue.
Ainsi lorsque M. Émilo Zola écrit : « Du monde entrait... » et, à quelques lignes d'intervalle : « Du monde sortait, du monde descendait toujours... », au lieu do dire, comme les simples mortels qui n'aspirent point à la mission de réformateurs : « il entrait, il sortait, il descendait du monde », nous sommes bien obligés de voir qu'il attache à cette inversion pénible uno importance capitale; qu'elle répond, dans sa pensée, à un des principaux articles du programme, et qu'elle a été longtemps élaborée, pesée, étudiée, entre les principaux représentants do la doctrine — à moins cependant qu'il n'en soit lo seul inventeur.
Elles abondent, chez M. Emile Zola, ces façons de parler laborieuses, qui semblent avoir été imaginées par haino du langage usuel et par un besoin de ne pas s'exprimer commo les simples mortels. Il veut qu'on lo distingue au costume qu'il revêt, à l'écharpe qu'il porte. Mais il en a d'autres qui, pour être moins singulières, n'en attirent pas moins l'attention par l'abus qu'il en fait et l'incessante répétition que, do propos délibéré, il s'en impose à lui-même pour les faire péné-
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trer dans notro esprit. Elles reviennent constamment dans ses" descriptions do paysages comme dans ses peintures do moeurs, et qui do nous n'a souri en rencontrant, par exemple, à chaque pago de ses romans, son idiotismo favori : le coup de Jolie, le coup de lumière, le coup de chaleur, le coup de passion, et uno multitudo d'autres coups, comme si tout, dans la vie, procédait nécossairemont par coups, c'est-à-dire par saillies brusques et par accès.
C'est ainsi qu'obstiné à graver dans lo souvenir du lecteur les principaux traits de ses figures, il y revient à satiété, sans y rion changer ni ajouter, avec l'intention bien marquée do vous forcer la mémoire. Il faudra, coûte que coûte, que telle physionomie un peu vague et fugitive vous resto devant les yeux; car vous la rencontrerez, dans ses romans, à intervalles à peu près égaux, toujours identique à elle-même, comme uno carte photographique dont on a tiré plusieurs épreuves. Comment oublier lo mineur do Germinal « qui crache noir »? Il crache si souvent, il afficho une telle préoccupation de no pas fairo un geste ou un pas sans cracher ! Il en est do môme de « co petit louchond'Augustino » dans VAssommoir; elle n'y parait pas une seule fois, même dans les moments où son strabismo no présente aucune espèce d'intérêt, sans que l'auteur ne la gratifie de son principal attribut et no l'appelle invariablement « ce petit louchon d'Augustine ». Ello fait pendant à cette immuable Gervaise, figure de premier plan, qui garderait toute sa valeur quand bien même M. Émilo Zola n'insisterait pas à tout propos sur « son indolenco de blonde grasse ».
Dans Nana nous voyons sans cesse revenir les chapeaux extraordinaires do Mme Maloir et — ce qui est plus grave — « les fauteuils larges commo des lits et les canapés profonds comme des alcôves ». Pourquoi répéter ainsi en plusieurs endroits, et comme un refrain, la phrase qui a pour objet de caractériser, par une comparaison, ces lits et ces canapés? L'auteur pense-t-il que, pour la retenir, nous avons besoin qu'on nous la serine comme l'alphabet aux enfants? Cette manière de rabâchage n'est pas seulement d'une mauvaise esthétiquo, elle est un peu vexante et désobligeante pour notre amour-propre.
Il y a aussi, dans cette même Nana, un certain Monsieur Venot,«un petit vieux bien propre avec des dents mauvaises»,
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LA COXCURRRXCR îii
lequel n'intervient pas uno seule fois, au cours do l'action, sans sa propreté et ses mauvaises dents. Pourquoi? Si le portrait qu'on nous donne do lui a assez do relief, il n'est pas nécessaire do nous rafraîchir la mémoire en en multipliant les copies; si, au contraire, cette première effigie ne suîiïl pas pour que M. Venot s'empare immédiatement do notre pensée et n'-m sorte plus, co n'est pas cette perpétuello récidive do mauvaises dents et do propreté qui nous en rendra l'évocation plus sensible. M. Venot est, dans lo roman, co qu'on appelait autrefois un jésuite do robo courte, un religieux intrigant qui travaille pour le compte do l'Eglise; enfin un sous-Rodin qui tiont dans sa main beaucoup do fils secrets, enchevêtrés et mus par sa piouso ambition. Mais lo radis noir do Rodin, uno fois montré, nous en dit beaucoup plus que cette répétition monotone d'un signalement incolore, il devient lo symbole d'une sobriété plus nécessaire au personnage, plus expressive que la mauvaise mâchoire de ce bon M. Venot; il est resté populaire, il a môme conquis uno espèce d'immortalité. Tant il est vrai qu'Kugôno Sue a été là plus habile artiste que M. Emile Zola. Il a trouve le type complet et définitif. <
Dans le Docleur Pascal reparaissent à tout propos « la gorgo menue » et « les jambes fuselées » do Clotilde, qui était « uno mince », « uno tendre », « uno soumise ». Car cette façon d'employer l'épithèto sans lo substantif est encore particulière à M. Emile Zola, à toute son écolo et, aujourd'hui, à tous les romanciers, à tous les journalistes, à tous les chroniqueurs. Elle est même tombée à co point dans le domaine public que vous entendez dire, à chaque instant, d'un homme bon, sensible, doucement affectueux : « C'est un tendre! » Procédé vicieux, nouveauté absolument inutile et déjà banale. Tant qu'ils n'auront rien trouvé do mieux que d'ôter à l'adjectif son appui nécessaire, et de lui donner dans la phrase un rôle per: sonnel, contraire à son emploi et même à son nom, les inventeurs auront tort do chanter victoire. Co sont des acquisitions sans valeur.
S'il était nécessaire d'étudier à fond chacun des romans de M. Emile Zola pour montrer à quel point sa langue est tortueuse et, dans certaines parties, artificielle, nous no serions point embarrassé d'en rencontrer partout la preuve, et d'en multiplier les exemples; mais il suffit d'en feuilleter quelques-
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uns pour se rendre compte de sa manière. Nous venons de voir que son moyen principal est la répétition, et comment il en use. Il ne se borne pas à marquer une fois ses figures d'un trait vigoureux et décisif; il s'y reprend sans cesse, avec la même formule imprimée, stéréotypée. C'est un expédient sûr et presque infaillible, mais un peu monotone et pas assez dissimulé, dédaigné en tout cas par les grands maîtres naturalistes qui ont écrit avant M. Emile Zola, et notamment par Prosper Mérimée. Celui-là aussi « incruste un plomb brûlant sur la réalité »; mais, une fois coulée, une fois clichée, il s'arrête et nous la livre telle quelle, sans retouche. La première épreuve lui suffit, irrévocable. Elle nous suffit aussi à nous. Le personnage ainsi fixé, fut-il secondaire, nous apparaît, en chair et en os, animé d'une vie qui ne le quittera plus, noté d'un sceau indélébile qui se grave dans notre esprit et dans notre mémoire pour toujours. Tels sont les deux bandits dans Colomba, Darcy dans la Double méprise, Bernard et Comminges dans la Chronique de Charles IX, Tamango dans la nouvelle qui porte son nom, le colonel dans l'Enlèvement de la redoute, et tant d'autres qui, aussitôt évoqués, se lèvent et agissent.
M. Emile Zola, au contraire, accompagne toujours les siens de la même note, en leitmotiv. Il ne les réveille qu'avec un mot de passe, toujours le même. Il frappe vingt fois sur le clou pour l'enfoncer, et quelquefois il y échoue. Ce n'est pas tout. Nous avons signalé précédemment l'affectation de l'école moderne à rajeunir, au préjudice do dans, et quelquefois à contre-sens, le vieux mot en des fondateurs de la langue, Vin latin. Cela donne à leur phrase un air volontairement archaïque Elle ressemble ainsi à une femme de notre génération qui se promènerait dans les rues avec les coiffes pointues d'Isabeau de Bavière, ou seulement avec les toquels de Henri II. Pourquoi, dans un livre, réunir des curiosités du vieux temps qui en font une sorte de musée des antiques? « C'étaient de petits bouts de femme déjà montrés en les galants arrangements que la mode fashionablc crée pour les petites filles des riches ?» Connaissez-vous quelque chose de plus laborieux et de plus pénible que cette phrase du grand maître Concourt?
M. Emile Zola n'abuse pas aussi maladroitement de ce en de commande; mais il en use à l'occasion un peu plus que ne le comportent nos habitudes actuelles de langage. Avant tout,
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s'il est permis et même désirable de surprendre le lecteur par une image hardie, une métaphore imprévue, ou un tour d'une vive et claire nouveauté, il est fâcheux de retenir son attention sur une gaucherie ou une vieillerie. Cela ne sert qu'à le distraire, à le dérouter, à gâter l'impression générale que doit produire sur lui le type qu'on lui soumet, à l'amuser aux bagatelles.
Par exemple, si M. Emile Zola fait de notre vieux en, un peu démonétisé déjà sous Henri IV, un emploi plus rare et plus judicieux que Goncourt et ses imitateurs, il se rattrape sur ce dans incorrect et immodéré où se complaît l'école moderne. Parmi ceux qui ont voué à cette préposition, à la fois utile et modeste, un culte spécial, personne n'a déployé plus de zèle que M. Emile Zola; personne ne l'a tournée et retournée dans tous les sens avec plus de ferveur, personne ne l'a assujettie à des usages plus bizarres et ne lui a fait dire tant de choses extraordinaires. Elle tient une place démesurée dans tous ses romans sans exception.
— « La nuit épaisse du boulevard se piquait do feux, dans le vague d'une foule toujours en marche... ».
— « Nana sonnait aux quatre coins du vestibule sur un ton plus haut, dans un désir accru par l'attente... ».
— « Une clameur grandissait, faite du bourdonnement des voix appelant Nana, exigeant Nana, dans un de ces coups d'esprit bêle et de brutale sensualité qui passent sur les foules...».
— « Tous les spectateurs parlaient, se poussaient, se casaient dans l'assaut donné aux places... ».
— « Mais brusquement, dans ce malaise, les applaudissements de la claque crépitèrent... ».
— « Ces quinze cents personnes entassées, noyées dans l'abaissement et le détraquement nerveux d'une fin de spectacle... ».
— « On entrait dans une dignité froide, dans des moeurs anciennes, un âge disparu, exhalant une odeur de dévotion... ».
— « Les daines causaient avec plus d'abandon, dans la langueur de cette fin de soirée... ».
— « Elles traînaient dus savates dans la mauvaise humour ut lu fatigue d'une nuit d'embêtements... ».
«
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tU LA LANGUE NOIÎVELLË
— « Elles venaient dîner là, à trois francs par tête,"'dans l'étonnement jaloux des pauvres filles crottées... ».
— « La bonne enlevait des piles d'assiettes sales dans l'odeur forte de la poule au riz... ».
— « Il faisait là relativement frais dans l'écrasement torride qu'on sentait au dehors sous le coup de soleil qui incendiait la façade... ».
Dans ce dernier spécimen, tout est réuni, le coup, le dans et Vincendie. Et tout cela, presque toujours dans le même roman, quelquefois dans la même page. Une telle accumulation témoigne évidemment d'un dessein délibéré, d'une volonté tenace qui cherche à s'imposer par la fréquence et la récidive, j'allais dire par la ritournelle. Dans chaque roman de M. Emile Zola, le f/o»5 zoliste s'étale avec la même persistance, et cette obstination, sensible à première vue, nous dispense d'échantillonner davantage. A quoi bon les citations et les extraits lorsque la cause est entendue et que l'écrivain lui-même se prévaut ou paraît se prévaloir de ce qu'on lui reproche? On voit à combien d'usages divers M. Emile Zola emploie ce petit mot dans qui n'avait jamais été à pareille fête. 11 devient chez l'auteur de Germinal une sorte de bouche-trou et d'en-cas à tout faire; il remplace des participes/des verbes absents,des phrases entières qu'il ne supplée d'ailleurs qu'imparfaitement; il pourvoit à tous les besoins sans autre excuse que sa brièveté; il contribue à désarticuler la langue. Quand on nous dit que « le pâle soleil de novembre entrait, jetant des nappes jaunes où dansaient des poussières dans la paix morte qui tombait d'en haut », il est certain que l'ellipse est un peu forte et qu'on ne voit pas très bien des poussières danser dans une paix. Et quand on nous présente « un gros chat rouge pris de somnolence dans les odeurs enfermées et refroidies que les femmes laissaient là chaque soir », nous nous demandons si cet appesantissement, si cette demi-intoxication du chat rouge sous l'influence des odeurs capiteuses qu'il respire se trouvent suffisamment rendus par ce monotone et inévitable dans.
A côté de ce dans, il faut placer le de que M. Emile Zola emploie, après Goncourt, d'une façon toute particulière, et qui devient monotone, quelquefois même fatigant par ce rétour perpétuel de la même forme. Lorsqu'un auteur quelconque
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écrit : des bras d'athlète, des yeux de vierge, non seulement il use de son droit, mais il s'empare d'une des formes les plus usuelles du langage courant. Il n'en est plus de même si l'idée do comparaison qu'en pareil cas la proposition de représente s'étend et se prolonge pour aboutir à une phrase laborieuse et embarrassée.
Goncourt avait déjà -mis à la mode « les yeux éveillés de souris » et « l'enveloppement pieux et triste de mains autour d'une urne », et cent autres de aussi péniblement agencés. M. Zola a imité assez fréquemment, mais avec plus d'adresse, cette fausse posture imposée à un modeste mot qui n'y était pas habitué, et il n'est pas un seul de ses romans où il ne lui ait souvent infligé ce petit supplice.
Voici une héroïne qui a « de clairs yeux d'eau de source ». Un peu plus loin, on n'entend « que des bruits perdus de prison... ».
Tel personnage a « la face comme bouillie et flambante, d'un rouge ardent de brasier ». Il savoure « la possession de son bienêtre de vieux gredin, devenu ermite... ».
Ici, « les conversations s'empâtent dans un bruit glouton de mâchoires... ».
C'est Gcrvaise dont le joli visage de blonde avait une transparence laiteuse de fine porcelaine...
— « Puis, l'heure du déjeuner qui mettait un écrasement de foule extraordinaire ».
lit si do /'Assommoir on passe à un roman beaucoup plus récent et d'un tout autre caractère, Lourdes, on y rencontre, dès les premières pages, un double spécimen : « Seuls, ses yeux vibraient encore, des yeux d'amour inextinguible, dont la flamme éclairait son visage expirant de Christ en croix, un visage commun de paysan que la foi et la passion rondaient par moments sublime... ».
Un peu plus loin : « la chaleur devenait terrible, une chaleur dévorante d'orage... »; pendant que « le jeune prêtre, tombé à une profonde rêverie, n'entendait plus le cantique que comme un bercement ralenti de houle... ». Et bientôt de tous ces bruits « il ne resta que le cantique berceur, des voix indistinctes de songe qui sortaient do l'invisible... ». La soeur qui préside à l'embarquement de tous les grands malades a des yeux de mystère et un tablier de neige, mais il est inutile d'insister.
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116 LA LANGUE NOUVELLE
Tout le monde a pu se rendre compte de ce goût spécial que M. Emile Zola, après Goncourt et plus discrètement, éprouve pour cette entorse donnée à la direction naturelle de la phrase française. Lui-même ne la niait pas, il s'en glorifiait plutôt comme d'une nouveauté originale et hardie.
Après cela, il semble peu intéressant de relever quelques autres petites manies inoffensives et sans conséquence auxquelles M. Emile Zola, subissant malgré sa très rétive personnalité, l'influence de Goncourt, a cru devoir sacrifier jusqu'à la fin de sa vie. Il y en a une, bien bizarre, qui consiste à dire un rien pour un peu (nous l'avons déjà signalée ailleurs), et surtout de substituer à notre comme français, si rapide et si expressif comme signe de comparaison, le lourd ainsi que qui ne vient pas plus naturellement sous la plume de celui qui écrit que sur les lèvres de celui qui parle. Qu'on en juge, une seule phrase du Docteur Pascal en donnera une idée :
« Il en buvait de tels coups (d'eau-de-vie) qu'il en restait plein, la chair baignée, imbibée ainsi qu'une éponge... ». Si bien qu'un parent l'en avertit : « Un jour, en allumant votre pipe, vous vous allumerez vous-même, ainsi qu'un bol de punch... ». Voyons, de bonne foi, n'est-ce pas notre comme qui, le premier, se présente, s'impose, et, dès lors, n'est-ce pas un pur enfantillage que de le répudier?
M. Emile Zola se dédommage par d'autres mérites et surtout par la puissance collective de son oeuvre, qu'on ne saurait méconnaître sans injustice et sans parti pris. On lui pardonnerait, on pardonnerait aux Goncourt eux-mêmes ces menues prétentions dont a vécu leur amour-propre, si elles n'avaient pas fait école, si elles n'avaient pas contribué, dans une certaine mesure, à déformer la langue, par l'effrayante consommation qu'on en a faite après eux; si, en un mot, elles n'avaient pris racine, comme une envahissante ivraie, au milieu de notre admirable idiome national. Nous allons voir ce qu'elles sont devenues chez le servile troupeau des imitateurs.
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CHAPITRE VII
LES DISCIPLES
I
Les poètes. — Nouveaux échantillons de poésie contemporaine. — Esthètes, symbolistes et décadents. — Le massacre de l'ancienne prosodie. — Les vers sans césure et sans élision. — Les vers sans lime.— La nouvelle métrique. — La prose poétique de Mlchelet. — Sa supériorité sur l'école. — L'avenir.
Toute révolution, littéraire ou autre, qui réussit ou paraît réussir, n'est pas longue à recruter des adhérents qui espèrent profiter du succès qu'elle obtient pour se faire, à son ombre, un semblant de notoriété et de crédit. C'est ce qui est arrivé lorsque, poètes ou prosateurs, des écrivains encore ignorés ont compris l'occasion qu'offrait à leur obscurité et à leur insuffisance personnelles le trouble jeté dans nos traditions par des réformateurs comme Goncourt et Zola. Ils se sont dit qu'il y avait dans ce bouleversement passager quelque chance pour eux de se mettre en lumière et nous avons assisté au double phénomène qui se produit invariablement dans les temps de désordre, lorsque des ambitieux et des orgueilleux s'efforcent d'exploiter l'agitation et le tumulte.
Tout d'abord ils ont salué d'un long cri de joie la nouvelle école, se sont réunis autour de son manifeste, ont arboré fiévreusement son drapeau et ont imité, en les exagérant jusqu'à
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la provocation, ses plus grossiers défauts, ses plus évidentes absurdités. Pour éveiller l'attention publique, elle avait tiré quelques pétards, ils ont tiré des coups de canon. Ils lui ont emprunté tout ce qu'il y avait de ridicule dans son enseigne. En se réglant sur elle, c'est par les mauvais côtés qu'ils ont copié sa ressemblance ; ils ont « toussé et craché », comme Goncourt et Zola. Us ont surtout rendu sensibles, en les poussant jusqu'à la caricature, certaines poses et attitudes de leurs modèles. Incapables, pour la plupart, de débiter une marchandise passable, ils ont vécu sur l'étiquette d'autrui, surchargée d'annonces extravagantes et do boniments fous.
Ensuite, par la force même des choses, par cette loi naturelle qui veut que les auteurs d'une révolution ou d'une réforme se divisent en sectes bientôt ennemies les unes des autres, le goncourtisme s'est éparpillé en coteries dissidentes, en hérésies individuelles, dont chacune a eu ses procédés et ses formules. Nous avons vu successivement venir au monde les esthètes, les symbolistes, les décadents, les modernistes, les naturistes, etc., séparés entre eux par des théories subtiles dont on n'apercevait pas très distinctement les nuances; mais tous d'accord pour mener l'assaut contre la littérature et la langue, tous démolis, seurs jurés d'un passé indigne de leur respect et condamné — ils le disaient du moins — à périr sous leurs coups.
Le plan de ce livre, la nécessité do prouver tout de suite que nous n'étions pas le jouet d'une hallucination et qu'il y avait là une agression à refouler, nous a obligé à donner, comme avertissement et avant-goût, quelques échantillons de leurs plus audacieuses fantaisies; mais, si fastidieux qu'en soit le déballage, il faut visiter de nouveau ce magasin pour mieux renseigner le public qui ne sait pas assez de quoi ils sont capables et qui, sur la foi d'une critique complaisante ou complice, finissait par s'habituer à cette dépravation littéraire. II n'y a pas do liberté qui tienne : on n'est pas libro d'insulter ainsi deux siècles d'art splcndide et de vraie création. Il n'y a pas de dilettantismo qui, sous prétexte que tous les goûts sont dans la nature et que, par conséquent, le goût proprement dit n'existe pas, ait le droit de recommander à l'indulgence, quelquefois à l'admiration des hommes, des produits visiblement frelatés, sophistiqués, empoisonnés. Lo charlatanisme qui a présidé à leur confection saute aux yeux.
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LES DISCIPLES Hd
Quelques-uns sont insignifiants et anodins; la plupart sont nuisibles; la corruption s'y étale avec une sorte d'effronterie. Entre les mains de nos empiriques modernes, la poésie no ressemble plus à ce que tout le monde appelait encore, il y a un demi-siècle, la poésie française. La prose n'a plus aucun rapport avec celle qui a servi à tous nos prosateurs, de Montaigne à Edmond About, et de Rabelais à Renan.
Savourez ces divers morceaux, et, à tout seigneur tout honneur; celui-ci est d'un chef :
PARFUM
Des roses-thé sur l'espalier Jaunes dans le gris du soir Ont l'odeur même du silence, Une odeur qui m'étreint le coeur.
Jo suis penché sur ma fenêtre, Elles s'ouvrent tout près de moi, Comme un secret qu'on va connaître Et qui sanglote son émoi.
C'est l'odeur de la femmo aimée Qui ne sera jamais revue Et dont la chair parfumée Avait le ton de ces fleurs nues.
Ce parfum rôde en la nuit, Cette couleur en la nuit meurt, Et tout cela entre en moi-même Avec les ténèbres que j'aime...
DÉSIR VAGUE
Que m'importe d'avoir connu Des femmes graves et voilées, Aux baisers purs comme des pensées"! Jo veux une jeune fille nue.
Les autres exaltaient mon âme Et mon coeur fondait contre leur coeur : J'étais leur enfant malgré la chair qui pâme, Je veux être sottement un vainqueur.
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120 LA LANGUE NOUVELLE
Des paroles bêtes contre des seins jeunes,
Une nudité couleur d'avril et de roses,
Toute la bêtise pour toute la nudité !
Une nudité comme un bateiu blanc dans du soleil !
Ah ! sensuelle ! Ah ! oui, sois-la, mon âme lourde, Mon âme qui t'en vas ruisselante de larmes, Traînant les nénufars et les roseaux de ton chagrin Comme une Ophélie résignée à revivre, Hagarde, et boueuse, et mouillée,
Et que j'attends, comme un Hamlet irrésolu,
Vêtu de noir, sur un rivage inconnu,
De l'autre côté de ma nouvelle vie!
Ah ! ce miroitement des yeux clairs et du nu !
Lo poète ne dira pas que nous, l'avons trahi, car nous avons cité deux pièces de lui presque d'un bout à l'autre. Il ne nous en coûte même pas de reconnaître qu'il y règne une vague odeur de subtile sensualité. Mais les vers ! Ah ! les vers ! Nous entendons bien qu'ils sont ainsi parce que leur auteur les a voulus tels; qu'il aurait cru se faire injure à lui-même en respectant la vieille prosodie; qu'il y a, dosa part,préméditation avouée et criée. Ces vers sans rime, mêlés à d'autres vers mal rimes, ne sont pas un assemblage fortuit, mais une profession de foi provocante, une fanfaronnade d'écolo. Nous sommes prévenus depuis longtemps que ces deux petits poèmes ont une forme et une couleur spéciales, d'autant plus chères aux novateurs qu'ils lès ont eux-mêmes inventées et recommandées. En même temps qu'on saisit là, sur le vif, la trace d'un travail long et pénible, on en sent aussi l'inanité. A quoi bon, je vous le demande, suer ainsi pour détruire sans profit appréciable toutes les anciennes règles et substituer à la métrique, dont se sont ' contentés les plus grands poètes, des formes nouvelles qui choquent à la fois l'oreille et le bon sens? Nous pourrions, devant tant de mal inutile qu'on se donne pour étonner les gens, contester la sincérité de cette mélancolie sans rimes; admettons qu'elle est sincère en dépit de son bizarre effort pour se rendre originale. On conçoit, à la rigueur, un certain état d'esprit où le poète arrive au moyen d'un savant hypnotisme pratiqué assidûment sur lui-même; est-ce une raison pour étaler en public des veis qui no sont pas des vers? Celui
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LES DISCIPLES 121
qui les a écrits a peut-être le don ; il no lui manque que l'instrument. " ,
Passons à un autre. Il no faut pas qu'on puisse croire que ce sont là des exceptions, de pures rêveries individuelles, sans attache avec aucun groupe littéraire :
Il est un grenadier au fond du jardin pauvre de ma maison natale. Il portait quelques fruits amers et sauges comme les vents de l'automne. Il est des ifs aux coins des bordures de buis. Je n'ai jamais osé revoir ces coins d'enfance, Si je les revoyais, ce serait avec toi. O toi qui m'aimes tant et ne me connais pas, pour ne pas trop gémir en ce pèlerinage, il me faut un amour dont je n'ai pas souffert, une âme qui, longtemps, sur la prairie dorée, à midi, au milieu de choses bourdonnées, écoute, dans le champ de VAngélus, mourir les colombes d'azur do mes amours fanées.
Kt qu'on ne nous accuse pas de chercher uniquement nos témoignages dans un passé déjà lointain, condamné et répudié aujourd'hui par ceux-là mêmes qui ont pu donner dans ses illusions et participer à ses plus fâcheuses entreprises. Voici d'autres vers, publiés cette année (1) dans un volume intitulé Beau voyage par un poète que la jeune génération, et tous ceux, sans doute, qui se sont baptisés humanistes, ont salué d'unanimes acclamations. Les journaux le louent à l'envie et ses rivaux lui mettent sur le front cette antique couronne de lierre à laquelle Musset voulait qu'on joignit un peu do verveine :
ÉPILOGUE
Moi qui m'en vais de trop sentir, de tout connaître,
Paix à mes yeux, paix à mes. mains, paix à ma bouche,
Je sens monter en moi le silence mon maître,
Et l'arbre qui meurt droit n'attend plus qu'on le couche.
Seigneur, vous avez fait des choses merveilleuses,
Et vous avez paré toutes les solitudes
(1) Février 1904.
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m * LA LANGUE NOUVELLEv ; ^ Y\
De toutes vos beautés inornes "et gracieuses; " : :>\ Vous avez mis aussi l'amour dans mon coeur rude, Vous fcvez mis la haine dans mon coeur tendre, Et je vous remercie, Seigneur, et je vous rends 1 Tous ces trésors, afin que pure soit ma cendre, Que je parte sans rien de vous dans mes yeux grands. L'orgueil clair que j'aimais, sa grâce,'son baiser, Je vous rends tout cela que vous m'avez donné. Je m'en vais seulement, Seigneur, me reposer, . .
Et je veux revenir ainsi que je suis né. '
Arbre, va-t'en de moi! ô feuille, je te chasse 1 Tu n'obséderas plus ma prunelle, ciel bleui . Visage, forme, odeur, durée, amour, — efface ! Efface toute femme, efface tout I Adieu. Je ne veux même pas le poids des moindres roses, Je me veux seul, entier, vide, moi seul, sans rien.
Àh ! quand je serai près de là porte de plâtre,
Lorsque viendra mon tour, tranquille et de moi-même
Je me dévêtirai pour le moment suprême,
Et je déposerai comme un bâton dans l'âtre
Ce fardeau de beauté, de science et d'amour,
Dont vous aviez chargé mon épaule et mes yeux,
Et que, par un soin tendre et miséricordieux,
Vous me retirerez, Seigneur, avec le jour.
Je .'ma dévêtirai de toutes vos parures; -
D'un seul geste et d'un coup» elles s'écrouleront,
A cet instant subit où, dans l'éclipsé obscure,
Tout un vaste univers désertera mon front.
Que la chaleur du souffle harmonieux du monde
Pour la première fois heurte à ma face close,
Saris que rien ne lui cède et que rien ne lui réponde
En ce corps qui se donne à la métamorphose
Dans une souveraine allégresse de vierge 1
Pour que rien rie subsiste en ces derniers miroirs,
Même jusqu'au dernier point lumineux des cierges,
On me revoilera mes yeux tentés de voir.
Malgré le long labeur de leur fidélité,
Pour que rien, rien, pas même une tache ne souille
D'un souvenir humain» encombrant, détesté
L'orgueilleuse candeur que revêt ma dépouille,
Et que, nu, simple et seul, je descende et repose
Gomme en un flanc nouveau qui s'enfle et me recrée,
Que je descende enfin dans le destin des choses
Et dans ma pureté intangible et sacrée.
Qu'en dites-vous? Un critique a recommandé la « mélancolie souveraine » de ce morceau et sa «philosophique» sérénité »«
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Mélancolie souveraine, soit ! Un peu vieille pourtant et usée, depuis Chateaubriand et Lamartine. Sérénité philosophique, si l'on veut; mais Alfred de Vigny avait déjà dit tout cela sans hiatus rauques, sans rimes douteuses ou absentes, et surtout sans rompre ce rythme, cette nécessaire musique du vers, hors de laquelle il n'y a plus que de la prose, souvent plate, « honteuse » a dit un autre critique.
Nous arrivons au maitre des maîtres, à celui qui a mis en mouvement tous nos troubadours et bardes modernes. Il jouit auprès d'eux d'une réputation très supérieure à celle d'Alfred de Musset, il jouit même d'un certain crédit auprès do nos dilettantes contemporains qui savent certainement ce qu'en vaut l'aune, mais qui se flattent en même temps de comprendre et de sentir tous les frissons. Il a prodigieusement frissonné, et des juges, même sévères, no voudraient pas soutenir que la Muse — la onzième — ne l'ait jamais visité dans les cabarets où se plaisait sa bohème. Il a fait quelques vers passables qu'on a proclamés exquis et dont la grâce, très relative, se détacho avec avantage au milieu du fatras environnant. On l'a honoré d'un buste au Luxembourg; on va lui élever une statue qui a déjà une longue histoire. 11 a eu l'insigne honneur d'un feuilleton de M. Jules Lemaitre et d'un portrait en pied dans un roman de M. Anatole France. Eh bien, savourez ce fruit de sa veine, six vers seulement, mais choisis. C'est un compliment adressé à un confrère qui, par bonheur, écrit autrement :
Jeunesse folle bien, extravagante au point,
Tel un page, sa dame au coeur, sa dague au poing,
Bondissant comme hennissant; s'il meurt tant pis!
Age d'homme pensif et,profond dont témoigne, On dirait, l'on dirait sonner à pleine poigne La tour changée en nourrice de Saint-Sulpice.
On dira que Paul Verlaine était à moitié fou, quand il a ainsi divagué en vers, et qu'il en a fait do meilleurs. Oui, certes, mais pas beaucoup, et pas souvent. Même ses Fêtes galantes, si vantées, ne soutiennent pas longtemps la lecture. Il a fabriqué quantité d'autres pièces, plus ou moins réussies, sur le modèlo que nous venons de reproduire, et c'est un maitre, un chef, presque un dieu ! Quelle comédie !
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m LA LANGUE NOUVELLE
Rien ne serait plus facile que de grossir cette liste et de multiplier les spécimens. A quelque nuance près, tous se valent, et qui en connaît un connaît tout ce stock de prétendue poésie. Il y a en outre, dans une école latérale, un certain nombre d'autres poètes qui, sans pousser aussi loin l'absurdité présomptueuse et provocante, en subissent l'attraction et tendent visiblement à s'en rapprocher. Ils témoignent d'un peu plus de respect pour la langue et pour la prosodie; mais ils donnent, presque au môme degré, dans le prétentieux, le maniéré, dans cette fausse originalité des littératures expirantes qui, incapables de revivre par leur propre force, remplacent l'invention par le jeu des mots, la rareté des épithètes, le tour obscur et mystérieux de la pensée et de la phrase. Il ne reste rien des poètes de Byzance; mais on connaît ceux d'Alexandrie. Nous en possédons une demi-douzaine qui procèdent directement de cette décadence semi-égyptienne. Ils ont du prestige :
LYRA
A cette lyre qui s'accorde Dans les plumes de l'oiseau-lyre, A celle-là seule j'accorde De moduler mon mol délire
C'est l'unique voix assez brève, La seule extase assez légère Pour moduler ce que mon rêve A ma cantilène suggère.
Avec cet instrument de songe Je m'efforcerai de traduire L'ombre que le dégoût prolonge Sur l'espoir fatigué de luire.
Je ne dirai que des mirages Et que des choses reflétées Qui fuiront comme des orages Le long des cordes duvetées;
Toute la chose si menue Que pas un verbe ne l'exprime, Sur le sol l'ombre de la nue, Le bruit du baiser de la rimo;
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LES DISCIPLES 125
Toutes les choses délicates Pour qui, même encor trop, résonne, Figeant, en ses veines d'agates Le sang des roses, l'art d'Ausone ;
Ce vers quoi les luttes des flûtes N'ont point d'assez douces spirales, Ni d'assez exquises volutes, Ni d'assez harmonieux râles ;
Ce pour quoi la faible mandore A des sons de trop de volume, Je chanterai que je l'adore Sur la douce lyre de plume.
Au moins celui-là rime, et rime même très richement. C'est déjà quelque chose; mais ce n'est pas tout, ce n'est presque rien. Le genre auquel appartient cette Lyra, cette lyre « de duvet et de plume » obtient du succès dans quelques salons qui se piquent de littérature et où l'on gâte les poètes en les flattant, voire dans quelques réunions académiques où l'on se vante de ilairer les talents et de les annoncer à l'univers.
Qu'ils prennent garde ceux que l'entourage, les syndicats mondains ou autres, les sociétés d'admiration mutuelle ont ainsi enguirlandés avant l'heure pour quelque triolet symbolique ou quelque rondeau mystérieux. On leur a fait de ces fleurs prématurées une chaine qu'ils n'ont plus le courage de rompre pour prendre leur vol; ils restent parqués dans un système et rivés à leurs défauts. Tant pis pour ceux qui s'y obstineront ! Les applaudissements de leur petit cercle no suffiront pas à les protéger contre l'indifférence publique. Quant aux autres, qui se font une gloire de s'appeler eux-mêmes décadents, on a pu voir, sur pièces, comment ils en usent avec les règles les plus élémentaires de la poésie française, et si ces privautés qu'ils s'accordent ont eu pour effet d'émanciper leur génie.
L'admiration de la postérité serait-elle donc .acquise aux aventuriers do la plume qui font profession do mépriser tout co qui u paru nécessaire pour donner à notre vers sa forme définitive, sa grâce et son harmonie, sa variété, beaucoup plus
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126 LA LANGUE NOUVELLE
sensible qu'on no lo croit chez les maîtres anciens, très recherchée et caractérisée chez les modernes? Il no suffit pas, pour s'assurer l'avenir, do rompre systématiquement avec des prescriptions très élastiques, très larges, indispensables cependant pour que lo vers reste un vers et ne se confonde pas avec la prose qu'il gâte en s'y mêlant.
On se rappelle que l'Académie s'est montrée assez accommodante sur co chapitre et qu'un jour elle a paru tentée do donner le prix do poésie à une pièce où le vers avait, çà et là, quatorze pieds. Mais, en fin do compte, elle s'y est refusée sous l'évidente influence do cette réflexion que, si elle se trouvait en présence d'un vrai poète, rien n'empêcherait ce favori des Muses d'enfermer sa poésie dans les moules nombreux dont notre prosodie dispose et de rentrer sans douleur dans les alignements peu sévères dont elle so contente.
Il est entendu, chez les révolutionnaires, que, pour la gloire d'un versificateur orgueilleux, ce n'est point assez de violer l'ancienne loi, acceptée par les maîtres, au point do metlro six rimes féminines de suite, de faire rimer « l'améthyste pâle » avec des yeux également pâles; « cela change » avec des paysages étranges; « mantilles » avec pétillent; « éteint » avec chiens; « sèche » avec même et avec entête (c'est la rime à la pénultième); « point » avec besoins; « douleur ». avec l'heure; « il pleut à verse », avec le rosier le plus vert; « fortune » avec brume, etc. Co n'est point assez de supprimer toute espèce de césure; de donner aux syllabes muettes la même valeur qu'aux syllabes sonnantes et de faire le premier hémistiche d'un alexandrin avec « des voies lactées »; de faire un alexandrin complet de la façon que voici : « Une oeuvre ténébreu—se et somptueu—se » ; de cultiver, comme nous l'avons vu, le vers de treize pieds :
Tu es bien heureuse De prendre avec tes cils les étoiles du ma | tin Avec tes cils baissés lentement sur tes pru | nelles.
Il est vrai que ces vers trop longs sont compensés par des vers trop courts et boiteux :
Quelque chose de très | grand et de très doux... Je sens qu'il ne fleuri | ra plus rien ici.
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Lus DISCIPLES m
Mais la grando prétention des novateurs est do courir après l'hiatus pour lo braver et do négliger absolument l'élision :
Tu en as plein tes prunelles,
Tu as l'air d'une petite flancéo, Au coin du feu avec les enfants à soigner. No me console pas, cela est inutile. Si mes rêves qui étaient ma seulo fortune. Avec une jolie et voulue maladresse. Une goutte de pluie frappe une feuille sèche. Cette araignée d'argent qui vit seulo et qui file. Devant ma porto ensoleille je m'étendrai. Etc., etc.
Ces messieurs diront qu'ils récusent Boiloau et n'ont rien à faire avec sa perruque. C'est entendu ! Qu'on puisse, en certains cas, s'évader de ses formules et passer outre à ce qu'elles ont d'un peu étroit en faveur d'une liberté parfois secourable et nécessaire, personne ne songe à le nier et, dans cette mesure, la discussion reste ouverte. Il paraît admis que la licence poétique, — c'est le vieux mot d'autrefois — peut aller sans témérité excessive jusqu'à employer certaines locutions d'un usage constant, qui reviennent incessamment sous la plume et ne nuisent en rien à l'euphonie du vers, par exemple : lu es, tu as, où la première voyelle se confond? pour ainsi dire avec la seconde comme s'il s'agissait d'une diphtongue. On peut aussi plaider la cause d'une des plus douces harmonies de la langue, il y a, toute mouillée de voyelles fluides. Des conservateurs très résolus ont, depuis longtemps, demandé grâce pour cet il y a, et les modernistes ont pris l'habitude d'en émailler leurs vers. Pourtant les romantiques, si hardis, ne l'ont pas fait, et lorsque Alfred de Musset, évoquant l'ombre do Manon Lescaut, s'écrie : « Ah ! folle que tu os ! », il se raille lui-même de son audace.
Quoi qu'on en pense, les décadents, esthètes, symbolistes, etc., n'ont rien ajouté à la poésie, et surtout à la prosodie française; ils ont martyrisé son vers, ils l'ont cassé, brisé, et défiguré sous prétexte de l'assouplir; ils ne lui ont donné ni plus d'énergie, ni plus de douceur, ils en ont méconnu la musique, ils l'ont réduit à l'état de vile prose haletante et bizarre, ils en ont fait « un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue », une sorte de cul-de-jatte qui se traîne à la fois sur les mains et sur les pieds, un avorton, un cadavre.
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128 LA LANGUE NOUVELLE
11 no scmblo pas — et pourtant tout arrive, mémo en littérature — que ces tentatives de démembrement prosodique aient quelque chance do réussir; elles choquent à la fois notre oreille, nos yeux et notro bon sens. Quelques libertés nécessaires ou utiles, prises à propos par de vrais poètes, et imitées a contre-sens par des versificateurs sans discernement, n'ont rien de commun avec la cacophonie do l'hiatus redoublé, do l'alexandrin estropié et du vers sans rime. Ce sont des exceptions assez rares, des hardiesses que l'autorité d'un grand nom ne justifie pas toujours et qui ne sauraient tirer à conséquence.
On peut prévoir que certaines conditions imposées anciennement nia versification française et qui n'offrent aucun avantage effectif paraîtront tôt ou tard trop gênantes et qu'on cessera de les observer. Par exemple, l'entrecroisement obligatoire des rimes masculines et féminines, qui crée au poèto de continuelles difficultés, le condamnent à une vigilance énervante et paralysent quelque fois son élan sans bénéfice appréciable. Les puristes ont voulu y voir une harmonie et une variété qui, en réalité, passent inaperçues. La preuve en est que si, par négligence, ou même de propos délibéré, quelques poètes ont fait mine d'échapper, de temps en temps, à cette contrainte, on ne s'en est point d'abord avisé et qu'il a fallu les passer au crible pour remarquer chez eux la juxtaposition do trois ou quatre rimes du même sexe. On ne leur en a jamais fait un grief sérieux, parce que la règle qu'ils ont ainsi méconnue, ou plutôt le joug qu'ils ont secoué pèse inutilement sur l'inspiration du poète et qu'il ne peut guère la subir sans dommage pour sa pensée. En un mot, on a jugé que le jeu n'en valait pas le travail, et il est fort probable qu'il y aura peu de réclamations le jour où, les barrières tombant peu à peu, on sera bien résolu à s'en affranchir.
Quant au vers sans rime, ou vers blanc, il n'a aucun avenir, parce qu'il est à lui tout seul la négation de toute prosodie, sinon de toute poésie. Ce qui peut lui rester d'euphonie ne le sauvera point de son vice originel tant de fois signalé et raillé; il ressemble exactement à de la prose, il no s'en distingue pas. Dans les langues où l'accent tonique, très marqué, avertit l'oreille, où la différence entre les syllabes longues et les brèves, entre les spondées et les dactyles est sensible, et suffit à marquer la mesure, on peut à la rigueur se passer de la rime et,
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LKS DISCII'LKS 129
malgré cola, on no s'en est point toujours passé; on l'a mémo substituée quelquefois, comme dans nos admirables hymnes religieuses, aux rythmes primitifs, à la distribution des quantités. Mais, pour notre vers français, la rimo est nécessaire, indispensable, elle resto le fondement même de la musique du vers. Hors de la rime, pas de salut! C'est à tel point que, dans une page de prose, des vers sans rimes échappés par inadvertance à un écrivain, ont l'air absolument dépaysés et nous causent plus d'étonnement que de plaisir.
Ces vers blancs se rencontrent à chaque pas chez un historien qui fut en même temps un poète, Michelet, et ils donnent bien l'idée du regret que laisse à l'oreille la rimo absente. On a la sensation d'une musique inachevée qui finit court avant la cadence finale.
Les vers inconscients do Michelet sont plus poétiques et même plus complots, sauf les hiatus et les élisions, que ceux auxquels plusieurs écoles contemporaines donnent le nom do vers. Ils ont surtout le mérite de n'être point prémédités. Ce sont des vers qui se mêlent à la prose sans l'étouffer, des bluets, un peu trop nombreux peut-être, dans une moisson do froment; tandis que l'étrange prosodie des novateurs va directement à un simulacre de versification où le vers no brille plus que par son absence.
Ce qu'il importo de retenir, c'est que les vers do Michelet, dont beaucoup sont excellents, gâteraient certainement son style si, étant rimes, la rime accusait davantage l'apparence un peu étrange qu'ils lui donnent. Vous représentez-vous une page de Tacite parsemée d'hexamètres virgiliens ? C'est comme si, au rebours, Racine eût encadré des lignes sans rime dans son récit de la mort de Britannicus. Rien ne marque mieux la séparation nécessaire des deux langues; la poésie a la sienne, qui n'est pas celle do la prose. Les vrais artistes savent que, dans leur intérêt réciproque, il ne faut pas les confondre, et ils en évitent l'amalgame, toujours préjudiciable à l'une ou à l'autre.
Il est permis d'en conclure que les paradoxes des décadents resteront sans effet sur la forme à peu près définitive du vers français et sur le développement de notre poésie nationale, si tant est, comme elle l'a prétendu dans do récents manifestes encore assez obscurs, qu'il lui reste assez de marge pour se
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180 LA IANGUÈ NOUVBÛK /
ronouvolor ulilomont sans eo pordro dans los subtilités alo^andrinos (1),
: On voudrait ôtro assuré quo'lâ proso oiTrira la mômo résis* tanco aux assauts qui l'ont déjà ébranléo ot qui la mortacont on* coro. Nous dirons, a la fin do co livro, co qu'il on faut ponsor ot si tout espoir n'ost pas pordu. En attondant, oxaminons do près commont cos mossiours opôront, G'ost lo meilleur moyon do mosuror l'officacité ou la vanité do leur oeuvro, Lo tour dos prosatours est venu,
(1) On a vu, avec sympathie, les récents efforts de l'humanisme et lu, avec intérêt, (a Foi nouvelle du pofte (article do M. Adolphe Lacuzon dans la/tevuo bleue du 16 janvier 1904). On a lu surtout et apprécié les vers de M. Fcrnand Gregli.
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II
Les prosateurs. - - Les ehronl(|iieur.s. — Les critiques. — Leur influence sur le public. — !.■•* I•'Hures de lu langue. — Nouvelles citations. — La complicité des édile i ;. — Le triomphe de l'excentricité. — Le galimatias.
Nous arrivons à un chapitre qui nous parait absolument démonstratif. Il sera consacré tout entier à suivre, à prendre sur le fait et à étaler devant les yeux qui ne s'obstineront pas à rester fermés toutes les déformations que do présomptueux empiriques ont fait subir depuis une quarantaine d'années ù la langue française. 11 n'est pas téméraire d'affirmer qu'ils ont travaillé, de propos délibéré, à la rendre bossue, bancale et paralytique, sans même s'apercevoir du misérable aspect qu'elle prenait peu à peu sous leur main. Ils se vantent do l'avoir rajeunie, de l'avoir arrachée à la platitude qui menaçait do l'envahir, de lui avoir refait une originalité, une virginité. Originale, en elîet, elle l'est devenue, et même phénoménale, sous leur massage, et grimaçante, et surtout difforme, à force de contorsions et de déhanchements. S'aulorisant de l'exemple, d'ailleurs mal compris, des ^Concourt, ils lui ont infligé tous les supplices, la question ordinaire et extraordinaire, avec des raffinements de cruauté dont on ne se rend pas compte quand on ne rencontre, par hasard, qu'un de ses bourreaux. Il faut les voir à l'oeuvre tous ensemble pour bien apprécier leur travail, et juger, par l'état où ils ont mis la malheureuse-, do ce qu'ils en feraient si une révolte du bon sons public no la tirait immédiatement do leurs griffes.
Faut-il répéter ici, encore une foisfquc nous n'avons aucun goût à ferrailler contre des moulins et à pourfendre des chimères? Qu'on on juge!
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132 l\ UNliUK KOUVKLLB
Notre discours s'adresse à do vrais corrupteurs. 11 est temps de dénoncer leurs méfaits, avec pièces à conviction. Nous no prendrons, parmi eux, que les gros bonnets, sans d'ailleurs les désigner par une étiquette; ils se reconnaîtront assez euxmêmes dans les tableaux que nous allons leur emprunter et reproduire avec wnci méticuleuse exactitude, ou plutôt avec une scrupuleuse conscience, sans essayer, bien entendu, d'en grossir les traits par des rapprochements forcés et des conclusions excessives.
Voici un morceau qui nous a paru tout spécialement digne do s'ajouter aux pages curieuses que nous avons déjà citées :
« Ah certes ! les passions l'avaient mouvementé à la façon dont les ficelles stimulent les pantins à de variées gesticulations, lui, fanfaron d'impassibilité, impuissant admirateur de VEthique, spinoziste de cabinet cl philosophe de dortoir, discuteur cmérilo et logicien pour five o'clock qui, dans la vie, agissait comme le dernier des microcéphales ! Quelle maîtrise de lui-même, quelle autosouveraincté avait attestées la ridicule scène avec sa maîtresse? Ne lui avait-elle pas été supérieure de tous points avec sa belle franchise de bêle à désirs et qui les aboie ou qui les bêle, selon les heures? Au moins elle avait été nature et comme son unique prétention était de le rester il eût été puéril de le lui reprocher. Tandis que lui, après tant d'heures méditatives, consacrées à songer la sagesse, il avait succombé à l'initial et congénital vice passionnel, comme tel boucher exaspéré dont la femelle élit quelque neuve virilité.
« Tout grevé de regrets et de rétrospectifs vouloirs sains, il était entré dans un restaurant où point il ne fréquentait pour s'épargner l'odieux inventaire do visages quotidiens. Il avait faim : les émotions toujours activèrent les fonctions digestives. On lui servit des nourritures nauséeuses; la genèse des sauces margarinées eût légitimement relevé de la science chimique; les viandes plagiaient les résistances historiques et se défendaient héroïquement contre la coalition du ruolz et do l'acier; des perdrix sans acte do décès approximatif s'étaient métempsychosées en faisans. Les vins âcraient. Le service nécessitait do spéciales aptitudes do patience.
« Le pourboire avait dû être assez élevé, en naturelle proportion avec l'arithmétique désinvolte de l'addition ».
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I.KS 1I1SUIPLKS 13:»
Ce morceau figure en loto d'une Revue déjà nommée où les réformateurs aimaient naguère à déposer leurs "manifestes. Mlle n'est pas la seule; mais soit que le succès ne répondit pas complètement à son attente; soit qu'elle se fatiguât elle-même de celte tension continue, de cet effort prolongé pour assassiner une langue très résistante, elle en a un peu rabattu dans ces dernières années. Après avoir appelé et abrité sous son drapeau tous les extravagants spontanés et, plus particulièrement, tous les aigrefins littéraires qui, mesurant le désarroi des lettres françaises, ont compris que, dans una pareille anarchie, l'excentricité devenait un moyen de se faire jour, cette Revue semble aujourd'hui s'assoupir sur ses lauriers. Elle offre souvent l'hospitalité à des écrivains qui cherchent l'originalité ailleurs que dans un perpétuel défi à nos habitudes de langage et, parmi ceux qui ont inventé, chez elle, celte lamentable facétie, il en est qu'on y voit renoncer avec une intention évidente de bien marquer le désaveu et la rupture. Satisfaits qu'elle leur ail mis le pied à l'élrier, ils tiennent à faire oublier le premier service qu'elle leur a rendu, comme ces financiers véreux qui no demandent qu'un bon petit coup de début pour être honnêtes ensuite toute leur vie. Les noms viennent en foule sous la plume. Celui-là même dont nous avons admiré tout à l'heure la provocante et peu sincère élucubration, s'est fort amendé depuis. Il a du talent, — ce barbouillage même en est une preuve, — car il n'est pas donné à tout le monde do composer un aussi prodigieux coq-à-1'âne.
Dans le bagage do ses voisins, on ne trouve presque rien qui en approche. Il a, suivant une expression aujourd'hui consacrée, c décroché la timbale », et « battu le record » do l'arlequinade littéraire; toutefois on peut encore glaner et môme moissonner à côté de lui. Que dites-vous do cette petite gerbe semipolitique :
« Dites-moi, dans votre jargon que j'aime, que jo suis non la plus délicieuse, mais, je prie Dieu, la plus nécessaire de vos « contingences ».
« J'aime également, je sons également belles, la loi et la liberté, mais quand l'une, exorbitante, m'étouffe, je fais le coup de poing pour l'autre. Tout de même, si les individus se
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l:«l I.A I.ANT.l'K NOUYKI.M:
perdaient par la dispersion, j'applaudirais In vomie du logisInlcur. No prenez pas eol aveu pour du dilettantisme littéraire; il n'exprime que l'assurance du relatif des choses sociales.
« Un de mes amis me disait (pie, de la devise maçonnique « Liberté, égalité, fraternité », les deux premiers termes étaient contradictoires, et le troisième superfétatif. Il voyait nol, mais sans finesse. La fraternité est, intellectuellement, le goût de l'équilibre social qui conduit à doser comme il sied l'élément sensitif de liberté, l'élément rationnel d'égalité...
« Excusez ce vocabulaire abstrait, que vous entendez et parlez si correctement. Je compte que nous le déposerons un prochain jour : quand? où? »
Continuons, s'il vous plaît, cette promenade à travers la revue initiatrice...
« Alors éclate cette triple contradiction : que plus en ressort l'inutilité, plus on lit; que plus on lit, moins on sait lire; que l'heure même où l'obligatoire ba-be-bi zézaie en chaque bouche est précisément celle du déni à cette appellation de toute signiliance.
« Récemment, un éditeur ayant, par hasard, à publier un livre, interdit à l'auteur d'en écrire le titre. Commerçant bien intentionné qui comprit que, pour peu qu'elle décelât quelque chose à lire, une couverture jaune ou bleue n'appréhenderait nul passant.
« De ce terreau surgit, tige multiflore, le périodique. Aussi, sans aller plus loin, et le chargeant des péchés-do l'universelle surproduction, lui imputerons-nous, d'un mot qui no semblera pas dénué d'un sens complexe, d'en être le fauteur.
« Tant il est vrai !... ici s'impose, n'est-ce pas, la plus optimiste des épiphonèmes, et il sied d'affirmer hautement combien est appréciable l'état actuel d'une littérature qui nous épargne le sacrifice, à la posséder, d'un loisir qui, d'ailleurs, n'y pourrait suffire. »
• Le morceau est-intitulé : Lire* Bien qu'il soit l'oeuvre d'un écrivain qui, comme on dit, n'a pas encore « fait son trou » et qui ne saurait prétendre à la juste réputation des deux précédents, la plume d'où il sort n'est pas banale. Elle jouit, dans le
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I.KS MSr.ll'l.KS 135
milieu spécial où ollo évolue, d'un crédit proclamé par tous les camarades; el le fail esl qu'il eu tombe souvent îles perles : ii Qui ne s'est alangui en la délicieuse insipidité des conversations mondaines, puis, sirotant la veulerie d'un thé, émerveillé du sens pratique de ce confortable bavardis? Tâchant à ce que n'éclate point une idée, car le travail do son explosion concomitant à celui de l'estomac gâterait irrémédiablement celuici... Le mal-être des intellectuels provient évidemment de ce qu'il y a d'anti-digestif dans imo solitude encline chez eux à la méditation... Je sais bien que pour qui se réclame de l'art, le publieisme n'est que bien infime et misérable 'partie de ce qu'ils dénomment les lettres. Mais vraiment, lequel d'entre ceux-là, écartés quelques rares élus, passerait au crible du : n'aurait-ce été un riche épicier? cet unique critérium que l'on a quelque honte à formuler, tant mésusent de cette appellation les bousingots qu'il y ravale... ».
Des perles ! Un écrin ! que dis-jo? Il y en a bien là toute une vitrine :
« Doués do « ces qualités rares de l'esprit » dont nos maîtres nous inculquèrent l'amusante nomenclature, et masquant à leur suffisance qu'il n'y a là que simples traits d'humanité sans nul rapport avec l'empreinte indiscernable du sceau qui marqua quelques-uns, ils agencent consciencieusement à l'harmonie du jour des vocables colorés; mais nul doute que, renseignés sur la valeur marchande des objets d'une autre consommation, comme ils le sont sur celle d'une opinion ou d'un posture, ils eussent fait flèche des mômes qualités et disposé avec ingéniosité cette affriolante symétrie des zincs, étayant de prestigieuses étiquettes lesdéductionshabilesd'uno mercanli. Notons qu'il n'est pas que de pécuniaires bénéfices, quoique au fond! et médiatement !... »
11 y aurait plaisir à prolonger la citation et à tout donner, car jamais peut-être la langue nouvelle ne s'est mieux découverte et livrée que dans ce morceau plus ou moins philosophique sur la Lecture. Voilà comment écrivent les artistes qui veulent à tout prix se distinguer du commun et réaliser l'idéal que leur a tracé Goncourt clans la Préface do Chérie. Malheureusement, il faut se borner et on ne peut pas faire un tombereau de toute
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13C LA LANGUK NOUVGLLK
cotto prose comme les balayeurs qui vident les poubelles le. matin. Qu'il s'y rencontre, ça et la, quelque épi a glaner, à quoi bon le nier? On y fait des trouvailles et on s'indigne alors que des écrivains dévoyés emploient à un tel usage les dons qu'ils ont reçus do la nature. Je ramasse encore, au même endroit, cette pbraso merveilleuse : « Grâce à l'habitude, machinal nonchaloir, et peut-être aussi le peu d'importance que nous y attachons réellement, une fois notre religion, je dirai ingurgitée, nous no nous étonnons plus, et à peine, en manière de pudeur, hochons-nous la tête lorsqu'un trop brutal eompendieusement se dévêt de sa brièveté, ou quelquo autre... »
On demande un interprète. Et tout cela, dans les quarante premières pages d'un seul et même numéro ! Que serait-co si on feuilletait toute la collection. Quant à la dépouiller sérieusement, il y faudrait la vie et la patience d'un bénédictin,
Ceci, pour clore :
« Que maintenant, après constatation d'une absolue vacance, tel naïf n'aille pas — qui se sera efforcé un jour do lire quelque actuelle production — « s'en prendre » à qui la signa, et, d'un douloureux bris do rythme, arrêter en son élan l'encensoir qu'il nous est d'agiter, éblouissant do ses fumées le vide; mais que plutôt il balance si on n'écrit plus parce qu'on ne lit plus, ou l'inverse; et sache que l'insuffisance qu'il admira de découvrir provient tout uniment do ce que nos contemporains, désespérant de percer cet infranchissable cercle, écrivent pour ne pas être lus. »
Un autre, dans une sorte de poésie en prose, dédiée à l'anglais Oscar Wilde, qui fut condamné au hard labour, débute par ce feu d'artifice : « Elle danse. Une pluie de fleurs l'effleure, assoupit de frais parfums purs les sonorités de l'invisible orchestre. Elle danse. Elle est l'éternelle forme maudite et sacrée de la danse... ». — « La Laus venait d'apparaître et je ne pouvais m'empêcher d'admirer, avec une certaine terreur sa silhouette onduleuse et fine, encore aggravée par cette gaine d'écaillés sombrement bleues et luisantes, au milieu des envolements de gaze et des retombées de perles et de fleurs roses des autres prêtresses de Dagon. Avec son casque en diadème enserrant l'étroitesse de son front et cette sorte d'armure
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LKS IUSCII'LKS 137
obscure et métallique adéquate a ses hanches, on aurait dit un grand insecte au corselet d'émail, et je no sais quel charme meurtrier et cruel, quelle attraction sensuellement perverse émanaient de cette prêtresse guerrière rythmant des gestes do volupté dans l'appareil hautain d'une égorgeuse d'hommes casquée et cuirassée pour la bataille et pour la Mort. »
Du chroniqueur musical passons au chroniqueur littéraire, bien autrement entortillé :
« Les dogmatismes, surtout les nôtres, sont amusants. Plus que l'opinion do tel critique sur tel livre, il agrée savoir l'opinion de ce critique sur sa critique et sur la critique. Les professions do foi sont do lecture divertissante, généralement par l'ampleur do leur étroitesso. Toutefois, aux raccourcis d'esthétique générale, portiques abscons à l'explication do telle chapelle, je préfère aujourd'hui, par ces temps gris, devant des livres trop petits ou trop hauts, le principe uniformément excellent dont no songent point à se départir d'honnêtes judiciaires; envisageant la lecture comme une distraction (et c'est dénommer avec maestria ce que d'éminonts philosophes peinent à dire : un jeu absorbant et désintéressant), les clients de la « Lecture Universelle », un sou par jour et par volume, estiment les romans que'la buraliste leur « conseille », en proportion inverse du temps qu'elles ont dépensé à les lire; et leur exaltation pour tel Prévost ou Duruy se confond, à la réflexion, avec une reconnaissance pécuniaire pour ces maîtres qui se laissent dévorer si vite. Au sou près, nous partageons assez ces sentiments.
« Voici pourquoi. Chroniquant, ou non, do littérature,'il nous est inévitable, par milieu, de lire, de devoir lire. Personnellement, il est vrai que peu de livres me retinrent ces mois derniers, mais ceux-là sont les plus lourds à ma conscience qui demeurent incoupés sur ma table, le remords qui s'élève de chaque lettre de leur titre mal étouffé par un geste d'étreinte qu'accompagne à mi-voix : « Pour la prochaine ». Prochaine? — Dès lors, tout in-douze lu, fini, absorbé, assimilé, qui n'est plus qu'à analyser, le bon soulagement ! »
Il y en a cinq ou six pages de ce style, et elles sont signées d'un écrivain, qui une fois sorti du rang, s'empressa d'oublier
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138 l,A LAMU'K NOUVKM.K
In consigne. Les chroniques, littéraires nu autres, (ju'il donna depuis à divers journaux sonl d'un artiste émancipé (|iii brûle avec ostentation tout son catéchisme d'écolo. Il avait do l'esprit, du talent; il avait complètement renoncé aux raccourcis d'esthétique générale et aux portiques abscons lorsque la mort l'a surpris (1) on pleine course et en plein succès.
Voyons maintenant le chroniqueur dramatique; ils se suivent et se ressemblent. Celui-ci, grand admirateur d'Ibsen, veut mal de mort à ceux qui ne partagent pas son enthousiasme. Pour trouver grâce devant ses yeux, il faut se faire ibsénien de coeur et de plume. L'auteur qui n'imite Ibsen qu'à moitié et le critique qui ne le glorifie qu'à demi s'exposent également à ses sarcasmes. Nous n'avons pas à juger ici les ironies dont il les crible; son droit est entier, mais s'il a le goût Scandinave, on voudrait qu'il eût au moins la phrase française :
« Le système dramatique de M. do Cure], vaguement ibsénien et surtout cornélien, offre un certain intérêt... La parfaite loyauté scéniquo do M. do Curol serait louable, si certains trucs do mélodrame et une écriture montépinesque no la mettaient parfois en question.
« Antoine (leDuc) l'Antoine dos grands jours. Les autres...
« En troisième spectacle, le Ménage Jirésilc, do Romain Coolus. Sganarelle ou le cocu Imaginatif. La vigoureuse logique do cette pièce a stupéfié lo public; l'écriture acheva de prostrer les récalcitrants. Lorsque Brésile eut proclamé : « Décidément, le derme do ma femme m'indiffère; les contrac« tions spasmodiques d'un cerveau féminin no valent pas qu'un « encéphale viril s'émeuve », il fut acquis que Coolus répugnait à l'esthétique de nos Bissons coutumiers.
« Notre cher Nestor en fut ébranlé sur sa base do principes moraux; il allait, répétant dans les couloirs : « Jeune homme, dans trente ans, quand vous serez gâteux, vous verrez comme on revient do certaines idées ». Il'disait cela du ton d'un homme qui, revenu de tout, a retrouvé sa Sainte-Périne, lo Stratfford-sur-Avon dos chroniqueurs avachis.
« 0 délicieux maître, stratège des Barbares, commandeurs
(1) Lucien Mflhlfcld. Je le nomme, parce qu'il est mort.
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I.KS niSt'.ll'LKS 139
dos Broyants du blanc, exquis optimiste, il était dans Tordre A^s choses que telle manifestation d'art passât voire jugeoire. Tout va bien, malgré les scandales, les faillites d'honnêtetés, les désastres politiques, tout va bien puisque notre Nestor est permanent et endémique.
« Hrésile n'aime pas sa femme, il le dit en maintes occasions.
« Mon Nestor, vous lisez hâtivement. 11 n'est pas question d'amour un seul moment; il est question de juxtaposition d'épidermes, ce qui est bien différent. Car je vous crois trop élevé d'âme pour avoir pu un seul instant confondre l'amour avec cet acte, de pure formalité, n'est-ce pas? Merveilleux chroniqueur, vous errâtes; que Hrésile dédaigne son cocuage objectivement parce qu'il le dédaigne subjectivement, rien de plus naturel. Vous seriez à sa place, vous en feriez autant. (J'affirme cela d'après l'Idée du Neslor-on-Soi.) »
Le critique dramatique qui trouve que M. do Curel parle une langue monlépinesque, déclare, en même temps que la Lysislratu de M. Maurice Donnay « produit l'effet d'une revue manquée ». Il reproche à M. Gugenheim ses pièces militaires et « ses fautes de français ». 11 se plaint qu'on «reprise M. Dumas », le Père, prodigne», une vieillerie. Il passe, avec le plus dédaigneux sourire, devant la Petite Marquise do Meilhac et Ilalévy; il caractérise d'un mot grossier — le mot de Waterloo — d'autres pièces, drames, comédies ou vaudevilles, et il l'appliquerait volontiers à tout le présent comme à tout le passé do notre littérature dramatique. Il salue d'une épithèto méprisante la plupart des noms qui la représentent dans ce siècle, et il ne faudrait pas trop le pousser pour lui arracher l'aveu que le théâtre n'a pas existé en France avant la naturalisation d'Ibsen. Retenez qu'il est lui-même auteur dramatique, joué, applaudi sur divers théâtres et que, sans considérer ses spirituelles petites pièces comme une révélation, sans même leur attribuer une originalité transcendante, le public y goûte un genre d'esprit qui no s'écarte vas très sensiblement do notre tradition nationale. Aussi, les personnes qui se rappellent, huit ou neuf ans à peine passés, de quel air tapageur, do quelle critique violente et tranchante, il soutenait le programme révolutionnaire des esthètes.s'étonnontun peu de celte facilité à se plier aux moules connus et à revenir aux vieilles formes.
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Il n'est pas le seul — nous l'avons déjà remarqué à plusieurs reprises — qui, abordant le théâtre, ait sans regret laissé à la porte le jargon inintelligible pour parler la langue courante. Les esthètes, décadents, ibséniens, naturistes, symbolistes, etc., se rendraient un véritable service à eux-mêmes en s'y tenant dans leurs revues et dans leurs journaux, pour certaines rubriques spéciales, notamment les études historiques, les chroniques scientifiques ou judiciaires, les oraisons funèbres, et surtout les faits-divers qui n'admettent guère ce style surnaturel dont nous venons de voir un si curieux étalage. Il est inutile d'inventer une langue spéciale pour apprendre aux populations le suicide de Bernerette ou la mort de Minii. Miïïger et Musset n'y ont point songé.
Plusieurs de ces terribles esthètes, s'en rendant compte, n'ont pas soutenu leur ton primitif et leur arrogance du début s'est très sensiblement adoucie. Non seulement ils ont aujourd'hui le dédain moins facile et l'excommunication moins prompte, mais on les surprend, à chaque instant, qui, dans leur propre manière d'opérer, se rapprochent de notre ancienne religion littéraire et de ces prétendus hérétiques dont ils dénonçaient les pratiques avec une si impitoyable férocité. Ils se sont accoutumés à parler et à écrire comme tous les honnêtes gens; en un mot, suivant l'expression populaire, ils ont mis beaucoup d'eau dans leur vin. Et comme gage do cette résipiscence, ils ont donné à la politique, considérée naguère par eux comme une quantité négligeable, une bonne partie de la place qu'ils réservaient d'abord à la littérature, leur unique souci et leur exclusif amour. N'est-ce pas un signe éclatant que leur foi littéraire a fléchi et que leur coeur s'est ouvert à la tolérance? Un esthète qui verse dans la politique, science inférieure» était autrefois, de leur propre aveu, un esthète perdu, un renégat, un apostat. Elle les a tentés, et par conséquent amollis, émoussés. Elle a entamé leur fierté, détendu leur intransigeance, et ce premier pas en arrière, le seul qui coûte, semble nous promettre qu'ils finiront, de guerre lasse, par rentrer dans le rang, impuissants et inoffensifs. Malheureusement, l'ardente campagne qu'ils ont menée, que plusieurs d'entre eux mènent encore, a fait à la langue un mal qui n'est point réparé, et qu'une petite secte irréductible s'efforce de rendre irréparable.
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LES DISCIPLES 111
Dans leurs chroniques littéraires, aujourd'hui encore, on critique tel écrivain « qui échoue à plier des observations vécues à de trop simples idées ». On y explique « l'éternelle immobilité de la vision intérieure sur laquelle M... ouvre ses yeux de poète, qui voient moins qu'ils n'éclairent, qui ont des phosphorescences dont s'illuminent les ténèbres, — rideau derrière lequel, ayant appris les vaines apparences des choses du dehors, la conscience et la pensée jouent le drame éternel, seul réel, do la vie... ». On y recueille même, sans rancune, des observations diamétralement contraires à l'esthétique dont l'école se réclame, celle-ci, par exemple, « qu'aujourd'hui la langue et la forme littéraires tendent à se réclamer de l'anarchie ». Et nous voilà presque d'accord !
Enfin, la langue didactique des décadents, celle qu'ils appliquent, dans tous les ordres d'idées, au genre démonstratif, ne répudie pas complètement les facéties de leur langue poétique. Quoi qu'elle travaille peu à peu à s'en dépouiller, elle adme; encore des phrases comme celle-ci : « Tous les partis se disputent le fructueux bétail qu'éperdument ils s'adonnent aussitôt à ovipuéricultiver; mais les congréganistes y surexcellent; ils possèdent les méthodes d'abrutissement les plus souveraines, suggestion mentale,emmurement pneumatique de l'intelligence sous un triple béton d'exercices de mémoirc,clc, par le moyen de quoi les lobes, mettons cérébraux, des encouvés s'emplissent de notions littéraires » qui paraissent absurdes à l'auteur de celte maçonnerie bétonnée.
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III
Les romanciers. — Invasion »lc la nouvelle langue dans le roman. — Galimatias et pornographie. — Réclame et lançage. — Jean Lombard et Byzance. — Triomphe et chute. — Échec définitif du genre. — Basile et Sophia. — Coeurs nouveaux. — La Fauoe. — Subtilités psychologiques et autres. — Faux réalisme.
Il faut s'arrêter ici plus longtemps. Un peu épuisée par la moisson abondante et superbe dont elle s'enrichit pendant la première moitié du xix° siècle; réduite, après Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Musset, Alfred de Vigny, Leconte de Lislc et leurs imitateurs, à tomber dans les redites, les subtilités, le byzantinisme multiforme qui caractérise toutes les décadences, la poésie lyrique offrait aux entreprises delà languo nouvelle des tentations auxquelles les esthètes s'empressèrent de succomber. Elle devint pour eux un premier champ d'expériences où ils se précipitèrent avec une ardeur digne d'une meilleur cause. Nous avons vu quelques-unes de leurs oeuvres les plus vantées. Le temps, un temps très court, en a déjà fait justice. Elles s'en vont en ruines; elles n'existent plus qu'à l'état do curiosités et de phénomènes; pour mieux dire, elles n'ont jamais eu, aux yeux des connaisseurs, la moindre existence réelle, la moindre chance de durée*On peut élever une statue à Verlaine. Le jour approche où la postérité en manifestera une ironique surprise. Verlaine est à Villon ce que Baudelaire est a Théophile Gautier, un écho lointain, très lointain et très affaibli, un pôle reflet. Ni de l'un ni do l'autre le formidable snobisme contemporain no parviendra a faire des soleils, pas môme do vifs rayons. Les « violons longs » n'y suffisent pas plus
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LES DISCIPLES ii3
que la Charogne. On commence, on maint endroit, à discuter la gloire do ces deux initiateurs, ot même à en plaisanter doucement. On les épluche, on les chiffonne. Le Cénacle qui leur a succédé a enchéri sur leur commune bizarrerie. Fut-cllo au moins sincère? Les nouvelles générations inclinent à y voir un penchant très prononcé «à la mystification et a la pose. Qu'il n'y ait rien do cela dans les singularités que so permettent les petits-fils de Baudelaire cl les fils de Verlaine, on aimerait à le croire; mais on craint d'en être dupe et, devant tel sonnet plus ou moins réussi, ou telles stances assez bien venues, l'admiration se réserve. Il est trop clair que la poésie so refuse à la langue des esthètes. L'histoire, la critique, la science et toutes ses controverses y étant décidément réfractaires, le théâtre lui étant à peu près fermé, que lui restait-il? Le roman. Kilo l'a envahi. Elle s'en est emparée comme do son domaine propre; elle s'y est jetée, pour ainsi dire, à corps perdu. L'heure est venue d'apprécier lo rôle qu'elle y a joué, qu'elle y joue encore, qu'elle prétend y garder, qu'elle y gardera peut-être et d'étudier sérieusement comment elle so comporte tous les jours dans ce refuge qu'elle a transformé en forteresse.
Kilo a su d'abord s'y entourer d'une solide et universelle réclame. Elle.a pour elle tous les éditeurs qui excellent à lancer un livre, à le faire avaler de force au public. Ils ont cru remarquer qu'on y mordait, ils ont flatté lo goût, réel ou supposé, de leur clientèle ordinaire, et ont ainsi assuré la vogue du roman goiu'ourtisle. Ils n'en ont plus voulu d'autre, les romanciers n'en ont plus fait d'autre; les amateurs n'en ont presque plus acheté ni lu d'autres. Il serait puéril de contester qu'il y a eu preneur pour toutes ces belles histoires qui relèvent de la théorie des Concourt. Tout ce qui tient do près ou de loin n leur académie, soit comme titulaire, soit comme aspirant ou adepte, tout ce qui s'autorise do leur écolo, so recommando par cela mémo au choix dos éditeurs et à l'adhésion moutonnière do la foule. La langue nouvelle a triomphé sur toute la ligne — dans le roman.
Elle aurait tort cependant de s'en faire accroire. Il y a, dans celle conquête apparente, un Irompe-l'cjoil, ou plutôt un malentendu facile à dissiper. L'éclatante victoire que la langue nouvelle semble remporter sur co terrain du roman, champ de prédilection, où il lui plait do livrer bataille, mais le seul eu
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réalité'qui lui reste, elle ne la doit pas à ses propres armes, à ses propres forces, manifestement insuffisantes non seulement pour vaincre, mais pour vivre. Elle la doit uniquement à sa fidèle amie et alliée, la pornographie, autrement dit la polissonnerie littéraire, qu'elle a su se gagner et s'attacher pour toujours. Ouvrez le premier roman venu — un roman de cette école — vous n'aurez pas besoin d'en lire trois pages pour vous assurer que la langue nouvelle et la pornographie sont inséparables. Elles se tiennent par la main; ce sont deux soeurs siamoises, liées entre elles par une membrane adhérente, qu'on ne pourrait trancher sans les tuer toutes les deux d'un seul coup. Elles se prêtent d'ailleurs un mutuel appui. L'entortillement de la langue nouvelle est nécessaire à la pornographie pour s'insinuer et le prestige do la pornographie est nécessaire à la langue nouvelle pour réussir.
Nous allons passer en revue un certain nombre de livres dans lesquels leur union est évidente et leur mariage à jamais consommé. Un des types les plus complets du genre est un roman de Jeon Lombard intitulé lhjzancc, qui parut, sans bruit, du vivant de son auteur, passa presque inaperçu et s'enfouit assez prolondémcnt dans les ténèbres du silence et de l'oubli pour (pie, Jean Lombard étant mort, l'idée vint à un éditeur ingénieux, stimulé par une réclame promise d'avance, de déterrer brusquement cette Byzance et delà présenter comme un chef-d'oeuvre posthume avec toute la pompe dont s'accompagnent habituellement ces sortes de cérémonies. Les camarades menèrent grand tapage autour de celle-là. On put lire dans les journaux les plus répandus, sous des plumes éloquentes, mais complices, do véritables dithyrambes en l'honneur du livre et de l'auteur ainsi exhumés. La queue des Goncourt cria au prodige. Il semblait, à les entendre, que feu Jean Lombard, supérieur à tous les historiens, supérieur à l'histoire elle-même, eût subitement rendu la vie à celte agonie de la Rome orientale et ressuscité sous nos yeux, avec une puissance magique d'évocation, toute la pourriture compliquée du Bas-Empire. A en croire ses admirateurs, il avait fait mieux encore, un véritable miracle : il avait renoué, pour ainsi dire, la chaîne du temps, comblé une lacune dans l'évolution générale des races humaines et retrouvé le fil conducteur de leurs destinées.
Un critique, qui est lui-môme un romancier on vedette,
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appelait Byzance un livre sans pareil. Tel chapitre est « un joyau de splendeur clans le trésor de la littérature française ». Il est « éternel et véridique », il est « un monument de l'histoire pantelante qui se répète depuis lors, depuis douze siècles ». Le roman est « un chef-d'oeuvre de l'imagination latine » L'art de l'auteur, c'est d'avoir « transposé » les observations faites par lui sur le port de Marseille « à l'époque de Constantin V et ses aspirations dans le monde cérébral du vine siècle; c'est d'avoir compris l'essai que tentèrent alors les intelligences d'Orient et celles d'Occident pour, selon l'idée future de Joseph de Maistre, fondre les philosophies religieuses des races en une seule spiritualité humaine... ».
Et le critique, transporté d'admiration pour le génie révélateur de Jean Lombard, pensait ainsi : « A Byzance, l'Orient et l'Occident, l'Asie, l'Egypte et l'Europe, Isis, Bouddha et le Christ essayèrent, dix siècles, de s'unir pour une seule fraternité trinitaire dans le culte du Saint-Esprit, du Paraclet. En ce f creuset où venaient atterrir les navigateurs de toutes les nations, le miracle fut près de se révéler aux hommes... C'est un malheur infini pour l'histoire du monde que cotte magnificence n'ait pu se produire, apparaître et éblouir... ».
Voilà comme on parlait de la Byzance do Jean Lombard; voilà quelles fanfares éclatantes sonnèrent, à son exhumation, les principales trompettes do la Renommée. Ce n'était plus un roman, mais une révélation, un évangile. On s'y employa si bien que le public assourdi, étourdi, se jeta sans autre examen sur ce livre annoncé à cor et à cri et lui fit un succès attesté par quarante éditions. On ne souffrit mC>me plus un semblant de rivalité à côté de lui, et les preneurs de Byzance, non contents d'en célébrer les mérites, mirent une sorte d'acharnement à déprécier, et surtout à désachalander le Quo vadisPdo Sienkiowicz qui jouissait alors d'une certaino faveur, selon eux usurpée. Ils n'admettaient pas que ces deux romans pussent vivre et prospérer à côté l'un do l'autre. Qui goûlait l'un devait nécessairement mépriser l'autre et c'était déjà une assez grande honte pour Byzance que la foule imbécile eût pu un moment la mettre en balance avec ce piteux Quo vadis ? Le voisinage, le contact sacrilège de Sienkiowicz, à la vitrine des libraires, déshonorait feu Lombard.
Tant do passion parut suspecta aux gens qui réfléchissent
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lie LA LANGUE NOlVELLK
et on se mit à lire Byzance un peu acclamée jusque-là de confiance et sur parole. Heureux ceux qui purent la lire jusqu'au bout ! Plusieurs critiques, exempts de tout parti pris d'école, mais intéressés à ne pas paraître trop innocents, signalèrent dans cette merveille des tares énormes qui en amenèrent Tassez prompt discrédit, et des adhésions aussi nombreuses que spontanées leur prouvèrent qu'ils avaient touché juste. Pour tout dire, la vogue de Byzance ne résista pas à l'examen ; mais, dans un temps moins ouvert à tous les genres de snobismes, la première phrase du livre eût suffi pour mettre en garde les vrais lecteurs. La voici :
« En halo, la couronne d'argent de Solibas doucement virotait sur sa tête'de vainqueur hénioque hissé sur des épaules de Verts, et luisait, en l'hyanilité du crépuscule, telle qu'un symboJa de victoire, cependant que des gens la saluaient de l'hymne Acathistos, entonné à voix pleine en des rues où agonisaient des clameurs, où flottaient des écharpes bleues et vertes, rouges et blanches, comme ce devait être à une sortie de l'Hippodrome, après une journée de courses qui avait vu les Bleus vaincus. »
Et, au troisième paragraphe du même chapitre, cette vue do Çonstantinople :
« Atténué en l'approchant crépuscule, Byzance se découvrait, rose encore, et des voies larges, achevées à l'extrémité d'étroitesses de place ou coupées sur la longueur d'églises ou de monastères bombés de coupoles, apparaissaient, émerveillantes, bariolées, bruyantes. A leur droite, les portiques de l'Augustéon encadrant le Millîaire aux quatre arches, obombraient des statues, parmi lesquelles l'envol vers l'Orient de Justinien à cheval, une aigrette d'or piquée au casque et un globe mondial en une main. Au nord, c'étaient des argentements de toits, des dorures de coupoles virgulant en un-zénith gris-verdâtre, léché par des bouts de lointains feuillages d'arbres, et plus au loin la croix helladique de la Sainte-Sagesse impavidement radiante, prodigieuse, au-dessus de tout ».
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lK& PISCIPLÉS ■ 14?
La critique, bonne fille, eût probablement laissé passer toutes ces jolies choses si on ne l'avait pas provoquée par une explosion d'enthousiasme. Elle en avait vu bien d'autres! Mais, cette fois, un tel feu d'artifice en l'honneur d'une oeuvre bizarre, sinon médiocre, l'irrita, la piqua au jeu, et elle eut le courage do réagir contre cet engouement sophistiqué. Un article intitulé Byzance, dans un journal très parisien, remit les choses au point et' valut à l'auteur les encouragements de ces trembleurs qui ne marchent que quand quelqu'un a marché. Il était temps !
On vit alors les tares de cette Byzance, la confusion, l'obscurité, l'obscénité, Je style, surtout le style, d'une barbarie provocante et préméditée. On recula devant ce logogriphe prolongé durant quatre cents pages en petit texte, et beaucoup plus inintelligible que la politique d'Arislote ou les Ennêades de Plo.tin. Il parut assommant, mortel et, dans maint chapitre, malpropre jusqu'au dégoût. Çà et là, le divin marquis de Sade était détrôné. L'auteur avait caressé de son pinceau le plus amoureux une héroïne, Viglinitza, sadique et intentionnellement sadique de la tôle aux pieds, mais fort inférieure, comme conception poétique ou réaliste, à la Velléda de Chateaubriand ou à la Salammbô de Flaubert.
11 fallut bien s'en apercevoir; on s'en aperçut et on rougit do s'être laissé prendre à de ridicules panégyriques qui dépassaient, en hyperbole, tout ce que peut se permettre la plus complaisante oraison funèbre. Celle-là avait décidément enterré, pour la seconde fois, le malheureux Jean Lombard, digne, après tout, d'un meilleur sort. Vainement ceux qui avaient fait accueil à Byzance et surtout ceux qui avaient monté ce coup audacieux contre le bon seii3 public, essayèrent d'en appeler, par intérêt ou amour-propre, contre cette condamnation désormais définitive. Vainement leur protestation s'arma d'un nouveau roman de Jean Lombard, l'Agonie, k laquelle ils s'efforcèrent d'organiser, comme à Byzance, un triomphe posthume. L'Agonie vaut mieux que Byzance et n'eut pas son succès. La cloche de la réclame était fêlée, le charme était rompu.
Tou.t ce travail pour reconquérir la clientèle demeura sans effet. Prémuni contre de nouvelles surprises, le lecteur so tint si visiblement sur ses gardes quo les mystificateurs jugèrent
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à propos do lui laisser un peu do répit. Toutefois, une année ne s'était pas écoulée qu'un second roman, tout pareil au premier, on pourrait dire sans exagération une seconde Byzance parut sous ce titre : Basile et Sophia. Décidément, plusieurs romanciers s'étaient rencontrés ou même entendus pour cette exploitation livresque (1) du Bas-Empire. Ils avaient cru y découvrir une mine féconde qui, en somme, n'a pas donné co qu'ils en espéraient.
L'auteur de Basile et Sophia est aujourd'hui ce que, dans un français bien étrange, on appelle un écrivain notoire. A Dieu ne plaise que nous méconnaissions son activité littéraire et son talent. Il figure, au premier rang, et certainement avec avantage, parmi les goncourtistes en vue; il a un nom qu'on salue avec respect dans les journaux. On ne signalerait aucun critique qui ose s'en prendre à sa personnalité déjà considérable, et l'école elle-même affecte de le regarder, depuis une trilogie romanesque où il s'est révélé tout entier, poète, philosophe, sociologue et styliste, comme un de ses plus glorieux représentants. Avant de publier lui-même Basile et Sophia, il avait eu soin de rendre publique l'admiration que lui inspirait la Byzance de Jean Lombard, et, pour bien montrer qu'elle était sans réserve, il avait célébré ce roman en termes qu'on n'eût pas employés autrefois pour signaler les oeuvres maîtresses de la littérature française. 11 eût dit volontiers : « Beau comme Byzance l »
La sincérité de cet enthousiasme éclata naturellement lorsqu'on le vit, quelques mois après, chercher lui-même le succès, qui, jusqu'à présent, ne lui a jamais manqué, avec un roman puisé à la même source, né do la même inspiration, rempli des mêmes scènes et écrit, ou peu s'en faut, de la même encre. C'est à croire — tant les deux livres se ressemblent — qu'ils sont sortis de la même plume fraternelle, comme les romans des frères Margueritte. Qu'on y trouve des descriptions pittoresques, des tableaux, des morceaux qui se recommandent à l'attention du lecteur par une certaine habileté à mettre en mouvement des personnages nombreux, à animer les foules, à donner la sensation des grandes et confuses mêlées, c'est convenu, et la critique ferait preuve de parti pris on le
(1) On sait «lue livresque est un mot de l'école.
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contestant; mais nous n'avons pas à apprécier ici ces esquisses toujours un peu brouillées dans des pénombres do second plan, où disparaît la netteté des figures. Comme certaines toiles des grands décorateurs qu'il faut regarderjde loin, ellessacrifient le dessin à l'effet général et au relief de l'ensemble; il est entendu qu'on se tiendra à distance pour les apprécier. Mais co qui est permis aux peintres ne l'est pas aux écrivains, qu'on no peut regarder que de près et en détail, même quand un beau désordre est chez eux un effet de l'art; si bien que dans Basile et Sophia, comme dans lhjzance, on est d'abord frappé do cette écriture délibérément byzantine, c'est-à-diro bizarre et truquée, prodigieusement artificielle, toute en efforts laborieux et en constructions pénibles, à laquelle il parait aussi impossible de rechercher la simplicité que de fuir l'obscénité. Quel secret rapport y a-t-il donc entre ce byzantinisme du langage et celte indécence de la pensée ou de la peinture? Il semble bien que co soient deux corruptions à côté l'une de l'autre, nées d'un même état d'esprit et désormais inséparables. Tant il est vrai qu'une corrélation — historiquement démontrée — existo entre la langue et les moeurs. Mais do ces deux dépravations, nous n'avons à retenir ici que la dépravation littéraire. Kilo est flagrante, elle s'étale avec orgueil dans Basile et Sophia aussi bien que dans Byzance. Nous allons saisir sur le vif l'ostentation qu'ello y met :
« Basile vécut là très heureusement, car Damélis, après sept années de veuvage, l'aima de toute sa grande boucho charnue, de ses yeux puissants, de ses bras doux, de ses souvenirs fougueux. Il dormait dans la chevelure fauvo et sur les larges seins odorants... » , . t i i-Mi
Poursuivons. Cette veuve a des nièces et des cousines, et Basile ne peut les voir sans une vivo émotion quo l'auteur traduit ainsi :
« La nuit, quand Damélis le serrait contre la palpitation de sa chair, il murmurait en fermant les yeux : « Aglafs, et ta boucho dure à la place de cette molle boucho abîmée par do vieilles amours; ô Aglaïs I... Théoctista, et ta jambe nerveuse à la placo do celte pauvre étreinte relâchée par l'abus
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lS6 LA LÂNtJtife N'blivfeLLE
dîi plaisir conjugal ! ô THéôctista L. À toi, Puîchérie, ce jet de vie et cette crispation de mes bras robustes, pouf que passent au noir d'abîme tes clairs yeux pers, Pulchéfio !... Et toi, Uiéroclée, fille à la marche harmonieuse comme ilh son de citole, que ne vibres-tu des fibres do tes jeunes flânes sbùs riiori sanglot, plutôt que cette matrone blette et soufflante, déjà tout en sueur. Car j'ai vu, lliérocléé, soiis la transparence de ta robe; et j'imagine que je presse tbh sein, non celui de là' veuve, etc... »
Un dernier tableau vivant, entre vingt autres, encore plus expressifs, et qu'on n'ose vraiment pas reproduire, par suite d'une certaine honte qu'on éprouve à y attirer l'attention. L'empereur Michel, digne émule du Copronyme de Byzancé, livre ainsi sa propre maltresse à un goujat, dompteur de chevaux ;
« Ne te défends pas, Eudocio : tu m'as parlé du Macédonien* (c'est le goujat) comme une femme qui cherche déjà, d'un doigt tremblant, l'agrafe de sa ceinture, afin de la détacher... Et n'est-ce pas le privilège des esprits sages do constater sans orgueil le désir que l'on provoque chez la femme, et saris dépit la certitude de la voir désirer un autre compagnon do couche... »
En retour, le dompteur de chevaux livre sa soeur Sophia au « désir » de cet empereur philosophe :
« Sophia vit disparaître le manteau de son frère et sa tiinique noire. Soigneusement, il n'avait, de l'oeil, manifeste ni approbation, ni improbation; mais, le front vers la terre et les épauies eblirbées, il coilservà l'allure do l'obéissance.
« Seule avec l'empereur, elle frémissait, lasse d'êtrb droite depuis si longtemps, étouffée par l'angoisse, le désir, la peur et là joie, l'attente. Sans rire, Michel se leva, courut à elle, la saisit, écrasa dans le baiser leurs lèvres. Sa main maîtresse, avec les ongles, déchirait les quatre robes de gaze, celle de toutes cotiletirs, celle de tissu d'argent, la noire et l'hyacinthe. Sophia se laissa glisser au seuil, ferma les paupières à demi... E|lo vovaitlecicl... »,
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LÈS D'ISCÏPLES lui
11 parait que ces gentillesses ont pour'dxcusfe, dans la pensée de l'auteur, la nécessité de mettre soùs nos yeux les mystères et les cérémonies du manichéisme byzantin, et les intrigués, et les ambitions qui s'en couvrirent quelquefois pour donner une apparence religieuse à des desseins politiques; mais ni l'histoire ni le roman n'ont besoin de pareils détails. C'est la vérité, dit-on, prise sur nature. Qu'en savez-vous? Ce ne sera jamais, quoi qu'on fasse, qu'une vérité de seconde main, devinée et interprétée à travers des livres suspects, une version latine du grecque et, ce qui est pire, une version d'une version. On s'autorise de l'exemple d'un Suétone ou d'un Pétrone; mais on les dépasse singulièrement. Et est-on bien sûr qu'ils n'aient jamais obéi à des préventions personnelles ou à do secrètes rancunes? Leur sincérité reste fort problématique. Admettons qu'ils étaient bien placés pour voir, et que leur coup d'oeil rie les a point trompés, encore vivaient-ils dans un temps où les événements se déroulaient avec une clarté relative, ou Rome, même infâme, projetait sur le monde une lumière qui aidait l'observateur à saisir et à peindre sa pourriture étalée au grand jour. Mais le Bas-Empire ! Mais Constantin Coproriyirib ! Mais l'empereur Michel ! Allez voir pour y croire ! Justinien lui-même est déjà terriblement obscur, et il a fallu toute l'ingénieuse divination d'un maître de la littérature drUmatiqùo pour le remettre sur pied, vaille que vaille, et rioitè donner une Théodora, qui est peut-être fausse, mais qui, dans l'érisemblo, a aussi des chances pour être vraie et qui, eh tout cas, est moins conjecturale que Viglinitza ou Sophia. Où l'avezvous connue, votre Sophia? Où l'avez-vous rencontrée? D'où 1 vient-elle? Sut* quel texte autheiitique, sur quelle figuré analogue son auteur l'a-t-il copiée? «M
Il répondra sans doute qu'il avait bien le droit dd là rêver telle quelle, do l'inventer et de la fabriquer do toutes pièces; maiâ vous rappelez-vous la grande querelle de Flaubert et do Sainte-Douve au sujet de Salammbô? Saintc-BeUvo était l'ami de Flaubert, il avait contribué plus que personne au succès de Madame Bovary; suivant sa propre expression, il avait sonné le premier coup de cloche; mais, lorsque Salammbô parut, il fit ses réserves qui fâchèrent Flaubert et, insistant sur la minute psychologique où l'étreinte sttUvàgo dd Mathô casse la chaînette de la prêtresso do Tanil, lui qui n'était pour
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152 LA LANGUE NOUVELLE
tant pas bégueule, il prononça le mot de sadisme. Qu'aurait-il dit de cette Viglinitza et de cette Sophia, sadiques et archisadiques et plus que sadiques?
Nous n'avons pas la prétention de faire ici un cours de moralité littéraire, mais seulement do montrer le rapport intime qui existe entre les choses qu'on écrit et l'écriture qu'on y emploie. Partant de là, il nous reste à établir que, dans Basile et Sophia, l'écriture s'adapte au roman et qu'elle est souvent, comme le roman lui-même, affectée do byzantinisme; c'est proprement notre sujet.
Pour y rentrer pleinement, il nous faut traduire en français quelques locutions de langue nouvelle cultivées et soignées avec amour par l'auteur, comme autant de plantes rares.
« Aucune vie ne se décela pour l'investigation do son regard. »
Cela veut dire que le personnage dont il est question, à ce premier chapitre du livre, no trouva-rien de vivant sous ses yeux. Et la même phrase se reproduit quelques lignes plus loin sous une autre forme : « 11 n'aperçut rien d'une évidence corporelle ».
« — Pendu à une grosse corde, le moine semait sur Byzanco les sons de l'Angelus.
— Souvent les sonnailles du fouet agité de loin par un messager do l'empereur le forcèrent de se garer contre le talus.
— Un tnidi, comme il regardait les créneaux d'une porte...
— Elles chantaient ensemble avec une tristesse puérile (une tristesse d'enfants). •
— Le bassin brode d'argent au centre duquel s'érige un grand vase d'or.
— // Vétonnait (pour : cela Vétonnait) que rien do cette tare morale n'apparût au front.
— Ces souvenirs se rangeaient subitement, accourus du désordre, de la multitude et de l'oubli qui garnissent les réserves mystérieuses du cerveau.
— Elle perpétua (continua) toute une litanie. Sophia eut peine à reconquérir sa colère.
— La pciir de s'évanouir, do mourir, l'avait obligée « se reprendre, qui haletait... (Comprenne qui pourra cctlo construction barbare !)
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LES DISCIPLES 153
— Sophia baigna ses ongles parmi l'eau d'une petite urne.
— Quelques étoiles se situèrent définitivement au ciel bleu.
— Une cohue de marchands arméniens dont les robes s'agitaient au bout des gestes.
— Tout un rang, dans le haut, portait l'éblouissement do l'astre (du soleil) réfléchi sur les casques des soldats.
— Sacrilège ! garrulèrent les eunuques.
— Milles grimaces vives murent les rides entrecroisées à leurs visages do vieilles femmes.
— Un nuage accouru voila d'ombre le cri de la foule.
— L'or des impôts ne servirait plus à convertir l'intégrité des sénateurs.
— La cymbale fit taire les murmures, arrêter les gestes entrepris.
— Elle tira le voile bleu jusque le centre de sa face.
— Sophia, Sophia, appelait la voix d'Euphrosync, qui s'éperdit... *
— L'oscillation des flots finit d'être une ombre violetto tachée d'argent mousseux, pour devenir le bouillonnement infini d'un métal terne.
— Parfois, des cloches semaient la voix du Théos sur les tumultes...
— Do l'ombre s'abattit...
— Elle coucha sa face dans ses bras que soutinrent ses genoux...
— Les lances de cavalerie barraient les étoiles du firmament...
— Hors do la tente, il naquit du tumulte, une trompo beugla... L'adolescent courut afin de rejoindre lo cri rauquo do la trompe.
— La fuite d'une grenouille fut écrasée par lo sabot rougo de la jument.
— Les sabots des bêtes enfonçaient la mousse...
— Leur rire se vanta des prouesses qui avaient dispersé les éclaireurs ennemis.
— Au bout de la hampe, une résistance se débattit.
— Elle sentit la froide pénétration d'une arme en sa chair contractée, pincée, qui céda tout-à-coup, qui glissa le long do la lame, l'avala, l'embrassa d'un anneau grouillant... ».
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hi LA LÀN'bùfc NOUVELLE
Et il y èh' a, comme celà!, dès centaines. Lé procédé s'y voit à plein. C'est une imitation, certainement maladroite, du Flaubert de Salammbô; c'est le résultat terriblement laborieux d'une fausse conception du stylé. Qu'elle que soit l'admiration de nos byzantins modernes pour cette étrange écriture, elle est vraiment trop loin de nos habitudes, trop ennemie du naturel et elle a trop peu de relations avec l'aïeule, avec la vieille et bonnelanguefrançaise, pour s'implanter, d'une façon définitive, dans notre littérature; nous avons le droit d'espérer qu'elle y séchera forcément comme ces fleurs sans racine dressées dans le sable par la main des enfants. Byzancc ! Hyzahce ! Le goût que les deux livrés eh question témoignent pour le Bas-Empire et pour un temps aussi « coproirymc et excrémentiel » est liii bien mauvais signe; mais il nous offense moins qu'il ne nous rassure. De pareilles aberrations ne peuvent pas durer.
Dira-t-on qiie la couleur locale a ses exigences et qu'il fallait nécessairement être byzantin ave 1. liyzance? Eh bien, voyons un autre roman du même auteur, non pas le dernier paru, récent néanmoins et favorablement accueilli.
Il est intitulé les Coeurs nouveaux. C'est une élude psychologique très raffinée, où l'on analyse minutieusement deux caractères, celui d'une jeune lille ultra-moderne, Valcntine Cassénat, qui se pique de sécheresse et de froideur, méprise, comme autant de faiblesses, toutes les manifestations sentimentales et pratique tous les sports avec une maestria masculine, — et celui d'un jeune aristocrate de trente ans, Karl de Càvànon, revenu de tous les préjugés de sa caste; revenu aussi, ù la suite d'une déception et d'une crise d'amour, de toutes les passions où le coeur opère seul, possédé néanmoins d'Un besoin d'aimer l'humanité ingrate ou aveugle, et boit* vaincu que, dès maintenant, tout doit se résoudre bii ce inonde par le pardon et là bonté. Il fonde un phalanstère communiste pour se donnera lui-même le spectacle de la solidarité etl action. Et non seulement il distribue aux pauvres, aUx déshérités, aux déchtls, le pain du corps; lhais, en même teitips qu'il leur assure la vie matérielle, il s'applique à cultiver lbUrs aines, « pour qu'elles puissent croître dans la bbilhaissahco de la beauté ».
Il s'y prend d'une façon contestable : « Au lieu do roiri&hbes jneptes, ils chantent ce que jb leur apprends, 16 soir; c'est uii
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LES b'iSCIPLES té5
sonnet de Baudelaire adapte à iiri thènie de Pdrsifài ». On ! ôh I II est permis de se demander si Une simple romance de Loïsa t>ugét — oui, de Loïsa Pùget — n'aurait pas plus dé vertu édiicatrice; mais peu importe ! La fiôre Valehtine revient peu à peu de ses préventions contre cet adriiiràteur de Baudelaire parsifalisé; elle comprend enfin la grandeur d'une pà: reillc pensée, et alors un amour s'éveille en elle, l'amoiir de l'humanité, l'amour « social », le sens do la fraternité universelle :
« Des odeurs de frlicilé l'enivrôreht. Elle saisissait en soi la splendeur de l'amour, non du médiocre amour dit par les livres et la romance, mais celle du dieu lui-môme, de l'Éros qui pousse les hommes à se chérir, a s'unir en couplés, eh familles, en hordes, en républiques, pour que la bonté miraculeuse, un jour, au bout des siècles, vienne à s'épanoui» sur le monde racheté de la douleur, s'étreignaht dans le môme baiser. »
Valentino fait à son tour ce rôve, et alors elle s'indigne du peu de succès qu'obtient son « diseur do chimères »; elle proteste contre les grossières ironies que l'auditoire qu'il veut convertir et relever oppose à ses prédications.
Oh rencontre là, dans ces Coeurs nouveaux, quelques pages fort belles, vraiment neuves — autant qu'une chose peut être neuve aujourd'hui sous le soleil — et m§mc tout à fait hors de pair. Il convient rie les signaler, car un talent original s'y révèle, et surtout de les louer, presque sans réserve, Au moment même où l'on regrette les taches voulues qui les gâtent.
Malgré cette résistance continuelle qu'il éprouve, le « disellr oc chiinôres » no se décourage pas. Àticun échec, aucune plaisanterie no le détourne du but qu'il s'est proposé et il se contente de sourire lorsque ses meilleurs aihis lui reprochent d'ôtro tin pou, « oui, un peu futur ».
Il espère né pas toujours l'être. Il se trompe. Méconnu, bafoué, accusé par ce peuple imbécile auquel il a voué sOri intelligence et sacrifié sa forlune, il se replie sur lui-môme dans un muet désespoir et se demande si sa foi dans le progrès' démocratique n'est pas une duperie, lorsque Valentine se présente à lui comme l'ange sècoUrable qui guérira la profohdb blessure de tant de déceptions accumulées,
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156 LA LANGUE NOUVELLE
Cette histoire a plus d'intérêt que les cinquante ou soixante romans nouveaux dont s'enrichissent chaque mois les étalages des libraires; mais pourquoi la sophistiquer à plaisir par cette vilaine écriture dont le seul aspect lui enlève immédiatement une part de sa sincérité? Pourquoi nous distraire de l'émotion qu'elle nous procure par une prodigalité de néologisme adverbial : intensément, fervemment, banalement, mêprisamment, forcenémenl, inespérément, auxquels on ajouterait volontiers désolamment et frivolement, tant ce parti pris de fausse originalité et de puériles inventions est, en effet, désolant et frivole !
Que signifient des phrases comme celles-ci :
« — Elle ne se pardonnait plus l'émotion passagère value par les paroles du bateleur.
— Elle pensait au bateleur qui se laissait paraître...
— Une chose intruse la pénétrait maintenant...
— Elle lui offrit une poignée de main camarade...
— Le landau, attelé en poste, emmena les dames, effarées, parmi la pleurnicherie grêle des grelots...
— Les stridences des sifflets jetèrent des avertissements...
— Du mystère obscurcissait les conversations tenues... ».
Admirez maintenant ce portrait du héros... : « A plusieurs reprises, et dans des instants exceptionnels, elle avait senti l'âme ironique du diseur de chimères la pénétrer intimement, se mettre en connivence. Il l'avait menée par la parole jusqu'à frémir, jusqu'à, pendant une seconde, ne s'appartenir plus, être une chose tremblante sous un souffle fort. Elle ne le pardonnait pas; elle dénigrait en soi la courte barbe florentine do l'hôte, sa moustache d'or troussée, son teint râpeux, creusé par des plissures de fatigue morale, ses cheveux plutôt noirs étalés à plat, en bandeau contre un front de race décadente, un front ni volontaire, ni génial, mais lissé, eût-on dit, par les choses, par les âges passés des légendes et des périodes guerrières... ».
En regard, la psychologie de l'héroïne : « D'abord, il s'épanouit en elle un ravissement. Elle goûta du bonheur par les doigts qui percevaient la fraîcheur de la balustrade en métal sur laquelle elle s'accoudait, par ses narines frémissant ù la brise, par ses regards enfin mariés à l'infini clair.,,
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LES DISCIPLES * 157
« Un malaise exlrêmo la saisit, le même que celui habituellement ressenti aux heures de solitude. Alors un cire invisible, une présence, la guettait pour,. derrière son dos, tourner en dérision diabolique ses gestes, sa musique. Ou bien, à son oreille, l'être se penchait comme prêt au murmure d'un mystère atroce, jamais dit. Et voilà que Karl lui parut certainement cet être même senti, mais non vu, depuis des années. Enfin il se révélait, le tourmenteur, cause de toutes les épouvantes inexplicables de l'enfance, celui qui la poursuivait la nuit, par les longs couloirs, et mal dissimulé dans l'ombre des bougies...
« ... Elle se comprit une petite fille sans vigueur devant le mystère des attractions universelles... »
Tels sont ces coeurs nouveaux. 11 y a beaucoup de pathos et même de Pathmos apocalytique chez tous ces petits SaintJean.
Prenons un troisième romancier, non moins connu du public et non moins fameux dans l'école, que les deux précédents. 11 a emprunté aux « moeurs de théâtre » une histoire qu'il a intitulée la Fauve et qui a eu dix éditions. C'est l'aventure d'un jeune auteur dramatique que son nom, orné d'une particule, assujettit à certains préjugés de caste. 11 tombe amoureux d'une actrice à qui rien ne manque, beauté, grâce, talent, vertu, pour justifier un grand amour et mériter un long attachement. Cependant il la quitte, encore épris, pour faire, dans son monde un mariage riche,'et il s'en rapporte au temps du soin d'adoucir, avec ses propres remords, la douleur do l'abandonnée. On a dit que c'était un roman à clé et qu'il était facile de mettre un nom sur chacun des deux personnages. Ici, peu nous importe; il s'agit simplement de savoir en quelle langue ils échangent leurs sentiments et leurs serments, si vite oubliés du héros. Leur style seul nous intéresse.
Les néologismes y abondent, c'est de r'gueur. Tous les goncourtisles prétendent se faire leur langue à eux, comme certains gastralgiques font leur eau de Vichy. C'est ainsi que, dès les premières pages du livre, nous rencontrons un amant soupireux et capteur qui se pique sans cesse de se résister et de se désobéir. Il cerne le mieux et l'oblige à capituler après un 'ong siège. 11 s'enrage, il est en proie ù un blasemenl, il silencie tout le
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m LA LANGUE NOUVELLE
inonde autour de lui, il prend guerrièrement ses résolutions; il parle d'amour intarissablement, au milieu d'indifférents qui déploient, à ses côtés, une activité usinière, sous une pluie battante qui stille des toits, etc. Il pratique, sans en excepter une seule, toutes les petites conventions que nous avons déjà signalées tant de fois et qui constituent le plus clair de leur pseudo-réforme : tel pour connue, parmi pour dans, nué pour nuancé, à la manière de Ronsard, et cent autres gentillesses usitées parmi l'école, tel un écolier résolu à jurer béatement sur lft parole du maître et à nuer comme lui toutes les délicatesses de la pensée.
Ce ne serait que demi-mal si elles n'émaillaient un fond de style absolument anti-français. Mais il ne suffit pas d'accuser, il faut prouver :
« Un silence doublé du comédien aux spectateurs régna dans la salle. Les gestes, les mots, les moindres choses baignèrent dans cet extraordinaire silence. C'était comme le tissage d'une toile d'araignée, une oeuvre compliquée et muette, forte et subtile, d'un goût très délicat, non seulement le comptage classique des distances, mais une sorte d'architecture des mouvements et des inflexions où les vides et les pleins, les saillies et les retraits, s'accordaient magnétiquement à celte force obscure qu'est un public... Et comme il relovait la tête, ses yeux rencontrèrent le visage de la jeune fille blonde, penchée, prise dans le silence comme dans un gel soudain. Une grâce plus fine que la vie s'en exhalait, telle une atmosphère de délices très spiritualisées, et cependant — par quel sauvage retour — il la désira tout à coup à la manière d'une brute, rêva de prendre le corps voluptueux de l'actrice tandis qu'elle aurait ce sourire délicat et spiritualisé. »
On sent là une ambition de saisir au vol des sensations extrêmement subtiles, ce que les. novateurs appellent des frissons, mais ces imperceptibles émois nous échappent, ils n'arrivent point à prendre figure devant nos yeux, tant ils sont rares ou fugitifs, et le tableau, si caressé qu'il soit du peintre, reste forcément dans une brume à laquelle on compare, malgré soi, les jolies guipures d'un Daudet et les forts reliefs d'un Flaubert.
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. Lus DiscikKS ls9
Un peu plus loin, l'amant donna son coeur à l'amante « dans un abandon de chevalier Desgrieux ». Qu'est-ce. que cet abandon qu'un goncourtiste n'hésiterait pas à qualifier de desgriolesque? Et n'est-ce pas aussi du pur Goncourt, à moins que ce ne soit du pur Zola, imité, copié presque, cette ennemie du couple principal, « une femme à figure aiguë de rate », une jalouse qui envie leur bonheur et calomnie leur amour.
Tournons encore quelques pages :
' u Malgré l'intérêt extraordinaire qui saillissait pour lui de la vie originale et forte où il avait trempé en ce soir, il ne put supporter plus longtemps la présence dé la soeur d'Augusline... Une étrange émotion s'empara de lui. 11 s'avança avec la comédienne jusque vers le portant où elle guettait les répliques. Un charme confus venait sur le visage absorbé à la fois par la prochaine entrée en scène et par l'amour... Une comédienne marquée, aux yeux malicieux, parmi l'abondance du kohcul, attendait son entrée... Dix minutes coulèrent. »
Est-il nécessaire de relever tous les goncourtismes dont celle page est remplie? Jusqu'à ce venait, qui a dû être longuement délibéré entre l'initiateur et ses adeptes ! Il est clair qu'il l'u présenté à leur admiration et qu'ils l'ont salué eux-mêmes comme une découverte. Ce sont de ces petits plaisirs d'atelier qu'on se donne, pour une touche qui parait neuve, entre élèves et professeur; mais, lorsque par hasard le public y prend garde, celle soi-disant nouveauté l'étonné plus qu'elle ne l'enchante, comme une fausse note dans un concert.
Et c'est cela qu'on décore du beau nom d'originalité ! C'est à des bagatelles de ce genre que s'attachent l'admiration et la renommée ! Incontestablement elles ne doivent leur succès qu'à une réclame savamment organisée, à un engouement aussi ridicule que la vogue des précieuses et le style des ruelles. Elles se comportent de la même façon et elles reçoivent, en maint endroit, le même accueil favorable qui leur serait refusé si le snobisme victorieux n'avait réussi à fausser le goût français en littérature comme en musique.
Querelle de mots, dira-t-on ! Querelle d'éplucheurs et de pédants ! Non pas ! Nous prenons moins de peine pour chercher et signaler ces sottises que leurs auteurs ne mettent de soin à
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160 LA LANGUE NOUVELLE
les fabriquer. On voit trop bien qu'ils s'y évertuent, s'y appliquent, heureux, radieux quand leur travail leur a procuré quelque aubaine comme celle-là. Ils en raffolent, ils la couvent, ils l'inscrivent au catalogue des grandes inventions de ce siècle. Ils ne se doutent pas un instant que, suivant l'expression d'un poète qui fut souvent un admirable critique, leur pomme d'or est un simple navet qu'ils pressent tendrement sur leur coeur. Si encore d'autres coeurs ne battaient pas à l'unisson pour ce navet ! Mais hélas ! il est épidémique, et il exerce de jour en jour ses ravages, le navet !
C'est lui qui nous vaut ce grossissement des objets, et par conséquent des sensations et des images qui caractérisent au premier chef, toute l'école et qui finira par la tuer d'hyperbole et d'enflure. Tout récemment, sous la plume d'un écrivain qui, né dans ce mauvais berceau, s'en éloigne adroitement à mesure que sa renommée grandit, on rencontrait cet aphorisme stupéfiant, qui trahit, du premier coup, son origine : « L'excès, en rien, n'est un défaut!» Pur paradoxe,imaginé uniquement pour contredire La Fontaine, et qui rentre bien dans cette recherche d'originalité fictive à laquelle nous sacrifions aujourd'hui, tous tant que nous sommes, la justesse et la mesure ! L'excès est un défaut en tout, l'excès est la mort des littératures et de la langue, il les tue par l'impuissance de progresser où il ne tarde pas à les réduire.
Dans la Fauve, les détails les plus vulgaires prennent une importance capitale, où toute vérité, toute proportion disparait. On est frappé, à chaque ligne, des étranges fantaisies de ce cerveau qui s'échauffe sur des misères et analyse passionnément des riens. C'est toujours cet enfant du vieux Boileau, qui, au passage de la mer Rouge, montre gravement des cailloux à sa mère. Étudions ce portrait, c'est le portrait d'un appartement visité par un duc.
« Harlay n'avait point de goût personnel, mais son tapissier lui aménageait des choses délicates selon lu mode du jour. Le duc regarda ces choses avec plus de curiosité que d'émotion; elles lui parurent à la fois vaines et indicatrices de temps nouveaux où l'on vante la lumière et la netteté autant qu'on vantait jadis la discrétion des ombres et la couleur chaude d'un nid à draperies et à lapis. 11 trouva l'espect général froid, et
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LES DISCIPLES ICI
seulement aimable le biseau des petites vitres claires, les soies rayées, bouquetées Louis XVI. Le reste, en vernis pâle, dossiers palmés, velours ciselé de grandes fleurs prétentieuses, cachettes à lampes d'incandescence, lui déplut... Il arriva enfin au cabinet d'Harlay où l'on voyait une grande table d'acajou avec très peu de papiers et un encrier microscopique... »
Évidemment cette description, copiée minutieusement sur nature, ne vient là que pour faire plaisir à l'ombre des Gon* court; mais elle occupe une pago entière, qui se glisse, furtive, à travers les amours de la comédienne; et ce serait miracle qu'à' cet endroit, elle pût nous intéresser. Comme le duc, nous regardons ces choses «avec plus de curiosité que d'émotion», et notre curiosité, non exempte d'impatience, aimerait mieux se porter ailleurs. 5 Ce n'est pas ainsi que Halzac, si ami du bibelot cependant, comprenait ses ameublements et son bric-à-brac. Il s'y attardait quelquefois, comme dans la Peau de chagrin, avec une complaisance un peu fatigante pour le lecteur; mais, lorsqu'il s'égarait, à perte do vue, dans ces énuméralions interminables, il avait encore son dessein, qui était de rendre la peinture d'un caractère plus sensible, en plaçant bien le personnage dans son milieu et dans son cadre. Il jugeait que ce cadre, encore que démesuré, devenait un utile accessoire du portrait. Depuis Balzac, et surtout depuis les Concourt, on ne se demande même plus si ce déballage purement matériel peut ajouter quelque chose à la physionomie générale des types, on décrit pour décrire, on meuble pour meubler, on emménage pour emménager. Il en résulte un peu d'ennui, dont nous n'aurions pas à nous occuper si cet abus ne faussait l'observation psychologique elle-même, en donnant beaucoup trop d'importance à des pointes d'aiguilles qui, sous l'enflure du mol et l'étendue du développement, paraissent grosses comme des barres de fer; et si cette psychologie ainsi faussée n'aboutissait, par la relation intime de la chose et du mot, à une langue également fausse et outrée.
Admirez ce portrait d'une ingénue de théâtre : « Petite figure chiffonnée où tous les maux d'un sang trpp pauvre et d'une organisation surmenée étaient inscrits dans des rides, des pâleurs de cadavre, des lèvres en loques... Et cependant,
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par la vertu d'un héroïsme surhumain, le tout s'éclaire et vit d'une vie tristo et charmante. C'est dans l'ignorance, dans l'abandon à tous les vents de l'imprévu, une fermeté extraordinaire, une vie caractérisée et opiniâtre dans l'unique désir de bien faire. Nullo injustice jamais; nul acte, même peu délicat. Tout est bouillant do généreux accueil, de dévouement gratuit.
« En elle se trouve lo triomphe de la vie do théâtre, une cervelle montée en attitudes nobles avec l'accompagnement do mots qui éveillent ces attitudes et que ces attitudes éveillent, et qui, intarissablement, trament un tissu do merveilleuses bontés sur des motifs de mirliton, sur les fades légendes d'honneur des théâtres populaires... »
Aïe ! hélas ! holà ! On sait de reste que lo groupe auquel appartient l'auteur de la Fauve trouve la prose du xvnc siècle un peu plate et molle; il semble bien que des prosateurs comme Fénelon et Racine eussent trouvé celle-ci lui peu lourde, avec ses mots longs d'une toise, qui ressemblent à des poutres sur une charrette, ses abstractions germaniques et son perpétuel gonflement. 11 n'est pas jusqu'à ce titre, la Fauve, qui ne se ressente do cette bouffissure; on se figure une lionne dévorante, et il s'agit tout simplement d'une petite blonde docile et résignée.
C'est une prétention de l'école que de savoir peindre, il n'en est guère de moins justifiée; le mot pittoresque, lo trait unique lui échappe presque toujours; elle ne peint pas, ello n'enlève pas, d'un seul coup de pinceau, cette touche définitive qui fait les Saint-Simon, les Retz et les Michelet. Ello observe à la loupe, et elle photographie. Ello marche, son appareil en main, dans un brouillard où manque la couleur. Autrement, elle n'aurait pas autant de goût pour ce style abstrait, inanimé, dont elle n'a mémo pas l'air do soupçonner la glaciale pesanteur; et pourtant, admirez I
« Il se montra assez sincèrement épris de forte réalité pour être quelqu'un. S'il est vrai qu'il fût ce quelqu'un en vertu seulement d'une fiction, cette fiction avait assez d'étoffe pour s'organiser comme un être. Dans des circonstances heureuses, il pouvait n'en pas voir la fin. 11 eût été alors un des millo simulacres que produisent les grandes collectivités ot qui
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LES DISGIPLKS 103
s'adaptoiit à ces collectivités, âmes qui no vont pas jusqu'au sein do la nature et trempent toutes dans des milieux intermédiaires, comme les racines de certaines lianes trempent dans l'air ot non dans le sol : unités sociales, non point unités humaines...
« Dans le rayonnement du succès, il eut la première impression d'une personnalité bien à lui. Il fut conforme à son caractère de croire qu'il dédaignait les faveurs de sa naissance et do sa fortune, qu'il touchait à son rêvo : chercher on tout uno vérité assise, no se soucier que du mérite propre. Et uno semblable conviction devenait périlleuse pour lui dans sa naïveté même, non point dans l'ordinaire do la vie, mais pour les cas passionnés où ello engagerait cotte âmo do deuxième plan aux voies de la nature primitive, sauvage et impérieuse, que seuls, les grands êtres peuvent aisément dominer... ».
Que dites-vous de ce style ? Et ((lie dites-vous de ce héros de roman? En vérité, nous préférons vaille que vaille, les romantiques, Anlony cl Hernani. On a beau nous prévenir que celui-ci « s'écorche en blasphèmes à la Schopcnhauer, en cris do haine, de mépris contre la naluro, sans se douter que tout cela fût seulement la douleur de ne pas être, la sourde accumulation d'énergio qui, vers la trentaine, atteint presque tous les hommes, ot où se liquident les jeunes emportements do la foi, l'idéal vaporeux, lo rêve sans forme... » On a beau ajouter — un pou plus tard — qu'au contact d'un amour sincère « lo monde vibrant en lui, son âmo d'aristocrate était fondue »; qu'en traversant la place de la Concorde, « léger ot convulsif, il se sentait planant, soulevé au-dessus des vastes lacs de la subslanco univorscllo où tous les êtres sont répandus... », notre esprit n'en cherche pas si long. 11 regrette l'amant d'Adèle criant : « Je suis à toi, comme l'homme est au malheur !» Il se rappelle surtout lo Mardoche do Musset qui, en semblable circonstance, lorsque l'heure du berger a sonné pour lui, « lorsque l'amour vainqueur a couronné sa flamme», court, vole, ne touche plus terre pour ainsi dire, et n'inspire à son poète que cotte exclamation, suffisante dans sa simplicité : « Heureux un amoureux ! » Il plane cependant, lui aussi, au-dessus des vastes lacs de la substance univorsellc; mais, tout on planant, il parle français.
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Et nous n'insistons pas sur le crépuscule de février qui « vivait sa dernière lueur dans l'antichambre»—ni sur la co. médienne qui observait son futur amant « avec une sorte de crainte, parmi le scepticisme de sa conversation»; ni sur «le bruit des voix qui s'amplifiait dans une ardeur nouvelle »; — ni sur «ce dédoublement dénigreur» qui fâche l'auteur dramatique, lorsqu'un spectateur insinue, à côté do lui, qu'avec son air angélique, sa future maîtresse pourrait bien n'être qu'une courtisane; — ni sur « une passion spiritualisée, désintéressée de trop rouges ferveurs sensuelles, amincie, évidée, travaillée en dentelle d'âme, en fragilités végétales par la blondeur des cheveux de Samy (la comédienne), son front clair, ses yeux au rire profond et la svelte vénusté de son corps; — ni sur «l'escalier décati »; — ni sur « le vaste appareil de la volupté qui (bientôt) s'induisit davantage »—ni sur celte « induction joyeusede leurs êtres l'une par l'autre » ; — ni sur l'état de l'amant dont « tout l'être vibrait de la magnifique inquiétude passionnelle sur le rythme des pistons do la locomotive qui le ramenait » ; — ni sur « les yeux pâles comme des corolles de fièvre »; — ni sur « la chair adorable et diverse où nos désirs s'enflamment en aiguillons agiles, se répandent en nappes dormeuses »; — ni sur « le coeur qui ne se prête point »; — ni sur la satiété qui commence lorsque « du désir assouvi en imagination, du lendemain de la fête fictive, monte la désespérance des cendres là répandues sous l'herbe et sous la dalle (1) »; — ni sur « la bête irrésistiblement ravisseuse que souhaite toute femme »; — ni sur « les morcelets du globe de la lune qui apparaissent par les trous du feuillage »; — ni sur les réflexions de la comédienne « retirée toute haletante en son âme, dans une sorte d'effroi vaste et de puissant ravissement, à l'heure de ce rêve mi-voluptueux, mi-angoissé, qui est voluptueux d'être irrésistible, angoissé d'être responsable »; — ni sur « les hêtres qui poussèrent dans les âmes (du couple enlacé), parmi des mousses étoilées »; — ni sui* l'amant jaloux du théâtre où joue sa malin Lucrèce disait déjà, il y a deux mille ans, avec autant de poésie et plus de simplicité :
medio de fonte leporum
tiuroit amari aliquld, quod in ipsis florlbui angil.
Et lu Hlblc a tout dit avec ses fruits délicieux qui deviennent cendre dans la bouche.
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LKS DISCIPLES 165
tresse, « comme un chien du journal que Ht son maître »; '-— ni sur « le plaid de leur via », autrement dit leups querelles et controverses quotidiennes; — ni sur cette femme qui jamais n'oublia d'aimer, « qui dormait aimante »; — ni sur l'amant qui, après une syncope, « était faible ainsi qu'un tout petit » (pour ne pas dire faible comme un enfant); —ni sur cette faiblesse de convalescent « qui rend à la fois sa pensée lucide et ses réactions obscures »; —ni sur «sa chute de volonté suave et déchirante »; '— ni sur « les ferveurs qui succèdent aux lourdes chutes d'âme où l'on voit la fin du monde »; — ni sur ceci, ni sur cela, ni sur mille autres fantaisies, rêvasseries, et inventions véritablement extraordinaires... Nous n'en citerons plus qu'uno seule; aux dernières les bonnes :
« La volupté seule, dans ce qu'elle a de plus délicat d'ailleurs, suffisait à l'élever au-dessus de lui-môme, comme il arrive qu'un verre de Champagne décèle les qualités cachées d'un timide. Mais c'est ici la griserie des Temps, la surabondance exquise, la fine caresse qui soûle l'esprit avec les sens. La possession de Samy n'est que la joie des chairs tièdes et satinées, mais c'est la chair, les formes subtiles, l'électricité infiniment variable de Samy. 11 y boit directement ù la source de vie. Comme elle touche à cette animalité primitive qui est à la fois tout notre fini et tout notre infini, il y participe à travers elle, il couvait des joies neuves, des sentiments et des pensées neuves qu'il s'efforce de réunir en système...
« Et alors ce qui n'avait été, dans les monotones ferveurs d'avant la possession, qu'une métaphysique massive et obscure, devint, parmi la diversité des souvenirs voluptueux, parmi les joies compliquées de la minute, une philosophie pratique. »
Il y aurait quelque pédantismo à expliquer pourquoi chaque ligne, chaque mot de ce morceau, pourtant très soigné, est en opposition avec la bonne langue française. L'obscurité des formules, l'illogisme des idées, l'ambiguïté et l'impropriété des termes y font concurrence à l'inintelligible subtilité d'une prétendue psychologie erotique qui amène un sourire sur les lèvres du lecteur; car enfin, messieurs les psychologues d'amour, vos savantes déductions ne peuvent résulter que d'instantanés
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pris sur vous-mêmes. Et comment diable faites-vous, froids" observateurs, pour vous posséder à ce point dans ces momentslà? A moins que votre psychologie, fabriquée après coup et a tête reposée, ne soit plus qu'une sorte do supposition rétrospective, la reconstruction photographique, plus ou moins fidèle, d'un délire dissipé...
A côté de ces raffinements do sensation, de pensée et de stylo, on relèverait sans peine dans ce roman, la Fauve, et dans presque tous les romans do l'école, des vulgarités et des iné' légances qu'on n'est pas d'ailleurs fâché d'y rencontrer parce qu'elles forment un contraste presque heureux et reposant avec la haute prétention environnante. La simplicité, même excessive, a du bon chez les élèves de Goncourt. 11 semble qu'elle vous remette au vert. C'est la douceur d'un régime végétarien après une nourriture trop épicée; le lait, ou même la camomille, après les truffes.
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IV
Types divers. — Un nouveau groupe. — Ils se copient et se ressemblent tousi Caricatures.
Nous n'en avons pas encore fini avec les romanciers sortis du grenier des Goncourt. Sans les prendre tous, les uns après les autres, il peut y avoir intérêt a en multiplier les divers types, ne fût-ce que pour montrer à quel point ils se ressemblent et se copient. C'est bien là précisément leur infirmité. Us ont fondé une espèce do mutualité littéraire, un syndicat avec bourse commune. Gens bien doués, esprits distingm homme.* de talent pour la plupart, ils ont tellement subi l'atmosphère étouffante de l'atelier qu'une partie de leur originalité y a péri. Ce genre d'asphyxie est assez fréquent dans le inonde des arts et des lettres. Beaucoup de peintres en sont morts; beaucoup de poètes en ont été victimes lors de la contagion romantique; mais il a sévi tout particulièrement sur les romanciers contemporains. Dire que qui en voit un les voit tous, ce serait exagérer; plusieurs ont échappé au fléau et ne se sont livrés que sous condition, ù Stendhal, à Flaubert ou à Zola. Mais la plupart des élèves de Goncourt ont accepté la servitude complète, absolue, ils sont même allés au-devant, ils ont gravé sur leur collier le nom de leur maître et on les reconnaît du premier coup à cette marque.
Kn voici un nouveau groupe; on jugera s'il diffère beaucoup des premiers. Le style, ou ce qu'il appelle ainsi, étant sa préoc" cupation dominante, nous allons prendre sur le fait tous ces merveilleux styliste?. Nous ne saurions trop répéter, pour qu'on se rende'Jrien compte du tort que leur a fait l'école
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1CS LA LANGUI NOIVKLLE
qu'ils ont tous du tnlent et do la réputation. Malheureusement ce crédit dont ils jouissent s'attache bien plutôt à leur écriture qui est détestable qu'à leur talent de romanciers qui est réel.
Un des plus connus et des plus vantés nous peint une jolie femmo qui extasie son amant, c'est-à-dire le me' en extase. Kilo a « des lueurs languides qui braisillont entre les cils », une beauté « troublante et prenante » qui d'ailleurs no lut appartient pas en propre, car il n'est plus une seule héroïne qui no soit ornée de ces deux épit hôtes, passées aujourd'hui dans lo langage courant au point d'en devenir agaçantes et banales. Elle a, en outre, « une souplesse gracile », une « sensitivilé » extraordinaire, un « torse lilial » un coeur « qui s'effluo »...
L'homme dont elle est aimée vante « les cernures de ses yeux », « ses lèvres serrées ainsi qu'après une longue caresse », les « roseurs do sa chair», sa peau « qui a des matités do cire », « la matité liliale de sa chair », les « jumelles collines do ses seins ». Il l'aime « fervemment »; il nous raconte qu'ils ont «vécu jumellement toutes les joies »; qu'elle est « appâtée de sensations »; il nous la montre « prostrée dans un lit »; mais il ne semble,pas goûter « ses baisers torpides » et il craint d'être « aveuli » par cet amour qui « s'accagnardo », cherche les petits coins, et s'excito par la « brutalité violeusc d'une caresse... »
Une autre avait « des paupières cernées entre lesquelles fluait un regard fixe »; « ses cils ondulaient ainsi que des ailes »; « elle ne se livrait que peu à pou, troublée, craintive « avec comme l'arrière-penséo d'être trop vite conquise »; on se sentait « désâmé », privé d'âme en sa présence; son cou « s'érigeait »; elle avait un « sommeil gravide », « des cernures bistreuses », « avec, aux lèvres, un mélancolique sourire»; sa mère, qui ne la croyait capable que d'une «passionnette», rêvait de s'éteindre, avec, auprès d'elle, sa petite reine. La veilleuse « rosait » ses pommettes d'artificielles couleurs; elle se plongeait parfois dans « une hébétude bestiale », après avoir eu de ces secousses qui « désenlacent », c'est-à-dire qui désunissent les couples enlacés; elle « s'épeurait », « s'apourait », « s'idiotisait », se désemmaillait, ( se dépêtrait), elle rêvait à « quelque chose de paroxyste » (de suraigu), mais elle n'espérait point le trouver dans la société de « parvenants fêteurs » (parvenus fêtards). Ces désemmaillées ont des mots à elles, des locutions favorites; elles ne manquent jamais de dire « des fois », « des soirs », au
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I.KS DISCII'I.KS 109
lion <lo « quelquefois >>, « certains soirs ». Kilos coulent des liistoires « émerveillantes » pour so distinguer do colles qui no content que des histoires merveilleuses ; elles s'habillent, « avec, tout-à-coup, un joli rire »; elles sont généralement « fuselées ».
Dans le paysage où elles promènent leur personne, il y a dos arbres « défeuillés »; dos brèches « liminées » (bordées) do glaciers élincolants; les cigales « créccllont » dans les olivicis, la terre répand « à travers les violettes buées » (les buées violettes) des « odeurs florales »; on entend « la strideur d'un sifflet do locomotive »; « un coupé attend, avec, au fond, dans l'ombre, une jolie fille... »; un homme blessé en duel agonise «avec, déjà, une écume sanguinolente aux lèvres »; l'adversaire qui l'a tué a senti sa lame « qui s'enfonçait comme en do la terro glaiso molle et humide... ». Pourquoi pas comme dans du bourre» puisque c'est ainsi que les Français parlent?
Les Français aiment la phrase courte, ils aiment la phraselongue; ils aiment surtout la phrase claire; c'est pourquoi, lorsqu'elle est longue, ils en surveillent la structure, ils veulent que les diverses parties en soient reliées par des articulations nécessaires, par des charnières solides. C'est même cette phrase longue, avec ses incidentes bien proportionnées, bien rattachées à la charpente principale qui semble lo mieux convenir à la logique de leur esprit. Descartes, Rossuet, J.-J. Rousseau leur ont donné, sur ce point, toutes les satisfactions désirables. Mais la phrase indéfiniment prolongée, dont tous les membres sont indépendants les uns des autres, sans conjonctions ni ligatures, comme un faisceau épars qu'on a oublié do nouer, on leur enseigne, dès lo collège, à la fuir.
Il en est deux ici, juxtaposées, comme pour se faire concurrence. Dans la première il s'agit d'une chevelure de jeune fille qui « s'épandait sur ses épaules en avalanches de rayons...» « Et sa mère se plaisait à la peigner, à la tordre dans ses mains, n'eût laissé à aucune fe^.ue de chambre cette tâche minutieuse, s'interrompait quelquefois pour couvrir Renée de baisers orgueilleux, avec une suprême béatitude, comme si son coeur, trop longtemps craintif et torturé, s'était enfin guéri des blessures anciennes, avait recouvré son originelle bonté, ses illusions perdues, l'espoir de tendresses qui ne seraient pas vaines, qui, pour la première fois, no l'abreuveraient point de fiel et do
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dégoût, no l'achèveraient pas d'un choc pins nnlo encore n subir que les autres... » Onf ! La phrase est encore plus longue quo la chevelure et il faut souffler quand on l'a finie.
l)a:-.s la seconde, les repos no sont pas mieux ménagés ot lo lecteur est obligé d'aller péniblement jusqu'au bout do sa respiration : « Rajeunie par cette apparence do bonheur, cette quiétude qui activait sa convalescence, à cause de Renée, elle élargissait lo cercle de ses relations, reparaissait dans le monde, donnait des bals blancs et, malgré son âge, la poudre qui argentait ses bandeaux, les stigmates do tristesse incrustés dans sa chair et tels que des cicatrices, elle avait lo charme nostalgique d'une rose remontante qui s'est ouverte pâle ot ù peine parfumée par quoique brumeuse journée d'octobre un instant éclairée do soleil, et bientôt s'effeuillera, plaisait encore, semblait presque la grande soeur do sa fdlo ».
Kilos sont nombreuses, dans lo roman, ces phrases interminables, elles l'alourdissent, elles lui donnent surtout l'apparence d'un bibelot trop travaillé et surchargé, où l'ouvrier no so dissimule pas assez derrière l'oeuvre; mais plusieurs sont poussées ot prolongées aVcc un art qu'on no méprise point. Kilos sont mille fois moins choquantes que toutes ces affectations qui ressemblent à des florès de fort en thème, réunies pieusement dans un cahier ad hoc pour servir un jour de composition. Ici elles .boudent, et il n'en est pas une dont on nous fasse grâce; depuis le en usurpateur qui a détrôné dans, jusqu'au tel ot n Vainsi que qui ont remplacé le comme, en passant par les violettes buées, le des fois et le des soirs, et surtout cet avec victorieux, triomphant, qui réparait à tout bout do phrase, séparé, délivré de son complément après lequel il no semble pas pressé de courir : « Un coupé attendait avec — au fond — dans l'ombre — une jeune fdlo... ».
Toutes ces grâces vous irritent ot vous glacent, parce qu'elles font partie d'un programme discuté et voté en grande cérémonie par des écrivains qui n'en sentent pas lo néant. Armés comme lo sont la plupart d'entre eux, ils avaient mieux à faire quo d'y perdre leur temps ot leur plume. Ils n'arrivent donc pas à se rendre compte do l'ennui qui nous prend lorsque nous rencontrons ce vieux fonds de fleurs artificielles, ces goncourtiana, dans tous leurs livres ! On en trouve même chez un de ceux que son imagination,
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I.KS DlStill'LKS 171
son tnlont de nnrrnlour, son ndrosso a tirer du frottement dos passions l'étincelle tragique mirait dû préserver do toulo cette recherche de brimborions plus ou moins littéraires qui, dans un récit romanesque, no peuvent avoir d'autre effet que do détourner l'attention ot de glacer l'émotion.
« 11 s'éveilla, souleva des paupières l'épaisso nuit tombée, hissa sur un poignet son corps lourd. Tout à l'heure il galopait dans la lumière et maintenant il se trouvait dans les ténèbres, ... il ne se souvenait de rien sinon d'un grand choc et d'une chute en arrière. Au bruit déchirant des mitrailleuses un énormo silence avait succédé et l'on n'entendait plus qu'au loin le bruit tremblé des caissons s'éloignant sur les routes. Une affreuse douleur lui arracha un cri... il lui sembla que ce cri avait été happé au vol, renvoyé d'écho en écho, car il s'étendait déjà sur toute la plaine, courait à ras do terre, se dispersait en mille petites voix faibles qui se plaignaient, se répondaient, se croisaient, s'étroignaient en sanglots ^bas ou fusaient en hurlements grêles... ».
C'est la peinture du champ do bataille, le soir venu, après la fameuse charge des cuirassiers de Heichshoffen. On n'en pont rêver de plus dramatique; mais le peintre, par un souci exagéré do la petite observation, y a tellement accumulé les touches que l'olTot général disparait dans ce papillotement produit par l'opposition du bruit déchirant des mitrailleuses ot du bruit tremblé des caissons; des sanglots bas et des hurlements grêles, et par mille autres ingénieuses et laborieuses combinaisons, comme ce cri, happé au vol, qui court au ras do terre sur toute l'étenduo do la plaine. Lo tableau, si poignant qu'il soil, sent l'effort; on cherche un homme violemment ému,* on ne trouve qu'un opérateur très appliqué qui analyse ot dissèque.
Maintenant l'incendie d'un château :
« I's firent quelques pas et, dans l'échancrure du val, une fournaise tournoya sous leurs yeux. Lo château flambait d'un incendie tel que les toits d'ardoise* fondus dans la chaleur immense n'étaient plus qu'une mer de feu. Elle déferlait en vagues* larges et profondes avec des tourbillons rouges et des
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remous bruns de fumée, s'étendait comme une marée sur les sables, noyait tout le pays d'un flot débordé; des écumes do braise et des embruns d'étincelles volèrent, mouebetèrent les rives noires de la forêt, et les épicéas des pelouses s'enflammaient, brûlèrent do proche en proche dans le grésillement do leurs barbes résineuses comme de grandes torches funèbres... ».
' Comment s'attarder à cotte description, si exacte qu'elle puisse être, lorsqu'au moment où on nous la mot sous les yeux une terrible partie do vie ou de mort se joue dans la nuit, entre un officier prussien de cuirassiers blancs et i\n gardechasse français?
Cependant le château incendié s'écroule et on entend « un bruit fracassé d'effondrement »... Frappé au poitrail parle couteau du garde, l'alezan du Prussien « pointe avec un hennissement blessé », puis «bondit en cabrades ruées»,et enfin se précipite « d'un instinct de bête à l'agonie » dans un étang où il noie son cavalier... « Un bras blanc se tendit comme pour s'accrocher au ciel, disparut aussitôt, et l'eau redevint movne, seulement moirée de grands cercles lents... »
Voici maintenant, dans une nouvelle intitulée Le 28 mars, des prisonniers français rapatriés qui reviennent d'Allemagne par train spécial :
« A mesure que le train des rapatriés s'approchait de la ville, il semblait battre d'une fièvre croissante, s'exciter dans sa course, haleter avec les coeurs des prisonniers... Los tunnels saccadèrent leur émotion; les plaques tournantes battirent, tonnantes; des quais se creusèrent, sommés do hautes maisons aux fenêtres vivifiées de têtes penchées, et le convoi s'allongea, d'un dernier élan savonneux et mourant, dans le silence de la gare... »
Qu'est-ce que tout cela peut bien nous faire ? l/élan savonneux vaut Y émotion saccadée; c'est-à-dire que la fausseté du système et la bizarrerie du procédé éclatent ici, sans discussion possible, sans excuse, et que cette façon d'écrire gâte, dès le début, des histoires qui font songer quelquefois à ï'énergiquo concentration de Maupassant (1).
(1) J'ai déjà dit que celui qui les a écrites est aujourd'hui devenu un maître. J'espère qu'il me pardonnera ma franchise.
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LES DISCIPLES 173
Faut-il emprunter d'autres extraits à quelque roman du même auteur? C'est surtout dans la description 'qu'il donne carrière à sa fantaisie :
. « Ce fut, dans la grande- blancheur crue des aurores, une baignade lumineuse et psychique d'une douceur infinie. Mais bientôt il se tournait vers la croisée d'où un peu de nuit filtrait dans la clarté et, l'oeil câlin, il inspecta les grisailles intérieures de la pièce : un jour éteint, mou, y dormait, laissant, en des angles, s'épaissir des ombres, de vagues ténèbres se tasser, et il fallut à ses regards une accoutumance nouvelle pour distinguer dans la neutralité de ces teintes, des mouvances de choses... »
11 y aurait bien d'autres remarques à faire ici; il faudrait signaler encore ce besoin de décrire minutieusement sur notes ou sur pièces, tout ce qui vous a passé sous les yeux. C'est une manie de ces touristes anglais, qui ne manquent jamais do consigner, jour par jour, heure par heure, sur leur calepin, les moindres particularités de leur promenade. Cela n'a d'intérêt que pour eux et bien qu'il s'agisse, comme on dit, de choses vues, on leur sait gré do n'en pas faire des livres. Malheureusement les romanciers d'aujourd'hui ne savent pas résister à cette tentation. Il y a en eux du chasseur de papillons, qui prend indistinctement dans son fdet et met ensuite dans sa collection les plus insignifiants coléoptères.
Ailleurs, ce sont deux jeunes mariés qui, à leur réveil, vont visiter l'écurie et la sellerie de leur château. Une grande page sur l'écurie ! Une seconde page sur la sellerie !... « C'était, à l'intérieur, une pièce boisée, parquetée, tenue sèche l'hiver par la chaleur d'un petit poêle en fonte, alors éteint, qui dressait au milieu l'F noir de son tuyau coudé... ». Le couple amoureux, en pleine lune de miel, a bien autre chose à faire que do s'arrêter à ce poêle en fonte, à son tuyau coudé, à son F noir, et bien d'autres réflexions à nous communiquer. En l'attardant ainsi à ces détails hippiques, où l'auteur étale trop visiblement sa compétence, on refroidit beaucoup l'intérêt qu'il nous inspire. C'est une faute de composition, c'est uno faute de goût sur laquelle nous insisterions bien davantage si notre critique ne s'adressait surtout, dans sa donnée essentielle, à cette longue blessure do la langue.
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Uno dernière citation, un pou longue, mais tellement démonstrative qu'il sera inulilo do rien ajouter a l'cblouissomont do cette aveuglante palette :
« Sous la lueur arlequinéo, dans l'atmosphère bigarrée, hyaline, Jeanno vagua lente, teintant son esprit (Invocatrices colorations.
« Tout maintenant était changé dans lo mystère du pavillon si longtemps clos; les fourrures avaient été renouvelées; les dalles harmophanos balayées luisaient plus claires, les verrières, lavées à grande eau, encadrées d'étoffes neuves, lustraient, d'un chatoiement de pierre précieuse, uno lumière de kaléidoscope plus brillante, plus diversifiée et, dans leurs transparences plurieoloies, ce furent d'étranges paysages qui apparurent,
« Un — parce qu'elle regardait à travers le verre bleu d'un losange — fut de neige. Sous de minces couches de lumière pâle, l'habituelle vision du pays se transformait; les champs, comme sous des lueurs de lune, s'étendaient. Des bouquets d'arbres, en masses d'azur plus foncé, plaquaient les plans obliques do leur immobilité gelée et, sous lo ciel décoloré, toute la terre semblait Pigée dans la frigidité des froids do l'éther. Des souvenirs do romans rappelèrent à Jeanne des descriptions de plaines lunaires, et, un moment, elle eut la sensation qu'elle avait devant elle le mondo transi, la terre gercée, aux crevasses énormes, la terre des désolations immobiles, la Séléné des astronomes. Elle perdait pied ta planer sur les solitudes muettes, à se laisser ravir dans les tourbillons secs et froids de l'espaco, sentant son âme so glacer sous les lueurs mornes versées dans ses yeux... Mais un mouvement machinal de ses pieds haussés changeait sa vision, la mettait devant l'orangé d'un grand lis do cristal épanoui dans lo vitrail, et la nature changeait encore Ï c'était, sous l'éclatant soleil équatorial, uno torro écrasée do lumière, des plantes énormes et grasses suant la chaleur des plaines jaunes, d'un jaune puissant ot roux de feu de forge; un air brûlant, un air saturé do chaleur solaire, et dans son imagination puérile, elle croyait voir à l'horizon l'ondulation d'or du désert étendre sa large bande de sable jusqu'aux lignes violettes et dures des montagnes très loin... »
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Non, c'est assez ! Le tabloau n'est pns fini, mais il faut go borner. A l'effet bleu, à l'effet blanc, à l'effet orangé,.succèdont l'effet vert, « un momlo languissant, un monde moiré d'humidité vénéneuse, commo un monde entrevu sous le plafond glauque des eaux, un roynumo sous-marin où l'air se riderait on ondes pâles, etc. »; puis l'effet rouge, « la vie sombro et robuste d'un astre en progression »; mais Jeanne rôveuso « secoua ces faisceaux de lumière qui so croisaient au fond do ses prunelles et elle se mit à son piano, où « uno gavotte naquit, so cadença sous ses mains eh notes de perles, détachées, menues »; si bien (pie, sous ce flot d'impressions, qui étaient réellement do nature à lui tourner la tête, « \ui rêve composite ennuageait son esprit, un rêve généré par la grâce anormale et double de ce pavillon perdu... ».
VA notez que cette rêverie multicolore détourne absolument le lecteur des pensées graves, de la compassion attendrie auxquelles le convie la situation douloureuse de l'héroïne. On dirait (pie l'écrivain ne s'y intéresse pas, ou ne s'y intéresse plus, tant il cède au besoin de montrer les qualités de styliste dont il »\st doué et dont il fait, en les étalant mal à propos, un si regrettable usage. Croit-il vraiment être original quand il nous dit que«l'or roux de ses cheveux tombait sur la puérilité nue do ses épaules »? Celte puérilité, dans le sens où il l'emploie, rappelle vraiment do trop près d'autres bizarreries du même genre que nous avons empruntées à un autre écrivain, styliste à la modo, lui aussi, et qui, pour dire qu'une grenouille fut écrasée dans sa fuite (ce qui serait trop simple), nous apprend que « la fuito d'une grenouille fut écrasée ». Quiconque a un peu étudié les mystères essentiellement puérils de la langue goncourtislo saisira immédiatement lo rapport qui existe entre cette « fuito écrasée » et cette « puérilité nue ».
Ce sont do pâles copies, des imitations d'imitations; c'est du procédé, ce qu'on appelle aujourd'hui du chiqué, du truc, en d'autres termes la plus vaine et la plus arlifiçiello des conventions. Toute l'école en use et en abuse, de sorte qu'on aperçoit immédiatement de quel atelier sort tout ce pittoresquo, et qu'au lieu de faire uno originalité à celui qui s'y oublio, il jetto à l'instant même sur tous ses écrits une couleur de poncif, en même temps qu'il y colle une étiquette do fabrication. Aucune impression n'est plus désagréablo à l'amateur désintéressé qui
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chorcho un invontour ot qui no trouvo qu'un copiste Aucuno n'est plus fâchouso pour co copisto lui-même, trahi bientôt par l'abor danco des fac-similés qui affrontent à la mômo heuro l'aitentic n publique On est bien forcé do voir qu'ils so ressemblent, bien qu'ils no soient pas signés du mômo nom, et quo, portant tous la mômo marquo, ils sont tous sortis do la mômo offleino. Les rapprochements qu'on est amené a en fairo nuisent beaucoup à l'opinion qu'on en gardo et c'est un vrai malheur pour ces soi-disant stylistes lorsquo lo hasard vous en met doux ou trois do suite entre les mains. Ils sont si bien pareils qu'on finit par les confondro et qu'a la vingtièmo pago on no sait plus exactement auquel on a affaire. Jamais ils no so douteront do co qu'ils y perdent, lorsquo, par la forco mômo des choses, la boutique apparaît sous l'inspiration. Évitez, messieurs, do vous montrer ensemble; séparez-vous, si c'est possible, comme des malfaiteurs après leur coup; l'isolement vous profite; la confrontation vous dénonce.
C'est fini. Les prés ont assez bu. Nous no citerons plus qu'un ou deux morceaux do critique, pour montrer à quel point co jargon a pénétré la langue, et le dommage qu'il lui a causé dans un domaine qui semblait fermé à ses expériences, étant moins susceptiblo que lo roman do fantaisies pittoresques et d'extravagantes nouveautés.
Un philosophe s'exprime ainsi au cours d'un chapitre do psychologie : « En vain je tâche do discerner ma raison d'être dans ce médiocre univers, parce quo do cette connaissance se déduirait facilement la série des moyens qui me permettraient d'y persévérer. Mais je luxe sans profit mes meilleures circonvolutions cérébrales à une analyse stérile. Je me heurte toujours aux mêmes difficultés sans arriver à dégager do ces collisions périodiques un enseignement sérieux... »
En mes jours de bonne humeur j'eusse comme suit formulé : « Polygame ne puis, monogame ne daigne, àgame suis et demeure. Mais les naturalistes intolérants m'excommunieront et me déclareront inharmonique au monde : ce qui, après tout, est bien possible...
« Plus quo possible, au réfléchir, certain. Car mon refus de juxtaposer à la mienne uno sensibilité féminine rend peut-être
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I.KS DISCIPLES 177
irriîinétliablo la misère do mon actuelle situation. Ce numéraire dérisoire, promis en quantité notable a tels noctambules de mon cercle, où désormais le trouver, où le quérir, puisque jo repousse d'un geste que je m'efforce de no pas rendre théâtral la corbeille nuptiale où l'ont lingotté de crucifiantes et maternelles exigences? De quel puits l'artésianer? Sources et ressources sont concordamment taries. »
Ce morceau, auquel nous avons déjà fait ailleurs divers emprunts, suffirait pour donner une idée de la désastreuso influence exercée par l'école? Il est l'oeuvre d'un universitaire qui a écrit depuis diverses pièces de théâtre et publié des articles où il semble tout à fait venu à résipiscence. 11 s'exprime en langage chrétien; il a nu>me un style à lui, vif et fort, qui rend suspects ses premiers essais.On se demande si la page «pie nous venons de citer n'est pas un de ces pétards dont les débutants usent quelquefois pour attirer l'attention publique sur leur nom ou, mieux encore, une de ces gageures, autrefois usitées, où l'imitation à outrance constitue précisément la plus violente des ironies et la plus justifiée des condamnations. Il est fort possible, étant donnée sa conversion actuelle, (pie l'ingénieux inventeur des « crucifiantes et maternelles exigences qui ont lingotté le numéraire dans une corbeille nuptiale » ait été, dès l'origine, un féroce mystificateur, traîtreusement installé dans une écolo dont il apercevait tous les ridicules, pour mieux les saisir et s'en moquer. Cette façon de demander l'hospitalité à l'ennemi a toujours été admise dans nos moeurs littéraires. Tout stratagème est de bonne guerre quand il s'agit de combattre les destructeurs de la langue. Tant pis pour les réformateurs dont un naïf orgueil bouche les yeux et à qui on ne fera jamais avouer qu'ils aient pu être les victimes d'un effronté pince-sans rire.
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CIIAPIÏHK Vil I
LE SYSTÈME
1
Caractère puéril île la reforme. — Kn quoi consiste la langue nouvelle. — Sou travail sur le verbe, les conjonctions, les prépositions et les adverbes. — ha place de l'adjectif. — L'emploi bizarre du mot avec. — Le résultat obtenu. — Langue lourde, désarticulée, sans ressort et sans vie, facile a pasticher et à parodier. — La confusion des temps. — Le néologisme et l'archaïsme.
Enlin, nous y voilà ! Nous voilà on faco du système ! On se rond compte maintenant, sur preuves, do ce qu'est la langue nouvelle et de ce qu'elle vaut. Ses procédés, peu variés, sont percés à jour. Ce ne sont qu'artifices puérils dont pas un seul ne mérite d'être retenu. Ce qui a toujours caractérisé la langue française, même avant qu'elle fût devenue définitive, c'est son extrême souplesse et sa merveilleuse agilité. Elloest,commeuno bonne montre, tout en rouages et en ressorts dont la précision égale la délicatesse, et qui se tendent ou détendent à volonté dans la main qui en possède l'ingénieux mécanisme. Ils ont voulu la rendre plus légère encore et n'ont rien trouvé de mieux, pour y parvenir, que de lui ôter une partie des pièces maitresses de son intelligente horlogerie. Qu'est-il arrivé? C'est qu'en effet, ils l'ont rendue plus légère en apparence, plus lourde en réalité, puisqu'ils ont supprimé en elle le mouvement,
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180 LA LANGUE NOUVELLE *
communiqué par les nerfs do transmission, autromont dit la vio mémo.
Ainsi*mutiléo, ello a perdu colto élasticité qui faisait sa forco; ello est tombéo à l'état do choso inaniméo, d'inerto machino; enfin, ello no marche plus. Nous venons do lu comparer à un chronomètre savamment réglé auquel des butors n'auraient laissé quo sa valeur do métal. On peut dire encoro, après co qu'ils en ont fait, qu'cllo ressomblo à une construction provisoire en torchis, dont les mure reposent à plat sur lo sol sans aucun support do fondation, un véritable château do cartes, bizarroment coloriées.
Plus do conjonctions, plus do verbes, plus do tenons ni do rivets pour assembler les .solives et consolider les planchers. Toute cohérence entre les diverses parties du discoure est supprimée. Elles s'en vont au hasard, dépourvues do cetto puissanto direction d'autrefois, qui, sans ôter à chacune sa fonction propro, les faisait concourir ensemble à l'effet du tableau ou à la démonstration finale. La langue nouvcllo oublio ou néglige les rapports nécessaires qu'elles ont entre elles, leur attribue à toutes la môme importance, les met toutes au mémo plan, sans souci do la proportion et do la perspective. Sa phrase marche au pas, alignée comme un régiment dans lequel aucune file ne doit dépasser l'autro, mécanique et anguleuso, maigre à voir, monotono à entendre, toujours raide parce qu'elle n'a ni articulations ni charnières, toujours essoufflée parce que les organes de la respiration lui manquent. Rien n'y est laissé à l'invention, rien au caprice et à la fantaisie, sauf la fabrication do mots nouveaux, généralement bizarres et écrasants, qui pèsent sur elle comme des montagnes. Plus de ces propositions incidentes, adroitement ajustées, qui reposent l'esprit, mais sans le distraire, et qui n'usurpent jamais la place de l'idée principale, du fil conducteur.
La langue nouvelle a ses incidentes, elle aussi, elle n'a même à peu près que cela, car l'idée principale, la phrase initiale ne tarde pas à s'y embarrasser dans un enchevêtrement de parenthèses d'égale valeur, indépendantes les unes des autres, et qui se suivent sans subordination ni lien. Ainsi soulagée de ses conjonctions, c'est-à-dire de ses raccords, ils la trouvent plus vivo et plus allègre; ils le disent, ils le croient, et à un certain point de vue, ils ont raison, elle est en effet plus légère, comme
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I.K SYSTf.MK 181
tin navire on détresse qui a jeté sa cargaison à la mer; co n'est plus qu'une langue creuse, une langue do carton. Mats ce carton est bitumé et prodigieusement pondéreux. Il est fait surtout d'adjectifs entassés en pyramides, et «le douloureux participes présents. Dire, par exemple, de la langue nouvelle qu'elle est vide, Masque, gauche, poussive, etc., et chargée d( défauts trahissant son infériorité, révélant son origine, la condamnant à bientôt disparaître, c'est écrire comme on écrit aujourd'hui et c'est écrire fou mal, car c'est se priver sottement do ce <pj conjonclif qui a pour fonction spéciale do nous épargner cet assommoir. Il est inutile d'insister. Quiconque ne voit pas, ne sent pas cela du premier coup n'est pas un artiste et no le sera jamais. Ces participes présents appartiennent de droit aux expéditionnaires do bureau, et doivent, cinq fois sur six, être abandonnés à la langue administrative qui en abuse dans sa correspondance et ses rapports.
Co n'est pas tout. Il est reconnu que la langue non'elle supprime le verbe autant qu'elle le peut et que ses descriptions, par exemple, ressemblent très souvent à de simples énuméralions, à des catalogues. N'eut-elle peindre un bois où des sapins et des chênes mêlent leur feuillage et leur ombre, elle s'exprime ainsi : « Un bois, des sapins, des chênes, de l'ombre, plus foncée ici, moins là... ». Et elle s'imagine tenir le record de la vitesse. De la vitesse peut-être, mais non pas do l'art et du stylo. Elle ne s'aperçoit pas que cette absence du verbe, cette tendance à se passer de lui et à le remplacer par des abréviations télégraphiques, contribue encore à plomber cette prose inerte qu'on prétend neuve et qui enfonce ses phrases avec une demoiselle de paveur. Le verbe représente l'action, il est l'action même et le mouvement, il est la vie. Sans lui, rien ne bouge, rien n'existe. L'éliminer, c'est tuer la langue ou tout au moins lui communiquer une insensibilité, une torpeur qui ressemble à la mort, c'est la chloroformer et l'anesthésier, sans profit, car à quoi bon, je vous le demande, supprimer ce qui anime et vivifie lorsqu'on reconnaît soi-même qu'on recherche avant tout la vie et la couleur?
Mais nos réformateurs ne se contentent pas d'escamoter le verbe dans la mesure du possible. Lorsque par hasard ils se résignent à s'en servir, ils en changent, contre toute logique et pour leur agrément personnel, ce que la grammaire appelle les
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m LA LANGUE NOUVELLK
temps et les modes. C'est ainsi que, depuis une dizaine d'années (pas davantage), la coutume s'est introduit^ de traiter les prétérits et de les confondre avec la plus iachu.s.- désinvolture On trouve cela nouveau et joli. C'est, qu'on nous passe le mol, du langage sélect, du style chic. Tous les jours vous lisez dans le compte rendu de quelque représentation dramatique, qui a eu lieu la veille, celte phrase quasi stéréotypée sous la plume des chroniqueurs de théâtre : « La soirée fut hello ! » Ce « fut belle » vous a un petit air déluré et galant. Personne n'y résiste, même parmi les meilleurs. Des normaliens frais éduqués donnent dans cette modo qui n'est pas un simple péché véniel, car c'est horriblement mal parler. C'est aussi anti-français que possible. Faut-il le démontrer? Hélas ! on nous réduit «à ce rôle de pédagogues !
Lorsque vous dites : « On a repris hier la Damnation de Faust, la soirée fut splcndide », non seulement vous commettez un anachronisme et vous juxtaposez deux membres de phrase qui répugnent à cet accouplement comme deux chevaux mal attelés à la même voiture, mais vous faites, avec prétention, un véritable contre-sens. Il faut dire tout simplement, comme les braves gens : « La soirée a été superbe ! » La chose est plus grave qu'elle n'en a l'air et dépasse de beaucoup le plaisir inoffensif que les réformateurs croient se procurer en changeant ainsi mal à propos l'heure exacte à laquelle s'est produite une manifestation passée. Si, en effet, pour une reprise théâtrale de la veille, on dit : « La soirée fut superbe ! » comment s'y prendra-t-on pour rappeler la première représentation triomphale qui a été donnée quinze, vingt, trente, ou même cent ans auparavant? On no pourra pas dire que la soirée a été magnifique, car il serait ridicule de marquer ainsi, contre toute logique, la date de l'/l/(Ts/e deG\wk,om\vs Huguenots de Mcyerbeer, ou du Mariage de Figaro. 11 faudra donc de ton le nécessité, en évoquant ce souvenir, dire que « la soirée fut magnifique ». Et voyez alors ce qui arrive. Pour parler d'un événement dont un siècle nous sépare, vous employez le même terme que pour parler d'un événement d'hier. Voilà tous les temps confondus ! Voilà l'histoire bouleversée !
Laissons donc là cette niaiserie. Ils ont imaginé d'autres inventions plus dangereuses pour sophistiquer la langue. Que dites-vous de ces grands pluriels abstraits, les maternités, les
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LE SYSTÈME 183
sensualités, les modernités, les disponibilités, les individualités, les défectuosités, etc., etc., qu'ils recherchent avec amour et auxquels ils paraissent attribuer une majesté particulière? M. Michel Hréal, dans sa Sémantique, en a cité de curieux : «.un dynamisme modificateur\de la personnalité », « une. individualité au-dessus de toute catégorisation », « les impériosités du désir », « les célestes atlentivilés ».
M. Emile Deschanel en a relové beaucoup d'autres, dans ses Déformations de la langue française, et les a jugés sévèrement : « Telles sont, dit-il, les affectations ou les aberrations inconscientes de quelques-uns qui s'imaginent être des inventeurs littéraires. Presque toujours c'est faute do connaître la bonne langue qu'on en invente une mauvaise. Au lieu de mots parfaits qui existent, on forge des expressions détestables, que rien ne justifie ni n'explique, et qui sont vraiment filles du hasard ». Ne voilà-l-il pas, ajoute M. Deschanel, « le jargon à peine intelligible » que prédisait Lamennais?
Nos inventeurs littéraires, très curieux de ces pluriels creux, semblent les croire nécessaires à leur phrase pour la corser et l'étoffer. Ils J'étouffent ! Ce sont des mots sans couleur et sans chaleur auxquels on peut toujours substituer des synonymes légers et courts qui ont au moins l'avantage de no pas tenir tant de place. Quand on rencontre ces blocs sur son chemin, on a la sensation que donnent les marteaux-pilons de l'industrie métallurgique, on se croit dans la galerie des Machines; et où sont-ils ces mots rapides, ces mots ailés, les epea pteroenta de la poésie hellénique? Ces abstractions creuses comme la fonte, mais massives aussi et contondantes comme elle, semblent avoir été fabriquées tout exprès pour écraser la langue qui en est réellement aplatie et exterminée. Elles ajoutent encore, par leur configuration IULMUO, à l'uniformité de cette horrible phrase, toujours la même, qui ressemble à une muraille faite de moellons tous pareils, dimension et coupe, tous invariablement rectangulaires, tous symétriquement rangés dans cotte lourde et encombrante maçonnerie.
Hion n'est plus désagréable, môme ù l'oeil. Et quo diro do
l'oreille quand on la force à entendre l'épaisse musique qui
sort d'une pareille bâtisse? En vain la relèvent-ils de quelques
^ fioritures encore pires que lo fond d'orchestro qu'elles essaient
d'égayer. On n parlé quelquefois do la monotonie classiquo et
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184 LA LANGUE NOUVELLE
do ce moule invariable où sont coulés les vers et la prose du xvnc siècle. On cile les plaisanteries d'Alfred de Musset qui, d'ailleurs, ne se moquait plus à la fin, et s'avouait plus enclin à imiter qu'à railler. C'est absolument injuste et d'une critique très superficielle. La langue des grands classiques n'est immuable que dans les grandes lignes, où il importo qu'elle le soit, et n'est inflexible, pour ainsi parler, que sur les principes. Mais, une fois la règle observée, elle varie et se diversifie, dans le détail, sous les plumes très différentes qui l'ont écrite, avec une merveilleuse aisance et une incontestable originalité. Tous les romanciers d'aujourd'hui sont le même, nous l'avons assez répété et démontré pour n'y plus revenir. Au contraire, sauf cet air de famille qui atteste la race, quelle ressemblance voyez-vous entre Bossuct et Fénclon, Mme de Sévigné et Mme de lia Fayette, Corneille et Racine, Perrault et La Fontaine, Retz et La Rochefoucauld? Ils n'ont vraiment de commun que leur génie.
Telle est donc la physionomie générale do la langue nouvelle: une surface unie, une plaine morne, mais parsemée de constructions bizarres et de végétations parasites. Figurez-vous des kiosques chinois et des pavillons japonais en Beauce, avec do minuscules parterres capricieusement dessinés, des jardinets maigres, des arbustes tortus, des bassins, des rocailles, une bigarrure d'enjolivements impossibles, un fouillis do choses tourmentées, recroquevillées par une espèce de perpétuelle crispation automatique, une absence voulue, calculée, affectée, de simplicité et de naturel; une architecture tonkinoise et annamite, dressée à la diable dans un mauvais marécage.
Mais c'est là qu'ils se rattrapent. Impuissants comme constructeurs, ils se prétendent supérieurs et inimitables comme ornemanistes. Inimitables, oui; car c'est précisément dans l'absurdité du détail que triomphent ces mosaïstes. Nous avons déjà vu, nous verrons encore avec quelle facilité ils s'annexent des néologismes aussi difformes qu'inutiles et combien ils se peinent pour forger do vilains mots. Lorsque d'écritureilsont iircécrilorial, do JOYI, joliesse,de soupir, soupireur,dc viol, violeuse, de bistre, bistreux, de mat, nullité, de silence, silencicr, de prostration, prostré, d'âme, désâmer, do rose, roser, de maille, désemmailler, d'intense, intensément, de ferveur, ferveintnent, de forcené, forcenément, de mépris, mêprisumment,
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LE SYSTKMK 185
do blasé, blascment, etc., etc., et mille autres pareils, ils nagent dans la joie.
On comprendra que nous nous gardions de multiplier ici les exemples. Ceux-là sont d'une telle force qu'ils suffisent amplement à toutes les démonstrations. Quand on est capable de faire forcenémenl avec forcené, on est capable de tout; on est soi-même un forcené d'écriture, acharné à frapper sur la langue pour la briser. Les personnes à qui les élucubralions de la nouvelle école sont peu familières n'imaginent pas jusqu'où peut aller celte frénésie néologique. Il n'y a pas de mot, verbe, substantif, adjectif ou adverbe, qui ne soit condamné par eux au même traitement, et comme ces mots-là s'y offrent d'eux-mêmes, on n'en épargne aucun; la facilité encourage les bourreaux.
La manie de l'archaïsme a moins sévi; mais elle est presque aussi fâcheuse, et il faut vraiment avoir l'esprit un peu biscornu pour s'amusera vicillirlalangue-en la repeuplant de mots anciens. De cet amusement, qui n'est pas complètement inoffensif, quel avantage peut-on recueillir? Quand ils auront dit, avec un plaisir mal dissimulé, accoutumance pour habitude, ils seront bien avancés! 11 no leur manquera plus que la vivacité de Montaigne ou l'ingénuité d'Amyot. La perte, la désuétude de certains mots est regrettable, mais qu'y faire? Nous no cesserons de le répéter : l'usage est roi !
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II
Locutions bizarres. — Fantaisie et snobisme. — Tournures laborieuses et obscures. — La préposition séparée de son complément. — Nouvelles observations sur avec. — L'épithôte avant le substantif. — L'enflure des mots. — Les précieux ridicules. — Concurrence aux ruelles. — Le succès des novateurs. — Ils ont ouvert la porte au naturalisme. — Le naturalisme maniéré. — Encore la Préface de Chérie. — L'amour du mot. — Ecrire avant de penser. — L'écriture est tout.
Nos réformateurs se sont encore donné carrière sur d'autres points et so sont offert le régal d'inventer certaines locutions d'un genre spécial que le snobisme du Tout-Paris a immédiatement adoptées, répandues, vulgarisées et qui reparaissent aujourd'hui à tout propos comme autant de clichés, non seulement dans la conversation, mais dans le dialogue dramatique et dans les livres. C'est ainsi que les néophytes de l'école n'emploient plus un seul qualificatif sans y ajouter une espèce de superlatif complémentaire, toujours le môme: «Oh! combien !» — « Etait-elle jolie? — Oh! combien! » — « Elcs-vous content du succès de votre pièce? — Oh! combien ! » La chose tourne à la ritournelle, pour ne pas dire à la scie.
Il y a aussi « pas très » dont on use de la même façon, avec les adjectifs ou même les verbes, et qui semble être précisément l'opposé, le contre-pied de «Oh! combien!» — « Etait-elle aimable? — Pas très! » — « Est-ce qu'on s'amuse à la Comédie? — Pas très ! » Et l'on parle ainsi, même dans certaines pièces à la mode. Passons. Ces petits jeux où l'esprit parisien se croit intéressé, ne méritent même pas qu'on s'y arrête, bien que la langue s'y déforme, comme un pied bien fait dans des souliers trop pointus.
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LE SYSTEME 187
Les néo-linguistes ont encore une autre manie qui consiste a séparer la préposition de son complément et à lo lui refuser au moment même où elle le réclame. Cette façon d'en user aboutit régulièrement à une phrase laborieuse et obscuro, à peine française, grimaçante cl grotesque : « Il disait que pour [par des moyens à lui] continuer sa marche vers lo but qu'il poursuivait, il devait d'abord s'en ouvrir à un homme du métier ». —« Ils venaient par [pour produire la terreur] mille et centaines de mille». Ces parenthèses étranges sont assez usitées aujourd'hui; mais ce pour et ce par qui, comme on dit en grammaire, se gouvernent l'un l'autre, paraissent appartenir à la langue hottenlote. C'est de la pure barbarie.
Faut-il encore signaler un de leurs plus futiles enfantillages, c'est-à-dire la règle qu'ils se sont bénévolement imposée de toujours mettre, quoi qu'il arrive', Pépilhète avant son substantif? Honne habitude en général, mais qui peut devenir ridicule par l'abus. Victor Cousin, philosophe/absolument dépassé, mais admirable artiste de style, ne manquait presque jamais d'observer celte préséance; mais il n'en faisait pas un articlo do protocole. 11 n'entendait pas qu'elle fit tache dans le discours ni qu'elle étonnât le lecteur par un excès de singularité. Ce n'est, pas lui qui eût écrit comme on le fait volontiers aujourd'hui : « Pour fêter les russes marins, nous avons illuminé avec do vénitiennes lanternes ! »
11 y aurait bien autre chose à dire — ou plutôt ù répéter — sur une certaine brutalité de langage qui est propre aux réformateurs et sur un air de force qu'ils se flattent d'imprimer à leur pensée par l'enflure indéfinie des mots. On y sent, à tout coup, l'effort de la grenouille qui se gonfle en boeuf et qui crève» 11 est certain que ectto enflure, souvent grossière et même ordurière, contribue à la déformation de la langue, en détruit la grâce et la légèreté, et en change absolument la physionomie. Mais ce qu'il importe avant tout do signaler, c'est l'inanité, le néant de celte tuméfaction littéraire. C'est encore un pur enfantillage, et si ce mot revient incessamment sous notre plume, c'est qu'il caractérise exactement la puérilité d'uno tentative dont on ne parvient pas à s'expliquer lo demi-succès. Evidemment ils s'imaginent que ces fantaisies ont leur originalité. Kilos l'ont sons doute, mais dans lo mauvais sens du mot, puisque cotte façon d'être original est à la portée du premier
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188 LA LANGUE NOUVELLE
farceur venu, ot'quo, pour s'en payer la fête, ils en sont réduits à se copier les uns les autres.
La langue des Concourt, sur les lèvres de leurs élèves, vaut encore moins que ces minauderies de bouche en coeur qui firent autrefois la gloire des incomparables Arthénices. Le moindre apprenti peut, sans se donner un tour de reins, non pas la parodier, car elle n'est elle-même qu'une parodie, mais se l'approprier et assimiler du premier coup. Rien n'est plus facile que d'en faire des pastiches. Voyez plutôt :
« Vers le milieu du siècle dix-neuvième, il s'est forme un intellectuel groupe qui, pour, par de neufs moyens, arriver plus vite aux escarpés sommets de la littéraire gloire, causant ensemble en un grenier, asile de l'art, cultivant les mêmes sérieux genres, se consultant en de vcspertinals convcnticules pour s'assurer du préventif accord de leur fraternelle esthétique, associant leur pensée et leur effort, en l'unanime intention de réformer les bourgeois procédés de l'incly te et nationale langue française, vieillis par l'enracinement et l'endormemcnt de l'accoutumance, apportant enfin chacun son concours idiosyncratique à la commune oeuvre, c'est-à-dire à la nécessaire et inéluctable démolition do la surannée écriture, ont délibéré, avec, dans l'avenir d'une désintéressée entreprise, inaugurée sous la patronale invocation do maîtres parmégionesques, une confiance chaque jour accrue par, dans les journaux, revues et livres, l'extraordinaire multiplication des actifs et convaincus adhérents. »
Ils ont pu constater, en effet, à un moment donné, que la vogue leur en amenait chaque jour de nouveaux et c'est alors que, sur tous les tons, ils ont célébré leur victoire. A les entendre, ces fins stylistes, comme ils aimaient à s'appeler, n'avaient pas seulement galvanisé notre langue, ils avaient, en architecture/ajoutô un sixième ordre aux cinq autres. Après l'ionique, le dorique et le corinthien, ils avaient inventé le japonais. On ne pouvait bien saisir leur idée qu'en se mettant tout à fait à leur niveau, c'est-à-dire en se pénétrant do l'ineffable mépris que leur inspirait et que continue à leur inspirer la platitude contemporaine. Eh quoi! pouvait-on se tenir do honte et de colère devant ce style de concierge qui déshonorait le roman? Eux, au contraire, ils avaient introduit, dans l'art, quelque chose de raffiné, do chantourné, de tarabiscoté qui était
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LE SYSTÈME 180
adéquat aux moeurs et aux goûls du dix-huitième siècle et qui fût devenu sa vraie langue si, par un'caprice [inexplicable autant que funeste, il n'eût préféré celle de Voltaire, de Montesquieu, de Jean-Jacques Rousseau et de Buiïon. Au moins en reste-t-il, dans leurs écrits, une trace indélébile qui, devant la postérité, rendra témoignage de leurs légitimes prétentions.
lia plus justifiée, entre tant d'autres, est d'avoir fondé l'école naturaliste. Encore est-elle singulièrement exagérée. Ils ont frayé la route au naturalisme, ils ne l'ont point inventé, et, do plus, ils ont appliqué à ce qu'ils en ont pris une forme maniérée qui en est la négation môme. Le travail trop soigné du style, quel que soit ce style, est incompatible avec le vrai roman naturaliste, qui exige, pour faire illusion, une forte dose de grossièreté unie à une forte dose de platitude. 11 en résulte que le véritable inventeur ou restaurateur du naturalisme en France n'est ni Concourt, ni Flaubert, ni Zola, tous plus apprêtés que nature; c'est Cliampflcury, aujourd'hui presque oublié.
Au moins celui-là ne donnait pas dans l'énorme erreur qui caractérise vraiment l'école : l'amour du mol; du verbe, comme elle dit..Elle attache à ce verbe une telle importance qu'elle retournerait presque le précepte classique; elle veut qu'on apprenne à écrire avant do penser, la pensée n'ayant été donnée à l'homme que pour fournir un instrument de plus à la plus belle de ses facultés, la parole.
Voilà son système, voilà son programme, et Dieu sait si elle y est restée fidèle. Nous avons vu une nuée de jeunes écrivains s'abattre sur le roman cl y déchiqueter la langue française avec la morale universelle. Son erreur est de se croire jeune; elle est très vieille; c'est l'ancienne école de l'art pour l'art, mais amplifiée et rétrécie tout à la fois; rétrécic par le peu de cas qu'elle fait des idées; amplifiée par la valeur qu'elle accorde aux mots. L'ancien art pour Part, glorifié par Théophilo Gautier, tenait la balance plus égale entre les deux. Nous n'avons pas à choisir entre ces diverses formules. Quoi qu'elles vaillent, ces artistes auront de la peine à nous persuader que l'art tienne tout entier dans Y écriture. Le mot a certainement un pouvoir d'ornementation; mais encore est-il nécessaire de lui fournir une surface solide où il puisse évoluer; il faut, comme on dit, mettre quelque chose dessous.
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CHAPITRE IX
L'IDÉE ET LE MOT
I
Le Labeur de la prose. — L'idée et le mot. — Interversion des rôles. — Dans la nouvelle école, le mot précède, accouche l'idée. — Sophismes et paradoxes. — La musicalité déduclive. — L'expressivité. — L'auteur se réfute lul-mOme.
Un livre a paru, il y a trois ou quatre ans, intitulé le Labeur de la prose, i[ui décrit'très minutieusement la maladie de lanouvello école, « l'obsession du vocable », l'angoisse de l'écriture, et qui félicite hautement ceux qui en sont atteints (1). C'est une épidémie particulière aux époques byzantines ou alexandrines, et par conséquent à la nôtre. Faute d'idées, on travaille sur le mol. Le souci du style, qui, lorsqu'il s'exaspère, lorsqu'il « s'exacerbe », disent les nouveaux stylistes, peut devenir la mort du style, est considéré et loué, dans ce livre, comme la première et presque la seule verlu de l'écrivain. Si quelqu'un élait tenté de nier le mal, pourtant bien visible, que nous combattons; si l'on nous accusait de crier au loup sans nécessité et de déclamer dans le vide, nous n'aurions besoin, pour nous défi) Le Labeur de ta prose, par M. Gustave Abel, préface par Camille Lemon» Hier; Paris, 1002.
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192 LA.LANGUE NOUVELLE
fendre, que de renvoyer êêt endormeurau Labeur de là prose. Il y verrait que, non seulement on prend très au sérieux ce labeur, mais qu'on l'analyse avec amour et qu'on en fait le devoir essentiel de l'écrivain. Dans une préface due à une plume connue et appréciée du public, toute la doctrine est exposée, car il s'agit bien d'une doctrine, d'un nouveau code à l'usage de tous ceux qui ont le goût d'écrire et qui s'en attribuent les moyens. On leur recommande ou plutôt on leur prescrit de se préoccuper avant tout de la phrase et du mot. J'y relève des réflexions comme celles-ci :
« Un mot inconnu m'éveillait à des conjectures infinies; il vivait et palpitait en moi comme une part de ma vie, ses correspondances s'étendaient à tout le monde sensible...
« Les mots me révélèrent l'univers; ils eurent pour mes soifs naïves d'inconnu toute l'émotion de la découverte de l'amour et de la vie. Je me les déclamais à moi-même dans le silence de ma petite chambre. J'en épuisais la musicalité, inductive de significations vagues et illimitées. Rien que leur émission violente ou délicate, en vibrant sur mes nerfs, me suggérait des sensations rares et subtiles. Je m'exaltais de fièvre, d'héroïsme. Ma sensibilité allait jusqu'aux larmes...
« Plus tard seulement, je songeai à les assembler en de patientes mosaïques. La prosopopée naquit, le sens laborieux du rythme grave, flexible, expressif, l'ardente aspiration à moduler le mouvement de ma pensée. Ce fut un nouveau tourment délicieux : le mot prit dès aspects émouvants selon sa juxtaposition; il eut, comme l'individu par rapport à la société, une vie de relation. En se sériant, il se rapprocha de sa fonction harmonique et définitive... »
î Eh bien, il faut le dire, il faut le crier à ceux qui doutent encore du progrès du mah De pareilles théories sont le renversement de tout ce qu'on était habitué à croire et à enseigner, sur la manière dont fonctionne l'intelligence dans la traduction de la pensée par l'écriture, dans l'acte complexe dont la plume est l'instrument. Pensez d'abord, vous écrirez après. Boileau l'a dit à plusieurs reprises, en vers d'une très oxpressive clarté. Et ce n'est pas seulement parce que Boileau l'ordonne quo nous plaçons dans cet ordre les deux opéra/lions inséparables
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L'IDÉE ET LE MOT 193
mais consécutives et non simultanées, qui composent le travail de l'écrivain ; c'estsurtout parce qu'il nous est impossible de les concevoir autrement, et que leur interversion nous apparaît comme contraire à la marche naturelle de l'esprit humain.
Dans la préface, vraiment suggestive, à laquelle nous faisons ici allusion, on en prend exactement le contrepied et on résume cet étrange bouleversement dans une formule aussi franche que fausse : « Le mot accouche l'idée ! » On se figurait jusqu'ici que c'était l'idée qui enfantait, qui « accouchait » le mot, comme le besoin crée l'organe; mais non; n'ayez point d'idées, cela n'est pas nécessaire; ayez seulement à votre service une collection de mots plus ou moins rares, de locutions tant bien que mal accouplées, répandez-les au hasard sur le papier, pénétrez-vous bien de leur signification respective, de leurs affinités, de leurs rapports, de la position, de la couleur à leur donner, et l'idée en jaillira d'elle-même, limpide et forte ! C'est effrayant ! Vous représentez-vous un écrivain sérieux attelé àcetravaildeboulsrimés (car c'est bien à ce jeu de patience qu'on le convie); à défaut de rimes on lui donne des mots, il se les donne à luimême et les ajuste de manière à former un semblant de pensée. On se demande avec effroi ce qui peut sortir de ce pêle-mêle : « Le mot accouche l'idée ! » Mais ne voyez-vous pas que, sans l'idée, le mot ne viendrait pas, que c'est elle qui lui donne naissance, qu'il n'a pas d'existence propre, que vous proférez une énormité et que vous discutez dans l'impossible? Votre formule se réfute elle-même, et vous la condamnez en la rédigeant. » Le mot accouche l'idée ! » Comment cette expression seraitelle venue sous votre plume si l'idée d'enfantement ne s'était d'abord présentée à votre esprit?
Cependant, l'auteur de la préface du Labeur de la prose s'obstine à changer l'ordre des facteurs, et il analyse avec complaisance des procédés de fabrication littéraire où l'antériorité lui semble acquise au mot sur l'idée. Rien do plus curieux que cet exposé. On se convaincra, en le lisant, que nous n'avons rien exagéré sur l'importance capitale, sur l'influence décisive du rôle que joue le dictionnaire dans la nouvelle école. On y verra surtout que l'auteur, do son propre aveu, a contribué à fonder Yécole lexicologique ou, comme il l'appelle-lui-même, l'école de la musicalité dédudive... 0 Voltaire !
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191 LA UNGUOOUyËLLlL ^^..
« Le mot accouche l'idée ; elle est à ce point tributaire de'ses puissances que celles-ci s'étendent souvent a tout le livre et que là constance dans la couleur et le dessin du mot finit par caractériser son mode intellectuel. 11 y a là une sorcellerie qu'oht subie les plus invincibles dominateurs. Et cette soumission aux vertus du mot s'explique par sa ductilité, son adaptation à l'idiosyncrasie individuelle, la plénitude de vie propre qui oit fait un organisme ftien n'est moins absolu; ses sons sont multiples, élastiques, relatifs, régis par les complémentaires, si variables qu'ils semblent avoir des âmes et des sexes différents selon l'état d'esprit avec lequel on les aborde. »
« L'abondance des mots s'apparie à l'abondance de la sensation vitale. Ensemble elles concourent au don d'universalité qui est la majesté des grands écrivains» C'est par là qu'ils embrassèrent une vaste humanité. Aucun d'eux no se localisa dans un département exclusif de la psychologie ni dans là spécialité des formules... Quand notre coeur, dans ses battements tumultueux, se suggère participer à là vio universelle, il y a indigence à no posséder qu'un ventricule où retentisse la sensibilité. Tout homme est une condensation d'humanité simpliste et complexe; mais le poète, le romancier, le dramaturge, l'homme prédestiné a extérioriser les aspects multiples do la Vie est requis de posséder.une âme s'il se peut dire ubiquitaire, îl ne pourrait la manifester sans une infinie variété do moyens expressifs... etc., etc. »
Je me sens incapable de plonger à de pareilles profondeurs. Cette préface du Labeur de la prose estladigno soeurdel'immor* lello préface de Chérie. Les doux font la paire, et c'est par lu que celui qui l'a écrite, comme toute l'école dont il relève, tient aux Concourt. L'auteur du livre n'a pas voulu demeurer fen reste et, dans une introduction qui lui est personnelle, il nous avertit que son but a été de « faire ressortir combien les plus grands prosateurs endurent de fatigues et do souffrances pour produire les oeuvres qui font au suprême degré notre émerveillement. Leur labeur est uno torture morale où ils aiment à so délecter comme à une pure jouissance. Ils supportent la tyran* nie du verbe avec la soumission d'un esclave que lo maître fouette jusqu'au sang. Ils cherchent uno volupté intellectuelle dans les affres do leur imagination affolée !»
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LÏDKE ET LE MOT 193
Les malheureux ! En vérité, le croyez-vous?
Peut-êlre ne faut-il pas prendre trop au sérieux <;es paradoxes entortillés auxquels je me figure donner un nom indulgent enlcsqualifiantdejuvéniles.Ilseraitimpossiblc à celui-là même qui les soutient de n'y pas échapper à chaque instant, dans la pratique. Si vibrants et si reluisants qu'ils soient, si habilement disposés qu'on les suppose, des mots tirés au hasard dans un chapeau ne sauraient fournir une page lisible. Il faut, de toute nécessité, qu'il y ait une idée dont ils soient les signes. Le mot ne sera jamais que le costume de l'idée. Isolé, réduit à lui-même, il ressemble à ces mannequins qu'on voit aux vitrines des magasins de confections.
L'auteur de la préface le sent si bien que son développement sur la vertu intrinsèque du mot finit par une sorte de démenti qu'il se donne et, pour mieux dire, par la plus llagranle des contradictions. Je vous recommande ce quoi qu'il en suit :
« Quoi qu'il en soil, l'écrivain ne saurait assez, rélléchir à celte parole si juste do Vucqucriu : « Le style n'existe pas plus sans l'idée, que l'idée sans le mot ». Il ne faut donc pas que nous consacrions à la forme seule tout nuire labeur et que le souci de l'expressivité absorbe notre intelligence entière. La beauté du verbe doit servir à faire valoir l'Idée. La phrase n'est qu'un écrin, l'Idée est le bijou. C'est l'Idée surtout qui domine en souveraine. Son rayonnement illumine les oeuvres où éclate sa majesté. C'est en elle que les rénovateurs placent leur unique espoir... »
A la bonne heure, mais alors-que vient faire, deux pages avant celle-là, cette Idée accouchée par le mol?
N'insistons pas, le bon sens u vaincu; mais il ne reste pas moins de toute celte discussion que le labeur de la prose, la prose laborieuse doit être la première préoccupation des rénovateurs, puisque rénovateurs il y a. Tout le livre, aussi bien que la préface, esl consacré à cette démonstration. Elle nous parait peu probante et on peut même dire que les arguments dont elle s'uppuie vont juste à l'opposé de leur but. Elle garde pourtant un certain intérêt, surtout a nos yeux, parce qu'elle traite de « la technique de la phrase », c'est-à-dire de l'objet spécial que nous avons nous-même en vue.
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II
La phrase n'est pas le style. — L'effort stérile. — George Saml et Flaubert.— ïalne et Balzac. — Un mot de Vcuillot. — L'abus do l'expressMlé. — Maupassant. — Plumes tourmentées et plumes faciles. — La justo mesuret
La technique do la phrase n'est point, à proprement parler, le style. C'est une confusion dans laquelle on tomho presque malgré soi. Le don du style et la mécanique du discours sont deux choses fort différentes. En s'évertuant sans cesse à perfectionner celle-ci, on s'expose à sacrifier l'inspiration aux petits calculs et aménagements de métier. Lo premier chapitre du livre dont nous parlons en ce moment est intitulé Patience et Labeur, Le travail de la formo y est loué commo le premier mérite de l'écrivain; on y voit le malheureux courbé sur sa phrase, la piochant, la retournant comme on laboure un sol ingrat, et, au lieu de l'admirer dans cette posture, on redoute pour lui cet absorbant effort qui laisse si peu de place à sa liberté d'esprit. Tainc a écrit ceci : « Il faut quinze ans à un écrivain pour apprendre à écriro, non pas avec génie, car cela ne s^apprend pas, mais avec clarté, suito, propriété et précision. C'est qu'il est obligé de sonder et d'approfondir dix ou douze mille mots et expressions diverses, d'en noter les origines, la filiation, les alliances et de rebâtir à neuf et sur un plan original toutes ses idées et tout son esprit ».
Balzac a dit de même, et à deux reprises, et avec une sensible variante, qu'il fallait sept ans, puis vingt ans pour savoir le français et, par la correction de ses épreuves, par le grimoire qu'il livrait aux imprimeurs, nous savons qu'il .n'était pas sûr d'être arrivé à l'apprendre. • .
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I.1DÉK KT IV. MOT 197
Mais, dans loul cela, il n'est pas question do génie, il n'est pas mémo question du stylo, et In preuve c'est que. Halzac eut du génie sons avoir jamais été le moitié absolu de la langue qu'il écrivit, sans avoir eu, à proprement parler, un stylo. Ses fanatiques ont pu lui en trouver un, mais il a toujours été plus modeste qu'eux à cet égard; il ne put jamais dompter complètement cette langue française, qui fut son tourment; ses manuscrits on témoignent, ce qui ne l'a pas empêché de créer \m genre et de nous laisser une douzaine de chefs-d'oeuvre — très disparates.
Cela prouve que le stylo n'est pas le génie, qu'une écriture convenable n'est pas le stylo, et que l'effort ne suffit pas pour monter do l'un à l'autre. C'est le grand malentendu de cette discussion. Kcrire bien, c'est affaire «le 'métier, par conséquent enseignement de professeur et travail d'élève. Après avoir profilé des leçons qu'on a reçues, on devient à soi-même son maître et l'on se perfectionne tous les jours; mais cette étude continue ne mène ni au génie ni au style, et votre labeur do la prose, s'il devient un martyre, devient en même temps un danger; il stérilise l'imagination, il paralyse la plume.
On a abusé, pour prétendre qu'il suffit à tous les besoins, de quelques formules absolues et particulièrement du mot de Huffon : « I.c génie, c'est la patience ! » D'autres l'ont répété après lui et notamment Cuvier; mais il suffit d'un moment do réflexion pour comprendre que, s'il est juste, on no peut en tout cas l'appliquer qu'au génie scientifique. Et encore ! Même dans le génie scientifique, il y a une part d'invention et do découverte, quelquefois même une part de hasard qui échappe aux règles ordinaires de la déduction; il y a des hypothèses, des divinations géniales.
Flaubert lui-même s'est tenu, sur la valeur de l'opiniâtreté littéraire, dans une mesure qu'on n'eût pas attendue de lui : « A force de courage, de travail, d'entêtement, on parvient parfois à faire bon avec une vocation ordinaire ». A la bonne heure ! Faire bon / Le résultat obtenu par le piocheur qui n'a pas le don ne peut pas aller plus loin. Si l'on n'a pas reçu de la nature ce que Boileau appelle la secrète influence du ciel, il est inutile de se peiner et de se tracasser pour obtenir des facultés médiocres qu'on a reçues en naissant quelque chose de plus que ce : faire bon ! On se heurte à \\x\^ barrière infranchissable,
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198 LA I.ANGUK NOrVELLK
et surtout on tombe, comme les Concourt eux-mêmes, dans la manie; on fait, on littérature, do petits roposoirs, comme les enfants i\e nos compagnes lo jour do la Fête-Dieu; on fabriqua do potils pâles avec du sable.
Veuillot aussi a dit un mot juste : « Ce que lu auras fait avec, beaucoup do plaisir ou beaucoup do peine, jamais no sera complètement mauvais. La page raturée, refaite, recopiée, est la bonne; la page tracée d'un seul jet, sans points, sans virgules, sans ratures, sans orlbograplio, est l'excellente... ».
Mais personne n'a mieux parlé là-dessus que Maupassant ; avec quelle puissance, do bon sens il se sépare de ses patrons littéraires, les Concourt, et de son tuteur préféré, Gustave Flaubert ! 11 ne les regardait pas comme « les pionniers do l'art d'écrire » et, sans les nommer, il leur donnait, lui, leur élève, des conseils qui leur auraient profité, s'ils avaient été capables de les suivre : « La langue française, dit-il, est une eau puro que les écrivains maniérés n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Cbaquo siècle a jeté dans eo courant limpide ses modes, ses archaïsmes prétentieux et ses préciosités sans que rien TIC surnage do ces tentatives inutiles, de ces elïorls impuissants. »
On no saurait mieux dire; mais il est facile de voir qui cola vise et où cela porte. Lo solide esprit do Maupassant s'irritait sans doute do tout co travail imaginé par do prétondus réformateurs pour torturer la langue française Un écrivain commo l'auteur do Pierre et Jean ou do Bel Ami était mieux placé que personne pour en dénoncer lo néant. Reste à savoir si, à la longue, un pareil effort, sans cesse renouvolé ot soutenu par une école qui s'y applique avec d'autant plus d'acharnement qu'elle n'a rien do mieux à nous offrir et que ses théories constituent tout son avoir, ne finira pas par porter ses fruits. Nous sommes témoins tous les jours do l'influence qu'ello a exercoo, qu'elle exerce encore, puisqu'il n'y a pas un roman, pas un article do journal qui no porto la traco des difformités qu'ello a inventées et qu'ello recommando a l'admiration do badauds sans instruction, sans jugomonl ot sans grammaire. Parmi les jeunes qu'ello a séduits et qui se sont fait do ses oripeaux une espèce do panache, en voici un qui s'écrio : « On devrait par l'aurore, par la trompette du vent, du tonnerre, s'oxprimer ! » Comprenez si vous pouvez ! C'est du pur galimatias. Et il a du
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1/infiR KT LE MOT 109
succès, car il pnrlo la signature d'un écrivain à qui sosoomnrades soul parvenus a faire un semblant do réputation.
L'auteur «lu Labeur de la prose en lient évidemment; la phrase que je viens de citer fait partie de son catéchisme, Non seulement il la trouve intelligible, mais il la donno comme un modèle do cette expressivité, sur laquelle, il revient sans cesse, comme s'il attachait à l'expression plus d'importance qu'à la pensée. Sur la pression do l'entourage, il a cédé, lui aussi, à ce prestige, à ce vertige du mot qui, depuis l'fioole d'Alexandrie, caractérise toutes les décadences. L'expressivité, tout est là !
On lui pardonne parce qu'à force de presser sa formule, il en o eu peur, nous venons de le voir, et que, en fin do volume, son intransigeance a désarmé. 11 a mis face à face, avec une impartialité relative, les inspirés et les laborieux, en nous accordant que si le travail est indispensable pour régler l'inspiration, l'inspiration est encore plus nécessaire pour féconder le travail. Bien qu'il admire avant tout les éclairs duslyle,«uncoriginalité qui fulgure à chaque ligne », il reconnaît que « l'emploi des mots pompeux no prouve pas une parfaite connaissance de la langue »; il va mémo jusqu'à confesser que « les grands mots décèlent les petits esprits ». Kl il complète ainsi son aveu, un peu singulier dans sa bouche : « Los constructions baroques, les incorrections voulues, le déséquilibremont des phrases peuvent être des modèles do batelago littéraire ou « d'écriture d'artiste »; mais ils sont des défis jetés au bon goût ».
Kn réalité, il a venin simplement mettre sous nos yeux, au moyen d'extraits caractéristiques, les deux opinions et les deux tendances, « le conflit » entre les plumes tourmentées et les plumes faciles, en rendant justice aux unes et aux autres, mais avec une préférence marquée pour les premières.
Ce prétendu conflit est aussi vieux que le monde; mais il no mérite pas ce nom qui implique une idée de querelle et de bataille. Il y aura toujours des écrivains qui souffriront plus quc# d'autres do la gestation et do l'enfantement d'une oeuvre, sans que ceux qui produisent avec moins de peine aient le droit de leur en faire un grief. C'est affaire de conformation et do tempérament. Chacun a sa manière do créer et toutes les manières sont bonnes, pourvu que l'ouvrage, sorti des mains de son auteur, no pèche ni par un abus de facilité ni par un excès do travail. Ni négligence ni torture ! La leçon donnée
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200 LA LANGUE NOUYELLK
par Doilcau a Racino gardo toulo sa valeur : il faut apprcndro à écriro difficilement des pages faciles; encoro lirait-on plus volontiers un livre écrit trop couramment qu'un volumo dur et pénible, qui trahit la courbature do l'écrivain. Les anciens, auxquels il y a toujours intérêt à revenir, surtout lorsquo les modernes extravaguont, ont encoro trouvé le mot juste : « Foin d'un ouvrage qui sent l'huilo ! »
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m
Succès et réaction. — Où en sommes-nous? — Symptômes rassurants. — Réclame et pufflsme. — Désaveux et résipiscences. — La poésie seule persiste à rompre avec toutes les anciennes règles. — La nouvelle prosodie. — Rébus, charades et mosaïques. — La décadence. — La révolution a contre elle une loi historique.— La marche naturelle des langues exclut les sauts brusques et les transformations rapides.
On a pu croire un moment quo la singulière révolution dont nous suivons les phases allait réussir, et qu'une languo nouvelle^ substituant à l'ancienne, changerait la physionomie do noire littérature. Le mouvement tendait àso généraliser, surtout parmi la jeunesse écrivante, et presque tous les débutants, presque tous les apprentis y déployaient une ardeur do néophytes qui semblait d'un bon augure pour la victoiro finalo. Soit conviction sincère, soit calcul intéressé et désir de se procurer des appuis et une clientèle, chacun donnait dans ce travers, chacun tirait son pétard avec l'ambition de faire un peu plus de bruit que son voisin. La surenchère, en matière d'art, a toujours été le procédé des écoles naissantes. Il y eut, en ce genre, de véritables feux d'artifice qui finirent par ne plus étonner personne et même par être acceptés, sinon imités dans des milieux littéraires qu'on aurait crus plus résistants. Enfin la mode y était, si répandue, si contagieuse, et surtout si mollement combattue par ceux qui auraient eu l'autorité nécessaire pour la dénoncer et la braver, que son triomphe apparent inspira des craintes à ses adversaires les plus résolus.
Avait-elle vraiment quelque chance de s'imposer au goût public et de bouleverser toute notre tradition nationale? Ou bien n'était-ce qu'un caprice violent qui n'aurait que la durée
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202 LA LANCUK NOUVELLE
«l'un caprice? A y regarder do près l'observateur entrevit tout •l'abord, dans cet entraînement tumultueux, quelques symptômes rassurants. Ce n'était, dans l'ensemble du monde littéraire, qu'un groupe nombreux et bruyant, mais peu fourni, au début, de réputation et de crédit, qui multipliait ainsi les manifestations et les programmes. Kn dehors les deux fondateurs qui lui avaient donné naissance, il manjuait, non pas peut-être de talents, mais de noms. Il ne s imposait point par la célébrité d'un chef illustre qui pût rallier toute une école autour d'une formule, si bien que ses provocations ressemblaient un peu à des fantaisies individuelles ou à des rodomontades sans portée.
C'était mémo une faiblesse pour lui que de ne pas rencontrer d'adversaires militants chez les écrivains do renommée, et de valeur indiscutées, dont nous avons, ici même, signalé et regretté l'indifférence. Ils lui refusaient le bénéfice de la lutte, ils le traitaient comme un novateur sans conséquence qui ne méritait pas l'honneur d'une réfutation en règle; pour tout dire, comme une quantité négligeable, et on sentait dans leur silence percer uno pointe do mépris, Aucun d'eux, en tout cas, no céda aux avances des révolutionnaires. Tous les écrivains dignes do ce nom, tous ceux qui, dans la littératuro d'imagination ou dans la littératuro didactique (par là nous entendons la critiquo et l'histoire), avaient un stylo, ou une originalité quelconque, ou uno valour reconnue, resteront ce qu'ils étaient et dédaignèrent les séductions d'un succès tapageur acquis aux dépens do la langue nationale. Toute l'Académie fit comme le Virgile do Danto, elle regarda et passa. On ne citorait pas uno seule exception, ni parmi les vivants ni parmi les morts,
Quant aux générations nouvelles, pout-on diro qu'elles se sont laissé endoctrinor sans rotour? Ceux qui sont vraiment les jeunes et qui ont déjà marqué leur placo, soit au théâtre, soit dans le roman, soit même dans le journal, où touto liberté est accueillie, parlent et écrivent, aveo plus ou moins d'inspiration, la langue do tout le monde, et si leur personnalité s'accuse ot so détache, co n'est certainement pas par lour tour dophraso, mais bien plutôt par leur lour d'esprit ot do pensée, A quoi bon les nommer dons un exposé où il ne s'agit ni d'apprécier leurs oeuvres, ni do comparer Jours talents, ni d'établir une
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1/infiK KT LK MOT «03
échelle do proportion onlro eux et leurs dovanciors? Les nf fiches cl les réclames, snns compter les compliments d'uno criti(|iio pusillanime, les désignent assoz à nos regards pour qu'on n'oublio jamais de rondro justico o leurs efforts. Ce qu'il importe de constater, au soid point de vuo du style, c'est que si l'on reconnaît, du promier coup, une scène d'fimilo Augier, une tirade de Dumas fils, une réplique de M. Sardou, et un dialogue de Meilhae ot Ilalévy, il serait assez téméraire do chercher des différences très sensibles dans la languo adoptée au théâtre par les auteurs du Prince (VAurec, des Fossiles, d''Amanls, do lu lhbe rouge, do la Carrière, des Tenailles ot des Deux écoles. C'est la mémo ! C'est l'ancienne, c'est la bonne j un peu plus soignée seulement que la conversation couranto, rolovée aussi par la façon do poser lo mot, de préparer et do lancer lo trait.
Il en est do mémo des jeunes romanciers, tout nouveaux venus, qui n'ont pas encoro subi le contact do l'écojo, ou qui se sont dérobés spontanément n sa perniciouso influence, On ne leur demande que d'écrire simplement et, si tant est que le roman contemporain soit susceptible d'être rajeuni, d'en poursuivre le rajeunissement par des procédés étrangers à la méthode goncourtislo. Trouvent-ils qu'elle a fait son temps? On serait tenté do le croire en voyant que, sauf quelques menues concessions, ils reviennent à une sincérité relative, et que le naturel ne leur fait plus pour. C'est déjà un progrès et une espérance que leur domi-rononcemont a co prétentieux étalage de préciosité moderno qui constituo le plus compliqué dos pédantismes, Puissent-ils l'abandonner aux imprudents qui s'y sont engagés à fond, qui ne peuvent plus reculer sans palinodie trop voyante, et qui pourtant reculent pou a peu en s'elTorçant do dissimuler leur retraite, dovant l'effet réfrigérant que leur produit maintenant à oux-mômos cetto marotto trop aisément embrassée dans les mauvaises fréquentations de leurs débuts.
Ils sont aujourd'hui uno douzaino d'écrivains, bien doués, instruits, dont lo bon sens a répudié un puffismo dont ils n'ont plus besoin pour percer, et qui, sans nouvelle profession do foi, pratiquent, en toutgonro.unolittératuro sonsée,appuyée sur une écriture raisonnable. On tombe des nues quand on rapproche co qu'ils écrivent aujourd'hui de co qu'ils ont écrit naguère et, sans leur en vouloir autromont d'uno métamor-
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tut LA LANflliR NOl'YEU.K
phoso si radicale, on augure favorablement, pour le bien de la langue, des inflexions plus ou moins désintéressées qui les ont amenés à dépouiller lo vieil homme,
Seule, la poésie, ou plutôt les poètes résistent. Tous les jours ils publient dans les journaux ou dans les Revues des essais qu'un compère acclame, mais qu'on traite poliment en se bornant à les qualifier d'extraordinaires. C'est, à nos yeux, lo comble do la divagation. Cette poésie nouvelle, qui doit faire tressaillir dans leur tombe les Hugo, les Lamartine, les Musset et quo désavouerait, plein d'horreur, Verlaine. lui-mÎMno, s'efforce do substituer à l'étoffe qui lui manque, des broderies et des arabesques très compliquées. Elle s'ingénie à des inventions prosodiques phénoménales; pareille en cela à ces jardiniers savants qui dessinent des mosaïques de fleurs et des acrostiches sur leurs parterres. Elle a imaginé des rythmes nouveaux où elle remplace lo sentiment et la pensée par de laborieuses combinaisons de sons et de couleurs, qui demeurent fermées a beaucoup d'yeux et d'oreilles. Elle martyrise la rime, ce qui ne l'empêche pas de torturer la raison; elle sacrifie la mesure du vers et son ancienne harmonie à des subtilités de fabrication qui nous échappent, et elle emploie ce qui lui reste, non point d'inspiration, mais do virtuosité à fixer dans des coupes et des constructions étranges, ses fameux et mystérieux frissons; elle met du rien dans du vide (1).
Lorsque la poésie grecque adopta pour lieu d'exil l'Egypte des Ptolémées, elle montra encore de beaux restes aux subtils dégustateurs d'Alexandrie, et on s'accommoderait, à la rigueur, d'une décadence qui nous donnerait des hymmes de Callimaque. Nous n'en sommes plus, sauf résurrection improbable, à ce pis aller. La poésie française, exception faite do quelques cas isolés, cultive surtout le rébus, le mot carré et la charade.
(1) Je ne saurais méconnaître qu'il y a encore des tentatives très honorables, de bons essais. J'ai été en rapport avec plusieurs jeunes poètes dont la foi sincère se doublait d'un talent aussi précoce que réel. Ceux-là n'éprouvaient pas le besoin de bousculer la prosodie. Ils sentaient qu'ils avaient autre chose à faire et ils aimaient mieux chercher des sources nouvelles que de fabriquer en prose mal rimée des vers obscurs ou boiteux. Je les ai loués et encouragés autant que je l'ai pu dans les journaux, mais sans grand espoir. Il me parait que la poésie française a donné sa meilleure moisson et que, pour longtemps, le sol est épuisé. C'est sa pauvreté actuelle qui permet au snobisme, victorieuxsur toute la ligne, de réserver son admiration.1 des farceurs,sous les yeuxdelacritique complaisante ou complice.
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L'IllÉE KT IV. MOT 205
Il lui faudra renoncer à ce petit jeu ou mourir. Mais elle peut s'y livrer encore longtemps sans mettre la langue en péril. Les poètes, ou soi-disant tels, n'ont plus assez d'action sur notre idiome national pour être sérieusement responsables des déviations qu'on lui imprime. C'est aux prosateurs qu'il faudrait s'en prendre s'il finissait par y laisser quelque chose de sa grâce et de sa beauté.
11 y a pour les langues, comme pour l'être humain lui-même, une première période de formation, pendant laquelle on les voit changer et se développer sous mille inlluences, jusqu'au jour nu, devenues adultes, elles se fixent d'une manière définitive, et passent à l'étal de langues faites. Ksl-ce à dire qu'ainsi complétées, elles ne subiront plus jamais aucune modification et que l'usage n'en pourra rien retrancher, n'y pourra rien introduire? L'expérience prouve le contraire. Tous les jours, sous l'empire de nécessités nouvelles, on crée des mots nouveaux tandis (pie d'autres tombent et s'éteignent dans une désuétude qui d'ailleurs n'est pas toujours irrévocable. Littré l'a dit avec sa grande autorité; c'est pour ainsi parler, la fatalité des langues. Klles s'empruntent les unes aux autres une partie do leur terminologie, et cette réciprocité deviendra une habitude à mesure que la facilité des communications confondra les idiomes en rapprochant les peuples. Mais — et c'est là le point à retenir — ces légères variations et altérations de surface, que ce soient des diminutions ou des accroissements, des gains ou des pertes, ne touchent en rien au fond des choses, autrement dit au fait principal, à la règle générale qui partage la vie des langues en trois âges, la formation, la maturité, la décadence,
11 nous semble impossible de no pas rappeler brièvement — et en nous référant aux études de nos grands linguistes — comment cette évolution inévitable s'est comportée chez nous. 11 importe surtout d'en bien marquer les diverses étapes et de déterminer exactement où nous en sommes aujourd'hui. C'est évidemment un travail do seconde main que nous ne prétendons point refaire après les maîtres. Nous allons les y suivre rapidement, avec déférence et respect, mais en nous réservant d'en tirer la conclusion nécessaire, c'est-à-dire l'éclatante condamnation de l'entreprise des novateurs. Le présent va s'éclairer de lui-même et se juger à la lumière du passé.
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CHAPlTIlti X
L'ENFANCE DE LA LANGUE
I
liii formation de l;i langue française. — Ses indécisions et ses tâtonnements. — Son évolution dure sept siècles. — Ses étapes successives. — Démarcation* difficiles et incertaines. — La langue française n'est vraiment ellc-iiiéiiie qu'au milieu du xv« siècle. — De Villehardouin à Joinvlllo et de Froissart à Commines.
La formation do notre langue nationale a été assez lente. Elle n'a guère duré moins do sept siècles, si l'on part des premiers textes où le français balbutie, et si l'on ne s'arrôto qu'au moment ou, son évolution étant terminée, il acquiert sa stabilité, sa permanence — qui n'est point, répétons-le, l'immobilité absolue — avec Malherbe et Descartes. Long espace do temps qui va de Louis le Débonnaire a Henri IV ! Ce n'est pas que la langue française n'ait mérité, bien avant lé x vie siècle, lo nom do langue natiopale. Elle y a droit déjà avec les Chansons de geste, à plus forte raison avec Villehardouin et Joinvillo» Elle a sa vie propre dès les Croisades, elle se développe dans les sanglantes ténèbres de la guerre do Gcnt ans; mais par combien d'étapes successives, très imparfaitement délimitées, sa marche est-elle marquée de Joinville à Froissart, do Froissart à Commines et à Villon, do Villon à Marotj do Marot à Rabelais, do Rabelais à Amyot, d'Amyot à Montaigne, Montluc ot
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ï»OS LA LANGUE NOUVELLE
d'Aubigné; de Montaifjno enfin à Régnier, à Malherbe, à Corneille !
Ces divisions — il n'en coûto point d'en convenir — sonl un peu arbitraires et nos savants linguistes y substitueraient probablement une classification plus méthodique, plus précise, appuyée sur des comparaisons et des parallèles. Mais là n'est pas la question. 11 suffit ici de montrer que la formation a été lentement progressive, sans interruption comme sans secousse.
Et la gradation est souvent très difficile à marquer. Ces savants eux-mêmes paraissent quelquefois embarrassés pour noter un progrès ou seulement une différence entre les divers spécimens qu'ils mettent sous nos yeux. Les dates no suffisent pas toujours à nous éclairer ni à les éclairer eux-mêmes, et cela est si vrai que si nous nous en rapportions exclusivement à cette chronologie trompeuse, nous serions exposés précisément à commettre des anachronismes littéraires, en considérant comme d'une langue plus moderne ce qui est, en réalité, d'une langue plus ancienne. Cela revient à dire que tel écrivain médiéval qui SQmble plus rapproché de nous par la langue qu'il a parlée en est cependant plus éloigné par le temps où il a vécu.
A côté de cette première observation s'en place une seconde, à savoir que deux écrivains, séparés par un demi-siècle et plus, ont, çà et là, des façons de s'exprimer si semblables qu'on serait tenté de croire que l'évolution s'est brusquement arrêtée et qu'il ne s'est accompli aucun progrès de l'un à l'autre. Ce serait une erreur. Quand on examine de très près deux morceaux, prose ou poésie, qui appartiennent à deux cycles différents, on arrive sans trop de peine à percevoir ce qui les distingue, à saisir l'écart qui existe entre leurs âges respectifs et ce que la langue a gagné de l'un à l'autre. Mais il y faut certainement une vue très subtile et des lumières spéciales. Même quand on arrive aux époques où, décidément, la langue s'installe et s'assied, on a quelque peine à démêler, parmi les écrivains, quels sont ceux qui sont en avance sur leurs confrères. Nous verrons plus loin à quel point il est épineux de se prononcer entre leurs oeuvres, non sur le style, mais sur la langue, et ce qu'on ferait de jugements téméraires en insistant outre mesure sur les âges et sur les dates. Mais combien cette distinction est encore plus délicate à établir quand on remonte jusqu'à l'élaboration première et à la longue incu-
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L'KNTANCK DE LA LANGUE *)9
bation do la langue que nous parlons, quo nous écrivons aujourd'hui et qui, malgré tant do peine quo les novateurs se donnent pour la dénaturer, est restéo immuable dans ses caractères essentiels, telle aujourd'hui qu'ello était hier, la môme pour tous, quels qu'ils soient, prosateurs et poètes.
Sauf les différences intrinsèques do la languo d'oïl et do la langue d'oc, essayez donc do distinguer entro les premiers monuments écrits de la languo romane et de prouver — ce qui d'ailleurs est historiquement vrai — que le serment do Strasbourg est plus vieux d'environ quarante ans quo la Cantilène de sainte Eulalie !
C'est encore une question entre les philologues que do déterminer exactement à quelle époque le « roman » est devenu « lo vieux français », c'est-à-dire quel millésime il convient d'assigner à la naissance de notre languo. Y a-t-il vraiment une date certaine où l'on puisse affirmer qu'elle commence? L'érudition elle-même, dans son état actuel, se contente d'approximations, d'à peu près. C'est à peu près au commencement du xuc siècle, nous dit un do ses plus jeunes représentants : « Dans le roman, il y avait encore deux cas, l'un pour lo mot employé comme sujet; l'autre, pour le même mot employé comme complément. A partir du xuc siècle, il n'y en eut plus qu'un, comme de nos jours, et ce fut la forme employée pour le mot quand il était complément qui resta la seule. Dans le roman l'article était peu employé; dans lo vieux français, il n'y eut plus de substantif sans article. Ajoutons que, dès PhilippeAuguste, et surtout sous saint Louis, lo français (dialecte do l'Ile-de-France) commença à prédominer sur tous les dialectes de la languo d'oïl (1) ».
Mais Philippe-Auguste, c'est déjà le commencement du xiu° siècle et un siècle tout entier a passé sur les premiers vagissements du vieux français. Avec saint Louis, ce même xme siècle a déjà achevé plus des deux tiers de son cours, de sorte que nous voilà à cent cinquante ans de l'éclosion primitive.
Il serait bien surprenant que la nouveau-née (c'est proprement notre langue) n'eût pas pris quelque force dans l'intervalle, et même révélé quelques traits de son caractère définitif.
(1) Emile Faguet, HISTOIRE DE IA UÎTÊRATCRE FRANÇAISE, depuis son origine jusqu'à la fin du xvi» siècle.
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Essayez donc, malgré cela, de'suivre ses progrès dans les Chansons de gcsle, et particulièrement dans celles cjui constituent le cycle carlovingien ou cycle français. Aussi bien n'en avons-nous guère que des versions très remaniées et qui ne permettent pas à notre philologie des confrontations péremptoires. On chercherait en vain chez nos plus illustres maîtres de littérature médiévale, et notamment chez les deux Paris, l'explication rigoureuse d'un phénomène linguistique dont le développement se dérobe sans cesse à leurs regards cl sur lequel leur loyauté scientifique les empêche de se prononcer.
Les Chansons de gcsle s'étendent sur un espace d'environ quatre cents ans, du xi° siècle au x\e. Sans êlro un spécialiste en ces matières et sans avoir passé par l'Ecole des Chartes, on relèverait aisément des différences de forme assez sensibles enlrc leur commencement et leur fin, par exemple entre la Chanson de Roland et le Combat des Trente, encore que ce dernier soit généralement considéré comme un pastiche archaïque dont l'auteur s'étudie à imiter la manière des anciens chansonniers. Mais ce serait peine perdue que de s'appliquer, la loupe en main, à rechercher quelques minuscules dissemblances de langage entre celle môme Chanson de Roland et la plupart df1* poèmes ou romans de la Table ronde qui en sont séparés par un, deux, ou même trois siècles. On l'a fait quelquefois, on y était encouragé par celte particularité que toutes ces chansons de geste, sauf une ou deux, sont également écrites en langue d'oïl, ce qui rendait la recherche assez facile; mais il semble bien qu'on no soit arrivé qu'à des résultats insignifiants et que l'auteur anonyme de la Chanson de Roland, qui reste le type de cette poésie dite carlovingicnne, ne s'exprime pas dans une langue beaucoup plus primitive que l'auteur, également inconnu, de Merlin ou les chantres naïfs de Tristan cl ïseull. Une remarque a été faite qu'il convient de retenir, c'est que plus l'oeuvre est ancienne, plus l'anonymat est fréquent, parce qu'un est plus près de la légende première continuée cl grossie par de nombreux collaborateurs dont aucun n'ose personnellement se l'approprier. Aussi en est-un réduit à des conjectures sur la plupart des llomères du cycle français. AU contraire, ù mesure qu'on avance dans le cours des âges, les oeuvres deviennent plus personnelles, les poètes se nom-
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meut, et c'est ainsi que nous connaissons presque tous les autours du cycle breton de la Table ronde, dont les principaux, Robert Wace et Chrétien de Troyes, ne sont guère postérieurs que d'un siècle aux plus fameux du cycle français. Mais, à pari ce détail, qui n'est peut-être qu'une hypothèse, les profanes, et même les initiés, seraient assez embarrassés de dire on quoi l'instrument, c'est-à-dire la langue en formation, a varié entre Raoul de Cambrai et Pcrceval le Gallois ou, mieux encore, entre ce Voyage de Charlcmagnc à Jérusalem et Coustantinoplc (cycle français), dont Gaston Paris a fait une si docte et si intéressante élude, et ce Laneclot du Lac qui emprunte son caractère principal aux enchantements et sorcelleries du cycle breton. Cependant le temps a marché. Pour autant qu'on peut s'en faire une idée, un intervalle d'un siècle sépare ces deux chansons de geste; mais — et c'est encore Gaston Paris lui-même qui a soin de nous en avertir — les premiers textes se sont perdus, les copistes les ont altérés, cl, nous fussent-ils parvenus dans leur pureté primitive, nous éprouverions encore le même embarras — d'autres exemples le prouvent — à démêler d'un siècle à l'autre, les changements que la langue a subis. Il serait téméraire, il serait même contraire aux lois naturelles de soutenir qu'elle n'en a subi aucun; mais ils échappent presque complètement à noire vue, comme la lente poussée des premiers bourgeons d'un arbre, parce que nous avons affaire à une langue en formation dont il est presque impossible de mesurer, heure par heure, la végétation et la croissance. Il y a là un phénomène d'embryogénie qui appelle une autre comparaison. L'oeuf est pondu, le temps le couve, combien lui faudra-t-il d'années pour éclore; combien de siècles pour que le nouveau coq gaulois prenne décidément toute son aile et tout son vol?
Les observations auxquelles donne lieu la poésie épique du moyen âge s'appliquent également à la poésie lyrique et didactique du môme temps, aux sirventes, romances, pastourelles, ballades, etc.; et enfin au théâtre. Dans ces divers genres, la langue d'oc, battue sur l'épopée, fait concurrence à la langue d'oïl et reprend môme quelquefois l'avantage. Les troubadours valent les trouvères. Bertrand de Horn et Bernard de Ventadour — pour ne parler que do ceux-là — n'ont rien i\ envier à Thibaut de Champagne ni à Adam de la Halle. Arnaud
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212 LA LANGUE NOUVELLE
Daniel cl Raimbaud ne sont inférieurs ni à Blondel de Nesles ni à Philippe de Nanteuil.
Quant à la poésie populaire, fabliaux, contes, satires, bibles de toute nature, nombreux sont, au moyen âge, ceux qui l'ont cultivée avec succès et on retrouve la trace de leur influence dant tout ce qui constituait, en ces temps primitifs, la littérature européenne. Dès lors on nous imite. C'est la France naissante qui donne le ton et elle reçoit, comme initiatrice, l'hommage des nations voisines.
Et cependant sa langue bégaie encore; elle bégaie chez tous ses écrivains, elle a chez tous cette môme hésitation qui donne tant de charme au parler incomplet des enfants. Ce gracieux murmure n'a ni grammaire ni syntaxe; les mots même n'y ont pas toujours un sens nettement déterminé, et c'est précisément cette difficulté à s'exprimer suivant des règles variables et avec des significations flottantes, qui ne permet guère de classer les poètes et les prosateurs du moyen âge.
Ils ont plus ou moins d'inspiration, plus ou moins do talent, quelques-uns môme paraissent avoir un style; mais c'est tout ce qu'on en peut dire; leurs écritures, malgré les légères différences qu'on croit y découvrir, n'ont, pour ainsi parler, pas do date, et elles ont d'ailleius subi tant d'altérations qu'on s'exposerait aux plus grossières erreurs en essayant de les dater. C'est uniquement par la biographie de l'auteur que l'on est à peu près fixé sur le temps où il a vécu, et si l'on part de cette indication pour formuler des conclusions linguistiques trop absolues, on est immédiatement démenti et dérouté par d'autres spécimens qui, très différents de millésime, semblent pourtant, au premier coup d'oeil, appartenir à la même époque.
En réalité, il y a dans la formation de la langue française trois grandes siècles d'hésitation et d'incertitude. Les deux auteurs du Roman de la Rose, Guillaume de Lorris qui l'a commencé, et Jean de Meung qui l'a achevé, sont séparés l'un de l'autre par un espace de temps qui ne comprend guère moins d'un demi-siècle; ils n'ont ni le même style ni — ce qui est plus grave — la même conception du sujet qu'ils traitent; le premier est un conteur, le second est un érudit. On est frappé, sans être un savant, du fatras souvent indigeste que Jean de Meung a ajouté au récit élégant do Guillaume do Lorris, et du peu de vocation qu'il avait pour continuer le poème interrompu
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par la mort de son prédécesseur. Mais, entre l'un et l'autre, la langue n'a pas changé ou n'a subi que des transformations mystérieuses, invisibles qui se dérobent à l'oeil du philologue le plus exercé. Elle est encore impersonnelle. Prenez toute la poésie du xni° siècle, épique, lyrique, didactique ou dramatique, liturgique ou populaire, vous n'apercevrez point ce travail occulte qui s'accomplit peu à peu dans la langue. Tous les Renaît anonymes — et Dieu sait qu'ils sont nombreux — emploient non seulement les mômes ruses, mais les mêmes mots, les mêmes phrases que Jean de Meung et Rutebeuf. Et si ce dernier, comme l'affirment ses admirateurs, fut presque un grand poète, on ne voit pas que son Dict d'Aristote ait à sa disposition de nouvelles ressources, do nouvelles formes. La Fontaine, qui a tant emprunté à nos vieux conteurs, a très finement observé comment ils se confondent dans une espèce de bloc et d'amalgame anonyme. C'est au point que si une tradition, quelquefois douteuse, n'attribuait à chacun sa part, nous serions souvent embarrassés devant cette uniformité, au inoins apparente, du français primitif, pour mettre leurs noms sur leurs ouvrages.
Et cela dure ainsi jusqu'au xivc siècle, plus longtemps encore, jusqu'au milieu du xvc. Il n'y a pas de langue française, proprement dite, avant Charles d'Orléans et Villon.
Voyons l'histoire, la prose. Certes, Villehardouin est un hisloiien, un Hérodote — on a dit aussi un Xénophon — dont notre passé littéraire peut se prévaloir à juste titre. Il a déjà nos qualités maîtresses, l'ordre et la clarté, qui n'excluent pas toujours chez lui la vivacité des impressions et le relief des peintures. Mais personne ne l'a jamais lu dans le texte original, évidemment remanie et rajeuni après sa mort. Comment dès lors s'en faire une idée.exacte, et en porter un jugement sûr? Nous no connaissons pas la langue qu'il a parlée, mais celle qu'on lui a fait parler, et elle no diffère pas sensiblement de celle de Joinville, bien qu'ils soient séparés par près d'un siècle, et qu'il n'y ait aucun rapport entre la sobriété un pou sèche de l'un et l'ingénuité quelquefois verbeuse de l'autreVillehardouin se rapproche des grands annalistes, Joinville est un conteur.
Si l'on franchit encore un siècle, on rencontre Froissart. Le moyen âge n'est pas fini, et l'on croirait plutôt, dans cotte
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grande misère, dans cette grande « pitié » de la guerre de Cent ans que c'est le mon.dc qui va finir. La Chronique de Froissait embrasso toute cotte lugubre période, et Froissart, par sa curiosité, par sa facilité à accueillir toutes les informations, d'où qu'elles viennent, et son plaisir évident à les reproduire sans choix ni critique, et aussi par l'art déjà très exercé qu'il y apporte, c'est-à-dire par l'intérêt de mise en scène qu'il sait leur donner, mérite, au premier chef, le nom de chroniqueur. On l'a souvent loué de sa sincérité. C'est une sincérité soumise à beaucoup d'influences, et tout spécialement à l'influence anglaise que, dans sa situation à la cour d'Angleterre, en pleine guerro de Cent ans, il ne pouvait pas ne pas subir. File est quelquefois partiale, sa sincérité; mais nous n'avons pas à insister sur ce grief dans un chapitre où, sans rien outrer et sans tomber dans le procès de tendance, il s'agit seulement d'établir, ou plutôt de rappeler (car la contestation n'est possible qu'entre savants) que le progrès de la langue n'est pas très sensible, non seulement entre Villehardouin et Joinville, mais même entre Villehardouin cl Froissait, en passant pardessus la tête de Joinville.
Et ce n'est.pas tout. Entre la prose de Froissart, de Guillaume do Nangis, de Christine de Pisan, de Gerson et de vingt autres, — je ne dis pas entre leurs divers génies, —je me sens impuissant à marquer strictement des distances. Il appartient à des juges plus subtils de les « placer ».
Si c'est là une hérésie historique et linguistique, il serait injuste de l'accabler sous une réfutation trop absolue. Ce progrès, on no le nie pas et il serait contraire à la nature des choses de le nier;-il existe, il se poursuit lentement, mais obscurément; la formation s'achève peu à peu comme celle d'une châtaigne dans sa bourre, et c'est seulement l'âge moderno, le xvc siècle, qui en verra la maturité et qui fera la récolte.
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La dernière préparation. — Quand commence la langue française? — Charles d'Orléans, Villon et Gringoire. — Le roman au xv° siècle. — Cominlnes et l'histoire. — Variations de la langue jusqu'à la Renaissance et au delà. — .Montaigne et Rabelais. ■— Amyot. — Hnnsard, du Rellay et la Pléiade •— Maint. -- Nécessite d'un régulateur.
Nous voici arrivés à en curieux xvc siècle, qui, avec ses deux faces, regarde le passé cl l'avenir; nous louchons presque au \vi°, et l'on peut trouver que nous avons perdu de vue notre objet en montrant à ceux qui essaient de défaire la langue combien de temps elle a mis à se faire. Il nous a paru nécessaire do prouver qu'on ne détruit pas en un jour l'ouvrage de six ou sept siècles et (pie cette laborieuse formation do l'ancienne langue suffirait pour condamner la prétention de ceux qui rêvent d'en improviser une nouvelle.
Ce n'est pas qu'au moment où l'histoire générale commence à s'intituler moderne, cotte oeuvre si lente qui consiste, pour une langue quelconque, à atteindre son point de fixité relative, soit près d'être achevée; il y faudra encore près do deux siècles; mais au moins, à cette heure précise de notre existence nationale, la manière de parler et d'écrire de nos pères commence à devenir claire et intelligente pour nous tous. M. Emile Faguot l'a très finement observé : « On ne sait pas, dit-il, quand commence la littérature française, on ne sait pas quand commence, scientifiquement parlant, le français moderne; pour ces choses-là il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de date précise; mais on sait à quel moment les auteurs français commencent à parler une langue que le Français médiocrement instruit de 1900 lit très couramment, et ce moment, c'est 1450, et les pre-
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miers qui aient écrit en cette langue sont Charles d'Orléans et Villon ».
C'est la vérité même. On peut ajouter, sans exagération, que la comédie française proprement dite naît aussi à cette époque. Elle naît très robuste, très féconde, avec cette admirable farce anonyme de Maître Patelin, qui lui donne le ton et qui a engendré tant d'autres farces où triomphe notre malice traditionnelle. Et n'oublions pas que c'est une comédie en vers! Gringoire, le poète comique, le Gringoire de Notre-Dame de Paris vivait dans le même temps. Il ne contractait avec la bohémienne EsméraMa aucun mariage à la cruche; mais il écrivait des soties, c'est-à-dire des pièces politiques dont s'amusait la foule et qui servaient quelquefois les desseins du roi. L'Homme obstiné de ce Molière officieux vise directement le pape Jules II, ennemi du roi Louis XII.
Le roman inaugurait aussi la brillante carrière qu'il a parcourue depuis sous mille foi mes diverses et contribuait pour sa part au progrès accéléré de la littérature et de la langue. Les Quinze foies du mariage, la Chronique du petit Jehan de Saintré et surtout les Cent Nouvelles nouvelles auxquelles, s'il n'en fut pas le seul auteur, Antoine de la Sale mit la dernière main, perfectionnaient chez nous cet art du conteur, déjà porté en Italie à son plus haut point d'élégance et d'éclat.
Tout s'ensuit. Le théâtre se développe dans ses cadres religieux et populaires, que la Renaissance détruira, au grand regret d'un certain nombre de gallicans littéraires, convaincus qu'elle a faussé chez nous le mouvement naturel des esprits en leur imprimant une déviation funeste, et qu'elle a paralysé, par cette marche rétrograde vers l'antiquité, les facultés créatrices, l'originalité, l'invention de nos écrivains. A leurs yeux, la Renaissance fut une réaction et ils emploient le mol dans son sens péjoratif.
Quoi qu'il en soit, l'histoire, môme avant Connûmes que nous retrouverons dans un instant, prend alors possession définitive de son domaine. Les Grandes Chroniques de France ne sont pas seulement une sorte de mythologie historique, elles abondent en enseignements précieux. Jean de Troycs, Guillaume do Villeneuve, Alain Chartier lui-même, historien et poète, font, pour ainsi dire, entre Frpissart et Commines le pont qui aide à passer de l'histoire anecdcîi jue à l'histoire
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po'itique, et rendent sensible à nos yeux la différence qu'il y a entre un Hérodote et un Thucydide.
Il n'en est pas moins vrai (tue ce xve siècle, qui est celui dos grandes découvertes, ne semble pas apporter à la littérature et à la langue les mêmes richesses que l'âge précédent; l'une et l'autre y paraissent s'attarder et languir. Plusieurs l'ont remarqué et Michelet, entre autres, s'est étonné de cet état stationnaire, de ce temps d'arrêt inexplicable, après ces florissantes périodes de libre et féconde activité : « Nous no voulons pas nier, dit-il, le progrès de la langue et la formation de la prose française, curieuse formation, si lapide de Joinville à Froissart, en trente ou quarante années, si lente de Froissart à Commines dans une période de cent cinquante ans. Dans ce temps si long, je ne vois aucun nom vraiment littéraire, sauf Deschamps, Charles d'Orléans, et le petit chefd'oeuvre de Patelin ».
Il n'oubliait que Villon. Ailleurs il constate que la langue, «dénouée » par Froissart, n'a pas profité tout de suite de ce premier débrouillement et qu'inconsciente de sa délivrance, elle a hésité longtemps avant d'en tirer parti. Mais ce n'est là qu'une apparence. Au xve siècle, langue et littérature sont en fusion dans le creuset où s'élabore l'amalgame nécessaire et elles en sortiront bientôt à l'état de métal solide, sinon encore définitif.
On se trompo,en effet,quandonattribueàccgrandxviesiècle, si intéressant par d'autres côtés, si vaillant, si bouillant surtout et si fort, l'achèvement de la langue. Jamais, au contraire, notre idiome national, encore indécis et flottant, ne parut plus près de suivre les destinées de notre religion catholique et de se disperser en plusieurs schismes. Malgré certaines ressemblances très superficielles, chacun des grands écrivains du temps a non seulement son style à lui, mais sa langue propre et personnelle, « peculiare » dit l'un d'eux. Rabelais, Amyol, Ronsard et Montaigne parlent quatre langues très différentes dont je ne serais pas en peine d'établir la diversité si Montaigne, dans un chapitre qu'on n'a peut-être pas assez remarqué et qui est cependant des plus remarquables, n'avait constaté lui-même cette espèce d'anarchie :
« l'écris mon livre ù peu d'hommes, à peu d'années. Si c'eut été une matière de durée, il l'eût fallu commettre à un
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langago plus forme Suivant la variation continuelle* qui a suivy le nostre jusques à cette heure, qui poult espérer que sa forme présente soit en usage d'icy à cinquanlp ans? Il escoulo tous les jours do nos mnins; et, depuis que jo vis, s'est altéré de moitié. Nous disô*ns qu'il est nature parfaict; autant en dit du sien chaque siècle. le n'ay garde do l'en tenir là, tant qu'il fuyra et s'ira difîormant comme il faict. »
Ainsi, do l'aveu de Montaigne, en un 'demi-siècle à peine, dons le feu môme des guerres do religion, la langue avait subi des transformations considérables, plus visibles certes à son oeil qu'au nôtre, et il comprenait bien que ce ne seraient pas 1ns dernières : « le n'ay garde de l'en tenir là ! ».
Par les jugements qu'il n portés sur divers écrivains de son temps, ce môme Montaigne, si fin dégustateur des choses littéraires, a justifié, ou au moins expliqué l'impression qu'il eut do l'incertitude où flottait alors la langue française et du temps qu'il lui faudrait encore pour se fixer.
A l'aurore du siècle, il rencontre Commines et ses fameux Mémoires. 11 pourrait, lui, si curieux de la forme, s'arrêter au style de l'écrivain; mais comme s'il n'était pas sûr de l'opinion qu'il faut avoir de celte manière d'écrire déjà si ferme et si noble, do cette plume grave et forte, moins vive et moins alerte pourtant (pie colle de Froissart, il ne se permet pas de l'apprécier, il ne s'attache qu'à la conception générale de l'oeuvre et à la pensée de son auteur. A peiné risque-t-il un mot — discutable — sur « son langage doux et agréable, d'une naïve simplicité ». Ce n'est point d'ailleurs pour le rabaisser, il voit très bien co qu'il est réellement, un moraliste politique, à peu près l'opposé de Machiavel, qu'il égalo toutefois en éloquence. Il l'en félicite, avec, de petites réllexions qu'on lui pardonne quand, d'autre part, on se rappelle qu'il l'a comparé à Tacite.
Rien, dans celle critique littéraire à laquello les Essais font une si grande place, n'est donné à l'étude intrinsèque do la langue et de la syntaxe, do la grammaire et du vocabulaire. Montaigne n'apprécie jamais que le talent do l'écrivain, et l'on sait qu'il mot Amyot au premier rang des prosateurs du temps. D'autres ont dit depuis qu'Amyot avait été un des créateurs do la langue, « de la belle langue originale et pittoresque du
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xvic siècle ». Racine a écrit que le « vieux style » du traducteur de Plutarque avait une grâce qu'il ne croyait pas « pouvoir être égalée dans notre langue moderne ». Soit ! Mais de l'aveu même de Racine, il résulte que cent ans après Amyot, cent ans après Montaigne, leur style, à l'un comme à l'autre, était déjà du vieux style, démodé, dépassé. L'idée qu'on s'en faisait alors prouve à quel point Montaigne avait raison de n'accorder à son propre langage qu'une durée relative, subordonnée à toutes les vicissitudes d'une construction provisoire, qui aura besoin de réparations considérables et dont les matériaux seront peu à peu remplacés. Il a formulé, ça cl là, sur plusieurs de ses contemporains ou prédécesseurs, des jugements un peu sommaires que la postérité .a révisés.
Elle bésitc encore, en ce qui concerne Ronsard, du Bellay et toute la pléiade de la Renaissance, malgré le certificat qu'il leur a délivré; elle estime en outre qu'il a méconnu Rabelais, en le rangeant d'un air assez dédaigneux dans la catégorie des auteurs plaisants, comme s'il n'en avait pas goûté la substanlificque moelle. Mais, soit qu'il outre l'admiration ou exagère la réserve, ce qu'il considère, dans un ouvrage littéraire, c'est uniquement le plaisir que l'écrivain lui procure; ce qu'il loue, c'est le causeur familier et naïf, dont la conversation échappe, par son caprice même, à des règles impératives et inflexibles. Ces règles, on commence à en parler, à en sentir le besoin, on se prépare à en accepter la gêne; mais personne ne les a encore tracées. Aussi est-on un pou surpris que beaucoup do critiques modernes, Voltaire entre autres, qualifient Montaigne d'écrivain incorrect. Comment peut-on être incorrect, lorsque la correction n'existe pas, faute do grammaire, et que tout ce qui tient à ce qu'on appelait autrefois « In discours » demeure laissé à l'arbitraire de l'écrivain? J'avoue que je n'ai jamais aperçu les incorrections de Montaigne. Lui en reprocher, c'est supposer que la langue de son temps est uno langue faite, avec sa constitution définitive. C'est commettre, par conséquent, une grosse erreur.
Elle n'est pas plus faite chez lui que chez Amyot, Rabelais ou Ronsard; elle n'est pas faite davantage chez le poète le plus vraiment français du siècle, Clément Marot. Qu'un lent ot sourd travail s'opère en elle à leur contact et à leur souffle; qu'ils aient contribué tous les quatre àleur insu,ctbiend'aulres
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avec eux, do Thon, Pasquier, d'Aubigné, Montluc, Calvin luimême, ù en préparer les fondations ou, pour employer une expression qui semble plus juste, à lui creuser son lit, à régulariser son cours, et surtout à répandre son onde jaillissante en mille canaux qui portèrent partout sa fécondité et sa richesse, il n'est pas nécessaire pour en convenir d'être un partisan fanatique de cet exubérant xvie siècle et de le mettre, de parti pris, au-dessus des trois grands siècles littéraires qui l'ont suivi. C'est un siècle d'enfantement laborieux et douloureux, après lequel il restait à faire vivre et grandir ce qu'il avait enfanté. Lui disparu, la haute éducation de la langue, le perfectionnement, l'achèvement final s'imposaient encore comme une dernière et nécessaire besogne.
Sans nous livrer ici sur Rabelais et Marot, sur Amyot et Ronsard, sur Montaigne lui-même, si attachant qu'il soit, à une étude comparative que notre travail ne comporte pas, il nous faut au moins constater que Rabelais, plus qu'aucun écrivain, nous a donné la longue période, la période éloquente, la période latine, dont les plis et replis gaulois se déroulent avec une majesté véritablement cicéronienne. Il nous y o habitués et acclimatés. Cette phrase ample et oratoire, qui est la sienne, deviendra et restera bientôt la nôtre, elle sera celle de tous les grands écrivains français sans exception, jusqu'à La Bruyère, qui le premier fera des coupures, ou plutôt des coutures dans cette noble draperie. C'est au point que la forme qui ressemble peut-être le plus à celle de Rabelais — ne prenez pas cela pour un paradoxe — est celle de Bossuct, je dis la forme. La prose d'Amyot, moins entraînante, moins enlevée, comme il convient à une traduction, n'est pas moins sinueuse ni moins enveloppante. Kilo embrasse aussi dans son vaste circuit toutes les manifestations de la pensée, et elle garde un très grand air sous son apparente bonhomie. Sa naïveté dissimule sa capacité, sa « suffisance » comme eût dit Montaigne. La majesté n'est pas d'ailleurs le seul don que Rabelais et Amyot — qu'il ne faut point séparer quand il s'agit uniquement du progrès et de l'assiette de la langue nationale — aient fait à la prose française. Par l'exacte proportion qu'il y a chez eux entre la phrase et la pensée, par la distinction qu'ils excellent à maintenir, au moyen d'incidentes et de jointures habilement distribuées, entre l'idée principale et les points accès-
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soires, ils lui ont donné quelque chose de plus précieux encore que l'éloquence : la justesse. Ils ont créé entre ses divers membres la vie de relation, négligée, oubliée aujourd'hui par tant d'écrivains auxquels une critique complaisante veut bien trouver du style, mais dont la phrase se présente souvent comme un phénomène, comme un monstre qui a les bras plus longs que les jambes et la tête plus grosse que le corps. Cette observation, facile à vérifier, nous mènerait trop loin; il suffit de constater que, chez Rabelais comme chez Amyot, la hiérarchie des divers éléments dont se compose le discours est strictement maintenue, de manière à former un tout homogène et harmonique, où l'ornement n'altère jamais, par un empiétement prémédité, le type général du monument. L'unité est certainement la qualité maîtresse de leur phrase, et non seulement l'unité matérielle et superficielle, mais l'unité intime et profonde, obtenue par l'exacte appropriation et la rigoureuse continuité du ton qui, comme l'écrivit 13 u (Ton deux siècles plus lard, n'est que « la convenance du style à la nature du sujet ».
Rabelais, pour son compte personnel, a encore fait bien d'autres choses. 11 a, un des premiers,—je n'oublie pas ses précurseurs des deux siècles précédents,—imprimé le mouvement, insufflé la vie à la langue; il en a cimenté les fortes assises latines et grecques, il lui a appris à avoir de l'invention, do l'imagination, de l'audace, à exploiter concurremment les ressources que la Renaissance classique et le jargon populaire mettaient à sa portée, enfin à faire flèche de tout bois pour ses magasins et ses arsenaux. 11 a rendu à la prose française les mêmes services que Ronsard allait bientôt rendre à la poésie, et de meilleurs services, car notre prose a pu garder, sauf les mots morts, tout ce que lui a apporté Rabelais, et notre poésie a dû beaucoup éliminer de ce que lui avait légué Ronsard.
Quant à Montaigne, c'est l'hommc-orchestre, il a pris tous les tons et cultivé tous les genres, excepté pourtant la rhétorique qu'il n'a guère effleurée que dans deux ou trois chapitres fie commande. 11 no semble pas qu'aucun écrivain, et Rabelais lui-même, ait poussé d'un plus efficace effort, à la roue de ce coche, de cette langue qu'il déclarait tout à l'heure empêtrée dans son désordre, victime de ses fantaisies, patinant sur place au lieu d'avancer et do s'arrêter à destination, incapable de discipline et, pour tout dire, anarchique.
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Montaigne l'a fait démarrer sans y prétendre, par la seule influence que son génie a exercée sur les écrivains de son temps. Libertin de style et d'esprit, comme il l'était, il eût aggravé la confusion et légalisé le désordre si sa puissance de création n'eût donné des ailes à la machine. Sous lui, elle courut, elle vola par-dessus les précipices qu'il redoutait pour elle et elle arriva, haletante et fumante, au terme de sa course, elle toucha le but et s'y arrêta, autant qu'une langue s'arrête. Elle ne l*a plus quitté que pour se régler elle-même, elle ne pouvait plus le quitter. Lorsque Montaigne mourut en 1592 et Amyot en 1593, il ne restait plus à la langue qu'ils ont parlée qu'à se dépouiller de quelques archaïsmes pour avoir achevé cette complète évolution aprèslaquelle les langues nebougent presque plus et s'immobilisent, tout au moins dans leur mécanisme essentiel. La nôtre en était juste au même point que le latin après Lucrèce. Elle avait tous ses organes, elle répondait à tous les besoins et suffisait aux siens propres; elle possédait l'autorité que de grands noms lui avaient acquise; il ne lui manquait qu'un législateur et un code.
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CHAPITRE XI
MALHERBE
La langue est fixée — Klle n'a pas sérieusement change depuis trois siècles. — Échec des novateurs. — Il a produit chez eux beaucoup de défections plus ou moins dissimulées. —Ils ont beaucoup rabattu de leurs premières revendications. — L'oeuvre de Malherbe et de Vaugelas. — Berlaut et Héghier. — Législation poétique très libérale. —■ L'anarchie actuelle. — Snobs et poètes.
Elle les trouva! Enfin Malherbe vint! Ce cri de délivrance poussé par un poète lettre qui, malgré ses injustices et ses lacunes, fut un critique littéraire très supérieur à Montaigne lui-môme, témoigne de la sûreté de son jugement. Il marque le moment précis où la langue se fixe ne varielur et n'admet plus que les légères modifications compatibles avec la constitution définitive de toutes les langues : disparition, création, altération de certains mots, affaiblissement progressif de diverses locutions qui semblent usées par un long service, changement de signification et d'emploi, retouches perpétuelles au dictionnaire, dont le compte s'établit, par profits et pertes, en une assez juste balance; mais retenez ce point : lion de plus !
La structure générale no subit aucune déviation, aucune atteinte; le gros oeuvre reste le même, on n'y ajoute aucune maçonnerie nouvelle^on n'en distribue pas autrement les parties, c'est à peine si l'on essaio d'en rajeunir la physionomie primitive par quelques décors de pure façade, et qui passent très vite, pour faire place à d'autres parures et bigarrures do stylo
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•''gaiement superficielles et éphémères; mais lo monument reste tel quel, avec son aspect primitif, ses lignes, ses proportions, ses aménagements, et tout ce qui caractérise son architecture, en dépit des styles divers que lo temps et la mode y ont introduits. La langue française, telle quo nous la parlons aujourd'hui, est encore la langue de Malherbe. Elle est déjà vieille de trois siècles, et cependant elle n'a pas vieilli, et rien n'indique qu'elle soit disposée à vieillir. Elle a revêtu pour toujours sa forme classique, et elle ne la perdra plus que pour mourir, si tant est quo les langues modernes soient destinées à périr comme les langues anciennes, par leur caducité propre, ou, ce qui paraît plus vraisemblable, à disparaître dans la confusion d'une future Babel.
Ce n'est pas lo changement de quelques mots, dans ces trois siècles, qui peut nous alarmer sur son avenir. Il en est peu, parmi les langues modernes, qui se soient montrées aussi réfractaires aux mutations; elle a fait preuve d'un tempérament très conservateur, que l'Académie n'a point découragé, et, dans les néologismes que les novateurs proposent aujourd'hui à notre admiration, il est visible qu'elle n'accueille quo ceux qui sont iiécessaircs à son entretien et, qu'on nous passe le mot, à son repeuplement. Elle se tient tout juste au courant des nouvelles inventions et des nouvelles idées, et ne les désigne guère que par des expressions techniques empruntées à leur langue spéciale. Pour le reste, pour le fond, elle demeure immuable. Nous l'avons déjà dit et redit, nous ne saurions trop le redire, car c'est là toute notre thèse, tout notre livre, et cette perpétuité relative nous apparaît comme la plus forte desbarrières, et aussi commole plus solide des arguments contre l'orgueilleuse prétention des réformateurs.
Tout d'abord, on ne réforme pas les langues; à peine peut-on réussir à les gâter, à les corrompre ; mais elles se réforment peu à peu elles-mêmes, par un inconscient travail intérieur; elles se font et se défont toutes seules. Fût-il au pouvoir d'une coterie révolutionnaire d'accélérer leur décadence, on ne voit pas jusqu'à présent que cette entreprise, malgré les enrôlements que ses racoleurs ont, à un moment, écrits sur leur liste, puisse se prévaloir d'un réel progrès. Nous examinerons dans un dernier chapitre ce qui peut lui rester de chances et s'il lui en reste; mais il saute aux yeux que beaucoup de ses premières re-
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MAMIKllUK *i;t
crues l'abandonnent, (iuo son bruit diminue, que les vrais écrivains qui ont pu être tentés par une bruyante réclame rentrent tout doucement dans le giron do la bonne langue maternelle; si bien qu'à l'heure où nous terminerons notro travail, lancé d'abord contre une armée victorieuse, nous pourrons bien n'avoir plus affaire qu'aux débris d'une armée en retraite. Nous avons le droit d'espérer que la révolution goncourtisto avortera. En tout cas, notre protestation actuelle trouverait sa justification dans cet échec même et garderait son utilité contre do nouvelles tentatives. Heprenons-Ia où nous l'avons laissée, c'est-à-dire au point précis où le français réalise enfin la permanence, la stabilité que les grands écrivains de l'âge classique lui ont assurée pour longtemps, peut-être pour toujours, i'cs si qua diu morlalibus alla est. Ce n'est pas parce que le mot suffisance dont Montaigne abuse, et qui, comme nous l'avons remarqué plus haut, signifie chez lui capacité,a\ms aujourd'hui une tout autre signification; ce n'est pas parce que Molière et I.a Fontaine ont dit ireuve au lieu de trouve pour rimer avec veuve, qu'on peut contester cette fixité. Mille exemples semblables ne seraient pas plus démonstratifs contre elle. On peut dire qu'elle coïncide avec l'entrée d'Henri IV à Paris.
Enfin Malherbe vint ! Et, pour être venu, Malherbe est presque un grand homme, bon poète, excellent législateur, non pas seulement parce qu'il fit sentir dans les vers une juste cadence, mais parce qu'il sentit lui-même que la langue était faite et qu'on n'en pouvait plus parler d'autre. Admirable linguiste, on trouverait difficilement dans ses vers ou dans sa prose un mot, une locution à rayer, comme étant hors d'usage. Sa raideur, sa hauteur de style, sa métrique un peu étroite, sa doctrine littéraire trop compassée ne l'empêchent pas d'être un écrivain sûr, ferme sur les principes, et surtout assez prévoyant pour ne rien négliger ni perdre des ressources longuement amassées et désormais acquises. Il accorde l'instrument et lui donne toute sa justesse, toute sa sonorité, sans rien sacrifier des accents et nuances d'accents qu'il peut rendre. On se le représente comme un habile violoniste qui serait en même temps un luthier, mesurant exactement ce que le bois qu'il emploie peut imprimer de vibrations à l'âme qu'il y ajoute. Sans en chercher si long, c'est un législateur qui prêche d'exemple, parce qu'il est arrivé juste à l'heure où chacun
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éprouve le besoin d'ériger les usages en lois et de rassembler dans un code unique les règles et les coutumes éparses.
Il n'a pas fait de grammaire et c'est pourtant le premier de nos grammairiens, parce qu'on a fait la grammaire sur lui et d'après lui, qu'on en a pris les principes dans ses ouvrages, que son vocabulaire est devenu classique, presque obligatoire, qu'on en a, sans autre examen, adopté tous les termes, tandis que ses contemporains et ses successeurs ont toujours bésité à franciser définitivement ceux qui n'ont pas été certifiés et légalisés par sa signature. A ce point de vue, Malherbe est le précurseur et le prédécesseur immédiat de Yaugelas, dont il no faut pas se moquer, dont Molière, quoi qu'on en dise, ne s'est pas moqué du tout, et qui d'ailleurs a suivi d'assez près son inspirateur Malherbe.
Aussi bien, celui-ci n'est-il pas le seul qui ait eu ce singulier mérite d'exercer, en matière de langage, une sorte de protcrtornl et de police. 11 s'en arrogea fort heureusement le droit; mais d'autres avant lui, qui n'y prétendirent point, le poète Herlaul et surtout Mathurin Régnier remplirent, sans presque y songer, le même office, tant ce nécessaire directeur et administrateur des lettres françaises était alors attendu et désiré. La versification, chez Rcrtaut, est aussi réglée, aussi pure qu'elle le sera un siècle plus tard, et Régnier a écrit des satires littéraires dans lesquelles il observe, avec une sorte do systématique obéissance, toutes les prescriptions édictées par Malherbe.
Le plaisant de l'affaire, c'est qu'au moment même où il s'y conforme si rigoureusement, il reproche à Malherbe de les avoir faites trop sévères, et d'y embarrasser, d'y emprisonner l'esprit français comme dans un filet à mailles de fer qui l'empêchent de prendre son vol. Régnier a tort et se réfute luimôme puisqu'il se plaint de cette contrainte dans une pièce où elle ne l'a pas gêné pour déployer ses ailes. Mais Régnier n'aimait pas Malherbe, dont la rigidité un peu pédante offensait sa libre humeur et contrariait son laisser-aller personnel. Il y avait entre eux incompatibilité de nature. Boileau, qui a achevé et scellé leur oeuvre, les a réconciliés devant la postérité par la commune justice qu'il leur a rendue.
On sait de quelle maîtrise a fait preuve Malherbe, et comme il s'est montré sagace réformateur dans son redressement de la métrique française, assez flottante et incertaine jusqu'à lui. Il
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en dénonça les bizarreries el les supprima en même temps qu'il les dénonçait, en régla les coupes et les rylbmes, proscrivit les tours forcés, les inversions difformes qui en troublaient l'barmonie ou en obscurcissaient la clarté; il imprima au vers une noblesse d'allure à laquelle ne l'avaient point accoutumé ses prédécesseurs el qui n'eut besoin (pie de se détendre un peu après lui. Mètre, césure, quantité, rime, hémistiche, élisions, cadences, assonances, il ne négligea aucun détail de cette prosodie, réglée chez lui de toutes pièces et sur laquelle nous vivons encore aujourd'biii, avec un peu de crainte qu'on nous la ebange, tant elle répond à notre sens de 1'barmonie, à la conformation et aux exigences de notre oreille.
VA il ne faudrait pas croire, comme on se le figure assez communément par ouï-dire, que Malberbe ait enfermé notre poésie dans des moules étroits qu'elle ne pouvait pas ne pas briser. C'est le contraire qui est vrai. Kn fait, elle n'vw a brisé aucun, parce qu'elle a toujours pu s'y mouvoir, tant ils étaient variés cl élastiques, avec la plus extrême liberté. On ne connaît pas assez ce côté de Malberbe, on ne se rend pas assez compte des facilités que sa revision, réputée sévère, a laissées à Imites les fantaisies de notre versification. 11 a essayé avecsuccès presque toutes les formes; il a fait, à l'exemple de Ronsard, dont il condamnait d'ailleurs avec raison la manie francogrecque ou latine, des vers de neuf pieds, des vers de onze pieds. Il n'en a pas fait de quatorze, comme on se pique d'en fabriquer aujourd'hui à la barbe de l'Académie. Malgré son penchant à parler en vers la langue de la prose, un peu plus imagée seulement, il s'est appliqué surtout à ne sacrifier ni le dessin ni la musique du vers. Il se fût indigné s'il eût pu prévoir qu'un jour viendrait où l'alexandrin ne garderait plus do son ancienne eurythmie que la rime, très riche, d'une richesse de parvenue, en ce sens que le rimeur attache plus d'importance à la consonne d'appui qu'à la clarté de la phrase et à la propriété du mot. Mais sa colère eût dépassé toute mesure si on lui eût prédit que des fantaisistes, dont plusieurs se baptisent eux-mêmes décadents, occuperaient leurs loisirs à confectionner des sonnets, stances, pièces et morceaux de toute nature, applaudis dans les salons, prônés parles journaux ; des rapsodies où toute métrique a disparu, où chaque vers n'est qu'une ligne de prose, le plus souvent inintelligible, où, non contents
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do renoncer h l'entrecroisement obligatoire des rimes masculines et féminines (ce qui, à la rigueur, peut s'admettre), non contents de multiplier à plaisir les hiatus, do fairo rimer des singuliers et des pluriels, et même quelquefois do supprimer toute espèce de rime, sous prétexte que la rime, a leurs yeux, n'est pas toujours la consonnance, ces poètes s'évertuent à fabriquer ce qu'on appelle des mots carrés ou en losange et proposent à la sagacité du lecteur do véritables charades. Ah! oui, décadents, et confesseurs et professeurs do décadence, poètes do décrépitude, mauvaise queue d'Alexandrie et du HasKmpirc qu'on laisserait tranquilles à leur petit jeu, si un groupe de mystificateurs intéressés ne leur avait créé une clientèle de snobs.
Malgré le mépris affecté des Concourt pour la poésie, — elle est trop verte ! — ils daignent s'en occuper, ils ont rêvé de révolution, ils trouvent Racine plat et Musset pauvre, ils portent le fer et le feu dans toute notre vieille constitution poétique, qui a suffi à Lamartine pour être Lamartine et à Victor Hugo pour être Victor Hugo; ils prétendent la bouleverser de fond en comble; et ils nous donnent ça cl là des spécimens du sort qu'ils lui préparent. Dix bons vers vaudraient, mieux !
C'est à eux comme aux prosateurs que notre discours s'adresse, avec peu d'espoir d'être entendu; c'est à eux comme aux simples romanciers, prophètes et adeptes de la « langue nouvelle », que va une protestation très exposée, dans le désarroi général, à paraître téméraire et à retomber sans écho. Quelle que soit sa destinée, elle aura du moins le mérite d'avoir procuré quelque soulagement à son auteur. Il y a des moments où l'on n'écrit que pour soi.
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CIIAPITIiH XII
LES DEUX COURANTS
I
La Bruyère. — Déviation imprimée par lui «1 la phrase, sinon à la langue française. — Sonart. — Rapidité et concision. — Suppression systématique des transitions et des conjonctions. — L'ancienne langue, depuis Rabelais, Amyot et Montaigne. — Le pittoresque chez La Bruyère. — Ce moraliste est avant tout un homme de lettres, un artiste de plume. — La forme, avec lui, commence à primer le fond. — La Bruyère et Sénèque. — La Bruyère et Montesquieu.
Donc, à partir de Malherbe, la langue française est fixée et comme qui dirait majeure; elle a vraiment conquis son droit et son nom de langue française. Elle prendra peu à peu plus d'aisance et plus de souplesse; son agilité naturelle finira par avoir raison d'une certaine raideur que son législateur lui a communiquée; elle se départira, dans l'application journalière, des prescriptions un peu trop sévères auxquelles il l'avait soumise, et qui tenaient tout à la fois à la rigidité personnelle du réformateur et à celle d'un temps où l'on s'emprisonnait le cou dans une fraise empesée; en un mot, elle se dégagera toute seule de quelques liens inutiles pour s'assurer la pleine liberté de ses mouvements; mais, malgré ces légères transformations qui s'opéreront d'elles-mêmes, par un besoin de grâce naturelle et facile, elle ne changera plus. Sa lente élaboration est
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finie; elle forme désormais un édifice complet, distribution et structure, dont nos grands classiques vont poser le couronnement. De Malherbe à Renan, on ne parlera plus qu'une seulo langue, toujours et essentiellement la même, sauf quelque* mots, en assez petit nombre, qui naissent, meurent, ou changent de signification dans le cours des siècles. Ce dernier point n peu d'importance. 11 constitue le débit et l'actif d'un très petit compte courant, que les Académies sont chargées de mettre au net; mais le fait capital, c'est que, depuis trois siècles, tous nos écrivains, poètes et prosateurs, écrivent, avec plus ou moins do talent, la môme langue, et que la langue de Racine, qui est celle de Malherbe, ne diffère pas de la langue do Victor Hugo, do môme que la langue do Mme do Staël, qui est celle de Mme de Sévigné, ne diffère pas de la langue de George Sand,
Pour n'être point contredit, ceci a besoin d'être expliqué; nous l'avons déjà éclairci d'un mot ; mais il n'est pas mauvais d'insister pour qu'on ne crie pas au paradoxe : les styles diffèrent, non la langue, parce que la langue n'est pas plus le style (pie les couleurs étalées sur la palette d'un peintre ne sont le coloris qu'il donne à ses tableaux. Ingres et Delacroix ont fait des tableaux très différents avec les mêmes couleurs.
11 est bien évident qu'à première vue, il n'y a aucune.comparaison à établir entre Racine et Victor Hugo, et,' aussi bien, n'y perdrai-jo pas mon temps; mais je voudrais qu'on me montrât en quoi diffèrent les instruments dont se sont servis ce roi de l'élégance classique, et ce fier capitan delacrânerieromantique. Jamais peut-être deux génies n'ont été plus dissemblables, et jamais deux génies aussi dissemblables ne se sont rapprochés davantage par l'emploi magistral qu'ils ont su faire des ressources que leur offrait la langue, sans chercher leurs effets dans un bouleversement du vocabulaire et do la syntaxe. L'école romantique tout entière a un peu enflé le sens des mots et outré à plaisir les images; il n'en est pas moins vrai que Chateaubriand se contente, comme Bossuet, du fonds que nous ont légué les grammairiens qui ont suivi Malherbe et ne •cherche pas à grossir ce bagage, dûment recensé, et catalogué par eux.
Ce qui est vrai et ce qu'on n'a pas assez remarqué, c'est •que cette belle unité, qui n'a pas empêché notre génie national
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LES DEUX COURANTS «31
de so répandre en d'infinies variétés, s'est perpétuée sans altération, mais sans monotonie, jusqu'au jour où elle s'est prôtéo d'elle-même à une sorte do rajeunissement qui date de la fin du xvue siôele. A ce moment, sous l'influence d'un styliste dont on a peut-être exagéré la valeur, mais dont on ne peut contester l'influence, deux courants se sont formés. La langue, ou plutôt la phrase, la période française, pareille à un grand fleuve qui, sur une partie de son cours, se partage on deux bras, a obéi a doux impulsions ot pris deux directions différentes qu'elle a toujours conservées depuis, selon la préférence de chaque écrivain, encore que, dans ces derniers temps, l'écart soit un peu moins marqué et que les deux dérivations tendent à se réunir dans un lit commun plus étroit que la première et plus largo que la seconde.
Cet écrivain, ce styliste, c'est La Bruyère. Sa conviction, exprimée dés la première page do son livre, que, dans le domaine dos idées, il n'y avait plus grand'choso à découvrir, l'a porté naturellement a opérer sur les mots, sur les phrases, ot à travailler sur la langue elle-même, dont il possédait tous les secrets, pour dire autrement ce qu'on avait dit avant lui. Dans col art qui consiste à trouver des formes nouvelles, il a été un merveilleux ouvrier; il a imaginé des façons de parler neuves, originales, volontairement courtes, où so sent la préméditation constante d'enfermer moins do mots que do sens. Même quand sa phrase s'étend et s'allonge, —■ quelquefois toute une page durant, — le développement en est fait d'incidentes et presque do parenthèses indépendantes les unes les autres et qu'il affecte do no pas rattacher entre elles par lo ciment des conjonctions. On lui a reproché do négliger les transitions qui aident et invitent à passer d'une idée à l'idée qui doit logiquement la suivre; et il est certain que cette habitude donne quelquefois à ses observations les plus pénétrantes l'apparence des notes hétérogènes et disparates recueillies au hasard sur un carnet, et transportées ensuite telles quelles dans le volume. Il a pour tous les liens ot supports du langage la mémo indifférence systématique. Il use à peine des instruments qui servent à établir les rapports entre les diverses parties du discours. Il compte sur l'intelligence du lecteur pour y suppléer. Sa phrase y gagne naturellement on rapidité et on concision ce qu'elle y perd on logique. Tel autre moraliste, Pascal,
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par exemple, n'est satisfait que quand il a donné à son raisonnement toute la rigueur mathématique, et môme toute la symétrie rectiligne de son propre esprit. Ce besoin éclate chez lui d'une manière frappante jusque dans co classiquo morceau, où il met en balance la misère et la grandeur do l'homme, pour le relever après l'avoir humilié. 11 tient à ne sous-entendro aucun des quatre termes du théorème : « L'homme est donc misérable, puisqu'il Vest; mais il est grand, puisqu'il le sait ! ». Jamais La Bruyère ne se serait permis cet apparent pléonasme; il préfère les ellipses, et c'est précisément cegoût.cetterechercho de la brièveté qui a fait de lui non seulement un écrivain très personnel, mais le créateur d'une seconde langue très spéciale, volontairement ramassée et concentrée, à côté do la grande et abondante langue française, telle que tous les maîtres, sans exception, l'avaient écrite avant lui.
Dans tout le cours do sa formation, maissurtout depuis Rabelais, Amyot ot Montaigne, notre phrase nationale était une phrase ample et môme longue qui ne s'arrêtait sur un point final qu'après avoir embrassé toutes les évolutions et marqué toutes les nuances do la pensée en donnant à chacune sa proportion e.racte, comme un beau vêtement fait d'une seule étoffe, mais avec les inflexions nécessaires pour s'adapter à la forme du corps. Elle était solide, en ce sens que tous ses membres s'accrochaient rigoureusement l'un à l'autre par des articulations et des charnières qui en accusaient les dépendances réciproques et en facilitaient les mouvements. Je viens de la comparer à une étoffe élastique et souple qui se pliait, pour ainsi dire, d'elle-même à toutes les ondulations de la pensée et obéissait, sans fatigue, à tous les commandements de l'esprit; mais elle n'y perdait rien de sa force. Elle ressemblait aussi à une vaste construction, bien entendue, bien comprise, où chaque pièce s'ouvrait rationnellement, par les portes et passages indispensables, sur la pièce précédente et sur la suivante, sans abus de parallélisme et de symétrie. Elle était, par-dessus tout, la logique même, tant les" raisonnements en étaient strictement enchaînés et se déduisaient mathématiquement les uns des autres, sans solution de continuité, sans cassure. Les grands avocats et les grands prédicateurs de l'âge classique la trouvèrent toute prête à devenir une phrase oratoire.
Patru, Bossuet, Bourdaloue, Massillon, le barreau et la
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chaire n'eurent qu'à la prendre telle qu'elle était, admirablement agencée et distribuée. Us y ajoutèrent le souffle, l'inspiration, le feu sacré et en firent l'éloquence même. Lorsqu'il'lu trouve un peu flottante, « un peu traînante » chez Fénelon, où elle rappelle, au suprême degré, l'élégance attique, Voltaire a ses raisons dont la principale est certainement qu'elle ne ressemble pas à la sienne. Ce sont deux types différents, presque contraires, et dans ce jugement de Voltaire, il entre certainement, à son insu, je ne sais quelle involontaire concurrence d'école. Nous aurons, dans ce chapitre même, l'occasion de fixer ce point.
La Bruyère aurait eu, sur la prose de Fénelon, une opinion analogue à celle do Voltaire qu'il n'y aurait pas lieu de s'en étonner. Seulement, il se serait gardé de le dire, sentant bien qu'on l'eût accusé de plaider sa propre cause et d'être à la fois juge et partie. N'était-ce pas lui qui, le premier, avait mis à la modo cette phrase saccadée, sautillante, pittoresque au point de solliciter et do flatter l'oeil autant que l'esprit? N'étail-co pas lui qui, de propos très délibéré, pour faire du nouveau, avait substitué sa prose de respiration courte à la période do longue haleine qui caractérise tous les écrivains de son temps, même les philosophes humoristes comme Saint-Evremond? 11 n'en est pas un seul chez qui elle n'ait cette ampleur, dont manque précisément celle de La Bruyère dans ses Portraits les plus développés, comme ceux de Ménalque ou d'Onuphre. Ce fut, de sa part, une volonté arrêtée que de peindre à petits coups, en touches vives et sèches, pour se distinguer et se faire une manière à lui à côté de la manière large et harmonieuse de ses contemporains. Il n'y a évidemment qu'une très lointaine parenté artistique entre Gérard Dow et Rubens, ce qui ne les empêche pas d'être l'un et l'autre de grands artistes, quoique à un degré différent. La Bruyère, qui s'est tant moqué de l'amateur de tulipes, est luj-même un peintre hollandais.
Prenez-les tous, même dans la familiarité de leur correspondance la moins étudiée et de leurs lettres intimes, Racine, Mme de Sévigné, La Fontaine lui-même, quand il écrit en prose; prenez Molière et les comiques; prenez les mémorialistes, Retz et Saint-Simon; prenez les philosophes, Descartes et Malebranche, prenez Perrault et ses Contes, partout vous retrouverez cejnême emploi de la langue, ce même outil de la
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pensée, cello belle phrase relativement longue, mais savamment articuléo, nombreuse, harmonique, dont le principal mérite est de déterminer les rapports, les valeurs des idées, et de faire a ehacuno sa juste place.
Deux hommes, deux maîtres, La Rochefoucauld et Pascal, semblent, à première vue, faire exception à cette régie; mais ce n'est qu'uno apparence. On peut s'y tromper, parce que tous les deux sont des moralistes qui condensent des pensées, des maximes pour lesquelles il y a un style spécial, et qu'ils essaient tout naturellement, pour les rendre plus pénétrantes, de leur donner un tour vif et aiguisé, le fd et la pointe; mais, relisezles, allez au fond, et vous verrez que, dans ce genre tout en saillies fines et piquantes, l'un et l'autre usent encore do cette phrase ample et largo qui est, pour ainsi parler, la phrase do leur siècle. Lorsque Pascal sedétend.lorsqueLa Rochefoucauld s'humanise, elle revient sous leur plume, avec son mouvement oratoire, sa naturelle éloquence, et son aisance à reproduire dans ses ingénieux replis les plus délicates sinuosités de la pensée. N'oublions pas que Pascal avait jeté sur le papier beaucoup de notes, d'observations courantes, destinées à \m développement ultérieur, et qu'on méconnaît la grandeur de son style quand on prend son carnet pour un livre.
Comment se fait-il que La Bruyère soit le premier des prosateurs français qui ait ainsi modifié la prose française, et imprimé sa marque à l'outil intellectuel dont on s'était servi jusqu'à son entrée dans le monde des lettres; comment expliquer qu'il ait non seulement un stylo personnel, mais un instrument à lui, une plume taillée autrement que cello do ses plus illustres devanciers? C'est précisément qu'il a été le premier des professionnels do la plume, un homme de lettres dans toute l'acception du mot! C'est qu'avant lui, il faut bien le dire, tous les grands écrivains sont plus préoccupés du fond que de la forme, et que la forme leur vient comme par surcroit. - Certes, les grandes compositions des orateurs et des historiens — j'omets les poètes, qui sont condamnés a être artistes ou à ne pas être — révèlent un travail compliqué et savant, mais qui s'attache beaucoup plus à la force des raisonnements, à l'enchaînement des idées qu'à l'originalité de l'expression. Je no voudrais pas exagérer ce point; il est trop évident quo, dans notre âge classique, dont la durée se prolonge pendant
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près do deux cents ans, tous ceux qui so permettent d'écrire écrivent bien, avec facilité, avec goût, mais c'est chez eux un don plus qu'une étude, ils s'y appliquent a peine; cela leur tombe du ciel par une grâce spéciale, par le secours presque invisible d'une langue qui, arrivée a son plus liant degré do perfectionnement, leur fournil d'elle-même le tour vif et le mol juste. Us ont tous quelque chose à dire et ils le disent admirablement, sans grand apprêt. C'est l'heureux temps où l'on pense avant d'écrire et où l'on n'écrit —qu'ons'appelleSévigné ou lîourdalouo — que pour raconter ou prouver, mais toujours d'inspiration, et sans souci ni préoccupation do métier.
La plume n'est alors que l'humble servante do la pensée et elle y obéit sans effort, comme si elle so rendait compte du rôiv, après tout subalterne, qu'elle remplit. Si je no craignais de tomber dans le pathos des Philamintes, jo dirais que c'est tout simplement une fille de service, une femme do ehambro qui, coiffant sa maîtresse tous les matins, n'a pas besoin d'y mettre beaucoup de cérémonie, parce qu'elle sait depuis longtemps ce qui convient le mieux à l'air de son visage. Disons, sans métaphore, que, pour ces privilégiés do l'âge d'or ' qui méritent presque seuls le nom de grands, l'idée est tout, l'idée domine cl commande, l'idée rencontre invariablement sa naturelle expression dans une phrase qu'on a quelquefois trouvée lourde parce qu'elle a du muscle et qui est la légèreté même parce qu'elle a des ailes.
Aucun écrivain n'est, h ce point do vue, meilleur témoin que Rossuet, dans ses ouvrages do pure controverse, où il cherche beaucoup moins à polir des phrases qu'à confondre et écraser son contradicteur, par exemple dans sa Lettre sur les spectacles. Relisez-la, elle on vaut la peine.-Mémo dans ces Provinciales que Bossuot enviait à leur autour, vous no relèverez pas un aussi complot échantillon de style, sans recherche do style. La conviction, la passion communiquent leur éloquence à la phrase ot la jettent, sans préparation ostensible, dans le moule qui lui donnera tout son relief. Pour mieux dire, elle y disparait d'abord sous l'abondance des arguments ot l'impétuosité de la dispute; mais, quand on l'analyse, on s'aperçoit bien vite qu'il n'en est pas de plus strictement ajustée, de plus fortement articulée où so révèle avec plus d'éclat la présence d'un art, non pas inconscient, mais invisible.
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i Démontez-la, désassemblez-la, pour ninsi dire, et vous aurez la preuve qu'elle n'omet, en les répartissanl d'ailleurs suivant leur importance respective, aucun des rapports qui constituent la marche d'une pensée dans un cerveau. Poètes et prosateurs sont tous assurément de grands artistes, rompus à l'exercice do la parole écrite, mais qui subordonnent toujours à l'idée ellemême la manière de l'exprimer et qui croiraient la dénaturer en la grossissant ou en la compliquant par un excès d'expression. Leur principale étude consiste à réunir, dans leur ordre, tous les développements qu'elle comporte, sans aller au-delà ni rester en deçà. Saut certi (Unique fines.
Avec La Rruyèro tout change, et c'est bien lui qui fait tout changer. Je ne crois pas diminuer sa gloire, ni insulter à sa renommée, en rappelant qu'il fut le premier écrivain français qui cultiva l'esprit pour l'esprit et l'art pour l'art (1). De l'esprit, ses contemporains en eurent, la plupart, jusqu'au bout des ongles; qui en eut jamais plus que Racine? Mais aucun ne s'en fit une spécialité, aucun ne songea à le mettre en valeur par le rapprochement des mots et le jeu dés phrases; aucun ne s'appliqua, comme La Bruyère, à perfectionner cette mécanique savante oiN tout est calculé, jusqu'aux points et aux virgules, pour attirer l'attention et fixer le regard. Il y était passé maître et il a laissé après lui toute une école qui a singulièrement abusé, en l'imitant, de son laborieux système. Il écrivit pour écrire et, très économe do lui-même, il y réussit à souhait, sans se défaire pourtant d'une certaine raideur qui lui sied, mais que do moins habiles n'ont pu copier sans gaucherie.
11 est inutile do rappeler ici — tout le monde les sait par coeur — tant de pages où le peintre des Caractères a poussé sa manière jusqu'aux plus extrêmes raccourcis et multiplié à plaisir les saillies et les reliefs. 11 en est d'autres où il s'attache surtout à la pureté du dessin, à la finesse du trait et où, quittant le pinceau pour la plume, il semble repasser sa pointe sur la pierre à aiguiser c»t en fait jaillir des étincelles. Son parallèle, tout moral, entre Corneille et Racine, ne ressemble guère à son joli crayon de l'amateur de tulipes et on comprend à peine comment le même homme qui a fait de la Cour de si piquants
(1) Je néglige à dessein les beaux esprits, concettistes et gongoristes, qui firent assaut de pointes, en prose et en vers, au commencement du xvne siècle.
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tableaux, plutôt devinas que vus, a pu, dans une satire théologique, beaucoup moins superficielle qu'elle n'en a.l'air, et visiblement authentique, analyser si subtilement la doctrine du quiétisme. Mais, malgré la différence des sujets et des styles, on reste toujours en présence du même écrivain ingénieux, qui ne craint pas d'afficher son savoir-faire, sa prestigieuse dextérité, et qui ne dissimule pas le plaisir qu'il éprouve à disposer, dans un certain ordre, des mots et des phrases à longue portée. On sent chez lui une sorte do jouissance professionnelle, l'intime contentement de l'ouvrier qui se voit expert diplômé es littérature, ayant exécuté le tour de force et achevé ce que les artisans des anciennes corporations appelaient le chef-d'oeuvre.
Il y a employé des moyens nouveaux, inconnus avant lui, une science profonde du glossaire, une virtuosité toute spéciale à s'en servir, une étude passionnée do toutes les combinaisons, de toutes les stratégies grammaticales et lexicographiques qui peuvent augmenter le pouvoir d'un mot « mis en sa place »; enfin il s'est créé, dans la langue même, une langue à lui, expressive, énergique, originale, surtout spirituelle et visant à l'être, qu'une foule de plagiaires ont cherché en.vain à s'approprier, que Chamfort a défigurée par l'abus de la sentence et de l'apophtegme, dont Paul-Louis-Courier seul, cent cinquante ans plus tard, a percé tous les secrets et utilisé toutes les ressources, au grand détriment (nous le verrons bientôt dans un chapitre sur l'archaïsme en littérature) de son talent propre et do sa curieuse personnalité.
Ce qui n'est pas contestable, c'est qu'avant La Bruyère, il n'y avait qu'une manière de parler et d'écrire en français et qu'après lui, il y en a eu deux. La longue période latine, qui était la nôtre, a cédé, non pas toute la place, mais une partie de sa séculaire installation à la phrase brève, incisive, parfois, chez les apprentis, un peu saccadée et haletante. La Bruyère avait inventé un genre, on a fait du La Bruyère, comme on a fait du Boule après Boule, et ainsi s'est formée peu à peu cette dérivation de langage, ce second courant auquel se sont abandonnés, suivant leur inclination naturelle, un certain nombre d'écrivains illustres; il a soutenu leur barque et mené leur fortune littéraire à bon port; mais il est permis de regretter cette espèce de canalisation et de la trouver moins conforme
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à notre génie national que l'expansion primitive du grand fleuve.
Admirez comme La Bruyère, qui y pratiqua cette coupure, a peu écrit. Il a fait du rare et du précieux, de l'ornement : maître écrivain certes, mais dans un petit cadre, ciseleur, joaillier, celliniste. Son couvre, si remarquable qu'elle soit, se distingue de celle des grands classiques, et ce n'est certes pas par l'abondance de lasource ou la franchisedu jet. Ceux-ci n'écrivent que sous l'influence d'une pensée grave ou d'un sentiment fort qui les emporte et les soutient. Ce sont des passionnés, des inspirés chez qui l'art d'écrire naît spontanément, dans l'heureuse atmosphère de l'époque. La Bruyère est avant tout un littérateur, un artiste, ce que Boileau appelait un bel esprit.
Avec son livre, le métier commence, la profession est née. Est-ce lui faire tort que de l'y met Ire au premier rang, s'il est vrai que personne après lui n'y a excellé comme lui? La chaleur d'âme est moindre dans les Caractères que dans la plupart des écrits du même temps, mais non pas la vivacité d'intelligence, ni l'acuité d'observation. Et quel goût, quelle sûreté dans le choix des termes, dans l'arrangement de toutes les parties du discours; quel talent dans une chute de phrase !
Tous ses contemporains, doués de sens critique, l'ont reconnu et constaté : « M. de la Bruyère peut passer parmi nous pour un auteur d'une manière d'écrire toute nouvelle », dit Ménage. Et l'abbé Régnier, ajoute : « Par un tour fin cl singulier, il donnait aux paroles plus de force qu'elles n'en avaient par elles-mêmes ». La Harpe enchérit encore : « Nul prosateur n'a imaginé plus d'expressions nouvelles, ni créé plus de tournures fortes ou piquantes ». Un autre loue son « énergique brièveté »; un autre, son style original, ses idées serrées, sa phrase substantielle, « son stylo nerveux dont il n'y avait pas do modèle avant lui ». Voilà pour la louange; mais les restrictions n'ont pas manqué. Palissot lui reproche « un ton trop décisif et trop dogmatique, des phrases trop coupées, un style trop sentencieux, trop recherché, qui a égaré quelquefois ceux qui l'on wris pour modèle, tels que Fontenelle et Duclos; en un mot, on le regarde comme le Sénôque français ».
On a souvent comparé La Bruyère à d'autres écrivains de l'antiquité grecque ou latine; mais il est bien certain que l'ancêtre .dont il procôdo directement, dont il perpétue la
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ressemblance à travers les âges, c'est bien Sénèque. Jamais rapprochement ne fut plus justifié, car, non seulement par le mouvement brusque et heurté de sa phrase, par l'importance qu'il donne à chaque mot en appuyant dessus, par la savante mais un peu grêle architecture de son discours, par ce goût de l'antithèse qui se manifeste chez tous les écrivains lorsque, l'âge classique étant passé, la spirituelle et ingénieuse fantaisie succède à la grande et large simplicité, La Bruyère rappelle Sénèque; mais il fait surtout penser à Sénèque parce que celui-ci a été, avec Tacite et Juvénal, et avant eux, l'initiateur de cetto révolution inévitable que toutes les littératures mortes ont subie, que toutes les littératures vivantes commencent à subir, et qui se caractérise principalement par la substitution do l'art et de l'adresse à l'inspiration sincère et vraie. Toutes les ressources du langage étant connues, éprouvées, voire un peu usées, on s'évertue dans toutes les branches de l'activité littéraire, à en trouver, à en créer de nouvelles; on travaille inoins sur la pensée que sur le mol; enfin on écrit pour écrire et on compose encore des chefs-d'oeuvre recon.naissables à ce signe que tout y est calculé pour l'effet, et ([lie les plus forts, les plus capables de se suffire à eux-mêmes sans cetto recherche, s'efforcent de frapper en même temps l'esprit et les yeux. Ce phénomène s'est produit, à un certain moment, dans toutes les langues; il marque l'heure où le vrai progrès s'arrête pour faire place à des perfectionnements contestables, à des combinaisons plus ou moins bizarres, à des modes auxquelles le talent le plus avéré sacrifie sans s'en apercevoir. C'est ainsi qu'à deux mille ans de distance, le même besoin de transformation tourmente les générations littéraires ot .que La Bruyère est à Sénèque ce que Montesquieu est à Tacite.
Je ne sache pas de lecture plus attachante que les Lettres à Lucilius et les traités de Sénèque sur la Colère ou sur la Clé' menée, si ce n'est les Caractères de La Bruyère. Celui-ci rappelle beaucoup plus le moraliste latin que le moraliste grec qu'il s'est proposé pour modèle, mais auquel il n'a guère emprunté que le titre et la matière de son livre. Cette parenté littéraire s'explique d'autant plus aisément que Sénèque et La Bruyère sont de véritables contemporains, oui, à travers les siècles, en ce sens qu'ils sont venus à peu près au même moment critique de la langue latine et do la française, lorsqu'elles avaient toutes les
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deux le même âge, lorsqu'elles avaient atteint l'une et l'autre le môme degré de maturité et de perfection, attesté par une série de chefs-d'oeuvre. Us représentent bien exactement la fin du siècle d'Auguste et la fin du siècle do Louis XI V.Sénèquo arrive après Cicéron, Virgile, Horace et Tito Live comme La Bruyère après Corneille, Racine, Molière, Bossuet et La Fontaine.
C'est le temps oùleslittéralurcs, sansêtreépuisées, éprouvent le besoin de se rajeunir, au moins extérieurement, par quelque nouveauté de costume ou d'ornement. Le précepteur de Néron et le précepteur des enfants de Condé, séparés par dix-sept siècles, appartiennent cependant à un même cycle dont le retour périodique, clans la suite des temps, ramène les mêmes esprits et les mêmes génies. Leur style porte la même date. Ils ont une façon analogue d'affûter leur pensée par le frottement des mots, et d'en indiquer les nuances les plus fines par la subtilité des synonymes. Ils excellent à nous montrer, dans une fine antithèse, des différences presque capitales entre des termes que des écrivains moins soucieux de rigoureuse exactitude, employaient presque indifféremment avant eux. On doit même reconnaître qu'à ce point de vue, ils sont d'cxo?Uenls professeurs de style. Ils visent tous les deux à la saillie, pour ne pas dire à la pointe; ils y consacrent la môme phrase courte, brisée, qui attire le regard et où les mots mêmes, raréfiés, nous apparaissent grossis comme dans une loupe. Ils ne sont pas d'une lignée inférieure, mais seulement d'une seconde promotion, d'un âge d'argent où les habiles succèdent aux forts et où l'art, toujours grand, dissimule moins sa présence. On est étonné de rencontrer, chez Sénèque, une foule de traits que La Bruyère imite, au moins par la façon dont il les prépare et les lance. Le styliste latin et le styliste français cheminent bras dessus, bras dessous, parla force des choses, dans ce sentier fleuri, mais un peu étroit, où la parole n'est plus seulement un moyen d'exprimer clairement sa pensée, mais un procédé d'ornementation et de décor. C'est le jardin d'agrément, avec ses savants parterres, substitué à la nourrissante moisson des grandes plaines.
Aucune des langues classiques, mortes ou vivantes, n'a échappé à cette transformation, encore très belle quand ello est relevée, comme chez Sénèque, par la supériorité de l'esprit;
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comme chez Juvénal, par la hardiesse de la satire; comme chez Tacite surtout, par l'éclat de la peinture et la gravité de la pensée; comme chez notre La Bruyère enfin, par la concentration du tableau et l'extraordinaire brièveté du style.
« On voit trop qu'ils composent ! » disait un de ces bons critiques de l'ancienne Université qui, habiles à démêler le fort et le faible d'un écrivain, s'appliquaient surtout à préserver leurs élèves de l'affectation et do la manière. Et n'est-il pas vrai que La Bruyère ne cesse pas un instant de composer sa physionomie littéraire comme d'autres composent leur visage, leur langage et leurs gestes? Il en convient lui-même dans son chapitre de l'Esprit : « L'on a mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la netteté dont il est capable ; cela conduit insensiblement à y mettre de l'esprit ».
Dans un autre passage, essayant do réfuter le principal grief qu'on lui faisait de son temps, à savoir qu'il escamotait avec trop de sans-gêne la difficulté des transitions, il invitait la critique à y regarder do plus près et à remarquer « une certaine suite insensible de ses réflexions ». Trop insensible assurément ! 11 se fût mieux défendu en se bornant à prétendre que l'unité de son livre tenait à la continuité de son style. Et le fait est qu'elle suffit presque à en relier les divers chapitres; mais on conviendra que ce lien même est singulièrement ouvragé. Cet esprit dont il parle avec tant de complaisance, il en a mis partout; il l'a semé à pleines mains, en homme convaincu qu'il n'y avait plus autre chose à faire. C'est l'idée qui le poursuit; il l'exprime dès sa première phrase : « Tout est dit et l'on vient trop tard... ». Non, l'on ne vient pas trop tard, mais l'on vient à ce moment psychologique où, pour se distinguer des grands prédécesseurs, on est presque obligé de se faire uno langue spéciale, une langue à soi; Le mérite de La Bruyère est do l'avoir senti le premier et de s'être dirigé en conséquence. La renommée immédiate et la gloire durable étaient au bout do cette route nouvelle, qui n'était pourtant pas uno grande route.
Le branle étant donné, les imitateurs accoururent. Nous avons déjà nommé Duclos et Fontcnelle qui poussèrent à cotte roue do la fortune littéraire. L'école do la phrase courto et incisive était fondée; les pointes — un peu moins pointues — retrouvèrent la vogue" dont elles avaient joui au commence10
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mont du xvnc siècle; on en lit on proso cunimo Benscradè et Voiture en avaient fait en vers, mais avec plus de discernement et de goût.Toutefois, l'usage ne s'en répandit pas chez un assez grand nombre d'écrivains pour laisser sa marque à celte mémorable époque. Au contraire, le caractère général de la proso est alors une élégante facilité, un tour alerte et vif, sans recherche ni abus du trait. Les philosophes n'ont pas de temps à perdre en saillies plus ou moins piquantes et les romanciers, comme Losage et l'abbé Prévost, estiment sans doute que l'art du conteur peut s'en passer, car, chez l'un comme chez l'autre, l'esprit et le sentiment se contentent d'un même style uni et courant dont la chaleur latente égale presque, sans tension ni effort, le feu extérieur de Diderot. Il faudra arriver à la fin du siècle pour retrouver des faiseurs de mots et de maximes, comme Rivarol. L'honneur de La Bruyère est d'avoir fait un maître élève ou, si on le préfère, d'avoir inspiré un émule digne de lui dans la personne de Montesquieu. L'influence du premier sur le second est visible et tangible. Elle s'exerce même quand celui qui la subit s'efforce d'y échapper. Kilo éclate dans les Lettres persanes, dans Grandeur et Décadence des Romains, et même dans cet Esprit des lois dont les contemporains disaient que c'était de l'esprit sur les lois. Le parallèle classique s'imposerait ici, comme dans les discours académiques, si notre unique dessein n'était pas d'établir que La Bruyère a créé une langue nouvelle, dont l'Instrument principal est la phrase à facettes, un peu sèche dans sa brièveté, qui lui a survécu, qui a fait son chemin dans notre histoire littéraire grâce à un certain nombre de continuateurs dont le principal fut un homme do génie; une langue où l'expression semble tenir plus de place que l'idée, où l'idée, en tout cas, prend les formes les plus subtiles pour jaillir en une sorte d'étincelle finale qui fait quelquefois illusion sur sa valeur; une langue enfin qui, cultivée tout spécialement aujourd'hui par les journalistes, menacerait de devenir la nôtre, si quelques écrivains supérieurs ne nous rappelaient à propos, par le peu d'importance qu'ils lui donnent et le peu do services qu'ils lui demandent, qu'elle n'est, après tout, qu'un assez petit ruisseau échappé du" grand fleuve, et qu'il a fallu un La Bruyère oii un Montesquieu pour y conduire de grandes barques.
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Il
Voltaire. — S;i langue et son esprit. — Ce n'est ni la langue, ni l'esprit de La bruyère. — Ils ne se ressemblent que par la brièveté. — Voltaire a invente la langue du journalisme. — Ses imitateurs. — Il n'est pas dans la tradition. —■ Rousseau. — La presse et la tribune. — Dérivations diverses. — Nécessité de revenir à la source.
Au point où noua on sommes, nous avons hâte d'aller audevant d'une objection qu'on pourrait nous faire, et surtout d'expliquer une omission qu'on pourrait nous reprocher dans cette étude sur la seconde langue française, créée de toutes pièces par La Bruyère, s'il est vrai qu'on n'en trouve aucune trace avant lui : Et Voltaire? Si vous prétendez que la phrase coupée de La Bruyère a été une déviation, que direz-vous do Voltaire?
Son nom en effet se présente à la pensée, et le premier mouvement est de se demander si La Bruyère, fondateur d'école, et grolïeur de prose, puisqu'il on a enté une à lui sur celle de ses devanciers, n'a pas donné naissance à un successeur plus grand que Fontanelle, plus grand môme que Montesquieu, au génie extraordinaire dont la plume, pareille à une lumièro qui aurait des ailes, éclaire et traverse tout un siècle. Mais, à la réflexion, cette impression se dissipe. Il est incontestable que Voltaire a autant et plus d'esprit, et plus spontané, que La Bruyère luimême; il n'est pas moins évident qu'il parle une langue presto et rapide, dont l'agilité est la marque distinctive, une langue légère, année d'une phrase courte, cursive, acérée, qui pique ot blesse comme uno fine aiguille, une phrase do guerre qu'il s'est fabriquée lui-même pour l'usage agressif auquel il la destinait,-
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et.qui n'a pu être maniée, après lui, que'par un ou deux imitateurs.
Toutefois, il n'est pas nécessaire d'y regarder très longtemps pour s'apercevoir qu'il n'a ni le même esprit ni la même phrase que La Bruyère. Entre cet archer et ce frondeur la distinction est facile à établir : La Bruyère est un laborieux, Voltaire est un inspiré. La Bruyère grave et cisèle sur place, Voltaire, agité d'une fièvre perpétuelle, court au but qu'il poursuit, dédaigneux de tout ce qui ne sert pas ses idées, ses attaques ou ses vengeances. En réalité, il n'a emprunté à La Bruyère que sa brièveté, mais en la perfectionnant par l'aisance et en la portant ainsi à sa plus haute puissance d'effet. Il n'y a rien de plus alerte, rien de plus vif et courant que la prose do Voltaire. Inventée pour le combat, le journalisme l'a trouvée toute prêle, il s'en est emparé et l'a faite sienne, moins ce qu'elle a d'inimitable. Quelques-uns, Stendhal, par exemple, et About l'ont maniée avec une dextérité digne de son créateur. Sous d'autres plumes elle est restée assez plate et banale, comme tous les instruments usuels, et il ne faut pas se dissimuler que l'absence d'images la rend un peu incolore. Elle tombe facilement aux négligences de la conversation courante chez le nouvelliste pressé qui se fait gloire de ne pas « soigner sa phrase » et de se rapprocher autant que possible du style télégraphique. Les dépêches, les informations, les réclames, les interviews, tout ce qu'on appelle aujourd'hui reportage, trois pages sur quatre, peuvent sans inconvénient ignorer les ressources de l'esprit voltairien et s'en passer. La langue que Voltaire a parlée est, en réalité, unique et toute à lui; c'est un instrument de combat, c'est une arme, fusée ou flèche, qui brûle et perce; mais, chez ses successeurs les plus habiles, elle part, un peu alourdie, d'un lanceur sensiblement détendu et, à vrai dire, aucun n'a complètement retrouvé la flèche de Voltaire.
Si grandes que soient les victoires qu'elle a remportées, si mortelles les blessures qu'elle a faites, elle apparaît dans notre histoire littéraire comme un phénomène en dehors de nos procédés de polémique et de notre tradition nationale. La brièveté, la légèreté même de la phrase voltairienne n'appartiennent qu'à Voltaire. On en chercherait vainement une trace quelconque chez tous nos grands écrivains, chez les primitifseommo chez les classiques, de Froissart à Buffon. C'est une nouvelle
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dérivation, un canal relativement étroit à côté du grand fleuve, ou encore — si cette image en donne mieux l'idée -r- une greffe très spéciale sur le vieux tronc. Candide et Zadig, et toute la correspondance de Voltaire pétillent d'un esprit égal à celui de Mme de Sévigné, mais quelle différence do couleur ! Quelle sécheresse d'arête ! Non, ce n'est pas là cette abondance française, qui, sans jamais se tarir, semble toujours prête à donner plus qu'on ne lui demande. C'est tout le piquant de la conversation familière, ce n'en est pas le libre abandon.
Et La Bruyère de même; ne voyez-vous pas, quand il imite Montaigne, à quel point il abrège et condense, ne prenant, dans sa pensée, que le suc et la moelle, et toujours préoccupé comme un Esope qui serait venu après La Fontaine, au lieu do venir avant, de ramener l'ingénieuse verbosité do l'auteur des Essais à sa plus simple expression, c'est-à-diré à une rigidité calculée, à une maigreur volontaire qui lui ôtc de son charme ingénu et primesautier.
Sous ces formes fines et grêles, on no reconnaît plus la généreuse exubérance des fondateurs, ni leur chaleur d'Ame, ni — s'il faut le dire— lagrandeetintarissable source où ils ont puisé. Diderot, Buffon, Rousseau en sont encore tout imprégnés. Aucun d'eux ne parle la langue de Voltaire; Rousseau la parle moins que tout autre, et c'est une assez curieuse observation à retenir, avec les conséquences qu'elle comporte, que la contrariété des idées et l'opposition des caractères, si marquées, si violentes entre Voltaire et Rousseau, se manifestent jusque dans l'instrument de destruction qu'ils ont choisi. Ils représentent assez bien, l'un, la presse qui commence à grandir; l'autre, la tribune qui va naître. Voltaire est un journaliste, Rousseau est un orateur; mais c'est Rousseau qui est dans le courant national.
Naturellement oratoire, et quelquefois déclamatoire, latine et romaine au premier chef, la manière de Jean-Jacques devait, comme ses idées mêmes, séduire les grands orateurs pompeux qui ont, soit à la Constituante, soit à la Convention, vanté les bienfaits de la liberté et célébré les vertus de la République. Mirabeau, Barnave, Vergniaud, Robespierre se la sont assimilée, avec plus ou moins de succès, on y ajoutant leur cachet personnel. Tous sont nombreux et verbeux, même sous la hache. Au contraire, celle de Voltaire ne se retrouve que dans
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quelques rares journaux du temps et notamment' dans le Vieux Cordelier de Camille Desmoulins.
Mais lorsque le feu des passions révolutionnaires s'est calmé, lorsque la chaleur un peu factice qu'il a communiquée aux âmes cl au langage s'est réfugiée dans les documents officiels et dans les proclamations militaires, il est intéressant d'observer quel parti va prendre notre langue nationale rendue «à ellemême, quelle direction elle va suivre, à quelles influences elle obéira; si elle reviendra à ses premiers penchants, si enfin sa préférence la ramènera à ses vieilles et grandes avenues ou au chemin do traverse, au raccourci que lui ont indiqué La Bruyère, Montesquieu et Voltaire. Or le doute n'est pas possible. Non seulement notre poésie reste plus solennelle que jamais et tlonno on plein dans le pindarisme classique, ce qui n'est pas nécessairement un mérite; mais les vrais écrivains, les vrais poètes de ce temps, Chateaubriand et Mme do Staël retournent d'eux-mêmes à la vieille phrase, à la vieille forme compréhensive cl enveloppante, à la prose éloquente do notre génie français.
Dépouillée aujourd'hui, par le progrès naturel du temps, de ce qu'elle avait d'un peu ambitieux et emphatique, elle a pris décidément possession do notre littérature, et presque tous les écrivains l'emploient, par simple habitude. Elle est supérieure n. l'autre par son ampleur, sa souplesse et sa puissance de dilatation, cela va sans dire; mais elle l'emporte surtout par sa logique. Elle observe mieux, grâce à ses savantes constructions, le rapport des idées entre elles. Au lieu de les mettre toutes indistinctement en ligne sur le même plan par une juxtaposition continue, monotone, et contraire a leur indispensable gradation, elle les échelonne suivant leurs dépendances naturelles. Sa phrase a tous ses membres joints par d'ingéniouses.arlicuhtiôns qui lui permettent de régler son mouvement et do le proportionner à l'importance relative des divers éléments qu'elle mot en oeuvre. Son unique désavantage est d'offrir à l'esprit un peu moins de facilités pour pousser et surtout pour montrer sa pointe.
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Influence prolongée de La Bruyère sur la langue actuelle. — Le mot monté en épingle. —Les Concourt procèdent de lui à leur insu, mais très directement. — L'antithèse romantique relève de la même école. —■ Itetour.de tous les bons prosateurs contemporains a la tradition nationale et à la phrase articulée. — La languo académique. — Peines perdues et excentricités Inutiles. — Le serpent et la lime.
Cette langue do La Bruyère, dont le principal défaut est do paraître toujours un peu apprêtée, est encore chère ù toute une école qui tombe aisément dans la préciosité, et dont les plus spirituels représentants ont le tort do no chercher que le mot pour le monter en épingle dans leurs articles. Ils procèdent do La Bruyère et ne s'en doutent pas; ils procèdent'plus immédiatement de Concourt, qui procédait de La Bruyère et ils s'en vantent. La prose do Victor Hugo, tout au moins celle de ses pièces do théâtre et de ses romans, en lient aussi. Elle cherche souvent l'émotion dans des offets de brièveté qui lui donnent l'air essoufflé et haletant. Ello brille étonnamment par l'absence de naturel. Maniée par un virtuoso do génie, ello a quelquefois des rencontres géniales, accompagnées de chutes lourdes. Dans les écrits intimes, qui sont souvent do simplos impressions à peine rédigées, Victor Hugo se livre davantage, et on se félicite qu'il n'ait pas songé à y mettre la dernière main; il les eût probablement gâtées. C'est ainsi que Choses vues et sa Correspondance avec s'a fiancée abondent en pages charmantes; il n'a pas eu le loisir d'en sophistiquer le charme, et nous en savourons ainsi toute la fraîcheur. Il no s'y évertue ni ne s'y guinde^en réformateur; il y parle, avec une simplicité singulièrement.méritoire chez lui, notre vieille et bonne langue,
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celle qui a des prépositions pour lier les mots et des conjonctions pour lier les phrases : la langue usuelle, relevée de tout ce qu'un homme de sa valeur a pu y mettre. Tous nos prosateurs, depuis cette seconde renaissance inaugurée par Chateaubriand sous le Consulat et au commencement du second Empire, y sont d'eux-mêmes revenus, tous nos historiens, sans en excepter Michelet, tous nos philosophes, de Jouffroy à Taine, se sont contentés des ressources qu'elle offre, et se sont servis du même instrument après en avoir vérifié la sûreté. Plusieurs, entre autres Cousin, l'ont amené à son plus haut point de perfection. Parmi nos contemporains plus rapprochés de nous, tous ceux dont on peut dire sans exagération qu'ils ont su écrire, PrévostParadol et J.-J. Weiss, l'ont choisie pour leurs polémiques, do préférence à l'autre,comme plus substantielle et solide, et l'on ne croit rien avancer d'excessif en affirmant que l'un et l'autre ont égalé, dans l'usage qu'ils en ont fait, leurs plus illustres devanciers. D'autres, moins doués comme stylistes, et à qui l'originalité semble manquer, ont su tout au moins s'approprier son élégance, et l'appliquera ce genre académique dont peuvent se moquer ceux qui sont incapables d'y atteindre, mais qui ne laisse guère passer une seule année sans présenter à notre admiration quelque beau et nouveau modèle. En prenant soin d'en élaguer ce qui lui donne, par une tradition obligatoire, une apparence légèrement artificielle, il est bon à étudier et même à imiter, non pas dans ses lieux communs et ses placages, mais dans sa juste ordonnance et son inébranlable solidité. La langue académique, en dépit des rieurs, est encore celle qui s'adapte le mieux aux convenances de notre esprit et aux exigences de notre raison. Elle a le rare mérite d'observer certaines règles élémentaires do nombre, d'harmonie, de proportion, de progression, de composition enfin, dont ne s'affranchissent, dans tous les genres de littérature, que les impuissants et les incapables. Elle parait répondre et, en fait, elle a toujours répondu à nos besoins comme à nos goûts, et c'est encore elle que nous employons, sans même nous en apercevoir, dans la familiarité de la conversation. On peut trouver l'autre — celle de La Bruyère et de Voltaire — plus légère et plus rapide, je la trouve plus lourde parce qu'elle impose n l'intelligence une peine inutile pour déterminer, à défaut des conjonctions absentes, l'exacte subordination des idées.
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Do plus, la phrase y perd, en certaines occasions où cette perte est regrettable, le ton démonstratif et un peu oratoire, qui est chez nous de naissance. Elle y perd surtout sa chaleur, avec sa solidité; elle y perd aussi de son éclat. Non pas qu'il faille regretter la vaine pompe et la ridicule majesté de ce stylo emphatique que Voltaire, très dur pour un de ses confrères, appelait du galithomas. 11 serait excessif que les phrases les plus anodines fussent construites sur le modèle de ce fronton que Bossuet a mis à l'oraison funèbre d'Henriette de France» reine d'Angleterre; mais il ne faut pas non plus, si subalterne que soit leur rôle dans le discours, qu'elles soient sautillantes et dansantes comme les petits ballons rouges des enfants. Sans ses jointures nécessaires, la phrase française a l'air de marcher à cloche-pied, ce qui est certainement une singularité ou une disgrâce.
Au surplus, partagée, depuis La Bruyère et Voltaire, en deux branches d'un môme tronc, en deux rameaux d'une même tige, quoique de sève inégale, la langue est une et fixée. On n'y touchera plus impunément, on n'y ajoutera rien que des mots nouveaux, on n'en retranchera rien que des termes usés, sa forme est définitive, et quiconque essaiera d'y créer une troisième végétation, entre les deux autres, n'arrivera plus qu'à la défigurer et à la rendre grimaçante, comme les Goncourt l'ont fait, comme les débris de leur école le font à chaque instant, par l'absence de tout naturel et de toute vérité. Nous aurons peut-être de nouveaux génies, nous aurons sans doute de nouveaux stylistes, mais ils sont condamnés maintenant à se servir de l'ancien instrument. Il suffit à tous les usages et nous avons donné des échantillons, peut-être trop nombreux, en tout cas très caractéristiques, de ce qu'on en fait lorsqu'on prétend le refaire pour le perfectionner.
Ce n'est pas en enfilant deux ou trois incidentes à la suite d'avec comme tête de ligne; ce n'est pas en changeant par une ellipse devenue banale le sens et l'emploi de plutôt; ce n'est pas en bouleversant, dans le verbe, l'ordre naturel des temps; ce n'est pas en coupant la phrase par des tirets et en surchargeant l'adjectif de l'exclamation oh l combien ! et autres gamineries du même genro qu'on renouvelle une langue, surtout quand elle n'éprouve aucun besoin d'être renouvelée et que, maîtresse de toutes ses ressources, elle a en elle de quoi tra-
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duirc toutes les pensées et toutes les nuances do pensées. Il faut voir ce que ceux qui l'ont essayé et qui l'essaient encore tous les jours, ceux qui s'intitulent créateurs lorsqu'ils ont mis invariablement et contre toute logique l'adjectif avant le substantif, ont fait de notre poésio et de notre prose. Nous entendons vanter leur génie, on les proclame grands et illustres, on leur tresse dos couronnes, on leur érige des bustes cl des statues; mais cela môme prouve à quel point ils ont troublé notre bon sens et corrompu notre goût. L'audace des charlatans qui se posent en réformateurs ne rencontre plus — je m'en plaindrai toujours — les résistances nécessaires, s'il est vrai que l'Académie elle-même, conservatrice par définition et par devoir, n'opposera désormais qu'une paresseuse indifférence aux attentats dirigés contre la langue, sa pupille naturelle et que l'incommensurable snobisme contemporain en est complice. Louer des sottises devient une habitude qui no rencontre même plus son Alcestc.
L'entreprise des frères de Concourt et do '.ours partisans serait restée inofîcnsivc, s'ils s'étaient contenté.» de se fabriquer un style à eux dont le public aurait facilement aperçu et condamné l'effort. On aurait vu simplement, acharnés à leur opiniâtre travail, des écrivains en sueur qui se donnaient une peine diabolique pour mal écrire. Et comme ils ont eu des devanciers et qu'ils auront des successeurs dans tout le cours de notre littérature, on n'y aurait pas autrement pris garde. Il y a eu de ces fier-à-bras à toute époque; mais les Concourt ont prétendu créer une nouvelle langue française; par quels moyens mauvais, dangereux, et surtout puérils, nous devions le dire et nous l'avons dit.
Us ont cru que la nôtre était usée parce que le temps et un long usage communiquent on effet au langago, môme écrit^ une apparente banalité. L'expérience semble prouver qu'à un certain moment, tous les écrivains se ressemblent, par la faute do locutions toutes faites qui se présentent naturellement sous leur plume, — accident peu regrettable en somme, s'il est vrai qu'il nous ramène au temps où la pensée seule comptait. Les Concourt en ont été frappés, comme Flaubert d'ailleurs, et se sont donné pour t Ache de remédier ù ce léger inconvénient de toutes les vieilles langues, qui n'a jamais empêché un écrivain d'être original, quand il estait doué pour l'être. Le malheur est
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qu'ils y ont employé un procédé do rajeunissement contre nature, qui ne pouvait avoir qu'un très éphémère succès. Ils y ont échoué, ils y échouent tous les jours dcns la personne de leurs continuateurs de plus en plus clairsemés; mais l'opération n'en a pas moins été fâcheuse, et la langue en gardera longtemps une sorte de torticolis. Pour tout dire, ils l'ont méthodiquement, systématiquement martyrisée, et elle en porto les marques.
Nous avons protesté, nous protesterons toujours et cependant, à mesure que notre besogne avance, une peur nous prend qu'on ne nous fasse dire ce que nous n'avons jamais dit. Le danger, dans un débat de cette nature est d'exagérer sa pensée par une expression trop absolue et de paraître s'emporter au delà du juste. Nous avons très formellement reconnu que les langues subissaient une transformation lento et continue, longtemps insensible et presque invisible, qui n'est pas toujours un progrès, mais contre laquelle il n'y a rien à faire parce qu'elle résulte plutôt du travail du temps que de la volonté des hommes. I.ittré a eu raison do le constater dans la Préface de son Dictionnaire et nul n'était plus qualifié que lui pour donner l'exacte mesure de cette inévitable transformation. Retenez qu'il lui fait la part très large : « Le sens esthétique qui ne fait défaut à aucune génération d'âge en âge sollicite l'esprit a des combinaisons qui n'aient pas encore été essayées. Les belles expressions, les tournures élégantes, les locutions marquées à fleur de coin, tout cela qui fut trouvé par nos devanciers s'use promptement ou du moins no peut pas être répété sans s'user rapidement et fatiguer celui qui redit et celui qui entend ».
Goncourlistes, écoutez cetto leçon du maître qui cependant vous inviteàinnover,ottenezcomptoencorodocclle-ci : «Quand une langue, et c'est le cas de la langiio française, a été écrite depuis au moins sept cents ans, son passé ne peut pas ne pas peser d'un grand poids sur son présent qui, en comparaison, est si court... En examinant do près les changements qui se sont opérés depuis le xvne siècle et, pour ainsi dire, sous nos yeux, on remarque qu'il s'en faut qu'ils aient été toujours judicieux et heureux... ».
Go que nous nions absolument, c'est qu'un écrivain quelconque, poète ou prosateur,un grammairien, un linguiste, fût-il un homme do génie, ait, à un moment donné, le pouvoir de
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substituer à cette transformation latente, spontanée, inconsciente de toutes les langues, une réforme personnelle et délibérée, une invention à lui, arrangée et combinée de toutes pièces. Malgré l'heure favorable, ceux qu'on appelle les régulateurs du Parnasse, Malherbe et Boileau, n'ont rien fait et n'auraient rien pu faire de pareil. Cela ne s'improvise pas et l'erreur des Goncourt, surtout du second, a été de prétendre l'improviser. Bornée à répudier certaines banalités ou singularités du langage courant, leur ambition était acceptable. Encore n'eût-elle pas conquis beaucoup de terrain dans cette voie où le réformateur est arrêté à chaque pas par l'habitude et l'usage, barrières supérieures à toutes les prescriptions et interdictions. Mais elle a espéré davantage, elle a rêvé d'une refonte complète, d'un emploi nouveau des diverses parties du discours, elle a inauguré des constructions jusqu'alors inconnues, et elle s'est brisée à une tâche impossible, à une oeuvre folle.
Les changements que subit une langue ressemblent aux effets d'une fermentation inévitable, auxquels, bien loin de l'en défendre, sa vétusté l'expose. Elle ne peut y échapper et ce travail intérieur ne s'arrête jamais. La difficulté est de fixer le point juste où il détériore la langue au lieu de l'améliorer et devient ainsi tout à la fois un signal et un instrument de décadence. Il y a cependant, pour déterminer avec précision cette heure critique, une méthode à peu près sûre. Elle consiste à étudier les ouvrages préférés du public lettré ou semi-lettré qui a le droit, ou qui se l'arrogé, de porter un jugement sur les choses de l'esprit. Si une certaine convention d'école y domine, si la forme l'emporte sur la pensée, si elle l'y remplace au point que tout soit forme et que des bribes de pensée plus ou moins obscure ou raffinée se démêlent péniblement à travers les fantaisies do l'écriture; si tout y est donné à l'effet extérieur, au mot, à ce qu'ils appellent le verbe, aux petites prétentions linguistiques, aux réformes insignifiantes, mais affichées et acclamées, vous pouvez hardiment conclure quela langue décline et que la littérature baisse.
Est-il défendu de craindreque nous en soyonslà aujourd'hui, et qu'après une telle fécondité dans tous les genres, après tant de chefs-d'oeuvre classiques, romantiques et autres, après un silong etsi noble enfantement,un peu de lassitude se produise?
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La moisson a été si belle ! La terre a été si remuée ! Épuisée, elle ne l'est pas, on ne nous fera pas dire qu'elle le soit; mais ne semble-t-il pas qu'elle ait besoin de quelque repos et qu'en effet elle se repose?
Le sentiment qu'ils en ont eu est peut-être ce qui a tenté les réformateurs. Ils se sont persuadé qu'il fallait réparer fond et surface, sur un plan arrêté, avec des moyens mécaniques et des formules écrites, autrement dit remanier par décrets ce qui ne se reconstitue que de soi-même et sans ordre. Les frères de Goncourt ont pris la tête de ce mouvement et il ne leur a peutêtre manqué, pour arriver à la pleine possession, à la complète maîtrise d'eux-mêmes, que de s'arrêter moins longtemps à ces obsédantes recherches.
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CHAPITRE X11I
L'ARCHAÏSME
I
Le procédé des Ooncourt et de leur école pour créer des mot j. — L'archaïsme aussi conilauin.ilile. que le néologisme. — Aussi contraire an génie des langues. —Les collectionneurs «le mots périmés. — L'archaïsme dans l'histoire de la langue française. — Ronsard et l'archaïsme de la Renaissance. — Il faut parler et écrire la langue de son temps. — L'archaïsme chez Corneille, Molière et La Fontaine. — Plaisir du pédant.
L'école des Concourt cl de leurs successeurs, dans son ambition de renouveler la langue, a cru qu'il suffirait pour atteindre ce but de changer les mots, les tours, les locutions, les constructions, la grammaire et la syntaxe. Elle u fait du néologisme entendu dans son sens le plus général, c'est-à-dire appliqué à toutes les formes et a toutes les parties du discours, l'objet principal de son étude; elle a créé un jargon. Sous prétexte de répudier certaines banalilés du langage courant, elle est tombée dans une prétentieuse barbarie. Elle a pris indistinctement la plupart des verbes qui n'avaient pas leur substantif et la plupart des substantifs qui n'avaient pas leur verbe et elle leur a donné aux uns et aux autres ce complément; elle a comblé hardiment ce qu'elle considérait'comme une double lacune. Les exemples surabondent. C'est ainsi que déjuger elle, a fait jugeoire comme de préface elle a fait préfacer,
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De même, elle a fait d'indifférence indifférer, d'article articler, de génération générer, de bêtise bêtiser, de méthode méthodiser, etc.
i Mais elle s'est plus particulièrement émancipée sur l'adjectif et sur l'adverbe. Tout substantif qui n'avait pas l'un, tout verbe qui n'avait pas l'autre, s'en est vu subitement enrichi. Coup sur coup nous avons été envahis par talentueux, livresque, poussinesque, montépinesque, iroubadouresque, enfermement, allumement, enragement, serpentement, ramassement, souplement, intensément, fervemment, méprisamment, forcenément, etc. Ils sont aujourd'hui légion.
Quelques adjectifs, contrairement aux habitudes grammaticales ont engendré leur substantif : vaste, vaslitude, merveilleux, merveillosité, etc.
Tous ces mots nouveaux ne sont pas nécessairement mauvais. Plusieurs sont restés et resteront. Nous avons déjà recommandé génial et mondial, qui obtiendront probablement, s'ils ne l'ont déjà obtenue, leur naturalisation académique. Mais pour un mot heureux, que de néologismes mal vcnus.que de monstres !
> Go n'es», pas d'aujourd'hui seulement que sévit cette manie qui consiste à étirer les racines françaises dans tous les sens pour en extraire des mots nouveaux. Dès l'âge classique nous rencontrons des composés comme retardement, qui est dans Racine, comme aboutissement qui est, si je ne me trompe, dans Bossuet et dont on voit d'un coup d'oeil les trois étapes. Nous avions bout, un de ces monosyllabes qui sont à la fois notre grâce et notre force. La diphtongue, autrement dit le spondée dont il se compose, lui donnait la gravité nécessaire pour exprimer, par une sorte d'onomatopée, la fin, le terme, la conclusion d'une chose, d'une action, d'une opération quelconque qui s'achève après avoir commencé et continué. On en a fait tout naturellement le verbe aboutir, puis tfaboutir, on a tiré à force de bras aboutissement, lourd comme une montagne, n'en déplaise aux illustres qui l'ont employé, ou même inventé, alors que bout ou fin, exprimant la même pensée, suffisait amplement à tous les besoins. Malheureusement, l'usage de ces déroulements en spirale s'est perpétué et aujourd'hui il sévit dans toute sa pernicieuse malice. La langue politique, la langue courante et aussi, hélas ! la langue savante admettent des horreurs
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comme solutionner, aussi indigeste qu'inutile. Pourquoi solutionner' quand on a résoudre? Est-ce donc parce que résoudre a donné solution, qu'il faut que solution donne solutionner? Le môme phénomène s'est produit pour louange, dont on a tiré louanger, comme si louer n'était pas plus court et meilleur. « Ce sont les faits qui louent, ce sont les faits qui blâment », a dit Pascal. S'il eûtdit : «Ce sontles faits qui louangent », toute la légèreté de sa phrase disparaissait, tout l'équilibre en était rompu.
On estimera peut-être que ce sont là des observations do puriste et de pédant. Non pas ! Ce sont des regrets d'harmoniste pour qui la langue française est tout ensemble la plus vive et la plus musicale du monde. Ses fortes constructions l'empêchent d'être sautillante comme son vocabulaire lui interdit d'être lourde. On a cru remplacer les unes par des phrases trop courtes, par des ponctuations multipliées qui l'époumonent; on travaille à remplacer l'autre par de gros et grands mots massifs qui arrêtent son élan et entravent sa marche. Nous avons pris peu à peu — et je n'impute pascegrief aux seuls Concourt — l'habitude et le goût des interminables pluriels abstraits : les douces maternités, les délicates sensualités, les langues villégiatures, etc. M. Emile Deschanel a noté, d'après M. Michel Bréal, quelques échantillons curieux de cette prose bizarre : « Un dynamisme modificateur delà personnalité », « une individualité au-dessus de toute catégorisation », « une jeunesse qui sentimcntalise sa passionnalité », « les impêriosilés du désir », « les célestes altentwités ». Et l'auteur des Déformations de la langue française en a recueilli d'autres : « Une idée contagionne les esprits. » — « La longue contemplation inactive englue dans le platonisme des théories. » — « La satisfaction de /... s'expansionne dans le bonheur. » — « Ce talent s'épanouit eu une superbe et opulente extériorisation. »...
Ah! les barbares! 11 n'y a pas de fardeau pareil pour une langue qui, aussi pesamment chargée, pnrd toute son aisance et toute son allure. Nous avons vu que l'abus toujours croissant de l'adjectif en était la mort; mais que dire do ces pondéreuses abstractions, sans corps et sans vie, qu'elle traîne maintenant derrière elle et qui la font ressembler à un coche allemand embourbé dans une fondrière.
Un homme qui a eu le sentiment le plus délicat do cette
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grâce « plus belle encore que la beauté »,.dont brilla si longtemps notre langue, et qui a écrit lui-même le français avec autant d'élégance que de verve, c'est encore J.-J. Weiss, trop oublié. Il s'irritait, s'indignait quand on employait devant lui ces pluriels exsangues et inanimés comme des cadavres. 11 entendait qu'on les réservât pour la métaphysique. 11 voulait que chaque mot, ou du moins chaque substantif, pénétré de son devoir, représentât une substance, un objet concret que l'on pût, pour ainsi dire, toucher de la main (1).
Les nouvelles écoles — car il y en a plusieurs qui complotent ensemble — abusent à l'envi de ces pavés et paraissent y attacher un certain prix. Elles n'ont rien trouvé de mieux pour remplacer ces locutions courantes qui viennent tout naturellement aux lèvres et sous la plume lorsqu'on no se pique pas de mettre de l'originalité dans chaque phrase et dans chaque mot. Phrases d'épicier, nous disent leurs manifestes, et l'on sait que Flaubert lui-même, ce martyr du style, ne se possédait plus quand il rencontrait dans un livre des métaphores, suivant lui, complètement usées, comme : « il prit les armes », ou encore : « elle fondit en larmes ». Il n'arriva jamais à se mettre dans la lè'o que c'est leur usure qui les défend. La première fois qu'un écrivain employa cette expression : fondre en larmes, elle dut paraître singulièrement hardie; aujourd'hui elle n'est plus qu'anodine et commune, pareille en cela à une foule d'autres qui ont peu à peu perdu leur physionomie première et qui sont tombées dans le domaine de la conversation. Elles ne sont point à dédaigner. Leur simplicité, que l'on qualifie de platitude, a pourtant ses avantages. Hicn loin de donner au style une couleur vulgaire, elles lui communiquent plus de facilité; elles l'assouplissent, le détendent, je dirais volontiers le déguindent.si je ne craignais de tomberdans le défaut que je signale en ce moment et de justifierainci la manie des néologues. Elles en sont le liant nécessaire, et la jolie prose alerte du xvinc siècle ne se les est jamais refusées. De notre temps, les écrivains les plus purs, ceux qui ont exercé sur eux-mêmes la
(I) Un Jour que j'avais écrit dans un article de son Journal de Parié, en parlant d'une femme du grand siècle : > Elle s'abandonnait aux douceurs de cette heureuse maternité », il se fâcha tout roiiRc : « La maternité, criait-Il, en arpentant le bureau à grands pas, la maternité, c'est un hôpital, c'est la DourbeI •
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plus rigoureuse surveillance, n'ont pas cru commettre un crime do lèse-langage en les utilisant. Pour n'en citer qu'un çxemple, elles figurent assez fréquemment dans los romans ou dans les études historiques de Prosper Mérimée. L'envie d'y substituer des nouveautés qui sont déjà devenues des conventions a ôté au moderne style des novateurs cette aisance do mouvements sans laquelle il n'y a point de style. Leurs moindres billets sont raides et empesés comme des cols-carcans.Ils se sont ainsi créé à eux-mêmes des obligations inutiles et des servitudes gênantes où apparaît, à première vue, toute l'inanité do leurs réformes.
En rappelant leurs artifices, dans un chapitre intitulé P Archaïsme, il semble que nous ayons oublié notre sujet. Mais ce n'est qu'une apparence; il fallait d'abord établir combien est vain et stérile le travail qu'ils ont opéré ou cru opérer sur la langue, en la surchargeant de mots nouveaux et de tournures nouvelles, pour montrer ensuite parallèlement cette grande erreur des archaïques qui poursuivent le mC'ino rajeunissement par l'emploi de mots vieillis et de tournures abandonnées. Co procédé est aussi factice que l'autre et aussi contraire à la nature même des choses. Regardez comment se comportent los langues. Elles perdent des mots, elles en gagnent et généralement l'acquisition compense le déchet; mais de leur imposer un nouveau vocabulaire ou de les ramener à l'ancien, ce sont deux besognes au-dessus des forces humaines; non point inoffensives cependant, car elles troublent les habitudes reçues, elles prennent la place des innovations spontanées, qui sont les légitimes, elles impriment des déviations à la marche naturelle de la langue, elles retardent son développement normal.
Les archaïques sont des amateurs de curiosités, atteints d'une manie assez semblable à celle de tous les collectionneurs; parmi les antiquaires, ils occupent une place à part, et on établirait facilement un parallèle entre ces logophilcs et leurs voisins immédiats, les bibliophiles. Ils affichent la prétention de remonter aux origines de la langue, do suivre ses diverses transformations, de reprendre, à chacune des étapes qu'elle a parcourues, les mots qu'elle a laissés en route, de les réhabiliter, do les ressusciter, de leur assurer une nouvelle et longue existence. C'est une perpétuelle bataille entre eux et l'usage — qui est roi. .
Il est fort probable que leur innocente fantaisie o. de tout
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temps hanté les cervelles prédisposées, et rien ne prouve que Villon n'ait rien emprunté à Rutebeuf, mais c'est la Renaissance et tout particulièrement son grand prêtre Ronsard qui en a fait une doctrine. On sait comment il en a usé et abusé, plus excusable d'ailleurs que ceux qui sont venus après lui, puisqu'il se flattait de renouveler, de rajeunir la langue et la littérature nationale aux sources antiques. Son archaïsme lui est spécial; il ne demande rien, ou presque rien, au moyen âge, si fécond pourtant, et si abondant en ressources. Il le franchit, d'un bond en arrière, pour remonter à l'antiquité grecque et latine, grecque surtout. Il n'imite pas Rabelais, qui prend de toutes mains, sans d'ailleurs y mettre aucune préméditation doctrinale, et s'approvisionne également à tous les greniers d'abondance, y compris les fabliaux, romans, mystères, en un mot à tous les genres cultivés par ses prédécesseurs immédiats, suivant ainsi, comme un filon précieux, la vraie veine gauloise, jamais disparue, jamais épuisée. Ronsard, lui, la dédaigne do propos délibéré, après avoir admis toutefois qu'il y a quoique chose à y prendre.
On peut môme croire, en lisant le Manifeste de Du Bellay, que la première idée des fondateurs de la Pléiade fut de se garder ainsi une réserve pour appuyer la révolution littéraire qu'ils entreprenaient sur un reste de fonds national, par-dessus lequel viendraient s'entasser toutes les acquisitions, toutes les richesses de la Renaissance gréco-latine. Du Bellay recommande en effet, à plusieurs reprises, avec un grand air de conviction, l'emploi des vieux mots français. Il entend qu'on les réveille, qu'on les ressuscite. De son côté, Ronsard affiche un enthousiasme surprenant « pour le vieux et libre français ». 11 enjoint aux jeunes écrivains- de défendre « leur mère », la vieille langue autochtone, contre ceux qui veulent « faire servante une demoiselle de bonne maison », de ne pas laisser perdre les vieux vocables « qui sont français naturel », et à ceux qui prétendent latiniser à perte de vue, il dirait volontiers, comme Rabelais : « Vous êtes Limosiiis pour tout potage ».
La plupart des critiques en ont conclu que cette grande école avait cherché et trouvé son berceau dans la poésie populaire du moyen âge. Du temps même de Ronsard, on se plaisait à répéter que,« par une industrieuse luvure, il lirait de Marol des
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limurcs d'or ». Mais, à vrai dire, on no lcsaperçoitpastrèsbien, ces limurcs tirées de Marot ou de Jean Lemaire, et il semble qu'il y ait là une complète illusion d'optique. Ce que Du Bellay, Ronsard et leurs amis exigeaient d'un poète, c'est tout simplement qu'il préférât le français au latin dont se servaient encore, à cette époque, beaucoup d'écrivains, et qu'il exprimât sa pensée en langue vulgaire. De même que Dante, dans son opuscule De vulgari eloquio, invitait ses compatriotes à écrire en italien, Du Bellay et Ronsard conseillaient à tous les lettrés de leur temps de s'en tenir à ce « beau parler françois », qui en valait bien un autre; mais ils en répudiaient précisément la vulgarité, ils voulaient le rehausser, le magnifier, l'élever à la hauteur de l'antiquité gréco-latine, et.l'onsaitcommentilsl'ont façonné et travaillé pour l'ennoblir.
Il y a, de nos jours, tout un groupe de critiques, savants et autorisés, qui ne leur pardonnent pas d'avoir ainsi rompu sa tradition et enchaîné sa liberté. Ils accusent la Renaissance de l'avoir trop ennobli et de lui avoir fait perdre en naturel ce qu'il gagnait en éclat et en dignité. Ils sont convaincus que sa flexibilité, son originalité même, en ont souffert.
Que cette critique, éprise des choses médiévales, exagère un peu le regret qu'elle en éprouve, c'est fort possible. A supposer qu'il y ait une part de vérité dans l'accusation qu'elle porie contre la Renaissance et qu'en effet, celle-ci ait imprimé à la langue ce pli un peu raide dont Malherbe allait outrer encore la rigidité, nous ne pouvons pas oublier que toute notre grande littérature classique en est sortie, que c'est la Renaissance qui a préparé le siècle de Louis XIV et que Boileau s'est montré ingrat envers Ronsard.
Ce qu'il importe de retenir, dans cette brève analyse des origines de l'archaïsme, c'est que celui de la Pléiade n'a rien de commun avec la manie à laquelle on donne aujourd'hui ce nom. Il ne s'attarde pas à exhumer et à rajeunir de vieux vocables, il franchit audacieusement les dix-huit siècles qui le séparent do l'antiquité pour se retremper dans cette source intarissable en s'y plongeant dé pied en cap. Du Bellay pousse « les nouveaux Gaulois » à imiter les exploits des anciens et à s'emparer de la Grèce : « Pillez-moi les trésors de ce temple delphique ! »; ilentendqu'àcôtédecetlepoésicde Villon,doMarot, qu'il considère comme trop bourgeoise, trop populaire, et inca-
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pablo, dans son humilité, d'aborder les grandes idées et les grands genres, la Renaissance crée unepoésieàpanache, lyrique et pindarique, « aristocratique ». Cette ambition donne la clef des premières oeuvres de Ronsard, qui, heureusement, n'a pas toujours pindarisé, et d'une certaine pompe dithyrambique dont s'entoura l'ode française pendant deux siècles. 11 faut bien dire que c'est un peu la faute des ronsardisles si les poètes pindarisèrent aussi longtemps dans notre pays. Jean-Baptiste Rousseau, Lefranc de Pompignan, et surtout Lebrun (qui méritait mieux que cotte servitude littéraire) procèdent directement du pindarisme.
11 faut parler et écrire la langue de son temps, sous peine de paraître maniéré et pédant, et amateur de raretés, et, comme on dit vulgairement, chercheur do petites bêtes. Tous les écrivains que nous honorons aujourd'hui, tous ceux qui jouissent d'une renommée durable l'ont si bien compris qu'ils condamnent, par leur exemple, ces bizarres et prétentieuses imitations du vieux langage. Qu'avons-nous gagné, je le demande, à dire orée pour entrée, ire pour colère, cependant que pour pendant que; autant comme pour autant que, superbe pour orgueil, tirez pour fuyez, un petit pour un peu, la fourbe pour la fourberie, heur, moins logique (pic bonheur, cl une foule d'autres mots ou locutions empruntés au vieux français. Il faut les expliquer à ceux qui ne les comprennent pas par des notes qu'on met au bas des pages.
C'est, dit-on, un goût qui a existé de tout temps et nul n'a fait un plus fréquent, on ajoute un plus heureux emploi de ces vieilleries que Corneille, La Fontaine et Molière. Heureux, c'est une question. D'abord, il n'est pas très certain qu'au temps de La Fontaine, de Molière, et surtout de Corneille, les vieux mots fussent tombés en désuétude autant qu'ils le sont aujourd'hui. La plupart des archaïsmes relevés chez Corneille no sont pas, à l'époque, des archaïsmes. Et, en admettant même que l'usage de certaines formes employées par Molière et par La Fontaine fût alors presque perdu, il faut se rappeler que les poètes ont toujours eu la permission de tout oser, lorsqu'ils y ont trouvé pour leurs vers commodité et avantage. Mais ce qu'il serait téméraire de prétendre, c'est qu'ils nient toujours tiré bon parti do ces licences. Les défauts qu'Alceslc treuve à la veuve Célimèno me paraissent, je l'avoue, une
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fâcheuse concession à la rime. J'en dirais presque autant du vers connu :
Si j'y retombe plus, je veux bien qu'on m'affronte,
de rameuterons pour rappelons, de ma flamme divertie pour contrariée et de vingt autres locutions dont plusieurs ont peutêtre déterminé l'arrêt excessif que Roileau a rendu contre la langue do Molière. Quant à La Fontaine, l'archaïsme était chez lui un goût do terroir et probablement un moyen de donner un tour plus naïf à ses Contes et à ses Fables. 11 y fait souvent bonne figure et l'on peut remarquer que beaucoup de vieux mots qu'il a rajeunis ont gardé cette seconde jeunesse, par exemple, noise, lie, lippée, huis, peu ou prou, bruire, liesse, reliefs,, heurt, ouïr, oyez, ehoir, génie, sapienec, pitoyable, dru, nef et combien d'autres ! 11 n'en est pas moins vrai que nous n'avons pas adopté duire pour plaire, déduit pour plaisir, lampas pour gosier, semondre pour inviter, buter pour se diriger, eetlui pour ce, drèle pour droite, etc., etc.
De sa nature, l'archaïsme déroute, déconcerte le lecteur, et cet inconvénient suffirait à le condamner, s'il n'avait d'ailleurs l'inconvénient de communiquer au langage une sorte do recherche et d'apprêt, toujours désagréable aux amateurs du naturel. Le naturel, c'est-à-dire la nature elle-même dans sa vive et simple expression, voilà ce qu'il faut aimer. Que de gens se proclament et se croient naturalistes qui, ayant observe et rendu en effet l'aspect matériel de la nature, n'ont jamais pu donner à leur phrase la vie immatérielle, c'est-à-dire le mouvement et la chaleur même do la pensée'.
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II
L'erreur des archaïstes. — Langue artificielle et fossile. — Tentative vaine et sans profit. — Les pertes des langues se réparent joutes seules. -- L'archaïsme grec et latin.— L'école poétique d'Alexandrie et l'alexandrinisine. — Cnllimaque et Apollonius de Hliodcs. —Théocrite. — Sallusle.
Tous les archaïstes, tous les archéologues de style et de langage ont cédé à ces bonnes intentions dont l'enfer est pavé. Tous ont fait un faux calcul. Ils no nous ont apporté aucune richesse nouvelle, ils n'ont rien récupéré de ce qui est perdu, rien ressuscité de ce qui est mort. Les reprises qu'ils ont faites ou cru faire ressemblent à ces fleurs naturelles qu'on a galvanisées et transformées en fleurs artificielles. Le bain de jouvence où on les a mises accuse leur vétusté. En outre, les galvaniseurs se sont nui à eux-mêmes, car beaucoup d'entre eux possédaient à fond la langue et en connaissaient toutes les ressources. Leur tort a été de mal employer une science qui, plus judicieusement utilisée, en eût fait, non plus des collectionneurs, mais des écrivains.
On comprend toutefois le but que poursuivent ces restaurateurs plus curieux et plus ingénieux que clairvoyants. Il entre de la sympathie dans le regret que leur travail nous inspire. Frappés des pertes continuelles que fait une langue, ils s'efforcent de les réparer, non plus par l'introduction de mots nouveaux et do locutions nouvelles, mais par la conservation et, pour ainsi parler, le sauvetage de mots périmés et abolis.
La tentative en a toujours été aussi vaine que la tentation en a été fréquente et forte. Non seulementcclteexhumalion n'a pas réussi, en ce sens qu'elle n'a que très rarement ramené au jour un débris présentable; mais elle a généralement donné aux
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ouvrages de ceux qui l'ont opérée une apparence d'herbier botanique et de flore'desséchée. Il y a nombre de mots fossiles intéressants à éludier et à cataloguer pour servir à l'histoire do la langue, mais auxquels il est impossible de rendre un semblant de vitalité. L'effort qu'on y fait est stérile et le seul résultat qu'on en obtient est de glacer la page où ils essaient do revivre. Il faut en prendre son parti. Le néologisme spontané — j'entends celui qui naît de lui-même, créé par des besoins nouveaux qui demandent à s'exprimer — est le seul moyen efficace de boucher les fissures d'un idiome quelconque, qui commence à fuir. Il y suffit largement par la vCrtu qu'il a de se développer juste en raison des nécessités nouvelles et d'amener avec lui, par la force des choses, toutes sortes de comparaisons et de figures où l'imagination trouve son compte. Que do métaphores la science, aujourd'hui reine incontestée de l'univers, n'a-t-elle pas introduites dans la poésie elle-même! André Cliénier voulait qu'on fit des vers antiques « sur des pensers nouveaux »; la vérité est que l'on commence à faire des vers nouveaux sur des pensers modernes.
11 parait certain — nous en avons recueilli le témoignage dans l'histoire des langues — que chez toutes les nations européennes, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Espagne et surtout l'Italie, il s'est rencontré, il se rencontre encore do ces chercheurs do mots qui se flattent de remettre en honneur la vieille langue en semant çà et là. dans leurs ouvrages, de vieilles locutions abandonnées, comme ces architectes savants qui s'appliquent spécialement à la restauration des ruines; mais ceux-ci n'ont d'autre prétention que de conserver un monument historique, et si quelque millionnaire contemporain leur commando un château, ils ne pourraient sans un manque de goût, dont, aussi bien, ils no se sont pas toujours assez défendus, refaire Coucy ou Pierrefonds.
Il en est do même en littérature et en linguistique. L'impuissance où je suis d'en faire ici la démonstration sur toutes les langues, m'oblige à me cantonner dans les trois langues classiques, deux mortes et une vivante, la grecque, la latine et la française. Les preuves y abondent de la puérilité et du néant de l'archaïsme grec, latin ou français.
L'archaïsme grec fut cher à toute l'École d'Alexandrie et à ce que Virgile appelle les Muses de Sicile, Sicclides Musoe,
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c'est-à-dire à Théoorito, à Moschus, n Bion et i\ toute leur lignée. On sait ce que fut l'Mlexandrinismc.autrementdit coque fut la poésie sous le règne des Ptoléméos : une académie do lettrés, de rhéteurs, do mythologues et do grammairiens, qui, a défaut d'inspiration, cultivèrent, non sans habileté, l'art pour l'art. Ce qui nous a été transmis sur la grande querelle de leurs doux piincipaux chefs, Callimaquo et Apollonius de Hhodes, et ce qui nous est resté d'eux-mêmes, des Hymnes du premier et des Argonanliijiics du second, nous édifie complètement sur l'esprit d'imitation qui présida à la confeetiondeloursouvrages. Imitation servile et passive ! L'un et l'autre se piquaient d'imiter Homère parce qu'ils expriment les sentiments do leurs personnages en ayant soin do nous prévenir, comme Homère, que celui qu'ils mettent on scène les éprouve dans son cceur, en Ihumô. (l'est ce que fait (lallimnque avec affectation et récidive. Et l'on n'imite pas davantage l'épopée ou la tragédie hellénique,-comme Apollonius de Hhodes a cru le faire, en introduisant, dans un poème épique, un drame qui, par la recherche du minuscule détail réaliste, rappelle d'assez près, mais en l'outrant beaucoup, la Médée d'Euripide.
Tout ceio est du pur archaïsme. Nous voyons qu'il n'a guère survécu à l'admiration dos contemplons et nous voyons aussi quelle place médiocre l'aloxandrinisme, en tant qu'école poétique, occupe dans l'histoire de la poésie universelle. La philosophie alexandrino mérite, même aujourd'hui, um mention plus honorable et Plotin reste fort au-dessus do Callimaquo, tant il est vrai que l'âge do la philosophie commence lorsque l'âge de la poésie est passé.
Dans la conception, et surtout dans l'exécution de leurs ouvrages, les poètes lauréats d'Alexandrie s'étudient à fairo de l'antiquo comme nos céramistes modernes font du vieux Rouen ou du vieux Gien. Il va sans dire que la langue qu'ils parlent n'échappe pas à cette fantaisie, et que, par ce penchant naturel qui force un imitateur, quel qu'il soit, à être un peu de son époque, elle combine hardiment l'archaïsme et la moder? nité. Pour opérer le triage, pour distinguer sûrement entre les éléments divers dont se compose ce mélange, il faudrait une profondeur de science et une délicatesse d'exégèse dont nous no saurions nous prévaloir. C'est affaire aux hellénistes; mais certains exemples que nous avons sous les yeux, dans notre propre
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littérature, fonl tout ensemble comprendre et condamner ces tentatives de rajeunissement par l'archaïsme. A notre avis, elles n'ont guère que la valeur d'un amusement. I.a poésie fatiguée en a toujours éprouvé le besoin; mais le peu de soulagement qu'elle en a ressenti inspire des doutes sur l'efficacité, du remède (I).
On en a, même en présence de ce délicieux Théocrite qui, dans l'époque la plus rafiinée qui fut jamais, el la moins pastorale, use de tous les artifices et particulièrement de la variété des dialectes, pour donner plus de vraisemblance à son ingénieuse naïveté. Poète exquis, créateur d'un genre qui a Henri surtout dans des cours très galantes, expert dans l'art do communiquer un parfum sauvage à l'idylle civilisée,comme on mêle, une Heur des champs à un bouquet de jardin royal, Théocrite a su mieux qu'aucun autre prêtera ses bergers un air d< bergerie et il a eu l'honneur d'inspirer Virgile qui ne l'a point dépassé. Mais il n'est encore, suivant moi, que le mieux doué des archaïsles.
Je n'ignore pas que je me heurte ici, dépourvu d'autorité personnelle, à des partis pris d'admiration sans réserve; mais j'avoue que le dorianismo de Théocrite me gène et m'irrita quelquefois comme une affectation de vieillerie. Il est bien vrai que ce dialecte où la voyelle a frappe sans cesse l'oreille semblait convenir à ses tableaux siciliens, puisque la Sicile était d'origine dorienne; mais je sais aussi à quel point il dépayse ceux qui se sont habitués à la douce langue d'Ionio. On le prendrait pour un patois ou du moins pour une langue régionale, comme cette langue provençale à laquelle la Mireille de Mistral a dû sa réputation cl qui, contrairement à toutes les habitudes méridionales, abuse de Yo dans les terminaisons féminines.
Je ne serais même pas étonne que, dans le temps même où brilla Théocrite, on lui eût un peu reproché cet emploi abusif du dorien. Il vivait à la cour d'IIiéron, mais il a célébré aussi les Ptolémées d'Egypte avec une indiscrétion qui le met au premier rang des poètes alexandrins, presque sur la même
(i) Nous empruntons ces idées aux savantes études de MM. Couat et Jules Girard sur l'alexandrinisme. C'est, sauf erreur, la conclusion qu'il convient d'en tirer. Malheureusement, l'un et l'autre, contents d'avoir mis à son rang la poésie alexn.ndrine, s'arrêtent au moment de juger la langue qu'elle a parlée
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ligne que Callimaquo, et je n'ni pas ouï dire quo lo dialecte sicilien flétrissait à Alexandrie. Je suis surtout frappé d'un vers dos Si/racusaines où la petite bourgeoise Ciorgo s'exeuso de parler dorien au "milieu d'une fêle et d'une foule essentiellement grecques. Kilo nous avertit par là qu'on s'y exprime dans un autre dialecte et nous sentons quo c'est beaucoup moins Cîorgo quo Tbéocrite lui-même qui prend cette précaution oratoire pour échapper aux objections et aux critiques.
Enfin,sans manquer de respect à sa légitime renommée,sans contester même la parfaite sincérité do son talent, on peut le trouver moins naïf qu'il n'affecte do l'être lorsqu'il exagère à dessein le jargon paysan dans les dialogues de ses bergers. C'est à peine si, en face d'une réputation qui a traversé les siècles, on ose formuler cette observation qui n'est même pas un reproche; mais no semble-t-il pas que l.i rusticité voulue du héros do Tbéocrite dit un peu trop souvent comme le Piarrot de Molière : « Aga, quien, Charlotte, je m'en vas le conter tout fin drait comme cela est venu; car, comme dit l'autre, je les ai le premier avisés, lo premier avisés je les ai. Enfin donc j'étions sur le bord do la mar, moi et le gros Lucas, et je nous amusions a batifoler avec des mottes de tarro que je nous jesqulons à la tMe; car, comme tu sais bian, le gros Lucas aime à batifoler et moi, par fouas, je batifole itou... », etc., etc.
Une illustre romancière française, George Sand, a bien compris qu'il y avait un grave inconvénient, non seulement à patoiser, mais à abuser du jargon rustique, sous prétexte de faire parler les paysans comme en effet ils parlent. Ayant constaté que ce faux réalisme, qui ne peut jamais être qu'approximatif, déconcerte et fatigue, elle n'en a un peu forcé la note quo dans la Petite Fadelte qui, toute charmante qu'elle est, berrichonne plus que déraison. Au contraire, dans ses autres romans bucoliques, l'auteur do François le Champi, de Jeanne et surtout dé la Mare au Diable, s'en tient à une juste mesure de paysannerie qui ravit ses lecteurs sans défigurer ses héros. Elle idéalise ceux-ci par les sentiments qu'elle leur attribue, mais un peu aussi par le langage qu'elle leur prêté. Ils restent français sans cesser d'être berrichons et ils s'expriment à peu près comme tous les gens de leur condition, sauf quelques locutions soulignées à dessein et, pour ainsi dire, excusées par des italiques. Cela suffit. En voulant faire davantage et serrer
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de trop près un jargon qui change de province à province et quelquefois de village à village, on s'expose à devenir inintelligible, faute d'une traduction en regard du texte.
11 existe, sur les contins de la Picardie et de l'Ile de France — do la France, comme ils disent — une population très ancienne qui,contrairement au dialecte dorien,change tous les a en e ouvert et fermé; elle prononce moulerde pour moutarde, un que ri de le rd pour un quart de lard, et l'expression lout û l'heure garde pour elle sa signification primitive de à l'instant même, imtnédialent.nt, sans désemparer. Un certain groupe de poètes normands et bretons ont chanté avec succès leur Normandie et leur Bretagne, mais une poésie pastorale qui tiendrait compte de tous les idiotismes régionaux serait absolument insupportable. La vraie naïveté, la pastorale sincère n'en a pas besoin, et la plupart des romanciers français qui ont mis les paysans en scène ont eu le bon esprit de n'y point recourir.
Si maintenant du grec nous passons ^ui latin, nous rencontrons, au premier rang des écrivains illustres, un historien qui frappe lout d'abord par son affectation d'archaïsme : c'est Sallusle. Nul plus que lui n'a abusé de ce jeu de patience, cl on se demande, aujourd'hui encore, quel profit il en a retiré. A-t-il pensé que pour ressusciter cette ancienne pureté des moeurs romaines, dont il était personnellement si éloigné, il était bon de reprendre les vieilles formes de la lorgne latine? A-t-il voulu sincèrement rendre à ce vieux latin son ancienne couleur, en compensation do certaines altérations qu'il lui paraissait avoir déjà subies? Ou, plus probablement, s'est-il llatté d'appeler sur soi-même, en se singularisant, l'attention du public lettré? C'est généralement le but que poursuivent les faiseurs d'archaïsme. Toujours est-il que, même en son temps, cetle fantaisie n'a point servi sa réputation et lui a rapporté plus de critiques que d'éloges. Il parait qu'il s'appliquait surtout à imiter la langue de Caton l'Ancien, sans doute aussi celle d'Ennius, de Lucilius, ou même de Lucrèce. Le style de Caton l'allécha par le renom d'intégrité qui s'attachait à l'homme; mais, en vérité, on ne voit pas ce que ses ouvrages ou lui-même y ont gagné.
A nos yeux, ce n'est plus qu'un artifice gênant, et l'incontestable talent de Salluste aurait pu se l'épargner; mais, de son temps, c'était déjà une affectation ridicule, comme l'eût été
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celle d'un Romain d'alors qui so serait habillé nvoc les vieux costumes de la Sabine ou de rKlrurio. Il ne suffit pas de restaurer les vieux mots pour restaurer les vieilles nueurs. On chorehe en vain à quoi pouvait servir à Salluste ce puéril déguisement. Le début de son Culilinu, un hors-d'oeuvre oratoire, un morceau, est-il meilleur parce qu'il commence ainsi ;0 miûs /«>//if/ti.9, lorsque tousses contemporains écrivaient omnes au lieu (Connus? Kl'que dire des autres locutions qu'il affectionne? Toutes sentent le parti pris et la recherche laborieuse; toutes sentent l'huile : urbis pour urbes, mcixume, liilriilinein, caussam, aplumam, mlum», verissumc, ol tous ces mots où il change 1'/ en u, cujus rei libet, pour cujuslibcl ici, suopte pour suo, etc. Voilà des trouvailles ! On pu riait mémo à Home; on se moquait de celle imitation trop exclusivement grammaticale de Calon, de ce vocabulaire suranné, de ces extraits que Sallusle avait faits des Mémoires do son modèle. 11 s'en était composé, pour son usage personnel, une sorte de bréviaire, novumlî studio, disait-on alors, c'est-à-dire par unç rage insensée de faire non pas précisément du neuf, mais du vieux-neuf, comme ces ébénistes du faubourg Saint-Antoine qui nous fabriquent i\o^ bahuts Henri II et môme des fauteuils de saint Louis et y pratiquent adroitement do fausses piqûres de vers.
Salluste en était là s'il est vrai qu'Asinius Pollion qui, sous le rapport des moeurs, ne valait pas beaucoup mieux que lui, écrivit un livre tout exprès pour railler son faux archaïsme et sa laborieuse vieillerie. En somme, cet le manie no lui a pas réussi, mémo à Rome, et elle l'a plutôt desservi devant la postérité.Le grammairien Lenoeus composacontro lui une savante et violente satire, où il l'accusait de s'approprier au hasard, sans discrétion ni choix, les mots de Caton. A l'entendre, Salluste n'est qu'un plagiaire, « un voleur », aussi monstrueux.dans sa vie que dans ses écrits, et contre lequel on peut, sans être un diffamateur, accumuler les plus outrageantes épithètes. Il faut dire que ce Lenoeus était un affranchi de Pompée, très hostile aux césariens, dont fut Sallusle; mais nous ayons un témoignage plus grave, celui de Cicéron lui-même qui, malmené par l'historien de Catilina, lui rendit fève pour pois, le qualifiant do vil parasite et do « pou d'alcôve ».
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1.05 ;irch.iï«tc$ français. — Paul-Louis Courier et Charles Nodier. — Les Contes drolatiques «le Ital/ae. — 1/arehaïsme n'est qu'une des formes du pastiche. — I.e mot de Courier. — Raffinement et artifice.— Carrel, juue de Courier. — Citations et extraits. — Charles Nodier A l'Arsenal. — Ses romans et ses contes.
Convaincu que l'archaïsme n'est, chez un écrivain do race, qu'un moyen de se faire remarquer parsaruptureavec la langue de son temps et que cet ambitieux caprice n'offre pour la langue elle-même aucune ressource appréciable, j'ai hâte d'arriver aux modernes, à nos Français, et j'en prends deux, des plus autorisés, linguistes experts et 'doctes écrivains, initiés par do longues études à tous les secrets de l'art, Paul-Louis Courier et Charles Nodier, un pur classique et un romantique déclaré qui, à la même époque, ont donné dans le même travers. On lit beaucoup le premier et on essaie quelquefois d'imiter cet imitateur; on lit moins le second, disséminé dans trop do livres; mais tous les deux jouissent encore de la plus légitime réputation et restent classés parmi les maîtres.
Je laisse do côté Balzac dont les Contes drolatiques no sont qu'une distraction littéraire, un pastiche très réussi; et tous les fantaisistes qui, comme lui, so sont amusés, par passe-temps à contrefaire le vieux français. Ceux-là ne sont pas des archaïstes de métier, mais des parodistes plus ou moins habiles. On ne saurait confondre avec eux Paul-Louis Courier et Nodier.
Dans son Essai sur la Vie et les OEuvres de Courier, Carrel a eu raison de le présenter comme un ancien égaré dans une littérature do décadence et « vivant avec un passé que seul il eut le secret de reproduire ». Et Courier lui-même a eu raison do
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dire que la moindre femmelette do l'âge classique écrivait, sans le savoir, un meilleur français que les illustres do son temps. Mais, c'est là précisément la condamnation de l'archaïsme. Ce qui, chez cette femmelette du grand siècle était don et abandon naturels, grâce innée et facilité instinctive, n'est plus chez son admirateur qu'étude et imitation, travail et recherche, un jeu de patience, pour tout dire. Malgré tout l'esprit qu'un écrivain y peut déployer, on no saurait s'y plaire longtemps; ce style fait de pièces et de morceaux, avec des lacunes inévitables où se trahit l'anachronisme, finit, presque toujours, par fatiguer le lecteur après l'avoir intéressé; on y sent comme un effort de traduction auquel on est obligé soi-même de participer, et on quitte le livre assez vite en se promettant de le reprendre le lendemain à tète reposée, pour continuer lentement l'élude qu'on en fait et les fouilles qu'on y pratique. C'est presque un travail d'érudition, où l'inspiration manque souvent, et parfois la chaleur. Là encore, la passion du collectionneur refroidit la verve de l'écrivain, plus empressé à réunir des locutions, et di'S tours, et des mots de l'âge précédent qu'à se pénétrer de son véritable esprit dans la composition du discours. 11 y a aussi en peinture des antiquaires qui copient les primitifs.
Les compliments que Carrel adresse à Courier sur la supériorité qu'il déploya dans cet art spécial et tout particulièremont sur le parti pris qu'il y apporta, ne sont pas tout à fait à son avantage : « Pourquoi, dit Carrel, un grand écrivain (grand n'est pas le mot) ne serait-il pas aussi quelquefois le meilleur commentateur de ses propres ouvrages? Courier, par exemple, l'homme de son temps qui sut le mieux l'histoire de notre langue, le seul qui ait possédé le génie particulier do chacun des âges do cette langue, quel serait aujourd'hui le critique compétent à le juger sur toutes ses parties d'écrivain? » Il s'y jugeait trop bien lui-même, et c'est là ce qu'on a peutêtre le droit de lui reprocher. Il était, avec trop de compétence, le critique, l'historien de son propre talent, il en connaissait trop à fond les ressources et, si l'on peut ainsi parler, les origines; il savait, de science trop certaine, où il prenait son bien. Cela ressort de ses propres aveux, de sa Lettre à messieurs de VAcadémie, et généralement d'une certaine confiance en soi qui éclate dans tous ses ouvrages. Il se jugeait à sa valeur de linguiste hors de pair; mais il avait peut-être fort d'en donner
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la prouve dons chacune de ses phrases, et do n'en pas écrire une seule dont uno critiquo un peu experte ne découvrit et no désignât immédiatement le modèle.
Kt Carrel lui-même on convient : « Tout ce qu'il avait produit jusque-là (avant le Pamphlet des pamphlets) n'était pas sans déplaire à quelques lecteurs par le retour fréquent des mêmes formes, par le suranné d'expressions qui montrent la recherche et n'ajoutent pas toujours au sens, par lo maniéré do cotte naïveté villageoiso, un peu trop ingénieuse... En un mot, l'art du monde lo plus raffiné semblait embarrassé do luimême. Ce pamphlétaire, qui no se gênait d'aucune vérité périlleuse à dire, hésitait sur un mot, sur une virgule, se montrait timide a toute façon do parler qui n'était pas do la languo do ses auteurs ».
Il est impossible do mieux résumer la seule objection que l'on puisse faire au style de Paul-Louis. A quoi lui ont servi, je lo demande, tous ces décalques du grand siècle, et ces citations trop fréquentes, quelquefois intercalées dans le texte, et cotto place régulièrement donnée au pronom avant le verbe : « Voilà un fait historique peu connu que je vous veux conter. Les médecins m'ont pensé tuer »; et ces locutions hors d'usage : « A Luynes, c'est toute la même chose... ». — « Bien il vit que cela ne le menait à rien ! »; et ces inversions.cesablatifsabsolus, ces anacoluthes dont on peut certes regretter la disparition, car lo style y suivait le mouvement même et jusqu'aux interruptions de la pensée; mais il y avait déjà longtemps que notre langue française les avait rendues comme un emprunt désavantageux, au latin et au grec : « Brulon et sa femme, tous deux dans les cachots six mois entière; leurs enfants, autant de temps, sont demeurés orphelins »; — « Cela est si clair, quMl me semble aussitôt prouvé que dit »; — « Du temps do Montaigne, un vilain, son seigneur le voulant tuer, s'avisa de se défendre... ».
Quelquefois, la locution employée devient presque incompréhensible : « Ceci est dit notable et vient à mon propos »; c'est-à-dire : « Cette parole est à retenir et s'applique au sujet que je traite ». Et encore : « Tout notre argent y va, tout, jusqu'au moindre sou; jamais n'en revient à nous.rien».
C'est du français excellent; mais qui parait presque barbare. C'est de la vieille mosaïque.
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La gloire de Paul-Louis Courier no lui doit rien, elle roposo sur un fondement plus solide, et l'on peut mémo dire que ees savantes imitations, en déroutant un peu le lecteur habitué à la langue moderne, le forcent à un travail do mémoire qui ne lui laisse pas toute sa bonne humeur. Un talent comme celui de Courier ne s'attarde pas à ces amusements. Des critiques sévères — trop sévères — ont osé dire qu'il y entrait toujours un peu de chinoiserie.
Chez Nodier, l'affectation est moins apparente, plus dissimulée dans la trame même du style, encore assez sensible toutefois pour créer une ressemblance au moins extérieure entre deux hommes aussi profondément dissemblables que Nodier et Courier; ils sont frères en archaïsme.
C'est ainsi que Nodier tire du latin des mots judicieusement choisis, mais qui, malgré son autorité, n'ont jamais pu s'acclimater dans notre langue. 11 parle quelque part des fantaisies d'un dériseiir sensé. Dans ses Contes de lu veillée il vous dira : « Bercez un peu dans vos bras les enfants qu'ils ne s'éveillent ». Il vous contera l'histoire de Simon Grandjean qui n'était pas encore venu parce qu'il achevait ses prières à la Conciergerie où il s'élut! communié le malin, d'où il résulte que chez lui communier signifie également recevoir et donner la communion. Il assure, dans un autre passage, que « la philosophie u déchu la Providence do son influence morale sur les événements do la terre ». Et il mot en scène une personne qui, « le premier janvier, étrenno ses jeunes amies de quelques vieilleries curieuses ».
Il serait facile de multiplier les exemples, mais il ne semble pas nécessaire, dans un livre où nous avons déjà beaucoup cité, d'en réunir un plus grand nombre, puisque personne n'a jamais contesté les tendances archaïques de Charles Nodier et que lui-même s'en faisait honneur. Sa science lexicographique avait contribué à les développer, et l'étude do notre vieille langue, qui n'avait été d'abord, dans son existence aventureuse, qu'une diversion aux plus graves soucis, était devenue peu à pou pour lui une vraie passion dont son style devait infailliblement porter la marque. On sait avec quelle compétence, avec quelle sûreté il s'en entretenait avec tous les lettrés do son temps, dans ses soirées de l'Arsenal; on sait aussi quelle reconnaissance il lui devait, puisqu'elle avait contribué à attirer sur
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lui les regards de ceux qui donnent les places tranquilles de bibliothécaire. Jamais homme no fut plus appropriéque lui à la sienne. Ne nous a-t-il pas raconté la scène qu'il fit un jour à un de ses amis, bibliophile et bibliomane comme lui, lequel cependant avait laissé vendre la vitiliscltine de Hoccaee sans enchérir sur le prix, et même sans assister à la vente. L'autre s'excusait de son mieux : « Que vous dirai-je? Nous avions un dîner exquis, des femmes charmantes... » — « Monsieur, interrompit violemment Nodier, quand la vinlisellincesl à vendre,on no dîne pas ! »
On s'expliquerait malaisément qu'un tel amour du vieux livre, et un si tin discernement pour coter à leur valeur les trésors des vieilles langues, étrangères ou française, n'eût pas exercé son inlluence sur récriture de Charles Nodier. On la retrouve surtout dans la conlexlure générale de sa phrase, mais plus discrète pourtant que chez Courier. L'antique y est mieux dissimulé, mieux amalgamé avec le moderne, si bien qu'à y regarder de près, Nodier, linguiste émérite, écrit une prose sans tache, moins apprêtée que celle de Courier et encore plus pure, si c'est possible, que celle de Mérimée.
Sans doute l'archaïsme, dont il no pouvait complètement se défendre, lui inspirait à lui-même et à sa délicatesse de dégustation littéraire, une certaine appréhension qui le garantissait do l'abus. Excusable chez des savants, chez des experts consommés comme lui, il n'est bon pour personne et conduit facilement ceux qui donnent dans ce travers, à de périlleuses manifestations d'ignorance. Quoique moins fréquent, dans les nouvelles écoles, que le néologisme goncourtiste, elles feront bien d'y prendre garde. II se présente souvent chez elles comme un phénomène aussi disgracieux qu'imprévu. Il y produit l'impression d'un morceau de sucre qu'on rencontrerait tout à coup dans une salade de céleri à la moutarde. La Fontaine seul avait le droit de dire : « 11 soûlait passer son temps... ! » Encore ne l'a-t-il dit que dans son épitapho et La Bruyère lui-même, bien qu'archaïstc à ses heures, a condamné soldait comme hors d'usage et démodé.
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CHAPITRE XIV
LA LITTÉRATURE BRUTALE
I
Ce que J.-J. Weiss entendait par là. — Son étude sur Flaubert, Barrière et Baudelaire. — Son article sur Alexandre Dumas fils. — L'usure de la langue conduit au grossissement des mots et à la brutalité de l'expression. —Influence de la langue scientiflquesur lalangue dramatique.—Alexandre Dumas fils, dopasse et débordé, renié par l'école réaliste dont il a été un des fondateurs.
Il y a déjà près d'un demi-siôclo qu'un écrivain de premier ordre dont nous avons invoqué plusieurs fois l'autorité et qui manqua à l'Académie, J.-J. VVeiss, appliquait ce nom de littérature brutale à une certaine manière d'écrire, violente et dure, qui commençait alors à s'introduire dans notre littérature, surtout dans notre littérature dramatique. Ceux qui cultivaient cette nouveauté no se contentaient pas de supprimer certains artifices de rhétorique visiblement fanés et flétris» certaines figures, périphrases, circonlocutions et réticences inventées par notre ancienne politesse, ils faisaient intentionnellement bon marché de tout ce qui était nuance, délicatesse, élégance, et de tout ce qu'on entend, en cette matière comme ailleurs, par noblesse et distinction. Ces qualités essentielles et essentiellement françaises étaient môme l'objet de leurs plus
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épaisses railleries. Ils no recherchaient pas seulement le mot propre, mais lo mot familier, souvent vulgaire et bas, croyant par là donner plus de nerf à la pensée et à l'expression. Ils dépassaient le hul, oubliant que l'excès en tout est un défaut, el ils mettaient Wciss en colère. Une étude sur Flaubert, Barrière et Baudelaire, complétée bientôt par un article éloquent sur Alexandre Dumas fils, montra à quel point il détestait leur brutalité. Dirigée contre certaine outrecuidance dii réalisme naissant, son attaque venait à propos; adressées à un écrivain comme Alexandre Dumas fils, ses critiques n'étaient pas absolument justes nu du moins elles appelaient, pour rester dans la mesure, quelques ménagements et adoucissements nécessaires. Peut-être eût-il fallu expliquer comment celte tendance à la grossièreté se manifeste presque inévitablement dans les littératures et les langues fatiguées, lorsque l'écrivain, gêné par l'affadissement progressif qu'elles ont subi, se préoccupe do rendre au vocabulaire général un peu de la force qu'il a perdue. On a remarqué qu'au xvuc s#clo, lo mot ennui, si souvent employé par nos classiques et notamment par Racine dans son élégiaquo tragédie de Bérénice, correspondait à peu près aux termes dont nous nous servons aujourd'hui pour exprimer la plus vive douleur. 11 équivalait à ce que nous appelons chagrin, angoisse, désespoir. On citerait sans peine cent autres mots dont la signification s'est altérée et affaiblie, et c'est une curieuse observation à enregistrer que la plupart expriment des sentiments, tout au moins des sensations, comme si la faculté de sentir s'aiguisant avec lo raffinement des moeurs, exigeait du langage lui-même une acuité analogue et une sorte d'exaspération proportionnée à ce surcroît de sensibilité. En tout temps, d'ailleurs, il y a eu des écrivains, surtout jeunes et à leur début, romanciers, poètes, et aussi des orateurs, qui, emportés par un excès do passion et d'ardeur, ont été entraînés à amplifier, à grossir leur pensée, à lui donner plus de relief par une certaine rudesse de l'expression et même par de hardis emprunts à l'argot populaire. Bossuet lui-même en témoigne. Sa jeune éloquence ne se refusait d'abord aucune âpreté, aucune audace, mais à mesure qu'elle grandit, elle dépouilla sa première violence. Quelle différence il y a entre ses Panégyriques et ses Oraisons funèbres, entre ses premiers Sertnons et les derniers ! Il retouchait, il remaniait fiévreusement ses discours pour les
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amener à un degré do perfection qui no comportait plus «aucune outrance, même heureuse, même géniale. Il regrettait d'avoir appelé Jésus-Christ le tliv,n pewlu. Nous regrettons quelquefois, à notre tour, qu'il ait, ça et là, un peu trop édulcoré ses manuscrits avant l'impression définitive; mais nous admirons en même temps ces héroïques sacrifices a l'une des qualités maîtresses de l'esprit français, la mesure.
C'était précisément d'y manquer que J.-J. Weiss reprochait à Alexandre Dumas fils. Et il apportait à l'appui de son grief des échantillons nombreux de cette langue cassante et tranchante dont la substitution à la moelleuse souplesse do l'esprit français irritait son orthodoxie littéraire, comme uno scandaleuse hérésie.
Il faut relire, dans ses Essais sur l'histoire de la littérature française, qui représentent sept années do sa vie (1858-1865), le réquisitoire passionné qu'il dirige on même temps contre barrière, Flaubert, Baudelaire et Dumas fiîs. Il faut surtout revoir les citations qu'il emprunte au réalisme naissant et les expressions qu'il emploie lui-même pour justifier l'accusation qu'il lui intente. Quelle énergie! Quelle verdeur! C'était le bon temps de la critique. J.-J. Weiss reproche tout d'abord à ce réalisme d'être supcrlativemcnt artificiel et de s'éloigner do la nature au moment même «.ni il s'en réclame. La comédie do barrière, comme celle de Dumas fils, ne répond qu'à des conventions « dont l'arrangement pénible trahit l'équerre de l'architecte plutôt qu'il no révèle la main déliée de l'artiste ». Elle méconnaît, do parti pris,« les bienséances do l'art ». Et ce n'est pas seulement la comédie, c'est toute la poétique nouvelle qui brave ainsi notre légitime aversion. « Jointe à uno conception défectueuse de la nature humaine, elle nous a donné, dans M. Barrière, des scènes qui répugnent. M. Flaubert y a ajouté des peintures licencieuses, M. Baudelaire ne recule pas devant la gravure obscène; et ce qu'il y a de plus remarquable, ce qui montre bien l'art livré à la préoccupation dominante des choses matérielles, les trois auteurs déploient la même habileté plastique, la même puissance dans l'expression du geste et des attitudes du corps. Attitudes viles, chez M. Barrière, attitudes de volupté irritante chez M. Flaubert, attitudes pires encore chez M. Baudelaire, aucun des trois no s'eiïrayant de l'ignoble; mais celui-ci s'y enfonçant d'un air de triomphe... ».
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Et M. Alexandre Dumas fils n'est guère mieux traité. Le critique en veut surtout à ce qu'il appelle sa « dureté », aux « formes raides de son discours », à « l'aridité préconçue » de ses caractères, et surtout au langage qu'il prête, dans la passion même, à ses personnages, tous entêtés de logique, tous raisonneurs. « Ce sont des rectangles », dit-il quelque part, et il se plaint de cette mathématique appliquée au théâtre. Elle s'en tient à « la copie mécanique » des objets; elle aboutit à « une âpreté savante, concentrée et crue », elle tombe souvent dans « le trivial et le baroque, la trivialité est devenue pour M. Dumas fils une seconde nature... », « un tranquille épanouissement de vulgarité consciencieuse... ». La vilenie des moeurs correspond dans la littérature, et tout particulièrement dans la comédie, à un dogmatisme absolu et sentencieux, compassé et pédantesque, à « une violence plate, à un instinct terre a terre » qui nous montre les choses et les gens par leurs plus bas côtés, et « tantôt à une peinture sans entrailles de l'homme, tantôt à une misanthropie amère portée par l'excès de la souffrance au paroxysme de l'insensibilité. Le style est à l'avenant, banal et plat à souhait, « hardi et fier dans sa banalité ».
Ceci regarde spécialement Dumas fils, bien que J.-J. Weiss ne lui refuse pas le style et le déclare même spécialement doué pour y prétendre.
Dira-t-on que, depuis bientôt cinquante ans, l'opinion générale donne tort à la critique contre les fondateurs du réalisme? Qu'est-ce que cela prouve? La postérité n'a pas dit son dernier mot ni prononcé son arrêt définitif. A part une pointe d'excès, il y a bien du vrai, dans ce jugement d'un contemporain. L'effort accompli par le théâtre dans ce demi-siècle pour se rapprocher de la réalité n'a pas laissé que d'imprimer au dialogue dramatique, non seulement l'allure de la conversation la plus libre, mais une certaine crudité de couleur qui caractérise généralement la prose d'Alexandre Dumas fils, dans ses préfaces comme dans ses comédies. L'exactitude rectiligne de la langue scientifique a contribué au succès de celte nouvelle manière. On a fait quantité de pièces à thèse où l'auteur dramatique, transformé en philosophe, a développé sur la scène des théories politiques et sociales, si bien que, par une pente naturelle, il est allé de la théorie au théorème, c'est-à-diro qu'il n
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enfermé ses déductions et ses conclusions dans la formulo rigide d'un calcul de géométrie ou d'une équation algébrique.
En n'exagérant point cette remarque, on peut l'appliquer sans injustice à la sécheresse relative du style de Dumas fils; mais, comme tous les novateurs, l'auteur de la. Femme de Claude a été singulièrement dépassé par d'ambitieux successeurs qui, aujourd'hui, le renient pour leur maître et le proclameraient volontiers doucereux et fado, lui qui a engendré Bccque. On emploie maintenant, avec une préméditation avouée, tous les gros mots, toutes les locutions triviales devant lesquelles il reculait. On croit donner par là une preuve de force et on ne s'aperçoit pas que cette force est à la disposition du premier venu. 11 s'est même produit, sur ce point, une véritable émulation de surenchère. On a mis la grossièreté au concours; on l'a poussée aussi loin qu'on a pu, sans en atteindre toutefois l'extrême limite. C'est une matière où il est impossible de tout oser sans révolter un reste de pudeur qui veille en nous, bon gré, mal gré. Et, dès lors, qu'est-ce qu'un soi-disant réalisme qui est contraint de s'arrêter à moitié route, sinon une convention comme toutes les conventions littéraires, une question de dose, de plus ou de moins, une vérité relative que l'on fausse dès qu'on en abuse et qu'on prétend être plus naturelle que la nature elle-même, en ne lui prenant que ses scories et ses monstres, au risque de détruire son équilibre.
Il est certain qu'Alexandre Dumas fds est un de ceux qui ont ouvert la voie à l'école réaliste, dépassée bientôt par l'école naturaliste; et, quoiqu'il semble répudié aujourd'hui par l'une comme par l'autre, c'est bien lui qui a enseigné à ses successeurs cette langue sèche et rêche, qu'ils ont si vite amenée à la grossièreté pure et simple. Elle ne règne pas chez lui d'une manière continue, et surtout elle y parait quelquefois commandée par la hardiesse du dialogue ou entraînée dans l'emportement oratoire d'une tirade ou d'un morceau; mais c'est bien lui qui, le premier, s'en est offert l'usage et en a essayé l'effet sur le public. Elle lui a réussi. On a goûté comme une heureuse nouveauté cette simplicité apparente d'une conversation dans laquelle les interlocuteurs 3'cfîorcent de préciser leur pensée par l'emploi des images les plus courantes et les .plus communes, les plus brutales surtout, et où le lan-
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gage faubourien intervient comme un élément de force et de vérité.
C'est une tendance très caractérisée chez Dumas fils. On sent là un goût, un besoin perpétuel d'énergie factice qui ne peut se satisfaire que dans la recherche de l'expression triviale et du mot cru. On a raillé avec raison la fausse élégance, que dire de la brutalité calculée et voulue?
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II
Lc3 successeurs d'Alexandre Dumas fils. — Le théâtre naturaliste. — Le jargon canaille et poissard. — Décadence de cette langue. — Invasion de la langue scientifique dans la littérature dramatique et dans le roman. — Inconvénients de cette nouveauté. — Le Dictionnaire des arts et métiers. — Insuffisance de cette ressource. — Quelle influence le demiréalisme de Dumas fils a exercée sur son style. — En quoi ce style diffère de celui des Concourt. — Le résultat final.
Il était naturel que l'habileté et le succès de Dumas fils à transformer le langage de la comédie tentât le servum pecus des imitateurs, et Dieu sait s'ils ont succombé à la tentation. Nous avons déjà dit qu'une prime avait été offerte à la goujaterie. Plusieurs ont parlé, de propos délibéré, un jargon canaille, et ont même fabriqué un nouveau vocabulaire poissard avec des mots ignobles et des jurons, une langue insolente et impudente qui n'a d'autre originalité que son effronterie. Cotte barbarie a eu son heure de vogue; elle commence à perdre le singulier prestige dont l'avait entourée un moment la sottise contemporaine. Les attardés qui la cultivent encore doivent renoncer pour toujours à l'espoir do nous l'imposer. Elle n'a en elle aucun pouvoir régénérateur.
D'autres, frappés de l'extension toute naturelle que les conquêtes quotidiennes de la science ont donnée à la langue scientifique et de l'importance.que celle-ci a prise, même dans la conversation, ont cru voir là un sérieux élément de transformation et de richesse. Plus savants eux-mêmes, ou du moins plus initiés aux formules expérimentales, et moins dédaigneux de leur froide exactitude que ne l'étaient autrefois les gens de lettres, ils essaient de se les assimiler, ils,s'en om-
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parent pour leurs comparaisons et leurs métaphores. Nous avons lu des romans, nous avons vu représenter des comédies dont l'idée première était figurée par une image professionnelle ou industrielle, par un mot de métier. Et ces romans et ces comédies ont obtenu un très vif succès, ce qui prouve que si cette phraséologie nouvelle ne leur a pas profité, elle no leur a pas nui non plus auprès d'un public un peu matérialisé luimême et industrialisé.
Ce n'est pourtant point une bonne réforme. A première vue, la terminologie de la science a une rigueur qui ne convient guère à l'expression des sentiments, chose essentiellement ondoyante et diverse dont elle no saurait rendre toutes les nuances. Comment appliquer à leur incessante mobilité, à leur « éternel changement » l'immuable fixité d'un vocabulaire mathématique? C'est l'absolu introduit de force dans le domaine du relatif. Il n'y peut que fausser la pensée, en lui ôtant toute marge pour évoluer et se mouvoir. L'expérience en a été faite depuis longtemps. Vers le milieu du siècle dernier, quelques écrivains, Maxime Ducamp, Laurent-Pichat, Louis IJlbach, inquiets du dommage inévitable, mais peu regrettable, que la disparition progressive de toute une catégorie de métaphores et de périphrases mythologiques avaient causé à la langue française, se proposèrent de réparer cette perte par des emprunts aux découvertes et aux inventions modernes. Ils pensèrent qu'on pouvait aussi s'adresser au Dictionnaire des arts et métiers et que la poésie elle-même ferait bien d'y puiser pour combler cette lacune. De son côté, Théophile Gautier soutenait qu'il n'y avait pas d'étude plus profitable, et que la langue, menacée de s'appauvrir, trouverait là toute une mine à exploiter.
Ce ne fut qu'un filon. Il donna moins qu'on ne l'avait espéré et, aujourd'hui, des ingénieurs qui, au sortir de l'Ecole polytechnique, ont bifurqué vers les lettres n'ont pas tiré grand parti, pour leur style, de leur bagage scientifique. A peine leur a-t-il fourni, çà et là, quelques mots, quelques phrases, des titres de romans et de comédies où la mécanique et la minéralogie ont laissé leur trace. La vérité est que le contraste entre la rigidité de la science et la flexibilité de la littérature s'oppose à tout empiétement trop marqué d'une langue sur l'autre et qu'on dénature ou qu'on déforme ces deux instruments égale-
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ment nécessaires lorsque, par un mauvais esprit d'innovation, on s'obstine à les mêler. La botanique et une partie considérable de l'histoire naturelle, autrement dit le règne végétal et le règne animal, semblent offrir plus de ressources à l'écrivain en quête d'expressions et d'images; mais on on a usé dans tous les temps, on en a même abusé, en prose aussi bien qu'en poésie, et on a fait une consommation de fleurs et d'oiseaux réservée aujourd'hui aux romances sentimentales. Il n'y a presque plus rien à en tirer.
Au demeurant, la langue, écrite ou parlée, s'est peu enrichio depuis un siècle, au contact do la science. Les écoles dites réalistes et naturalistes se sont imposées à l'attention publique, bien moins par la nouveauté de leur facture que par le sujet de leurs tableaux. Sauf ces quelques mots inconvenants dont nous parlons plus haut, elles ont employé, dans leurs scènes les plus grossières, la langue usuelle, panachée à peine de quelques néologismes sans conséquence, déjà défraîchis et abandonnés.
Ce n'en est pas moins Dumas fils qui a commencé le mouvement et donné le branle. Dans sa passion de logique, il a parlé souvent une langue spéciale, toute endéduclions etsyllogismes. Moraliste plus encore qu'homme de théâtre, il n'a pas toujours échappé à l'aphorisme impérieux et tranchant; il a même cherché assez souvent cette quadrature du raisonnement rectangulaire, si chère à Pascal, si rare chez Montaigne, qui aboutit nécessairement à l'arrangement de la phrase en pensée, on maxime, au préjudice de la facilité et de la grâce. Plus de contours sinueux et estompés ! Plus de ces moelleuses ondulations qui atténuent la raideur d'un dessin trop appuyé. Cette aisance qui était le don do l'âge classique n'a pas complètement disparu, mais un peu do gêne se montre. L'auteur, s'il est permis de s'exprimer ainsi, semble plus serré dans son habit, plus compassé dans sa tournure, et on prévoit que chez les meilleurs relie application deviendra bientôt tourment et torture.
Nous serions trop heureux si on s'en fût tenu là. Celte précision de Dumas fils, un peu anguleuse avec ses vives arêtes, est encore un élément de solidité et de force. Elle donne l'idée do ces murs puissamment cimentés, au long desquels ne se déroule aucune végétation parasite, et qu'une sévère police défend contre l'invasion de la ronce et du lierre. 11 y grimpe encore, malgré l'ordonnance, assez de liserons et de cléina-
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tites pour réjouir l'oeil et dissimuler la configuration ùri peu trop symétrique de la bâtisse.
On est allé beaucoup plus loin, on ne s'est pas contenté des transformations spontanées que subit une langue; on en a impose d'autres à la langue française et, en les lui imposant, on l'a sensiblement détériorée. Il est démontré, il est évident que les langues se modifient toutes seules, avec plus ou moins do rapidité, au fur et à mesure de leurs besoins; mais qu'on n'y peut introduire, par force ou artifice, aucun élément nouveau qu'elles ne rejettent d'elles-mêmes comme incompatible avec le développement naturel de leur liberté.
Nous avons vu que le néologisme et l'archaïsme n'y peuvent rien, que ce sont des expédients dont l'insuffisance saute aux yeux et qui ne donnent satisfaction qu'à la curiosité des linguistes. Il en est de môme do l'hyperbolisme, c'est-à-dire d'une certaine enflure et bouffissure du mot qui ne sert qu'à l'afïaibl-r et à fausser l'idée. On s'en fatigue très vite comme d'une balance trompeuse qui finirait par déprécier les balances justes, et on répudie, pour la même raison, cette langue brutale qui s'encanaille et se dévergonde à plaisir. A quelque point de vue qu'on se place, on arrive à conclure qu'il faut laisser les langues accomplir librement leur évolution. Tout ce qui va contre leur indépendance est en soi fragile et caduc. L'originalité d'un écrivain ne consiste pas plus à devancer le travail du temps qu'à le contrarier en essayant de rajeunir ce qui a vieilli. Les langues sont comme la nature elle-même, lentes à se mouvoir. Leur progrès, quand elles ont encore à progresser, leur marche, quand elles commencent à se fatiguer, se caractérisent par une égale paresse, ou plutôt par une égale hésitation. Encore une fois,Naturanon jacit salins. Les langues n'en font pas non plus.
Et c'est là ce qui marque bien la différence entre la langue de Dumas fils et celle des Goncourt. La première caractérise une évolution qu'un besoin de précision essentiellement moderne, et né du développement do l'esprit scientifique, avait sans doute rendue inévitable. Ainsi envisagée, elle constitue encore un progrès, acheté au prix de quelques sacrifices. La seconde, sortie brusquement du cerveau d'un homme de lettres, n'est qu'une création artificielle, contraire au mouvement naturel, qui est très long et très insensible au début des transformations durables. Eh fait, elle n'a rien donné, ou bien peu
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(le chose, car on ne peut pas considérer comme une conquête sérieuse l'emploi perpétuel de un rien pour un peu, do pas très pour pas beaucoup, de tel substitué à comme, de oh! combien! jeté à tout propos — entre tirets — après une épithèto quelconque dans une phrase aussi quelconque que Pépithète ellemême; et surtout (car il faut toujours y revenir) le sort bizarre qu'on a fait à la préposition avec, en la séparant de son complément, en toute circonstance et coûte que coûte. Ici l'abus est flagrant, criant, et tourne à la manie (1) : « Je vous envoie, madame, mon hommage habituel, tel un fidèle serviteur, avec, pour inaugurer ce jour de l'an pluvieux — oh ! combien ! — quelques bonbons plutôt acides, dans une petite et fermée boite. Vous dirai-jo qu'ils sont symboliques? Non, pas très; et j'y dépose aussi ce billet avec, pour vous faire rire un rien, mon coeur ! » Voilà comment se comporte aujourd'hui, dans l'école, la correspondance galante; voilà l'originalité à laquelle on prétend. Elle offre les facilités les plus séduisantes à tous les imitateurs d'imitateurs; niais qu'elle ait rien ajouté aux ressources dont nous disposions auparavant, c'est ce qui paraîtra contestable. Des nouveautés qui ressemblent à des jouets d'enfants ne peuvent pas être considérées comme une richesse. Nous avons montré que le néologisme, sauf légitimé par un besoin évident, que l'archaïsme, nuisible à qui l'emploie, et toujours impuissant à ressusciter ce qui est mort, ne pouvaient pas non plus être considérés commedesacquisitionsprofitables. Ne s'ensuit-il pas tout naturellement que tous ces attentats contre la nature des choses ont laissé la langue française dans l'état où elle était avant qu'on ne les dirigeât contre elle, c'est-à-dire à peu près saine et sauve sous la plume de grands et illustres écrivains dont chacun a eu son style, s'est fait son style, sans recourir à des procédés arbitraires et baroques?
(1) C'e3t au moins la quatrième fols que j'y reviens, sous l'empire d'un agacement dont je ne puis me défendre. Il faut bien taper trois et quatre fols sur un clou pour l'enfoncer.
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CHAPITRE XV
LA SYNTAXE ET L'ORTHOGRAPHE
I
La réforme de l'orthographe. — Causes et prétextes. — Libertés contestables. — Bizarreries et incorrections. — Tolérances fâcheuses. — Les partisans et les adversaires. — La déformation de l'orthographe aboutit à une déformation de la langue. — Concessions aux illettrés et aux ignorants.— L'orthographe et la langue, désormais fixées, ne subiront plus de changements notables. — Elles sont au point.
Dans le mémo temps que cette manie de nouveautéssévissait, les pédagogues songèrent à d'autres réformes; réformer est si attrayant! Us s'en prirent à la syntaxe et à l'orthographe. Les journalistes se mirent de la partie, et la grammaire passa un mauvais quart d'heure; c'était à qui en réclamerait la simplification. Elle donnait trop de mal, elle prenait trop do temps à la jeunesse studieuse qui pâlissait sur ses difficultés. Il faut dire à la décharge des réformateurs qu'ils n'étaient pas les premiers. On aime, on France; la casuistique du langage, a dit SainteBeuve, et il y a quatre siècles qu'on s'y adonne. Il y a quatre siècles que certains docteurs demandent qu'on écrive comme on parle, et qu'on leur répond que ce serait la tour de Babel, parce que la prononciation varie encore et a surtout longtemps varié de province à province.
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i!90 LA LANGUE NOUVELLE
Ils ont. de nos jours, recommencé cette campagne avec un redoublement d'opiniâtreté. Le grelot ayant été attaché par Sarcey qui, en cela, no se montra pas judicieux conservateur de la langue, chacun fit ses propositions. A l'origine, elles étaient modestes et on aurait pu, à la rigueur, y souscrire. Il s'agissait tout simplement de rendre plus facile aux jeunes cancres l'art de parler et d'écrire correctement en français, et d'épargner aux autres une étude pénible, rebutante et sans grande apparence de profit. Les réformateurs alléguaient que, dans tous les examens et concours qui ouvrent les carrières libérales, les fautes d'orthographe prenaient aux yeux des juges une importance excessive; qu'une simple inadvertance pouvait causer à un candidat bien doué et suffisamment instruit un dommage irréparable en le détournant de sa véritable vocation; qu'il ne fallait pas l'éliminer sans appel pour une étourderie qui n'était pas toujours une preuve d'ignorance; que certaines orthographes avaient été longtemps douteuses et contestées; qu'elles n'étaient pas encore fixées d'une manière définitive; que nos pères n'y regardaient pas de si près; qu'on pouvait être un esprit supérieur et s'égarer dans le labyrinthe des participes, etc.; qu'enfin la réforme était une rectification destinée à corriger certaines anomalies qui, dans notre grammairo nationale, déconcertent la logique et le bon sens.
Ainsi parlait Labiche lui-même, le grand Labiche, dans une petite comédie qui s'appelle précisément la Grammaire : « Ah! ces maudits participes ! Tantôt ils s'accordent, tantôt ils no s'accordent pas... on ne sait jamais par quel bout les prendre ! » Et le héros de la pièce, réduit à fairo tenir sa correspondance par sa fille, s'écriait avec admiration devant cette aimable enfant : « Regardez ! Voilà mon orthographe qui passe !... »
Les modifications indiquées par Sarcey et son groupe no nous choquaient donc pas outre mesure. Cependant, le vicerecteur de l'Académie do Paris, le véritable grand maître do l'Université, M. Octave Gréard, procédait à leur égard avec une extrême prudence et, sans les rejeter de parti pris, il n'en admettait qu'un fort petit nombre, universellement réclamées. Encore se bornait-il à donner un simple avis, pour le jour où l'on voudrait absolument réformer, ou en avoir l'air. 11 n'en passa pas moins pour acquis à la révolution grammaticale et
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les révolutionnaires, oxploitant cotte adhésion très limitée, s'autorisèrent immédiatement de son nom, qui leur apportait force et crédit.
D'abord les c5:osos en restèrent là. On tâtait l'opinion. Le Conseil supérieur do l'instruction publique et l'Académie française, également consultés, délibérèrent longtemps, avec la bonno envio do faire quelque chose et, au mois do mars 1901, nous oûmes onfin ce bâton un pou flottant qu'on a appelé la réforme do l'orthographe Vue do près, cllo no parut pas méchante et ses adversaires eux-mêmes proclameront sa bénignité. Ils so calmèrent tout à fait quand ils surent qu'ello n'était pas obligatoire. C'est uniquement une série d'amondomonts facultatifs, un complaisant ad libitum, un perpétuel comme il vous plaira. L'arrêté ministériel qui la consacrait s'efforçait do lui ôlor tout caractère radical. 11 n'ordonnait pas aux commis on nouveautés d'écrire à leur petite amie, comme lo demandait un jour ironiquement Théophilo Gautier : « Ogusline,je t'utan o o du fobour du Tenple!» Pour tout dire,la montagne était encore une fois accouchée d'une souris.
Après avoir reconnu que son produit était à peu près inoffensif, on lui fit toutefois quelques petites chicanes assez justifiées. Prenons, dans l'ordro où on nous les soumit, un certain nombre d'exemples. 11 est maintenant loisible do dire indiiïé* reminont : dos habits do femmes ou de femme. Soit ! Mais voyezvous d'ici La Valette s'évadant do sa prison avec dos habits do femmes, comme si les robes de la sienne n'y avaient pas suffi. Ce pluriel a un petit air ridicule dont tous les délicats conviendront.
•Un enterrement passe; quelqu'un cric : « Chapeau bas! » Alloz-vous, avec la permission qu'on vous donne, écrire :« Chapeaux bas ! » Evidemment, co n'est qu'une nuance, mais sensible, malgré sa finesse. Pareillement, j'aurais bien do la peine à écrire que jo viens d'acheter dans une vonto deux Meissoniers,
VAX revanche, les réformateurs ont fait preuvo do sens en décidant que, pour les mots étrangers tout à fait entrés dans notre langue, on aurait lo droit d'appliquer la règle générale ot d'écrire des exeats comme on écrit des déficits. Ils n'ont pas été moins bien inspirés en nous autorisant à écrire : de la bonne viande, aussi bien que de bonne viande; on a abattu les arbres
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le plus exposés ou les plus exposés; — elle a l'air doux ou douce; — je vous envoie ci-joint ou ci-jointe la pièce demandée; — ils sont sortis chacun de son côté ou de leur côté.
On citerait beaucoup d'autres libertés que l'arrêté ministériel octroie aux écoliers et qu'il était raisonnable, sinon nécessaire, de leur octroyer, du moment qu'on voulait leur rendre l'étude de l'orthographe moins compliquée et moins longue. Il en est d'autres sur lesquelles il est permis de conserver quelque doute, parce que les petites dérogations qu'elles impliquent produisent mauvais effet à l'oeil ou à l'oreille et vont même, cà et là, jusqu'à heurter la construction rationnelle de la phrase. Ainsi, dans le paragraphe qui concerne l'adjectif, cette concession bizarre : « Comme on dit : «se faire fort», on pourra dire: « se faire forte, forts, fortes, etc.... ». Cela parait barbare. Qu'on entende une dame, dans une promenade, dire qu'elle se fait forte do gravir celte montagne, n'en conclura-l-on pas que son instruction élémentaire a étc ru gjjgée? Se faire fort est un verbe tout d'uno pièce, malgré son apparence composite, aussi bien que se vanter de, se flatter de..., et il n'y faut rien changer sous peine de mutilation. Notre promeneuse féminisant le mot fort comme un simple adjectif semble aussi mal parler qu'une couturière qui dirait : « je finisc une robe pour le bal do ce soir, » sous prétexte que couturière est un substantif féminin.
Les objections de détail se pressent sous la plume. Le lendemain du jour où parut l'arrêté, un journaliste protesta contre la faculté laissée aux dames par le ministre de l'instruction publique, le Conseil supérieur et l'Académie, d'écrire : « je suis tout à vous », ou « je suis toute à vous ». 11 a expliqué que les deux locutions n'avaient pas du tout le même sens, qu'il fallait, de toute nécessité, distinguer entre elles et que, pour sa part, il se refusait à les confondre. C'est peut-être un peu subtil.
Le ministre a voulu qu'on tolérât la suppression do l'apostrophe dans les verbes composés comme entrouvrir. 11 aurait pu stipuler également pour aujourd'hui et pour grand?mère, bien que l'apostrophe ait ici une valeur d'abréviation. Où il s'est montré le plus hardi, c'est en réglant, dans les verbes, les rapports entre le conditionnel et le subjonctif. On sait que leurs relations ont toujours été un peu tendues et l'on cite souvent la phrase légendaire de ce grammairien qui disait à ses élèves : « Je voudrais que vous vous enthousiasmassiez conuno
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LA SYNTAXE ET L'ORTHOGRAPHE 293
moi pour les belles singularités de la langue française ». Ilélas ! ils n'en auront plus l'occasion. Le ministre admet le présent du subjonctif au lieu de l'imparfait « dans les propositions subordonnées dépendant de propositions dont le verbe est au conditionnel présent ». Exemple : « Il faudrait qu'il vienne ou qu'il vînt?». Était-ce bien nécessaire? Cet imparfait du subjonctif, si attaqué, si conspué, ne marquait-il pas une différence intéressante à maintenir entre doux idées qui no sont pas toujours exactement semblables? Toutefois, celte simplification, depuis si longtemps réclamée, présente tant d'avantages que, là encore, on passerait volontiers condamnation. Elle nous épargne, dflns certains verbes déjà lourds par eux-mêmes, l'emploi do ces formes massives qui, bien que correctes, étaient bannies de la conversation et même de l'écriture, parce qu'elles exposent celui qui en use à se faire moquer de soi et à passer pour un cuistre.
Restent les participes. Ah! les participes, c'était la grosso affaire ! Peut-être même était-ce la première et véritable cause de cette petite guerre officielle déclarée à l'orthographe. Labiche no pourrait plus dire qu'on no sait jamais par quel bout les prendre, car, depuis trois ans, on peut les prendre — pas tous, mais un certain nombre — par le bout qu'on veut, qui n'est pas toujours le bon bout.
On écrit à volonté : « Les sauvages que l'on a trouvé ou trouvés, errant ou errants dans les forêts... »; — les fruits que je me suis laissé ou laissés prendre ». C'est fort commode et la grammaire française, qui est l'art de parler et d'écrire correctement en français,s'en lrouvenotablemcntsoulagée;maisc'est égal, on ne fera pas que les deux exemples ci-dessus n'aient, à première vue, un aspect désobligeant ; le second surtout : « les fruits que je me suis laissés prendre ». Est-ce habitude? Est-ce routine? La phrase ainsi écrite paraît d'une effrayante incorrection. Ce n'est pas seulement la vieille orthographe qui souffre, c'est la logique elle-même.
II est entendu que l'intention est de faciliter aux élèves do toutes nos écoles l'étude d'une langue que la plupart d'entre eux, occupés d'autres soins, ne seront pas tenus de bien parler et n'auront pas à bien écrire. On veut leur laisser plus do temps pour se munir de connaissances qu'on croit plus pratiques, et mieux régler ainsi l'emploi des heures consacrées à leur travail. -
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291 U UNCIK NOUVF.LLK
Ksl-ro un l)nn cnloiil? Ou eu peut (Imiter; mais, pour être justes, n'oublions pas que In rôfornin n'est (|u'uno tolérance et que la mauvaise orthographe n'est pas encore obligatoire, d'où il suit (pie nous restons libres d'observer les vieilles règles et d'écrire en français.
Heaucoup d'écrivains useront de cette faculté. On sait qu'i y a toujours moyen d'éluder certaines tournures à la fois correctes et ridicules, attendu que les trois quarts du temps, il s'agit bien moins de grammaire (pie d'euphonie et qu'avec un peu de dextérité on échappe sans accroc aux prescriptions grammaticales trop absolues.
Tous comptes faits, la réforme parait sage et modeste, et nos alarmes seraient à peu près dissipées si l'expérience ne nous avait appris à quel point il est dangereux de donner le premier coup de pioche dans un vieux mur.
C'est pourquoi un peu de défiance persiste. De prévoyants linguistes, dont la timidité est le moindre défaut, ont regretté qu'on touchât, mémo d'une main légère, à notre ancienne orthographe. Ils considèrent que la langue y a perdu de sa physionomie, dont faisaient partie certaines irrégularités, et (pie, pour minces qu'elles soient, les concessions faites sont autant de primes, sans aucun profit, à l'ignorance et à la paresse. A leurs yeux, celte soi-disant réforme pourrait bien devenir une mésaventure préparéo à la langue française par de maladroits amis, un petit pavé do l'ours.
Parmi les adversaires do ce premier pas — le seul, dit-on, qui coûte — il en est d'absolument irréductibles; mais ils conservent l'espoir que la force elle-même, fût-elle représentée par les pouvoirs publics, ne pourra rien contre la vieille grammaire. L'usage est le maître et le sera toujours. Il créera au besoin do vicloricusesineorrectioiis. Allez donc, aujourd'hui, par exemple, lui chicaner l'adjectif inlassable, qu'on rencontre à tout bout de champ, et qui est bien le plus mal formé qui se puisse imaginer puisqu'il détruit une règle. 11 sonne à l'oreille aussi disgracieusement que si on disait inlégal, inlêgitime, inleltré, inlibéral, inlicite, intimité, inlogique; ou encore in médiat, intnoral, ilinuialbe, inmérité, inmodéré, inmoilestc, in mortel; ou encore iluéeusable, i n ré f niable, inréligienx, in résolu, inséparable, inrévoeablCi etc., etc. Inutile d'insister : inlassable est un énorme bnrbntisliie que l'Usage, qui n'en démordra plus, a pris à son
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LA SYNTAXK KT l/OIlTIIOfiHAPIIE 29.'>
compte. Dos mots, dos formes, dos tournures, dos locutions, dos prononciations môme disparaîtront ot soroiU remplacés par d'autres, si l'usage le veut. Archaïsmes, néologismes, c'est lui qui en décide, c'est lui qui refuse ou accepte, c'est lui qui rejette ou relient, qui conserve ou réforme, c'est lui enfin qui, comme le président d'un conseil de revision, prononce le mot sacramentel : « Bon ou mauvais pour le service ! »
Il exerce un pouvoir absolu, arbitraire, sans appel ni recours, et les grammairiens, qu'on accuse, n'ont jamais fait qu'enregistrer ses arrêts. Lorsque l'usage avait consacré ou proscrit une façon de dire ou d'écrire, ces malheureux sur lesquels une sorte de pédantismo à rebours crie haro, considéraient avec raison que sa décision avait force de loi et transformaient ses caprices en régies. Ils n'ont jamais été que les exécuteurs do ses hautes oeuvres et le grand grief contre eux c'est do n'avoir pas fait de révolution contre lui.
La commission de l'Académie, devant qui le procès était porté, ne s'est-elle pas montrée trop accommodante? N'a-t-olle pas jugé nécessaire de faire la part du feu et do sacrifier les tentures pour sauver les gros meubles? Nous qui, dans notre for intérieur, comparions l'Académie au général américain Jackson, celui-là mémo que, dans la guerre de la Sécession, son inébranlable ténacité fit appeler Slimewall, mur de pierre, nous avons été un peu surpris quand elle a cédé. Encore faut-il lui savoir gré de n'avoir cédé que pour en finir, sans conviction et à contre-coeur, co qui donne le droit d'espérer qu'elle reste un rempart contre de nouvelles et encore plus téméraires entreprises.
On se plaît à répéter que co sont les irrégularités do la syntaxe et, par suite, les exceptions de la grammaire qui déconcertent et découragent nos écoliers. Je voudrais bien qu'on me montrât le poète, lo savant, l'ingénieur ou lo marchand de comestibles dont elles ont entravé la carrière. Ont-elles empêché Lamartine, Pasteur ou Potin, d'être Potin, Pasteur ou Lamartine? Vous voulez supprimer des bizarreries consacrées par l'usage, soit! Allez-y, braves gens, nous allons en voir de belles. Il n'y a pas deux verbes français qui so ressemblent — vous en conviendrez — comme courir et mourir; une lettre changée et ce serait lo même mot. Il faut donc, de toute évidence, les apparier, les classer sous la même étiquette, et sur-
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290 LA LANGUK NOUVELLE
tout les soumettre l'un et l'autro au même système de conjugaison :
Jo cours Tu cours Il court Ils courent
Je mours Tu mours Il mourt Ils mourent.
11 faut, par la même raison, dire mon ru, comme on dit couru. Et,déjà,les enfants, dans la logique do leur petit cerveau, no so font pas faute de le dire.
Il y aurait encore un autre moyen do rétablir la parité entre ces deux frères jumeaux que la grammaire, esclave naturelle do l'usage, a traités d'une manière si différence; on dirait lo Biennal est corl comme on dit : « Vidocq est mort » ; et la grande Course de haies est corte, comme Bossuet dit : « Madame est morte ! »
Laissons là ces niaiseries. Lo point grave, c'est qu'on ne peut toucher à la syntaxe et à l'orthographe, c'est-à-dire à la grammaire, sans toucher à la langue elle-même, déjà très éprouvée après la crise qu'elle a subie et qui n'est pas complètement conjurée. On a discuté, on discutera encore cette prétendue réforme. A côté des partisans, qui n'ont pas voix légitime au chapitre, et qui n'obéissent, en la prônant, qu'à un mauvais instinct révolutionnaire, elle a des promoteurs sincères qui la croient tout ensemble justifiée et efficace. Tout ce qu'on leur demande, c'est de modérer leur zèle et de rester dans la mesure où ils se sont tenus jusqu'à présent. Il nous est impossible do ne pas frémir en voyant cette pauvre vieille orthographe française qui, suivant nous, fait corps avec la langue elle-même, livrée ainsi à tous les assauts.
A cela on nous répond que nous sommes des ignorants et des aveugles. De ce que le vocabulaire grossit de jour en jour pour faire face à des besoins nouveaux, nos contradicteurs infèrent que la langue, elle aussi, n'est qu'un perpétuel devenir. Ils nous demandent avec ironie si nous nous figurons, en lisant Athalie dans une édition réconte, que nous avons sous les yeux l'orthographe même de Racine. Qu'ils nous fassent plus d'honneur ! Non ! Nous ne sommes pas taupes à ce point. Que les grammaires et les orthographes se soient fixées après le fond de la langue, et plus lentement, c'est un phénomène naturel que
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LA. SYNTAXE KT ï/OnTIIOf.RAPIIB 207
nous n'avons jnmnis contesté, mais qui no prouve pas du tout que la grammaire et l'orthographo no soient pas, pour ainsi parler, adultes, et n'aient pas acquis, a celte heure, ce maximum de stabilité contre lequel ne saurait prévaloir aucun décret. On no peut plus guère les modifier sans les déligurcr et les appauvrir.
L'idée qu'on nous oppose est très claire, très simple, mais jo la crois radicalement fausse. Ne voyez-vous pas, nous dit-on, que toutes les langues vivantes se renouvellent indéfiniment? Non ! elles no se renouvellent pas, ou du moins cela dépend de la date do leur naissance. Arrivée à sa pleine maturité, à sa pleine force, une langue y stationne un assez long temps, puis elle s'altère et dépérit comme l'être humain. Comme lui, elle a son enfance, sa jeunesse, sa virilité et sa vieillesse; comme lui, elle finit par mourir soit des atteintes de l'âge, soit des coups quo les novateurs lui portent. Les diverses phases de son existence peuvent embrasser un grand nombre de siècles; leur prolongation dépend des destinées historiques du peuple qui la parle. On parla le grec à Alexandrie bien après les successeurs d'Alexandre; était-ce donc un renouvellement de la langue do Thucydide et do Sophocle? Et dira-t-on que la langue grecque n'était pas fixée avant Plotin?
Prenons un autre exemple, frappant, décisif, et sur lequel tout le monde pourra s'entendre. Le latin, ce latin qu'on étudie encore vaguement dans les lycées, il a eu, à l'origine, son flottement comme toutes les langues. J'admets qu'il n'était pas fixé, ou du moins qu'il ne l'était pas complètement au temps d'Enniuset do Lucilius, même de Lucrèce; même, si vous y tenez, au temps de Cicéron et de César; même à la grande époque d'Auguste et de Virgile. Direz-vous qu'il ne l'était pas au deuxième siècle, après Lucain, Tacite, Pline et Juvénal? II est si bien fixé à ce moment-là que la décadence arrive et se précipite. Le latin ne se renouvelle plus, il meurt, à moins qu'on ne soutienne que la langue romane était encore la langue latine.
Le français a mis environ le même temps à se fixer; mais, il faut en faire son deuil : c'est fini. Quelques néologismes de mots ou de phrases, de bizarres tournures improvisées par des écrivains qui s'intitulent eux-mêmes décadents, no sont que des excroissances inofîensives et des appendices sans valeur.
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Noire langue a gravi pas à pas lo plalcau où elle doit so tenir sous peine do descendre, sur le versant opposé, la pente fatale. Kt j'en dirai autant do l'orthographe. Voltaire écrivait tirun pour lyran; eh bien, après? Napoléon, malgré ses origines italiennes et ses connaissances militaires écrivait invariablement enfanterie au lieu d'infanterie. Qu'est-ce que cela prouve?
N'exagérons rien. Ici, nous rencontrons des maîtres pour lesquels nous professons le plus absolu respect. Il est bien certain quo M. Emile Deschanel, écrivant tout un livre sur les déformations de la langue; quo M. Octave Gréard, frappé des difficultés do notre orthographe et cherchant à y remédier avec prudence, et seulement dans la mesure nécessaire pour épargner aux écoliers un cassement fie tête inutile, ont obéi l'un et l'autre à une très légitime préoccupation.
On les a écoutés, on a introduit dans la syntaxe et l'orthographe, telles quo nous les tenions du dernier règlement opéré parles grammairiens, do petites réformes quipeuvent avoir leur utilité. Il n'est assurément pas très correct dédire :«Cet homme est plus savant que vous ne pensez ». Ce ne ne s'explique pas. M. Emile Deschanel fait remarquer qu'il vient on ne sait d'où (1). 11 faut dire : « Cet homme est plus savant que vous pensez ». On s'y essaie, sans grand succès jusqu'à présent. Il est également incontestable (pie la façon d'écrire certains mots, do former certains pluriels, semble défectueuse, anormale, et que les participes surtout causent — ou causaient — à la jeunesse studieuse de réels soucis. Cependant, il n'y a guère plus d'une vingtaine d'années, ces irritants, ces imprenables participes, la jeunesse studieuse les prenait sans trop de peine comme nos difficultueuses grammaires voulaient qu'on les prit, et le travail de mémoire auquel il lui fallait se livrer pour y parvenir lui profilait comme profite, à cet âge, tout effort intellectuel. Mais enfin oh consacrait à l'orthographe des participes un temps précieux et il était facile de prévoir qu'il y aurait un jour une réaction contre leurs exigences. Qu'est-il arrivé? C'est que la réaction, suivant son habitude, est allée trop loin, qu'on ne s'est pas contenté do simplifier la règle des participes, que des réformateurs radicaux ont soutenu qu'il
(1) A vrai dire, on voit assez aisément d'où il vient. Il vient d'une négation tltii est dahâ l'esprit des deux interlocuteurs : ■ Vous ne pensez pa3 cet homiîie aussi savant qu'il l'est
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l\ SYNTAXE KT l/OllTIIOCUAI'IIK iW
fallait coiifoi'inor l'oithographe à In prononciation; qu'ils ont obtenu en partie gain de cause, qu'il y a une tendance paresseuse à leur faire «le nouvelles concessions et qu'ainsi, do complaisance en complaisance, à force de déformer l'écriture, c'està-dire la figure même de la langue, on aura déformé la langue elle-même au point que ceux qui l'aiment ne la reconnaîtront plus. Ce sera un beau résultat !
Ecoutez ce même Emile Dcselianel, le moins pédant des maîtres, qui s'écrie : « Pourquoi ne pas défendre, à notre tour, la bonne langue française, honneur do nos pères? » Ecoutez Michel Jîréal, qui rappelle, dans sa Sémantique, qu'un goût naturel portait les anciens grands lettrés français, la plupart gens du monde, à s'occuper des problèmes ou difficultés de la langue française », pour en écarter « tout ce qui est obscur, inutile, bas, trivial... ». Enfin, croyez-en Littré, qui reconnaît que l'usage, quand on lui permet do s'implanter, « est très susceptible do céder à de mauvaises suggestions ». Et non seulement Littré, mais La Hruyère, mais Lamennais, qui disait déjà, il y a soixante-dix ans : « Les langues ont, comme la société, leurs maladies, et quelquefois mortelles... On no sait presque plus le français, on ne l'écrit plus, on no le parle plus. Si la décadence continue (elle a continué), cette belle langue deviendra une espèce do jargon à peine intelligible ». Reste liossucl qui, sur celte ridicule idée, aujourd'hui en faveur, d'écrire les mots comme on les prononce, a donné son opinion et signalé, du premier coup, lo vice irrémédiable do ce qu'on appelle l'orthographe phonétique : « Il ne faut pas, dit Bossuçt, souffrir cette fausse règle d'écrire comme on prononce, parce que, en voulant instruire par là les étrangers et leur faciliter la prononciation do notre langue, on la fait méconnaître aux Français mêmes. Si l'on écrivait tans, chan, émais ou èmès, anlerreman, qui donc reconnaîtrait ces mots? On ne lit pas lettre à lettre; mais la figure entière du mot fait son impression tout ensemble sur l'oeil et sur l'esprit ; do sorte que, quand cette figure est considérablement changée tout à coup, les mots ont perdu les traits qui les rendent reconnaissables à la vue, cl les yeux ne sont pas contents » (1).
(1) Je n'ai pas à cacher que me trouvant ici pleinement d'accord avec M. Emile Desclianel, je lut emprunte la plupart de ses citations. Je n'en eusse point trouve d'aussi caractéristiques.
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300 LA LANGUE NOUVELLE
M. fimilo fteschanel a protesté contro cotlo malheureuse orthopédio qui casso et briso sous prétexte do rectifier ot qui, en matière d'écriture, prend pour des infirmités certaines exceptions dont elle no comprend pas l'utilité, n'en apercevant pas l'origine.
Il nous apparaît bien qu'elle a contribué, pour sa part, à défigurer notro idiome français, et qu'en tout cas, le moment était mal choisi, dans cette fièvre do destruction qui sévit contro lui depuis quelques années, pour offrir cetto arme nouvelle aux démolisseurs. Toutes les raisons qu'on en a données sont faibles à côté du grand intérêt de conservation qui s'oppose, a cette heure, aux entreprises de ce genre. Il faut éviter les secousses aux malades (1).
(1) Et puisque nous discutons sur la correction grammaticale, Je soutiens, malgré les puristes, et malgré M. Emile Deschanel lui-même, que cette dernière phrase : «Il faut éviter les secousses aux malades » est plus correcte que si j'avais dit simplement : « épargner les secousses ». Quoi qu'on en pense, dans ces sortes de locutions, épargner a un sens, éviter en a un autre.
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CHAPITRE: XVI
CONCLUSION
I
Résipiscence et temps d'arrêt. — L'attaque a changé d'objet. — Ce n'est plus a la langue, c'est à la littérature elle-même et à notre génie national qu'on s'en prend. — Les rebouteurs de la langue. — Jugement définitif sur le3 Goncourt et leur oeuvre.—■ La révolution a laissé des traces ineffaçables. — La réaction. — La décadence.
La réforme do l'orthographe, bien que partielle et, sur certains points, rationnelle, est venue mal à propos. Elle a encore empiré cette maladie do modernité qui persiste si malheureusement depuis un demi-siècle avec des alternatives de recrudescence et de rémission. Elle a surtout changé l'aspect général et l'extérieur de notre écriture. Par là, elle a de beaucoup dépassé son but. Mais elle devient relativement inofTensive si on la compare à cotte révolution violente et radicale que des écrivains, peut-être convaincus, mais certainement mal inspirés, ont prêchée et poursuivie, avec plus ou moins de succès, dans ces cinquante dernières années. Celle-ci a porté sur le fond môme de notre idiome, qui en a subi une atteinte profonde, peut-être irréparable. Si puérils qu'aient été les moyens employés, si bizarres que soient les résultats obtenus, la blessure reste ouverte, et c'est une tentation permanente pour tous ceux qui, faute d'autre originalité, s'évertuent encore à l'élargir. Nous avons montré comment deux générations successives
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y ont travaillé. La poésie on a soulïert encore plus que la prose. On est parvenu à déformer notre prosodie au point de la rendre méconnaissable. On présente, on recommande tous les jours à notre admiration des vers amorphes, des phénomènes, des monstres, qu'on appelle des vers libérés.
Cependant, il s'est produit, en ces dernières années, un temps d'arrêt. Découragement, lassitude ou repentir, on observe que la plupart de ceux qui ont d'abord suivi le mouvement ont une tendance à revenir sur leurs pas. Ils font mieux, .ls renoncent si complètement à leurs anciennes habitudes qu'ils semblent désirer qu'on les oublie. On ne les retrouve guère dans leurs nouveaux ouvrages; soit qu'en effet, après avoir été sincères dans leur entreprise, ils reconnaissent aujourd'hui, avec la même sincérité, qu'ils poursuivaient une dangereuse chimère; soit (pie, contents d'avoir appelé sur eux l'attention publique, ces nnnrehistes se résignent, en rentrant dans la grande famille dos écrivains français, à n'y apporter que la différence des facultés et des talents. Los exemples de cette conversion sont si nombreux que s'il nous fallait citer des noms, nous n'aurions que l'embarras du choix. Quelques-uns no sont encore (pie sur la pente du regret,- mais, chez les plus échaull'és, la contrition s'accuse et il en est fort peu qui menacent de pousser l'endurcissement jusqu'à l'impénitence finale.
Il y a donc, uno halte dans la marche do l'ennemi. Peut-être no s'arrête-l-il que pour reprendre haleine. Ses chefs ont tout au inoins changé leur plan d'altaquo. Ce n'est plus à la languo, c'est à la littérature elle-même qu'ils en ont, c'est à la clarté même du génie français. Ils l'embrument à plaisir, ils se servent do la langue usuelle, qu'apparemment ils trouvent excellente, pour le rabaisser dans des programmes fort inquiétants pour son avenir. En même tomps qu'on s'extasie sur les productions germaniques ou Scandinaves, il se fonde tous les jours quelque nouvello école qui, loin de redouter pour nous la décadence littérairo, la souhaite, la proclame, l'élève à la hauteur d'un rajeunissement et arbore son nom comme un drapeau. L'action que ces tard-venus exercent et le demi-succès qu'ils obtiennent, sembleraient prouver que leur doctrine, si doctrine il y a, n'est qu'une constatation, l'enregistrement d'un fait trop réel; et que, s'ils osent se baptiser décadents, c'est justement pour se mettro on complète harmonie avec la perversion littéraire dont
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C.OM'.I.USION :»03
ils observent les symptômes autour d'eux. Ce sont «les témoins qui so sont faits acteurs pour prendre part a la comédie, Nous n'avons pns à nous occuper de ceux-là dans uno étude spécialement consacrée aux autres, si ce n'est pour rappeler qu'entre la corruption do la languo et la corruption do la littérature, il y a uno relation élroito do eauso a olïet, et quo les premiers sont non seulement les introducteurs qui ouvrent la porto oux malandrins, mais les agents actifs qui les invitent et les aident à piller la maison.
Les plus coupables no sont-ils pas ceux qui en ont livré les clefs? C'est la raison qui nous anime contre ces provocateurs. Ils ont méconnu la loi fondamentale du progrés, ils n'ont rien compris au développement naturel de toutes les langues anciennes et modernes, Attaquer une langue quelconque par son vocabulaire, c'est l'attaquer par sa base. Il se détériore et so répare tout seul, et n'a que faire de ces mauvais replàtreurs pour accomplir sur soi l'oeuvre automatique à laquelle il travaille incessamment et que les prudentes Académiesse bornent à consacrer lorsqu'elle leur parait délinitive. A quelle pensée ont-ils bien pu obéir en inventant cette espèce do couveuse artificielle d'avortons bâtards? Faut-il répéter encore quo les langues, ensemencées spontanément par les peuples, donnont leur moisson à la chaleur d'uno germination libre et continue, mais lente, que la volonté humaine et mémo lo génio humain n'ont pas lo pouvoir d'accélérer. Comme la naturo ello-mêmo, et plus encore quo la naturo elle-même, elles accouchent sans opérateurs.
Ceux que notre languo française en pleine maturité, en pleine virilité, a rencontrés sur son passage no pouvaient quo la blesser en la redressant. Et, en effet, ils l'ont estropiée sans avantage appréciable; ils ont surchargé sa beauté nativo d'excroissances pareilles à des abcès, L'officier do santé Bovary soignait ainsi son malheureux pied-bot en lui infligeant le plus cruel des supplices, et si jo prononco ce nom, en opparonco étranger à mon sujot, c'est que les écrivains qui ont accompli cetto lamentable besogne éveillent en moj l'idée de ces rebouteux dont la clientèle augmente après chaque bévue.
Lo créateur do Bovary, Flaubert, n'en était pas. Son élève Maupassant n'en fut pas davantage. On sait quoi respect ils professaient pour la languo, Mais, à côté do Flaubert, dans lo
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3(4 LA LANGUE NOUVELLE
temps même que son premier roman lui faisait une. célébrité, les Concourt préparaient cette réformo empirique dont les désastreuses conséquences, bien qu'atténuées, pèsent encore sur l'esprit et la plume des débutants. Etait-ce par besoin do concurrence, par rivalité littéraire? On serait tenté de le croire en se rappelant avec quelle âpreté l'un d'eux a disputé n Flaubert la priorité du réalisme.
Il nous en coûte de répéter toujours ce nom : Goncourt ! Ceux qui l'ont porté avec un honneur professionnel auquel il est impossible de ne pas rendre justice ont bien mérité des lettres françaises, d'abord parleur talent d'écrivains et ensuite par le labeur d'une longue carrière parcourue avec suite et dignité. Jamais on ne rappellera, sans une sorte do reconnaissance admirative, le noble exemple qu'à ce double titre ils ont donné. Ce serait donc méconnaître nos intentions que do voir ici un réquisitoire partial et passionné contre leur couvre. Peut-être n'en ont-ils pas mesuré, au début, toute la fâcheuse portée. Peut-être même ne songeaient-ils pas tout d'abord a l'ériger en doctrine. Il semble, quand on vérifie les dates, que la première velléité d'une semblable réformo ne se soit développée, dans leur esprit, que peu à peu, sous l'influence des contradictions et des polémiques. Elle n'a pris corps qu'assez tard, alors que l'un des deux frères avait disparu. Attaqué, le survivant se défendit de son mieux et c'est bien le cas de dire que les coups reçus dans la bataille fortifient les convictions. Les deux Concourt n'ont certainement pas, dans cette affaire, une égale responsabilité. S'il est permis de les dédoubler après leur mort, on peut affirmer que Jules y prit moins de part qu'Edmond et que celui-ci aggrava leurs idées communes en leur donnant la précision d'un programme. C'est autour de lui que se groupèrent les imitateurs et surtout les flatteurs. Et comment no pas rejeter sur lui le principal grief quand on songe aux encouragements qu'il leur prodigua, quand on se rappelle ce nouveau Cénacle où il trônait dans les dernières années de sa vie, au milieu des thuriféraires prosternés, comme le créateur d'une nouvelle religion littéraire? Et son grenier ! Et son Académie !
Non' ! Si peu de parti pris qu'on y apporte, il faut bien caractériser la faute commise, et par qui et à quelle époque elle fut commise, et les longues conséquences qu'elle a eues; il faut en
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CONCLUSION 305
marquer le point do départ historique; il faut surtout constater que les effets do cetto petito révolution no seront jamais absolument conjurés, et que, semhlablo à toutes les révolutions, elle a laisse des traces et précipité la desconte.
Aujourd'hui, il y a trévo et répit, ou plutôt halto ot stationnement; c'est entendu. Lovent a tourné. Une réaction s'est opérée chez les plus farouches sectateurs du nouveau régimo ot, contents d'avoir fait tout lo bruit nécessaire à leur notoriété, ils renoncent peu à peu aux manifestations tapageuses; ils retournent do l'excentriquo au raisonnable; en un mot ils se rangent et ils s'étagent, suivant leur grade, dans la foulo des écrivains qui comprennent que la langue des arrivistes ne peut plus être la langue des arrivés.
On pourrait en conclure qu'il no faut pas attacher trop d'importance à ces effervescences calculées et périodiques auxquelles préside généralement quelque meneur ambitieux, suivi de naïfs adeptes, naturellement destinés à donner dans tous les puffs d'art ou do littérature, et d'habiles exploiteurs empressés à en tirer parti. Maisil faut, au contraire, s'en préoccuper ot barrer, autant que possible, lo chemin aux manifestants, parce que leur cortège, petit ou grand, casso toujours quelques vitres sur son passage.
C'est ainsi que la langue française souffre encore un peu de cetto violento secousse. Il lui en est resté, dans la démarche, quelque chose de gaucho ot de lourd et aussi, à l'occasion, un peu de sautillement et de cahot. Excepté chez quelques vieux connaisseurs, elle ne sait plus ce que c'est que le nombre, elle accueille et emploie les termes impropres, les locutions bizarres qu'un certain snobisme met à la mode; elle fait des efforts inouïs, accompagnés de disgracieuses grimaces, pour se les assimiler; elle se plaît aux épaisses constructions germaniques, et surtout elle sacrifie, chez les meilleurs, la finesse du trait à la grosseur du dessin et la justesse du ton à la violence de la couleur. Nous avons énuméré tous les vices qu'on lui a inoculés; il faut bien reconnaître qu'elle en a gardé quelque empreinte, sans le vouloir et même à son insu; qu'elle s'est contaminée par infiltration et qu'elle ne parviendra peut-être plus à rejeter complètement tous les microbes pathogènes, conjurés, aujourd'hui encore, contre ce qui lui reste de vigueur et de santé.
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H
l'armi les ennemis de la langue, il faut compter les orateurs politiques, les avocats et les journalistes. —'■ Leurs improvisations perdraient à Être trop soignées. — Le besoin d'information rapide achemine le journalismo vers le style télégraphique. — Les anciens journalistes. — La bonne langue a contre elle la tribune, le barreau et la presse. — Nécessité d'une critique sérieuse et sincère. — La réclame. — La perversion du goût. — L'ancien parterre de la Comédie-Française. — Le volapiik et l'espéranto. — Décadence inévitable de toutes les langues vivantes. —■ La langue internationale.
Indépendamment de la guerre que font à la langue française et des coups que lui portent ceux qui prétondent la régénérer en un tour de main et qui pratiquent sur elle, comme in anima vili, les plus téméraires expériences, ello a toujours eu trois grands ennemis naturels qui ne lui veulent pas do mal, mais qui, par leur fonction même, sont condamnés à lui en faire. Ce sont les orateurs politiques, les avocats et les journalistes. Les orateurs et les avocats cesseraient d'être éloquents s'ils s'étudiaient trop à parler français; les journalistes n'ont pas le temps de s'y appliquer. Les uns et les autres s'en préoccupaient encore un peu autrefois. Nous avons connu, en petit nombre, des avocats illustres dont les plaidoiries cicéroniennes, très retouchées dans le cabinet, supportaient, vaille que vaille, l'impression, surtout quand elles avaient été revues et arrangées par quelque habilo correcteur. C'est ainsi que Berryer a pu, en y perdant beaucoup, se survivre à demi dans quelques gros volumes, dont on retrancherait encore, sans dommage, des pages entières. Jules Favro, plus heureux et aussi plus disert, a transporté dans le livre ses élégantes ironies, aujour-
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CONCLUSION 307
d'hui figées. On on citerait cneoro doux ou trois dont les dis* cours so relisent sans ennui, malgré la médiocro languo qu'ils y parlent; mais il n'est pas contestablo quo la demi-improvisation do la tribuno et du barreau so contento a pou do frais quand il s'agit du choix des oxpressions. L'avocat aurait trop a faire s'il cédait à des préoccupations do styliste Et aussi bien sa languo parlée n'est pas la languo écrite. A trop so surveiller, il perdrait certainement do sa verve, et ses discours auraient l'air do morceaux plaqués, appris par coeur. Quiconque a suivi les séances du Parlement sait quo l'oroillo et l'esprit no s'y trompent pas. * '
Lo journnlisto, lui, gagnerait certainement à so soigner davantage. Puisqu'il écrit, il pourrait, sans inconvénient, négliger un peu moins son écriture. Mais comment y songer en face d'un papier qui, la plupart du temps, doit être noirci on cinq minutes et sur lo pouce? La presse a pris do nouvelles habitudes et, un peu par la force des choses, elle s'est créé de nouveaux besoins qui l'obligent à aller vite ot l'acheminent rapidement vers lo style télégraphique. Si elle n'en a pas encore toute la brièveté, ello en a déjà toute l'incorrection ot toute la platitude. Lo désir do l'information immédiato ot presque instanianéo a tué chez nous lo goût de l'article élégant ot bien fait. Lo reportage ot l'interview ont pris dans le journal un développement qui so substitue peu à peu à la chronique signée dont l'auteur donnait à ses idées personnelles un certain tour. Même dans les parties littéraires, dans la critiquo théâtrale, la lutte s'est établie sur la rapidité comme pour les courses de chevaux. Cette émulation de vitesse a fini par primer toutes les considérations de vérité et do justice. Lo meilleur juge est celui qui arrivo le premier au poteau.
On conçoit aisément que, dans ces conditions,son jugement, dépourvu de toutes les garanties d'oxamen et do réflexion qui avaient longtemps paru nécessaires, manque à la fois d'autorité et de style. Aussi la plupart de ces comptes rendus dramatiques sont-ils rédigés à la diable, avec plus ou moins d'esprit — et d'argot. Le journaliste contemporain s'est fait une langue à son usage, qui a son mérite spécial, mais dont la pureté est certainement le moindre défaut. Il s'est donné pour but d'égaler J'impatience do notro curiosité par l'abondance et la variété do ses nouvelles. On ne leur en veut pas trop
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d'être fausses dans le fond et barbares dans la forme, pourvu qu'il nous apporte chaque matin un bon panier de ces salades.
Autrefois, les journalistes politiques et littéraires se donnaient encore quelque peine pour procurer au lecteur un semblant de satisfaction intellectuelle. C'est un point que j'ai déjà touché, mais sur lequel il est bon de revenir. Les Saint-Marc Girardin, .les Sacy, les Paul do Saint-Victor, les PrévostParadol, les J.-J. Weiss et tant d'autres n'écrivaient guère sans se préoccuper du livre où ils rassembleraient plus tard leurs articles, et le fait est que le jour où il leur plaisait de réunir ainsi dans un volume toutes ces feuilles volantes, elles s'y adaptaient et s'y casaient d'elles-mêmes avec une aisance qui témoignait chez l'auteur d'une logique d'esprit et d'une unité de vues, égales à la sûreté de sa plume. Elles y prenaient corps, pour ainsi dire; de fugitives qu'elles étaient dans leur destination première, elles se consolidaient mutuellement par leur faisceau et se reliaient assez entre elles sans autre noeud que la suite quotidienne des événements. C'est ainsi qu'on relit aujourd'hui, sans fatigue, les Souvenirs d'un journaliste, les Variétés politiques et littéraires, Hommes et dieux, les Essais de littérature française, Quelques pages d'histoire contemporaine, les Moralistes français et une quarantaine d'autres ouvrages, où les journalistes du second Empire ont imprimé leur sceau. On les retrouve, comme livres de bibliothèque, et quand ils vous tombent saus la main, on éprouve un plaisir attristé qui appelle des comparaisons et provoque des regrets. Cette heureuse tradition, entre tenue par une sorte de respect professionnel, s'est perpétuée, pour l'honneur des lettres, dans plusieurs Revues, et même dans quelques rares journaux dont chacun reconnaît, à leur stylo, les rédacteurs anonymes; mais elle va chaque jour s'afîaiblissant, et combien sont-ils encore, ceux qui peuvent se transporter ainsi du journal dans le livre, sans déchet ni dommage?
N'en accusons personne, car c'est la presse à bon marché, encouragée par le goût public pour l'information do pacotille, qui nous a ainsi porté malheur. Une nouvelle, même douteuse, pourvu qu'on l'assaisonne de gloses absurdes et de commentaires extravagants, obtient plus de succès qu'une page élo 1 quente do littérature ou d'histoire. Et cela est si vrai qu'au-
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CONCLUSION 309
jourd'hui, lorsque ces beaux et sérieux articles des vieux journalistes nous tombent par hasard sous les yeux, l'admiration qu'ils nous inspirent n'est pas exempte d'étonnement. Ils ressemblent à d'anciens portraits des siècles passés; le temps y a mis sa patine et leur supériorité même contribue à leur donner un air démodé. Us ne gardent leur prix que pour les amateurs; la curiosité générale s'attache à des peintures plus modernes.
S'il est vrai qu'il y ait décadence, ou tout au moins dépression, ce n'est donc pas de ce côté qu'on peut espérer un relèvement. Le barreau, la tribune et la presse ne sont pas nécessairement et, dans tous les cas, n'ont pas toujours été des destructeurs de la langue; mais ils y introduisent, par la force des choses, des éléments do dissolution parmi lesquels figurent, au premier rang, la négligence et la banalité. Les avocats, les politiciens et les journalistes —sauf exception — ont créé, à leur usage, un langage courant d'où l'enflure est bannie, mais dont la simplicité manque généralement de distinction et de grâce.
C'est la rapidité de la vie, l'allure fiévreuse des moeurs, l'âpreté de la concurrence dans les professions libérales, le progrès lui-même, en un mot (puisqu'on a l'habitude do l'appeler ainsi), qui ont déterminé ce relâchement progressif do la langue. L'instruction plus répandue, la culture d'esprit plus intensive, ont multiplié les écrivains, les talents même, si l'on veut; mais la qualité no semble pas avoir répondu à la quantité; l'industrialisme a envahi la littérature; on s'est fait un métier et une carrière de ce qui devrait n'être qu'une vocation; on s'est entendu, autant que possible, pour exploiter toutes les branches de la profession et ne pas trop s'y gêner les uns les autres. La critique a disparu pour faire place à la réclame. Privé de cette surveillante,parfois injuste,mais toujours utile, le discernement public a fléchi et le niveau a baissé. Il faut bien le dire, à tout risque, puisque c'est la vérité, quatre écrivains sur cinq parlent une langue impossible, écrivent mal, n'écrivent pas, ne se doutent même pas do ce qu'on entendait autrefois par écrire. Parmi ceux qu'on renomme, plus d'un en est là. Us no s'en apercevront jamais, puisque personne no s'en aperçoit pour eux et que les délicats qui en souffrent n'ont pas le courage de protester. Nous sommes en présence d'uno maladie qui ne manquerait pas do médecins, mais que les
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310 LA LANGUE NOUVELLE
médecins no veulent plus soigner par crainte d'y perdre leur temps et leur repos.
Le seul remède efficace était précisément cette critique, aujourd'hui morte, qui fit si heureusement son office dans les deux grands siècles classiques, le dix-septième et le dixhuitièir.e et qui s'exerça encore avec avantage dans les deux premiers tiers du dix-neuvième. Les écrivains ont beau en médire, elle les soutient et les protège. Quelquefois injuste et envieuse, elle ne tarde jamais à panser les blessures qu'elle fait, parce qu'elle est forcée, sous peine de perdre son crédit, de se surveiller elle-même do très près, et que l'accord loyal des lettrés qui la représentent finit toujours par triompher de toutes les cabales, do toutes les mauvaises chances et par réhabiliter les belles oeuvres un instant méconnues. Est-ce que la Phèdre de Pradon a pu tenir longtemps contre la Phèdre de Racine? Est-ce que toutes les ironies de la vieille tragédie et de la vieille poésie aux abois ont pu prévaloir contrôla prestigieuse virtuosité, contre le génie lyrique de Victor Hugo? Est-ce que la fanfaronnade romantique n'a pas dû, à un moment donné, s'incliner devant un retour inévitable au naturel et au bon sens? 11 suffit de quelques années à la critique pour relever ce qu'on a trop abaissé, pour diminuer ce qu'on a trop grandi, pour tout remettre au point et donner à la postérité elle-même les indications nécessaires.
Malheureusement, elle a été victime, elle aussi, de l'arrivisme contemporain et de la pusillanimité moderne; elle a voulu vivre tranquille, considérée, quelquefois'reniée, elle a craint surtout de se faire des ennemis cl elle s'est appliquée en prodiguant l'éloge à s'assurer une réciprocité de compliments, et d'hommages. Donnant, donnant ! Parmi ceux qui lui font encore honneur et qui semblaient doués pour lui rendre son antique énergie, il en est fort peu qui, après avoir rendu quelques arrêts sévères, n'en aient montré du regret, témoigné du repentir et n'aient présenté leurs excuses comme d'une étourderie coupable et d'une mauvaise action. Il en est d'autres, en plus grand nombre, quisesont contentés d'exprimerdes idées générales, do développer des thèses d'esthétique dans les Revues et do donner de vagues conseils faiblement appuyés d'études et do comparaisons rétrospectives, sens ombre d'actioivsurjes mauvais penchants de la littérature actuelle. Au
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CONCLUSION 311
lieu de s'en prendre directement aux oeuvres et à leurs auteurs, en un mot, au lieu do faire son métier, la grande critique est devenue essayiste, c'est-à-dire que, négligeant sa fonction propre de monitrice, elle a discuté des idées, exposé des programmes, écrit do longs articles en marge des livres qu'cllo avait à juger; entre le bon et le mauvais elle est restée normande, volontairement indécise, elle n'a jamais dit ni oui ni non; elle a plaidé à côté.
C'était abdiquer, c'était mourir, et mourir mal à propos, comme une douairière qui a oublié de faire son testament et qui laisse une succession très embrouillée; car elle s'en allait juste au moment où un certain trouble de l'art, né de la disparition des règles autrefois acceptées de tout le monde, exigeait la présence et l'intervention de ces guides surs, autorisés, sans lesquels la liberté dégénère fatalement on anarclno.
Sainlc-Hcuve en fut le type achevé ! Il est unique dans notre littérature, il est le critique, il est la Critique elle-même, en chair et en os. VA c'est précisément une Muse nouvelle qu'on aurait dû mettre sur son monument funéraire, une Muse oubliée des anciens, la Muse de la Critique, avec ses attributs spéciaux qui ne sont ni la masque de la Comédie, ni le fouet de la Satire, mais plutôt la balance de la Justice, accompagnée d'une r-ctito sonnette d'avertisseur.
Lorsqu'un talent nouveau s'annonçait par quelque tentative hardie, Sainte-Beuve tenait, de son propre aveu, à le signaler. Seulement il y regardait à deux fois, car la seule idée do passer pour un gobeur le couvrait d'une confusion recherchée par beaucoup de nos contemporains. Ce n'est pas lui qui aurait recommandé à l'admiration des hommes un tas de ratés prétentieux que d'autres ratés encensent. H savait distinguer — chose plus rare qu'on ne pense —entre les diamants et les cailloux.
Il a piloté Flaubert. Il s'est tenu sur une certaine réserve avec les Concourt, qui étaient pourtant ses amis et les amis de sa princesse. Il n'admettait pas (pie les relations devinssent une chaîne et jamais, sous l'empire do la plus violente obsession, il n'eût dit ce qu'il avait résolu do ne pas dire. 11 possédait la seconde faculté maîtresse du critique, la volonté, aussi nécessaire que la clairvoyance. Pour Flaubert lui-môme, on se rappelle comme il en rabattit lorsque Salammbô succéda à Ma-
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312 LA LANGUE NOUVELLE
dame Bovary et à quel point il exaspéra Flaubert en comparant ce poème épique en prose aux MarlyrsàcChateaubriand. De même pour Stendhal. En dépit de la mode, il ne se rendit jamais. Ce qui lui déplaisait chez Stendhal comme chez les Concourt, c'était l'hypertrophie du moi. Il n'aimait pas, bien qu'il en usât pour lui-même, les notes quotidiennes, les petits papiers, les petits cahiers, le journal publié trop tôt, le roman chez la portière.
Du i»oètc mort jeune à qui l'homme suivit,
le critique émergea, vivant, vaillant, armé de toutes pièces, et docte, et fort, et passionnément curieux, et universel. Dans le passé, après sa moisson, il no reste plus rien pour faire glane. On croit prendre un sentier détourné, visiter une ruine inconnue; tout à coup, au coin d'un buisson, derrière une brèche, un gardien se lève qui vous en révèle le mystère bu vous en raconte l'histoire. C'est lui, c'est Sainte-Beuve; il a tout vu, tout décrit, tout jugé. Il a tout abordé, tout épuisé, il a toutpris.
Pour l'immensité de son oeuvre, comme pour la largeur d'esprit qu'il y déploya, on ne voit vraiment pas qui l'égale. Ce n'est certes point La Harpe, si piteusement démodé, bien qu'on rencontre encore, par ci par là, dans ses pédantesques conférences, de bons jugements en assez bon style. Ce n'est pas Nisard, abandonné, à qui on reviendra quand certain Ilot aura passé. Ce n'est pas même Diderot, bouillant et fumant, dont la tête encyclopédique se rapproche pourtant de la sienne. Diderot, avec ses grands cris d'indépendance, nourrissait encore trop do préjugés de toute nature pour n'avoir pas à envier, comme critique, ce parfait dégagement, celte absolue liberté, cette possession et maîtrise complète de soi qui caractérise Sainte-Beuve, — sauf quand on le lutine, car alors il enrage, il pince et il mord. Il ne commençait jamais une querelle le premier, mais, une fois attaqué, il rendait fève pour pois et boulet pour balle. On le savait et on no se risquait pas. Il ressemblait en cela à Girardin.
Le malheur, c'est qu'on ne voit personne à qui il ait laissé sa plume. Nos moeurs littéraires, si détériorées, notre critique actuelle, faite de basse flagornerie ou d'imbécile violence, no
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CONCLUSION 313
nous permettent pas d'espérer un second Sainte-Beuve et le défendent assez contre toute rivalité présente ou future. Il restera Sainte-Beuve, indivisible et seul. Est-ce "à dire que, parmi nos contemporains, nul ne soit digne d'être nommé après lui. Ce serait faire tort à do légitimes renommées que do les croire forcément éclipsées par la sienne. Ce qu'il faut seulement retenir, c'est qu'aucun écrivain n'a été critique au mémo degré, avec la même érudition, avec la même autorité, disons le mot, avec la même sincérité' que Sainte-Beuve. Plusieurs l'ont surpassé, sur certains points, mais sans le remplacer. Au nombre des généraux qui succédèrent à Turenne et qu'on appela sa monnaie, il y en eut sans doute auxquels la nature accorda certaines parties du général d'armée, par où ils furent égaux ou supérieurs à Turenne lui-même. Cependant, toutes ces fractions réunies no valurent jamais le lingot. C'est ce qu'on peut dire delà monnaie de Sainte-Beuve, laquelle, au demeurant, serait peut-être l'équivalent de Sainte-Beuve lui-même si elle le voulait bien, mais qui, pour des raisons à elle connues, ne le veut pas et ne peut pas le vouloir.
La consigne est do ne pas se faire d'ennemis : « Ne marchons pas, mon maître, do peur des entorses ! » disait Sancho à don Quichotte. Ne parlons pas, de peur des ripostes, disent aujourd'hui les'troisquarls deccux quiauraient ledroit de parler. Que voulez-vous? Ils connaissent trop de inonde; chaque connaissance qu'on fait vous met un bâillon et vous coud les lèvres.
11 est parfaitement certain que quatre ou cinq académiciens et une dizaine do simples mortels (je me garde bien de les nommer) déploient chaque jour dans les discussions littéraires, une science, une compétence égales à celles de Sainte-Beuve. Us ont des idées, ils ont des vues; ils ont traité à fond, l'un après l'autre, la plupart des questions qui nous intéressent et que le moindre incident fait naître ou renaître. Chacun d'eux a porté, dans l'exposé do ses doctrines, son tempérament personnel, ceux-ci plus de force et ceux-là plus do grâce. Mais qu'est-il sorti de ce congrès permanent? Rien d'assuré, aucune règle précise, aucune résolution ferme, pas une vraie polémique, pas même une provocation sérieuse, pas un manifeste contre la folie qui commence à nous envahir; au contraire,une profession de tolérance, un catéchisme de complaisance professionnelle, un échange de salamalecs.
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314 LA LANGUE NOUVELLE
Que parlé-je même do doctrines? Il n'y en a plus, il n'y a plus de croyance littéraire. On a rejeté cette foi sincère, qui agit,ou, si on l'a encore, on la cache. L'esprit de combativité, si nécessaire, s'est réfugié chez quelques bafouilleurs. Les autres bénissent pu se taisent. Admirez comment procèdent les critiques éminents dont chacun eut peut-être, à un moment donné, l'étoffe d'un Sainte-Beuve. Quand ils ont un livre à apprécier ou, ce qui est encore plus délicat, un portrait à faire, ils se préoccupent d'abord de ne pas désobliger le modèle. Sauf une ou deux exécutions, rachetées par de prompts repentirs, ils émoussent le pinceau et éteignent la touche. Quelquefois ils s'attardent volontairement au paysage et au cadre, éludant la figure et donnant à l'accessoire un développement démesuré. Le livre ou le portrait devient sous leur plume un simple prétexte à variations littéraires. Ils ont ainsi élargi la critique; mais ils l'ont terriblement énervée. Ils en ont fait un champ d'expériences et do manifestations personnelles, comme un chimiste qui, chargé d'analyser l'eau d'une rivière, commencerait par y prendre des bains et, au lieu d'opérer, s'oublierait à do savantes évolutions de nageur. Pendant ce temps-là, ils ont permis à la rivière de nous empoisonner.
Sainte-Beuve n'avait peut-être sur eux qu'une supériorité, mais il l'avait bien : critique, il critiquait. L'amour sacré des lettres conduisait et soutenait son bras vengeur. 11 jugeait avec les précautions que la justice commande, mais avec la rigueur que la vérité exige. C'était le bon temps! Sainte-Beuve nous manque. L'opinion publique no sait plus où se prendre et où s'arrêter. Elle passe indifférente à côté d'oeuvres sérieuses et méritantes; elle salue avec enthousiasme des sottises prônées et recommandées. Nous assistons chaque jour a des engouements inexplicables contre lesquels personne ne proteste.
Faut-il parler plus clairement, déchirer tous les voiles? Faut-il apporter ici quelques preuves décisives, quelques citations péremptoires? Non, le coeur manque dès qu'on y songe. Ce serait crier dans le désort, s'exposer, sans résultat, à de féroces représailles et attirer peut-être sur soi un discrédit irréparable. Tenez pour certain qu'à cette heure un critique loyal, honnête, convaincu et sincère serait bientôt vaincu, étouffé, terrassé, honni et banni do la corporation comme un gêneur et un fâcheux, comme un faux frère.
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CONCLUSION 315
Regardez ce qui se passe au théâtre, sur nos-grandes scènes subventionnées, et tout spécialement à la Comédie-Française. Elle a un passé, une tradition, tout un héritage de gloire à soutenir et à défendre. Elle s'intitule fièrement la maison do Molière, elle est aussi celle de Corneille, do Racine, de Régnard et, sans remonter si haut, d'Emile Augier, des deux Dumas, de Mcilhac, dé Pailleron (encore une fois je ne veux nommer que des morts). Eh bien, regardez certaines pièces qu'on y joue et dites si lp succès qu'elles obtiennent ne vous cause pas quelque surprise. Admirez surtout la langue qu'on y parle, c'est effrayant ! Toutes les fantaisies de l'argot boulevardior y sont admises; toutes les vulgarités de la conversation la plus familière et la plus suspecte y sont en honneur. A chaque instant, dans les pièces nouvelles, on vous sert des fanfreluches passées à l'état de lieux communs et de clichés. On déballe toute cette friperie conventionnelle que la Comédie-Française eût rejetée autrefois avec dédain. L'empressement qu'elle y met prouve simplement qu'elle est devenue un théâtre comme un autre, où manque et manquera toujours désormais cette élite intellectuelle qu'on appelait jadis le parterre, corbeille spéciale, fins connaisseurs, amateurs lettrés, délicats dégustateurs, bouches fines et oreilles fines, critique vivante et savante dont il fallait subir l'inspection et conquérir le suffrage pour réussir devant le grand public. Elle existe peut-être encore, mais désagrégée, débandée, éparse; il n'y a plus de parterre et c'est pourquoi la Comédie-Française, abandonnée à elle-même, n'est plus ce qu'elle a été, une sorte do régulateur et do métronome, qui donnait le ton et préservait la langue et la littérature dramatiques d'écarts dont elle n'a pas toujours compris l'inconvenance et le péril. La Comédie-Française, sous prétexte do suivre le mouvement —' quel mouvement? — s'encanaille et déroge.
On comprendra que tant do causes diverses aient contribué à détériorer la langue; il était peut-être impossible qu'elle y échappât,si son moment psychologique est arrivé; mais l'espèce de complot que nous avons dénoncé et suivi dans tout le cours de ce travail en a certainement précipité l'effet et aggravé l'action. Même sur une langue faite et à peu près définitive, le temps qui s'écoule exerce toujours une influence; la liste des mots vérifiés, des locutions usitées, des orthographes acceptées,
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316 LA LANGUE NOUVELLE
des significations reçues, so modifie toujours, dans une certaine mesure, d'un siècle à l'autre. Nous avons vu comment des inscriptions nouvelles correspondent à des radiations nécessaires; on défait et on refait, on ajoute et on supprime; le vocabulaire, la grammaire, l'orthographe et la syntaxe obéissent à la loi du changement, qui n'est pas toujours la loi du progrès. C'est une fatalité à laquelle il leur faut absolument s'assujettir. Mais quand on les pousse sur cette pente, quand des réformateurs présomptueux s'efforcent d'accélérer celte naturelle évolution et d'y substituer une transformation artificielle, il est certain que cette brusque opération, contraire au tempérament et à la santé des langues, laisse après elle une blessure dont on voit longtemps la cicatrice.
Nous la voyons aujourd'hui, après cette malheureuse expérience d'un demi-siècle, et nous voyons aussi que la plaie mal fermée a toujours une tendance à se rouvrir, comme chez ces invalides à qui les moindres variations atmosphériques rappellent leurs anciennes mutilations. Elle est trop profonde pour se fermer complètement. S'il faut dire toute notre pensée — et pourquoi ne pas dire ce que l'on croit être la vérité? — nous allons, sanc retour désormais possible, à une déformation totale de ce qui fut autrefois la langue française. Et ceci est à l'excuse des novateurs imprudents comme do la critique défaillante : l'état général du monde conspire avec l'imprudence des uns et avec les défaillances de l'autre. La facilité des communications internationales, en rapprochant les peuples et, par conséquent, les langues, devait nécessairement aboutir, dans un temps plus ou moins long, à une combinaison d'influences réciproques et à une promiscuité continue où disparait leur marque originelle, leur signe do race. Les diversités s'atténuent, les originalités se confondent. Cet effacement général est déjà sensible aujourd'hui. Il le sera bien davantage lorsque l'idée de substituer à chaque idiome un jargon universel et commun à tous aura décidément fait son chemin. Elle le fait peu à peu, parce qu'elle répond à un besoin naturel de rapidité et de simplification. Au lieu do perdre un temps précieux à apprendre quatre ou cinq langues, chaque peuple, sans renoncer complètement à la sienne, n'en apprendra qu'une qui lui permettra d'entrer immédiatement en relations avec toute la terre. Trois mois d'études, ot on se comprendra d'un bout du monde à l'autre
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CONCLUSION 317
avec un bréviaire accessible au premier venu. Le besoin créera encore une fois l'organe; on nous assure même qu'il est déjà créé et que l'usage s'en répand chaque jour de proche en proche. Si le volapiïk n'a pas réussi, c'est peut-être qu'il n'a pas su s'y prendre; mais la pensée qui lui avait donné naissance n'en était pas moins juste, et un autre instrument de conversation universelle, Y espéranto, s'apprête à recommencer l'expérience. Pour mieux dire, il l'a, depuis quelques années, reprise avec succès et il a obtenu des résultats extraordinaires.
Cet espéranto, qui n'est encore qu'une curiosité, finira-t-il par s'imposer à toutes les nations? C'est le secret do l'avenir; mais, au train dont marche cette pénétration, qui ne fera bientôt plus de la terre qu'une vaste promenade commerciale et industrielle, une grande foire mondiale, il n'est pas défendu d'envisager le jour assez lointain, mais peut-être inévitable, où les langues modernes, encore vivantes aujourd'hui, ne seront plus que des langues d'académie, des langues mortes.
FIN
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TABLE
AVANT-PKOPOS i i . : . V
CHAPIT11E PREMIER LA CONSPIRATION
1
État de la langue vers 1860. — Elle était fixée depuis longtemps. — La rivalité des écoles littéraires n'en avait pas altéré la constitution essentielle. — Les premières entreprises contre elle remontent à la seconde moitié du dernier siècle. — Les mauvais écrivains ne doivent pas être confondus avec les réformateurs de parti pris. — La corruption par le journalisme et surtout par le reportage. — Décadence de la langue. — Abdication de la critique. — Impudcnco de la réclame. —■ L'absence de toute discipline littéraire encourage le3 révolutionnaires et explique leur tentative sans la justifier -.
II
Le mal s'étend. — Surabondance de livres Inutiles ou médiocres. — Les ouvrages scientifiques ou didactiques échappent à la contagion. — Le théâtre un moment contaminé so défend et réagit par sa vertu propre. — Les auteurs dramatiques ont peur de s'aliéner le public. — La langue dramatique. — Emile Augier et Dumas fils. — Alfred de Musset et Marivaux. — La langue de la comédie moyenno de Dancourt à Scribe. — Sedalne, Alexandre Duval et Picard. — Le théâtre romantique. — Le roman se prête à toutes le3 expériences et se porte aux derniers excès. — Spécimens do jargon apocalytlque. — C'est la langue nouvelle 2
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320 TABLE
CHAPITRE II
L'ATTAQUE
Le snobisme littéraire. — Le roman contemporain. — Nouveaux échantillons. — Textes et documents. — Le comble de l'excentricité. — Le manque de sincérité apparaît chez les meneurs. — Leurs manifestes ne sont qu'un artifice pour se mettre en vue. — Ils les oublient ou les répudient lorsque leur intérêt est en jeu. — Deux langues essentiellement différentes, l'ancienne et la nouvelle, dans les mômes bouches et sous les mômes plumes. — Stratagème d'arrivistes 23
CHAPITRE 111
LA RÉSISTANCE
I
La défense avait prévenu l'attaque. — Tous les grands romanciers du siècle se sont contentés de l'ancienne langue. — Tous l'ont parlée avec leur accent personnel. — De Chateaubriand à Flaubert. — Benjamin Constant, Scnancour et Mme de StaCl. — Victor Hugo, Alexandre Dumas et Eugène Sue. — Balzac, Mérimée, Stendhal et George .Sand 37
II
Gustave Flaubert. — Son admiration pour Chateaubriand. — La passion du style poussée chez lui Jusqu'à l'obsession maladive et stérile, fëj] — Ses discussions avec George Sand. — Sa manie de perfectionnement continu et indéfini n'a rien de commun aveelej lant.aisics des novateurs qui se réclament de son nom et de son exemple. — Alphonse Daudet. 43
III
La nouvelle écriture. — Les néo-moderne3. •— Ce que représente leur modernité. — Panégyrique de la langue française. — Premiers succès do la ligue révolutionnaire. — Elle a eu, elle a encore, sc3 théâtres, ses revues et ses Journaux. — Appel a une résistance mieux organisée. . 51
CHAPITRE IV LES RESPONSABILITÉS
I
Bien qu'il ait conservé l'ancienne langue, le romantisme ouvro la porte à la nouvelle. — La théorie de l'art pour l'art. — Théophilo Gautier .et Théodore de Banville. — Les deux Concourt. — Leurs premiers livres. •*- Le goût de l'histoire anecdotlque les conduit eu roman.—Ils se con*
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ÎA&LÉ , 321
9ldêrent comme les créateurs du réalisme. — Leur écriture. — Leur cénacle. — Leur journal. — Leur académie 57
H
Edmond seul. — Chérie et la Préface de Chérie. — Puérilité du système. — Fabrique de nêologismes. — Alourdissement de la langue. —
«. Abus du partlcipeprésent et de l'adjectif. — Phrasesans muscles et sans os. — Vaine attaque et malentendu volontaire. — Le style, tel que l'entend et le pratique l'auteur de Chérie, est la négation même du style, une pure mécanique, un style mort. — Ce que c'est que le style. — Il y a autant de styles que de vrais écrivains, mais il n'y a qu'une langue française..— Abu3 et danger d'une trop abondante synonymie 61
ltl
Infatuatlon du goncourtismc. — La vanité et l'into'irance du gendeletlre, née de l'orgueilleux dogmatisme des Goncourt. — Impuissance des auteurs contemporains à supporter la critique. —• Thuriféraires et bênisseurs. — Réaction nécessaire. — A quoi se réduit l'oeuvre des Goncourt. —■ Leurs hésitations. —■ Leur phraséologie. — Absence complète de naturel. — Bizarrerie voulue et cherchée. — Difficulté de distinguer entre la langue et le style qui sont cependant deux choses distinctes. • - L'afféterie. — Les précieux ridicules. — Leurs réformes. — Résultai, final 67
CHAPITRE V
SUCCESSEURS ET IMITATEURS
1
La survivance des Goncourt. — Apothéose démesurée. — Conséquences de la réforme. — L'Acad'.-nilc du Grenier. — Fanatisme et intolérance de l'école. — Morphine littéraire. — Froissements et dissidences. — L'hyperbole érigée en principe. — Idolâtrie, duperie et snobisme. . . 91
II
La Juste part du fondateur. — Le dommage que ses disciples lui ont causé.
— Ils l'ont surfait pour se glorifier eux-mêmes. — L'tcart entro l'effort dépensé et le résultat obtenu. — Prétentions Insoutenables et revendications légitimes. — Goncourt lui-môme doute de son oeuvre.
— Ne pas confondre la mauvaise queue du goncourtismc avec uno demi-douzaine de vrais écrivains qui ont été plutôt gênés que servis par leur infidélité au système 94
21
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m , TABLE
CHAPITRE VI
LA CONCURRENCE
I
M. Emile Zola et sa manière. — La brutalité des idées et des sentiments engendre la brutalité des mots. — Toutefois M. Emile Zola a eu pour la langue un respect relatif que ses imitateurs n'ont pas Imité. — Le grossissement et l'hyperbole, signes de pauvreté. — Les infiniment petits. — L'observation au microscope. — Quelques extraits. — Le tableau du Grand-Prix dans iYana. —Le principal procédé de M. Emile Zola consiste a changer les objets inanimés en objets vivants 102
11
Truquage littéraire. — Machinerie et fabrique. — Tics et manle3. — La joie d'écrire. — L'art pour l'art. — Enfantillages de plume. — Tour laborieux de la phrase. — Répétition volontaire des mêmes mots et des mêmes images. — Portraits trop appuyés. — Encore en et dans. — Résumé du système 108
CHAPITRE VII LES DISCIPLES
I
Les poètes. — Nouveaux échantillons de poésie contemporaine. —» Esthètes, symbolistes et décadents. — Le massacre de l'ancienne prosodie. — Les vers sans césure et sans élision. — Les vers sans rime. — La nouvelle métrique. — La prose poétique de Mlchclet. — Sa supériorité sur l'école. — L'avenir 117
, Il
Les prosateurs. — Les chroniqueurs. -*■ Les critiques. — Leur influence sur le public. — Les tortures de la langue. — Nouvelles citations. — La complicité des éditeurs. — Le triomphe de l'excentricité. — Le galimatias 131
III
Les romanciers. — Invasion de la nouvelle langue dans le roman. — Galimatias et pornographie. — Réclame et lancage. — Jean Lombard et Byiance. — Triomphe et chute. — Echec définitif du genre. — ba.iile et Sophia. — Coeurs nouveaux. — La Fauve. — Subtilités psychologiques et autres. — Faux réalisme 142
IV
Types divers. -— Un nouveau groupe. — Ils se copient et se ressemblent tous. — Caricaturer. . i t ......... , 167
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TABLE 323
CHAPITRE VIII LE SYSTÈME
I
Caractêro puéril de la réforme. — En quoi consiste la langue nouvelle. — Son travail sur le verbe, les conjonctions, les prépositions et les adverbes. — La place de l'adjectif. —- L'emploi bizarre du mot arec. — Le résultat obtenu. — Langue lourde, désarticulée, sans ressort et sans vie, facile .1 pasticher et a parodier. — La confusion des temps. — Le néologisme et l'archaïsme 179
II
Locutions bizarres. — Fantaisie et snobisme. — Tournures laborieuses et obscures. — La préposition séparée de son complément. — Nouvelles observations sur avec. — L'épithète avant le substantif. — L'cnllure des mots. — Le3 précieux ridicules. — Concurrence aux ruelles. — Le succès des novateurs. —Us ont ouvert laportc au naturalisme. — Le naturalisme maniéré. — Encore la Préface do Chérie. — L'amour du mot. — Écrire avant de penser. — L'écriture est tout 186
CHAPITRE IX
L'IDÉE ET LE MOT
1
Le labeur de la prose. — L'idée et le mot. — Interversion des rôles. — , Dans la nouvelle école, le mot précède, accouche l'idée. — Sophismes et paradoxes. — La musicalité déductive. — L'expressivité. —
j L'auteur se réfute lui-même 191
II
La phrase n'est pas le style. —: L'effort stérile. — George Sand et Flaubert.
— Taine et Balzac. — Un mot de Veuillot. — L'abus de l'expressivité.
— Maupassant.— Plumes tourmentées et plumes faciles. — La juste
' mesure 196
III
Succès et réaction. — Où en sommes-nous? — Symptômes rassurants.
— Réclame et pufflsme. — Désaveux et résipiscences. — La poésie . seule persiste à rompre avec toutes les anciennes règles. — La nouvelle prosodie. — Rébus, charades et mosaïques.— La décadence. — La révolution a contre elle une loi historique. — La marche naturelle des langues exclut les sauts brusques et les transformations rapide. .JJÔI
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324 TABLE
CHAPITRE X L'ENFANCE DE LA LANGUE
I
La formation de la langue française. — Ses Indécisions et ses tâtonnements.— Son évolution dure sept siècles. — Ses étapes successives. — Démarcations difficiles et incertaines. — La langue française n'est vraiment elle-même qu'au milieu duxvsiècle.— De Villehardoufn à Joinville et do Froissart à Coinmines 207
II
La dernière préparation. —• Quand commence la langue française? — Charles d'Orléans, Villon et Oringoire. — Le roman au xv> siècle. — Commines et l'histoire.— Variations de la langue jusqu'à la Renaissance et au delà. — Montaigne et Rabelais. — Amyot. — Ronsard, du Bellay et la Pléiade. — Marot. — Nécessité d'un régulateur. . . . 215
CHAPITRE XI
MALHERBE
La langue est fixée. — Elle n'a pas sérieusement changé depuis trol3 siècles. — Échec des novateurs. — Il a produit chez eux beaucoup de défections plus ou moins dissimulées. — Ils ont beaucoup rabattu de leurs premières revendications.—L'oeuvre de Malherbe et de Vaugelas. — Bertautet Régnier.—Législationpoétiquetrèslibérale. — L'anarchie actuelle. — Snobs et poètes 223
CHAPITRE XII LES DEUX COURANTS
I
La Bruyère. — Déviation Imprimée par lui à la phrase, sinon à la langue française.-— Son art.— Rapidité et concision.— Suppression systématique des transitions et des conjectlons,—L'anciennelangue, depuis Rabelais, Amyot et Montaigne. —Le pittoresque chez La Bruyère. — Ce moraliste est avant tout un homme de lettres, un artiste de plume. — La forme, avec lui, commence à primer le fond. ■*— La Bruyère et Sénèque. — La Bruyère et Montesquieu. ...-.,.. . 229
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TAULE ÎU
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Voltaire.—Sa langue et son esprit.-—Ce n'est ni la langue.nl l'esprit de La Bruyère. — Ils ne se ressemblent que par la brièveté. — Voltaire a inventé la languo du journalisme. — Ses Imitateurs. — 11 n'est pas dans la tradition. — Rousseau. — I < presse et la tribune. — Dérivations diverses.— Nécessité de reven..* à la source 243
m
Influence prolongée de La Bruyère sur la langue actuelle. — Le mot monté en épingle. — Les Concourt procèdent de lui a leur insu, mais très directement. — L'antithèse romantique relève de la même école. — Retour de tous les bons prosateurs contemporains à la tradition nationale et a la phrase articulée. — La langue académique. — Peines perdues et excentricités inutiles. — Le serpent et la lime. . . 247
CHAPITRE XIII
L'ARCHAÏSME
I
Le procédé des Goncourt et de leur école pour créer des mots. — L'archaïsme aussi condamnable que le néologisme. — Aussi contraire au génie des langues. — Les collectionneurs de mots périmés. — L'archaïsme dans l'histoire de la langue française. — Ronsard et l'archaïsme de la Renaissance. — Il faut parler et écrire la langue de son temps. — L'archaïsme chez Corneille, Molière et La Fontaine. — Plaisir du pédant 255
II
L'erreur des archaïstes. — Langue artificielle et fossile. — Tentative vaine et sans profit. — Les pertes des langues se réparent toutes seules. — L'archaïsme grec et latin. — L'école poétique d'Alexandrie et l'alexandrinlsme. — Callimaquc et Apollonius de Rhodes. — Théocrite. — Salluste 264
III
Les archaïstes français. — Paul-Louis Courier et Charles Nodier. — Les Contes drolatiques de Balzac. — L'archaïsme n'est qu'une des formes du pastiche. — Le mot de Courier.— Raffinement et artifice.— Carrel, juge de Courier. — Citations et extraits. — Charles Nodier à l'Arsenal. — Ses romans et ses contes. .,.**...._.." 271
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ÎÎ6 % TABLE
CHAPITRE XIV LA LITTÉRATURE BRUTALE
I
Ce que J.-J. Welss entendait par là. — Son étude sur Flaubert, Barrière et Baudelaire. — Son article sur Alexandre Dumas fils. — L'usure do la langue conduit au grossissement des motset à la brutalité de l'expression. — Influence de la langue scientifique sur la langue dramatique.
— Alexandre Dumas fils, dépassé et débordé, renié par l'école réaliste dont il a été un des fondateurs 277
II
Les successeurs d'Alexandre Dumas fils. — Le théâtre naturaliste. — Le jargon canaille et poissard. — Décadence de cette langue. — Invasion de la langue scientifique dans la littérature dramatique et dans le roman. — Inconvénients de cette nouveauté. — Le dictionnaire des Arts et Métiers. — Insuffisance de cette ressource. — Quelle influence le demi-réalismè de Dumas fils a exercée sur son style.
— En quoi cestyle diffère de celui des Goncourt. — Le résultat final. . 283
CHAPITRE XV LA SYNTAXE ET L'ORTHOGRAPHE
La réforme de l'orthographe. — Causes et prétextes. — Libertés contestables. — Bizarreries et incorrections. — Tolérances fâcheuses. — Les partisans et les adversaires. — La déformation de l'orthographe aboutit à une déformation de la langue. — Concessions aux illettrés et aux ignorants. — L'orthographe et la langue, désormais fixées, ne sn'jiront plus de changements notables. — Elles sont au point 289'
CHAPITRE XVI CONCLUSION
I
Résipiscence et temps d'arrêt. — L'attaque a changé d'objet. — Ce n'est plus à la langue, c'est à la littérature elle-même et à notre génie national qu'on s'en prend. — Les rebouteurs de la langue. — Jugement définitif sur les Goncourt et leur oeuvre. — La révolution a laissé des traces ineffaçables. — La réaction.— La décadence f . 301
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TABLÉ Si?
II
Parmi les ennemis de la langue, il faut compter les orateurs politiques, les avocats et les Journalistes. — Leurs improvisations perdrait n.t à être trop soignées. — Le besoin d'information rapide achemine lo journalisme vers le style télégraphique. — Les anciens Journalistes. — La bonne langue a contre elle la tribune, le barreau et la presse. — Néce3« site d'une critique sérieuse et sincère. — La réclame. — La perversion du gont. — L'ancien parterre de la Comôdie-Françaiso. — Le volapuk et l'espéranto. — Décadence inévitable de toutes les langues vivantes. — La langue internationale 300
B — GÔI6. — Imprimerie MOTTEROI et MAIUINBT, 7, rue Saint-Benoît, Paris.
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ORIGINAL EN COULEUR NP Z «-120-»