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Ô vous, soyez témoin que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte
Baudelaire.
travaille mentalement un poème, il arrange des mots qui ne vont pas bien ensemble. — Peut-être, à le fréquenter, n’eussé-je jamais connu de lui que ses fantaisies et ses humeurs. Mais il avait une âme. Il la portait parmi sa vie. Elle était présente quand survenait une souffrance ou quelque volupté. Elle était prête à tout ressentir ; non pas avec dilettantisme, mais comme une pauvre âme véritable faite pour la peine et la besogne. L’âme, cette chose inconnue en nous, et qui nous épie dans toutes nos aventures ! Rentré chez lui, il la laissait se délivrer. Elle parlait sagement, elle
Poésie gouvernée
Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large . Le Beau Navire. Les Fleurs du Mal, p. 164.
Et toujours elle semble sous la barre décrire une courbe appuyée. Elle est docile et pleine. Elle vogue obéissante, avec sa fantaisie ployée. On n’y trouve jamais de ces vers qui s’empressent dans une interminable voie droite, qui s’ajoutent les uns aux autres, qui se multiplient spontanément. Mais chaque pièce est le détour pur d’un courant, la fidélité de l’eau entre des rives tournantes.
Cette poésie conduite entraîne dans son nombre tous les mots. Les plus rares y sont pris avec les plus familiers, les plus humbles avec les plus hardis. Mais, plongés dans le sûr et délicat mouvement de l’ensemble, aucun ne surprend. Étrange train de paroles ! Tantôt comme une fatigue de la voix, comme une modestie soudaine qui prend le cœur, comme une démarche pliante, un mot plein de faiblesse :
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve Trouveront dans ce sol lavé comme une grève Le mystique aliment qui feraitleur vigueurL’Ennemi, p. 101.
Ou bien :
Cybèle, qui les aime, augmenteses verdures. Bohémiens en voyage, p. 104.
Subtile restriction qui vient diminuer la densité du vers. Choix de la petitesse. Compromis avec le silence.
Tantôt au contraire les mots les plus forts se débattent emportés, étouffés. Ils roulent sans cri. Ils ont été arrachés aux rives et se perdent dans la puissance muette et contenue du cours poétique :
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ; Sur les bords duvetés de vos mèches tordues Je m’enivre ardemment des senteurs confondues De l’huile de coco, du musc et du goudron . La Chevelure, p. 120.
Sur ses poèmes le poète ne cesse d’exercer son empire. Il les mène, lents et suivis. Il fléchit à son gré leur intention. Il les dirige par l’influence de son goût. Il aime appeler à son service les mots imprévus, — on pourrait presque dire saugrenus. Mais c’est pour réduire aussitôt leur étrangeté, pour faire couler sur elle une harmonie, pour modérer l’écart que par caprice il ouvrit« C’est un extraordinaire mélange du style racinien et du style journaliste de son temps. »
Il est poète, c’est-à-dire qu’il façonne des vers comme un ouvrage audacieux, utile et bien calculé.
Une telle poésie ne peut pas être d’inspiration. Elle a des élans sans doute, mais qui ne sont que la délivrance de la faculté poétique en travail. Baudelaire lui-même se décrit en train d’errer et
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés . Le Soleil, p. 251.
Le jaillissement des phrases qui semblent le plus spontanées, est toujours comme une subite solution, comme un éclair préparé. Et de même que la pensée qui monte, enfin déliée, s’arrache sans hâte à l’obscurité qu’elle fut, de même le jet poétique retient de sa longue virtualité une lenteur :
J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre … Chant d’Automne, p. 173.
Il est solitaire comme une grande fleur. Jamais chez Baudelaire les images ne foisonnent sur place ainsi que chez les inspirés. Le poète a horreur des situations poétiques, des idées dont la simple
Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne, Ô vase de tristesse, ô grande taciturne p. 121. …
Elles sont la forme même de l’élocution, elles suivent le mouvement de la phrase, elles sont prises dans sa courbe :
Quand vers toi mes désirs partent en caravane, Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis . Sed non satiata, p. 123.
Elles se glissent dans le dialogue ; elles sont dans la question et dans la réponse :
D’où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange, Montant comme la mer sur le roc noir et nu ? Semper eadem, p. 145.
Et dans la Chevelure :
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde Où je hume à longs traits le vin du souvenir ? La Chevelure, p. 120.
Chaque poème de Baudelaire est un mouvement ; il ne piétine pas, il n’est pas une description
À la très chère, à la très belle Qui remplit mon cœur de clarté, À l’ange, à l’idole immortelle, Salut en immortalité ! ………………………………… Sachet toujours frais qui parfume L’atmosphère d’un cher réduit, Encensoir oublié qui fume En secret à travers la nuit . Hymne, p. 227.
Ces images, bien loin de nous écarter de la parole qu’elles accompagnent, au contraire nous y ramènent innombrablement. Au lieu de la développer et de l’illustrer, elles l’approfondissent, elles la replient, elles la font retentir à l’intérieur. Elles n’ont aucune destination poétique, elles ne cherchent pas à caresser notre imagination ; elles sont lointaines et étudiées comme ce détour de la voix quand elle insiste« Le surnaturel comprend la couleur générale et l’accent, c’est-à-dire intensité, sonorité, limpidité, vibrativité, profondeur et retentissement général dans l’espace et dans le temps. »
(Œuvres Posthumes. Librairie du Mercure de France, p. 86.)« De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire. »
(Œuvres Posthumes, p. 86.) « Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau. »
(Ibid. p. 85.) « …Tocsin des souvenirs amoureux, ténébreux, des anciennes années. »
{Ibid. p. 84.) « Évocation de l’inspiration. Art magique. »
(Ibid. p. 135.)
…..… chantait comme le vent des grèves, Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu, Qui caresse l’oreille et cependant l’effraie . La Voix, p. 225.
Mais le vert paradis des amours enfantines, Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets, Les violons vibrant derrière les collines, Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets, — Mais le vert paradis des amours enfantines, L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs, Est-il déjà plus loin que l’Inde ou que la Chine ? Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs, Et l’animer encor d’une voix argentine, L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ? Maesta et Errabunda, p. 185.
Cette poésie ne cherche que la confession. Baudelaire, tandis qu’il la compose, ne songe qu’à confier ses plus lourdes pensées, à les transmettre, à les donner aux autres comme une charge secrète et insupportable. Cette subtile contrainte, cette modération du caprice poétique par quoi il maintient toujours la phrase à la disposition de son âme ; enfin ces longues images qui tourmentent le souvenir comme des reproches, tout est calculé pour exprimer les sentiments d’un cœur qui ne peut pas souffrir sa solitude.
Mais ce ne sont pas des épanchements ; ce n’est pas une sincérité bavarde. Elle est multiple, sévère et souriante. Chaque poème est le doux corps Semper eadem et Recueillement.
Ainsi le poète éveille tout le monde merveilleux de ses passions ; toutes sont là. Elles ont des visages divers ; et peut-être certains ne s’accordent pas. Mais elles regardent ensemble vers moi. Je les reconnais toutes. — Sur toutes passe la modération de l’ironie, comme une lumière. Baudelaire connaissait cette clairvoyance du cœur qui n’admet pas tout à fait ce qu’il éprouve, qui ne sait pas sentir sans arrière-pensée. Si vigilante est sa sincérité qu’elle traduit jusqu’à l’intelligence qui la trouble. C’est un suspens, une hésitation de l’âme, un regard de modestie. Le poète plaint un peu sa crédulité, il révoque doucement en doute son sentiment. Il sourit.
Pourtant ce n’est pas par une sèche curiosité de soi qu’il est mené ; ni par le désir d’une analyse impartiale. Il ne se décrit que pour se faire des complices. Il se donne à nous afin que nous nous donnions à lui. Il ne nous permet pas de ne pas lui ressembler. Ses passions sont si véritables, elles tiennent si fortement à son cœur qu’elles gagnent le nôtre et qu’il faut que nous les reconnaissions en nous.
Tant de désirs, tant de remords qui se cachaient « Le propre de la
(Confession, dit Péguy,… est de montrer de préférence les pièces invisibles, et de dire surtout ce qu’il faudrait taire. »Victor-Marie, Comte Hugo, p. 14.)
— Voilà que j’ai touché l’automne des idées .. L’Ennemi, p. 101.— J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans … Spleen, p. 199.— Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres : Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !… Chant d’Automne, p. 172.
Et ce vers chargé de tout le remords du monde :
Le Printemps adorable a perdu son odeur ! Le Goût du Néant, p. 205.
Vers si parfaits, si mesurés que d’abord on hésite à leur donner tout leur sens ; un espoir veille quelques instants, un doute sur leur profondeur. Mais il ne faut qu’attendre. Dans mon souvenir peu après je les retrouve vibrant encore comme des flèches.
Et parmi cette sincérité, dont il importerait qu’au plus tôt je me débarrasse, circule l’ironie
C’est ainsi que je reçois, sans m’en pouvoir défendre, tous les sentiments qu’il plaît à cette grande âme de verser en moi. Quels sont-ils ? Ils sont si vivants qu’ils restent d’abord confondus. Je ne les reconnais que bien longtemps après les avoir soufferts. Alors seulement j’aperçois qu’ils sont différents au point de se contredire.
D’abord un regret immense, un souvenir informe et violent, le mal de l’exil.
… Âme aux songes obscurs, Que le réel étouffe entre ses quatre murs . Sur
Le Tasse en prison, p. 236. Cf.L’Irréparable, p. 168.Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords, Qui vit, s’agite et se tortille, Et se nourrit de nous comme le ver des morts, Comme du chêne la chenille ? Pouvons-nous étouffer l’implacable Remords ?
Il y a des ciels qui raniment soudain au fond du cœur l’image des belles patries perdues :
Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés, Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés . Ciel brouillé, p. 160.
Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût ! Un Voyage à Cythère, p. 321.
Impossibilité d’être là. Une mémoire tourmente l’âme déchuee
Une Idée, une Forme, un Être Parti de l’azur et tombé Dans un Styx bourbeux et plombé Où nul œil du Ciel ne pénètre ; Un Ange, imprudent voyageur Qu’a tenté l’amour du difforme, Au fond d’un cauchemar énorme Se débattant comme un nageur . L’Irrémédiable, p. 242.
Peu à peu le poète sent s’agrandir sa douleur. Elle cesse de lui être personnelle. Toute la plainte du monde passe en son cœur. Il est travaillé par le remords du paradis perdu. Il est en proie à la réminiscence Comparez : Et : Dans les Œuvres Posthumes, p. 93)La Voix, p. 225.)Obsession, p. 204.)Bohémiens en voyage, p. 104.)Posthumes on lit (p. 86) : « Il y a des moments de l’existence où le temps et l’étendue sont plus profonds, et le sentiment de l’existence immensément augmenté. »
J’irai là-bas où l’arbre et l’homme pleins de sève Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ; Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève ! Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts .
La Chevelure, p. 119. ComparezParfum exotique, p. 118.Une île paresseuse où la nature donne, etc.
Dis-moi, ton cœur, parfois, s’envole-t-il, Agathe, Loin du noir océan de l’immonde cité, Vers un autre océan où la splendeur éclate, Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ? Dis-moi, ton cœur, parfois, s’envole-t-il, Agathe ? Comme vous êtes loin, paradis parfumé, Où sous un clair azur tout n’est qu’amour et joie, Où tout ce que l’on aime est digne d’être aimé ! Où dans la volupté pure le cœur se noie ! Comme vous êtes loin, paradis parfumé ! Mæsta et Errabunda, p. 184 et 185.
Pourtant, si l’atteignait notre amour :
Tout y parlerait À l’âme en secret Sa douce langue natale. Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté . L’Invitation au voyage, p. 167.
C’est ainsi que le poète est tourmenté par le désir immense de la perfection. Il se souvient des origines. Tantôt, porté par quelque heureuse humeur jusqu’aux confins du paradis, il le contemple de près, il l’anime des yeux, il oblige toutes ses merveilles à fleurir. Puis tantôt, il le perd de vue et l’invoque plaintivement dans l’obscurité de S’adressant à sa Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté, Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques Comme les sons nombreux des syllabes antiques, Où règnent tour à tour le père des chansons, Phœbus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.Muse malade (p. 98), il dit :
Cependant quelle dilection pour la réalité défaillante, incertaine, périssable ! Aussi fort que l’amour du parfait, l’amour de ce à quoi il manque Je songe, dit-il : Comparez :Le Cygne, p. 260.)Le Masque, p. 115.)
Le poète parle avec une tendresse pénétrée des
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances .
Spleen, p. 199. Comparez le poème :Je n’ai pas oublié, voisine de la ville, etc. (p. 282).
Il parlera des choses les plus horribles et la violence de son respect lui donnera une subtile décence. Avec une image chaude et funèbre, mais délicate comme l’hommage d’un amour que la mort ne décourage pas, doucement il montre dans une chambre inconnue la tête coupée d’Une Martyre
Semblable aux visions pâles qu’enfante l’ombre Et qui nous enchaînent les yeux, La tête, avec l’amas de sa crinière sombre Et de ses bijoux précieux, Sur la table de nuit, comme une renoncule, Repose…
À tout ce qui est, à tout ce qui, privé de perfection,
Loin du monde railleur, loin de la foule impure, Loin des magistrats curieux, Dors en paix, dors en paix, étrange créature, Dans ton tombeau mystérieux ; Ton époux court le monde, et ta forme immortelle Veille près de lui quand il dort ; Autant que toi sans doute il te sera fidèle, Et constant jusques à la mort . Une Martyre, p. 311.
Chaque vers du Crépuscule du Matin, sans cri, avec dévotion, éveille une infortune :
Les maisons çà et là commençaient à fumer. Les femmes de plaisir, la paupière livide, Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ; Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids, Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts, C’était l’heure où parmi le froid et la lésine S’aggravent les douleurs des femmes en gésine. Comme un sanglot coupé par un sang écumeux Le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux ; Une mer de brouillards baignait les édifices, Et les agonisants dans le fond des hospices Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux. Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux . Crépuscule du Matin, p. 290 et 291.
… refait le lit des gens pauvres et nus . La Mort des pauvres, p. 340.
Mais la pitié qui la tient est si violente qu’elle se tait Sans doute il est impossible de ne pas tenir compte d’un assez grand nombre de poèmes révoltés ; la révolte est le sujet même de certains. — Baudelaire s’engage si fort dans le parti de l’imparfait qu’il finit par se tourner contre la perfection. Il repousse l’image de ce qui est pur, immobile, inflexible. On le voit préférer cette ardeur accablée qui nous dévore à la dureté impassible de l’idéal : Même il se complaît dans cette préférence de la faiblesse. Elle devient une sorte de culte du mal, une attitude appliquée, le satanisme. Mais ne nous a-t-il pas donné assez de chefs-d’œuvre pour que nous puissions oublier quelques vers de mauvais goût sur le charme du crime et les vertus de Beelzébuth ? Erreurs dont au reste la responsabilité pour une grande part incombe aux contemporains du poète.Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive, p. 133.)
Dans ces vers mesurés, que semblait guider une âme tranquille et artificieuse, pouvions-nous discerner
« C’est un auteur difficile »
, disait Maurice Denis. D’abord il semble froid. Tout dans ces toiles est si parfaitement défini. Ingres ne nous demande jamais de le deviner, de reprendre sa tâche, de la compléter avec notre regard ; il a tout achevé avant nous ; il ne confie rien à notre invention ; il nous laisse passifs. On dirait qu’il nous dédaigne un peu, que, parlant à des gens qui ne sont pas de son métier, il leur refuse le droit de collaborer, même pour une part infime, à son œuvre. Il y ajoute lui-même avec soin je ne sais quel vernis qui en interdit l’interprétation.
Aussi sommes-nous d’abord devant ses tableaux pleins d’un contentement glacé. Voici qui est juste et louable, mais à la façon d’une belle sentence rendue par un juge incorruptible. Cette couleur, jamais on ne la trouve défaillante. Elle est nette, elle est découpée avec exactitude par ses limites ; à chaque objet elle est départie avec propriété. Les reflets eux-mêmes et les transparences sont scrupuleusement établis. — Aucune vibration ; et non plus cette terne et dense profondeur qu’inventa plus tard Cézanne. La peinture du Bain Turc est admirable ; mais on ne la voit pas tant
Cependant nous ne tardons pas à sentir que quelque chose en nous de plus profond s’est en silence à ces chefs-d’œuvre intéressé : le corps, la vie sensible ; un enchantement tout bas nous entraîne, une secrète et forte volupté. Un appel vraiment nous est adressé, nous ne sommes plus exclus, répudiés, mais au contraire demandés, emmenés, séduits. Car Ingres par son dessin est le plus sensuel des peintres. Sous cette couleur tranquille il faut voir enfin les lignes délicieuses qui se dévident. On les suit avec tout son être, on les goûte jusqu’au fond de soi avec une aspiration suave. Elles ravissent jusqu’à faire perdre la pensée.
Le dessin d’Ingres a toute la vie que dans sa couleur nous n’apercevons pas ; il tient compte du mouvement des objets ; non pas qu’il le traduise par des hésitations et de l’indéfini ; mais il cherche à le remplacer. Il exprime la fluidité des choses en y substituant sa merveilleuse justesse décidée.
C’est pourquoi ce trait est si simple ; toujours il se ramène à des droites et à des courbes. En effet il ne s’applique pas sur la forme, il ne la serre pas avec ignorance ; il la décrit au moment où, séparée un peu de l’objet, déjà elle en oublie les retraits et les saillies. Comme dans une rivière, autour d’un plongeon confus, les ondes à mesure qu’elles s’écartent se régularisent, de même le contour des choses, sitôt qu’il les quitte, retrouve les profils idéaux de la géométrie. Le dessin d’Ingres est fait de quelques lignes parfaites. Autour du corps elles sont posées comme des arcs légers et de délicats cerceaux ; elles l’entourent ainsi qu’un bras, il est au milieu d’elles comme empêché parmi les cercles de sa grâce.
De la même façon s’expliquent ces déformations si hardies et pourtant invisibles. Il faut que le trait précède partout le mouvement afin de l’enfermer ; il faut qu’il aille tout de suite jusqu’au bout du geste pour l’arrêter. Rien ne saurait le contenir ; il dépasse doucement la mesure, mais c’est pour l’imposer. Le bras de Thètis se déroule sur la poitrine de Jupiter comme une immense tige qu’achève la haute fleur de la main ; il est aussi long dans l’espace qu’il le serait dans le temps. À toute expansion il faut que le trait satisfasse. Aussi est-il partout au plus loin ; avec une intelligence admirable il s’écarte, il se sépare un peu trop du centre, il feint de l’oublier, il le perd de vue ; mais c’est ainsi qu’il lui garde toute la forme attachée. Il se laisse emmener un peu, il dérive un instant ; mais il tourne soudain et le voici maître avec suavité du mouvement qu’il semblait suivre. — À le considérer d’un œil critique on peut trouver le dessin souvent trop large ; la forme qu’il comprend ne saurait qu’avec peine le toucher partout à la fois. Il omet de compenser par un rentrant la saillie du côté opposé ; le bras que dans le Bain Turc cette femme arrondit au-dessus de sa tête ne tire pas sa poitrine ni son ventre, ne les oblige pas à s’effacer et la tête renversée Angélique, qui fait se gonfler son cou, cependant laisse sa gorge emmenée par le geste contraire de ses longs bras captifs. C’est que le trait veut envelopper toute la diverse effusion du corps, il accompagne de toutes parts la chair heureuse qui se répand et, pour la définir à la fois partout, il s’abandonne à une belle et sage contradiction. — Nous comprenons maintenant la raison de cette couleur exacte qui d’abord nous gênait. Elle est si unie, si achevée, qu’elle efface d’abord, puis, à un regard plus attentif, accuse l’écartement des lignes. Elle conduit de l’un à l’autre bord de la forme ; avec son modelé parfait et sans surprise elle rejoint doucement les extrémités trop distantes et montre en silence l’étendue de leur séparation ; elle mène les yeux sans les arrêter à tous les éloignements ; elle est à la place du mouvement apaisé et garde de lui je ne sais quelle faculté de liaison.
D’ailleurs les différentes parties du trait n’ont aucun besoin d’être rendues compatibles ; le trait ne les recueille pas tour à tour et ne se compose pas de leur addition. À dire le vrai, il n’a pas de parties ; bien qu’il cède à la fois à des expansions opposées, il est unique, il va seul et pur, il passe par tous les points et les justifie en les touchant. Il n’existe qu’entier, il est clos, il est à lui-même revenu, et tous les détours de son trajet il les tient à la fois en lui sans effort réunis. Sa présence est toute l’explication qu’il donne. — En effet ce
L’exquise gravité alanguie du portrait de Mme Panckoucke, cette grâce finie…, on dirait une source appuyée à tous les bords de sa vasque.
acharné. Ainsi, si l’on croit voir en cette peinture des hésitations, elles ne signalent pas l’impuissance d’une main trop fruste et trop mal exercée pour suivre avec précision le contour des objets, mais uniquement
Jamais rien pour le spectateur. Cézanne n’invite pas le regard ; il ne fait pas signe ; il ne s’adresse pas ; il peint en solitude et ne se soucie pas qu’on s’intéresse aux images qu’il fabrique dans la peine et dans l’adoration. Il n’a affaire qu’aux choses et n’a d’autre inquiétude que de les dire comme il faut. D’elles son amour est si violent qu’il tremble de respect ; il est frappé de vénération devant elles, et c’est tenu par une modestie brûlante, qu’il travaille à les représenter. — De là cette sévérité si émouvante : sévérité que répand sur tout ce qu’il touche l’amour. Ces toiles ont une ampleur serrée. On sent qu’elles ont été peintes dans une bondissante immobilité et d’une âme que l’excès de son transport rendait timide.
Dans un paysage de Cézanne on remarque d’abord la verticalité ; le tableau pèse vers le bas ; chaque chose est descendue à sa place ; elle y a été déposée avec soin ; elle occupe son alvéole ; elle embrasse de toute sa force sa situation. Cézanne avait l’amour de la localité, il comprenait avec quelle ferveur les objets adhèrent à l’endroit qui leur est donné ; et il éprouvait, à transcrire sur la toile la place respective de chacun, une volupté
Non moins que leur situation, de ces toiles m’émeut la durée. La même pesanteur maintient les choses dans le temps qui les maintenait dans l’espace : elles subsistent, elles sont attachées à leur propre permanence. La couleur en effet n’est pas celle que la lumière parsème, répand comme une eau sur les choses ; elle est immobile, elle vient du fond de l’objet, de son essence ; elle n’est pas son enveloppe, mais l’expression de sa constitution intime ; c’est pourquoi elle a la dense sécheresse
Les figures comme les paysages donnent cette impression de persister. Dans les admirables nus de femmes, la lourdeur de l’après-midi suspend les gestes en grappes aux branchages. Dans les portraits ce n’est pas quelque surprise d’attitude qu’inscrit Cézanne, mais l’ardente grandeur du repos. La couleur des vêtements brûle à force d’être splendide ; mais toujours au moment d’éblouir, de scintiller en ruisselant, elle s’arrête et débouche dans la matité. Le ton a été établi par superpositions successives, avec lenteur et calcul, il ne lui reste plus à revêtir que son brillant ; mais s’il
— Dans tous les portraits de Madame Cézanne je lis l’ineffable confiance de la lassitude.
Il n’est peut-être pas de plus grand peintre que Cézanne. J’ai la faiblesse de regretter parfois qu’il n’ait été que peintre, que dans son œuvre l’homme n’intervienne jamais que comme serviteur des choses, qu’il ne fasse sentir sa présence que par sa dévotion et son souci de s’effacer. Mais ne faut-il pas que son abdication vienne réparer l’impertinence de tous ceux qui s’établissent en intrus et s’exposent au milieu de leurs tableaux ?
abstrait. Matisse peint à part des choses ; non pas sans les regarder, mais en se retirant d’elles à quelques pas. Il recueille la sensation qu’elles lui donnent, l’emporte et, s’étant éloigné, la déplie soigneusement ; elle est ample toujours, car il sait voir et le monde est pour lui le déroulement d’une étoffe épaisse et chargée. Mais parmi cette sensualité l’esprit s’insinue ; il défait sa richesse contractée ; il la clarifie, il l’épure, il l’articule, il la distille jusqu’à faire évanouir tout ce qui est lourd, trouble et charnel, tout ce qui manque à être rare. Puis, lentement, avec une complaisance protectrice, il recompose des images toutes dépouillées et subtilisées, toutes abstraites, bien qu’y tressaille encore parfois quelque lambeau de la sensation primitive. — Il est des peintres qui transposent d’un seul coup, sans l’analyser, leur sensation et qui en cherchent tout de suite dans un jet coloré l’équivalent plastique ; il en est d’autres qui travaillent en plein isolement des choses, n’imitant sur la toile que les fantômes de leur pensée. Matisse se distingue des uns et des autres : il puise dans la réalité la matière de spéculations picturales. De cette sorte d’abstraction découlent, joints dans une même conséquence, les qualités et les défauts de sa peinture.
La couleur de Matisse brille d’une splendeur intellectuelle. Elle a l’éclat muet de ces éblouissements incomparable et Matisse préfère laisser des blancs plutôt que de les combler sans trouvailles. Ainsi se déroule, toujours parfaite et inanimée, cette couleur qui ne souffre pas de se laisser troubler par la terne effusion du réel. — Les Natures Mortes sont les meilleurs de ces tableaux : en effet le sujet déjà en est abstrait : les objets sont choisis et groupés selon leur importance picturale ; et par cette adaptation préalable du modèle à sa future image, l’arbitraire est atténué. De plus dans les Natures Mortes, Matisse, l’ayant préparée à son gré, s’abandonne à sa sensation avec plus de confiance ; il se laisse aller à la transcrire plus textuellement, il est gagné par la volupté que recèlent les choses ; sa couleur se fait plus sourde, plus lourde, plus gorgée de matière.
Cependant il n’est sensuel que par accident, presque malgré lui. Quand il dessine, il redevient tout abstrait. Son dessin ne s’attache pas aux La Coiffeuse ou dans La Musique. Souvent aussi il a l’absurdité de la logique ; n’étant pas embarrassé ni retenu par la réalité, il déploie une Nu à l’écharpe blanche.
Mais même quand il est beau, il ne suffit pas à rendre belle la toile ; en effet jamais à sa qualité les qualités de la couleur ne s’unissent. Matisse semble vouloir n’employer que séparément sa couleur et son dessin : il refuse de les concilier en un tableau complet ; pas une fois il n’a réalisé une œuvre pleine. — C’est qu’il ne veut peindre que les aboutissements ; il néglige tout ce qu’un sujet a de commun avec les autres, il attend, pour intervenir, jusqu’au dernier moment, celui de la divergence ; il faut, avant qu’il pose la première touche, que tout le passé d’abord ait été sous-entendu. Nous découvrons ici l’erreur où l’engage son abstraction. Comme il travaille à part des choses, il ne voit en elles que les invitations à la diversité : chaque spectacle tend à différer de tous les autres ; Matisse épouse sa tendance, la prolonge en lui-même jusqu’à la séparation effective. — Une toile est pour lui non pas une image de la réalité, mais une spéculation plastique ; aussi faut-il la rendre aussi solitaire que possible, sans précédent et sans analogie. C’est pourquoi elle sera poussée tout entière dans un sens ; c’est pourquoi le peintre ne lui consacrera qu’une partie de ses moyens. — La diversité de ces tableaux déconcerte, parce qu’elle est la diversité de la parcimonie, non celle de la richesse.
Si Matisse consentait à s’enfermer dans l’obligation
Rouault est aux prises avec la forme comme avec quelqu’un. Il se débat avec elle dans une lutte interminable qui jamais ne devient un triomphe. Il ne cesse d’être auprès d’elle en inquiétude et en sursaut. C’est qu’il ne la voit pas immobile et parfaite, toujours prête à se laisser caresser, attitude docile à toutes les empreintes. La forme qu’il considère n’est pas ce contour des choses que l’on constate avec la paume de la main. Elle est cachée sous l’enveloppe, elle est repliée au centre de l’être, toute farouche. Rouault d’abord s’attache au modèle, le circonvient d’un travail obéissant, le
Il faut la saisir. Rouault prend de la matière pour l’y fixer, tandis qu’elle bondit. Sans bouger il la poursuit, il cherche à se rendre maître de sa fuite en l’imitant avec les mains. Mais la matière résiste ; elle est toute pleine de prédispositions confuses, d’exigences mal avouées. Elle n’est pas une ductile indifférence où la forme d’un seul coup, fluide, puisse se tracer. Pour la vaincre il faut, en la violentant, lui obéir. Passionnément Rouault la bouleverse, cherchant à mettre au jour celle de ses attitudes spontanées par laquelle elle mimera le mieux la figure disparaissante. Il cerne cette figure, il lui coupe la retraite en renforçant autour d’elle de tous les côtés à la fois, comme des barrières, les grandes lignes naturelles de la matière. De là ces traits qui ne suivent pas la forme avec exactitude et continuité, mais qui, à force de se redoubler, de se reprendre et de se traverser, la captent parmi leur enlacement innombrable. C’est pourquoi l’image chez Rouault semble toujours appelée du fond de la toile avec des doigts fiévreux ; elle n’est pas tranquillement posée sur le papier, mais elle lui est arrachée par les balafres du dessin. Sans doute elle est parfois un
Cependant nous exigerons désormais de Rouault une manière plus stricte. Tant de ferventes études veulent aboutir à une réalisation définitive. Il faut que leur auteur se fasse assez fort pour envelopper la forme, sans qu’elle cesse de tressaillir, d’un dessin de plus en plus serré. Guys, loin de le diminuer, augmentait le frémissement de ses figures en arrêtant leurs traits avec scrupule. — Déjà Rouault nous donne des céramiques qui sont des pièces achevées : la plénitude de ces nus assis au milieu de sourds paysages éclatants conseille d’attendre du peintre d’équivalentes beautés. Il éclairera de visages les puissants corps de femmes qu’il sait si bien dresser ; il établira les fonds plus nettement : jusqu’ici il semble les obtenir en dispersant rageusement la matière colorée et en se servant de sa distribution spontanée pour représenter les divers plans du paysage. Il se rendra maître plus complètement de sa couleur Compositions Décoratives.
Enchanteur, magicien, sophiste.
Platon.
Gauguin ouvre des paysages. Tout doucement il les fait éclore, il les laisse monter selon leur sève, pleins de suavité. Il ne les invente pas. Simplement il les dénoue et conduit leur développement avec la science du magicien. La nature, sous le pouvoir de ses yeux, prend de l’ordre. Elle se dispose spontanément. Elle devient un grand jardin vierge et soigné : les feuillages ne cessent pas d’être luxuriants, mais il semble qu’une main mystérieuse veuille plier les branches à quelque accord. Tout s’organise comme sous une insaisissable incantation. Ainsi naît un Paradis
C’est dans le dessin d’abord que je démêle cet enchantement de la modération.
Parmi les tableaux de Gauguin la forme humaine s’élève pleine et droite. Le plus souvent elle est debout, dans l’attitude des végétaux et des êtres qu’inspire la nature. Cette verticalité n’est pas, comme chez Cézanne, imposée par la pesanteur, par l’appel du sol. Elle est le jet de la sève terrestre qui grandit sans détour. Un élan ingénu dresse doucement les corps.
Mais ils ne bondissent pas ; ils sont sans exubérance. Ils jaillissent sans hâte. Aucune rondeur : les courbes des hanches et des épaules s’atténuent en droites ; sinon elles pourraient, comme des ressorts ployés, suggérer la détente, projeter le corps au-delà de lui-même. La forme ne monte qu’afin d’occuper sa place ; elle s’arrête aussitôt qu’elle y est parvenue ; plus rien en elle ne tend à se prolonger. Il semble qu’elle mette de l’amour à s’enfermer en elle-même. Elle s’incurve légèrement à son sommet. Le crayon suit avec volupté la close ligne de sa perfection. Le seul geste dont
Ce repos, cette passivité des attitudes viennent de ce qu’elles n’ont pas besoin pour s’unir de s’incliner les unes vers les autres, de se rapprocher ni de se nouer. Une composition semble planer, invisible, au-dessus d’elles. L’accord descend sur elles et les tient ensemble. Il leur suffit d’être justes. Elles reçoivent leur sens d’en haut comme si on leur imposait les mains. De longs gestes tranquilles passent entre elles, comme ondulent des plantes dans un courant. Ils les enlacent sans les attirer, rien qu’en les désignant les unes aux autres. On peut trouver fruste d’abord le dessin large des membres : il est fait de deux lignes que mène un parallélisme sommaire. Mais si les nœuds des muscles sont dissimulés, c’est pour que rien ne détourne les yeux d’accompagner le mouvement. Toutes les simplifications, loin de chercher la barbarie, ne sont que pour l’aisance. Il y a une liaison si suave qu’elle oblige à s’apercevoir qu’on est en paix. — Parfois même ce n’est aucun geste saisissable qui allie les attitudes, mais seulement une certaine allure de l’immobilité. Par une certaine façon qu’à chaque forme de se tenir solitaire, elle rend d’elle toutes les autres responsables.
Tant d’harmonie ne peut qu’être préméditée. Gauguin n’a pas la patience crédule de Cézanne.
Il n’attend pas d’obtenir des objets, à force de les
Le magicien évoque les beaux fantômes vivants.
Comment discerner à quel moment la couleur de Gauguin quitte la couleur des choses pour devenir artificielle ? Le passage est insensible. Par une transformation subtile elle cesse peu à peu d’être naturelle ; elle se fait silencieusement merveilleuse ; elle s’ouvre à l’enchantement.
Elle est sourde et fleurie. Elle s’étend en flaques claires mais comme voilées par l’absence du soleil. Ce n’est pas la profondeur de l’objet qu’elle exprime, mais son visage plein de sourire dans la diaphanéité de l’ombre. Chaque nuance s’épanouit largement, avec quiétude ; elle déborde jusqu’à s’étaler et sitôt se tient muette. Elle est vive pourtant. Souvent une touche brille au cœur du tableau ; mais l’ensemble est si contenu que
En même temps qu’il atténue sa couleur, mettant je ne sais quel suspens à sa floraison, Gauguin la répartit avec soin sur la toile. De tous les tons éparpillés en multiples flocons à la surface de l’objet qu’il copie, il opère le discernement ; puis il condense chacun. Leur diversité confondue se rassemble peu à peu en larges taches dont chacune représente, réuni, un des aspects épars du modèle. C’est le contraire du procédé impressionniste. Dans le contour d’un arbre les feuillages se distribuent en quelques masses colorées qui se juxtaposent sagement. On sent une volupté de la couleur à s’arranger ainsi à l’intérieur des objets, à se disposer suivant leur forme. Sur la déclivité du terrain, ce rose pourtant ne dépasse pas sa limite ; il s’arrête en un remous frangé.
Mais les tons par lesquels les objets se laissent envahir, ne leur sont pas étrangers. Ce n’est pas un accord préconçu de nuances qui s’impose au tableau et remplace les teintes naturelles. Gauguin use seulement de son pouvoir sur les choses ; il leur persuade de se laisser détourner légèrement de ce qu’elles sont. Il appelle leurs tons du sein du désordre ; il les tente avec subtilité, il les invite à se reformer. Il invoque en silence les éléments dispersés et les rejoint par une sorte d’influence, ainsi qu’en soufflant sur des braises on les ranime en une seule flamme.
Peut-être en certaines toiles trop de fleurs, une richesse trop épanouie.… Le tableau de Gauguin que j’aime le plus, c’est ce grand panneau« Que sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? » Il renferme des parties de clair-obscur, des enveloppements. La tiède nuit tahitienne baigne le paysage. Et n’est-ce pas elle qui se tient dans le fond comme une femme voilée par l’ombre et retirée ?
Certes le nom de Cœuvre ne s’éteindra point dans les âges.
(Paul Claudel, La Ville).
Ô toi, qui comme la langue résides dans un lieu obscur ! S’il est vrai, comme l’eau jaillit de la terre,
Que la nature pareillement entre les lèvres du poète nous ait ouvert une source de paroles,
Explique-moi d’où vient ce souffle par ta bouche façonné en mots.
Car quand tu parles, comme un arbre qui de toute sa feuille
S’émeut dans le silence de Midi, la paix en nous peu à peu succède à la pensée.
Par le moyen de ce chant sans musique et de cette parole sans voix, nous sommes accordés à la mélodie de ce monde.
Tu n’expliques rien, ô poète, mais toutes choses par toi nous deviennent explicables
. La Ville. L’Arbre, p. 346.
Seules les paroles du poète sont dignes de lui être adressées. Et quelles diraient mieux le mystère de son génie ? Il ne faut que l’entendre parler, que livrer notre cœur à son murmure : déjà nous sommes initiés au secret de l’univers ; avant d’avoir compris le contenu de ses mots, nous sentons ineffable de toutes choses. Le sens du monde nous est révélé : «
Ce n’est pas que nous pensions pouvoir désormais assigner à chaque effet sa cause, ni que nous ayons conquis la raison mathématique de la nature ; mais c’est une conscience, une certitude, une pénétration de tout en profondeur : Nous sommes accordés à la mélodie de ce monde. »«
La paix en nous peu à peu succédé à la pensée. »
Il y a en effet dans le mot une secrète vertu dont le poète sait se rendre maître. Le mot est plus qu’un signe conventionnel. Il est, prononcé, un rythme qui reproduit le rythme constitutif de l’objet désigné. Il est la forme essentielle de l’objet copiée par l’attitude physique de celui qui le ditTraité de la Co-naissance au monde et de soi-même. Art Poétique, p. 119-120, surtout 122 en bas, 123.
Proférant de chaque chose le nom,
Comme un père tu l’appelles mystérieusement dans son principe, et selon que jadis
Tu participas à sa création, tu coopères à son existence
! Les Muses. Bibliothèque de l’Occident, p. 24. La pagination desMusesest la même dans lesCinq Grandes Odes suivies d’un Processionnal pour saluer le siècle nouveau.
Il peut ainsi expliquer le monde, non point en en donnant des raisons, mais en le suscitant par sa voix dans son ordre vrai, en le re-présentant à nos yeux sous sa forme authentique. Il « légifère » ; appelant et il fait sentir leur relation profonde. Les mots qu’il prononce n’ont pas une signification abstraite, qu’il faille extraire et qui rende compte logiquement de l’univers ; mais, étant les choses concrètes elles-mêmes, ils exhalent par leur simple arrangement un sens. Ce sens est le sens du monde, c’est-à-dire sa direction, son intention, sa fin. Et il pénètre en nous, enveloppé dans les images sensibles, sans que nous sachions comment :
Le son des paroles et leur sens, fondus en une phrase commune,
Ont de si subtils échanges et de si secrets accords, que l’âme recueillie sur l’esprit
Aperçoit que l’idée pure ne se refusera pas à un attouchement délectable.
Telles sont, ô Cœuvre, les noces où tu nous convies
. La Ville. L’Arbre, p. 411.
Comment oser briser cette si parfaite union du verbe et de l’idée, comment séparer l’art de la doctrine, la poésie de sa signification ? Pour parler dignement de Claudel il faudrait tout dire à la fois et présenter son œuvre entière d’un seul coup, dans sa somptuosité, dans sa complexité infinie et dans son unité profonde. Mais mieux vaudrait se taire. Et puisqu’il s’agit ici d’expliquer, il faut bien se résoudre à dissocier ce que le génie créa inséparable.
naturel, c’est-à-dire qu’il est l’expression directe de la nature, sa voix, la phrase qu’elle prononce dans le silence et que le poète, ayant surprise, publie : car le poète
… est substitué à la nature pour dire ce qu’elle pense, mieux qu’un bœuf
. Les Muses. Bibliothèque de l’Occident, p. 25.
Or ce qu’est en son essence la nature, c’est la doctrine qui nous l’apprend. Sachons au moins tout de suite, pour mieux saisir le caractère de l’art, que la nature est sans cesse primitive et son progrès toujours continu, que le monde est à chaque instant nouveau et qu’il se développe sans hiatus, à la façon d’un rouleau qu’on déplie.
Primitivité perpétuelle : en effet il y a sans cesse entre tous les êtres un accord, une harmonie, une correspondance, une composition. Tous les êtres sont dans un rapport étroit de situation, mais qui n’est jamais le même à deux instants différents. Chacun suit sa voie, dont la direction varie sans « À chaque trait de notre haleine, le monde est aussi nouveau qu’à cette première gorgée d’air dont le premier homme fit son premier souffle
Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 40-41.. »
Continuité : la vie a des phases, non des « tranches » ; son travail et sa trame sont continus ; il n’y a pas de péripéties. Les péripéties s’obtiennent par des raccourcis artificiels ; en supprimant plusieurs termes intermédiaires on produit le choc de deux événements, qui est essentiellement ce qu’on nomme : péripétie. Mais dans la vie les événements ne s’entrechoquent pas ; ils se développent, ils s’enchaînent, chacun naît d’un autre. La nature se déploie, se déplie lentement et continûment, — explication progressive de l’être.
L’Art de Claudel est primitif et continu. Le poète lui-même dit son Art Poétique fondé sur « la métaphore » c’est-à-dire « le mot nouveau, l’opération qui résulte de la seule existence conjointe
. La métaphore est la notation de la nouveauté, car elle est la notation d’un rapprochement fugitif jamais encore réalisé, une coïncidence première surprise et fixée. Faire une métaphore (Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 46.μετα-φέρω), c’est exprimer la rencontre de deux êtres dont les voies dans le reste du temps divergent, c’est enregistrer leur com-position instantanée dans l’accord infini. La métaphore vulgaire unit, de façon artificielle, deux termes ressemblants. Celle de Claudel saisit de deux termes différents la conjonction naturelle, la juxtaposition spontanée. Elle est, non un procédé, mais une constatation, une description, une inscription. Et cette inscription est toujours d’un rapport non encore perçu, d’une relation première, de celle qui caractérise essentiellement l’instant total, parce que, jamais produite, elle ne se reproduira jamais. La métaphore est l’expression de la perpétuelle primitivité du monde ; elle en est l’incessante modulation. Aussi n’est-elle jamais répétée et fleurit-elle à chaque vers, nouvelle.
Le jaillissement intarissable des métaphores donne à la poésie de Claudel cette sensualité naïve et neuve, qui est une effusion et un éblouissement perpétuels et qui fait apparaître les choses mêmes dans leur réalité et leur présence. C’est aussi que Claudel pense avec des images, avec ses sens. Sa pensée même, comme toute pensée primitive et véritablement profonde, est sensuelle. Elle n’est
… Le poète dans sa bouche, sans parler différencie les paroles à leur saveur
. La Ville. L’Arbre, p. 417.
Mais pour la subir, pour éprouver sa puissance, il faut avoir gardé sa spontanéité et sa simplicité primitives, ou savoir les restaurer en soi ; il faut posséder encore le merveilleux don puéril de comprendre par images, de saisir les idées par l’illustration, de ne pas séparer l’idée de ses formes sensibles. Car sinon qu’entendra-t-on au langage de celui qui est :
… Comme un animal dans le milieu de la terre, comme un cheval lâché qui pousse vers le soleil un cri d’homme
. La Ville. L’Arbre, p. 360.
Ce ne sont pas seulement les mots et les métaphores de Claudel qui sont naturels, c’est aussi leur arrangement, leur distribution rythmique, leur mesure, le vers. Ce vers est calqué sur un rythme naturel, le plus primitif que l’homme puisse percevoir, sur le rythme respiratoire :
Ô mon fils ! lorsque j’étais un poète entre les hommes,
J’inventai ce vers qui n’avait ni rime ni mètre,
Et je le définissais dans le secret de mon cœur cette fonction double et réciproque
Par laquelle l’homme absorbe la vie, et restitue, dans l’acte suprême de l’expiration,
Une parole intelligible
. Ibid.p. 425.
Tête d’Or. L’Arbre, p. 5.
Me voici,
Imbécile, ignorant,
Homme nouveau devant les choses inconnues,
Et je tourne ma face vers l’Année et l’arche pluvieuse, j’ai plein mon cœur d’ennui !
Comme ces vers retombent avec accablement ! L’haleine manque de courage pour se soutenir. — Et l’étouffement, l’oppression, l’angoisse haletante et entrecoupée de l’Empereur soudain plongé dans les ténèbres inférieures !
Ah ! ah ! oh ! oh ! où, où
Suis-je ?
Absorbé,
Englouti, enfoncé ! la Noirceur noire
Me touche la face et je fais corps avec son épaisseur
. Le Repos du Septième Jour. L’Arbre, p. 274.
Enfin quelle ample sérénité dans les longs vers
Gravés sur la paroi de pierre, ces mots antiques
Caché-dans-le-pli-de-l’épauleIndiquent au seul élu le chemin.
Car la grande Montagne, comme un joyau, dans le pli de son cou, recèle l’asile de paix
. Le Repos du Septième jour. L’Arbre p. 323.
La coupe du vers correspond non à des nuances d’âme, mais aux oscillations profondes de l’être total, spirituel et corporel. Claudel a compris l’union étroite, l’interpénétration de l’âme et du corps, et il a trouvé le rythme dont ils sont, l’une et l’autre, en même temps animés. Son vers est ce rythme, le plus naturel, le plus essentiel qui soit ; il se soulève et s’abaisse avec la poitrine dont les mouvements reproduisent à leur tour les pulsations intérieures de l’être. La vie naît et meurt sans cesse : la parole suit son alternatif et perpétuel battement.
Le même rythme naturel anime le drame tout entier. Chaque drame est un vers du poème immense de la vie : il est un souffle plus lent, un plus ample soupir. Il se développe avec la continuité du mouvement respiratoire. Il a la marche insensible de la nature ; il n’est point fait de péripéties, mais seulement de progrès et d’épanouissements ; naturellement, par sa progression même. Tête d’Or est une tentative de l’homme pour s’élever seul, sans autre secours que sa force terrestre. Mais cette tentative, ce n’est pas un coup de foudre qui la brise. Dieu ne descend pas du ciel pour frapper le téméraire : nul coup de théâtre. Simplement :
… notre effort arrivé à une limite vaine
Se défait lui-même comme un pli
. Tête d’Or. L’Arbre, p. 164.
De même le coup de fusil de L’Échange, par quoi le drame se dénoue, n’est pas une intervention subite de l’extérieur : il est attendu et nécessité ; il est prévu par Marthe, annoncé par Lechy, pressenti par Laine lui-même : c’est qu’il est fatal, impliqué par le drame, intérieur, pour ainsi dire, au drame. — Enfin quels merveilleux et naturels épanouissements que les dénouements du Repos du Septième Jour, de La Ville, de La Jeune Fille Violaine, de Partage de Midi ! Partout, tant le progrès est continu et insensible, le drame semble éclore. dé-composition du premier, un nouveau drame. Ainsi la poitrine, après l’expiration, reste un instant en suspens, avant de s’emplir d’un autre souffle.
C’est que le drame ne peut subsister ni se comprendre seul ; il lui faut le complément des autres drames, il a besoin d’eux pour reproduire intégralement la phrase immense de la nature. Il n’y a pas entre les différentes actions d’interruption véritable : elles s’enchaînent comme les vers d’un même poème, comme les respirations d’un même être : chacune en une autre prend naissance, en une autre va mourir ; chacune est une journée : et le soleil, dont l’occultation distingue les journées, les réunit aussi par la continuité de sa toujours neuve présence. Aucun drame ni ne commence ni ne finit : ni exposition, ni dénouement définitif : tous les débuts poursuivent la tragédie immémoriale : l’angoisse de Cébès est ancienne déjà, et cette femme qu’enterre Simon, son rôle vient de se terminer : ce sont des passions depuis longtemps ardentes qu’apportent Avare et Lambert sur la terrasse de La Ville. — D’autre part, quand s’achève L’Échange, Thomas Pollock se lève et dit simplement :
La journée est finie et une autre est commencée … L’Échange. L’Arbre, p. 247.
Enfin c’est bien la pérennité de l’Action tragique, la perpétuité du drame universel que suggèrent les derniers mots de La Jeune Fille Violaine :
L’année change, et de nouveau se levant du noir hiver, cramoisi, tout d’or,
De nouveau le nouveau soleil se peint sur les fleuves chargés de glaçons
. La Jeune Fille Violaine. L’Arbre, p. 535.
Un mouvement profond, primitif et continu anime la nature et, semblable au geste respiratoire, la soulève tour à tour et l’abaisse. Il échappe, par sa lenteur sacrée, à nos petites et impatientes observations. Claudel, qui s’est posé…
sur le pouls même de l’Être
, Les Muses. Bibliothèque de l’Occident, p. 9.
fut assez religieux pour percevoir l’ampleur de ce rythme et le rendre sensible en l’insufflant à ses drames. Du même coup il leur a communiqué la direction essentielle, l’intention, le sens de la nature : il leur a fait exprimer clairement ce que la nature énonce d’une voix secrète. Son art s’est trouvé proférer spontanément une doctrine, qui est l’explication de l’univers, la révélation du grand mystère du monde.
inexplicable. Comment analyser cette révélation que nous sentons peu à peu naître en nous dans sa perfection et dans son unité ? L’Arbre est un : il croît en même temps dans tous les sens. Comment décrire en phrases successives son expansion multiforme et simultanée ? Je ne l’oserais pas si Claudel lui-même, dans l’Abrégé de toute la doctrine chrétienne, n’avait donné à sa pensée
Pour voir le monde selon sa vérité, « nous ne chercherons point à comprendre le mécanisme des choses de par-dessous, comme un chauffeur qui rampe sur le dos sous sa locomotive. Mais nous nous placerons devant l’ensemble des créatures, comme un critique devant le produit d’un poète, goûtant pleinement la chose, examinant par quels moyens il a obtenu ses
. Nous voyons le effets, comme un peintre clignant des yeux devant l’œuvre d’un peintre, comme un ingénieur devant le travail d’un castorConnaissance du Temps. Art Poétique, p. 9.volume de la réalité se dérouler continûment, nous constatons « une relation constante entre certains motifs, comme d’une fleur à sa tige, du bras avec la main lbid. p. 20.nécessairement, qu’« il n’y pas d’effet sans cause »
, qu’à chaque effet est assignée une cause véritablement productrice et créatrice, que le monde est soumis à des lois qui en déterminent ? rigoureusement le cours. C’est là « à comprendre le mécanisme des choses de par-dessous »
. Évitons-la. Que le monde nous apparaisse dans sa spontanéité. La cause, les lois sont des moyens de simplification, des procédés utiles pour « se retrouver dans le dictionnaire de la nature
. Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 16.« Elles n’ont pas en elles-mêmes de force génératrice et de valeur obligatoire
Ibid. p. 20.
Qu’est donc le monde, s’il n’est pas une machine montée au principe et qui marche par la détente progressive d’un ressort interne ? Pour le savoir, cessons de considérer les choses comme isolées, et chaque objet comme n’ayant de rapport qu’à une cause antécédente qui le produirait. Le monde, vu dans l’instant, est un tableau dont chaque trait et chaque nuance est en relation avec tous les autres traits, toutes les autres nuances. Le monde est un accord, une harmonie infiniment complexe, dont toutes les notes s’évoquent mutuellement et se contrepèsent. En effet « nous ne pouvons
. Définir un objet, c’est tracer sa limite, dire ce qu’il est en disant tout ce qu’il n’est pas, tout ce qui lui manque. De même être c’est définir une chose, elle n’existe en soi que par les traits en qui elle diffère de toutes les autresIbid. p. 17.n’être pas telle et telle chose :
Toute chose est en ce qu’elle diffère
. Le Repos du Septième Jour. L’Arbre.
une cause particulière, mais des causes. Elle a pour causes tout l’univers coexistant. Car la cause « … n’est point positive, elle n’est point incluse au sujet. Elle est ce qui lui manque essentiellement. Et que manque-t-il plus essentiellement à l’individu que d’être total
Connaissance du Temps, Art Poétique, p. 27. »
? De cette indigence et de cette exigence de tout être, qui, manquant du monde entier, le réclame et le postule, résulte, par l’interdépendance de tous les termes, l’harmonie universelle. Un équilibre s’établit, une correspondance générale s’organise ; le monde se compense dans une unité ineffable, combinant un dessin, un accord, un chiffre.
Mais ce dessin a une perspective, cet accord poursuit sa résolution, ce chiffre tend à se dé-composer, à se dé-nouer. Le monde n’est pas immobile, il fuit, il coule intarissablement. La concordance de toutes choses est une coopération, c’est-à-dire qu’elle est une relation constante entre des mouvements, des actions, qu’elle se prolonge, se propage et se développe dans le temps. Ou plutôt le temps est lui-même ce déroulement de l’accord instantané et n’est pas autre chose : « Il ne nous suffit pas de saisir l’ensemble, la figure composée dans ses traits, nous devons juger des développements qu’elle implique, comme le bouton la rose, attraper l’intention et le propos, la direction
Il est le mouvement du monde : et, comme tel, il est double : il y a un temps pur et uniforme, celui qui s’inscrit dans les signes célestes ou sur nos horloges terrestres et qui, régulier, procède par révolutions totales et recommencements ; il y a aussi un temps réel, qualitatif, qui est le progrès des êtres vivants et la modification continue de leurs rapports : celui-ci ne recommence jamais, il est autre chose que la reproduction périodique sens. Le temps est le sens de la vieConnaissance du Temps. Art Poétique, p. 28.« du jour, du mois et de l’année, il est l’ouvrier de quelque chose de réel, que chaque seconde vient accroître, le
. Le temps pur est rempli et compté par les existences particulières ; car ses périodes, pour être distinguées et nombrées, doivent contenir chacune une combinaison unique, irreproductible des éléments vivants : Passé, ce qui a reçu une fois l’existenceIbid. p. 39.« Sous ce qui recommence, il y a ce qui continue. De cette durée absolue notre vie est, de la naissance à la mort, une division
Chaque être a sa tâche prescrite, son morceau de temps à spécifier : Ibid. p. 44.« Je sais que j’ai été construit pour mesurer telle portion de la durée. Au-dessous des choses qui arrivent, je suis conscient de cette partie confiée à mon personnage de l’intention totale… J’apparais et je cesse à la place et à l’instant que le commande le dessin et
Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 45.. »
Il est donc quelque chose qui s’élabore, une œuvre immense à quoi tous sont attelés ; le temps est une coopération de tous les êtres, c’est-à-dire un drame. La vie est un drame : « Le temps passe, dit-on, oui :
il se passe quelque chose, un drame infiniment complexe aux acteurs entremêlés, que l’action même introduit ou suscite… J’y ai moi-même mon entrée et ma sortie ; mes répliques sont stipulées. Là, toute chose, tout être est son nom propre, son poids spécifique dans le milieu où il est immergé, sa valeur totale en tant que signe du moment où l’action arriveIbid. p. 48-49.Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 62.. »
Essayons de mieux comprendre l’essence de ce drame et le rôle à l’homme dévolu, comment se joue cette partie et à quel titre chacun s’y trouve engagé : « Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout, c’est connaître. Toute naissance est une connaissance
Traité de la Co-naissance au monde et de soi-même. Art Poétique, p. 53.. »
Toute chose apparaît au jour en même temps qu’une foule d’autres avec lesquelles elle est en étroite union et qui déterminent sa place et le sens de son évolution. Elle connaît ces complémentaires en leur co-naissant. — Mais comment le pourrait-elle, si elle n’était de même nature qu’eux, si tous les objets n’avaient une essence commune ? Cette essence est le mouvement.
« Tout est mouvement
Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 62. »
et n’est que mouvement. L’esprit, comme la matière, est un mouvement : tous deux dans leur fond, — bien qu’aucun d’eux ne soit l’auteur de l’autre, — sont homogènes. Or le mouvement qui fait chaque objet, rencontre d’autres objets, c’est-à-dire d’autres mouvements, qui résistent et l’arrêtent ; il est forcé de se replier sur lui-même au contact des êtres voisins et, comme il ne peut cesser, il devient vibration, va-et-vient à l’intérieur d’une certaine limite que tracent les présences externes et qui est une forme : « La vibration, c’est le mouvement prisonnier de la forme
Ibid. p. 68.. »
Chaque objet étant dans son essence un mouvement circonscrit, c’est-à-dire une vibration, travaille à créer sa forme : « Tout mouvement a pour résultat la création ou le maintien d’un état d’équilibre. Cet équilibre, dans le domaine de la matière, que ce soit organisée ou brute, ne se trouve que dans l’établissement d’une forme ou figure de composition
Ibid. p. 66.. »
Et les formes particulières, en s’agrégeant les unes aux autres par leurs « différences organiques
Ibid. p.66. »
arrivent à constituer la forme générale de l’univers, ce dessin complexe et un, en qui chacune trouve sa raison d’être, sa justification. Ainsi il n’y a rien d’inerte dans le monde. Les êtres matériels eux-mêmes
Cependant les choses ont un rôle en un certain sens purement passif. Elles sont des formes fixes et stables, non point immobiles intérieurement, puisqu’elles sont vibration, mais toujours semblables à elles-mêmes, incapables de développement. — Les êtres organisés au contraire sont des formes actives, des formes changeantes, des formes qui se développent et qui, plus ou moins, s’adaptent. L’animal « n’existe plus par une simple limitation opposée du dehors, il se fait du dedans lui-même
Traité de la Co-naissance, Art Poétique, p. 70. »
. Il crée sans cesse sa forme, il la renouvelle continuellement, en consumant les aliments qu’il s’assimile : « Il se conserve en se détruisant
Ibid. p. 83.. »
Il lui est ainsi permis de se détacher de la source du mouvement et de se mouvoir spontanément parmi les êtres immobiles : « De même que le cercle ou le polygone s’insèrent
Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 108.
Mais l’homme a plus et mieux à faire. L’animal est construit pour un certain développement ; il est né pour co-naître à un certain nombre d’objets qui sont indispensables au maintien de sa forme. Il n’a que la connaissance sensibleinformation de l’être par le dehors. La connaissance intelligible, réservée à l’homme seul, est la perception de la constance, la découverte de ce qu’il y a de semblable dans les choses, l’appréhension du général. — Voir la 2e et la 3e parties du Traité de la Co-naissance.« Il reconnaît les parties auxquelles il correspond, le petit monde autour de lui avec qui il a à s’aboucher. Adaptées d’avance, les choses lui fournissent le moyen d’exercer telle forme du mouvement particulier qu’il fournit
En effet il co-naît selon le général, il connaît le général. En tout il sait discerner et extraire les éléments essentiels à son développement. Grâce à la connaissance intelligible, il peut Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 143.Ibid. p. 111-112.« se “retrouver” partout
, s’adapter à toute Ibid. p. 109.« Et voici que la vie a tressailli dans son sein. Voici végéter le visage
! L’homme se fait Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 137-138.« le signe commun »
de « tous les objets dont il a connaissance
, Ibid. p. 138.« l’image passante du moment où ils peuvent souffrir entre eux ce lien
. Il les relie en les symbolisant, Ibid. p. 138.« il fait la somme
, il exprime chaque instant de l’univers. Il fait plus que l’exprimer, il l’aide à être, à passer, à s’écouler « L’intelligence est ce qui consomme les choses, ce qui les réduit à l’esprit, c’est-à-dire à ce mouvement dont elles le décèlent en fuyant… »
Ibid. p. 141.3. Il donne le signal de se déclencher à des séries de mobiles ; il met en marche des stabilités ; il fait passer à l’acte tout ce qui attend : « Il est des choses l’image comprenante, et consommante, l’hostie intelligible en qui elles sont consommées
. En quelque sorte il crée l’univers dans une partie de sa durée ; il provoque, en Ibid. p. 142.com-prenant les choses dans son intelligence, la représentation d’une scène du drame. « Chaque homme a été créé pour être le témoin et l’acteur d’un certain spectacle, pour en déterminer en lui le sens
.Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 148.
Nous saisissons maintenant à quel titre l’homme est impliqué dans la tragédie universelle et quelle est la spéciale importance de son rôle. Il co-naît à un certain arrangement du monde, dont le développement et la résolution doivent être son œuvre et celle de ses contemporains. Il est chargé de jouer, en collaboration avec les autres intelligences, une certaine représentation.
Il doit donc garder scrupuleusement sa place dans les évolutions du chœur. Sa présence dans la voie, qui lui est indiquée par son instinct et son tempérament, est essentielle à la perfection du drame. Le plus grand crime, le seul crime qu’il puisse commettre est de s’en écarter, de se départir de son personnage, de violenter ses goûts et ses tendances, de refuser son rôle :
Quand les Parques ont déterminé,
L’action, le signe qui va s’inscrire sur le cadran du Temps comme l’heure par l’opération de son chiffre,
Elles embauchent à tous les coins du monde les ventres
Qui leur fourniront les acteurs dont elles ont besoin,
Au temps marqué ils naissent.
Non point à la ressemblance seulement de leurs pères, mais dans un secret nœud
Avec leurs comparses inconnus, ceux qu’ils connaîtront et ceux qu’ils ne connaîtront pas, ceux du prologue et ceux de l’acte dernier . Les Muses. Bibliothèque de l’Occident, p. 19.
Cependant il en est d’assez égarés pour ne pas vouloir observer la mesure et se tenir à leur place. Louis Laine et Thomas Pollock prétendent mépriser ces liens profonds qui les unissent à leurs partenaires : ils tentent· d’échanger leurs femmes. C’est Lechy Elbernon qui leur inspire le crime : Lechy, la mutation personnifiée, le symbole de l’inconstance, du désordre, du dérèglement, de la désertion, du divorce ; actrice aux multiples visages, erreur et séduction :
Et je m’en vais de lieu en lieu, et je ne suis pas une seule femme, mais plusieurs, prestige, vivante dans une histoire inventée
! L’Échange. L’Arbre, p. 215.
Le poison de Lechy corrompt Louis Laine ; il réveille en lui ce vieil instinct de liberté, de désobéissance à la vie, qui dort au cœur de tout homme. Voici qu’il va livrer sa femme à Thomas Pollock contre une poignée de dollars, sa femme, Marthe, Douce-amère, celle désignée pour le suivre partout, pour peser bien fort à son bras tout le long de sa route et de sa journée, pour lui « redemander »
l’âme que « sa mère lui a donnée
. Marthe, le supplie avec indignation, lui montrant qu’à tout homme une femme est donnée pour l’accompagner Ibid. p. 179.
Et l’homme n’a point d’autre épouse, et celle-là lui a été donnée, et il est bien qu’il l’embrasse avec des larmes et des baisers
. L’Échange. L’Arbre, p. 208.
S’en séparer, c’est troubler l’ordre de la vie, c’est briser la mesure du chœur. Et tout échange, tout divorce sont punis. Marthe le sait bien quand elle implore la justice de l’UniversIbid. p. 220.
Malheur à moi parce que je suis dans le grand monde comme un homme égaré et perdu
» ! Ibid.p. 231.
Il s’est mis hors la loi ; il faut qu’il disparaisse ; la vie va reprendre son impassible régularité ; sans violence, sans saccade, avec la sûreté lente des besognes inévitables, elle va disperser la folle tentative humaine :
Tout est vain contre la vie, humble, ignorante, obstinée
. Ibid.p. 227.
L’échange est le crime essentiel ; mais il est aussi le crime impossible ; car il ne peut subsister. Ainsi qu’au fond de la nuit anxieuse un des veilleurs de Tête d’Or l’avait compris :
… Toutes choses sont incommutables
! Tête d’Or. L’Arbre, p. 33.
La vocation de la mort comme un lys solennel
. La Jeune Fille Violaine. L’Arbre, p. 530.
Sans pitié pour son bonheur terrestre, avec une confiance divine, elle se jette en Dieu, ne s’épargnant aucune douleur, accueillant fidèlement tout martyre. Mais voici Mara aussi, qui sait bien que sa route est avec Jacques Hury, et qui s’acharne à le rejoindre malgré lui, et qui met son courage à le suivre désespérément ; tous les crimes qui se trouvent sur sa voie, qu’elle doit commettre pour accomplir sa vie avec rigueur, elle les assume sans hésitation et, quand elle a tué Violaine, elle pense :
Je ne pouvais pas faire autrement. Il le fallait
. Ibid.p. 496.
Jacques, amèrement trompé par Mara, détourné par elle de Violaine, comprend cependant qu’il a fait son devoir en vivant sa vie auprès de cette femme ; ce qui importe ce n’est pas le bonheur de son amour, mais l’accomplissement exact de son rôle, sa signification, sa voix dans le chant total et l’universelle harmonie ; si cette voix doit être douloureuse, elle n’en est pas moins nécessaire :
… Mais moi, La tâche à faire, je l’ai encore devant moi, le devoir à épuiser, la rançon avec tous les termes à solder.
Ainsi faisant vie de tout comme un arbre qui pousse, ce n’est nulle part aucune douceur que je chercherai,
Mais l’utilité essentielle, car dans l’action est la vie et la jouissance est une pourriture
. La Jeune Fille Violaine. L’Arbre, p. 532.
Enfin Anne Vercors, en conduisant fortement sa vie par la voie assignée, en quittant sans hésitation sa famille et ses biens, quand il sent que son devoir l’appelle en Amérique, découvre que le bonheur n’est pas un bien extérieur, qu’il faille capter, mais qu’il se retrouve dans l’accomplissement strict de la tâche prescrite, dans la collaboration librement acceptée à l’œuvre universelle. Ce n’est pas le bien-être qu’il faut espérer, c’est la satisfaction dans la lassitude, c’est l’abandon de tout l’être épuisé au repos, c’est le calme de la journée finie, c’est la paix :
La paix, pour qui la connaît, la joie
Et la douleur y entrent pour des parts égales
. Ibid.p. 530.
Elle est dispensée, au moment suprême, à ceux qui furent des acteurs fidèles et scrupuleux du drame. Elle est refusée à ceux qui voulurent se dérober à leur mission, se dépouiller de leur personnage.
C’est qu’aucun geste n’est indifférent ; chacun a sa valeur dans l’ensemble et pèse sur tout le reste. « Voici l’automate éternel dansant indéfiniment
— Mais ils se trompent. Le monde a besoin que tous les êtres qui le composent coopèrent librement à son développement et travaillent sans cesse à le constituer. Car il est quelque chose qui Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 25.se fait dans une intention, qui a une fin extérieure. Cette fin, qui est aussi son origine, c’est Dieu.
Le Monde décèle Dieu. Le Monde n’est que mouvement ; l’essence de toute chose et de tout être est mouvement ; ce que nous appelons matière n’est point la cause ou le lieu du mouvement, mais simplement les « divers arrangements
, les formes que produit le mouvement. L’homme même est une vibration, son esprit un mouvement. Or : Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 152.« le mouvement d’un corps est son abandon du lieu premièrement occupé. Il est donc, nous l’avons dit, de soi et avant tout, un échappement, un recul, une fuite, un éloignement imposé par
Connaissance du Temps. Art Poétique, p. 33-34. »
. « Tout mouvement… est
d’un point et non pas vers un pointIbid. p. 52.. »
Ce fait que le monde se meut en toutes ses parties et passe, implique qu’il y a quelque chose qui ne passe point : « Toute chose créée… désigne son origine en s’en écartant
Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 134.. »
De même que nous reconnaissons la présence d’un lièvre au tremblement de la haie où il se cache, de même nous devinons Dieu au branle de l’Univers, le Créateur à « l’agitation sacrée de la créature
Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 2. »
. En un certain sens le Monde est ce qui n’est pas : « Tout
périt. L’univers n’est qu’une manière totale de ne pas être ce qui estTraité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 132.. »
— Dieu, s’il est, épuise toute l’existence. Pour exister aussi d’une certaine façon, il faut s’exclure de lui, se séparer de lui, le fuir, s’occuper à ne pas être ce qu’il est. Or en effet tout fuit d’un point qu’on ne voit pas, tout s’écoule, tout travaille à périr, à ne sens des choses ne se comprend que par Lui.
Mais ce sens ne peut être représenté par la ligne droite ; le mouvement ne va pas indéfiniment dans la même direction : « Tout mouvement est limité par une fin, qui est la production, la naissance d’un être, quelque chose qui soit capable de
Ainsi s’organise, comme nous l’avons vu, la combinaison des formes, dont la totalité constitue la Nature. La finirTraité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 135.Nature est ce qui « est occupé à naître
, c’est-à-dire à être ce qui n’est pas, à ne pas être ce qui est, à ne pas être Dieu. Chacun de ces efforts individuels, de ces mouvements particuliers, qui sont l’essence des choses, tend vers une 1Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 135.fin, qui est son complément, ce qui lui manque pour être total. Et l’ensemble a aussi sa fin, qui est l’Unité. L’univers (« version à l’unité
) a pour Ibid. p. 136.fin l’Un, c’est-à-dire Dieu, en qui il doit finalement se résoudre. De même qu’il sort de Dieu, il y retourne ; il a en lui son principe et en lui sa consommation ; son origine et sa fin sont Dieu. Dieu l’a créé pour qu’il « représente au-devant de ce qui est ce qui n’est pas
. Il ne faut donc pas qu’il oublie sa « précarité » et pense pouvoir se suffire. Il n’existe pas pour lui-même, mais seulement Ibid. p. 137.« se décomposer dans l’accord explicatif et total »
, pour « consommer la parole d’adoration à l’oreille de
.Sigè l’AbîmeConnaissance du Temps. Art Poétique, p. 52.
Seul l’esprit de l’homme ne passe point, il est la seule chose qui, hors de Dieu, subsiste. C’est qu’il a été créé pour une mission spéciale. Tandis que l’animal est « construit comme un joujou pour tel saut déterminé
, Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 155.« l’homme connaît le permanent, c’est-à-dire qu’en toutes choses il reconnaît le fait de la variation par rapport à un point fixe, comme en chinois l’idée d’éternité est exprimée par le caractère “eau” avec un point au-dessus
. Il saisit le rapport constant entre la fuite du monde et l’immobilité de Dieu. Il réduit les choses à l’éternité en les Ibid. p. 156.comprenant et en les nommant. Il les arrache au temps, il crée dans son esprit leur image indestructible et il les fixe dans un mot « inexterminable
. — Comme nous le savons, le rôle de l’homme est de se faire l’image commune des éléments innombrables de l’univers, de les Ibid. p. 157 et 158.comprendre. Nous voyons maintenant que c’est pour les offrir sous cette forme impérissable à Dieu. L’homme est chargé de représenter sans cesse au Créateur la Création : « Tout
À l’homme un passe, et, rien n’étant présent, tout doit être représentéIbid. p. 136.sens en leur fournissant un point de convergence, et pour les dédier ensuite, ainsi éternisées, au Principe véritable qui les a produites : « L’homme est un principe exclu, une origine forclose. Par rapport au monde, il est chargé du rôle d’origine, de “faire” le principe selon quoi tout vient s’ordonner… Par rapport à Dieu, il est le délégué aux relations extérieures, le
Dieu a établi l’homme sur la terre pour l’administrer comme un intendant qui doit compte au maître de sa gestion ; il lui a livré le mondereprésentant et le fondé de pouvoirsTraité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 133.
… pour qu’il lui en fasse la préparation, l’offrande, le sacrifice et la dédicace
. Le Repos du Septième Jour. L’Arbre, p. 304.
Telle est la place de l’homme, tel est son « séjour intransgressible
. L’homme occupe Ibid. p. 314.« le très-saint Milieu
; il est à l’intersection du Ciel et de la Terre, il est le centre de la Croix. Le bâton de l’Empereur a poussé deux branches latérales, et c’est le signe que présente au peuple l’Explorateur de l’Enfer. Comme l’Arbre, l’homme est soumis à une double attraction : celle du sol où l’attachent ses racines, celle du soleil qui fait Ibid. p. 310.
… Comme un serviteur qui, ayant paré sa maison y introduit son maître,
Qu’il élève les mains vers le Ciel
. Le Repos du Septième Jour. L’Arbre, p. 304.Et qu’il se tienne debout sur la terre, comme un prêtre auprès de la table des offrandes
. Ibid.p. 317.
Telle est la prescription par laquelle l’ordre est établi dans le Monde.
Mais en réalité l’ordre n’est pas dans le monde : « Nous vivons… dans un état de désordre. Il y a eu une viciation de l’
Ordre primitif, du commandement qui a enjoint aux choses d’apparaître ; un gauchissement de certains rouages qui cause du Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 5.. »
C’est pourquoi nous prend à contempler le monde cette angoisse qui étreint Cébès. Nous nous interrogeons dans la terreur, nous cherchons, sans le trouver, le sens de ce que nous voyons. C’est l’effroi du jeune homme :
… qui contemple sans comprendre l’ouverture du jour,
Empli de chuchotements comme un arbre mort
. Tête d’Or. L’Arbre, p. 16.
Sa signification a été retirée à l’univers. Un chaos est présenté à notre anxiété.
« Ce désordre par définition ne peut être l’œuvre du Créateur, puisque toute chose est bonne de ce seul fait qu’elle soit son œuvre. Il ne peut donc être l’œuvre que de la créature libre, libre de se prendre elle-même pour fin, au lieu de Dieu qui n’a pas de fin. Différence, préférence. Cette préférence vicieuse est le péché dit
originel, qui a pour cause cette différence originelle d’avec Dieu en qui l’être se complaît, se plaît en tant que telAbrégé de toute la doctrine chrétienne, § 6. »
. Le péché originel est proprement le refus de l’aveu, le refus de reconnaître Dieu pour fin. Créé par Dieu à son image, l’homme s’est saisi de l’être qui lui était remis, et il a fait de lui-même sa fin ; il a renié le Seigneur du Ciel ; il a dénié l’hommage ; il a détourné son regard de la présence divine ; il a dit non à la lumière. « esprit de blasphème
, cette scélératesse profonde, ce Le Repos du Septième Jour. L’Arbre, p. 282.« cri bas »
dont l’Empereur, au contact du Démon, se sent brusquement torturé : relique du méfait primitif, survivance de la révolte originelle. En effet nous portons la faute du premier homme. L’homme, « séduit par le serpent, se complut dans sa fin comme si elle lui était propre et non point celle de la volonté de Dieu, dont il était l’instrument. Et c’est pourquoi une fin lui fut en effet donnée et la mort de ce corps qui lui servait à l’atteindre
. Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 162.« La conséquence du péché originel, par qui l’être fini se choisit pour fin est la
Fin, ou mort, ou séparation Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 7.
C’est une fin qui est imposée à Tête d’Or et à la Ville et au peuple du Milieu, car tous, victimes du péché originel, méconnaissent la vraie fin : Dieu. Tête d’Or représente le plus grand effort de l’homme pour suppléer Dieu, et son échec. Par une tension désespérée de tout son être, par une frénésie d’héroïsme il s’arrache à son inertie, il soulève son pays ; il entraîne derrière lui les peuples, comme un fleuve déborde ses berges, il gravit la plus haute cime du globe. Mais il retombe, arrêté par son propre poids, rappelé par les liens qui
… cette vie à moi, cette chose
Non mariée, non née,
La fonction qui est au-dedans de moi-même
Tête d’Or, L’Arbre, p. 138.
Et le délice d’éprouver sans cesse cette force en lui empêche Tête d’Or d’en chercher la fin ; il méconnaît son origine, il méconnaît Dieu. Non qu’il n’en ait aucune conscience : une inquiétude veille en lui, qui pourrait le sauver ; au moment de s’élever sur les hommes, il sent soudain son insuffisance, il se précipite, sanglotant, sur la Terre, ne désirant, n’appelant plus que la nuit sur sa solitude. Plusieurs fois il s’arrête dans son exaltation, doutant de sa force, comprenant que quelqu’un lui manque :
Et qui ai-je, moi ? et qui ai-je, moi
? Ibid.p. 25.
Mais chaque fois et jusqu’au dernier moment :
De nouveau
Comme une flamme roule
Dans sa poitrine le grand désir
. Ibid.p. 157.
« vorace, obstiné, insatiable
Tête d’Or. L’Arbre, p. 128. »
, délire brusque et obscur comme celui du vin, transport brutal qui l’étouffe, colère, passion. Il s’affole et blasphème, il affirme que l’homme sorti de la terre, doit revenir à la terre. Il ne comprend pas le sens de la mort de Cébès. — Cébès meurt de son inquiétude, mais dans cette inquiétude il trouve la certitude et la paix ; il a si fort et si longtemps tiré sur ses chaînes terrestres qu’il obtient enfin le détachement suprême, l’attraction délicieuse, le ravissement en Dieu. — Tête d’Or assiste, désolé et révolté, à sa béatitude et ne devine rien. N’a-t-il pas déjà, sans souci de ses aspirations confuses, enseveli la femme qui le suivait « la face contre le fond
Ibid. p. 10. »
de la fosse, dans l’attitude de ressaisir la glèbe maternelle ? À ce sacrilège il joint celui d’usurper la place de Dieu ; il prétend se faire la seule fin du peuple ; il lui demande exactement ce qu’exige Dieu, de se consumer pour lui, et sa volonté de puissance est telle, qu’il réalise un instant l’accord profond qu’organise entre les hommes la vision de Dieu. Son armée n’est plus qu’un immense amour, qu’un regard vers lui.
Mais la force qui l’anime est vaine ; elle ne peut pas le porter longtemps. Voici le sommet du Caucase, le seuil du monde, le lieu marqué pour
Ô Roi ! ô Roi !
Tu t’élevais vers la fixité comme l’Ange qui porte le sceau de la vie
! Tête d’Or. L’Arbre, p. 128.
Et voici que dans ton triomphe soudain tu t’anéantis ; la terre qui te soulevait, s’effondre, le souffle cesse, qui te poussait ; quelqu’un est là, avec qui tu ne comptais point ! Ta longue agonie, ta révolte, les derniers battements de ton désir, « ô Roi des Hommes
Ibid. p. 128 et 134. »
, nous y assistons dans l’angoisse et la consternation. Mais ta mort ne nous est pas inutile. Ce sang, que tu disperses en te débattant comme un lion, nous instruit et nous sauve. Nous savons maintenant ce qui manquait. Dieu manquait, dont nous avions détourné les yeux, que nous avions refusé pour maître et sans qui rien ne se peut accomplir :
… Et notre effort arrivé à une limite vaine
Se défait lui-même comme un pli
. Ibid.p. 164.
De même la Ville périt pour avoir oublié Dieu. Elle s’est livrée à Isidore de Besme, l’ingénieur, dont le génie a captivé les forces élémentaires et qui lui a imposé sa domination bienfaisante :
Afin que je connaisse la joie et qu’ils reçoivent de moi l’assistance
. La Ville. L’Arbre, p. 350.
Mais la fausseté, l’injustice de cette organisation se décèlent par la misère générale qu’elle entraîne. Comme Besme a usurpé la place de Dieu, comme il s’est fait la fin de la Ville, les hommes n’ont pas voulu offrir gratuitement leur travail à un homme comme eux ; ils ont exigé un salaire : ainsi s’est institué le régime de l’échange. Tout a eu son prix ; les choses ont été évaluées par l’or ; on s’est mis à les échanger, à violer de cette nouvelle façon l’ordre incommutable du monde. De plus, le salaire promis au travail, en supprimant la joie et la liberté, a dissous tous les liens entre les hommes :
…Tout effort qui a le désir pour mobile suppose la satisfaction pour terme :
Toute satisfaction est individuelle, tout terme est immobile
. Ibid.p. 386.
La Ville est en proie à la décomposition ; et le régime qui la tue, ne peut même pas donner à son maître un soupçon de bonheur. Comme il a dérobé à Dieu sa place, comme il a prétendu le supprimer de la vie sociale, Besme ne trouve devant lui que le néant. Car « qui nie l’être, il nie tout être. Qui retire le
. Besme est obligé d’avouer :Verbe de la phrase, elle perd son sens »
L’ennui de la mort est pareil à la solitude que j’envisage La Ville. L’Arbre, p. 388.
et il ajoute cette terrible menace :
L’homme ne sortira point du sépulcre qu’il s’est construit
. Ibid.p. 352.
Il faudra la violence inconsciente et destructrice d’Avare, les divinations de Lâla et la révélation apportée par Cœuvre pour arracher l’homme à son abjection et fonder la Ville nouvelle
… dans la clarté de l’évidence
. Ibid.p. 422.
Cette misère de l’humanité, qui semble irrémédiable à la plupart, c’est toujours à la faute originelle qu’elle est due. Elle a toujours pour cause le crime d’un homme qui usurpe la place de Dieu. Par elle nous expions le crime du désaveu. Mais un châtiment plus profond encore nous attend après la mort :
N’ayant plus que nous-mêmes pour fin
, Le Repos du Septième Jour. L’Arbre, p. 289.
nous avons cédé à l’attraction de la matière ; c’est en elle que nous avons cherché notre joie, en elle que nous avons placé notre récompense, c’est dans sa compagnie que nous avons voulu nous complaire. Elle a déçu toutes nos attentes, elle nous a comblés de déconvenues. Il n’importe ; notre peine est inévitable. La Terre nous réclame par l’intermédiaire « l’Antiscience
et, — comme leur crime, étant le plus conscient, est le plus odieux, — repliés sur eux-mêmes au plus profond de l’Enfer, dont ils constituent l’ossature, ils sont en proie au feu justicier, Le Repos du Septième Jour. L’Arbre, p. 294 et 301.« pur, exact, indéfectible
.Ibid. p. 286.
Cet horrible châtiment : la mort et l’enfer, ne suffit pas à expier le péché originel. En effet
Quelque chose de Dieu a été volé
… Ibid.p. 284.
L’homme a soustrait à Dieu son image ; il a « ce qu’il a dérobé innocent, il ne peut le rendre pécheur
Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 8. »
.
…Où est le mérite de l’offrande ? où est l’autorité du donateur ?
Le Repos du Septième Jour. L’Arbre, p. 318.« Dieu seul peut rendre Dieu (ou l’œuvre de Dieu) à Dieu, par une espèce de recréation, de régénération
. » Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 8.La miséricorde recrée tout
. Le Repos du Septième Jour. L’Arbre, p. 315.
De même qu’en lui refusant l’hommage, nous avons volé à Dieu
… son œuvre, et son bien très précieux, notre volonté
. Ibid.p. 305.
de même Dieu nous «
et dérobe notre crime »«
.opère la restitution »
Cœuvre. — L’homme s’étant soustrait à Dieu, doit être
restitué. —Ivors. — Que veux-tu dire ? —
Cœuvre. — Je veux dire
substitué. La Ville. L’Arbre, p. 419.
Pour suppléer à notre indignité, dont l’offrande ne pourrait compenser notre ancienne grandeur, Dieu lui-même se substitue à l’homme pour se le restituer. C’est le mystère de la Rédemption : Dieu
Ce sacrifice sublime l’Empereur l’aperçoit dans l’avenir et le promet à son peuple comme récompense de l’observation du repos :
La gloire de la Vision viendra de la Montagne et de l’Ouest,
Le mystère de la restitution vous sera enseigné, le sacrifice suffisant sera constitué parmi vous
. Le Repos du Septième Jour. L’Arbre, p. 318.
Et l’Empereur nouveau, célébrant l’attente, implore son bienfait :
Entends ma prière ! descends, ô Ciel, comme au printemps les eaux surabondantes immensément
Arrivent sur les rizières préparées
. Ibid.p. 329.
Et Cœuvre montre à Ivors cette image
.… imprimée sur le linge de la Véronique.
L’expression en est si austère qu’elle effraie, et si sainte
Que le vieux péché en nous organisé
Frémit jusque dans sa racine originelle
. La Ville. L’Arbre, p. 420.
Enfin voici le cri délirant du chrétien, qui se sent sauvé, en qui Dieu efface en les assumant, l’humiliation, la honte, la mort :
Pourquoi cries-tu ? tel qu’un cygne sur les eaux résonnantes !
Je me suis réveillé en triomphe,
Parce que me souvenant d’hier, je me suis vu tel que de la neige ! Je suis pur ! je suis pur !
Je m’enorgueillirai de mon crime ; mon Dieu ! j’agite ces mains meurtrières ! J’ai frappé, et l’ablution a jailli. J’ai craché,
Et mon insulte est sur toi comme une gorgée de pierreries !
C’est moi ! Je vois
Chaque blessure que j’ai faite ; elle luit
Plus qu’une lampe, ou qu’une flaque d’eau sous Midi ne rejette une poignée de dards !
Il remporte ma mort ! Parce qu’il décrit ma servitude dans ses mains
Théâtre (Première Série). II. !La Ville(première version) p. 170.
Qui refusera le bienfait de la Rédemption ? Qui osera repousser le présent divin qui nous est fait ? Qui préférera sa mort à la joie de vivre en Christ ?
« Par notre union au Christ, son chef, dans l’unité visible de l’Église, le corps des fidèles est restitué à DieuAbrégé de toute la doctrine chrétienne, § 11.. »
« Nous voici de nouveau jetés entre les bras du Père, dans le sein de « Celui qui est toute vie
.
Retour ineffable ; tout nous est pardonné ; le geste qui nous accueille a oublié toutes nos iniquités. Et maintenant Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 163.« le Christ est avec nous
Abrégé de toute la doctrine chrétienne, §13. »
; par notre adhésion à l’Église nous faisons corps avec le Christ, nous « communiquons au Christ
Ibid. § 12. »
. —
Tel que la flamme qui, volant sur le bois sec, le flaire en frémissant
,
Le Repos du Septième JourL’Arbre, p. 287. Il y a un peu plus haut :Comme Dieu a aimé ses créatures au commencement, il les aime jusqu’à la fin.
Il ne retire point l’être qu’il leur a communiqué et ses volontés sont sans repentir.
nous voilà réintégrés dans la communion et régénérés. La joie nous est donnée de posséder Dieu, de goûter à sa substance, de l’éprouver vivant en nous-mêmes.
D’un geste de folie admirable Violaine brise ses attaches terrestres ; elle devine que, pour trouver Dieu, il faut se dépouiller de tout et se donner une soif digne de lui. Chassée de chez elle, aveuglée par sa sœur,
Toute sanglotante et chevelue, pauvre brebis de femme attrapée aux ronces par sa laine
, La Jeune Fille Violaine. L’Arbre, p. 487.
elle erre plongée dans sa cécité. Peu à peu ses yeux découvrent une lumière plus profonde, elle se sent envahir d’une connaissance nouvelle, qui est comme une effusion secrète. Elle « a crié »
… vers Dieu comme s’il était bien loin
. Ibid.p. 487.
Plus qu’une réponse, le tirement de toute ma substance,
Comme le secret enfermé au cœur des planètes, le rapport propre
De mon être à un être plus grand
. La Jeune Fille Violaine. L’Arbre, p. 488.
Elle découvre qu’il y a en elle quelqu’un qui n’est pas elle, elle se sent :
… comme lourde et enivrée de sa présence
, Ibid.p. 487.
elle éprouve en son cœur une éclosion silencieuse, délicieuse et terrible. C’est que la présence de Dieu, quand plus rien en nous ne l’offusque, devient active et efficace. Dieu surprend ce que nous avons de plus secret :
Voici que tout éperdus, dans une révolte comme celle de la conception,
Nous sentons que nous ne pouvons plus défendre ceci en nous
Qui est comme le noyau germinal, le grain intime, la semence de notre propre nom
. Ibid.p. 491.
Et cette essence cachée, Dieu la développe, la déploie, l’épanouit en fruits. Sous son aspiration l’arbre humain :
… invente dans son cœur ses fruits dans l’expansion de ses branches
. Ibid.p. 491.
Dans une joie merveilleuse il grandit sur la terre, qu’il bénit de son ombre, il élargit son
Au lieu de fleurs, il n’y a plus que des fruits et la terre en, est jonchée
. La Jeune fille Violaine. L’Arbre, p. 491.
Sous le rayon ineffable de Dieu, les âmes, comme celle de Violaine dépouillées, mûrissent et fructifient et c’est dans un perpétuel transport qu’elles vivent et meurent. Car : « la joie éternelle n’est pas loin de nous »
. Ce n’est pas un rêve ou un appétit morbide, c’est un besoin organique et légitime de notre nature, le plus essentiel : « Le Royaume des Cieux est en nous
Abrégé de toute la doctrine chrétienne, § 14. »
.
Comme il est présent en nos cœurs, Dieu doit être présent au cœur de nos cités. Seules vivent et prospèrent les sociétés qui le possèdent ; car seules sa vision, son ostension peuvent organiser l’union entre les hommes :
Chaque homme, pour vivre toute son âme, appelle de multiples accords
…. La Ville. L’Arbre, p. 391.
Ce n’est pas seulement la compagnie de la femme qui lui est nécessaire ; il ne trouve pas en elle seule satisfaction ; son besoin est plus vaste, son indigence plus exigeante. Il faut
Qu’à chaque homme soientdonnés tous les hommes, La Ville. L’Arbre, p. 392.
que des correspondances relient chacun à toute l’humanité :
Je pense qu’il n’est point d’être si vil et si infime
Qu’il ne soit nécessaire à notre unanimité
. Ibid.p. 391.
La Ville sera donc constituée en vérité et en solidité si elle ménage entre tous les hommes « une harmonie invincible
, si elle fonde entre les besoins de chacun et sa fonction un équilibre sûr, si elle remplace Ibid. p. 391.« l’échange »
par « la communion
. Dans cette communion ce n’est plus un salaire qu’en retour de son travail attendra l’ouvrier, mais la satisfaction par les autres de ses besoins, la réponse de ses frères à ses désirs, le complément librement concédé de son indigence.Ibid. p. 392.
Mais, pour obtenir ce merveilleux accord, il n’est pas besoin d’une ré-forme, d’une modification de la forme sociale. La société n’est pas un engin à imaginer, une organisation à combiner : elle est un fait, elle existe. Elle est complète « avec tous ses organes5 »
; tous ses membres, même ceux qui contemplent et qui sont « ouverts sur l’esprit »
, ont leur rôle fixé et constituent un corps unique. Il ne faut que donner à ce corps une tête, que
… La vérité incompréhensible
Est comme le soleil dans la vision de qui toute chose
Dans l’ivresse de la joie et dans l’exultation du témoignage
Invente sa forme et sa vie
. La Ville. L’Arbre, p. 422-423.
Afin de fixer cette présence et de retenir Dieu parmi eux, les hommes construisent l’église. Au début ce n’est que le carrefour vêtu d’un toit ; le lieu où les hommes se rencontrent et s’assemblent, s’abrite d’une couverture ; l’église n’est que la basilique, asile du commerce et de la transaction. Mais Dieu vient substituer à l’échange la communion ; il s’établit dans l’église ; sa présence en gonfle et distend les parois ; le plafond se mue en voûte, un effort soulève la pierre. La croix est « plantée dans le fond de l’édifice, selon ce geste des deux bras écartés qui montre, qui déploie, qui appelle et qui arrête ; qui arrête, ne permettant pas d’aller plus loin
. La foule reflue, s’élargit ; à son admission s’oppose et se propose la présence divine. L’église s’élance d’un second et vertigineux élan, déchirant l’épaisseur de ses murs, éployant ses ogives comme des ailes, produisant vers le ciel la prière de ses flèches. Elle devient l’âme de la ville, Développement de l’Église. Art Poétique, p. 187.« Ainsi l’on ne voit jamais dans nos vieilles villes la Cathédrale se dégager nettement des maisons où elle est comme prise… L’église
levait de la ville et la ville naissait de l’église, étroitement adhérente aux flancs et comme sous les bras de l’Ève de pierreDéveloppement de l’Église. Art Poétique, p. 182.. »
Elle était le signe de la communion en Dieu et de l’unité vivante de la cité.
Mais avec les siècles le doute est venu. Pour que nous n’oubliions pas Dieu, il faut que sa présence nous soit rendue par l’église plus évidente encore ; il faut qu’à chaque instant du jour notre regard puisse le rencontrer :
Pour nous, moins forts que nos pères, nous avons besoin d’une assistance plus continue,
Et nous disons au Seigneur de rester avec nous,
Parce que le soir approche
. La Jeune Fille Violaine. L’Arbre, p. 524.
C’est pourquoi Pierre de Craon a bâti son église qui est triple ; à l’Église du Matin il a soudé l’Église du Soir et l’Église de la Nuit. En chacune de partout on aperçoit « le flamboyant Autel
Ibid. p. 527. »
, « le Buisson ardent
, Ibid. p. 527.« le Centre sacré dans les flammes
Ibid. p. 525. »
et, comme chacune s’appareille et s’accommode
Culmine en un faîte essentiel
. La Jeune Fille Violaine. L’Arbre, p. 528.
Tel est le piège ménagé par les hommes pour établir, consolider et retenir parmi eux Celui dont ils ne peuvent sans périr détourner les yeux.
Que sont cependant les bienfaits de la présence divine ici-bas au prix de la possession qui nous est réservée après la mort ! Alors nous verrons Dieu face à face. Une fois le corps dépouillé et disparu ce mur qu’est la chair entre nous et Lui, nous « voici nus dans le Regard sévère
. Si sur terre nous avons vécu avec Lui en vivant dans l’église, Dieu va nous être livré pour que nous nous en emparions, pour qu’il soit notre bien et notre inépuisable délice. Cependant notre possession ne sera pas une confusion, un évanouissement en Lui. L’âme reste distincte : car, si elle ne diffère point de Dieu par sa substance, si elle est son image adéquate, si elle est simple comme il est simple, elle a du moins une fin spéciale, elle a été créée dans une intention particulière, elle est appelée à rendre un témoignage qu’elle seule peut rendre. Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 162-163.« ce “nom nouveau” dont parlent les Saints Livres
Traité de la Co-naissance. Art Poétique, p. 165. »
. Elle possède, quand elle le sait, « le rythme essentiel de ce mouvement
Ibid. p. 166. »
qui la constitue et par là même elle connaît le mode particulier de son union à Dieu. Elle transforme selon l’idée qui lui est spéciale, la substance qu’elle puise en Lui. Elle aspire Dieu et elle expire une image marquée de son propre sceau. C’est la véritable action de grâces, semblable à la fonction respiratoire : « Ô continuation de notre cœur ! ô parole incommunicable ! ô acte dans le Ciel futur ! … Quelle prise, d’un empire ou d’un corps de femme entre des bras impitoyables, comparable à ce saisissement de Dieu par notre âme, comme la chaux saisit le sable, et quelle mort (la mort, notre très précieux patrimoine), nous permet enfin un aussi parfait holocauste, une aussi généreuse restitution, un don si filial et si tendre
Ibid. p. 167-168. »
?
Ainsi qu’elle nous permet d’appréhender Dieu, la destruction du corps nous met en communion avec toutes les autres âmes. Car « il y a une étendue spirituelle où les “distances” sont réglées non plus par l’éloignement tactile, mais par les relations harmoniques
Ibid. p. 171. »
. Même, l’âme séparée continue à connaître les âmes non-séparées et les « Elle fait partie d’un ensemble et d’un équilibre dont elle ressent en elle-même toutes les variations
L’âme en Dieu embrasse toute la Création, et elle ne s’en détache pas, elle ne s’interrompt pas d’agir sur elle ; elle poursuit dans l’éternité l’accomplissement du rôle qui lui a été confié sur terre ; mais sa vie, débarrassée des entraves charnelles, au lieu d’être heurtée et incohérente devient Traité de la Co-naissance, Art poétique, p. 174.« un vers (vers, direction) de la justesse la plus exquise
. Ibid. p. 175.« Notre occupation pour l’éternité sera l’accomplissement de notre part dans la perpétration de l’Office, le maintien de notre équilibre toujours nouveau dans un immense tact amoureux de tous nos frères, l’élévation de notre voix dans l’inénarrable gémissement de l’Amour
Ibid. p. 178.
Et maintenant il faut recourir au silence, il faut tout oublier de cette analyse simplement destinée à faciliter la lecture. Voici que dans le secret « Il est plus dur que l’enfer. »
Qu’on ne pense pas pouvoir lui consacrer une froide admiration ! Ce n’est pas l’assentiment de notre goût qu’il désire ; mais il exige notre âme, afin de l’offrir à Dieu ; il veut forcer notre consentement intime ; il veut nous arracher, malgré nous, à l’abjection du doute et du dilettantisme. Comme réponse à nos résistances, il assène sans cesse sa formidable vérité. Il est un missionnaire et un apôtre.
Ceux qui voudront lui échapper sauront le prix qu’il en coûte. Sa façon de rendre compte du monde est si serrée, son explication s’offre à nous avec une telle force (car quelle doctrine philosophique s’imposerait comme elle à tout notre être et saurait comme elle le pénétrer ?), elle est si despotiquement convaincante, que la repousser c’est embrasser le néant. Refuser le christianisme de Claudel, c’est se condamner à n’avoir plus de recours qu’en le néant. À l’ineffable révélation ne s’oppose de valable que le «
de Besme. C’est ce cri seul que Claudel n’a pu Rien n’est »
Mais ceux en qui sa persuasion s’est insinuée, ont un plus doux privilège. Ils peuvent maintenant, dans le transport de la foi, prier cette prière :
Ô mon Dieu, je suis devant vous passionné, hagard, misérable, avec ma force et avec ma faiblesse, avec mon courage et avec ma lâcheté, avec mon ambition et avec mon abjection. Je suis devant vous avec ma pourriture. Chaque jour je mène à bout ma besogne, chaque jour je m’acquitte minutieusement de ma fonction terrestre. Ce n’est aucune satisfaction que je cherche : nulle part je n’asseois ma jouissance. Mais je me suis rendu sensible à l’appel secret que vous m’adressez au-delà du bonheur : une faible question a filtré jusqu’à moi. Je comprends comment il faut y répondre. Lourdement, péniblement, je soulève vers vous le poids que je suis : hors de mes ténèbres, hors de la matière qui m’enserre et dont je suis fait, je tends vers votre présence mes deux bras à tâtons. — Déjà je sens votre feu m’emprendre, déjà vous saisissez ce que j’ai en moi d’unique et d’essentiel, de plus profond, de plus caché, mon noyau intérieur. Je me révolte et je ne me défends plus ; dans un sursaut, dans un abandon délicieux, je vous livre mon cœur ; je suis comme la bien-aimée qui abandonne ses mains ;
Certes j’ai toujours pensé que c’était une bonne chose que la joie.
Mais maintenant j’ai tout !
Je possède tout sous mes mains ! et je suis comme quelqu’un qui, voyant un arbre chargé de fruits,
Étant monté sur l’échelle, il sent plier sous son corps le profond branchage.
Il faut que je parle sous l’arbre, comme la flûte qui n’est ni basse, ni aiguë ! Comme l’eau
Me soulève ! L’action de grâces descelle la pierre de mon cœur !
Que je vive ainsi ! que je grandisse ainsi, mélangé à mon Dieu, comme la vigne et l’olivier
! La Jeune Fille Violaine. L’Arbre, p. 534.
L’amour dévore la crainte, la gloire absorbe la mort !
(Hymne de la Pentecôte.)
La Jeune Fille Violaine s’achevait dans la joie. À la fin de Partage de Midi, c’était avec un débordant espoir qu’Ysé et Mesa entraient dans la mort. Mais cette joie,
par quelles routes longues et pénibles
, Partage de Midi, p. 152.
par combien de souffrances il avait fallu l’atteindre ! Elle n’apparaissait dans les drames que par moments. Elle surgissait avec la violence d’un cri qui, de temps en temps, délivre le cœur oppressé. Comme si les personnages entrevoyaient soudain à travers leurs maux présents le lourd déploiement de l’au-delà, ils levaient
… les mains dans la transe et le transport de l’espérance sauvage et sourde
! Magnificat. Cinq Grandes Odes suivies d’un Processionnal pour saluer le siècle nouveau, p. 75.
Maintenant toute plainte s’est tue. De même
Tout s’est tu, mais l’esprit qui contient toute chose ne se contient pas en moi.
L’esprit qui tient toute chose ensemble a la science de la voix,
Son cri intarissable en moi comme une eau qui fuse et qui déferle !
Il n’est à ce discours parole ou son, pause ou sens,
Rien qu’un cri, la modulation de la Joie, la Joie même qui s’élève et qui descend,
Ô Dieu, j’entends mon âme folle en moi qui pleure et qui chante
. Hymne de la Pentecôte, dans l’Occidentde mai 1909, p. 213-214.
Les poèmes lyriques de Claudel ne forment qu’une immense action de grâces. Pourtant, parce que leurs voix, jointes en un chant unique, laissent distinguer dans le concert leur qualité respective, il nous faudra séparer les Odes et les Hymnes. Mais les réflexions différentes qu’elles nous inspireront, ne cesseront pas d’être générales et, pour mieux convenir aux unes, ne perdront pas, appliquées aux autres, toute propriété.
Dans les Cf. …… Voici que dans tous les cantons de ton âme Se résout le Génie, pareil aux eaux de l’hiver !Odes la phrase ne se déroule pas Les Muses. Cinq Grandes Odes, p. 25 :
Chaque image se présente avec la forme de proposition qu’elle appelait ; elle refuse de se soumettre à la construction générale. Il faut qu’elle trouve place, entière et vivante.
Voici soudain, quand le. poète nouveau comblé de l’explosion intelligible,
La clameur noire de toute la vie nouée par le nombril dans la commotion de la base,
S’ouvre, l’accès
Faisant sauter la clôture, le souffle de lui-même
Violentant les mâchoires coupantes,
Le frémissant Novénaire avec un cri
! Les Muses. Cinq grandes Odes, p. 7 et 8.
Souvent, alors qu’une pensée déjà commence à s’exprimer, une image si forte apparaît qu’elle
Aucune continuité préconçue ne vient ordonner la naissance des propositions, ni agencer leurs contacts. Elles surgissent selon la force sensuelle des visions qu’elles traduisent. Chacune s’ajoute tout entière à la précédente et ne se déforme en aucun point pour préparer sa liaison, pour se joindre à celles entre lesquelles elle est comprise. Aussi a-t-on le sentiment que les images sont planes et horizontales, qu’elles ne se disposent jamais suivant une déclivité et qu’elles s’élèvent les unes au-dessus des autres, comme les marches étales d’un escalier rustiqueMuses, cette phrase : « J’aime l’ivresse de cette danse verbale, qui frappe le sol ferme d’une sandale aisée et large et qui marche sur l’air et sur les flots d’un pas matériel. »
(L’Ermitage, 1905.)
Le poème dans son ensemble se développe sur le modèle d’une phrase. La composition imite la syntaxe :
Ô mon âme impatiente, pareille à l’aigle sans art ! comment ferions-nous pour ajuster aucun vers ? à l’aigle qui ne sait pas faire son nid même ?
Que mon vers ne soit rien d’esclave ! mais tel que l’aigle marin qui s’est jeté sur un grand poisson,
Et l’on ne voit rien qu’un éclatant tourbillon d’ailes et l’éclaboussement de l’écume !
Mais vous ne m’abandonnerez point, ô Muses modératrices
. Les Muses. Cinq grandes Odes, p. 12-13.
« concerte aucun plan
Les Muses. Cinq Grandes Odes, p. 12. »
. Il compose par tableaux qui naissent les uns des autres :
Et comme quand en automne on marche dans des flaques de petits oiseaux,
Les ombres et les images par tourbillons s’élèvent sous ton pas suscitateur
! Ibid.p. 12.
Nous avançons dans le poème en passant d’un spectacle à un autre. Que le nom de la Vierge Marie soit prononcé : aussitôt voici la Visitation Cf. La Muse parfois s’égare dans un chemin terrestre ; Et profitant de l’heure le soir où ils mangent la soupe dans les bourgs, La passante aux cheveux hérissés de lauriers marche nu-pieds, chantant des vers, le long de l’eau, Toute seule, comme un cerf farouche !Magnificat. Cinq grandes Odes, p. 67.Les Muses. Ibid. p. 10.Énéide, et la Divine Comédie passent ainsi que de hauts vaisseaux entrevus… Le poème est conduit par l’imagination. C’est elle qui marche, dans l’égarement et le transport, partagée entre toutes les splendeurs qu’elle découvreTête d’Or. L’Arbre, p. 46 :
Aussi ne faut-il pas chercher d’abord la direction intellectuelle du poème, mais trouver le point précis d’où l’on puisse contempler sans déplacement
Ô grammairien dans mes vers ! Ne cherche point le chemin, cherche le centre ! mesure, comprends l’espace compris entre ces feux solitaires !
Que je ne sache point ce que je dis ! que je sois une note en travail ! que je sois anéanti dans mon mouvement ! (rien que la petite pression de la main pour gouverner.)
Que je maintienne mon poids comme une lourde étoile à travers l’hymne fourmillante
! Les Muses. Cinq Grandes Odes, p. 19.
Cependant, nous apercevons que ce grand courant d’images ne se laisse pas conduire au seul hasard. Pas de fil logique. Mais une intention toujours présente évite les divergences inutiles, ramène sans cesse cet élan multiple avant qu’il ne s’éparpille. Il y a «
. Il y a l’intervention des la petite pression de la main pour gouverner »«
.Muses modératrices »
Une pensée secrète, la même jusqu’au bout, pèse au cœur du poème. Elle l’entraîne par sa simple présence sans se dévoiler jamais complètement. Elle reste close et sourde. Mais elle persiste. Et si je ne peux pas, à la dernière ligne, l’exprimer, du moins l’ai-je comprise, prise avec moi.
De temps en temps seulement, comme sous une mer agitée et confuse on entrevoit le roc, l’idée
Lire une Ode de Claudel, c’est être porté par un navire certain au milieu d’une large tempête sensuelle. Cette ondulation puissante, ces giclements… ils traduisent tout ce qu’il y a dans la joie d’ampleur et de générosité.
Mais dans les Hymnes, de la joie s’exprime surtout la jalousie. La joie est une passion exclusive. À mesure qu’elle monte, elle rend celui qu’elle possède de plus en plus solitaire. Le chrétien se voit seul en présence de Dieu :
Et il regarde face-à-face avec tranquillité, dans la force et dans la plénitude de son cœur
. Magnificat. Cinq grandes Odes, p. 93.Vous êtes ici avec moi, et je m’en vais faire à loisir pour vous seul un beau cantique, comme un pasteur sur le Carmel qui regarde un petit nuage
. Ibid.p. 66.
La joie distingue comme le feu. Elle tient séparé. Dans l’Hymne du Saint-Sacrement, chaque strophe se termine par un vers plus court que les autres, qui semble vouloir la fermer avec avarice. Qu’aucun impie ne s’introduise dans le désert de lumière où se sent ravi le chrétien :
Jugez-moi et discernez ma cause de la race d’Édom et d’Amalech . Hymne du Saint Sacrement, dans laNouvelle Revue Françaisedu 1eravril 1909, p. 247.Jamais plus Vous ne direz pareil celui qui Vous aime à ceux qui ne Vous ont aimé pas
! Hymne de la Pentecôte, Occident, p. 206.
Si fervent est le transport du poète, si pleine de certitude sa fidélité, que son espérance même est comme un défi :
Et je rirai à mon dernier jour
! Hymne du Saint Sacrement, Nouvelle Revue Française, p. 254.
De cette âpreté et de cette solitude de la joie, on trouve l’expression dans la forme même des Hymnes. La régularité rythmique des vers, leurs rimes, leur répartition en strophes donnent au poème l’allure d’une brûlante litanie. Le retour des mêmes sons et des mêmes mouvements imprime à la voix je ne sais quelle monotonie impitoyable. Je sens tout de suite que dans l’hymne entière ne sera récitée qu’une seule passion, que rien ne viendra l’inquiéter, qu’il ne faut m’attendre qu’à sa croissance, qu’à son ascension dévorante. C’est ainsi que le feu prend et n’augmente sa violence qu’en se nourrissant de sa riche sécheresse.
Aucune ombre. Aucun instant de fraîcheur. Nous sommes dans un champ aride et flambant. Il n’y a que du chaume par terre. Une ardeur pèse. C’est la canicule de la Vérité :
Terrible silence de midi où votre nom seul est répondu ! Hymne du Saint Sacrement, Nouvelle Revue Française, p. 246.Votre amour est comme le feu de la mort, votre zèle est plus dur que l’enfer
. Saint Paul. Trois Hymnesdans laNouvelle Revue Françaisede Décembre 1909, p. 343.
Voici du soleil sur nous…
la face évidente et torride
. Saint Jacques. Trois Hymnes. Ibid.p. 350.Et la langue de Dieu sur nous avec un cri éclatant
! Hymne de la Pentecôte. Occident, p. 204.
Il semble que les Hymnes soient faites avec cette lumière cruelle de la joie. Tous les éléments en sont éblouissants de dureté. Peut-être faut-il attendre désormais de Claudel des œuvres qu’aucune souffrance ne pénétrera plus, qui se composeront de l’éclat même de sa foi. J’entrevois des drames formés par de courts rayons étincelants comme des glaives croisés, une poésie fervente et brève comme l’Été.
dans la Revue Indépendante, 1890
Tête d‘Or (sans nom d’auteur), Librairie de l’Art Indépendant, 1891
La Ville (sans nom d’auteur), Librairie de l’Art Indépendant, 1893
L’Agamemnon d’Eschyle, traduction, Foutchéou, 1896
Connaissance de l’Est, Librairie du Mercure de France, 1900
L’Arbre (Tête d‘Or. L’Échange. Le Repos du Septième jour. La Ville. La Jeune Fille Violaine), Librairie du Mercure de France, 1901
Connaissance du Temps, Foutchéou, 1904
Les Muses, ode, Bibliothèque de l’Occident, 1905
Les Muses, ode, dans Vers et Prose, Tome II, Juillet 1905
Vers, dans l’Ermitage, 15 Juillet 1905
Camille Claudel, statuaire, dans l’Occident, Août 1905
Paroles pour de la musique, dans l’Occident, Octobre 1905
Léonainie, poème inédit d’Edgar Poë (traduction), dans l’Ermitage, 15 Janvier 1906
Partage de Midi, Bibliothèque de l’Occident, 1906
Occident), Librairie du Mercure de France, 1907
Art Poétique (Connaissance du Temps. Traité de la Co-naissance au monde et de soi-même. Développement de l’Église), Librairie du Mercure de France, 1907
Hymne de la Pentecôte, dans l’Occident, Mai 1909
Hymne du Sacrement, dans la Nouvelle Revue Française, Avril 1909
Trois Hymnes (Saint Paul, Saint Pierre, Saint Jacques), dans la Nouvelle Revue Française, Décembre 1909
Vers sur la mort de Charles-Louis Philippe, dans la Nouvelle Revue Française, Février 1910
La Visitation, dans le Catholique, Mars 1910
Magnificat, dans la Nouvelle Revue Française, Mai 1910
Méditation pour le Samedi Soir, dans la Phalange, 20 Juillet 1910
Les Paradoxes du Christianisme, par G. K. Chesterton (traduction), dans la Nouvelle Revue Française, Août 1910
Dédicace, dans l’Art Libre, Septembre 1910
Cinq Grandes Odes suivies d’un Processionnal pour saluer le siècle nouveau, Bibliothèque de l’Occident, 1910
L’Irréductible, dans l’Hommage à Verlaine, Librairie Léon Vanier-Messein, 1911
Théâtre. Première Série. I. Tête d‘Or (Première et seconde versions), Librairie du Mercure de France, 1911
L’Otage, drame, Édition de la Nouvelle Revue Française, 1911
Librairie du Mercure de France, 1911
Propositions sur la justice, dans l’Indépendance, 15 Mai 1911
Chemin.de Croix, dans Durendal, 1er Juin 1911
Sous presse :
Théâtre. Première Série. III. L’Échange. La Jeune Fille Violaine. Vers d’exil, Librairie du Mercure de France
L’Annonce faite à Marie, drame, dans la Nouvelle Revue Française.
Sa spontanéité est si merveilleuse qu’elle n’éprouve aucune gêne à se voir enchaînée. Elle se lève, danse, se passionne et pleure dans le palais qu’elle s’est choisi et dans ses jeux enfermés elle s’emploie tout entière, si bien qu’elle n’a pas l’idée d’échapper à une contrainte dont elle ne saurait s’apercevoir. La beauté de cette musique commence
Un air ou un chœur de Dardanus, encadré par ses ritournelles ou engagé entre deux récits de forme à peu près fixe, est aussi expressif que les plus libres mélodies dramatiques d’aujourd’hui. Seulement, au lieu de s’appliquer à traduire le poème mot à mot et à se modeler sur lui, au lieu de le saisir corps à corps et de décrire son sens avec une minutie presque syllabique, Rameau ne prend les paroles que comme un texte à développer musicalement, comme une épigraphe qu’il faut justifier ; il les énonce, puis les enveloppe d’un merveilleux réseau sonore qui laisse paraître parmi ses mailles leur sens visible et prisonnier. En reprenant
Mais le véritable prodige c’est l’orchestre, qui, ne procédant que par rigaudons, menuets et chaconnes, tient l’auditeur dans un trouble perpétuel d’attente et de délice. Partout traînent les désirs, coulent les plaintes, glissent au long du cœur les plus voluptueux désespoirs. Qu’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas seulement des « tendres amours »
et des « doux soupirs »
dont le texte est prodigue ; nous ne respirons pas là simplement la fadeur galante du eles Tablettes de la Schola ont pu, sans trop d’arbitraire, rapprocher de la « Solitude » de Tristan.
Bach prend les idées l’une après l’autre. À chacune il s’attache jusqu’à l’avoir exprimée complètement ; il ne la quitte pas qu’il ne l’ait épuisée. Il l’insère en une forme fixe, chœur, air ou récit, dont les lignes abstraites désignent d’avance tous les trajets par lesquels, pour l’explorer entière, il la faudra sillonner. À l’intérieur de cette forme, une grande musique fiévreuse et unie se développe ; elle parcourt longuement l’espace qui lui est donné, elle le crible de ses pas nombreux, elle le couvre de sa marche précipitée et régulière. Admirable piétinement ! Il n’est pas d’issue par où je puisse m’échapper ; je suis conduit avec violence ; je ne peux qu’obéir à la main qui m’a saisi ; il faut que j’éprouve jusqu’au bout. Sous cette prise étroite et sévère, je me sens malmené comme par la pénitence. — Quand le texte qu’elle commente a été complètement exprimé, la musique « afin que toutes choses fussent faites »
.
Les chœurs, les airs, et les chorals, forment la partie lyrique de la Passion selon Saint-Jean : avec dureté l’âme chrétienne fait l’application à soi des paroles de l’Évangile, tourne vers soi le grief du Sauveur. Dans les chœurs, l’orchestre tout de suite entreprend ses rapides et rigides montées, l’ascension sombre de ses traits uniformes, son grand mouvement indiscontinu qui se recouvre sans fatigue. Les voix ajoutent la régularité âpre de leurs échanges ; jamais la phrase n’est délaissée par elles, elle s’enchaîne sans cesse avec elle-même et la reprise perpétuelle de son intégrité dessine des ondulations inflexibles. Toute cette musique est en proie aux amples pulsations de la prière, elle respire fortement, toute dressée et plaintive, elle s’agite comme un cœur bouleversé d’adoration. — Elle ne progresse pas ; tout de suite elle énonce tout ce qu’elle a à dire, puis ne fait plus que le répéter. Mais la répétition même augmente peu à peu l’émotion jusqu’aux larmes : chaque retour pénètre d’une pitié nouvelle et plus forte. La prière ne compte que sur sa monotonie pour blesser l’âme à qui elle s’adresse, elle se recommence, chorals, la pensée est parcourue d’une musique plus lente ; elle n’est plus couverte en tous sens, mais traversée avec douceur et exactitude d’un bout à l’autre. Le chant prend chaque phrase, la soulève jusqu’au faîte de son intensité contenue, puis la dépose ; il s’appuie sur des silences pour que le cœur s’écoute pénétrer par la méditation.
La partie narrative est faite des récits évangéliques. La mélodie se déroule avec uniformité. Elle est accidentée, mais ses inflexions sont comme rituelles. Son discours est plein de mouvement, mais d’un mouvement prescrit une fois pour toutes. C’est qu’elle s’est faite servante des formidables paroles qu’il lui faut porter ; par humilité elle s’est vêtue des habits les plus coutumiers ; elle gravit le calvaire avec modestie. À la fin des récits seulement elle se permet parfois quelque emportement : « Alors Pilate fit prendre Jésus et le fit fouetter. »
L’énormité d’un tel crime possède si fort la pensée du musicien qu’il ne peut se séparer de cette parole, et, l’ayant saisie, il la traîne en une longue vocalise, l’appuie au fond de sa gorge jusqu’à l’horreur. — Parmi l’exacte monotonie de la narration, brusques, les réponses et les invectives de la foule éclatent en chœurs. Une parole est à dire, préparée de « Kreuzige »
(crucifie-le). Et, soudain, silence imprévu, interruption subite des voix : le peuple confusément s’étonne du crime qu’il vient de commettre, reste interdit, sans comprendre quelle fatalité le pousse.
En même temps qu’elle est une œuvre universelle, la Passion selon Saint-Jean délicieusement garde un goût national. Je pense aux gravures sur bois des maîtres allemands : c’est bien le même calvaire, naïf et féroce, tout en oppositions. Autour du Christ accablé, je distingue le gros rire des bourreaux et ces faces bestiales et sommaires, où la cruauté se déchaîne en grimace.
La nécessité dont la musique de Franck est imprégnée, est la source de toutes ses vertus. D’abord de son exactitude admirable. Chaque instrument entre à sa place, appelé par tous les autres, et son apparition émeut tant elle est naturelle. Jamais d’effet par l’inattendu. Si je tressaille, ce n’est que de sentir mon attente avec perfection comblée. Le clair discours se déroule, les paroles naissent au fur et à mesure de ce qu’il faut énoncer. Non qu’elles soient prévues ; chaque mesure au contraire
Puis, son exactitude donne à cette musique sa continuité si particulière. Elle est si serrée, elle s’agence si scrupuleusement qu’aucune interruption ne s’y saurait insinuer ; rien ne manque, aucun passage dont le vague puisse être l’occasion d’une divergence ; l’intention est sans cesse présente en chaque détail et lui interdit de distraire. Le développement n’emprunte rien à l’extérieur ; il procède par éclosions successives ; la mélodie se déploie en plusieurs moments, imitant la fragile et progressive détente d’une pousse ; elle ne progresse qu’en se précisant elle-même par ses répétitions, qu’en se dégageant peu à peu elle-même de son propre repliement. À mesure qu’elle se fortifie, l’harmonie émane d’elle et l’environne ; il n’y a enrichissement que par multiplication intérieure, et c’est par l’approfondissement du passé, que surgissent les découvertes nouvelles. La modulation chez Franck est elle-même une forme de la continuité ; elle n’a jamais le souci de créer un contraste ; mais elle s’emploie à marquer d’exactitude les passages ; elle est toujours comme une main qui s’ouvre lentement, comme l’insensible introduction à plus de lumière, comme la filtration irrésistible d’une même clarté qui gagne plus d’espace.
Une âme se chante avec fidélité. Tout vient pure que la musique de Franck est si juste. On ne peut s’empêcher de sourire à l’admirable Psyché. Franck dévêt Éros et Psyché de leurs corps ; à la charnelle poésie du mythe antique il substitue l’histoire de l’Âme et de l’Amour ; entendons : de l’Amour divin. Le duo, si plein d’enlacements et de courbes flammes, qui s’élève soudain de l’orchestre, brûle d’un pathétique uniquement spirituel : ce sont les noces de l’âme sainte avec Dieu. Et l’exaltation progressive de cette âme, son transport croissant, le tremblement de plus en plus passionné de sa dédicace, atteignent une intensité si poignante qu’on ose à peine préférer secrètement d’autres musiques plus humaines et moins sûres, qui chancellent plus souvent, hésitent à plus d’obstacles et ne maintiennent leur continuité qu’en absorbant en elles les voix de l’entour, qu’en confondant sans cesse avec leur cœur les interjections de ce monde périssable où elles cheminent.
Il n’y a pas d’œuvre qui soit plus dépourvue d’espoir que Tristan ; car elle n’exprime que le désir, qui est le contraire de l’espoir. À chaque mesure et dès la première, le désir. C’est lui qui se traduit d’abord par cette sorte de continuité basse, par cette tenue de la mélodie, pareille à la longueur des sens. Il est courbé, mais il dure sans pause ni pitié : de là la sifflante persistance de la phrase musicale ; elle semble portée par je ne sais quel souffle aride et inapaisable. Elle est faite de flammes soumises, mais qui gardent la violence attachée du feu. Le thème du Regard, avec sa souplesse qui ne lâche pas, est interminable comme la demande du désir chargée d’une accusation infinie. Il monte, élastique et suivi, il est l’humble et exigeante prière du corps, il file sans fatigue son imploration séduisante.
En même temps une mollesse, une épaisseur Tristan plane un étouffant nuage. Au premier acte, ce n’est qu’une lourdeur vague qui se pose sur les résonances. Les traits rapides de la Délivrance par la mort, qui s’échappent brusquement vers le milieu du prélude, retentissent dans le silence, sourd comme le sang, de la sensualité. — Au deuxième acte le nuage devient presque matériel. Sur le chant l’orchestre roule de chaudes ténèbres ; ses éclats mêmes se font muets comme les remous de l’air brûlant et comme les explosions de la nuit. Il traduit par là l’informe suspens du désir, son bourdonnement autour de l’âme ainsi qu’une brume sombre. Les grandes délices de l’harmonie, les murmures du ruisseau avec la chasse lointaine mélangés, tourbillonnent, bas et perdus, semblables à des souvenirs dans un cerveau qui ne s’entend pas. Des phrases, qui seraient bruissantes d’échos, se taisent sous le manteau d’une ardeur obscure ; la langueur descend sur elles comme l’averse d’un silence plein de pulsations.
Parmi cet étouffement les voix montent sans relâche, travaillées par l’effort de la volupté. Elles commencent dans une sorte de délire sourd ; elles semblent avoir à soulever toutes les ténèbres ; elles s’arrachent à l’ensevelissement ; elles grandissent avec un malaise immense. Elles sont une invocation qui prend au bas de l’âme ; elles naissent comme une parole si sombre qu’elle nous était à nous-mêmes inconnue. Quand il touche les
À tant de respirantes voluptés silence, le troisième acte s’ouvre dans la solitude. Il est vide comme la mer. Caréol, vieille demeure dont les murs sont gris ! Rocs battus d’écume de l’antique rive féodale ! L’océan, tourmenté et silencieux, s’étend pareil à l’oubli. C’est ici que viennent mourir les preux. L’héroïsme wagnérien, à qui Caréol ; mais il est courbé comme un vieillard sous une lassitude navrante ; il est une forteresse démantelée ; il ne sait plus que rêver avec désolation. Ô mémoire de Tristan ! Ô réveil des blessures ! Ô plaintives enfances ! L’immensité du désir maintenant se verse dans le regret. Cette mélodie du pâtre qui revient accompagner les souvenirs du héros, c’est le sentiment d’une destinée perdue, c’est le déchirement de l’amour qui voit sa vanité. Le passé est plein de mort ; de sa voix naïve il chante ses anciennes déroutes ; il parle de funérailles d’autrefois en ce pays de mer où personne n’aborda jamais ; j’entends pleurer la musique de l’histoire inconnue. Et maintenant il n’y a plus d’espoir qu’en la mort.
Soudain la voici qui se laisse pressentir. Par un dernier assaut de la volupté la voici presque atteinte ; elle va ne plus se refuser. La musique peu à peu se soulève, haletante. Elle est comme une pensée cherchée toute la vie et qui se fait de plus en plus prochaine, comme les battements, qui passionnément s’augmentent, de la mémoire et comme la délivrance de découvrir enfin ténébreuse, infinie, chargée de mort et de joie, la parole tant désirée. Les dernières mesures de Tristan expriment le déploiement immense du désespoir. Jamais il n’y eut avènement plus sombre, plus triomphale entrée dans le néant.
Tristan, aussi longtemps qu’elle dure, occupe mon corps ainsi qu’une flamme noire ; elle le rend transparent aux ondes mortelles qui errent à l’entour ; elle le traverse comme la destruction.
Il y a chez Dukas une brusquerie que trop souvent il atténue. Parmi ses fluides développements naissent de temps en temps une âpre et régulière cadence, un lourd battement ; c’est la carrure ancienne qui reparaît. Elle est démantelée, haletante ; soucieuse de se soumettre aux enchaînements perpétuels de l’orchestration moderne, elle se fragmente, elle brise sa raideur. Mais son tressaillement abrupt anime soudain toute la Apprenti sorcier déchaîne la danse. Dans Ariane et Barbe-Bleue je surprends à plusieurs reprises cette allure déterminée. Le combat de Barbe-Bleue et des paysans est une symphonie massive et contractée, d’une uniformité essoufflée. Dure description par à-coups ! Les traits s’ajoutent lourdement les uns aux autres, ainsi qu’on lève les bras pour asséner un nouveau coup de bâton.
L’autre qualité de Dukas c’est le scintillement très particulier de son orchestre. J’y trouve quelque chose de doucement perçant ! il naît sans interruption avec une froideur nette ; il est exact, clair et sec ; non pas à force de dépouillement, mais au contraire à force de volontaire densité, d’entêtement à la plénitude. Il ne cesse pas d’occuper toute son enveloppe, de la toucher en tous ses points. Comme l’orchestre wagnérien il semble vouloir emplir à chaque instant une forme invisible. — Mais Wagner, que guide un profond instinct dramatique, sait fléchir sa tension ; il sait l’art de préparer en atténuant ; parfois il cède un peu de sa ressource pour ménager une éclosion ; sa richesse, ayant une autre fin qu’elle-même, parfois s’oublie et consent à montrer un visage terne. Dukas au contraire épanouit sans cesse au dehors toute sa trouvaille ; il n’y met pas d’affectation, mais une sorte de naïveté grave. Il ne cache rien parce qu’il
Pourquoi, malgré ces qualités qui pouvaient suffire à inspirer une œuvre très belle, le drame d’Ariane et Barbe-Bleue nous laisse-t-il mal satisfaits ? On ne s’empêche pas de le confronter à Pelléas et Mélisande. C’est le propre des chefs-d’œuvre d’obséder le jugement. De plus, les deux livrets, bien que s’opposant comme le détestable et l’excellent, invitent les musiques à la ressemblance. Et si Dukas emploie une technique différente de celle de Debussy, il n’y a pas encore là de quoi lui éviter d’être comparé à son rival. Ce souterrain, cette « eau dormante et très profonde »
et ce retour à la lumière, il a bien fallu qu’il les décrivît. Mais qu’ils sont imprécis et arbitraires ! Dukas n’a presque aucune sensualité. Aucune de ces vibrations délicieuses, aucun de ces paysages clairs et liquides, ou pleins de brume marine, qui s’ouvrent à chaque instant sous le ciel sombre de Pelléas. — Il ne faut pas chercher non plus dans la déclamation d’Ariane la sensibilité, la pitié délicate de la déclamation debussyste. Pour exprimer les vagues moralités de son texte, Dukas a employé une mélodie aussi peu emphatique que possible. Mais jamais il ne touche. Ariane, où il trouve à les exercer, est de beaucoup le meilleur. Dukas excellerait dans la description tragique. On voudrait qu’il illustrât un drame plein de péripéties, d’allées et venues ; il y faudrait une ville mise à sac, de lourdes danses de routiers, des foules abruptes qui porteraient un seul sentiment dans le cœur. Il ne s’agirait pas pour Dukas de renoncer aux développements purement musicaux ; pour être d’action la musique n’abdique pas toute gratuité. Quand Bach, dans la Passion selon saint Jean, raconte que « le voile du temple s’est déchiré »
, ce n’est que par d’austères arabesques qu’il décrit l’événement formidable ; il ne songe pas à imiter ; il transpose en musique pure l’image que sa ferveur contemple. — Il serait beau que Dukas, renonçant aux docilités d’expression pour lesquelles sa rudesse ne le dispose pas, traduisît un pillage ou un exploit en une rigide « sinfonie ».
Habanera les pas et les gestes entreprennent d’être inépuisables ; mais bientôt, délicieusement, ils renoncent à s’inventer davantage et tournent, tournent, tout désorganisés de langueur. — Enfin la Feria ne se compose que de brefs assauts, de tentatives furieuses mais vite consommées, de bondissements esquissés, de fanfares qui surgissent, puis s’arrêtent ; sans cesse la mélodie se perd dans la lourdeur qui plane, s’efface dans une chaude
Cependant il semble qu’à peindre ces confusions Ravel ne réussisse si bien que parce qu’il y utilise un défaut. Reconnaissons-lui l’indépendance qu’il revendique à l’égard de Debussy. Ne l’achète-t-il pas au prix d’infériorités ? S’il montre tant d’habileté à brouiller les contours et à fixer surtout la couleur d’ensemble des grands mélanges, n’est-ce pas que lui manque cette cristalline netteté qui fait l’orchestre de Debussy, même dans ses complexités les plus formidables, toujours aussi distinct, aussi séparé intérieurement, aussi discret ? Je me rappelle dans La Mer certains écroulements de vagues dont le fracas n’empêchait pas de tinter la chute délicate de chaque goutte.
Ravel mérite le nom d’impressionniste avec toutes les vertus et tous les défauts qu’il comporte. Il est parmi le bruit qu’il entend et il en note avec subtilité la saveur propre. Mais il ne sait pas se détacher ; il ignore le secret d’oublier pour mieux retrouver ; le besoin de l’inscription immédiate lui interdit de composer d’ensemble son œuvre. I1 consent à ce qu’elle ne soit que rhapsodie.
Debussy est mieux qu’un impressionniste ; il est temps qu’on· s’en persuade.
Pelléas pour la jeunesse qui l’accueillit à sa naissance, pour ceux qui avaient de seize à vingt ans quand il parut. Un monde merveilleux, un très cher paradis où nous nous échappions de nos difficultés. Toute la semaine, au lycée, nous l’attendions, nous parlions de lui. Avec quel amour et quel respect ! Il était la consolation de nos emprisonnements. Et, le Dimanche venu, car nous ne pouvions l’entendre qu’aux matinées, de nouveau cette musique, de nouveau ce pays sonore où s’enfoncer, les trois dimensions mystérieuses de ce royaume ravissant. C’est sans métaphore que je le dis : Pelléas était pour nous une certaine forêt et une certaine région et une terrasse au bord d’une certaine mer. Nous nous y évadions, connaissant la porte secrète, et le monde ne nous était plus rien. Comprendra-t-on longtemps encore le pouvoir de charme que l’œuvre recèle ? Je ne voudrais pas être de ceux qui bientôt l’entendront avec seulement de l’admiration.
Cependant il faut déjà raisonner notre amour ; nous ne pouvons plus nous contenter d’enthousiasme. Pelléas : la musique jusqu’à Debussy était linéaire ; elle se déroulait ; elle avait besoin de temps pour exprimer ; il fallait demander aux mesures suivantes le sens de celle que l’on écoutait. — Dans Pelléas, la musique est tout entière en chaque moment ; elle s’est subtilement tassée, toutes ses parties se sont rapprochées, sont venues doucement les unes contre les autres.
Ainsi d’abord s’explique l’extraordinaire plaisance de l’harmonie. Aucune direction extérieure aux accords ; rien qui les conduise, qui les entraîne ; ils ne poursuivent aucune solution, sinon celle qui de l’un va faire l’autre ; ils ne sont pas pris dans un mouvement ; mais ils se touchent exquisement ; ils descendent ensemble ; les lignes qui pour les unir les sépareraient, se brisent sous le grêle poids de leur délice singulier et voici qu’ils s’abîment, fragiles, jusqu’au contact. C’est pourquoi, s’ils s’enchaînent, ce n’est pas qu’ils se produisent, mais qu’ils s’évoquent ; ils s’enchantent les uns les autres avec une proche délicatesse, ils s’appellent individuellement, nommément, comme dans une âme un sentiment en suggère un autre. — De là cette sorte de faiblesse ou plutôt d’affaiblissement continuel. Cette musique à chaque instant va finir ; les harmonies sont une chute insensible et interminable ; chacune s’élève en diminution sur la précédente, c’est-à-dire en plus grande extase et plus dénouée encore par la Pelléas se respire ; elle se répand et l’on ne cherche plus à voir devant soi ; on la suit, sans désir, à sa suavité.
Mais il y a bien autre chose que de la suavité dans Pelléas. Appliqués à la mélodie, cette simplification, ce tassement ont donné une déclamation lyrique d’une humanité admirable. — Le chant, chez Wagner, n’est jamais expressif par lui-même, mais seulement à force d’allusions ; il lui faut le renfort des thèmes dont sans cesse il est souligné. C’est qu’il n’est qu’une ligne continue et d’un tracé presque arbitraire ; ou du moins il est un certain mouvement général dont les péripéties n’ont d’autre raison que le développement de l’orchestre. — Dans Pelléas, cette ligne perpétuelle s’est démembrée. Chaque phrase s’est doucement détachée de la continuité abstraite où elle était prise ; elle s’est affaissée avec légèreté ; elle s’est résignée à soi. Elle ne vient plus à cause de ce qui la précède, mais seulement à cause d’elle-même. Par cette soumission elle se rapproche de sa source véritable, le sentiment ; elle n’est plus au-dessus de lui comme un arc qui ne le touche jamais en aucun point, mais elle naît de lui comme germe une eau à même la terre, et elle prend avec timidité sa forme. C’est pourquoi elle devient si directement poignante. Il n’y a plus
Il faudra bientôt que la musique, comme les autres arts, cesse de vouloir n’exprimer que l’essentiel et rétablisse toutes les formes dont elle a prétendu se passer. Mais Pelléas est d’un certain idéal la réalisation trop parfaite, pour avoir à craindre la réaction de l’avenir. Ne serait-il pas le vrai chef-d’œuvre du symbolisme ?
Iberia nous oblige à nous recueillir ; voici que du Prélude à l’Après-midi d’un Faune nous nous sommes écartés assez pour que le chemin parcouru révèle une direction.
Les premiers poèmes d’orchestre de Debussy n’étaient pas la peinture d’un spectacle ; ils traduisaient le délice de l’âme au milieu du monde ; ils étaient emplis par la forte montée de la douceur. Le rythme du Prélude ou des Nocturnes suit tous les tâtonnements de la volupté et, de même que celle-ci s’attache à toutes les tentations et se partage entre elles, errant de l’une à l’autre, de même il se déforme, il se reprend ; tout inquiété de plaisir, il mène son hésitation délicate à travers la mélodie. Et la continuité du poème n’est faite que de sa modification perpétuelle. — La mélodie, elle aussi, a tous les contours de la volupté ; elle s’avance d’abord, pleine d’une modération balancée ; de lentes tenues se traînent, se posent sur le mouvement
Musique de la volupté. Mais, parce qu’elle traduit les plus vacillantes émotions, il ne faut pas croire qu’elle-même soit arbitraire et vague. Sa flottante subtilité, si d’abord elle nous surprenait de joie, c’est tant elle était exacte. Des sentiments incertains il peut y avoir une expression précise ; il ne faut que la trouver. Debussy a laissé se tramer en lui la forme de l’insaisissable, et sur elle sont venus se poser les sons, comme au matin l’eau, en claires perles condensée, dessine Nuages chaque contour mélodique, chaque accord est pénétré de nécessité ; aucune spéculation orchestrale ; une fidélité perpétuelle à l’émotion ; si bien que de l’évanouissement lui-même il semble que le timide visage soit ici fixé ; la plus hésitante mobilité a coulé ses rythmes dans les seuls mouvements sonores qui la pouvaient avec exactitude représenter. — De là cette netteté frissonnante : parce que chaque trait est nécessaire et qu’une délicate rigueur parmi tous les autres le conduit, il évite de se confondre. Même quand tous les instruments plongent, tournoient, s’emmêlent et lentement hors de leur étreinte remontent en s’égouttant, la fine justesse des contours n’est pas troublée. Limpide et tremblante distinction, comme à travers le voile de la chaleur le paysage qui bouge, apparaît plus subtil et plus clair. — L’orchestre de Debussy est perpétuellement divisé. Ses différentes parties peuvent se rejoindre pour un instant ; mais leur mélange n’est qu’accidentel ; elles ne s’unissent que parce qu’elles sont nées séparées ; jamais l’une ne dérive de l’autre, ne s’en détache. Cette musique est ainsi comme un réseau sensible qui se modèle à chaque instant sur l’émotion, qui se contracte quand elle se concentre et s’éploie quand elle s’épanouit. Et comme les mailles, même dans leur resserrement, restent secrètement démêlées, ainsi, quand il se rassemble, l’orchestre conserve sa ténue, sa flexible, sa vibrante discrétion.
la Mer on découvrait un effort pour substituer à la spontanéité sensuelle des développements la direction de l’esprit. Iberia est l’aboutissement de cet effort.
Il est vrai que c’est encore de grands élans de plaisir que s’anime cette musique ; tout le délice espagnol coule entre les bords du poème. Mais son abondance a été épurée, dépouillée par l’intelligence. La densité sonore, au lieu qu’elle résulte comme dans les premiers poèmes d’une perpétuelle plénitude de l’orchestre, est obtenue par l’importance des quelques éléments que choisit la patiente sagacité de l’esprit. Les fils les plus essentiels seuls subsistent dans la trame musicale ; mais ils ont été élus avec tant de justesse que leur déroulement simultané, par la rareté infatigable des rapports qu’il entraîne, remplace la voluptueuse épaisseur de la symphonie primitive. Que l’on écoute le deuxième morceau : les Parfums de la nuit. Le lourd malaise embaumé des jardins nocturnes n’a besoin, pour s’évoquer, d’aucune effusion harmonique ni de la vibration des cordes. Les parties de l’orchestre se froissent, se traînent languissamment les unes contre les autres, appuient leurs lentes différences. Et parce que nous ne
Cette raréfaction de la musique par l’intelligence permet une continuité plus sûre, plus droite. Comme il a choisi lui-même les fils, le musicien les tient entre ses mains ; ils ne se dévident que dirigés par lui. Dès le premier morceau d’Iberia, nous avons été surpris par une rectitude de la démarche que nous n’attendions pas. Si le rythme reste multiple et brisé, ce n’est plus du moins par son hésitation que nous sommes conduits ; il est pris lui-même dans un grand ruissellement direct. Sans doute il n’y a pas ici, comme chez Franck, une force centrale, une puissance qui s’épanouisse peu à peu, un développement par expansion. Mais au lieu que la mélodie, comme dans les premiers poèmes de Debussy, sans cesse se détourne pour atteindre toutes les possibilités musicales qui flottent autour d’elle, elle les attire et les engloutit sans interrompre son cheminement imperturbable. Sa continuité cesse d’errer : elle va.
Cependant la rigueur qu’acquiert Debussy dans Iberia, peut-être se compense-t-elle de quelque sécheresse. Faut-il avouer que nous regrettons un peu l’humide frémissement des Nocturnes et du Prélude à l’Après-midi d’un Faune. Sans doute les traits dans Iberia sont plus incisifs ; la main ne tremble pas, qui les trace ; mais leur fixité les rend moins chargés de délices. La sensation n’est éprouver cette image, il y faut un effort ; le sentiment en moi ne naît plus du premier coup ; je ne peux que le retrouver. Le retrouvé-je même véritablement ?
La musique des premiers poèmes atteignait l’âme à force de déferler contre les sens. Ce soulèvement, ce détachement par le délice, ils emportaient l’âme avec le corps. Quand tout l’orchestre du Prélude à l’Après-midi d’un Faune dévalait de langueur, il nous emmenait tout entiers dans sa défaillance. Mais voici que la volupté cesse de nous assaillir. La musique de Debussy n’est plus que d’indication ; elle semble se retirer au second plan, se transformer peu à peu en un exquis mais sommaire décor, et laisser vide la scène. N’est-ce pas qu’il va falloir emplir celle-ci d’un drame ? Puisque le paysage désormais ne s’enlace plus à nous, ne cherche plus à toucher notre âme, puissent des êtres l’habiter, dont la voix comme celles de Pelléas et de Mélisande nous trouble ! La sobre délicatesse d’Iberia permet d’imaginer une déclamation dramatique tout imprégnée de sévérité, une musique toute serrée et nue, et dont l’expression ne sera que par sa rigueur même émouvante.
L’Asie ! Non celle que nous enseigne par ses paquebots la Méditerranée et qui sent toujours l’importation. L’Asie terrestre ! Elle s’est mise en marche à travers les steppes. Elle chemine à pied par lentes étapes. Elle s’arrête le soir et songe, comme ceux qui voyagent sans retour. Le camp dressé. Des feux. Des tentes. La nuit scintille, dure et bleue. Aucune mer aussi loin qu’on se rappelle. Alors, parmi le silence désert et distinct des plateaux, s’élève une allégresse pleine de mémoire, une joie cadencée pareille à la consolation des plus anciens regrets. D’abord j’écoute ces flûtes tristes et jointes, comme les petits pas qui conduisent à la danse ; je vois ces groupes lents qui se rapprochent dans la lueur des foyers et sous la nuit. Et soudain l’immense vague ravissante par
Couchés immobiles auprès des danses, les chefs, au fond de leur mémoire basse comme une voûte, revoient des villes.
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.
Boris Godounoff élève son chant pauvre, suppliant et décidé, on ne peut plus être fier, ni content de soi. Voici l’exigence la plus naïve, la voix de la faim et de la soif. Je suis tiré hors de moi-même ; tout ce qu’il y a de serré en moi se délie. Je sens soudain naturelle la pitié ; elle déborde de mon cœur sans effort et sans honte. Elle me délivre comme les larmes. — Le rideau levé, c’est toute la sainte Russie qui chante avec ses cloches et ses prières. Elle m’implore, elle est à genoux ; elle tend les bras ; elle me prend à témoin ; elle m’adresse le chœur de ses paroles mendiantes. Oh ! comme j’entends sa plainte ! comme me saisit sa demande !
La mélodie de Moussorgski, c’est le récit de l’humilité. L’humilité, — non pas un sentiment négatif, la contrainte de l’orgueil, — mais elle est là, respirante, vivante, avec une chère figure timide et hardie. Sous son inspiration la mélodie parle et prie. Tout de suite elle s’élance ; tout de suite elle entame son candide discours. Elle est
Cependant aucune crainte ne suffit plus à l’arrêter. Pas de honte, ni même de confusion. L’indigence qui la presse ne songe pas à rougir. Et non plus elle ne revendique rien, elle ignore la justice, elle ne réclame pas avec amertume son dû. Quel élan de la demande ! Quel repos en Celui vers qui s’élève la prière ! « Demandez et on vous donnera… Car quiconque demande reçoit. »
C’est la voix de l’enfant qui n’est jamais repoussé. C’est l’animation de la confiance. La mélodie est pleine de rapidité ; l’espoir lui souffle mille paroles à la fois, l’espoir délie ses longues phrases agiles. Elle est multiple et active ; une claire précipitation, comme dans chaque feuille et dans toutes le vent qui parle, détermine ses notes, les entraîne. Elle se dépense en vives instances ; elle est toute délibérée : elle va aussi vite que le langage de la prière ; rien n’embarrasse la naïve générosité de son transport. Imploration décidée des chœurs : à supplier ils mettent je ne sais quelle alacrité. Boris Godounoff, Acte II, p. 95 de la partition russe.
Pas plus qu’elle ne s’alanguit, la mélodie ne consent à s’envelopper. Rien n’estompe sa limpidité. Elle est une ligne sans ombres. Elle se déroule, tout entourée de lumière, presque grêle tant l’isole la clarté. Les sentiments, quand ils deviennent très conscients, se peuplent de sous-entendus. Mais en voici de trop nouveaux pour souffrir les réticences. Ils se récitent tout entiers dans un chant sans retraits ; ils se donnent en une phrase naïve ; ils ne songent pas qu’ils puissent s’enrichir de dissimulations. Aucun de ces détours, de ces secrets et de ces allusions dont sont faites les mélodies occidentales. La phrase est sans accident ; elle est éclairée d’un jour uniforme ; elle propose sans préférence toutes ses parties ; elle précipite avec égalité ses syllabes. ChouiskyIbid. Acte II, p. 125.
L’harmonie jamais n’étoffe la mélodie ; car elle n’est que le rayonnement de sa transparence ; elle est pareille à la buée lumineuse qui borde les corps diaphanes ; elle résonne aussi clair que le vent à travers le jour ; elle n’approfondit que la limpidité.
Cette musique est toute en acte. En aucune partie d’elle-même il n’y a de lenteur ni de crépuscule. Elle ignore les sentiments lourds et éteints. Elle peut bien souffrir, mais non pas être triste. Elle a une bonne conscience. Comment la douleur empêcherait-elle sa joie ? Elle a une sorte de gaîté qui est l’activité même de son cœur. Elle s’éveille, elle sourit, elle est comme un enfant qui parle avec tous les mots. Ô nouveauté de l’âme ! Rien n’endort la chère allégresse de cette émerveillée. Une petite flamme naïve, une tendre vivacité jusque dans la détresse. Elle est surprise, elle est ravie. Elle se tourne vers toutes choses. Elle joue ; elle invente de courtes histoires précipitées. « a le temps, mais juste
. Puis elle s’arrête tout à coup, occupée par l’importance d’une question qu’elle brûle de poser. Fins de mélodies étonnées et interrogatrices. À cheval sur un bâton.
Cette délicate turbulence, il semble qu’elle subsiste jusque dans la solennité. Celle-ci ne se marque point par un orchestre ralenti de thèmes. Elle n’est pas étayée de fanfares. Elle n’est que l’élargissement de l’allégresse, qu’une phrase qui s’ouvre et monte. Elle est un enthousiasme plein de naïveté, une inspiration chargée de prière, un triomphe pareil à un ample sourire, l’avènement de la piété. Elle est heureuse comme le geste du prêtre qui écarte les bras en face de la foule. Elle est semblable à cette aise de l’âme qu’emplit sa propre oraison. Jamais elle ne devient pompeuse. Elle règne sans emphase. Elle reste joyeuse et modeste comme les paroles d’un vieillard qui confesse le Christ. Elle s’avance avec la parure de l’humilité, elle s’incline, elle salue trois fois, les bras étendus en avant.
La musique de Moussorgski, c’est la voix même de la Russie. Ô Russie, notre petite mère dans la douleur ! notre sainte mère priante, souffrante, souriante ! Tu parles à Dieu pour nous. Tu es notre ambassadrice. Tu lui parles avec toutes tes paroles en ia et en schka, avec tes longues phrases
J’ai porté tout mon bien en moi comme les femmes de l’Orient pâle sur elles leur complète fortune.
A. G.
Qu’a donc André Gide qui de la sorte nous intimide ? Que nous a-t-il fait ?… Nous aimons les artistes qui préparent eux-mêmes leur figure et nous la transmettent bien déterminée, nette, simple, complète. S’il leur faut se faire quelque violence, supprimer en eux certains traits, arrêter leur développement pour se révéler à nous ainsi
Ainsi ne traçai-je de moi, dit Ménalque, que la plus vague et la plus incertaine figure, à force de ne la vouloir point limiter
. Les Nourritures Terrestres, p. 79.
Que ne s’arrête-t-il ? Vraiment il serait temps qu’il se rangeât ; il faudrait qu’on fût enfin sûr de pouvoir le retrouver désormais toujours pareil à l’idée qu’une bonne fois on se serait formée de lui. Alors il serait permis de lui décerner des éloges…, tout au moins de choisir, pour qualifier ses livres, des épithètes irrévocables. — Mais non. Il augmente sans cesse. À chaque fois, on le retrouve de plus de choses épris, à plus d’idées, à plus d’êtres attaché, moins définitif que jamais. Il n’a même pas la pudeur de dépouiller franchement son passé à mesure qu’il l’use. Si du moins il déclarait ce qu’il repousse ! Mais il se complique toujours davantage et l’on ne sait même pas bien ce qu’il n’est plus.
Tant d’incertitude, une âme si diverse, cet air
C’est pourquoi je pense que certains goûteront, à lire cette étude, le plaisir, d’autant plus délicat que moins avoué, d’une vengeance. J’y voudrais en effet tâcher de surprendre cette âme amoureuse de sa mobilité, et que son naturel élan sans cesse nous dérobe ; je voudrais essayer de pénétrer ce variable sourire et de forcer la défense qu’il nous oppose.
Dans son œuvre c’est André Gide lui-même que je chercherai. Je n’y saurais d’ailleurs trouver que lui. Cette œuvre en effet n’énonce aucun système. Elle ne s’interpose pas entre son auteur et nous. Les idées qu’elle contient ne sont pas abstraites ni placées en dehors de l’esprit qui les a conçues ; elles ne prétendent pas former, distinctes de lui, une vérité universelle. Mais chacune, dans les subtils liens des mots retenue plutôt qu’emprisonnée, reste vivante ; elle est un moment de l’âme ; elle n’en a pas perdu la palpitation ; au lieu d’être enfermée durement et immobilisée dans la phrase, elle s’y conserve délicatement indomptée ; elle attend mon regard et, sitôt touchée par lui, elle se reprend à vivre, elle se refait indocile ; une captivité si peu urgente n’a pas contraint son ingénuité. Il ne faut plus l’appeler :
L’œuvre est tout entière de confession ; loin de le masquer, elle trahit sans cesse son auteur, et même quand elle semble ne point le vouloir. — Il ne faut pas se laisser duper par l’apparence : certains livres, comme Les Nourritures Terrestres, ont un aspect théorique, ont l’air d’enseigner une doctrine. Il n’en est rien. C’est simplement que Gide est attaché à tout ce qu’il ressent ; il aime ses goûts, il prend le parti de ses préférences, il insiste un peu sur ses penchants ; tant il les trouve agréables, il ne peut s’empêcher de les conseiller aux autres ; il les voit par mille délices récompensés, et se félicite de les éprouver, et invite le lecteur à les essayer à son tour. Mais il n’en compose aucun système. Que son âme vienne à changer un peu : aussitôt toute sa doctrine est oubliée ; car elle n’était qu’un moyen de mieux se faire comprendre. Au prochain livre, au lieu d’elle, c’est Gide lui-même qu’une fois de plus nous découvrons, avec ses sentiments nouveaux, avec son âme infatigable.
Aussi faudra-t-il nous garder de pousser jusqu’au bout l’interprétation abstraite de chacun de ses livres. Ses idées demandent d’être entendues avec intelligence ; elles n’ont toute leur précision que dans un mystérieux premier plan ; elles ne sont justes, fines, originales qu’aussi longtemps « Quand un philosophe vous répond, on ne comprend plus du tout ce qu’on lui avait demandé. »
(Paludes, dans Le Voyage d’Urien, suivi de Paludes, p. 193). Dans la discussion par petits papiers qu’il entreprend avec Martin, le héros de Paludes, à mesure qu’il tente de la solidifier en une formule abstraite, voit avec stupeur son idée prendre le visage et tous les traits de l’idée contraire.
Nous écouterons parler Gide sans jamais le contraindre. Comme au milieu des paroles on aperçoit je ne sais quoi se débattre, c’est ainsi que nous attendrons son âme. Elle ne se remettra à nous que peu à peu. Peut-être nous semblera-t-elle souvent se démentir. Mais toujours elle nous reviendra. Sous des mots contraires nous la distinguerons pareille ; nous la reconnaîtrons soudain parmi ses aveux divisés. Elle est une ; elle est fidèle à elle-même. Nous devinerons sa continuité.
Pour l’effaroucher le moins possible, n’examinons d’abord que la façon dont elle s’exprime ; la forme et le ton de ses paroles commenceront de la trahir.
poète. Le style de Gide ne recrée pas les choses, il ne les restitue pas à nos yeux. Il ne faut pas lui demander de nous rendre sensible l’univers. Ses rares images sont justes, mais elles ne sont pas de celles qui brusquement remplacent l’objet, qui le représentent en le supprimant. Elles viennent avec une gracieuse aisance s’ajouter à lui et l’expliquer. Le plus souvent même, le style est sans images :
Qui dira si jamais la campagne fut plus belle, que ce jour où je vis les riches moissons rentrer parmi les chants, et les bœufs attelés aux pesantes charrettes
! Les Nourritures Terrestres, p. 83.
Où donc est sa beauté ? En quoi nous est-il si précieux ?
Pour le comprendre il faut que nous distinguions deux époques dans l’œuvre de Gide : l’une s’achève avec Les Nourritures Terrestres (dont il faut, sous le rapport de l’écriture, rapprocher Amyntas) ; l’autre commence avec l’Immoraliste et n’est pas encore terminée. Sans qu’il y ait entre elles de séparation profonde, le style dans la seconde laisse paraître des qualités que dans la première il tenait dissimulées, abandonne aussi celles qui d’abord étaient les plus frappantes.
Tout dans la phrase est soumis au mouvement qu’elle dessine, tout se dispose pour n’en pas détourner l’attention ; il faut qu’on n’y trouve à goûter que lui : les diverses parties s’abouchent entre elles, se font si amies que de l’une à l’autre on passe sans heurt, et que d’une proposition parfois l’on ne s’aperçoit d’être sorti qu’en se surprenant dans la suivante. Un trouble léger émeut et confond les mots, ainsi que sous la délicatesse du vent s’emmêlent les feuillages d’arbres différents ; c’est un enchevêtrement pour plus de suite et de silence ; chaque parole finit par se poser à l’endroit où elle sera le plus passagère et le mieux persuadera le lecteur de la quitter le moins difficilement. Les adjectifs viennent doucement précéder les noms« … Une vie au monotone cours… »
La Porte Étroite, p. 54.« lents sur les rames »
, et derrière soi l’on écoute le sillage…
Mais à cette mobilité quelle raison ? Quelle nécessité intérieure provoque ces complexes élans ? Malgré l’apparence ce n’est pas la musiqueles Cahiers d’André Walter, Gide est sous l’influence symboliste et rêve d’écrire « en musique »
(p. 126). Pourtant déjà il comprend que ce n’est pas la pure inspiration musicale qui conduit ses phrases : « Que le rythme des phrases ne soit point extérieur et postiche par la succession seule des paroles sonores, mais qu’il ondule, selon la courbe des pensées cadencées, par une corrélation subtile. »
(p. 125. Cf. p. 207.)
Voici d’abord les phrases qu’animent les élancements du désir. Elles ont toutes une sorte d’extase désemparée ; elles s’attardent de partout, elles s’alentissent passionnément ; et, en même temps, je ne sais quelle fièvre les inquiète et les empêche de se reposer dans la défaite. Les unes fuient longtemps comme le désir qui s’échappe
Et parfois jaillissait comme spontanément dans l’extase, de cette nuit trop chaude, une fusée lancée on ne sait d’où, qui filait, suivait comme un cri dans l’espace, vibrait, tournait et retombait défaite, au bruit de sa mystérieuse éclosion. J’aimais celles surtout dont les étincelles d’or pâle retombent si longtemps et si lentement s’éparpillent, qu’on croit après, tant les étoiles sont merveilleuses, qu’elles aussi sont nées de cette subite féerie, et que, de les voir, après les étincelles, demeurantes, l’on s’étonne… puis, lentement, après, une à une, on reconnaît chacune à sa constellation attachée, — et l’extase en est prolongée
. Les Nourritures Terrestres, p. 95.
D’autres phrases sont à la fois penchées et retenues ; elles s’empêchent d’abord de trop incliner, elles tentent de se redresser ; mais c’est pour que s’en aille d’elles le dernier mot, comme une feuille mûrie que cueille le vent : ainsi imitent-elles l’envol délié de l’attente :
Ce fut le lendemain, au soir, qu’après la longue marche, une suprême dune ayant été franchie, apparut devant nos désirs hors d’haleine, d’un lac ou d’une mer la plaine doucement azurée
. El Hadj(Philoctète, p. 157).Et dès lors m’habita cette pensée, lassante et puissante comme un désir : certes je goûterai le bonheur de mon âme, déjà prêt,
mais quand elle sera du peuple et de l’amour et complètement, délivrée . El Hadj(Philoctète, p. 174).
Ou bien la phrase est de son commencement tout entière occupée, elle est tournée vers lui, elle ne le quitte pas en s’éloignant de lui, elle en garde doucement mémoire :
Petite chambre au-dessus de la mer ; m’a réveillé la trop grande clarté de la lune, de la lune au-dessus de la mer
. Les Nourritures Terrestres, p. 62.
C’est qu’elle exprime le tourment ravi de la surprise ; elle montre le cœur saisi d’une si soudaine et si paisible volupté qu’il sent la caresse avant l’objet et n’a pas le temps d’un désir ; elle s’éveille prompte et faible, comme il s’éveille au toucher du nocturne rayon.
Parfois elle est faite de propositions parallèles qui tâtonnent ensemble ; elle est pareille aux sensations qui viennent par les doigts et que l’on se donne plusieurs fois pour être bien sûr de leur délice ; elle se déroule comme une volupté toute proche et errante ; elle reprend les mots qu’elle trouve et les dispose nouvellement.
Ô ! petite figure que j’ai caressée sous les feuilles — jamais assez d’ombre n’aura pu ternir ton éclat — et l’ombre des boucles sur ton front paraît toujours encor plus sombre
. Ibid.p. 63.… Et les corps délicats épousés sous les branches. … J’ai touché d’un doigt délicat sa peau nacrée… Je voyais ses pieds délicats Qui posaient nus sur le sable … Les Nourritures Terrestres, p. 64. Cf.Amyntas, p. 247 :« Là, parmi tant d’indistinctes blancheurs, parmi tant d’ombres, ombre moi-même, ivre sans avoir bu, amoureux sans objet, j’ai marché, me laissant tantôt caresser par la lune, tantôt par l’ombre, y cachant pleins de larmes mes yeux, et plein de nuit, et souhaitant y disparaître. »
L’incertain mouvement de ces phases se modèle sur L’hésitation du désir ; elles peignent ses gestes d’essai, ses tentatives sans volonté et d’avance renonçantes, ses expériences« et tout au fond, mais sans insister, touche un peu de sable qui bouge »
. (Amyntas, p. 17.) — Les mots parfois se groupent un peu au hasard, lâchement, comme pour ébaucher une direction : c’est un essai de l’âme qui cherche à savoir si, par tel geste, il n’y aurait pas quelque aise à goûter : « Et nous mourrons — comme quelqu’un qui se dépouille pour dormir. »
(Les Nourritures Terrestres, p. 203.)
D’autres, au contraire, au lieu d’errer et de se défaire avec lui, traduisent son scrupule, sa crainte de n’être pas assez fort. L’âme, devant les choses, soudain se reproche de ne pas sentir assez d’admiration, elle se ressaisit, elle tâche de partir de plus haut en elle-même, elle veut au plaisir qu’elle attend une préparation plus élevée, plus exquise. De là ces phrases qui commencent plusieurs fois, qui sont pleines de naissances intérieures ; sitôt ouvertes, elles s’interrompent pour se reprendre, elles entrevoient une cime plus voluptueuse d’où elles reviennent s’élancer :
Ah ! comme j’ai donc respiré l’air froid de la nuit — ah !
croisées ! et, tant les pâles rayons coulaient de la lune, à cause des brouillards, comme des sources — on semblait boire . Les Nourritures Terrestres, p. 25.Oh ! dans quel mois brûlant, quel svelte enfant grimpé dans l’arbre, tendra-t-il vers ma main, pour ma soif, une lourde grappe cueillie
? Amyntas, p. 20.
Phrases peuplées de repentirs qui sont comme de nouvelles sources ; elles dérivent à la fois de plusieurs origines, elles veulent emprunter de toutes parts leur courant, de peur qu’il ne soit pas assez nombreux« Écrirai-je, et me comprendras-tu si je dis que ce n’était là que la simple exaltation de la
(lumière ? »Les Nourritures Terrestres, p. 61.)
Ô feinte exquise de l’amour, de l’excès même de l’amour, par quel secret chemin tu nous menas du rire aux pleurs et de la plus naïve joie à l’exigence de la vertu
! La Porte Étroite, p. 56.
Ou bien elles laissent au milieu d’elles éclore une faible et lasse exclamation, comme le regret de n’être pas assez suaves, comme la résignation à n’atteindre jamais tout le délice qu’elles avaient entrepris de dire :
Ils chantaient, ah ! plus fort qu’oiseaux, eussé-je cru, pussent chanter
. Les Nourritures Terrestres, p. 180.Beau pays désiré, pour quelle extase et quel repos vas-tu répandre ah ! ton étendue, sous la chaude lumière dorée
? Amyntas, p. 9.
Il ne me paraît pas qu’Alissa y fût sensible et fît rien à cause de moi, ou pour moi, qui ne m’efforçais que pour elle
. La Porte Étroite, p. 37.
Les propositions dépendent les unes des autres par le point même de leur différence ; chacune à la fois écarte et approche d’elle la suivante ; chacune est de la précédente la douce détente inverse ;
Il nous semblait hélas ! qu’à nous la raconter, Michel avait rendu son action plus légitime. De ne savoir où la désapprouver, dans la lente explication qu’il en donna, nous en faisait presque complices
. L’Immoraliste, p. 253.
Tel est le style des premiers livres de Gide, celui où se trahit le mieux son âme. Il est mobile comme elle, il a tous ses entraînements et tous ses repentirs, il la suit dans sa perpétuelle inquiétude ; c’est par les variations inépuisables de son instabilité et par cette façon d’obéir aussitôt aux moindres déplacements du cœur, qu’il touche. L’émerveillement, dont, sans fatigue, il nous emplit, vient non pas de l’originalité des mots ou des images qu’il nous propose, mais de le voir inventer à chaque phrase une nouvelle manière de s’écouler, un nouvel emploi de sa pente.
Plus sévère, plus dénué, plus sec est le style des romans, celui que l’on trouve pour la première fois dans l’Immoraliste. Il est moins spontané ; il a Immoraliste ou la Porte Étroite, combien le style en est volontaire ; il laisse paraître, non pas une application pénible, mais une constante vigilance ; rien n’échappe, rien n’est gratuit. Il semble que Gide, à chaque instant, se méfie de ce qu’il pourrait écrire ; les phrases les plus humbles, les plus coutumières, on les devine obtenues par domination ; on devine que leur effacement est dû à quelque sacrifice.
Sous l’influence de cette contrainte, le style s’est modifié de deux façons. En premier lieu ses mouvements se sont apaisés. Ils ne sont plus à la surface des phrases, on ne les aperçoit plus d’abord ; ils sont descendus au fond ; ils sont devenus invisibles. Ils demeurent pourtant ; ils glissent comme une eau souterraine, ils emmènent secrètement les mots. Ou plutôt : leurs
Et comme l’impatient oiseau qui crie par devant l’aurore, appelant plus qu’annonçant le jour, dois-je n’attendre pas le pâlissement de la nuit pour chanter
? La Porte Étroite, p. 246.
L’autre modification du style, c’est une croissante particularité des mots. Dans les premières œuvres, ils étaient d’une généralité extrême ; ils laissaient fuir le plus âpre de leur sens pour ne plus être que grave retentissement ; en eux ne veillait qu’une rare et vide lueur, rayonnement de « pâles flammes
Le Voyage d’Urien, p. 63. Par exemple : « Et nos vaillances dans l’avenir luisent devant nous comme des étoiles. »
(Le Voyage d’Urien, p. 64.) »
..Les phrases du Voyage d’Urien étaient pleines d’une creuse lumière, pareille à celle de cette grotte azurée où vont errer les prisonniers d’Haïatalnefous :
La barque y pénétrait par une très étroite ouverture et qu’on ne voyait plus dès qu’on était entré ; le jour qui passait sous les roches, à travers l’eau bleue prenait la couleur de la vague… et des roches du fond semblait venir la clarté indécise
. Le Voyage d’Urien, p. 62-63.
Dans les Nourritures Terrestres, ils commençaient à devenir plus solides, plus consistants, ils amenaient avec eux quelques parcelles de leur sens profond. Cependant, ce sens, ils ne le livraient qu’entraînés par le mouvement général de la phrase. Ils étaient pareils à ces cailloux qui n’ont de couleur que plongés dans un ruisseau, ou bien à ces herbes dont la chevelure ne s’éploie qu’en un courant :
J’aimais, disait-il, une enfant de race Kabyle, à la peau noire, de chair parfaite, à peine mûre. Elle gardait dans la volupté la plus mièvre et déjà la plus retombée une gravité déconcertante. Elle était l’ennui de mes jours et les délices de mes nuits
… Les Nourritures Terrestres, p. 108. Violemment attiré par la phrase, aspiré par la voix, le motl’ennuiprend une couleur sombre et passionnée, une justesse obscure, dont déjà, maintenant que nous le répétons solitaire, le voici privé.
l’Immoraliste et dans Amyntas’Amyntas ressemble à celui des romans. Mais il tient encore du style des premiers livres par la diverse mobilité de la phrase.« vainement évanouis dans l’eau merveilleuse
des phrases. On sent chacun doucement sur les lèvres commencer ; il y inscrit sa précise forme impalpable, son invisible dessin, il demande à la parole de se resserrer un peu autour de son exactitude. C’est qu’il appelle en lui son étymologie, il s’en inspire légèrement, il s’en sert pour animer, comme d’un air subtil, sa fragile enveloppe. Sur la page, on aime, en relisant la phrase, le retrouver écrit, il semble que sa propriété l’y fasse attaché et qu’on y voie mystérieusement tracé son contour.Le Voyage d’Urien, p. 29.
Tout repose et sourit dans sa félicité
frugale. Amyntas, p. 12.… Je
guideraileur pas vers l’oubli. Ici nulalimentà leur peine ; un grand calme sur leur pensée. Ibid.p. 25.Je n’eus pas trop grand peine à la persuader… que rien ne lui serait meilleur à présent que de descendre en Italie où la tiède
faveurdu printemps achèverait de la guérir. L’Immoraliste, p. 224.
Le mot se détache, faible et beau, parmi la parfait, je goûte ici la presque tangible éclosion :
Le moindre bruit prend sur cette transparence étrange sa qualité parfaite
. L’Immoraliste, p. 218-219.
Il est pareil à un oiseau ouvrant ses belles ailes pâles.
Dans la Porte Étroite et dans Isabelle les mots deviennent de plus en plus propres, drus, probants. Ils prennent en eux tout leur sens et veulent qu’on ne l’ignore pas« Trop de jour, rhétorique, le mot plus gros que la pensée »
, lit-on déjà dans les Cahiers d’André Walter (p. 211). Si dans le rapprochement de ces mots l’on consent à voir une définition de la rhétorique, et si l’on accepte cette définition, il faudra convenir qu’il n’y eut jamais dans toute la littérature d’écrivain moins rhéteur que Gide. Nul ne pousse plus loin que lui la crainte de laisser l’expression dépasser son objet ; tout ce qui ajoute à la vérité l’offusque, toute amplification du sentiment lui est insupportable. Cette haine de l’exagération l’entraîne peut-être parfois à trop de méfiance : dès qu’un enthousiasme ne choisit plus ses mots, il en suspecte la sincérité. C’est pourquoi les grandes passions populaires, générales, avec leurs cris et leurs acclamations grossières le trouvent sceptique. Il leur reproche mentalement de ne pas connaître avec exactitude leur degré. Gide est délibérément privé ; on ne l’interprète avec justice qu’en l’acceptant distingué de la foule. Il ne met à se séparer d’elle aucune dédaigneuse affectation, mais il est tout fait pour vivre à part d’elle ; ce n’est que dans le monde des individus qu’il peut employer convenablement ses forces ; là seulement où tout est particulier, il peut faire jouer l’exquise justesse, le sens des importances relatives, le discernement défini qui sont ses meilleures vertus.
Je m’enivrais ainsi d’une sorte de modestie capiteuse et m’habituais, hélas ! consultant peu ma
plaisance, à ne me satisfaire à rien qui ne m’eût coûté quelque effort. La Porte Étroite, p. 37.
Le style d’Isabelle surtout contient beaucoup de ces mots rares et anciens 3 Cf.
« Ces harpies dépichent la trame ; je n’y puis tisser rien de dru. »
Peut-être le style d’Isabelle nous paraîtra-t-il un peu trop composé, peut-être y sentirons-nous une trop infaillible attention, peut-être nous gênera la réussite trop constamment parfaite de la trouvaille, où se lit un peu d’amusement. Mais Isabelle est une œuvre de transition ; il ne faut en voir que la tendance, qu’en bien comprendre l’indication.
Un style musical et mouvant, dont la moindre attitude enchantait, qui ne pouvait bouger sans déplacer en nous de la volupté, ne cherche plus que l’exactitude et une simplicité sévère. Proches par le sujet sont les Nourritures Terrestres et l’Immoraliste. Pourtant, entre ces deux livres, quelle différence d’écriture ! Je lis le second avec une joie transformée : plus de caresses, plus de ces phrases qui venaient me toucher de leur détour comme un bras. Ma sensualité ne trouve plus à se prendre qu’à une sorte de charme mince et secret ; le délice du style est redescendu dans les mots, il imprègne leur tissu, il s’exhale d’eux comme le parfum vert, âpre et juste du bois blessé et comme la grave odeur des herbes qu’on foule ; il flotte sur le déroulement serré des phrases, pareil à la faible trace de fraîcheur laissée par un ruisseau.
Pas plus que le style, la composition n’est restée immuable ; elle n’est pas la même dans le Voyage d’Urien et dans la Porte Étroite. Les livres de la première période, au lieu de se laisser conduire au fil de quelque histoire, se divisent intérieurement et s’agencent suivant les mouvements de l’âme. Ils n’ont pas pour sujet le récit d’événements, mais simplement une masse d’idées et d’émotions qui n’a de commencement ni de fin. La matière de chaque œuvre, c’est un monde invisible de sentiments, un moment de la conscience. C’est donc quelque chose de donné, de tout présent : rien à atteindre, rien qui demande à être découvert. Aussi le livre ne s’organise-t-il pas pour manifester un progrès, ne s’applique-t-il pas à ménager l’avènement de quelque péripétie dernière ; il ne tend pas, il ne prépare pas, il ne se dirige pas. Mais il imite par sa disposition intime les allées et venues, les bougements sur place de l’âme, ses minutieuses et contraires velléités sur
Dès Les Cahiers d’André Walter, Gide inaugure ce mode de composition dispersée. Ce premier livre est un journal, c’est-à-dire une suite de passages distincts, d’émotions et de pensées différentes atteintes par les phrases dans leur désordre même. Point d’autre entente que celle inspirée par l’unité de l’âme où tout se passe.
Dans La Tentative Amoureuse, dans El Hadj, dans Le Voyage d’Urien, les épisodes s’éveillent où ils sont et partout à la fois ; ils ne sont pas les phases successives d’un événement, mais ils sont pareils à ces îles parfumées qui voguent sur la mer aux alentours de l’Orion et dont le voyage épars « un autre jour »
.
Ils firent encore une promenade plus longue
. La Tentative Amoureuse(Philoctète, p. 108).
Auprès de chaque paragraphe un autre vient se placer bord à bord et l’accompagne. Un autre est contraire à celui qui le précéda mais sans violence, comme le remous que fait la rame immobile d’une barque qui se veut attarder. Rien ne fait avancer le livre que l’écoulement invisible sur tous les épisodes d’une certaine atmosphère ; elle les emmène ensemble, elle donne à leur grâce parsemée une commune intention.
La composition des Nourritures Terrestres est encore plus brisée : non plus chaque épisode, mais presque chaque phrase est à chaque autre parallèle. Il n’y a plus même cette continuité progressive que l’on trouvait dans les œuvres précédentes à l’intérieur d’un paragraphe. Tout est rompu, sitôt que formé. À chaque instant recommence le livre. C’est qu’il obéit à l’âme et à ses impatiences. Plus de suite peut-être endormirait le sentiment qu’elle a de sa vie. Pour avoir conscience de soi, ne faut-il pas à chaque minute se ressaisir, se poser à nouveau au principe de soi-même ? C’est pourquoi tant de phrases, tant de passages restent volontairement inachevés. À les laisser continuer encore on n’eût plus rien ressenti,
La lune parut entre les branches des chênes, — monotone mais belle autant que les autres fois. Par groupes, à présent ils causaient et je n’entendais que des phrases éparses… il me sembla que chacun parlait à tous les autres de l’amour et sans s’inquiéter qu’il n’était d’aucun autre écouté
. Les Nourritures Terrestres, p. 112.
Pourtant les épisodes ne sont pas toujours aussi détachés les uns des autres. Ici ne les rejoignent que le ton général du livre et je ne sais quelle impalpable unité sentimentale. Mais ailleurs, surtout dans Paludes et dans Le Prométhée mal enchaîné, une dépendance plus marquée s’établit entre eux. Non pas qu’ils s’enchaînent comme les anneaux d’une déduction progressive, mais ils apprennent à naître subtilement les uns des autres. Ils s’impliquent de façon bizarre. Chacun se présente comme un détail du précédent, comme enveloppé en lui ; il ne sera qu’une parenthèse, il ne prétend qu’à préciser un point. Mais, au bout d’un instant, il a grandi silencieusement ainsi qu’il arrive dans les rêves ; il fait front comme le premier, il a la même étendue, il le remplace. Il prend en lui tout le sujet auquel il donne un nouveau sens. En même
Je ne parlerai pas de la moralité publique, parce qu’il n’y en a pas, mais à ce propos une anecdote
: Le Prométhée mal enchaîné\p. 17.
et voici l’anecdote de Prométhée, au sein de laquelle tout aussitôt apparaît l’Histoire du GarçonIbid. p. 18.
Ça n’est pas pourtant que je sois déterministe… mais à ce propos une anecdote
: Ibid.p. 22.
et se déclare enfin l’Histoire du Miglionnaire.
Ainsi les épisodes, par un invisible emprunt, puisent les uns dans les autres la vie. Je les vois, rangés sur une seule ligne, regardant tous vers moi ; pourtant, chacun s’est d’abord élevé au cœur du précédent. Ils sont attachés comme les diverses propositions d’une phrase par le mot : en, de telle façon qu’on ne démêle qu’à la longue par où ils se tiennent« Je m’appris, comme des questions devant les attendantes réponses, à ce que la soif d’en jouir, née devant chaque volupté, en précédât d’aussitôt la jouissance. »
(Les Nourritures Terrestres, p. 81.)
Un tel arrangement est loin d’indiquer une suite, un progrès de l’œuvre. Il correspond, comme la dispersion des Nourritures Terrestres,
Tous les livres de la première période, qu’ils soient poétiques ou idéologiques, sont ainsi dessinés d’après les mouvements intérieurs. C’est pourquoi tous se distribuent en chapitres nombreux et simultanés, imitant les complexes articulations de l’âme.
On retrouve dans les romans quelque chose de cette composition distincte. — Le drame que racontent l’Immoraliste ou La Porte Étroite, est contenu à l’avance dans l’âme des héros. Il ne faut que le provoquer, que l’obliger à s’accomplir. Aussi le livre est-il un ensemble d’incidents qui viennent tenter le drame, qui l’assiègent, qui le harcèlent légèrement jusqu’à ce qu’il soit devenu réel. Ils partent de plusieurs points, ils ont des sources diverses, ils s’unissent par leur intention plutôt qu’ils ne s’enchaînent. Quel lien entre les Immoraliste, sinon qu’ils servent tous à manifester la terrible résurrection de Michel ? entre ceux de La Porte Étroite, sinon qu’ils s’entendent tous pour rendre de plus en plus sensible le renoncement d’Alissa ?
Isabelle, c’est une aventure tout arrivée déjà. Et le livre se dispose autour d’elle, en autant de parties divisé que le héros fait de tentatives pour découvrir le passé. C’est un ensemble de regards convergents, une série d’approches dont les départs sont tous différents. L’histoire imite par ses multiples débuts, les reprises, les raffinements de la curiosité. Elle a je ne sais quoi de rompu dont son auteur lui-même s’amuse à s’excuser :
— Je vous raconterais volontiers le roman dont la maison que vous vîtes tantôt fut le théâtre, commença Gérard, mais outre que je ne sus le découvrir, ou le reconstituer qu’en partie je crains de ne pouvoir apporter quelque ordre dans mon récit qu’en dépouillant chaque événement de l’attrait énigmatique dont ma curiosité le revêtait naguère….
— Apportez à votre récit tout le désordre qu’il vous plaira, reprit Jammes.
— Pourquoi chercher à recomposer les faits selon leur ordre chronologique, dis-je ; que ne nous les présentez-vous comme vous les avez découverts
? Isabelle, p. 11. Cf. :« Certains passages de cette lettre me restaient incompréhensibles ; j’enchaînais mal les faits. »(p. 148.)
Cependant la composition des romans n’est plus la même que celle des premiers livres. Sans doute, c’est d’épisodes que l’œuvre est formée, et qui ne La Porte Étroite, c’est un accomplissement silencieux, une mesure subitement comblée ; le drame entre inopinément en possession de lui-même.
Ce progrès, cette intention qui sont choses nouvelles dans son œuvre, viennent de ce que Gide ne modèle plus ses livres simplement sur l’attitude de son âme. De même que son style tend à devenir de plus en plus concret, de même ses ouvrages de plus en plus s’en prennent à la vie. Au lieu de poèmes moraux, de méditations lyriques, de subtiles aventures imaginaires, toutes chargées de complexes significations, et où son âme seule se divisait entre des personnages idéaux, il écrit des romansl’Immoraliste, à la Porte Étroite, à Isabelle, qu’il ne veut considérer que comme des récits. Sans doute se fait-il du roman une idée si touffue que ses dernières œuvres lui paraissent trop simples et trop unilinéaires pour y satisfaire. — On peut mesurer à cette modestie l’étendue de son ambition et l’importance de sa promesse.
Gide, peu à peu, s’arrache au symbolisme. Au milieu de sa carrière, il ressent soudain ce besoin de représenter les choses humaines, qui est la grande exigence imposée à la jeunesse d’aujourd’hui. Un des premiers, il nous indique la voie. Il est un de nos guides vers une nouvelle époque de la littérature.
Cependant, nous n’avons entrepris l’étude de son style et de sa manière de composer que pour nous mieux aider à deviner son âme ; nous espérions qu’elle se dénoncerait au ton de la voix. Que savons-nous d’elle maintenant ?
Style tout dépris, phrases qui ne vont pas jusqu’au
L’âme qui se révèle à travers ces phrases, de même est libre. Elle est détachée, elle ne se fixe en aucune possession. Elle ne donne son adhésion que comme un baiser : aussitôt elle la retire. — En elle, une jamais lasse animation, un innombrable éveil ; nulle part d’elle-même qui se repose ; mais chaque sentiment bouge, glisse, revient comme une petite flamme au milieu de mille autres. La conscience de cette richesse intime rend cette âme surprise. Par elle elle est retenue au bord du monde. Elle est un merveilleux jardin d’hésitations.
Cette privation émerveillée, ce suspens passionné, il nous faut les bien comprendre : ils sont l’âme même de Gide.
Mais l’âme de Gide est composée. Prenons-la sitôt qu’elle s’énonce : déjà le son qu’elle rend est harmonique ; je l’entends à la fois entière et divisée, comme un accord nombreux, comme un chœur de voix douces et basses. Quel que soit l’objet qui vienne à la toucher, c’est par plusieurs mouvements qu’elle s’y accommode ; elle se dispose vers lui multiple ; elle lui répond avec diversité. Elle est à chaque moment plusieurs fois différente d’elle-même.
Elle ne consent pas dans toute son étendue à ce qu’éprouve une de ses parties. Son plus grand repos est toujours un équilibre, sa suprême simplicité une consonance.
Complexité double : de l’esprit ; des sentiments.
Jamais cet esprit n’est occupé par une seule idée. Mais la première qui naît l’émeut doucement tout entier ; elle ne saurait s’énoncer sans échos ; sitôt qu’elle surgit, il y a toute une foule autour
Elles se tiennent jointes, mais ne se confondent pas ; assemblées, mais distinctes. L’esprit goûte avec ravissement leur différence, leur lucide séparation ; comme un musicien qui savoure écartement intérieur et la fine discrétion d’un accord, il se délecte aux intervalles subtils qui subsistent entre ses pensées les plus prochaines.
Il les garde ainsi en un faisceau bien démêlé. Chacune, dès qu’on la touche, tire toutes les autres, on ne sait pas comment ; c’est un jeu délicat de liaisons réciproques, c’est la relation, au sens propre du mot :
Et la relation ? Je parie que vous ne scrutez pas assez la relation ; car, parce que l’acte est gratuit, il est ce que nous appelons ici : réversible
. Le Prométhée Mal Enchaîné, p. 25. Nous avons déjà vu que, dans beaucoup de phrases, la dépendance des propositions trahissait cet amour de Gide pour la relation. Il faut signaler ici l’abondance des formules telles que « d’autant plus… que » « tantôt… tantôt ». Sans cesse Gide compare les choses, se plaît à considérer le rapport entre leurs modifications respectives :« Ah ! de quelle abondance d’or, au-dessus de la dune, tantôt, le soleil déjà disparu inondait encore la plaine ! »(Amyntas, p. 254.)
L’esprit de Gide est le théâtre d’un drame incessant et minutieux : appels et réponses innombrables, chaînes d’idées toutes voisines les unes Voyage d’Urien, au bout d’un moment que la chaleur de l’esprit les caresse, se renversent ; elles se déclenchent automatiquement, l’une sortant de l’autre par simple remplacement. Dans Le Prométhée Mal Enchaîné l’idée de la gratuité va débusquer celle de la conscience et les voici qui croissent, enchevêtrées et discernées, s’exagérant l’une par l’autre, se répliquant, s’échappant, se décevant sans cesse, formant un instable et compliqué système.
Une semblable complexité se retrouve dans les sentiments. Toute émotion déchaîne le cœur entier« Les émotions sont perpétuellement dans une réciproque dépendance. »
(Les Cahiers d’André Walter, p. 152.)
Oasis. La suivante était beaucoup plus belle, plus pleine de fleurs et de bruissements
. Les Nourritures Terrestres, p. 183.
Ah ! non pas cela seulement qui m’est donné, mais encore, mais plutôt tout le reste ! Comme une harpe dont on ne touche qu’une corde, mais les autres en même temps sont atteintes par le silence des harmoniques, cette âme, sitôt que l’aborde une tentation, voici que s’éveille toute sa
J’entends, autour, les bruits errants des choses… Je me souviens… J’y vins un soir au clair de lune. Des palmiers dans la clarté bleue ombreusement au-dessus de l’eau s’inclinaient…
Non jamais, jamais me redirai-je, cette eau tranquille — et qui pourtant, là-bas encore
. Amyntas, p. 275.
Et vers toutes les nourritures terrestres l’âme se porte à la fois ; des groupes d’amours germent en elle, se détachent, éclosent, comme des nymphes montent entrelacées à la surface des eaux.
Il y en a que nous mangerons sur des terrasses. Devant la mer et devant le soleil couchant. Il y en a que l’on confit dans de la glace Sucrée avec un peu de liqueur dedans Les Nourritures Terrestres, p. 99.
Toutes ses préférences se mettent à chanter en elle et se contredisent, et font un chœur sans mesure, plein de contestations suaves ; tous les plaisirs de sa mémoire reprennent vie, elle les sent encore, elle en est troublée ; ils deviennent de
L’âme de Gide est pareille à la tente de Saül où les démons sont assemblés et se disputent. Elle est une habitation où se rencontrent, en un harmonieux tumulte, mille étrangers.
… Et chacun de mes sens a eu ses désirs. Quand j’ai voulu rentrer en moi, j’ai trouvé mes serviteurs et mes servantes à ma table ; je n’ai plus eu la plus petite place où m’asseoir
. Les Nourritures Terrestres, p. 109.
Elle est si complexe qu’elle est incapable de possession, si riche qu’il lui faut rester détachée. Elle est en partage, elle est distribuée entre toutes ses composantes, elle ne peut se rassembler entière pour un geste qui soit simple, qui soit seul. Prodigieux arrêt ! Tant de nuance, tant de variété dans son étendue, qu’elle ne saurait se contracter pour l’action. Ses voix sont trop diverses ; à mesure qu’elles l’inspirent, elles la détournent ; par elles attirée en des sens opposés, elle demeure immobile. Gide est en proie à lui-même ; il n’est rien en lui qui puisse être oublié ; à chaque instant toute son âme l’appelle à la fois. Aussi, au lieu de se décider, laisse-t-il grandir lentement sur son visage le sourire de l’émerveillement :
Le sentiment de complexité peut devenir une stupéfaction passionnée . Le Prométhée Mal Enchaîné, p. 174. Cf.Les Nourritures Terrestres, p. 27 :« … tant il semblait que cette torpeur vînt de la complexité même de mes pensées, et de mes volontés indécises », etLes Cahiers d’André Walter, p. 48 :« Je m’efforçais de leur parler ; mais je m’embarrassais d’idées trop hautes ».
Ce sont d’abord les idées que leur trop grande richesse fait hésitantes. Elles ne vont pas jusqu’à leur réalité, elles ne portent pas sur les choses, elles ne se détachent pas de l’esprit. Trop nombreuses elles s’empêchent les unes les autres ; les mille restrictions qu’elles s’imposent réciproquement les retiennent. Comme elles ne se lâchent pas les mains, elles ne peuvent passer par l’étroite porte de l’affirmation qu’on ne franchit que par un renoncement et qu’après une sorte d’abjuration.
Les idées de Gide demeurent dans son esprit. Paludes nous raconte de quelle façon, y étant nées, elles y ont toute leur carrière. Une petite pensée, un rudiment confus de pensée… Et la voici qui grandit, qui foisonne, qui prend mille formes imprévues, qui pousse des branches dans tous les sens, si bien qu’elle finit par devenir à elle-même contraire. Jusqu’à la fin elle reste intérieure, elle habite cruellement l’esprit :
Il semble que chaque idée, dès qu’on la touche, vous châtie ; elles ressemblent à ces goules de nuit qui s’installent sur vos épaules, se nourrissent de vous et pèsent d’autant plus qu’elles vous ont rendu plus faible
… Paludes, p. 220.
esprit : elles obéissent à toutes ses fantaisies, à ses ébats adroits et malicieux :
Je me souviens d’un jour où elles se déduisaient comme des tuyaux de lorgnettes ; l’avant-dernière semblait toujours déjà la plus fine ; et puis il en sortait toujours une plus fine encore. — Je me souviens d’un jour où elles devenaient si rondes que vraiment il n’y avait plus qu’à les laisser rouler. Je me souviens d’un jour où elles étaient si élastiques que chacune prenait successivement les formes de toutes, et réciproquement
. Les Nourritures terrestres, p. 126.
Voici ce merveilleux esprit livré à sa propre délicatesseLes Cahiers d’André Walter, p. 245 : « Dans le silence et l’obscurité de la nuit, j’ai suivi l’enchaînement de mes idées — C’est très drôle. »
etc.
Comme ses idées, les sentiments de Gide sont embarrassés par leur abondance ; ils ne savent pas Les Cahiers d’André Walter, p. 142 : « Ce qui m’empêche d’écrire, fût-ce des notes très hâtives, c’est la complexité inextricable des émotions, etc. »
Est-ce que tu feras… : (ceci ou cela) : sortiras-tu dans le jardin désert ? — descendras-tu vers la plage, t’y laver ? — iras-tu cueillir des oranges, qui semblent grises sous la lune… ? d’une caresse consoleras-tu le chien ? — (Tant de fois j’ai senti la nature réclamer de moi un geste, et je n’ai pas su lequel lui donner)
. Les Nourritures Terrestres, p. 63.
Il ignore même comment on choisit : trop de désirs simultanés le rend inhabile à la préférence. Il est frappé d’une sorte d’immense amour hagard. En chaque objet il voit tout l’univers et s’y complaît, si bien qu’il ne sait comment redescendre jusqu’à la tentation qui lui demandait d’être seule obéie :
La nécessité de l’option me fut toujours intolérable ; choisir m’apparaissait non tant élire, que repousser ce que je n’élisais
pas… Et je restais souvent sans plus rien oser faire, éperdument et comme les bras toujours ouverts, de peur, si je les refermais pour la prise, de n’avoir saisi qu’unechose. Les Nourritures Terrestres, p. 77-78.
Il se tient privé, séparé du monde par son âme joyeusement innombrable Cette incapacité de choisir, cette impuissance à oublier ce qui n’est pas donné, c’est l’impartialité. Gide est possédé par l’impartialité. Elle n’est pas en lui produite par un effort de la raison, elle n’est pas une justice froide et appliquée, elle est une subtile passion. Gide n’a pas besoin de se contraindre pour tenir compte des idées adverses, des sentiments contraires à ceux qu’il considère. Il les éprouve naturellement tous ensemble, et c’est naturellement qu’il ne se décide pas entre eux ; il ne peut souffrir que les droits d’aucun possible soient méconnus, parce qu’il les embrasse tous d’une vue spontanée. Il n’arrive pas à l’impartialité, il y cède, comme on favorise un penchant de son cœur. Ce qui fait l’intérêt de sa critique, c’est justement qu’elle est un exemple d’impartialité naturelle : elle n’est pas inanimée comme un verdict entouré de ses considérants, elle ne se maintient pas entre des élans opposés dans un juste milieu ; mais elle est elle-même un élan vers la justesse, elle trouve avec une sorte d’entrain le jugement le plus équitable, elle compose, avec un plaisir que le lecteur partage, une vérité toute diverse et nuancée. — Il est curieux de voir Gide aux prises avec un livre ou avec un auteur. On retrouve dans son article tout le travail de son âme : d’abord il est indécis, arrêté, il ne sait par où commencer, il refuse même de choisir une attitude : Cette impartialité active, loin de s’endormir avec l’âge, loin de céder la place à quelque confortable opinion, dans le genre de celles qu’adoptent tant d’écrivains quand ils parviennent à la quarantaine, n’est jamais apparue plus vivace que dans les « Vous me demandez mon opinion sur le vers libre. — En ai-je seulement ? On vit si bien sans opinions »
(Prétextes, p. 114). — Puis il se résigne ; il entreprend d’exprimer l’ensemble complexe de sa pensée ; il pose peu à peu toutes les considérations qui l’entravaient, il construit son opinion en reprenant plusieurs fois son assertion première, en la corrigeant, en la préservant sans cesse des abus où elle pourrait glisser, en lui interdisant sans cesse de devenir exclusive. Elle finit par former un système ingénieusement équilibré et compensé. — Ainsi Gide se délivre peu à peu de sa pensée. On sent, à mesure qu’on le lit, à la fois l’embarras qu’elle lui donnait, l’hésitation dont elle l’emplissait, et la joie qu’il éprouve à la présenter sans sacrifices, avec toutes ses affirmations et toutes ses restrictions.Nouveaux Prétextes. Elle y est même très consciente et très délibérée. Il ne faut que lire les pages 160, 175, 189, 191, et surtout la réponse à la lettre de Jules Renard, p. 322.
Nous allons maintenant la suivre dans son développement, la retrouver dans tous les livres la même, et pourtant à chaque fois un peu modifiée. Tout de suite elle est détachée, elle se détourne ; mais au début c’est par répugnance, avec une sorte d’indignation, — ensuite avec un grand rire transporté, avec l’air dédaigneux et ravi de celui qui a pitié de l’offre qu’on ose lui faire, parce qu’on ne sait pas ce qu’il possède, — à la fin avec plus d’inquiétude. Ce sont ces variations de son détachement qu’à travers l’œuvre de Gide nous voulons étudier.
Cahiers d’André Walter, Gide sans doute apparut d’abord pur et méfiant, auprès de la vie plein de scrupule, chaste, je veux dire : séparé. Son premier mouvement est en effet de se garder. Il craint tout contact avec le monde :
La vie n’est qu’un moyen, pas un but : je ne la rechercherai pas pour elle-même
. Les Cahiers d’André Walter, p. 190.
À dix-huit ans, il sent son âme contractée et toute en défense ; une sorte de timidité complexe la paralyse. Elle feint de dédaigner parce qu’elle redoute, elle appelle sa crainte vertu ; elle cherche d’abord l’héroïsme pour échapper à la vie, et parce qu’il donne un sens à l’abstention. Mais en réalité, si elle se replie, c’est simplement qu’elle est trop riche ; elle est tout égarée par les espérances qu’elle sent s’agiter en elle et par ses possibilités infinies. André Walter se représente avec Emmanuèle
… désolés comme l’Ecclésiaste que nous méditions longtemps, l’esprit exalté par des pensées trop hautes, désorienté par la vanité des désirs et le cœur brisé d’un amour infini qui se répandait en larmes et en prières
. Ibid.p. 132.
Rien de plus pathétique, quand on connaît l’histoire de son développement postérieur, que l’apparition de Gide adolescent. Cette retenue passionnée, ce précoce renoncement… Il semble
Mais des âmes nobles, quand il en vient, elles ne naissent pas viables ; vivre les rebute ; elles sont condamnées d’avance
. Les Cahiers d’André Walter, p. 203.
Ah ! comme le bonheur saura ruser avec cette âme ! Comme il saura bien pénétrer en elle malgré elle ! Déjà ne vient-il pas se mêler un peu au désespoir de sa noblesse ? N’y a-t-il pas une joie secrète dans sa pudeur et dans son déni ?
Ô l’émotion quand on est tout près du bonheur, qu’on n’a plus qu’à toucher — et qu’on passe.
Que l’âme reste désireuse, toujours ; qu’elle souhaite. C’est dans l’attente qu’est la vie ; dans l’assouvissement elle retombe
. Ibid.p. 145. Cf. p. 19 :« La vie intense, voilà le superbe : je ne changerais la mienne contre aucune, j’y ai vécu plusieurs vies, et la réelle a été la moindre. »
De ce bonheur, qu’elle n’ose pas encore appeler bonheur, l’âme va faire le lent apprentissage. Les Poésies d’André Walter, La Tentative Amoureuse, El Hadj, Le Voyage d’Urien, racontent ses premières découvertes. Elle ne connaissait jusqu’ici d’elle-même que sa crainte, que son éloignement pour toute possession terrestre. Elle se savait pleine de réserve et de dédain. Elle commence maintenant à démêler les raisons de sa répugnance.
« l’amère nuit de pensée, d’étude et de théologique extase »
, elle s’aventure « dans le val étroit des métempsychoses
. Au lieu de négliger les voluptés de loin, en les ignorant, elle vient jusque parmi elles pour s’en priver ; elle laisse déferler contre elle toutes les caresses de l’alentour ; mais elle les repousse, elle se tient à la fois séduite et refusée. Or, à confronter ainsi aux délices naturelles son détachement, elle le comprend mieux ; elle en voit toute la profondeur et quelles causes il a en elle-même ; elle sent au contact du monde s’émouvoir et la paralyser son abondance intime ; les tentations qui la touchent éveillent le trouble qu’elle portait sans le savoir ; en s’y prêtant sans s’y abandonner, elle s’apprend elle-même, comme le corps connaît ses limites par les brises qu’il écarte de lui.Le Voyage d’Urien, p. 17.
Le Voyage d’Urien et les livres qui l’entourent ne sont le récit que d’invitations déclinées. Ils décrivent toutes les merveilles ; mais c’est pour dire comment les héros les évitèrent. Ils mentionnent de nombreuses et aimables actions ; mais ce sont celles dont les héros se sont abstenus. Ceux-ci promènent à travers tous les prodiges un désintéressement
Mais nous n’osâmes pas nous baigner de peur des crabes et des chatrouilles
. Le Voyage d’Urien, p. 63.
Ou bien, si par hasard ils viennent à bout de quelque entreprise, Gide aussitôt feint de ne rien trouver à en dire. Il veut faire croire qu’il ne se représente bien que les actes qu’on ne fait pas.
Mais ces livres, en même temps qu’ils nous content tant d’exploits éludés, nous font sentir comment l’âme par ses abstentions se révèle peu à peu à elle-même.
Appelées par le monde, ses confuses amours s’agitent, se déplient. C’est le tourment des vains désirs. Ils s’échappent du cœur lentement, lui laissant goûter leur essor. Ils tournoient tout autour un instant comme des colombes ; leur vol las et enchanté ne s’éloigne pas. Puis ils s’abattent, mourants.
L’âme ne sait pas encore démêler s’ils sont doux ou cruels. Elle ne connaît que le trouble qu’ils font en elle ; au milieu de l’univers, elle sent un malaise qu’elle n’ose appeler délicieux. Je l’éprouve moi aussi, en relisant ces livres irritants et suaves. Poésie de l’inutile et de la désoccupation :
Et les jours s’en allaient ainsi, en promenades ou en fêtes
. Ibid.p. 65.
Terrasses ! Miséricordieuses terrasses des Bactrianes au soleil levant ; jardins suspendus, jardins d’où l’on voit la mer ! palais que nous ne reverrons plus, et que nous souhaitons encore
… Le Voyage d’Urien, p. 56.Falaises ! d’où l’on croit qu’on va voir autre chose
. Les Poésies d’André Walter. (Vers et Prose. Tome VIII, p. 50.)Arbres du Nord ; rameaux vaguement désirés ; ah ! promontoires ! promontoires lancés vers le ciel, où l’on s’avance, où l’on s’avance ; après lesquels on ne peut plus
3.. El Hadj(Philoctète, p. 165.)
En voyant toutes les richesses qu’il décèle confusément dans son âme, Gide comprend l’importance de son détachement. Il ne peut plus le considérer comme une simple privation. Mais il l’appelle liberté ; et du même coup s’aperçoit que cette liberté nous fait cruellement défaut. Il voit tous ceux qui l’entourent paralysés par leur activité quotidienne et s’amuse à railler ces captifs qui ne savent pas leur lien« Ce n’est pas des actes que je veux faire naître, c’est de la liberté que je veux dégager. »
(Paludes, p. 207.
Paludes« Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. »« Et cela surtout m’y intéresse que j’y ai mis sans le savoir. »
(Préface de Paludes, p. 139.) Par l’interprétation que je donne ici de Paludes, je ne prétends d’ailleurs pas épuiser le sens de ce livre admirable, un des plus importants que Gide ait écrits. Je ne cherche qu’à marquer par où il se rattache à l’ensemble de l’œuvre.
Toutes ses heures sont prises
. Paludes, p. 173.
Il ne soupçonne même pas qu’on puisse être différent de ce qu’on fait. Il résume dans sa vraiment pauvre personne tout ce qu’a de mesquin l’accomplissement.
Ce sont chaque jour les mêmes pis-aller lamentables, les substituts de toutes les choses meilleures
. Ibid.p. 174.
Un acte est quelque chose qui vient se mettre à la place d’une partie de l’âme ; il éteint un peu de notre belle énergie ; il crée de l’immobile, du définitif là où il y avait d’exquises puissances ; il nous arrête un peu, il met un terme à notre douce ambiguïté intime. Il pèse sur nous comme un poids mort ; nous ne pouvons plus nous débarrasser de lui, car il demande à être répété ; il a je ne sais quelle force d’inertie.
Tout ce que nous suscitons, il semble que nous le devions entretenir . Paludes, p. 212.Tous nos actes subsistent horriblement et pèsent. Ce qui pèse sur nous c’est la nécessité de les refaire
… Ibid.p. 254.
Il faudrait au moins qu’ils fussent contingents« l’existence intolérable »
, « il suffit qu’elle puisse être différente et qu’elle ne le soit pas »
. (Paludes, p. 180.)Prométhée mal enchaîné est extrêmement complexe et difficile à analyser. Cependant on y peut voir une peinture des effets et des répercussions d’un acte gratuit. Le Miglionnaire est essentiellement celui qui ne dépend pas de ses actions, mais de qui ses actions dépendent. Au contraire Coclès et Damoclès sont irrémédiablement prisonniers de ce qui leur arrive : ils n’ont pas la force de se maintenir distincts des événements en quoi leur vie prend forme.
Mais non. Nous sommes ensevelis sous nos actes, nous n’existons plus qu’en eux, ils nous absorbent :
Je disais que notre personnalité ne se dégage plus de la façon dont nous agissons — elle gît dans l’acte même — dans les deux actes que nous faisons (un trille) — dans les trois
. Paludes, p. 212
Mieux vaut donc nous priver d’agir. Ainsi.
Car voici le bienfait incomparable du détachement : il permet à l’être de se sentir vivre.
Les Nourritures Terrestres naissent de Paludes, comme naissent les uns des autres tous les livres de Gide, par opposition, par réaction et selon le mouvement essentiel d’une pensée qui ne se développe qu’à force de se corriger, de se réfuter et de se détruire. — Cependant, tout en s’y contre-posant, les Nourritures Terrestres sont une solution de Paludes ; elles défont le nœud et l’obscure question qu’il formait. Fiévreusement, et au hasard, et non sans se moquer de lui-même, Gide s’était élevé contre l’étroite contrainte de nos actes quotidiens ; il aperçoit maintenant de sa révolte téméraire et mal assurée la raison simple et sensible : les actes et les attachements sont mauvais, car ils nous détournent de notre propre vie, qui est notre seul vrai bonheur ; pour être heureux il suffit d’être et de savoir qu’on est :
Volupté ! Ce mot je voudrais le redire sans cesse ; je le voudrais synonyme de
bien-être, et même qu’il suffît de direêtre, simplement. Les Nourritures Terrestres, p. 59.
À force d’errer parmi le monde et d’éprouver en
Obscures opérations de l’être… — comme les chrysalides et les nymphes, je dormais ; je laissais se former en moi le nouvel être, que je serais
Les Nourritures Terrestres, p. 26.…
À chaque refus, à chaque éloignement que lui imposait son cœur, il se sentait ramené vers lui-même, et ces retours perpétuels étaient comme les coups qui ébranlent une cité inconnue et rétive : puis, le menaçant trésor de toute sa vie accumulée, un jour il l’a trouvé en lui disponible, aisé, joyeux, pareil à l’hilarité subtile du matin.
Les Nourritures Terrestres chantent cette joie : tenir sa vie en soi, la connaître, la toucher, souffrir son constant éveil :
Ô ! si tu savais, si tu savais terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu’a la vie si brève de l’homme
… Ibid.p. 60. Cf. p. 34« … et tu ne comprends pas que l’unique bien c’est la vie… »
Ce n’est plus pour s’apprendre que l’âme cherche et repousse les voluptés ; maintenant qu’elle s’est saisie, elle veut simplement entretenir perpétuel le sentiment qu’elle a de sa vie ; de
Heureux, pensais-je, qui ne s’attache à rien sur la terre et promène une éternelle ferveur à travers les constantes mobilités
. Les Nourritures Terrestres, p. 80.
Les Nourritures Terrestres décrivent des plaisirs moins vastes et moins solennels que ceux du Voyage d’Urien. Car pour éviter que l’âme ne perde conscience de sa vie, ils se renouvellent incessamment ; ils viennent comme mille douces mains qui s’appuient et se retirent, comme des baisers précipités ; ils sont plus proches, ils touchent de plus près, ainsi que les pieds nus goûtent du sol les exquises températures. Ils sont innombrables afin qu’aucun n’arrête à lui ; leur changement importe encore bien plus qu’eux-mêmes ; il en faut un pour chaque instant. Et tantôt ce sera une violente ivresse, tantôt…
Simiane alors se levant, se fit une couronne de lierre et je sentis l’odeur des feuilles déchirées
. Ibid., p. 113.
Et je pris… l’habitude de
séparerchaque instant de ma vie, pour une totalité de joie, isolée — pour y concentrer subitement toute une particularité de bonheur… Les Nourritures Terrestres, p. 33. Cf. p. 37.
Voici donc cette âme que nous avons connue si altière et si réservée, exposée à toutes les délices du monde : la voici engagée dans la vie« Tu ne sauras jamais les efforts qu’il nous a fallu faire pour nous intéresser à la vie ; mais maintenant qu’elle nous intéresse, ce sera comme toute chose, — passionnément. »
(Les Nourritures Terrestres, p. 16). Le changement n’est pas aussi radical que ce passage semble l’indiquer : la méfiance que Gide éprouvait pour la vie s’est transformée en enthousiasme de sa propre vie.Rondes, tournent les biens inépuisables de la terre. Pourtant elle est la même toujours ; elle garde ce détachement, cette attitude démêlée qui, d’abord, faisaient sa solitude ; car se donner à tout n’est qu’un moyen raffiné de ne se donner à rien et car son bonheur, comme son dédain, dont il n’est que la transformation, se passe fort bien de posséder.
J’ai porté tout mon bien en moi, comme les femmes de l’Orient pâle sur elles leur complète fortune. À chaque petit instant de ma vie, j’ai pu sentir en moi la totalité de mon bien. Il était fait, non par l’addition de beaucoup de choses particulières, mais par leur unique adoration
. Les Nourritures Terrestres, p. 33.
C’est la même âme, mais joyeuse, épanouie.
Mes émotions se sont ouvertes comme une religion
. Les Nourritures Terrestres, p. 21.
Elle dépasse les choses, elle ne peut plus s’y réduire. Elle palpite ainsi que de grandes ailes maladroites à se replier.
Cet élargissement n’est pas sans danger pour elle : à force de s’étendre, elle risque de ne plus pouvoir se ressaisir. Saül est la parodie des Nourritures Terrestres. Par tout ce qu’il accueille de lui-même, par tous désirs qu’il se laisse avoir, par l’immense permission intérieure qu’il se donne, Saül peu à peu s’anéantit lui-même : à trop accepter il use et détruit sa volonté. Tant il a d’amours, il s’y embrouille, comme il s’entrave dans les plis de sa robe. Il chancelle au milieu des tentations trop diverses qui l’assaillent. Il écoute toutes ses voix ; comme ceux qui ne savent à qui entendre, il est un peu ridicule ; il se tient les bras ouverts au hasard. Il ne s’épargne aucune idée ; en même temps que par les plus hautes, il est séduit par les plus basses, et sous leur conseil divisé il ne peut arriver à une décision. Il a tant de sentiments à nourrir qu’il est entièrement distribué entre eux et qu’il ne lui reste rien pour vouloir :
Ah ! qu’est-ce que j’attends à présent pour me lever et pour agir ? Saül, p. 130.
Si par hasard il agit, c’est avec une sorte de fureur : il cherche à s’étourdir, à oublier dans la violence les mille raisons qu’il avait de se conduire autrement. Puis il est ressaisi par son âme ; elle est si nombreuse qu’elle l’étouffe. Ses démons ont envahi sa tente et le poussent dans un coin :
Je suis complètement supprimé
, Saül, p. 134.
dit-il tout bas. Il ne peut plus vivre, il ne sait plus comment s’y prendre.
Après Saül, qui est encore un traité de morale et déjà une œuvre d’imagination, Gide, nous le savons, quitte la littérature subjective, et n’écrit plus — Amyntas mis à part — que des drames et des romans. Ces nouveaux livres, nous ne devons pas les interroger de la même façon que les premiers. Ce ne sont plus de ces méditations au cours desquelles l’âme de Gide se laissait si clairement connaître : ils n’ont plus pour mission précise de la livrer ; il n’y a plus de l’un à l’autre de continuité intime. Du moins est-elle bien plus cachée.
Il nous faudra considérer séparément ces ouvrages,
L’Immoraliste est peut-être le plus beau livre de Gide ; c’est du moins celui qui s’avance le plus loin.
Il raconte l’histoire d’une âme détachée. Michel dès son enfance est privé, séparé, retiré ; il ne souffre de vivre qu’avec une sorte d’impatience dédaigneuse ; il se retranche ; il marque lui-même volontairement sa différence d’avec tous les hommes. Et l’on peut mesurer son ignorance du monde à la naïveté de ses premiers étonnements :
Ainsi donc celle à qui j’attachais ma vie avait sa vie propre et réelle
! L’Immoraliste, p. 29.
Avec cette âme il découvre soudain la vie. Il en est si distinct qu’il faut bien à la fin qu’il l’aperçoive ; il la méconnaît si bien qu’elle force enfin son attention. Tout de suite il l’aime, il la désire. Mais on ne se débarrasse pas si vite d’un long dédain ; son amour conserve la forme de son détachement : il est un enthousiasme pur et qui néglige tous les biens dont on se peut satisfaire. C’est de sa propre vie, surtout que Michel s’éprend,
C’est du parfait oubli d’hier que je crée la nouvelleté de chaque heure
. L’Immoraliste, p. 173.
Il tend vers un toujours plus farouche dénuement, il ne travaille qu’à se désenchaîner. Il sent encore cette impatience de toute propriété qui dès son enfance le divisa d’avec le monde, elle l’agite encore, elle fait trembler ses mains, elle lui interdit de prendre :
Décidément tout se défait autour de moi ; de tout ce que ma main saisit, ma main ne sait rien retenir
… Ibid.p. 214.
Et c’est avec une sorte de découragement passionné qu’il s’écrie :
Je tâchai donc, et encore une fois, de refermer ma main sur mon amour
. Ibid.p. 215.
Ainsi, tout auprès de la vie qu’il continue de refuser, Michel demeure seulement occupé par la croissance infatigable de « Cela peut mener loin, lui dis-je. — J’y compte bien, reprit Ménalque. » sa vie. Elle se développe Roi Candaule ne ressemble-t-elle pas à cette ouverture d’une âme trop élargie ? Michel dédaigne de posséder : Candaule ne sait pas posséder. Il a je ne sais quoi de trop grand, de trop ample ; il est inapte à l’avarice. Il ne peut empêcher que s’ouvre sa main, et ce qu’il y tenait s’en échappe. Il offre, il permet, il donne parce qu’il ne connaît pas cet oubli de tout le reste en quoi consiste la propriété. L’homme retombe sur ce qu’il possède, comme la nuit on se rendort dans le même creux du lit. Mais Candaule est trop clairvoyant ; il ne sait pas dormir.L’Immoraliste, p. 162.
Mon cœur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien plus ! je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m’emplit alors fût autre chose que de la joie
. L’Immoraliste, p. 72. Cf. p. 169 :« Mais, sitôt dans la rue, mon inquiétude prit une force nouvelle ; je la repoussai, luttai contre elle, m’irritant contre moi de ne pas mieux m’en libérer. Je parvins ainsi peu à peu à un état de surtension, d’exaltation singulière, très différente et très proche à la fois de l’inquiétude douloureuse qui l’avait fait naître, mais plus proche encore du bonheur. »
« Le sentiment tragique de ma vie, si violent, douloureux presque. »
L’Immoraliste, p. 77.
Peu à peu il dépasse le bonheur :
Mais déjà je sentais, à côté du bonheur, quelque autre chose que le bonheur
. L’Immoraliste, p. 136.
Il finit par n’éprouver plus qu’une sorte d’accablante liberté. Il a rompu tous ses liens et maintenant il hésite tragiquement dans le vide :
Je me suis délivré, c’est possible ; mais qu’importe ? je souffre de cette liberté sans emploi
. Ibid.p. 256.
Il ne bouge plus, il reste où il se trouve avec indifférence ; mais cette indifférence le distend cruellement ; elle ne l’immobilise que parce qu’elle le partage et le démembre en secret. L’écartement de son âme devenue démesurée le déchire. La joie qui ne s’apaise pas en lui, est si pure qu’elle le brûle« Je me sentais brûler d’une sorte de fièvre heureuse, qui n’était autre que la vie. »
L’Immoraliste, p. 76.
L’immoraliste, comme il a découvert sa vie, découvre celle des autresLes Nourritures Terrestres s’achèvent par une phrase troublée qui fait pressentir cette découverte : « Sanglot ; lèvres serrées ; convictions trop grandes ; angoisses de sa pensée. Que dirais-je ?
p. 206.choses véritables. — Autrui — importance de sa vie ; lui parler… »éprouvant avec eux, les émotions inconnues de ses compagnons :
Je sais à peine exprimer cette sorte de joie que je ressentais auprès d’eux : il me semblait sentir à travers eux
. L’Immoraliste, p. 185.C’était un immédiat écho de chaque sensation étrangère — non point vague, mais précis, aigu
. Ibid.p. 186.
Il est mené par un insatiable désir de lui-même et, comme il n’arrive pas seul à posséder toute sa profondeur, il demande aux autres de l’aider à s’en rendre maître : il poursuit une sombre conquête
Je m’attachais aux plus frustes natures, comme si, de leur obscurité, j’attendais, pour m’éclairer, quelque lumière
. L’Immoraliste, p. 187. Cf. 236 :« La société des pires gens m’était compagnie délectable. »
Mais il les rejette aussitôt qu’il s’est servi d’elles, que par elles il s’est appris ; il les abandonne comme il dépouille tout son passé ; il reste seul, pur, sans autre bien que sa vie trop libre qui l’oppresse.
Dans Amyntas de nouveau nous n’avons devant nous que Gide lui-même. Pour la première fois il montre une âme un peu fatiguée de sa solitude. On le devine inquiété de plus près, de plus bas par le monde et prêt à se joindre enfin à lui :
J’avais l’âge où la vie commence à prendre un goût plus douteux sur les lèvres ; où l’on sent chaque instant tomber d’un peu moins haut déjà dans le passé
. Amyntas, p. 105. Épigraphe duRenoncement au voyage.
Pourtant ce goût de la vie sur les lèvres, il ne renonce pas encore à lui trouver de la douceur. Ce n’est qu’apaisement, apprivoisement de la grande joie intérieure qui tournoyait en lui : il aime encore à sentir la délicatesse de ses émotions, les changements de son cœur.
Que viens-je encore chercher ici ? — Peut-être, ainsi qu’un corps brûlant trouve joie à se plonger nu dans l’eau froide, mon esprit, dépouillé de tout, trempe dans le désert glacé sa ferveur
. Amyntas, p. 255.
Devant soi l’on ne contemple que des variations pures ; les heures lentement modifient le vide sans fin, le teignent de couleurs imperceptiblement différentes ; elles passent sans qu’aucune matière s’offre à leur transformation« Ce n’est rien d’autre, j’imagine, qu’un Monet dut aller y prendre. L’analyse de son métier, de son œil ; la connaissance la plus simple de chaque ton en soi, etc… »
Amyntas, p. 99.« Je sais que, certains jours d’enfance… ma tristesse parfois s’est soudain échappée de moi, tant elle se sentait comprise et reçue en le paysage — et qu’ainsi devant moi je la pouvais délicieusement regarder. »
Les Nourritures Terrestres, p. 150.
Ah ! de combien peu d’éléments est fait ici notre bruit et notre silence ! le moindre changement
yparaît…Je voudrais que de page en page, évoquant quatre tons mouvants, les phrases que j’écris ici soient pour toi ce qu’était pour moi cette flûte, ce que fut pour moi le désert — de diverse monotonie
. Amyntas, p. 255-256.
La Porte Étroite est de toutes ses œuvres celle que Gide a le moins dominée : il l’a écrite presque malgré lui ; ou plutôt elle s’est retournée contre lui, elle l’a contraint, elle s’est dictée à sa pensée, dédaignant ses intentions« On trouve à l’origine de
C’est ce que nous apprend Henri Ghéon à la fin d’un très intéressant article, intitulé : La Porte Étroite, si étonnant que cela paraisse, une intention de satire : la satire du sacrifice de soi. »La Porte Étroite et sa fortune, qui parut dans le Tome XXI de Vers et Prose. — La Porte Étroite reprend, en le précisant, le sujet du vague roman esquissé dans Les Cahiers d’André Walter.
Livre si cher qu’on voudrait n’en pas parler, nier même l’avoir lu pour le garder plus près de soi. Livre « si pur, si lisse »
qu’on ne sait pas non plus comment en parler. Livre de si profonde et dangereuse importance qu’on ne résiste pas à la tentation d’en recueillir le sens.
Il faudrait le lire d’un seul trait, avec amour et larmes, assis, comme Alissa, par un temps trop beau sur ce banc de la marnière abandonnée d’où se découvraient au déclin du jour les champs vides et labourés :
L’été fuyait si pur, si lisse que, de ses glissantes journées, ma mémoire aujourd’hui ne peut presque rien retenir. Les seuls événements étaient des conversations, des lectures
… La Porte Étroite, p. 57.
Voyage d’Urien laissaient, au long d’eux-mêmes, s’écouler sans mémoire les heures merveilleuses et vaines. Dès la première lecture de La Porte Étroite, même si l’on ne veut pas encore écouter le sens intérieur du livre, on ne peut manquer de se sentir gagné par cette langueur et cette douce insatisfaction qui faisaient le charme des premières œuvres. Un incessant désir, tendrement irrité, s’échappe de nous. En quelle région du bonheur sommes-nous conduits ? Il semble que ce soit sur ses extrêmes confins ; ici nous n’aurons de lui que sa fuite et que ce faible cri qu’il nous abandonne en s’envolant de nous ; il est pareil aux branches agitées par un oiseau surpris et déjà lointain :
L’été fuyait. Déjà la plupart des champs étaient vides où la vue plus inespérément s’étendait
. La Porte Étroite, p. 59. Cf. p. 190 :« C’était par un clair soir d’automne où jusqu’à l’horizon sans brume on distinguait bleui chaque détail, dans le passé jusqu’au plus flottant souvenir. »
Ce n’est pas sans de profondes raisons que nous éprouvons ici cette détresse ravissante, ce plaisir frustré. La Porte Étroite est l’histoire de deux âmes timides qui font leur bonheur de leur impuissance même à atteindre le bonheur. Elles ont l’une et l’autre je ne sais quelle maladresse native aux choses de la vie, elles ne savent pas les prendre, elles sont frappées d’une sorte de pudeur qui est leur essence même, si bien qu’elles ne « Déjà diminuait cette crainte que souvent je sentais en elle, cette contraction de l’âme qu’elle craignait en moi. »
(p. 169.)
Nous ne sommes pas nés pour le bonheur La Porte Étroite, p. 170. Cf. p. 63 : « La vie avec elle m’apparaît tellement belle que je n’ose pas… comprends-tu cela ? que je n’ose pas lui en parler. »
Et plus loin : « J’ai peur que cet immense bonheur, que j’entrevois, ne l’effraie ! »
« contentement humain
. — Mais elle ne se connaît pas tout entière : un ravissement plus subtil et moins clair que l’enthousiasme religieux l’entraîne à se dépouiller ; à mesure qu’il se fait plus pressant, elle le découvre de moins en moins explicable :La Porte Étroite, p. 204.
Les raisons qui me font le fuir ? Je n’y crois plus… Et je le fuis pourtant, avec tristesse, et sans comprendre pourquoi je le fuis
. Ibid.p. 228.
En réalité elle est possédée par l’étrange passion Nourritures Terrestres s’enivrait de son jeûne et marchait à travers la plaine dans un étourdissement voluptueux, de même elle ne résiste point au délice de se rendre pauvre :
Pourquoi donc inventai-je ici la défense ? Serait-ce que m’attire en secret un charme plus puissant encore, plus suave que celui de l’amour ? Oh ! pouvoir entraîner à la fois nos deux âmes, à force d’amour, au-delà de l’amour
!…
La Porte Étroite, p. 241. Jérôme, lui aussi, connaît« ce charme plus puissant… que celui de l’amour ». Quand Alissa l’a quitté pour la dernière fois, il reste« longtemps pleurant et sanglotant dans la nuit ».“ Mais la retenir, mais forcer la porte, mais pénétrer n’importe comment dans la maison, qui pourtant ne m’eût pas été fermée, non, encore aujourd’hui que je reviens en arrière pour revivre tout ce passé… non, cela ne m’était pas possible, et ne m’a point compris jusqu’alors celui qui ne me comprend pas à présent. » (p. 206.)
Si l’abstention l’enchante si profondément, c’est qu’elle lui révèle les longs plaisirs de l’âme. Alissa trouve à se priver une joie plus certaine qu’à se satisfaire ; à mesure qu’elle éloigne l’objet qu’elle poursuit, elle sent son âme s’étendre heureusement et comme s’étirer en elle :
Et je me demande à présent si c’est bien le bonheur que je
souhaite ou plutôt l’acheminement vers le bonheur. Ô Seigneur ! Gardez-moi d’un bonheur que je pourrais trop vite atteindre ! Enseignez-moi à différer, à reculer jusqu’à Vous mon bonheur . La Porte Étroite, p. 219. Cf.Les Nourritures Terrestres, p. 85 :« Nous usions nos splendides jeunesses attendant le bel avenir, et la route y menant ne paraissait jamais assez interminable. »
Dans l’achèvement l’âme s’évanouit ; mais en prolongeant indéfiniment son attente, on la voit progresser, on goûte chaque mouvement qu’elle fait« Si bienheureux qu’il soit je ne puis souhaiter un état sans progrès. »
La Porte Étroite, p. 221 « J’aimais l’étude du piano parce qu’il me semblait que je pouvais y progresser un peu chaque jour… »
et la suite. Ibid. p. 220.
L’héroïsme d’Alissa, c’est une joie secrète et inavouée. Dans son effort pour se dépasser inépuisablement, pour quitter tour à tour chacun de ses attachements et pour aller plus loin, l’âme trouve son bien. Car des liens qui la veulent retenir, elle reçoit, à mesure qu’elle les brise, le sentiment d’elle-même ; elle est comme celui qui est joyeux parce qu’il échappe à toutes les mains qui cherchaient à le saisir, et qu’enfin le voici loin de tous, seul et vivant :
Héroïsme gratuit…
Héroïsme parfaitement inutile
. Nouveaux Prétextes, p. 172 : « À propos d’un article surla Porte Étroite. »
Alissa écarte en souriant toute promesse de récompense
Il ressemble au grand effort de l’immoraliste pour s’emparer de lui-même en repoussant toutes les possessions qui le divertissaient.
Mais il est plus aimable de comparer la Porte Étroite tout entière à cette matinée radieuse et comme suspendue par sa délicatesse même, où Jérôme, s’approchant à pas étouffés, surprend Alissa au fond du jardin :
Voici l’instant, pensai-je, l’instant le plus délicieux peut-être,
quand il précéderait le bonheur même, et que le bonheur même ne vaudra pas . La Porte Étroite, p. 166.
Ou bien nous dirons : la trace que laisse ce livre dans notre souvenir ressemble au dernier geste d’Alissa :
Un instant elle me regarda, tout à la fois me retenant et m’écartant d’elle, les bras tendus et les mains sur mes épaules, les yeux emplis d’un indicible amour
. Ibid.p 205.
Éloigner doucement de nous l’objet vers quoi toute notre âme nous entraîne, afin de sentir monter en nous, lentement et de plus en plus, notre âme.
Isabelle est l’œuvre la plus récente de Gide. Elle donnera peut-être plus tard quelque embarras aux faiseurs de classifications. À la fois elle s’attarde et elle ouvre une ère nouvelle. Elle est indécise et un peu languissante comme un enfant qui change d’âge. Gide, au moment où il l’écrit, vient de découvrir d’immenses richesses qu’il ne soupçonnait pas ; par son émerveillement il est distrait ; il pense avec tant de plaisir à tout ce qu’il va pouvoir faire qu’il ne se donne pas entier à sa tâche ; il est partagé entre elle et l’avenir ; et ce qu’il refuse de lui-même à l’œuvre présente, c’est le passé, ce sont des habitudes qui tout naturellement Isabelle c’est cet instant de délicate paresse que l’on s’accorde avant de se lancer dans une entreprise nouvelle dont on n’aperçoit pas la fin. Œuvre à la fois trop bien faite, parce que s’y emploie toute la science acquise pendant la période qu’elle achève, et incertaine, parce qu’elle est l’essai d’une manière encore mal conscienteIsabelle, Gide entreprend la peinture des autres vies ; mais d’abord il ne s’exerce qu’aux visages. Point d’âmes vraiment profondes dans ce roman ; mais Gide n’y a travaillé que les corps ; il s’est employé à bien décrire l’aspect sensible de ses personnages, à les détacher physiquement de lui-même. — Isabelle est une expérience, ou plutôt une sorte de preuve que Gide se donne à lui-même : il l’écrit pour se convaincre qu’il est capable de tracer le décor d’un roman et de dessiner l’apparence des héros,
Si peu qu’on l’y découvre, Gide pourtant, même dans Isabelle, montre son âme. Comme Gérard semble épris ! Mais ne serait-ce pas de son amour ? Il cherche lentement ; il aime tous les retards de sa curiosité. Passionnément penché sur les traces de l’invisible Mademoiselle de Saint-Auréol, la volupté qu’il goûte c’est celle du chasseur, celle de Michel quand il passait la nuit dans les bois, auprès des pièges tendus par Bute. Car ne sait-il pas à l’avance que de l’objet qu’il poursuit il n’a rien à espérer ?
Connaître la vie secrète d’Isabelle de Saint-Auréol ; savoir par quels chemins parfumés, pathétiques et ténébreuxIsabelle, p. 114.
Jusqu’au soir mon esprit, dont je renonce à peindre le désordre, fut uniquement occupé par l’attente. Pouvais-je aimer vraiment Isabelle ? Non sans doute, mais, amusé jusqu’au cœur par une excitation si violente, comment ne me fussé-je pas mépris ? reconnaissant à ma curiosité toute la frémissante ardeur, la fougue, l’impatience de l’amour
. Isabelle, p. 128.
Et qu’importe enfin si la femme qu’il trouve n’est que l’image sans vie de celle qu’il a désirée ? Songea-t-il jamais sérieusement à s’emparer d’elle ? Ses paroles quand il rencontre la vraie Isabelle, cette sorte de lassitude polie que tout de suite il oppose à ses provocations, indiquent assez combien il souhaitait peu cette entrevue tant recherchée. Il a épuisé tout son bonheur avant d’atteindre l’occasion de se satisfaire ; et le désir déçu revoie vers le cœur avec plus de suavité.
Voilà ce qu’Isabelle enferme de l’ancienne âme de Gide. L’amour de Gérard est pareil à cette longue promenade qui, dans La Tentative Amoureuse, conduisit Luc et Rachel jusqu’au parc entouré de murs ; puis, un jour, étant revenus, ils le trouvèrent libre et vide ; mais ils avaient été heureux.
Malgré cette analogie on peut lire dans Isabelle autre chose que du passé. Gide y laisse paraître un peu de son âme nouvelle. Pour la première fois il
Ainsi nous allons le quitter au moment où son âme, qu’il a si bien retenue jusqu’ici, est sur le point de céder. Nous l’avons suivie pendant le long développement de sa solitude : nous l’avons vue devenir heureuse, changer sa crainte en volupté, mais sans renoncer à sa défense et à son repliement. Voici qu’elle s’est suffisamment éprouvée elle-même et qu’elle sent le besoin de se donner.
Il est impossible de prévoir quelle sera maintenant sa destinée : en voulant la définir à l’avance nous ne ferions que l’embarrasser. Écartons d’elle toute attente et que notre regard sache ne pas
D’abord je vis et cela est magnifique.
A. G.
En achevant ce portrait d’André Gide, je sens que je n’ai pas réduit les hostilités dont j’avais entrepris de le défaire. Beaucoup diront sans doute : « Nous voyons bien de cette âme l’unité. Mais comme elle nous paraît timide et mal résolue ! Que ses hésitations sont peu naturelles ! Et ce détachement dont vous parlez, n’est-ce pas une sorte d’incapacité ? »
Peut-être leur reproche semblera juste. Pourtant il ne l’est pas. Songeant à satisfaire ceux que gênaient l’indécision et la plasticité d’André Gide, je me suis attaché surtout à marquer la suite de ses sentiments et la fidélité à soi-même de son âme. Or cette âme ne se demeure fidèle que par une sorte de privation ; d’un livre à l’autre elle ne se ressemble que par une certaine douce manière de refuser, elle ne garde que sa timidité, elle n’emmène que sa délicatesse séparée. Ainsi ai-je été conduit à insister surtout sur son défaut.
Pour la faire aimer il eût fallu montrer ce qu’elle avait de positif. Il n’y a pas en elle que cet
Je voudrais, avant de finir, expliquer, puisque je suis de ceux qui l’aiment, pourquoi j’aime cette âme.
I1 est certains esprits très puissants dans lesquels on devine des régions éteintes, sombres. Il y a en eux des points insensibles, des parties que ni la caresse ni l’offense ne sauraient émouvoir. La profondeur de leur pensée est faite de plusieurs méconnaissances : ils ne sont si forts que parce qu’il y a des choses qui ne les intéressent pas et la grande lumière dont ils brûlent, s’alimente de beaucoup de nuit.
Mais Gide, il est complètement clair ; pas d’oppositions d’ombre et de jour : un éveil entier. Il répond de partout comme le cristal, et sans en avoir l’uniformité. Il est prêt à tout ; nulle part, si abrupte soit mon attaque, je ne le trouve sommeillant ; mais en lui déjà vibrent une pensée unique, une émotion incomparable. Âme toujours intacte et que vivre ne déforme pas ; nulle nécessité, en la tirant d’un côté ou de l’autre, ne détruit son intégrité naturelle ; elle se garde parfaite. Non pas qu’elle soit impassible, elle agit ; mais en fonctionnant elle préserve tous ses rouages, elle les
Puisque dans une âme on distingue l’esprit et le cœur, en celle-ci j’aime d’abord l’étendue de l’esprit. — Chacune de nos idées a un penchant à retomber sur elle-même, à se faire lourde et seule ; dès qu’on l’écoute, toute autre est exclue. Mais Gide maintient toutes ses idées à la fois élevées ; il ne consent pas à leur inertie ; il ne permet à aucune de triompher des autres en s’étalant sur elles : avec vigilance il répartit entre toutes une soigneuse flamme, il alimente sans cesse leur combat. Ce n’est pas qu’il demeure en deçà d’elles, s’amusant en sceptique de leur entrechoc ; mais il se donne à toutes en même temps, il apporte à toutes sa foi, il ne se laisse pas décourager à leur contradiction ; elles ont beau se repousser : il les embrasse d’une même croyance ; il est à la fois à toutes attaché et de toutes arraché. Cet esprit ne connaît pas les sacrifices logiques ; il est aussi avide qu’aucun autre de la vérité ; mais il veut l’obtenir sans renoncer à aucune part de lui-même ; il souffle sur toutes ses idées, il ravive de son assentiment les plus incertaines et ne se satisfait qu’à les sentir toutes à la fois « bien prises » en lui.
La vérité qu’il compose ainsi n’est pas une explication, mais une image exacte et complète de
Que les esprits trop simples sont disgracieux ! Ils sont pareils à ces gens qui ne savent pas voir les choses ; ils me donnent le même malaise. Voici devant eux comme devant moi tout ce qui existe. Mais non : ils n’aperçoivent que ce qu’ils savent déjà, ils ont une pauvre idée et rien ne la peut démentir, car ils ne reconnaissent en dehors d’eux que ses confirmations ; ils sont au milieu du monde comme s’il était fait juste à leur taille et qu’ils n’eussent qu’à s’y installer ; ils le trouvent commode et ne se doutent pas qu’il est admirable. Qu’est-il de plus impie qu’un homme qui ne voit pas ce qui est ? — Une idée ne m’est rien tant qu’elle est seule, tant qu’elle ignore que beaucoup d’autres, partout dispersées, en silence lui répondent, la restreignent et, pourrait-on dire, la « rattrapent ». Je n’ai que faire d’une idée qui n’a pas voyagé, qui n’a pas pris conseil de toutes les autres ni médité leur différence. Car dans la réalité rien n’est définitif, rien ne s’achève à soi, rien
L’esprit de Gide est inlassablement égal à l’énorme complication des choses : par je ne sais quelle promptitude il est toujours à leur disposition, il satisfait toujours à l’exigence de leur infinité. C’est là ce que j’aime en lui. Avec toutes ses idées qu’il tient délicatement en jeu, il imite le monde. Je n’ai pas à craindre qu’il le déforme de ses préoccupations ; il est un miroir sensible et intelligent, il se conserve si juste et si intact que sa réponse est parfaitement limpide. — Sans doute il n’ajoute à ce qu’il constate aucune justification, il ne découvre par aucun effort aucune convergence cachée sous la diverse apparence, il n’est pas de ceux qui d’un long rayon étroit éclairent tout à coup le monde jusque dans sa profondeur. Mais il le représente sans défaillance, il lui est à toute heure équivalent, il contient sans cesse toute sa combinaison et tout son nœud. Point de jugements, mais une entière fidélité. C’est assez pour moi. Enfin je trouve un esprit qui ne se préfère pas à ce qu’il voit, qui respecte la réalité et lui offre, pour qu’elle s’y reproduise, toute son étendue, sans autre souci que de se rendre scrupuleusement sincère.
Ce n’est pas seulement par l’intelligence que Gide est tout accueil. — Pas plus qu’il ne consent de retranchements parmi ses idées, il ne touche à
Et parce que nul amour en elle n’est dominant et exclusif, à cause de cette active égalité intime, son âme est prête sans cesse à recevoir tout l’univers, elle se dispose à sa rencontre ; elle tourne vers partout un visage que l’attente et l’admiration font silencieux. Comme j’aimais son intelligence entièrement déroulée, j’aime encore en Gide cette immensité secrète du cœur.
Par là surtout il m’est cher, par là il a influé sur moi. — C’était je ne sais quoi d’impatient au fond de moi, une plus grande soif, une demande muette et infinie, l’avertissement confus de l’innombrable univers. Quand j’ai rencontré Ménalque, j’ai senti se défaire soudain mon malaise et naître un émerveillement délicat, comme égaré : ne plus rien refuser, ne plus savoir de différences ni de dignités, devenir tellement ignorant de toute prédilection que chaque minute s’emplisse d’un plaisir qui vaille tous les autres. Je me souviens de cette longue année délicieuse, il me semblait que tout un paradis se fût épanoui en moi ; j’entendais son chant perpétuel dans mon cœur ; sur les routes les plus arides m’accompagnait une joie infatigable. J’étais si bien donné au monde
Sans doute on ne peut vivre toute sa vie sans préférence. Mais je plains ceux qui n’ont pas connu cette extase, cette attente et cette ferveur indéfinies. Je pense qu’il n’y a point de véritable amour, bien fort, bien partial, bien injuste, si ne l’a précédé une longue période de cette indifférence passionnée qui me transportait alors. L’âme y prend de la violence, je ne sais quel élan sans limites ; elle se déplie tout entière, elle connaît son étendue. Et quand elle découvre enfin où se poser, quand vient le temps de se rendre fidèle, c’est de toute sa force qu’elle s’abat sur l’objet choisi.
Un être intact : voilà ce que j’admire en Gide. La vie ne l’entame pas, n’arrive pas à le diminuer ; on ne voit pas sur lui les traces qu’elle laisse sur tous ceux qui l’environnent. Il n’abandonne rien de lui aux événements qu’il traverse. Je ne trouverai en lui aucun de ces grands renoncements qui dorment, comme un pauvre, la tête entre ses bras, dans le cœur des hommes de quarante ans. Je contemple celui qu’aucune défaite n’a touché.
Il y a la joie qui nous vient d’obtenir une chose très désirée. Elle est humble, car elle ne dépend pas de nous, ne peut naître toute seule ; nous sommes obligés de la demander et d’attendre ; elle ne commence qu’avec ce que l’on nous accorde. Mais une autre joie est celle de l’homme qui sent dans le silence tous ses membres bien à leur place et le jeu secret de chacun et sa fine articulation ; la joie de l’homme qui tient son âme avec toutes ses idées, tous ses penchants, toutes ses volontés sans aucune exception et qui en perçoit l’exercice parfait, la santé sans défaut. Il n’a besoin de personne : son existence seule suffit à le combler ; il marche ; il connaît qu’il vit ; il mesure la force qu’il est ; à chaque pas il est tout présent ; il n’apaisera pas ce bonheur indompté. C’est de cette joie que Gide est empli, c’est elle qui l’accompagne partout comme une servante obstinée qui parle sans paroles et qu’il s’enchante de ne pouvoir contraindre à se taire.
Rien n’est plus défendu qu’une telle joie. Il faut l’étouffer pour vivre comme il convient, il faut l’exiler dans la plus soigneuse profondeur, il faut ne plus savoir d’elle que son nom très mystérieux. Les événements, qui se succèdent sans relâche avec une humble fièvre, ne viennent que pour nous distraire d’elle, que pour l’empêcher de monter en nous. Elle est notre plus grand crime Immoraliste, qui est un grand livre.
Mais moi, que ferai-je si cette joie interdite, parfois je la ressens ? Je ne peux pas la nier, elle est aussi claire à certains instants que ma vie même. Ceux qui prétendent n’être pas concernés par l’ImmoralisteImmoraliste. (Parmi les hommes.)
Je vis et cela est magnifique
. Le Prométhée mal enchaîné, p. 190.
Je loue Gide d’avoir osé l’expression de cette joie. Nietzsche sans doute avant lui l’avait enseignée. Mais Gide l’a racontée. Et que pèse un précepte auprès d’une description ?
Celle même que confesse Alissa : « Imagines-tu cela, Jérôme : Le meilleur ! Et brusquement les larmes jaillirent de ses yeux, tandis qu’elle répétait encore : le meilleur ! » La Porte Étroite, p. 205.Retour de l’Enfant Prodigue, Amyntas (Le Renoncement au Voyage), la Porte Étroite ajoutent à l’Immoraliste, indiquent le tourment d’une âme que son bonheur ne réussit pas à enfermer.
Est-ce à dire qu’il faille considérer Gide comme déjà chrétien et la Porte Étroite comme un livre religieux ? Seuls peuvent accepter cette opinion
Je prétends ici louer en Gide non pas l’avènement d’une foi nouvelle, mais seulement un admirable désir d’aller plus loin, une impatience infatiguée. Car il faut bien y revenir ; de ce que j’annonçais au début et qui est le grief cardinal des adversaires de Gide je veux faire mon dernier motif d’admiration : Gide n’a pas fini ; nous ne le tenons pas encore, nous ne pouvons pas l’insérer à sa place, avec sa notice, dans une anthologie. Que faire ? Il est vivant, il m’échappe comme il vous élude ; mais je lui en sais gré, tandis que vous le boudez.
Je vous propose, chère amie, écrit-il à Angèle, une belle définition du génie : le génie c’est le sentiment de la ressource
. Prétextes, p. 114.
Avec qui, ce sentiment, l’eûmes-nous jamais plus certain ? Laissons ceux qu’attache et qu’entrave leur passé ; nous savons par ce qu’ils ont fait tout ce qu’ils feront ; nous sommes bien tranquilles : ils ne nous surprendront plus. Mais je me tourne vers Gide : ses livres au début contenaient, chacun, toute son âme ; puis ils l’ont partagée entre eux, ils se sont écartés les uns des autres, ils se sont séparés par des intervalles de plus en plus larges. Et la promesse qu’ils donnent pareillement s’est amplifiée ; plus que jamais ils
Quel écrivain, à quarante ans parvenu, nous obligea jamais à tant d’espoir ?
Librairie Perrin, 1891
* Les Cahiers d’André Walter (sans nom d’auteur), Librairie de l’Art Indépendant, 1891
Les Poésies d’André Walter (sans nom d’auteur), Librairie de l’Art Indépendant, 1892
Le Traité du Narcisse, Librairie de l’Art Indépendant, 1892
La Tentative Amoureuse, Librairie de l’Art Indépendant, 1893
Le Voyage d’Urien (avec illustrations de Maurice Denis), Librairie de l’Art Indépendant, 1893
Paludes, Librairie de l’Art Indépendant, 1895
* Le Voyage d’Urien, suivi de Paludes, Librairie du Mercure de France, 1896
* Les Nourritures Terrestres, Librairie du Mercure de France, 1897
Réflexions sur quelques points de littérature et de morale, Librairie du Mercure de France, 1897
* Philoctète (Philoctète, Le Traité du Narcisse, La Tentative Amoureuse, El Hadj), Librairie du Mercure de France, 1899
Feuilles de route, Librairie du Mercure de France, 1899
* Le Prométhée mal enchaîné, Librairie du Mercure de France, 1899
Lettres à Angèle, Librairie du Mercure de France, 1900
Librairie de l’Ermitage, 1900
Le Roi Candaule, Librairie de la Revue Blanche, 1901
Les Limites de l’Art, Librairie de l’Ermitage, 1901
Saül, drame, Librairie du Mercure de France, 1902
* L’Immoraliste, récit, Librairie du Mercure de France, Edit. in-18, 1902
L’Immoraliste, récit, Librairie du Mercure de France, Edit. petit in-16, 1902
De l’importance du public, Librairie de l’Ermitage, 1903
* Prétextes, réflexions sur quelques points de littérature et de morale, Librairie du Mercure de France, 1903
* Saül, Le Roi Candaule, Librairie du Mercure de France, 1904
* Amyntas, Librairie du Mercure de France, 1906
* Les Poésies d’André Walter, réimpression, dans Vers et Prose, Tome VIII, 1906-07
Le Retour de l’Enfant Prodigue, dans Vers et Prose, Tome IX, 1907
Bethsabé, dans Vers et Prose, Tome XVI, 1908-09
* La Porte Étroite, récit, Librairie du Mercure de France, Edit. in-18, 1909
La Porte Étroite, récit, Librairie du Mercure de France, Edit. petit in-16, 1909
Le Retour de l’Enfant Prodigue, Bibliothèque de l’Occident (tirage à 100 exempl.), 1909
Oscar Wilde, Librairie du Mercure de France, 1910
Librairie du Mercure de France, 1911
* Isabelle, récit, Edition de la Nouvelle Revue Française, Edit. in-8 couronne, 1911
Isabelle, récit, Edition de la Nouvelle Revue Française, Edit. in-8 tellière, 1911
Charles-Louis Philippe, conférence prononcée au Salon d’Automne, Librairie Eugène Figuière, 1911
Dostoïevski d’après sa correspondance, Grande Revue du 25 mai, 1908 Librairie Eugène Figuière, 1911