------------------------------------------------------------------------
Saint-Georges de &ouhélier '■-.■■■ et le Naturisme = = par Àïidriès de Rosa =
:.. :[■'■:.::. .,;•,' : :;:\ ■■■'.■■■'"■
-^piTION ORNÉE ID'UN PORTR^rr
laibi»aii»ie LÉON V^NIER, éditeur» JK. MESSElN, Successeur» «. « » . » « - . = 19, cguai Saînt-Michel, Paris
= r = = = =jviDeeeex= = = = == =
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
Saint-Georges de Bouhélier = et le Naturisme = = par Andriès de Rosa
ÉDmOPi ORNÉE ÎD'UN PORTRAIT
laibr»air»ie LÉON V^NIER, éditeur» 7K. MESSElN, Successeur» = = = = = = = = = 1©, quai Sairtt-Mîehel, F>ar»is
= = = = = = = jwDeeeex = = = = = = =
------------------------------------------------------------------------
AVANT-PROPOS
Ces pages ont j'ail L'objet de deux conférences que l'Université Populaire du Faubourg Saint-Anloine m'avait demandé de faire devant son public si intéressant. J'ai cru devoir les réunir, pensant qu'elles apporteraient une contribution à l'histoire littéraire de ces dernières années.
A. DE R.
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
SAINT-GEORGES DE-TOUHÊLIER
(Photo Fèmina)
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
ANDRIÈS DE ROSA
SAINT GEORGES DE BOUHÉUER
et le Naturisme
I. — LES DEBUTS
En général, on voit dans le naturisme une réaction contre le symbolisme; on n'a pas complètement tort. Reportons-nous aux années 1893-1900 qui ont vu la période la plus agitée de ce mouvement. Vers 1893, la jeune littérature était représentée par des écrivains déjà appréciés, comme Henri de Régnier, Jean Moréas, Gustave Kahn, Viélé-Griffin et Rémy de Gourmont. Ces écrivains, dont personne ne songe plus aujourd'hui à nier le talent, s'étaient groupés autour de deux hommes d'un génie dissemblable et inégalement admirables : Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé.
------------------------------------------------------------------------
— 4 —
Paul Verlaine, poète délicieux, d'une grâce ingénue, puérile, étincelante et avec des éclairs d'émotion infinie, avait depuis longtemps déjà produit ses plus beaux poèmes.
A présent vieilli, malade, vagabond, il restait toujours prodigieux et émouvant par une vie de caprices, de fantaisie ailée, d'indépendance vraiment presque sauvage. 11 était le maître des esprits nouveaux, de ceux qui tentaient l'aventure de l'art et qui ne voulaient se soumettre à aucune règle.
Stéphane Mallarmé, au contraire, n'avait donné qu'une oeuvre assez restreinte et qu'il n'est véritablement pas possible de juger définitive. Mais ses idées, ses théories, ses conversations avaient transformé la culture de la jeunesse.
Il exerçait une influence profonde. Celte influence se traduisait par une littérature assez étrange. L'art pour l'art alors était en honneur. La recherche de sensations curieuses tourmentait beaucoup d'esprits. Un mysticisme artificiel poussait des Heurs empoisonnées un peu partout. Il est. certain que le besoin devait nécessairement se faire sentir d'un art moins compliqué, plus naïf et plus franc. Une réaction ne pouvait pas ne pas se produire. Celui qui la détermina était un jeune homme, alors même presqu'un enfant.
Saint-Georges de Bouhélier avait dix-huit ans.
Je n'ai donc pas exagéré en disant que c'était
' presqu'un enfant. Encore au collège, il s'était lancé
------------------------------------------------------------------------
dans la bataille littéraire en publiant avec son ami Maurice Le Blond une revue devenue introuvable et qui arborait fièrement ce titre assez paradoxal : l'Académie française.
Deux numéros de cette revue à peine parus, la publication s'était arrêtée ou plutôt changée en un autre organe, VAssomption. Puis Bouhélier était parti de Paris, il avait voyagé en Suisse, était revenu dans la capitale où on lui trouvait un emploi à la Compagnie de l'Ouest.
Pour le moment, il habitait rue Rodier un petit rez-de-chaussée obscur et pauvre où je me rappelle l'avoir connu. C'est à cette époque que, bien que dénué de toute espèce de puissance et de prestige social, sans argent, n'ayant aucun poil au menton, il avait attiré à lui des camarades à peu près de son âge, parmi lesquels Maurice Le Blond, Albert Fleury, René Loudel, René de laPalme, etc.
Albert Fleury devait bientôt amener Georges Pioch, véhément, éloquent, fougueux. Aucun de ces jeunes gens n'avait encore publié de volume.
De Bouhélier on connaissait seulement de petites plaquettes : la Résurrection des Dieux et l'Annonciation.
Ces opuscules, où Bouhélier exposait ses théories de la vie et de l'art, étaient les évangiles du groupe. Bouhélier y célébrait la vie quotidienne, il s'y montrait comme un révélateur de la beauté secrète, du monde. Ce jeune homme génial avait découvert
------------------------------------------------------------------------
— 6 —
des vérités admirables qui devaient changer toute une partie de la littérature.
Les réunions du Cénacle avaient lieu (sans grand apparat!) dans les cafés de Montmartre. En général, on se retrouvait à l'Auberge du Clou, ensuite, vers 1895, on devait élire Le Chat Noir que l'absence de clients rendait solitaire à souhait. « Pendant plus de deux ans, Saint-Georges de Bouhélier y mena ses soldats, écrit M. Ernest La Jeunesse dans un article du Journal. Ces enfants songeaient à des arbres en cet endroit fleuri de femmes artificielles et de bêtes de cauchemars. En cet endroit, où tout avait été — ou voulu être — finesse, fantaisie et petite variation lointaine autour de la vie et de la singularité, ces enfants sentirent sourdre et grandir en leur coeur un idéal de grandeur, de fièvre et de sérénité. Devant les bocks, devant ces chansonniers qui, leur chanson terminée, descendaient tristes et cherchaient un avenir, Saint-Georges de Bouhélier évoquait des aventuriers et des laboureurs : toute cette grâce compliquée lui rendait plus chère la somptueuse et simple nature. N'estce pas là qu'il trouva, en regardant sans l'apercevoir, un sabre de cuirassier ou un portrait d'Antonio de la Gandara, le nom de Naturiste qui, depuis, intrigua le monde? Et c'est très logique, très amusant de voir le Naturisme naître dans les ruines du Chat Noir. »
------------------------------------------------------------------------
— /
IL — LE CHAT NOIR
Le Chai Noir, à cette époque, était en effet tombé en décadence. On n'y rencontrait plus guère que quelques jeunes peintres, comme Georges Bottini et Fabien Launay, deux artistes d'un talent véritablement extraordinaire et d'une originalité qui se serait affirmée en chefs-d'oeuvre sans une mort prématurée. Au Chat Noir (à cette époque) aussi, on devait entrevoir à son premier passage à Paris le mystique et singulier Christian Beck qui, dans ce milieu tapageur un peu, apportait ses mystiques habitudes de silences.
Bottini et Launay étaient alors pleins de vie, bouillants, tous deux admirablement juvéniles. D'ordinaire ils s'attablaient à une table à côté, non loin de ceux que l'on appelait alors la Bande à Bouhélier. Ils avaient pour compagnon un grand jeune homme d'aspect doux et mystérieux, dont les yeux rêvaient doucement au lointain et qui était Gaston de Pawlowski, le célèbre écrivain humoristique.
« Dès ses premiers ans, a écrit plus tard de Pawlowski, on avait pris pour habitude, dans certains cercles littéraires, de désigner Saint-Georges de Bouhélier par ce surnom qui n'avait rien d'ironique : Le Petit Bon Dieu. A l'âge où d'autres jouent encore aux billes ou tirent des sonnettes,
------------------------------------------------------------------------
8
le Petit Bon Dieu, auréolé de lumière, l'index levé dans une pose hiératique, prophétisait déjà, entouré de disciples attentifs, indifférents à la fumée des pipes et au bruit des soucoupes, au travers de la Galilée Montmartroise. Son caractère divin lui venait, à n'en point douter, de son infaillibilité. D'autres discutaient longuement, se jetaient à corps perdu dans la bataille des idées; lui, émettait les versets de sa doctrine et nul ne répondait. Ce fut ainsi que parut la Revue Naturiste, dans laquelle on notifiait au peuple les décisions pontificales et les lois indiscutables révélées dans le buisson sacré du Mont des Martyrs. Sans le savoir et bien que le temps ait quelque peu atténué son intransigeance juvénile, Saint-Georges de Bouhélier s'est fait aujourd'hui, avec le même rigorisme prophétique, l'homme représentatif de l'esprit scientifique contemporain. »
A la vérité, les réunions du Chai Noir ne ressemblaient pas souvent à une Cène ! D'ailleurs, elles se continuaient souvent en promenades nocturnes, le long des boulevards extérieurs et aux abords des Halles, pendant lesquelles on ire pensait pas du tout à la littérature.
Quelquefois aussi, le groupe émigrait à la campagne, chez Albert Fleurjr, qui possédait une petite maison à Bois-Colombes. Nous avons passé là de belles heures, dont nous garderons longtemps le souvenir.
Une raison du prestige moral que Bouhélier
------------------------------------------------------------------------
— 9 —
exerçait dès lors sur ses compagnons, c'était sa clairvoyance. A une époque où Zola, délaissé par la plus grande partie de la jeunesse littéraire, vieillissait dans une solitude pleine de gloire, Bouhélier le montrait comme un initiateur de l'idée nouvelle. De même, il avait su distinguer en Gustave Charpentier (qui n'avait pas donné Louise) un magnifique musicien de l'avenir. Le dimanche, quand Colonne exécutait la Vie. du Poète ou les Impressions d'Italie, Maurice Le Blond, Pioch, Albert Fleury et nous-même, nous allions acclamer le jeune musicien. Emile Verhaeren était aussi un homme qui nous enthousiasmait. Camille Lemonnier et Rodin nous apparaissaient comme des maîtres. Ils étaient les hommes qui avaient senti la vie moderne, qui étaient retournés à la simplicité de l'art, à la nature, au lyrisme. Ils entraient bien dans le groupe des inspirateurs de l'école dont J.-J. Rousseau, Bernardin de SaintPierre, l'Américain Emerson, l'Anglais Thomas Carlyle et le Russe Dostoiewsky étaient les patrons et les précurseurs.
Car ce serait une erreur de croire, comme on l'a dit trop souvent, que Saint-Georges de Bouhélier ait jamais prétendu tout créer de toutes pièces. Sa préoccupation avait toujours été de trouver des devanciers à ses théories personnelles. Le terme de Naturisme n'est pas non plus sorti du désir de trouver une étiquette.
C'est un rédacteur du Mercure de France qui,
------------------------------------------------------------------------
— 10 —
pour qualifier les tendances du nouveau groupe, le lui a appliqué le premier. Les symbolistes en ont donc baptisé eux-mêmes leurs jeunes adversaires.
On a dit aussi, surtout depuis quelques années, que le Naturisme n'était qu'un dérivé du Naturalisme. Ce n'est pas ainsi que les combattants du début ont envisagé les choses. Dans son Essai sur le Naturisme, Maurice Le Blond oppose très nettement la théorie nouvelle à celle de Zola qu'il présente pourtant, bien entendu, comme la source la plus magnifique.
D'autre part, dans Y Hiver en Méditation, SaintGeorges de Bouhélier écrivait une élude où ces différences sont également très affirmées, d'ailleurs Zola lui-même ne s'y était pas trompé.
Une interview de lui que cite La Plume (1er novembre 1897) nous montre en effet le maître de Médan s'exprimant ainsi :
« Le grand 'mouvement vers la Vérité et vers la « Nature à la suite duquel l'Homme parut enfin « prendre conscience de soi-même, ce grand mou« veinent né avec Jean-Jacques Rousseau, ne date « que de cent ans à peine. Attendons et travail« Ions. La tentative de Saint-Georges de. Bouhélier « doitréussirtôloutard, parce que ce jeune homme « a pris le vrai chemin. Son éducation demeure « parallèle à l'évolution de la société.
« Bouhélier devra donc lutter avec des réae« tionnaires qni tenteront de lui opposer de faux
------------------------------------------------------------------------
— 11 —
« obstacles, mais la Vérité triomphera d'elle« même et nous avançons continuellement et sans « répit. Ce que de Bouhélier a très bien compris, « c'est qu'il était forcé de prendre toute une autre « route que la génération qui le précédait. Il devait « aussi nécessairement devenir l'adversaire de ses « devanciers. En art, les fils ne peuvent semer « dans la même terre qui a nourri les pères. Ils « doivent la labourer, l'exposer aux flammes du « soleil. S'il est tout naturel qu'ils s'accommodent « du bien de leurs aïeux, ils doivent y apporter « leur force, leur énergie, leur trésor vivace et « personnel. »
Un peu plus loin, Zola ajoutait, parlant de Bouhélier : « C'est un grand lyrique ». Il n'est peutêtre pas inutile de rappeler ces paroles du vieux maître.
Zola, esprit très ouvert, homme très bon, pas du tout doctrinaire, pas du tout renfermé en lui-même, avait parfaitement admis les réserves que la jeune école professait à son égard. Son accueil à SaintGeorges de Bouhélier, qui s'était présenté à lui pour la première fois au moment de Y Hiver en Méditation, avait été très chaud, très sympathique. Bouhélier avait raconté ensuite à ses compagnons les paroles de simple accueil de l'illustre romancier, auquel il devait s'attacher par la suite d'une façon de plus en plus étroite, et dont Maurice Le Blond a, l'année dernière, épousé la fille.
------------------------------------------------------------------------
— 12 —
Au cours de cette première période du Naturisme, une des influences qui ont le plus marqué vient certainement du théâtre de YOEuvre. Intérieur, de Maeterlinck; Solness le Constructeur, d'Ibsen; Le Chariot de Terre cuite ont été des dates. Bouhélier et ses amis ont vibré à ces manifestations d'art.
III. — UN MANIFESTE
A cette époque d'ailleurs, le désir était très vif dans toute cette jeuuesse de régénérer le monde.
Dans le manifeste qui parut au Figaro le 10 jjp-n 1897, Saint-Georges de Bouhélier s'exprimait ainsi : « L'art prochain sera héroïque. Aussi nous sommes-nous constitué une nouvelle conception du monde. C'est que cette ardeur militaire qui exaltait naguère si fortement nos pères, s'est transformée, chez nous, en une sorte de culte de la force, auquel personne ne pourra se soustraire. Nous glorifions les héros. Nous les souhaitons naturels. L'amour que nous inspirent les statues de Rodin et les épopées de Zola garantit la vivacité de ce désir. C'est un fait constant que les jeunes poètes sont passionnés d'énergie. Ils en possèdent de tumultueuses. Michel-Ange nous enthousiasme.
------------------------------------------------------------------------
— 13 —
Ce colossal créateur nous a violemment imposé un monde d'archanges, de géants et de dieux. »
Et, un peu plus loin, il disait encore : « Au lieu d'évoquer de charmantes amantes et de suaves seigneurs chimériques, nous chanterons les hautes fêtes de l'homme. Pour la splendeur de ce spectacle, les poètes convoqueront les plantes, les étoiles, les grands vents et les graves animaux. Une littérature naîtra qui glorifiera les marins, les laboureurs nés des entrailles du sol et les pasteurs qui habitent près des aigles. De nouveau, les poètes se mêleront aux tribus. »
Près de dix ans plus tard, à propos d'un livre de son ami, l'écrivain américain Manuel Ugarte, dans un article du 30 juin 1907, Saint-Georges de Bouhélier, se rappelant cette époque des débuts, écrivait ces lignes émouvantes : « Comme nous étions jeunes réellement alors ! Tous les désirs d'un âge naïf vibraient en nous. Etait-ce une poétique seulement que nous désirions révéler au monde? Nous voulions refaire les hommes. Il nous semblait permis d'aspirer à un art qui exclurait toute convention et ne répondait qu'à l'élan du coeur. Si nous parlions de retour à la nature, c'était pour exprimer notre espoir de franchise, de sincère passion, de vie héroïque. Qui, à cette date, m'eut annoncé à quoi de tels voeux devaient aboutir, m'aurait, certes, bien étonné. Tout ce beau mouvemenl vers les eaux courantes des prés, vers les vieilles musicales forêts et vers les jardins po-
------------------------------------------------------------------------
— 14 —
tagers aromatiques, ce n'était pas pour nous le but, mais le moyen. Une rédemption intime de l'âme m'a toujours semblé, quant à moi, urgente, et j'espérais que l'homme, au contact de la terre, redeviendrait comme elle sincère et ingénu ».
On le voit, ce n'était pas seulement la littérature mais la vie elle-même que l'on souhaitait embellir. Aussi faisait-on des efforts de tous les côtés. On aurait voulu se forger ses propres armes, on rêvait d'ouvrir des écoles de morale, de fonder des journaux où l'on aurait exposé les principes de la société nouvelle. Avec Louis Lumet et CharlesLouis Philippe, les naturistes avaient coopéré à la fondation d'une espèce de théâtre ambulant qui . donnait des représentations poétiques dans les faubourgs. Une belle soirée, au théâtre de YOEuvre, avait été Le Petit EyolfJ', où s'était révélée une jeune comédienne, alors inconnue, Suzanne Desprès, et dans laquelle les naturistes venaient de voir tout à coup l'interprète idéale de leurs oeuvres. Par la suite, ce même élan de rénovation devait disposer quelques-uns d'entre eux à s'occuper plus particulièrement des questions sociales.
Cependant, après plusieurs essais de revues plus qu'intermittentes, un recueil avait été fondé et paraissait presque régulièrement : La Revue Naturiste; Maurice Le Blond, puis Albert Fleury, puis Eugène Montfort, en avaient successivement assumé la direction, montrant par là combien les rivalités existaient peu entre eux, puisqu'ils se
------------------------------------------------------------------------
— 15 —
cédaient volontiers et à tour de rôle le sceptre directorial !
IV. — EN PROVINCE ET A L'ETRANGER
On ne peut pas dire que ie Naturisme avait converti personne. Seulement des tempéraments originaux s'étaient orientés d'instinct vers la même idée, et à présent, dans la jeunesse, c'était une réaction violente contre le symbolisme et un retour presque unanime à la nature. Affiliés ou non au groupe de Paris, de jeunes poètes de province bataillent pour la même cause. Au premier rang, il faut citer Michel Abadie, qui devait rester vaguement solitaire; Maurice Magie, admirable lyrique -, poète ça et là presque génial; Jean Viollis, Joachim Gasquet. Tous ces jeunes écrivains, qui avaient, eux aussi, leurs organes particuliers à Toulouse, à Aix ou à Marseille, collaboraient plus ou moins assidûment à la Revue Naturiste.
En Belgique, le mouvement aussi était né. L'Art Jeune, une vaillante petite revue, fondée par Van de Putte, Ruyters, Georges Rency, Venait-d'avertir' les Naturistes que des frères intellectuels existaient pour eux hors de la frontière. Edgar Baès, un vétéran de la critique de Bruxelles, leur avait
------------------------------------------------------------------------
— 16 —
déjà manifesté sa sympathie, il devait rester longtemps un bon pionnier du Naturisme làrbas.
D'ailleurs, rien de plus naturel que l'éclosion, en Belgique, d'un groupe d'écrivains s'unissant à nous. La tradition réaliste n'avait-elle pas été toujours celle de tous les artistes flamands et wallons? Le véritable initiateur de la littérature belge est Camille Lemonnier, le romancier panthéistique prodigieux. Abandonné quelque temps pour les maîtres nouveaux du symbolisme, il voyait revenir aux principes qu'il avait toujours pratiqués une jeunesse fervente ; il ne pouvait manquer d'applaudir vivement à ces jeunes efforts.
Saint-Georges de Bouhélier n'aura pas, par la suite, de plus enthousiaste appui que celui de ce grand Camille Lemonnier.
Il semble au surplus que le Naturisme n'ait pas trouvé beaucoup d'obstacles pour pénétrer rapidement à l'étranger.
En Hollande, la nouvelle école n'avait pas tardé à se faire connaître. Pendant un moment, l'organe du groupe, Le Rêve et l'Idée, avait même été rédigé mi-partie en français, mi-partie en hollandais, sous la double direction de Maurice Le Blond pour Paris et d'Is. Quérido pour Amsterdam.
Il serait intéressant de retrouver cette collection du Rêve et l'Idée, où je me rappelle qu'ont paru des poèmes inédits de Léon Dierx, Paul Verlaine, Francis Viélé-Griffin, une partie de la Vie héroïque de Bouhélier, des poèmes de Quérido, etc., et qui
------------------------------------------------------------------------
— 17 —
était ornée de dessins de Bottini, Fabien Launay, Anquetin, Edouard Manet, etc..
Cette revue n'a pas eu de nombreux numéros, mais elle marque une date.
Quérido, qui était alors à ses débuts, est devenu un personnage considérable dans la littérature hollandaise. Il a fait triompher là-bas les méthodes de vérité que le symbolisme avait battues en brèche. Ses romans, d'une conception d'art souvent vraiment grandiose, sont actuellement les plus lus de Hollande.
Il était intéressant de montrer, au début du Naturisme, l'union de tempéraments français et étrangers qui devaient faire chacun tant de bruit dans le monde littéraire.
Cependant, à Paris, la bataille continuait. J'ai rappelé tout à l'heure le manifeste du Figaro. Ce manifeste avait été rédigé pour porter devant le grand public, d'une façon retentissante, des théories qui n'avaient pas encore filtré hors d'un petit cercle. En 1896, plusieurs des membres les plus importants du groupe avaient fait paraître, le même jour, chacun un volume : l'Hiver en Méditation, de Saint-Georges de Bouhélier ; l'Essai sur le Naturisme, de Maurice Le Blond ; Sylvie, d'Eugène Montfort; Sur la Rouie, d'Albert Fleury, étaient destinés à donner des lempéraments et de l'art des naturistes des expressions différentes. Un certain bruit avait suivi cette quadruple publication
/' "'y '. " ,' y N
et le Naturisme se trouvait maintenant discuté. " ;'
------------------------------------------------------------------------
— 18 —
A cette époque, aucun de ces jeunes gens n'avait dépassé la vingtième année. Je crois bien que le plus âgé était Albert Fleury : il allait faire son service militaire ! Poète délicieux, intime, avec des désirs de belle vie décorative et de gestes héroïques, grand, très beau, la tête orgueilleuse et réfléchie, il secouait au vent une chevelure bouclée et avançait dans l'existence comme un jeune dieu ténébreux.
Maurice Le Blond, moins abondant, plus silencieux, avec parfois des airs sceptiques qui étonnaient, était au contraire un jeune homme alors imberbe, enflammé dès qu'il écrivait, vraiment impétueux, magnifique de foi, de clairvoyance et de bon sens critique. C'était lui qui avait amené Eugène Montfort ; celui-ci, l'allure élancée, avait un pas de conquérant, on le voyait çà et là au Chat Noir.
Eugène Montfort avait été un camarade de collège de Le Blond, qui racontait l'avoir vu sous les arbres du Luxembourg, lisant la Vie héroïque. Entre Bouhélier et lui, tout de suite, des liens s'étaient établis.
Voilà quels étaient quelques-uns des combattants de la première période naturiste. Ils ne devaient plus se quitter pendant bien des années.
A la première bataille théâtrale, livrée par le chef du groupe sur la scène de VQïuvre, ils seront tous làj sauf Albert Fleury, alors à l'armée, à Lille, pour répondre aux attaques, aux vociférations
------------------------------------------------------------------------
19
de la cabale symboliste. Car les débuts de SaintGeorges de Bouhélier au théâtre ont été houleux.
C'est en juin 1898 qu'eut lieu cette première manifestation du Naturisme au théâtre, avec La Victoire, pièce en cinq actes et en vers, que LugnéPoé avait eu la vaillance de demander à l'auteur.
Maurice Le Blond a raconté, dans sa biographie de Bouhélier, quelles soirées tumultueuses furent les deux représentations du théâtre des Bouffes.
Le rideau n'était pas levé que déjà des beuglements partaient des bancs symbolistes. On s'était juré de ne pas laisser la représentation se produire. A chaque tirade, les acteurs devaient s'arrêter et attendre la fin d'un chahut qui ne cessait que pour reprendre la minute d'après. Cependant La Victoire fut jouée et, le lendemain, Catulle Mendès applaudissait, dans un article du Journal, à l'oeuvre de celui qu'il appelait : « Le jeune Cid du Naturisme ».
Mais dès lors, les livres, les manifestations, les revues aussi imprégnés de l'esprit nouveau vont se multiplier. Je ne puis, par conséquent, tout énumérer. Il me faut passer sur bien des choses. Cependant, je note en 1900 un événement original : ce Congrès de la Jeunesse qu'Eugène Montfort organisa.
Ce Congrès de la Jeunesse avait eu pour but d'offrir aux représentants des différents groupes littéraires ou politiques l'occasion de développer leu«s doctrines et de débattre publiquement leurs
------------------------------------------------------------------------
— 20 —
tendances. C'est à ce Congrès que parurent pour la première fois, sous les yeux des reporters, des personnalités comme MM. Sangnier, Paul Boncour, Fribourg, Léon Parsons qui, par la suite, ont acquis tant de titres à l'attention publique. Je me rappelle l'impression, particulièrement considérable, que produisit à l'une des séances l'éloquence subtile de Paul Boncour. On avait mis en discussion les tendances littéraires de la Jeunesse et Albert Fleury donnait lecture de son rapport sur le Naturisme. Paul Boncour, qui présidait la séance, montra son talent alors ignoré.
V. — LA PERIODE HEROÏQUE
Au fond, la véritable bataille du Naturisme n'a pas duré beaucoup plus de cinq ou six ans. C'est cette période que M. Charles Maurras a qualifiée, un jour, de « période héroïque du Naturisme ». Alors, une grande foi, une ardeur extraordinaire animaient les nouveaux venus. Et même aux indifférents, aux étrangers, le jeune prophète du groupe apparaît comme un révélateur. « M. Saint-Georges de Bouhélier est descendu un jour de Montmartre, a écrit Mécislas Golberg, l'admirable et douloureux écrivain disparu ; il est venu dans le fameux Quar-
------------------------------------------------------------------------
21
tier latin où, loin des bruits de la lutte et la férocité de notre siècle, avec une crânerie admirable, s'élabore la pensée française. Il a fondé alors une petite revue : l'Académie française, à laquelle il a su intéresser Adolphe Retté et Signoret. Retté, comme d'habitude, tout de surface et n'admettant que les gloires reconnues, n'eut qu'une moue de mépris pour ce jeune enfant pâle et discret. La presse n'a pas encore consacré le Naturisme et l'auteur des Similitudes, api es avoir été le mousquetaire du symbolisme, n'a pas encore rêvé de devenir le Sainte-Beuve du Naturisme ».
Adolphe Retté devait devenir, quelques années plus tard, l'un des plus fougueux défenseurs de l'école naissante. Mais la critique de Golberg est intéressante. Golberg était un esprit très indépendant qui a nourri de sa philosophie un certain nombre d'intellectuels et l'on peut dire qu'il a eu une certaine influence sur le sociologue Henri Dagan. C'est au cours de cette même étude intitulée : Saint-Georges de Bouhélier et le Naturisme, et qui a paru en 1898, que Mécislas Golberg disait encore : « Malgré une certaine timidité de parler, l'auteur entrevoyait là (dans la Vie Héroïque') la vérité, le sens de vivre : les nomades qui heurtent aux portes des demeures, la lutte entre la gelée des sédentaires et la passion des aventuriers, la beauté de toute attitude, la grandeur du devoir, la logique du hasard ».
Et Golberg cite des phrases : « Un homme
------------------------------------------------------------------------
— 22 —
paraît, — les conjonctives de sa fortune, sa naissance, ses funérailles abaissent l'art jusqu'à la laideur. Mais il s'agit de le surprendre dans un instant d'Eternité. Sublime instant où il se penche afin de polir une cuirasse, où il jette vers l'eau ses filets ! — L'art regarde les attitudes — toute attitude est héroïque ». Les graves et belles paroles ! La destinée du poète est comprise dans ce cri : « toute attitude est héroïque ». Il faut donc revivre le but, se pénétrer de tout trépignement de la vie, aimer les clartés et les ténèbres, passer à travers les déserts, les cités, les passions, affirmer la grandeur et ne jamais nier. C'est la vie de l'aventurier ! Un voyage de l'amant du ciel, de la terre et des étoiles, d'Homère, de Dante, de Byron ».
Mais pour comprendre quel rafraîchissement, quelle impulsion nouvelle ont été apportés par le Naturisme dans la jeune littérature, il faut se reporter aux oeuvres d'avant-garde des déjà vieilles années 1895-1906. On a trop oublié le symbolisme d'alors, qui n'avait pas du tout le caractère de celui d'aujourd'hui ; il était naturellement beaucoup plus artificiel, beaucoup plus excessif. Si, depuis quelque temps surtout, le symbolisme a pris comme interprètes les Verhaeren, les Stuart Merrill, les Gustave.Kahn, les Viélé-Griffin, ces poètes si profonds et si humains, il n'en était pas de même à cette époque où Henri de Régnier surtout exerçait une influence. Les pasticheurs de
------------------------------------------------------------------------
— 23 —
tout art déjà académique étaient très nombreux. Gustave Kahn avait complètement révolutionné la métrique et l'on ne sentait pas encore tout ce qui se dissimulait d'humanité sous son vers singulier et rare.
Dans une revue que dirigeait le poète Roinard, je trouve des phrases comme celle-ci, dont il m'a toujours été difficile de comprendre le sens : « Durand-Ruel présente, succédant à l'exposition Cassatt, qui témoigne du progrès d'une femme usant, en expression, du sens comme franchi de l'élidé — et « toujours le sac de voyage en main » selon l'ascendant — une hétérogène composition impressionniste, à savoir : de Renoir, la grande joviale danse déjà nue d'une naturelle chaleur à longs traits, insinuée, bue ».
L'auteur en était Léon-Paul Fargue, jeune poète sensible et charmant, que nous apercevions ça et là au Chat Noir, et qui devait, plus tard, se laisser arracher avec peine des pages d'une adorable originalité. Fargue était alors un des disciples de Mallarmé. Il ne devait pas tarder à se dégager. Nous nous souvenons encore d'un délicieux petit poème : l'Enterrement d'Ophélie, et surtout de Tancrède, pages d'une exquise bizarrerie, Tancrède que la revue Pan, je crois, publia. Mais Fargue, première manière, n'était pas un isolé alors dans la littérature. Son ami Alfred Jarry, l'incomparable créateur d'Ubu, se faisait connaître par les excentricités de son style. Dans la vie, Jarry aussi
------------------------------------------------------------------------
— 24
cherchait à stupéfier. On disait de lui qu'il élevait des hiboux et qu'il -vivait au milieu de cornues et d'appareils de physique. Nombreux étaient ceux qui se donnaient des airs de nécromanciens. On cultivait l'occultisme, on travaillait dans la mystique. Rémy de Gourmont vouait des articles pleins d'admiration à une peintresse bizarre, Jeanne Jacqueinin, dont les évocations morbides étaient appréciées.
C'est dans ce milieu singulier que s'éleva la protestation, l'appel à la vie, l'exhortation à la simplicité du poète philosophe de la Vie héroïque et de l'Hiver en Méditation. A la même époque d'ailleurs, Francis Jammes écrivait ses poèmes, d'une belle inspiration pastorale. Un moment, Francis Viélé-Griffin prit les naturistes naissants sous sa protection : un article du Mercure de France en fait foi. Puis les relations cessèrent. L'intransigeance des jeunes naturistes n'admettait pas Mallarmé, auquel Viélé-Griffin devait rester fidèle. André Gide aussi, un peu plus âgé que les nouveaux venus, eut la tentation d'applaudir à leurs efforts. C'étaient là, avec Paul Fort, les seuls poètes auxquels ce mouvement naissant aurait pu se relier. Mais, de part et d'autre, une volonté sérieuse d'entente n'était guère possible. Je le répète, les jeunes écrivains de 1895 étaient trop entiers dans leurs idées ; ils faisaient table rase du symbolisme ; ils refusaient d'en rien conserver ; ils se donnaient des maîtres tout différents et
------------------------------------------------------------------------
•lo
même ennemis, comme Zola et comme le musicien Gustave Charpentier.
Aujourd'hui, le souvenir de ces batailles est bien effacé. Et l'on se rappelle le geste admirable de Gustave Kahn, parlant pour Saint-Georges de Bouhélier, l'année dernière, dans le Gil Blas.
Au fond, ces jeunes gens de l'Effort, de Toulouse ; de l'Art Jeune, de Bruxelles, et de la Revue Naturiste, de Paris, ne se fiaient qu'à eux du soin d'accomplir la révolution littéraire à laquelle ils se consacraient. Il faut le dire, et le dire nettement, il y aune douzaine d'années, Charles-Louis Philippe, Maurice Magre, Jean Viollis marchaient carrément ensemble et, malgré des différences de caractère et de création considérables, ils s'unissaient dans leurs antipathies et dans leurs dessins de revenir à la vérité de la vie, de retrouver la simplicité de l'art. Les critiques de Philippe dans l'Enclos, comme celles de Magre dans les Essais d'Art Jeune, sont des documents probants. Seulement, la Revue Naturiste mettait plus de poigne dans l'attaque, plus de violence dans les revendications, et puis, Bouhélier et ses amis parlaient au nom d'un système défini, très clair, très complet. Les polémiques offraient une certaine vivacité que ne devaient pas pardonner certains écrivains du camp adverse.
------------------------------------------------------------------------
26
VI. — DES OEUVRES
Dirai-je une chose que l'on me contestera si j'avance que les livres de Bouhélier ont été, pour beaucoup d'écrivains, de véritables magasins d'idées ? Aujourd'hui, la bataille est terminée, et déjà des nouveaux venus viennent créer une littérature personnelle qui semble annoncer une fusion, une sorte de symbolisme réaliste.
Mais au temps de la Vie héroïque, il ne s'agissait que de retour à la nature. Il s'agissait de retrouver le chemin de la vie, de se reconquérir sur les genres de beauté du passé ; il s'agissait de rentrer dans la modernité, de voir avec des yeux d'Adam tout ce qui se passait dans le monde. C'est l'exemple de Bouhélier qui nous éclaire. Il nous a apporté une révélation. Peu d'hommes, mieux qu'Eugène Montfort, ont décrit l'état d'âme qui était alors celui de certains de ces jeunes gens relativement à cette révélation.
« Un nouveau monde de pensées s'éclairait devant M. de Bouhélier, écrivait Montfort dans la Revue Naturiste de juin 1897 ; il y est entré et, ivre de joie, l'a vécu parmi de nouvelles eaux, de nouvelles roses. Il a découvert des archipels, des îles et des continents inconnus ; et lorsqu'il s'est tourné
------------------------------------------------------------------------
— 27 —
vers nous pour nous dire en frémissant ce qu'il avait vu, nous avons senti qu'elle était anxieuse, écouteuse et ravie. Ce beau pays! Ce beau pays ! Mais c'est celui que notre âme appelait ! Et quelqu'un vient, nous prend par la main, nous mène et nous fait voir — bonheur inouï — ce qu'ayant immensément soif de voir, nos yeux ne voyaient pas ! M. Bouhélier a éclairé les âmes ; il leur a montré ce qu'il y avait en elles, il les a fait naître une seconde fois ; comme un prophète, splendidement, il a exprimé les nouveaux espoirs et la terre vers laquelle nous nous élançons. »
Ces paroles de flamme, Eugène Montfort les avivait avec toute l'ardeur de sa foi, je les cite comme documents. Il y avait une génération que des espoirs magnifiques faisaient vivre, des poètes avaient vingt ans et ils ne calculaient pas leur enthousiasme. Cet enthousiasme, quelques-uns l'ont renié, et Bouhélier lui-même n'aime pas, aujourd'hui, qu'on lui parle de ces livres d'alors. Pourtant, des petits livres comme la Vie héroïque ont une valeur de coloris et un bouillonnement magnifique. Dans la Mort de Narcisse, on trouve d'admirables phrases, jetées çà et là, comme des diamants parmi beaucoup de sable sans doute, mais tout de même très précieux et inestimables. « La mission éternelle des hommes est d'aller les uns au devant des autres, à travers les routes ordonnées. Ils portent chacun d'étranges trésors, et ils portent aussi des secrets que toujours igno-
------------------------------------------------------------------------
■ — 28 —
reront les autres... » — « On devrait passer sa vie à genoux !.,. » « Je vous dis, regardez en marchant dans la plaine, partout autour de nous c'est Dieu qui apparaît et, voyez, il n'est pas de petites destinées !... » Toutes ces paroles ouvraient vraiment un monde; on apercevait le miracle de la vie.
Même la Résurrection des Dieux, ce livre tumultueux contient des choses extraordinaires. Tout le morceau sur le poète annonce l'inimitable essai sur le Livre, instrument spirituel que Bouhélier écrira dix ans plus tard, et qui fait partie des Passions de l'Amour.
« Un poète chante l'aurore, l'été. Le cantique où il les célèbre, sans doute, ne lui appartient pas. C'est d'eux-mêmes qu'il l'apprit—hymne énorme, églogue d'or. Ce qu'il récite, ils le lui chuchotèrent. Cri intérieur qu'il entendit comme du tonnerre dans les ténèbres. Ainsi, il ignore ce qu'il chante. Il n'en comprend que les échos... Avec ses cent mille petites voix de montagnes, d'aromates, de creuses sources, de violettes, de gouffres, la nature lui enseigne les rythmes... »
VIL — LA PLUME
C'est une belle époque d'enthousiasme et de foi que celle où tous ces jeunes écrivains marchaient
------------------------------------------------------------------------
— 29 —
côte à côte si carrément et à travers mille et mille diiïîcultés, cherchaient à se frayer une voie originale dans la littérature.
En ce temps-là, Maurice Magre qui venait d'arriver à Paris, habitait dans un hôtel meublé, aux environs de l'Odéon. Avec Pierre Rameil, un beau comédien que nous retrouvons plus tard au Théâtre de l'OEuvre, il allait bientôt fonder un théâtre, le Théâtre des Poètes, vaillante entreprise qui inscrivait à son programme des pièces de Magre, de Valmy-Baisse, de Fauchois, etc.. C'était le moment où beaucoup d'entre ces jeunes poètes avaient de la peine à vivre, René Fauchois exerçait la profession de comédien qui lui donnait du pain ; le futur auteur de Beethoven n'était donc pas très riche !
A la même époque, l'un des plus beaux écrivains de la jeune génération traînait à Paris une existence singulière. C'est de Christian Beck que je veux parler. Christian Beck est un très haut esprit auquel la gloire n'est pas venue encore, mais auquel nous sommes plusieurs à penser qu'elle viendra un jour, bientôt sans doute, sérieuse et certaine. Beck n'a pas écrit de nombreux ouvrages, mais les Erreurs constituent un livre d'une personnalité merveilleuse, et le Vagabond qu'on y retrouve, et que la Revue Naturiste a publié autrefois, est un morceau qui fait les délices de tous les amateurs de grand art.
Vers 1897, Beck venait à peu près d'arriver de
------------------------------------------------------------------------
— 30 —
Belgique et il vivait à Paris, errant de caféencafé, logeant chez des amis, que son esprit avait séduits. D'ailleurs Beck, très fier, très digne, prétendait avoir fait voeu de pauvreté et, s'il se nourrissait de deux sous d'olives et de quatre sous de pain, ce n'était pas, d'après lui, par nécessité, mais pour accomplir une mission. On jugera de la beauté de son caractère par ce simple fait.
Bouhélier a écrit de Christian Beck qu'il était un grand mystique : « Je ne prétends pas étudier son oeuvre, a-t-il dit au cours d'un article à lui consacré et qui a paru dans l'Aurore du lcraoût 1906, seulement je lui voudrais en France quelques lecteurs de bonne foi. L'auteur des Erreurs n'a guère plus de vingt-huit ans. Entre tant d'écrivains dont la seule vocation git dans le présomptueux désir de s'enrichir par la plume, en voici un qui parle par l'effet de l'esprit et sous l'unique signe de la vérité. » Bouhélier a toujours défendu Christian Beck et il le tient pour l'un des deux ou trois prosateurs remarquables de sa génération. On comprend d'ailleurs la sympathie qui l'unit à l'auteur des Erreurs. Bouhélier aussi a un tempérament élevé et il a enduré des obstacles de tous ordres.
Au moment où il a connu Beck, il logeait rue Ganneron, dans une assez lugubre pièce où les vers chantants et joyeux d'Églé ont été composés.
« Bouhélier a connu des jours sans pain, a écrit
------------------------------------------------------------------------
— 31 — '
plus tard Albert Fleury (dans les Visages de la Vie, voir son étude intitulée : Les Idées de Saint-Georges de Bouhélier) et il ne s'en est jamais plaint. » Et c'est vrai. Je me rappelle des heures où les mauvais bistrots de Montmartre eux-mêmes devaient être regardés de loin par ce poète philosophe de l'Hiver en Méditation. Et il y eut une certaine histoire de paletot que, de marchand d'habits en marchand d'habits, nous avons transporté, un de mes amis et moi, sans succès. Mais ce sont des contingences au-dessus desquelles la nature idéaliste et mystique de Saint-Georges de Bouhélier a toujours plané. Et à la même époque, d'ailleurs, un autre grand artiste, l'admirable génie Gustave Charpentier qui, vers 1897, littéralement, a manqué de mourir de faim dans sa chambre de la rue Saint-Luc, nous donnait l'exemple du courage. Mais il devait prendre bientôt sa revanche sur le sort.
Cependant, la nouvelle génération allait bravement droit devant elle. Un document très significatif à ce point de vue nous est apporté par un numéro de la Plume, revue aujourd'hui disparue et peut-être déjà oubliée, mais qui, pendant plus de dix ans, a constitué, sous la direction d'un assez fort personnage, Léon Deschamp, un organe de bataille de tout premier ordre. Léon Deschamp, à qui Signoret dédiait des odes enflammées et qui, pour toute la génération symboliste et décadente, a été un homme d'initiative très précieux, avait su
------------------------------------------------------------------------
— 32 — '
faire de sa revue, la Plume, une tribune ouverte pour les polémiques.
Il avait fondé une bibliothèque, un salon ; il donnait des banquets sous la présidence de Zola, de Rodin, de Paul Verlaine. Il y avait aussi les soirées de la Plume, où tous les jeunes poètes d'alors ont passé, récitant des poèmes tour à tour décadents, néo-instrumentistes, magnifiques, romans ou naturistes.
En 1897, le Naturisme ayant acquis un très grand rayonnement, Deschamp offrit au Groupe de consacrer un numéro entier de la Plume à l'exposé de ses idées : ce qui fut fait. Ce numéro est intitulé : Saint-Georges de Bouhélier et le Naturisme. Il débute par une page admirable où Camille Lemonnier déclare son estime pour le jeune mouvement et pour Bouhélier, dont il dit qu'il est « l'un des plus imaginatifs génies de notre époque ». Ensuite vient une étude de Maurice Le Blond sur la poésie ; des pages de Bouhélier : La Révolution comme origine et comme fin du Naturisme ; des articles de Montfort, Gasquet, Louis Lumet, Albert Fleury, Edgar Baës et du peintre Charles Lacoste, des poèmes de Bouhélier, Magre, Abadie, Albert Fleury, et enfin un Fragment pour une esquisse morale de Saint Georges de Bpuhèlier, signée Jean Viollis, et cette étude sur l'auteur du Roi sans Couronne est d'une grande perspicacité en même temps que d'un style très agréable. J'en citerai quelques passages :
------------------------------------------------------------------------
— 33 —
« Une caractéristique de M. Saint-Georges de Bouhélier, c'est la singulière vertu d'attrait qu'il exerce. Je lui connais des ennemis ; mais ils ne peuvent pas, assurément, se soustraire au charme de persuasion que développe en eux telle de ces méditations églogues qui naquirent l'hiver passé ; ils doivent, j'imagine, laisser couler un temps moral entre cette lecture et leurs dénigrements, tellement cet auteur excelle à séduire l'esprit et touche, à l'aide des moyens aisés, nos coeurs, contrariant avec une facile sûreté nos convictions les plus secrètes et nos plus intimes décisions. — Il importe, pour ces raisons, d'envisager son oeuvre avec un jugement très circonspect et d'appliquer toute notre prudence à fixer sa valeur morale.
« La richesse sentimentale de Saint-Georges de Bouhélier est surprenante. De chaque paysage, il sait susciter le dieu qui l'anime, et chaque site élève sans nul effort à ses lèvres sa propre beauté. Pas un aspect de l'existence qui n'occasionne son émoi ; sa faculté d'aimer est infinie. Parce que d'obscurs terrassiers auront creusé la coupe d'un étang, parce les oiseaux auront glissé, ce soir, sur le beau ciel couleur d'orange, le voici palpitant et pénétré ».
Tout ce que dit ici Viollis est très vrai : dans les premières années, Bouhélier exerçait un attrait extraordinaire sur les jeunes gens qui venaient à la littérature. « Tous ceux qui l'approchaient deve-
------------------------------------------------------------------------
— 34 —
liaient aussitôt ses disciples », a écrit André Gide, qui, d'ailleurs, s'est montré, dans le même article, cordialement injuste envers notre auteur. Mais Viollis, dans son Esquisse, définit admirablement ce que nous savons de Bouhélier à cette époque :
« Bouhélier croit que l'important c'est l'abord ingénu du monde. Il veut s'offrir hâtivement et sans préparation à son étreinte. Si je sors, penset-il, vers la prairie d'or, si je m'arrête à la claire métairie, il n'est rien que Dieu n'ait nécessité. Ah! laissez-le donc agir, ne vous interposez pas ! Le monde est un amant impérieux et sûr, il nous domine, nous désire. Bouhélier voudrait l'embrasser avec trop de hâte. »
Et voici la conclusion de cette étude si clairvoyante de Jean Viollis :
« J'ai tenté de fixer un moment décisif dans l'évolution morale de Saint-Georges de Bouhélier. L'adolescent, dont nous attendons de si grandes choses, parvient au grave tournant de la vie : luimême en a conscience, mesure ses forces et va triompher. Le jour où Bouhélier, surmontant le dédain des traités théoriques, aura mieux fréquenté les idéologues et les savants par qui s'acquiert la notion positive du inonde, la tradition classique, nécessaire au moral comme au littéraire, sera ressuscitée. L'esprit scientifique est l'agent essentiel qui sauvera les âmes et les lettres françaises,
------------------------------------------------------------------------
— 35 —
loin des chemins où le romantisme excessif les avait perdues. »
Si j'ai puisé abondamment dans cette étude de Jean Viollis, c'est qu'elle laisse déjà paraître les raisons de séparation future entre l'auteur de Y Emoi et Saint-Georges de Bouhélier. Viollis n'a pas tardé à se dégager d'une influence dont il regrettait le côté trop sentimental et il a eu raison puisqu'il a obéi à sa nature, à son tempérament sensible et nourri d'un rationalisme que ses belles oeuvres de la suite vont affirmer.
VIII. — LE COLLEGE D'ESTHETIOUE
Une des dernières oeuvres qui soient sorties de l'effort commun des naturistes du début, c'est le Collège d'Esthétique Moderne, dont le fondateur véritable a été Maurice Le Blond, et qui aurait pu donner lieu à quelque chose de très important si le manque d'argent, la désagrégation morale, qui déjà se faisait dans le petit groupe, n'avaient été des causes de la ruine.
L'idée de ce collège d'Esthétique était née chez Le Blond. Le Blond, esprit très constructeur, très organisateur, avait été très frappé de ce fait que
------------------------------------------------------------------------
— 36 —
l'art moderne, l'art des novateurs n'avait pas de cours de doctrine complet et il aurait voulu contribuer à lui en constituer un. D'autre part, il pensait qu'il serait intéressant dé coordonner les efforts des peintres, des poètes, des architectes, etc.... Mais voici un fragment du programme qui avait été répandu dans Paris :
« Entreprenant de fonder, à Montmartre, un Collège d'Esthétique Moderne, exposons d'abord les raisons qui ont fait naître notre projet et qui, selon nous, le rendent légitime. Il est visible que déjà, depuis plus d'un siècle, des poètes, des peintres, des sculpteurs, des musiciens, ont complètement régénéré les formes d'expression des arts... Il importe de découvrir, d'expliquer et d'éclairer les lois fondamentales de l'Esthétique moderne... de ce qu'il n'existe pas un ensemble de doctrines de ce genre capable d'instruire les artistes sur leur personnalité propre et sur la nature de l'art, il arrive que beaucoup se voient, à leur début, contrariés dans toutes leurs aspirations par un enseignement sans conformité à la réalité.... Voilà pour qui la création d'un Collège d'Esthétique, d'accord avec l'immense mouvement moderne qui semble partir des Encyclopédistes pour aboutir à Emile Zola et à France, à Monet, à Paul Cézanne et à Carrière, à Rodin, à Bruneau et à Charpentier, à Bouhélier et au Naturisme, à tant d'esprits considérables qui, par leurs oeuvres,
------------------------------------------------------------------------
— 37 —
rénovent les lettres, la poésie, la peinture, la sculpture et la musique françaises, nous paraît être nécessaire. »
■ A la première-réunion, les organisateurs avaient nommé Bouhélier président de la nouvelle Société, dont Le Blond restait le secrétaire général.
C'est à Le Blond que Zola, auquel Bouhélier l'avait présenté à cette occasion, adressait la lettre que publiait le Figaro et qui, tout de suite, consacrait l'entreprise :
« Vous ouvrez une école de la Beauté ; vous voulez dire bien haut votre idéal ; vous affirmez, dans l'oeuvre produite, la nécessité de la vie, de la vérité humaine, de l'utilité sociale, en vous basant sur le vaste ensemble des oeuvres que vous lègue toute une lignée de grands aînés. C'est très bien, et vous avez raison, et votre effort quand même aura son bon effet... Laissez dire, agissez, agissez encore et toujours. Il se peut que votre enseignement ne nous donne pas de génies nouveaux. Mais vous vous serez rapprochés, vous vous serez connus, vous aurez peut-être fourni à celui d'entre nous, qui sera plus tard un maître, l'appui qu'il attend, la flamme généreuse qui doit l'embraser. Et vous aurez créé un milieu propice ; vous aurez exalté la Beauté qui sera, plus tard, aussi nécessaire que le pain au peuple travailleur de la cité heureuse ».
------------------------------------------------------------------------
— 38 —
Je ne puis citer toute la lettré que l'on trouvera en entier dans la correspondance de Zola. Mais voici quelque chose de curieux. C'est la séance d'inauguration de la Société. L'illustre BjornstjerneBjornson avait été invité à la présider, et il vint accompagné de son gendre, l'actuel directeur de Simplicissimus, Albert Langen. Je revois le grand vieillard tout blanc et énorme. Henri Bauër luimême semblait dépassé à côté de lui.
Il prit place sur l'estrade sans prononcer une parole. La salle, où se multipliaient les têtes chevelues des artistes les plus hétéroclites, l'acclamait formidablement sans le faire broncher. Bouhélier prit la parole et son discours, qu'il avait entièrement écrit, était une page destinée à exposer le but du Collège d'Esthétique.
« La Société que nous fondons a pour but unique, précis, perpétuel, de cultiver la Beauté, disait-il tout d'abord. Il ne convient pas de croire qu'une semblable entreprise n'ait point d'utilité. Il n'est pas vain d'assembler, comme nous le faisons ce soir, afin de parler en commun de la sagesse. Il y a quelque intérêt à vouloir tirer de la vie une •esthétique en harmonie avec ses lois, à prétendre détruire tout l'amas des conventions qui nous encombrent, à s'efforcer de transformer les besognes les plus viles en autant de belles sciences ».
Ailleurs, dans le même discours, je trouve cette définition : « L'Art, à mon avis, c'est une méthode pour parvenir à la Beauté. Eh bien ! il s'agit de
------------------------------------------------------------------------
— 39 —
savoir d'abord ce que nous entendons ici par la beauté, et ensuite si la peinture, la musique, la littérature et la statuaire sont les seuls moyens qui nous soient donnés de dévoiler cette beauté et de la représenter ».
A cette question, Bouhélier répondait par un non formel et il trouvait dans l'assistance une approbation unanime quand, avec une remarquable éloquence évangélique, il nous disait : « Il n'est pas de besogne si triste et si usuelle qui ne puisse être changée en une action morale, élevée et supérieure. Il n'y en a pas, à mon sens, qui soit contraire, dans son fondement, à toute faculté positive de perfection. C'est pourquoi je n'en connais point qui me semble subalterne et basse, dans son essence... Aucun artisan n'est inapte à la beauté... D'où vient donc qu'ils paraissent pourtant si misérables, empreints d'une telle indignité, d'une telle laideur? La profession du menuisier n'est point, par nature, opposée au développement de l'harmonie et de la grâce. La tâche du charron ou du laboureur ne comporterait pas moins d'attraits, s'il était permis aujourd'hui de l'exercer noblement. La condition du tapissier suppose un goût, un tact, une raison délicieuse. L'état d'ébéniste est grave et charmant... Ainsi, il nous est impossible d'admettre une hiérarchie quelconque entre les diverses professions que l'homme exerce. Elles sont toutes capables d'être glorieuses, et si, en fait, elles ne le sont pas
------------------------------------------------------------------------
— 40 —
toutes, c'est par une injustice et par une oppression. En réalité, il est évident que ce qui empêche la plupart des artisans de rattacher leur profession à l'esthétique, c'est qu'ils n'ont ni connaissances ni le temps d'en acquérir... Leur vie est bien lamentable. Elle l'est autant que la nôtre, sans posséder son héroïsme et sa noblesse. Il n'y a que la destinée d'un Rousseau ou d'un Verlaine, d'un Monticelli ou de certains autres, qui puisse rivaliser en constante affliction avec celle de ces ouvriers, indigents et ignorants. Mais du moins l'infortune des grands hommes dont je parle est due à leur fervente passion, à leur valeur indomptable et à leur courageux amour de la Beauté. Celle des potiers et des maçons est différente, elle est grossière et vulgaire, elle émeut parce que l'on pense à tout ce qu'elle pourrait avoir de magnifique ».
On voit à quelle oeuvre admirable nous conviait Bouhélier. Les extraits de son discours que je viens de citer montrent qu'il s'agissait de reprendre en France l'entreprise des William Morris et des Ruskin. C'est ce qu'avaient très bien compris les personnalités qui étaient venues prêter leur appui au Collège d'esthétique moderne : « Je suis heureux de me trouver avec vous, s'écriait Henri Bauër, l'énergique et célèbre critique dont on oublie trop le rôle aujourd'hui. Je suis content de prendre la parole à cette séance d'inauguration sous les plus illustres patronages. Entre tant d'Ins-
------------------------------------------------------------------------
41
tituts qui répètent les vérités menteuses qu'on a tant peine à effacer, à oublier, vous fondez le Collège de l'esthétique libre, vous créez une tribune pour la beauté ».
Léopold Lacour qui prenait ensuite la parole, venait affirmer que : « l'Art est utile spontanément ». Et Maurice Le Blond, à son tour, reprenait la même doctrine. Mais dans son discours il venait annoncer une chose extrêmement intéressante et qui était l'adjonction au Collège d'esthétique moderne d'une salle ouverte à tous les adhérents, salle de réunion et de conversation.
« Au début, disait-il, quand nous eûmes l'idée de ce qu'est aujourd'hui le Collège d'esthétique, nous ne pensions poursuivre notre propagande de beauté que par la parole et les écrits. M. Georges Clemenceau me fit alors observer que notre action resterait sans résultats appréciables si nous n'établissions pas un lieu de réunion dans lequel nos adhérents pourraient se retrouver chaque jour, causer, échanger leurs pensées, leurs espoirs et leurs rêves, s'affermir dans leur foi, se tremper l'âme pour la bonne lutte au contact d'autres individualités également fortes et vibrantes. Malgré que cette entreprise présentât de sérieuses difficultés pour des jeunes gens sans ressources, nous nous décidâmes à l'exécuter tout de suite. Après de laborieuses démarches, plus laborieuses encore pour des hommes de cabinet, pour des esprits
------------------------------------------------------------------------
— 42 —
spéculatifs, nous voici donc prêts à l'ouvrir cette maison commune ».
Il est intéressant de voir le nom de Clemenceau dans l'histoire de cette fondation. Mais nous y voyons encore d'autres grands noms. Parmi les membres d'honneur de la nouvelle Société, il y avait des hommes comme Rodin, Anatole France, Claude Monet, Camille Lemonnier, Alfred Bruneau, Gustave Charpentier, etc. Le Président d'honneur, je l'ai dit, était Emile Zola. Le Collège d'esthétique moderne s'ouvrait donc sous des auspices favorables. Le siège social qui se trouvait rue de Larochefoucauld, 17, se composait d'un atelier pas très considérable, mais suffisant pour contenir une centaine de personnes.
Désormais les cours devaient se succéder régulièrement deux fois par semaine. Maurice Le Blond parla fréquemment au Collège, où ses conférences sur Verhaeren, sur le Théâtre héroïque (à propos de la tragédie du Nouveau Christ) étaient très suivies. C'est également là qu'Albert Fleury lut des pages très belles sur Verlaine. Montfort faisait son cours sur la Beauté moderne. Bouhélier donna aussi deux conférences, l'une sur le Poète, l'autre sur Gustave Charpentier, dont Louise venait à peine d'être jouée. Quant à moi, j'avais à parler de l'Evolution de la Musique. Enfin je n'oublierai pas un écrivain et savant remarquable, un de nos compagnons d'alors, que la tuberculose a tué, qui s'appelait Edouard Laurent et dont les leçons sur les
------------------------------------------------------------------------
— 43 —
rapports des Sciences et des Arts étaient remarquablement intéressantes.
Nous n'étions pas les seuls conférenciers du Collège d'esthétique. De temps à autre, Maurice Le Blond faisait appel à quelque artiste ou savant célèbre, et c'est ainsi que réminent docteur Maurice de Fleury, Eugène Fournière, Frantz Jourdain, Elie Faure et d'autres personnalités dont les idées pouvaient appuyer les nôtres vinrent dans le petit local de la rue Larochefoucauld. Je me rappelle également une conférence du sculpteur Emile Derré. Mais un des souvenirs les plus touchants est celui de la visite, que nous fit le romancier naturaliste Paul Alexis.
Paul Alexis, qui devait mourir peu de temps après, avait été invité à parler d'un drame de lui intitulé Vallobra, drame qu'Antoine avait reçu pour son théâtre du boulevard de Strasbourg et qu'il ne se décidait pas à jouer, ce dont Paul Alexis était extrêmement tourmenté. Vallobra était un drame politique, et l'on disait que le type qui l'avait inspiré était Gambetta.
Comme Paul Alexis avait fait de son personnage un portrait cruel et assez caricatural, Antoine sans doute n'osait point risquer la partie. Quoi qu'il en soit, Paul Alexis vint au Collège d'esthétique accompagné d'un acteur qui lut plusieurs des scènes des plus importantes du drame. Il était déjà malade et le public, pourtant pas bien effrayant, l'impressionnait beaucoup. L'ovation
------------------------------------------------------------------------
— 44 -
vraiment chaleureuse qui l'accueillit parut le troubler plus qu'elle ne lui fit plaisir.
Parmi les auditeurs du Collège d'esthétique, il n'y avait guère que de jeunes artistes dont la plupart (c'est véritablement assez curieux) se sont fait, depuis, un nom dans le monde intellectuel. Les peintres Caro-Delvaille, Launay, Girieud, de Mathan, Milcendeau, Van Dongen, Raoul Minartz, Delannoy, etc., qui, alors, étaient à peu près inconnus, faisaient presque toujours partie de l'assistance.
On y voyait également de jeunes poètes comme René Fauchois et Guillaume Apollinaire, dont personne ne connaissait les noms, aujourd'hui notoires. On y voyait également quelquefois le déjà glorieux Emile Verhaeren.
Ce public, ainsi composé, était extrêmement vibrant et intéressant. Il aimait à se réunir au cours des expositions organisées dans la salle de conférences et où voisinaient les oeuvres des adhérents de la Société. C'est, je crois bien, au Collège d'esthétique que l'on a pu voir, pour la dernière fois, les oeuvres de Fabien Launay, cet admirable peintre dont les natures mortes, traitées comme des émaux, mériteraient beaucoup plus d'être au Luxembourg que la plupart des croûtes qu'on y trouve.
Ainsi vivait ce Collège d'esthétique auquel malheureusement il manqua un organisateur assez patient et assez pratique pour se maintenir au
------------------------------------------------------------------------
— 45 —
milieu des difficultés que rencontrent toutes les entreprises désintéressées.
Malheureusement, le Collège d'esthétique, une fois fermé, le groupe naturiste se retirera un peu de l'action, mais c'est qu'il avait véritablement produit une quantité d'efforts. Toutefois, cette longue série d'efforts ne s'est pas achevée sans avoir une espèce de couronnement dans une fête, jolie et brave, donnée en l'honneur de celui qui était l'âme de la lutte, je veux parler du banquet de Bouhélier qui eut lieu en 1901, et dont l'occasion fut la publication de la tragédie du Nouveau Christ, l'oeuvre la plus lyrique et la plus étrange du chef du Naturisme.
Cette oeuvre est une sorte de drame épique où l'on voit le Christ réapparaître sous un vêtement de chemineau, et comme l'évangile l'a prédit, i' s'avance à l'improviste, à la façon d'un voleur. Ce Christ, calamiteux et misérable, a pour compagnons les gens les plus dégradés, il convertit des filles publiques et recrute ses apôtres parmi les ouvriers et les paysans. Bouhélier a su évoquer tout un monde grouillant qui se meut dans une atmosphère de révolte et campe au milieu des rues de nos faubourgs et des paysages de nos banlieues. En somme, il y a là une première version du Roi sans Couronne, mais elle est peut-être plus grandiose et plus puissante, quoique plus tumultueuse et plus inégale que le Roi sans Couronne. D'ailleurs elle n'était pas destinée au théâtre, elle le déborde,
------------------------------------------------------------------------
— 46 —
elle forme une oeuvre à part, on dirait une espèce de Rembrandt en littérature.
Quand cette oeuvre parut, nous sentîmes tous qu'il y avait là quelque chose d'extraordinaire et l'occasion nous parut bonne pour affirmer publiquement notre admiration à celui qui avait tant fait pour rénover l'Art et dont certains commençaient à s'inspirer, bien entendu sans le dire.
Si l'on cherchait une preuve de l'état d'esprit vraiment désintéressé qui était alors celui de la plus grande partie de la jeunesse, on la trouverait dans ce banquet offert à l'un des leurs par de jeunes écrivains qui, presque tous aujourd'hui, sont célèbres. Maurice Magre, Fernand Gregh, Paul Boncour, Montfort, Le Blond, Canora, Paul Souchon, Abadie, Fleury, etc., étaient parmi les signataires de l'invitation. Au nombre des convives, je retrouve les noms de maîtres comme Léon Dierx, Auguste Rodin, Alfred Bruneau, Gustave Charpentier, Paul Alexis, etc.
C'est à ce banquet que Paul Alexis porta le toast du « Naturalisme à son jeune cadet le Naturisme ». Eugène Montfort s'était levé pour remercier Bouhélier d'avoir affranchi sa génération des influences pernicieuses et de l'avoir si merveilleusement guidée.
Paul Boncour aussi prononça quelques paroles ; il le fit sans y avoir été préparé, parce que l'assistance le réclamait, et son improvisation nous prouva qu'il allait être décidément un remarquable
------------------------------------------------------------------------
— 47 —
orateur. Mais le clou, ce fut certainement Gustave Charpentier.
Gustave Charpentier était alors au lendemain de Louise. Ce chef-d'oeuvre, plein d'une vie intense, venait de provoquer à l'Opéra-Comique une véritable révolution. Déjà commençait à s'affirmer le triomphe de Louise qui, depuis lors, n'a cessé de grandir.
A celte époque, Gustave Charpentier était donc environné d'une gloire vibrante. Aux naturistes qui l'avaient toujours soutenu, il apparaissait comme le héros triomphant de l'Art de l'avenir. Je crois me rappeler qu'au moment où le banquet de Bouhélier avait été décidé, il se trouvait en voyage, mais, revenu exprès pour y assister, il avait griffonné dans le train un petit discours qui était une célébration fraternelle de son cadet et, quand il le lut de sa voix musicale et caressante, je me souviens que toute l'assistance lui fit une ovation.
Parmi les lettres d'excuses qui nous étaient parvenues, en voici une que je suis heureux de faire connaître :
« Paris, 18 avril 1901. « Mon cher confrère,
« J'aime beaucoup Bouhélier et j'aurais été bien heureux de lui donner publiquement un témoignage de mon affectueuse sympathie. Mais je ne
------------------------------------------------------------------------
— 48 —
vais nulle part. Je n'assiste surtout à aucun banquet, il faudra m'excuser si je ne suis que de tout mon coeur avec vous, pour fêter un jeune talent dont le bel enthousiasme et dont la force vivante me ravissent.
« Cordialement.
« Emile ZOLA. »
Après cette fête, il n'y aura plus guère d'effort collectif de la part du groupe. D'ailleurs, la bataille est gagnée et nous allons voir s'affirmer séparément les personnalités de la jeune génération.
Chacun va pouvoir s'affirmer comme individualité. Mais c'est une chose assez curieuse qu'à mesure que le côté pastoral, rustique, égloguéen du Naturisme triomphera avec les oeuvres de poètes nouveaux venus (et surtout de poétesses, dont l'une a certainement du génie), les initiateurs du mouvement sembleront s'orienter vers une littérature plus franchement humaine, plus tourmentée et plus profondément moderne.
C'est, en effet, que le bucolisme apporté dans les lettres par Francis Jammes d'une part et, de l'autre, par Bouhélier et ses amis, n'a été qu'un aspect superficiel et momentané de l'école nouvelle. Au fond, à part Eglê, il n'y a guère que les recueils panthéistes de Michel Abadie qui aient été inspirés par la campagne et ses paysages. Michel Abadie, admirable poète trop peu connu, vit au milieu d'un
------------------------------------------------------------------------
— 49 —
village et son âme idyllique et champêtre trouve tout naturellement ses inspirations dans les beautés de la Nature.
Après nous avoir donné Les Voix de la Montagne, qui sont un merveilleux livre païen, il devait forcément continuer son oeuvre toute trempée de la sève et des parfums agrestes. Mais les autres membres du groupe vont se différencier de plus en plus et aborder des problèmes nouveaux. Cependant ces problèmes nouveaux se rattachent directement au véritable Naturisme, qui a toujours tendu à être une interprétation totale de la vérité.
------------------------------------------------------------------------
DEUXIEME PARTIE
I. ^ LES IDEES
Sur quelles idées repose le naturisme? C'est ce que nous allons maintenant examiner d'une façon rapide. Bien entendu, à l'origine du mouvement, il y a d'abord le retour à la nature. Vers 1895, par opposition à la littérature artificielle, alors en honneur, Bouhélier montrait la nécessité d'une culture nouvelle de la sensibilité et annonçait l'avènement d'un art inspiré du coeur.
Presque toute la génération des environs de 1900 s'étant depuis lors imprégnée de ces sentiments, il me semble impossible de rien écrire là-dessus qui ne soit connu. Cependant notons ce fait que Bouhélier a dit lui-même à maintes reprises : « Par le retour à la nature, il faut entendre retour à la sincérité en art et dans la vie, retour à la réalité, retour par conséquent à la modernité, et à la modernité dans toutes ses expressions et sous toutes ses
------------------------------------------------------------------------
— 51 —
formes ». Mais en dernière analyse, ce retour à la nature n'a jamais été, somme toute, qu'un détail peu important de sa théorie. Un point de vue beaucoup plus curieux est celui de l'héroïsme quotidien.
Dans la Vie héroïque des poètes, des rois, des aventuriers et des artisans, Bouhélier avait découvert la beauté des petits actes quotidiens ; d'après lui, les plus humbles tâches de l'homme peuvent être considérées comme comportant des effets insoupçonnés et admirables. « En apparence, dit Bouhélier, chacun de nous ne travaille qu'en vue de sa propre satisfaction, mais il est très probable que nous collaborons aussi en même temps à une « grande oeuvre inconnue ». Nous avons l'air de gens mesquins et intéressés, mais peut-être la Nature se sert-elle de notre égoïsme et de nos faiblesses pour des fins mystérieuses et purement spirituelles. La conception qui se fait jour dans la Vie héroïque, c'est donc que la vie est quelque chose de plus pur qu'elle ne parait l'être, que nos gestes peuvent être interprétés comme les images d'une parabole merveilleuse et que l'homme enfin est beaucoup plus grand et beaucoup plus émouvant qu'il n'en a l'air.
Ces vues si originales de Bouhélier, reprises par lui plus tard dans l'Hiver en Méditation et dans les Passions de l'Amour, devaient naturellement toucher des artistes. Beaucoup de poètes s'en sont servis et avec raison. Mais il est probable que dans
------------------------------------------------------------------------
— 52 —
les questions de simple morale, leur influence ne peut manquer de s'étendre.
C'est, en effet, par là que le naturisme a pu être considéré comme une espèce d'évangile, capable de nous servir dans la conduite de la vie quotidienne. Quand, dans un chapitre.de la Vie héroïque intitulé : La Symbolique des métiers, Bouhélier nous dit de l'homme que le moment où il révèle le plus de beauté, c'est dans l'exercice de son métier, il nous apporte en quelque sorte une exhortation à nous sanctifier par notre travail :
« L'action pour le plus vil des êtres, pour le moins clairvoyant et le moins pur des êtres, de pratiquer sérieusement un travail a pour immédiate conséquence de l'ennoblir, de l'obliger à une rude discipline, de l'unir à une idée; quiconque, s'enfonçant sous la terre, s'occupe à casser à coups de pioche les blocs de houille ou bien, par les plaines, éparpille les semences ou, du fond d'un étroit bureau, transmet à l'aide du télégraphe, à travers les espaces ductiles, nos innombrables messages, du fait de ce soin et de ce mouvement, renonce dès lors à soi et à son propre but, pour devenir un agent des forces de la nature et collaborer en silence à la grande oeuvre inconnue de l'espèce. »
C'est ainsi que Bouhélier doue d'une signification spirituelle intense le visage, jusqu'ici trop décrié du misérable petit employé, du paysan ou
------------------------------------------------------------------------
— 53 —
de l'ouvrier. « Remarquez, ajoute-t-il encore, au cours des pages auxquelles j'emprunte ces citations, remarquez, en effet, qu'à un certain point de vue tous les métiers sont les images d'une parabole. Le boulanger fabrique des pains de communion, le passeur d'eau éternellement traverse les gens étrangers, le constructeur bâtit pour les noces séraphiques les blanches maisons du bonheur, le pauvre pêcheur, debout sur sa barque, tire du flot bourbeux le poisson eucharistique. Ainsi s'agitent tous les hommes : leur attitude laisse supposer un constant rapport spirituel entre eux et l'espèce entière, et chacun d'eux semble ici-bas comme un messager silencieux de la nature. On les regarde, en effet, et on pense; ils sont là, obstinés, hardis et opiniâtres, tendus, surélevés par un grand effort et ils connaissent le sublime : ils sont en communication avec le mystère des choses; leur sort les attache à la vérité — à la réalité de l'eau ou de la pierre, du vent et des cieux soufflants, — Ils sont plus purs, sans doute, qu'ils ne le croient, et plus profonds probablement que le plus profond de leurs interprètes. Mais enfin, il faut bien l'avouer, peu d'entre eux soupçonnent qu'à leur humble geste une signification mystique puisse jamais être attribuée et qu'au produit positif attendu, s'en surajoutent, par surcroît, beaucoup d'autres, qui participent de leur objet et par conséquent s'accomplissent dans l'héroïque, dans l'infini, dans l'ineffable éternité. »
------------------------------------------------------------------------
— 54 —
On voit combien ces idées sont fécondes. Pour qui les comprend, c'est toute la vie qui prend une signification extraordinaire, délicieusement émouvante. Il n'y a plus de gestes bas du moment qu'ils sont inspirés par le sens de la terre. Les besognes le plus communément domestiques, comme celles de l'atelier ou de l'usine, se revêtent d'une lumière étrange et surnaturelle. En nous révélant ces secrètes beautés de l'homme, Bouhélier nous éveillait à un culte nouveau, nous exhortant au respect des êtres les plus dédaignés. Bien plus, il semblait convier chacun de nous à accepter toutes les conditions, à ne rougir d'aucune tâche. De tels sentiments ne pouvaient manquer d'exercer une influence considérable sur l'élite.
II. — LE SENS DE LA FERVEUR
« Plus je me pénètre de l'esprit qui anime ses livres, a écrit un jeune philosophe, M. Louis Estève, plus je tends à considérer M. de Bouhélier comme un des représentants les plus originaux parmi les maîtres de l'Ethique ; comme Kant, Nietzsche et Tolstoï, il a su voir la vie sous un nouveau jour; il a trouvé de nouvelles raisons de vivre. La génération qui nous a précédé était arrivée, à force
------------------------------------------------------------------------
— 55 —
d'égoïsme et antianalyse, à envisager la vie comme vaine et l'on sait quelle littérature déprimante et morbide émana de celte conception. Certes Nietzsche était bien venu prêcher l'héroïsme du surhumain. Mais je'crois l'avoir montré dans la bro- . chure que j'ai publiée en 1906, en collaboration avec Georges Gaudion, sous le titre de Nietzsche décadent, cet héroïsme était, lui aussi, profondément morbide et empreint de son époque ; et dans cette même brochure nous lui opposions, comme plus fervent et plus profond, l'héroïsme quotidien de M. de Bouhélier. »
Avant M. Louis Estève, l'illustre maître belge Camille Lemonnier avait déjà dit : « Je ne pus lire YHiver en méditation sans un rafraîchissement. Il m'initia à la joie, à la bonté, à la paix, qui nous sont versées par les silencieux témoins de nos défaillances et de nos vertus, il me rapprocha de moi-même. » Et, plus loin, le grand maître belge ajoutait :
« Ce fut la théorie de cet héroïsme dont il a été tant parlé, et qui mettait entre les hommes une égalité de grandeur et de prédestination. Rien de plus moderne, et cependant elle restaurait comme un accent d'antiquité. Il sembla qu'on l'ait connu chez Homère, et Hésiode. On fut chez les dieux, forgerons, maçons, vendangeurs, ouvriers de la terre et du ciel et on ne cessait pas d'être chez les hommes. Les temps se rénovèrent. On eut la vue
------------------------------------------------------------------------
56
des choses éternelles. Ce fut très simple et grand, comme si tout à coup s'élargissait un peu de la conscience du monde. Un écrivain connut là la plus enviable fortune : avoir une vision neuve des conditions de la vie et condenser dans une idée un aspect constant mais négligé d'humanité ».
On s'explique ainsi l'extraordinaire effervescence produite dès les premières années par une personnalité comme Bouhélier. Il apportait non seulement une conception artistique originale, mais encore émouvante et si neuve, d'envisager la vie, que tout de suite on avait l'impression du génie.
Cependant, on se méprendrait considérablement si l'on supposait que le Naturisme ait jamais ressemblé à ce qu'on est, en général, convenu d'appeler une école littéraire. J'ai dit déjà les singulières aspirations sociales qui ont longtemps poussé la plupart des membres du groupe à se mêler aux agitations politiques et à rêver de fraternité populaire. Animés des sentiments que je viens d'analyser, les jeunes naturistes se sont même cru appelés pendant quelque temps à régénérer le peuple en venant lui révéler le sublime des tâches quotiennes et la grâce divine des choses.
Il ne faudrait pourtant pas croire qu'un optimisme absolument aveugle ait jamais été l'état d'esprit de Bouhélier.
Dans son livre des Passions de l'Amour par exemple, il y a un essai intitulé : Aperçu sur
------------------------------------------------------------------------
— 0/ —-
l'homme, qui est en apparence de la plus désillusionnante amertume et dans lequel il analyse les petites passions, les vanités, l'égoïsme ambitieux, les appétits d'argent et d'honneur de la plupart des hommes. Quand on lit ces cinquante pages, où pas une faiblesse n'est passée à l'homme, il semble qu'on ait entendu quelque philosophe de l'école de Schopenhauer ou de Nietzsche. Mais il faut attendre la conclusion de l'auteur pour se rendre compte de sa direction véritable. D'après lui, toutes ces misérables petites passions, qu'il dissèque avec une si âpre clairvoyance, ne doivent pas nous faire oublier que sans elles l'homme ne serait, la plupart du temps, qu'une machine sans force. Et sa pensée se révèle dans toute sa signification quand il nous déclare que ces appétits sont les « véritables'ressorts de la vie. »
« Je me suis acharné sur l'homme, écrit-il, à la fin de cet essai. Et comme le chasseur à l'affût dans la noire forêt sauvage, j'ai poursuivi son âme aux innombrables faces ; elle est habile et change et rit et se dérobe, et ses feintes sont bien décevantes. Mais à la fin, il faut bien qu'elle se rende; alors on la voit, — tendue à la guerre ! II m'a donc semblé — comme à beaucoup d'autres que nous n'obéissons qu'à notre avidité, à notre effroyable moi. En vérité, c'est là une cuisante apparence ; on ne saurait sans déraison en écarter la vision. L'Homme ne fait presque rien que par le dur instinct de conquête retorse, ou d'activé concupis-
------------------------------------------------------------------------
— 58 —
cence. Et pour tant le sage à raison qui dit: «L'homme plus grand que l'homme » Est-ce que ce qu'il laisse voir de lui ne tient, somme toute, qu'aux conditions de sa misère? Nous méprenons-nous, nous aussi, par intérêt? Faut-il oublier tant de grands secrets qui nous voilent la vie divine? Ne convient-il pas enfin de penser qu'à tout moment et malgré son dessein, il se dépasse, révèle un sublime inconscient et se montre enfin tel qu'il est aux yeux impartiaux des anges ? »
Nous touchons ici à la pensée essentielle de l'auteur de l'Hiver en Méditation. Evidemment, d'après lui, l'homme est un être qui, avec toutes les apparences de la bassesse, ne se meut pourtant véritablement que dans une atmosphère de sublime et se relie par d'incompréhensibles liens aux plus admirables mystères.
Cette pensée lui a permis de réhabiliter les tâches quotidiennes et de découvrir de la poésie dans la banalité des choses coutumières. Sans elle, on ne comprendrait pas non plus qu'après avoir prêché l'optimisme de la Vie héroïque, il nous montre dans son théâtre un monde plein d'effroyable laideur. Car ce théâtre ne peut donner aux spectateurs superficiels l'impression de nihilisme absolu qu'on a cru quelquefois trouver en lui.
En réalité, les personnages du Roi sans couronne, comme ceux de la Tragédie Royale, sont parfaitement l'expression de la vue à la fois désespérée et
------------------------------------------------------------------------
— 59 —
réconfortante qui a produit les théories de l'héroïsme quotidien.
Iljsont, en effet, presque tous, pleins de bassesses apparentes. Les compagnons de Tête-Noire, dans le Roi sans couronne, les clients du cabaretier Polydore, dans la Tragédie Royale, le roi Edgard et la princesse Irène peuvent très bien se voir accusés de mesquinerie, d'égoïsme grossier, de méchanceté ou encore de sottise.
Mais on n'a pas assez remarqué que chacun d'eux apparaît perpétuellement animé d'une vague aspiration à quelque chose de véritablement supérieur. C'est ainsi que Zacharian, le carrier, le compagnon dynamiteur du Christ, s'est dévoué corps et âme à l'idée de la Rédemption du Monde. Dans la Tragédie Royale, le croque-mort Tricard et les filles qui l'accompagnent ne font montre, à aucune espèce de moment, d'un sentiment bassement intéressé. Ils ont foi dans la Révolution et ils sont prêts, au besoin, à mourir pour elle. Si les uns et les autres commettent, çà et là, des actions mauvaises, ce n'est pas la faute de leur instinct qui les porte au sublime, mais de la médiocrité de leurs moyens et des conditions misérables de leur vie.
Ainsi les personnages de Bouhélier sont bien selon sa conception du monde : ils collaborent sans le savoir, et quelquefois maladroitement, à cette grande oeuvre inconnue dont l'auteur de la Vie Héroïque nous entretient si souvent.
------------------------------------------------------------------------
— 60
III. — L'ART INTERPRETE DE LA VIE
Pour Bouhélier d'ailleurs, l'art est l'interprétation de la vie. Le poète lui semble le traducteur désigné des âmes de son temps. « Il semble qu'un grand homme soit un frère plus pur, plus sage et suave et plus lucide, écrivait-il déjà dans YHiver en Méditation. Il ne nous est point supérieur, mais seulement Dieu l'a averti et tandis qu'on travaille sans comprendre, lui regarde, immobile, le pâtre ou le marin. Il connaît les raisons centrales de son destin. S'il lui parlait, il lui dirait sans doute pourquoi il prie et pleure, ses grâces et ses rancoeurs, toutes les belles amours langoureuses ».
Un peu plus loin, au cours de la même méditation, il dit encore : « Je crois que nul n'a consacré le tragique travail des maçons. Si tant d'actions nous semblent obscures, d'une banalité misérable, c'est qu'aucun génie ne les a chantées. »
Etant donnée cette conception de l'art comme célébrateur et interprète de la Vie, on comprend que le théâtre ait toujours paru à Bouhélier rempli d'un attrait fécond. C'est là que doivent, selon lui, se réaliser les destinées de la pensée moderne. Le théâtre nouveau sera propre à représenter toutes les manifestations de l'époque. Mais il faut y rénover tout, depuis l'acteur jusqu'à la mise en scène.
------------------------------------------------------------------------
— 61 --
L'acteur contemporain a acquis le sens de la vérité terre à terre, mais il lui manque celui de la vérité lyrique, pense Saint-Georges de Bouhélier. De même, au point de vue de la mise en scène, nous savons reconstituer les apparences d'un milieu, mais non son âme profonde. « Bouhélier a entrevu des visages nouveaux de la fatalité », a écrit Michel Abadie dans une étude parue dans les
«Visages de la Vie » Et voilà une trouvaille
bien personnelle, ce système de mise en scène qui permet de suggérer, autour des personnages accablés et désespérés, toutes les forces de la société, contre quoi, mystérieusement et quelquefois même inconsciemment, on le voit lutter. Par exemple, dans la Tragédie Royale, le vieux monarque, évadé du palais, n'est pas seulement tragique par les cinq ou six hommes du peuple du cabaret. Ceux-ci ne sont que des formes provisoires et symboliques de la ville en révolution, et c'est toute l'invisible cité moderne, avec ses trains, ses cavaliers, ses musiques de fête, ses vacarmes populaires, que le poète a mécaniquement évoquée derrière le bistro, comme une véritable fatalité, et qui est le réel deux ex-machina de la pièce.
On saisit ici la signification essentielle de cet art si curieux. Pour l'auteur de la Tragédie Royale, une pièce est un tout. Le décor doit signifier quelque, chose. Et la mise en scène corrobore perpétuellement l'action et les sentiments des acteurs. Dans ce système, le Poète ne doit pas
------------------------------------------------------------------------
62
créer seulement des êtres vivants, il lui faut encore reconstituer leur milieu ; il est son propre musicien ; il place ses héros dans une atmosphère idéale, qui est celle de leur âme et de leur destin. On ne comprend pas cet art si complexe et si raffiné, quand on n'a pas, comme Saint-Georges de Bouhélier, une conception organique du théâtre. Il me semble que Pawlowski en a particulièrement bien pénétré la profondeur, lui qui a fait voir que, dans la Tragédie Royale, les sifflets des trains ont, entre autres choses, une véritable valeur symbolique.
Un critique, M. Nozière, a parfaitement exprimé, dans le Gil Blas, la sensation que produit à la représentation un art aussi complexe.
« C'est l'honneur de M. de Bouhélier de donner, dans une fantaisie aussi moderne, l'impression de la douleur tragique. Cette union de deux formes d'art aussi différentes c'est l'originalité même de son oeuvre. Ecoutez le bruit des crosses, le galop des chevaux : c'est une armée de Shakespeare. Et maintenant vous entendez le gramophone et les sifflets des chemins de fer qui sont lugubres dans la nuit : c'est la note de ce temps. Ce sont les bruits dramatiques de notre époque. M. Saint-Georges de Bouhélier les emploie comme M. Gustave Charpentier a usé dans Louise des chants de Paris ».
On ne peut mieux dire et, si tous les critiques manifestaient- la même intelligence devant des oeuvres d'un caractère esthétique original, on ne
------------------------------------------------------------------------
■ — 63 —
verrait pas les novateurs chercher presque toujours péniblement à se faire entendre. Mais ce serait trop demander et, au moment de la Tragédie Royale, on a vu des Paul Souday et des Rochefort baver leur venin d'incompréhension. C'est ainsi que l'on a osé dire que la Tragédie Royale était une insulte au peuple. On sera un jour bien étonné quand on saura par quelles manoeuvres perfides on a propagé ce bruit qui trouvait une complicité dans le désir de certaines personnes de voir arrêter la pièce, et c'est une chose bizarre, comme l'a très bien écrit M. Joseph Renaud, que «devant le républicanisme connu, net de l'auteur », il ait tout de même fallu batailler pour Bouhélier à cette occasion. Il y eut une bonne et belle idée de Michel Délia Torre, ce fut d'organiser, en réponse à ces attaques, une série de conférences à l'intéressante Université Populaire du Faubourg Saint-Antoine.
La première qui eut lieu en février 1909, faite par M. Charles Martel, admirable de verve et de pénétration, a mis heureusement les choses au point. M. Charles Martel a même probablement dit le' mot définitif sûr l'art dramatique de Bouhélier lorsqu'évoquant le décor et le milieu A'olontairement trivial choisi par le poète comme fond à l'aventure et aux personnages épiques, il déclarait « que les piliers du cabaret de Polydore soutenaient la Tragédie Royale aussi noblement que les colonnes d'un temple ».
Mais ce sera toujours la même chose et l'on ne
------------------------------------------------------------------------
— 64 —
cessera de confondre l'apparence avec le fond. Les reproches de grossièreté adressés à l'auteur de la Tragédie Royale sont les mêmes que ceux qui, dans un autre genre, ont pu être faits à Manet. En réalité, comme l'ont très bien vu certains esprits, la tendance de Bouhélier est provoquée par un désir profond de retrouver daus la vie moderne l'unité et la grandeur classiques. Et c'est même là ce qui fait tout le sens de la réforme- littéraire inaugurée par le chef du naturisme.
Il n'a avec les réalistes d'il y a vingt ans que des rapports purement extérieurs. Dès la Roule Noire, il se disait plus ambitieux de décrire la vérité intérieure que la vérité des petits faits : « Les lecteurs à qui des traités du genre de la Vie Héroïque ne sont pas tout à fait et vraiment inconnus ne seront point surpris que j'aie agi ainsi. Ils savent que ce qu'on a appelé le Naturisme n'est pas une doctrine d'art champêtre et bucolique. Ils n'ignorent en aucune façon que nous ne voulons pas seulement célébrer l'aube blanche et les danses, les jeux et les substantielles plaines, les travaux et les moissons mûres. Ils ont compris depuis longtemps que la sculpture des types sacrés, la destruction des hiérarchies et l'apologie des héros constituent la forme la plus importante de nos pensées. Ils se sont toujours rendu compte que nous cherchions surtout à surprendre Dieu en tout, à trouver une raison divine aux plus
------------------------------------------------------------------------
— 65 —
petites circonstances, à rétablir entre les choses des rapports qui semblaient rompus ».
Cette préface de la Route Noire, violent et douloureux roman où la vie des filles était retracée sous un jour presque transcendental et mystique et qui est trop peu connu, date du 1er octobre 1899. On voit par là à quelle tendance puissamment ancrée en lui obéit l'auteur de la Tragédie Royale. Quand il considère l'art comme l'interprète de la vie, ce ne sont jamais les formes purement extérieures de l'existence qu'il prétend lui faire reproduire. L'art n'est pas une copie de la nature, mais une création nouvelle d'après la nature. C'est proprement la doctrine classique appliquée à l'étude de la vie moderne.
Dans la même préface de la Route Noire, je trouve ces phrases : « Ce ne sont pas de grandes actions que j'ai décrites dans ce roman, ce ne sont pas de beaux héros que j'y ai peints et tracés, ce ne sont pas des aventures extravagantes que j'ai appelées à mon secours pour exciter l'intérêt. Il m'a semblé que sous chaque chose se dissimulaient des passions et des détresses, que les faits les plus ordinaires avaient peut-être un sens sublime auprès de Dieu... »
Les faits les plus ordinaires, il semble toujours à Bouhélier qu'ils ont un sens sublime que l'on ne voit pas et que le poète a pour mission de déchiffrer et d'exposer. C'est tout le contraire de la théorie
------------------------------------------------------------------------
— 66 —
romantique qui ne préconisait que les héros exceptionnels et c'est tout le contraire également de la théorie réaliste qui ne voyait dans l'écoulement des événements quotidiens que des raisons de se dégoûter de l'existence et de gémir sur sa médiocrité. Mais c'est la reprise de la tradition grecque à laquelle on doit, on l'oublie toujours beaucoup trop, d'admirer Nausicaa lavant son linge ou tel pêcheur en train de prendre des poissons.
Mais pour découvrir sous les êtres de notre époque l'esprit héroïque ou épique, il ne faut pas faire comme les réalistes qui ne regardaient que les moeurs, il faut reprendre dans l'homme le point supérieur, il faut atteindre la région où règne son âme, il faut enfin être un véritable voyant.
TV. — LE REALISME FEERIQUE
Cette expression de réalisme féerique, c'est de Maurice Le Blond qu'elle vient. On la trouvera pour la première fois dans la biographie de notre auteur,, parue chez Sansot. Je crois bien qu'elle caractériserait mieux que le mot naturisme, l'art d'un poète qui a apporté un mysticisme intense dans son interprétation de la vie. Il me semble que c'est par là, par ce mysticisme intense dans Tinter-^ prétation de la vie, qu'il est le plus original.
------------------------------------------------------------------------
— 67 —
Pour Bouhélier, il n'y a rien de profondément vulgaire dans le monde, parce qu'au fond de tout il y a quelque chose de fantastique et de mystérieux. Voyez combien cette vision est différente de celle de ses contemporains dont il semblerait le plus proche. Par exemple, quand Mme de Nôailles chante la nature, ce qui nous prend, ce qui nous paraît admirable en elle, c'est un accent de chaleur morbide, de sensualité effrénée. Personne n'a rendu comme Mme de Nôailles la puissance d'un parfum ou d'une couleur sur nos sens. Francis Jammes a apporté une certaine naïveté un peu triste et charmante qui fait de lui le poète intimiste le plus pénétrant et le plus ingénieux. Quand vous lisez des vers de Francis Jammes, vous avez l'impression d'un homme très simple qui observe le monde avec une sorte d'émerveillement. Mais chez Bouhélier, c'est tout autre chose. Dès la Vie Héroïque, il nous faisait pénétrer dans un monde où les hommes semblaient dans l'échoppe douce et humble ou dans l'enclos pierreux et misérable, comme des saints qui travailleraient en vue de Dieu ou comme des héros dans l'attente de quelque événement extraordinaire.
Pensez à ces paysans qu'il évoque vivant « dans d'opaques et plâtreuses chaumières hérissées de tremblantes pailles rudes ». Songez à ces bouviers ou à ces carriers dont il vous dit « qu'un ange les suit dans la vie ». Ce qui nous touche là c'est l'espèce de transfiguration dans laquelle apparaît
------------------------------------------------------------------------
— 68 —
l'homme le plus ordinaire. Il semble que s'il a l'air de vivre au milieu de choses banales il se peut tout de même qu'une atmosphère de miracle soit celle où respire véritablement son âme. On dirait également qu'il va toujours arriver un événement prodigieux.
C'est comme au début du Roi sans Couronne, où nous voyons, dans une maison isolée de la campagne, une femme qui veille sa fille malade dans un lit. Cette femme qui veille sa fille, rien de plus ordinaire, mais au dehors il y a le Christ qui rôde dans la nuit et nous nous apercevons bientôt que la fille malade représente l'âme même des hommes, tourmentés par l'angoisse du néant, et qui aspire à la divinité. Dans la Roule Noire, il y a une femme, une fille publique qui guette les passants dans la rue, et ce serait l'éternelle et basse aventure habituelle si la Lénore de Bouhélier ne cherchait pas autre chose qu'une liaison d'une nuit et n'attendait qu'un amant éphémère et médiocre.
« On n'entend rien dans ces maisons, écrivait Bouhélier, dans la Vie héroïque. Parfois le clapotis de la pluie sur les tuiles, les turbulences de la basse-cour, une poule, un âne, le cri d'un coq. Pourtant des charrettes roulent au milieu des luzernes. Les grands boeufs doux meuglent à cause de la nuit. Il y a des carnages, du sang. Et la foudre éclate, brûle les jeunes moissons. La tempête soulève de profondes vagues d'or et les barques se brisent sur les berges. » Ainsi rien ne se passe en
------------------------------------------------------------------------
— 69 —
apparence, mais au fond de nous et au dehors de nous des grands événements toujours se préparent. Et puis, tout a une signification pour qui sait voir : « L'anxiété d'une table odorante de pain, d'huile, de poissons brûlés, apparaît merveilleuse et eucharistique, disait encore Bouhélier dans la Vie héroïque. Il y a dans une ruche, une fleur, de religieuses candeurs, une douceur, une adoration de communion. On partage des gâteaux, un citron verdâtre et rugueux, et cela est pieux et resplendissant. Les plus saintes émotions ruissellent des planches de pin, des pailles et des linges fleuris
tout humectés de pluie » Cette façon de voir,
de mettre une auréole ou un halo sur les gens et sur les choses, c'est bien là le propre de l'auteur du Roi sans couronne. Et c'est ce qui fait que son naturisme, moins sensuel et moins gracieux que d'autres, a quelque chose de très particulier.
Quelqu'un, je.crois, à propos de Bouhélier a, un jour, prononcé le nom de Rembrandt et c'est certainement un de ses grands ancêtres que le peintre des Pèlerins d'Emmaùs. Chez Rembrandt le réalisme n'est, en effet, qu'extérieur. Quand Rembrandt nous montre une salle d'auberge, un coin de rue, une femme qui se regarde dans un miroir, ou un menuisier à son établi, ce n'est jamais à la façon des copistes de la réalité étroite. Il semble toujours, tant il met de rayonnement et de mystère dans ses tableaux, qu'il a voulu peindre l'auberge où le Christ a reposé, la rue par laquelle un ange
------------------------------------------------------------------------
— 70 —
va apparaître, une reine ou un prophète à son travail. Le voyant Rembrandt savait, lui aussi, qu'il n'y a pas de petites destinées. C'était un mystique de la peinture.
Quelle différence entre cette conception de l'art et celle, soit des symbolistes qui avaient besoin de s'éloigner de la réalité contemporaine pour satisfaire leur soif de beauté, soit des réalistes ou des romantiques qui se montraient aveugles devant la véritable grandeur humaine. Cependant Bouhélier considère que les réalistes ont été la première étape vers la voie du réalisme féerique. C'est, qu'en effet, ils ont délivré les esprits du préjugé de la grossièreté et du terre à terre. Les premiers, ils nous ont appris la franchise du langage et l'intérêt de la vie moderne. « Sans le mouvement du théâtre libre, a écrit à peu près Bouhélier dans sa lettre à Antoine, il n'aurait pas été possible à un poète de bâtir une tragédie dans la réalité et avec les éléments que nous fournit notre époque. » Il est certain qu'avant de songer à restaurer un classicisme naturaliste, avant d'entreprendre de donner au théâtre, principalement des oeuvres où se mêlent la grandeur épique et la violence populaire, avant de restituer de l'héroïsme au drame moderne, il fallait acquérir le droit de traiter des sujets actuels. Et c'est ce que les réalistes d'il y â vingt-cinq ans ont pensé.
Mais ceux qui s'imaginent que l'art dramatique par exemple, peut se satisfaire en peignant simple-
------------------------------------------------------------------------
71
ment les moeurs, ceux qui croient que c'est là le summum de l'art se trompent singulièrement. Le fantastique et le sublime de la vie moderne, la poésie des choses familières, le côté héroïque de certaines entreprises contemporaines, tout cela doit nous fournir, comme Bouhélier l'a écrit souvent, les éléments d'une renaissance tragique et artistique.
V. — L'ART ET LE PEUPLE
Cette renaissance tragique et artistique, nous croyons qu'elle viendra par le rapprochement de l'artiste et du peuple. C'est là une partie de la théorie naturiste sur laquelle j'ai déjà dit quelques mots, mais je trouve intéressant d'y revenir parce que si, depuis quelques années, la tendance du retour au peuple semble un peu affaiblie, elle a été très puissante, entre 1900 et 1905 particulièrement, et je crois qu'elle ne peut manquer de reprendre force un jour ou l'autre.
Dans les années dont je parle, le Naturisme s'orientait délibérément dans le sens populaire, c'est-à-dire. qu'il voyait son aboutissant logique dans la création de théâtres démocratiques, de fêtes civiques, d'oeuvres d'éducation de*:toutes espèces. Le Collège d'esthétique a été ainsi, une
------------------------------------------------------------------------
tentative en quelque sorte populiste. Il ne faut pas oublier non plus que plusieurs oeuvres de Bouhélier, notamment la Tragédie du Nouveau-Christ, ont été conçues avec l'ambition de donner au drame une forme en rapport avec les nécessités du véritable théâtre de plein air. La Tragédie du Nouveau-Christ, d'après Maurice Le Blond qui a écrit une brochure intitulée : Le Théâtre héroïque et social, c'est une oeuvre de proportion formidable et qui devrait être jouée sur une place publique. Le mouvement vers le peuple a donc été une des véritables caractéristiques du Naturisme. Cependant, je dois dire qu'il ne se serait peut-être pas produit aussi violemment sans l'influence très réelle et très considérable.qu'exerça sur les jeunes esprits d'alors, et sur le chef du Groupe, le musicien Gustave Charpentier.
Gustave Charpentier a été le véritable promoteur et l'inspirateur le plus persuasif et le plus lyrique de tous les efforts faits pendant une dizaine d'années pour réaliser un art populaire authentique. Ce merveilleux compositeur, qui avait ouvert avec Louise une voie triomphante vers la régénération du drame musical, apportait un tempérament sincèrement et profondément peuple. Nous qui l'avons connu avant Louise et qui l'avons vu, dès 1897, tenter, avec son Couronnement de la Muse, d'instituer une fête de beauté démocratique nouvelle et moderne, nous savons combien son génie pouvait produire d'oeuvres du même genre et combien il
------------------------------------------------------------------------
— 73 —
avait à coeur de doter Paris de fêtes d'un caractère pittoresque incomparable. Après son succès inouï de Louise, il s'était mis en devoir de réaliser quelques-uns de ses projets et l'on se rappelle avec quelle verve il s'efforça de grouper les ouvrières parisiennes dans son Conservatoire de Mimi Pinson. Ce Conservatoire, pour la création et le maintien de quoi il dépensa sans compter son argent et son énergie admirable devait servir à constituer un groupe considérable d'artistes de bonne volonté en vue du théâtre de plein air qu'il projetait.
Pendant quelque temps, grâce à une patience et à un dévouement que rien ne lassait, le mouvement eut une grande extension. Le Couronnement de la Muse, véritable messe civique d'une grâce tendre et fantaisiste, faillit devenir une institution nationale. On le jouait, on le donnait partout. Chaque année c'étaient dans plusieurs villes de France des jours de liesse en l'honneur delà petite muse de Charpentier. En même temps, l'auteur de Louise ébauchait, avec le Chant d'apothéose dont Bouhélier avait écrit le poème," une cérémonie nouvelle pour célébrer le héros. Car ce Chant d'apothéose, composé à l'occasion du centenaire de Victor Hugo, n'était dans l'idée de Charpentier que le fragment d'une fête semblable au Couronnement de la Muse et qui devait avoir pour but de glorifier les grands hommes (poète, savants, etc.).
------------------------------------------------------------------------
— 74 —
Autour de ces manifestations, beaucoup de bonnes volontés s'étaient groupées. C'est ainsi que là encore l'on retrouve le nom de Paul Boncour, et nous espérons qu'à la Chambre il s'en souviendra pour réaliser ces belles théories. Gustave Charpentier se montrait comme le véritable apôtre d'un art nouveau, marchant comme Wagner à une rédemption inconnue de la poésie et de la musique. Il voulait faire sortir du peuple tous les artistes latents à qui la vie écrasante du prolétariat ne permet pas de se réaliser. Si l'on regarde bien la suite d'efforts remarquables accomplis alors par Gustave Charpentier et par ses amis, on se rend compte qu'il y avait là quelque chose d'énorme en germe. Somme toute, il ne s'agissait rien moins que d'amener les poètes de la musique ou du vers à composer un répertoire d'oeuyres où les organisations locales auraient pu puiser pour ces fêtes du Printemps, des Corporations, ou de la Cité, des oeuvres écrites spécialement pour le peuple. Gustave Charpentier avait conçu le plan génial d'un renouvellement absolu de tout cela.
Il est regrettable que l'indifférence, notamment des pouvoirs publics d'alors, ait peu à peu découragé ces tentatives. En réalité, on aurait dû tirer parti de l'idée et des efforts d'un compositeur de génie qui se donnait tout entier à une oeuvre aussi belle. On n'a pas su le comprendre complètement et, petit à petit, le mouvement s'est désorganisé. Cependant, ce qui s'est fait là n'a pas encore cessé
------------------------------------------------------------------------
— /o —
d'avoir une action — et un jour viendra où tout le monde admirera en l'auteur de Louise le précurseur et le grand maître de l'art populaire moderne.
VI. — VUE GENERALE
« Ce jeune Sage est aussi un grand poète », écrivait en 1896, dans son Essai sur le Naturisme, Maurice Le Blond, auquel il nous faut toujours revenir quand nous avons à parler de Bouhélier. I! disait encore: « Dans les tragédies qu'il rêve, M. de Bouhélier ne placera point de personnages légendaires.ou allégoriques. Aux palais artificiels, aux contrées métaphysiques, aux hypothétiques paysages, il préférera les chaumières, les marchés, les usines et les ateliers ». Et l'on admire qu'en effet ce soit là l'oeuvre qu'ait accomplie le chef du Naturisme auquel pourtant les obstacles de tous genres n'ont cessé d'être apportés et qui aurait pu, comme tant d'autres, se laisser dévier de sa voie. Mais Saint-Georges de Bouhélier, qui semble avoir eu tout de suite le sentiment de sa mission littéraire, est, comme tous les hommes authentiques, conduit à la réaliser en dépit dé tout.
Aucune ambition extérieure, — Bouhélier est un des rares qui n'ait jamais sollicité ni prix, ni quoi
------------------------------------------------------------------------
— 76 — . .
que ce soit de ce genre, — la soif de la beauté et de l'indépendance et un goût de la solitude à la Maeterlinck, ce sont là quelques-uns des traits caractéristiques de sa nature. « Il faudrait un Diogène de Laërte pour décrire l'existence de ce jeune Sage, ses propos et ses entretiens, écrivait Maurice Le Blond toujours dans cet Essai sur le Naturisme. Bornons-nous à évoquer sa vie avec tendresse. Dirais-je comment elle se passe au milieu de quelques amis qui l'entourent d'une affection familiale et admirative. Dirais-je les lieux modestes qu'il fréquente... »
Ces lignes ont été écrites il y a déjà assez longtemps et elles sont toujours vraies. Au fond, ceux qui ont connu Saint-Georges de Bouhélier à l'époque de la Vie Héroïque ont la sensation de l'étonnante fidélité artistique dont il est la preuve. Personnellement, quand je me rappelle ma première visite au poète dont je parle ici et que je regarde son activité intellectuelle et son existence d'aujourd'hui, je vois que s'il est mûri, s'il est devenu maître de son art, il a peu changé comme sentiment et attitude.
C'est dans un logis pauvre de la rue Rodier que j'ai vu pour la première fois celui qui devait devenir une espèce d'Emerson des temps nouveaux. Il n'avait pas vingt ans, il était l'auteur de petites plaquettes publiées sous le titre général de l'Annonciation, dans lesquelles il commençait à parler de son rêve d'un renouvellement artistique, et déjà
------------------------------------------------------------------------
— Il —
quelques jeunes hommes s'étaient groupés autour de lui. Le hasard avait fait tomber entre mes mains un des numéros de l'Annonciation où j'avais trouvé avec émerveillement des pages dénotant une grande pureté, je m'étais donc, mis en quête de son auteur.
Une sombre pièce, au fond d'un corridor désolé, donnait sur une cour très étroite où un arbre avait l'air de s'étioler : c'était là' le logis du poète. Un tout jeune homme, un enfant presque, me reçut timidement, mais avec beaucoup d'affabilité. Nous causâmes, lui assis au bord de son lit, moi sur la seule chaise qui se trouvât dans la pièce. La douce mélancolie de l'adolescent, ses paroles pleines de cette bonté que j'avais déjà remarquée dans sa prose, l'austérité presque de cette chambre claustrale, encombrée de livres, me firent vite oublier ma surprise de n'avoir rencontré qu'un enfant, alors que je m'étais attendu à trouver un homme. Il me parlait de sa conception de l'art et de la vie ef.lorsque je le quittai je me sentis heureux d'avoir fait la connaissance d'un de ces êtres exceptionnels pour qui la recherche des choses supérieures est évidemment le principal — et qui, par la littérature, veulent réaliser l'homme dans le sens le plus élevé du mot. ■ ■ .
Des années ont passé depuis lors, Bouhélier est devenu le chef retentissant d'un mouvement considérable; il a été le héros de premières bruyantes et de banquets glorieux; des hommes comme
------------------------------------------------------------------------
78
Zola, Léon Dierx, Rodin, Lemonnier, Gustave Charpentier, l'ont applaudi et ont parlé de lui fraternellement ; des poètes dont il avait combattu les théories, comme l'admirable Gustave Kahn, lui ont témoigné, leur estime au point de solliciter publiquement la croix pour lui; un homme comme Antoine a pu, sans le connaître, lui ouvrir l'Odéon, et cela par une lettre qui était un geste rare, et cependant la vie de l'auteur de la Tragédie Royale est restée telle à peu près que la décrivait Maurice Le Blond. Toujours les mêmes luttes. N'est-ce pas un très bel exemple que nous donne ce poète qui est un sage ? Mais, disons-le aussi, n'est-il pas pénible que les choses ne se passent pas autrement ?
On se demande si l'esprit de justice chez les autres ne devrait pas suppléer à l'absence d'intrigue chez un tel artiste et accomplir certaines réparations.
« Si la justice littéraire ne se devait attendre des seuls lendemains, il y aurait longtemps que Julia ou les Relations Amoureuses serait considérée comme l'un des chefs-d'oeuvre, de la littérature passionnelle », a écrit Camille Lemonnier, qui n'est pas seulement un des maîtres les plus purs de notre époque, mais encore un esprit généreux. Si la justice ne se devait attendre des seuls lendemains, bien des choses qui sont presque des scandales ne se passeraient point. Et d'abord, on ne verrait pas des hommes comme Marcel Prévost au pinacle,
------------------------------------------------------------------------
— 79 —
alors que l'élite sait que des Lemonnier, des Paul Adam et des Rosny sont les véritables grands hommes du roman contemporain. On ne verrait pas Brieux acclamé sur toutes nos scènes, tandis que Maeterlink doit se faire jouer à l'étranger et que Claudel et Suarès sont encore actuellement totalement inconnus de nos directeurs de théâtre. On ne verrait pas non plus la grâce et la fantaisie d'un Paul Fort ignorées des critiques, auxquels certainement le nom de Jean Aicard rappelle beaucoup plus de poésie.
En ce qui concerne Bouhélier, n'est-il pas extraordinaire que le Théâtre Français, qui joue une quantité d'insanités, n'ai pas mis à son répertoire Le Roi sans Couronne et que la Tragédie Royale, après un triomphe de première considérable et en dépit d'approbations ferventes, s'est trouvée, par un mystère incompréhensible, supprimée brusquement de l'affiche de l'Odéon, où nous attendons toujours qu'elle reparaisse.
Mais la justice, c'est l'élite qui la distribue, et de plus en plus Saint-Georges de Bouhélier, « ce créateur de vertus, » comme l'appelait Emmanuel Signoret, « ce Jean-Jacques héroïque et païen » verra grandir sa gloire, car ainsi que l'écrivait magistralement Laurent Tailhade, précisément à propos de la Tragédie du Nouveau-Christ : «Les artistes qui savent écrire et se proccupent de la technique de leur art, sont dignes de tous les respects, de mieux que tous les respects ». Et
------------------------------------------------------------------------
— 80 —
Laurent Tailhadè disait une vérité éternelle et toujours bonne à répéter, lorsque, faisant allusion à certaines critiques que le Nouveau Christ avait valu à son auteur, il ajoutait : « Il faut donner à l'envie le temps d'essuyer son écume. La bave qu'elle jette marque d'une trace de pon-augure la voie royale du talent. » / -."••'•'-'- ,.'\
------------------------------------------------------------------------
TABLE DES MATIÈRES
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
TABLE DES MATIERES
PREMIERE PARTIE
I. — Les Débuis.. \V........' , V. page 3
II. — Le Chai mir. . .'.^..::^:'f. — 7
III. — Un Manifeste — 12
IV. — En province et à l'étranger. — 15
V. — La période héroïque — 20
VI. — Des OEuvres — 26
VII. — La Plume........ — 28
VIII. — Le Collège d'esthétique — 35
■DEUXIEME PARTIE
I. — Les Idées — 50
II. — Le Sens de la Ferveur — 54
III. — L'Art interprèle de la vie — 60
IV. — Le Réalisme féerique — 66
V. — L'Art et le Peuple — 71
VI. — Vue générale — 75
Nevers, — Imprimerie Nouvelle l'Avenir (association ouvrière).